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Calme plat
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 Article publié le 2 février 2020.

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Petite précision sur ce texte.

Écrit pour un concours, il devait s’inspirer de trois photos prises à quelques secondes d’intervalle. Celles d’un soleil se reflétant sur une mer calme. Trop tard j’ai compris mon erreur, c’était le thème de l’année antérieure…Vous en profiterez tout de même !

 

CALME PLAT

 

18 Août 2005. 27° 05" Nord, 139°21" Est.

 

Trente et un pieds. Si Dieu avait voulu des bateaux en plastique, il aurait planté des arbres en dérivés de pétrole. Le grand barbu tout là-haut ne doit guère m’aimer. Les neuf mètres trente de Poulain Gavroche ne sont pas en bois dont on fait des arbres ! Aucune excuse, j’aurais à la limite pu me faire pardonner en navigant sur de l’acier, matière plus noble. Et bien non. Ma carapace qui ne me laisse sortir que brièvement aux escales, est d’une fibre toute Sainte Étique.

Quinze ans que je l’ai prise comme épouse, pour le meilleur et pour le pire. La deuxième alternative s’étant souvent montrée plus dominante que la première, elle m’a donné maintes occasions d’engager une procédure de divorce…Mais toujours, contre vents et marées parfois, j’ai tenu bon la barre. Il est bientôt dix heures et j’attends une fois de plus le bon vouloir de Monsieur Éole. Pas un souffle.

Mon Poulain se balance doucement sur la faible houle. Les castagnettes des drisses qui claquent sur son mat…d’aluminium, accompagnent ses pas de dance d’une langueur désespérante. Le foc enroulé ne laisse qu’un minuscule torchon, à peine l’équivalent d’un tourmentin et deux ris dans la grand-voile, au cas où…Dans ces parages, cela se lève parfois avec la vitesse d’un éclair et la force de mille locomotives. J’aurai toujours le temps d’envoyer de la toile si je le peux. Hé, je ne suis pas en course ! Quand je tiens huit nœuds de moyenne sur quelques heures, je me félicite et remercie mon coursier des mers. La même vitesse sur une journée, c’est un miracle !

Dans l’est, l’astre brulant monte rapidement. Enfin, ce n’est qu’une impression. Dés son lever il a du progresser, régulièrement et sans faillir, de ses quinze degrés à l’heure. Un soleil qui fait ca depuis la nuit des temps ? Monsieur de Lapalisse serait choqué par une telle expression ! Encore trop bas pour que je puisse faire un premier relevé avec mon sextant. Non ; pas un outil magnifique de bronze aux curseurs d’acier inox, un tout simple ustensile du même matériau que mon adresse sans domicile fixe. Plastique lui aussi, c’est largement suffisant et reste précis. Père Durant trop bas mais aussi de la brume sur l’horizon ; chrono en main j’ai tout mon temps pour prendre la hauteur de l’astre puis calculer ma position.

Quoi ?Un GP quoi ? Se fier à un truc électronique hors de prix et capable de se dérober au moment crucial ? Les tables HO 249, les éphémérides et l’annuaire des marées, eux, ne tombent jamais en panne et n’ont pas besoins de piles polluantes. Ma vie m’est trop précieuse pour que je la confie à un gadget, aussi sophistiqué soit-il ! En plus, depuis mon avant-dernière escale, je ne suis plus seul. Il m’arrive en effet de donner de brefs coups de canif dans mon contrat de mariage non-écrit avec mon Poulain. Cette entaille-là devra être un peu plus longue car, partie du sud de l’archipel nippon, c’est vers les Marquises que ma proue se pointe. Ma délicieuse compagne en cette traversée se demande quel est le chanteur que je voudrais visiter.

Une sourde angoisse tourne autour de moi. Palpable, mais mon intrépidité la relègue loin derrière, dans un sillage ce matin inexistant.

-Je te chauffe du café ?

Une tête ébouriffée apparait dans le cockpit, puis tout le reste suit. Comme elle est belle enveloppée de sa tranquille nudité ! Mon regard gourmant ne perd pas une miette de ce charmant spectacle. Nous nous sommes longuement aimés cette nuit passée ; je devine pourtant, qu’après le café, je vais avoir une raison supplémentaire pour oublier où je suis, où nous sommes pardon. Ces parages ne me plaisent décidément pas du tout.

-D’accord, il doit restés quelques croissants. Avec un peu de la sublime confiture de groseilles que nous a donnée ta maman, on va se régaler.

Minuscule coin de bonheur en route pour les immensités du Pacifique, une tache rouge posée une mer presque noire parfois dans les environs. A bord, deux êtres qui s’aiment en profitant du moment présent. Ayant oublié leurs passés respectifs, ils se soucient fort peu de lendemains ne leur appartenant pas. Plus de quatre jours que nous avons quittés le confort d’une marina à Kobe. Kazumi est contente, elle mérite chaque instant son nom. En France, elle s’appellerait Belle, Harmonie ou encore Paix. Ajouterais-je aussi qu’elle est intelligente ?

Ma merveilleuse métisse, issue des amours très brèves d’un soldat noir américain au beau grade de capitaine et d’une simple employée de poste, est née il y trente trois ans. Elle est restée libre de tout lien depuis le terrible tremblement de terre qui ravagea Kobe en janvier 1995. En un instant, son mari et sa fille de un an sont partis vers de meilleurs auspices... Cette jeunette, pour moi ayant franchi le cap redoutable de la cinquantaine, a trouvé le moyen d’embarquer sur ma minuscule embarcation tout en restant payée par l’administration nipponne !

Mon adorable compagne du moment se dédie aux oiseaux, et les puffins sont sa prédilection. Ne vous étonnez pas si je pousse parfois une épouvantable gueulante quand la belle lâche la barre pour pointer je ne sais quel volatil dans ses prismatiques…quelque soit l’état de la mer ! Cette ornithologue, reconnue par de sérieux ouvrages déjà publiés, bosse donc aujourd’hui à temps complet sur un minuscule voilier au pavillon de nos trois couleurs préférées.

esuis loin d’être pauvre, mes aquarelles se sont vendues sur tous les continents. Elles me permettent largement de quoi vivre en naviguant, laissant toujours la caisse du bord rondelette. Une odeur agréable vient chatouiller mes narines.

Monsieur est serviiii !

-Merci merveille de la nature. Peux-tu prendre les bips sonores sur les ondes et vérifie que l’horloge au dessus de la table à cartes soit bien exacte, sinon tu notes la différance. Il doit manquer fort peu pour que sonnent les dix heures.

Quelque chose ne va pas !

-Un problème, petit Français de mon cœur ?

Un sixième sens développé depuis ma première mise à l’eau me prévient d’un danger mais inutile d’affoler ma coéquipière. Qu’est-ce qui cloche ?

Le soleil ! Le soleil n’est pas à sa place ! Décidément Kazumi a du dérégler mon harmonie intérieure. J’affabule, c’est certain ! Aucune manœuvre à exécuter sur le bateau cette nuit, alors j’ai surestimé mes forces en trop aimant. Et…c’est la fatigue qui me fait délirer. En attendant enfin le vent, je devrais reprendre du tonus. Dormir. Pas question d’être surpris en état de faiblesse !

Bip, bip, bip, biiip.

-Seulement deux secondes d’avance sur l’heure du bord. La même chose qu’au départ. Nos mécaniques sont d’une redoutable précision. Je vais faire des photos du soleil et de ses reflets sur la mer.

Nue et appareil photo (lui aussi nippon, oserais-je le préciser) en bandoulière, miss Zoiseaux se prépare à mitrailler alors que je tente vainement de fermer les yeux. Au dessus de nos têtes le clac clac des drisses qui habituellement m’enchante, commence à m’énerver. Un quart d’heure que j’écoute le minuscule déclencheur de l’appareil. Heureusement que les pellicules n’existent plus sur ces engins numériques. Ce serait la ruine !

Que se passe-t-il ? 

Kazumi, tu peux me montrer tes dernières photos ?

Malgré les alléchants appâts qui prennent place à mon côté, je fixe mon attention sur l’écran au dos de l’engin hypersophistiqué, matériel de professionnel à n’en pas douter.

Les trois derniers clichés sont, comme tous les autres, marqués de la date et de l’heure, à la seconde près.

10h 15mn 18s, 10h 15mn 25s et 10h 15mn 27s. Je pâlis, je viens de découvrir ce qui ne va pas et fonce dans l’habitacle en sautant les quatre hautes marches.

-Habille-toi et vite. Cirés botes et tout le toutim, tu enfiles des sous-vêtements, un pantalon et un pull aussi. Toutes les ouvertures bien verrouillées ainsi que les coffres, rien ne dois traîner dans le bateau. Il faut fermer toutes les vannes, celles des toilettes, de la douche et l’évacuation de l’évier.

 -Ne pose pas de question, nous sommes en danger de mort.

-Mais…

-Tais-toi, ceci est un ordre. Tu te rappelles ce que je t’ai expliqué plusieurs fois. Le moment est arrivé de l’appliquer. Tu enfileras également ton harnais de sécurité ainsi qu’un gilet de sauvetage.

ATTENTION. CE N’EST PAS UN EXERCICE !

Ma petite nana, la jaunisse brune comme j’aime parfois à la qualifier en plaisantant, se hâte mais voyant mon calme, elle n’a pas l’air de trop s’en faire.

Pauvre Harmonie, si tu savais ce qui nous attend !

Pendant qu’elle continue le rangement à l’intérieur je file sur le pont en grande tenue de tempête. Vérifie que tous les bouts soient bien lovés et, au cas où, prend un troisième ris dans la grand-voile. Je réduis encore à la proue en ne laissant qu’un mouchoir de poche pour toute toile.

Je suis en nage. La mer est toujours aussi calme mais je sais, hélas, que je ne me trompe pas.

Ce n’est plus une sourde angoisse, c’est une étrange vibration qui s’approche. L’air devient d’un seul coup d’une lourdeur inquiétante. Mais, quel con de capitaine je fais !

-A combien est le baromètre ? 

-Attends, 965 mbar.

-Hein ! Ce n’est pas possible !

En trois secondes je suis de nouveau près de la table à carte et tapote de l’ongle ce foutu menteur d’instrument qui a chuté de 80 depuis ce matin. Je dois être livide car Kazumi me regarde maintenant avec effroi. La dernière des choses serait de perdre mon calme.

Le pire n’est pourtant pas là. A cette heure de la matinée, le soleil devrait être réellement beaucoup plus haut sur l’horizon.

Tous les deux déterminés en attente de l’impossible, mon Poulain plus fermé qu’une huitre retenant sa perle, nous somme assis face à face sur les bancs du cockpit. J’explique la situation.

-Écoute, ce matin et vu notre position, le soleil s’est levé à 6 heures 47 locales. Nous étions trop occupés, nous misérable minus, pour le saluer dignement. Quand on sait que dans le ciel son parcours est de quinze degrés par heure, il devrait se positionner maintenant à environ 60 degrés au dessus de l’horizon. Hors, il est à trente…Tu comprends ?

-Strictement rien !

Le soleil n’est pas à sa place.

Je ne l’avouerais sous aucun prétexte, mais la peur m’habite. Elle s’est infiltrée jusqu’à la plus petite de mes molécules. Je connais la mer. Mille fois j’ai lu ses histoires rarement contées par des fanfarons. On ne plaisante pas de certaines choses sur un bateau, encore moins sur un voilier aussi insignifiant que le mien. Il est une anecdote dont je me souviens parfaitement. Une phrase captée et enregistrée par la lointaine base, prononcée par un pilote de chasse expérimenté avant de disparaitre, lui, son avion et une escadrille entière.

"-Le soleil n’est pas où il devrait se situer."

Cela s’est passé le 5 décembre 1945, plein Est au large de la Floride ; dans un triangle que le monde entier connait. Celui des Bermudes.

La nuit tombe, enclume noire, à dix heures quarante trois du matin ! Une minute plus tard ce n’est plus un bateau-coursier que nous chevauchons mais un sous-marin transformé en avion. Le contraire si vous le voulez. Un choc colossal soulève, dans un monde où l’eau et l’air sont en fusion, les quatre tonnes et demi en ordre de marche de mon Poulain et l’emporte dans les nuages. J’ai encore la force de m’approcher de ma dernière Harmonie et ne sais ni comment ni avec quel bout, je m’attache à elle. Je ne peux plus respirer. Le plus beau cadeau de ma vie m’est fait à cet instant précis, avec un cri distinct dans le creux de mon oreille gauche.

-Je t’aime !

 

18 Août 2005. 10h 48 mn et je ne saurai jamais combien de secondes. 27° 05" Nord, 139°21" Est.

Ce sympathique coin d’océan où nous naviguions n’a pas la même renommée que le fameux triangle de l’Atlantique nord. Mais les phénomènes que, depuis toujours, des marins téméraires ont observés ne relèvent pas seulement de la légende. Idem pour les trop nombreuses disparitions inexpliquées.

Nous quittons la Mer du Diable, aussi appelée Triangle du Dragon. La bête nous a avalés !

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