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Heuristique du vide dans le paysage chinois
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 Article publié le 11 juin 2007.

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Heuristique du vide dans le paysage chinois
Nizar MOUAKHAR
Dans la peinture chinoise comme dans l’univers, sans le vide, les souffles ne circulaient pas, le yin-yang n’opérerait pas. Sans lui, le Trait, qui implique volume et lumière, rythme et couleur, ne saurait manifester toutes ses virtualités ». François Cheng ([1]), Vide et Plein.

L’histoire de la peinture chinoise ancienne nous est parvenue notamment à partir des Han (IIe s. avant J.-C. - IIe s. après J.-C.). Elle a suivi une évolution qui va d’une tradition marquée par la mimesis et le souci du détail vers une conception de plus en plus spirituelle. Par spirituelle, nous n’entendons aucunement une peinture à sujets religieux, mais plutôt celle qui tend elle-même à devenir spiritualité. Une spiritualité inspirée essentiellement du taoïsme et enrichie par la suite de la philosophie Ch’an (Zen). Dans ce contexte, prirent naissance sous les T’ang (VIIe s. - IXe s.) les œuvres d’un Wang Wei, d’un Wu Tao-tzu où triomphe le vide. Il devait atteindre son zénith sous les Sung et les Yuan (Xe s. - XVe s.).

Depuis, le vide se présente tel un concept central, tel un pivot dans le fonctionnement du système de la pensée chinoise. Et le nouveau mode sous lequel il opère, se laisse apprécier comme étant la place privilégiée voire enviable qui lui est assignée dans la hiérarchie des éléments picturaux. Il est en outre un espace diacritique auquel les exégètes chinois recourent le plus souvent pour trancher sur la valeur plastique d’une œuvre, sur le talon d’un peintre. Ainsi, la scène artistique chinoise témoigne d’une corrélation extraordinaire entre le peintre et le vide tour à tour retouchée selon l’exigence d’un choix inhérent à ses propres contraintes esthétiques, symboliques, existentielles, etc. Bref, pour peu que l’on veuille observer la manière dont les Chinois ont conçu l’Univers, le vide s’avère ipso facto sujet incontournable.

Préludons notre propos par un constat : les peintres chinois éprouvent continûment le besoin de laisser beaucoup de place vide, autrement dénommées réserves sur leur subjectile (papier, soie, lin, etc.). Leur négation de la surface picturale ne va pas jusqu’au recouvrement intégral de cette dernière. Selon Chang Shih : « Sur un papier de trois pieds carrés, la partie (visiblement) peinte n’en occupe que le tiers ». En effet, la peinture chinoise doit souvent une grande partie de son originalité (shen zai) à l’exploitation de la typologie matérielle du support usité (voir infra Tableau 1). Ceci revient aussi au fait qu’aux yeux d’un Chinois - qu’il soit artiste, simple amateur ou même profane -, le vide ne peut être néant inerte, rien insignifiant, mais - intuitivement - un élément éminemment dynamique : « Sur le reste du papier, ajoute Chang shih, il semble qu’il y ait point d’images ; et pourtant, les images y ont une éminente existence. Ainsi, le vide n’est pas le rien. Le vide est tableau  » ([2]).

Visant à mieux appréhender le vide dans son application à certains domaines pratiques de l’esthétique chinoise, nous avons allons sciemment mettre l’accent au cours de notre étude sur la peinture de paysage ([3]). Car, c’est à partir de celle-ci que les penseurs chinois ont pu échafauder le soubassement de leurs théories artistiques. Ainsi, dans la hiérarchie des genres, la peinture de paysage occupe un rang de tout premier ordre.

À vrai dire, le paysage chinois est assujetti à la conception rythmique et ambivalente régissant l’ordre du monde. Tel l’Univers lui-même, il est engendré par le jeu de deux principes et/ou emblèmes. Ils constituent, de l’aveu de Marcel Granet, les deux versants antithétiques de ce qu’il propose d’appeler matière ou substance ([4]). A fortiori, il s’agit plus expressément et d’une manière plus nominative de deux pôles distincts Yin-Yang ([5]). Un manichéisme a fortiori une dyade répondant de la bipartition universelle de tous les aspects de la réalité. En effet, l’ordre du monde procède de l’interaction entre ces deux unités complémentaires. Et ceci est à son tour régit par la notion de totalité, entièrement commandée, tel que Granet y a fortement insisté, par la catégorie de sexe. Ainsi, le paysage chinois se doit d’exprimer grosso modo la structure (antithétique) et l’élan (dialectique) de l’Univers. Comment ?

À contempler le paysage chinois, on finit par constater que le vide n’a rien d’une procédure spirituelle. Plutôt, il constitue l’élément fondamental qui anime l’indifférence première des formes et les arrache au chaos du fond. Il n’est pas d’une autre nature que la figure ou la matière. En fait, dans l’ordre du réel, il a pour incarnation le nuage (pour le couple Terre-Ciel) et notamment la vallée (pour la polarité Montagne / Eau). Adoptons ici ce dernier parangon figuratif, du fait de son itération dans l’iconographie chinoise. 

Au sein d’un système binaire Yin-Yang, le vide intermédiaire revêtant ici la figure de la vallée pour les antipodes terrestres Montagne et Eau, joue un rôle charnier. En fait sans la vallée, celles-ci se trouveraient dans une relation de contraste brusque et roide. En effet, si l’image de la vallée marque de visu une séparation entre ces deux entités d’une même vérité et/ou réalité, elle aura moins pour rôle de les isoler que de les ré-unir : « rivières [ou vallée] et nuages, dans leur rassemblement ou leur dispersion, constituent le liant  » ([6]). Mieux encore, elle concoure à tresser des échanges entre celles-ci, en favorisant la croissance du trinôme subséquent : Séparation / Transformation / Incorporation. Tout cela en empruntant le mode de l’« intertextualité », pour reprendre l’épithète d’un Hubert Damisch ([7]) : Eau et Montagne troquent leurs textes (leurs caractères) et jusque leurs textures. C’est ainsi que le peintre chinois génère l’effet virtuel selon lequel la Montagne entrant en collision avec le vide se fond en vagues ; et que réciproquement l’Eau pénétrant le vide, peut s’ériger en Montagne : « [...] dans [ce] vide insaisissable on voit beaucoup de traits de montagnes et de méthodes d’eau qui s’y dissimulent » ([8]). Par conséquent, la vallée bien qu’elle demeure creuse et - dirait-on - vide, néanmoins, elle a le potentiel de faire germer en son sein toutes choses. En tant qu’espace matriciel, elle n’est pas moins l’ancêtre fondateur des êtres. Et ce, sans jamais se laisser déborder et/ou tarir. À ce propos, Chuang-tzu notait : « [...] La grande vallée est le lieu où l’on verse sans jamais remplir et où l’on puise sans jamais épuiser » ([9]). Synecdoque de l’eau ([10]) - corps inconsistant -, elle pénètre partout et anime tout. À Shitao d’ajouter : « En s’en prenant à l’eau, elle [la peinture] trouve son mouvement  » ([11]).

Sur un plan spatial, au travers du travail du vide et au rebours de ce qui se produit dans l’art occidental - notamment renaissant et/ou classique - le paysage chinois s’insurge contre l’emploi de ce que j’appelle la « triade spatiale » : un premier plan ou avant-plan pour le sol ; un deuxième pour les arbres ; un troisième pour la montagne. De même, Montagne et Eau ne débitent pas le subjectile en deux parties distinctes selon le principe des « deux sections » ; celui-ci étant décrit par Shitao comme : « La division en deux sections consiste à placer la scène en bas, la montagne en haut, et conventionnellement, on ajoute encore des nuages au milieu pour accuser plus clairement la séparation des deux sections  » ([12]). Désormais, Montagne et Eau ne seront plus admises comme telles et constituent une progression vers un même projet : former un seul continuum visuel.

Par conséquent, le vide chinois est un principe d’ordre dialectique qui ne servirait pas uniquement à désamorcer l’hiatus entre les différents couples complémentaires Yin / Yang. Il se conçoit en sus - et/ou de concert - comme le cautionnaire de leur champ de correspondances : « Partout le Plein fait le visible de la structure, mais le Vide structure l’usage  » ([13]). Partant, le vide embrasse un principe fonctionnel substantiel, duquel et autour duquel émanait la vie, à l’instar de la Création originelle. Comme le remarquait Sheng dong, le mouvement du vide peut donner libre cours à l’esprit de la vie. « [R]eprésenter les jets, c’est-à-dire déterminer les formes » (Acker) sans l’intégration du vide, ceci conduit inéluctablement à un véritable revers. Autrement dit, tant que l’artiste chinois est en état de réceptivité passive à l’égard du vide, il lui sera alambiqué de pouvoir rendre les souffles de la vie. Le vide devient subséquemment la « substance intérieure » de l’Univers : il est concurremment l’élément central dans le rouage du monde des choses ([14]) et l’état suprême de l’origine ([15]).

In fine, ce qui caractérise le plus le paysage chinois et - par voie d’extrapolation - la pensée esthétique chinoise, reste au premier chef sa prise dialectique de l’antagonisme naturel au titre de modalités d’expression. Chaque élément a besoin de son opposé pour que sa signification soit révélée d’une façon optimale et dans toute sa splendeur. C’est dans cette optique que le paysage chinois acquerra la potentialité d’embrasser une certaine conception de l’Univers : incarner la loi dynamique du Réel et de facto restituer l’image du chaos originel. Pour clore mon propos, mieux vaut-il invoquer cet extrait hautement éminent d’un Picasso, lequel s’adressant à Malraux confessait :

 « Vous connaissez les proverbes chinois, vous, le Chinois. Il y en a un qui dit ce qu’on a dit de mieux sur la peinture : il ne faut pas imiter la vie, il faut travailler comme elle » ([16])

Abstract [...]

Nizar MOUAKHAR :
Plasticien - Doctorant ès Lettres et Arts à l’Université de Provence (Aix-Marseille I) (nizarmouakhar@yahoo.fr).


Tableau 1 :

Ma Lin, Paysage au coucher du soleil (également appelé Fleuve à la lueur de coucher du soleil, 1254)

 

 

Encre et couleurs sur soie, Musée de Nez, Tokyo (« 3000 ans de peinture chinoise », pl. 124).



[1]. F. Cheng, Vide et Plein : le langage pictural chinois, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 63. 

[2]. Cité in F. Cheng, op. cit., p. 63.

[3]. Précisons cependant que la peinture chinoise aborde des thèmes très variés. La tradition distingue quatre catégories : les paysages (y compris les habitations humaines), les personnages, les plantes et les fleurs (auxquelles s’associent parfois oiseaux et insectes) et enfin les animaux.

[4]. Cf. M. Granet, La pensée chinoise, « Le Yin et le Yang », Paris, Éditions Albin Michel, coll. L’Évolution de l’Humanité, 1980, pp. 101-126. 

[5]. Ibid., pp. 115 et 148.

[6]. Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, Shitao, trad., P. Ryckmans, Paris, Hermann, coll. Savoir : Sur l’art, 1996, p. 68.

[7]. H. Damisch, op. cit., p. 306.

[8]. Jiai zi, III, chap. XXI ; Petrucci, p. 173. Ibid., p. 307.

[9]. F. Cheng, op. cit., p. 30.

[10]. Thalès propose l’eau comme arkhê, à l’origine du monde et elle est capable de donner naissance à tout ce qui existe. De même, Lao-Tseu écrivait : « Rien n’est plus souple et plus faible que l’eau, mais pour enlever le dur et le fort, rien ne la surpasse » (cité in H. Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 305.). 

[11]. Shitao, op. cit., p. 61.

[12]. Shitao, ibid., p. 85. 

[13]. F. Cheng, op. cit., p. 30.

[14]. « Du Vide est né le Cosmos dont émane le souffle vital » (Huai-nan-tzu, op. cit., p. 27.).

[15]. « Le Vide pur, voilà l’état suprême auquel tend tout artiste » (Wang yu, op. cit., p. 69.).

[16]. P. Picasso, Picasso. Propos sur l’art, Paris, Éditions Gallimard, coll. Art et Artistes, 1998, p. 141.

 

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