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L'enclume du réel
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 Article publié le 23 janvier 2022.

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A Patrick Cintas, en témoignage de mon admiration

 

Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits, aux romansqui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits, lus parfois dans les transes, le situe devant le destin. Nous devons donc chercher passionnément ce que peuvent être des récits – comment orienter l’effort par lequel le roman se renouvelle, ou mieux se perpétue.

Georges Bataille, Avant-propos in Le Bleu du Ciel

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La concentration la plus grande qui se puisse imaginer constitue le cadre mental prégnant au sein duquel toute source d’inspiration portée par une virtuosité d’écriture sans failles peut sourdre et jaillir, tisser ses flots de mots au fil des pages et ainsi s’épandre jusqu’aux confins du dicible.

Cette écriture torrentueuse accueille en son sein tous les courants possibles et imaginables et tout ce qui vient en apparence en contrarier le cours est le bienvenu, ne constituant nullement un obstacle insurmontable mais une raison constante de jouer avec le donné toujours adverse, en s’abandonnant à toutes les constellations d’aléas qui font bifurquer les éléments instables de l’écrit en train de s’écrire vers des méandres insoupçonnés.

Vu de l’extérieur, il ne se passe rien. L’activité d’un cerveau en ébullition n’a rien de spectaculaire, hormis peut-être pour les neurologues possédant les appareils d’observation adéquats.

La source d’inspiration est l’étincelle grâce à laquelle la cendre grise des mots devenue aussitôt explosive pulvérise la mollesse doucereuse du donné pour en faire une symphonie colorée qui n’exclue ni les ombres ni les lumières, faisant la part belle aussi bien au crû qu’au cuit, au noble qu’à l’ignoble, au vil qu’au sublime, par-delà tout idéalisme moralisateur qui canaliserait par trop le combat mortel qui se joue entre le donné et la parole qui s’en échappe et en réchappe.

Par donné, il faut entendre l’il y a omniprésent, toute la charge existentielle de ce fait de tous les faits dans lequel toutes et tous sommes englués, mais aussi toutes les avanies propres à une époque, ainsi que toutes les vilénies et les cruautés d’un monde asservi à des pouvoirs gigantesques et des potentats odieux dépourvus de toute légitimité.

Trois moments concourent au même instant à cette vigilance extatique propre à toute écriture en plein essor :

Le monde réel réduit pour un temps à l’insignifiance : son épochê.

Sa pulvérisation sous les coups de butoir de l’idée entêtante : sa mise à mort par la mise en mots de l’idée ajointée au réel désarmé devenu adventice.

Le feu amont endormi dans la forge de Vulcain qui retrouve sa vigueur au contact de son inspiration initiale puisée dans l’insignifiance du monde en aval duquel se reconstitue de bonnes raisons de vivre et d’espérer ici et maintenant en dépit de toute la misère du monde qui nous entoure et le dégoût qu’il nous inspire.

L’enclume du réel importe au moins autant que le marteau qui forge l’œuvre nouvelle.

Enclume et marteau vont de pair dans un jeu perpétuel de forces : sans cette enclume que forme l’esprit humain aux prises avec le réel, les coups de marteau ne seraient que des coups d’épée dans l’eau. L’écrivain qui forge son texte évalue sa force de frappe à la quantité d’énergie que lui renvoie l’enclume, celle-ci permettant à celui-là d’ajuster ses coups qui lui permettront à terme d’obtenir la forme désirée.

Choix judicieux du matériau de base, habilité du forgeron, endurance et détermination de ce dernier, voilà les conditions requises pour qu’une œuvre d’imagination rivalise avec le réel, rendant ainsi cette interface qu’est l’enclume du réel aussi sure et solide que le marteau dont il permet les coups répétés.

L’objet forgé qui en résulte - le livre - est un être paradoxal, à la fois impalpable, accessible seulement à la lecture et un objet bien concret et tangible, rangé dans une bibliothèque ou posé sur une table de chevet voire finissant dans un poubelle, jeté au pilon, et parfois aussi détruit dans un auto-da-fé.

Livre imprimé ou liseuse sont le fruit de savoir-faire techniques multiples, bien entendu. L’auteur n’est qu’un maillon, certes essentiel, dans la chaîne du livre incluant par ailleurs éditeurs, imprimeurs-relieurs, distributeurs et libraires sans oublier, last but not least, les lecteurs et les critiques patentés.

L’auteur est tout à tour un forgeron ou un orfèvre des mots, un ambassadeur-promoteur de son œuvre achevée, et aussi un vendeur qui délègue la tâche de vendre, son livre étant une marchandise, un bien de consommation culturel mettant en jeu tout un ensemble de techniques qui lui échappent largement.

Nous retrouvons là des évidences propres à nous rassurer.

L’œuvre, quant à elle, affronte, à de multiples moments de sa fragile existence, des dangers qui peuvent lui être fatals ainsi qu’à son auteur, tant au moment de son élaboration - la folie guette toujours qui écrit, à commencer par la folie des grandeurs - qu’au moment de sa réception : rejet, mépris, éreintage par la critique ou indifférence, incompréhension totale, censure, interdiction, mise à l’index, fatwa. Il n’est pas jusqu’à la postérité qui ne recèle sa part de danger, l’œuvre de l’auteur mort ainsi que les péripéties de sa vie devenant de facto l’objet de tous les tripatouillages possibles et imaginables à diverses fins : commerciales, propagandistes, narcissiques. 

C’est que le réel se rappelle toujours à notre bon souvenir. Il est de nos jours de part en part technique.

La littérature, à sa façon, dit au monde technicisé : Tu es le problème, pas la solution, lorsqu’il s’agit de définir des règles de vie en société et entre nations, puisque nations il y a. Aussitôt, la question existentielle s’invite dans le politique et interfère, sans pouvoir rien faire, dans la politique.

L’apparente neutralité de la technique est la grande illusion partagée par l’immense majorité des humains. Non seulement elle n’est pas neutre, étant le produit de cerveaux humains visant des buts précis imposés ou inspirés tant par des Etats que par des compagnies petites ou grandes, mais elle crée un monde uniforme qui exclue toute altérité.

Les traditionalismes passéistes peuvent réagir autant qu’ils le veulent, leur agitation est vaine, misérable et pitoyable. Un retour vers un futur viable implique que toutes les technologies voient leurs usages contrôlés démocratiquement, ce qui est loin d’être le cas de nos jours, que l’on songe aussi bien à l’état totalitaire chinois qu’aux GAFAM qui tiennent jusqu’à présent la dragée haute aux états du monde entier. 

La course à l’innovation technologique ne peut cesser en raison des enjeux de puissance économique et militaire, de prestige et de rayonnement culturel, ce que le peuple japonais a compris bien avant d’autres pays asiatiques, emboîtant ainsi le pas à l’Europe triomphante puis rivalisant avec les USA, cet appendice de l’Europe déclinante devenu plus gros et plus gras qu’elle.

Et certes les solutions imaginaires ne peuvent se passer de ressources techniques, comme ce texte a tenté de l’illustrer à sa manière métaphorique, à cette nuance près que ce qui importe aux yeux de nombreux écrivains n’est pas tant la survie de l’espèce ni la grandeur d’une nation que l’émergence d’un monde habitable par et pour tous et toutes, respectueux de tous les êtres vivants et même du non-vivant sur cette pauvre planète dont nous ne sommes depuis toujours que les éphémères habitants.

En cela, une certaine littérature est quelque peu misanthrope, c’est indéniable, mais sa misanthropie n’est pas entropique comme peut l’être la course aux armements et à toujours plus de puissance technologique, contrebalancée qu’elle est, cette littérature, par un esprit d’ouverture au monde et d’aventure intellectuelle nourrie de patientes recherches, parfois même d’érudition autant que de plongée dans l’imaginaire dans l’espace sans commencement ni fin duquel se rencontrent, se croisent et s’hybrident des créatures qui veulent ignorer et même abolir les notions de haut et de bas, de laid et de beau, d’ancien et de nouveau au profit exclusif d’une mondanité multiforme en expansion constante seule à même de donner à sentir - ne serait-ce que du bout des lèvres qui murmurent le poème - l’énigme qu’est toute existence face au vide du ciel et qui n’a pour toutes armes que l’endurance de la pensée et la fulgurance du verbe.

Ambition généreuse, peut-être démesurée, qu’elle cherche en tous lieux depuis ses tout débuts à partager avec les hommes et les femmes de bonne volonté, réussissant par là au moins à concilier le particulier qu’est tout idiome avec l’universelle question du pourquoi et du comment de l’existence face au vide du ciel.

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Jean-Michel Guyot

20 janvier 2022

 

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