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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alice Qand XXVI

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 Article publié le 28 mai 2023.

oOo

Le ciel s’obscurcissait. Mais cette fois, c’était la nuit. Le gosse que j’avais laissé dans ma chambre avait peut-être fini par faire l’objet de toutes les attentions. Chico Chica (c’était comme ça que le nain voulait qu’on le nomme) inséra la clé dans son téléphone portable dernier cri. On pouvait voir les dernières infos. Rien sur Julien (pas Magloire). Je ne me souciais même plus du sort de Julien Magloire qui (rappelons-le) était cousin par le nom de la maman du Julien qui avait trouvé refuge chez moi sans avoir encore expliqué pourquoi il jouait ce tour pendable à ses parents. Le cousinage qui liait Alice Qand au papa de Chico Chica venait compliquer les choses et j’en avais les testicules en fuite. Et pour couronner le tout, je ne savais rien du remplaçant du docteur Panglas, ce personnage inconnu de moi ou dont j’ignorais la nature. Mais Chico Chica prétendait encore m’étonner : il souffla sur une fente et y introduisit la clé. La grille s’ouvrit dans un grand grincement de spectacle audiovisuel. Il n’y avait rien à comprendre. Juste se laisser prendre au piège. La Lune se levait sur les palais dont les ombres se découpaient dans le ciel en déclin. Il me jeta un regard complice :

« Si tu as le temps, dit-il, on peut le perdre en visite… Tu veux un cigare ?

— Ne me dis pas que tu fumes des Kolipanglasos…

— C’est de famille… Viens ! »

Je le suivis. Il m’avait peut-être drogué. J’avais vidé sa flasque écossaise. Je flageolais sur le gravier gorgé d’eau d’une allée bordée de mauves frissonnantes. J’ai toujours redouté ces habitants secrets mais pas clandestins.

« D’ici, on a vue sur le pont, dit Chico.

— J’entends des moteurs… Les gens rentrent chez eux. Il était temps ! On vient ici en train ou en bagnole pour régler des questions administratives, quelquefois pour recevoir les foudres de la Justice ou se plaindre de la lenteur de ses procédures… Nous avions l’intention d’interroger un ami hospitalisé… Mais ils ont évacué l’hôpital. Si ça se fait, à l’heure qu’il est il se prélasse dans une chambre en bonne compagnie. Des années que tout le monde est aux petits soins avec lui !

— Encore une histoire de queue… »

Le type qui agitait sa lampe torche avait l’air ravi de nous voir. Il embrassa Chico sur les joues et me tendit une main chaude et humide. Ses joues brillaient d’être astiquées comme il faut. Il avait l’haleine chargée de saveurs charcutières et spiritueuses. Il y avait des miettes d’un pain doré au four aux commissures de ses lèvres. Il parlait avec un accent que je n’identifiais pas. Sa peau pouvait venir de loin, mais sa bedaine avait trouvé racines sur la terre que nous foulions à même la langue que nous avions commune. Il avait entendu l’explosion. Mieux : il l’avait vue ! Il pointa son doigt vers les montagnes où la lumière était en voie de disparition.

« Si c’est pas le barrage, grogna-t-il, je ne m’y connais plus ! »

Chico opina en secouant ses boucles. Le type, qui était le gardien des lieux, accepta un cigare et l’embrasa aussitôt sans en estimer la qualité. Il avait confiance en Kolipanglaso. La première bouffée monta comme si elle était aspirée par le ciel ou ce qui s’y trouvait.

« Comment va papa ?

— Il a pris un cercueil sur le crâne… Monsieur est témoin…

— Diable ! Je parie que c’est encore un cercueil d’enfant…

— Tu l’as dit ! En plein dans la poire…

— Il a coulé à pic, ajoutai-je. Je n’ai rien pu tenter…

— Ne vous reprochez rien, mon bon monsieur. On sait ce que c’est. Ce n’est pas la première fois…

— Ce monsieur a été flic dans le temps… Comme toi !

— Mazette !

— Mais il a changé de métier… comme toi !

— Je parie que vous ne regrettez rien, n’est-ce pas… ? Mais il n’y a rien à faire pour échapper à ces maudits musulmans ! Ils viennent jusqu’ici…

— Rien n’a jamais sauté ici, dit Chico, mais on craint le pire quand on sait de quoi ils sont capables.

— Pourtant, dis-je, je ne crois pas à cette histoire de barrage… Je n’ai rien entendu… J’ai l’oreille fine… Et l’esprit toujours aux aguets… La masse nuageuse est stationnaire, d’après la télé. Des kilomètres d’épaisseur foudroyante au dessus de nos pauvres têtes…

— Vous croyez encore à ces sornettes… ? Grand bien vous fasse ! Moi, je m’en tiens à ce que je sais. Et je sais ce que j’ai vu et entendu. Si vous voulez savoir, mon bon monsieur, cette masse nuageuse est ce que le hasard nous a réservé une fois de plus sans nous laisser le moindre indice de l’existence d’une puissance créatrice dont la parole est toujours d’invention humaine. C’est à l’explosif qu’il faut croire, monsieur ! Et à nos bombes occidentales ! Faute de mieux, on a la supériorité aérienne et spatiale. Ah ! depuis que la grosse Bertha nous a montré le chemin ! Notre cœur est latin, mais le sang est germain ! Vous ne savez pas ce que c’est de passer toutes les nuits de son existence à surveiller toujours le même endroit auquel le hasard de l’emploi vous a confiné. Vous ne regrettez pas votre ancien boulot… ? »

Il tourna la clé d’un robinet qui dépassait de sa vareuse et Chico leva un doigt en surveillant le goulot de la flasque, prêt à donner le signal que l’autre attendait sans bouger un cil de son regard traversé de visions dont la nature ne m’était pas inconnue. Il avait aussi un saucisson au poivre dans une poche et de la croûte de pain dans une autre. Il avait déjà avalé toute la mie. Il raffolait de la mie, apprîmes-nous quand il ferma le robinet, mais Chico le savait déjà et il croqua dans la croûte pendant que je tranchais le saucisson à même le socle d’une statue qui nous dominait de son sceptre ou de sa balance (je ne me souviens pas si nous étions aux pieds de l’Hôtel du département ou sous l’aile du Palais de justice.) Des animaux de diverses tailles et multiples aspects s’étaient approchés pour avoir leur part. Le gardien les observait du coin de l’œil qu’il avait larmoyant comme si j’avais réveillé en lui des souvenirs qu’il ne lui était plus possible de caresser avec autant d’illusion qu’au début.

« Au début de quoi… ? dit Chico qui prenait son air de gosse en quête de Connaissance.

— Il y a toujours un début après

— Mais après quoi, tonton ?

— Monsieur sait bien de quoi je parle… Il sait qu’après ça continue… Voilà comment on se retrouve dans la situation qui est la mienne…

— Je ne te plains pas autant que mon père, tonton… C’est que… ça ne s’est jamais arrêté pour moi… Ça a commencé le premier jour. Et depuis, je m’épuise à recommencer. Mais on n’est pas maître du Hasard qui nous a fait naître. Le seul qui compte. Hélas, ma scolarité a témoigné en temps utile que je ne suis pas doué pour les maths ! Qui sait le mal que j’aurais pu commettre si je m’étais mis en tête de résoudre ce qui n’est peut-être même pas une équation…

— Tu parles comme si j’étais ton fils, fiston… Mais je n’aurais pas aimé être ton père. Les Qand ne sont pas faits pour les Grandes Occasions.

— Ça alors ! » m’écriai-je.

Mais je ne m’aventurai pas dans la voie qui venait de s’offrir à ma propre connaissance du Roman. Je retins mon souffle pour d’autres occasions d’en savoir plus. J’étais tellement troublé que j’en venais à me dire que tout ceci ne pouvait pas être le fruit du hasard. Ou pas seulement que du hasard. Sachant toutefois que si je n’avais pas été en compagnie d’Alice, le père de Chico ne se serait pas noyé et je n’aurais pas suivi son rejeton pour en savoir toujours plus. Et si Chico ne m’avait pas à ce point nourri de son Mystère, je ne serais pas en train de converser avec le frère d’Alice. J’avalai une pilule. Chico me tendit la flasque alors que son oncle s’apprêtait à ouvrir le robinet pour m’allaiter. Le poivre du saucisson avait enflammé ma langue. Mes lèvres étaient peut-être aussi gonflées que j’en avais la sensation. Difficile de s’exprimer dans ces conditions, mais je dis (ou je m’entendis baver) :

« Il faut que je rentre chez moi… ! Je ne peux pas vous expliquer… Ces histoires de terrorisme ne me concernent pas dès lors que je suis sur le point de me retrouver en situation… disons : inconfortable…

— Ça sent l’euphémisme…

— Vous connaissez la région mieux que moi…

— Des années que j’y vis mon après !

— Il y a bien un moyen de sortir de ce piège !

— Les routes sont submergées… Des katibas sillonnent les terres et les hameaux. J’ai entendu des tirs. Mon pauvre ami ! Vous avez bien mal choisi le jour pour régler vos propres problèmes. Personne ne vous écoutera. C’est chacun sa peau. Voyez ! »

Qand pivota sur ses talons, le bras en arc de cercle et la main ouverte.

« Ils ont tous décampé sans demander leur reste ! Flics, magistrats, huissiers, greffiers, factotums, jardiniers, voleurs, victimes, prévenus… Je me suis retrouvé seul en moins de temps qu’il n’en faut pour s’en plaindre ! Et vous savez quoi, mon bon monsieur… ?

— Dis-nous, tonton !

— Ils reviendront. Et ils ne reviennent pas pour vous remercier d’avoir empêché les rats de ronger leurs dossiers ! Ils reviennent pour reprendre leurs Places. Et leurs Biens. Et le « brave » Qand qui n’a pas abandonné son poste… ? Qu’est-ce qu’on en fait ? Et bien on le garde ! Jusqu’à la Prochaine ! »

Le gobelet tournoya avant de se placer sous le robinet, mais Qand retenait sa main pourtant en proie à une soif si intense qu’il en suait sans l’aide de la pluie. Ma croûte avait pris l’eau. Elle me glissa entre les doigts et s’aplatit sur le dallage où grouillaient des insectes affamés.

« On ne peut pas monter plus haut, continua le gardien qui avalait le contenu de son verre par petites gorgées à intervalle régulier, imposant ainsi un rythme à ses paroles venues d’ailleurs. Mais cette idée de descendre pour participer au sauve-qui-peut ne m’a même pas effleuré l’esprit. Si vous n’étiez pas intervenus pour partager mes vivres essentiels, je ne serais pas en train d’y réfléchir, me demandant finalement si je ne ferais pas mieux de me plier aux usages qui veulent que la Collaboration soit le seul moyen de sauver l’irremplaçable. Reste à savoir en quoi je consiste…

— Ils vont monter avec les eaux maintenant, dit Chico qui voyait juste. Même vos juges et représentants du peuple, talonnés par les eaux montantes !

— Ah mais c’est que les terroristes le savent ! Vous voulez voir la bombe… ?

— Une bombe, tonton ! »

Sourire de satisfaction sur le visage écarlate de l’oncle qui sort son révolver et le braque sur une porte qu’il a laissée entrouverte. Il y a de la lumière à l’intérieur. Chico entre le premier et lâche un cri qu’il est difficile de qualifier, quelque chose entre la joie et l’horreur. Le gardien me pousse dans le dos avec son pétard, m’encourageant de la voix à constater par moi-même qu’il ne raconte pas des « conneries ». La bombe est un amas de bidons et de fûts. J’en oublie instantanément pourquoi je suis venu. À en juger par le volume de l’entassement, la bombe doit bien peser plusieurs tonnes.

« Qu’est-ce que je vous disais ? triomphait le tonton. Des heures qu’il leur a fallu pour transporter ça ! Et de la main d’œuvre… Ça inspire la fuite sans patriotisme, ce genre d’installation !

— Mais… comment c’est venu là… ? Des heures… On ne peut pas autrement… Personne n’est intervenu… ? Vous y venez tous les jours, non… ?

— J’étais loin de penser que ça allait recommencer ! C’est en descendant à la cave que je suis tombé dessus… Enfin, en voulant y descendre… C’est l’entrée ici… Ensuite, on descend… Dix mille flacons territoriaux ! Et des fromages de fière extraction ! Sans parler du jambon et de la saucisse sèche… Des congélateurs à gibier ! Des putes en veux-tu en voilà ! Sainte chapelle de l’Élection ! On vient ici pour ne pas aller se faire voir ailleurs… Moi comme les autres… J’ai tout de suite donné l’alarme… Ils s’étaient rassemblés de l’autre côté, sur la terrasse à vision panoramique qui a coûté la peau du cul à la population que dans ces cas on n’appelle plus peuple pour l’encourager à participer même si ses moyens sont maigres. Le barrage venait de sauter. Un champignon de feu et de poussière montait au ciel. Tous là bouche bée à réclamer vengeance. Les poings serrés jusqu’à s’en faire mal. Mais quand je leur ai parlé de la bombe et que je la décrivais avec mes mots, ils se sont liquéfiés. Amer mélange, monsieur, surtout que la pluie s’est mis à tomber. Et les débris de ce qui avait été un barrage, montés si haut qu’il a fallu du temps pour comprendre qu’il n’y avait pas d’autre explication au phénomène de cette ascension dont personne n’avait entendu parler, même à l’église ou en conseil. Deux flics sont venus constater que je n’avais pas pris le temps de descendre à la cave. Ils ont détalé sans prévenir les autres. Quelques-uns ont assisté à cet abandon de poste et leurs cris ont ameuté le reste du troupeau. Je n’ai pas eu le temps de me renseigner sur la question du désamorçage. « Quelqu’un va venir, me dit un type en écharpe. Vous, restez ici et prévenez-nous s’ils reviennent. Vous connaissez le numéro ! » On a vite fait de se retrouver seul dans ces cas de panique populaire, comme si le couvercle d’une poubelle se refermait sur la place de la République. »

Une odeur de carburant d’origine pétrolière avait pris la place des effluves ordinairement chargées de préparer l’esprit et ses emplacements à de plus agréables sensations de ne pas être venu au monde pour rien. Chico, en expert des Jeux, examinait les interstices avec la torche de son portable, au risque d’exciter une cellule photoélectrique. Son oncle avait fini de s’inquiéter. Ses joues étaient sur le point de crever. Il tournait le dos, se situant donc face à la porte qui s’ouvrait sur la nuit.

« Vous les entendez ? dit-il. Ils reviennent. Qu’est-ce qu’ils s’imaginent ? Que je suis spécialiste du déminage ! Ces mains n’ont jamais travaillé ! Elles font ce qu’elles font ! Mais de travail, jamais ! C’est descendre qu’il faut ! D’abord à la cave… (pensif puis reprenant) Se donner une chance avec l’eau plutôt que de se retrouver en morceaux si jamais quelqu’un vous cherche ! »

Et en effet, quelques-uns d’entre eux, en uniformes impossibles à identifier à la lumière de leurs smartphones, s’étaient avancés dans l’allée. L’un d’eux était équipé d’un porte-voix, flic ou syndicaliste.

« Où en êtes-vous, Qand ? L’eau monte de ce côté. Nous n’avons plus d’issue… que cet endroit en principe béni des dieux dont vous êtes le gardien… Pouvons-nous entrer ? »

Qand pesta. Le seul porte-voix dont il disposait était une bouteille vide dont il avait brisé le cul. Il pouvait aussi se servir de ses mains. Il réfléchissait pendant que l’autre perdait le fil de sa requête.

« Ça pètera de toute façon, dit Chico. Mieux vaut ne pas être là quand ça arrivera. Il y a d’autres bombes… Ne me dis pas, tonton, que tu n’en sais rien…

— Qu’ils se démerdent après tout ! Avec ce qu’ils me paient ! N’est-ce pas, monsieur Chercos, qu’il y a un après après l’après… ?

— Sauf si on commence à songer au suicide… »

Les smartphones formaient un brasier au bout de l’allée. Ils s’accumulaient, attendant une réponse que le gardien n’était pas prêt à leur offrir. Aucun de nous trois ne s’y connaissait en explosion. Les moyens et les effets de ce type de combustion relevaient pour nous de la fiction qu’on ne vit qu’une fois. Il fallait se calter. Et en vitesse ! Mais quitte à descendre vers les eaux en furie, autant ne pas s’y jeter comme dernier recours. On se préparait à tenter une sortie du côté de l’obscurité quand la voix de Sally s’interposa. Elle semblait si près qu’elle devait forcément l’être. Et elle l’était. En compagnie d’Alice qui tenait un parapluie ouvert au-dessus de leurs têtes échevelées.

« Bon Dieu ! s’écria Sally en reluquant la bombe « artisanale ». J’y croyais pas. On est vraiment foutues toutes les deux ! »

 

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