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III - serena
L’enquête de Frank Chercos - chapitre XXIII - 20

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 Article publié le 28 mai 2023.

oOo

…le lion peut parler, si tant d’ânes le peuvent. Shakespeare – Le songe d’une nuit d’été.

 

Son effondrement sur la surface festive du guéridon provoqua un désordre de comportements qu’il ne serait pas idiot de décrire ici pour donner une idée de la psychologie des quatre attablés. Signalons simplement que le docteur Vincent fut le seul à ne pas reculer, il chercha même à retenir le corps désarticulé de Frank qui, bras en croix et jambes en l’air, s’écrasa sur les apéritifs et la kémia, répandant ainsi bien au-delà de leurs ressources habituelles les odeurs d’anis, de piment et de sésame, sans compter l’huile d’olive et la friture des filets de morue, vertige qui se conclut par une perte de connaissance du sujet et par un diagnostic immédiat et définitif d’AVC. Les trois invités, passé le moment de stupeur, comme les mousquetaires de Maquet & Dumas étaient quatre, ce qui, contre toute attente ne perturba pas l’esprit au travail du docteur qui comprit, en voyant ce quatrième, la cause de l’AVC ou en tout cas en quoi cette cause catalysa l’accident en question : celui-là avait ôté son masque.

Rouvrant des yeux exorbités à l’extrême, Frank trouva la force de pointer son doigt en direction de cet individu non masqué comme il aurait dû l’être. Et ce qu’il voyait encore, ce qu’il avait déjà vu une demi-seconde avant de péter un anévrisme, était la même chose que nous voyons nous aussi : la tête de Caliban, yeux rond et blancs sans paupières battante, ouïes comme des oreilles d’éléphant et crête épineuse sur le front, sans parler de la multitude d’écailles qui répandaient leur gras élastique et têtu. Appelons-le Kaliban pour faire simple, avec un K pour ne pas le confondre avec son prestigieux modèle. Il était désolé. Il faisait tellement chaud sous le masque humain qu’il avait pourtant promis de ne pas ôter même pour respirer, qu’il l’avait ôté et juste à ce moment-là Frank Chercos, car il connaissait son nom, s’était arrêté devant le portail et Kaliban, qui allait le pousser pour entrer, avait soumis le système olfactif du policier aux odeurs de la marée augmentées d’un début de pourrissement et sa vue à une vision proche de l’apocalypse revue et corrigée par l’interprétation bédéiste en usage en ces temps de déclin intellectuel et libidineux. Le policier s’était soudain dressé sur la pointe de ses chaussures en cuir marocain, le craquelant un peu plus, et il avait enfoncé le portail qui, vous l’avez entendu comme moi, avait battu la haie de laurières, pauvres perdrix ! et il s’était précipité sous la tonnelle pour, vous le savez maintenant, changer notre tranquillité narrative et anisée en ce que vous pensez être, cher docteur, un accident cérébral de la pire espèce : une nécessité narrative sans laquelle notre présence sur la Terre n’aurait plus de sens.

— Pas le temps de s’occuper de ça maintenant, haleta le docteur qui manipulait la mâchoire aux dents déjà broyés. Remettez votre masque et tous rentrez dans la maison et attendez que l’ambulance soit partie avant de vous remettre à boire.

— Mais elle n’est pas encore arrivée !

Elle arriva. On brancarda le policier en transe épileptique, on l’appareilla selon la procédure habituelle, la sirène pompa l’air de tout le monde et l’ambulance, comme prévu par le savant médecin, disparut au bout de la rue entre le château d’eau et le terrain de rugby. Voilà une chose de faite.

— Je serais de retour avant la nuit, dit le docteur. Ne sortez pas. Et vous, Kaliban, remettez votre masque ou je signale ce comportement indigne d’un militaire à votre hiérarchie et même plus haut s’il le faut.

On leva les yeux au ciel, bien qu’on fût rentré. Le docteur fourra un tas de choses dans sa mallette et, n’oubliant pas sa casquette Purdey, il enjamba sa monture et disparut presque aussi vite que l’ambulance cinq minutes plus tôt. Kaliban, qui exhibait encore sa tête de poisson monstrueux, examinait un à un les élastiques de son masque, dont quelques-uns avaient souffert de la chaleur.

— Je ne l’ai pas enlevé, mentit-il, il est tombé et vous voyez pourquoi.

On noua tranquillement et avec méthode les nouveaux élastiques. Et en silence, car on n’osait plus parler. La mission consistait à récupérer à la Morgue le corps de l’extraterrestre assassiné, mettons, pour ne pas s’égarer, #1. Le #2 relevant maintenant de la propriété intellectuelle de la Presse, les quatre intrus s’appelaient, respectivement, #3, #4, #5 et Kaliban. Ils achevèrent le nouage des élastiques en moins de temps qu’il en faut pour l’écrire avant de le dire, ou l’inverse si on n’a pas tout compris comme c’est écrit. Kaliban procéda, avec l’aide de ses semblables, à quelques ajustements, et le masque, de forme humaine voire trop humaine, parut aussi vrai que nature. Ils étaient de nouveau quatre, tel que c’était prévu par le plan élaboré en haut lieu mais ils ne savaient pas où, le docteur Vincent en avait attentivement examiné les bleus qui sentaient encore fortement l’ammoniaque et quelqu’un avait eu l’idée de combattre cette odeur par l’extrait d’anéthol qui se trouvait, pas par hasard, dans un flacon serti à la cire cachetée au blason de la famille Vincent qui a toujours, aussi loin qu’on se souvienne, habité là. Avant de partir à la poursuite de son patient foutu d’avance d’après sa moue de spécialiste averti depuis longue date, il avait donné l’ordre de ne rien faire, donc il n’était pas question de s’aventurer dans le labyrinthe de la Morgue, la terrifiante Morgue où gisait, pâle et inerte, le corps désormais éteint de #1 qu’on avait connu joyeux et libertin, surtout depuis qu’il jouait à l’homme dans cette contré oubliée de la République, sauf en cas de Tour de France. Tout le monde a compris ? Ça va jusque-là… ?

— Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

Il ne restait plus qu’à attendre le coucher du soleil, car le docteur avait prévu, si on avait bien entendu, de rentrer de l’Hôpital, ou de la Morgue, dans ces os-là. L’attente étant un phénomène perçu le plus souvent comme une perte de temps qu’on ne retrouvera jamais malgré les promesses d’une certaine littérature, on attendit. Et la bouteille, qui contenait un mélange de graisse graphitée et d’anéthol intitulé Liqueur de Harlem par ceux qui croyaient encore à ses pouvoirs magiques, se vida au rythme des heures, des minutes, des secondes. Le plan était précis comme une horloge atomique de génération X (on en avait perdu le compte depuis longtemps). L’entrée dans la Morgue, la terrifiante Morgue, se ferait par l’entrée, car le docteur possédait le badge qui l’ouvre sans faire de bruit. Mais le docteur n’entrerait pas, il resterait dehors ou plus exactement à l’entrée qui n’était pas facile à trouver dans le noir qui, à cette heure de la nuit, envahissait les couloirs du complexe administratif et de recherche où il n’était pas questions de s’égarer, surtout en sortant. Les loupiotes destinées à ménager les esprits toujours fragilisés par la couleur de la nuit ne seraient pas d’un grand secours, avait prévenu le docteur.

— Vous ne suivrez que votre instinct, avait-il précisé en glissant son index sur le bleu.

Une fois entrés (c’est très simple), vous allez tout droit, vous ne tournez à aucun moment, vous attendez qu’une porte de sécurité à double battants vous interdise d’aller plus loin. Ici, c’est le deuxième badge qui est utile. Attention de ne pas le confondre avec le troisième, au risque de déclencher une tempête de rayons paralysants qui agissent, hé oui messieurs, aussi bien sur les extraterrestres que sur les humains que je suis, ne me demandez pas comment ni pourquoi, ce que j’en sais ne vous sera d’aucune utilité au moment d’entrer pour la seconde fois et d’aller encore tout droit jusqu’à la porte suivante qui, vous l’avez deviné, exigera que vous lui présentiez le troisième badge, qui ne pourra pas être le deuxième car dans ce cas vous serez tellement paralysés que vous ne pourrez même pas expliquer votre présence clandestine à ceux qui vous le demanderons à coups de matraque dans le bide et pire. Donc, en admettant que tout s’est bien passé, et je vous le souhaite parce que je ne serai plus là dans le cas contraire, raison pour laquelle, vous l’avez deviné, je ne suis pas entré avec vous, je vous trouve sympathique mais pas au point de soumettre mes testicules aux services préparatoires de la Justice, (un temps, que les aliens se partagent du regard et en silence) vous êtes dans les lieux, autrement dit la salle mortuaire où attendent les corps de savoir ce qu’on va en faire. N’oubliez pas que, à part les loupiotes des plinthes, vous êtes plongés dans le noir le plus obscur que vous n’avez jamais eu l’occasion d’observer ni surtout de subir, malgré vos interminables voyages dans les parages les moins visités, même des télescopes les plus sophistiqués, de cet espace dont on dit peut-être erronément qu’il tient de l’infini comme je tiens mon nez de ma mère et mon menton d’une cousine lointaine par alliance pas moins hypothétique. Mais laissons là ces considérations angoissantes qui pourraient m’inspirer, si j’étais aussi sage et intelligent que le pense votre gouvernement, une trahison que ça m’est jamais arrivé sauf par excuse d’enfance et de sentiment d’abandon de la part de mes géniteurs officiels. On n’est jamais sûr que de sa mère, nos Juifs ont bien raison. Au nom du père.

Alors, mesdames et messieurs (je ne suis sûr que du sexe de Kaliban que j’ai eu l’occasion de traiter à la spectinomycine), nous voici au cœur même de notre objectif, sans toutefois l’avoir atteint, car il s’agit maintenant de trouver le corps de notre sympathique #1, lequel gît sous un drap qu’il s’agit de soulever du côté des panards, ou dans un tiroir qu’on tire jusqu’à la hauteur des chevilles. Fiez-vous à l’étiquette, à ce qu’elle vous dit du cadavre et n’allez pas imaginer par je ne sais quelle paranoïa contractée dans la solitude des espaces infinis ou prétendus tels pour cause d’angoisse, que l’administration de la mort civile cherche à vous tromper, même si vous en connaissez les raisons. Lisez le contenu écrit au Bic, tirez le cadavre par les pieds, traînez-le dans les couloirs du retour à la réalité ordinaire, ne vous souciez pas des rebonds de la tête ni de l’usure des coudes, et fourguez-moi tout ça dans le coffre de ma Fiat Panda, je serai au volant, moteur en marche, prêt à passer la première crabot, car quatre bestioles de votre espèce sur ma banquette arrière, ça m’angoisse par avance vous ne pouvez pas savoir à quel point tellement je vous sens incapables d’éprouver un seul de nos sentiments humains, alors que vos idées nous submergent !

Ici, le docteur avala une gorgée de son breuvage fait maison et par conséquent conforme à la charte bio établie par les nouveaux prophètes héritiers du non moins NR.

— Ça fait du bien, éructa-t-il comme bébé sur l’épaule de sa mère, sauf qu’il avait le menton sur la table et les yeux toujours occupés à déchiffrer sur le plan les difficultés non prévues de l’opération dite de récupération du cadavre assassiné de #1 et de sa descendance, car il s’agissait de se manier le cul avant que le contenu de sa poche séminale ne serve plus à rien, en admettant que l’étranglement n’eût pas provoqué une éjaculation, ce qui l’aurait asséchée et alors, mesdames et messieurs, nous aurons travaillé comme des cons, c’est-à-dire pour rien, surtout vous car moi je ne vais pas plus loin que le parking où personne ne trouvera étrange, au cours de l’enquête qui ne manquera pas de nous emmerder, vous plus que moi, que ma Panda et moi on fasse de la figuration sur les bandes des caméras de surveillance qui sont, je vous en préviens, nombreuses et précises depuis que votre technologie de l’image nous a été transmise par un de vos traîtres, car je ne suis pas le seul dans ce cas. La Collaboration, c’est bien, mais elle a des limites qu’il faut se garder d’enjamber sous peine de laisser ses couilles dans les barbelés qui la définissent de l’extérieur, alors que de l’intérieur on se prend à rêver d’une société meilleure où personne ne s’emmerde au point de manquer d’inspiration, pathologie qui fait le sujet de ma dernière thèse, laquelle sera suivie, mais ce n’est encore qu’un louable projet, de considérations esthétiques comparées où la bite, à tous les stades de sa croissance, sera à l’honneur du plaisir et, je l’espère, du désir de ne point disparaître sans laisser de traces.

Après ce discours émaillé de nombreuses disgressions hugolienne ou pynchonienne selon les goûts et les couleurs, le docteur retrouva sa position assise comme s’il était déjà au volant et en route pour la terrifiante Morgue où les spermatozoïdes de #1 demeuraient une hypothèse, sujet supplémentaire d’angoisse et de pipi au lit. On se vida précautionneusement avant de s’installer sur la banquette arrière, la place du mort demeurant inoccupée par mesure de précaution, et un tas d’autres précautions qu’il serait fastidieux d’énumérer au cœur de l’action, car nous y sommes.

Et les voilà partis. Le 112 B1.054 d’origine Autobianchi ronronna d’abord sur les départementales du coin, puis les pneus commencèrent à dévorer l’asphalte de la nationale qui pénétrait, au bout d’une heure de route, dans les parages inquiétants de la terrifiante Morgue. Les cœurs, ou ce qui en faisait office, se rapetassaient dans leurs poitrines respectives, les mains se mouillaient l’une contre l’autre, les queues bandouillaient sans trop savoir pourquoi, on n’était pas loin de réussir ou d’échouer.

 

 

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