À l’époque, je pratiquais des sports.
Je fréquentais de gros cerveaux.
Qu’est-ce que ça réfléchissait !
Mais j’étais toujours le dernier.
Il m’est même arrivé
d’arriver le lendemain.
Je n’ai pas pu empêcher que ça arrive.
Mon cerveau ne réfléchissait pas assez
avant de lancer tout mon corps
à la poursuite de la performance.
J’avais une excuse : j’étais jeune.
Mais enfin, tout jeune que j’étais,
il y avait plus jeune que moi
et certains de ces jeunes
arrivaient les premiers.
Je me posais des questions.
Mais sans les poser aux autres.
On ne sait jamais ce qu’ils pensent.
Et j’avais beau me nourrir de viande rouge
et de foie desséché à usage sportif,
quand j’arrivais il faisait jour
mais j’avais traversé la nuit.
Alors je me suis dit
que mon cerveau
avait des défauts.
C’est dur à cet âge
de se dire de pareilles choses.
Mais il fallait bien que j’arrête
de me ridiculiser
aux yeux de mes contemporains.
Je me suis mis à écrire.
Du coup, je n’ai plus eu l’impérieux besoin
de boire le sang des animaux
que je n’avais pas tués.
J’ai tué des animaux
dont le sang ne laissait pas de traces.
Et bien je vais vous dire :
ça m’a plu !
J’avais le cerveau toujours aussi petit
mais comme je faisais un usage casanier
des deux jambes que j’ai sous moi,
j’ai appris à courir plus vite que mon ombre.
Et qui je rencontre tandis que je courais
et que mon ombre peinait derrière moi ?
L’homme que je voulais devenir !
Je le baise, je l’étreins, je le nomme
et voilà qu’il se met à en faire autant.
Comme il me ressemblait beaucoup,
j’imaginais que son cerveau
n’avait pas d’autre ambition
que de conseiller à son propriétaire
de ne rien faire qui eût heurté
ce qu’on peut appeler de l’orgueil
sans se tromper de beaucoup.
Nous arrivâmes en même temps.
Et c’était bon d’arriver.
Jamais je n’étais arrivé
dans d’aussi bonnes conditions.
Je l’invitai à ma table,
ce que je n’avais jamais osé faire
car je craignais un refus.
Et il refusa en effet.
Je ne sais pas ce qu’il mangeait,
ni où il le mangeait,
mais enfin !
ne se nourrissait-il pas
de la même nourriture que moi ?
J’étais en droit de ne pas le penser.
Je l’écrivis.
Et il disparut comme il était venu.
Mon ombre me dépassa alors.
Je courus derrière elle
mais elle me distança.
Elle disparut elle aussi
et je sortis
pour revoir mes vieux amis.
Ils couraient.
Ils se poursuivaient même !
Je m’assis dans les tribunes
et me mis à applaudir.
J’applaudissais tellement bien
qu’on s’est mis à m’imiter.
Alors j’ai ri
et tout le monde a ri.
J’ai pissé sur le gazon
et bientôt le stade
ne fut plus qu’un lac d’urine.
Alors je me suis mis à chier
et la merde des autres s’est lancée
à la conquête de je ne savais quelle Amérique !
Et comme mon cerveau était petit,
je me suis retrouvé seul
dans ma yole d’acajou,
sans voile, sans vent, sans bruit.
Mais c’est surtout ce silence
qui a fini par me détruire.
Je ne faisais plus rien.
Et je grandissais.
Mon cerveau ne grandissait pas.
Cet océan de merde grandissait.
Mon désespoir grandissait.
Tout grandissait
sauf mon cerveau.
Il devint si petit
par rapport à tout ce qui avait grandi
que je n’en voyais plus la couleur.
Et c’est cette couleur qui me manquait
et elle a fini par me détruire.
Voilà.
Je vous le dis comme je le pense.
C’est terrible la vie.
Elle me manque aussi.
Mais quand je ne serai plus là,
que deviendra mon cerveau ?
Je n’ai pas résolu ce mystère
et je me suis remis au sport
pour oublier.
Lisez "L’Histoire de Jéhan Babelin"
gratuitement (epub et pdf)
[ICI]