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Extrait de "L'échiquier des étoiles"
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 Article publié le 12 mars 2007.

oOo

Je me réveillai lentement, la tête encore perdue dans un rêve assez confus. J’étais dans un lit, dans une pièce spacieuse plongée dans la pénom­bre. Une grande fenêtre ne révélait qu’un noir profond. Autour de moi - au-dessus aussi d’ailleurs - des machines teintaient les draps blancs de la lueur verdâtre de leurs écrans. Sur ceux-ci, apparaissaient des tracés régu­liers et des chiffres ; sans doute le pouls et le rythme cardiaque (et quoi d’autre ?). J’étais donc dans une chambre d’hôpital, même si la pièce ne res­semblait pas à celles que j’avais pu fréquenter. Qu’est-ce que je faisais là ? Je me sentais bien ; c’est ce que je me disais quand, en voulant lever la tête pour observer la machine au-dessus de moi, une douleur aiguë me trans­perça le front. Encore une de mes sempiternelles migraines ! C’est en portant la main à ma tête que je m’aperçus qu’elle était entourée de bande-lettes - ou quelque chose d’approchant - en tissu-éponge. Mais ce qui provoqua chez moi un malaise, ce fut de porter ma main droite à ma tête... Comme si cela devait m’apparaître surprenant.

Avant de pouvoir analyser cette sensation, je vis que quelqu’un était entré : une femme - une infirmière ? - habillée semblait-il d’un ensemble en papier blanc - chemise et pantalon - et d’un genre d’espadrilles.

- Vous vous sentez bien, m’sieur ?

Elle avait un accent que je ne parvins pas à identifier. Je répondis oui d’une bouche atrocement pâteuse qui ne laissa passer qu’un filet de voix.

- Cool. Le docteur vient d’suite.

Elle ressortit, me laissant assez perplexe sur sa prononciation. Où étais-je donc ? Dans un hôpital de banlieue éloignée ? Et qu’est-ce que j’avais ?

Un homme pénétra dans la pièce. Cette fois, je pus voir comment : une partie de la paroi en face de moi s’était silencieusement effacée. Rien de visible derrière. C’était un chinois - enfin, un asiatique - chauve (ai-je dit que l’infirmière l’était aussi ?), d’un âge indéfinissable, vêtu d’un costume bizarrement coupé, sans cravate. Il s’installa sur un siège près du lit, face à la machine inconnue qui se trouvait sur ma gauche, et amena devant lui une sorte de clavier de commande.

- Je suis le docteur John Li Wong. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

Lui aussi avait un accent difficile à situer. Non ! J’avais déjà entendu ces inflexions : c’était un américain qui parlait en français. Tout à ma décou­verte linguistique, je n’avais pas écouté la suite.

- Pardon...?

- Auriez-vous des difficultés à vous centrer ?

- Centrer ?

- Concentrer, pardon. Il m’examinait d’un oeil perçant tout en piano-tant sur son clavier.

- Heu... Non. Mais j’ai un peu de mal à savoir où je suis. C’est grave ? Ce que j’ai ? Un accident de voiture...?

- Inutile de vous affoler (Il pianota sur son clavier. Etrangement, je me sentis un peu apaisé, comme mis en confiance). Vous n’êtes plus victime que d’une légère amnésie qui devrait se dissiper. Voyons... Vous souvenez-vous de votre nom ?

Je restai interloqué. Pas par la question, mais par le vide qu’elle provo­quait dans ma tête. Depuis mon réveil, je m’étais senti moi-même, sans perte de capacité particulière malgré l’endroit et la situation, mais je ne m’étais pas encore demandé qui était ce Moi.

- Oubliez cela pour le moment, reprit-il. Comment va votre bras droit ?

Je mis un moment à sortir du trouble dans lequel j’étais, puis assimilai la question et repensai à l’impression fugitive que j’avais eue tout à l’heure.

- Je suis censé avoir quelque chose ? dis-je en faisant jouer mes doigts devant mes yeux.

Il croisa les jambes en se tournant un peu vers moi (mais sa main droite resta sur le clavier).

- Vous avez été très mal, savez-vous ? En fait, vous auriez pu mourir... et votre réanimation n’a pas été sans séquelles...

Je continuai à observer mon bras droit. Il avait l’air pâle, mais je suppo­sais que moi aussi. Merde ! De quoi avais-je l’air ? Je ne m’en souvenais plus non plus ! Un petit instant de panique, mais il passa rapidement. Du coin de l’oeil, j’avais vu les doigts pianoter...

- Vous êtes un psychiatre, pas vrai ? Qu’est-ce que vous tapez en me parlant ? Vous... Vous m’injectez quelque chose, hein ?

Il leva ses deux mains devant lui avec un léger sourire.

- Je suis content de voir que votre cerveau fonctionne à la perfection. Si cela vous effraye, je n’agirai plus sur vos stimuli... Mais ce n’était que pour vous apaiser, pour éviter un état d’hystérie... ou de paranoïa.

Je restai muet. Je devais effectivement avoir l’air hystérique. Machinale-ment, je demandai :

- Que... Comment ?

- Regardez votre poignet gauche.

Je le levai. Il était entouré d’une bande de plastique que j’avais prise pour un tensiomètre, elle-même reliée à la machinerie par un tuyau souple.

- Selon ce que m’annoncent ces écrans sur votre état d’anxiété ou de nervosité, je stabilise votre état - très légèrement je vous assure - avec des neuroleptiques légers ou des endorphines. Je ne vous drogue pas. Je m’as-sure simplement que ce que vous allez apprendre ne vous perturbe pas au point... de devoir vous garder en traitement plus longtemps que nécessaire.

De devenir fou, c’est ça ? Vous croyez que je ne peux pas encaisser un choc ? D’accord ! Essayons sans vos foutues machines. Dites-moi quelque chose que je suis censé ne pas encaisser...! On va voir...!

Je le vis jeter un coup d’oeil sur ses écrans.

- D’accord. Vous avez eu un problème au réveil. Maintenant, votre bras droit est artificiel. Cybernétique plus précisément.

- Que...

Mes pensées devinrent confuses. J’entendis soudain les machines s’em­baller autour de moi. Des « bips » et des trilles... De plus en plus fort... Je vis ses doigts pianoter avec frénésie...

Une vieille Renault Nausicaa. L’échangeur de Neuilly vers Puteaux. Un trajet familier : de l’école de danse de madame Mouratov jusqu’à la maison. Un mercredi en fin d’après-midi. Certainement des courses à faire en pas­sant au Continent de Rueil. Je n’en sais rien : je suis en tournoi à Rostock. Un petit quatre-vingt dix : Claire est toujours prudente en voiture. Une oreille amusée aux propos d’Ophélie à l’arrière : les copines, cette idiote d’Océane qui a oublié ses chaussons, les réflexions de madame Mouratov, les discussions de vestiaire. Un connard qui sort à cent quarante de la bre­telle du MUSE. Non-respect de la priorité. Une BMW turbo, un laser de Hard au maximum du volume. Elle n’avait pas fini de brûler qu’il hurlait encore. Claire fait un écart. Un peu trop appuyé sans doute. Le camion DHL qui doublait heurte la Renault à cent dix. Elle s’écrase sur la BMW qui avait pilé. Ophélie n’avait pas sa ceinture. Claire a dû voir une forme passer au-dessus de son épaule. Explosion du pare-brise. La BMW part en tonneaux et s’écrase contre une fourgonnette. Incendie. La Renault s’encas­tre sur le rail de sécurité, suivie du camion DHL qui broie l’habitacle. Claire est tuée sur le coup. Ophélie est un tas désarticulé grillant sur le pneu de la BMW retournée.

Je me réveille en sursaut. Un cauchemar, mais il n’en reste que des bri­bes (encore une fois, je ne m’en souviendrai totalement que bien plus tard). Une main sur mon épaule.

- Du calme.

La voix du psy. La lumière augmente. Il est dans la même position que tout à l’heure. Le lit se relève automatiquement, me ramenant définitive-ment à la réalité.

- Écoutez. Vous n’êtes pas en état de faire face au retour progressif de vos souvenirs sans assistance médicale. Vous devez me permettre de vous aider.

Je mis un moment à réagir. J’étais encore essoufflé, mais ça passait. Je le regardai : il ne bougeait pas, impassible. J’avais du mal à mettre de l’ordre dans mes pensées.

- Comment allez-vous ce matin ?

Il se pencha vers moi en me tendant sa main. Déconcerté, je la serrai machinalement. Il se rassit.

- Sentez-vous une quelconque gêne à votre bras droit ?

Je me souvins. Un bras robot ! Je regardai ma main. Elle avait vraiment l’air normal. Humaine. Mienne.

- Non. Je... Je crois que je ne sens pas la différence.

- C’est normal. Donc, si vous pouvez me faire confiance au sujet de votre bras, vous devriez pouvoir faire de même au sujet de l’assistance chi­mique.

Assistance chimique. Quel terme ! Tout à la fois d’une neutralité hospi­talière et... dégradant.

- D’accord, soupirai-je malgré moi. Si je ne sens pas la différence...

- Bien. Il posa ostensiblement la main sur le clavier. Que je vous expli­que : votre amnésie n’est due qu’à votre état de choc. Si vous vous rappe­lez d’une seule chose, votre nom par exemple, tout va vous revenir d’un coup, et ça peut être dangereux ; déstabilisant en tout cas. Toutefois, reprit-il sur ce ton professoral propre aux psychiatres, vous avez déjà appris que votre bras était artificiel hier, ce qui a dû préparer votre esprit à accueillir de nouveaux chocs...

- Hier...?

- Oui. Nous avons préféré laisser votre cerveau... Heu... se « réinitialiser » pendant une nuit.

- « Nous...? »

- Une chose à la fois. Ce cauchemar était un souvenir qui remonte à la surface. Voyons, vous souvenez-vous de quelque chose ?

J’étais fatigué. Je ne savais pas pourquoi, mais j’avais du mal à mettre

mes idées en place ; à me concentrer sur une question ou sur une idée. Une

sensation s’imposa insidieusement à mon esprit qui s’y accrocha : - Je peux manger quelque chose ?

- Café, croissant, jus d’orange ?

- Très bien.

Il ne fit pas un geste. L’expression « position d’attente » me vint à l’esprit.

- Vous n’aimez pas les psychiatres, n’est-ce pas ? Pourtant, votre dossier ne mentionne aucune thérapie. Ou est-ce une erreur...?

Je réfléchis. Oui... Je me souvenais de séances. Mais je n’avais pas payé... Un ami je crois... qui me rendait service pour oublier... accepter... Quoi ? - ... Un accident de voiture...

- Votre cauchemar ?

- Oui, réalisai-je soudain. Et le psy... Un ami...

L’infirmière entra et amena un plateau à roulettes devant moi. L’odeur du café m’arracha de ma torpeur. Je mangeai machinalement. Les crois­sants étaient bons, croustillants. Comme chez Louis...

- ... Avenue de la Liberté...

- Votre adresse.

Pianotement sur la console.

- Claire et... Ophélie...

Je commençai à voir des images, comme un puzzle qui se recomposait, chaque élément en entraînant un autre ; une cascade confuse et ininter­rompue d’impressions, d’images, de sentiments... jusqu’à...

- L’accident de voiture...

- Votre femme et votre fille. C’est là qu’elles sont mortes. Vous n’étiez pas là.

Pianotement.

- J’étais bloqué à Rostock... Une tempête de neige... Mon beau-frère... Mathieu... le psy... s’est occupé de tout...

Je m’excusais. Je ne sais pas pourquoi. Une excuse qu’il me semblait avoir répétée souvent. Une petite brûlure. J’avais renversé du café sur ma main... droite ? Elle tremblait. Bizarrement, ça me remit les idées en place.

- Mon Dieu...!

- Vous vous souvenez de votre nom maintenant ?

Ton froid. Professionnel.

Je n’hésitai qu’un instant :

- Éric... Challonges.

- Bien. Il sembla réfléchir, soupesant mon état, posant quelques ques­tions complémentaires. Je l’écoutais comme un fond sonore, perdu dans un déluge de souvenirs incohérents. Et... vous souvenez-vous pourquoi vous êtes là ?

La question m’obligea à fixer mes pensées. C’était comme piocher une image, mouvante, bruyante, odorante, au milieu d’un tas d’autres. De suivre des milliers de ramifications pour fixer celle que je cherchais... La dernière apparemment.

- Un... Hôpital ? Froid. Blanc. Aseptisé... C’est ici ?

- Non. Vous vous rappelez du Cryotorium de Phoenix.

- Cryotorium... Oui (pianotement prolongé)... Je me suis fait... hiberner.

- Cryogéniser, rectifia-t-il. En demandant que l’on vous réveille cent ans plus tard.

- Oui... (Mon Dieu ! était-ce bien moi ? Je m’en souvenais à peine...) Je le sentis bouger devant moi. Je levai les yeux (ou plutôt je focalisai mon regard depuis longtemps perdu dans le vide).

- Et maintenant vous êtes réveillé, un peu plus tôt que prévu, mais très loin de vos souvenirs.

J’essayai d’assimiler ce qu’il disait, mais une énorme migraine, comme une vague, m’emportait.

- Vous allez dormir maintenant.

Il m’aida à me coucher après avoir tapoté sur son clavier. Je me laissai faire, sombrant peu à peu dans une douce torpeur (et content de sombrer). Je ne pensais pas à l’époque que les rêves étaient pires que la réalité.

Je pose ma valise sur le tapis de l’entrée, un peu irrité de constater que la porte était restée ouverte. Avec tout ce qui se passe de nos jours, j’ai pourtant répété trois cent fois à Claire de fermer quand elle est à la maison.

La maison est vide, silencieuse. Un bouquet de fleurs fanées trône sur le guéridon qui sépare symboliquement l’entrée et le salon ; l’acajou aux reflets noirs est constellé de pétales recroquevillés, noircis, poussiéreux.

- Claire ? Ophélie ?

Ma voix résonne lugubrement, renvoyée par les Je passe dans la cuisine en enlevant mon manteau. Personne. Par réflexe, et parce que je ne sais pas quoi faire de ce poids sur mon bras, je reviens l’accrocher au portemanteau. Je l’installe à côté du petit blouson rose d’Ophélie, décoré de moutons stylisés - simples nuages floconneux, qua­tre bâtons pour les pattes, une boule blanche trouée de ronds noirs pour la tête - et de haies brinquebalantes, quelques planches clouées de travers et disposées au hasard.

Je me retourne, croyant avoir entendu un bruit, mais ce n’est qu’un nouveau pétale qui vient de rejoindre les autres sur le plateau du guéridon. Vaguement mal à l’aise, j’ouvre la porte de la cave, dans un grand cliquetis du trousseau de clés qui y est accroché. La porte grince comme le bois se coince dans le chambranle ; quelques poussières de bois tombent. Ophélie ne serait jamais descendue là-bas toute seule ; et il n’y a aucun bruit, pas même la machine à laver qui pourtant tourne toujours à cette heure de la journée.

Je me décide à traverser la cuisine dans laquelle aucun plat ne mijote ; la table n’est pas ce fouillis de pots ouverts, d’assiettes sales et de miettes que laisse Ophélie après avoir pris son quatre-heures. La petite fenêtre gril­lagée ne montre que le jardin ; vide. Inquiet, je grimpe quatre à quatre l’escalier et passe d’une chambre à l’autre, sans voir personne. La chambre d’Ophélie n’est pas l’habituel capharnaüm de jouets répandus sur la moquette et le lit. Notre chambre est propre, nette, les lits faits ; rien ne traîne. Je m’arrête sur le palier pour réfléchir : la voiture est là. Elles sont peut-être sorties faire une course ? Ou rendre visite à une voisine ? En lais­sant la porte ouverte ?

Je redescends l’escalier, pensif. Mes pas font grincer le bois fatigué des marches. J’atteins le tapis et me fige, dans l’attente d’un bruit, d’une indication. Il y a comme une idée qui trotte dans ma tête, qui refuse de s’exprimer, qui ne se manifeste que par une crampe à l’estomac ; grandis­sante, irradiante.

Un rire ! Celui d’Ophélie. Je le suis, passant dans la cuisine, et ouvre d’un coup la porte du jardin. Claire est là, agenouillée devant les plates-bandes, en train de repiquer un géranium ; ses gros gants oranges sont maculés de terre, ses cheveux ramenés en queue de cheval sont baignés de lumière.

- Papa ! crie Ophélie en se retournant.

Elle se lève, abandonnant la brindille avec laquelle elle taquinait une fourmi, mais ne se précipite pas vers moi. Claire se retourne avec un sou-rire chaleureux. J’ai oublié qu’elles n’étaient pas là tout à l’heure. Mon coeur bat à tout rompre, de joie ou de soulagement, je ne sais pas.

- Vous êtes là, dis-je. J’ai eu peur. J’ai cru... que vous étiez mortes.

Elles me regardent fixement, leurs sourires s’éteignant lentement ; immobiles.

- Mais Eric, dit doucement Claire : nous sommes mortes.

Leurs traits fondent soudain, perdant leurs couleurs, se transformant hideusement. La peau disparaît, laissant apparaître des masses blanchâtres sous des rigoles de chair rouge ; les crânes apparaissent, ricanant comme les lèvres se recroquevillent en croûtes noires ; les orbites vides continuent de me fixer.

Je hurle.

Une lumière s’alluma, abattant le rêve comme si une porte claquait bru­talement dans mon esprit, faisant voler en éclats ces dernières images. Des écrans palpitèrent silencieusement, actionnant un quelconque dispositif qui produisit un léger glougloutement. Mon rêve s’effilocha dans des brumes chimiques, cheminant lentement par tout un réseau de tubes et de veines raccordés ensemble. Il perdit peu à peu de sa réalité ; de son importance. Comme si je me détachais lentement de lui et de ce qu’il me disait sur moi-même.

Quelqu’un entra. Une infirmière, ombre anonyme qui vérifia rapide-ment les écrans, puis disparut, me laissant seul.

Je m’attendais à m’endormir, à être assommé par ces produits chimiques obligeamment distillés par les ordinateurs silencieux reliés à leurs batteries de capteurs ; mais je restais longtemps les yeux dans le vague, revivant mon rêve par bribes, retrouvant Claire et Ophélie telles qu’elles étaient et telles qu’elles m’étaient apparues.

Pourquoi ce foutu engin ne m’endormait-il pas ?

Je scrutai l’obscurité, comme si j’avais pu y trouver la réponse. Ou plu-tôt une échappatoire. Un moyen d’effacer tout cela ; ce passé encore confus dans mon esprit. Et d’échapper à cet univers glacé, à cette fenêtre aux reflets noirs, comme si l’extérieur n’existait pas, au ronronnement des machines qui me surveillaient et à ce psychiatre qui semblait tout savoir sur moi.

Dans mon esprit encore confus, à peine capable de se situer dans le temps et dans les méandres de ma mémoire, résonnèrent ces vieux vers qui émergeaient d’un fatras étudié à l’université ; Sénèque je crois :

Unde prostrata ad domum video cruenta redimus ?
An nondum exuit simulacra mens inferna ?
Post reditus quoque oberrat oculis turba feralis meis ?

Pourquoi ceux-ci parmi tant d’autres resurgissaient-ils aujourd’hui ? Pourquoi devais-je revivre tout cela ? Je m’endormis sans en être conscient, me débattant dans mes pensées, perdu dans la frontière floue entre le délire et le rêve.

J’ouvris les yeux d’un coup, comme si quelqu’un avait pressé un inter-rupteur. L’asiatique se tenait assis à côté de moi. Peut-être pas une impres­sion si dénuée de réalité, après tout...

- Comment vous sentez-vous ? dit-il tranquillement.

- Bien.

- Je me redressai péniblement, prenant appui sur le coussin pour m’ados­ser. Une tasse de café m’attendait, posée sur un plateau à côté de moi, accompagnée de donuts.

- Vous avez passé une bonne nuit ? insista le psychiatre.

Une bonne nuit ? J’avais rêvé... de quoi ? Que je me réveillais ? Non,, de...

J’eus un haut-le-coeur. Je tentai de le masquer en m’emparant de la tasse fumante. J’entendis un ou deux bips pendant l’opération, mais je n’y pris pas garde.

- Vous savez, reprit le psy (comment s’appelait-il déjà ? Li Wong !), il va bien falloir me parler à un moment ou à un autre ; c’est une des bases essentielles de mon travail.

Je lui jetai un coup d’oeil circonspect. Est-ce que c’était une plaisanterie ?

- Où suis-je ? demandai-je finalement.

- Dans un hôpital spécialisé dans ce genre de problème ; dans lequel une participation active du patient est souhaitée afin qu’il libère la cham­bre au plus vite.

Décidément, si c’était de l’humour, je n’étais pas sûr de l’apprécier.

- Je ne peux pas bouger mes jambes, ajoutai-je au bout d’un moment.

- C’est normal, ne vous inquiétez pas.

J’haussai un sourcil. Ça voulait dire quoi, « normal » ? Que je n’avais rien et qu’ils me paralysaient volontairement ? Je soupirai et jetai un coup d’oeil autour de moi : la fenêtre révélait maintenant un parc assombri par une pluie battante et silencieuse ; quelques arbres, une allée de graviers...

- En quelle année sommes-nous ?

Li Wong tapota son calepin avec son stylo :

- Vous voulez savoir ce qu’il y a à l’extérieur de vous, mais vous laissez de côté ce qu’il y a en vous. C’est pourtant la chose la plus importante à l’heure actuelle ; celle qui va déterminer votre insertion dans ce nouveau monde.

Une onde d’angoisse m’envahit soudain : un nouveau monde ! Seul, avec tout ce qu’il y avait de nouveau à découvrir ou à redécouvrir ! C’était comme de recommencer sa vie à l’enfance...!

- Vous auriez dû me laisser dormir, grommelai-je.

- Un peu trop commode, vous ne trouvez pas ? (il avait l’ouïe fine déci­dément !). Et maintenant, si on essayait de remplir votre dossier ?

Je sirotai mon café un moment, ce qui m’évita de répondre. Les donuts ne m’attiraient pas particulièrement : j’avais comme une crampe à l’estomac.

- Je... suis un peu fatigué, dis-je finalement.

Tire-toi et laisse moi dormir !

- Vous savez que vous n’allez pas bouger de ce lit tant que vous n’aurez pas répondu à mes questions ?

- Très bien : rester couché, c’est tout ce que je demande.

- Vous n’avez pas envie de sortir de cette chambre ? D’aller vous pro-mener ? Hum ! ajouta-t-il après avoir jeté un coup d’oeil par la fenêtre, je vous comprends vu le temps...

J’eus un sourire amer et terminai mon café. J’allai reposer la tasse quand j’eus comme un spasme : ma main droite se mit à trembler toute seule, mes doigts se recroquevillèrent spasmodiquement, et la tasse explosa sur le sol.

- Merde ! J’attrapai mon poignet avec la main gauche et tentai de le contrôler : qu’est-ce que vous avez foutu ?

Ma main me secouait comme si elle voulait se détacher de moi ; mon corps se mit à trembler lui aussi, et je sentis mes joues se mouiller.

- Merde ! Merde...!

Il y eut comme un reflux ; comme si mon corps se détendait, et tout redevint normal. L’assistance chimique...

- Ne vous inquiétez pas, dit Li Wong : ça va aller...

Il m’aida à me recoucher pendant que je continuais à lui demander de partir.

- Je vais vous laisser dormir pour l’instant, mais il faudra bien que vous répondiez à mes questions : vous n’allez pas rester ici toute votre vie.

- Pourquoi pas ? pensais-je tout haut, attendant impatiemment que l’habituelle torpeur chimique me ramène dans les limbes que je n’aurais pas dû quitter.

- Parce que vous avez des choses à faire. Comme nous tous. Je ne comprenais pas ce qu’il me disait : tout ce que je voulais, c’était oublier le présent et dormir.

- Une dernière chose, Eric ; juste pour entamer d’un bon pied nos rela­tions : vous souvenez-vous de votre... profession ?

Je réfléchis un instant, me frayant un passage au milieu de souvenirs et d’impressions divers, se présentant sans ordre.

- Grand-Maître International, murmurai-je sans comprendre les mots que je prononçais.

- ... Oui ?

D’échecs.

 

Paul CARTA
Extrait de L’échiquier des étoiles
Mélis éditions

 

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