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Connaissiez-vous seulement cet écrivain, Monsieur le Directeur ?
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 Article publié le 29 octobre 2017.

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Vous étiez, monsieur le directeur, le modèle du chef idéal, tel que la Direction Générale le concevait.

Bien né, élevé dans une ville convenable de la banlieue ouest, il vous sera pardonné d’habiter Colombes, une ville si pauvre, mais nous étions sûrs que c’était provisoire…

Enfin, et nous étions quelques-uns à l’avoir remarqué, doté d’une dose suffisante, juste ce qu’il fallait, de pingrerie et de provincialisme.

Vous aviez fait un séjour d’une année aux Etats-Unis, après des études d’ingénieur dans une école parisienne où les professeurs eux-mêmes vous confortaient, dès vos débuts, dans votre sentiment de supériorité écrasante de « futurs dirigeants » de l’économie, de la politique et de la société.

Léon Bloy disait que « les Riches ont vendu le Corps et le Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ ».

Connaissiez-vous seulement cet écrivain, Monsieur le Directeur, vous qui nous parliez volontiers de votre foi... Qu’est-ce que cette phrase aurait bien pu signifier pour vous ?...

Il n’y avait pas jusqu’à ces rites étranges que l’on appelle bizutage, où l’on pouvait lire sur vos figures de jeunes gens bien nés, cette sorte d’assurance, cet éclat particulier que l’on appelle le bonheur…

Vous étiez le maillon d’une chaîne qui ne devait pas se rompre. L’appartenance au groupe se justifie, se paye par quelque souffrance, la seule que vous auriez à supporter pour tout le reste de votre vie…

Durant votre future carrière, vous alliez pouvoirrendre aux humbles ce que vos aînés vous avaient fait endurer pendant une semaine, lorsque vous aviez vingt ans.

Ainsi, les jeunes crétins que l’on voyait emplumés dans les rues, au mois de septembre, lors de la semaine de rentrée, acceptaient-ils de bon cœur d’être enfarinés et de marcher à moitié nus dans des sacs poubelles, car ils pensaient déjà aux délices qui joncheraient leurs futures vies de dirigeants responsables

Le temps de votre bizutage était loin derrière vous et vous avez dû déployer vos qualités d’organisateur… Il vous a fallu un peu de temps pour comprendre ce qui n’allait pas dans notre Département.

Vous n’avez eu besoin que de quelques semaines pour imaginerles mesures qu’il convenait de mettre en œuvre afin de rendre à votre service la rentabilité justifiant la confiance de nos actionnaires.

C’est-à-dire son efficacité et sa capacité à atteindre les objectifs fixés par une direction générale qui avait exigé une croissance des résultats de sept pour cent par an jusqu’en 2012.

Vous avez d’abord essayé de nous faire adhérer à votre projet et je dois reconnaître que le contraste avec votre prédécesseur a joué en votre faveur. La rigueur et la clarté de vos exposés ont séduit tous les personnels de l’équipe, et vous avez contribué à leur redonner,pour un moment,de l’énergie et de la foi en eux-mêmes.

Quelque chose, cependant, me gênait dans votre personnalité.

J’ai fini par ne plus supporter votre morgue, vos certitudes, votre indifférence aux autres. Et pourtant, j’aurais dû m’y attendre, n’est-ce pas ?... Que pouvais-je espérer, venant d’un individu de votre nature ?...

De la reconnaissance ?... Du respect ?... Une affinité élective ?...

Les trente années et plus de vie professionnelle que je traînais derrière moi comme autant de maillons d’une chaîne lourde comme du plomb, auraient dû, pourtant, m’alerter.

Devant des créatures de votre espèce, il faut bien reconnaître, comme l’eût dit le grand poète italien de la Renaissance devant la porte de l’Enfer, que nous devions abandonner toute espérance…

Vous n’étiez, au fond, qu’un tout petit monsieur, prétentieux et incompétent…

L’autorité ? … Elle demeure insuffisante,si elle ne s’appuie pas sur la compétence réelle et la justice, pour ne pas parler… d’humanité. Mais nous aurions eu tort d’évoquer ce sujet devant vous. Votre modèle de l’entreprise idéale,dont vous nous parliez souvent, n’était-ce pas celui d’un grand opérateur de téléphonie ?...

Une référence, selon vous !...

Des employés se suicident ?...Que voulez-vous qu’on y fasse ?... C’est la dure loi darwinienne de la lutte pour la vie… Seuls les plus forts, les plus malins, les plus rapides, méritent de survivre ! …

Vous me le disiez souvent, et je n’en croyais pas mes oreilles : l’entreprise est une réserve de dinosaures, prédateurs bondissants et réactifs, ou bien consommateurs opportunistes, flairant de très loin la charogne…

Ces métaphores, prononcées avec calme et sérieux, comme l’eût fait un professeur, me laissaient sans voix…

C’est la raison pour laquelle - je l’ai bien compris plus tard - notre entreprise aime les sportifs et déteste les autres…. Il n’y a pas de place pour la contemplation lorsqu’il faut répondre aux attentes de nos clients.

Dans quelle mesure les soins et l’attention que vos parents vous avaient portés,dans votre enfance,ont pu contribuer à façonner votre étrange aspect, aussi lisse qu’un mannequin de cire ?...

Je souhaitais vous en parler, juste avant votre décès.

Vous aussi, un jour, vous seriez appelé à souffrir : de l’immobilité des choses, de l’insuccès ou de la malchance… Car vous ne pouviez pas tout contrôler dans votre vie.

Les êtres humains dont vous aviez la responsabilité n’étaient ni des objets ni des marchandises. 

Souvenez-vous !...

Oh, pardonnez-moi, vous allez encore me dire que « je viens ressasser l’évocation des pages-les-plus sombres-de-notre-Histoire ».

Mais, que voulez-vous ?... Notre monde, celui d’aujourd’hui, celui où vous êtes né, Monsieur le directeur, est constitué, aussi, de cette matière fracassée, de cette rupture, pas si ancienne au fond…

Presque soixante-dix ans ont passé !...

Ce ne fut pas une guerre ordinaire, voyez-vous ?...

Ce fut aussi une guerre contre l’humanité, et contre la culture…

Une guerre contre l’Histoire et contre la mémoire…

Expulser de France et transporter au cœur de l’Empire allemand des dizaines de milliers d’êtres humains - mais étaient-ils encore des êtres humains ? -fut une opération complexe, très technique, mais bien maîtrisée, au fond, par les dirigeants, les cadres et les ingénieurs de la Société Nationale des Voies Ferrées ...

Aucun « état d’âme » n’a assombri leurs esprits rationnels de mathématiciens.

Un ingénieur n’a pas d’état d’âme…

Vous en saviez quelque chose, et vous nous le répétiez souvent…

Pour quelles raisons, d’ailleurs, en auraient-ils éprouvé, des « états d’âme » ?... N’était-ce pas la guerre ?... N’avait-on pas, aussi, entassé les soldats français lorsqu’ils montèrent au front, durant l’été de 1914 ?...

Avec, en plus, des chevaux et de la paille ?...

Ces gens valaient-ils mieux que nos soldats ?...

Dans les plus hautes sphères du Pouvoir, chez les ministres et les secrétaires d’Etat dont l’aspect physique et même, la coupe des costumes, la couleur des cravates, la forme des lunettes, avaient survécu à la guerre au point de se transmettre de génération en génération jusqu’à nos jours, on les considérait, ces passagers involontaires, comme des nuisibles

Et vous auriez voulu qu’on les fasse voyager en troisième classe ?... Pourquoi pas en première, pendant que vous y êtes ?...

Non !... Des wagons plombés de marchandises devaient bien suffire !... Soixante ou cent pièces par wagon, car on n’oserait plus utiliser le terme de « personnes ». Un seau d’eau pour boire. Un seau vide pour l’hygiène. Rien à manger. Et c’est bien assez comme ça… Et tant pis s’ils doivent y laisser leur vie !...

De toute façon, nous savons bien qu’on les évacue pour qu’ils meurent.

Pour qu’on ne les revoie plus... Pour que leur présence soit effacée à jamais de nos vies, de nos paysages, de nos rues, de notre esprit, de notre mémoire…

Alors oui, ils souffriront. Leur agonie commencera bien avant le terme du voyage, juste ralenti par des problèmes d’aiguillage, de priorités et de sillons… De pannes techniques, d’indisponibilité de personnel. Mais le voyage se fera, s’accomplira jusqu’à son terme, jusqu’au septième cercle de l’Enfer.

J’ai souvent rêvé de sabotages et de bombardements, pour empêcher ces voyages de la mort… Mais ont-ils seulement eu lieu, même à l’état de vagues projets, sinon dans mes fantasmes salvateurs et rétrospectifs ?...

Aucun ouvrage d’histoire contemporaine ne me l’a confirmé… Il y avait d’autres urgences… D’autres priorités…

Dans mes cauchemars et mes insomnies, j’imagine le hurlement de désespoir des mères tentant, en vain, de calmer leurs bébés blottis dans leurs bras à moins, et ce fut le cas, le plus souvent, à moins… A moins que les gendarmes aient dû, sur ordre, arracher leurs enfants de leurs bras, quelques jours ou quelques semaines auparavant, afin qu’elles partent dans les premiers convois.

Personne ne répondra à leurs appels…. Leur souffrance et leur angoisse, ne trouveront que la nuit et le silence…Le Ciel sera vide durant ces jours d’apocalypse, ces jours de malheur et beaucoup d’entre elles ne survivront pas au voyage.

A l’arrivée à Pitchipoï, les portes des wagons s’ouvriront enfin sur l’antre de la mort et de la folie.

Pourquoi est-ce que je me sens l’obligation de vous raconter tout cela, cher monsieur ?... Quel est le rapport avec vous ?... Vous n’étiez pas né, à cette époque !... Vous n’êtes aucunement responsable de toutes ces horreurs !...

Permettez-moi encore de vous raconter mes cauchemars, j’en aurai bientôt terminé…

Viendront les hurlements des gardiens, les aboiements des chiens, les ordres, claquant comme des coups de fouets. Des esclaves, déjà prêts à retirer les cadavres et nettoyer les wagons de leurs vomissures et déjections.

 

 

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