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Viel tuet die gute Stunde
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 Article publié le 30 janvier 2022.

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Viel tuet die gute Stunde

Hölderlin

 

Moi aussi, j’ai eu ma jeunesse. Mais le vide m’a bien déçu.

Maurice Blanchot, La folie du jour

 

There are many here among us
Who feel that life is but a joke
But you and I, we’ve been through that
And this is not our fate
So let us stop talkin’ falsely now
The hour is getting late

Bob Dylan, All Along the Watchtower

 

I used to live in a room full of mirrors
All I could see was me
Then I take my spirit and I smash my mirrors
And now the whole world is here for me to see
Now I’m searching for my love to be


A broken glass was solvin’ my brain
Cut and screamin’ crowdin’ in my head
A broken glass was loud in my brain
It used to fall on my dreams and cut me in my bed
It used to fall on my dreams and cut me in my bed
I say making love was strange in my bed

 

No place stumping
No place far
Can’t find the floor
Nowhere at all
See nothing but sunshine
All around

 

Love come shining over the mountains
Love come shining over the sea
Love will shine on my baby
Then I’ll know who’s exactly for me
Lord, I’ll know who will be for me
In the meantime, which is a groovy time

 

Jimi Hendrix, Room Full of Mirrors

 

*

Les années passant, mes lèvres deviennent toujours plus fines, comme rentrées en dedans, faute d’avoir le sourire facile.

Je suis naturellement aimable. Je n’aime pas froisser inutilement qui que ce soit. Je m’impatiente parfois à une caisse de supermarché mais je ne râle jamais, je ne peste pas contre une caissière ou un employé, ce serait trop facile et quelque peu odieux de faire payer tous les malheurs de la terre à une personne qui fait son boulot tant bien que mal dans un contexte social, national et international difficile sous prétexte que quelque chose, pendant quelques instants, va de travers à cause d’une simple broutille qui ne doit en aucun cas être interprétée comme une manifestation parmi tant d’autres des malheurs du monde.

Critique oui, et oh combien, paranoïaque jamais.

Bien sûr il y a la bêtise, la bêtise au front de taureau, comme le souligne si bien Baudelaire, et puis les sottises qu’on entend et qu’on dit, lorsqu’on ne prend pas le temps de réfléchir, les sottises aussi qui s’incrustent dans les consciences, s’enkystent en préjugés de toutes sortes. La connerie est somme toute chose bien encombrante, mais bien peu de chose en définitive, sauf si la méchanceté la prend sous son aile de rapace qui prospère trop facilement en se repaissant des cadavres de nos illusions perdues.

*

Toute une série d’expressions ont un aspect charmant en ce qu’elles se présentent à nous comme des vérités éternelles valables en toutes circonstances et applicables à tous les sujets possibles et imaginables.

Prenons celle-ci par exemple : Quand je fais quelque chose, je le fais à fond.

Je peux me reconnaître dans cette assertion : j’ai moi aussi l’impression de ne pas faire les choses à moitié pour peu qu’elles me passionnent. Je me laisse volontiers accaparer par une tâche qui m’absorbe tout entier, requiert de ma part une concentration maximale de longues heures durant. Cet état d’esprit peur durer des mois entiers.

Ce fut le cas, à l’époque où je rédigeais au jour le jour ce récit, A voix presque nue, qui me tint en haleine un peu plus de six mois. J’écrivais à mes heures perdues, comme je le pouvais, après les cours que je donnais dans un collège. Cette époque n’était pas une époque bénie, mais je disposais tout de même d’assez de temps pour ne pas avoir la tête trop farcie d’insanités. J’étais encore capable de ressentir quelque chose et de réfléchir, ce qui ne fut pas toujours le cas dans ma chienne de vie. Je n’ai jamais servi joyeusement la société en y enseignant !

Chaque fois que je le pouvais, je réfléchissais, ou plus exactement je laissais venir à moi des idées que je ne développais pas immédiatement : je prenais quelques notes que j’exploitais par la suite, dès que l’occasion s’en présentait. Cette écriture en deux temps au jour le jour - notes puis rédaction - me permit de traverser l’année 2005 dans un relatif équilibre, sans trop de stress ni de mélancolie. Alors oui, on peut dire qu’à cette période de ma vie, je me suis donné à fond, mais pas à la manière d’un écrivain à plein temps qui peut se permettre d’écrire deux ou trois heures par jour voire plus, à heure fixe.

Ma vie professionnelle et familiale m’en empêchait, et la nuit il fallait bien dormir pour tenir le choc de la journée suivante. Au fil des années, je me lassai de plus en plus de cette dichotomie profession-écriture, mais il fallait bien vivre, gagner sa croûte, subvenir aux besoins d’autres que moi. Je passe sur les années qui suivirent et les péripéties qui s’y rattachent pour dire ceci de très simple : l’écart entre ce que j’imaginais et ce que je vivais devint si grand que je ne pouvais plus supporter des mettre ces deux aspects de ma vie en regard.

Pour m’en sortir, je changeai brutalement de vie en divorçant, ce qui ne réglait pas tout, loin s’en fallait, mais allégeait la charge mentale que je subissais depuis dix-neuf ans. Parallèlement à tout cela, le métier d’enseignant devenait de plus en plus pesant et ingrat à mesure que j’avançais en âge. L’écart d’âge entre les élèves et moi se faisait cruellement sentir ainsi que le changement d’attitude à peu près général des nouvelles générations à l’égard des savoirs et de celles et ceux chargés de les transmettre. 

A cela s’ajoutait, au fil des ans, un malaise toujours plus vif que j’éprouvais, lorsque je côtoyais des collègues par ailleurs souvent chaleureux et fort estimables mais qui ne cadraient pas avec mes préoccupations, mes goûts et mes dilections. Il me fallut rompre d’abord avec une sphère familiale étouffante, puis un métier qui usait mes nerfs. Durant toutes ces années, j’aurai pour ainsi dire mis sous le boisseau une bonne partie de moi-même, si tant est que l’on puisse quantifier une notion aussi floue et flottante.

Être en accord avec soi est le plus important, mais pour y parvenir, encore faut-il être adapté au monde professionnel dans lequel on évolue, au monde tout court aussi et surtout, si l’on veut bien me pardonner cet oxymore.

Je crois pouvoir dire que j’ai toujours eu du mal à m’y faire, comme on dit, et cela depuis au moins ma scolarisation en moyenne section de classe « maternelle ». Quel choc ce fut, peu de temps après, de devoir, qui plus est, quitter définitivement la demeure familiale et son grand jardin ! et je ne parle pas des années de tristesse qui s’en suivirent. Le vert paradis des amours enfantines, voilà qui n’est pas un vain mot.

A ce propos, je dirais que, loin d’y parvenir de leur vivant, j’aurai tenté ma vie durant de rendre justice aux deux femmes qui ont le plus compté dans ma jeune vie, je veux parler de ma grand-mère et de ma mère, deux femmes brillantes au grand cœur sacrifiées sur l’autel d’une société patriarcale peu encline à encourager les talents féminins. Il y allait de mon honneur : il me fallait leur rendre justice à ma façon en écrivant pour me montrer digne d’elles, digne de ce qu’elle m’avait transmis à leur façon.

Il est dans une vie des silences qui en disent plus long que de longs discours. Lorsque vous êtes né dans une famille modeste frappée par le malheur de deux guerres mondiales, avec tous les drames que cela implique et tiraillé entre deux cultures, difficile de ne pas être amer, foncièrement pessimiste et surtout méfiant envers les autorités, quelles qu’elles soient. Mon anarchisme foncier vient de là qui ne s’accompagne pas d’un refus maladif de l’autorité car dans ma jeunesse grande fut mon admiration pour de hautes figures : des poètes, des écrivains, des musiciens et des philosophes essentiellement. Ma grande fierté, beaucoup plus tard dans ma vie, aura été de voir ma fille grandir dans l’amour des mots, sans que jamais je ne l’y incite directement. Puisse-t-elle un jour, elle aussi, avoir un fils digne d’elle !

Tout cela pour dire quoi, en fin de compte ? eh bien, que se donner à fond dépend de bien des choses qui ne dépendent pas de nous, et qu’en conséquence le stoïcisme est de rigueur pour qui veut vivre pleinement sa passion en dehors des sentiers battus. Dieu sait combien j’aime les chemins creux tout en détestant les ornières ! Ah celui-là, il colle décidément à notre langage, même quand on l’a chassé pour toujours de notre vie ! C’est que nous sommes au monde dans tout ce qu’il implique et charrie depuis des siècles et des siècles.

La liberté n’a rien d’abstrait. Elle se vit au jour le jour dans une lutte permanente contre des ennuis de toutes sortes qui nous viennent de quelques-uns et quelques-unes dans la société au sein - bien peu maternel ! - de laquelle nous vivons tant bien que mal.

Nullement enclin à vivre hors du monde - Anywhere out of the world ! - pas plus que je ne suis un adepte inconditionnel des Grands Soirs, j’aurai tenté toute ma vie d’être au monde, d’en saluer la beauté inextinguible en usant de langage comme d’autres de couleurs et de pinceaux, de sons et de notes, de marbre, de bronze ou de bois.

Maintenant que vieux et passablement solitaire j’aborde les temps faussement tranquilles de la retraite - ah ce terme de militaires et de religieux ! faire retraite, tout un programme : une armée bat en retraite, une personne fait retraite pour s’isoler du monde afin de prier ou du moins se retrouver face à elle-même - je compte bien aller au fond des choses qui m’importent en écrivant en leur compagnie, dussent-elles m’emporter je ne sais où.

Pour cela, il me faut d’abord faire le grand ménage dans ma tête farcie de souvenirs anciens ou récents, bref les broyer et les pulvériser en pratiquant une sorte de catharsis, de purge radicale capable de dédramatiser des événements restés sans réelle conclusion, faute d’avoir pu rendre possibles des actes décisifs à même de les annihiler sur le champ. J’ai vu mon père se débattre des années avec ses souvenirs cuisants, ses frustrations et les humiliations vécues dans son milieu professionnel. Je sais donc combien il est difficile d’oublier et de ne pas être plein d’aigreur et d’amertume. Ne pas être un être réactif, un être du ressentiment, vaste tâche, n’est-ce pas Friedrich ? 

Il est temps de faire face une bonne fois, et de plain-pied, à ce qui vient, toujours vient, tant qu’il en est encore temps, et pour cela d’user de langage dans un monde indifférent mais sans que jamais, au grand jamais, je ne me complaise dans un face à face mortel avec moi-même, ce jeu de miroirs dans lesquels, sans fin, se débattent à l’envi des reflets de reflets tous plus fallacieux les uns que les autres.

Ce pauvre moi balloté dans tous les sens et qui oscille sans cesse entre raison et déraison - des raisons inventées par la raison de ne plus se fier à sa seule raison, des raisons, toujours des raisons, fussent-elles douteuses, le doute étant alors le seul rempart érigé par la raison contre les excès de la raison instrumentale - et ainsi, bon an mal an, s’ouvrir vaille que vaille à ce qui porte tous les mots pour à la fin les renier tous, soit le langage dans le monde qui, partagé-dispersé en langues, ne se justifie que par la présence d’autrui toujours plus grand que moi.

 

Jean-Michel Guyot

21 janvier 2022

 

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