La journée de la femme vient tout juste de passer.
Le portrait narratif, lui, demeure. Et se répète. D’un modèle l’autre.
J’aime scruter la plastique féminine.
J’aime ressentir ce déclic unique qui ébroue ma plume... jusqu’à rendre hommage aux jolies filles et jolies dames. Aux jolies Vénus.
Je suis Mars, celui qui voit et qui interprète.
Qui souligne.
De manière suggestive, de manière sensuelle... de manière ontologique.
Qu’il soit public ou privé, publié ou confidentiel, le portrait narratif est à chaque fois une odyssée fictionnelle inédite.
Qui définit le rapport entre moi et le modèle.
En un mot ?
Le modèle est un autre genre de nouvelle.
Des dizaines et des dizaines de portraits depuis le printemps 2019.
De quoi, par exemple, imaginer un ouvrage intitulé Galerie de femmes...
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Commentaires :
Un nouvel opus par Jean-Michel Guyot
... Mais tout à coup, serait-ce le banc de tout à l’heure, n’importe, ou quelque banquette de café, la scène est à nouveau barrée. Elle est barrée, cette fois, d’un rang de femmes assises, en toilettes claires, les plus touchantes qu’elles aient portées jamais. La symétrie exige qu’elles soient sept ou neuf. Entre un homme… il les reconnaît : l’une après l’autre, toutes à la fois ? Ce sont les femmes qu’il a aimées, qui l’ont aimé, celles-ci des années, celle-là un jour. Comme il fait noir !
André Breton, L’amour fou, 1934
Ni grande forme héroïque, ni épanchement lyrique, et pas non plus les cercles et les angles du concept, mais le besoin le plus pressant, à la fin, de retourner la langue vers ce qui l’a touchée, vers ce qui l’a déliée bien avant tout langage, vers ce qui lui échappe, besoin, désir de retourner les mains vers ce qui tout d’abord a creusé et rempli leurs paumes, les a paumées courbes, des vases, des épures des choses.
Jean-Luc Nancy, Naissance des seins, Galilée, mars 2006
*
Stéphane Pucheu, sans nul doute amoureux du corps féminin, nous livre là une série de portraits de longueur variable, brefs le plus souvent, jamais grinçants ni furieux- aucune misogynie n’’y est à l’œuvre selon moi - mais d’une précision que je qualifierais de chirurgicale. Ce qualificatif peut faire grincer des dents et même heurter les âmes sensibles, j’en conviens.
Vous ne trouverez pas dans cette série de portraits sans doute appelée à grossir au fil du temps quelque épanchement lyrique que ce soit ni non plus de longues digressions romanesques : le regard posé sur ces dames est acéré, mais sans méchanceté. Ici ni perspective de grenouille ni perspective d’aigle, mais un regard assumé et, on le sent vivement, désiré par les femmes dont il a dressé le vibrant portrait. Vibrant, en effet, mais sans pathos aucun.
Ce sont des exercices d’admiration raisonnée.
Plus précise que précieuse, la langue très intellectualisée de Stéphane Pucheu ne s’adonne pas à la composition de blasons mais s’ingénie à composer avec cette triade qui nous anime tous et toutes : le regard, la langue et une fantasmatique délicatement irisée qui affleure sans cesse dans sa prose.
Prose qui chante néanmoins, et, certes, moins allègre et moins somptueuse que put l’être celle d’un Breton écrivant L’amour fou, mais à la fois savante et aérée, rythmique en un mot, à défaut d’être scandée.
Je songe ainsi que Stéphane Pucheu a su toucher juste là où d’autres se complaisent dans le salace ou l’ordure, car enfin un corps est un corps avec ses effluves et ses sanies, ses mucosités et ses fluides, sans qu’il faille pour cela « en rajouter ».
Les femmes qu’il portraitise, passez-moi ce jeu de mots un peu barbare, il ne les portraîtrise pas !
Ainsi, reprenant une admirable formule de Jean-Luc Nancy, je dirais ceci qui me paraît décisif : il a su, dans ses portraits - portraits qui sont les siens à tous égards : écrits par lui, cela va de soi, mais aussi dans lesquels il se met tout entier en scène en tant que scénographe de la beauté faite femme - répondre « au besoin pressant de retourner la langue vers ce qui l’a touchée, vers ce qui l’a déliée bien avant tout langage. »
Formule éloquente qui, à mon sens, s’applique bien à cette prose plus tacticienne que tactile.
Prose apicale en un sens, qui dirige l’apex de la main et du regard vers - et non sur - le point tangentiel, par le fait, proprement insituable, du langage fait désir, du désir de (se) dire en voyant et de donner à voir en (se) disant, flouant par-là la distinction louche entre fiction et réalité.
Désir par ailleurs réciproque deux fois, d’abord dans la rencontre entre l’auteur et son modèle, puis aussi entre l’auteur et ses lecteurs qui, eux, n’ont ni la plastique ni surtout la présence charnelle du modèle, pour cela abstraits, comme en retrait mais bel et bien actifs en pensée dans la joie de se retrouver regard en éveil dans ce que l’auteur a bien voulu livrer de ce qu’il a perçu, confondant habilement dans ses écrits l’être et sa perception, avec toute l’ambiguïté qu’implique cet adjectif possessif.
Perception de l’être qui, pour ainsi dire, s’advient, en advenant au langage qui porte souci de sa corporéité partagée avec autrui, le modèle, le lecteur.
Perception qui passe par le bief du langage qui apporte l’eau au moulin d’une parole singulière.
Perception ambiguë, et, de ce fait, troublante, qui veut que l’être jamais ne se détache de l’être singulier qui le dit, soit le Da sur Sein, l’un étant l’autre et réciproquement, toujours en situation de se refléter comme deux miroirs jumeaux qui se font face, échangent des signes de connivence à l’infini via le langage, brouillant ainsi la claire frontière entre la fiction et la réalité, fiction-friction, étincelle de deux silex frappés l’un contre l’autre, lumière !
Ecriture du désir mutualisé par la grâce de l’écrit qui s’en va, nulle part séjournant, partout errant, vers sa dissémination spectrale.
*
Eh oui, c’est bien moi, semble nous dire le portait photographique de l’auteur, manifestement heureux, à défaut d’être pleinement enjoué. La banalité des traits n’occulte pas, accuse plutôt un regard incisif, un tantinet provocateur, presque conquérant. L’homme sûr de lui semble nous dire cette fois, à y regarder de plus près : Qui osera me défier ? Je suis un empire à moi tout seul.
Relever un défi, voilà qui est bien dans nos cordes, vocales s’entend, car nous n’entendons pas nous laisser intimider par une mine, fût-elle renfrognée. Or, celle-ci n’est ni sévère ni renfrognée, juste un brin provocatrice, bien à l’image de son auteur qui n’a pas la réputation de mâcher ses mots mais dont nous savons par ailleurs qu’il les aime et les chérie, ses mots, dont il nous fait don en nous murmurant : Sauras-tu me comprendre, sauras-tu m’entendre, sauras-tu saisir au vol la perche que je te tends, jusqu’à être saisi par ce qu’elle tend à te dire et qui te comprend tout entier dans l’écart - l’interruption d’être - qui nous fait exister l’un en face de l’autre, afin que moi et toi, si loin de ne faire qu’un - ah adieu Platon ! - puissions-nous parler d’une rive à l’autre ?
Tout auteur qui se respecte, qu’il connaisse ou non la formule de L’attente, l’oubli, nous dit dans ses écrits : Faites en sorte que je puisse vous parler ! Fais en sorte que je puisse te parler.
Prière exaucée, pari réussi, pour ce qui est de Stéphane Pucheu.
En a-t-il pleinement conscience ? Il semble bien que oui, la conscience de soi étant l’apanage des bons auteurs qui, pour autant, ne dédaignent pas les éclaircissements amicaux, pour peu que ces derniers ne soient ni intrusifs ni plats comme des limandes ni par trop altiers.
La romanité, très marquée chez notre auteur et assumée par lui, l’amène à donner la primeur à son regard, ses portraits infusant dans l’esprit de ses lecteurs, et peut-être d’abord de ses modèles, une espèce de crainte mêlée de respect - Ehrfurcht ! - à l’égard de ce qu’il s’autorise à écrire, sachant, lui le premier, que l’honneur qu’il nous fait, nous lecteurs et modèles, ne se discute pas : c’est lui qui est à l’initiative ! A nous de bien nous tenir en le lisant !
En lisant l’auteur, je me suis surpris à me sentir pour ainsi dire observé par lui, comme si son regard, d’abord tourné vers son modèle, s’était concentré dans sa prose : double injonction ! regarde bien ce que j’ai moi-même regardé, semble-t-il nous dire à chaque phrase. Ne te défile pas !
Impérieuse, cette écriture enjoint le lecteur à la relecture attentive, et, pour ma part du moins, c’est en relisant plusieurs fois ses portraits que j’ai pu sentir « monter une douce chaleur » à mes tempes, le temps de m’apercevoir que j’entrais en sympathie avec la démarche singulière de l’auteur, je veux dire : une fois que j’avais dépassé ma première impression de froideur.
Sa courtoisie sans faille est sans doute le meilleur hommage que puisse rendre de nos jours « un homme de culture » à cette étrange synthèse d’archaïsme, de modernité et de post-modernité que représente pour nous, les hommes, le corps d’une femme fière d’exister et libre comme l’air, ici, en Europe, en 2024, au moment où nous sentons à nouveau monter les périls.
Ecriture qui, par son fait, renvoie involontairement à toutes les variations du corps féminin auxquelles l’histoire de l’art nous a initiés, la novation bien comprise s’inscrivant toujours dans une tradition séculaire voire millénaire qu’elle ne répudie nullement, tout en s’en écartant résolument.
Reste à souhaiter - désirer ! - qu’une femme s’ingénie un jour à rendre la pareille à notre auteur en faisant de lui un modèle, dans les deux sens du terme, modèle à dépasser-transcender dans tous les sens qu’il lui sera loisible d’explorer.
(On se prend même à rêver de regards croisés pour ainsi dire à l’infini ; j’imagine ainsi une débauche de regards dépassant les strictes frontières formelles des deux sexes, chaque genre étant invité à des Saturnales littéraires d’un genre nouveau durant lesquelles hétérosexualité, homosexualité, bisexualité et transsexualité s’en donnerait à corps-joie.)
Une sourde autorité émane clairement de ces portraits : elle n’émane pas d’un potier qui met les mains dans la glaise pour caresser les formes qu’il a en tête mais d’un esprit sûr de son fait pour qui la maitrise du langage - une langue incisive et précise, quasi-chirurgicale dans son apparente froideur - autorise une paradoxale perte de contrôle de soi, écriture de bout en bout fantasmatique qui ne tombe jamais dans le fantastique ni le délire, mais agence avec une précision diabolique une série d’affects que lui inspirent « ses » modèles.
Climatériques, les fruits de la passion, et plus encore ceux de la création… tombés de l’arbre ou pieusement cueillis sur la branche dans le jardin des Hespérides revisité.
De ces fruits qui ne cessent de mûrir dans l’esprit de qui a su en apprécier la saveur renouvelée.
Alors n’hésitez pas ! Prenez-les à pleine main, ces fruits nouveaux et gorgez-vous de leur suc !
Jean-Michel Guyot
10 mars 2024