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Gor Ur - Le Gorille Urinant - Texte intégral - version non révisée
Cinquième épisode - Trip trip Trip !

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 Article publié le 14 octobre 2008.

oOo

V - Trip trip Trip !

Mescal ne venait pas rendre visite à son petit Frankie, mais Agora ne quittait pas les lieux. Pendant ce temps, Bernie ameutait le Monde pour trouver les fonds nécessaires à ma réhabilitation. Anaïs n’aimait pas se trouver là quand ce bon gros Bernie tenait la main de son créancier en lui rappelant le bon vieux temps où il gagnait un argent à moitié honnête et où Frankie craquait sa paye de minable pour s’acheter des bonbons acides.

— Acidulés, dit Anaïs. On dit : acidulés.

On riait, Bernie et moi. C’était pas ce dont on avait le plus envie.

— Enfin, comme disait Bernie, t’es plus dans la merde. C’est déjà ça.

— Il est dans la merde, répétait Anaïs.

Et Johnny Cicada se baladait quelque part dans l’espace infini avec un équipage qui le traitait en privilégié. Les nouvelles du Monde étaient celles de la Chine. Dans la rue, les veuves et les orphelins de Guerre portaient un signe distinctif. Bernie portait l’indigne des Anciens Combattants, avec l’année et l’endroit du Monde où il avait trouvé l’envers de l’être humain. Ça l’rendait encore nerveux toutes ces anecdotes mises bout à bout pour ne rien dire de nouveau ni de profond. On en parlait rarement. On préférait voir l’avenir avec des yeux clairs comme de l’eau de roche, des fois qu’y en aurait pour tout l’monde, y compris le vieux Frankie qui en voyait de toutes les couleurs question vie sociale. Au fond, c’est ce qui nous enfonce le mieux, ce degré de sociabilité qui vaut plus cher sur la place que le niveau d’instruction lui-même très au-dessus du niveau d’éducation qui ne vaut rien dans la balance. Mais j’avais pas acquis beaucoup d’instruction et l’éducation était pour moi un mauvais souvenir. J’avais fait l’effort de me « sociabiliser » sans trop emmerder mon prochain. J’avais des rêves au lieu d’en avoir un comme le recommandait le bon sens chinois et le Monde m’apparaissait comme la lente destruction de ce qui aurait pu avoir lieu si les uns ne s’en prenaient pas aux autres pour les contraindre à gagner du pognon et de l’estime. J’ai eu mon erreur de jeunesse. Elle m’avait conduit dans le giron de Bernie et des malades du sport uniquement parce que j’y trouvais l’acidité et la vitesse et que j’avais besoin de me faire des amis faciles et quelquefois complices de l’inavouable et de l’inqualifiable. Ensuite, ou en même temps, j’avais cru avoir trouvé un boulot plus lucratif et les services secrets de mon pays avaient profité de mon innocence pour me culpabiliser et même me mettre en examen judiciaire. Je continuais de payer mon erreur de jeunesse avec le même argent comptant.

— Ah ! Si t’avais pas attrapé cette maladie chinoise ! se plaignait Bernie qui logeait sur le sofa quand Anaïs n’était pas là pour l’en déloger.

Il avait pas attrapé le chouyose, lui, pendant ces années de pérégrination au service de l’État. Il était revenu frais comme un gardon et frétillant pour une Sally qui n’attendait que ça tellement elle était perverse à mes yeux. La jalousie me rongeait, comme on le voit. Et la science progressait si lentement que l’espoir, ce palliatif de l’attente, était inconcevable.

— Si j’avais pas attrapé une maladie, en Chine ou ailleurs, je s’rais pas là à bavasser avec l’ami Bernie qui s’rait mort parce que je l’aurais officiellement tué.

— Ah ! Tu m’fais mal, Frank !

Le pauvre Bernie s’évertuait. On peut pas dire le contraire. Il s’en allait quand Anaïs revenait et ça l’faisait chier d’abandonner l’ami Frankie qui se détruisait pas par plaisir. Anaïs ne le remplaçait pas. Elle se mettait tout de suite à ranger, épousseter, changer, cuisiner... J’aimais surtout ses commentaires de ce qui se passait dans la télé.

— Frankie ! Comment peux-tu être sûr que c’est ce qui se passe ?

 

On en était pas à adapter les programmes en fonction de l’idiosyncrasie du malade qui accepte de les visionner pour ne pas passer pour un con. Y avait rien de tout ça dans notre société avancée. Pas de zones technologiques laissées pour compte à des minables réputés connectés au Monde et à ses flux corporatistes. Pas de zones organisées autour du Pouvoir avec la Surveillance comme vecteur des relations sociales. Et pas question de bonheur en dehors de la pratique exacerbée de la pudeur continuellement outragée par la pornographie et ses corollaires programmés par la publicité et de soi-disant oeuvres de l’esprit dont la paternité revient à des auteurs « patentés ». On en était toujours à pallier la douleur des corps touchés par les effets collatéraux dont la liste, paradoxalement, s’allongeait sans donner à prévoir la dernière douleur imaginable. On devenait de plus en plus vieux et de moins en moins civilisés, donnant beaucoup aux recherches expérimentales et rien ou pas grand-chose à la colère. Y avait que l’vieux Frank pour risquer de paraître complètement inutile. Il se sentait seul face au pari de vivre encore quitte à revivre sans cesse les mêmes péripéties. On meurt en plein rêve.

— Ouvre la bouche ! dit Anaïs à huit heures du matin.

Et j’en avale sept. J’en avale une cinquantaine par jour et il faut me réveiller deux fois pour que le compte soit juste. Au début, j’avais pensé que je ne pourrais pas supporter ça longtemps. Le vieux Frankie avait été habitué à plus de considération malgré ses défauts parasitaires.

— Bernie ! grognait Anaïs. C’est pas sa tête !

Il demandait pas ce que c’était. Il me cherchait dans l’appareillage et trouvait des ressemblances où elles ne pouvaient pas être, sauf par reflet ou à cause d’une perception faussée par l’angoisse. Il ne cachait pas son angoisse.

— Plus ça marche, Frank (il parlait de son nouvel établissement public), et plus je crains, comme si j’avais peur de perdre ce qui ne m’a rien coûté. Alors j’imagine ta crise. Et ça me donne à réfléchir.

— T’as entendu parler de la kolok ?

— C’est un poison, Frank. Ya déjà des imitations. Des contrefaçons y zapellent ça. J’irais j’ter un oeil, Frank. J’te tiens au courant.

Il revenait avec des nouvelles encourageantes. Un certain Omar Lobster avait inventé la kolok qui ouvrait des perspectives intéressantes dans le domaine de la chirurgie plastique. Bernie cherchait des exemples dans la télé, mais l’évènement n’avait pas encore convaincu l’Agence de Presse chargée de coordonner le flux des nouvelles qui, à cette époque, était loin de former un réseau. Sa nature relevait plutôt du tissu. C’était dans ce tissu qu’on taillait des actualités sur mesure. Omar Lobster avait sa photo dans le trombinoscope d’un Collège distingué. Il n’y était pas question de cette colocaïne que les aventuriers de l’orgasme appelaient déjà « kolok » pour la rendre sympathique et peut-être enfin complètement inoffensive. La drogue, les amis, c’est comme les préceptes religieux : c’est bon un temps, ensuite ça devient problématique sur tous les plans de l’activité onirico-orgasmique : notamment, c’est pas possible sans toujours plus de fric, ce qui t’intègre malgré toi : tu deviens citoyen ou tu le redeviens si t’as commencé sur le tard : tu finis par te mettre à voler honnêtement, comme un employé du Monde qui ne demande que ça : que tu travailles et que tu dépenses sans compter : ya des banques pour ça : les banquises.

 

Bernie finit par trouver une interview qu’Omar Lobster avait accordée à une huile du Prix Nobel. Le son était saturé par une bande passante limitée à un usage pondéré de l’information universelle. On pouvait pas savoir en quoi consistait cette pondération. La voix d’Omar Lobster devenait inaudible chaque fois qu’il témoignait du spectre d’application de cette substance prometteuse qui n’avait pas encore reçu l’autorisation de mise sur le marché.

— Un r’montant comme un autre, conclut Bernie qui en avait vu d’autres. Ya jamais rien d’nouveau, Frank. Moi, je mise sur l’intelligence artificielle. Ya qu’ça qui peut t’sauver.

Ça m’posait plutôt deux problèmes : l’intelligence : l’artifice. On pouvait pas m’injecter ça sans m’dénaturer.

—Ça s’injecte, objecte Bernie.

— Ça promet pas non plus.

— J’suis d’accord avec toi.

Alors on a oublié la kolok. On n’était pas d’accord pour les mêmes raisons, mais on était d’accord, ce qui renforçait une amitié déjà solide. C’était l’époque où Anaïs fréquentait Omar Lobster dans un lit commun et clandestin. On parlait d’inceste, mais on n’avait pas de preuves. Ça écoeurait Bernie qui avait connu une soeur lui aussi, mais dans un séminaire où elle était femme de chambre, ce qui tombait bien. La perspective de tomber sur Omar Lobster dans l’ascenseur le rendait sensible à ces histoires du Sud. Il osait pas en parler à Anaïs qui de toute façon le foutait à la porte dès qu’elle arrivait. Il s’attendait à rencontrer le papa de la kolok dans l’escalier qu’il prenait pour éviter que ça s’passe dans l’ascenseur. Il atteignait la rue dans un état inquiétant et rejoignait ses pénates dans la précipitation. Sally était persuadée que mon café était pollué. Sans preuve.

— Zappe ! dit Anaïs parce que le visage d’Omar Lobster expliquait qu’il n’avait pas l’intention de sauver l’homme, mais qu’il était sur le point de le faire, que c’était déjà fait s’il obtenait l’autorisation de mener à son terme une expérience qui avait toutes les chances de coïncider avec la Réalité.

C’était l’Idée centrale, le Pivot du Milieu. Elle avait fort à faire avec l’Imagination et les autorités, qui étaient en phase sur ce point avec l’originalité chinoise, mettaient en garde les rêveurs qui se prenaient déjà pour des utilisateurs fidèles. Mais l’Idée était partagée par tout le Monde, y compris le commun des mortels qui pouvait s’en passer mentalement et physiquement, et même logiquement, contrairement aux happy few. Bernie et moi on était plutôt communs. On pouvait pas dire le contraire sans se ridiculiser aux yeux de nos semblables. Toutefois, on était : je dirais : rattachés à l’autre Monde par des connivences de service et même de mission. Il avait été cet homme et je le serais de nouveau si la kolok tenait ses promesses. Mais Anaïs ne voulait pas en parler, ses rapports avec Omar Lobster étant purement sexuels, avec des traces d’amour certes, mais sans attachement excessif. Vous voyez comment on passe de l’Idée à l’Idéal.

— Vous êtes trop cons pour comprendre que c’est du solide cette fois !

On s’en foutait, nous, que ce soit du solide ou qu’au contraire Anaïs se mît le doigt dans l’oeil une fois de plus. On avait la chance inouïe d’être les amis de la femme qu’Omar Lobster considérait pour l’instant comme son idéal féminin. Ça nous rapprochait.

— Et si la kolok, prêchait Bernie, c’était exactement ce qu’il faut à Frankie ?

— Et si c’était pas ce qu’il faut ? rétorquait-elle.

Ça rendait le dialogue improbable. Bernie décida de la suivre. Il finirait bien par tomber sur Omar. Il l’appelait déjà Omar. Il anticipait.

— Vous mêlez pas d’mes problèmes sexuels, les gars !

On savait pas que c’était des problèmes. On l’apprenait. Ça laissait Bernie sans voix. Et ça m’gênait.

— J’viendrais pas demain, dit-elle en sortant.

Elle était sortie. Bernie souriait en m’enfilant le contenu des seringues.

— Tu t’rends compte, Frank ? Si ça t’sauvait...

Il pensait qu’à lui, l’égoïste. Ça l’rendait enthousiaste à propos d’une substance qui serait sans doute sans effet sur la décomposition avancée de Frankie qui espérait tellement que ça lui faisait mal au cul.

— Dis pas d’connerie, Frank !

Il devenait pensif comme Rodin.

— J’savais pas qu’c’était une bonne soeur, dit-il.

— C’est pas une bonne soeur, Bernie !

— T’as une autre solution ?

— J’en ai pas, Bernie. Mais ya pas d’problème.

— T’appelles ça d’la malchance !

C’était tout l’contraire, je sais. Il se mit à planifier la journée du lendemain. Il ferait le pet dès six heures du matin, ce qui l’obligeait à se lever à quatre, Sally ne poserait pas de question. Elle en pose jamais quand elle dort sous l’effet du Dormidor. Il laisserait un mot, prétextant que l’grossiste il exagérait avec ses hausses de prix qui correspondaient pas avec l’actualité. Sally adorait qu’il prît ce genre d’initiative sans la réveiller. Y avait vraiment pas de quoi se tracasser.

— Je m’tracasse pas, Bernie ! Je cogite sur autre chose.

— Quoi par exemple ?

Je s’rais seul, non ? Une journée sans voir personne, ça s’rait peut-être long, voire tragique. Qui me borderait ?

— Frank ! C’est ton avenir ! Imagine !

Je n’imaginais rien d’autre que l’attente intolérable. Bernie consulta les automatismes de l’appareillage. C’était écrit en rouge pour faciliter la compréhension. Il s’appliquait à saisir le sens exact et répétait les gestes avec des commentaires généraux qui n’engageaient pas sa responsabilité. Je sentais son humidité et sa tiédeur. Il activait sournoisement les secousses, par paliers différentiables, comme s’il s’adressait à moi, instillant la joie de la trouvaille qui plie le texte à l’endroit de sa signification profonde.

— C’est bon, Frankie. Tout est O.K. Si j’me suis pas gouré, tu vas dormir jusqu’à après demain. Anaïs s’ra pas surprise de te trouver au lit.

— Mais j’vais avoir la dalle en plein sommeil !

J’avais déjà souffert de ce symptôme. Je savais de quoi je parlais quand j’en parlais à un ami qui m’abandonnait sous prétexte qu’il avait trouvé le moyen de me sauver.

— Mais de me sauver de quoi, Bernie !

— De toi-même !

C’était plus une parole d’ami, ça ! J’pouvais pas être à la fois son ami et mon ennemi. Tu saisis l’incohérence ?

Bernie se durcissait facilement au contact des contradictions. Il augmenta une dose dans une proportion qui me fit craindre le pire.

— Une journée sans nourriture terrestre, Bernie !

— T’as pas besoin de manger tous les jours !

Il était dans l’économie maintenant !

— J’ai peur, Bernie ! « Ils » vont en profiter. Tu les connais !

Ses bisous ne me réconfortent pas. Il s’est encore trompé au sujet de ma tête et il la tourne vers la fenêtre qu’il va laisser ouverte pour que je meure pas asphyxié par mes pets et ma mauvaise haleine. Anaïs comprendra.

— Pour une fois que j’agis intelligemment, dit-il en me bordant alors que c’est pas l’heure.

S’il avait raison ? Si j’étais sauvable, comme une feuille morte qui reçoit la chlorophylle d’une feuille vivante qui devient morte et qui reçoit à son tour...

— Tu sais c’que j’fais, là, Frankie ?

— ... ?

— Je m’concentre !

Le silence m’envahit alors. Je ne le voyais plus. Je sentais ses excrétions de surface comme si j’y étais. Il réfléchissait alors que ma pensée laissait la place à des activités organiques que l’imagination met à profit pour installer sa topographie euclidienne.

— Dis pas n’importe quoi, Frank ! C’est la première fois que je sauve un ami.

— Qu’est-ce que t’en faisais avant, Beurnieux !

Il se redressa comme une barre sous l’effet du muscle.

— Tu sais c’qui t’dit, Bernie Beurnieux ?

— La même chose qu’hier, je suppose...

Tout le monde peut pas s’appeler Frank Chercos. Beurnieux, c’était le nom qui était marqué dans le testament. J’y pouvais rien, moi ! On peut pas être et avoir été. Voilà ce que m’inspirait la peur de me retrouver seul en plein sommeil artificiel. Il avait pensé aux p’tits plaisirs tachycardiaques.

— Une fois toutes les deux heures, dit-il en sourdine. Des fois qu’ça s’rait pas trop.

Ça pouvait pas être trop. Pas pour le vieux Frankie qui était en overdose par rapport à la moyenne. Il avait mis aussi de la musique. Pour le reste, il savait pas. La suite du mode d’emploi était en hakka, le seul dialecte chinois qu’on n’enseignait pas à l’École de la Magistrature.

— Va savoir pourquoi ! fit Bernie que la tristesse envahissait comme chaque fois que ses chères études le rappelaient à l’ordre. J’te laisse, Frank. Dors bien.

 

Le soir, quand on me laissait seul avec mon mal et que le mal prenait un sens, je m’tordais les couilles jusqu’à l’évanouissement. Mais ce soir-là, j’avais pas d’inspiration. J’observais le goutte-à-goutte sans compter les gouttes. Si je voulais dormir au-dessus de la rue, par principe contradictoire, j’avais intérêt à me déplacer sur la plate-forme avant que les substances m’envoyassent chez Somnus qui m’attendait à bras ouverts parce qu’il avait du boulot pour moi.

J’étais bien, là-haut. Je savais combien ça me coûtait. Mais qu’est-ce que je pouvais me payer pour faire comme les autres ? Rien. Y avait rien d’autre sur ma liste des produits récréatifs. J’étais pas le seul. Je pouvais voir d’autres plates-formes immobiles au-dessus de la rue, des gens qui sortaient pas avec les autres et les autres impossibles à identifier avec exactitude. On communiquait pas, sauf par signaux optiques, sans conventions, sans rien pour nous rapprocher mentalement. Ça ne voulait rien dire. Comment inventer les protocoles sans au moins une contribution commune ? Je réfléchissais à ça tous les soirs avant de m’endormir.

 

Le surlendemain, Bernie s’est amené avec une dose de kolok. Omar Lobster n’avait pas vu d’inconvénient à participer à l’expérience. Il souhaitait me connaître, mais il était en tournée pour récolter des fonds destinés à aller au bout de sa découverte. Bernie n’était pas peu fier de fréquenter un futur Prix Nobel. Je le soupçonnai d’avoir un négoce en vue.

— Il s’rait pas indifférent à la rentabilité, me répondit-il.

— Il te l’a dit ?

— Devine !

J’avais plus le temps de deviner. Je devinerais après. Bernie suivait scrupuleusement les instructions qu’Omar lui avait répétées au cas où il aurait affaire à un con. Ça leur avait pris un temps fou, mais maintenant Bernie allait plus vite parce qu’il avait l’habitude.

— J’y ai pas touché, Frank ! C’est pas fait pour moi, ces trucs !

— C’est toi qu’es pas fait pour les trucs, Bernie !

On riait de bon coeur. J’étais fait, moi, pour ces trucs. Depuis le début. Est-ce que j’aurais commis une erreur de jeunesse sinon ? J’tenais plus en place.

— Tu vas l’abîmer ! grogna Bernie qui voulait que ça se passe bien, histoire de pas décevoir le savant à qui il avait laissé une impression d’inachevé.

Il calculait. Y avait quelque chose à calculer. Il consultait l’écran avec inquiétude. Si ça se passait mal, l’expérience n’était pas concluante.

— Tu sais ce que ça veut dire, Frank, pour toi et pour moi ?

J’craignais de trop l’savoir. Fallait que je me tranquillise mentalement, avec des moyens si fragiles que ça augmentait mon angoisse de l’échec. Bernie travaillait dur avec sa tête. Je pouvais pas l’suivre dans cette direction, mais je promettais de revenir avec les données que le savant attendait de nous.

— Il attend pas vraiment, précisa Bernie au cas où j’étais en train de m’emballer.

Toujours la note de morosité qui empoisonne les zones encore intactes du cerveau de Frank ! Ça n’en finissait pas de me donner des raisons de brûler les étapes. Mais Bernie tenait aux étapes comme s’il avait compris à quoi ça servait de fragmenter le plaisir dans le cadre de l’expérience scientifique. Il me donnait du fil à retordre pour me faire patienter. Et je tordais. Je tordais !

— Me v’là ! dit Anaïs en entrant sans sonner, comme d’habitude.

Tantôt elle me surprend la bite à la main, tantôt la seringue. Ce matin, c’était ce truc compliqué que Bernie avait du mal à comprendre. Il suait. Anaïs commença par gueuler.

— Si c’est Omar qui te confie une expérience scientifique, j’veux bien aller me jeter dans le fleuve !

— Si tu t’jettes dans l’fleuve, dit Bernie qui perdait en concentration ce qu’il gagnait en humour noir, Omar m’en voudra à mort.

— Y t’en voudras pas si c’est des blagues !

 

Ça glissait. Je voyais. Bernie avait besoin de mes encouragements. Ya pas d’expérience sans la possibilité du fanatisme. Omar l’avait prévenu : si je m’améliorais au point de redevenir l’être social que j’avais pas su être quand l’occasion m’avait été donnée, je deviendrais un fanatique : un kolékolok pour être plus précis au plan du lexique que la colocaïne ne manquerait pas d’inspirer à ses activistes distingués. C’était pas une seringue : il fallait appeler ça un injectokolok. Le kolokon, c’était moi. J’en étais fier.

Anaïs ne se calmait pas. Elle me fit deux œufs au plat que Bernie plaça loin de ma tête comme d’habitude. Il était con sans la kolok, ce qui allait être le cas d’une partie de l’humanité, soit à cause des incompatibilités, soit parce que des doctrines s’élèveraient pour dénoncer les dangers de l’innocuité. J’espérais seulement me trouver du côté de ceux que la nature avait préparés pour supporter les bienfaits de cette substance qu’on devait peut-être à un connard qui l’avait découverte par hasard, comme Goodyear la vulcanisation du caoutchouc.

— Toujours la critique avant les bœufs, dit Bernie. C’est pas comme ça qu’on arrive.

Il voulait dire que lui, il y était arrivé parce que ses bœufs étaient devant. Mais ils avaient toujours été devant ! Alors que je souffrais de les avoir après !

— C’est un mec comme il faut, dit-il en parlant d’Omar Lobster des fois que je confondrais avec un autre.

— J’suis d’accord avec vous, Bernie ! caqueta Anaïs qui jetait de l’huile sur mes œufs.

Elle aimait bien qu’on la suive, Anaïs, dans ses choix comme dans ses coups de dés. Bernie la reluquait comme s’il avait les moyens, les intellectuels comme les autres. Il reluquait sexuellement tout ce qui pouvait lui servir à quelque chose. Ça le poussait loin, des fois.

— J’crois qu’j’y suis ! s’écria-t-il en me lâchant dans le vide.

Il jubilait, le vieux Bernie. Anaïs s’approcha comme si elle connaissait le truc qu’on vous enfonce dans la tête à la place des clous.

— Ça se visse ? dit-elle pour me faire mal.

Ya rien de plus pénible que la sensation d’être vissé au mauvais endroit. Je prenais au sérieux ce qui était destiné à me faire marrer après coup. Ils se mirent à rire en même temps. J’aurais quand même préféré qu’Omar Lobster soit là pour assister Bernie. Il tourna vers lui ce qu’il prenait pour ma tête et parla dedans.

— J’ai jamais vu un mec aussi con ! marmonnait Anaïs.

Mais pour Bernie, l’ossicon, c’était forcément moi. Il se préparait maintenant à injecter le réseau de substances le plus complexe qu’il avait eu à injecter dans quelqu’un de sa vie ! C’était peut-être pas si compliqué que ça, mais ça le rendait lourd comme du métal enrichi. Plus tard (j’anticipe), Gor Ur se servirait des mêmes instruments et des mêmes personnes pour injecter dans le corps social son urine de gorille. D’où la Sibylle, vous comprenez ?

— Non, on comprend pas, fit Bernie qui hésitait devant l’adversité substantielle.

— On comprend pas tout, m’encouragea Anaïs qui au fond m’aimait bien.

Ça clochait en surface, mais c’est en surface qu’on voyage toujours, même quand on est au fond. Elle plaça les œufs sur mes lèvres. C’était une manière de détourner la douleur des fois que ça s’rait douloureux, ce qu’ignorait Bernie qui reconnaissait avoir eu une absence pendant les explications documentées d’Omar Lobster.

— Ah ! S’il m’avait consacré tout son temps !

Bernie ne savait pas à quoi diable Omar Lobster avait consacré cet autre temps. Mais il y avait du monde dans ce laboratoire clandestin qui avait pignon sur rue. Il avait reconnu personne à part lui-même.

— On peut pas être plus con ! fit Anaïs qui trempait des mouillettes dans mes jaunes.

Bernie me jeta un regard de commisération. D’après lui, je dépassais les bornes sans faire exprès, ce qui est caractéristique du con de base. J’étais naturel, mais pas gâté. Il avait rien d’autre à dire me concernant et il confiait ça à Anaïs qui m’adorait !

— J’y vais ? me demanda-t-il comme si c’était à moi de décider.

— Surprends-moi, mais avec classe, Bernie !

Anaïs se tordait. Ses mouillettes me mouillaient.

— T’as rien senti ? fit Bernie comme s’il prévoyait un malheur.

Je fis non de la tête.

— C’que t’es doué, Bernie ! s’esclaffa Anaïs qui n’arrêtait pas de me mouiller avec ses mouillettes.

J’avais du jaune à la place de la bouche et du vert à la place du cul.

— La kolok, c’est vert, dit Bernie qui tournait vers lui ce cul béni.

Il aurait reconnu un cul par temps de brouillard tellement il se sentait bien au volant.

— Ça fait d’l’effet ? dit sa voix blanche comme le papier sur lequel elle écrivait.

Ça m’faisait l’effet de pas en faire, ce qui intensifia les tensions sur le visage déjà lifté de Bernie qui dépensait des fortunes pour pas vieillir avant d’être vieux.

— On est dans les temps, dit-il sans y croire.

Mais on l’était. Omar Lobster avait donné cette indication précieuse, des fois qu’on s’rait trop pressés, ce qui arrive quand c’est l’angoisse qui justifie l’abus de substances alors que dans le cas contraire, on patiente. C’est bien connu.

— Omar ne se trompe jamais, confirma Anaïs.

— J’suis pas amoureux, moi, dit Bernie qui noircissait.

— C’est gentil pour Sally ! couina Anaïs.

La solidarité féminine. Faut faire avec. Si on était solidaires, nous, les mecs, ailleurs que dans un stade où on finit dans l’extrémisme, ça se passerait peut-être mieux au niveau du travail et des loisirs que dans l’égoïsme et la jalousie.

— Ta gueule, Frank ! Tu vas rater l’moment !

— Ça s’rait dommage ! ricanait Anaïs.

Dans le miroir, ce type, c’était moi. Je me reconnaissais. Pas de problème de ce côté-là. Moi c’est moi et les autres c’est des cons. Je m’voyais me voir, dit quelqu’un. Ya pas plus vrai. Mon décor à moi n’avait rien à voir avec la verdure et les douces coulures de l’eau qui prétexte la nudité et finit dans un reflet somme toute infidèle et exact. Des subtilités de la conversation à usage intime. Ça m’parlait plus. J’avais commis une erreur de jeunesse et plus rien ne me parlait comme mon aspect de poubelle sentimentale.

— Y va pas pleurer ! fit Anaïs. Hé ! Bonhomme !

On pouvait pas dire que je pleurais. Je serrais les fesses.

— Justement y faut pas les serrer, dit Bernie qui aspirait les coulures avec une précision de tireur couché.

— J’veux bien donner mon avis, proposa Anaïs qui donnait des signes d’impatience sans se faire prier.

— J’ai pas b’soin qu’on m’pousse ! cria Bernie.

Il retourna ce qu’il prenait pour ma tête pour me parler les yeux dans les yeux.

— J’crois bien que t’es une exception, Frankie.

— Ou alors t’as pas dosé ! criai-je à mon tour.

— Ça devait finir comme ça ! prophétisa Anaïs qui avait du lait sur le feu à une époque où on le mettait plutôt au frais.

— J’y crois pas, merde ! m’écriai-je comme si le rideau tombait.

Bernie me considéra comme si, au fond, j’étais le seul coupable de cet échec.

— T’as une sensation ? Réfléchis !

Je réfléchissais, mais je sentais rien à part les mouillettes qui continuaient de me mouiller.

— C’est pas possible ! répétait Bernie en se frappant les cuisses.

— Si, c’est possible, dit Anaïs. La preuve.

J’ai toujours été une espèce de preuve du contraire. J’en ai reçu, des coups, à cause de ce défaut de constitution.

— Et l’autre qu’est pas là pour aider ! dit Anaïs en levant les yeux.

Tu pouvais pas aller plus loin que le plafond, sinon le héros John Cicada t’aurait reproché une fois de plus de fonder ta critique sur des hypothèses dont personne ne voudrait.

— Il est en tournée, d’accord, fit Bernie. Mais qu’est-ce que ça lui coûterait, hein ?

Il aspirait. La sonde remontait dans le colon et ça inspirait ma prostate.

— T’es sûr qu’il s’est pas foutu d’ta gueule ? demandai-je sans attendre de réponse.

— Omar, se foutre, vraiment ! répondait Anaïs.

On en avait vu d’autres, non ? Pourquoi pas de la fausse kolok ?

— Ou une kolok qui n’y peut rien, Frankie…

Il allait me demander de me résigner jusqu’à la prochaine expérience qui aurait lieu en présence d’Omar Lobster. C’était quand ?

— On peut pas savoir avec lui, dit Anaïs qui redevenait indifférente et lisse quand elle n’était plus concernée.

— Il n’a rien promis, Frankie, dit Bernie qui s’exprimait dans la pitié et la fatalité.

— D’abord c’est qui, cet Omar Lobster ! criai-je sans réussir à sortir des contentions d’une autre chimie à laquelle j’avais droit en tant que citoyen de ce monde de merde !

Anaïs ouvrit la bouche comme si elle allait crier elle aussi.

— Ouais, c’est qui, ce mec ? dit Bernie qui n’y croyait plus.

Anaïs secoua une tête animée par le mépris qu’on peut légitimement éprouver pour les ingrats. Elle ne dit rien. Le jaune était intact et le blanc croustillait.

— Comme tu les aimes, mon Frankie.

— Comme tu les aimes, mon Frankie ! singeait le vieux Bernie qui avait passé l’âge des simagrées.

 

On n’avait plus rien à faire, alors on faisait rien. L’après-midi était chaude et claire. Les gens appréciaient une tranquillité qu’aucun communiqué ne menaçait de propagande, ni dans un sens ni dans l’autre. Ça glissait comme si ça avait toujours glissé. Bernie était avec moi sur la plate-forme. Il reluquait des scènes intimes à travers une lentille d’approche. Ça lui donnait un air d’Érich von Stroheim, « l’homme que vous aimerez haïr ».

— Faut croire, disait-il. Ça s’appelle l’adversité, Frankie. Ça n’arrive pas à tout le monde. Mais des fois, ça grandit l’être qui se cache dans l’homme.

Moi je me cachais dans l’être, ce qui m’interdisait certaines faveurs comme la maison secondaire et les aventures d’un soir. Bernie pouvait pas comprendre ça. Il s’obstinait et ça lui réussissait. Si je m’obstinais, comme cette après-midi-là, je donnais tort à ses principes et ça le plongeait dans les idées noires. Il aurait mieux fait d’arrêter de me fréquenter. Anaïs ne demandait que ça pour m’avoir à elle seule et crier à la face du Monde :

— Je l’ai ! Je l’ai !

Comme si j’étais son premier enfant. Un message de John Cicada disait : « J’ai été obligé de la tuer. C’était une bonne scientifique, mais elle était devenue complètement schizophrénique… »

On n’était pas obligé de l’être totalement, si je comprenais bien ce que m’enseignait cet homme admiré de tous pour ses prouesses de conquérant invaincu autant par l’adversité que par les mauvaises intentions qui conditionnaient toujours ses départs vers le Métamonde et les futurs studios de l’imagination collective. On avait cette part de peur primitive qui nous déconnectait de la Réalité et tout le reste pouvait à n’importe quel moment tenter l’aventure de la pire des douleurs qu’on puisse s’infliger : la vérité.

 

— Zavez jamais vu un paralo ?

C’était Bernie qui gueulait dans la rue. Il poussait mon fauteuil qui n’était pas un modèle du genre ni celui des Services Sociaux. J’avais pas droit à un fauteuil normalisé parce que j’étais censé marcher sur les pieds et non pas sur la tête. Bernie avait bricolé ce véhicule qu’il fallait forcément pousser 1) parce qu’il pesait son poids de ferraille et d’arguments 2) parce que rien n’était prévu pour que l’usager agisse sur les roues. C’était pas moi qu’on regardait et Bernie le savait bien. Seulement, il avait son orgueil à défendre, comme si les gens pouvaient penser qu’il était le constructeur et que j’étais la victime expiatoire. Il avait jamais vu autant de connards que depuis qu’il s’était mis en tête de me balader pour me changer l’air. C’était d’ailleurs contraire aux avis médicaux.

— Si vous le sortez, avait prévenu le carabin, il prendra goût et vous fera chier pour le restant de vos jours.

— « Ils » peuvent calculer la quantité de merde, mais ils sont pas foutus d’me dire combien il me reste ! s’étonna Bernie aussitôt.

Anaïs ne voyait pas d’un bon œil ces sorties qui menaçaient le fragile équilibre qu’elle avait installé dans mon existence. Elle aidait à la manœuvre, mais sans conviction ni enthousiasme. Elle n’allait pas plus loin que le trottoir d’en face, une manie que Bernie pratiquait encore dans sa rue. Je lui servais de thérapie. Voilà ce qui agaçait Anaïs.

Et dans la rue, Bernie, qu’on pouvait pas confondre avec un clodo ni un flic vu son apparence vestimentaire, Bernie engueulait les passants qui osaient porter un jugement visuel sur notre équipage singulier.

— Qu’ça soit singulier, j’veux bien ! Mais pas con !

Il aurait apprécié un peu de reconnaissance, d’autant que le temps passé à me promener était pris sur celui qu’il passait à gagner du pognon. Sally était d’accord avec lui, me disait-il.

— Ya qu’Anaïs qui fait chier !

Anaïs faisait pas vraiment chier. Elle s’inquiétait pour ma gorge, par exemple, et pour le risque de collision avec un planchiste à roulette. Elle craignait aussi la bagarre que Bernie pouvait déclencher sans problèmes, ceux-ci survenant au moment de désigner l’adversaire que j’étais tout désigné parce que selon elle, il prendrait la fuite. Du coup, les provocations de Bernie à l’égard du public prenaient une tournure passablement dangereuse. J’étais pas fier, mais je trônais, au cas où j’aurais à me confronter avec forcément plus destructeur que moi. Seul le port d’arme prohibée pouvait me sauver. Bernie avait pensé à un Dillinger. Mais on trouvait plus ce genre d’arme de destruction à l’unité. Il fallait multiplier les contacts douteux et risquer d’attirer l’attention des autorités qu’on pouvait pas attirer sans les ennuis qu’on ferait mieux de pas attirer si on avait l’intention de vivre en paix. Mais Bernie est têtu.

— Un problème, une solution, disait-il.

Il voulait dire qu’en général un problème a plusieurs solutions et qu’il faut en choisir une si on a encore l’intention de le résoudre malgré la nature des solutions et particulièrement celle qu’on a tendance à choisir pour des raisons personnelles. Chez Bernie, ça s’appelait le plus court chemin. C’était comme ça qu’il gagnait plus de pognon que les autres, par exemple.

Les raisonnements de Bernie n’étaient jamais convaincants à 100%. Je jouais avec le feu et celui-ci me prévenait que je finirais par ne plus inspirer la pitié. Bernie connaissait un paralo,

— …un vrai, précisa-t-il au cas où je me serais mis à croire que j’en étais vraiment un, pas seulement dans ma tête, voulait-il dire…

un copain d’enfance qui avait buté sa gonzesse parce qu’elle le faisait chier. C’était une gonzesse tout c’qu’il y avait de plus normal, avec des jambes et des seins, ce qui suffisait pour ne pas la confondre avec autre chose. Et Bernie était de ceux, fort nombreux, qui confondaient pas. Le paralo en souffrait sans rien laisser paraître de sa colère. Il avait buté son objet sexuel et celui qui s’en servait sans tenir compte de l’opinion que le propriétaire pouvait avoir de lui après un pareil comportement. Il était mort à cause d’une injection légale et suite à un procès qui en avait inspiré d’autres.

— D’autres paralos ?

— Des autres qu’en avaient marre d’être le jouet des caprices de LA femme !

— Putain, Bernie ! Qu’est-ce qui t’es arrivé ?

Moi, j’avais une erreur de jeunesse pour expliquer pas mal de choses. Mais Bernie ? Qu’est-ce qui expliquait ses jugements définitifs ? Il en parlait jamais.

— T’as tout d’même pas l’intention de tuer Sally ?

Il poussait. On arrivait. On attendait. On revenait.

— Tétipa heureux, mon Frankie !

Il buvait raisonnablement, à la limite de la cirrhose et de la conversation décousue, toujours en dessous du client et au-dessus des lois. On finit par tomber sur un type qui n’avait pas le sens de l’humour s’il avait dépassé ses limites. C’était à la rate qu’il avait mal. On en parlait ou il détruisait le fauteuil, ce qu’il y avait dedans et le mec qui ne poussait plus. On était sous les tilleuls et les nurses avaient fui. Bernie nettoyait ses lunettes avec un mouchoir douteux et les reposait sur son nez pour observer le type qui boxait le même nez à l’anglaise. Ça saignait comme si ça n’allait jamais s’arrêter. Enfin, les yeux de Bernie clignotèrent :

— Vous s’rez pas Omar Lobster ?

Le type ne parut pas étonné :

— J’vous ai r’connu, moi ! dit-il sans cesser de boxer.

C’était-y une bonne raison de saigner Bernie ? Je savais pas tout moi.

— J’suis vraiment content de vous revoir, Omar ! couina Bernie avant d’aller valser dans un fourré où il disparut corps et âme.

Omar Lobster fit mine de me crocheter du gauche. J’eus un spasme si douloureux qu’il s’excusa.

— C’est la kolok qui vous a détruit, hein ? me demanda-t-il comme s’il s’adressait à un cobaye.

J’croyais qu’elle me sauvait ! Bernie s’était encore livré à des manœuvres lucratives sans m’donner la part qui me revenait, si je puis dire.

— C’est une sacrée merde, dit Omar Lobster.

Un papillon signala le crâne de Bernie puis disparut dans les branches.

— C’est pas au point, confirmai-je.

— Ça le s’ra jamais ! grogna Omar Lobster que j’énervais de toute façon.

Bernie aussi avait une opinion sur la kolok. Il sortit du buisson pour exposer les faits.

— J’ai rien dépensé, expliqua-t-il. Mais reconnaissez que c’est pas au point, comme substance mirifique.

Bernie prenait jamais de risque avec le contenu d’une conversation. Omar Lobster venait de reconnaître l’échec de la kolok et Bernie en profitait pour donner un avis concordant parfaitement avec celui de son adversaire. Or, le poing d’Omar Lobster s’écrasa encore sur son visage perplexe. Bernie ne comprenait plus.

— J’en veux pas, de votre argent ! dit-il comme s’il savait que Bernie apprécierait l’attention.

— Alors quoi ? dis-je en me protégeant le nez avec une couche-culotte.

Omar s’effondra. Maintenant, il voulait inspirer la pitié. Bernie se regonfla à bloc. Il exigeait une explication non seulement cohérente, mais surtout valable.

— Anaïs m’a quitté, pleurnicha Omar Lobster.

— Ça alors ! fit Bernie.

J’étais gonflé qu’à moitié de ma capacité, mais je voulais en savoir plus.

— C’est pas une raison pour vous en prendre à nous ! rugis-je. Non mais des fois ! Un paralo désargenté et un bénévole qu’est même pas payé !

— J’en avais besoin, dit Omar Lobster qui se cachait le visage. Je sais bien que vous êtes deux pitres. Anaïs m’a parlé de vous en détail.

— Ah ! La salope ! fit Bernie en serrant les poings.

— Un faux paralo et un proxo minable. Pas de quoi transformer le Monde en camp de vacances.

Anaïs n’avait pas fait que nous trahir. Elle nous avait désignés.

— Faut pas s’fier aux apparences, dit Bernie qui commençait à se marrer.

Il avait pas l’intention de sauver ma réputation. Il ramassa sa casquette et la reposa scrupuleusement sur sa tête de pauvre type qui vient d’écraser les fraises du voisin qu’il avait pas choisi de fréquenter assidûment. J’pouvais pas en dire autant. Ça m’diminuait. J’aime pas ces situations où c’est moi qui joue gros parce que je suis le dernier des cons.

— Faut que j’me remette à bosser, dit Omar Lobster qui n’avait plus l’intention de nous frapper.

On lui avait rien fait, après tout. Il avait qu’à s’en prendre à Anaïs, sans la détruire parce que j’en avais besoin. Question de survie. Quant à la kolok, qui c’était le plus désolé, le savant fou qui avait inventé une merde de plus ou le chouyosique qui n’avait plus d’espoir ?

— J’vais passer à l’ennemi, déclara Omar Lobster.

— Les Chinois ! fit Bernie qui en revenait les poches pleines.

Je me levai alors que personne me l’avait demandé.

— J’suis votre homme ! proclamai-je.

— Un Noir ! fit Omar Lobster.

— Non, dit Bernie qui se mettait en berne. Une femme.

Omar Lobster avait une tête à tenter l’aventure.

— J’croyais… bafouillait-il. Anaïs m’avait dit…

Je lui montrai ma queue.

— C’est une erreur de la nature, dit Bernie qui allait vite parce qu’il n’était pas fait pour expliquer dans le détail.

Omar Lobster appréciait. Il n’en revenait pas.

— Du Brésilien, dit Bernie qui allait vraiment trop vite.

— Et du bon ! s’écria Omar Lobster.

Il montra sa fente.

— Alors… fit Bernie… Anaïs est un h…

Ça lui faisait quoi, à Bernie, d’être exactement ce qu’il était ? Il allait peut-être nous proposer de monter un cirque.

— Faut qu’j’en parle à Kol, dit-il en se tenant le menton.

— Qui ? fit Omar Lobster.

— Un collègue. Kol Panglas. Vous comprendrez. En fait, Sally est un androïde. J’en fais ce que je veux. J’ai une mission. Vous comprendrez.

 

Jusque-là, tout ce qu’il avait fait, Omar Lobster, c’était d’inventer la colocaïne qui devait être la seule drogue inoffensive du Monde. Il avait réussi à en faire une drogue, mais il avait échoué sur la question de l’innocuité. Ses rats étaient les plus demandeurs de l’expérience pharmaceutique universelle.

— Normal, dit Bernie. Vu la promesse.

— Or, dit Omar Lobster qui retrouvait sa conscience professionnelle où il l’avait laissée, sur le comptoir que Sally peuplait de petits verres, l’organe est concerné autant que le mental.

— Tu marches, toi ? fit Sally que rien n’étonnait si elle avait des doutes.

— C’est donc une drogue comme les autres, concluait Bernie qui nouait son tablier.

Il avait plutôt l’air inquiet : si Sally apprenait qu’il la faisait passer pour un androïde aux yeux d’un savant qui finirait par décrocher le Prix Nobel : il pouvait dire adios aux lieux communs de son existence : à commencer par le lit : puis la table : et enfin le comptoir. Ça f’rait beaucoup pour un seul Bernie dont les yeux imploraient : pitié, Frankie : lui dit rien !

— C’était quand même une idée stupide de croire qu’une drogue destinée à améliorer la perception de l’existence resterait sans influence sur les choix du pauvre con qui en a marre de survivre à ses illusions. La drogue, c’est d’abord une question d’homme, pas de projet !

— J’ai négligé le sujet, reconnaissait Omar Lobster, et l’objet s’est révolté.

Bon, on n’allait pas chercher à compliquer ce qui est déjà des complications. Sally repeupla le comptoir. Y avait du Monde. Les filles rentabilisaient le moindre désir avec une conscience professionnelle qui garantissait leur intégrité physique. Qu’est-ce que ça valait une fois que Bernie les avait brisées ? Il brisait celles qui n’avait aucune chance de faire honneur au métier. Sally surveillait les graphiques. Elle avait aucun scrupule, ce qui donnait symboliquement raison à Bernie sur la question de la nature artificielle de sa compagne des bons et des mauvais jours.

— Vous en consommez régulièrement ? me demanda Omar Lobster.

— Mon cucul me dit que toutes les deux heures.

— C’est beaucoup. C’est trop. Ça vous dérange si je vous ouvre juste pour vérifier l’état des organes. Vous me signerez une décharge. Ensuite…

— Ensuite…

— On verra pour le Mental.

Bernie se rongeait les ongles en signe de contrition. Il avait rien d’autre à donner pour l’instant puisque le fric servait à rien.

— Si, si ! Il sert ! s’écria Omar Lobster.

— Il sert toujours, admit Bernie qui rongeait maintenant les ongles de Sally.

Du moment qu’c’était pas mon fric…

— Vous avez du fric vous aussi ? me demanda précipitamment Omar Lobster.

— Les allocs, dis-je pour calmer le jeu.

— C’est bien aussi, les allocs, dit Omar Loster qui allait nous proposer quelque chose entre l’aventure scientifique et la malhonnêteté qui sauve.

Il pouvait toujours douter de l’aptitude de Bernie à construire des machines capables de compenser les invalidités des copains, mais je n’étais pas invalide, seulement persuadé de l’être. Je donnais dans la nuance, moi, alors que Bernie n’avait pas pour habitude de discuter avec les victimes de son altruisme.

— En parlant d’altruisme, Frank, me dit Omar Lobster, vous connaissez Amanda Bradley ?

Il ne s’abusait pas. Je la connaissais. J’avais même tenté de la faire chanter, mais elle se foutait pas mal que Mike apprît qu’elle avait une aventure durable avec un scientifique que l’académie Nobel promettait de récompenser pour ses travaux sur l’innocuité de certaines drogues qui seraient mises en vente libre si les preuves d’innocuité devenaient indiscutables. J’avais encore les photos compromettantes dans mes archives.

— Mike est toujours stérile ? demandai-je pour démontrer que ma conversation n’était pas étrangère aux petites misères physiologiques de mes semblables.

Et puis ça me rapprochait. J’en savais pas long sur les avantages et les inconvénients de la familiarité. J’essayais.

— Elle est intéressée par le projet, continua Omar Lobster. Voulez-vous participer ?

— J’la connais à peine…

— Vous survivrez à l’autopsie, rassurez-vous. À la déconstruction, veux-je dire !

— Il te voyait déjà mort, souffla Sally qui se méfiait dès qu’il s’agissait d’ouvrir quelqu’un.

Bernie était ravi. Il touchait rien, mais ça le rendait heureux, cette association d’un minable de l’analyse criminelle avec un savant qui dépassait les limites de l’éthique.

 

Faut ici qu’je rappelle que la Philosophie envisage les deux domaines de notre influence sur l’existence : la Connaissance et l’Action. Sous l’influence des religieux et des artistes, on a ajouté l’Éthique, associée à la Connaissance qu’elle bride en toute justice, et l’Esthétique, chargée de contenir les dépassements de l’Action. Finalement, la Philosophie, dénaturée par ces garde-fous, ne sait dire que « c’est bien » ou « c’est beau ». Si elle ne dit rien, c’est que c’est moche et mal. Ou bien elle choisit de le dire et on trinque, par exemple en expirant sous les ruines d’un combat. C’est d’ailleurs à ce niveau qu’on se bat : on est rarement d’accord sur les questions de morale et d’art, d’où les frontières, les ghettos et autres mellahs.

 

 Omar Lobster proposait une science sans limite et je m’engageais à agir sans pitié. Si c’était pas une paire, ça, Bernie était un produit de mon imagination.

— C’est Kol qui va être content ! se contenta-t-il de dire pendant que Sally s’inquiétait du rôle qu’il aurait à jouer dans une histoire dont elle connaissait la fin.

Moi, ça m’sortait de la merde. J’avais pas oublié les hyènes de K. K. Kronprintz que j’avais connues à cause de l’imprévoyance de la Sibylle. Je voulais croire que c’était de l’imprévoyance. Fallait pas qu’j’oublie qu’elle était Métal et qu’elle jouait gros face à l’Urine dont j’étais le serviteur et l’obligé, une bonne raison pour elle d’avoir pitié de moi. Ce soir-là, Anaïs consentit à diner avec moi dans un restaurant où elle avait aimé Omar Lobster sous la table.

— T’es pas fait pour l’aventure, Frank !

— Mais ça m’fait tellement rêver !

— T’es pas fait non plus pour rêver.

J’étais fait pourquoi ? Certainement pas pour briller autrement que dans l’exploit. J’avais aucune disposition pour l’Art ni pour les métiers du Droit. La Science faisait de moi un champ d’expérience et de confiance mutuelle…

— C’est justement là que le bas blesse, Frank ! Le champ d’expérience, je veux bien. Omar est un sacré scientifique, mais question confiance, tu f’rais bien de douter de ses compétences naturelles. Il a pas non plus étudié pour que ça paraisse moins naturel.

Pourquoi me harcelait-elle ? Qu’est-ce que j’étais pour elle si elle ne comprenait pas que j’avais besoin de l’aventure même si l’aventure pouvait se passer de moi ? La télé n’arrêtait pas de donner des mauvaises nouvelles de John Cicada et de son équipage. Ils avaient maintenant des problèmes bioniques. Dans la salle, les gens s’inquiétaient sincèrement. Ils échangeaient des impressions, pas plus. Je leur en voulais de n’être que les objets d’une actualité qui se passait d’eux. Anaïs me raccompagna sur le coup de deux heures du matin. J’étais pas frais.

— T’en veux ?

Mon cucul en voulait. J’pouvais pas dormir sans. Elle se contentait de Dormidor, une merde qu’aurait pas sonné bébé Frank qui héritait des défauts de son père sans les avantages de sa mère.

— J’dormirai sur le sofa, dit-elle en secouant les draps.

— J’sais même pas quand on part, déplorai-je.

— Ah ! Ça commence pas bien, se moqua-t-elle.

J’attendais.

— J’en ai connu un qui s’est étouffé dans ses draps, racontait-elle en attendant elle aussi. Tu sais pourquoi ?

— … ?

— À cause d’un nœud !

Ça aurait fait bidonner Bernie. Au matin, j’ai savouré le premier rayon comme s’il avait le pouvoir de me transmettre son pouvoir sur la lumière. Elle dormait bruyamment. Je suis sorti.

 

Au-dessus de la rue, les plates-formes se laissaient bercer par la brise. Bernie était ouvert. Il vidait les crachoirs qui étaient revenus à la mode avec la pratique de la kolok. Il était pas désespéré, pour une fois. Un Arabe était enfermé dans la cabine téléphonique, sonné par un coup de téléphone.

— T’as réfléchi ? me demanda Bernie qui savait que je réfléchissais jamais à la place des autres.

Je m’servis un blanc. Pendant que je trempais mon biscuit, l’Arabe entrouvrit la porte de la cabine.

— J’peux sortir maintenant ?

Il avait l’air inquiet.

— Il a d’quoi, dit Bernie. Il s’prend pour Mohammed.

L’Arabe, qui était peut-être un Berbère, sortit prudemment de la cabine. Il marchait sur des œufs, en plein là où Bernie avait passé la serpillière.

— Y m’énerve depuis hier, expliqua Bernie qui attendait, ayant pris la précaution de ne pas se trouver sur le passage de Mohammed qui visait la sortie.

— T’as pas beaucoup consommé ! fit Bernie quand Mohammed passa entre lui et le juke-box.

Mohammed me salua.

— L’écoutez pas, me dit-il comme s’il commençait un poème sur la Palestine pour le terminer plus prosaïquement : il cherche la merde. Il va la trouver.

Bernie n’était pas taillé pour chercher la merde et la trouver, sauf s’il avait affaire à plus petit que lui. Or, Mohammed était digne de l’Islam : grand et décidé. Ce qui n’expliquait pas son séjour dans la cabine téléphonique.

— C’est le seul endroit où il entend des voix ! dit Bernie que ces voix avaient le don d’exaspérer.

— C’est pas des voix ! rouspéta Mohammed. J’suis pas Jeanne d’Arc !

— N’insulte pas ma religion ! cria Bernie en s’interposant entre la sortie et l’Arabe, mais plus près de la sortie que de l’Arabe qui se marrait parce qu’il se demandait ce qu’il foutait là alors qu’il aurait été plus à l’aise avec Aïcha.

Il me regardait comme si je comprenais. Dans la cabine, une voix exigeait qu’on raccroche le combiné.

— Tu vois, dit Bernie qui s’excitait en désignant la voix.

— J’vois qu’t’es un vrai con, dit Mohammed. Si t’étais pas un vrai con, t’aurais compris.

Il voulait sans doute dire que Frankie était excusé de ne pas comprendre. Bernie lui barrait la route, reculant encore pour que sa voix s’adressât aux rares passants qui préféraient aller au boulot plutôt que de se mêler à une affaire dans laquelle un Arabe était impliqué. Je les voyais courir vers la bouche de métro.

— Laisse-moi passer ! gueulait Mohammed qui me demandait ce que je pensais de Bernie.

— Passe ! disait Bernie. Si tu m’touches.. !

— Faut être con, murmurait Sally qui n’exigeait rien.

— Qu’est-ce qu’il foutait dans la cabine ?

— Qu’est-ce qu’on fout dans la cabine, à ton avis ?

— Si personne m’explique !

Bernie et Mohammed n’étaient pas d’accord sur les modalités de la fin du conflit. Bernie risquait sa vie et Mohammed la prison. Sally ne voyait pas d’inconvénient à risquer d’être veuve. Et ça ne me disait rien de risquer d’être le témoin gênant.

— Bernie ! Explique-moi !

— Ya rien à expliquer, Frank ! J’interdis qu’on parle de religion dans mon téléphone. C’est écrit en rouge. En plusieurs langues, dont la sienne.

— C’est du passé, Bernie !

Mohammed me regarda comme si je ferais mieux de me taire.

— Ce type est cinglé, me dit-il.

— On parle pas religion dans mon télef !

— Ya pas d’liberté d’expression, ici, se plaignit discrètement Sally.

L’Arabe renonça et s’approcha du comptoir. Il avait vraiment l’air désespéré de celui qui n’a pas l’intention d’aller trop loin. Il portait un costume trois-pièces. La cravate était dénouée, négligemment posée sur l’épaule.

— J’ai pas d’Coran dans ma poche, si c’est c’que tu cherches, amigo.

— Y cherche rien, dit Sally. Qu’est-ce que j’te sers en attendant que l’patron trouve des témoins ?

— Servez la même chose à ce monsieur.

On sympathisait et ça f’sait chier le vieux Bernie qui se ridiculisait, à moitié dans la rue qu’il était à ameuter des chiens qui n’avaient pas envie d’aboyer avec lui. Mohammed évoquait des subtilités existentielles.

— C’est pas des subtilités, Frank, me dit-il. C’est la vie héritée du temps, sans la religion ni l’Histoire. C’est arrivé comme ça. Je l’aime bien, cette vie. Je parle jamais de religion dans les téléphones. Ce type est cinglé. Il faut l’enfermer !

— Il l’est déjà, enfermé, dis-je parce que j’en savais long moi aussi, sur les subtilités qui conditionnent notre existence.

— J’te dis qu’c’est pas des subtilités !

— Faut pas s’énerver, conseilla Sally qui me fusilla du regard.

— Si c’étaient des subtilités, ce type me chercherait pas des histoires.

Les Chinois c’est : un seul monde, un seul rêve. Les Amerloques, qui sont moins cons, c’est : un problème, une solution. Bernie : un Arabe, pas d’problème !

— J’m’en vais ! décida Mohammed.

— Tu sortiras pas d’ici avant d’avoir présenté des excuses au téléphone !

— Y charrie, non ? fit l’Arabe.

Bernie était prodigieux dans son tablier bleu. Ses bras nus s’agitaient dans tous les sens. Il avait pas l’intention de céder. Ou Mohammed passait et Bernie passait quelques jours à l’hôpital, ou Mohammed s’excusait et Bernie ne cacherait pas sa satisfaction d’avoir démontré quelque chose que Mohammed n’était pas prêt à accepter. Frankie se demandait si Bernie le laisserait passer, lui, Frankie.

— Il a besoin d’tes yeux, fit Sally qui picorait dans un sachet.

— Y m’énerve, ce sachet ! hurla Bernie.

— Le jour où tu t’énerveras pas pour des riens n’est pas encore levé, continua Sally qui se gavait d’antalgiques en prévision d’une intimité que Mohammed voyait comme s’il y était.

— En général, c’est les Arabes qui cognent leurs gonzesses, dit-elle.

Mohammed n’en revenait pas. Il avait mis les pieds dans une interface thérapeutique.

— T’es fou toi aussi ? me demanda-t-il.

— J’pars en mission demain.

— T’es fou ! Qui je tue d’abord ?

Sally tira la première. Du 8 avec fil de laiton. En plein dans le Coran. Mohammed avait menti, ce qui donnait raison à Bernie. Enfin… il s’expliquerait. Je demandai ce que j’avais vu.

— « Ils » s’étonneront pas, t’inquiète, dit Sally qui connaissait la musique sans avoir appris le solfège.

— J’les comprends pas, ces mecs, dit Bernie en examinant le cadavre. Tu les comprends, toi, Frankie.

— J’comprends pas leur religion.

— Sans compter les subtilités, dit Sally qui rechargeait. À qui l’tour ? plaisanta-t-elle.

Bernie parlait au téléphone. Sally m’offrit un pop-corn.

— Il est jaloux, dit-elle à voix basse.

— Jaloux d’quoi ?

— Il aurait bien aimé venir. Déjà qu’il a raté les Jeux olympiques à cause d’une mauvaise grippe. Il avait le billet et tout !

 

Kol arriva une heure plus tard. Sa bagnole était en panne et il avait pris un taxi. Il aimait pas prendre les taxis à cause des chauffeurs.

— Ah, ouais ? fit Bernie qui en avait fini avec le téléphone et sa cabine.

Il avait effacé toutes les traces.

— Des fois qu’on trouve ton ADN, Frank.

Sally ajusta son dentier. Jamais Bernie ne l’avait fait autant rigoler. Y avait que Kol qui rigolait pas, parce que Mohammed respirait encore.

— Du 8 avec fil de laiton ! s’écria Sally.

— Sois pas déçue, dit Bernie. Ça arrive quand on n’est pas sûr.

Kol se pencha sur le corps qui respirait péniblement.

— Ya encore une âme là-dedans ? dit-il en découvrant le visage.

J’avais posé mon mouchoir à cause d’une grimace qui me rappelait les hyènes de Golo.

— Merde ! fit Kol. C’est un Chinois.

— T’es pas dans la merde, Bernie ! s’écria Sally.

On était tous de la même race et on l’est toujours. Frank n’emmerdait jamais les Chinois, que les Arabes, sauf s’ils prouvaient qu’ils étaient Berbères.

— Pourquoi tu l’as appelé Mohammed ? grinçait Sally.

J’avais appelé personne ! J’avais même pas eu le temps de siffler mon p’tit blanc bien d’chez nous. J’avais du sang sur le col de ma chemise. Kol y trempa un coton-tige. Encore un truc qui n’allait pas m’servir. Comme chez Emaüs. Les boules au niveau des yeux. Si j’avais pu m’exprimer, j’aurais crié mon innocence !

— Personne n’est innocent, philosopha Kol avec une touche de sentiment artistique.

Le Chinois, puisqu’il fallait l’appeler comme ça, toussa. C’était bon signe d’après Sally qui n’avait plus envie de le tuer.

— Qu’est-ce que j’vous offre ?

Il avait pas souffert. La chevrotine avait pénétré dans son gilet de combat, pas plus loin. Le choc l’avait étourdi. Le sang ne s’expliquait pas. Ou alors c’était le mien.

— Tâte-toi, Frankie, me conseilla Sally.

J’avais rien moi non plus. Sally se palpa les fesses.

— Si j’ai rien là, c’est tout bon ! Et toi, Bernie ?

Il avait entré toute sa main droite dans une plaie qui le fendait au niveau du bide.

— Ça va sentir mauvais, dit-il.

Sally recula.

— On est où ici ? demanda le Chinois à Kol qui secoua la main pour signifier qu’il savait pas.

C’était peut-être le moment de lui serrer la pince, au Chinois. Mais Kol réfléchissait au détriment de ce type qui se faisait passer pour un Arabe.

— Montre ta technologie, lui ordonna-t-il.

Le Chinois déchira la doublure de sa veste. Y avait pas d’technologie. Rien dans le pantalon, à part ses outils. Le gilet ne contenait rien d’avancé. Kol s’en prit aux godasses. Sans succès.

— T’es sûr qu’t’es un Chinois ?

— J’ai pas dit le contraire.

— Il a raison : un Arabe n’est pas le contraire d’un Chinois.

— On est tous d’la même race !

J’peux pas m’empêcher. C’est la télé. J’veux être comme tout l’monde. Même race, même télé !

— On l’embarque ! dit Kol à ses hommes qui s’impatientaient.

À cette différence près que c’était moi qu’on embarquait.

 

On arriva au BE. J’connaissais les lieux. J’y avais poussé une brouette à la place d’un Arabe ou d’un Portugais, j’me souviens plus. Derrière moi, Anaïs semblait débiter un rapport sur les circonstances de mon arrestation.

— C’est lui qui a tiré ?

— Non.

— Alors pourquoi on l’arrête ?

— On l’arrête pas. On l’continue.

J’pouvais pas dire que j’en voyais le bout de ce tunnel provisoire. « Ils » me plongeaient dans le noir et je finissais par perdre mes repères. Puis la lumière me confisquait la cohérence et je ne voyais pas ce qu’on me demandait de dessiner. Anaïs apparut deux fois. Pendant l’interrogatoire qui consistait à poser des tas d’questions inutiles à l’enfant que j’avais été. Et dans l’avion ou le sous-marin qui nous transportait sur des lieux dont je ne connaissais que les hyènes agitées.

— Tu t’rappelles ? me disait une voix chaleureuse qui m’donnait envie de répondre pour qu’elle m’en pose encore, des questions !

Peut-être. Je veux dire : peut-être que c’est moi. Et si c’était un autre ? Si je servais à quelque chose, une fois dans ma vie, détaché à jamais de ma fonction parasitaire. C’était l’océan ou le ciel, ce que je voyais dans le hublot ?

— C’est rien, dit John Cicada. Repose-toi, fiston. Je pars pas demain.

— Quand alors ?

— Jamais si tu veux, Frankie.

— C’est chouette !

— Mais il faut que tu comprennes que tu me gâches la vie.

— Tu veux dire que si tu pars pas, c’est ma faute ?

— Comment veux-tu que je le dise, Frank ?

Une voix disait que j’avais un beau cucul. Je reconnus la Sibylle.

— Sibylle ?

— Ne l’écoute pas, Frank.

— J’y pense même plus, Sibylle.

— Mais il est là !

— Tu es là toi aussi.

— C’est pas pareil, Frank.

Puis Anaïs qui revenait avec de quoi manger :

— T’as faim, Frankie ?

— Ça dépend d’quoi ?

— J’sais pas moi ! De yaourt, de sexe, de vivre !

— J’pourrais si j’voulais !

— Doublez la dose !

— 50 par 2 ça fait 100.

 

Peut-être que j’irais jamais plus loin que le premier pas. C’était déjà une erreur et elle appartenait à ma jeunesse. J’en avais pas commis d’autres. On arrivait. Je l’sentais à l’immobilité. Le bruit des vagues finissant sur le sable m’inspirait un autre pays où je serais heureux si je m’aventurais assez loin dans son inconnu. C’était ce qu’on me demandait. On me surveillait de près. Qu’est-ce que je trahissais ? Le sol se déroba sous moi. Je quittais encore la terre. J’étais toujours accompagné. Je sentais leurs explorations crispées. La seule chose qui me restait, à part la faculté de penser, c’était cet unique sens de perception. « Ils » avaient pensé à tout. Je recevais les informations par un seul canal. Vérification :

— Frank ?

— On est arrivé ? J’en ai marre d’attendre sans savoir.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir, Frank ?

— Si on est arrivé !

— Vous ne préférez pas recevoir des nouvelles de John Cicada ?

Anaïs guettait l’erreur :

— Bonnes ou mauvaises ? Choisis, Frank.

— Bonnes. Je préfère qu’elles soient bonnes !

— Avec ou sans mensonge pieux ?

— Il ne peut pas répondre à cette question. Je regrette, Anaïs.

 

Mohammed Wang avait la tête de l’emploi : on devinait, à le voir, qu’il entretenait des rapports secrets avec la société, mais j’aurais pas pu dire de quel côté il était. En tout cas, c’était un Chinois qui pratiquait le côté spirituel de l’Islam avec une ferveur toute contenue dans le principe que Dieu est grand et qu’il reconnaît les siens.

Je me retapais lentement. La chimie cernait mon problème sans le résoudre. Le docteur Wang avait la réputation de réussir là où d’autres avaient échoué. J’occupais une chambre modeste dans un des pavillons de l’Institut Wang Wang Wang, quelque part dans la campagne pékinoise. De ma fenêtre, il m’arrivait de voir ce qui pouvait être le sommet d’un gratte-ciel, mais j’en aurais pas mis ma main au feu. Les brumes pestilentielles de la Cité nous arrivaient par vagues furieuses, se déversant dans un lieu autrement infesté par la chlorophylle artificielle d’un bois circulaire qui délimitait nos usages.

— Ne vous installez pas dans l’habitude, répétait mon carabin chinois. N’allez pas plus loin et revenez.

Je n’atteignais donc jamais le bois lui-même, interrompant mes balades hygiéniques au bout d’un chemin bordé d’aristoloche. Je m’arrêtais, les yeux exacerbés par les reflets d’une clôture de fil de fer. Wang m’observait depuis la fenêtre de son bureau. À distance, un paysan chinois se tenait prêt à intervenir des fois qu’il me viendrait à l’idée d’aller plus loin. Ça ne pouvait pas arriver, mais j’y croyais.

 

Mohammed m’interrogea une première fois dans le cadre d’une enquête criminelle où j’avais joué un rôle qui restait à déterminer. Il jugea mon existence compliquée et peu exemplaire. Frappant mon visage tuméfié, il regardait mes yeux comme si ce qu’il cherchait s’y trouvait déjà alors que je n’avais aucune sensation de trahir mes amis ni la Nation. Je m’étais battu, je le savais. Pour qui ? J’espérais confusément que ce fût pour les miens.

— Qu’est-ce que ça t’a rapporté, hein ? disait Mohammed en me tordant les seins. Des clopinettes !

J’avais une vague idée de ce que c’était, les clopinettes. Un type comme moi en vit sans se révolter contre la hausse des prix et les pertes de temps qui réduisent la vie à des nostalgies ridicules. Je me demandais ce qui était finalement arrivé à Bernie. La dernière image le montrait appuyé sur le comptoir, la main droite enfoncée dans une plaie qui saignait. Il avait du sang jusque sur les godasses. Il engueulait Sally qui montrait aux flics la chevrotine 8mm avec fil de laiton dont elle se servait quelquefois pour mettre fin à des disputes à couteau tiré entre des camés ou des demeurés. Kol Panglas m’avait menotté.

— Qu’est-ce qu’il sait ? lui avait demandé Rog Russel.

— Rien, avait répondu Kol et tout de suite ils m’avaient laissé entre les mains expertes de Mohammed Wang qui avait commencé à me tirer les vers du nez avec des instruments contondants.

C’était juste pour commencer. Les Étasuniens avaient Guantanamo, les Chinois nous faisaient tondre les pelouses de l’IWWW et tailler des rosiers qui poussaient dans le crottin de cheval. J’avais vu les chevaux et leurs cavalières. On suivait ces chemins pour ramasser le crottin. Un professeur anglais nous donnait des conseils.

— Vous connaissez Omar Lobster ?

— Comme si je l’avais inventé ! répondais-je.

Mohammed Wang ne pouvait rien tirer d’autre de ma cervelle liquéfiée par les coups. J’avais du crottin sous les ongles. Quand il en arrachait un, il grimaçait et se livrait en suivant à des ablutions dans le lavabo qui servait aussi aux chirurgiens.

— On vous veut pas d’mal, disait-il quand je revenais à la surface suite à un effondrement du corps poussé à l’extrême de la douleur.

— Qu’est-ce que vous m’voulez alors ?

Il me montrait la machine à remonter le temps. Une électrode communiquait avec ma queue. Je pouvais voir les volutes d’une cigarette. Je savais qui la fumait et elle me conseillait de dire ce que je savais.

— Si t’étais pas aussi con, disait-elle, tu s’rais pas là !

J’éjaculais toutes les heures dans un plafond éclairé à l’arc. Je voyais les volutes et les passages rapides. Puis on me ramenait dans ma chambre et on m’empêchait de saigner. Le professeur anglais s’approchait de la fenêtre et me confiait qu’à part le crottin de cheval, il n’avait aucune idée des recherches entreprises dans ce Centre. Il était payé pour soigner les rosiers, pas les hommes dont il ignorait l’anatomie.

— « Ils » ont aussi une machine d’invisibilité, me confia-t-il dans un filet de voix qui trahissait une admiration inconditionnelle.

— C’est des conneries ! expirai-je du fond de mon lit.

— Des conneries ? Regardez un peu autour de vous. Que des machines ! Vous êtes une machine ! Regardez !

Il agitait une roue qui avait appartenu à la chaise que Bernie avait fabriquée pour me sauver de l’agoraphobie qui menaçait mon bonheur. Elle tournait sur son axe, renvoyant une infinité de reflets.

— Et ça, c’est des conneries ? demandait alors le professeur anglais.

La nourriture arrivait après avoir parcouru un circuit impossible à analyser avec les moyens du bord : mon œil, mon cerveau, mes mains qui n’atteignaient pas autre chose que mes mains.

— Ya pas d’conneries ici ! s’écria le professeur anglais qui refusait de sentir le crottin en signe de reconnaissance.

Mohammed Wang m’envoyait tous les cinglés de l’Institut. Et chacun de ces détraqués possédait un fragment matériel de mon existence antérieure.

— Il est con, constatait le professeur anglais. Il se rend même pas compte qu’il est dans le postérieur !

— Joli point de vue ! soulignait Mohammed Wang.

Il agissait sur des instruments distants par l’intermédiaire d’une console qui éclairait son visage de circonstance. Je m’ouvrais comme un fruit, saignant ou urinant, je ne savais plus. Sur la vitre, l’hiver cristallisait d’autres douleurs et j’entendais ces cris sans pouvoir ne pas les écouter. Des détails me revenaient. J’en parlais. « Ils » étaient convaincus, mais c’était trop fragmentaire d’après Rog Russ.

— Ou bien c’est un agent de première importance ou bien il ne s’agit que d’un accident réseautique.

— Analysez son rapport à Amanda Bradley. La clé de ce système antisystème est peut-être là. Recommencez !

Mohammed Wang avait cette patience.

— Si je vous donne des nouvelles de Bernie, consentirez-vous à nous parler de cette femme que votre rang social ne vous autorise en principe pas à fréquenter ? Vous êtes intimes, non ?

— Je veux faire un voyage dans l’espace.

Mohammed Wang se désespérait derrière la vitre. Il se frottait le front énergiquement. Je ne voyais rien d’autre que cette énergie.

— Frank ! John Cicada s’est perdu dans l’espace avec nos 20 milliards de dollars. À cause de la jalousie. Vous comprenez, Frank ? La jalousie.

— Je connaissais Dogson. Il m’aimait bien quand j’étais petite fille.

— Vous n’avez jamais été une petite fille, Frank !

 

Le dérivé colocaïnique qu’ils appliquaient à mon cas ne permettait pas de dissocier le mental de l’anecdotique. C’était un vrai problème. Sans les connaissances documentées d’Omar Lobster, ils n’arriveraient à rien d’autre que ce récit antisystème dont ils ne contrôleraient jamais le paramétrage virulent. Rog Russel intervenait plus souvent, améliorant par palier sa connaissance du personnage que je deviendrais s’ils échouaient. Je le voyais descendre les Chinois de l’échelle sociale. Il générait une nouvelle pauvreté d’esprit, conscient que le Parti Communiquant finirait par limiter son pouvoir sur le territoire chinois.

— Frank ?

— Je suis là, Rog ! J’suis pas confortable.

— C’est une question de coussin. Apportez un coussin neuf. Ça va mieux ?

— J’suis pas c’que vous croyez, Rog ! Pitié !

— Je sais bien qui vous êtes, Frank. On va tenter de séparer l’enfant de l’homme.

— Sans douleur ? Je crains plus que la douleur !

— C’est bon signe. Vous allez me signer une décharge.

— L’enfant sera perdu, hein, Rog ?

— C’est lui ou vous, Frank. Faut accepter le destin.

— J’lui avais promis un enfant !

— Un enfant d’homme ne lui conviendra pas, Frank. C’est mieux comme ça.

— Mais je suis une femme, Rog !

J’en avais l’air mais pas la chanson. Ils commencèrent par extraire le sperme. Ça prenait un temps fou. Le plaisir doit sidérer, sinon ça devient ordinaire. J’attendais la dernière goutte dans une indifférence presque tranquille.

— C’était quoi, ces photos ?

— Quelles photos ?

— Vous aviez des photos à lui montrer. Elle n’a pas marché parce qu’elle les possédait déjà. Elle était mieux informée que vous.

— Pardi ! s’écria Kol. La femme la plus riche du Monde, hommes y compris !

— T’as un joli cucul, Frank…

Si je parlais, je m’entendais pas. Et s’ils ne savaient toujours rien, c’était que je n’en savais pas plus qu’eux.

— Bernie est mort, Frank.

— Encore !

J’avais encore des choses à apprendre sur l’existence et ses effets secondaires. Le professeur anglais revenait avec quelque chose qui brillait comme une poignée de confetti.

— Poussière d’étoiles, dit-il en versant le contenu de sa main dans mes draps.

Ça rutilait. Anaïs s’était amusée comme une folle et il en avait profité pour l’enculer. Il pointa son doigt vers le plafond où vacillait la fragile lumière d’une veilleuse.

— Il n’en saura rien, gloussa-t-il.

J’arrêtais pas d’y penser et ça faussait les pénétrations binaires. Mohammed Wang parcourait les colonnes de chiffres.

— Tirez-vous, Watson ! grogna-t-il.

On était seul pour la trois cent quatre-vingtième fois.

— Ça fait beaucoup plus d’un an si on ajoute les week-ends, dis-je en acceptant sa bite.

— C’est pas ma bite, Frank ! Avalez !

Il me donnait un sperme contrastant dont la radioactivité m’émoustillait comme une jeune fille au bain.

— On dit « au pair », Frank. Contractez le plexus.

— Vous avez des nouvelles de Bernie depuis qu’il est mort ? […] On sait jamais avec Bernie…

Mon problème, c’était la case manquante. Sans ce fragment de connexions naturelles, je ressemblais à l’homme du commun.

— Ils vous ont pas arrangé, dit Mohammed Wang.

Il constatait les dégats périphériques. […] Rog Ru perdait patience.

— Les Chinois n’auraient pas mieux fait, dit-il pour mettre fin aux commentaires.

Je rencontrais personne à part ceux dont je viens de parler, y compris la voix qui semblait appartenir à Anaïs. Même John Cicada ne me parlait plus. Si j’entendais une autre voix, ce serait forcément celle de Dieu.

— Voulez-vous qu’on augmente le son ?

Y avait rien au bout du fil. C’était inutile de continuer, mais Mohammed Wang désignait une malformation visible seulement par calcul de probabilité. J’étais atteint, selon lui, d’une inconnue qui expliquait mon comportement.

— Dès que tu prononces le mot « inconnue », tu désignes le principe, expliquait un Chinois à une Chinoise.

Il était vieux et elle ne l’était pas. Je les voyais tournoyer avec leurs tablettes et leurs stylets. Mais je manquais de temps pour les identifier.

— Vous êtes sûr que c’est des Chinois ? demandait Kol Panglas qui n’avait pas envisagé cette possibilité.

— On n’est jamais sûr de rien, complétait Rog Ru.

On avait ainsi une idée exacte de leur influence sur la procédure de réconciliation. J’avais envie de les remercier d’intervenir en ma faveur, mais elle ne se signalait par aucune remarque contradictoire. J’étais dans le flou.

— O. K., Frankie. On vous abandonne aux tourments de Chouyon. Il faudra vivre avec, mon vieux.

Tout disparut, à part la fenêtre et ce qu’il y avait dedans. Je craignis la solitude. Elle arrivait par bouffées.

— Si tu mets rien dans le temps, Frank, il ne passe plus. Et il faut tellement de temps avant que tu t’en aperçoives que t’es déjà un cadavre avant de disparaître à tout jamais. À tout jamais, Frank ! Tu peux pas accepter ÇA !

Elle me parlait dans un instrument de communication organique. Je ne la voyais pas. Pourquoi se tenait-elle à distance ?

— La contagion, Frank. Tu veux voir la bulle ?

Elle apparaissait en même temps sur un écran. J’étais dedans et elle vivait à la tangente, parlant pour ne rien dire, comme par devoir. Mais ce n’était peut-être pas elle.

— Vous avez entendu ce qu’il a dit, non ? Faites-lui faire un tour dans l’espace le plus proche et revenez avec un être vivant.

— Ça f’ra deux milliards de dollars. Cash !

 

Ils me montrèrent la navette au cours d’une opération portes ouvertes. Je voyais pas bien à cause des gosses qui se collaient partout où j’avais envie de voir. Je pouvais pas me livrer à une analyse scientifique. Je me contentais d’observations sommaires, mais fidèles au modèle qu’ils proposaient à mon désir de vivre encore, un peu comme Bernie qui était mort sans en apporter la preuve. Il y avait des tapis partout, même sur les murs. Ça cachait bien l’imprévisible. J’obtenais la permission de m’asseoir aux commandes. Ils me jalousaient, ces gosses de merde !

— Fermez-la ! ordonna un Chinois en uniforme.

Les gosses s’approchèrent, parce que « fermez-la ! », en Chinois, ça veut dire « venez ici qu’on en discute ». Tous les connards s’appellent Confucius.

— Je vous présente Li Po Po, dit l’uniforme en me désignant.

— Li Po Po Su Xion, pour être complet, ajoutai-je en montrant mes dents d’acier à ce collectif de cuculs qui me prenaient déjà pour une victime de l’héroïsme.

— Li Po Po va voyager dans l’espace, se mit à conter l’uniforme.

Sa voix glissait sur les évènements futurs. Les Chupa Chups contenaient de la kolok. On s’y croyait.

— Li Po Po ! Dites quelque chose à ces enfants qui vous admirent.

J’avais pas grand-chose à dire. J’en savais pas plus, mais je pouvais toujours inventer. Sous la surveillance du Système Anti Exagération. Cela allait de soi.

— Je suis ravi et honoré de porter un nom chinois dont j’ai peut-être les ancêtres, commençais-je pour en finir avec ce cirque.

Mais ce qui parlait à la place de mon visage, c’était une projection de Rog Russel qui s’adressait à l’ONUX pour demander l’arrêt des combats dans je ne sais plus quelle zone qui avait appartenu aux Russes de la quatrième dimension du Carré, leur BE à eux. Les enfants applaudirent. La Chine en était encore au triangle.

— Li Po Po va maintenant nous montrer comme c’est facile.

Je me jetai dans une piscine comme si j’avais fait ça toute ma vie. Je touchai le fond avec la tête et remontai en suivant les bulles. J’émergeai alors dans une chambre appartenant à une suite princière. K. K. Kronprintz trônait dans un fauteuil en compagnie d’une fille qui changeait la couleur de sa tignasse.

— Vous m’avez laissé tomber, Frank ! me reprocha-t-il tout de suite.

J’avais traversé le fond, ce qui n’arrive qu’une fois dans la vie.

— Vous m’sauvez de ces crapules de Chinois qui voulaient me faire dire ce que je sais pas, ô K. K. K. !

Le Prince mordillait le corps qui s’activait dans ses cheveux. Il m’offrit un verre malgré les recommandations me concernant. J’avalais une gorgée de plaisir oublié.

— Ces cons de Chinois se sont associés aux Urinants, mon Prince ! Roger Russel leur parle comme à des frères. Ils couchent ensemble pour faire des gosses !

— Quelle horreur ! s’écria le Prince.

La fille poussa un petit cri à ma place. Elle me regardait comme si elle avait envie de moi. Ma queue circulait dans tous les esprits depuis qu’elle avait été interprétée au cinéma par une de ces nombreuses doublures qui s’approchent de la réalité avec une approximation forcément risible. Elle pouvait posséder l’original et ça la rendait possible.

— L’ennui, avec les Chinois, poursuivit le Prince, c’est leur pratique constante des fausses apparences. Il n’y a pas de pensée chinoise. Ça tient debout par force, c’est tout. Je n’en ferai pas une chanson.

Il se mit à fredonner le premier vers d’un blues. La Sibylle apparut comme s’il l’avait sifflée. Elle n’avait rien perdu de son pouvoir sexuel, contrairement à ce qu’avait annoncé la Presse.

— On se retrouve toujours, dit-elle. Tu finiras par m’épouser.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait de votre enfant, Frank ? demanda le Prince.

— Il est en Mongolie. Je sais pas où exactement. Elle connaît un chaman qui trafique dans le chromosome. J’ai plus d’économie, Sibylle. J’suis en manque.

— Faudrait d’abord savoir de quel côté elle se trouve, la kolok, dit la Sibylle qui ne donne rien si c’est pas dans sa main.

— On avait traité avec Omar Lobster, Bernie et moi. Ce salaud de Mohammed est cause qu’il est mort, le vieux Bernie. C’est ce faux Chinois qui m’a fait parler. Je sais que j’ai tout dit. J’suis pas fait pour souffrir.

Je me traînais lamentablement à leurs pieds. J’étais nu, tout le métal apparent et mon cucul saignait du vrai sang.

— Ils l’ont enculé, dit la Sibylle dans l’oreille du Prince.

La coiffeuse écoutait tout. Je trouvais ça étrange. Qui était-elle ?

— Heureusement qu’je suis là, dit le Prince en se levant.

Les deux gonzesses le faisait bander et il avait besoin de gicler. Il examina consciencieusement la surface de mon corps.

— Ils n’y ont pas été de main morte, constatait-il sans cesser de parcourir les traces de la douleur.

Il gicla dans le plus grand silence.

— On va pas te remettre dans la merde, Frank ! déclara-t-il.

— Il le mérite, tiens ! grogna la Sibylle.

La coiffeuse rangeait ses peignes. Elle arrêtait pas d’écouter et le Prince n’y voyait toujours pas d’inconvénient.

— C’est quoi, ça ? fit le Prince.

Il extrayait un micro de ma chair. J’en avais plein ! « Ils » nous écoutait. « Ils » connaissait le truc de la piscine. K. K. K. avait émerveillé Las Vegas avec ce tour invendable ailleurs que dans les bouibouis où il se produisait à l’époque. Il écrasa tout ce matériel sous sa botte. La Sibylle jeta un œil sur le paquet de sang.

— S’il en reste, dit-elle, va falloir tout détruire.

Elle voulait pas que ça arrive. Je voulais pas moi non plus. Le Prince la rassura. Il avait le nez pour ces trucs. Il en dénichait tous les jours. Et il demandait pas si la coiffeuse y était pour quelque chose !

— J’vais d’mander à John de pousser les moteurs, dit-il.

 

On atteindrait le vide avant que les Chinois ne mettent à feu leurs pétoires. On allait encore être poursuivi et ça filait le mouron à Frankie qui n’en demandait pas tant. Mais si John Cicada était au volant, y avait plus d’inconvénients. C’était du tout cuit pour la matière en ébullition qui déformait ma casquette.

— T’aurais besoin d’une coupe, dit la coiffeuse en passant une main experte dans mes cheveux. T’aurais besoin d’cheveux aussi !

— J’fricote jamais avec les inconnues, surtout si elles me plaisent.

— C’est pas d’fricoter que j’te parle, Lolo !

Elle se mit à me laver la tignasse avec des produits. K. K. K. m’avait planté une clope à l’endroit où j’les fume. J’étais naze, comme mec !

— C’que tu leur a pas dis, commenta la Sibylle, c’est qu’t’es vach’ment coquet comme typon !

L’autre s’en donnait à cœur joie. Ça moussait. Le Prince se renseignait sur les données du voyage. Il avait le destin voyageur, Frank. Et il comprenait rien à ce qui se passait dans ce Monde de merde qui appartient aux uns pour leur plus grand plaisir tandis que les coupés du Monde se lamentent sur leur sort tragique. Frank appartenait à une troisième catégorie : ceux qui comprennent pas que c’est foutu d’avance. Il était pas seul, mais le regroupement était improbable compte tenu de l’égoïsme partagé par ces voyageurs centripètes.

— C’est parti ! fit le Prince renversé par la secousse primaire de l’envol

La coiffeuse en profita pour m’en mettre dans les yeux.

— C’est pas les yeux ! riait-elle. Ah ! Tu parles d’un œil et d’un regard !

On filait. Avec John Cicada aux commandes, on avait toutes les chances d’atteindre l’objectif.

— Tu sais même pas où on va ! dit la coiffeuse.

— Je sais où on va pas.

— Tu vas pas où tu veux, dit la Sibylle qui trouve toujours le mot juste dans les situations difficiles.

Le Prince reprit son refrain où il l’avait laissé. Il m’inspirait le bonheur, ce patapouf de rocker. J’étais pas le seul à me fanatiser, mais moi, j’avais des excuses. La Sibylle remontait ses bas. C’était tout l’effet que ça lui faisait de plonger dans l’espace sans conditions.

— J’ai pas dit qu’il y avait pas d’conditions, dit le Prince qui essayait le trémolo dans un verre.

— Ouais, dis-je. Mais c’est des bonnes conditions.

— J’ai pas dit ça non plus !

— Merde !

— Faut qu’tu t’rappelles, Frank !

— Ça va pas recommencer !

La coiffeuse m’enfonça la première seringue dans le cul. Pas un sentiment sur son beau visage publicitaire. Elle s’appliquait en tirant la langue. Je giclais de l’autre côté.

— Qu’est-ce qui t’a dit, Bernie, avant de crever ? T’étais sur lui et il te parlait.

— J’étais sur lui pour lui masser le cœur et il disait rien d’autre que « Frank, tu me sauves ! ».

— C’est pas ce qu’on a entendu, Frank.

— Si vous avez entendu, ce dont je doute, pourquoi me faire ça, à moi !

Je m’adressais à la Sibylle. On s’aimait encore. On avait un gosse en cours. C’était du mental, mais on pouvait rêver.

— J’ai pas envie d’rêver, Frank. T’es naze !

— Vous voyez, mon cher Frankie ? constatait le Prince.

Je voyais pas. Je voyais pas ça. Je voyais que ça n’en finissait pas. Une aiguille m’enfila de travers. Je hurlais.

— C’est pour ton bien, dit la coiffeuse.

Il y avait une autre aiguille et je la voyais. Elle était assez grosse pour en cacher d’autre. Au bout, la seringue était agitée de secousses thermiques.

— Y perd ses ch’veux ! dit la coiffeuse.

— 50 cc ! Non ! 200 !

— Z’êtes pas bien !

— Il en mourra pas, allez !

— Mais l’irréversible, docteur ! L’irréversible !

— Il n’y a d’irréversible que le temps !

— Mais on est où alors ? m’écriai-je.

Le genre de questions qui met fin aux conversations les plus tenaces. On était où ? Dans le cul de John Cicada. C’était pas vraiment une nouvelle. Je m’y attendais depuis longtemps. Ses lunettes de soleil apparaissaient sur un écran. Il avait toujours agi sans laisser aux autres l’opportunité de voir ses yeux en lutte contre le soleil. Le type qui se tenait à contre-jour sur le seuil de la maison n’avait jamais eu de regard. On construit des enfances sur de pareilles absences.

— On reviendra plus s’il perd tout son sang, disait une voix qui semblait aspirer dans une paille.

 

J’étais dingue ou quoi ? En apesanteur, les liquides se mettent en boule, comme moi dans les conditions de l’enfermement. Qu’est-ce que je savais de plus de la colère ? La mort me touchait sans laisser de traces. Je voyais ce fragment de peau. Il était agité de gonflements noirs où la douleur exprimait ses causes. C’était une leçon. On m’approchait de la mort pour m’apprendre à lui résister. Je deviendrais l’armure de l’homme que j’étais. Ça chlinguait, mais c’était dans la joie.

— John ?

— J’écoute, patron.

— On va tenter une sortie pour réparer le bras.

— J’ouvre le sas. C’est fait. Sas en communication avec le vide.

En fait, j’avais pourri dans la fiction et elle envahissait mon agonie. Si j’avais su, je m’en serais tenu aux Fables de La Fontaine. Ou à celle des Hadits. J’aurais été un autre con, le même, mais sans la publicité de fiction massive.

— Ya pas comm’ le blouhouhouhouhouze !

Il chantait, le Prince. Il me transportait dans cet ailleurs qui n’est rien d’autre que le Paradis des musulmans. Comme quoi faut pas cracher sur le Coran. Ses rêves sont ceux que l’homme se souhaite. Ya rien de plus beau que ces descriptions. Je m’en gavais. Les bouddhistes disaient : t’as fait c’que t’as pu ; c’est pas réussi ; et bé tant pis ; ça s’ra pour un autre tour. Ah ! les religions. Ça promet et ça tient on s’demande comment. Le hic, c’est croire. C’est le moment d’être con ou moins con, mais dans quel sens ça se joue ? On saura jamais. Ça limite la science. Or, j’étais dans la science, au mauvais endroit et au mauvais moment de la science. L’Humanité se posait des questions et répondait par des actes.

Le prince m’enseignait ce genre de truc. J’étais perméable. La Sibylle appréciait. Elle s’en mettait jusque-là, du sperme. On finirait bien par être moins cons. L’existence n’avait plus de sens sans ce petit recul dans la pauvreté. On passait beaucoup de temps à mesurer la différence, mais c’était pas évident.

— On arrive, patron ! Saturne en vue optique !

C’est déjà difficile de devenir moins con que les autres, alors moins con qu’on a été, imagine ! C’est pourtant comme ça que ça se passe si on a un peu de cette intelligence qui se reproduit par héritage génétique ou hasard des répartitions systématiques. Un enfant, ça se jette comme un dé et ça tombe bien ou mal.

— On va toucher dans dix secondes, hurla John Cicada dans nos casques. Préparez-vous à la secousse !

La Sibylle me reconnaissait sans apprécier la différence.

— T’aimais bien les cramer, les SDF, non ? J’ai tout noté dans mon ebook.

— T’as pris des photos ?

— J’les ai piquées pendant mon stage chez les flics.

— C’est pas des photographes, les flics. Tous des cons !

— Mais t’es flic, Frankie !

— Je suis un pléonasme.

On n’allait pas se poser en douceur, avait prévenu John Cicada. J’attachais ma ceinture. Ça tournoyait dans ma tête, comme si les idées arrachaient la matière qui se recomposait sous l’effet d’autres idées qui n’étaient pas les miennes. Je voyais les bâtiments de la station expérimentale. On en était toujours à expérimenter. Y avait toujours une part d’incertitude dans l’expérience. On communiquait toujours par signes dès qu’on sortait des procédures, c’est-à-dire du boulot.

— Mes amis, prononça le type qui nous accueillait, c’est ici que s’arrête l’expérience et que commence l’aventure. Ya d’la place pour tout l’monde et pas de honte pour ceux qui vont renoncer quand j’aurais tout expliqué. Les uns partiront pour ne plus revenir et les autres reviendront sans espoir de repartir. C’est la vie. On est tous des cons. Et on saura jamais qui est plus con que l’autre. Et inversement. Moi-même, comme vous le voyez, je fais partie de cette catégorie de cons qui acceptent de ne pas revenir ni de partir tout simplement parce qu’il faut des cons pour encadrer cette activité à la con qui consiste à mettre des idées dans la tête des cons pour que l’expérience soit tentée. Me demandez pas pourquoi j’ai fait ce choix. On vous demandera rien sur votre propre choix ni sur les raisons, pour certains, d’abandonner à une distance du but que personne ici n’est en mesure d’apprécier sans se tromper. On est tous de la même race et on est tous des cons, même s’il est impossible de trouver un lien de cause à effet entre la race et la connerie, et vice versa. Je vous souhaite un bon séjour initiatique et j’espère que vous ferez tous le bon choix.

 

On descendait. Ça bougeait sous nos pieds. Ils avaient enfoui toute la mécanique et elle se signalait par ses frottements, ses rotations décalées, une infinité de défauts d’usinage qui alertait l’esprit alors que le corps ne se posait plus la question du bien-fondé de cette assise technologique directement construite sur le Savoir et la Science.

— J’y crois pas ! dit la Sibylle.

Elle y croyait. C’était le premier jour et tout le monde y croyait.

— T’as cramé des SDF ? me demanda un Arabe.

— C’est du passé.

— Moi j’explosais des Juifs et les traîtres qui vont avec.

— C’est pas pire.

— Ça aurait pu l’être si on m’avait pas arrêté.

On arriva presque tous ensemble dans un hall immense qui faisait penser à un hôtel espagnol. Ça grouillait dans les coursives. Et ça chatoyait dans les vitrines. J’en avais le vertige. La Sibylle s’accrochait à mon bras pendant que l’Arabe continuait de m’emmerder avec ses territoires et ses humiliations. Le Prince nous guidait vers le restaurant. La salle était déjà occupée par des voyageurs pressés. Je me distinguais par ma tranquillité.

— T’es pas pressé ? me dit l’Arabe.

— Je veux pas le paraître.

— Putain ! J’t’imite !

Il m’imitait. On aurait dit des jumeaux, l’un noir et l’autre blanc. La Sibylle appuyait sur des touches pour commander. Les plats arrivaient, alal, casher, allégé, sans sucre, sans fibre, avec. Le Monde nous précédait toujours. Je me demandais comment on meurt sur la route de l’infini où il faut compter sur les autres pour construire l’avenir.

— T’imites pas ma façon de manger !

— Putain ! C’est trop bon !

La Sibylle me souriait comme si j’étais incapable de comprendre. Elle avait ce désir de communiquer par la chair ce que j’avais aucune chance de comprendre avec les moyens de la conversation. C’est ça, l’amour : il en faut un pour aider l’autre.

— T’as pas d’femme(s), toi ?

— Ben Laden est arrivé après, putain !

Il y en a dont l’histoire contient dans une réplique et d’autres qui ne sont pas à leur place dans la conversation. D’autres encore, comme la Sibylle, font parler le silence et l’obscurité.

— J’verrai peut-être John Cicada, dis-je.

— Tu l’verras pas. C’est un mythe, me dit l’Arabe.

La Sibylle avait l’air désolé que j’apprisse la vérité de la bouche d’un Arabe qui était de la même race, mais légèrement plus con que moi. Mais cette différence de valeur me ravissait.

— Dans quoi tu couches si tu couches avec personne ?

— J’y couche pas !

Il observait mon petit cucul. La Sibylle m’avait parlé de Grenade. On était mignon à l’époque. Pas une ride. On sentait le bonbon à la fraise et au lait. Pourquoi revenait-elle de Grenade ?

 

Le type qui nous avait accueillis revint au micro. Le Prince l’accompagnait. Il revenait toujours, lui. John Cicada revenait aussi. Ils n’allaient pas plus loin que Saturne. Ils revenaient et recommençaient. C’était leur boulot, ces allers-retours entre la Terre et Saturne. Le voyage se poursuivait, pour ceux qui avaient choisi cette option sans retour, avec d’autres pilotes dont le nom était gardé secret, au moins le temps de ce séjour probatoire. La Sibylle revenait-elle ? Elle n’avait rien dit sur ce sujet délicat ? Et si je revenais, je revenais avec elle ? Si je choisissais de partir, me suivrait-elle ? J’étais dans l’angoisse et j’avais l’air d’un enfant parfaitement heureux de voyager avec les grands.

Ils amenèrent des tubes d’acier inoxydable sur la scène où se tenaient le Prince et le présentateur.

— Voilà à quoi ressembleront vos descendants, dit le présentateur. Je parle bien sûr des descendants de ceux qui choisiront de partir.

On vida le contenu des tubes sur la scène. Des vers s’agitaient sous nos yeux et on n’éprouvait rien d’humain à leur égard.

— On a procédé à des simulations en laboratoire, continua le présentateur. Et voilà ce qu’on a obtenu.

¡No me digas ! murmurai-je pour accompagner la grimace de K. K. Kronprintz qui était le seul à éprouver de la pitié pour ces êtres futurs.

 

J’étais pas vraiment émerveillé, mais Alice Qand le disait. Il agitait les vers avec un rayon vert qui sortait d’un gicleur en acier bronzé. Ça n’amusait pas la Sibylle. Elle se tenait à l’écart, regardant l’écran où l’espace ne signifiait plus rien pour elle.

— C’est pas des vers, dit Alice Qand. C’est des hommes.

— C’est une projection de ce que nous savons de l’homme qui ne revient plus, dit Kol Panglas.

— Nous ignorons ce qu’est devenue la langue, dit Alice Qand. Vous êtes émerveillé parce que vous savez que nos calculs sont justes.

— Vous n’avez aucune chance de le vérifier, Frank. Il vous reste…

— Cette information appartient à la première heure ! Rien ne dit que vous partirez, Frank.

Ça m’laissait perplexe, cette aventure de la reproduction de l’espèce dans des conditions qui n’avaient pas été prévues pour cette autre existence et ailleurs que sur la Terre. Les Grandes Révélations ne disaient rien de ce destin et les Martiens de Machu Picchu étaient en réalité des jardiniers en costume traditionnel à l’époque de la floraison de la courgette.

Ça m’laissait perplexe parce qu’Alice Qand n’avait pas la réputation d’être un bon présentateur, ce qui expliquait sa présence sur Saturne. Il avait fait fiasco dans un show qui avait connu les débuts de K. K. Kronprintz. Ça n’avait pas été plus loin que le premier million de dollars. Mais Alice Qand était, comme on dit, de bonne famille. Il avait décroché ce modique emploi de Présentateur du Voyage Cosmogonique suite à des malversations. Ses liens avec la Camora étaient connus de tous. Tous les employés de la Station de Lancement ou du Retour étaient des membres influents de la Camora, sauf ceux qui appartenaient corps et âme à l’Église de Rome, à la Présidence du Tibet, à la Mecque des Mecques et aux nombreuses Fraternités de la Protestation. Personnellement, j’étais Noir et adepte de l’Athéisme Binaire Computé. J’allais jamais aussi loin que la prière. Je m’arrêtais sur les seuils de nos Temples pour me demander si j’allais un jour y faire la Noce. La Sibylle préférait les gosses. Y avait pas d’religion pour ça, à part la Contraception.

— Vous êtes émerveillé, reprit Alice Qand, parce que vous savez que les calculs sont exacts et que CELA va arriver à l’espèce humaine.

— On se demande d’ailleurs si CELA n’est pas déjà arrivé.

— Le Temps ne serait que l’espace et l’Espace de l’homme !

J’en avais rien à foutre de toutes ces théories paradoxales bonnes pour amuser les mémés en mal d’historiettes. Ma grande queue prenait des précautions. J’avais pas l’intention de résoudre des paradoxes au lieu de me concentrer sur des énigmes. J’avais au moins appris une chose de la vie : l’idéal, c’est quand même l’orgasme.

— On va changer ça ! dit brusquement Kol Panglas.

— Ça peut pas durer, ajouta finement Alice Qand.

On avait un point commun, Alice et moi : la féminité : mais la ressemblance s’arrêtait là : il était marié et envoyait systématiquement ses enfants Voyager Cosmogoniquement dans un espace-temps que je soupçonnais d’être en réalité un Réseau de Projections Anticipées.

— Vous connaissez sa femme ?

— … ?

— Charmante.

L’équipe du BE bénéficiait d’un traitement de faveur contractuelle. On nous installa dans une suite somptueuse qui sentait la marjolaine et le poulet. Je disposais moi même d’une chambre exiguë et sans ouverture autre que le sas qui m’allait un peu juste. Ils avaient pensé au miroir. Une gentille attention qui leur valut un dithyrambe.

— Frank en compose quand le vent tourne, dit Kol Panglas en regardant sa montre.

Sous nos pieds, la « terre » frissonnait sans cesse. Je m’habituais pas à l’idée d’une énergie autre que tellurique à cet endroit de mon espace vital. Ça me rendait nerveux et inapte à la conversation. Pourtant, on débouchait les bouteilles avec un entrain qui réjouissait Kol Panglas. Alice Qand confiait des choses à son oreille exercée. En quoi consistait le jeu, je saurais pas le dire même maintenant que les choses ne sont plus ce qu’elles ont été.

— S’il vous arrive un jour de construire ce récit, Frank, n’oubliez pas les noms de personne et désignez chacun par cet unique nom.

 

Les Chinois avaient tenu leur promesse en tout cas. Ils me payaient le voyage en échange de quoi je parlerais. Mais je ne comprenais plus l’enjeu. J’avais le choix : le Voyage Cosmogonique : ou le retour à l’Institut. Je pouvais aussi rester si je trouvais du boulot.

— Tu peux faire les trois, me dit la Sibylle.

¡No me digas !

— J’en fais plein, de choses, moi !

— Des choses, oui, mais des VOYAGES !

Elle haussa ses fines épaules. Alice Qand nous observait sans rompre la conversation que Kol Panglas imposait à un auditoire de vers.

— Comment peut-il parler à des projections et être compris d’elles ? dit la Sibylle.

— Il me parle bien à moi, dis-je.

— On f’rait peut-être mieux de pas boire cette cochonnerie…

C’était vert comme du Pippermint. Ça m’faisait l’effet anesthésiant du Mescal, mais sans les visions prospectives.

— Ya pas d’eau sur cette planète, se plaignit la Sibylle.

On buvait quand même, parce que c’était bon. On avait un valet à notre service. C’était un type entre deux âges qui avait un air de Bernie. D’ailleurs il s’appelait Bernie.

— Non mais des fois ! s’écria la Sibylle. Il s’appelle Bernie ou c’est toi qui déconnes ?

Le valet s’interposa, doux et conciliant.

— Je ne suis pas Bernie, Madame, mais si ce jeune homme, qui pourrait être mon fils, souhaite me donner ce nom, j’accepte le baptême avec honneur et dignité.

Y m’gonflait ! Y prononçait « bapetème » comme s’il savait que ce vocable appartenait à mon enfance. Bernie n’avait jamais été mon père pour la simple et bonne raison qu’il avait jamais fricoté avec ma mère.

— Qu’est-ce qu t’en sais ? dit la Sibylle qui était née nulle part de parents inconnus.

— Ça doit être dur à porter, dit Bernie.

— C’est pas dur ! C’est con.

Alice Qand nous surveillait toujours, avec toujours plus de discrétion, comme si la compagnie des vers ne devait pas soupçonner son projet. C’était qui qu’elle regardait : la Sibylle ou moi ?

— Les parents n’exercent sur nous une influence que parce que la société leur délègue ce pouvoir, dit Bernie qui buvait dans nos verres.

Il avait souffert lui aussi. Ça f’sait trois.

— Vous avez pris une décision ? me demanda-t-il. Moi, j’ai fait le choix de rester : levé à six : douze heures de services rendus : douze heures à partager entre le sommeil réparateur et les jeux de rôles : un jour de repos mensuel consacré aux analyses médicales si j’obtiens à temps le rendez-vous. Moi, c’est l’oto-rhino-laryngologiste. Et vous ?

On pouvait répondre à la question si on avait l’intention de rester.

— On s’est pas encore décidé, dit la Sibylle.

— Vous êtes… zensemble ?

Il devenait complice de notre tragédie sentimentale. J’aurais bien parlé, moi, juste pour me faire du bien, mais la Sibylle n’aimait pas les confidences, ni les miennes ni celles des autres. En fait, c’était ça notre point de rupture : j’avais besoin des autres et elle s’en passait. Bernie comprit que c’était elle qui portait les pantalons. Il jetait des regards inquiets en direction d’Alice Qand qui continuait son discours aux vers probables. Je m’aperçus que les échanges de regards se multipliaient dans cette assemblée de privilégiés dont j’étais le seul à ne pas justifier de ses origines avec une chance d’erreur acceptable, comme c’était le cas de la Sibylle qui avait fini par trouver sa filiation. J’avais du sang des Vermort. J’en étais pas très sûr, à cause de l’encre effacée et des leçons du passé, mais ça tenait debout si on cherchait pas à dire le contraire. On m’chahutait rarement sur ce sujet délicat. Je réclamais rien, pas un titre, pas un lopin de terre, pas une maladie, rien. J’étais presque trop parfait à leurs yeux. Je me rendais pas bien compte de l’importance qu’ils accordaient à mes déclarations. J’étais truffé de micros. Ça me désespérait.

— Alice est restée elle aussi, déclara Bernie à qui on demandait pas QUI était resté, ni QUI revenait régulièrement pour tenter sa chance avant de ne plus avoir la force de secouer le gobelet, mais QUI était parti pour ne plus revenir.

— Alice est un mec, modifia la Sibylle.

— Là, je modifie moi aussi ! dit Bernie en secouant son torchon. La question n’est pas de ne pas revenir. On ne fuit pas. On n’échappe pas. On part et c’est le partir qui devient la poire d’angoisse !

— Ça promet ! fit la Sibylle.

— Pour moi, avouai-je, c’est pas clair.

— Ça le deviendra, dit Bernie qui n’avait jamais cherché qu’à encourager son vieil ami Frank le ripou.

— C’est pas un flic, il est pas pourri et vous n’êtes pas Bernie ! grogna la Sibylle qui perdait patience.

On discute pas longtemps avec elle. Ou alors il faut que ce soit très logique. Sinon elle finit par s’énerver. Elle tue quand elle s’énerve. Tu t’rappelles, Sibylle, nos conneries de jeunesse ? On était pas con.

 

Les vers se déplaçaient, élargissant le cercle de leur influence sur des voyageurs en cours de réflexion métaphysique. Je pouvais les voir de plus près. Une légère transparence trahissait leur nature photonique.

— Vous croyez ? s’inquiéta Kol Panglas qui venait de me demander si je regrettais pas d’être venu.

— C’est peut-être qu’une impression, m’excusai-je.

— Ça ne peut être que ça. Je les trouve bien réels, moi ! Pas vous ?

— N’y touche pas, me conseilla la Sibylle, et te laisse pas toucher.

C’était plus facile à dire qu’à faire ! Il doit bien arriver un moment où on peut plus résister à l’envie d’y toucher, en leur serrant la main par exemple, comme on fait quand on est éduqué à la manière forte…

— Zont pas d’mains, Frank.

— Qu’est-ce que je serre alors ?

J’avais toujours un temps d’avance sur la connerie des autres. Mais un autre con me contestait la primeur d’un attouchement qui venait de bouleverser ma conception du Monde. Il rouspétait dans les marges, tournoyant comme un singe qui retrouve sa banane dans la patte d’un autre singe. Un singe de trop dans un raisonnement antigène. Le ver me parlait, mais à cause de cet autre con qui était plus con que moi d’une fraction de seconde, j’entendais pas. Une aiguille nous traversa.

— J’aime pas cette méthode, Frank, me dit Kol Panglas qui retenait ma chute à la hauteur des yeux, mais j’en ai pas d’autres.

— Ce que vous voyez, Frank, c’est de la Réalité Future. Je suis votre descendant, Frank. Vous finirez par lui faire un gosse qui ne demandera pas mieux que de se reproduire parce que c’est un bon prétexte pour baiser.

— Vous l’entendez maintenant, Frank ?

Kol agitait les boutons de sa console. Je fis oui de la tête, comme si j’étais d’accord avec cette souffrance toute nouvelle pour moi.

— Je suis désolé, dis-je à la Sibylle. Vraiment !

— C’est pas elle ! confirma le ver.

La Sibylle me souriait comme si elle avait toujours su. J’étais le dernier à apprendre la nouvelle. Y avait pas d’mal à ça, mais ça m’en fichait un coup ! J’étais à l’origine d’un gosse ! Il existait peut-être déjà. J’ferai comment pour avoir un gosse maintenant que cette idée de ver prenait consistance ?

— Ça vous la coupera pas, Frank.

— Je pars pas !

Là encore, j’avais un temps d’avance, que je vous laisse mesurer en tenant compte qu’on avait trois jours pour y penser.

— Vous partez pas ? couina le ver. Et moi ? Mon existence ? Mon paradoxe enfantin ?

Les autres vers le rejoignirent. Ils s’activaient.

— Y veut plus partir, expliquait ma projection sidérale.

— C’est de l’Avortement ! s’écria cette fraternité de l’impossible possible.

Ils me cernaient. J’avais l’habitude de ce genre d’encerclement. On m’avait condamné à mort une fois et j’avais pas résisté à mes bourreaux. Je m’en étais tenu à la dignité.

— Tu parles ! dit un ver. Toi, Frank Chercos ! Pas une goutte d’urine ! Rien que du métal, le Frank ! Et du lourd ! Tu charries, mec !

— C’était peut-être pas moi, mais j’y étais !

— Ah ! Ça, c’est pas faux.

Encore une chose que j’ignorais. Un détail sinistre. À cette allure, je serais expliqué avant de mourir. Je laisserais une œuvre. Ça n’est pas donné à tout le monde.

— Alors, te plains pas, Frank !

— Je me plains pas ! Je réponds à ces messieurs.

— Moi, c’est Madame. Elle aussi. Ça s’voit pas ?

— Non ! ÇA se voit pas !

Un homme, une femme. Un ver, un ver ! Le futur est hermaphrodite ou n’est pas ! Non mais c’est qui qui choisit avant que ça soit clair ?

— Fankie choisi avant les autes, dit Wang Wang.

— Lui Kon, pas Fankie, dit Mohammed.

— Daco ! Lui Kon, técon.

Y avait du monde. On était tous des invités à choisir avant qu’il soit trop tard.

— Il a au moins compris quelque chose, dit Kol. 100cc.

Je touchais les vers comme si j’y croyais pas, d’être venu malgré la technologie chinoise et les menaces de confusion des genres. Ça me rendait heureux. Ils me communiquaient leurs souvenirs et des fois nos deux enfants se croisaient comme des plans sécants. Notre ligne commune disparaissait avec la lumière dans un infini de possibilités. La Sibylle recommençait chaque fois que j’avais un doute sur les thérapies cognitives et comportementales.

— Donc, dit René Descartes, tu pars pas.

— Je pars pas !

Je voulais dire que je partais pas avec les autres et que je revenais avec les uns.

— Tu peux aussi rester.

— Je reste pas non plus ! Donc…

— …donc ?

— Je reviens.

Je revenais chez les Chinois. J’allais pas chez les vers par l’intermédiaire de la la descendance. Et je restais pas avec Bernie qui se souvenait pas d’avoir été Bernie. Il n’avait retenu que son nom. Sally y avait été fort.

— Quand j’y vais, dit-elle, j’fais pas semblant d’y aller, moi !

— Où tu vas ?

— Où tu vas pas !

La Sibylle jouait avec mes dés. J’avais l’gobelet facile.

— Kitétitoa ? me demanda un ver.

— Frankie Braquemart.

— C’est pas toi que je cherche. Le mien y lavait normal.

— Et pourquoi qu’y lavait Norman ?

— Parce que Norman était sale. Moi aussi j’suis sale. J’ai des excuses génétiques.

Il avait le cul crotté comme un nouveau-né.

— Je suis un nouveau-né.

— Ça parle pas, les nouveau-nés.

— Sauf si je dis !

— Pourquoi jeudi ?

— Parce que je suis né un jeudi.

— Keutudi !

J’pouvais pas rester dans ces conditions du dialogue interhumain. Je rendis une petite visite au Prince qui m’attendait.

— J’attends pas, rectifia-t-il. Je savoure.

Je m’posais sur la coiffeuse. J’étais pas à l’aise avec ce miroir dans le dos.

— Tu t’es fais les ongles ? demandai-je pour dire quelque chose en rapport avec ma visite.

— ELLE me fait les ongles. Si j’les faisais, j’aurais bobo !

— Qu’est-ce qui m’amène ?

— La question du choix, comme tous les ploucs qui se posent trop de questions.

— Je s’rais un plouc si j’en posais pas.

— T’es un plouc que t’en poses ou pas !

C’était pas facile, il en convenait. Lui, il avait choisi d’être un artiste.

— J’ai eu du pot, convenait-il. Mais je bosse !

Moi aussi je bossais, mais sans succès. J’étais venu demander un conseil à un type exceptionnel à qui on demanderait pas de choisir.

— Yen a, dit-il, et j’en suis.

Il secoua sa grosse tête noire et crépue.

— J’sais jamais quoi dire, dit-il. C’est tous les jours qu’on me demande de choisir à la place de ces pauvres créatures qu’auraient pas dû naître. Mais elles sont nées et il faut choisir. J’sais vraiment pas c’qu’il faut leur dire !

— Chante, Kronprintz, chante !

— Ah ! le blouhouhouhou-ze !

J’étais pas fier. J’avais choisi de revenir dans la merde alors qu’on me proposait de jouer encore. J’avais cette possibilité de devenir un gossadulte et d’avoir une descendance de verhumains.

— Tu peux rester, dit le Prince. Ah ! le blouhouhouhou-ze !

— J’ai peur de rester.

— Alors joue ton destin aux dés !

— Ma queue rentre pas dans le gobelet.

— Mais le gobelet rentre dans ta queue !

Il m’exaspérait, le Prince, avec ses solutions à tout. Il voulait me faire avaler la pharmacopée universelle pour que je risque plus rien, à part les effets des combinaisons chimiques possibles. J’avais l’intention de donner mes organes, moi !

— Tu donneras rien, Frank, si tu reviens.

— Je parlerais !

— Ah ! le blouhouhouhou-ze !

— Le monde s’infantilisera !

— On est tous de la même race !

— Vive le Lombric Universel !

On n’était pas frais. À peine dix minutes de conversation intelligente et on sombrait dans l’éthylisme passager.

— Sans les femmes, dit le Prince qui me trouvait confortable vu du cul, y aurait pas d’avenir. Et sans l’homme non plus !

— Le ver est l’avenir de l’homme !

On était pas mal parti. Bernie nous apporta un complément multiplicateur d’effet. Il savait pas comment ça s’appelait, mais tout le monde en demandait.

— Bernie ! Je t’ai ressuscité !

Ça l’faisait peut-être chier d’avoir une chance de plus. Il m’avait rien demandé lui non plus. J’agissais d’office. Un défaut d’fabrication que mes amis me pardonnent.

— Je ne sais pas si je peux vous tutoyer, dit Bernie qui avait vraiment l’air de pas l’savoir.

— T’as perdu l’habitude en Enfer ?

— Ça oui ! Ce fut… infernal. Je vous remercie…

— Tu teme remercies !

— Oui ! Tutu ! C’est pas facile.

— La mort inspire le voussoiement. Une fois mort, on voussoie tout.

— Onvoussoitou ?

— Tu l’as dit !

Bernie se joignit. Il tutoyait mal, comme s’il avait un cheveu sur la langue et que ça l’occupait alors qu’il avait besoin de glander avec ses potes.

— J’glande rarement, confessa-t-il. 12-12. Tu bosses douze heures / tu prends des trucs pour dormir les douze autres.

— C’est ça l’Enfer ? exultai-je.

— C’est l’Enfer ou les Hyènes !

Je frémis à cette évocation réaliste. Le Prince modéra mes impressions :

— Faut pas exagérer, dit-il. On vit tous dans la merde. Même le Dalaï-Lama vit dans la merde.

— Ouais mais avec lui on fait pas d’distinction, tandis que moi on m’reconnaît tout d’suite !

— Faut pas avoir honte, Ya qu’des sots métiers.

— Ouais mais yen a qui gagnent assez pour ne pas se sentir idiots !

— Yen même des ceusses qui te payent une misère sous prétexte que t’es dans la merde !

— Quand on boit, faut boire ! criai-je à la sentinelle qui nous observait derrière le hublot.

Ma canette s’écrasa sur sa gueule d’enfoiré de merde au service des veinards. Il devait se sentir un peu veinard lui aussi.

— Mais alors juste un peu, hein connard ?

Il me fit signe qu’il comprenait pas.

— Ici, Frank, dit le Prince sur un ton didactique, les livreurs de pizza sont vraiment des livreurs de pizza. Tu peux pas les confondre avec des agents du BE.

— On partage ! s’écria Bernie qui préférait le « on » au « nous » pour des questions de style que j’ai pas compris tellement c’était simple.

J’ouvris le hublot.

— C’est pas un hublot, M’sieur, me confirma le livreur. J’ai l’habitude.

Un mec obscur. Yen a pas d’autres pour livrer des pizzas à trois soiffards à deux heures du mat’.

— C’est pas en compliquant les choses que tu deviendras Noir, lui enseignai-je.

— J’fais des études, M’sieur. Je révise tout l’temps.

— Tu vois qu’on est pas obligé de faire ce qu’on veut pas, fis-je remarquer à Bernie.

— T’étais en Enfer ? demanda-t-il au livreur qui était trop jeune pour avoir connu la vie de couple.

— Pas vraiment, M’sieur. Mes parents sont partis sans moi.

— Putain ! C’est possible ! m’exclamai-je au milieu d’une bouchée que le Prince rattrapa au vol dans ses lèvres lippues.

J’offris un siège au livreur. Il avait des choses à m’apprendre, ce blanc-bec.

— T’avais des parents qu’tu connaissais ?

— Si c’est pas l’Enfer, ça ! gloussa Bernie.

— On s’connaissait tout les quatres, M’sieur.

— Quatre ? T’avais trois parents ?

— Le vieux, la vieille, ma sœur et moi. Ça fait quatre.

— On voit qu’t’as fait des études, mec, chantonna le Prince.

Il rayonnait, l’étudiant. Et il bouffait nos pizzas avec un appétit de pauvre, ne refusant pas de les arroser comme il faut.

— C’est-y toé ou eusse qu’on prit la décision ?

— C’est moé. Mais officiellement, c’est eux. Sinon « ils » me sucrent la Bourse.

— LA Bourse, Bernie, pas les bourses !

Le Prince reconnaissait que l’existence est le fruit d’une accumulation de tellement de choses qu’on peut pas raconter ça sans passer pour un emmerdeur. Dans ses chansons, il simplifiait à mort. Il tranchait dans le vif et dans le mortel. Ça plaisait parce que ça parlait au lieu de discourir.

— T’étudies la connerie ? demandai-je à l’étudiant.

— Comme vous dites, M’sieur !

Il allait pas chercher la contradiction juste histoire d’avoir raison, le séminariste. Il bouffait nos parts après les avoir trempées dans nos verres. Du sans-gêne et de la souplesse d’esprit, il en faut pas plus pour devenir parfaitement socialisé.

— Ya des foies qu’j’ai mal aux fois, dit Bernie en clignant avec mon œil.

— Qui te dit qu’il étudie la médecine, cet ami des amis.

L’étudiant pouffa. Il pointa son pouce vers le bas. Il était pas plus intelligent que moi. Ça m’rassurait, au fond. J’aurais pas apprécié la distance.

— J’étudie comment on nettoie les choses que les gens salissent, nous expliqua-t-il. Ça en fait, des choses !

On les voyait, les choses. On les voyait sales et on se voyait les salissant sans se préoccuper de pour qui on passait. Ce mec, lui, passait derrière. Et ça redevenait propre comme si rien ne s’était passé. Il nettoyait à la peinture. C’était plus facile, parce que le chiffon, hein ?

— Ouais, l’chiffon ! fit Bernie que ces palabres rendaient perplexe.

— Ya des perplexités qui en disent long sur ce qu’on perd comme temps à accepter des exigences qui réduisent l’être à la dépendance.

— J’arrête pas d’perplexer, dit l’étudiant. Ça m’rend marteau.

— Et en plus, on s’frappe ! regretta Bernie.

— Les salauds ! fis-je entre les dents que j’ai pas intérêt à serrer si j’veux les conserver encore pour les usages alimentaires.

Il parlait pas d’sa sœur. Il disait pas pourquoi on l’avait éloigné d’elle. Ça l’faisait marrer qu’on sache pas. Bernie avait accès aux fichiers. Si j’voulais savoir, on s’rait deux. J’voulais pas savoir. J’voulais revenir.

— On peut ? demanda l’étudiant qui savait pas qu’on pouvait si on avait encore un peu d’intelligence pour pas passer pour un Kontotal.

— On peut si on veut, rectifia le Prince. Moi, je vais et je viens. Je fais ce que je veux et c’qu’on m’demande. C’est pas compliqué, comme existence.

— Peinard, quoi ! compléta Bernie qui savait qu’on pouvait vouloir sans jamais obtenir le visa de retour.

Il me regarda dans les yeux comme si c’était écrit dedans, ce que j’allais y répondre à sa question de merde :

— Tu l’as, l’visa ?

— Dans l’cul ! fit l’étudiant.

Il en avait pas. Bernie n’en avait non plus. Et le Prince s’en passait. Quid de Frankie qui n’en savait pas plus. J’envisageais le séjour définitif sur Saturne comme un châtiment. Ça m’revenait, des fois, les péripéties qui servaient de faits probants à mon jugement en attente.

— T’es en attente ? s’étonnait l’étudiant comme si ça s’voyait pas.

Il attendait rien, lui, qui l’empêchât de revenir à la case départ. Bernie était empêché par autre chose, notamment par la mort et par Sally qui pouvait toujours recommencer deux fois ce qui lui avait réussi une fois. J’avais encore deux jours et des poussières pour prendre une décision qui conditionnerait tout le reste de mon existence.

— C’est c’qui arrive quand il en reste, dit Bernie à l’étudiant.

 

On était dans les gros calculs, les calculs de masse, les calculs qui nécessitent toute la capacité du cerveau à se mordre la langue avant de la donner au chat. On buvait plus, on dévalisait.

— Ah ! Si la Sibylle était là ! m’écriai-je.

Ça pouvait paraître obscur, comme invocation. L’étudiant examina lui aussi le fond de mon œil. On a du succès où on peut.

— Tu connais la Sibylle ? régurgita-t-il.

— Si j’la connais ?

— Tu connais ma mère ?

— J’l’ai connue après !

Ya pas comme les excuses avant les reproches. Ça m’sauve rarement des coups mortels, mais j’essaie toujours, des fois que je touche la fibre et non pas le cœur. Il avait envie d’me frapper au visage comme si je lui ressemblais.

— Oh ! Le paradoxe ! répéta-t-il plusieurs fois au cas où qu’on aurait pas compris.

D’après lui, j’étais son père conçu en dehors du mariage et il était le fils qu’on avait abandonné sur Saturne sans espoir de retour ni possibilité de reproduction dans le futur. En résumé, la Sibylle m’avait fait un enfant dans le dos et elle avait filé avec un époux légitime qui pouvait plus être moi, provoquant cette rencontre inattendue de ma part entre deux êtres qui avait un patrimoine en commun : des gènes. C’était pas grand-chose et ça me disait rien, mais on allait plus où on voulait aller, ni lui ni moi.

— Si tu me tues, me dit ce fils ingrat, ton ADN sera trouvé dans mes restes et t’auras des emmerdes comme t’en as jamais eus.

— Déprécie pas, dit Bernie à ce morveux. Frankie à le sens des emmerdes et la forme pour y faire face. Pas vrai, Frankie ?

Il exagérait un peu, le Bernie. Pour moi, les emmerdes n’avaient pas d’sens et je faisais plutôt face à ma faiblesse question forme. Le Prince nous observait, occupé sans doute à transmettre la nouvelle sur les réseaux. Il éprouvait tellement de plaisir qu’il en avait mal au métal.

— On va passer le restant de nos jours à poser les mauvaises questions, dit tristement Bernie. Par exemple : j’peux avoir un visa en échange de cette noix de beurre normand ?

— Zavez pas aut’chose de moins sensible à la température ambiante ?

— Ta gueule, Bernie ! JE RÉFLÉCHIS.

Je réfléchissais pas vraiment. C’est douloureux et j’ai pas l’habitude. Je suis un adepte des solutions toute faites. J’avais résolu le paradoxe de la figue dans mon enfance. Mais c’était bien le seul.

— De la figue ?

— Une figue joue avec un âne. La figue mange l’âne.

— Ah ! Ouais ?

— Parce que l’âne, c’est toi ! On peut faire la même chose avec une pomme et un cochon. À un détail près.

— … ?

— Le cochon, c’est moi !

Comme si on était venu pour rigoler. La filiation, on est bien obligé de l’accepter quand ça vient de haut. Bernie n’avait rien trouvé à redire quand il s’est agi pour lui de s’appeler Beurnieux. J’aurais fait la même chose, mais j’ai pas eu l’occasion. Tékitoa ?

— J’m’appelle Frank, révéla l’étudiant livreur de pizza.

— Frank Cicada ?

— Tout juste !

Qui était Anaïs ? Je m’énervais peut-être pour rien, mais j’avais la curiosité en travers de la gorge. Frank me suivit dans le dédale de la Station Intermédiaire. J’aurais dû écrire Frank (Cicada) me suivit dans le dédale de la Station Intermédiaire, mais j’peux pas. Je l’ai là, le Frank !

— On a les mêmes initiales, dit-il comme si c’était évident.

Bernie trottait derrière nous, comptant les perles de son chapelet d’une main et me proposant un 38 de l’autre.

— On n’est pas givré, priait-il. On n’est pas givré. Seigneur !

 

John Cicada logeait dans la chambre 1954 en attendant de reprendre les commandes de la navette. Il ne parut pas surpris de me voir en compagnie de Frank (mmmmm…). C’est c’qui arrive aux manipulateurs. Ils finissent toujours par se retrouver en face des manipulés. La Sibylle ne vit aucun inconvénient à participer aux débats. Elle s’installa dans un sofa.

— Vous n’êtes jamais partis ! hurlai-je comme si la vérité en éprouvait le besoin.

— Où est ma sœur ? grogna Frank (mmmmm…).

Une réponse, une question. Ça changera pas le Monde, mais ça soulage. John Cicada jeta un œil triste sur le tableau. La Sibylle jouait avec des perles de verre prisonnière d’un échanson. La bouteille de Bourgogne gisait dans un torchon. Deux verres témoignaient d’une complicité que je peux maintenant qualifier de sexuelle. On entendait la voix du Prince quelque part dans ce capharnaüm. J’arrivais au bout d’un effort, je mesurais mon impuissance à changer les faits, je n’avais rien à donner en échange d’un mensonge pieux. Il y avait trop de Réalité dans le champ du possible. Je m’effondrai aux pieds de la Sibylle et je les baisais avec une ferveur de psychopathe sexuel. Je ne souhaitais pas qu’on en parlât.

— Gaston Leroux, c’est les points de suspension. Frank Chercos, c’est l’imparfait du subjonctif en italique, expliqua Kol Panglas au carabin qui m’auscultait.

— Mohammed Wang n’a jamais étudié la médecine, dit Bernie dans l’oreille de ce fils qui soufflait dans la trompette de ma renommée. En plus, j’suis pas sûr qu’tu sois un garçon.

— Je suis la sœur ?

— Regarde dans ta culotte au lieu d’étudier des conneries.

Mohammed Wang se dressa dans l’ombre qui m’environnait. Kol attendait le verdict.

— C’est des types qui savent jamais qui est qui, dit-il en préambule à mon autodéfense. Vous en faites pas. J’ai c’qu’il faut pour le soigner.

— Des plantes et des aiguilles, tu parles d’une médecine !

Je pouvais dire n’importe quoi pourvu que rien ne transparût de cette vérité ordinaire où le cul est la seule explication valable. « Ils » ont vite fait de tracer le graphe des relations et de vous impliquer dans la résolution de l’énigme. Quelquefois, « ils » vous font croire que vous avez de l’importance et que vous finirez par comprendre aussi bien qu’eux. « Ils » vous à-coq-pinent. Vous ressentez la soulagement recherché depuis toujours. Ça remonte à l’enfance. C’était déjà très compliqué. C’était souvent trop clair. Le Monde ne construisait pas avec des fragments, mais avec des essais. Plus rien ne pouvait changer. Et ça ne se compliquerait pas non plus. Ça deviendrait même plus facile à dire, avec le temps qui n’est pas du temps, mais de l’attente. J’étais là, recroquevillé aux pieds de la femme que j’avais toujours aimée et que j’avais pensé aimer toujours. John Cicada laissait ses lèvres trembler et me regardait comme s’il n’était pas possible d’éprouver à mon sujet autre chose que de la compassion.

— Pourquoi avez-vous abandonné mon fils, John ! implorai-je sans honte.

Sa bouche laissa échapper un gémissement qui m’alla droit au cœur.

 

J’avais le choix, bien sûr. Mais si je m’exprimais, on me démontrerait comment et pourquoi je choisissais mal. En pleine maturité mentale, je subissais la pression cognitive qu’on applique à l’enfant pour lui faire croire que l’adolescence existe et qu’il va tirer profit de cette longue initiation pour devenir un individu et un citoyen. « Ils » recommençaient.

— Te bile pas, dit la Sibylle. Frankie est un bon garçon. Il est bien entouré.

Je voyais le visage morose de John Cicada qui n’approchait pas plus loin que le tapis de la porte d’entrée. Il s’apprêtait à ramener la navette à Cap Canaveral avec les pistonnés qui voyageaient aux frais de la princesse, comme si ces allers-retours pouvaient constituer les étapes d’un voyage digne de l’homme que j’étais.

— C’est donc une sœur qui voyage vers l’infini ? demandais-je sans cesse tandis qu’on me nourrissait.

— Ouais, avouait la Sibylle.

— Mais c’est pas ma sœur ?

— C’est la sœur de Frank.

Deux hommes, une femme. Le père s’était croisé avec MA femme pour créer LA sœur de Frankie. Et Frankie se désespérait parce qu’il avait hérité de MA connerie et de MON infortune. Il méritait mieux que de livrer des pizzas dans une station intermédiaire. Mais son petit patapouf de papa n’y pouvait rien. Il était obsédé par la question du choix. S’il avait su, papa Frankie, il s’rait pas venu rien que pour emmerder les Chinois. Qu’est-ce qu’ils me voulaient les Chinois ? Que je leur parlasse de quoi ? Je savais rien. Rien de rien. Et en plus l’existence se plaisait à brouiller les pistes. J’pouvais continuer à enquêter sur les autres pendant qu’on enquêtait sur moi-même. Les interférences risquaient de dénaturer un récit en trois temps : scène du crime / enquête sur le terrain / raisons du crime.

— T’embarqueras au prochain, dit la Sibylle parce que j’étais pas assez frais pour revenir par l’immédiat.

Fallait que j’me fasse à l’idée de cette espèce de sursis. Ça me donnait le temps, d’après elle, de créer le lien avec Frank qui était notre fils à tous les deux.

— C’est la vie, dit-elle. John me donnait une fille et tu n’aurais pas accepté ce fils parce que je te quittais. Tu comprends ?

— Je comprends !

— Qu’est-ce que tu comprends pas ?

— Je comprends que vous ayez éloigné le fils de Frank Chercos. Je comprends pas pourquoi vous avez expédié la fille de John Cicada dans l’espace infini. Vous n’avez plus d’enfants !

— C’est John qui prend les décisions. Tu lui parleras.

 

John Cicada, le héros de l’espace qui pilotait des navettes entre la Terre Natale et la Station Intermédiaire, John Cicada était en réalité un pauvre type qui se débarrassait des enfants de la Sibylle parce qu’il était stérile. Qui était le véritable père de la sœur de Frankie ? À mon avis, si cette sœur avait été expédiée dans l’Infini Éternel, il était question d’un père de la plus haute importance, tandis que le fils de Frank Chercos n’avait aucune espèce d’importance dans cette tragicomédie du bonheur orchestrée par Gor Ur. J’comprenais pas tout, mais je comprenais.

— Y avait tellement de gosses illégitimes, dans cette Nouvelle Société de l’Homme Libre, qu’on s’en débarrassait quand ils posaient le problème de la filiation biologique. « Ils » faisaient deux lots : ceux dont le père était un minable étaient expédiés dans une Station Intermédiaire où on leur trouvait du boulot ; ils mouraient de maladies tellement courtes que des fois on se posait la question de l’assassinat ; d’où la présence du plus fin limier de la Police Nationale sur les lieux : Frank Chercos : : les autres avaient un père impliqué par filiation légitime dans les affaires du Monde ; ces gosses ne pouvaient exister ; on les expédiait avec un couple chargé de les éduquer jusqu’à ce qu’ils soient capables d’en faire autant ; personne ne revenait ; Fabrice et Constance de Vermort avaient été condamnés à la Peine d’Infini et la sœur de Frankie figurait sur la liste de leur Voyage. Voilà toute mon histoire.

Le type qui me racontait ça était crédible.

— Quel était le crime commis par Fabrice et Constance de Vermort ?

J’y croyais. J’y croyais dur comme fer. On me changeait de position, mais ça servait à rien, je continuais d’y penser sans me laisser embobiner par leurs promesses. Bernie m’apportait les récompenses. J’appuyais sur les tirettes au lieu de les pousser. Il était désespéré.

— Ah ! le bon vieux temps où c’est qu’on était heureux d’siroter en attendant qu’ça passe ! T’étais un sacré siroteur, Frankie !

— Voilà où ça mène.

J’étais pas le type le plus joyeux de l’équipée, mais j’avais mon mot à dire. Fallait commencer par tempérer le discours que Bernie adressait aux nouveaux arrivants, ceux à qui on proposait LE choix et ceux qui étaient condamnés à la Peine d’Infini ou à la Réclusion Intermédiaire comme il semblait que ce fût mon cas.

— Mais non, Frank ! T’es pas condamné. T’es en observation.

— Comment vous expliquez la pompe à colocaïne ?

— On l’explique pas, Frank !

— Ramenez-moi à la maison !

Même chez les Chinois qui ont le sens du confort et du plaisir, mes deux thèmes préférés. On avait passé de bonnes soirées, Chang Wang et moi, du temps où j’enquêtais sur la pêche à l’anguille.

— Qui était Chang Wang ?

— Un bâtard de John Cicada. Il a eu moins de chance que moi. Il sait même pas ce qui lui est arrivé. Il est revenu avec des dettes.

— 200 cc !

Bernie confectionnait les canapés. Il y avait toujours un raisin sec au milieu. Je l’écartais avec le bout de mes dents et il fallait qu’il chût quelque part sous la table où les chats se le disputaient. On mangeait en rond. La table aussi était ronde. J’étais rond en principe. On n’arrêtait pas de tourner.

— Quand comptez-vous commencer l’enquête ? me demandait impatiemment K. K. Kronprintz qui ne passait pas les vacances qu’il avait espéré passer avec des filles qui ne me ressemblaient pas.

Bernie maintenait les verres à un bon niveau de conversation.

— De quelle enquête parlez-vous, ô Prince du blues et de la salsa ?

— On n’envoie pas les criminels dans l’Infini sans qu’on sache pourquoi, nous, les enfants du Peuple. Or, on nous a rien expliqué. Cette entorse nous ramène en des temps de combats où il fallait se reproduire intensément si on voulait pas se laisser vaincre par leur pouvoir de multiplier le fric à la même vitesse. J’ai chanté ça à l’époque. Chez Alice Qand. Elle s’en souvient comme si c’était hier.

— Alice Qand est un homme. J’ai couché avec elle par erreur.

— Ne changez pas de sujet, Frank. Quel était le crime commis par les Vermort ?

— Qui est le père de… de… ?

— Vous ignorez jusqu’à son prénom, Frank.

— Je peux l’imaginer ! On rétablira la vérité a posteriori.

— Je vous paye pas pour ça !

Le Prince me donna un maravédis. J’en avais plein. Ça valait rien en face de l’eurodollar. Mais j’en avais tellement que j’en rêvais toutes les nuits.

— J’en ai marre de nourrir des inutiles ! s’écria le Prince qui me nourrissait inutilement.

Il boxa un coussin qui s’agitait sous les fesses d’une nymphe.

— Faut que Frank se soigne, dit Bernie qui était aussi mon avocat dans les bonnes occasions de se remplir les poches. L’es malade, ô mon Prince ! C’est pas un maravédis qui l’guérira de cette maudite bactérie intransmissible !

— Ça va ! fit le Prince dont les doigts frottaient la chair anale de la nymphe qui levait la jambe parce que je tirais sur le fil.

Il projeta un film porno qui était en réalité un documentaire engagé sur les activités de Gor Ur dans le Monde et l’Intermonde. On savait rien de son action sur l’Infini, sauf qu’il en avait une et que ça expliquait sa supériorité dans les combats. Le prince répondait à toutes ses demandes uniquement parce que c’était surpayé. Sinon, il n’aurait pas accepté de se produire pour cette secte qui empochait 10 % des gains. Y avait que Frankie qui gagnait rien, parce qu’il savait pas jouer.

— Un ennemi est aussi un partenaire, m’expliquait Bernie. C’est pas une partie d’échec avec des blancs et des noirs. Ce que tu gagnes, c’est dans l’action. Au passage ! Tu peux pas espérer vaincre l’inventeur de ce jeu, Gor Ur lui-même.

— Sissa, fils du Brahmine Dahir, a survécu à son insolence !

— Tu parles ! fit le Prince.

Alice Qand s’amena sur ces entrefaites. Il apportait des nouvelles.

— « Ils » embarquent les Vermort pour la punition, dit-il en acceptant un verre.

— Ah, bon ? J’croyais que c’était déjà fait !

— C’est toujours ce qu’on croit, Frank et ça recommence !

— Elle vous attend sur le ponton d’embarquement, Frank.

Sidération ! Je m’précipitais. Dans le couloir, personne savait de quoi je parlais. On m’indiquait le Syndicat d’Initiative. Les plans proposaient des solutions de sauvetage in extremis. Je me mis à glisser. Enfin, quelqu’un me renseigna :

— L’embarquement est en cours. Pour combien de temps, je l’ignore.

J’arrivais dans la zone des départs. Pas un chat dans le hall d’attente. J’aperçus un homme en arme qui ne savait pas lui non plus. Qui savait ?

— Je vous l’dirais si je savais, M’sieur l’Intendant.

J’étais Intendant ou je lui ressemblais. C’était pas l’moment de déconner.

— Y marche, ce truc ?

Je désignais le portail de sécurité. Savait pas non plus. Personne sait !

— C’est que j’y comprends rien, M’sieur l’Intendant.

— On peut savoir et rien comprendre !

— Oui, M’sieur ! J’y f’rai gaffe la prochaine fois !

— Et ça, c’est quoi ?

Un sas. J’actionnai la manette d’urgence.

— Va y avoir du monde pour vous demander des explications valables, M’sieur !

— Pas l’temps !

Je sautai là-dedans sans savoir ce que c’était. Le vide. Un contretemps. L’anticorps. J’allais savoir et ça me rendait insensible à l’horreur de la situation.

— Vous voulez me parler ?

— Vous savez, les paranoïas dépressives, c’est pas bien grave. On vit très bien avec. Prenons un exemple, si vous le voulez bien…

— On peut poser des questions avant ?

Une petite voix frottait ses lèvres contre les miennes.

— On m’a dit que vous vouliez me parler.

— Vous ne partez pas ?

Le visage était celui d’une petite fille en âge de se marier selon la Loi iranienne. Elle s’approchait à cause du bruit des moteurs. On n’avait pas l’temps de tout se dire.

— Il va te violer, petite ! Ne pars pas ! Elle est sa complice. Tu peux ne pas partir. Reste. Le Prince est prêt à financer l’opération.

Les moteurs rugissaient autour de nous. On procédait à plusieurs tirs dans des directions qui ne changeaient rien à la nature du voyage.

— T’es en voyage intermédiaire ? me demanda la petite fille.

— Je suis Frank Chercos, le célèbre…

— J’entends pas, mec !

— Coupez les moteurs, qui que vous soyez !

Elle s’accrochait à sa robe. Le vent tournoyait, entrecoupé de matière. Je trouvais pas les mots. Il fallait qu’elle sache. J’étais si prêt du but !

— M’sieur l’Intendant ! M’sieur l’Intendant ! criait le garde. Vous vous êtes fait mal ?

— Vous vous êtes fait mal ? me demanda la petite fille.

Elle pouvait appuyer dessus si c’était ce qu’elle voulait, que j’en souffrisse. Le garde se mélangea à nous. J’étais peut-être en train de lutter. Je sentais ses cheveux dans ma main. L’autre main serrait la gorge du garde qui bavait sur mon visage sans expression. Les yeux de la fillette me le disait. J’avais pas d’expression. J’avais même pas mal.

 — C’est l’heure, Frank. Lâchez-la !

« Ils » ont vite fait de vous attacher et de préparer votre corps à se séparer de vous. Les moteurs arrachaient cette réalité finissant dans la promesse de l’Infini. Comment croire à ces mensonges d’État ? La peine d’Infini n’avait aucune utilité, criai-je dans les micros de la télé.

— Coupez-lui le zizi !

Elle était partie pour toujours et le Comte recommencerait ce qu’il avait toujours fait aux fillettes de son âge. Je voyais Constance se désespérer dans un salon de circonstance, avec les objets de son attente qui augmentaient son emprise sur le Monde. Je me souvenais de ce lieu d’expérimentation. Un gros livre relié de cuir noir et usé s’ouvrait toujours à la même page. J’étais l’enfant qu’on retrouvait dans toutes les illustrations. Ça avait un charme fou, ces gravures au burin.

— C’est fini, Frank. Vous revenez.

— Je veux savoir, Rog. Vous savez, vous. Vous savez ce que je veux savoir ! C’est insupportable comme idée !

— Revenez, Frank ! Revenez !

— 100 cc !

J’étais trempé de sueur. Le sol avait cessé de trembler. On ressentait à peine la machinerie sous-jacente.

— C’est l’métro, Frank !

J’avais raté ma dernière chance de savoir qui elle était, qui était son père. La Sibylle, que j’avais perdue pour toujours, ne me dirait rien. Avec elle, le secret était bien gardé. Roger Russel avait l’air satisfait par la tournure que prenaient les évènements. Cecilia m’envoyait son bon souvenir par l’intermédiaire de ce père abusif. Il ne me parla pas de Muescas. Le mariage aurait lieu sur le quai à New York, puis le clipper prendrait la mer avec le couple et ses invités.

— Vous serez des nôtres, Frank. Cela va de soi.

— En attendant, soignez vos rhumatismes, ajouta Kol Panglas.

Alice Qand était pressée. John Cicada revenait avec un nouvel arrivage de « voyageurs ». Alice Qand enfila sa tenue de présentateur et fit un essai sur le tapis. Les vers étaient au rendez-vous.

— Ça n’a jamais foiré, dit-il avec une pointe d’angoisse qui relativisait son humour décapant.

— Sinon, dit Kol qui était affecté par l’agitation musclée des vers, la solution de rechange consiste à meubler le récit pour compenser la perte d’image et de son.

— Ya pas plus doué qu’Alice Qand pour ça, dit Rog Russ.

— Ah ! Le blouhouhouhou-ze !

— Oubliez tout, Frank !

 

Et j’oubliais. Je savais que je finirais par choisir et qu’ « ils » ne m’accorderaient pas ce choix sans le conditionner. Je connaissais aussi ces conditions. Bernie, qui souffrait lui aussi de rhumatisme déformant, me passait sa lotion miracle. On se regardait ensemble dans le miroir pour comparer les différences. Tous les êtres humains devraient se livrer à cet exercice de la symétrie. Me dites pas que vous n’avez pas un ami qui accepterait volontiers la comparaison. Vous pouvez pas être plus con que Frankie le bêta ! Bernie avait moins de chance. Personne n’avait exprimé le besoin d’être son ami. Il faut que ce soit un besoin, sinon l’expérience est faussée et ses conséquences peuvent devenir tragiques, à la longue.

— Vous me coûtez, tous les deux ! se plaignait le Prince du Métal.

Mais il continuait de nous alimenter. Ça nous évitait la honte du deal. J’m’imaginais plus dans la rue, le cul à l’air. J’cachais les dosettes dans mes fentes. Y avait qu’à s’servir après avoir craché au bassinet. Bernie était magistrat à l’époque, mais au lieu d’la pédophilie, il pratiquait le shoot dans le dos de sa hiérarchie ou dans son cul, selon la probité de la personne concernée. Le Prince nous avait réunis dans l’honnêteté et la jouissance, c’qu’est pas si facile que ça, mec. T’es toujours à la limite au lieu d’l’extrême. C’est pas pareil, mec. Non, c’est pas pareil. C’était pareil pour Bernie, mais pas pour moi.

— Ça conserve les cadavres, disait Bernie à un nouvel arrivant qui le soupçonnait de malversation.

Et il en apportait la preuve en exhibant la momie de son passé exemplaire.

— Z’êtes pas Frank Chercos, le héros de l’espace ? s’étonna le type qui me regardait avec des yeux ronds comme si j’étais pas le Frank Chercos dont il parlait.

J’avais pas besoin de m’gongler si c’était lui qui me soufflait dans l’cul. Il en avait des pages, de Frank Chercos ! Ça n’en finissait pas. Bernie lui coupa la parole avec un bourbon. Le type aimait ça aussi. Il y avait un tas d’choses qu’il aimait et maintenant il devait accepter sa condamnation.

— Tu baisses la tête, lui enseignait Bernie. Pas trop ! Sinon y vont penser qu’tu simules. Là, l’échine dorsale dans la courbure de l’estomac qu’y vont pas remplir tous les jours si tu critiques.

— J’critiquerai pas !

— Tu critiqueras ! J’ai une mauvaise influence sur les autres. Pas vrai, Frank ?

C’était du bourbon de patate, mais ça allait.

— C’est pas trop humiliant ? s’inquiétait le nouveau.

— C’est humiliant si t’as faim, dit Bernie.

— J’mangerai tout c’qu’on voudra !

— Ouais, mais tu critiqueras, concluait Bernie qui était toujours prêt à instruire si le client avait de quoi payer ses vacances.

— Alors comme ça, z’êtes Frank Chercos ! dit le nouveau pour changer une conversation qui lui allait pas comme il voyait son avenir de minable prisonnier des circonstances au lieu des contingences dont se contente le commun des mortels.

Il soufflait bien. Mes hémorroïdes avait un temps d’avance sur le pouls que j’avais un peu faible depuis quelque temps. Ça m’ravigotait, allez !

— On parle de moi ou c’est moi qui parle ? demandai-je.

Bernie appréciait la nuance. Le nouveau pouvait pas y couper. Bernie lui tapait dans le dos pour l’aider à avaler.

— Les deux, fit le nouveau qui aimait les poires.

— On m’critique et j’continue d’emmerder l’Monde, hein ?

— C’est tout ça, M’sieur ! J’aurais pas mieux dit.

— Avale ! fit Bernie.

On veut pas les tuer, les bleus. On a été bleu nous aussi. On sait c’que c’est parce qu’on s’est pas laissé faire à l’époque, mais on compatit en toute honnêteté rédhibitoire. On jouait pas non plus. Y avait rien à gagner.

— C’qui faut, dit le nouveau qui avait tout compris avant d’arriver, c’est oublier pourquoi on est là.

— Frankie il est en vacances, dit Bernie. Et moi, c’est plus compliqué.

— Je sais ! dit le nouveau qui commençait à trouver ça très drôle. Bernie Beurnieux est mort des suites d’un drame conjugal. Tout l’monde sait ça !

J’savais pas moi-même pourquoi il était là, Bernie. J’m’étais jamais posé la question tellement j’étais heureux qu’il ait pas succombé à la blessure mortelle que Sally lui avait infligée dans un moment de passion. Il était même plus blessé, Bernie, comme si tout allait bien pour lui. Ça allait tellement bien que j’avertis le nouveau qu’il ferait mieux de la fermer s’il souhaitait pas que j’aggrave son cas.

— O. K., les mecs. J’abrège.

 

Sur Terre, on connaissait mon aventure telle que je l’avais racontée à la Presse. Par contre, on se demandait pourquoi j’arrêtais pas de choisir et pourquoi « on » me permettait de continuer de choisir sans me décider une bonne fois pour toutes. Des bruits couraient sur la généalogie des Chercos. On racontait n’importe quoi et ça n’avait plus de sens.

— Ça en avait à un moment donné, dit le nouveau qu’était moins con que moi. Mais ça n’en a plus. C’est mieux pour vous, hein, Frank ? J’peux vous appeler Frank comme tout le monde ?

— Tu peux pas l’appeler, dit Bernie. C’est lui qui vient tout seul. Comme Cookie.

— Z’avez zun chien ?

— Y vient quand c’est qu’on l’appelle pas.

— J’ai jamais eu d’chien. J’avais un canari. Ça remonte à l’enfance. Il chantait quand on l’appelait.

— C’est ça, les animaux.

— Et on n’est pas des animaux, dit Bernie qui avait compris la bonne moitié de ce que je disais à ce minable de bleu.

J’croisais mes bras derrière la tête, m’appuyant sur le dossier qui craquait à la place de mes os. Le nouveau était heureux, finalement. Il ne lui était rien arrivé, au fond. Il n’arrive rien tant qu’on ne vous expédie pas ad patres ou ad infinito. Ça n’expliquait pas pourquoi on me permettait de choisir à mon aise. On pouvait seulement voir comment. Et c’était le paradis, mec !

— T’en as pas des comme ça, chez toi, hein, connard ?

Il se marrait. Il avait des dents en or. Il les garderait pas longtemps, même s’il en avait besoin. Bernie me faisait des signes compliqués, un peu comme s’il me demandait de lui faire bouffer du chocolat pour que personne d’autre soit au courant de c’que ça pouvait rapporter de lui casser la gueule. Si c’était ça, le message, ce type ne pourrait même pas le bouffer, le chocolat. Il suait parce que la conversation trahissait les dessous de son contenu séquentiel.

— Ya un autre moyen, dis-je. C’est pacifique, que j’veux dire.

— C’est pas d’l’or, les mecs ! C’est l’dentifrice à la mode. « Ils » ont remplacé la menthe bleue par de l’or qu’est pas d’l’or.

C’était de l’or. On mordit dedans Bernie et moi pour s’en assurer.

— J’saigne pas ! dit le nouveau.

— Tu mangeras liquide, c’est tout, modéra Bernie qui avait le sens de la mesure.

— « Je » mangerai c’qu’on me donnera ! J’ai rien à critiquer. J’suis un pacifique, moi ! La preuve, je dis rien.

Bernie m’envoya un autre message codé. Y avait plus d’chocolat, rien que du sang coagulé et aucune trace d’ADN étranger au corps.

 

Kol Panglas est arrivé au mauvais moment, sinon on l’aurait passé bon, ce moment de victoire sur la faiblesse humaine.

— Vous partez, Frank. Habillez-vous !

J’étais pas à poil. Mon cucul témoignait de mon innocence. Comme ma pupille. Il manquait la combinaison de service et ses terminaux fébriles. On me conduisit sur le Pas de Tir. Un vaisseau attendait patiemment. John Cicada donnait des conseils à un équipage d’enfants qui prenaient mes notes avec une conscience nette de ce que je ne tarderais pas à représenter pour toute la tribulation en vue.

— Mais j’ai pas choisi, Kol ! dis-je pour ne pas crier que j’étais sur le point de paniquer.

— Un changement d’horaire, Frank. Vous gagnez un jour.

— Et si je le perdais, Kol ? C’est encore possible !

Il me regarda tristement, comme on regarde le condamné qui n’a pas consulté sa montre. Bernie m’envoyait des messages incompréhensibles. Le nouveau cherchait mon nom dans le dictionnaire.

— Une fois assis à votre poste, Frank, vous vous branchez. On vous a appris à vous brancher. D’abord l’oxygène, puis les réseaux et enfin, les alimentations. Une erreur, Frank, et c’est fini pour vous. Vous cesserez douloureusement de vous amuser.

— J’m’amuse pas, Kol. J’ai jamais joué avec le feu.

Bernie restitua la moitié de l’or au nouveau, j’sais plus si c’était la partie inférieure ou supérieure. Celle qui pesait le moins en tout cas. Le nouveau essayait ses nouvelles dispositions sur le bras d’une fillette qui hurlait dans mes oreilles. Je montais avec elle dans le vaisseau. John Cicada m’avait à peine salué. Les enfants qui formaient l’équipage me regardèrent comme s’ils connaissaient ma photo.

 

L’intérieur du vaisseau ressemblait à une projection futuriste, comme quoi la Réalité peut avoir de l’avance sur les Projets. J’étais tendu, mais pas hystérique. J’étais à ma place, comme d’habitude. J’avais toutes les raisons de m’angoisser, mais ça allait comme ça pouvait. J’emportais rien d’intime, à part mon cucul et ma queue. Tout le reste leur appartenait. Les « parents » attendaient dans le salon, assis de chaque côté d’une table où ils avaient abandonné la sentence qui les condamnait à ne plus revenir. Je ne reviendrais pas moi non plus. J’avais rien choisi. J’avais même pas une idée de ce que j’aurais choisi si on me l’avait permis. Je voyais ces deux visages détruits par la tristesse. Ça m’faisait mal. L’homme tenta de replier la sentence, mais la femme lui dit quelque chose en rapport avec la nécessité de ne rien replier du tout tant que ce n’était pas le moment. Je me doutais qu’il y avait encore un point de procédure à discuter, mais l’avocat n’était pas venu jusque-là. Ils évitaient de me voir. De temps en temps, un gosse apparaissait sur le seuil et ne rendait pas le sourire qu’ils lui adressaient par pur désespoir. Il faut avoir haï les gosses pour en arriver là. Frank y savait pas qu’il fallait les aimer avant de les foutre dans la poubelle du Monde. Voilà où ça m’avait mené. J’allais nulle part et partout, comme un Dieu à qui on n’a pas demandé s’il a pas plutôt envie de mourir sur la Croix. Ils avaient prévu des sucreries empapillotées. Je suçais le présent en attendant de me faire avoir par l’avenir. Ça m’rendait morose et dangereux. Kol me surveillait par une fente pratiquée dans le plafond. Dire qu’il était là, couché sur le dos du vaisseau, et que j’avais pas les moyens de le convaincre qu’un peu de temps ne gâcherait pas ses vacances d’été. On était des amis, merde !

— Bernie y dit qu’t’es assez con pour t’faire condamner à mort, me dit un gosse que j’avais jamais vu de ma vie, sinon je m’en souviendrais. Alors j’te préviens, connard : j’suis contre la peine de mort : tu fermeras ta gueule ou j’te la fermerai : avec ça !

Il me montrait son p’tit cucul et la fente dessous. Ensuite il procéda à une fouille systématique de mon bagage, un vieux sac que j’avais hérité de mes pérégrinations dans le désert avec Omar Lobster.

— Homard Homard, j’connais ! dit le gosse et il m’en piqua dix numéros en attendant d’me piquer les autres.

Y avait pas assez d’place dans son p’tit cucul et il mettait jamais rien dans sa fente de peur de flinguer sa fragile virginité. Il prit place à côté de moi et m’appela Voisin, comme le célèbre pionnier de l’aéronautique française. Je m’demandais qui avait baisé qui dans l’affaire : Gabriel ou Charles ? Celui qui portait le nom d’un ange ou celui qui se nommait comme un roi d’Angleterre ?

— T’es vraiment con, me dit le gosse. J’vais même plus loin : t’es carrément impossible.

Il s’arrêta là. Sinon on retournait en enfance et je m’en prenais plein la gueule. Qu’est-ce que j’avais été critiqué ! Et Frank ceci. Et Frank cela. Valait mieux fermer ma gueule. J’avais grandi depuis.

— Pas tellement, dit le gosse. Le Frank Chercos que tu connais a choisi inconsciemment d’envoyer son enfant au diable vauvert. Par enfant de Frank Chercos, il faut entendre celui qu’il a été. Tu piges, connard ?

— J’avais une sœur à cette époque !

— C’est pas elle.

Kol n’arrêtait pas de transmettre mes données. Ça m’chatouillait les neurones, moi qu’avais eu des problèmes de myélinisation jusqu’à quinze ans, âge que j’ai profité pour plus pisser dans mon lit.

— D’où le mythe de Gor Ur, hein, vieux mythomane ?

— Y vous emmerde, le Gorille Urinant !

— Tu charries, Voisin. Bird of passage. Dix mille cerfs-volants. Étonnantes chasses. T’es un poète. J’adore tes titres. J’t’épouserai quand t’auras l’âge de secouer les fraises.

Le Pas de Tir se vidait lentement. John Cicada s’attardait à cause d’un problème technique. L’équipage trépignait dans les vapeurs d’acide. On était le matin, j’pouvais pas m’tromper. Ça fleurait le croissant chaud et le crème. Illusions Intermédiaires, je sais. Les fameuses ii. Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

Le départ fut donné à neuf heures. J’avais une dalle d’Enfer. Des petites filles distribuaient des friandises en attendant le plat de résistance. Saturne rapetissait dans le hublot. On ne distinguait plus la Station Intermédiaire. Il n’était plus question de revenir. L’angoisse me visitait par moment que je vivais dans le plus parfait silence qu’il m’était donné d’opposer à ses ruses.

— T’es mouillé, Voisin !

J’étais mouillé. C’est comme c’est qu’il rouillait, mon Métal. Des fois, on me met un tuyau dedans et j’fais plus attention.

— Tu sais pourquoi t’iras pas au mariage de Cecilia, Voisin ?

— J’s’rais bien con d’l’ignorer !

— C’est pas aussi facile : New York est sur la Terre et toi tu n’y es plus !

 

Les parents ne m’avaient pas approché. Ils se levaient pour tourner autour des enfants sans les chahuter. Des enfants leur posaient des questions et ils paraissaient faire de leur mieux pour y répondre. Pas un regard dans ma direction. Rien pour le troisième homme de l’expédition. Et j’quittais pas une seule fois mon siège pour aller les saluer. C’était peut-être ce qu’ils attendaient. Ils ressemblaient tellement à ce que je savais des parents ! On était à dix heures du point de non-retour. Il fallait que je leur disse mon sentiment avant ce moment fatidique. Ensuite ça n’aurait plus aucun sens. Pour moi en tout cas. Moi, l’homme seul, sans femme à ses côtés, l’homme du regard louche et des pratiques secrètes. Combien de temps avant de commettre l’irréparable ? Je finirais peut-être seul dans l’espace, avec assez de nourriture pour approcher l’Éternité. Le gosse calculait frénétiquement combien de temps il me restait à vivre avec les autres.

Il me proposa aimablement d’utiliser les mêmes instruments que lui. C’était un peu compliqué pour Frankie qui laissait derrière lui beaucoup de choses inexpliquées et quelquefois inexplicables. Dans la lunette, on voyait les préparatifs du prochain vol. Le même John Cicada adressait ses conseils aux mêmes gosses. Mais cette fois, c’était Bernie qui souffrait. Il se montrait beaucoup moins digne que moi. Toutes ces seringues manipulées par des ignorants, ça lui inspirait une douleur irréversible qui laisserait des traces dans sa mémoire toujours vivante malgré ce qu’on sait de la mémoire. Le cadavre qu’on embarquerait alors deviendrait la momie de l’homme. J’avais vu les vitrines d’exposition en montant dans le vaisseau. On embarquait aussi des momies. En bas, Bernie n’était pas le seul à devenir la momie de l’homme. Ils étaient plusieurs à plus ou moins accepter ce destin inadmissible. Et parmi eux, un seul connaîtrait le même destin que Frank Chercos. C’était le fils de Frank Chercos. Et John Cicada ignorait cette douleur. La Sibylle pouvait s’inquiéter. Et elle s’inquiétait, voyant notre vaisseau atteindre la limite du retour et son propre fils appareillé pour s’occuper des momies qui craignait la poussière et les rejets glandulaires.

Ma première momie avait un nom de femme. Je cherchais la beauté dans ce cuir crispé. En vain. Mais j’avais décidé de me tenir tranquille. Je devins un as du plumeau. J’actionnais un vaporisateur qui intoxiquait ce qui restait de mes poumons. Et je dormais comme un enfant qui est encore en paix avec lui-même. Je me souvenais pas de cet enfant que j’avais pourtant été. J’enviais sa tranquillité à peine dérangée par la promesse d’une curiosité sans limites. Le temps s’écoulait maintenant en fonction du point de non-retour qu’on devait atteindre dans moins de dix heures et j’avais tout appris de ma nouvelle fonction sociale. Le gosse me félicita. Il était aussi heureux que moi.

— Ça tripe, Voisin ! Ça tripe à mort !

 

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