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Dictionnaire Leray
SÉMANTIQUE SÉRIELLE

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 Article publié le 30 avril 2017.

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La « fonction poétique » de Roman Jakobson opère sur un axe transversal qui est, assez précisément, celui du signifiant « série » lui-même. La formulation est un peu âpre mais elle exprime avec la grande précision possible le fonctionnement qui est à l’oeuvre dans un procédé tel que la rime.

 

La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de sélection sur l’axe de la combinaison. L’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence. En poésie, chaque syllabe est mise en rapport d’équivalence avec toutes les autres syllabes de la même séquence ; tout accent de mot est censé être égal à tout autre accent de mot ; et de même, inaccentué égale inaccentué ; long (prosodiquement) égale long, bref égale bref ; frontière de mot égale frontière de mot , ; absence de frontière égale absence de frontière ; pause syntaxique égale pause syntaxique ; absence de pause égale absence de pause. Les syllabes sont converties en unités de mesure, et il en va de même des mores ou des accents.

R. Jakobson, ELG, p.220/

 

D’une certaine façon, la série serait quelque chose comme le « plus petit dénominateur commun » aux deux axes. Pour Jakobson, « la fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison ». Autrement dit (les puristes m’en voudront peut-être de ce raccourci) : ce qui se ressemble s’assemble. Cette caractérisation de l’activité poétique dans le langage n’éclaire pas les seuls procédés poétiques, tels la rime, l’assonance, la paronomase. Elle donne une idée de ce qui est à l’oeuvre dans les cas si fréquents de « fausse étymologie » (qui par exemple fait imaginer à certains que « sérigraphie » vient de « série » alors que le mot est issu de la racine « sérici- », la soie), le lapsus, l’association d’idées... Phénomènes qui ont pour trait commun de mettre la dimension consciente de l’acte de langage entre parenthèses. La fonction poétique est à l’oeuvre non pas dès qu’il y a similitude, mais dès que cette similitude devient, à tort ou à raison, fonctionnelle.

A ce niveau, nous devons laisser de côté la question de la conscience qu’a celui qui s’exprime de ce qu’il dit quand il le lit. – Dès lors que la « fonction poétique » est reconnue, ce qui la fait exister n’est pas l’intention mais la fonctionnalité – qui se manifeste principalement par la corrélation.

Ce n’est que par la corrélation de faits que des phénomènes peuvent être identifiés. Pour prendre un exemple concret, même s’il se situe à un autre niveau que la rime et tous les autres phénomènes phoniques, on doit évoquer, chez René Char, dans Le Marteau sans maître, une assimilation pour le moins troublante de deux mot : « amour » et « violence ».

Le rapprochement n’est pas porté par une rime. Pourtant, à bien y regarder, ce sont toute une série de poèmes (et pas seulement dans ce livre précis) qui sont sous l’influence de cette « rime sémantique ». Les mots sont d’abord contractés dans une brutale association :

 

Défense de l’amour violence

Asphyxie instant du diamant

 Paralysie douceur errante

 

Puis ils s’éloignent pour former un tableau complet :

 

A travers les cristaux des consciences inflexibles

Au chevet de la violence dilapidée

Dans l’animation de l’amour

 

Ailleurs, l’association se décline selon d’autres lexèmes :

 

Nous avions lacéré l’odieuse cataracte sur les yeux de

 l’amour

Délivré le langage

Flambé les ferments

 

Le phénomène dépasse le seul Marteau sans maître puisque, quelques années plus tard, dans « Le rempart de brindilles » (1953), le poète écrit :

 

Jeunes hommes, préférez la rosée des femmes, leur cruauté lunatique, à laquelle votre violence et votre amour pourront riposter, à l’encre inanimée des meurtriers de plumes. Tenez-vous plutôt, rapides poissons musclés, dans la cascade.

 

Voilà un phénomène qu’on serait tenté d’analyser au titre d’une « sémantique sérielle », pour reprendre le mot de Henri Meschonnic, si l’expression n’avait connu des aléas qui rendent difficile une appréhension sereine de la chose. Par exemple, cette énigmatique évocation qui vient à la rescousse du continu :

 

Naturellement, la valeur du continu se vérifie sur d’autres actes poétiques dans d’autres langues, avec d’autres moyens. Comme ces trois longues qui égalisent le cri de douleur des tués et le cri de triomphe des tueurs, dans un vers d’Homère, toute une anthropologie d’un rythme ou la sémantique sérielle du nom Ophelia dans Hamlet.

 

Qu’un nom ait une « sémantique sérielle », cela semble tout à fait fructueux. Mais il faudrait envisager la question de façon systématique, ce qui n’a été le cas qu’exceptionnellement chez Meschonnic, pour un résultat peu convaincant.

Longtemps, la « sémantique sérielle » a été une notion exposée de façon laconique, à l’angle d’une démonstration et revêtant une série de valeurs parfois difficiles à concilier.

Dans Critique du rythme, on trouve une première série de traces de cette notion mal cernée :

 

La signifiance est de tout le discours, elle est dans chaque consonne, chaque voyelle qui, en tant que paradigme et que syntagmatique, dégage des séries

 

Cette assimilation du « sériel » à l’axe paradigmatique syntagmatique est confirmée dans le Traité du rythme de Meschonnic et Dessons :

 

La solidarité syntagmatique met en relation des termes présents en les combinant entre eux (par des règles morphologiques ou syntaxiques). La solidarité paradigmatique unit des termes par commutation (ou substitution) virtuelle (les séries lexicales, par exemple). Ces deux termes sont utilisés ici pour définir la notion de sémantique sérielle.

 

Traité du rythme, p.234-235

 

Las ! Nos auteurs se gardent bien de définir la chose elle-même. Il faut supposer qu’à ce stade, c’est la « signifiance (…) d’un discours comme l’organisation des signifiants consonantiques-vocaliques en chaînes thématiques » qui fait office de définition. Ce que confirme, d’ailleurs, la démonstration à peu près contemporaine de Meschonnic sur une série de poèmes d’Apollinaire, qui tente de filer exhaustivement ces fameuses « chaînes thématiques ».

Or, parvenus à ce stade, nos deux poéticiens ont surtout réussi à vider de sa substance le célèbre axe paradigmatique-syntagmatique de Jakobson.

Le modèle d’analyse de « sémantique sérielle » a donc été donné aux environs de 1996 par le maître qui a soumis cette année-là à ses étudiants une application systématique à partir d’un cycle de poèmes issus de Calligrammes d’Apollinaire. Le résultat de l’expérience a paru l’année suivante sous le titre « Le problème d’une lecture poème », ce qui est un titre adéquat eu égard à la nature de l’exercice.

Pour cette analyse, Henri Meschonnic a décidé de suivre pas à pas le trajet de chaque phonème signifiant par signifiant, en examinant les micro-systèmes que peut révéler le chaînage des termes affectés du même phonème. La méthode a de quoi laisser interrogateur car il ne s’en dégage aucun principe défini par rapport aux modalités de cette sérialité. Et pour cause ! Henri Meschonnic ne semble pas être sorti de l’illusion de Saussure : un système phonologique ou prosodique, comme l’on voudra, ne peut être que partiel, défectif : l’exhaustivité d’une liste de mots à l’intérieur du texte est sans issue, en l’état actuel des connaissances sur les phénomènes relatifs à la « fonction poétique ».

L’approximation, le défaut de délimitation du champ d’application, n’empêchent pas Meschonnic de rêver une sémantique sérielle toute-puissante, du moins en tant qu’auxiliaire de la « théorie du rythme ». Les implications de cette « sémantique sérielle » indéfinie sont non seulement d’ordre poétique mais aussi politiques anthropologiques, dans un « système » où « tout se tient » :

 

[...] c’est ce que je propose de reconnaître comme un système de discours, c’est-à-dire comme une sémantique sérielle qui prenne en continu rythme, syntaxe et prosodie : le rythme comme organisation du mouvement de la parole, et donc les rythmes : rythme de position, rythme d’attaque, rythme des finales, rythme de répétition, rythme syntaxique, rythme prosodique. On voit que ce ne sont plus les mots, ce n’est plus le signe qui est l’unité.

 

Rythme, syntaxe et prosodie sont définis comme les éléments constitutifs de la sémantique sérielle, qui est ce par quoi il y a (ou non) sujet. Henri Meschonnic est convaincu de la nécessité de penser le fait poétique par le politique et dans une anthropologie. Pour lui, le sujet devient sujet (dans le discours) par la subjectivation des éléments du discours, non des mots et des phrases mais du rythme, de la syntaxe et de la prosodie. C’est-à-dire d’éléments qui sont habituellement considérés comme auxiliaires, non structurant. Le rythme a en particulier été négligé dans les approches passées. Cette réhabilitation est, pour Meschonnic, une lutte du « continu » contre le « discontinu » :

 

 Car l’interaction ici joue le corps-langage, non plus le sens mais une signifiance au sens où il n’y a que des signifiants, en continu, c’est-à-dire une sémantique sérielle - rythme, syntaxe, prosodie - de telle sorte que la notion de rythme change, et ne désigne plus l’alternance d’un temps fort et d’un temps faible, mais l’organisation du mouvement de la parole dans le langage.

 

Meschonnic fait ici référence à l’ingénieuse exploration par Emile Benveniste du mot grec « rutmos », étymon de « rythme » et qui avait chez Héraclite un sens bien différent de celui que lui attribuait Platon. Là où le disciple de Socrate voyait dans la marée, retour régulier des mêmes choses, le modèle du rythme, Héraclite en faisait un mode d’organisation spécifique, notion déliée de toute idée de répétition. Dans ce dispositif, la sémantique sérielle apparaît comme un auxiliaire du rythme – l’analyse groupée, corrélative en somme, des différents facteurs dont la nature est plurielle (« rythme, syntaxe, prosodie »). 

Las ! Les démonstrations qui se sont succédé sur ce modèle n’ont à ce jour jamais permis de dégager des phénomènes autres que locaux, parfois à la limite de l’anecdotique, le plus souvent enveloppés dans un discours oraculaire. Ainsi de cette lecture de La fin de Satan de Victor Hugo.

 

La prosodie établit une expansion d’éléments de signifiants, par quoi elle suggère des parentés qui vont vers le sens, sans être de l’ordre du sens. Ainsi dans L’horreur du gouffre empreinte à sa facelivide (9), ou entre lui et nuits : Seul et, derrière lui, dans les nuits éternelles (5), Un souffle qui passait le fit tomber plus bas (28), entre nuit et nu : et dans la nuit le grand précipité / Nu, sinistre et tiré par le froid de son crime (32-33) ou dans l’alliance dans les cieux froids et sourds (26), en ce silence sombre (165).

 

Traité du rythme, p.197.

 

On notera l’étonnante prudence manifestée à l’endroit du sens. Les parentés « vont vers le sens », précisent les auteurs. Il est vrai qu’une bonne des associations - « du / livide », « souffle / fit », « sourds / en ce » n’apportent que peu de plus-value sémantique.

Pourtant, quelques lignes plus loin, il sera précisé que « ces événements prosodiques (…) expriment ce qu’on est convenu d’appeler une vision du monde » (ibid). Comme on regrette, à la lecture de ces lignes, la rigueur pointilliste d’un Youri Lotman ! Ou, si l’on veut de la passion dans le discours critique, la fougue inattaquable de Claudel ! Sans doute inspiré par Baudelaire qui donnait lui aussi une représentation très imagée de la rime et de son rôle dans l’expression langagière, Claudel décrit ainsi le mouvement du vers :

 

La césure variable et les différences de distance et de hauteur qui séparent les sommets phonétiques suffisent à créer pour chaque phrase un dessin sensible à notre oeil auditif en même temps que le jeu des consonnes et de la syntaxe associé à celui des timbres indique la tension et le mouvement de l’idée

 

Voilà, résumé en quelques lignes, ce à quoi pourrait ou devrait ressembler une sémantique sérielle qui s’attacherait, en effet, à décrire la paradigmatique et la syntagmatique non seulement « de chaque consonne, de chaque voyelle » mais bien du poème lui-même, de façon transcatégorielle.

La sémantique sérielle de Henri Meschonnic est à l’image de son œuvre : riche d’une promesse qu’elle ne tient pas et qui, au final, apparaît comme une régression par rapport à tout ce dont elle s’inspire, de la Kabbale au formalisme russe (jusqu’à Youri Lotman) en passant par Claudel.

 

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