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Hypocrisies - Égoïsmes *
Julien Magloire IX

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 Article publié le 29 janvier 2023.

oOo

L’éclusier se pavanait, car il avait plongé. Un autre proposait une gaffe, évoquant la température de l’eau. Le corps pendait contre le mur oblongue, tête chue sur la poitrine, une poche de plastique exhibait le nom d’une grande surface du coin, l’eau dégoulinant encore au bout des chaussures, il faut avoir vu ça de près pour y croire, d’autant que le visage exprimait une souffrance enfin libérée de ses chaînes. Fouinard, appelé à la rescousse, était descendu dans la chaloupe qui dinguait et il avait fait non de la tête. Ses épaules s’étaient affaissées comme s’il cherchait à parfaire le rôle qu’on lui demandait de jouer. Il était encore « passablement éméché ». Quelqu’un tendit son bras et il s’y accrocha, remontant sans les pieds sur le quai qui foisonnait maintenant, car malgré l’heure matinale (le jour n’était pas encore levé) les gens sortaient des immeubles adjacents et se rassemblaient en troupeau retenu par des chiens qui aboyaient en agitant les lampes torches. Déjà, les premiers témoins, ceux qui avaient vu ce type sortir de la péniche suivi du docteur Fouinard qui proclamait son désaccord au sujet d’une « décision politique » de la veille, défilaient devant le fourgon, quelques-uns dissimulant leurs visages dans leurs chapeaux ou bérets. Je ne m’étais pas coiffé cette nuit-là, pas même mon bonnet de laine. Je n’avais pas suivi Fouinard. J’ignorais ce qui s’était passé entre eux. Le docteur avait mis sa main dans sa poche et en avait sorti une poignée de cigares qu’il écrasa dans son poing en maudissant le ciel. Puis ils remontèrent le corps et l’emballèrent sur une civière, zwitch de la fermeture et le docteur tentait de sécher ses vêtements, sans les quitter, dans la chaleur qui émanait du fourgon où un gendarme crayonnait sur un formulaire. Ils ne m’ont pas embarqué. Par contre, le docteur fut invité à suivre le mouvement : l’ambulance fila d’un côté, disparaissant en toute discrétion dans la nuit, tandis que le fourgon, plein à craquer et presque joyeux, prenait l’avenue principale tout éclairée de feux qu’il grilla sans sirène. L’éclusier, qui avait passé la nuit dans le lit de sa femme, faisait le récit de ce qui s’était passé alors qu’il n’en connaissait pas le début. Il « prenait » à six heures et ne s’occupait que des platanes atteints de je ne sais quel mal sans solution. Le patron s’activa pour fermer les portes de sa boîte, aidé par deux femmes que j’avais vu danser sur la scène en petite tenue. J’avais un verre à la main, mais je l’avais vidé, je ne savais plus à quel moment.

« Faudrait prévenir madame Fouinard, me dit quelqu’un avec qui j’avais conversé pendant la nouba.

— Ils ne le font pas eux-mêmes ?

— Vous craignez qu’elle en profite pour vous déclarer les sentiments que vous lui inspirez… ?

— Tiens… Vous étiez là vous aussi, Roger… ?

— Allons-y ensemble ! À deux, nous saurons la contenir si jamais elle abuse… »

Le mal de crâne qui me tourmentait n’a pas de nom. J’en gémissais.

« Vous avez dû avaler quelque chose de pas catholique, mon vieux, dit Roger. Quel était le sujet de la dispute… ? Ils sont sortis pour régler ça dans l’honneur, non… ? Je ne comprends pas que la maréchaussée n’ait pas recherché votre témoignage. À mon avis, quelqu’un parlera et vous serez convoqué dans la matinée. Vous connaissez ces processus mieux que moi… Prenons par Mabbot Street… »

Il me poussait. Des lève-tôt le saluaient puis me toisaient comme si je venais d’être capturé. On ne me connaissait pas en dehors du cercle tracé autour du Buffet, rayon que je n’avais pas encore apprécié ou pas eu le temps de mesurer car je ne m’écartais que rarement des chemins liés à mes occupations quotidiennes. Je découvrais la ville. Je l’avais d’abord prise, ou considérée, comme un gros village coincé entre une gare anachronique et un canal passé de mode. Pourquoi avais-je accepté de retourner chez Fouinard alors que Lucienne était déjà au fourneau ? La maison des Fouinard avait l’air d’un sabot abandonné dans l’ornière après la pluie. Roger tira sur la chaîne. Il connaissait les lieux. Il en savait plus que moi. Il avait la capacité de prévoir. Il se préparait toujours en connaissance de cause. La porte s’éclaira, vitraux jaune paille qu’un oiseau synthétisé traversait vers le haut. L’ombre de madame se profila. Elle ouvrit une bouche condamnée au silence. Il était arrivé quelque chose à Hadrien ! Elle recula dans le couloir. Nous entrâmes l’un derrière l’autre. Roger la rassurait, mais elle ne comprenait pas. Elle allait s’en prendre à moi tôt ou tard. Mais son égarement ne dura pas. Elle pivota et gravit l’escalier, la chemise voletant dans cette lumière atténuée par des abat-jours fleuris. Roger entra dans le salon pour constater que nous avions festoyé sans retenue. Il trempa son doigt dans une crème et le suça en grimaçant. On entendait la vieille se démener au premier. Les roussins n’avaient qu’à bien se tenir !

Mais il n’était pas question que je la suivisse ! Je n’étais pas assez mûr, selon les critères locaux et administratifs, pour me mêler de ce qui ne me regardait que de loin.

« Vous l’avez vu le pousser, n’est-ce pas, Frank… ? Vous vous y connaissez en la matière… Mieux qu’en tout autre… Votre esprit possède cet art qui n’appartient qu’aux flics, soit qu’ils en sont dotés à la naissance, soit qu’ils l’ont acquis à force d’expérience. Vous ne pouvez pas vous en débarrasser. Vous avez agi trop longtemps dans ce sens… Moi de même, mais dans un domaine que vous ne pénètrerez jamais sans chercher le coupable. Je ne sais vraiment pas comment vous aiguiller, mon vieux… »

Elle en mettait du temps ! Comme si elle était en train de réfléchir avant de commettre une bourde. Roger pris place dans le canapé en forme de haricot, rejetant les coussins. Il avait déniché la boîte de cigares et en tenait un par la queue, souriant comme s’il fallait constater qu’il était le plus malin.

« Je vous comprends, dit-il. Votre seul souci en ce moment, c’est votre nouvelle carrière professionnelle. À mon avis, elle ne commence pas mieux que la précédente… Et elle risque fort de s’achever de la même manière… Vous savez qu’ils finiront par vous convoquer. Vous avez en tête toute la trame qu’ils sont à peine en train de démêler. Vous redoutez le moment où vous serez amené à leur mentir. Vous avez une conscience, merde ! »

Il ne l’accompagnerait pas non plus. Il la laisserait se débrouiller comme elle l’entendait. Il n’avait jamais réussi à raisonner une femme, pas plus que moi. Qu’est-ce qu’on attendait pour rentrer chez nous, chacun de son côté ? Il avait encore des choses à faire avec elle. Il allait agir et modifier le sens de cette histoire. C’était ça, son travail, après tout. Homicide volontaire sans intention de donner la mort, suite à une altercation consécutive à un état d’ébriété hors norme. Mais Fouinard n’avait pas bu autant que moi. Il s’était limité à un verre ou deux. Je voyais sa silhouette en contrejour des spots de couleurs qui caressaient les peaux nues des danseuses. En face de lui, à ma droite, ce type le prenait à partie, mais je ne me souviens pas à propos de quoi. Il n’était pas question de politique.

« De quoi alors ? dit Roger qui enfumait le salon sans se soucier des autres

(je dis des autres parce qu’elle était enfin descendue, pomponnée comme peut l’être une poupée qui a connu des jours meilleurs

elle écoutait prête à s’asseoir elle aussi moi debout vacillant et luttant contre cette céphalée remarquable par sa situation crânienne hémisphère droit derrière l’oreille et plutôt en bas là docteur c’est ça appuyez ça fait un bien fou quand vous appuyez)

— Je ne me souviens pas, dis-je.

— Que se passe-t-il… ? fit-elle en se baissant pour caresser son mollet.

— Frank est revenu à ses anciennes amours… dit Roger.

— D’anciennes amours… ? couina-t-elle. De quoi parlez-vous, Roger ?

— Demandez-le-lui !

— Frank ! »

Elle me pinçait, la salope ! Et sans ménager le muscle. À travers toute l’épaisseur de ma parka. Elle me regardait en même temps, les yeux au ras des sourcils, la bouche en cul de poule, nez froncé et joues crispées. La totale ! Pas dans le genre vaccination, car elle voulait savoir maintenant. Roger n’avait jamais eu l’intention de l’accompagner chez les pandores du coin.

« Un accident peut arriver de diverses manières… bredouillai-je sans conviction.

(cela se voyait y compris moi dans le miroir du bahut se dressant plus ou mieux que d’habitude

me tournant vers elle dénouant l’emprise de ses doigts)

Il est arrivé un accident… Le docteur va bien, rassurez-vous…

— Elle le sait déjà, ricana Roger.

— Il n’a jamais fait de mal à personne, risqua-t-elle. Sauf à moi…

— On le sait déjà, continua Roger. Mais vous feriez bien, Clara, de penser aux autres maintenant que…

— Maintenant que quoi ? Roger ! »

Elle se jeta dans le canapé en disant cela. Il l’aurait reçue sur ses genoux si elle avait voulu. Il se contenta de former une volute dans l’air des abat-jours fleuris d’automne et de peu de bougies. Qu’est-ce que j’attendais pour me sortir de là ? Cette manie de toujours vouloir en savoir plus ! Je n’avais pas changé de métier au fond. Il s’agissait encore d’enquêter. D’autres fabriquent les objets de notre quotidien ou de l’exception des vacances. Comme dit l’autre, ils ne cherchent pas, ils trouvent, et s’ils ne trouvent pas, ils attendent, ce qui est merveilleux. Foutaises ! J’étais plutôt pris à mon propre piège. Elle me suppliait du regard maintenant, après avoir tenté de m’arracher le grand secret de cette soirée inattendue.

« Il connaît toutes les ficelles de ce métier de chien, dit Roger. Il sait ce qui est en train de se passer. Il n’ignore rien des conséquences de cet accident de parcours. Nous ferions bien de réfléchir avant de nous mettre dans l’embarras… le jour se lève… »

Il fallait voir ça ! Il avait cessé de pleuvoir et le soleil était de retour ! Comme les volets n’étaient pas fermés, cet orient embrasa les carreaux encore mouillés. J’en conçus comme de la joie, mais je n’avais pas complètement dessoulé. Il y avait un bouchon dans le fond de ma poche, celui que j’avais sucé pour expliquer à la fille comment je sentais les choses.

« Vous croyez qu’ils vont venir… ? Ce matin… ? Dites-moi, Frank… Vous qui savez comment ça se passe…

— Et pas seulement ça, dit Roger. Il sait aussi…

— Qu’est-ce que vous savez, Frank ? Dites-le !

— Il vaut mieux que je rentre chez moi… J’ai besoin de dormir, pas de penser… Je n’étais pas apte à mesurer l’importance de ce qui se disait… La fille me turlupinait… Je ne savais pas si je devais la prendre au sérieux ou si je ferais mieux de ne pas me mêler de leurs affaires…

— Leurs affaires ? Oh ! Mon Dieu !...

— On ne peut pas toujours éviter les ennuis, dit Roger. Hadrien a poussé ce type dans le canal. Et Frank est le seul témoin.

— Oh ! Mon Dieu !...

— Va falloir trouver autre chose à dire, ma chère… Le dieu que vous invoquez ne pourra rien pour vous si vous n’y croyez pas. Ils ont déjà établi un lien entre la victime et Hadrien… Ils sont en train de le charcuter. Ils voudront en savoir plus au sujet de l’autre type, celui qui l’accompagnait… Autrement dit : notre ami Frank.

(bouffée)

C’est comme ça que ça se passe… Et comme un ennui n’arrive jamais seul…

— Oh ! Mon Dieu !...

(agacement en volutes)

Oh ! Cessez de l’appeler comme s’il était là pour vous sauver !

(retrouvant sa bonhommie)

On était si tranquille… N’est-ce pas, Frank… ? On avait prévu de tâter le goujon… Julien en était fou de joie…

— Julien… ?

— Julien Magloire…

— Ah ! Lui… »

La voilà pensive, rides y compris. Elle a couvert ses cheveux d’un foulard de soie aux fleurs d’abat-jour. Noué les angles sous le menton plissé deux ou trois fois. Genoux l’un contre l’autre palpés par deux mains nerveuses comme le fretin. Elle jeta un œil égaré sur les ruines du repas. Le soleil jouait avec les ciselures et les fonds éventés. La pauvre carcasse paraissait maintenant beaucoup plus calcinée et la farce entrouverte trahissait un excès d’ail et de feuilles aromatiques grossièrement hachées. Une carafe était renversée, mais la tache n’était pas visible de son point de vue alors que j’en pouvais mesurer la perspective et l’histoire : j’étais à l’origine de cette chute et le docteur avait bien failli me gifler ! Elle avait retenu cette main courte et adipeuse. Ou bien avait-il tenté de sauver ce contenu ensuite regretté comme si j’avais commis le pire des crimes contre sa propre humanité.

Elle se leva et jeta sa cape sur le dossier d’une chaise. Elle avait besoin d’un café, mais ne me l’offrait pas :

« Rentrez chez vous, mon ami. Roger vous accorde une journée de repos. »

Il éclata de rire.

« Il y avait longtemps que nous n’avions plus l’occasion de goûter aux contrariétés de la vie quotidienne… Vous souvenez-vous, cher Roger, de la dernière fois… ? C’était… Oh ! Mon Dieu !... il y a si longtemps !

(elle me flatte l’épaule en passant)

On ne s’y habitue hélas pas… »

J’ai regagné ma courtepointe sans café dans l’estomac, ni celui de madame Fouinard ni celui de Lucienne qui réceptionnait des cageots de boissons pétillantes quand je suis passé dans la cour de l’hôtel. Je ne trouverais pas le sommeil, mais je n’avais pas le choix. Mon cerveau était la proie de douleurs aussi diverses que dénuées de sens. La journée s’annonçait plutôt belle si j’en jugeais par l’éclat du soleil au moment de fermer les volets. Où était donc passé Fouinard pendant qu’on le cherchait, entrecroisant les faisceaux de nos lampes dans tous les recoins possibles du canal ? Pourquoi ce plouf n’avait-il pas été le sien alors que nous n’avions aucune autre idée dans la tête ? Qui était ce type qui avait trouvé la mort ou qui l’avait rencontrée ? Et pourquoi n’avais-je pas assez bu pour ne pas servir de témoin aux scénarios en cours d’élaboration ? Je n’avais pas interrogé Roger Russel sur les raisons de son « expédition » dans cette contrée aussi éloignée que possible de ses pénates d’origine (si j’avais bien compris) et il ne savait rien de celles qui m’avaient conduit à revoir mes abattis question ressources vitales… Le docteur Fouinard lui-même, originaire des lieux de notre exil, avait-il enfoui de longue date un secret plus malin encore ? Du genre à vous condamner sans autre recours que l’anesthésie… Il n’y a rien de plus douloureux que de reconnaître la source de l’angoisse qui s’installe aussi sûrement que l’épouse héritée de la tradition. J’en viendrais peut-être à me jeter au pied de l’autel, la gueule grande ouverte sur la nappe de communion et l’anus sollicité par une peur cette fois héritée de l’Histoire. On ne rêve pas à Midi. On s’y confronte aux impostures et aux empreintes… papillaires ou génétiques selon le degré de science acquise. Je n’ai jamais conçu le roman autrement : dehors !

 

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