Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre XX - Annexes (L’air /3)

[E-mail]
 Article publié le 1er mai 2022.

oOo

3

«  Dans quel siècle vivons-nous ! Pourquoi sommes-nous si malheureux ? Vous trouverez la réponse dans mon livre. Seulement, les amis, je ne l’ai pas publié !

Mais écrivez-vous vraiment, monsieur Tulipe ? Comment le savoir ? L’écriture, qui ferait de vous un écrivain, est-elle le mobile du crime qui, selon vous, consiste à vivre et à donner la vie, ou la prendre, sans avoir trouvé de succédané à la mort ni de véritable solitude… ?

On dirait bien que vous m’avez lu, ma foi ! Qui êtes-vous ?

Un personnage peut-être…

Je ne m’intéresse pas au personnage. Ni à son histoire passée ni future. Et vos cultures ne sont pas les miennes. Au diable vos monuments et vos ruines de civilisation et de guerres ! Foutez-le camp avant que je vous casse la gueule !

Mais je suis chez moi ! Vous êtes mon invité !

Oups ! J’avais omis ce détail anecdotique… Revenons à la case départ, si vous le voulez bien… »

 

« C’était il y a si longtemps…

— À bord du Temibile… ?

— Comment m’avez-vous retrouvé ?

— Je vous ai cherché…

— Qui me dit que vous n’êtes pas seule… ?

— Je suis seule, mais rien pour le prouver.

— La preuve ne prouve rien, au fond. J’en ai examiné des tas depuis que je suis en mesure de penser à autre chose qu’au sein de ma mère.

— Les journaux ne vous accusent pas… La police veut vous interroger, c’est tout. Elle veut en savoir plus. Vous allez les laisser longtemps dans l’expectative ?

— Imaginez ce qu’ils attendraient de moi si j’avais tué ! Non… Ils veulent savoir parce qu’ils ne savent rien d’Alfred Tulipe. A-t-il existé d’ailleurs ?

— La question a été posée…

— Par qui ? Par mon fils… ?

— Je vous aime ! Qui que vous soyez… »

Ses tétons étaient en cuir tanné par le soleil ou d’autres pratiques plus intimes, voire secrètes. Nous étions enfin nus dans un lit et la terrasse était à l’abri des regards. Plus loin, entre les rues éclairées, un jardin recevait les lumières et les agitations d’une fête. Des guirlandes se balançaient dans la brise. Ils avaient lâché des lanternes célestes et les flics couraient après sur les toits. L’un d’eux finirait par nous rendre visite. Nos corps fanés ne se touchaient pas.

« Regardez celle-là ! Elle vient vers nous ! Oh Titien ! »

Je me penchai sur la balustrade pour l’attraper, mais elle se mit à jouer avec la brise. Si elle se fracassait sur la toiture du dessous, le feu se répandrait vite. Mais elle (celle qui était avec moi) ne se souciait pas de ce genre de détail narratif. Elle en avait vu d’autres. Bien rasée et enduite, elle brillait dans la nuit. Enfin, la lampe se posa dans ma main. Elle (toujours elle) jubila comme si l’enfance revenait la chatouiller. Elle pensait si souvent à la mort. Alfred Tulipe en parlait souvent sur le roof en fête. Elle était peut-être déjà parmi toutes ces femmes. En tout cas, elle en savait long sur moi et mes existences.

« Vous la tenez ! Approchez-la ! Éclairez-moi !

— Un flic va se ramener pour la saisir…

— Pas un flic… Un pompier… Approchez. J’aime cette lumière.

— On ne peut pas s’y fier. Elle danse.

— Je ne sais plus danser… Et vous, Damiano… ?

— Je vivrais dans l’orgasme si c’était possible.

— Sans amour… ? Comme… comme ce soir… ?

— Vous allez me faire pleurer… Je ne connais même pas votre nom… Je veux dire : votre véritable nom. Je n’aime pas les personnages moi non plus.

— L’amour, ça se joue…

— Encore faut-il en écrire la tragédie… »

On entendait les voix de nos voisins. L’architecture était conçue pour éviter la vue sur le voisinage. Mais rien n’avait été prévu pour les voix pourtant inévitables. Ainsi, on tendait l’oreille sans le vouloir. Ou bien c’était exactement ce qu’on voulait et on exigeait le silence autour de soi. Mais elle était bavarde. Aussi bavarde que la femme jalouse qui cherche à vous tirer les vers du nez. D’où venait-elle ? Et où allait-elle ? Je lui aurais posé la question pour provoquer son envol dans le ciel parmi les lanternes. Mais je voulais moi aussi en savoir plus. Elle respirait lentement, comme si elle retenait son angoisse. La lampe, au-dessus d’elle, éclairait un corps qui avait été tout ce qu’elle avait désiré offrir aux autres. Ma queue, en suspension dans l’air tiède qui l’environnait, ne montait pas aussi haut.

« Nous finissons peut-être par trouver le bonheur, dit-elle comme si je ne savais pas que c’est le contraire qui arrive si on ne perd pas la tête dans la maladie ou l’alcool ou tout autre moyen de se tuer à petit feu. Vous n’êtes pas d’accord avec moi, Titien… ?

— Je n’attends plus rien de la vie ni des femmes.

— Le désespoir empêche d’écrire, comme le vin !

— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous n’écrivez pas…

— Mais je lis !

— Moi, je voudrais bien publier… Je croyais avoir répondu à la question de savoir pourquoi Alfred Tulipe y avait renoncé.

— Mais l’avez-vous tué comme le prétend votre… fils… ?

— Foutu bouquin que celui-là ! Et si je ne n’étais pas ce que je suis, personne n’aurait eu l’idée de le publier. Voilà où j’en suis… Voulez-vous un verre ? »

Un flic, ou un pompier… une ombre pressée d’en finir avec le travail qui lui est confié… longeait la crête d’un toit, ce qui provoquait des commentaires. Une lampe s’échappait, animée par on ne savait quel esprit espiègle ou lunatique. Elle (ma compagne d’un soir) riait pour ne pas écouter et le contenu du verre recevait sa langue. Je posai mon cul bien ouvert sur le frais gazon d’une jardinière peut-être prévue à cet effet. D’où me venait ce désir de me faire enculer ? Elle y avait enfoncé son doigt préalablement trempé dans la liqueur de son verre.

« Nous dormirons jusqu’à midi… dit-elle.

— Ils vous ont laissé ce temps… ?

— De qui parlez-vous… ? Titien ! Qu’allez-vous imaginer ? À force d’inventer des situations improbables, vous ne savez plus vous en tenir à la réalité et à elle seulement. »

Écrivait-elle ? Elle agissait peut-être uniquement pour son compte. Ou elle avait passé un accord avec eux. Je ne pouvais pas croire que mon fils se trouvait à Brindisi par hasard. Les ombres sur les toits n’avaient rien à voir avec les lampes célestes. Cette histoire de flics qui prennent des risques insensés pour nous éviter le feu et son enfer était une invention. Mais qui en était l’auteur ? Elle ou moi ?

« Venez vous laisser éclairer, Titien, » dit-elle, la lampe dans une main et le verre dans l’autre.

Ses genoux luisaient sur un fond de feuillages indéfinissables ou sans nom. Ce n’était pas une invitation. On entendait à peine la musique de la fête. Le martèlement nous parvenait à travers les voix. On s’attendait à un feu d’artifice. Elle battit des mains à cette suggestion qui ne venait pas de moi, mais que des voix commentaient dans cet environnement d’angles savamment construits pour que personne ne soit le témoin de personne. Une sorte de labyrinthe où chaque cellule n’est pas moins conçue pour s’y sentir proche du bonheur, voire en plein dedans. On vous mettait en situation de le rencontrer et, pour peu que vous croyiez, il arrivait et vous autorisait toutes les possessions possibles, y compris celle du ou des corps vous accompagnant dans cette espèce de voyage circulaire où ils pouvaient croire à leur tour qu’ils étaient maîtres du jeu. Elle souriait tendrement en observant ma lente érection. Elle avait soigneusement effacé toutes les traces précédentes, comme si j’avais souillé sa propriété provisoire, étant donné que c’était elle qui payait. Elle était entrée et sortie de la douche autant de fois. La flamme de la lampe vacillait maintenant. J’éteignis la chambre derrière nous dans l’attente que la lampe en fît autant, nous plongeant alors dans le noir relatif des nuits qui ne font que commencer. Les voix ne chahutaient pas ; elle se répondaient, ménageant des silences sans doute utiles à la réflexion exigée par les contenus. En tendant l’oreille, on ne comprenait plus rien à la nécessité d’entretenir des conversations pour ne pas se retrouver finalement seul.

« J’ai la vague impression que quelque chose va s’achever, dis-je dans le noir que j’avais désiré.

— Pour toi ou pour moi ?

— Je peux encore fuir… Ce ne serait pas la première fois…

— Je ne te le conseille pas. Il faut crever l’abcès.

— Quentin n’est-il pas venu pour ça ?

— Je n’ai lu que son livre… La Presse aussi… Je ne sais que ce que tout le monde sait…

— Et tu voudrais en savoir plus ! »

On ne peut pas se contenter de la fiction pour pallier les déserts de la réalité. Et pourtant, on passe plus de temps à imaginer qu’à constater. J’avais perdu un sacré temps de cette manière ! Et je savais que je ne le retrouverais pas. Ce qui est perdu gît au fond d’une poubelle. Il faut trouver autre chose pour continuer de vivre. En fuyant, par exemple. J’ai déjà essayé. Et j’ai peut-être considéré à tort que j’avais réussi. Mais qui me dira le contraire ?

 

*

 

Cet hôtel d’architecture et de dissimulation sans risque était la première étape de ma nouvelle aventure. Pas question de rentrer chez moi et encore moins chez ma copine brindisina. Si Quentin était sur mes traces (non, décidément, je ne pouvais pas croire qu’il était ici par hasard), il les avait perdues au moment même où j’étais entré dans cet hôtel. Et s’il était à Brindisi, il n’y était pas venu seul. Il était temps que je me carapate, une fois de plus. Ils voulaient entendre la vérité. Je la connaissais, mais je n’avais pas l’intention d’en faire un roman comme ce sacré imbécile de Frank Chercos doublé de Roger Russel. Tout ceci n’était que le passé et j’avais les moyens de l’empêcher de revenir occuper le premier plan de mon existence quotidienne. Remarquez bien que je ne dis pas que je lui avais tourné le dos définitivement. Il revenait me hanter chaque soir, y compris contre la chair d’une ou d’un partenaire. Mes tremblements n’étaient pas le signe d’une maladie cachée au fond de moi, qui n’attendait que le moment favorable pour se déclarer à la vue de tous. Je prenais d’infinies précautions pour paraître ne pas me soucier de ce qui pouvait me tomber dessus à tout moment. On m’entendait souvent poétiser sur les lendemains et sur le suivant en particulier. J’avais quelquefois l’air d’un devin au chapeau de travers, entre Merlin et Napoléon, mais personne n’en riait en ma présence. Nous parlions d’autre chose, de la journée que nous venions de perdre comme au jeu et de la nuit qui s’annonçait aussi amoureuse qu’on pouvait le désirer. J’avais appris, après une enfance plongée dans la réalité, à pratiquer sciemment la jalousie et l’hypocrisie dans la seule intention de passer pour un égocentrique sans soupçon de pathologies aussi complexes que celles qui les affectaient eux-mêmes. On me demandait souvent conseil, à propos de tout et de n’importe quoi. J’avais la réputation d’être un bon compagnon si on ne cherchait pas plus loin que mon apparence. Au fond, je devais leur paraître passablement menaçant (maintenant que j’y pense…).

Elle dormait comme dans un poulailler, guidée par le rêve et ses démangeaisons constantes, nue sur le drap encore impeccablement tendu, ayant égaré sa perruque et ses chaussettes. Je ne lui avais pas parlé de mon projet de fuir devant l’adversité qui, une fois encore, allait changer le cours de mon existence. Elle ne m’avait pas aidé à répondre à la question de savoir comment Quentin avait retrouvé ma trace. Elle avait même évité de l’entendre jusqu’au bout, car je m’étais montré soucieux d’examiner les détails qui appelaient mes soupçons de complot. C’était dans le sang des Surgères cette faculté de ne jamais lâcher l’hypothèse dans le bayou de ses raisons d’exister. Elle ne s’y noyait jamais. Au contraire, elle gagnait toujours à se compliquer de situations toxiques au point d’empoisonner la vie familiale et d’inspirer les pires fictions aux esprits les plus fragiles comme l’était celui de Quentin, le nain difforme né de mes glandes, écrivain publié par ses soins ou autrement, là n’était plus la question depuis que j’avais quitté la librairie d’Ambrosio.

« Nous irons nager, proposa-t-elle, le nez dans les vapeurs d’un café moussu.

— Et nous cueillerons des coquillages… Je sens que je vais m’amuser…

— Oh ! Tu t’ennuies déjà. Au deuxième jour de notre…

— J’ai des choses à faire. On se retrouvera sur la plage.

— Mais où sur la plage ?

— Je te reconnaîtrai de loin, fais-moi confiance ! »

Je l’abandonnai. Je sortis dans ces rues où je savais qu’on pouvait me surprendre. Je fuyais les vitrines. Je pris un autocar qui cahotait déjà en direction d’une campagne où on recevrait mon argent sans me poser de questions. J’avais l’impression de passer à travers les mailles d’un filet, convaincu que j’en donnais le spectacle et que je finirais par m’y empêtrer. Les voyageurs m’ignoraient, ce qui ne me rassura pas. À la vitre sale se collaient des insectes qui ne comprenaient rien à la transparence. Ma voisine m’invita plusieurs fois à baisser la vitre, tournant la main plus vite chaque fois. Puis elle enfouit mon visage dans la mollesse de ses seins et le vent fit sauter mon chapeau qu’elle attrapa au vol comme s’il s’agissait d’un jeu. Le rire fut de courte durée. Elle montrait de gros genoux et la moitié de ses cuisses. C’était une baigneuse comme j’en avais beaucoup observé en me caressant lorsque j’étais enfant et que mon père s’épuisait à m’enseigner l’art de piéger les seiches au moyen de la couleur ou plutôt d’un assemblage de couleurs dont le secret ne lui avait pas été révélé, avouait-il. Cette recherche avait de quoi transformer ma vie en enfer. Les femmes légèrement vêtues avaient la couleur de leur peau et rien ni personne ne s’y laissait prendre. Ma voisine avait cette même odeur de cristaux. Nous ne parlions pas la même langue, ni elle celle des habitants de la contrée. Nous ne pouvions nous entendre que sur des questions de chair. Elle descendit avant moi.

Je m’arrêtai moi-même sur une place ombragée où passaient des visiteurs harassés de culture. Aucun ne vint prendre place sur la terrasse où je m’enivrais sous l’œil attentif du troquet. J’avais le feu en moi. Mon verre s’embuait aussitôt posé sur la table. L’horizon d’un trottoir s’inclinait doucement, me menaçant de verticale. Je finis par poser ma tête sur la table, sans mes bras pour la recevoir. Je n’attendis pas longtemps avant d’être embarqué, mais au lieu de me retrouver en bonne compagnie, mon nez dut se contenter de flairer l’herbe rare et brûlée d’un talus sans ombre ni direction. Ensuite elle m’expliqua que je n’avais pas été aussi loin que je l’avais cru car, selon elle, j’étais déjà saoul avant de monter dans l’autocar. J’étais même sorti de l’hôtel dans un état d’ébriété, selon le portier, lamentable. Mon récit, une fois de plus, ne correspondait en rien avec la réalité dont elle était, témoins à l’appui, garante. Elle comprenait pourquoi on refusait systématiquement de publier ce que j’écrivais.

 

*

 

La matinée était à peine entamée. J’avalais une mixture de café et de poudre de perlimpinpin. Elle connaissait des tas de secrets de ce genre. Elle me proposa de m’en révéler quelques-uns, ce qui me serait peut-être utile pour donner du sens à mes écrits. Il n’y a rien comme une bonne dose de réalité pour satisfaire le lecteur en proie à sa propre perdition. Elle ne connaissait pas de bonnes histoires, mais pour ça, elle me faisait confiance. Elle avait été l’agent d’un écrivain dans mon genre et elle savait exactement de quoi elle parlait. Je ne lui donnais toujours pas de nom.

« Tu as dû boire dans un autre verre que le tien, dit-elle. Tu ne devrais pas fréquenter les comptoirs, surtout dans un hôtel. Des tas de types n’y retrouvent plus leur chemin et laissent traîner leurs verres. C’est la faute des barmen si on ne sait plus reconnaître le sien.

— Je n’ai jamais d’hallucinations… Je ne prends pas ce genre de chimie, même naturelle.

— Mais le cerveau s’y entend pour fabriquer ces maudites molécules qui empoisonnent notre sens de la réalité. Moi, par exemple…

— Oh je t’en prie ! Ne me parle pas de toi !

— Mais tu me connais à peine…

— Je connais ton âge.

— Tu vas me le reprocher maintenant… ? Je te plaisais bien pourtant…

— Tu as lu le bouquin de Quentin… Ça me suffisait… comme raison… d’en savoir plus… sur ta science de l’amour… Et tout le reste !

— Tu vas devenir odieux… Je peux partir… Mais tu n’as pas de quoi payer la note…

— Tu as raison. Je ne tiens pas à me retrouver en garde à vue pour expliquer pourquoi je n’ai pas les moyens de payer mes factures.

— Et tant d’autres choses… que Quentin Surgères…

— Je n’irais pas jusqu’à prétendre qu’il ment ! Mais pourquoi s’est-il mis sur ma piste puisqu’il prétend tout savoir, hein ?

— Il y a encore des zones d’ombre…

— Tu parles ! Il n’est pas seul. Ils veulent me mettre la main dessus. Et pourtant, tout était clair. Rien ne manquait à mon innocence. C’est ce satané Chercos qui a foutu la merde dans notre vie ! Ses « collègues italiens » … ! Tu parles ! Il faudra que je lise ce bouquin. Après tout, j’en suis le protagoniste. Le seul. Il n’y est question que de moi.

— Et d’Alfred Tulipe…

— Ah oui… Le tülbent… Je lui ai toujours trouvé une drôle de gueule… Pas d’ici… Des airs d’arriver du fin fond de l’Asie pour envahir notre culture ancestrale et… sacrée. J’aime pas les Turcs !

— Laisse-moi m’occuper de ça ! »

Ça, et sa bouche pleine de langues, la confusion qui s’ensuit, là, sur la terrasse où personne ne peut observer nos actes, seules les voix se laissent porter par l’air, comme les lanternes célestes de la nuit. Et ces ombres qui courent sur les toits pour prévenir les incendies… Puis :

« J’aimerais… Ah mais nous ne connaissons pas assez…

— Dis toujours… Tu en sais tellement sur moi… puisque tu as lu le livre de Quentin…

— Je ne sais pas… »

Elle feint d’hésiter. Nous sommes tous plus ou moins hypocrites. Et nous avons nos raisons. Cette hypocrisie ne vient pas de loin. Nous la portons dans nos bagages. C’est fou comme ça peut changer un visage, l’hypocrisie, quand elle revient juste le temps qu’il faut pour nous ouvrir les portes du désir et le soumettre à l’attente.

« Tu connais quelqu’un… dit-elle comme si je ne connaissais qu’elle.

— Des tas ! Merde ! Dis-le et n’en parlons plus !

— J’aime les enfants…

— J’en ai déjà fait un ! Ça me suffit. Il a changé ma vie en poubelle multifonction.

— Je veux dire : je les aime comme tu aimes les femmes de mon âge…

— Tu veux dire : que tu n’aimes pas tant que ça les types de mon âge… ?

— Tu devrais savoir de quoi je veux parler… Dans son livre, Quentin évoque… Oh il ne fait qu’évoquer… Il craint le procès… Ou il n’en est pas sûr… Mais les enfants… Les petites filles… Moi c’est les petits garçons… Tu sais : leurs petites queues dressées comme des fleurs… Les cueillir… Cela m’arrive mais ici… je ne connais personne… Je ne connais que toi… Et toi tu connais…

— C’est vrai qu’on se connaît à peine ! »

Elle m’en bouchait un coin, la vieille. J’aurais mieux fait de descendre avec la touriste rondelette qui avait joué avec mon chapeau. Je n’avais jamais vu un être aussi joyeux. Non qu’elle le fût intrinsèquement, mais elle avait su se donner tout entière à ce moment inattendu. Le vent emportant mon chapeau et son corps se déployant comme les ailes d’un papillon pour l’attraper et le remettre sur ma tête chauve. Aurions-nous parlé de cette absence de cheveux si nous avions pratiqué une langue commune ? Maintenant, je regrettais amèrement de n’avoir pas pensé à une autre suite que la continuation du voyage sans elle. Old man

« Mais Quentin invente peut-être…

— Oh non !... Comme l’ouvrier français, il invente peu mais améliore beaucoup…

— Tu connais quelqu’un qui…

— Je connais Pepe… P. P. Je le connais depuis si longtemps qu’il appartient à ma famille de personnages. Peut-être te confierai-je un rôle dans ma tragédie, ma vieille… Pourquoi pas en contribuant à satisfaire ton désir de petites queues…

— Mais toi… Les petites filles…

— J’étais cloué sur une croix ! Même le fils de Dieu eût conçu des sentiments illicites pour elle si les Romains lui en avait donné l’occasion.

— Qui est Pepe… ? On peut compter sur lui… ?

— Et même lui faire confiance. Un vieux de la Vieille. Quentin n’a pas pu raconter ça dans son bouquin. Et je n’ai aucune envie d’en parler avec toi.

— Nous faudra-t-il voyager longtemps avant d’atteindre cet endroit… ?

— Je déteste les croisières ! Mais il nous faudra embarquer. C’est toi qui paies… Tu paieras jusqu’à ce que la mer décide de m’engloutir. Je finirais comme Hart Crane, avec les petits poissons. Seul le cerveau de mon père…

— Tu connais donc le nom du bateau… Il faut bien que j’en parle à l’agence…

— Ce sera peut-être mon dernier voyage… Sans naufrage. Juste le saut dans ce qui n’est pas conçu comme un vide mais avec le même effet de disparition. À moins qu’une nouvelle Élise ne surgisse d’entre les passagères et remette ça ! L’éternel recommencement à quoi l’esprit doit bien finir par se soumettre en attendant que ça finisse vraiment. Mais comment cela s’achève-t-il… ? La maladie, la mort dite « naturelle », autrement dit l’épuisement sans remède sensé, ou même le passage par l’oubli de soi et des autres, quelque part derrière le miroir de la réalité, miroir des cheminées alimentées par ce que nous sommes, arbres non prévus pour la charpente nécessaire à l’expansion de l’univers… ? »

 

*

 

La poudre de perlimpinpin était aussi une spécialité de ma mère. Elle en mettait partout. Les flics se sont intéressés à elle suite à mes confidences sur le sujet. Mais la saisie de ses fioles et autres flacons ne donna rien. Ces panacées n’avaient aucun pouvoir toxique. Quelques étiquettes ont provoqué leurs éclats de rire. Ils avaient ouvert la valise qui contenaient cet attirail philosophique. Et répandu son contenu sans ménagement tandis que leur chef rouspétait en les traitant de bons à rien. C’est toujours ce que pense celui qui s’est élevé au-dessus de sa condition de plouque sans toutefois la perdre de vue. Ma mère trimbalait ces usages médiévaux d’hôtel en résidence et de château en goélette conçue pour la plaisance et le tape-à-l’œil. Que de claques dans son existence de démonstratrice ! Les yeux en prenaient plus souvent qu’à leur tour. Et voilà que je croisais le chemin erratique d’une alchimiste mi-guérisseuse mi-spiritualiste. Elle en dénaturait mes ingurgitations tant liquides que consistantes. Je ne m’en portais ni plus mal ni mieux, mais elle en constatait les effets avec une satisfaction d’entrepreneuse des travaux finis. J’avais beau tenter de me soustraire à ce que je considérais comme des expériences inutiles et pitoyables, elle en étalait les hypothèses sans se soucier des raisons qui les avaient fait naître dans son esprit peut-être dérangé par un défaut de connexion avec la réalité de nos triviales rencontres charnelles. Pour tout dire : je ne la sentais pas. Mais je ne me méfiais pas assez. Le rythme soutenu des orgasmes tous plus inouïs les uns que les autres faussait mon jugement alors que j’étais dans l’urgence de trouver une solution à mes récents déboires. Je me suis demandé si elle ne m’avait pas harponné uniquement parce qu’elle connaissait au moins un détail de mes relations douteuses. Et maintenant qu’elle m’entretenait de pédophilie dans l’espoir de satisfaire ses propres besoins, j’étais fixé sur la sincérité de ses sentiments. Mais je ne pouvais plus reculer. Quentin me forçait à tourner le dos à l’existence qui fut la mienne depuis que j’étais en cavale.

C’est en voyant les flacons dans sa valise que j’ai pensé à ma mère. J’eus la tentation de jeter un œil discret sur les étiquettes. Ça ne pouvait pas me faire de mal, mais elle veillait au grain et ne s’éloignait jamais trop longtemps de sa pharmacie. Aucune tête de mort ni autres signaux de danger pour la santé. Pourquoi moi ? J’avais maintenant la réponse. Elle avait envie de petits garçons et je savais qui en possédait et à quel prix. Elle m’enquiquina toute la soirée avec ma prétendue inclination pour les petites filles. Moi qui avais été cloué dans mon adolescence !

« Comment sais-tu que je connais quelqu’un… ?

— Je ne le sais pas ! C’est toi qui me le dis…

— Ça m’étonne… Je n’en parle jamais. Même en dormant.

— Comment sais-tu de quoi tu parles quand tu dors… ? »

Impossible de retrouver le sommeil dans ces conditions. Mon aventure manquait de romantisme. Ni elle ni moi n’avions l’intention de sacrifier notre intégrité à l’idéal qui nous faisait pourtant rêver. Nous n’avions pas encore appareillé. Pas même posé le pied sur le pont. Nous étions loin du quai et l’horizon se cachait derrière le store. Elle décapsula un flacon qui n’avait jamais servi. Une substance tellement nouvelle qu’elle ne parvenait pas à en mémoriser le nom.

« Je ne parle pas assez distinctement quand je dors… ?

— Que vas-tu imaginer ! C’est pour moi. »

Elle fit goutter le bouchon sur sa langue. Je pouvais voir à quelle angoisse elle se livrait, mais j’en ignorais les raisons. Elle devenait bizarre depuis son aveu pédophilique. Elle se tuait peut-être à petit feu. Elle ne me proposait rien. Elle reboucha le flacon et attendit, le dos dans les coussins, les jambes étendues sous le drap, bras croisés comme une bonne élève qui attend son tour pour satisfaire les exigences du maître ou de la maîtresse. À quel jeu jouait-elle ? Que soignait-elle ? On ne devrait jamais aller plus loin que le lit quand on ne connaît pas celle ou celui qui s’y donne. Je commençais à sentir les titillements impatients de la panique sous ma peau. Bientôt, j’aurais le ventre en proie à des contractions inimaginable en d’autres circonstances. Si je partais maintenant, ou avant le lever du jour, ce serait sans valise et sans aucune idée de la direction à prendre.

« Ça sert à quoi… ?

— Tu ne comprendrais pas…

— J’aimerais comprendre…

— On ne se connaît pas assez. Sois patient. »

Elle n’avait plus l’âge d’exiger de moi la fidélité ni la patience qui me caractérise quand j’y crois. Je bandais mal depuis que j’étais avec elle. Et elle ne paraissait pas s’en soucier, un peu comme si elle n’avait pas connu autre chose, ce dont je doutais. Ce soir-là, la veille du jour où j’allais lui révéler une bonne adresse pour qu’elle puisse renouer avec le plaisir, elle ne me donna rien à avaler ni à injecter. Rien sur la peau ni dans les poumons. Le sommeil en prenait un sacré coup, tellement qu’on ne le trouvait pas, ni l’un ni l’autre. Les voix des terrasses se turent, mais la Lune avait transformé les persiennes en passoires. On n’attend rien de bon les yeux ouverts dans ce qui manque d’éclairage. J’en éprouvais des palpitations. Elle ne parlait plus. Où était-elle ? Il était temps de mettre les voiles. Mais j’étais prisonnier d’un hôtel où la perspective de la mer n’était qu’une idée comme les autres. Et je ne suis pas parti. J’en parle parce que j’imagine ce qui se serait passé si je l’avais abandonnée à ce qui lui restait de temps utile. Merci pour votre patience, monsieur… à moins que vous ne soyez une femme à barbe…

 

*

 

J’avais dormi ! À quel moment de la nuit le sommeil m’a-t-il tué ? Elle était levée et sa tasse de café tintait sous la cuiller. J’étais en sueur. Et du rêve que je venais de vivre, il ne restait aucune trace. Pas un mot, rien. La paralysie faisait le chemin à l’envers de sa cigüe. Je retrouvais lentement l’agilité familiale de mes orteils. Le type qui était entré dans la chambre pour apporter le petit-déjeuner avait profité du spectacle des élans de ma nudité. Une envie folle ! Elle secoua la tête pour dire qu’elle avait autre chose à l’esprit, mais sans rien expliquer. Je sautai du lit et courut presque jusqu’à la table à roulettes, mais sans intention d’en tacher la nappe immaculée. Les ustensiles brillaient de tous leurs feux d’argent et de laiton. Le pain sentait le feu aussi. Et le café ne brûla que mes lèvres. Elle attendait encore, car je n’avais pas parlé dans mon sommeil. Et elle n’avait pas trouvé le moyen de m’arracher les vers du nez. Elle paraissait plus soucieuse qu’énervée. Ces obsédés finissent toujours par sombrer dans le noir. Elle se tuerait ou me tuerait. Je n’envisageais aucun autre scénario. Mais il y avait longtemps que je n’écrivais plus. Pour m’achever en tant qu’écrivain, Quentin m’avait coupé l’herbe sous les pieds. Je marchais sur le gazon de mon jardin. Il y a toujours quelqu’un pour s’en occuper à ma place. Fuir Brindisi, l’Italie, la Méditerranée même devenait nécessaire. Jamais je ne m’étais fourré dans un pareil guêpier. Je veux dire que jamais je ne m’étais autant laissé manipuler. Je n’avais même pas de quoi payer la note qui devait être salée. Elle avait ces moyens extraordinaires qui vous placent au-dessus des autres. Mais si quelqu’un paie pour vous, vous demeurez ce que vous êtes. Et pour la première fois de ma vie, ce sentiment d’infériorité me turlupinait. J’exhibai en riant mon érection exemplaire, entre la cafetière et le pot de marmelade.

« Si quelqu’un entrait…

— Ne frappent-t-ils donc pas pour s’annoncer, ces… ces larbins d’un autre âge… ?

— Ils ont l’âge que nous avons.

— Tu les plains… ?

— Tu as déjà montré ce que tu sais faire… Inutile de recommencer.

— Qui ne connaît pas ce langage ?

— Je t’en prie ! Pas sur la nappe ! Je t’aiderai tout à l’heure. Mange…

— …et tais-toi ! »

Nous mangeâmes tant et si bien que nous achevâmes, ce qui étonna le larbin quand il revint sans s’annoncer. Il ne put se priver de commentaires et elle les alimenta de quelques finesses convenues. J’étais dans la salle de bain, en attente d’aller au bout de ce qu’elle considérait comme un achèvement. Quelle banale héroïne !

« J’en ai tellement besoin ! couina-t-elle.

— Renseigne-toi sur les quais…

— Je ne veux pas me faire remarquer ! C’est dangereux.

— Je croyais que la peur faisait partie de ce plaisir particulier…

— Tu n’y connais rien… ! à part la bonne adresse…

— Tes drogues n’ont pas arraché d’écailles à mon sommeil de poisson dans l’eau…

— Je ne t’ai rien donné, crois-moi… Nous ne nous connaissons pas assez…

— C’est ça ! Tu attendras…

— Tu connais donc la bonne adresse !

— Je n’ai pas dit ça ! Je sors ! »

Elle s’écria « Pour aller où ? » mais sans conviction. Je reconnais l’anxiété à sa prosodie inaltérable. Je ne sortis pas. Elle me retenait.

« Pas de nom… Une adresse… Un bateau peut-être…

— Qui t’a parlé d’un bateau ? Tu l’as lu dans le bouquin… ?

— Tu ferais bien de le lire toi-même… Profite de la tranquillité de la terrasse.

— La terrasse n’est pas tranquille ! Elle est discrète si l’on s’en tient au silence, ce qui n’est jamais le cas du voisinage. On dirait que l’architecte a recherché ce moyen de compliquer l’existence de ceux qui sont venus pour trouver ou retrouver la tranquillité.

— Tu compliques toujours les choses !

— Tu ne me connais pas assez pour l’affirmer. Il est où, ce satané bouquin ? »

Je n’avais aucune envie de découvrir le fin fond de l’histoire. Je n’ignorais pas que Quentin en savait plus que moi sur le sujet. Il avait pris le temps d’enquêter. Il était du genre journaliste ou flic qui se prend pour un écrivain. Aucune ressemblance avec le père. Mais je possédais je ne sais plus quelle preuve qui disait le contraire.

 

*

 

Je lis la moitié du bouquin. Je n’apprends rien que vous ne sachiez déjà. Je ne suis pas parti. Ma Brindisina doit me chercher. Chez Ambrosio où je ne suis pas et n’ai pas l’intention d’aller, au marché où le poisson est encore vivant, au café où j’ai une ardoise, chez son amie qui lui a toujours été fidèle, sur les quais où il y a tellement longtemps que je ne rêve plus que mes traces ne sont plus les miennes. J’ai la nostalgie des côtelettes de mouton au céleri, du pain ramené à l’heure, des draps qui sentent la simplicité de la douceur. Ma vieille compagne du moment ne me dérange pas. Elle tient tellement à ce que je lise ce maudit livre qui est la cause de mes malheurs futurs ! La réponse à sa question ne s’y trouve pas, sinon elle n’aurait pas eu besoin de moi. Pour l’instant, à la moitié du livre, rien n’indique que je connais les bonnes adresses. Il faut que je lise l’autre moitié, la plus longue, pour me persuader que si elle sait ça de moi, c’est que Quentin l’a écrit, sans toutefois révéler ladite bonne adresse puisqu’il ne la connaît pas.

Il est midi quand j’atteins le dernier mot. Aucune révélation, comme je m’y attendais. Mais le plus grave, c’est que Quentin semble ignorer que je connais la bonne adresse. Dans ce cas, pourquoi ma vieille amante sait que je connais ce qu’elle veut savoir ? Il y a du flic là-dessous. Et un lien entre elle et Quentin. Et un autre lien entre Quentin et les flics, italiens ou autres. Cet hôtel est ma prison. Je sais maintenant que je n’en sortirai pas libre. Qui va me clouer sur la croix cette fois ?

Si j’avais des raisons de trahir Pedro Phile… mais je n’en ai pas. J’ai eu du plaisir sur sa croix ! En aurai-je si je me laisse clouer sur la croix de la justice ? Je me vois mal en concevoir une érection ! Quoiqu’on ne sache jamais avec la douleur… Mais de l’érection au plaisir, le chemin est long. Toute cette histoire se terminera mal pour moi si je ne trouve pas le moyen de m’évader. Car je suis maintenant dans la situation du prisonnier qui se met au travail d’un plan d’évasion. Hier encore, j’étais libre de m’enfuir sans projet d’itinéraire ni de planques. Je pourrais toujours tenter une sortie. Le larbin qui fit entrer et sortir la table à roulettes ne servira pas de complice. J’ouvre la porte, m’attendant à déclencher une sonnerie d’enfer, de quoi ameuter tous les ploucs épris de justice que le Monde peut contenir. Mais elle s’ouvre comme une porte et j’entends la voix de ma vieille amante qui ne bouge pas de son fauteuil à bascule :

« Ramène-moi un paquet de Kool. Ils en ont en boutique. Tu n’auras pas besoin de sortir de l’hôtel. »

C’est pourtant ce que j’ai projeté de faire, cigarettes ou pas. Deux étages en descente par les escaliers où je croise des petits culs surmontés d’un nœud tout blanc et repassé. En bas, le monde ne me remarque pas, exactement comme si je n’existais pas. Il faut que je prévienne Pepe. Ils sont à ses trousses et comptent sur moi pour les mener à la bonne adresse. Que me veulent-ils à part cette information que je détiens mais qui ne sortira pas de mon cerveau ? L’affaire Alfred Tulipe est enterrée depuis longtemps. Si je les fuis, c’est pour ne pas me surprendre à en parler encore. Pedro Phile, c’est autrement plus judiciable. Des croix et des enfants. J’en sais quelque chose. J’en souffre encore, voyez-vous ? Mais je ne lui en veux pas. Je n’éprouve même pas le besoin d’en causer avec lui. Ni de rien écrire sur le sujet. Non pas que j’ai tourné la page au point de me retrouver en forme dans le futur que je ne connais toujours pas, mais je ne connais pas de raisons de haïr celui qui m’a ouvert les portes du plaisir sans le dénaturer au fil du couteau de la respectabilité.

Ainsi, je sors. Personne ne me suit. Je ne sens aucun regard se poser sur ma nuque. Pas question de se rendre à la bonne adresse. J’ai jeté mes godasses dans une poubelle à cause d’un polar où le coupable était piégé par les talons. J’ai bien regardé avec le miroir et la lampe torche dans mon anus. Rien sur la peau ni dans les coutures. Si on me suit, c’est du regard. Or, je ne sens rien. Je prends les rues comme elle viennent, je me mélange même au tourisme, aux travailleurs, aux chalands et je suis des promeneurs erratiques dans les parcs et sur les places. Si on m’a pisté à la sortie de l’hôtel (mais je ne sentais rien), je ne vois pas comment je le serai maintenant que je ne suis plus moi-même, que j’ai perdu ma propre trace et que je ne sais plus où aller pour que mon existence prenne la tangente. Mais on ne se méfie jamais assez.

On est bien mal entouré quand on est seul. J’avais chié jusqu’à avoir faim. On ne sait jamais avec ce qu’on a ingurgité quand on se trouve en territoire ennemi. La technologie connaît le minuscule comme mon fils n’ignore rien du nanisme. On est finalement le moins informé sur ses propres tares. J’étais sur un quai que je ne connaissais pas et je relisais pour la troisième fois le nom du navire que je connaissais (le nom). On allait et venait sur la passerelle. J’étais à la hauteur de la poupe, à peu près. Je les voyais monter et descendre, certains par une échelle de coupée. Si mes yeux ne me trompaient pas, ce qui leur arrive, c’étaient les passagers qui descendaient et les flics qui montaient, chacun cédant le passage à l’autre selon une modalité convenue, comme sur la route. Et bientôt le hangar ouvert qui jouxtait le quai fut plein à craquer de passagers sans valise qui ouvraient des yeux étonnés, voire effrayés, tournés vers le navire dont la passerelle se dépeupla, les flics ayant tous atteint le pont. Je dis les flics, mais pas tous. L’un d’eux s’approcha de moi. C’était un Italien moustachu et denté de blanc ivoire. Il me souriait et semblait me dire que je ne devais pas m’inquiéter : on allait s’occuper de moi !

 

*

 

Mon flic me poussa sans violence dans un coin d’ombre à l’intérieur du hangar. Il s’épongeait le front avec des airs de tragédie, me demandant si je n’avais pas chaud, avec ce soleil et tout ce monde. J’étais plutôt contrarié par le brouhaha provoqué par les conversations. On distinguait nettement les innocents des coupables. Ils s’étaient d’ailleurs scindés en deux groupes qui continuaient à élargir le fossé que quelques flics s’amusaient peut-être à arpenter, le bâton dans le dos et l’œil sous la visière. Les enfants étaient réduits au silence et à l’immobilité et des femmes en uniforme s’employaient à les séparer des adultes d’un côté comme de l’autre. Les flics veillaient sans commenter ni même admonester. Mon flic et moi, nous nous en tenions à une parfaite immobilité, excepté le mouchoir et la main qui l’appliquait sur les zones humides d’un visage qui n’appartenait pas à la race méditerranéenne. Mais comme il s’obligeait à ne pas entretenir avec moi aucune espèce de conversation, je ne lui adressai pas la parole pour lui conseiller d’ôter sa lourde veste militaire. Il était chaussé de grosses chaussures de ville. On devinait l’épaisseur des chaussettes. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire de sensé ni de simplement convivial. Je demeurais sous sa surveillance. Il ne me demanda plus si j’avais chaud.

Un autre flic dans le même accoutrement nous rejoignit, cigarette aux lèvres et dandinant comme un gosse de banlieue. Il portait lui aussi la moustache, mais il n’était pas rasé d’aussi frais que mon lazarille. Celui-ci grommela :

« Qu’est-ce que j’en sais, moi… !

(L’autre avait dû lui poser une question…)

— Ils t’ont rien dit ? Ou tu devrais le savoir…

— Je ne sais rien parce qu’ils ne m’ont rien dit…

— Et s’il prend la fuite… ?

— À mon avis, il se tiendra bien tranquille.

— Tu le traites comme si ce n’était pas un salaud de proxénète ! Et encore : le trafic d’enfants à des fins bassement sexuelles…

— Je suis policier, pas magistrat. Ce type sait ce qu’on lui reproche. Il est en train de réfléchir à la gravité de ce dont on l’accuse.

— Il prépare sa défense, oui ! Euh… Il parle notre langue… ?

— Mieux que toi et moi réunis. C’est un professeur. Ou quelque chose comme ça…

— Vous n’avez pas l’intention de vous soustraire à la justice ? »

Le second flic me regardait comme si j’en avais l’intention. Il jouait avec les reflets des menottes qui cliquetaient à la place de ses dents jaunies par l’abus du tabac ou du piment rouge. Le premier flic s’interposa et ils recommencèrent à se chamailler à propos de mes intentions et de ma responsabilité pénale, exactement comme s’ils étaient en train de lire le journal autour d’un verre et à l’ombre d’un parasol. Plus loin, les trois groupes étaient enfin formés. Les flics circulaient dans les travées, le nez au niveau des visages, se courbant devant les enfants comme s’ils passaient en revue sous le regard impitoyable de leurs supérieurs. Je souriais peut-être trop. Ou trop visiblement. Pourtant, il y a belle lurette que j’ai appris à sourire sans le montrer. Mais sans me sentir parfaitement bien dans ma peau, je ne m’y sentais pas plus mal que celui qui va passer aux aveux pour libérer ce que le commun des mortels appelle la « conscience ». Un troisième flic s’amena, légèrement vêtu, sans doute mieux informé que les deux autres des prévisions météorologiques. Il n’était même pas coiffé. Seule sa cravate l’étouffait. Il se contenta de dire « Je l’embarque avec moi », n’interrompant pas une seconde le mouvement qu’il avait entrepris depuis l’entrée du hangar où il avait jeté un regard circulaire avant de reprendre sa marche forcée. Il empoigna la manche de ma chemise et me contraignit, toujours sans violence, à sortir du hangar. Nous traversâmes le quai immense, mais je ne sais plus dans quel sens. Il avait une voiture. Il ne me lâcha que pour m’inviter à y prendre place. Au volant, un chauffeur autochtone ne cachait rien de son haleine alcoolisée mais dignement parfumée. Ensuite, je me suis retrouvé assis sur une chaise en face d’un bureau qui attendait que son propriétaire vienne y prendre place. La surface de cet outil de travail était encombrée de journaux et de chemises de carton. Il y avait aussi un paquet de cigarettes qui laissait échapper ses miettes brunes.

« Nous vous remercions de nous avoir montré le chemin, monsieur Sagazzi… Ou devrais-je dire Magloire… Ou je ne sais quoi encore… Labastos ? Vous êtes ce type bizarre qui a été mêlé à l’affaire Alfred Tulipe, non… ?

— Je ne l’ai pas tué !

— C’est ce que pense la police française… Mais vous trouverez encore ici des partisans de la thèse contraire… Ne vous inquiétez pas. Moi, je vous remercie d’avoir permis d’arrêter un des plus grands criminels de notre temps… Flora ne savait plus où donner de la tête avec vous…

— Flora… ?

— Nous connaissons vos préférences sexuelles, monsieur Sagazzi. Mais on a bien cru que vous alliez disparaître à nouveau. Vous avez l’habitude de disparaître, n’est-ce pas ? Mais il est vrai que personne ne vous recherche. Ça rend la tâche moins difficile…

— Mon fils me recherche… Et il m’a trouvé.

— Il n’y a pas de récompense. Seule Flora sera payée, encore qu’elle agisse par conviction personnelle. Elle a été victime de pédophiles dans son enfance.

— Victime de Pedro… ? Pedro Phile… Je l’ai vu descendre la passerelle entre deux flics. Je ne crois pas qu’il m’ait remarqué dans la foule. Nous étions pourtant à l’écart, le flic et moi. Mais à l’ombre, car le flic avait chaud. Pas habitué à ce climat. Et il avait mal lu la rubrique météo dans le journal. Conséquence : il était chaudement vêtu. Ou bien s’agissait-il d’une tenue de combat. Personne ne s’était battu sur le pont. Tout le monde avait fait preuve d’une grande discipline, les adultes concernés ou pas comme les enfants. On aurait dit une mise en scène. Et le flic m’avait placé dans un endroit relativement frais d’où je pouvais assister au spectacle. Pedro Phile est descendu le dernier, avec une colonne de flics devant et derrière lui. Il ne pouvait pas savoir que je l’avais trahi. Et je ne savais pas moi-même si j’avais agi délibérément ou si je m’étais fait piéger par ladite Flora, vieille de la vieille que je ne reverrais sans doute jamais plus…

— Qu’est-ce que vous en savez ? Moi-même je revois souvent mes anciennes amours… Mais il est vrai que je ne me suis jamais éloigné de la terre qui m’a vu naître et grandir. Et faire l’amour. Je n’ai pas voyagé plus loin que ça, monsieur Sagazzi. Pas comme vous… Le bout du Monde ! L’autre côté ! L’hiver à la place de l’été. Et vice et versa ! Je ne dis pas que je n’ai pas eu de chance, mais des fois, j’ai la nostalgie de ce que je n’ai jamais habité…

— Tout le monde en est là, je crois… Vous dites… qu’elle souhaite me revoir… ?

— Je n’ai pas dis ça ! Mais à mon avis, elle ne vous déteste pas. C’est que vous avez entretenu des relations ! Ça ne s’oublie pas. Même quand on agit en professionnelle…

— Professionnelle… ? C’est une pute ? Vous voulez dire que j’ai couché avec une pute… pour la première fois de ma vie…

— Certes mais vous ne l’avez pas payée ! Et vous ne lui devez rien non plus. Voilà ce que j’entends par professionnalisme : être payé de toute façon et quoiqu’il arrive ! Comme à la guerre !

— Si je suis libre (c’est en tout cas ce que vous me donnez à comprendre), j’aimerais en effet récupérer mes affaires à l’hôtel où… vous savez… ?

— Vos affaires sont ici. À votre disposition. On n’y a pas mis le nez. Aucune raison pour justifier la curiosité. Nous autres, flics, nous devons motiver nos actions, tandis que vous, écrivains, vous agissez comme bon vous semble, au hasard même s’il ne vous reste rien d’autre dans le portefeuille. Vous ne voulez pas savoir ce qui est arrivé à votre ami Pedro Phile… ? Ça pourrait alimenter cette conversation comme dans un bon vieux roman…

— Je l’apprendrai bien tôt ou tard, bien que la lecture des journaux ne soit pas mon fort…

— Vous regardez la télé… Votre amie… brindisina… nous l’a dit… sans qu’on le lui demande d’ailleurs…

— Je ne la reverrai pas… Sait-elle pour Flora… ?

— On ne le lui a pas demandé. Je n’ai rien là-dessus. Il faudra vous renseigner vous-même. Tout de même : vingt ans d’amitié, ça compte ! Enfin… c’est vous que ça regarde.

— Je verrai Flora d’abord… si c’est possible.

— Vous ne voulez rien savoir de votre fils… ? Son livre connaît un franc succès auprès des brindisini. Vous en êtes le héros. Alors je me disais… Mais vous avez peut-être décidé, une fois de plus, de rompre les amarres… ce que je n’ai jamais osé faire, moi… Je vous accompagne ?

— Où voulez-vous donc m’accompagner… ? J’ai… J’ai peur !

— C’est tout l’effet que vous fait la liberté, mon vieux ? Je n’ai pas connu ça non plus. La liberté ne semble exister pour soi que quand on la retrouve. Mais est-elle intacte ? Exactement fidèle à ce qu’on a exigé d’elle ? Flora connaît des tas de choses sur ce genre de sujet. Je crois même qu’elle a voyagé plus que vous. Et plus loin. Elle a des tas de choses à apprendre aux types dans mon genre. Mais ce n’est pas moi qui paye…

— Je n’ai pas payé moi non plus…

— C’est ce que je voulais dire. Venez ! »

Je n’ai pas revu Flora. Quentin m’attendait à l’aéroport. Il s’était même chargé de mes bagages. Je me pliai pour lui embrasser le front et recevoir l’humidité de ses grosses lèvres. On ne s’est pas dit grand-chose avant d’embarquer. Je savais que je retournais « à la maison ». Personne ne m’y attendait, mais Quentin y résidait entre deux voyages universitaires. Il avait des relations, des fois que j’aurais encore dans l’idée de publier mes bouquins. J’en avais écrit plus que lui. Ça devait bien constituer une œuvre, supposait-il sans en avoir la moindre connaissance. Je n’avais rien laissé au château. Tout emporté dans ma fuite, au fil de l’eau en crue. Nous prîmes place avec les privilégiés de première. Il s’occupait de tout. Inutile de me saouler pour faire face aux imprévus. Le hublot donnait sur les nuages. Quelle lumière ! Quelle pureté ! Non, il ne m’en voulait pas d’avoir assassiné Alfred Tulipe. Ce type était un salaud qui ne méritait pas autre chose que de crever loin de chez lui.

« Mais il est mort à Brindisi, comme Virgile… Et puis, je ne l’ai pas tué. Sa mort restera un mystère. Une erreur médicale, à mon avis. Mais la direction de l’hôpital avait des complicités dans la police… italienne. Et cet imbécile de Frank Chercos avait des « collègues » italiens. Des décennies qu’il tente d’en finir avec ce bouquin ! Il n’y arrivera jamais. Tout ce qu’il possède comme matière première, ce sont les notes qu’il a prises pendant la garde à vue. Je l’ai tellement emberlificoté qu’il ne sait plus mettre un mot devant l’autre sans sombrer dans la confusion la plus bête et la moins lisible.

— Mais je l’ai écrit, moi, ce livre… ?

— Pas avec mes notes ! Il ne te les a tout de même pas confiées ! Ce n’était pas une garde à vue officielle. Le Parquet n’en a jamais eu connaissance. C’était entre nous. Il me l’avait promis. « Laissez-vous aller, Julien (il m’appelait par mon pseudo d’écrivain), personne n’en saura jamais rien. C’est entre vous et moi. Je changerai les noms. De la pure fiction.

— Et votre… collaborateur… Ce Roger Russel qui est à la fois l’avocat des Surgères et des Magloire ? Il ne m’inspire pas confiance…

— J’ai besoin de sa plume…

— Pourquoi pas la mienne ?

— Julien ! Ne vous êtes-vous jamais posé la question de savoir pourquoi personne ne veut publier vos bouquins ? »

Et maintenant je me demande si mon propre fils ne l’a pas écrit, ce livre… Escroquant ces deux idiots qui se prenaient pour des… auteurs !

— Mais tu l’as lu, papa ! Est-ce qu’il est conforme aux notes de Chercos ? Ces notes dont tu es le seul auteur ? »

Voilà la dernière question qu’on m’a posée. Et si je n’y ai pas répondu, c’est parce que l’avion avait pris de la gîte. Le hublot était noir de suie. Une hôtesse s’adressa à moi pour me conseiller d’attacher ma ceinture. Je me suis concentré sur cette boucle. Je voyais mes doigts s’agiter à la surface de ce métal gravé aux couleurs de la compagnie qui nous transportait encore. Heureusement que j’étais attaché, sinon j’aurais disparu comme mon fils dans la brèche qui s’était ouverte dans la carlingue. Un bruit d’enfer. L’air irrespirable. La chaleur qui s’intensifiait. Aucun cri. Je n’entendais pas le mien. J’avais mal dans tout le corps. Des forces surnaturelles le contraignaient dans la douleur. Pas un moment je n’ai eu la sensation de la chute.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -