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Une créature
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 Article publié le 14 novembre 2021.

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J’ai glissé peut-être sur une centaine de mètres, va savoir, la pente était douce, la glace parfaitement lisse, je devais bien être le premier homme à glisser ainsi en douceur dans le trou aux parois lisses, sans aspérités ni bulles d’air visible.

Arrivé sur les fesses au fond du trou, j’avais en fait atteint le sommet d’une tour inversée qu’une créature malicieuse s’était amusée à ficher dans la glace tête en bas. L’édifice religieux chrétien était intact, aucun objet ne flottait dans l’air frais, à part la buée qui sortait de mes poumons à chaque expiration. Bien que mis sens dessus-dessous l’édifice avait encore de la gueule, vu de l’intérieur. Il aura fallu au moins la force de Thor pour installer ainsi tête en bas un édifice aussi imposant voué à l’oubli.

Le monde de glace qui l’abritait le cachait aux regards, il fallait comme moi y être tombé par mégarde pour le visiter. Le glacier craquait tranquillement comme à son habitude, à ses pieds des eaux pures coulaient lentement vers la plaine, comme j’avais pu le constater à mon arrivée ce petit matin blême d’avril.

Astrid devait m’accompagner dans notre randonnée sur le glacier, mais un appel urgent l’en avait empêchée. Connaissant les dangers inhérents à une exploration en solitaire d’un glacier par nature truffé de crevasses et affublés de ponts de neige peu sûrs, je n’ai pourtant pas hésité une seule seconde à tenter l’aventure en solitaire.

Nous avions l’intention de trouver le corps congelé d’une créature elfique qu’une légende locale situait dans ce glacier. Quelque part gisait dans son sarcophage de glace un elfe, aux dires de la légende.

Un enfant, un enfant chassé par sa famille à cause de la couleur de ses yeux d’un bleu profond intense qui glaçait d’effroi tous ceux qui avaient osé le regarder en face. Son visage angélique, son sourire malicieux, ses manières délicates, sa démarche chaloupée presque dégingandée en faisaient un être à part dans la petite communauté montagnarde. Il n’était ni détesté ni craint au point qu’on voulût le chasser, mais il mettait mal à l’aise parmi nos rudes montagnards jusqu’aux gens les plus bienveillants. Il se prénommait Holder le noble. Une autorité surnaturelle émanait de lui sans qu’il n’eût jamais à accomplir quoi que ce fût d’extraordinaire. Il n’accomplissait ni exploits guerriers ni miracles.

Son autorité émanait de se seule présence irradiante. Il ne parlait jamais que par énigmes aux rares personnes qui osaient l’approcher sans trop de crainte. Tout le monde pensait qu’il était un être à part, une créature surnaturelle venue des temps anciens et qu’à travers lui de grandes choses se préparaient, ce qui faisait courir dans tous les sens l’imagination de la petite communauté. Il n’était ni le guerrier intrépide venu chasser quelques menaces ni le sage dispensant force conseils à l’assemblée des Anciens.

Un devin avait annoncé sa venue prochaine, né qu’il était, paraît-il, d’une ourse blanche.

Astrid et moi supposons qu’une jeune enfant avait été abandonnée dans la neige sur le parvis de l’église couvert d’une peau d’ours blanc pour qu’elle ne mourût pas de froid et qu’elle eût une chance d’être recueillie saine et sauve.

Maintenant qu’elle était là, on ne savait qu’en faire et qu’en penser. Elle n’était ni un chef redouté et respecté porteur d’une ambition politique puissante et entraînante ni une seidkona capable de lire dans l’avenir ni un skald féru de nos légendes, et pour cause, elle était bien trop jeune pour ces diverses fonctions. Sa pure présence semblait indiquer une voie à suivre, mais qui fallait-il suivre sur cette voie sans voix ou quoi ?

C’est en se posant ces questions que tous et toutes furent amenés doucement à comprendre, sans heurts ni violence, sans débats houleux ni pugilats, sans division aucune au sein des membres de la communauté que cet être tout à fait extraordinaire mesurant plus de deux mètres de haut, cheveux longs jusqu’aux épaules d’une blancheur étincelante dont certaines mèches étaient ornées de pierre d’ambre, de coquillages et de rubans bleus et jaunes nous enjoignait par sa simple présence d’être nous-mêmes sans nous inféoder de bonne grâce à quelque autorité que ce fût.

L’arkhéest un mythe fondateur qui entérine une situation de faits dans laquelle des dominants de la caste guerrière se sont arrogé par la terreur des armes le droit de dire et faire la loi et de juger en fonction des lois édictées par eux, ce qui ne laisse plus aucun espace de libre arbitre à ceux et celles qui ne se reconnaissent dans le principe premier d’ordre hiérarchique édicté par ceux qui détiennent le pouvoir par la force.

Nous ne voulons pas le pouvoir pour nous, nous voulons le pouvoir pour tous, ce qui implique que chacun et chacune est libre de désapprouver des décisions imposées d’en haut par une minorité gouvernantes auto-proclamées.

Imposer un ordre hiérarchique, c’est promouvoir une sacralité de bon aloi afin de légitimer un pouvoir qui s’est imposé par la violence. Ceux et celles qui n’ont pas voulu prendre le pouvoir parce qu’il s’en méfiait, pensant à juste titre que le pouvoir sert des ambitions personnelles qui prétendent servir les intérêts de la communauté, se sont vus mis au ban de la communauté. Il n’y a plus communauté à partir du moment où une oligarchie prétend gouverner les esprits et les corps, assignant à chacun une place fixe dans un ensemble productif. L’organicisme prétend organiser le corps social à la manière d’un corps humain doté d’une tête, c’est-à-dire d’un chef ou d’un capitaine et de membres supérieurs et inférieurs qui obéissent à la tête pensante et dirigeante. Le Lenker und Denker, comme on dit dans la locution géminée allemande, s’arroge tous les pouvoirs de décisions sans jamais consulter ses membres sans lesquelles il ne saurait rien entreprendre.

Hier comme aujourd’hui, la pensée anarchique est au fondement de l’être ensemble organisé en une politique condamnée à se réinventer constamment. C’est ce défi qui fait peur aux grandes masses molles et serviles et qui effraye les élites dirigeantes qui ont peur du chaos.

De son temps, l’elfe blanche vint rappeler que personne n’avait à obéir aveuglément à des chefs auto-proclamés justifiant leur pouvoir par les armes, leur sagesse et leur prétendue vertu à commander et donc à gouverner. Elle n’avait pas lu Aristote sur ces terres du Nord, mais elle savait ce qu’il en était des jeux de pouvoir ourdis par des castes sans autre légitimité que la violence exercée par elles. Dans cette perspective, la violence est un but en soi et non un moyen, car seule la violence intimide, dissuade ou écrase ceux et celles qui renâclent. Pour les damnés de la terre, en revanche, la violence relève de l’auto-défense, elle n’est donc qu’un moyen qu’il ne faut surtout pas faire perdurer sous peine de créer un nouveau monstre dictatorial. L’anarchie comme principe de non-gouvernement, c’est donc l’installation de contre-pouvoirs destinés à empêcher toute émergence et toute assomption d’un pouvoir suprême.

Mais qu’advint-il d’elle ?

Elle ne fut ni chassée ni bannie ni ostracisée, mais il disparût comme elle était venue durant les premiers jours de printemps. Des paysans aux champs l’aperçurent qui gravissaient d’un pas allègre notre glacier.

Rejoignant ainsi les glaces et les neiges éternelles, elle entendait envoyer un message par le simple fait de sa disparition : on ne ferait pas d’elle un guide, un chef de tribu, un sage ni ue seidkona.

Le message était le messager qui s’effaçait pour mieux en faire ressortir la nécessité vitale.

Ni résurrection après un sanglant sacrifice ni assomption glorieuse vers le Père de touts choses mais un retour aux éléments, à la terre et l’eau sur notre terre de feu battue par des vents.

Terre et eau, feu et vents appartiennent à tous et toutes, bien commun qu’il convient de partager équitablement en le protégeant tant contre les injures du temps que contre certains humains cupides désireux d’accaparer les richesses communes à leur seul profit.

La légende ainsi courait de génération en génération depuis un millénaire, lorsqu’elle devint le germe d’une vérité nouvelle qui attendait son heure. La fonte alarmante des glaciers de notre pays de glace et de feu découvrait presque à chaque randonnée des restes humains, des outils, des armes, des vêtements et des parures. Tout un passé lointain remontant au néolithique redevenait actuel, venant nous rappeler par sa présence l’action des temps présents capables de révéler des pans de passé entièrement oubliés, dont le corps même de la légende elfique.

Et l’action du temps présent avait pour nom changement climatique.

Un changement provoqué par la course effrénée aux ressources fossiles des nations dites occidentales d’abord puis de nations dites émergents soucieuses de rattraper voire même de dépasser leurs anciens maîtres, par la course à l’industrialisation et au consumérisme inventé au vingtième siècle pour entretenir la machine économique capitaliste et communiste.

A ce petit jeu, c’est le capitalisme capable de tout transformer en valeurs qui l’a emporté sur le système soviétique dépassé technologiquement par les USA. D’autres acteurs n’ont pas tardé à entrer dans la danse pour s’assurer des approvisionnements en matières premières indispensables à leur essor économique ; d’autres acteurs politiques et économiques telles la Chine, la Russie désoviétisée, la Turquie entendent bien élargir leur sphère d’influence sur le continent africain principalement au grand dam des anciennes puissances coloniales que furent la France et le Royaume-Uni. Le grand désordre mondial qui en résulte s’appuie sur les services secrets, des armées conventionnelles, des mercenaires et de grands groupes industriels aux pratiques criminelles, tout cela dans un contexte de corruption généralisée.

Astrid et moi comptons bien exhumer le sarcophage de glace de l’elfe mythique dont parle les légendes pour rappeler aux habitants de la terre qu’il fut un temps possible de vivre sans gouvernement centralisé et sans état.

Faire revivre la légende, c’est revivifier les temps présents par sa présence immémoriale. Une façon d’affirmer que rien n’est perdu, que le combat pour la liberté de tous et de tous est plus que d’actualité, qu’il structure notre présent de fond en comble.

La légende reprendra ainsi des couleurs, deviendra une série de faits indiscutables en présence de la créature elfique. Il nous faut exhumer du glacier le messager et diffuser son message anarchique par tout sur la terre, et faire honte aux puissants et à leurs suiveurs.

Pour l’heure, il faut que je songe à m’extirpe du trou dans lequel j’ai doucement glissé. Astrid s’apprête à venir me porter secours. Je l’attends.

 

Jean-Michel Guyot

8 novembre 2021

 

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