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Article publié le 24 mars 2024. oOo -1- Sur la pierre tombale d’un obscur poète, on pouvait lire cette épitaphe en lettres gothiques, ce qui n’est pas banal : Les femmes passent, l’écriture reste. Un ami me conseille de faire quelque chose de cet aphorisme qui figure sur mon cénotaphe. C’est vrai que je n’en finis pas de renaître. Mais cette formule lapidaire se suffit à elle-même. Faut-il y voir l’expression d’une folle amertume un brin grandiloquent ? Je ne crois pas, autant qu’il m’en souvienne. Je suis mort à l’amour tant de fois. Je ne tombe de haut que pour me relever. Et à chaque fois, je sors grandi de l’affaire, comme c’est curieux. Nous sommes nombreux à en avoir soupé, ce n’est pas une raison pour nous lamenter sur notre sort. Notre triste sort ? En aucun cas, car la tristesse n’entre pas en jeu dans ce qui ne fut qu’épisodes plus ou moins brefs, plus ou moins longuets. Ah que ma joie demeure ! Développer, ce serait fatalement tomber dans des digressions sans fin à la recherche d’une ultime explication apportée à un drame humain des plus banals, qui plus est dénué de tout pathos. Ni langueur ni amertume ne sont de mise. Nouvelle ou roman, drame ou opéra peuvent se prêter à ce petit jeu qui noierait l’aphorisme dans le prosaïsme et le sentimentalisme. Un jeu sans enjeux. L’affaire est close, la chose est dite. Les fleurs vénéneuses de l’amour appellent un autre moyen d’expression : le poème. Allez, je retourne à mon cénotaphe. Le bonjour chez vous ! -2- Les chiens aboient, la caravane passe. Un livre est comme un jardin que l’on peut trimbaler dans sa poche. Voilà deux magnifiques proverbes arabes se disputent les faveurs d’un esprit plein de ferveur. Les chiens aboient et la caravane passe par le jardin qui fleurit dans la poche du poète en herbe. Dans la caravane, bien caché, notre écrivain favori se prélasse. Pour vivre heureux, vivons drapés de nuées ! Notre écrivain est assis en tailleur dans une confortable nacelle juchée sur une chamelle ? La nacelle est entourée par d’épaisses tentures damassées, sorte de lit à baldaquin ou de dais, une tour d’ivoire miniature et mobile. Son unique œil vif à l’iris d’un brun profond abrite une pupille largement dilatée par l’effet de l’opium. Polyphème rôde dans les parages de sa vaste mémoire ; notre écrivain toujours assis en tailleur attend Personne, ce « Nemo » devenu un capitaine sous-marinier vindicatif à souhait qui le délivrera de cette mer de sable qu’il exècre. Retour aux côtes marines, allez hop ! et que ça saute ! Une toute petite phrase tambourine sans cesse à ses temps : Le désert croît. Ah mais c’est Nietzsche qui a écrit ça ! Le désert, le nihilisme… Il ne croyait pas si bien dire, le bougre ! S’il revenait parmi nous, il serait consterné. Lorsqu’il était enfant - une enfance germanique mais vaste comme la mer Méditerranée - notre écrivain se plaisait à s’imaginer entouré d’étoiles scintillantes qui dansaient autour de sa tête. Il essayait en vain d’en gober une au passage. Y fût-il parvenu, que serait-il advenu de lui ? Il aurait peut-être cracher du feu à n’en plus pouvoir, va savoir. Au lieu de cela, les étoiles se sont éteintes les unes après les autres. Il n’en fit pas un drame. Chaque chose en son temps, il se rattraperait plus tard, se disait-il. Accoucher d’une étoile ? Danser d’une étoile à l’autre ? Rien de tout cela. Mais d’où lui vient ce dégoût pour l’ascension, les hauteurs, les cimes idéales, l’idéalisme niais de ses contemporains ? De ce qu’il n’a jamais vraiment su où était sa place. A dix ans, il dévorait la revue Documents. Il n’en a pas perdu une miette. Le gros orteil, ah c’était quelque chose ! André Breton en avait avalé son chapeau. Le désert, le nihilisme… Ah oui, décidément, il ne croyait pas si bien dire, le bougre ! En attendant la venue de Nemo, notre écrivain plane à cinquante mille ; la démarche cahotante de l’herbivore n’est pas pour rien dans l’espèce de molle somnolence qui le berce. Les effluves du désert, le vent brûlant, les gifles de sable, tout cela n’est déjà plus rien pour notre écrivain. Dans sa main gauche, une rose des vents qu’il presse entre ses petits doigts potelés. La mollesse, tout est là, et la souplesse de son échine ! Passés maîtres dans l’art des courbettes, les collègues de notre écrivain s’en vont chercher la gloire au fond d’un puits. Notre écrivain, quant à lui, bien que souple comme une anguille, a la nuque raide. Il a du mal à saluer pour cette raison, aussi est-il très avenant. Tout sourire en public, il ne grimace jamais devant un défi. Il relève fréquemment le gant ; les duels, ça le connaît. C’est un escrimeur de premier ordre, un combattant de première grandeur. En un coup de plume, il vous fracasse un idiot à trente pas. Prosternez-vous devant sa caravane, gens de peu de foi ! Sinon, gare à vous ! Il ne vous laissera pas même les miettes de son dernier repas. Aux dernières nouvelles, on l’aurait aperçu en partance pour la France, sa terre d’élection.
Jean-Michel Guyot 16 mars 2024 |
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