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Article publié le 7 mai 2017. oOo « Quand ces quarante hivers assiégeront ton front… » W. Shakespeare
Les poètes de ma génération ont tous le visage pâle Ils parlent la langue de Lincoln ou de Voltaire Et voyagent dans des avions bondés de malades dépressifs -----------------------ou de retraités culs-de-jatte
Leurs livres sont dans toutes les bonnes librairies des grandes -----------------------métropoles. Parfois ils fument des cigarettes infectes qui feraient pleurer Les statues sur les places publiques
Bien sûr, ils sont bardés de récompenses littéraires Que les aveugles et les borgnes voudraient bien Voir accrochées à leurs boutonnières.
Mais jamais ils n’oublieront leur journal dans une maison de passe. Car cela pourrait bien leur servir plus tard pour envelopper la viande
Les poètes de ma génération n’ont rien à envier à Maïaskovsky,
Tous mourront un jour d’une tragédie condamnable Ils s’aspergeront le visage à l’acide sulfurique, Puis ils se suicideront sans l’espoir de voir les villes éclairées -----------------------par une poignée de nuages
Les poètes de ma génération sont tous des types médiocres, Ils soufrent de maladies inimaginables comme le daltonisme. Et leur tragédie n’est qu’une étrange métaphore
Souvent ils parcourent le monde, une valise à la main. Leur maison est un taudis en forme de coquille. Ils trouvent, très souvent, toutes les femmes belles Mais c’est bien regrettable Que ce défaut soit dû à leur accablante myopie.
Je ne dirai rien d’autre sur les poètes de ma génération. Sauf, que leur extravagance m’interpelle Le jour où j’ouvre mon parapluie rouge Dans une rue de France.
Pourtant, j’aime les poètes de ma génération, -----------------------leurs caniches Bien dressés et leurs sourires d’allégresse le jour -----------------------de la Saint-Jean.
J’aime leurs créations hermétiques.
Celles qui sentent le pain des boulangeries lointaines, Ou celles qui évoquent l’arôme du café, le matin, Lorsque les villes se réveillent fraîchement Comme un minuscule gant vide, Ou encerclées par la fumée des usines finissantes.
Sans que l’horloge pointe son nez d’autruche. Dans les quartiers bondés d’ouvriers sans travail Ou de jeunes filles Fatiguées par les nuits trop courtes.
Dans ces villes lointaines les tramways zigzaguent ivres Sur les vagues du bitume.
Mais les poètes de ma génération oublient très souvent Que ces villes existent !
Nous sommes toujours dans un hémisphère où les nuages S’effacent sur les églises gothiques, enveloppées De colombes ou De pigeons sans visage.
Les rivières passent sous les ponts remplis de suicidés. Les poissons passent et les arbres lointains passent -----------------------ainsi, pour se vêtir Étrangement avec les habits cérémonieux d’un piano -----------------------famélique.
Toutes les villes d’Europe et les places publiques accueillent À volonté les poètes miséreux dans des bistrots bondés -----------------------de fantômes.
Un mythomane sort d’une poche un vieux lapin aux oreilles Très blanches Qui n’a toujours pas les yeux d’un agréable prestidigitateur.
Une femme belle comme une orange bleue Nous regarde écrire nos plus beaux poèmes sur la vie. Ceux qui ne changeront pas le monde à l’heure du couchant. Ceux qui auront toujours à l’aube une écharpe bleue Et un chapeau melon Sur la pointe de leurs doigts. Ceux qui prendront encore les rues et les avenues Dans le sens des aiguilles d’une montre. Ceux qui seront les photographies des massacres -----------------------de ce siècle infâme, Fait de fumée et de feuilles, d’éclats et de poussière.
Faits aussi de pierres, d’oiseaux, de vagues -----------------------et de lampadaires Et qui s’envoleront un jour sur les nuages -----------------------comme les fiancés amoureux : Car eux, les amoureux, auront toujours le visage tendre.
Un matin nous verrons, peut-être, un animal -----------------------qui portera une ville Au milieu de son ventre. Ce ne sera pas un paysage champêtre, bien sûr. Et encore moins une seconde de l’aurore.
Mais dans une maison éclairée par la lumière -----------------------d’une lampe Une jeune fille pleine d’espoir sera à la fenêtre -----------------------du printemps.
Plus loin, les montagnes alourdies par les siècles S’inclineront devant les océans Remplis de pneumatiques et de pélicans de pétrole.
Et sur la lumière des montagnes une vache couleur -----------------------du ciel Broutera de l’herbe fraîche sur le bercail de la vie.
C’est sûr. Tout le monde le devine déjà. Donc, il est probable que cette ville lointaine N’ait encore été vue par personne.
Encore moins, par les poètes de ma génération, -----------------------ces apôtres Du mot et du geste et du tact.
Eux, qui ne voient que les choses importantes -----------------------de ce monde d’automates !
Pourtant, nous voyons une bêche, une brouette -----------------------et une pelle.
Plus loin, une hache. Quelques fardeaux de blé. Une roue. Une meule. Un mouton souriant.
Une pierre lourde comme un nuage couleur saphir.
Et puis, et puis, ces rivières qui se déverseront sur nous, -----------------------assoiffées. Ces trésors qu’on aime tant et qu’on ne peut atteindre.
Les poètes de ma génération auront tous le visage pâle.
Le vent balaiera à jamais les villes lointaines, Tandis que les horloges poussiéreuses du monde S’arrêteront sur les montagnes encerclées, Nous contemplerons les cadavres flottant sans sourire Sur les syllabes du monde, La lampe dans la poche, Le stylo Presque sans pointe,
Après avoir effacé de leur regard vide Tous nos vers, Tous nos poèmes, Toutes nos métaphores -----------------------sans taches.
Le verre à la main, la coupe en cristal, Comme un trophée
Pour saluer notre lâcheté au milieu De l’épouvante.
Ô ! Poètes.
© Patricio SANCHEZ-ROJAS, Le Parapluie rouge, Domens, 2011.-
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