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Abélard et Héloïse
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 Article publié le 14 septembre 2004.

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Abélard et Héloïse

Copyright 2004 Patrick CINTAS

Héloïse mit à côté la dernière lettre d’Abélard, trempa la plume dans l’encre et écrit :
"C’est avec une incrédulité mêlée d’effroi que j’écoutai ma vieille nourrice raconter les prétendus actes de prouesse de mon oncle, et ce n’est que la conviction que c’est encore une de ses histoires à dormir debout qu’il raconte pour entretenir son image tyranique devant nos yeux, qui m’arrête de commettre quelque action imprudente. Car enfin, l’acte qu’il se vante d’avoir commis est tellement impensable que je ne saurais le concevoir, même venant de la main d’un tel monstre. Répondez-moi dès que vous aurez reçu cette lettre et infirmez ces rumeurs !"

Abélard répondit, mais non pour infirmer les rumeurs. Il était au lit, pleurant, comme l’oncle l’avait prédit, la perte des chers objets avec lesquels il avait offensé l’honneur de celui-ci. Mais, comme la nature a une façon de nous enlever quelque chose tout en nous compensant d’une autre manière pour rendre la perte plus supportable, Abélard fut recompensé par la grâce divine qui le pénétra de bas en haut, suivant la trace même de la perte. Libéré du poids des deux objets qui tire l’homme vers sa trop terrestre nature, Abélard se sentait maintenant léger, et de sa voix angélique, il entonnait des louanges vers le haut. Il courait et s’étonnait de ne rien sentir balancer entre ses jambes, sauf son âme qui, légère et transparente, avait conquis toutes les régions de son corps, y compris celle mentionnée au début de cette phrase. Il exhortait Héloïse à chercher la lumière qu’il avait trouvée, mais, comme Héloïse n’avait rien perdu, la lumière qu’elle trouvait n’était qu’une trop grande chaleur.

Dans son effort désespéré de reconquérir son amant, Héloïse, qui gardait les deux objets dans un coffre de santal, parla aux médecins les plus savants, et, convaincue que les deux poires auraient pu être rattachées auprès de l’arbre, entreprit de convaincre Abélard de se soumettre au progrès de la science. Abélard refusa, non pas parce qu’il se méfiait de la science, mais parce qu’il se sentait beaucoup mieux ainsi.

Offensée par cette preuve d’ingratitude et furieuse contre l’amant infidèle, Héloïse fut maintes fois prête à ouvrir le coffre et à se servir de son contenu pour une bonne omelette bénédictine. Finalement, elle jeta les deux oeufs de chair de toute sa force, les jeta aussi loin de la terre qu’elle le put, et les oeufs atterrirent sur la surface poudreuse de la Lune, où, après quelques sauts élastiques, ils se trouvèrent dans la bouteille contenant la raison perdue de Roland. (Pour le lecteur qui ne connaît pas l’histoire de Roland furieux racontée par Ariosto, il convient de rappeler que le pauvre Roland avait perdu sa raison à cause d’un chagrin d’amour.) Le lecteur se demandera à juste tire comment deux c------- et la raison perdue du célèbre héros d’autrefois seront capables de vivre ensemble, partageant la même bouteille. D’autres parmi les lecteurs auront déjà répondu que ce n’est pas rare que ces deux entités si différentes vivent en une symbiose ayant comme effet la transmission des particularités de l’une à l’autre, et vice-versa.

Si quelqu’un avait vécu sur la Lune, il aurait été drôlement surpris de voir une bouteille à la dérive, laissant percevoir à travers le verre transparent, deux objets ovales entourés d’une sorte de brume qui faisait penser à un esprit se préparant à sortir dans le monde. Selon Calvino, un Poète aurait autrefois vécu sur la surface déserte et grise de cette planète. Le Poète, s’il avait trouvé la bouteille, aurait sans doute écrit un poème ou du moins un petit récit comme celui-ci où il aurait laissé à la postérité l’histoire de la naissance de la Lune de l’union inattendue entre l’esprit d’un Guerrier et les organes germinatifs d’un Philosophe. Mais le Poète était mort depuis longtemps. Ses os, mélangés avec la poudre grise de la Lune erraient, eux aussi, de vallée en vallée, en quête d’une tombe éternelle. Ce fut la gloire d’un astronaute soviéto-américain de découvrir la bouteille poussiéreuse et de faire sortir, après tant d’années, son contenu, qu’il présenta à un public multinational, laissant échapper ces paroles de surprise :
-Ma foi, je n’ai jamais vu de c------- si raisonnables et une raison si enc—illonnée.

Il les ramena sur Terre et les mit dans un musée où on peut toujours les voir.

Copyright 2004 Patrick CINTAS

 

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