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 Article publié le 17 janvier 2016.

oOo

Elisabeth était lasse. Elle errait, de pièce en pièce, dans son petit appartement, bien souvent, hélas, un verre de gin pur logé entre sa paume et ses doigts refermés.

A près de trente-cinq ans (déjà !) elle se retrouvait, une fois de plus, seule et larguée par son dernier compagnon en date. Sa vie sentimentale n’avait été, si l’on se livrait à un bilan, rien de plus qu’une suite de tâtonnements malheureusement suivis d’échecs.

Depuis quelques jours, ayant pris un congé-maladie pour cause de « burn-out », la jeune femme se trouvait livrée à elle-même – et à l’action des pilules, qu’elles soient anxiolytiques ou stimulantes. Elle sortait un minimum et, chez elle, ne faisait pas grand-chose.

Ce matin, un vaste mouvement de « ras-le-bol » la balaya. Quelque peu étourdie, elle s’assit tout au bord de son grand lit défait. Le désordre (le chaos !) qui encombrait l’espace autour de sa couche lui sauta aux yeux ; pour la première fois depuis une longue période, il ne fut pas loin de lui paraître cauchemardesque.

Elle huma l’air, et cela provoqua de suite, chez elle, une moue de dégoût : non seulement sa chambre fleurait bon la sueur lourde et la négligence, mais l’odeur citadine puissante, viciée, poisseuse qui se faufilait sournoisement par l’entre-ouverture d’une des fenêtres venait se mêler à ce sale remugle. Comment pouvait-elle supporter cet étouffoir depuis si longtemps ?

Elle eut le sentiment – amer – que cette maudite mégapole l’avait superbement flouée, qu’elle l’avait flétrie en la baladant dans tous les sens, d’illusion en illusion, en la noyant dans l’anonymat glacé et la hâte perpétuelle, démente, en lui faisant, en somme, perdre toute sa jeunesse, toute sa fraîcheur joyeuse d’eau de source.

C’est à ce moment-là que sa pensée la ramena vers les premiers lieux de sa vie. Ses parents, le soleil, qui, sur le gazon, transfigurait si bien l’herbe d’un beau vert lumineux, la grande villa tranquille où elle avait laissée sa bonne vieille chambre d’adolescente, cette pièce-refuge si longtemps chérie où pénétraient les coccinelles, dans un grand flux de senteurs claires, enivrantes d’herbe coupée mêlée de lumière…Les arbres opulents, et le cocon champêtre de prés et de bois, la vie ennuyeuse mais paisible, prévisible, au combien stable de cette bourgade où l’air paraissait de cristal et où l’on ne verrouillait jamais les portes…

Mais elle se mordit les lèvres : elle avait fui cet éden. Elle le détestait à l’époque : cela remontait à dix-sept ans. Elle avait fugué ; sans crier gare. En compagnie d’un boy-friend dont, maintenant, c’est à peine si elle se souvenait. Sous l’effet de la soif d’aventure. Une fois en ville, elle avait mené, dans les premiers temps, une vie de bohême un peu instable, limite glauque, en évitant de gratifier ses parents de la moindre nouvelle. Il lui avait fallu quatre ans pour reprendre contact avec eux, pour téléphoner, une fois qu’elle s’était enfin extraite de cette galère de semi précarité. Non, elle n’était pas morte. Eux, c’est tout juste s’ils ne suffoquaient pas d’émotion. Elle pleura une bonne partie des larmes de son corps et lâcha des excuses. Pourtant, lorsque son père lui chevrota : « tu ne veux pas rentrer, chérie ? », elle demeura inflexible. Non, elle n’avait aucune envie de rentrer : tout se passait bien. Elle avait trouvé sa voie en ville, et il fallait qu’elle « fasse sa vie ». Néanmoins, elle leur promit de rester en contact téléphonique régulier et, dès qu’elle le pourrait, de venir leur rendre visite. Ce serait, pour elle, un plaisir…

Même s’il lui arriva de leur téléphoner de nouveau, de façon plutôt espacée, de temps à autre, elle ne tint pas sa seconde promesse. On ne la revit jamais dans les larges rues tranquilles et presque assoupies de sa bourgade d’origine.

Lorsqu’elle appelait ses géniteurs, c’était pour entamer des conversations convenues, assez guindées, comme voilées par une certaine gêne. Oui, la santé, ça allait bien. Le jardin était magnifique.

Avec le temps, son père ne lui suggéra même plus de revenir ; sa mère, elle aussi, peu à peu, cessa de lui glisser « tu nous manques ! » ; elle s’exprimait avec une voix aussi douce que du velours, mais quasiment précautionneuse.

Au bord du lit, Elisabeth s’aperçut qu’elle versait une larme. Une impulsion soudaine, imprévisible, lui tordit les tripes. Sans la moindre réflexion préalable, elle se rua sur sa table de chevet, et s’empara de son téléphone portable, d’une main fébrile.

 

***

 

La bourgade sans histoires ne semblait pas s’être modifiée d’un iota.

Après qu’elle eut débarqué sur le quai de la petite gare pimpante, Elisabeth – qui n’avait, pour tout bagage, qu’un sac à dos – respira l’air et sentit, de façon immédiate, dedans, la marque des grands espaces sains, gorgés d’oxygène et de chlorophylle.

Pourtant, phénomène somme toute rare pour l’endroit, du moins dans son souvenir, le ciel, au-dessus de sa tête, était légèrement alourdi par des nuages grisâtres et informes, qui le ternissaient sensiblement, entretenant, dans l’atmosphère, un fond d’humidité douceâtre.

Elle décida de marcher jusqu’au domicile de ses parents, quand bien même se trouvait-il à l’autre extrémité de l’agglomération, en bordure de la campagne ouverte, et marquait-il la fin du boulevard principal, qui n’était qu’une perspective rectiligne. Ce moment de marche régulière lui procura un notable plaisir tout en la fatiguant substantiellement – mais tant pis. Elle aspirait l’air pur avec la même ampleur et le même enthousiasme que quelqu’un qui a bien failli ne pas échapper à l’asphyxie.

Elle avait appelé ses parents ; mais s’était heurtée à une interminable sonnerie dans le vide, qui ne débouchait sur rien. Elle s’était par conséquent dit que cela n’était pas plus mal : ils devaient être sortis, ou occupés quelque part dans le jardin et elle leur ferait une surprise, qui serait d’autant plus agréable.

A l’emplacement exact où se situait, d’après son souvenir, la demeure du gentil vieux couple, elle tomba sur un spacieux terrain encombré d’une « jungle » d’herbes folles, dont certaines paraissaient si hautes et à un tel point fournies qu’elles donnaient l’impression de former des bosquets quasi impénétrables de tiges et de feuilles discrètement laquées par l’humidité terne. L’ensemble lui procura, sur le coup, une sensation de désordre extrême, en même temps que de flétrissure, ce d’autant plus que, de suite après, elle prit conscience que le terrain (par ailleurs ceinturé par la rouille assez largement effondrée ou gondolée d’une clôture de métal en treillis) était, au niveau de son centre, occupé par une série de longs blocs de béton plutôt bas, ponctués eux-mêmes de quelques pans de murs plus minces aux allures de chicots.

Instantanément, elle se figea sur place, tandis qu’une boule, un nœud d’émotion se crispait à l’intérieur de sa gorge, en sorte qu’elle n’arrivait plus que péniblement à déglutir. C’était quoi, ça ? Etait-ce possible ? Etait-ce bien là l’emplacement de la maison qu’elle avait quittée, dix-sept années plus tôt ?

Elle se crut obligée de jeter alentour un très long regard panoramique. Au-delà et autour du terrain (tout comme autrefois), il n’y avait que l’immense ouverture de la campagne plate et verte, plus ou moins brisée, dans le lointain, par l’ondulation des longues prairies, des champs et de quelques lignes sombres de bois.

Ceci constaté, elle se secoua et fouilla fébrilement à l’intérieur de chacune des nombreuses poches que recelait le devant de sa courte veste bleue en jean sans manches.

Elle finit par en ressortir son minuscule carnet d’adresses relié de plastic brun grumeleux, dont elle tourna à toute vitesse les fines pages, qu’elle faillit au passage déchirer. Elle arriva à la lettre qui inaugurait son propre patronyme ; vérifiant l’adresse, elle fit le constat que cela correspondait bien : le nom de l’avenue, la petite plaque bleue carrée où s’inscrivait, en chiffres blancs dodus, le numéro, 58, et qui pendouillait encore à l’angle du treillis métallique affaissé de la clôture, juste à côté de la béance qui avait pris la place de l’ancien petit portail ; tout concordait, du moins selon toute apparence.

Elle n’en continua pas moins, bien entendu, d’être fort perplexe. Elle réfléchit ; sans résultat. La fatigue lui plombait les reins. Ses facultés de réflexion semblaient lui faire faux bond, se brouiller, lui filer entre les neurones. Lasse et parcourue d’une sorte de vrillement d’impatience mâtinée de curiosité, elle jeta l’éponge.

Il lui fallait foncer, franchir le seuil du portail désormais manquant, afin d’en avoir le cœur net. Ce qu’elle fit derechef, en tâchant de dompter, de repousser son inquiétude.

Elle s’engagea résolument dans le fouillis emmêlé de hautes herbes folles, qui s’inclinaient en tout les sens, et lui arrivaient presque au genou, pour certaines même, pas loin de la taille. Dans le prolongement de l’entrée vide de barrière, elle finit par distinguer, à force de regarder le sol prudemment, l’ébauche de ce qui avait été un passage où, aux trois quarts enfouies, se signalaient, de loin en loin, de grandes dalles de grès irrégulières, anguleuses qu’elle reconnut sans délai : c’était, sans nul doute, celles qui avaient pavé l’allée qui, dans son souvenir, menait vers le perron de la maison parentale.

Elle continua d’avancer, de progresser, regard fixé au sol, attentive à écarter quand il le fallait les herbes et autres tiges qui, sans cesse, s’interposaient en empiétant sur le chemin – un peu comme si elles s’ingéniaient à lui barrer la route. Autour, des deux côtés, la masse touffue, sauvage et anarchique des plantes était bien près de ressembler à une forêt vierge en version réduite.

A un moment, ce fut étrange, si étrange qu’elle dut faire halte : une sensation diffuse, mais bien présente d’être épiée, suivie du regard, venait de faire irruption en elle. Elle leva la tête et, des yeux, se mit à parcourir, à fouiller, à droite comme à gauche, la masse végétale à l’aspect compact, impénétrable. Aucune paire d’yeux ne lui apparut, et l’impression se dissipa. Elisabeth haussa les épaules avec brusquerie : « je me fais des films ! ». Son idée fixe reprit possession d’elle : il fallait qu’elle avance. Elle avait désormais la certitude d’être bien là où elle devait se rendre.

Mais l’état du terrain, et de ce qui avait été la résidence familiale, la consternait. Les idées légèrement plus claires, elle en était à se demander ce qui avait bien pu arriver à ses parents. En tout état de cause, elle ne se serait jamais attendue à pareil spectacle. Que s’était-il passé ? Cela semblait complètement irrationnel.

A force d’avancer précautionneusement, pour ne pas dire péniblement, elle atteignit la paroi rectangulaire chaulée mais assez vilainement écaillée du premier pan de mur. Celle-ci n’était guère plus haute qu’un étage d’immeuble standard. Dans les multiples lézardes qui la zébraient, tels des éclairs, de bas en haut et de haut en bas (et dont certaines étaient, par endroits, d’une largeur passablement impressionnante), des tiges et feuilles grimpantes se faufilaient à profusion : lierre, liserons mais également ronces bardées d’épines menaçantes.

En son milieu, le résidu de muraille était coupé en deux par un écartement, dont elle s’approcha ; elle n’aperçut, au-delà de la solution de continuité qui séparait les deux parois jumelles, qu’une sorte de champ de ruines alternativement ponctué d’herbes rêches, envahissantes et de disgracieux tertres pelés aux pentes douces où prospéraient, parmi la caillasse et les gravats de modeste taille empilés à la diable, de vilaines touffes de buissons à l’aspect poussiéreux, sec, dur. Toujours sans hâte et d’une démarche outrageusement circonspecte, elle progressa en direction des restes de construction épars, entre lesquels elle se glissa, le cœur serré d’appréhension.

In petto, elle essayait de reconstituer le « puzzle » de tous ces fragments de muraille plus ou moins proches en vue de le faire coïncider avec la forme des pièces de sa maison d’origine. Mais c’était tout sauf évident.

Certains tronçons de murs étaient encore chaulés, d’autres exhibaient à nu leurs briques grises sinistres, et à peu près tous affichaient une épaisseur trapue voisine de celle d’un blockhaus…étrange…

Assez vite, la saisit la désagréable impression de tourner en rond, de se trouver perdue à l’intérieur d’un monotone, triste et hideux dédale de blocs de construction, d’herbes folles épaisses, de masses d’orties et de ronciers touffus où tout faisait mine de se ressembler et où, à présent, elle cherchait en vain, désespérément, l’issue.

Elle dut fournir un effort conséquent sur elle-même pour ne point se laisser aller à l’affolement. Mais elle tint bon. Quoi qu’elle continuât d’être tout, sauf rassurée. Qui sait si un semblable endroit n’abritait pas, dans l’un de ses recoins, de ses innombrables détours, angles ou buissons, un ou plusieurs de ces marginaux hirsutes et avinés, noirs comme des ombres à force de crasse et rendus à moitié fous par l’alcool ou la drogue qui, à la première occasion, ne manqueraient pas de se jeter avec ardeur sur elle ?

Elle tâchait de faire le moins de bruit possible et, sans discontinuer, gardait le regard aux aguets. Quelle trouille !

Cependant, elle atteignit bientôt ce qui, elle ne sut trop pourquoi à vrai dire, lui parut être le point central du labyrinthe de ruines dispersées. Là, elle découvrit, non sans un certain étonnement, une structure allongée, d’assez modestes proportions et constituée, à première vue, de trois murs bien soudés entre eux, quoique d’aspect (là encore, de prime abord) nu et austère. Une bonne moitié de ce qui avait dû être, selon toute probabilité, l’emplacement du toit initial de cette enceinte inachevée était, assez bizarrement encore, recouverte, sur sa partie arrière, d’une grande plaque de tôle ondulée ; le reste, sur le devant de la structure, face à elle, restait à ciel ouvert et l’on y accédait par une simple ouverture béante, dénuée aussi bien de mur que de porte. Elisabeth se raidit, car elle venait d’entendre des voix, en provenance de l’intérieur de l’étrange enceinte à trois murs. Des gens (un homme et une femme) paraissaient se parler calmement, sans le moindre éclat de voix ni cri sauvage caractéristique des clodos ; la visiteuse tendit l’oreille. Cela lui permit de reconnaître ces voix, au timbre au combien familier. Mais oui, c’était tout bonnement celle de son père et de sa mère !

Elle crut, à cette constatation, que son cœur allait éclater de joie. Et, détachant son dos de la chaux lisse, quasi intacte du mur contre lequel elle s’était tapie sans le moindre bruit, tout près de la bouche de l’ouverture, elle le contourna et se rua impulsivement dans la béance.

Vu la grisaille qui régnait sur le ciel, elle ne décela, d’abord, à l’intérieur, qu’une terne pénombre, où flottaient, par endroit, des corpuscules de poussière mauve, qui chatouillèrent ses narines. Mais, très rapidement, sa vue s’habitua, et s’aiguisa. Elle identifia, à quelques pas seulement d’elle, ses deux parents assis sur deux sofas fatigués, l’un en face de l’autre. Entre eux, une petite table basse en verre, aux pieds chromés, cylindriques, courts, où trônait une théière ventrue dont elle avait gardé, par bonheur, le net souvenir. Mais elle ne put en détailler davantage : on la dévisageait.

Elle reconnut instantanément leurs deux regards, leurs deux physionomies : ces derniers la frappèrent cependant par leur aspect vieilli, leur expression impassible. Aucune surprise ni colère n’affleurait sur ces traits flétris, quoiqu’aussi immobiles que des masques. Ils s’étaient tout de même arrêtés de converser ; le silence régnait en maître.

C’était gênant. Au bout d’un long moment, la jeune femme ne put plus y tenir : « Papa ! Maman ! « , s’écria-t-elle, en projetant vers eux le plus rayonnant des sourires.

Elle mourait d’envie d’aller à eux, de se jeter dans leurs bras, de les étreindre avec élan ; toutefois, un zeste, un arrière-fond de culpabilité la retenait.

Après tout, pourquoi, d’emblée, l’auraient-ils accueillie les bras grands ouverts ?

L’immense sourire rayonnant de la jeune femme s’effaça. Ils continuèrent (combien de temps ?) à l’étudier, dans le plus grand calme. Ensuite, son père se leva, dans un geste qui lui parut un peu ankylosé.

Avec lenteur, il se baissa pour poser sa tasse de thé encore fumante sur le plateau vitré de la table basse.

Elle le détailla : pantalon gris souris, gilet marron, chemise de flanelle d’une teinte indéfinissable, sombre. Toujours fidèle à sa légendaire sobriété vestimentaire.

Toujours « classieux » (pour un homme de son âge), il n’avait rien perdu de la dignité discrète mais tellement naturelle qui, de tout temps, avait émané de lui…Subtile élégance…

Se tournant enfin vers elle, il esquissa un sourire léger, volatil : « Entre, ma fille…viens te joindre à nous, pour prendre le thé ».

Sa voix n’était, bien sûr, plus tout à fait la même : basse, plus douce, plus ténue.

Ce fut ensuite au tour de la mère de se lever, très lentement.

Jupe anthracite, gilet gris clair, grosses lunettes qui lui conféraient, vaguement, l’allure d’un hibou, visage rond, en pleine lune. Elle examina, elle aussi, son unique fille d’un regard direct, mais dans lequel, pour autant, l’on eut été bien en peine de déchiffrer quoi que ce soit.

« Assieds-toi », prononça-t-elle, d’une voix unie, pour ainsi dire vaporeuse, tout en désignant un pouf situé sur le devant, lui aussi tout près de la petite table centrale, à mi-chemin entre les deux sofas grisâtres et apparemment recouverts d’une housse rêche.

Puis, d’un ton enjoué, si ce n’était même primesautier, elle annonça : « je m’en vais juste te chercher une tasse de thé…je reviens tout de suite ! »

Elisabeth brûlait de lui dire « maman, ne te donnes pas cette peine ! ». Pourtant, elle n’en eut pas le temps. Sa mère, contournant le canapé, se fondit presque en un clin d’œil dans l’ombre de l’arrière de la construction, sous le toit de tôle ondulée, où devait se trouver la « cuisine ». Un éclairage s’y alluma, terne, plutôt chiche et rougeâtre. Elisabeth vit un comptoir de bois, qui n’avait même pas été peint, ainsi que quelques longs rangs de simples étagères de métal plaqués contre le mur du fond et garnis d’empilements d’ustensiles de cuisine de toutes catégories, ainsi que de boites de conserve, de bouteilles d’eau, de vin et d’huile, de boites d’aliments en carton. Elle ne vit aucun frigidaire. Par contre, sur le plateau du comptoir se dressaient une vieille machine à café électrique qui voisinait avec une unique plaque chauffante, minuscule, de forme ronde.

Comment ses parents en étaient-ils venus à vivre en un tel lieu ?

Ce n’était pas sale, ni répugnant à proprement parler. C’était juste austère et terriblement minimaliste, anachronique, voire déprimant. Cela ne respirait pas le confort, ni l’aisance financière, c’était le moins que l’on pût dire.

La maison de son enfance et de sa jeunesse ne ressemblait en rien à ça. Brusquement, elle se trouva prise d’une espèce de bouffée de vertige ; la tête lui tournait. Son père dut s’en apercevoir, vu qu’il se précipita pour la saisir par le coude juste avant qu’elle ne perde l’équilibre et ne chute carrément par terre…il était moins une ! D’une geste ferme, même s’il était doux, le vieil homme la contraignit à la force du poignet à prendre place sur le petit pouf ventru et mou, revêtu d’un cuir fauve à la nuance fanée, traversé de fines lézardes. Après quoi il retourna s’asseoir sur le sofa qu’il occupait antérieurement puis, comme si de rien n’était, lui demanda on ne peut plus placidement « quoi de neuf ? ».

Cette attitude la laissa passablement désarçonnée. Elle déglutit avec peine, exactement comme si une boule d’argile collante venait à nouveau de se former et de se coincer dans le profond de sa gorge.

Elle se racla le gosier ; toussa ; les choses se débloquèrent un peu…

Mais elle ne put que hasarder : « eh bien…je suis contente de vous voir ! »

Son père, dos voûté, bras tendus, coudes en appui sur ses genoux pointus, ne fit rien d’autre qu’hocher la tête ; elle ne décela, chez lui, pas la plus petite manifestation d’étonnement. Comment dire ?...Il paraissait baigner dans une sorte d’aura de détachement, de passivité.

Indifférence ? Elisabeth était à deux doigts de le penser. Cette idée la traversa de part en part, et lui glaça l’ensemble du corps. Aussi la chassa-t-elle d’un seul jet, avec une énergie singulière, proche de la révolte.

-…Je ne vous dérange pas, au moins ?

Sans la regarder, il eut un second hochement de tête, mais dans l’autre sens : un hochement de tête négatif et, disons-le, plutôt appuyé.

Mais ce fut tout. Le silence retomba, comme retombe la poussière. Il immergea derechef Elisabeth dans un abîme de gêne, qui la fit se tortiller sur son siège flasque. Son père, toujours assis sur le sofa et courbé en avant, la face impassible, se contentait de darder sur la table basse un regard vide, que l’on eut pu aisément qualifier de « vitreux ».

Elle brûlait de lui arracher des mots, de le bombarder de milliards de questions. Toutefois, quelque chose, qui venait de son comportement, l’en dissuadait : il semblait tellement lointain !

Lui en voulait-il ? Elle eut donné infiniment cher pour le savoir.

Ce fut, à son grand contentement, son instinct qui se hâta de répondre pour elle (et pour lui), tel l’irruption d’une coulée de lave jaillie de nulle part – ou, sans doute, bien plutôt, des profondeurs les plus intuitives, les plus inaccessibles de son propre être : « non, il ne m’en veut pas ».

N’empêche, elle ne se sentait pas le moins du monde le droit de lui lancer son cri du cœur, qui, cependant, était là, retenu, tapi tout au bord de ses lèvres : « vous me manquiez ! ».

Fort heureusement Maman interrompit le cours de cette constatation (dérangeante ?) en ressurgissant du fond de la bizarre « maison », le sourire aux lèvres avec, dans l’une de ses mains, une petite tasse de porcelaine blanche à la vague forme de corolle. Elle s’inclina pour poser, en douceur, l’objet sur la table de verre, puis, sans perdre de temps, se rassit et se mit en devoir d’y verser le breuvage qui reposait dans la théière. Cela accompli, elle fit tomber dans le liquide fumant deux minuscules rectangles immaculés de sucre. Elle n’avait donc pas oublié la façon de boire le thé de sa fille…sauf que, par le passé, avant la fugue de cette dernière, la famille – Elisabeth, tout à coup, s’en souvint, et ce détail ressurgi la frappa désagréablement – ne buvait de thé que de loin en loin et qu’elle-même n’avait qu’un goût fort modéré pour cette boisson, qu’elle jugeait « fade ».

Sa mère touilla gentiment les petites briques de sucre dans le thé pur à l’aide d’une cuiller en plastique analogue à celles que fournissent les Mac Donald, avant de lui tendre le tout, d’un geste mesuré, très sûr et très digne. Bien que toujours « chiffonnée » par le décor et, surtout, par les attitudes de ses géniteurs, la jeune visiteuse s’en saisit, les mains légèrement tremblantes.

Elle but ; le thé descendit dans son œsophage ; ses tripes gargouillèrent sur un mode bruyant, qui ne trompait guère.

Sa mère réagit au quart de tour :

-Tu as faim ? s’enquit sa voix calme.

Elisabeth ne put s’empêcher de branler vivement du chef : elle mourait de faim, et de fatigue, c’était là plus qu’une évidence.

Le sourire un peu « jocondien » de sa mère réapparut.

-Alors, je m’en vais te chercher des madeleines. J’aurais dû y penser !

A nouveau, la veille femme se leva du sofa puis, cette fois-ci sans hâte notable, regagna la cuisine.

Son père, toujours immobile, lui décocha à son tour un sourire qui, curieusement, lui sembla mécanique, robotique. Décalé. Là-dessus, les yeux légèrement globuleux, immenses et délavés de l’homme âgé s’élevèrent vers le ciel :

-Vu la couleur de ces nuages, je parie qu’il va encore pleuvoir…On ne peut jamais se fier à la météo, dans ce pays !

La jeune femme, dans un premier temps, ne sut trop que répondre, puis, après avoir une nouvelle fois dégluti, trouva judicieux de réagir en lui faisant écho :

-C’est vrai, Papa !...à quoi elle en profita pour ajouter, d’une façon peut-être un peu trop sonore : « je m’en souviens ! ».

Elle s’attendait à ce qu’il s’anime, à ce que cette réflexion allume au moins quelque étincèle au fond de ses prunelles ; à ce qu’elle ait, en somme, le don de reconvoquer les vieux souvenirs communs. Même un « ah bon, tu t’en souviens ? » un tant soit peu sec eut été le bienvenu.

Elle en fut pour ses frais : tout ce qu’il manifesta en retour se résuma à un bref hochement de tête affirmatif qui ne modifia en rien l’expression neutre et si intrigante à ses yeux de sa physionomie.

Ce coup-ci, la surprise et la consternation de la jeune femme furent sans borne. Au point que les larmes ne furent pas très loin de lui monter aux yeux.

Là-dessus, les madeleines promises par la maîtresse de maison, sa mère, firent comme attendu leur entrée. Enormes, elles étaient savamment déposées en plusieurs couronnes concentriques qui formaient rosace à l’intérieur d’une vaste assiette de faïence épaisse, à peu près de la taille d’un plat. Sans les lui tendre directement, la vieille femme, cette fois-ci, se borna à les déposer sur la surface de verre transparente.

Un peu trop rapidement peut-être (elle en eut honte), la main d’Elisabeth se projeta vers l’assiette-plat, et se saisit en un tournemain de l’une des pâtisseries. Puis elle mordit dedans sans retard…la gloutonnerie propre à la faim !

La première bouchée, au plan gustatif, la déçut quelque peu. Ce n’était pas le goût qu’elle connaissait aux madeleines faites maison de sa mère. C’était fade, farineux, bourratif. Etonnamment sans relief. Cependant, vue la faim qui la taraudait depuis déjà de très longues heures, il n’était aucunement question qu’elle chipote ; elle mastiqua à belles dents. Et que je t’enfourne – et que je t’enfourne ! Elle engloutit la madeleine en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. A peine avait-elle liquidé la première pâtisserie qu’elle se jetait sur la seconde, et lui faisait le même féroce sort.

Mais, à l’instant où elle s’apprêtait à poser sa main sur la troisième, les yeux clos de satisfaction, elle eut la fort désagréable et déstabilisante surprise de sentir que quelque chose d’aigu, tout à coup, lui piquait la chair avec une vivacité de décharge électrique.

Ce quelque chose déchira la peau nue de son avant-bras, puis se planta en plein dedans, lui causant une douleur fulgurante. Elle tressaillit, ouvrit les yeux et laissa échapper un cri. Ce qu’elle vit ensuite agrandit ses yeux au point de leur conférer l’air de soucoupes : un assez petit chat, à longs poils – pour l’heure tout ébouriffés et assez proches du hérissement – s’était pour moitié pendu et pour moitié enroulé autour du milieu de son avant-bras, où il donnait l’impression d’être une manière de bracelet de fourrure grotesque.

Après s’être sauvagement accroché en plantant ses dents extrêmement pointues (en particulier, ses canines, lesquelles devaient être, quand même, d’une taille conséquente) et en les enfonçant le plus profondément qu’il était possible au cœur de sa couenne, voilà qu’il complétait son attaque en la labourant de ses griffes pleinement dégainées. Elle s’évertua à secouer, de toutes ses forces, son avant-bras. Ce fut sans effet, hélas, car la maudite bestiole réagit en accentuant encore (comme si c’était faisable !) l’enfoncement, la pression de ses dents ainsi que de ses griffes.

Le sang s’était mis à couler, par fines mais franches rigoles. Il était évident que cela faisait un mal de chien à la jeune femme : ça piquait, ça cuisait, ça lançait, tout ce qu’on voudra…de manière insoutenable.

Elisabeth leva les yeux, ne sachant plus à quel saint se vouer. Ses parents, qui buvaient leur thé, n’avaient guère bougé d’un pouce. Ils ne prenaient même pas la peine de regarder dans sa direction.

Elle crut un instant que son cœur était sur le point de flancher. L’émotion, la fatigue physique conjuguées à la douleur présente, qui la cisaillait, sans doute…

Elle continuait à battre l’air du bras à la façon d’une folle. Son cri aigu, devenu hurlement, ne s’interrompait pas. Mais elle se sentait tellement seule, au beau milieu de son vacarme !

Pourtant, de guerre lasse, son père finit tout de même par réagir. D’abord, il coula vers elle et le chat un regard assez glacial, où se lisait l’agacement.

« Tss tss…Félix !...Mais qu’est-ce que tu es en train de faire ? ».

La mère, sur ce, surenchérit, en glapissant d’une voix stridente, que l’épouvante vrillait telle une scie :

-Mon dieu, ce pauvre chat…mais il va se bousiller les canines !

Très calmement, l’air sévère, le sourcil froncé, le père se dressa. Se rapprochant de la scène d’horreur, il se pencha vers le petit pouf. À la stupéfaction douloureuse de sa fille, il se mit alors à parler, en émanant de quasi murmures…mais c’était au félin enragé, et non à elle, qu’il s’adressait :

-Allons !... Félix !...Mon petit chou…il est temps de te calmer un peu. Détends-toi, tu n’as rien à craindre. C’est ma fille…elle ne te fera pas de mal.

Et, ce faisant, le vieil homme, ayant abaissé la main sans brusquerie, la plongeait dans le poil fourni du félidé à la hauteur de son échine présentement enroulée en arc-de-cercle, et le caressait, le grattait longuement, amoureusement, tout en posant sur lui un regard imprégné d’infinie patience.

La scène apparaissait à Elisabeth comme surréaliste. La visiteuse transperçait son père de son œil inondé de larmes de douleur, mais celui-ci ne la voyait pas. Totalement imperméable, semblait-il, à la situation critique de sa propre fille, il n’avait d’yeux que pour ce satané matou, en train de lui percer la chair ! Comme elle criait toujours à s’en faire péter les cordes vocales, elle était, pour l’heure, bien incapable de formuler sa pensée, et encore plus de la lui jeter, en mots, au visage, ainsi qu’elle aurait tant aimé le faire. C’était comme si la douleur physique, mais aussi la stupeur l’anesthésiaient.

-Allons, Félix…susurra encore le père, de sa voix caressante.

Le chat en vint finalement, sous cet assaut de sollicitude, à se détendre. Elisabeth sentit la contraction qui habitait les muscles en boule de l’animal se relâcher petit à petit. Lentement mais sûrement, les canines et les griffes plantées dans sa chair atténuèrent leur étreinte. La pression reflua.

Le père se saisit du corps plus mou, désormais plus confiant de la créature. La détachant de sa proie, il l’attira prestement à lui, entre ses bras qui s’étaient refermés en giron, puis la serra contre la chaleur de son torse ; on eut juré qu’il tenait une espèce de nouveau-né fragile.

Il recommença, sur ce, à caresser sa fourrure au niveau de la gorge. Entre temps, la mère s’était levée de son sofa, et approchée aussi. Non pas de sa fille, dont l’avant-bras pissait allègrement le sang sur le vieux tapis élimé, tout mince qui recouvrait le béton froid du sol, mais de l’animal, dont elle flattait, à présent, le haut du crâne. Dans son autre main, Elisabeth vit qu’elle tenait une des énormes madeleines.

Dans le même temps qu’elle continuait de caresser affectueusement le félin, lequel ronronnait d’aise, elle leva cette main et brandit la pâtisserie juste devant sa gueule. Sans attendre, le chat mordit dedans avec un joli enthousiasme, en tout point comme il avait mordu à belles dents, quelques secondes plus tôt, la chair de leur jeune visiteuse. En un battement de cil, il fit disparaître entièrement la gâterie de la main de celle qui la lui présentait. Après quoi il récompensa sa bienfaitrice d’un prompt coup de langue baveux et tout rose qui mit celle-ci aux anges.

Elisabeth sursauta, car ses deux parents gloussèrent ensemble :

-Ooh, le Félix chéri…On t’avait oublié…tu avais faim. Ouiiii…Mais dis-moi, comment ça se fait que tu sois tout seul…où sont les autres ?

Au bout d’un long instant de cajoleries de ce type, qui sembla suspendre le cours du temps, les parents d’Elisabeth tournèrent les talons et se dirigèrent à nouveau vers les sofas. Ils y prirent place, vis-à-vis, en échangeant des sourires satisfaits, complices. Le chat était toujours confortablement blotti au creux des bras du père, posé entre ses cuisses. Il y resta, les yeux clos, pâmés, déjà aux frontières de l’endormissement.

Avec deux kleenex qu’elle avait, en grande hâte, extirpés de l’une de ses poches, leur fille, presque en manque de souffle, s’évertuait à contenir ses épanchements de sang. Sa tête s’était remise à tourner aussi vite qu’une toupie folle : elle en était au stade de ne plus savoir quel parti prendre. Comment aurait-elle imaginé recevoir pareil « accueil » ?

Filets et rigoles de sang, en fin de compte, se résorbèrent. Elisabeth, comme vidée de sa substance, laissa choir mollement les mouchoirs ramassés et chiffonnés en une unique boule à ses pieds, sur l’étique tapis très sombre, sans doute originellement d’une teinte bordeaux qui n’était plus à présent qu’un vague souvenir. Le papier léger et fripé en était tout tâché de rouge vif.

Ses parents, à l’autre bout de l’étrange salle, conversaient à voix basse, toujours sans le moindre souci de sa présence, comme si elle n’était plus là. Nouvelle pointe de vertige : était-ce vraiment ses parents ?

Elle en arrivait au point où elle n’en était plus du tout sûre.

Le sang lui monta à la tête : brusque afflux de colère brute. Elle lança, elle interpella :

-Votre chat, là…il est enragé ?

C’était un autre cri ; déchirant ; jailli en geyser, propulsé depuis le fin fond de sa cage thoracique. Puissant et, en même temps, grondant d’indignation exaspérée. Il alla ricocher partout, sur chaque paroi qui enserrait la pseudo pièce.

Le silence qui sembla neiger de suite après fut décapant.

Les deux interpellés s’étaient figés sur place ; leur mine était offusquée. Après s’être brièvement raclé le gosier, le père se tourna résolument vers elle :

-Non, répliqua-il, d’un ton où filtrait une nuance de réprobation bien sentie, mais qui n’en était pas pour autant moins digne, ni moins mesuré,…pas du tout…qu’est-ce qui peut te faire émettre une pareille idée ?...C’est un animal très sensible et il a ses réactions, voilà tout ; il n’y a rien de plus normal.

Ces mots achevèrent de bouleverser, d’estomaquer la jeune femme. La respiration pour le coup soudainement et abruptement bloquée, elle ne trouva rien à rétorquer – sinon en pensée, en songeant : « c’est le comble » !

Il lui aurait fallu trouver une explication. Elle en manquait. Sa tête se prit à tourner une fois de plus de plus belle, et à toute vitesse. De ses deux mains, elle empoigna le cuir souple qui enveloppait la masse du pouf, entre ses cuisses écartées. C’était un réflexe : elle avait besoin de trouver quelque part un point d’appui, elle perdait pied. Epuisement et choc s’alliaient pour la secouer, ainsi que l’aurait fait quelque séisme. Elle se sentait atteinte tant au plan physique qu’au plan mental.

Elle s’efforça d’inspirer, d’emmagasiner une provision d’air. Ses poumons se bloquèrent un moment pour la garder en elle, puis elle l’expulsa, par sa bouche ouverte en o, en un seul grand souffle libérateur. Cela la soulagea quelque peu. Le dos arqué, les paumes appuyées sur les bords circulaires de son siège dépourvu de dossier, elle recommença la manœuvre à plusieurs reprises. L’attention de ses parents s’était entre temps détournée encore de sa personne, et le chat féroce, quant à lui, rasséréné, sommeillait toujours, cependant que la main racée de son père poursuivait imperturbablement sa lente caresse, pénétrée d’une tendresse machinale.

Là-dessus, avec une brutalité et une soudaineté sidérantes, Elisabeth, à peine sortie de son hébétude, sentit s’abattre sur son échine légèrement inclinée plusieurs poids qui manquèrent la précipiter en avant et la bouter hors de son siège. Elle n’avait pas fini de prendre conscience de cette sensation, fort désagréable, qu’une ribambelle de piqûres se mettait à bombarder la chair de sa nuque. Dans le même temps, aussi subitement que si c’était par magie, toute une troupe de chats de toutes tailles aux yeux sauvages et aux poils hérissés se matérialisèrent face à elle, tout près, en émettant comme un seul et même horrible grondement de rage. Avant même qu’elle ait pu réagir, se lever d’un bond, se débattre, les félins regroupés lui sautèrent dessus avec un bel ensemble. Bientôt, la malheureuse Elisabeth se trouva couverte presque de la tête aux pieds d’une couche de véhéments matous qui plantaient avidement leurs griffes et leurs crocs partout où cela se pouvait.

Elle forma avec eux une sorte de mêlée agitée, bruyante où ses piaillements de douleur et de panique peinaient à dominer le bourdonnement des feulements rageurs que les bêtes émettaient en continu.

Par bonheur (et par pur réflexe), elle avait refermé ses paupières dans l’intervalle. Elle finit quand même par se lever précipitamment, en beuglant : « au secours !...Maman !...Papa ! ».

Ce faisant, elle s’était mise, avec furie, à agiter ses bras tendus auxquels les animaux s’accrochaient, pendant ou s’enroulant par grappes. Naturellement, cela faisait mille fois plus mal que la première fois.

Debout à présent près du pouf, le visage aveuglé par l’amoncellement de fourrures félines qui s’acharnait sur elle toutes griffes dehors, l’infortunée parut, de longues minutes durant, déployer une sorte de danse de Saint Guy. « Putain, ils sont fichus de me dévorer vivante ! », se dit-elle, le temps d’une pensée fugitive.

Alors, elle fit l’unique chose qui lui restait à faire : elle se démena avec une pugnacité redoublée.

Cependant que l’idée qu’elle n’avait, en cette occurrence, rien à attendre de ses parents la traversait à la vitesse d’une comète, elle réussit, à force de se débattre sur place et de secouer ses deux bras ballants avec une féroce énergie, à faire dégringoler de sa carcasse plusieurs bestioles, qui protestèrent par des miaulements furibards à faire trembler les murs. Dans la foulée, en rassemblant toutes ses forces, elle empoigna deux gros matous qui s’étaient littéralement ventousés à son visage, et les lança par terre avec une vigueur, une hargne dont elle ne se serait jamais crue capable. Elle haleta ; ses joues dégoulinaient à présent de lamelles de peau arrachée et de longues stries d’hémoglobine. Elle prit le risque d’ouvrir un œil, puis pivota sur elle-même et se mit à courir, droit dans la direction opposée à celle où ses parents (elle eut le temps, malgré tout, de l’entrevoir au passage) se tenaient toujours aussi imperturbablement immobiles.

L’heure, bien sûr, n’était pas aux états d’âme, ni aux questionnements : son cœur palpitait de terreur. Elle se rua dehors presque aussi rapidement qu’une flèche, et fila entre les blocs de mur, s’engouffrant dans chaque ouverture, dans chaque passage qui avait la bonté de se présenter à elle. De nombreux matous grouillants s’accrochaient encore à son torse, à son dos et à ses deux jambes, pesant de tout leur poids et l’entravant, comme on s’en doute, sensiblement dans sa course.

Au bout d’un certain temps, elle se trouva contrainte d’observer une brusque halte, et elle se mit à ruer furieusement dans le vide, de sa jambe gauche. Elle y mit tant d’ardeur, de détermination et de conviction qu’elle parvint, au bout du compte, à décramponner quelques individus (lesquels, pourtant, avaient poussé si loin la fougue qu’ils avaient réussi à transpercer la toile de son jean et à la mordre bellement au travers), qu’elle projeta en l’air, le plus loin possible d’elle. Ceux qui demeuraient agrippés le long de sa jambe gauche furent empoignés à leur tour un à un par la peau du col et arrachés frénétiquement, telles de mauvaises herbes, à leur prise.

Sa jambe gauche une fois libérée, elle s’attaqua à sa jambe droite, où, assez vite, le contingent d’agresseurs massés en grappe se vit expulsé, projeté à toute volée dans les fourrés et les gravats voisins.

Elle se débarrassa ensuite, de toute urgence, d’un autre matou qui avait eu la vicieuse idée de se cramponner sur la crête qu’offrait son épaule afin de pouvoir planter ses dents en plein dans la chair du lobe de son oreille droite. Comme il fut difficile à dégommer, pour le moins acharné dans sa résistance, ledit lobe se déchira et laissa une bonne partie de lui-même entre les canines du « fauve », lequel, à son tour jeté à pleine vitesse comme on l’eut fait d’une balle lors d’un lancer de base-ball, fendit l’air de son vol et s’en alla atterrir pile sur l’arrête pointue d’un gros parpaing qui, non loin de là, dépassait très obligeamment d’un tas de décombres.

Chaud, abondant, poisseux, le sang se mit à couler le long de son cou, et elle pensa : « incroyable ! ».

Mais elle n’en avait pas fini.

Il lui restait encore à se débarrasser de la horde de félins déchaînés qui, dans son dos, s’acharnait toujours à perforer sa veste en jean, ainsi que de celle qui, au travers de son pull, sur le devant de son corps cette fois, continuait de lui labourer la poitrine et le ventre de ses dents et griffes acérées.

Elle entreprit d’empoigner les sauvages assaillants les uns après les autres, non sans pousser maints cris de douleur à fendre l’âme sitôt qu’elle en arrachait un de son thorax, puis de son abdomen.

Les uns à la suite des autres, les sales matous furent balancés avec une véhémence inouïe loin de son pull désormais ravagé d’accrocs, de fripures, de déchirures et de trous hérissés de fils de laine libres, car désunis. Bon nombre d’entre ces maudites créatures allèrent même s’écraser directement contre les murs avoisinants, réduites à l’état de bouillies sanguinolentes, affreuses à voir. Cela donna, pour le coup, à la jeune femme meurtrie une idée. Il lui fallait, au stade où elle en était arrivée, se débarrasser de la flopée grouillante de créatures griffues qui se pressait sur son échine. Sans davantage réfléchir, elle virevolta sur elle-même et se précipita à reculons (donc, forcément, un peu « au pif »), sur un fragment de paroi qui, elle venait de le noter, se dressait juste à la distance qu’il fallait, et juste en face d’elle, au point qu’on aurait dit qu’il l’attendait. Avec toute la force et toute la rapidité dont elle était susceptible, follement, tel un bélier, elle heurta de plein fouet la surface grumeleuse et grise de parpaings à nu et perçut un son écœurant, clapotant d’écrasement et d’éclatement de chairs.

Pantelante et sonnée, à moitié effondrée par terre contre le mur dur, elle se redressa et, en dépit du vertige qui lui laissait voir trente-six chandelles, trouva l’énergie de recommencer avec acharnement trois fois de suite.

Elle récidiva de la sorte, jusqu’à l’épuisement presque complet.

Au final, lorsqu’elle pivota de nouveau sur elle-même, elle avisa un mur tout éclaboussé de morceaux de chair, de sang, de tripes, de parcelles de fourrure dispersées et ensanglantées de toutes tailles, de toutes teintes et de toutes formes.

Elle se défit en hâte, presque dans un sursaut, de sa veste en jean : le vêtement était, lui aussi, abondamment souillé, dans le dos, d’une espèce de brouet sanglant d’apparence presque indescriptible.

Elle vomit tous ses boyaux dans une touffe de chiendent, puis se remit à courir. Cette fois, elle fendait librement l’air. Mais son effroi pesait sur elle.

Quand elle atteignit enfin la sortie du petit labyrinthe constitué de murs en ruine et d’herbes folles, la lumière avait baissé. Toujours (plus que jamais !) au pas de course, elle remonta, dans l’autre sens, l’allée, vers l’emplacement du petit portail manquant, qu’elle avait grand hâte d’atteindre. Cela lui donna l’occasion – si vite qu’elle courût – d’apercevoir, à l’extrême périphérie de son champ de vision, des phosphorescences arrondies qui, assez semblables à des lucioles, piquaient et transperçaient, de part et d’autre de la trouée vaguement dallée qu’elle était en train de parcourir, la « jungle » de hautes herbes noires, raides, drues dont elle avait déjà remarqué la présence, lors de son arrivée en ces lieux.

Son cœur se serra : encore des chats !

Allaient-ils lui sauter dessus ?

 

Patricia Laranco.

 

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