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Article publié le 14 février 2009. oOo
Sébastien AYREAULT
Un ours crevé sous les sapins L’autre, il habitait deux rues derrière la mienne. L’autre, il sentait la pisse froide et sa mère, une grosse blonde aux cheveux gras et à la graisse de confit de canard, elle courait après son père avec un long couteau de cuisine quand il rentrait le soir, les yeux au ras de la barrique, les doigts cradingues. Ouais, il avait pas de copain le gars Yvelain. Il était comme ces sales cabots du bord des routes qui n’ont connu de la tendresse que les coups de pieds au cul, quand on les croise des yeux à travers les vitres de nos bagnoles, ces sales cabots, et la goutte de plomb qui nous perce alors le cœur. Mais pas longtemps, parce que tout s’oublie à travers les vitres des bagnoles, c’est juste de la tristesse qui roule, qui passe, une ombre, bientôt une tache minuscule dans le rétro, et puis c’est fini, ou plutôt, non, c’est autre chose, déjà, des chevaux… Ouais, à 8 ans, il traînait déjà sa misère le gars Yvelain, il se prenait des gravillons dans la gueule, les filles passaient devant en se pinçant le nez, et moi ça me pleuvait de la pitié d’y penser dans mon lit, juste avant de m’endormir, une pluie qui colle, partout, à me tourner dans tous les sens, et pas moyen de s’en abriter, et un jour, n’en pouvant plus, j’ai décidé que j’allais le tuer, le rayer de l’horizon.
En rentrant de l’école, c’était un jeudi, je suis passé devant chez lui, et il était là, à se curer le nez debout sur le trottoir, avec ses cheveux plein de poux, à rien à foutre, à attendre que sa mère lui balance un bout de pain par la fenêtre. Je lui ai dit de me suivre, que j’allais lui montrer un truc à ce couillon. Ouais, de l’autre côté de la grande route, le verger abandonné, y’a un ours de crever sous les sapins, ça te plairait une dent d’ours ? Y’a son œil qui s’est allumé et qui s’est mis à clignoter comme quand tu glisses une pièce de dix balles dans un flipper. J’avais vraiment envie de le saigner, là, tout de suite, de lui ouvrir le crâne avec un parpaing, toute cette putain de pitié qu’il me renvoyait, qui me coulait dans le fond de la gorge, qui pourrissait en haine… insupportable. On s’est mis en route. Mais sur le chemin de l’ours crevé, ça ne s’est pas passé du tout comme je le voulais : l’autre, il s’appelait Sébastien, comme moi, et il était entrain de lire « Objectif Lune » d’Hergé, comme moi. Tout comme moi, sauf qu’il puait et qu’il était né dans une famille de vilain, la famille tuyaux de poils, les gens se marraient. Ça m’a foutu coup, un tel coup, un coup du ciel, je dirais, et comme seul les enfants savent changer d’humeur d’un claquement doigt, je lui ai dis tu sais quoi, y’a pas d’ours crevé sous les sapins, mais par contre, je peux te prêter « Les 7 boules de Cristal » Ça pourrait être la chute. Je vais en tenter une autre : Le plus étrange dans tout ça, c’est le lendemain, à l’école, comment je me suis isolé au fond de la cours, sous le préau, comment j’ai refusé de jouer au foot, comment je me suis forcé à la solitude, et tout le frisson que j’en ai ressenti, jusque dans la tête. Et je me souviens, mon pote Fred est venu me trouver, et avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, je me suis levé et lui ai collé un pain. Pourtant Fred, c’était pas le genre de gars à se moquer du gars Yvelain, non, c’était juste comme ça : gratuitement. |
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