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Le récit ruisselant (Pascal Leray)
4- La chair spectaculaire

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 Article publié le 10 mai 2020.

oOo

 

 

A l’idée de ou d’un dieu

correspond une phrase.

 

 

Posthume

 

 

Cette terre qui te brûle mon enfant

N’est pas le sein qui t’a nourri,

N’est pas la nuit qui tombe car

Tu n’es pas flamme pour te consumer.

Impitoyable cendre.

Et tu résultes d’un brasier décent,

Toi qui estimes découvrir

L’immondice ici-bas.

 

L’archevêché de tes douleurs a consacré ta renaissance

Bien après ta volontaire défenestration.

Mais tu as injurié l’avis posthume de ta pierre génitale

Pour t’ouvrir les yeux.

 

Cruel silex !

 

Regarde encore à travers la fenêtre.

On ne quitte pas l’amour des yeux.

On n’oublie pas ses ennemis pour le combat qu’on livre ailleurs.

 

C’est toujours une erreur de croire qu’ailleurs

Une aventure se livre.

 

Connaissance de l’orage.

 

10.06.92

 

 

Douleur ovale, triangulaire, qui arpente mes nuits avec un même dédain, pour mon sommeil — et pour ma vie, dont tu te joues. Nous avons pu parler, nous ne nous entendrons jamais. Douleur immaculée, récite ta prose entre mes lèvres. Elle a une douceur animale et ma fiévreuse condition, je l’y retrouve.

 

Douleur intestine, je te reconnais : peut-être, j’ai su t’endormir. Je sais aussi bien que tu me reviendras.

 

Ce qui est sans doute arrivé, hier, ce ne fut que l’orage, et moi-même je me suis senti l’ombre d’une goutte de pluie, l’espace d’un instant. A présent, en moi, dans un conflit lombaire que j’observe depuis cette nuit, ce sont des éclairs qui se bataillent ma chair.

 

Je m’inquiète aussi : peut-être vais-je devenir nuageux, à mon tour ? Mais le ciel, ce matin, est limpide. Le moment n’est pas le bon pour sortir.

 

 

 

 

 

 

 

Aux portes et fenêtres d’une maison close,

je demande ma chemise.

Mais la porte ne me répond pas.

La porte se répand pénombre sur mon ombre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort, ce ne peut être une inquiétude pour personne : voici, au vrai, ce qui m’est arrivé, qui aurait pu être le lot de tout le monde. J’ai cru respirer, je suis tombé. La pluie m’a salué, un orage passait. J’étais brisé par la peur ultérieure de qui me regardait. On m’a drogué, on m’a fait croire que j’étais encore en vie. Bientôt, je m’en revins. Le monde ne m’accueillit pas à bras ouverts. Ma peur, c’était encore la nuit de toutes les détonations que j’entendais, sur le chemin de ma résurrection. Par chance, elles ne m’atteindraient pas : on me l’avait promis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après trois jours d’une petite mort, trois jours de réclusion in corpus, trois jours de généreuse immobilité je suis aujourd’hui parvenu à me soulever. Quelle émotion ! Dieu ! Je n’ai peut-être rien vécu. Je me suis du moins élevé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cela n’est pas fréquent. — Je me suis suicidé : et cependant, jamais je n’y ai eu la moindre responsabilité. Cette fois, je suis certain d’être, au sens le plus strict d’un vocable, irresponsable. J’avais bu. Je me suis avancé vers une fenêtre : il a suffi qu’elle soit ouverte pour que je l’enjambe. Pourquoi ai-je sauté ? Jusqu’au lendemain, la question m’est restée absurde. Pourquoi ? Elle ne s’était pas posée alors. J’avais agi sous la puissance irrésistible d’une impulsion incroyablement lointaine et étrangère en moi — elle ne répondrait pas. A présent qu’elle s’est tue, me voilà seul, à l’hôpital avec le souvenir d’un acte que j’ai commis presque malgré moi, à l’encontre même de ma volonté, qui est pourtant l’expression la plus violente de mon individualité profonde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les théâtres antiques nous dévoilent dans nos réalités irrésolues.

Ils projettent nos défections.

 

 

 

 

 

 

 

 

Je viens de faire mes tous premiers pas. Les drogues qu’on me donne, j’en sens désormais les effets et quelle ivresse !

 

C’est un bonheur diffus, très calme qui dorlote ces premières lignes.

 

Que deviendra ma poésie ? Ma défenestration me semble l’aboutissement de mon travail de ces dernières semaines. Peut-être le recueil auquel je travaillais est-il fini.

 

Peut-être ai-je été trop loin : à vénérer la mort, on ne peut que s’y accoupler.

 

Un rêve, c’est vrai, que tout ce qui m’arrive. Je n’ai jamais rien vécu. C’est aussi pour cela que je ne puis pas mourir.

 

Car on ne choisit décidément pas sa propre mort.

 

 

 

 

 

 

 

 

(Heureusement, les sédatifs que j’étais à demi adoucissaient ma prostration).

 

Heureusement ? J’étais à scruter ma douleur, mon ange furibond, mais surtout multiforme et lunatique — ovale, triangulaire, parfois comme la corde usée d’une guitare, qui vibre indécemment, sous un œil nu, excité sans y croire.

 

Miracle de la chair. Scission du Beau et du Jouissif.

 

Plaisir des sédatifs.

 

Toute puissance de l’infirme sur le monde.

 

 

 

 

 

 

 

La Mouche annonciatrice

 

 

 

 

 

J’étais à l’hôpital après un accident très, très involontaire, dont je suis revenu atrophié de l’âme. Je passais mes journées à scruter le plafond. De nuit, aussi, je contemplais — avec avidité — une pénombre que je découvrais parcellaire. Jour et nuit, dans la ferveur des sédatifs, je restais étendu sur mon lit d’agonie fictive, à méditer sans y songer. Je n’osais espérer mon heure.

 

La mort ne vint jamais. Mes blessures étaient telles que je vivrais longtemps après mon accident. Mais ce soir-là, tandis que la pénombre dessinait au plafond et aux murs d’antiques fresques, d’invécus irrémédiables, on apporta dans la chambre un blessé. Je ne le voyais que par instants, je ne le voyais jamais entièrement. Grièvement atteint, il geignait lentement, en secouant la tête et en invoquant Dieu, sans remuer presque les lèvres. Il bégaya (mais je n’entendis pas ce qu’il me confiait) des craintes dont je n’avais jamais eues l’image, et qui me chagrinèrent d’autant.

 

Le troisième larron était la mouche que j’avais demandée à mon chevet. Une infirmière était venue, au crépuscule, me dorloter de sédatifs et d’amertume, — et je lui avais supplié de l’air. La fenêtre grande ouverte, désormais, dans ma fièvre, n’apercevant plus l’infirmière, je m’inquiétais de ce qu’elle pouvait s’être évanouie par là. Je songeais à l’horrible spectacle de l’infirmière sous la fenêtre. Mais cette femme fatiguée, je l’oubliai bientôt dans un demi-sommeil qui se rompit lorsque l’on amena à mon côté l’homme défiguré qui devait accompagner le reste de ma nuit. On voulut soulager sa douleur, on s’activa longtemps autour de lui, mais au bout du compte on dut admettre qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de laisser son éventuel rétablissement à la fantaisie du sort.

 

Ce n’est qu’après avoir tenté de reconstituer l’image de mon voisin, dont j’entendais continûment la plainte et dont je voyais, par endroits, la peau carbonisée, que j’aperçus la mouche : elle promenait son murmure au plafond, juste au-dessus de moi et inscrivait, sur la piste que ma mémoire gardait de son chemin, des cercles convulsifs — pareils à ma douleur ! Alors, je savais qu’elle me regardait, de ses multiples yeux. Et je ne parvenais à m’en moquer. Sait-on les songes d’une mouche ? Je voulais me les figurer, j’en étais incapable. Combien m’en sont venus, par milliers, qui m’échappaient presque aussitôt ? Ce n’était pas les siens, certainement, mais ils m’accaparaient, se succédant au rythme entrelacé de son vol bourdonnant et de la plainte continuée de mon voisin.

 

Toute la nuit fut cette sobre symphonie dont je rêvais le théâtre indistinct. Si je dormis, je ne le sus jamais. Nous étions tous trois lancinants d’un spectacle hasardeux et j’étais seul à le goûter. Mais le matin survint (peut-être le sommeil m’avait-il englouti) sans que l’aube ait jamais paru, et l’infirmière m’apporta un plateau (ce n’était plus la même, non. Et l’autre, qu’était-elle devenue ? Je ne le sus jamais). Je vis qu’autour de moi, il n’y avait personne. Le lit avoisinant le mien était tâché de sang, ses draps en désordre tombaient au sol mais le malade de la nuit n’y était plus. Dévoré par la mouche, crus-je, à voir le sang dégoulinant des draps (encore humides, gonflés par le vent). Je demandai à l’infirmière ce qui lui était arrivé, elle me regarda avec compassion et secoua la tête. Peut-être délirais-je, à ce moment. Peut-être la nuit allait-elle tomber. Mais l’infirmière ne répondit pas. Elle sortit silencieusement, et je me rendormis.

 

Complainte de l’infirme au firmament

 

 

« Les cailloux que tu me jettes du tréfonds hautain où tu te pâmes, tu voudrais encore me donner à croire que ce sont des étoiles (c’est peut-être vrai puisqu’elles sont mortes).

 

Ton industrie est généreuse envers ma dépression. Je la gravis pourtant — malgré la main qui est encore la mienne et qui me cogne. Il faudra bien que j’aille au bout.

 

Dehors le soleil flambe. Sa coutume était que je le voyais mal, quand il me harassait. Acculé au bitume, je rampais sans pour autant me soucier de lui.

 

Je ne le verrai pas non plus. Le carreau de la fenêtre étouffera ses dards.

 

A présent, je suis bien certain d’être cloîtré. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Cette mort volontaire était la farce du démon ! » Ainsi ai-je voulu me rassurer. Un imposteur certainement postier m’a imparti la conception que j’aurais désormais de ma naissance. Aussi, comprenez-moi, je crie, c’est de terreur. Mon sang se glace, écartelé (je suis) entre les braises apparues de deux feux froids (que je n’ai jamais vus). C’est un vrai rêve, croyez-moi, car il m’est impossible d’avancer. Je ne m’enlise pas non plus. Comédie mécanique.

 

 

 

 

 

 

Si malgré tout j’en viens à devenir

 

Ce sera d’un sursaut.

Spectaculaire force du ciel bleu : je ne te savais pas de telles

 tenailles.

 

Alors, que deviendrai-je ?

Fou à lier, certainement.

L’hospice qui m’attend est un théâtre délabré.

J’y suis ce jeune acteur.

On me déteste pour ma jeunesse.

 

Mes vêtements s’humectent d’une lourde sueur.

 

Mais moi, je vous convie vers ma naissance.

 

La terrible nouvelle !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Colère tombée, je te parlais à toi hier, et à présent je te regarde, tu as vraiment eu lieu. Tu m’as pris pour époux, l’espace d’un instant, puis tu t’en es allée. Nous ne divorçons pas. Aucun de nous deux n’est dupe. Nous savons tous deux que tu reviendras. Bientôt (promets-le moi) et tu m’investiras. J’aime quand tu te joues de moi, quitte à me mutiler. Colère que ce matin je ne rencontre pas, car ce dimanche-ci est un dimanche aussi pour toi, tu es tellement vraie, c’est-à-dire corrompue, inique, je t’aimerai mais ce sera toujours par jeu et toujours sans y croire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mon royaume hébété,

Regarde l’accalmie

Qui se prépare.

 

Et dans une explosion béante

(les retombées que vous aurez à en subir, je m’en moque éperdument. Voici vingt-et-un ans que je me moque de vous. C’est mon festin, mon réjouissant calvaire),

La terre s’ouvre et se couvre

Le visage

De mes saintes laves.

Elle a un corps.

Elle a ma déraison.

 

 

 

 

La Leçon d’arbres

 

 

Savoir et connaissance se réconcilient

Enrichis de vos résonances,

De leur commune bégayante absence.

Sa conviction qui souveraine orchestre

Un chapelet cruel, destiné au néant..

 

Pitance toujours pauvre,

Nécessairement,

L’oubli demeure,

Traversant les feuillages

D’une maigre leçon d’arbre.

A mon côté, susurre un menteur essentiel.

Mon aigle apprivoisé,

Ailes tranchées.

 

 

 

 

 

 

 

Nous jouons à souffrir

Nous jouons à nous aimer voir souffrir.

Pour peu, peut-être,

Nous commercerions de nos magies..

 

 

 

 

 

 

 

Ces arbres qui se frôlent devant moi

Alignés par mégarde par les hommes

Ne se disputent pas la pesanteur du vent.

Mon regard les étreint.

Ici ne m’atteint pas la peur.

 

Je suis le spectateur polaire de l’immobile.

Est-ce donc ma divinité arborescente ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’arc de la nuit est une lyre qui résonne d’un accord abrupt, hors-temps et singulier, celui-là même que j’entends, que j’entendais déjà lorsque je répudiais ma chair, la jugeant inessentielle avec naïveté.

 

Après ma mort, je cesserai de me nourrir. Ce sera ma seule fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne croyez pas la nuit, elle ne se lève pas, non plus qu’elle ne tombe. Mais parvenue à son sommet strident, elle peut glacer le sang, ou le fouetter : je ne narrerai pas, pudeur, l’infinité des chemins de traverse qui ne mènent qu’à la vénérer.

 

Nous souhaitons oublier. La question qui demeure est celle du mensonge : est-il probable ?

 

Ma chair, c’est ce qui me revêt. Je n’en crois rien.

 

Cruel ovale !

 

 

 

 

 

 

 

Ceci n’est pas ma conception

Car il se peut que l’on achève cette chair.

Disparité massive.

C’est un apprentissage maigre,

Sinueux

Et ininterrompu.

Dans la pénombre de déroutes successives

Se maintient la fissure que je suis.

Traversant corps et âme,

Je ne naîtrai pas ---------------

Ma mort sera un simulacre.

Aucune procession ne me suivra.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici la quête qui incurve ailleurs.

 

Parcelle de chemin : des grottes sinueuses, le sol toujours lointain, et pas le moindre havre. Idiotes certitudes ! Dans l’aveuglement vous ne saviez quel jugement, pourtant le vôtre, nous a charmé.

 

Et tout ceci, à quelle fin ?

Car je ne me souviens pas même être né.

Afin, peut-être, de se rencontrer.

 

Ailleurs, c’est vrai, on devrait se sentir idiot, semblable.

 

 

 

 

 

 

 

Musicien exécrable, ta partition a cessé là où tu jouissais. Tu croyais jouir. Tu crois toujours. Une sonate au fond de l’escalier t’entend et te répond complaisamment jusqu’à la prochaine porte. Car tu marches, beaucoup trop, traversant les demeures que tu pilles. Tu crois y voir ta volupté. Ton harmonie se grave indifférente, sinon peut-être que tu pèses. Agoni de silence, tu te plains. Éprends-toi donc de cacophonies successives. Elles te ressembleront toujours dans le vague. Sinon, quitte à t’abandonner musique, tu te retiendras, voué au silence : il te féconda, et depuis lors t’a laissé libre. Ce n’est pas ton parent.

 

Alors, peut-être, tu seras moins détestable.

 

 

 

 

 

 

 

 

D’immenses solitudes ne se peindront pas.

 

Je suis ce terrassier que vous ne voyez pas.

Je marche sous vos pas

Et je suis le courant de vos contrariétés.

Vous ne me verrez pas.

Insaisissable.

 

Peut-être se peut-on croire phonème.

Le verbe crépite à la lettre.

Langage par lequel

S’entre-tuent nos divinités.

 

 

 

 

 

 

 

 

Qui de nous voudrait croire ?

Insatiables rêveurs.

Il est si calme de douter,

De caresser la chair

Qui ne demanderait qu’à être dévorée.

 

 

 

 

 

 

 

Aujourd’hui tombe un certain crépuscule.

C’est encore lui qui nous accueille.

Nous avons pu goûter les fruits du ciel.

Nous n’y avons jamais mûri.

 

 

 

 

 

 

 

Jardin d’Éden, tais-toi !

Existe mon malheur.

C’est aussi mon métier

Être ce villain terrassier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De Visu

 

 

Voici l’aube des questions existentielles. Et celle-ci n’est pas ensanglantée. Ceci, qui touche à peu près l’homme en son humanité, qui demeure dans le cercle de sa saine cruauté, lorsque, par exemple, l’homme plie les éléments sans les confondre avec.

 

Drôles d’interrogations qui ne vont nulle part, qui ne mènent à rien, qui s’embrasent sans laisser la moindre trace par la suite, sans les cendres qui auraient pu esquisser une réponse (la moindre) et qui nous ont bouleversés sans même altérer nos essences. Le plus pénible reste à reconstruire.

 

 

 

 

 

 

La cécité

 

 

Il se pourrait qu’un vice, natif ou furieux, la cécité, soit non seulement la défection d’un sens qui multiplierait par son absence les autres sens, mais un sens en soi, une clarté d’esprit, aboutissant certainement à la création d’un monde.

 

Malheureusement, les aveugles sont aussi muets (on ne saurait, dans l’arrogant vocable de ce monde spatial, communiquer le monde aveugle — et celui-ci ne verra jamais naître l’art qui en découle, telle est la dictature d’un sens).

 

Sixième sens (ou le cinquième substitutif) tu es aussi, peut-être et du moins je t’espère tel, car je te veux contraire, le sens de l’ascétisme. Telle l’ouïe qui, à travers la musique, propage en l’âme une clarté spirituelle que le verbe ignore.

 

Qu’il nous soit donné d’être aveugles lorsque nous voyons. Nous en serons bouleversés. Peut-être même abdiquerons-nous l’humanité, qui est, à y regarder à deux yeux, une bien piètre condition.

 

Fermer les yeux, je dis, ne suffit pas à être aveugle. C’est pourquoi il me semble concevable la coexistence (belliqueuse ? Ce ne sera pas la plus violente, la plus injuste parmi nos combats) de la vue et de la cécité. Peut-être s’agit-il, avec une nouvelle humilité, de la conscience (l’acquiert-on ?) que l’on ne verra pas, voyant.

 

Je voudrais bafouer mes yeux. Je ne le puis. Tel est, je dis, mon calvaire avéré.

 

 

L’Enfance du néant.

 

 

Chaque jour, quelqu’un venait lui apporter le monde sur un plateau d’argent. Tous les jours et ce n’était jamais le même monde. Il ne lui prenait jamais beaucoup de temps à juger tous ces mondes. Ils pouvaient être fort différents les uns des autres, mais il voyait, parce qu’aucun monde ne saurait s’ériger sans éruption volcanique, qu’au fond, un même noyau les hantait tous. Noyau de lave, noyau furieux dont la substance faisait fatalement surface, à un moment ou à un autre, ça et là, éventrant indifféremment paysages désertiques, forêts et agglomérations urbaines. Il ne voyait plus que les noyaux. Tous ces mondes, il les renvoyait aux laboratoires dont ils étaient issus. Par lassitude, mais aussi par manque de matériaux, les chercheurs se contentaient souvent de transformer — et de façon parfois radicale — la surface des mondes qu’ils renvoyaient aussitôt à l’expertise. Personne n’était dupe, mais l’insatisfait lui-même trouvait un certain confort à sa situation : « Un monde plaisant, n’osait-il avouer ferait bien mon malheur. » Les mondes qu’on lui présentait, d’ailleurs, n’étaient pas tous si déplaisants. Mais s’il les dénigrait, c’est qu’à la fois il aimait l’immobilité à laquelle l’obligeait son attente, et qu’il avait peur de s’insérer, peut-être même de régner, parmi un monde qu’il ne serait pas : « Tout cela est exclu », s’accordaient à penser tuteurs et laborantins.

 

Et cependant, il existe sans doute ce dont rêve notre héros. Beaucoup avant lui l’ont conçu. Personne, à ma connaissance, n’y a jamais goûté. Je parle du néant. La pièce vide où attendit notre héros, assis sur une chaise dans l’attente, n’y ressemblait pas. Du moins, nous ne pouvons le certifier. Ce n’était pas assez pour lui. La forte sensation du vide, qu’on ne ressent qu’au moment même où on l’embrasse, telle était la démesure de son désir.

 

Voilà sans doute ce qui l’a poussé au suicide. Voilà sans doute ce qui l’attristait. Les courants d’air qui caressaient sa nuque, et tous ces mondes qu’on lui apportait. A chacun qui lui parvenait, il lui semblait avoir vieilli : « Au moins une journée aura passé », s’exclamait-il silencieusement. L’objet de ses désirs, aucun laboratoire ne fut jamais capable de le féconder. Et lui-même, lorsqu’il se fut tranché la gorge, qu’a-t-il connu ? On interroge le cadavre et il se tait. Voilà l’angoisse des laboratoires. Voici leur impuissance.

 

 

 

 

 

 

 

 

La perfection ne se rencontre pas.

Fatigués, hommes de médiocre volonté,

Nous restait le néant.

On nous apprend

(par quelle voie, par quel autre Satan ?)

Que lui non plus n’existe pas. ----

 

Pas un de mes Dieux ne demeure.

A chaque heure qui me heurte,

Dix démons se broient.

Et que me reste-t-il ?

 

Même toi, mon antique linceul,

Je t’ai bien maculé.

 

 

 

 

 

Le récit ruisselant

 

 

(Avec un avant-goût des crues à venir)

 

Il existe un héros

Quelque part en ce monde

Qui n’est pas un homme

Qui n’est pas un animal

(quelle importance ?)

Je parle d’une goutte

Qui ne parle pas.

(elle s’interroge, parfois, silencieusement, sur la nature de son existence)

Une goutte qui va

De ruisseau en fleuve

Et de fleuve en océan

Qui se dissipe

Et retourne à sa source bien-aimée

C’est dans la geôle d’un nuage qu’on nous livre cette réflexion

(parole de goutte :)

« En bas

 Sous les feuillages

 On entend bien qui chantent

 Les oiseaux. »

Pleurs.

« Moi qui suis goutte, qui ne suis pas une note »

 

 

Il n’y a pas de fin à cette histoire-ci. Il faut peut-être se la répéter. Poète, non pas romancier, je suis pauvre en chutes. Je n’en connais qu’une et elle est évidente. Mais une goutte n’est pas faite pour se suicider. Nul n’y croirait. Vouée au cycle de ses résurrections, la goutte devint folle.

 

« Je ne naîtrai pas note !

 Jamais ! Jamais ! Jamais ! »

 

J’ai en moi la tristesse d’une goutte

Moi aussi je suis muet.

 

 

 

 

 

 

 

Partir à la recherche de l’écrivain (poète) en soi. Sans être à aucun moment certain de le trouver. — Jamais ! Peut-être.

 

Une voix, ici (toujours) vous dit : « Vous ne le rencontrerez plus. »

 

Et vous avez l’image d’un christ mort, d’un christ vénéneux, masturbatoire, en vous, et vous en pleureriez.

 

Les pleurs, ce sont encore des pas.

Malgré soi aussi, on poursuit et on avance.

Nous sommes de vraies dunes.

 

 

 

 

 

 

Nuit de juillet

 

 

Lorsque la nuit fut parvenue à ma portée, je voulus l’embrasser. Je voulus y plonger, m’y fondre.

 

Glaciales au-dessus de moi, j’entendis l’éclat lointain des cordes qui jouait la nuit. Je voulus être un peu, aussi, de cette divine harmonie.

 

La nuit tombée, par le miracle d’impossibles lyres, je me suis mis à croire. J’étais nu, sous un ciel floconneux et mon corps se drapait peu à peu d’un givre tendre, aimant.

 

Le sol me rappelait, je ne l’entendais plus. J’allais prendre l’éclat de mon évanescence.

 

La lune me chantait ; mes yeux s’écarquillaient, je la voyais s’emplir de mon affectueuse crémation.

 

Je retourne au sein tendre de la nuit. Je sais qu’on ne me regrettera pas, ici-bas : je tomberai parfois, aussi, apaiser la fureur des sommes par un silence distant, je tomberai avec la douceur d’une étoile — je serai un chant parmi le chant uni de nos douleurs, évoquant le bonheur d’y croire — un seul instant.

 

Le moindre et enfin seul à se perpétuer, au rythme de sa facétie.

 

Suite

 

 

 

Il me fut bientôt impossible de dormir, sinon peut-être au matin survenu. Bientôt le crépuscule m’éveillerait. Je pâlissais, je jeûnais et je n’en avais cure. Je n’étais plus que spectateur devant la tombée successive d’innombrables nuits, parmi les rêveries simultanées d’incandescentes nuits.

 

°

 

L’intempérance des volcans est scandaleuse. On enverra des policiers. Tandis que la ville dort, je surgirai aussi, douloureuse lenteur de mon apprentissage, à être effrayant de nature.

 

°

 

On a déréglé l’infini. On a fait croire, mais à personne, ce qui arriverait peut-être, on a consolidé les fonctions du bémol et on les a multipliées : et tout cela pour une sordide unisson.

 

 

°

 

 

Qui a conscience du flux vital de la croyance dans ses veines doutera, terrassé, sous les injonctions caressantes du génie de l’abandon. C’est dans un dénuement aux allures cyniques qu’on réconcilie, à grandes rasades, les belliqueux contradicteurs. par défi, au besoin de s’aveugler, comme ils se lèvent dans le mutisme auroral.

 

°

 

On crée un Dieu — et celui-là est incertain. Il tremble et tournoie dangereusement. Mais on le crée, après quoi on ne le regarde plus : « S’il virevolte derrière, jure-t-on, il saura perdre l’ennemi. » L’invisible ennemi, toujours derrière.

 

°

 

 

Dans la folie d’un dictionnaire, du moins, oublier les notions. Ces tourments familiers s’inventeront toujours.

 

Ce sont les moments vastes de leur danse que nous évoquons. A peine perçus. Nous les aimons. Un dictionnaire ne danse pas.

 

 

 

°

 

 

 

 

 

 

Poètes accessibles de l’inentendu.

 

Les veines et artères de ce monde parmi nous. Dans nos moindres récits.

 

C’est l’immobilité qui nous manœuvre.

 

Nous n’entendons rien. Nous jouons la vie avec toujours quelque retard.

 

Familiers qui s’inventent.

 

 

 

 

°

 

 

L’âme belle et laide méconnaît l’illusion de nos pôles et se contraint, supérieurement avare de ses repose, à étendre un domaine qu’elle craint et qui l’étouffe. Elle retourne sa terre, y cultive des fruits qu’elle ne devine pas, ne se rend qu’à l’apparition de vaniteux contraires. Ici où l’espace lui ment avec le plus de certitude, elle détermine où mènent ses plongeons, ses avancées et reculs, jusqu’à imaginer une hypothétique élévation à coups de pioche.

 

°

 

 

Si nous voulons en revenir à la demeure inexorable, ni moderne ni antique, du crime, qu’il ait ou non jamais été commis, on entrevoit le luxueux monument d’aucun âge, à l’entour forestier, et il faudra encore se perdre dans ces couloirs sinueux, aux portes innombrables, aux cloisons fragiles : ce sont aussi les trop nombreuses pièces, aux cloisons innombrables, qui inquiéteront nos moindres pas.

 

 

Théâtres doubles

 

 

Dans le moindre récit

De ce monde

Parmi nous,

Veines et artères.

 

Assez ! Bestioles de ma crédulité. Je voulais être mon chemin de plaine.

 

Demandons-nous à la terre si elle nous croit ses familiers.

 

Une idée torrentielle de l’heure.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai rendu l’univers à sa nature hypertrophiée. Je l’ai réduit à moi-même.

 

Je me suis avéré un excellent athlète à me précipiter sans même tomber.

 

Il est bien pire qu’une frayeur de pouvoir applaudir sa propre mort.

 

 

 

 

 

 

 

Remédiation, douleur

 

 

 

Il est encore possible de dépasser ce qui ne l’a pas encore été. C’est vrai que tout demeure. L’Occident a maudit son lifting. Moi, je veux le lui extraire d’un couteau intérieur. Je n’en veux pas aux pores, ces ennemis du virus. J’en veux aux classes supérieures de l’esprit, qui nous dictent saugrenu failles et interdits. J’en veux au grand broyeur de liberté, parfois homme et parfois animal, parfois Dieu et souterrain et parfois crépuscule comme un paysage de flammes. J’en veux à l’exorable, à l’amour et à la haine également, j’en veux aux contraires, aux complexes nuancés. Je m’en veux aussi bien, c’est vrai.

 

Mais il est tout à fait dans mes cordes de me jeter du haut d’un pont, sans même songer à ma vie. Il me faut donc aller plus loin. Car la poésie est une science, la science des douleurs. Je veux, poète, dépasser le seuil de toutes les douleurs.

 

 

 

 

 

 

Nous désirons le bien

Comme un enfant

Immodéré, lointain.

 

Le bien ne se confond jamais avec le hasard.

Il est toujours l’expression d’une volonté portée contre soi-même.

 

La bonté naturelle nous rassure. Nos consciences s’en apaisent. Et nous baissons les armes.

 

 

 

 

Je ne crois plus en la douleur,

Babillage de la peur.

De même qu’il n’y a pas vraiment d’amour.

L’amour, l’amour, toujours !

Eh bien non, non !

Pas du tout.

Je ne crois qu’en mes émotions

Parfois contraires.

Peut leur en chaut — elles s’aiment !

Ne les voyez jamais.

Mes émotions sont nues,

Nuées de la saison

Mais dénuées de nom.

Mes émotions sont une.

Le reste n’appartient qu’à d’autres.

Je suis né sans âme.

Pulsion de raison je suis,

Si tant est que je suis.

 

 

 

 

 

 

 

Celui-là peint la vie avec amour.

Cet autre voudrait la bannir.

On n’y parvient jamais !

Pourquoi ne meurs-tu pas, substitut de piéton ?

Il faut que tu aimes ta souffrance.

Ta gueule ! Je n’irai pas à ton enterrement.

Je veux de la nuance.

Dis-moi la saveur de tes plaies,

Je les aime déjà.

 

 

(Le substitut se tait, vexé, d’une douleur très fière et silencieuse, forcément : il ne prend pas la plume. Et alors, qu’advient-il ?)

 

 

 

 

 

 

 

Un rêve d’évasion vous a surpris.

Autour de vous l’obscurité reflétait une inconfortable

Position en laquelle vous aviez rencontré le sommeil.

Jusqu’aux lueurs de l’aube vous avez songé.

Paralytique et voyageur vous avez dessiné

Les contours de l’ailleurs.

Mais il se défilait devant vos yeux.

Et la pénombre écartelait ses pores.

Lueurs de l’aube.

Vous avez pleuré.

La chambre qui vous avait endormi réapparut

Plus lumineuse

Et plus pesante qu’une veille.

 

 

 

 

 

Prière agnostique

 

 

Une symphonie de Schumann, que j’avais rarement entendue auparavant, me devint familière aux alentours d’un thème surprenant. Schumann, dont j’ai si longtemps ignoré la musique, dont je n’ai connu, des années durant, que le prénom et la folie : « Il ne cesse d’entendre la note la. » Aux premiers jours de l’acousmie, pourtant, il en aurait pleuré de joie — non pas d’entendre la note la : d’entendre, seulement. « Robert souffre atrocement. » Et j’entends cette symphonie, antérieure peut-être à son tourment. Qu’importe ! Du moins le savait-il déjà. On ne peut ignorer, je crois, son propre devenir. Peut-être même l’invoque-t-on, pour terrible qu’il soit. Je veux qu’il y ait une irrésistible attraction entre un homme et son sort. Qu’il soit écrit ou non, cela est égal. Chaque ouvrage d’un homme inscrit sa destinée dans une heureuse anarchie et dans le flou de tout ce qui est autre. L’œuvre n’est pas une prédiction. C’est la corrélation de...

 

Peut-être de la simple existence d’un être et d’une page blanche. Le premier mot précipite tous les autres. Impossible de libérer l’écrit verbal ou musical, et aussi pictural, du principe de causalité.

 

J’en viendrai seulement à mettre en doute l’existence de la page blanche. Hier encore je lisais un article concernant un philosophe qui entendait s’interroger sur l’art, je crois, et après Kant. Mais qui avait éradiqué la notion d’objet en-soi pour se rassasier des fruits des perceptions. Eh bien je m’y mets aussi. Il n’existe aucune page blanche. Nos yeux n’en voient pas. Et je voudrai ensuite étrangler ce maudit premier mot, qui « entraîne tous les autres. » Je voudrai une autre idée de la création artistique, qui ne concevrait ni début, ni fin. Et je répéterai ceci comme une prière agnostique : il n’y a ni commencement ni fin. Je ne me tuerai pas. Je ne me tairai pas. J’irai jusqu’à soumettre la folie : je ne me tuerai pas. Mais je m’endormirai.

 

 

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