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Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Le Morio (Patrick Cintas)
Deux bonnes histoires (nouvelle)

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 Article publié le 8 janvier 2023.

oOo

« Une métaphore… ? Je ne suis pas journaliste… Écoutez… je ne sais pas… oui, oui, une méta… Choisir ? Vous avez déjà choisi ? Vous en avez trouvé deux ? Ah oui… BA Boxon… Un travail de jeunesse… ce qu’il en reste… fragments, oui… et vous avez trouvé deux… eh bien écoutez je ne sais pas… voyons dites… Ah oui… je me souviens… Oui, oui, la morgue, les pastilles… et votre journal… Ça servirait de métaphore, je comprends… Choisir entre les deux… La morgue ou les pastilles… eh bien comme ça, non… il faut que je… Écoutez, je ne sais pas… (répétant) Si ça ne m’inspire pas ça inspirera le lecteur puisque moi-même, vous-même… Non, je n’ai pas le téléphone… Ma femme en a un mais… Écoutez, je ne sais pas… Ah ! Les voilà… Je ne sais pas… Je lui demanderai et je vous contacte… Je suis chez… Il a le téléphone… Voisin, oui… Mais ma femme en a un… je vais lui demander… Les voilà. Oui, oui, la morgue et les pastilles… in BA Boxon… (un temps) Pourquoi ne choisissez pas vous-même ? Vous hésitez… Ah oui… je comprends… eh bien espérons que mon choix sera le vôtre… Comme ça, à distance… oui, distance… je ne peux pas vous dire. Il faut que je relise. C’est vieux… Oh non ! Pas oublié. C’était l’incipit. Oui, oui, tout a commencé comme ça… enfin… dans le roman… rien à voir avec… je ne suis pas journaliste mais… Ah la la ! La guerre ! Les guerres ! Perdue d’avance. Et l’une ou l’autre métaphore à injecter dans les veines du lecteur… du journal. Écoutez, je ne sais pas si… mais c’est votre idée… oui, oui, peut devenir la mienne mais ces textes n’ont pas été conçus pour… servir… de… métaphore… nous verrons bien… (un temps) Eh bien oui où voulez-vous que je m’informe de ce qui se passe aux frontières de l’Europe… ? Le journal… le vôtre… heu… eh bien je vais voir ce que je peux… (un temps) Et si nous ne sommes pas d’accord, vous et moi, sur le choix… ? (un temps) Oui, c’est vrai… Étant donné que j’ignore laquelle de ces deux histoires vous avez choisie vous-même, vous pourrez toujours me dire… Vous plaisantez ? Et bien, cher monsieur, vous ne croyez pas si bien dire. Toutefois, étant donné que je ne sais pas… vous pourrez toujours me dire que mon choix est le vôtre ou le contraire… (un temps) Ah si je savais laquelle de ces deux histoires a votre préférence, ce serait à mon tour de cultiver à votre endroit cette… ambigüité… (un temps) C’est bon pour le journal… oui, oui… ce rapport que vous installez entre l’auteur et vous… (un temps) Entre l’auteur et eux… oui, bien sûr… Je vais tacher, cher monsieur… oh ! je ne suis pas si éloigné que ça de la façon de faire… ni de votre public… (un temps) Je n’en ai pas ! Ou si peu. Choisi, oui. Comme vous-même. C’est bien aussi. (un temps) Voilà, nous verrons bien si nous coïncidons… (un temps) Que ce soit mon choix, pas celui de mon entourage… Oh vous savez, mon entourage… Ma femme, ma fille, mon fils est… n’est… Des années que nous passons nos vacances d’été ici… Notre voisin ayant le téléphone, nous ne nous sommes jamais souciés de le faire installer dans notre maison de vacances… Mais ma femme en a un… Forcément elle l’a sur elle… Et si elle est sortie, comme c’était le cas ce matin, je n’ai pas d’autres solutions que d’utiliser le téléphone de mon voi… Qui est d’ailleurs une voisine depuis qu’il est… (un temps) Une réponse avant la fin de la semaine… Ça tombera un vendredi… Nous verrons alors si nos deux esprits, le mien et le vôtre, sont sur la même longueur… (un temps) quoique que ça n’ait, vous avez raison, aucune importance… c’est moi qui… imagine… mais il ne s’agit pas de… Ils arrivent. Notre voisine nous invités. Les enfants jouent. Elle en a deux… nous une… mon fils… il y a des années… Mais bien après la morgue et les pastilles… qui, je le souligne, n’ont pas été écrits pour servir de métaphores… ni guerre ni autres calamités… extérieures… À l’époque, tout était… intérieur… (un temps) ou intériorisé si vous voulez… (un temps) Mais nous en parlerons plus tard… si jamais ça devient utile… sait-on jamais ce qui arrive à un texte à l’origine pas destiné au journal… à servir de… (un temps) Non, non. Je ne m’inquiète pas de savoir si… Oui, oui, je sais, l’auteur aime savoir ce genre de chose… Mais pour l’occasion je me priverai de… Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Oui, oui, à vendredi, même téléphone… Vous avez noté le numéro ? C’est le… Il a raccroché ! »

Ils étaient là. Enfants bruyants, mais sans dispute. Les deux femmes entretenaient une conversation portant sur. Je fis coucou et je sortis. Nous habitions, le temps des vacances, dans la même rue, les trois maisons, accolées, qui nous séparaient n’étaient pas habitées. Mais il y avait des héritiers. Tous de la même famille. Je n’avais pas pensé qu’une métaphore. Dans le journal. Moi qui n’écris jamais ce genre de. Je suis rentré, juste le temps de jeter un œil sur la morgue et les pastilles. Choix, avec alternative, du rédacteur en chef. C’est lui qui signe les chèques. Ce serait le deuxième. Il y avait un précédent, oui. Oh je ne regrette rien… Et je ne regretterai pas celui-là non plus. Il faut bien accepter de… temps en temps. Mon laptop a l’âge de la retraite mais… écoutez, je ne sais pas… l’habitude de ce clavier… ce toucher si ancien maintenant… J’insérai ma clé de voyage. Je ne pars jamais sans mes manuscrits… dématérialisés… bien pratique… comme les livres de ma bibliothèque… tous dématérialisés… Je ne mis pas longtemps à retrouver ces deux textes. Je savais où les trouver. Il y avait longtemps que. Mais passons. On y pensera, vous et moi, un autre jour. À venir. Dans BA Boxon, oui. Un roman de jeunesse. Avorté. Et non seulement avorté, mais amputé. Sur l’écran il s’installe et sollicite une lecture intégrale. Je ne sais pas pourquoi il me parle encore, té ! Il y a si longtemps ! Je ne vis plus depuis mais enfin… j’écris… et n’ai jamais cessé d’écrire. On me l’a assez reproché… Mais il n’en est plus question aujourd’hui et oh depuis quelques années maintenant. J’ignore la raison de cette absence. J’ai dit absence ? Sans doute parce que ça me manque, ces contradicteurs et leurs contradictions. Il n’y a plus personne pour. Et donc depuis quelque temps j’écris dans le journal de D. Ou plus exactement je n’y écris pas : il choisit tel ou tel texte mais c’est la première fois qu’il me parle de métaphore. Je ne sais pas ce qu’il mijote avec ses… rédacteurs… qui n’écrivent pas comme leur nom l’indique, rédacteur. Or, mettons cette morgue et ces pastilles, je les ai écrites. Je me souviens très bien du jet hors de moi. Word indique 740 mots pour la première et 1063 pour les secondes. La règle éditoriale (il a souvent insisté sur ce point) veut que l’article ne dépasse pas 1000 mots… 500 mots minimum. La morgue entre dans ce cadre. Les pastilles aïe… 63 mots en trop. Son choix est-il fait en fonction de ces paramètres ou va-t-il me demander de supprimer 63 mots… ? J’ai toujours eu du mal à raturer. Je veux dire une fois que c’est fait, que c’est décidé, que le travail est définitif. Mais bon… qu’est-ce que 63 pauvres mots à côté du chèque dont j’ai… nous avons un besoin… pas urgent non mais fou. De toute façon, il m’a poussé à choisir. La morgue ou les pastilles. Je ne sais pas encore. Il décidera en dernier ressort. Et s’il choisit les pastilles, je serai sans doute contraint à raturer 63 mots. J’en raturerai 70 pour être sûr. Mais s’il choisit la morgue, alors je n’aurais rien à faire ni à craindre. Ici, je découpe le texte de BA Boxon et je copie et je colle dans un fichier à part. Faute d’imprimante, et sans un écran de téléphone, je vais me trimbaler mon vieux laptop jusqu’à la veille de vendredi prochain, en admettant que la sagesse veuille que tout soit achevé et décidé avant jeudi minuit. Nous sommes invités par la voisine. Son vieil oncle d’Espagne est mort il y a peu, au printemps, je crois. Et comme elle était réfugiée avec ses enfants dans cette maison, elle l’a héritée… quoique j’ai eu vent d’une amante qui vit à Madrid et qui a posé des conditions. Pour moi, comme pour tout le monde je suppose, la seule condition c’est la fin de la guerre. Elle possède de quoi se loger là-bas où son homme se bat, paraît-il. Aucune nouvelle de sa mort pour l’instant. Je plie le laptop et je sors avec lui sous le bas. Il est presque midi mais ici on ne mange pas avant trois ou quatre heures de l’après-midi. Heureusement, le patio de la maison d’Anselmo (son oncle défunt) a retrouvé sa fraîcheur depuis qu’elle a fait réparer le jet d’eau du bassin. On s’y ennuie mais nous n’avons pas de patio, dans notre maison de vacances, pas même une cour, juste quelques ruines où je ne mets jamais les pieds, tous les objets enfouis il y a longtemps que je les ai déterrés et répertoriés. Mon fils vivait alors. Nous travaillions ensemble presque tous les jours, mais d’autres jeux l’appelaient à l’extérieur. C’est comme ça que… nous l’avons perdu. La fille de ma femme n’est pas ma fille.

— Qu’est-ce qu’il a dit… ? (question de ma femme, dans le patio où elle est assise en compagnie de notre hôtesse du jour, tandis que les enfants jouent dans les allées, à se poursuivre semble-t-il, mais il s’agit peut-être d’autre chose, mes souvenirs d’enfance ne s’y retrouvent pas)

Je ne lui parle pas du choix, ni de la métaphore, à peine de vendredi.

— Vous écrivez de bien belles choses à propos de notre guerre, dit notre hôtesse.

— Ce n’est pas moi qui…

C’est le jeune écrivain que j’étais du temps de la morgue et des pastilles, mais oh que voilà un sujet à éviter si je ne veux pas me compliquer une existence qui est en train de perdre le sens que je lui avais donné.

— Les uns se battent avec des armes et du sang… commence ma femme je rectifie :

— Avec des larmes et du sang…

L’anisette s’impose. Le jet d’eau crachote son humidité relative.

— Je ne savais pas que vous étiez écrivain… dit notre hôtesse. Elle rectifie : Mon oncle, que vous côtoyiez depuis de nombreuses années pendant le temps de vacances, ignorait que vous et je crois (deuxième rectification) qu’il est mort sans le savoir (troisième) /moi-même je l’ai appris…

— Hier, citai-je sans la suite où il est aussi question de guerre et de caca.

— Voui, voui, dit ma femme.

Mon laptop m’appelle, entre deux verres.

— Si vous souhaitez vous isoler, propose notre hôtesse, vous pouvez monter… Et choisir la chambre qui vous plaira. Vous reconnaîtrez la chambre des enfants.

— Mais la vôtre… ? Je ne voudrais pas…

— Il n’y a pas de bureau dans la nôtre… Un lit… Ce lit que…

Larmes en attendant le sang. Le chemin tout tracé du malheur qui vous accompagne alors jusqu’à la fin. Je monte. Regard des enfants qui cessent de jouer pendant cette seconde. Je suis au premier, sur la coursive où marchent des colombes. Je reconnais la chambre de notre hôtesse, j’en referme la porte aussi discrètement que possible, la chambre des enfants est en désordre, plus loin une porte est condamnée par une vieille planche clouée. Choisir. Entre deux métaphores. Il faut que je me mette dans la tête que ce sont des métaphores et non plus des actes préliminaires d’un roman inachevé. Une porte est entrouverte. Impossible de la refermer derrière moi, ce qui explique sa constante ouverture. Une table peut servir de bureau, sa poussière de conscience. Je m’assois. Sans cette demie ouverture dans mon dos, je me sentirais seul. Mais nous sommes trois. La morgue, les pastilles et moi. Deux actes purement imaginaires, conçus du temps de la jeunesse de l’œuvre, et ma réalité soumise une fois de plus aux attentes de vacances que je n’ai pas désirées comme je désire en finir avec cette œuvre qui ne. Les enfants montent. Sans doute pour aller dans leur chambre en compagnie de leur petite invitée qui en saura plus si c’est ce qu’elle attend. Mon fils n’est plus là. Il n’y est pas en ce moment et quand il y est, je dors sans pouvoir me réveiller pour échapper à cette scène à laquelle je n’ai pas assisté sinon je serais intervenu pour le sauver de la noyade. Les enfants bruissent. Complotent-ils ? À quelle erreur les soumets le jeu ? J’ai bien découpé les deux textes. Je dois les relire avant de décider. Et après avoir lu, je m’interrogerai sur leur valeur de métaphore, surtout au sujet d’une guerre qui n’est pas la mienne. Un hasard si la cousine lointaine d’Anselmo en vient à. Ne pas interroger ce hasard. Pas eu le temps d’en savoir plus auprès d’Anselmo, il est mort avant, au printemps, peu de temps après l’arrivée de cette famille. Vendredi je serai en possession d’un chèque qui paiera la nourriture jusqu’à la fin des vacances. Ma femme a déjà tout calculé. « Ne te laisse pas faire ! » Il veut de la métaphore mais pas seulement. Il veut aussi savoir si nous sommes d’accord, si la morgue vaut mieux, comme métaphore, que les pastilles, ou le contraire, mais ma femme ignore à quel combat je me livre en ce moment. J’ai tant écrit ! Et ce stupide rédacteur en chef est allé déterrer deux vieilles anecdotes que ma jeunesse avait conçues pour servir de prétexte à un roman qui ne s’acheva jamais, peut-être parce que ma jeunesse s’est interrompue avant. Qui sait ce que veut la jeunesse ? On a vite fait de perdre ce fil. On en saisit un autre, puis un autre, avec cette idée qu’un fil est un fil et que celui-là vaut cet autre et ainsi de suite jusqu’à épouser une femme et subir les tares de son enfant. Nous eûmes un fils, la joie de ma maturité d’homme et peut-être même de ma condition d’écrivain. Des joies, oui. Jusqu’à ce jour où. Mais après lecture (et je vous prie de croire que j’ai lu avec une âme de journaliste, pour la cause), je ne sais pas si la morgue l’emporte ou si ce sont les pastilles, sans compter que j’ignore sur quoi s’est porté le choix de mon REC. Il n’y a pas d’issue quand on ne sait pas ce que l’autre en pense.

— Déjà ! s’écrie ma femme quand je redescends. (elle continue) D’habitude il te faut deux bonnes heures pour écrire les mille mots que ce môssieur exige de toi ! Il n’y a pas une demi-heure…

— 250 mots, dis-je en acceptant la copita que me tend notre hôtesse.

— Mais il te paiera moins et nous… Ah ! exige les mille mots qu’il te doit !

— Il ne me doit rien. (à confesse) Je n’ai rien écrit…

— Mais alors nous…

— Je t’expliquerai plus tard…

— Nous allons finir par…

— Les enfants sont montés, dit l’hôtesse. Sans permission. Ils vous auront…

— Que nenni ! (exultant) Mon choix est fait !

Regard de couleuvre de ma femme. Je sais, je sais. Je ne devrais pas parler de ma femme comme ça. Mais ce que je dis ici n’appartient pas à la conversation que notre hôtesse tentait de consacrer à la désobéissance des enfants. Nous avons tellement désobéi nous-mêmes ! Et puis ils ne sont pas responsables de cette demi-heure qui obsède ma femme. Je veux avoir l’air joyeux. Tiens… je jouerai avec les enfants dès que ce sera possible. Il faut d’abord qu’ils descendent. On ne les entend plus. On ne les surprendra pas. Encore deux heures avant le repas qui n’est même pas en route. Ça ne sent rien ici, dans le patio, à part ces fleurs dont j’ignore le nom. On sent aussi l’odeur de la pierre qui s’effrite sous les lierres. Mais aucun parfum de femme. Peut-être à cause de l’anisette qui macule les verres de sa grasse transparence. Qui sait ce qui nous interdit de sentir ce qui sent vraiment ?

— Si tu as convenu avec lui… dit ma femme en souriant à notre hôtesse. (disant) Un homme qui ne veut pas en dire plus est un homme de moins.

L’hôtesse a un joli visage qui a dû connaître une adolescence nue. Nos regards se touchent de temps en temps, pas fuyants mais sans profondeur ou alors cette profondeur « s’est perdue ».

— Je n’ai jamais voulu devenir journaliste, m’excusai-je. Le journal a toujours été détestable selon le point de vue de nos maîtres…

— Vous n’avez pas eu de maîtresses ? dit l’hôtesse.

— Heu… plus tard… des professeures… oui, oui, des…

— J’étais étudiante quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, dit ma femme.

— N’exagérons rien ! (rectification) Nous nous sommes croisés dans les…

— Souvent ! Très souvent, continue ma femme. Mais le temps n’était pas venu de…

— Ça s’est passé plus tard, dis-je à notre hôtesse.

Elle sourit. Les enfants ont désobéi. Ils vous ont dérangé alors que votre travail. Non, non, elle ne le dit pas. Elle ne s’impatiente pas. Elle a oublié les enfants, leur désobéissance, le châtiment prévu en fonction de la nature de ce… de cette… mauvaise volonté. Servez-vous, Seigneur. Les enfants sont là.

— Vous avez dérangé monsieur Fabrice ! Vous savez très bien qu’il travaille. Qu’est-ce que vous diriez si on vous empêchait de jouer ?

Oui, c’est ça. Ce n’est qu’un jeu. Écrire. L’homme veut écrire. Pour ne pas dire. Ou il dit. Parce qu’il n’écrit pas. Ça se joue. Comme en enfance. Et un jour on vous demande de réfléchir, sérieusement, sur la nature métaphorique d’un écrit conçu par l’adolescence et pour vous compliquer la vie il y a deux écrits et peut-être même 63 mots à supprimer, mettons 70 pour arrondir… Les enfants cherchent-ils des excuses ? Si c’est le cas, ça ne se voit pas. Ils se touchent, aux épaules, les mains ailleurs, le regard plus tard, ils ne regardent rien, et ma femme ne regarde pas sa fille, elle renifle des effluves d’anis, je sais que je ne devrais pas parler comme ça de ma femme, comme excuse je dirais que c’est la première fois qu’elle entre dans mon cerveau, qu’elle y laisse son odeur d’anis, qu’elle y joue au lieu de me laisser écrire ce que sa nuit m’inspire. Personne ne dit « Ne jouez plus ! » et les enfants se séparent comme des pétales au printemps parce que les gouttes de pluie arrrgh ! je ne suis pas fait pour jouer avec eux.

— Qu’est-ce qu’il y a à manger ?

Ils ont appris la langue à la télévision des politiques. Que mangera-t-on si ce n’est pas trop demander ? Je me pose la question moi aussi. Sans ce coup de téléphone de mon REC, tout ceci n’aurait pas eu lieu. Ou si ma femme n’était pas sortie ce matin : il aurait appelé sur son téléphone. C’est d’ailleurs ce qu’il a dû faire mais elle n’était pas là et peut-être cinq minutes plus tard les enfants sont venus me chercher et je me suis retrouvé avec ce combiné rustique contre la joue, vous en savez presqu’autant que moi maintenant sur ce sujet qui fait l’objet de cette nouvelle. Il est temps, je crois, de vous livrer, tel quel et avant tout choix, les deux métaphores sans lesquelles cette nouvelle n’existerait pas. Il y a encore beaucoup de choses qui conditionnent son existence de nouvelle, si c’en est une, mais je vous laisse en décider :

 

Il posa ses coudes sur la table, et cacha ses yeux larmoyants dans les mains.

— Je ne sais si je pourrai continuer, dit-il en hoquetant. Cette histoire tragique est encore trop vivace dans ma mémoire.

— C’est qu’il est temps de la raconter, dit quelqu’un.

— Cela vous soulagera certainement.

— Ah ! Diable ! Ne nous apitoyons pas. Il ne va pas vous laisser sur notre faim.

— Parce que vous bandez, goujat !

— Je vous en prie, Madame. Un peu de respect pour le sexe faible.

— C’est que je l’aimais, vous comprenez. Souvent, j’avais été amené à penser que le sentiment que j’éprouvais pour telle ou telle fille était de l’amour, mais dès que je l’ai aperçue, j’ai compris que l’amour était bien au-dessus des chatouillements. Ce soir-là, nous étions réunis chez sa famille pour fêter mes vingt ans. Tragique soirée ! Il y avait là son père, un homme somme toute sympathique, qui souffrait d’obésité. Sa mère était une belle femme, la plus belle que j’ai jamais rencontrée dans ma vie odysséenne et, si l’amour consistait en de si purs appas c’est elle sans doute que j’aurais choisi d’aimer, en dépit d’un adultère. Il y avait là aussi une vieille femme qui était sa grand-mère, mais je ne sais plus de quel côté. Quant à Chimba, elle était assise en face de moi, et elle avait blotti ses deux charmants petits pieds entre les miens. Je n’avais d’yeux que pour elle, et beaucoup de mal à maîtriser l’attention que me réclamait la conversation de ses parents.

— Je ne crois pas me souvenir, dit soudain sa mère, de vous avoir entendu parler de votre métier.

— Il est vrai, dit son père, que j’ai peut-être accaparé tout le sujet en parlant du mien qui a perdu de son intérêt avec les années qui n’ont pas manqué de m’engraisser.

— Mais quel est donc ce métier ? dit sa mère.

C’était bien là la question que je redoutais. Une bonne partie de la soirée s’était passée sans qu’il en fût question, mais nous venions juste de parler du mariage imminent qui allait m’unir à leur fille et, comme je le craignais, la question devait, immanquablement, m’être posée. Comme je tardais à répondre, et que des signes évidents de trouble se manifestaient dans tous les endroits visibles de mon corps, sa mère, dont le visage, soudain plein de doutes, se refermait lentement, répéta sa question, en épelant presque chaque mot, sinon chaque syllabe. Je devais, sous peine de me faire jeter dehors, répondre au plus vite. Je songeai un instant à mentir, et je passai en revue toute une liste de professions honorables, mais je ne pouvais mentir ainsi de sang-froid. Tromper la confiance de ses parents ne m’aurait gêné en aucune façon, mais les yeux de Chimba sondaient imperturbablement mon regard désorienté et, à travers tant de calme et de certitude, m’interdisaient le mensonge. Bien sûr, j’aurais pu mentir, juste le temps de la soirée et, comme elle me raccompagnerait à sa porte, je lui dirais toute la vérité. Mais me pardonnerait-elle de l’avoir trompée, ne serait-ce qu’un instant ? Ce regard implacable qu’elle avait hérité de sa mère, et ces mains immuables, qu’elle tenait de son père, pouvaient-ils me laisser espérer un pardon que même la mémoire abolissait ? J’étais soudain persuadé du contraire, aussi, comme un cri, et je dus bien avoir l’air d’un damné à ce moment, je lançai :

— Je suis employé à la Morgue !

L’atmosphère ne se détendit pas, mais elle avait cessé son irrémédiable ascension vers la tension extrême, en attente d’une explication supplémentaire et susceptible d’effacer le doute qui venait de naître.

— Vous êtes au Fichier ? dit sa mère.

Je secouai la tête pour dire non, et cela suffit à définir totalement l’emploi que j’occupais à la Morgue. Il y eut un long silence, insoutenable, que je ne soutins pas, pas plus que le dégoût impitoyable qui déformait les traits, d’ordinaire si charmants, de ma bien-aimée. N’y tenant plus, je me levai et me mis à chercher mon chapeau du regard. C’est alors que je m’aperçus que la grand-mère m’avait rejoint et se tenait maintenant dans mon dos, avec un sale petit bruit de succion dans sa bouche édentée. Je me retournai lentement, mais à peine l’avais-je en face de moi qu’elle abattit le couteau sur ma poitrine. Une immense douleur me traversa, puis j’eus l’impression d’une forte chaleur dans mon intérieur, et je m’écroulais mort.

*

L’hallucination dut s’éteindre pendant qu’il avait les yeux fermés. Maintenant qu’il regardait la mer, son ventre se nouait, jusqu’à la douleur qui lui arracha un cri. Comme par réflexe, aussitôt le cri lâché, il jeta un rapide mais complet coup d’œil autour de lui et constata avec soulagement que personne n’en avait été le témoin.

Dieu sait ce qu’il serait advenu si quelque passant, tout juste de passage, un peu inattentif, et dans aucune attente, eût été interrompu par ce cri de douleur. La couleur même du cri ne l’aurait pas trompé sur son origine ! Thomas, encore immobile près du parapet, s’efforça de retrouver la souplesse de son corps. C’était par là qu’il devait commencer à se remettre de son émotion. L’esprit suivrait, même contraint.

Quelques minutes plus tard, ayant recouvré son équilibre, il osa quelques pas. Il constata, non sans terreur, que ses pas ne pourraient le conduire chez lui sans le faire remarquer. S’arrêtant de nouveau, il frappa du pied, puis osa un nouveau pas. Celui-ci était pire que les précédents, ce qui arrive en général quand on met de l’application sitôt après en avoir singulièrement manqué. Mais l’esprit de Thomas se nourrissait déjà d’un autre système.

À vrai dire, ce n’était même plus un pas. Thomas, terrassé par la perspective de la marche à laquelle sa solitude le condamnait pourtant, ne bougea plus, tout entier à l’angoisse qui l’emplissait comme une eau brûlante. S’il s’avisait de marcher du pas qu’il venait de se coltiner à la suite d’une hallucination vivante, il risquait, pour le moins, de soulever des remarques sur son passage ; des remarques d’abord à peine préoccupées, puis, pas à pas, des certitudes vivaces, hérissées sur les trottoirs à l’endroit des promeneurs, comme autant de points d’interrogation sur le point de se trouver une réponse. Il alluma, fébrile, une cigarette qui le fit tousser. Étranglé par une toux aussi soudaine que violente, il chercha un appui et, sachant qu’il se trompait déjà, se dirigea vers un réverbère sur lequel il crispa ses mains moites. Il vit alors l’horreur de ses quelques pas. Sa toux empira. Les pieds rivés au sol, tout le corps secoué par une toux qui s’accélérait, il devait bien finir par se faire remarquer. Un passant lui tapota le dos d’une main amicale. La toux se calma. Le passant, aimable, mais peut-être soupçonneux malgré un cri enjoué, lui proposa son bras. Thomas fit non de la tête.

— Vous avez l’air malade, dit le passant doucement

— JE NE SUIS PAS MALADE !

Thomas Faulques pressa sa main contre sa bouche qui venait de hurler. Le passant, visiblement, s’en était aperçu, mais son doux visage restait impassible. Il posa une main pesante sur l’épaule de Thomas.

— Inutile de crier, dit-il, toujours très doux. Je sais qu’il n’y a rien de plus exaspérant que ces maudites toux dont on n’arrive pas à se défaire et qui vous prennent de préférence quand cela n’amuse que les autres. Tenez, il y a quelques jours, une pareille toux m’a secoué une heure durant, et je devais être terrible, car ma femme crut que je devenais fou.

— MAIS JE NE DEVIENS PAS FOU !

Thomas avait de nouveau hurlé entre ses doigts crispés autour de sa bouche. Le passant haussa les épaules.

— C’est exactement ce que j’ai dit à ma femme, susurra-t-il, avec cette même douceur qui devait cacher quelque chose que Thomas redoutait. Est-ce que ça va maintenant ? Ôtez votre main de la bouche. Ce n’est pas en vous étouffant que vous arrangerez des choses si dérangées.

Thomas décolla sa main. La toux n’était plus.

— Vous voyez, dit le passant, souriant. Ce n’était rien. Quelques tapes sur le dos et la toux s’en va. Mais on ne peut pas se tapoter le dos tout seul. Croyez-moi, monsieur, ces quelques tapes valent mieux que les pastilles qu’on nous vend à prix d’or parce qu’on nous prend pour des imbéciles.

Thomas acquiesça. Il regardait l’homme de la tête aux pieds.

— Voulez-vous, proposa le passant, que je vous raccompagne ? Cette maudite toux nous guette tous. Je pourrais le cas échéant, vous tapoter le dos.

— Je vous remercie, dit Thomas d’une voix blême. J’étais venu contempler la mer. Quelque embrun m’aura perturbé.

— Ah ! la mer, mon cher monsieur. Quel spectacle ! Le plus beau à vrai dire, et vous êtes assez jeune pour vous y divertir. Moi j’ai passé l’âge de la mer. Je vous souhaite bien du plaisir.

Avant de partir, le passant avait glissé dans la poche de Thomas Faulques une boîte de pastilles, à l’insu du jeune homme encore troublé par ce qui venait de lui arriver. De nouveau seul, il se consacra à ses pieds. Il tenta un pas. Ce fut navrant. Non point le pas lui-même, tout ordinaire, mais le bruit que fit la boîte de pastilles dans le fond de sa poche. Mon dieu, pensa Thomas. Qu’est-ce que c’est que ces pastilles ?

Il scruta la nuit et, comme il s’y attendait, décela une présence dans l’ombre d’un tamaris. Ce ne pouvait être que le passant. Il se doutait de quelque chose et, avant de se cacher dans l’ombre pour le guetter, avait glissé dans sa poche une boîte de pastilles qui ne calmait pas la toux.

Thomas pressentit sa perdition. Le moindre faux pas aurait les pires conséquences. Ce n’était pas le moment de faiblir. Le ciel l’éprouvait simplement. Il devait se sortir de cette angoissante situation. Pour cela, ne pas montrer, par inadvertance, qu’il s’inquiétât de la présence du passant dans l’ombre du tamaris. Éviter de regarder le tamaris et son ombre. Il sifflota. Au bout d’un moment, les joues douloureuses de se tendre, il avait acquis une certaine décontraction. Il s’exerça à de longues apnées qui le tranquillisèrent dans toute sa fibre.

Le pauvre Thomas luttait fébrilement, mais il ne connaissait pas sa force. Le moment était venu. Il fit un pas. Horreur ! Puis un autre. Horreur ! Horreur ! Le suivant ne valait guère mieux. À la fin, n’y tenant plus, il se mit à courir et, avant de bifurquer dans la première rue, il se retourna, montra son poing exsangue au tamaris lointain, et hurla : « Je suis plus fort que vous croyez ! » et, plein de rage, il répandit les pastilles sur la chaussée avant de s’élancer dans l’ombre de la rue qui l’avala d’un coup.

 

 

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