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Une sale journée
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 Article publié le 29 septembre 2010.

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Je m’étais levé de bonne humeur ce matin-là, accueilli par un doux soleil printanier et un ciel sans nuages au-dessus de la capitale. Il y a des jours comme cela où quelque bouche d’égout semble avoir, comme par enchantement, aspiré durant la nuit toute la laideur du monde, les visages maussades, les silhouettes difformes et les clochards loqueteux dont la vue dans le métro suffit habituellement dès le matin à vous gâcher toute la journée. Ils étaient devenus invisibles ou c’est moi qui ne les remarquais pas. Je ne voyais sur les quais de la Seine que des touristes partant allègrement à l’assaut du Louvre, des bouquinistes et des peintres attendant le chaland en souriant. Les adolescents qui plaisantaient semblaient se diriger vers leur lycée sans traîner les pieds. Même l’agent de police qui réglait le trafic à la hauteur du Pont-Neuf adressait un sourire aux automobilistes qui ralentissaient à sa vue. A la terrasse des cafés, les premiers débardeurs laissaient entrevoir un épiderme qui rosissait sous les rayons printaniers. Il y a des jours comme cela où Paris prend des allures d’Eden.

Je marchais d’un bon pas quoiqu’il m’en coûtât de me rendre à la Préfecture pour régler une affaire d’incompatibilité de visas. A des milliers de kilomètres de là, en effet, la bêtise suivait son cours, l’humanité continuait les hostilités et si, par malchance, vous aviez visité tel pays, tel autre vous fermait ses portes. Les lenteurs prévisibles de la bureaucratie m’ennuyaient mais ne suffisaient pas à gâcher ma bonne humeur même si je redoutais de perdre dans d’interminables files d’attente une bonne partie de la matinée.

Par acquit de conscience, je vérifiai que j’avais bien sur moi toutes les pièces requises pour l’établissement d’un second passeport : copie intégrale de l’acte de naissance, justificatif de domicile, timbre fiscal, ancien passeport, photos d’identité... Photos d’identité ? Je fouillai nerveusement dans les recoins de ma serviette, dépliai un à un tous les documents afin de voir si elles ne s’étaient pas malencontreusement glissées ou collées entre deux feuillets. Sous l’effet conjugué du soleil et de l’angoisse, des filets de sueur commencèrent à ruisseler sous mes aisselles et à tremper ma chemise. Je me revoyais pourtant bien extraire d’une pochette deux photos d’identité d’une série que j’avais fait faire quelques années auparavant. Elles m’avaient paru suffisamment ressemblantes encore pour être dignes de figurer dans mon nouveau passeport. J’avais encore en tête le geste de ma main les posant sur la table du salon... mais depuis j’avais perdu leur trace.

Alors que je parvenais aux abords de la Préfecture, je rebroussai chemin mais le courage de retraverser tout Paris pour aller récupérer ces deux maudites photos à mon domicile me manqua. Je me dirigeai donc vers l’Hôtel de ville en quête d’une cabine Photomaton.

Sur le parvis, le spectacle était le même que sur les quais. Paris l’oisive se dorait au soleil. Des essaims de touristes japonais mitraillaient la mairie entre les passages d’adolescents juchés sur des skateboards tandis que de plantureuses et bruyantes Américaines dégustaient d’énormes cornets de glace, assises sur les murets de pierre en bordure de la rue de Rivoli. Sur la

façade de l’Hôtel de ville trônait la photo d’Ingrid Betancourt qui, dans la jungle, n’avait plus besoin de pièces d’identité.

A proximité du Bazar de l’Hôtel de Ville, je finis par dénicher une cabine Photomaton malheureusement occupée. Un garçon et une fille s’agitaient à l’intérieur, manifestement accaparés par un concours de grimaces en direction de l’objectif. J’attendis donc qu’ils en aient fini de leurs pitreries et aient récupéré en s’esclaffant le fruit de leurs ébats photographiques.

En entrant dans la cabine, je rabaissai le siège qu’ils avaient haussé au maximum. Dieu merci, je portais une chemise sobre qui se prêtait parfaitement à l’entreprise. Je suivis les instructions débitées par une voix mécanique surgie des entrailles de la cabine. Comme on me le recommandait, je plaçai mon visage en face d’un point rouge situé au centre d’un carré. Le reflet de mon visage se dessinait sur la vitre qui me faisait face. J’introduisis les pièces dans la fente. Je choisis entre « Portrait » et « Photos d’identité » puis pressai un bouton. Un flash illumina l’intérieur de la cabine et la voix enregistrée me fit savoir que, quelques minutes après, je pourrais récupérer les photos à l’extérieur.

Je sortis donc et tentai de me composer une mine indifférente car j’avais souvent remarqué qu’aux abords de ce genre de cabine les passants ne pouvaient s’empêcher de sourire à la vue des malheureux qui guettaient impatiemment le verdict photographique. Il n’était pas rare, du reste, de trouver dans les parages immédiats des photos déchirées en mille morceaux sous le coup du dépit.

La tension monta d’un cran quand retentit un bruit de soufflerie et que tombèrent dans un réceptacle en forme de gouttière les photos en train de sécher. Pour entretenir le suspense, je décidai d’attendre pour regarder que la soufflerie se fût arrêtée. C’est alors que je saisis l’étroite bande composée de quatre photos.

Mon cœur s’accéléra à la vue des clichés. Pas de doute, c’était bien ma chemise bleu pâle légèrement entrouverte à l’encolure mais était-il possible que ce fût ma tête au-dessus ? Je savais par expérience que ce genre de

cabine tend à donner aux individus les plus respectables une tête de malfrat mais ce que je voyais, ce n’était pas le visage d’un évadé de Fleury-Mérogis. C’était un visage gonflé aux bajoues de hamster. Moi qui croyais que les cheveux courts me rajeunissaient, je m’apercevais soudain qu’ils me donnaient une tête énorme. Un vrai potiron. Halloween au printemps. Pour la première fois, je remarquai qu’un sillon creusait mon front. Toute la peau du visage semblait distendue, comme affaissée. Plus je contemplais le désastre et plus les battements de mon cor s’accéléraient. Et ces poils que je pensais avoir rasés de près le matin et qui s’obstinaient à sortir des pores du menton ? Je ne m’étais jamais rendu compte que d’autres poils, enroulés en vrille, dépassaient de mes narines. Et ces yeux ! En prenant place devant l’écran, j’avais cherché à avoir l’air rêveur. En guise de regard rêveur, je me retrouvais avec des yeux de merlan frit.

Comme ces condamnés qui refusent de croire au verdict, je me hâtai de quitter la station et me dirigeai vers le Bazar de l’Hôtel de Ville. Il me suffirait de me promener nonchalamment au rayon hommes pour jeter un coup d’œil discret dans les miroirs placés à la disposition des clients. J’étais en colère contre moi-même. Comment avais-je pu laisser les choses se dégrader à ce point ? Quel aveuglement m’avait empêché de voir tous ces poils disgracieux, ce front qui commençait à se creuser ?

J’espérais vaguement – mais tout de même – que les miroirs du magasin atténueraient un peu la première impression ravageuse. Manque de chance, les vendeuses ne me quittaient pas des yeux. Elles semblaient trouver suspect ce client qui n’arrêtait pas de se regarder sous toutes les coutures sans jamais rien essayer. Je me réfugiai donc dans une cabine pour m’examiner à mon aise. Pas de doute. Tout ce que je n’avais jamais remarqué en surprenant mon image de manière fugace dans la vitrine des magasins ou les rétroviseurs des autobus, ces photos me l’avaient jeté en pleine figure et maintenant je ne voyais plus que cela. Ces yeux vitreux, ce visage bouffi, cet assaut de poils rebelles jusque sur le lobe des oreilles, et pour finir, cette peau terne et flétrie. Sans doute avais-je inconsciemment tenté de l’oublier mais dans cette cabine, il me fallut bien me l’avouer : je venais d’avoir quarante-cinq ans. Selon l’espérance de vie moyenne du mâle européen, j’étais désormais plus éloigné du début que de la fin. Or qu’avais­-je fait de ma vie jusqu’à présent si ce n’est la laisser aller ? A bien y réfléchir et tout bien pesé, c’était plutôt une sale journée.

Benoît Pivert

 

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