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Vengeance
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 Article publié le 26 janvier 2010.

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Depuis que je suis en âge d’être gibier à la chasse à la bécasse je possède les techniques qui démasquent les coureurs de dot, les frimeurs et les menteurs, les obsédés de la conquête féminine, les névrosés impénitents et les parasites de toutes catégories qui bourdonnent autour des filles quand elles ne sont pas tout à fait laides, même si elles affichent un QI de palourde.

D’un naturel sociable et de bonne éducation, j’ai fait des études supérieures dans une grande école de l’Etat et je gagne largement ma vie en exerçant un métier valorisant. Je n’ai pas à attendre d’être choisie pour jouir de la compagnie d’un homme.

 

Les confidences sanglotées par mes copines m’ont montré comment débutent et finissent la plupart des histoires de princes charmants et de bergères ; ou de bergers et de princesses.

J’ai vu comment on « largue » une partenaire devenu moins (sex)citante avec le temps et j’ai consolé plus d’une amante humiliée, abandonnée et jetée comme un yaourt périmé.

J’ai pansé l’orgueil de jeunes mâles tout étourdis de se voir congédiés sans préavis sous des prétextes aussi graves que « il a oublié la St Valentin et même l’anniversaire de notre premier baiser » ou encore « il ne veut pas d’enfant tout de suite et moi si ».

 

Bref, bien que je n’aie que 30 ans, j’ai l’impression de connaître par cœur la chorégraphie du ballet de la séduction, de l’amour fou et de la séparation avec haine, mépris, rage et angoisse, chantage au suicide, escroquerie sentimentale ou financière, le tout sur fond de calomnies, faux témoignages et procès pour décider qui gardera les enfants, le chien et la ménagère en argent. Pour ce qui concerne les escroqueries financières, j’ai appris à les repérer. Celui qui me roulera n’est pas encore né …

 

 

Et puis il y a les suites de l’offense, quand l’affliction et la haine sont suplantées par l’obsession de faire payer au fautif le prix maximum.Pour se sentir vengé, il faut que l’offenseur soit puni dans sa chair, dans ses biens matériels ou dans son honneur, quitte à dévaster sa vie, voir l’amener au suicide.

Il arrive que des actes criminels s’en suivent : Noémie a mis le feu à l’appartement de l’escroc qui a englouti son plan-épargne au casino.

Félix a mis une annonce dans « Libé » pour proposer les services sexuels tarifés de son ex-femme avec adresse, téléphone et code de la porte de l’immeuble.

Georges a réussi à proposer à la vente pour un prix dérisoire l’appartement de son ex-amie ; elle a dû subir des appels et des visites en si grand nombre qu’une cure d’antidépresseurs a lui a été prescrite au bout d’un mois de cette épreuve.

Une dénonciation anonyme d’adultère écrite par un vieux beau au mari d’une femme qui refusait ses avances a mis en péril un couple sans histoire.

Les ébats filmés en douce et diffusés par internet peuvent encore susciter leur pesant de scandale, mais tant de célébrités ont été immortalisées dans ces situations qu’il est presque « tendance » d’avoir sa place parmi elles…

Enfin, je sais un Don Juan de pacotille dont le sommeil a été haché menu par les appels nocturnes d’une donzelle mécontente de n’avoir jamais été rappelée. Gravement perturbé et responsable d’un accident de la route il médite au fond d’un lit d’hopital sur les risques de goûter aux fruits défendus.

 

Les blessures d’amour-propre sont de celles qui exigent d’éclatantes réparations. L’offensé tient souvent à savourer devant témoins la déconfiture de l’offenseur.

Ce type de vengeance me parait minable et je considère ceux qui s’y livrent avec commisération.

 

A l’abri de mes certitudes et maîtresse de ma conduite en toutes circonstances, j’étais, jusqu’à l’an dernier, convaincue d’avoir fait le bon choix en faisant entrer Roméo dans ma vie : belle prestance, bonne éducation, belle carrière et bonne famille avec chalet à Courchevel et villa à Ramatuelle.

Nos amis estimaient que nous étions le couple parfait.

Nos familles respectives étaient ravies et attendaient un mariage prochain avec petits-enfants, un garçon et une fille pour faire « le choix du roi » . J’étais en pleine euphorie, aveugle et sourde, un sourire permanent plaqué sur le visage et l’esprit tétanisé par la représentation de mon bonheur d’Epinal. Je pensais jour et nuit à ma robe de mariée, blanche évidemment, et je dressais d’interminables listes des tâches à accomplir pour faire de ce grand jour le « plus beau jour de ma vie ».

De Roméo je ne voyais rien que l’image que je m’en fabriquais au fil des jours. Je ne lui parlais que du mariage et de ses préparatifs. Mes préoccupations les plus prégnantes concernaient la façon dont on placerait à table, qui à coté de qui et qui en face de qui …

Aussi quand il a répondu « non » au maire qui prononçait la formule consacrée « voulez-vous prendre pour épouse … » j’ai cru être balayée par un tsunami.

Les familles, les amis, les proches ainsi que les curieux, les envieux et les jaloux venus pour assister au mariage du siècle, étaient pétrifiés ainsi que le maire dont la bouche béait de stupeur . La salle, d’abord plongée dans un silence figé et glacé, s’est mise à bourdonner de plus en plus fort puis à vrombir de toute la puissance des gorges outragées, surprises ou jubilantes commentant avec fièvre l’évènement.

 

Pendant des mois, je suis restée claquemurée dans la carapace silencieuse de mon orgueil bafoué . Je n’ai pas gémi, je n’ai pas pleuré, je n’ai fait de reproche à personne et personne ne s’est permis d’évoquer en ma présence l’affront dont j’étais victime. Le nom de Roméo n’a plus jamais été prononcé, ni par moi ni par mes proches. J’ai simplement jeté ma bague de fiançailles dans une poubelle, au hasard, comme on jette un objet inutile. Toutes les photos de Roméo ont disparu de mon bureau et je suis à nouveau concentrée, efficace, compétente et imperturbable dans mon travail.

Des piles de dossiers montent la garde autour de moi.

Je suis chargée en ce moment de recruter un directeur adjoint pour un poste délicat réclamant des qualités assez exceptionnelles.

Cela fait des mois que j’épluche des curriculum vitae avec la plus grande attention. J’ai convoqué quelques candidats qui, au final se sont révélés insuffisants.

Et ce matin, le premier dossier que j’ouvre concerne un homme dont tout le parcours correspond à ce que je recherche. Il a été licencié avec de fortes indemnités quand sa boite a fermé il y a 6 mois.Il parle quatre langues couramment dont le chinois ( de Pékin ) ce qui est rare. Son âge, son expérience professionnelle sont en tous points conformes au poste à pourvoir.

Je tourne la page pour voir la photo du candidat : et me bloque en apnée, le cœur en folie. Roméo en personne, avec son air sérieux , son éclat au fond des prunelles et sa bouche riche de baisers. Roméo, tellement qualifié qu’il peine à trouver un poste à la hauteur de ses capacités.

 

Je fais suivre et ma mission est remplie ?

Je le convoque, le passe sur le gril pour finalement lui faire miroiter un poste que je lui refuserai ?

Je lui écris qu’il n’a pas le profil ? Qu’il est trop jeune, ou mieux, trop vieux ? Qu’il a envoyé son CV trop tard et que le poste est pourvu ?

 

C’est sûrement ce que certains feraient dans une telle situation. Mais ce n’est pas ce qui correspond à ma façon de vivre et d’être.

 

Je regarde longuement Roméo, caresse sa joue et passe la main dans ses cheveux, j’embrasse la photo, lui dis adieu et lentement, je passe le dossier dans la machine à détruire les documents…

 

Rolande.Scharf.

Septembre 2009

 

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