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Rassurez-vous : ce n'est qu'un chagrin passager
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 Article publié le 17 septembre 2017.

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Rassurez-vous : ce n’est qu’un chagrin passager.

Mon discours ne changera pas le monde : il continuera d’aller comme il va… Il poursuivra sa course vers l’abîme ou bien… vers la Rédemption.

Changer nos habitudes vestimentaires fut plus compliqué pour certains d’entre nous. Plusieurs de nos collègues continuaient de venir au bureau, le vendredi, habillés d’un complet de couleur sombre et le col noué d’une cravate.

Mais les jeunes veillaient… et ils ne tardèrent pas à nous faire remarquer le peu d’empressement que nous mettions à respecter la compliance, un terme anglais que nous n’avions pas appris à l’école, mais que l’entreprise s’était chargée de nous enseigner et de nous faire assimiler, par la persuasion d’abord, puis, si nécessaire, par de lourdes menaces sur la pérennité de notre emploi.

La compliance !...

Mot en réalité intraduisible, mais qui pouvait signifier : l’ensemble des règles de conformité, écrites et surtout, non écrites, que chaque salarié SE DOIT d’appliquer sous peine d’être mal jugé, mal noté ou bien même…exécuté.

L’entreprise nous demandait de vivre selon la règle… Quelle était cette règle ?... Il nous appartenait de le deviner, en lisant entre les lignes, en interprétant les non-dits, en déchiffrant les silences, en imitant les anciens, ou bien les jeunes, plus prompts à comprendre, à l’esprit plus vif, et surtout, mieux dressés...

La « compliance » …Il convenait de la mettre en pratique, et sans discussion !...

Et si nous n’étions pas d’accord avec cette règle, si une faille était constatée dans notre comportement, alors nous pouvions nous attendre à subir la sanction : une mise à pied, aussi tranchante et glacée que le couperet d’une guillotine tombant sur votre nuque par un petit matin d’hiver…

Lorsqu’il arrivait qu’une telle mesure s’appliquât à l’un ou à l’une d’entre nous, vous remarquiez vite, alors, la stupéfaction, le silence et la gêne de vos collègues, de vos « compagnons de travail » … Ils regardaient ailleurs, ils vous fuyaient comme si vous étiez porteurs d’un virus mortifère, ils chuchotaient et murmuraient en aparté...

Mais, parfois, aussi, leurs yeux brillaient de la joie secrète d’avoir échappé au pire…

Nous nous sommes donc, peu à peu, résignés, le vendredi, à abandonner nos complets sombres et nos cravates, et à venir ennégligé…

Mais, après tout, quelle importance ?...

A quel moment de notre vie avions-nous été vraiment libres ?...

Notre directeur est décédé à l’âge de trente-cinq ans et nous sommes venus ici, dans cette église de Colombes dont il nous parlait souvent, afin, je l’ai dit, de lui rendre un dernier hommage, aux côtés de sa famille et de ses amis.

Nous, ses collègues et ses subordonnés, nous,c’est-à-dire les membres de la direction de MERCER & HIGGINS, et certains sont venus de Londres et même de Berlin.

Notre compassion va d’abord, bien sûr, à son épouse, Chloé, et à ses deux petites filles, Marie-Charlotte et Ludivine, ainsi qu’à sa mère, ici présente, à qui nous présentons tout notre respect et notre amitié.

Combien nous mesurons, aujourd’hui, la douleur et le chagrin qui les frappent !...

Notre directeur venait de rentrer du Congrès des Assureurs Aviation & Spatial qui réunit, tous les deux ans, les principaux spécialistes de la Branche dans une ville différente, tantôt en Asie, tantôt en Europe, tantôt au Proche-Orient.

A peine rentré chez lui, un mal foudroyant l’emporta en quelques semaines. Les médecins de l’établissement où il fut hospitalisé durent constater leur impuissance devant le mal des radiations.

De quelles radiations s’agissait-il et d’où provenaient-elles, nous ne le saurons sans doute jamais…

Quelles réflexions nous inspirent,aujourd’hui,la disparition d’un cadre dit supérieur et dont l’avenir promettait d’être brillant ?...

Permettez-moi, M. le Directeur, de mettre, pour la dernière fois, une vraie distance entre nous. Elle existait de votre vivant et votre disparition n’y changera rien.

Je vais donc utiliser le vous.

Le congrès, organisé cette année à Dubaï, devait apporter des informations et présenter des études techniques sur le marché très spécialisé de l’assurance aérienne et spatiale. Mais ce type de réunion demeurait, avant tout, un lieu de rencontres et d’échanges où des cartes de visites passent de mains en mains, où des réseaux naissent et s’enrichissent, où même, parfois, une carrière peut prendre un nouvel essor.

Il va sans dire que ce lieu vous était réservé, à vous seul, M. le Directeur. Et pourquoi pas ?... Nous ne prétendions pas vous accompagner… Notre présence eût été pour vous un poids bien inutile.

Vous nous aviez,simplement, annoncé votre absence, en nous laissant tout ignorer de ses raisons et en nous dissimulant la date de votre retour… Etrange comportement !...Pourquoi un tel manque de confiance en nous, un tel goût du secret ?...

Vous vous rêviez peut-être, M. le directeur, envoyé en mission très spéciale ?...

Etes-vous conscient, aujourd’hui, de ce comportement ridicule, à peine digne d’un petit marquis de l’ancien régime ?...

Je l’espère pour vous !...

Ce système fonctionnait depuis des années et personne n’était venu vous le reprocher.

Vos réunions et vos déplacements ne nous étaient pas annoncés et vous alliez jusqu’à verrouiller votre agenda électronique afin qu’aucun d’entre nous ne pût avoir accès à votre emploi du temps. Il me semble, M. le directeur, que cela n’était pas très conforme avec le règlement intérieur, ni même avec une bonne conception de la conduite des équipes, vous ne trouvez pas ?...

Votre hiérarchie était-elle au courant ?... L’eut-elle été, elle ne serait d’ailleurs pas intervenue… Elle vous aurait approuvé, au moins tacitement.

Il faut, au minimum, un meurtre, ou un suicide, touchant un membre du personnel, pour que notre « hiérarchie » intervienne…C’est-à-dire pour qu’elle fasse un beau discours, hallucinant de mièvrerie et de fausse compassion.

Les règlements intérieurs des grandes entreprises n’engagent que ceux qui les lisent, c’est-à-dire les serfs et les manants… Sûrement pas les barons !...

En nous marquant ainsi votre mépris, Monsieur le Directeur, aviez-vous le sentiment de conforter votre pouvoir et de marquer la distance d’usage entre le « chef » que vous étiez, et vos subordonnés ?...

Je me suis alors souvenu que Charles de Gaulle avait développé,dans l’un de ses livres,toute une théorie sur le sujet : Le Fil de l’épée, je crois… L’aviez-vous seulement lu ?... J’en doute fort car, à vous écouter,à subir le flot continuel de vos paroles niaises et inconsistantes, le niveau de votre culture générale nous apparaissait, pardonnez-moi de vous le dire, d’une médiocrité qui nous faisait honte…

Lisiez-vous seulement un peu, en dehors de vos revues techniques, de vos e-mails et de vos rapports ?...

Votre épouse, ici présente, pourrait nous le dire mais à quoi cela servirait-il ?... Par respect pour elle, je ne lui poserai pas la question, et elle ne présenterait guère d’intérêt aujourd’hui.

Non, la lecture du Fil de l’Epée ne vous aurait été d’aucune utilité.

Il suffit de penser à la grande école d’ingénieurs que vous aviez fréquentée pendant quatre ans pour imaginer que l’Enseignement du Mépris comptait parmi les matières principales !...

On vous avait répété, pendant quatre ans : « Vous appartenez à l’élite de la France !... Apprenez à mener la vie dure à voscollaborateurs ! »… Ce fut du bonheur, du miel, d’entendre ces paroles, n’est-ce pas, Monsieur ?...

L’excellence de l’école à laquelle vous veniez d’accéder était la preuve des éminentes qualités de votre personne… Votre carrière et votre avenir étaient déjà tout tracés ! …

Bien avant l’école, il y eut…vos parents, votre père surtout, qui vous chuchotait à l’oreille, ou bien vous rappelait, d’une voix ferme, cette sentence qui ouvrait les portes de votre avenir :

« Tu seras un chef, mon fils ! ... »

La triste nouvelle de votre disparition ne nous est pas arrivée dans le flot de celles qui se déversent, chaque jour, dans notre « boîte postale » informatique. Combien de courriels nous arrivent-t-ils ainsi ?... Nous les découvrons chaque matin et ils continuent de se déverser jour et nuit dans notre boîte aux lettres…

Combien en lisons-nous ?... Combien en jetons-nous à la « corbeille » ?...

Le décès d’un collègue nous est en général annoncé par le département « Communication » de notre entreprise. S’agissant de vous, M. le directeur, l’information nous a été annoncée en personne par la représentante déléguée de la Direction des Ressources Humaines, Anne M., ici présente, et que je souhaiterais saluer.

Les ressources humaines ! … Nous avions l’impression que l’on avait tendance à les pressurer, de plus en plus, ces ressources, au point de nous demander si, après tout, ladite Direction souhaitaiten éprouver la résistance, jusqu’à sa limite la plus extrême.

Nous avons le regret, avez-vous, dit, madame, de devoir vous annoncer le décès de… Une phrase de ce genre, un peu moins solennelle, peut-être.

Vous qui, d’habitude, ne nous accordiez pas même un regard, il vous a semblé,cette fois-ci, indispensable et à titre tout-à-fait exceptionnel, de venir nous rencontrer, en personne.

Vous vous êtes déplacée, vous avez quitté votre service, deux étages au-dessus du nôtre, dans le vaste ensemble de bureaux que nous occupons à Colombes, unique commune « de gauche » d’un département « bourgeois et conservateur ».

Un département de riches et de jouisseurs comme notre Président les aime. Un département moderne

Un ensemble de bureaux que les promoteurs avaient nommé « Cœur Défense » mais qu’ils auraient pu tout aussi bien baptiser « Défense d’avoir du cœur », ou bien…« Il est interditd’aimer » ou bien même…« Le travail rend libre » ...Car, pour augmenter l’attrait et le prestige des immeubles de bureaux, depuis des décennies, déjà, on leur donnait des noms…

Un immeuble assez éloigné du quartier d’affaires mais qui allait devenir de plus en plus accessible à mesure de l’avancée de la construction du tram dont la ligne serait prolongée jusqu’à Bezons, dans le Val d’Oise.

Tous ces détails nous étaient fournis dans la brochure d’accueil remise par la Direction,lorsque nous avions quitté nos vieux bureaux haussmanniens, dans les années quatre-vingt-dix.

Comme dans un rêve, Madame la Déléguée, nous vous avons entendue prononcer des phrases qui s’adressaient à nous, les ouvriers de bureau… Car le décès brutal d’un cadre dit supérieur nécessitait d’accomplir une démarche particulière, un effort de votre part, et vous avez pu surmonter votre dégoût habituel.

Cette parole, ces quelques phrases, n’auront probablement pas de suite, sauf, je l’imagine, pour nous annoncer notre licenciement collectif… La froideur de votre ton, la vitesse de votre débit, nous laissèrent sans voix.

Nous vous avons écoutée, et vous êtes repartie vers votre « espace de travail », nous laissant émus et silencieux, frappés de stupeur par la nouvelle. 

 

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