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Les colons
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 Article publié le 11 juillet 2008.

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1.2 Choix du titre « Les colons » et ses différentes lectures

En choisissant d’intituler son roman « Les Colons », il s’agit clairement pour Randau de mettre d’emblée l’accent sur la problématique du nombre en tant que celui-ci est un indicateur d’estimation des forces en présence. En effet, le nombre ou plus exactement son insuffisance constitue généralement, ici comme partout ailleurs en milieu colonial, la crainte majeure que les conditions politiques d’une conquête par la force ne tiennent à deux raisons paradoxales. D’un côté, cette conquête devient le lieu de la légitimité coloniale tant que les colons vont tout faire pour se convaincre qu’ils sont en Algérie en vertu de leur mission civilisatrice et à l’exclusion de toute autre considération. Mais en dépit de toute leur diligence à vouloir se soustraire au fait originel (conquête violente), ils ne sont pas sans savoir que les colonisés, eux, le leur rappelleront sans cesse. Leur rachat (ou à tout le moins celui de leurs prédécesseurs qu’ils charrient comme une culpabilité partagée) est au prix de l’aveu de cette faute. Pour l’exprimer différemment, nous dirions que d’un côté, cette conquête est le lieu de leur souffrance puisqu’ils sont convaincus dans leur inconscient collectif que cette force qui a conduit à leur installation sur cette terre étrangère n’a en réalité jamais été un acte consensuel mais un acte d’invasion agressive. D’un autre côté, ils savent ainsi que, quantitativement supérieurs à eux, les colonisés leur dénieront toujours cette légitimité d’être là. Par leur seule présence, ceux-ci rappelleront constamment au nouvel arrivant que sa légitimité ne tient finalement qu’à un fil qui peut rompre à tout instant. Ils savent que si l’on venait à regarder l’histoire de la conquête en face, il n’y aurait qu’une addition de souffrances et de misère infligées au vaincu. La condition pratiquement inchangée de ce dernier (ou qui a tout bonnement empiré) depuis le débarquement est l’argument incontestable – et le colonisateur le sait mieux que quiconque - qui pulvérise toute tentative d’explication de la colonisation par son aspect civilisateur.

Signalons au passage que l’idée de l’invisibilité du colonisé est en réalité inégalement exacte selon qu’on considère que du simple fait de sa survivance, le vainqueur ne peut, l’eût-il rêvé, venir disputer au vaincu jusqu’à son statut de vaincu. Ce statut comme conséquence directe de la défaite, par la nouvelle situation d’échange pyramidal qu’il crée (vainqueur opposé à vaincu), organise dans le même temps, en l’institutionnalisant, l’existence dans les rebuts dédaignés par la colonisation – c’est-à-dire presque la non-existence – du vaincu. Cette présence, appelons-la, négative, posée là par la force des choses (elle se signale par à-coup dans le récit), et ainsi réduite presque à l’état d’absence n’en reste pas moins une présence toujours menaçante pour le vainqueur ; toujours susceptible de se réactiver massivement[21] pour se commuer en présence positive. En effet, rien ne pourrait, le moment venu, empêcher (c’est là la crainte sourde et majeure du colon), la masse des colonisés de se réinvestir du mal ancien (cicatrice toujours ouverte pour eux tant que justice ne sera pas faite) qui les a réduits à une pure métaphore zoologique « bicot », « singe » « tronc de figuier » et de s’en servir aussitôt comme instrument en faveur de leur libération. Robert Randau, dans Le professeur Martin, petit-bourgeois d’Alger, exprime cette angoisse au travers de son narrateur : “[Martin] a l’intuition, depuis qu’il a débarqué à Alger, d’une présence extraordinaire, hostile, invisible, intelligente qui attend autour de lui l’heure de se révéler. Les conquérants savent que cette entité impondérable existe mais non se la rendre favorable. »[22] Un phénomène que, pour sa part, Frantz Fanon a noté sans détour quand il est venu à parler de ce « raidissement » ou plus encore de cette « tétanie musculaire » qui se saisissent du colonisé dès que le colonisateur se met dans l’idée de l’amadouer avec ses valeurs supposées universelles. Un peu comme si, traité comme animal, le colonisé au lieu de rejeter cette catégorisation bestiaire, au contraire la revendiquait à la manière d’une arme totalement irrationnelle – l’animal ne pense pas – en vue de sa libération instinctive. En somme, qu’il ait été réduit à l’état d’animal, le colonisé l’accepte volontiers pourvu qu’il soit un animal révolté. En attendant le moment favorable à son bondissement, il n’a d’yeux que pour sa souffrance et pour la seule cause qu’il lui connaisse : le colonialisme.

En décrivant l’attitude du colonisé face au colonisateur, Franz Fanon semble curieusement s’adresser à ce dernier – qu’il sait par ailleurs rongé par une peur sourde du colonisé – en lui rappelant qu’il a en effet tout lieu de craindre pour sa vie :

Le colonisé est toujours sur le qui-vive car, déchiffrant difficilement les multiples signes du monde colonial, il ne sait jamais s’il a franchi ou non la limite. (…) Or, au plus profond de lui-même le colonisé ne reconnaît aucune instance. Il est dominé, mais non domestiqué. Il est infériorisé, mais non convaincu de son infériorité. Il attend patiemment que le colon relâche sa vigilance pour lui sauter dessus. Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente.[23]

Les colons n’ignorent pas la faiblesse de leur nombre face à « l’élément indigène ». Ils connaissent sa natalité galopante. Ce qui justifie à leurs yeux la métaphore animalière qui ne s’arrête pas en si bon chemin puisque « l’indigène » procrée à tour de bras, exactement comme l’auraient fait les animaux. Ils savent surtout que cette natalité est inversement proportionnelle à leur propre incapacité à se constituer en un rassurant « bouclier humain » d’auto-défense suffisamment puissant, quantitativement, pour endiguer toute idée d’attaque. Mais, rien n’y fera : ils ont besoin de s’exagérer leur capacité à combler cet écart. Ils ont toujours eu besoin de se croire capables de déjouer à tout moment ce qu’ils tenaient pour les intentions bellicistes des « indigènes ». Mais au fond, plus une colonie de peuplement peuple la colonie, plus elle craint, par une sorte de chaîne sans fin, de ne jamais parvenir à réduire l’écart. Et il y a sans doute pire que cela : jusque dans l’hypothèse où il ne resterait plus qu’un seul « indigène » visible, cette angoisse n’était pas appelé à s’estomper.

De fait, pour parler de soi, le recours au pluriel dans ce titre « les Colons » dénote chez Randau comme chez ses pairs du courant algérianiste la volonté d’inscrire le récit au cœur d’une communauté clairement identifiée en tant qu’elle fait figure de groupe hautement unifié. En optant pour un point de vue d’une énonciation collective, c’est la promesse faite au lecteur que l’histoire qui va lui être racontée sera massivement « remplie » de leur présence ; qu’elle sera représentative d’un groupe organisé et suffisamment nombreux pour induire une certaine solidarité entre des individus engagés autour d’un idéal commun. Nous noterons à ce propos que ce titre « Les Colons », s’il délimite effectivement le champ de l’énonciation demeure en revanche assez général. Certes, il va s’agir de l’histoire de « colons » mais ceux-ci ne sont pas identifiés comme étant spécifiquement « algériens  ». Ils peuvent tout aussi bien concerner le monde colonial dans son ensemble. Edward Saïd notera à ce propos que pour l’Orientaliste, ce qui compte c’est de réaliser que les colonisés se ressemblent et que par conséquent l’on peut leur appliquer le même traitement où qu’ils se trouvent. Se référant à l’exemple de l’empire britannique, il dira en substance ceci : « One of the convenient things about Orientals for Cromer was that managing them, although circumstances might differ slightly here and there, was almost everywhere nearly the same. This was, of course, because Orientals were almost everywhere nearly the same.”[24] D’ailleurs, il n’est pas rare de voir cette solidarité de « colons » se manifester par l’intercession des écrivains coloniaux qui se font mutuellement allégeance. Mais c’est aussi à vouloir forcer à la réalisation de cette entité coloniale plus largement rêvée que réellement vécue, que l’écrivain colonial cherche à orienter cette appartenance communautaire vers un substrat quantitatif. Déclarer « Les colons » et l’inscrire dans le titre même de l’ouvrage, c’est-à-dire dans ce lieu qui en fait le « premier mot » annonciateur du livre à venir, revient à donner à une réalité extralinguistique aux contours passablement délimités, un référent suffisamment solide pour faire oublier qu’il est, pour une part fantasmé et pour une autre rendue possible par la seule instance fictionnelle, disons-le carrément par le papier

Les jeunes gens, tous voués aux rudes besognes de la terre, s’entre-fiançaient de bonne heure et accroissaient de nouvelles familles de la race robuste et un peu sauvage des Lavieux. (Les Colons, 143)

On ne se mélange pas avec les autres. Et ce réflexe communautaire en milieu dévolu, pour ainsi dire, corps et âme à l’accroissement du capital ne devrait pas nous empêcher de penser que, par définition et en d’autres lieux (l’Europe par exemple et à peu près à la même époque de sa révolution industrielle) cette belle unité affichée en territoire colonisé (fussent-ils déclarés ouvriers dans les fermes agricoles ou dans les manufactures industrielles) va fatalement s’éroder et n’aura aucune chance d’aboutir à ce que des ouvriers sympathisent ou carrément pactisent avec ceux qui détiennent le capital. À moins de les appréhender comme des ouvriers capitalistes en phase de transition. Après tout, ce genre d’alliance – pas plus romantique que contre nature – que Randau tente d’objectiver serait sûrement une vue de l’esprit si l’ouvrier colonial qui occupe une place prépondérante dans le récit colonial – pour le moment situé au bas de l’échelle sociale, juste devant « l’indigène » - n’aspirait pas tant d’ailleurs à l’amélioration de sa condition sociale qu’à ce que cette amélioration, si elle était obtenue, pouvait représenter comme perspectives de montées en grade dans les arcanes du pouvoir colonial . Celle-ci pourrait être aisément conçue comme une simple étape d’un long processus qui le conduira vers le but ultime qu’il s’était fixé en cours de route[25] : celui de devenir lui-même propriétaire et, pourquoi pas, colon capitaliste. Comme il se positionnera sur ce terrain d’intérêt économique supérieur, cet ouvrier ne saurait alors sérieusement se résoudre à être considéré comme une simple force de travail embrigadé dans la chaîne des forces productives au profit du capital. Il ne le peut ; lui qui de haute lutte souscrit de son plein gré à la logique du capital duquel il hérite désormais un nouveau vocabulaire, une nouvelle façon de se positionner face à la machine capitaliste. Son calcul est à la mesure de ses ambitions : aujourd’hui, il est créditeur du capital colonial qui trouve chez lui toute la sympathie nécessaire à sa pérennisation ; demain, ce sera lui le capital.

 

----------1.2.1 Une lecture socioéconomique

Mais, pour autant, nous n’avons pas vraiment épuisé la question que l’on pourrait formuler maintenant de manière plus précise : qu’est-ce qui a fait quà l’origine ces gens de modeste condition sociale au moment de leur débarquement en Algérie, - même si on leur supposait l’arrière-pensée de s’arracher à leurs patries respectives aux seules promesses d’une vie meilleure en terre de colonisation où tout leur paraît plus facile- se retrouvent somme toute mécaniquement aux côtés des détenteurs du capital et affichent ainsi d’entrée une acceptation inconditionnelle de la nouvelle donne socioéconomique ? L’appât du gain, que nous venons de mentionner, suffit-il à lui tout seul pour expliquer ce reniement de leurs origines sociales au point de s’allier aux promoteurs du capitalisme colonial ? Certes « la race » qui les range automatiquement du côté de la communauté européenne, joue un rôle non négligeable dans cette déculturation ou désaffiliation de leur milieu socioéconomique d’origine, qui lui, devrait être d’ordre historique et non ethnique. Mais alors, s’ils étaient jamais misérables au moment de débarquer sur le sol algérien, cet état de dénuement originel ne devait pas les avoir gravement diminués au point de les prémunir contre la tentation d’exploiter, à leur tour, plus pauvres qu’eux ? N’oublions pas, à cet égard, les dépossessions successives, à leur profit, des terres les plus fertiles exercées par simple décret administratif sur le dos de la paysannerie algérienne.

Directement ou non, la propriété du colon lui est venue de l’État gratuitement ou bien il a vu journellement accorder des concessions autour ; sous ses yeux, le gouverneur a fait pour les intérêts individuels des sacrifices sensiblement plus larges qu’il n’en consentirait dans des pays plus anciens et complètement mis en valeur. (Peyerimhoff)[26]

De ces « concessions » gracieusement consenties au colon résulte la déstructuration radicale de toute une société algérienne préexistante. Loin d’être philanthrope, l’État colonial n’a fait que se conformer à sa logique d’expropriation et n’a, en conséquence, bâti sa générosité ainsi distribuée sélectivement que sur un bien qui ne lui a, en fait, jamais appartenu. Autrement dit, s’il s’était montré si généreux, il l’était volontiers avec le bien des autres. D’où il s’en suit une remarque qui ne surprendrait personne : cette propriété offerte « gratuitement » au colon vaut en réalité son pesant de sueur et de souffrance à ceux qui en étaient brutalement dépossédés. Comme l’a si justement remarqué Zahia Smaïl Salhi, la terre est le lieu de l’expérience identitaire dans toute son inviolabilité. Arracher un paysan à sa terre, c’est l’arracher à son âme tant son âme et sa terre ne font qu’un.

The colons selected the best land on which to settle, expropriating its native owners. It must not be forgotten that depriving Algerians of their land meant robbing them of their dignity and principal means of making a living. To them, the concept of land was integral to their personal identity and their collective national existence. (Zahia Smaïl Salhi, 6)

Ces modestes colons auraient-ils pu s’allier avec la paysannerie ou les ouvriers « indigènes » et contribuer ce faisant à constituer un front commun de refus du modèle capitaliste ? Ce qui pouvait toujours donner quelque crédit à l’assertion d’Albert Memmi selon laquelle « il est courant d’opposer l’immigrant au colonialiste de naissance[27]. L’immigrant adopterait plus mollement la doctrine colonialiste. » (A. Memmi, 76) Toute affirmation qu’Alain Calmes pourrait faire sienne s’il n’était dans le même temps plus circonspect au sujet de cette rapide catégorisation immigrant opposé au colonialiste de naissance.

Ce nouveau débarqué, pour épouser d’emblée, avec une vive sympathie, la cause des colons d’Algérie, n’approuve pas pour autant les thèses les plus réactionnaires, quoique certaines de ses options l’aient fait souvent percevoir comme un défenseur acharné de l’ordre colonialiste. Il partage néanmoins l’idée, alors chère au colonisateur métropolitain, que l’Algérie est de droit un terroir français et feint de croire que cette contrée est une parcelle de la terre de France. (A. Calmes, 89)

Il reste qu’Alain Calmes relève bien ce jeu de duperie et de feinte chez le nouveau débarqué pour qui, moins qu’un pays, l’Algérie ne pouvait décidément être prise au mieux que pour une simple « contrée » de France. Au demeurant, si notre analyse de ce phénomène s’avérait trop exclusiviste en ce qu’elle fait reposer la responsabilité de la question du désastre causé par les empires coloniaux sur les seules épaules des petites gens nouvellement accostés sur les côtes algériennes, c’est qu’alors le capitalisme colonial devait être, lui, à n’en pas douter suffisamment puissant dans l’optimisation de son pouvoir pour carencer durablement et en profondeur la psychologie de ces groupes longtemps désignés dédaigneusement sous ce vocable de « nouveaux débarqués ». À moins que ce travail de sape idéologique n’ait commencé à opérer bien avant leur débarquement. Ce qui aura eu comme conséquence prévisible de les préparer inconsciemment à reconnaître les « leurs » aussitôt le pied mis à terre. Si une telle chose était tant soit peu envisageable, il ne resterait alors plus qu’à poser que le colonialisme, quand il est envisagé sous sa forme la plus exacerbée (à savoir comme système) tire toute son origine d’une froide logique mercantile très éloignée du verni civilisationnel derrière lequel il s’est longtemps abrité. Ce qui fera dire à Edward Saïd, auquel nous nous référons de nouveau, que l’Orientalisme précède le colonialisme et non l’inverse. « To say simply that Orientalism is a rationalization of colonial rule is to ignore the extent to which colonial rule was justified in advance by Orientalism. » (Orientalism, 39)

Les théories marxistes, notamment leur revendication du matérialisme historique comme fondement philosophique d’analyse et d’intervention sur les phénomènes économico-politiques à des fins de transformation, nous donnent de sérieuses directions de réflexion. Or, le reproche qui leur est souvent adressé est qu’elles ont peut-être pêché par leur ambition unilatérale de tout analyser à partir d’un pôle exclusivement universaliste. La pertinence de leurs analyses des rapports de production n’est aucunement à mettre en cause. Mais l’universel a tendance à avoir horreur du particulier duquel cependant il découle. Ainsi une grande partie de la théorie marxiste, en tant que celle-ci se pose comme philosophie de la praxis, n’a pas été très attentive à cette anomalie à l’intérieur même du système capitaliste lorsque celui-ci a lieu en pays colonisé. Certes, le schéma général tel qu’elle l’a analysé demeure inchangé : l’appareil de production capitaliste assure sa pérennité par le même mécanisme discriminatoire : la superstructure décisionnelle d’un côté ; l’infrastructure au sein de laquelle sont conçus les instruments de reproduction des moyens de production, de l’autre. Ainsi, Louis Althusser a-t-il raison jusqu’à un certain niveau quand il traite du système de production capitaliste opérant par le biais de multiples et complexes stratifications au sein de l’appareil de production.

Comment la production de la force de travail est-elle assurée ? Elle est assurée en donnant à la force de travail le moyen matériel de se reproduire : par le salaire. Le salaire figure dans la comptabilité de chaque entreprise, mais comme « capital main-d’œuvre », et nullement comme condition de la reproduction matérielle de la force de travail. Pourtant, c’est bien ainsi qu’il « agit », puisque le salaire représente seulement la partie de la valeur, produite par la dépense de la force de travail, indispensable à sa reproduction : entendons indispensable à la reconstitution de la force de travail du salarié (de quoi se loger, se vêtir et se nourrir, bref de quoi être en état de se représenter demain[28] - chaque demain que dieu fait- au guichet de l’entreprise) ; ajoutons : indispensable à l’élevage et à l’éducation des enfants où le prolétaire se reproduit (à x exemplaires : x pouvant être égal 0, 1, 2, etc.) comme force de travail.[29] (Louis Althusser, Sur la reproduction, 76)

D’où il apparaît cependant qu’en milieu colonial cette chaîne causale de reproduction des moyens de production par la force de travail prolétarienne parmi les ouvriers européens a toutes les chances d’être davantage proche du 0 althussérien que du 3 dès l’instant où la force de travail se recrute chez eux une fois seulement. Là, on peut bien tomber sur un autre rapport en matière de reproduction des moyens de production. En effet, ces agents du capitalisme colonial incarné par les nouveaux arrivants européens sont en réalité nécessairement appelés à de nouveaux destins. Ils ne restent pas dans la chaîne de production chaque demain que dieu fait ; ils bénéficient au contraire de multiples promotions, non pas d’ailleurs par leur salaire (même si celui-ci est sans commune mesure avec celui de « l’indigène » ; il peut atteindre un rapport de 4 fois supérieur à celui de ce dernier) mais bien par leur race qui leur assure tous les lendemains auxquels ils peuvent aspirer. Si d’emblée, ces ouvriers en phase de mutation ont accepté les mécanismes capitalistes de production, c’est qu’en dernière analyse, ils ont obtenu par cette solidarité de race à se transformer à terme en rouage essentiel dans l’entreprise coloniale. Leur lutte ne saurait, dès lors, être confondue avec celle d’un simple prolétaire qui se bat pour l’amélioration de ses moyens d’existence. Elle est d’autant plus âpre qu’elle conduira tout droit vers l’ascension au capital, c’est-à-dire les faire entrer dans les cercles de décision. Ce qui a au moins pour conséquence prévisible, la rupture momentanée de la chaîne de reproduction puisque aussi bien, s’ils parvenaient aux sommets, c’est justement pour prémunir leurs enfants contre le danger d’y entrer afin d’assurer la pérennité du système. L’entreprise coloniale fonctionnera donc comme une machine bien huilée et dont les forces productives sont en quelque sorte appelés par un subtil calcul capitaliste à se résorber dans le grand Capital. 

Nous venons de parler de rupture momentanée de la chaîne de production mais il nous faut à présent nuancer ce propos en posant qu’en fait celle-ci ne pouvait avoir lieu qu’en apparence. La chaîne de production n’a en fait jamais vraiment cessé. Ce qu’il nous faut pour comprendre les subtilités de l’entreprise coloniale c’est sans doute de se demander par quels moyens assure-t-elle la reproduction des moyens de production et ce de manière infinie ? En réalité, l’admission de la seule catégorie d’ouvriers européens dans les cercles de décision s’accompagne en amont non d’une désertion pure et simple des chaînes de production (ce serait en ce cas la ruine du Capitalisme colonial) mais bel et bien du maintien du sous-prolétariat « indigène » en bas de l’échelle de production. Ce qui signifie que le capitalisme colonial s’autorégule et s’auto-justifie en tant que tel grâce à l’adjectif « colonial » accolé à « capitalisme » en trouvant là la parade jamais rêvée à la carence de main-d’œuvre (et à son asservissement) pour faire fonctionner ses usines à plein régime. Ce que d’aucuns appelleront impérialisme tire toute sa force de cette discrimination au plus bas de l’échelle socio-économique. Ainsi, nous découvrons que cette phase critique de l’accroissement du capital est d’abord et avant tout conçue à partir du critère de discrimination non de classe mais de race. À partir de là, une organisation en syndicat qui se mobiliserait collectivement pour défendre l’intérêt des ouvriers face au patronat colonial n’a aucune chance de voir le jour tant qu’il y aura division et non unité entre les ouvriers eux-mêmes. Or, cette division a toutes les « chances » d’avoir lieu entre Européens et « indigènes » ; eux qui ne se sont jamais fréquentés. Cette division va ainsi précipiter les premiers dans les bras du patronat et laissera les seconds se faire broyer par les rouages de la lourde machine d’exploitation coloniale. Ce qui revient à dire, plus précisément, que la promotion et richesse des uns ne sont pas obtenues grâce à une grille d’évaluation objective de leurs mérites mais viennent en quelque sorte à la manière de cadeau du patronat colonial pour leurs bons et loyaux services en faveur du grand capital. Or, cette richesse ne va jamais sans la paupérisation de l’ »indigène ». Elle en est même la condition incontournable car la possibilité jamais que ces groupes (ouvriers européens et musulmans), mis de cette manière en opposition raciale, puissent se rapprocher relève du mariage de la carpe et du lapin. Elle est quasi nulle tant cette discrimination consiste à tirer vers le haut (vers la superstructure) les ouvriers européens et à faire entrer les ouvriers « indigènes » dans la chaîne de production (vers les basses besognes) mais à ceci près qu’elle entend bien les maintenir indéfiniment en l’état de travailleurs sous-qualifiés et en l’état de perpétuels serviteurs sans qu’en contrepartie le patronat colonial leur accorde la compensation à laquelle ils ont « normalement » droit. Ces ouvriers malléables et corvéables à merci vont se trouver ainsi contraints à la seule mais répétitive activité de reproduction des moyens de production qu’il ne leur soit jamais accordé de bonne grâce.

Voici en quels termes J.P. Sartre traite-t-il de cette même question :

Pour 90% des Algériens, l’exploitation coloniale est méthodique et rigoureuse : expulsés de leurs terres, cantonnés sur des sols improductifs, contraints de travailler pour des salaires dérisoires, la crainte du chômage décourage leurs révoltes ; les grévistes ont peur qu’on fasse des « jaunes » avec les chômeurs. Du coup, le colon est roi, il n’accorde rien de ce que la pression des masses a pu arracher aux patrons de France : pas d’échelle mobile, pas de conventions collectives, pas d’allocations familiales, pas de cantines, pas de logements ouvriers. Quatre murs de boue séchée, du pain, des figues, dix heures de travail par jour : ici le salaire est vraiment et ostensiblement le minimum nécessaire à la récupération des forces de travail. (Jean-Paul Sartre, 37)

De sorte que l’infini (le réservoir toujours plein) des ouvriers « indigènes » rentre en collusion avec l’infini de la reproduction des moyens de production compte tenu du fait que la mécanisation qui va fournir les tracteurs et autres outillages agricoles est assurée par la seule Métropole. Cela a pour conséquence qu’il revient au seul ouvrier « indigène », du fait d’avoir été placé par la situation coloniale en maillon faible en matière de revendications salariales, de payer pour l’achat de ce coûteux matériel non fabriqué sur place. Et comme cerise sur le gâteau, les entrepreneurs capitalistes peuvent dormir tranquillement pour très longtemps : les enfants des « indigènes » succéderont selon toute prévision à leurs pères de l’ordre non pas de 0 mais bien de « 1, 2, etc. » pour reprendre la numérique althussérienne. Zahia Smaïl Salhi poursuivra, quant à elle, en posant que l’expropriation des terres s’accompagne toujours d’une agrégation de paysans en déshérence formant un sous-prolétariat urbain en proie à tous les appétits du réseau industriel.

The Algerian natives who had once been the masters of the land became day labourers working on the colons’ farms for minimal wages. The change created a rural proletariat engaged in a constant and bitter struggle for survival. At the same time, industrial development in the cities attracted the dispossessed villagers, who could not always find employment on the colons’ farms. Thus, in the cities the Algerian peasants provided an unskilled labour force which was ruthlessly exploited by French industrials. (Zahia Smaïl Salhi, 6)

Cet afflux d’une main-d’œuvre non qualifiée et bon marché ne décourage pas pour autant la discrimination au sein même de la classe laborieuse. Non seulement, les ouvriers vont se constituer en groupes bien distincts (Européens opposés aux Musulmans) mais ceci peut même aller jusqu’à l’animosité entre ceux qui sont les plus « exploités ». Du fait de l’oppression économique qu’ils subissent et mis en concurrence voire en perpétuel état d’antagonisme par les desseins du capitalisme colonial (qui a tout à perdre d’une union sacrée entre ouvriers), ces laissés-pour-compte vont s’infliger une punition au corps de laquelle ils espèrent secrètement tirer un sursaut d’orgueil. Frantz Fanon a fort justement mis l’accent sur cette détestation de tout ce qui rappelle à un opprimé sa condition d’opprimé ; quitte à commencer par les siens. « Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l’insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. » (F. Fanon, 84-85)

Les récents événements en France, aussi loin des conditions coloniales qu’ils semblent apparaître à première vue[30], n’en portent pas moins les mêmes stigmates. Deux populations qui sont poussées, par les mêmes causes ethnico-économiques à la ghettoïsation dans deux espaces bien délimités- la banlieue française la plus pauvre[31] et le « quartier indigène » d’Algérie. Détruire son propre environnement ou brûler la voiture de son propre voisin sont des signaux forts envoyés aux pouvoirs publics. Ils rappellent que celui qui souffre de l’exclusion veut, d’abord et contre toute attente, pousser jusqu’à son terme cette logique d’absence à soi comme signe de son propre désarroi ; c’est-à-dire finalement jusqu’à paraître retourner l’arme destructrice contre lui-même. De cette automutilation (environnementale au sens de défigurer encore plus son espace de vie, son quartier) naîtra le besoin de supprimer (au sens d’une amputation) la morosité voire l’impasse dans lesquelles les enferme leur quotidien. En somme, l’idée de défigurer s’accompagne d’une certaine façon de l’ardent désir de vouloir forcer à reconfigurer. En période coloniale, le « nouveau débarqué » qui s’allie aussi naturellement et aussi spontanément au colon capitaliste veut lui aussi tuer jusqu’à l’idée – hideuse et insupportable - de pauvreté que son homologue « indigène » affiche devant ses yeux. Ce spectacle est intolérable pour qui veut se sauver. Alors, il se sauvera ; même si pour cela il faudra renier de toutes ses forces son propre état ancien qu’il voit maintenant endossé par le colonisé comme une douloureuse survivance des humiliations naguère subies. Une telle image-repoussoir, nous pouvons la trouver à profusion chez l’écrivain colonial lui-même. Louis Bertrand n’a que mépris et condescendance pour ces misérables qui plaquent littéralement sous ses yeux cette pathétique réalité coloniale dont il se serait passé volontiers. 

Au sortir de ces palabres réfrigérantes, pour me réchauffer et me consoler un peu, je me rabattais avec acharnement sur la vieille couleur locale indigène. Je courais les ruelles [d’Alger] de la haute ville. Je m’arrêtais devant les loqueteux accroupis contre les murailles blanches des mosquées ou sur les nattes des cafés maures. Je regardais les femmes aux joues fardées et aux oripeaux barbares, qui se tiennent jour et nuit sur le seuil des portes basses. Mais j’avais beau m’exciter à l’enthousiasme littéraire, je ne pouvais m’empêcher de penser : « Comme tout cela pue la misère ! Comme tout ce vieux monde sent la décrépitude, la décomposition et la mort !... » (Louis Bertrand, le sang des races, 5)

A-t-il eu un sentiment de révolte qui lui eût valu d’écrire un autre livre que Le sang des races latines et qui eût pu davantage l’inciter à chercher les causes de cette défaite ? La réponse est difficilement oui. C’est tout juste s’il admettait avoir quelque peu perdu son « enthousiasme littéraire ». La préoccupation littéraire de Bertrand semble ainsi supplanter celle de la justice. Rappelons que le paragraphe que l’on vient de lire est tiré de sa seconde préface (revue et non corrigée) écrite plusieurs années après la sortie du roman et après son retour en Algérie. « Comme tout cela pue la misère ! » aurait dû l’incliner à revoir son jugement sur la colonisation. Il n’en était rien. Nous nous permettons d’insister un peu plus sur le cas de cet écrivain pour lequel Randau ne tarit pas d’éloges. Il nous aidera à mieux introduire cette notion d’ambigüité inhérente au discours algérianiste sur la question coloniale. En effet, Bertrand n’est pas mieux disposé envers la population des ouvriers européens. En témoigne ce passage qui a du mal à cacher son mépris pour cette population hétéroclite venue profiter des largesses du système coloniale français. Prêtons particulièrement attention au vocabulaire tel que « chassés par la famine », « des bandes », « la vieille haine de leur race », « établis comme chez eux ». De là à dire qu’ils prennent le « pain blanc » des vrais colons français, il n’y a qu’un pas.

Tous trois [Ramón, Cagnète et Cinto] étaient des « nouveaux débarqués », comme on disait. L’année d’avant, chassés par la famine, ils avaient quitté leur village de San Vicente, auprès d’Alicante, avec des bandes entières de paysans de leur province. Malgré les malédictions des aïeules, ils étaient venus chercher le pain blanc et la joie sur cette terre d’Afrique, où la vieille haine de leur race appréhendait toujours les maléfices sacrilèges et les traîtrises du Maure. Ils s’y étaient établis comme chez eux ; ils y avaient retrouvé leurs pays, ceux qui étaient nés sous les palmiers d’Elche, ou près des falaises de Carthagène, comme les laboureurs de la huerta de Valence et ceux qui élevaient les orangers dans le grand jardin humide de Murcie. » (17)

Quant aux Arabes et Juifs (tenus au plus bas de l’échelle), une des façons de rendre compte du mépris dont ils jouissaient en milieu européen – au reste, pas nécessairement pour les mêmes raisons - reste encore de les évoquer par raccroc.

Près des Espagnols, il y avait des tables entières de Maltais, de Napolitains, de Mahonnais, tous charretiers ou maçons, très à l’aise et parlant haut comme des gens qui sont chez eux. Les Maltais au teint mat et au visage gras caressaient de grosses moustaches à la Victor-Emmanuel. Plusieurs avaient des anneaux d’or à leurs oreilles. Mais, au fond, les autres les méprisaient à cause de leur ressemblance avec les Maures et les Juifs. (22)

Tandis que la « ruelle » arabe se dérobe et est définitivement plongée dans une inquiétante pénombre tel un prélude à quelque mauvaise action toujours en préparation, le quartier européen, quant à lui, conduit tout droit à la lumière et à la délivrance. S’opposent ainsi deux espaces symbolisant deux entités aussi antagonistes que le serait la lumière à la pénombre. La seule présence de ces deux termes « pénombre » et « lumière » suffit à elle-seule (avec le caractère discriminatoire qu’elle impose à l’image) pour mesurer l’écart irréductible entre deux mondes qui ont intériorisé le fossé qui les sépare et qui ici se matérialise par la rue de « Chartres » qui ne saurait être celle de « Bab-Azoun ».

Comme il craignait d’être en retard, Ramón, pressant le pas, s’engagea dans les ruelles arabes qui joignent la rue de Chartres à la rue Bab-Azoun. Les tambours grondaient continûment dans les cafés maures [...] Brusquement la pénombre de la ruelle cessa, et Ramón émergea à la lumière crue des restaurants et des cafés européens. (30)

Ceci étant posé, on pourrait constater que ce n’est pas un hasard si, procédant de cette logique du remplissage de l’espace énonciatif par l’agent colonial (personnage ou tout appareil conçu pour produire et alimenter le signifié), l’indigène grégaire et non homogène est rejeté dans les marges du récit : cela signifie que sa minoration l’expulse de la sphère d’apparition tandis que la parole coloniale est à jamais mirifique, prolifique et volubile. En définitive, ce à quoi Randau nous invite, c’est clairement de partager avec lui l’idée – sorte de projection fantasmatique d’un idéal colonial qu’il présentera néanmoins comme une réalité déjà observable sur le terrain – selon laquelle le colon ne tente pas de tracer sa voie tout seul mais bien solidairement avec les autres qui lui ressemblent et qui le reconnaissent comme l’un des leurs. Une telle attitude n’est pas sans bousculer l’idée que l’on se fait généralement de la notion de communauté. En voulant narrer une collectivité, le texte nous révèle que cette reconnaissance mutuelle (l’auteur reconnaissant ces personnages comme des sujets archétypaux facilement identifiables et se faisant reconnaître par eux en retour) se fera dans l’urgence et la nécessité de se compter individu par individu face à l’autre. Mieux, il faut alors procéder de la même façon qu’une armée procède pour compter jalousement ses soldats encore debout sur le champ de bataille. Se reconnaître entre soi induit, entre autres considérations culturelle ou ethnocentriste, que l’on ne saurait parier de l’être jamais par les autres. De sorte que là aussi, c’est négativement que le colon va se définir quand il le fait sous la menace réelle ou sous celle dont il soupçonne l’autre de faire peser sur lui. Au caractère unitaire des individus devrait par conséquent se former non pas uniquement un indice purement quantitatif (même si celui-ci pèse dans la balance[32]) mais bien plus une « communauté de pensée et de race ». Au motif ancien de projet universel, il ne faut pas pousser beaucoup le colon pour qu’il se mette à opposer, par orgueil, une telle dénomination à ce qu’il croit voir chez l’autre, l’indigène, comme un agrégat humain sans ordre ni logique mais qui, du fait même de cette désorganisation bestiale, sorte de « bazar ou bestiaire oriental » qui le caractérise, devrait être surveillé sans relâche.

Jean Pommier écrira en 1931, « L’Algérie n’est pas la France, n’est pas un prolongement de la France, non pas parce qu’il y a des Espagnols, des Maltais, des Juifs, des Berbères, des Mozabites, des Italiens et des Arabes…mais parce que l’Algérie n’est pas encore une patrie »[33]

En somme, pour des raisons totalement opposées, on se retrouve devant un phénomène où deux entités fondamentalement antinomiques (marxisme[34] et capitalisme colonial) nourrissent la même ambition d’unification. À l’appel marxiste « Ouvriers du monde, unissez-vous » pour démanteler les Etats-nations, répond le colon capitaliste (qui se définit à partir de micros communautés nationales Espagnols, Maltais, Italiens, etc. rejetées chez elles) par un appel à la fondation d’une communauté transnationale dont les bases seraient jetées grâce aux bons auspices du Capitalisme triomphant.

Nous pourrions résumer notre propos au sujet de ce titre en posant qu’il est la garantie qu’on entre dans un univers ordonné, cohérent et structuré rationnellement autour d’une vision de l’homme qui se voudrait nouvelle et résolument moderniste. En choisissant de les nommer comme tels, Randau pense leur avoir conféré une assise socio-ethnique (c’est bien des colons et non des autres dont il sera question) qui va promouvoir leur leadership naturel lorsque sera venu le moment de penser l’Algérie en termes de nation. Ainsi, le temps du pionnier ouvreur de route, seul et livré à lui-même en terrain hostile, semble définitivement révolu. Pour les colons des années 1920, le temps est maintenant venu pour une ambition nourrie de progresser vers une autre modalité d’énonciation. Il leur faut désormais, à l’orée de ce nouveau siècle plein de promesses, apprendre à dire « nous » en vertu de la maturité sociopolitique à laquelle ils doivent s’estimer parvenus. Le « nous » doit se forger sur le socle d’une communauté nouvelle et organisée autour de valeurs communes ; celles-là mêmes qui peuvent mener à son terme la mission fondatrice de cette nouvelle Algérie, nouvelle nation au sein de laquelle leur communauté de colons constitue la véritable cheville ouvrière.

Dire de ce titre qu’il est limitatif est peut-être une lapalissade. Il n’en demeure pas moins que s’il indiquait que le texte va concerner à l’exclusive une seule catégorie de gens qui s’auto-désignent comme « les [vrais] colons », non seulement le fait-il en dépit du préjugé défavorable – et dont il n’a cure - qu’une telle désignation suscite, en général lorsqu’il s’agit d’appréhender la réalité coloniale du point de vue du colonisé et quelquefois au-delà pour toucher l’opinion internationale – circonspects sinon hostiles - au phénomène de déshumanisation qu’entraîne la colonisation mais ce titre tend-il également à pousser hors du cadre énonciatif et maintenir délibérément hors du champ de visibilité les autres groupes. Parmi ces derniers, il n’est peut-être pas incongru de trouver la France, en sa qualité de supra institution coloniale, coudoyer la communauté des « indigènes ». Ces deux entités-là, l’une s’aliénant l’autre, apparaissent alors comme deux épiphénomènes renvoyés pratiquement dos à dos en tant qu’elles s’opposent (tant pis si c’est pour des raisons structurellement différentes), aux visées « totalitaires » des colons de l’intérieur. A en juger par la volonté de bâtir coûte que coûte à partir de ceux qui pourraient être pris pour des colons sans grade, Randau et ses amis ont mis un soin particulier à ne pas paraître « rouler » pour les gros propriétaires fonciers, jugés plus enclins à jouer le jeu de la métropole que celui de la petite commune du bled. La dimension épique, fort adroitement prêtée au petit colon anonyme comme puissant indicateur de son sens –ou Geste- populaire, s’accommoderait en effet malaisément d’un substrat élitiste. Il s’agit donc moins de convier le lecteur à la table occupée par les dignitaires du colonialisme mais de le faire en quelque sorte descendre dans la rue où tout grouille et où les mots choisis sont ceux puisés dans les gorges déployées du bon peuple.

 

 

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