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Article publié le 5 février 2023. oOo You gotta keep moving Gotta keep on grooving Understand both sides of the sky Jimi Hendrix, Midnight Lightning * Les seules musiques qui m’émeuvent sont celles, si rares, où voix et musique se fondent l’une dans l’autre en se fondant l’une sur l’autre. Ainsi du blues et de certaines œuvres contemporaines. Analepse et prolepse sont contiguës dans le processus de création : le retour sur soi du matériau sonore, voilà bien la condition sine qua non de l’apparition du flux sonore toujours en avant de soi, à tel point que l’on peut être amené à entendre le développement ultérieur d’une idée musicale avant même qu’elle n’ait été exposée, comme c’est le cas dans cette œuvre majeure qu’est Le marteau sans maître de Pierre Boulez. Jeu de l’esprit, jeu du corps, c’est tout un. La pratique musicale en est la preuve vivante. * Le chanteur s’adresse à toi, tout comme le musicien, mais celui-là te le dit, tandis que celui-ci te le donne seulement à entendre. Le musicien produit des sons familiers ou inouïs mais qui sont affichés comme étant de la musique : cadre d’un concert, disque et sa pochette, support numérique explicitement catégorisé comme musique, aura médiatique. Le chanteur se veut musicien parmi d’autres, tout en étant la clef de voûte et la raison d’être de l’orchestre qu’il a monté pour l’accompagner. Comme si la vocalité primait sur la musique, humble servante, simple véhicule d’un message verbal scandé, chanté, psalmodié, hurlé ou murmuré. Vocalité et musique forme un tout à visée artistique, qu’il s’agisse de divertir ou bien d’éduquer voire d’éduquer en divertissant. Il ressort de cette pratique que la chanson ne peut se dispenser de musique pour faire passer son message. La musique, tout en étant nécessaire, reste secondaire en regard du texte. Tout se déroule artistiquement comme si l’on estimait qu’un texte mis en musique est plus séduisant, plus fort, plus percutant qu’un texte tout court. Tout se passe comme si l’écriture d’une chanson, souvent longue et difficile, était le principal moteur d’un mode d’expression qui n’en passe par la musique que pour mieux séduire, comme si l’écrivain qu’est tout chansonnier-parolier savait de source sure qu’un texte seul a du mal à s’imposer, parce qu’il ne peut compter que sur soi pour se défendre ; à cet égard, il constitue pour ainsi dire un avatar paradoxal de la critique de l’écrit solipsiste - menée à l’écrit ! - par Platon dans son Phèdre. Le fait qu’on dise le Phèdre de Platon indique bien que l’écrit a su s’imposer à travers les âges en dépit de sa solitude formelle : tout grand texte n’existe et ne dure que de se confronter au commentaire et à l’analyse de celles et ceux qui, tard venus, entrent en dialogue avec lui. C’est ce « il n’est jamais trop tard pour comprendre » qui motive toute grande lecture qui grandit toujours plus le texte initialement nu. Gide est allé jusqu’à parler de « critique buissonnante » dont la prolifération finirait par faire disparaître le texte, n’était la capacité de quelques chercheurs à renouer avec sa verdeur initiale malgré la fastidieuse bibliographie par laquelle ils doivent en passer pour valider leur expertise ! Mais tout le monde n’écrit pas une thèse de doctorat, loin s’en faut ! Le texte d’une chanson, quant à lui, doit donc être compréhensible par tous et toutes sans de longues explications de texte. On peut le dire poétique, et pourquoi pas ? II ne peut en aucun cas être déformé : pas de filtres électroniques (vocoder et autres), pas de « trituration du texte » mettant en jeu et même en scène sa pure existence phonatoire à travers des inflexions étrangères au langage ordinaire, pas de polyphonie, c’est-à-dire d’éclatement du texte dispersé sur diverses lignes mélodiques rendant le texte incompréhensible comme dans une cantate, un motet ou un madrigal. Monophonie, simplicité de la ligne mélodique, rythmes binaires sont censés assurer la pleine lisibilité du texte chanté dont la voix se faire le vecteur et non un livre. On donne à entendre un texte ; ni lecture silencieuse ni déclamation comme en poésie mais une mise en avant du texte par le truchement d’une musique enjôleuse. On conçoit ce qu’a de fort limité cette manière de faire qui exclue tant de possibles qu’il est difficile de nier qu’il s’agit là d’un mode d’expression pauvre. Toute l’histoire des musiques dans le monde semble être un défi permanent à cette manière restrictive de faire et de sentir. Dès lors comment expliquer que la chanson soit le mode d’expression musicale le plus prisé, que l’on est en vue la fameuse chanson française, la variété en général et la pop-music anglo-saxonne en particulier ? Easy listening, disent les Nord-Américains. Il est certes plus aisé d’écouter un folksong qu’un air d’opéra ! Encore que ! Il y a opéra et opéra ! Les amateurs d’opéra se divisent eux-mêmes entre ceux qui sont capables de supporter le chant exalté d’Isolde et ceux qui préfèrent les joliesses de la musique mozartienne ou italienne. Bref, il faut que ce soit facile à écouter, c’est-à-dire harmonieux, mais sans trop d’accords compliqués ! et par conséquent facile à retenir et à fredonner. La simplification italienne du madrigal polyphonique franco-flamand, qui aboutira à l’opéra monteverdien est un bel exemple de cette préférence accordée à la simplicité qu’on observe à divers moments de l’histoire de la musique occidentale, lorsqu’elle se veut proche du peuple ou… de Dieu, ce qui revient au même. Ah les cantiques luthériens ! Qu’il est loin le temps des madrigaux de Gesualdo ! Toutes les œuvres qui dépassent le strict cadre d’une musique tonale semblant couler de source sont réputées exotiques ou bien relever d’un intellectualisme forcené. Un Benjamin Biolay n’hésite pas à affirmer dans une émission télévisée qu’un Ravel se perd dans des harmonies complexes (je résume grossièrement son propos), ce qui en dit long sur le rapport des chanteurs de variété à la complexité musicale. C’est bien la complexité qui est rejetée comme un jeu de l’esprit qui s’exercerait au détriment de l’émotion-reine. Complexité versus émotion partagée avec le public le plus large possible, rétroaction positive du public sur l’artiste enchanteur enchanté ! Et pourquoi pas, après tout ? Faites votre choix ! Il révélera où vous en êtes quant à votre aptitude à affronter le non-familier qui semble échapper au sens commun en raison d’une soi-disant hypertrophie de l’intellect à laquelle on oppose benoîtement le mur du son d’une conception romantico-religieuse de la musique qui fait la part belle à l’émotion. Ah l’émotion, le nec plus ultra en matière d’art, n’est-ce pas ? Exit la sensualité ! On exceptera peut-être Bach, génial technicien capable de fuguer une mélodie toute simple et qui nous émeut si fort ! La question du corps est centrale dans ces conceptions antagonistes de la musique : qui parle dans la musique ? le corps, l’esprit ? Cette dichotomie métaphysique héritée du christianisme et du platonisme n’a non seulement aucune valeur universelle mais elle a aussi été de longtemps dépassée par la critique nietzschéenne de la métaphysique ! Mais, dans l’ordre de la culture, tout est toujours à refaire, sachant que les pensées les plus profondes et les plus audacieuses ne passent jamais dans le « grand public », et pour cause… Ceux qui parle de masturbation intellectuelle - et ils sont nombreux ! – touchent du doigt, mais sans le savoir, une vérité : il y a bel et bien de la jouissance à concevoir, à interpréter et à écouter des objets musicaux complexes qui mettent ou non en jeu la voix humaine dans tous ses éclats ! Nos anti-intellectuels - ah Maurras ! - parlent allègrement de masturbation intellectuelle tout simplement parce qu’ils sont foncièrement incapables, contrairement à nous, d’éprouver du plaisir à l’écoute de musiques un tant soit peu complexes, qu’elles soient européennes ou extra-européennes. Qu’elle soit dionysiaque comme dans un certain jazz, un certain rock ou dans les musiques dites industriels ou qu’elle soit apollinienne comme dans tant d’autres musiques de la tradition européenne (musique de chambre, musique symphonique, polyphonie franco-flamande), le plaisir est là, bien réel ! Quand au gamelan balinais, à la musique indienne, japonaise ou coréenne, arabe ou persane, pour ne prendre que quelques exemples, j’hésiterais à employer les concepts d’apollinien et de dionysiaque, eût égard à leur spécificité esthétique qui s’explique par leur histoire sui generis. Un raga indien, tel qu’interprété par Ravi Shankar au festival de Monterey en 1967, a pu donner du bonheur à une foule nombreuse, et ce en dépit de sa folle complexité ! On voit dans la foule un certain Jimi Hendrix qui n’en perd pas une miette. Parler de vision en matière de musique est un fâcheux contresens. Les ondes lumineuses n’ont pas la puissance renversante des ondes sonores. La musique des sphères n’existent pas. Si la musique se limitait à des rapports mathématiques entre les sons, elle ne serait, en somme, qu’une mathématique appliquée. C’est bien toute la complexité des êtres humains qui passent dans la musique, et pas seulement, car cette complexité se nourrit du complexe (Gebilde) bien plus vaste encore que constituent les rapports que les humains entretiennent avec les autres êtres vivants, la terre et le ciel, les éléments, le cosmos. L’intellect et le corps du musicien entrent dans un champ de forces sonores qui, une fois sa puissance agonique mise en branle, brouille rétrospectivement cette trop facile dichotome du corps et de l’esprit.
Jean-Michel Guyot 2 février 2023 |
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