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 Article publié le 16 juin 2024.

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De sa plus belle plume, la plus affûtée, trempée dans le miel de l’oubli et le fiel du présent le plus tranchant, Max écrivit ces quelques mots, sobrement intitulés

 

Soleils de l’exil 

 

-1-

 

Le jardin avait été beau, et la Pomone d’albâtre avait bercé l’enfance maussade de Max.

 

Comme au premier jour, loin, très loin, au fond du jardin, une mare noire attendait son heure ; elle appelait son noyé, en proie qu’elle était aux gazouillis des oiseaux qui guettaient dans les branches du saule pleureur en surplomb le coassement maladroit des grenouilles de bénitier dont les âmes avaient fini par échouer là, à la surface de cette eau noire et luisante.

 

Une bulle, ça et là, crevait la surface de l’eau noire qui stagnait entre ciel et terre : l’eau lourde, aveugle, réclamait sa part de rêve, la légèreté incertaine des regards, l’insouciance rieuse de jeunes filles en fleur venues batifoler au bord de ses rives herbues.

 

Elles ne savaient pas. Si elles avaient su, elles seraient venues plus souvent flirter avec ces rives, invitées qu’elles étaient par la mère de Max à venir collationner l’été venu en compagnie de Max. Lui savait. Il ne venait pas souvent. L’appel de l’eau, il le gardait en réserve, pour les jours mauvais. Il préférait l’albâtre de la Pomone, la blancheur écaillée, traversée de failles grises, de son sourire figé, la langueur de sa pose lascive, sa raideur indécise. Tout jeune, il avait découvert une étroite ressemblance entre elle et le sourire mystérieux de sa mère.

 

Le mystère d’un sourire… L’expression rencontrée dans un livre le faisait sourire, comme toutes les expressions toutes faites qui émaillaient les conversations des grands qui faisaient la pluie et le beau temps dans sa vie d’enfant plus large et plus profonde qu’un océan. Alors, la mare, vous pensez bien, elle ne l’attirait pas plus que ne l’attirait l’attirail fumigène des adultes bavards.

 

Le jardin, en hiver, était splendide. Rien n’égalait son air morne, cette impression de laisser-aller qui émanait des branches noires, des troncs humides et sales, cette luxuriance de la maigreur et du vide. Il venait s’y frotter les mains. Elles avaient froid, elles se couvraient de mucosités verdâtres mêlées à de minuscules grumeaux d’aspect noirâtre qui irritaient la paume de ses mains dès qu’ils les avaient touchées. Il aimait cette présence étrangère, son froid, sa salissure, et jusqu’à cette espèce de méchanceté qui les faisait lui irriter la peau dès le premier contact. Debout dans le jardin, les yeux mi-clos, les bras le long du corps, il serrait très fort les deux paumes de ses mains pour en extraire le suc : alors, les grains inégaux s’agrippaient à la peau, tentaient d’y pénétrer et du vert coulait à travers les doigts crispés sur une attente inavouable. Il jetait un œil discret sur le processus, en penchant à peine la tête pour ne pas donner l’impression de vouloir s’y arrêter. S’y intéresser, c’était déjà leur faire beaucoup d’honneur.

 

L’été, il le passait dans sa chambre. La haute végétation l’ennuyait. Depuis la mort de son père, survenue quand il avait cinq ans, le jardin restait désolé, abandonné à lui-même, et sa luxuriance de désastre, l’exubérance végétale, son insolence, la richesse des essences et des herbes, la variété des fruits, et jusqu’à la perfection des allées semées de cailloux blancs, tout l’arrêtait comme au seuil d’une mort nouvelle qui n’était pas pour demain. Dans la grande maison vide, dans le corridor aux larges carreaux bleutés particulièrement, il entendait résonner des pas qui n’existaient plus depuis longtemps. Cette vieille demeure l’avait vu naître, elle courait dans ses veines et dans ses yeux, aussi son ouïe, extraordinairement fine l’indisposait au point de le rendre aveugle à la magnificence du monde. Trop de larmes de joie avaient coulé, trop de pleurs avait endeuillé la simplicité des jours.

 

Le grenier était son refuge, il y montait pour y être vraiment seul. Il savait que cette large pièce à l’odeur âcre ne plaisait à personne d’autre qu’à lui dans la maisonnée. Sa mère, l’expansive, faisait régner une discipline de fer dans la maison. Elle parlait peu, elle foudroyait du regard l’importun, elle flattait l’important. Longtemps, jusqu’à ses cinq ans, il l’avait tendrement aimée, et puis tout avait basculé à la mort de son père. Singulière inversion des rôles ! Sa mère, la bavarde, la pensive à ses heures, vivait en recluse, elle qui avait été une noceuse, une bambocheuse invétérée, tandis que son père s’affairait jusque tard dans la nuit dans son atelier. Nuit et jour, elle arpentait la maison à la recherche de quelque chose à faire. Elle était fébrile, jalouse de la lumière, emportée comme un vent d’hiver, et pleine d’alacrité mauvaise, pleine de sombres pressentiments. Max en faisait les frais à intervalles réguliers. Il n’en avait cure. Il gardait le souvenir de sa mère comme on fait une rencontre dans un rêve qui revient toutes les nuits. Il ne pouvait pas se résoudre à la perdre de vue, mais la toucher, l’embrasser était devenu impossible depuis qu’elle régentait la maison à la manière d’un cafard qui sillonne le sol, indifférent à tout, uniquement préoccupé de soi, ignorant tout du monde. 

 

Une chose stupéfiait Max. Il n’avait pas alors de mots assez durs pour le dire. C’était le silence. Pas de mensonge plus grand que ce mot qui était la négation même de son impossible référent. Max avait lu, beaucoup lu. La linguistique était son fort, son pêché mignon, sa coquetterie entre deux affèteries d’enfant gâté par la vie. Il en imposait, personne n’osait lui tenir tête, pas même sa mère, admirative, mais craintive aussi. Les mots plus grands que lui abondaient dans sa bouche d’enfant en avance sur son âge, mais il en venait à penser que, si grands qu’ils fussent, ils n’étaient jamais assez grands pour lui, jamais assez goûteux, jamais assez charnus. Il les déchirait à belles dents, comme cette chair de lapin dont il raffolait.

 

L’hiver venu, une fois par semaine, le vendredi soir, c’était le carnage, la mise à mort d’un lapin, le seul luxe de la famille désormais, contrainte qu’elle était de se restreindre, contrainte de manquer pour ne pas manquer plus encore...

 

Un coup sec derrière le cou et c’était fini. Le domestique s’acquittait de cette tâche délicate entre toutes. Il ne fallait pas effrayer l’enfant à l’ouïe si fine… Plus on prenait de précautions, et plus le bruit résonnait affreusement dans les oreilles de Max. Même quand il était réfugiéau grenier, le bruit lui parvenait, ce petit bruit sec d’os brisé qui retentissait jusque dans les cieux. Une fois fait, il fallait arracher la peau dont la mère se faisait patiemment un manteau pour des jours meilleurs.

 

Hermogène, le domestique de compagnie, le tueur de lapin émérite, prenait ses repas avec Madame et avec Max. En livrée, il en jetait, malgré ses airs de chien battu. Grand et sec, l’œil bleu délavé, le cheveu rare, il se tenait roide jusqu’à l’arrivée du lapin en sauce. A peine le lapin était-il posé sur la table qu’il se métamorphosait en ogre assoiffé de chair. Max en concevait une grande admiration pour cet homme chétif, cet avorton malingre en charge des destinées charnelles de la maisonnée. La chair, c’était le credo ici. Ca passait toute espérance. Il n’en fallait pas plus à Madame pour se sentir toute chose, au bord des larmes. Elle devenait une forme évanescente, portée à incandescence. Elle se pâmait, se répandait en propos allègres sur la joie de vivre ici et maintenant. Personne ne l’écoutait. Tous se jetaient sur le lapin avec raffinement, mangeaient avec componction, ne laissant pas un milligramme de chair sur les os cassants comme du verre. La mère de Max s’y mettait aussi, il le fallait bien, pour tenir son rang. La bonne se joignait à eux, rare privilège dans cette maison qui avait connu ses heures de gloire. Grande elle aussi, svelte, gracieuse, une femme de soixante ans aux traits juvéniles, à l’allure noble, au parler sévère, elle était le parangon de la douceur dans un cœur de pierre. Elle se faisait appeler Jeanne.

 

Personne n’en doutait, n’osait en douter, mais une légende courait dans le village honni. On la disait un peu sorcière, fille d’un horloger, qui aurait fricoté avec le Diable en personne. N’était la pureté de ses traits, le raffinement de sa mise, tout le monde l’aurait prise pour une gaupe sur le retour, une de ces femmes affairées qui a oublié jusqu’à sa condition. Le regard sec comme de la soie rutilant au soleil, elle arborait toujours un fichu de soie multicolore au cou. On disait qu’elle cachait là une vilaine cicatrice que personne n’avait vue. On la savait ventriloque. Il n’était pas rare de l’entendre parler à son ventre. Devant ses fourneaux, ça parlait beaucoup à travers elle. La douce chaleur des fourneaux était un réconfort quotidien pour Max qui tolérait Jeanne dans ses parages comme on aime à tremper ses pieds, rien que ses pieds nus, dans la fraîcheur de la mer écumante, là-bas, sur le désert sans fin d’une plage dégagée de tout horizon. Il émanait de cette femme une ardeur des plus singulières. C’était une contradiction vivante, pour cela vibrante et solaire, le parfait complément de sa mère encline à lui préférer la lumière de bouche qui scintillait à chaque fois qu’Hermogène plantait ses larges dents dans les chairs molles et juteuses du lapin immolé.

Hermogène jetait des œillades discrètes sur la bonne qui se prélassait à table, oublieuse de sa fonction maintenant qu’elle avait servi. Ce glouton la mangeait des yeux, mais par en bas, tout occupé à mettre en pièces la viande délicieuse. Max faisait l’échanson, tout à sa noble tâche. Le vin coulait à flot, seul luxe dans cette maison sévère. Le père avait fait des réserves considérables. Des années de libations quotidiennes attendaient le bon vouloir de la maisonnée… Il avait pourvu à tout, jusqu’au silence qui entourait sa mémoire. C’était sur cette note insistante que Max finissait toujours ses repas, une fois qu’il avait apporté, insigne honneur, le fromage de chèvre à la blancheur de neige. Oui, son père absent trouvait le moyen, par son absence, d’être présent dans la vaste pièce qui donnait par une large baie vitrée sur le jardin, été comme hiver. C’était cette absence qui tenaillait Max, faisait de lui cet être de chair molle en proie aux affres de la faim perpétuelle. Max regardait le jardin, attendant patiemment la fin du repas, se levant seulement pour servir les vins capiteux. Quoi qu’il fît, il lui fallait manger de bon appétit, malgré la soif, malgré le froid de l’âme qui lui allait à ravir, malgré la pesanteur des jours sans lecture et sans musique.

 

Sa mère dévorait les livres. Il n’en resterait bientôt plus un seul, mais Max, la mémoire de Max, était si vaste qu’il ne lisait plus qu’en souvenir de son père dans l’absence des livres inaccessibles à ses jeunes mains d’automate inspiré par la peur de trop embrasser. Hermogène était une symphonie funèbre à lui tout seul, et Madame, Jeanne et Max ses instruments de prédilection. Mais, mauvais compositeur, il oubliait constamment sa partition, concentré qu’il était sur le jeu véloce des bouches en proie à la satisfaction. Qui menait la danse dans cette maison ? Le regard de Max trouvait la réponse. Il lui faudrait des années pour en venir à bout, la recouvrir d’un vœu pieux. Pour l’heure, il était tout à la tâche de servir le vin vieux.

 

 

-2-

 

Eden se leva et dit : « Que le jardin soit ! » et aussitôt quelque chose comme un jardin apparut, ignorant encore tout de la différence entre l’article indéfini et l’article défini.

 

Porté à l’existence par le langage, le jardin édénique en était le futur père, et rien au monde n’aurait pu en faire démordre Max qui marchait dans le dédale des signes à la recherche d’un commencement.

 

Il ne trouvait que des débuts, des bribes de phrases, des acrostiches fameux, des sourires et des langueurs d’hommes voués au vice de la forme et du style, amoureux fous des subtilités assassines qui fleurissaient sur le bout de leur langue.

 

Il vivait alors dans un monde de frôlements, de caresses subtiles, de sous-entendus et de rires. C’était la meilleure école de la vie, celle qu’on ne lui refusait pas, celle qu’il n’accompagnait que d’un œil goguenard et entendu. Il était entendu qu’il n’était pas de ce bord-là, qu’il lui faudrait inventer ses propres rives, son propre cours des choses, mais pour l’heure il subissait vaillamment la montée de sève qui occupait tout entier l’arbre qu’il était en train de devenir.

 

Les jeunes filles en fleur longeaient le haut mur de pierre qui séparait le jardin de la rue un peu passante. L’oreille aux aguets, Max percevait les moindres pas de celles qui osaient s’aventurer dans les parages de la maison, attirées peut-être par le bois tout proche. Max ne les avait jamais vues, il n’avait pas osé regarder par-dessus le haut mur. Il aurait pu se munir d’une échelle, mais non : son ouïe fine pourvoyait à tout.

 

Franchir le mur de la bêtise, se hisser et puis ne voir que bêtise au-delà… Cette expérience, il l’avait faite une seule fois. Il en était revenu, pâle et désarmé, dégoûté peut-être pour toujours. Aussitôt redescendu de son échelle, il n’avait eu qu’une idée en tête : détruire l’échelle, la réduire en miettes, en faire du petit bois et la brûler au plus vite. Ce fut fait, un matin de novembre. Les bruits, décidément, lui suffisaient. Ils donnaient à rêver, bien plus que ne l’aurait fait n’importe quelle image tirée d’un magazine de mode ou d’une revue licencieuse, bien mieux que les images furtives volées sur le passage de la jeunesse innocente.

 

Derrière le mur, jour après jour, il y avait Adèle, la grande bringue déglinguée qui se tordait les pieds sur le moindre petit caillou, Eglantine, la petite sotte qui riait de tout, Pauline la câline, qui aimait passer sa main dans le feuillage toujours vert du lierre qui courait le long du mur. Il imaginait son sourire de satisfaction quand elle se livrait à ce jeu propitiatoire. Toutes avaient des inflexions de voix bien à elles, une démarche singulière, une manière de passer qui n’appartenait qu’à elles. Max le sentait : un jour, il n’aurait que l’embarras du choix, mais c’est elles, en dernier ressort, qui choisiraient. « L’énorme bêtise au cou de taureau » serait morte. On danserait autour de son cadavre putréfié, avant d’aller d’un pas décidé par les méandres fougueux de l’existence.

 

Eden était florissant maintenant, empruntant ses mots à Max, bien décidé à tourner le dos au passé du monde. De débuts en commencements, des mots sales faisaient leur chemin en lui, heure après heure. Il grandissait sous la férule ailée de quelques maîtres-mots qui l’envahissaient littéralement. 

 

Dans son monde, les femmes écartaient les cuisses pour laisser les langues effectuer leur travail en douceur leur travail de sape. L’âpreté de leur râle, la solennité de leurs fessiers offerts à ces effets de langage qui venaient caresser leurs replis les plus intimes avant de plonger en elles, toute cette humanité joyeuse et frivole qui déifiait le plaisir pour défier la mort, qui s’adonnait aux joies du sexe sans vergogne, sans honte et sans remords, toute cette humanité était le jardin tout entier après la parole inaugurale qui l’avait vu naître. Eden se tenait coi, préférant laisser Max aller sa vie de mots au hasard de ses plaisirs.

 

Max venait d’avoir quinze ans. Il fêtait ses Saturnales, allongé à l’ombre du grand saule, les pieds nus dans l’herbe fraîche, à deux pas de la mare. Son œil bleu fixait l’eau noire qui frémissait sous le vent chaud de mai. Les premières mouches allaient et venaient, elles caressaient les joues de Max un bref instant, et puis, ne le trouvant pas à leur goût, s’envolaient pour revenir presque aussitôt. Max avait un de ces goûts de reviens-y qu’il supportait avec toute la patience d’un enfant qui n’est plus un enfant. Très tôt dans sa vie, le temps du sevrage avait inauguré le temps du servage. On l’avait dressé, comme tous les enfants. Maintenant, bien dressé qu’il était, il pouvait se redresser. Le temps du servage était fini. Il n’y avait plus de vin depuis longtemps dans la maison tassée sur elle-même.

 

Au bord de la mare, il se prenait à réfléchir. Il songeait à tous ces gens qui prennent un bain de morale dans les eaux lustrales de leur conscience toute neuve. Lui ne nageait pas dans les eaux ternes de la bonne conscience. Il ignorait ce mot : conscience. Un tout autre jeu se dessinait dans les plis de son cerveau. C’était la pierre, sa solidité frileuse qu’il aimait. Jamais il n’aurait confié son monde à la fluidité maladive des eaux de ceux qui ne savent que suivre le courant. « On prend tous le train en marche, est-ce une raison pour s’arrêter à toutes les gares ? », se demandait-il fièrement. Mais il était du voyage, comme tout le monde, dans ce train bondé et poussif qu’il appelait son existence. 

 

Max était tout à son ivresse nouvelle. Il se gardait d’en parler, il n’en disait mot. De temps en temps, le jardin entendait un chapelet de cris, une saccade de petits hoquets aigus venus du tréfonds de Max, des cris jamais entendus jusqu’alors par lui, Max, dans le jardin d’Eden.

 

Ses yeux devenaient vitreux quelques instants. C’étaient ces instants que Pomone choisissait pour laisser tomber sa corbeille de fruits, elle se secouait un bref instant, comme prise de rage, et elle s’enfuyait à toutes jambes. Max, alors, sortait de sa torpeur, il la regardait le regarder à travers le voile de ses larmes de bonheur, tandis qu’elle s’agitait en tous sens, les yeux exorbités, la poitrine défaite. Elle dessinait des cercles approximatifs en courant à perdre haleine dans le jardin pris de vertige. Les oiseaux s’arrêtaient de chanter, il semblait bien que le vent lui-même était aux aguets, tandis que les yeux du jardin, innombrables, scrutaient la promesse faite femme. Un intense parfum de chèvrefeuille prenait à la gorge quiconque passait dans les parages.

 

A bout de souffle, elle trouvait la force de sortir du cercle imaginaire qui l’entraînait toujours vers le même point. Elle parvenait alors, au prix d’efforts inouïs, à s’approcher de Max. Elle titubait. Arrivée à sa hauteur, chancelante, vacillante, à tout instant, elle menaçait de tomber de tout son long sur Max ébahi par tant de hargne.

 

Appuyant ses deux bras au tronc de l’arbre, elle se penchait sur lui en gémissant. Ses seins lourds penchés au-dessus de son visage, l’odeur de fruits mûrs qui en émanait, la robe de pierre aux plis délicats, tout incitait Max à se saisir d’elle pour la renverser et lui faire son affaire, mais ça n’avait pas lieu, pas encore, alors Pomone s’en retournait d’où elle venait, les yeux fermés. Elle respirait un grand coup, prenait son courage à deux mains et s’arrachait à l’obscénité délicieuse de la scène.

 

Elle ramassait sa corbeille, elle y replaçait un à un les fruits de pierre. Un fin sourire envahissait son visage, une onde recouvrait un bref instant de son passage le corps entier qui se figeait sur son piédestal, comme si de rien n’avait été. Tout était à recommencer. Max pouvait dormir tranquille. Elle reviendrait demain tenter la tentation. 

 

 

-3-

 

Hermogène allait de ci, de là dans la vaste demeure, le sourire aux lèvres. Max venait de finir son lycée. Une vie nouvelle s’offrait à lui. Il n’était pas pressé. L’été promettait d’être inoubliable. En bon animal de compagnie, Hermogène jappait, sautillait pour avoir son sucre. Plus personne ne faisait attention à lui. Max conservait une tendresse toute particulière pour lui. Il l’aimait comme on aime un vieux meuble bien entretenu, mais qui ne sert plus à rien. Hermogène se fondait dans le décor. Ses cris, ses gesticulations ne faisaient plus rire que lui, depuis longtemps déjà. Hermogène était le grand confident des heures heureuses. Quand Max s’entretenait avec lui, ce dernier était tout ouïe : il percevait dans l’enthousiasme juvénile de Max l’écho lointain de sa propre jeunesse. Tous les deux étaient des passionnés de poésie Hermogène écoutait Max lui lire ses dernières trouvailles. Ca avait lieu à la cuisine, quand Jeanne n’était pas là. Quand Max en avait fini avec ses lectures, Hermogène, content, repu, regagnait sa vie d’avant, entre prostration et hébétude, entre jappements et caresses furtives adressées aux murs de la maison.

 

Jeanne rasait les murs, elle se répandait en propos obscènes. De longues tirades sur les maux du monde animaient sa parole devenue un océan d’ordures. Elle se livrait de manière éhontée à son jeu favori : elle jouait du plumeau. Aucun objet ne trouvait grâce à ses yeux. Il fallait qu’elle touchât à tout du bout d’abord de son plumeau. Elle dépoussiérait frénétiquement, ensuite elle astiquait à l’aide d’un chiffon qu’elle tirait d’on ne sait où, et pour finir elle décrassait les sols à grandes eaux. L’eau, tirée du puits, sentait le cadavre.

 

La mère de Max riait à chaque fois que Jeanne se livrait à « ses exercices », comme disait Max, et cela arrivait souvent. Invariablement, elle disait de son côté : « Il va falloir appeler l’Arche de Noé, si ça continue, on va tous périr sous les flots ! »

 

Un jour de septembre, tout s’est arrêté. Un cri d’effroi a retenti dans la maison livrée à elle-même depuis le départ du père. Treize ans avaient passé pour Max à chercher le secret de son absence. Treize ans d’absence pour Max, passés entre les mots et le sommeil, la vie rêvée et le fruit de son travail acharné. Un rêve venait de crier, il avait traversé le village, il avait retenti jusque dans le bois tout proche. Ce rêve, Max le savait, il lui venait de son père. Ses yeux s’étaient décillés tout en haut dans le grenier. Il était tombé sur une lettre, perdue entre deux malles bourrées de vieilleries. Cette lettre, que faisait-elle là ? Comme sa mère avait été imprudente ! Max réfléchit, il se dit que sa mère l’avait peut-être fait exprès, qu’elle avait espéré qu’il trouverait la lettre il y a des années de cela. Cette lettre était d’une brièveté sidérante, elle disait : « Ma bien chère femme, je n’en puis plus. Je pars. Ne cherche pas à me retrouver. J’ai pourvu à tout. Charles »

 

Max a appelé l’hôpital. Les infirmiers ont emmené sa mère, Jeanne et Hermogène se faire soigner. Un sanatorium pour sa mère en haute montagne et l’asile de fous pour Jeanne et Hermogène. Une page venait d’être tournée. Une vie nouvelle attendait son heure devant Max pétrifié.

 

Il venait de comprendre ; l’atmosphère de la maison devenait irrespirable. La maison fut vendue en un tour de main au plus offrant, pour une bouchée de pain. Max s’en alla, avec quelques livres dans son baluchon, le maigre produit de sa vente, et l’envie bien nette, bien claire de faire son chemin dans la vie.

 

 

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