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Hé ! Toi là-bas ! (Extrait de Dérives ancestrales)
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 Article publié le 11 janvier 2005.

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Hé ! Toi là-bas, tu sais d’où nous venons, nous ? Mais mon pauvre ami, tu hoches la tête car tu ne peux positivement deviner : et bien on vient droit de loin ! Tu as entendu parler de cet endroit du monde ? Oui ! Mais qu’est-ce l’évocation de ce nom pour toi ? Ses sonorités, les contours de ses lettres, peuvent-ils te ramener vers d’autres lieux ? Des intersections ? Des conflits d’espace ? Des transmutations ? Des trahisons lointaines ? Bref, on vient de là-bas et on ne sait rien d’ici. Mais ciel dans sa flamboyance première ! Tu es si perplexe, mon ami ! Pardon, je ne parle pas ta langue. Je n’ai pas eu le temps. On ne m’a pas donné le temps. Il faut te dire que l’envie me prit soudain de partir. Curieux tout de même : on met tant de soins à se préparer et le moment venu, on traîne encore dans la cuisine, les tiroirs à fouiller soudain mus par un instinct de conservation. C’est comme qui dirait : je me suis longtemps préparé pour me jeter dans l’embarras le jour où...Ah ! Tu comprends à peine ? Va donc, c’est exactement ce que je me suis dit en me prenant à témoin : mon vieux, tu comprends à peine ce qui t’arrive. Nous voilà bien avancés. Cependant qu’il faut avancer, me suis-je résolu à penser.

L’anglais, ça ne te dit rien ? Oui excuse-moi, je tâte un peu avec mon anglais, bien que celui-ci se fige net sans remède, mais j’aurais dû te demander si tu parlais une autre langue que celle-là. Curieux, pourquoi choisir arbitrairement ? Après tout, c’est bien possible, n’est-ce pas ? Je sais bien, j’aurais dû mais, à mon avis, tu devines sûrement les raisons pour lesquelles je m’y suis précipité positivement et encore tête baissée. Tant de gens tentent de se reconnaître par le déni que jette cette langue sur toutes les autres, et qui semble décréter sur toutes les autres. Incoercible mais que tu ignores ? Effluves essentiels que cette langue des corps muets face au besoin de se nommer. Enfin, tu sais bien pourquoi ! Or, je vois à ton air dubitatif que tu ne me parles que des yeux. Pas d’inquiétude. Nous parviendrons à nous entendre en nous taisant aux stridences du train que voici. Pour ça, on a une longue route ensemble. Façon de parler évidemment. Tu as raison de noter notre qualité de voyageurs sur rail. Merci d’admettre tout de même que la destination compte bien moins que d’aller comme ça tranquillement au petit bonheur. Au moins une chose ne laisserait d’être admise par tous : il n’y a aucun risque de rater sa gare puisque aussi bien on n’en a pas élu une plus qu’une autre. Comment ? Tu ne sais justement pas où tu descends ? Ah ! Question de billet ? Je comprends parfaitement ce geste de calcul simple. Un rouble est un rouble, et tu n’en as point, dis-tu ? Qu’à cela ne tienne ; nous cohabiterons en bonne intelligence et, permets-moi d’ajouter quand même, en dépit des lois ferroviaires. Toi, tu n’as pas de billet, et moi, j’en ai effectivement un qui n’est guère valable. Autant dire qu’on est pareil, hein ? Pour ne pas savoir précisément où aller, il devient saugrenu de se présenter au guichetier et lui dire, mine de rien : un billet pour nulle part. Il rirait aux éclats et finirait par s’en offusquer. A-t-on seulement idée de moquer cet honorable travailleur ? Qu’en penses-tu, hein ? Il sait bien, lui, ce qu’il fait. Depuis le premier jour où la haute intelligence obscure du pays le plaça là. Tiens, par exemple, à la fin de son service, il sait avec l’exactitude d’un guichetier consciencieux l’heure de son train et la gare de sa banlieue de résidence. Il y descendra à 18h13 et sera à table à 19h30 précises, rêves élastiques réclamant à la lucarne cathodique un supplément de phraséologie officielle, jusqu’à la prévarication. Sans doute que toute la journée se répète-t-il à perdre la raison qu’il y aura à coup sûr le soir pour l’en délivrer. Tout bien considéré, il devrait même tirer gloire de cette obsession ; venir le matin pour aussitôt penser qu’on repartira le soir. Une parenthèse en somme. De celle qui tue le temps pour ne se souvenir que de l’instant de la chute. À le considérer d’un point de vue moral, il s’estime encore honorablement socialiste. 
Je dois dire que c’est regrettable que l’institution ferroviaire soit si peu portée vers un supplément de sérieuse fantaisie. Un billet pour nulle part, s’il vous plaît. Ne trouves-tu pas cette résolution déroutante ? Qui sait si notre ami n’aura pas fini par éclater de rire ? De nouveau et franchement. Cette fois il ressemblera à sa feuille d’impôt révolutionnaire, sèche, aride comme une gorge du Sahara. 
Pardon, avec ou sans, tu te demandes toujours où les trains te mènent-ils ? Tout va donc pour le mieux ! Nous nous rejoignons toujours, à un moment de notre existence, n’est-ce pas ? Toutes les rivières finissent toujours par couler dans les veines de la Grande onde bleue. Voilà donc déjà un frisson fraternel, un but qui s’impose de lui-même.

 

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