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Nouvelles lentes - [in "Phénomérides"]
Azza (nouvelle)

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 Article publié le 18 juin 2017.

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Azza et moi vivons paisiblement au bord de la rivière Noire. L’heure de la retraite a sonné il y a quelques années maintenant. Nous sommes seuls. Le premier voisin est à dix kilomètres en aval. Il n’y a plus personne en amont. La maison est construite pour nous abriter. On ne peut pas parler de confort. Une fois par mois, nous descendons à Saïda pour nous ravitailler et consulter le médecin. Il nous trouve toujours en pleine forme. Nous n’avons pas d’enfants. Pas de véritables amis non plus. Nous ne sommes pas ici chez nous, sinon nous en aurions. De temps en temps, nous passons la soirée à Saïda et nous allons nous asseoir au-dessus du tarmac pour voir le ballet des navettes former des guirlandes dans le ciel. Nous n’avons plus rien à nous dire, mais nous guettons nos déclins respectifs avec raison et compassion. Le survivant reviendra chez nous pour disparaître à son tour. En attendant, je me lève tôt le matin, à l’heure de la première navette lunaire. Elle laisse dans le ciel une trace d’argent qui se dissout lentement au gré des vents. Je descends jusqu’à la rivière où j’ai construit, il y a des années, un ponton pour amarrer mon bateau. Je passe quelquefois la journée à bord de cette vieille chaloupe aménagée en bateau de plaisance. Je ne m’éloigne pas. Je ne perds jamais de vue la maison. Azza apparaît sur la terrasse. Elle y déjeune, puis elle s’étend dans un fauteuil d’osier et passe le reste de la journée en lecture, rêverie et sieste. Nous nous revoyons dans l’après-midi. Elle a cuisiné un plat sans sel, sans sucre et sans tout ce qui nuit à la vieillesse. Il n’y a aucun plaisir à en tirer. Nous évoquons quelques souvenirs liés à des vacances à l’autre bout du monde. Elle adore m’écouter. Et je ne taris pas de détails prégnants. Elle essuie des larmes. Je m’ennuie. Pour moi, la journée est terminée depuis longtemps.

En fait, je ne vis que le matin. La nature m’a doté d’une fonction sexuelle toujours en alerte. Et c’est dans cet état que je sors le matin, descendant vers la rivière pour retrouver l’étrange sensation de flottement, allongé au fond de la chaloupe, les yeux pleins de ciel et de soleil. Ma vie ne sera plus rien. Qu’a-t-elle été ? Il n’est plus question pour moi de me replonger dans les supplices de la philosophie. Je m’y suis soumis avec délices tant que j’avais des projets à satisfaire. Et je n’ai répondu à aucune question d’être, d’exister, d’avoir, de paraître. Seul avec moi-même, encore soumis aux turgescences, je n’avais aucune envie de nostalgie. Pourtant, mon avenir était vide, spectacle d’un néant auquel j’avais cru échapper au moins le temps de vivre. Mais je n’étais pas malheureux. Et je possédais Azza. Quant aux autres, je ne les imaginais plus. Cette queue qui se dressait encore, cet appel qu’Azza n’entendait plus, était peut-être tout ce qui me restait. Je possédais Azza comme on époussette un bibelot. Ma queue me rappelait que j’avais été. Et personne ne venait me dire ce qu’il pensait de moi. Jamais Azza ne parlait de moi. Je lui parlais des pays que nous avions visités, des personnages qui n’avaient pas de noms, des demeures de rêves, des poèmes qui traversent l’Histoire, des belles morts sur les champs de bataille ou sur la scène de nos théâtres.

Le matin, sortant de la chambre où Azza feignait de dormir pour ne pas avoir à me caresser, je me dirigeais vers la fenêtre où je m’attendais à voir le même paysage, quelle que fût la saison. C’était mon premier contact avec la réalité. Il est vrai que j’avais des nuits agitées. Les rêves, au réveil, se bousculaient encore dans la plus incroyable bataille d’images, de bruits et de caprices de la raison. L’herbe rase descendait doucement vers la rivière. Le ponton était obscur sur l’eau déjà lumineuse. La chaloupe exhibait les carreaux de ses ouvertures. La rivière paraissait aussi compacte qu’une coulée de lave. Je voyais les joncs se plier, l’herbe se laisser emporter avec sa motte de terre, la carpe surgir tandis que la brise emportait cette sonorité métallique en aval. Je désirais en rester là. Mourir maintenant, les yeux emplis de ce qui n’était pas une tranquillité malgré les apparences. Je soutenais cette violence, sentant le sang battre dans ma queue. Ce supplice se répétait depuis des années. Et aucune main experte ne surgit de ce jardin, ô Clara.

Je m’étais habitué à cette répétition. Je n’en parlais pas à Azza. Je ne savais plus ce qu’elle pensait. Et si elle m’avait parlé, je ne l’aurais pas écoutée. Elle devait s’en douter. J’avais refermé la porte de la chambre, la plongeant ainsi dans le silence. Qu’aurais-je fait du bruissement des draps, des nuances de sa respiration, du flottement des rideaux dans la fenêtre ouverte ? Si elle y regardait, elle n’aurait pu contempler que l’ombre de la forêt environnante. Or, je descendais déjà vers la rivière, heureux de vivre finalement. J’emportais peut-être un bidon d’essence, une canne à pêche et tout le nécessaire, pain et vin y compris. Ou j’avais décidé de passer la journée à l’intérieur. Cette lente descente aux enfers, ce calme au bord du vide, cette absence de perspective ne changeaient rien au temps qu’il fait, qui passe et qui mémorise.

Pourtant, un matin comme les autres, quelque chose changea. Il y avait un homme assis sur le ponton. Homme ou femme. J’eusse aimé une femme. Ma conversation avec les hommes était achevée depuis longtemps. Et celle que j’entretenais avec Azza ne me disait rien de la femme. Qui sait ? Une inconnue. Le désir. Une nouvelle vie. Mais ce personnage assis était un homme. Son profil était orné d’une moustache. Il fumait la pipe. Et sa casquette ressemblait à s’y méprendre à la mienne. Transporté de joie (d’où venait-elle ?), je sortis pour me faire connaître. L’homme devait bien se douter que la maison était habitée. Il m’avait peut-être vu naviguer sur la rivière. Qui était-il ?

Arrivé à sa hauteur (il me tournait le dos), je m’adressai à lui pour lui parler du temps, de la tranquillité et de la beauté des lieux. Je recevais sa fumée en plein visage. Elle montait en tournoyant et m’environnait un moment avant de se laisser emporter par la brise. Mais l’homme ne se retourna pas. Il ne répondit pas. Il était peut-être sourd. Comme il m’était impossible de me montrer à moins de sauter dans l’eau (la chaloupe se trouvant de l’autre côté), j’ai parlé plus fort, plus intrigué, moins délicatement. Il ne répondait toujours pas. J’ai donc renoncé à cette conversation. Elle m’aurait éclairé sur l’homme, sur sa nature, son importance, sa créativité. Je suis rentré. Je crois même avoir claqué la porte. Azza ne s’en inquiéta pas. Ou elle se terra dans les draps.

Furieux, je me remis à la fenêtre. L’homme avait disparu. Je ne le trouvai pas sur le chemin de hallage, ni sur le sentier qui pénètre dans la forêt. Il ne nageait pas, la chaloupe ne trahissait aucune intrusion. Azza sortit alors de la chambre. Je retrouvai mon calme habituel. Celui des tartines de pain beurré et du café fumant sous mes narines.

« Tu ne sors pas aujourd’hui ? me dit Azza.

— Déjeunons ! » fis-je.

Il y avait longtemps que nous n’avions pas échangé une conversation de ce type. Cette après-midi, nous avions prévu une évocation de notre croisière dans l’océan Indien à bord d’une goélette toute blanche. Nous déjeunâmes. Je ne dis pas un mot de l’homme. Azza ne pouvait l’avoir vu, à moins qu’il eût remonté le sentier, auquel cas il serait passé dans la fenêtre. Mais ne m’en aurait-elle pas parlé ? Elle me tenait informé des intrusions animales qui émerveillaient son esprit de petite fille. Je scrutais son vieux visage. Les paupières y pendaient comme des rideaux. Le beurre avait enduit ses lèvres légèrement rosées. J’entendais le chuintement de son dentier. Je ne me souviens plus si j’ai cessé de bander quand j’ai quitté l’homme ou quand elle est sortie de la chambre.

Le lendemain matin, rebelote ! L’homme était assis sur le ponton. Même casquette, même pipe, son dos têtu, les volutes tournoyant. Cette fois, il gâchait mon paysage de roseaux, d’herbe grasse et de ronds dans l’eau coupés par la cuirasse d’une carpe. Je collais l’oreille à la porte de la chambre. Si Azza ne dormait pas, si elle menaçait de sortir de la chambre et de se mettre à la fenêtre pour voir l’homme, je… j’étais capable de tout ! Pas de clé sur la porte. Azza, petite enfant, a toujours peur que je joue à l’enfermer. Elle a jeté toutes les clés dans la rivière. Il y a longtemps que j’ai remisé mes palmes et mon tuba. Perverse !

Cette fois, ne souhaitant pas risquer une nouvelle humiliation, que cet homme fût sourd ou autre chose, je ne descendis pas vers la rivière. J’attendis. Je voulais le voir partir. Savoir dans quelle direction il allait quand il quittait les lieux. Pourquoi ? Je n’en sais rien ! Appelons ça curiosité. Il habitait bien quelque part. Sur la rivière, à bord d’un yacht. L’idée n’était d’ailleurs pas mauvaise d’entreprendre ce voyage. Avec ou sans Azza. Tout dépendait de la durée à envisager. En amont ou en aval ? Que de questions ! Le mieux, me dis-je après ce moment d’égarement, était d’attendre le lendemain matin. Je lui sauterais dessus.

Ce que je fis. J’attendis le lendemain matin. Je ne lui sautai pas dessus. Je n’en eus pas le temps. Au moment où je me mettais à la fenêtre, il s’en alla ! Je ne pouvais tout de même pas lui courir après. Je sortis pour tenter de savoir dans quelle direction il fuyait. Me fuyait. Il ne fuyait personne. Il avait repéré le ponton. Il avait vu les volets ouverts. Nous ne les fermons jamais. Il savait que la maison était habitée. Il était en croisière sur la rivière et avait repéré le ponton qui pouvait lui être utile. Il était le seul à pouvoir dire pourquoi. Je ne savais rien de lui. Je courus. Il avait disparu. D’un côté comme de l’autre. J’eus la tentation de sauter dans la chaloupe pour atteindre le milieu de la rivière et ainsi observer son amont et son aval. Si bateau il y avait, il ne pouvait pas être loin. Mais que cherchait cet homme ?

J’avais besoin d’Azza. De sa voix, de ses conseils, de sa capacité à me tranquilliser. Je m’aperçus que ce désordre matinal ne m’avait pas privé d’une louable érection. Tant pis pour Azza. Je me confierais à elle après. J’entrai dans la maison, directement dans la cuisine, ouvris la porte de la chambre, nu comme ver. Les draps étaient défaits, les coussins par terre, les rideaux tirés de chaque côté de la fenêtre alors que d’habitude, nous les laissions se balancer au gré de la brise, le soir comme le matin. Je me penchai à la fenêtre. Azza n’était pas dans le jardin. Je l’appelai. Pas de réponse.

Combien de temps dura cet affolement ? Je l’ignore. Azza avait disparu. L’homme avait disparu. « Quelle conclusion tirez-vous de ces deux faits ? » demandai-je au policier.

 

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