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La voisine d'en face
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 Article publié le 12 avril 2020.

oOo

La voisine d’en face

a mis trois poireaux sur sa fenêtre

ce qui la rend pour moi intéressante

et aussi amusante

 

car chaque jour je vois

 

qu’elle ne les a toujours pas cuisinés et mangés

 

qu’ils poirotent encore à sa fenêtre, et moi

alors je me demande

 

pourquoi ces poireaux me rendent attachante

la femme aux poireaux

 

surtout comment ces trois légumes m’ont contraint

 

depuis ces quelques jours

 

à la métaphysique.

 

extrait de Le rien du jour est affiché

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  Denken heisst danken par Jean-Michel Guyot

C’est après une mauvaise nuit, trop courte, agitée de cauchemars, et sèche, comme j’aime à le dire lorsqu’aucune pensée plaisante ne l’a agrémentée, après une nuit de plus confiné dans ma riante campagne, dans ma petite maison loin de la ville, de ses rumeurs et de ses odeurs, de ses rues presque désertes et de ses applaudissements de vingt heures, c’est au petit matin d’un mois d’avril prodigue en lumière solaire dont j’apprécie au jour le jour l’ironie que je découvre avec gourmandise ce poème de Gilbert Bourson :

La voisine d’en face - extrait de Le rien du jour est affiché

Poème on ne peut plus actuel, chaque citadin passant plus de temps qu’à l’accoutumé à sa fenêtre ou à son balcon, guettant des signes de vie, et pourquoi pas de connivence mi-amusée mi-attristée voire d’amitié naissante qui se promet des jours radieux après.

Après : une préposition - presque déjà une proposition - qui revient souvent dans les conversations depuis un mois maintenant, un maintenant qui piétine, une ligne de front invisible face à un ennemi invisible qui transforme nos frères et sœurs en humanité en résultats comptables, avec le décompte macabre des morts et celui plus réjouissant des personnes guéries pour seul jalon d’interminables journées tournées vers soi et les proches présents ou absents.

Je remarque au passage que des phrases longuettes et tortueuses me viennent toujours dans ces périodes de stagnation personnelle induite par des événements historiques ressentis comme majeurs. Je me souviens de mon hébétude encolérée à la suite des attentats du 11 septembre 2001, de la même sidération après les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et de l’Hyper Casher. Presque impossible pour moi d’écrire pendant une bonne partie de l’année 2015, tant j’étais accablé de chagrin, de rage et de haine impuissante, n’ayant alors que moi-même pour ressentir le désastre qui s’était produit, coupé que j’étais des autres par le fil invisible de l’atonie et de l’aphasie.

L’engourdissement actuel de la raison poétique, les mille et une distractions inventées par nos concitoyens, les rebelles de pacotille qui sortent malgré le confinement imposé et qui se sentent invulnérables, les crétins qui ainsi contaminent les gens sains en se foutant des conséquences tant sur eux que sur les personnels soignants, les films comiques que l’on passe à la télé pour redonner le moral aux gens, les conneries qui circulent sur les réseaux sociaux : dans tout ce fatras de mauvaises, de bonnes et de fausses nouvelles, de décisions et de contre-décisions, je perçois les lignes de fracture nouvelles en train de se dessiner.

Dans tout ça, j’entends la grande rumeur populaire qui gronde, je perçois les signaux faibles d’extrémistes de tous bords qui fourbissent leurs armes pour frapper le moment venu.

Et dans ce contexte délétère, voilà que je tombe sur ce poème frais comme l’étal d’un maraîcher un dimanche matin.

Dans les Flandres où je vivais, un champ de poireaux se sentait à des centaines de mètres à la ronde, bien avant qu’on n’aperçoive ces sympathiques légumes couleur céladon qui attendaient sagement d’être sortis de terre.

Trois poireaux posés des jours durant sur le rebord d’une fenêtre intriguent notre poète intrigué par sa voisine.

Un événement anodin mais intriguant ouvre sur une pensée lancée comme un salut à l’existence ici-bas et au sens qu’il appartient à chacun et à chacune de lui donner.

La femme au poireau  : beau titre pour un tableau qui n’existera jamais.

L’aspect tout à la fois singulier et éphémère de la scène des poireaux qui poirotent sur un balcon mettent en jeu les trois dimensions du temps humain : le temps de l’événement dont le poète prend immédiatement conscience, l’instant qui se prolonge en durée et qui intrigue favorablement le poète et enfin la pensée du poète qui conjure le temps qui vit de mourir et meurt de vivre, pensée qui alors, alors seulement, débouche sur elle-même aux prises avec les grandes questions qui se rappellent à notre bon souvenir à la faveur d’un événement singulier.

Trois malheureux poireaux posés là sur le rebord d’une fenêtre, trois poireaux qui poirotent se muent en douce contrainte à la métaphysique, mettant en évidence l’oxymorique situation dans laquelle, poète ou pas, nous nous retrouvons pris en ces temps de confinement.

On passe ainsi dans ce poème aéré du singulier à l’universel-singulier avec un grand bonheur : d’abord purement scopique puis réflexive, la pensée du poète n’oublie pas de condenser l’anecdote, l’heureuse trouvaille, l’éphémère-spéculaire en un poème qui sauvegarde le tout du temps qui s’est joué là durant quelques jours dans la pensée ouverte sur elle-même, déjouant malicieusement la spéculation au profit jouissif d’une leçon de choses de choses et de vie pleine d’un sens ouvert sur sa temporalité douce et déliée.

Douce luminosité toute humaine en effet qui émane de ce poème diaphane. Merci à toi, voisine ! Tu ne sauras peut-être jamais le bien fou que tu m’as fait !

Rien d’abrupt en effet, dans ce moment de grâce poétique : nous n’y sommes au sommet de rien qui justifierait de clamer une vérité tonitruante, pas plus que nous serions juchés-exhaussés à l’extrême bord d’une falaise verbale offerte comme tremplin à quelque sagacité oraculaire prête à plonger dans le vide abyssal d’une logorrhée écumante et stérile.

La pensée s’offre ici le luxe tout simple d’aimer la vie en s’aimant en elle, conciliant ainsi amoureusement la nécessité de l’aléatoire dans l’éphémère - le pur événement saisi dans son immédiate singularité - et la liberté d’une pensée qui embrasse le ciel des idées qui germinent soudainement dans le crâne d’un poète ici-bas, situé à quelque hauteur tout de même, entre ciel et terre, dans un de ces beaux immeubles parisiens qui font notre fierté.

Temps condensé d’une vision éclairée par la grâce de l’inattendu plein de sève et de sens que la pensée salue en s’ouvrant comme une fleur qui accueille les effluves de sa ville et les signes de vie de ses habitants.

Cette piété sans dieu qui anime le poème de bout en bout, riche de ses espaces blancs durant lesquels la pensée respire ce parfum d’absence qui fait le prix de toutes les choses et de tous les êtres qui se présentent à nous sous le manteau de neige d’une promesse de silence, voilà qu’elle s’envole du haut d’une fenêtre ouverte et nous dit, à sa manière, que penser, c’est remercier.

Merci à toi, poète !

 


  Trois poireaux et non trois rois-mages par Gilbert Bourson

Quel bonheur de voir que la poésie peut être rencontre, et que l’instant qui la fait advenir, devient une occasion ( au sens de Montale) de germer dans le temps de l’autre et d’y durer dans le fragile espace constitué de mots. Il se fait que la poésie prétendue morte est bien notre voisine, que l’on habite en face ou ailleurs à des lieues. Il y a des poireaux ou des chaussettes vertes comme des olives, pendus aux fenêtres qui s’ouvrent en nous, en chacun en chacune, et des raisons de vivre la vie toute crue, même avec ses pépins. Certains l’épluchent, alors que c’est avec la peau qu’elle est la plus gouteuse. Mon petit poème a eu son éclosion au moment opportun ou un ami poète ressentait le mal qui sourd de ce qu’Eliot appelle the waste land. Je le ressens aussi ce pernicieux projet du non-vivre à venir, mais pensant tout loisible car tout s’essaye en toute-puissance gratuite selon la formule de Paul Valéry.

Comment ne pas citer ce qui chante au plus juste nos raisons de vivre, et de chanter malgré l’angoisse qui charbonne l’époque et le temps. La poésie n’est donc pas inadmissible comme il fut dit et poétiquement par un poète qui mord l’oxymore à pleines dents et langue. Elle relie, vole et se pose sur la barre d’appui de fenêtres banales ouvrant sur l’importance d’un humain séjour.

Il se fait que cette voisine dont j’ai fait poème avait sans le penser, écrit (et sans l’écrire) un poème sans mots, privilégiant au pif le fameux nombre trois, sans vouloir l’affubler, j’incline à le penser, d’un symbole quelconque. Il s’agissait de bouffe en différé c’est tout. Depuis cette voisine et moi nous cuisinâmes la verte triade (qui n’est en aucun cas la sainte trinité). Depuis je suis heureux que le fumet arrive à ce cher Jean-Michel Guyot dont le talent d’écrire fait écrire et m’inspire l’envie d’écrire et de lancer en toute puissance gratuite mes Riens qui s’affichent au jour. J’aime qu’il colorie de ce mot céladon cette janséniste légumineuse, réalisant ainsi et faisant exister, le tableau dont il dit qu’il n’existera pas.

Merci pour ce poème en prose qui s’essaye en toute-puissance gratuite parmi la tourmente de ce triste temps dirigé, donc figé, par des cons-homoncules sciemment virulents, mortels niant la mort. Merci encore et mille fois en récitant : Frères humains qui après nous vivrez……

 


 

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