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Le Vide comme « Médiateur du Sacré » d'après le parangon du Quadrangle blanc de Malevitch
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 Article publié le 9 juin 2006.

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Nizar MOUAKHAR
Le Vide comme « Médiateur du Sacré » d’après le parangon du Quadrangle blanc de Malevitch

 Nizar MOUAKHAR, artiste plasticien, propose ici les prolégomènes d’un Cahier de la RAL,M et un titre : Les facettes de l’art des hommes sur cette terre, étude comparative entre trois cultures artistiques : l’art occidental ("carré blanc sur fond blanc" de Malévitch), l’art chinois (le paysage chinois) et l’art arabo-musulman (l’arabesque).
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 « Le fantôme de l’unique revient toujours ».
Michel de Certeau - La Fable mystique.

S’il est malaisé de se débarrasser de Dieu et du religieux comme avaient cru pouvoir le faire les philosophes positivistes et nihilistes, il est tout aussi ardu de cerner leur espace indiciel. En fait, aussi baroques et diverses que soient les figures pouvant revêtir l’ordre du sacré, elles varient du tout au tout tels, selon Panofsky, les styles en art via leurs archétypes spatio-temporels.

À ce propos, il fut si notoire de mentionner que cette thématique engendre une autre, à savoir celle du sacré dans l’art. Celle-ci, loin d’être obsolète comme il peut le sembler à première vue, se situe au cœur même du grand débat contemporain. Là où s’affrontent radicalement deux esthétiques majeures : la première - à partir des années cinquante - d’origine anglo-saxonne s’inscrivant dans l’esprit de la philosophie analytique d’inspiration empiriste et pragmatique ; la deuxième, continentale, prolonge la longue tradition de pensée hautement spéculative passant par Kant, Hegel, Nietzsche jusqu’à Heidegger et Adorno. 

Partant, notre réflexion hasardera ici l’existence éventuelle d’une corrélation quasi-utérine entre d’une part le vide et de l’autre l’« univers du sacré » (Raymond Court). Seulement, pour ce faire, abondants sont les parangons artistiques entérinant la potentialité du vide comme médiateur du sacré. Et ce, notamment du côté des modernistes américains : « Ces nouveaux peintres [qui] ont ramené l’artiste à son rôle original, primitif de faiseur de dieux »[1], disaient certains historiens. De cette saga extraordinaire se dégage un opus à mes yeux princeps parce qu’à l’origine de tous les autres qui lui ont succédé : la recherche suprématiste malevitchéenne. Un itinéraire pictural que l’auteur autodidacte a continûment argumenté via des écrits à vocation non moins poïétiques ; lesquels sont en l’occurrence plus explicites que d’autres pour défendre la légitimité de notre doxa.

Ensuite, parmi toutes les peintures intégrant le répertoire iconographique de Malevitch, on a opté pour celle considérée à maints égards comme la plus charnière dans sa carrière. Il s’agit du Quadrangle blanc (1918), autrement appelé Carré blanc sur fond blanc. En effet, emblématisant le couronnement du processus minimaliste - la peinture en tant que marathon de suppression -, ce parangon référentiel a permis à Malevitch de s’inscrire in fine à contre-courant de ses contemporains. Pour ces derniers toujours prisonniers de la « terre, cette maison vermoulue »[2] - il faut entendre le réel -, le peintre, conscient de l’ampleur des horizons qu’il a ouverts, leur lance une invitation solennelle pour le suivre :

 « J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs[3] [...] Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous »[4].

Dès lors, dans un premier temps notre étude tente spéculer sur les truchements plastiques faisant du Quadrangle blanc l’incarnation véritable du sommet paroxystique du projet suprématiste. Dans un second temps, il s’agit - subséquemment - de démontrer selon quelles modalités connotatives et dans quels systèmes de pensée cette éclipse intégrale de l’image, a fortiori une telle vacuité, pourra induire l’ordre du sacré ?

 

Le parangon du Quadrangle blanc :

 « Est-ce hasarder une interprétation abusive [...] que d’imaginer que le Carré noir a quelque rapport avec le divin que Moïse ne peut voir que par-derrière, et le Carré blanc, avec la vision face à face ?  » Alain Besançon

 Au travers du Quadrangle blanc montré à Moscou en 1919 lors de l’exposition Non-figuration et Suprématisme, Malevitch aboutit à une véritable « non-peinture » (Pierre Schneider[5]) : « le temps pour les tableaux est passé [...] »[6], notait-il dans ses fameuses brochures. L’ontologie picturale suprématiste d’un Malevitch conduit céans l’épreuve du vide à ses ultimes confins, c’est-à-dire au point culminant d’une corrélation à un certain absolu : illimité, immaculé, incorporel.

Ici le vide s’emparant de l’entièreté de l’espace, revendique sa quintessence en démontrant son autonomie : « Le vide, disait Franck Longelin, ne connaît que l’équilibre  »[7]. Ceci marque la volonté de finir la peinture par où elle vient communément de commencer, c’est-à-dire à partir de sa surface vierge et/ou état embryonnaire. En fait, l’œuvre en tant qu’incarnation littérale du « degré zéro de la peinture  »[8], semble être le sommet inversé d’une œuvre ordinaire. Dès lors, Malevitch veut porter un coup de pied au tableau sur son piédestal traditionnel, et remettre les compteurs à zéro. Ainsi en mai 1915 avant 0.10, il confessait à son confident privilégié le peintre et compositeur Mikhaïl Matyouchine :

« [...] nous avons l’intention d’y réduire tout au zéro, nous avons donc décidé de l’appeler Zéro »[9].

Plus loin, il ajoutait :

« je me suis métamorphosé en zéro des formes »[10].

Dès lors selon la pensée créatrice malevitchéenne, c’est dans l’économie absolue du monde des objets que réside leur richesse plastique : de leur aspect austère et/ou rudimentaire voire primitif, dépend l’expressivité picturale de l’oeuvre. D’où cet extrait à tonalité hautement mystique : « Le peintre ne conquerra ses droits que dans la création absolue »[11]. À cet égard, Malevitch semble octroyer durant son processus suprématiste tant d’importance au concept d’« économie »[12] (au sens plastique, bien sûr) qu’il en fait dans ses brochures l’équivalent d’une « 5e dimension »[13]. « Le carré blanc, notait Malevitch en 1920, est le mouvement économique de la forme »[14].

D’ores et déjà, notre étude analytique tentera d’appréhender comment le Quadrangle blanc - objet de l’acmé de la quête suprématiste - en entrant en corrélation avec le concept d’« économie » plastique, pourra envisager de détenir les clés de la sphère du sacré. 

Dans la peinture en question, il y va d’une négation chromatique a fortiori la réduction de toutes les couleurs à la virginité du blanc. Il s’agit d’une lumière éthérée qui semble concurremment faire oublier l’aspect envahisseur et pondéral, symptomatique à la matière en général, et contenir toutes les nuances de la peinture passée et présente. À ce propos, on réfèrera volontiers le lecteur au principe expérimental de la « synthèse soustractive » qui est en l’occurrence d’un apport considérable. En fait, « le vide [...] que la blancheur défend  » (Stéphane Mallarmé[15]) est d’une telle « extensibilité infinie »[16] qu’il dissout les frontières de la toile. Et en annihilant cette faute originelle : la limite[17], le Grund se transforme en Abgrund (abîme sans fond). Ce faisant, l’œuvre ne s’insurge pas moins contre la dualité fondamentale formes limitées / fond illimité  : celle que Pascal dénommait autrefois la « disproportion de l’homme » et Aloïs Riegl « le Rapport infini » (« das unendliche Rapport »). Ici déchues les formes, ne subsiste que le fond : l’art ne sourd pas seulement des formes, mais aussi du fond même, où elles avaient fait naufrage. Ainsi, notre regard ne rencontre « l’infini [qui] n’a ni plafond, ni sol, ni fondations, ni horizon »[18]. La droite, la gauche, l’horizontale, la verticale, le grand, le petit, le beau, le laid n’ont plus de sens ou plutôt sont devenus synonymes, a fortiori point de repères d’aucune sorte. Bref, le Quadrangle blanc inaugure tant cette tabula rasa que prône la peinture suprématiste, en rupture radicale avec les systèmes antérieurs de la représentation artistique. À entendre par là aussi bien le sentimentalisme véhiculé par la peinture d’antan que le subconscient des précurseurs futuristes.

Autant dire qu’à travers cette blancheur : «  véritable représentation de l’infini »[19], Malevitch nous « entraîne à sa suite sur la voie qui lui est inconnue de l’infini  »[20]. Il cherche à remonter en deçà du visu, là où se trouve l’absolue pureté de l’« excitation, cette flamme cosmique, dit-il, qui vit du non-figuratif »[21]. Il veut retourner là où rien n’est séparé, où tout est lié et où par conséquent ne peut exister ni volume, ni surface. Bref, il veut revenir à « un monde sans objet  » - pour reprendre la traduction littérale du titre de l’un de ses textes les plus célèbres : « Die gegenstandlose Welt » (publié en 1922). Sauf que ce monde est loin de correspondre à un simple « symptôme d’exubérance  » (C. Greenberg) ou au « néant » selon la conception d’un nihilisme purement négatif. Plutôt, il prend l’absence de l’objet pour inhérente à la plénitude de sa propre présence, il prend cette étendue illimitée comme matrice d’enfantement de tout. Ce qui favorise ainsi l’accès au sacré en tant qu’infinitude, la présence d’un Éternel Irreprésentable-Ingfigurable : voici « le rien, le dévoilement, le sacré  »[22]. Pourquoi ne croirions nous pas que le Quadrangle blanc peut être la manifestation de la foudre brandie par le dieu suprême - Zeus, Wotan ou Jaweh - pour illuminer et annuler en un instant éblouissant la distance infinie, vertigineuse entre lui et les hommes[23] ? 

En outre vis-à-vis d’un tel déficit imaginal optimum, ceci peut être a contrario pensé moins comme une vacuité physique que comme un réceptacle formel. En fait moyennant quelques conversions, peut s’engendrer à partir du carré blanc détaché délicatement sur le fond du Quadrangle blanc, maintes structures géométriques telles que : le cercle (par rotation), la croix (par translation), le rectangle (par étirement), le cube, la boule, etc. À ce propos, la forme élémentaire du carré peut bel et bien tendre vers une certaine évocation de l’ordre du sacré. Le prouve Schopenhauer dans son maître-livre Le Monde comme volonté et comme représentation (1818). Qu’il soit dit en passant, cette référence demeure à plus d’un titre significative pour les écrits de l’ontologie malevitchéenne. En effet, T. Anderson, l’éditeur des textes en anglais de Malevitch, pense que celles-ci suivent à la lettre les trouvailles du grand livre du philosophe Allemand. Ce dernier, présuppose que l’art atteint par le truchement des formes éternelles - ici le carré : symbole de l’éternité selon la croyance populaire -, la connaissance de l’éternité. Et celle-ci est bien sûr consubstantielle à l’expérience du sacré. Arborer 

De surplus, l’espace blanc engendre via son immatérialité maxima une négation fatale de l’intervention de l’humain. S’imposant par son impersonnalité éminente, celle-ci est conjecturée par l’effacement et/ou neutralisation délibérée du Je de l’auteur : une éventuelle mise en péril du statut de Je : « Le neutre Je et le blanc »[24]. Pareil dispositif plastique au souffle non loin du transcendantalisme, offre de l’aveu d’un Piet Mondrian au regard du spectateur une randonnée tant spirituelle que mystique. Ainsi, ce théoricien du néo-plasticisme et promoteur de l’abstraction géométrique n’a pas hésité de dresser ce constat :

 « Lorsque l’on représente quelque chose de percevable par les sens on exprime quelque chose d’humain. Lorsque l’on ne représente pas les choses, il reste de la place pour le divin »[25].

Malevitch parvint ici à une peinture - s’il en est bien une - uniquement soucieuse de sa présence physique. S’évacue du subjectile tout élément naturaliste, littéraire ou psychologique. Du fait que ceux-ci pourraient à tort rechuter l’oeuvre dans un manichéisme coercitif, où régnait soit la platitude décorative soit la profondeur perspective, bref l’ornement ou l’illusion. À ce propos, Malevitch écrivait :

 « Il faut construire dans le temps et l’espace un système qui ne dépende d’aucune beauté, d’aucune émotion, d’aucun état d’esprit esthétiques [...], où se trouvent réalisés les nouveaux progrès de nos représentations, en tant que connaissance  »[26]

Au vrai, pour le peintre soviétique, se représenter quelque chose est une véritable entrave : l’image est incapable d’embrasser l’absolu tant quêté : « tout ce qui est représentable, écrivait-il, est également insaisissable dans son infini »[27]. On songe ici à un lointain écho spinoziste : Omnis determinatio est negatio. C’est aussi la critique de la clôture représentationnelle stipulant qu’un ob-jet (gegen-stand / ob-jectum) doit être le vis-à-vis d’un sujet qui le représente. Cette abrogation malevitchéenne totale de l’image au profit du « sans-objet » (bespredmietnost), n’est pas sans tresser quelques correspondances avec d’autres exemples tant occidentaux qu’orientaux : Malevitch s’est trouvé continûment des moralistes et/ou philosophes pour dénoncer l’abus de confiance que constitue la fabrication d’images. En fait, nombre d’esprits religieux penchent vers cette réponse radicale, et ce pas seulement aux VII - VIIIème siècle, ni même dans l’Islam ou le Judaïsme. À ce propos, dès le IVème siècle, Eusèbe de Césarée[28] conscient de l’incapacité de la peinture de l’icône à garantir la transcendance divine - sinon à l’optimiser -, ouvrirait résolument la voie à l’iconoclasme : l’Absolu échappe au formel et sa manifestation via la lumière scénique de la Transfiguration du christ est déjà chalenge pour lui à la peinture. De même, cette virginité aniconique est proche d’une part de la position iconoclaste découlant autant de Platon (le sujet d’époptie platonicien ou néo-platonicien[29]) que de l’Islam et du judaïsme. En effet concernant cette dernière religion, l’interdiction de fabriquer des images proférée à plusieurs reprises dans l’Ancien Testament a été fidèlement transmise, sinon constamment observée par la tradition juive. À ce registre, invoquant Malevitch pour qui la représentation est alors placée sous l’emblème de la mort, tandis que « [L]a vie et l’infini sont pour lui dans le fait qu’il ne peut rien se représenter  »[30], on peut discerner ceci :

 un « geste très judaïque, [...] une position proche, sur un tout autre plan et dans une tout autre conjoncture historique, du coup de force judaïque pour lequel s’instaure une alliance avec un Éternel irreprésentable. Le Créateur est le Sans Nom, l’Infigurable, car il est la source de toutes les nominations et de toutes les figures »[31].

Et d’autre part, elle est parallèle à la tradition mystique - partiellement ou entièrement - hostile à l’image depuis les mystiques allemands du Moyen Age comme Tauler jusqu’à Jean de la Croix, mais aussi avec la plupart des exégètes comme D. Valhir et A. Nakov. Ainsi, on en vient à suggérer des réminiscences entre l’ontologie suprématiste de Malevitch et des énoncés afférents au nihilisme russe, à la mystique de Lao-Tseu, à la relation de la « vacuité » et de l’être chez Maître Eckhart, à la pensée de Jacob Boehme, de Ruysbroeck ou de Denys l’Aréopagite, de la théologie apophatique, de l’Hésychasme, etc.[32] Alléguons simplement encore Evagre le Pontique dont la mystique réclame au rebours du discours et/ou au-delà de lui, l’exercice intuitif du « nous » capable de dépouiller la prière de tout résidu imaginal, formel et conceptuel. Évagre Le Pontique appose par exemple cette condition :

 « Tu aspires à voir la face du Père qui est aux cieux : ne cherche pour rien au monde à percevoir une forme ou une figure au temps de la prière »[33]

 Songeons aussi à Elie d’Ecdicos rapportant :

 « les impassibles (apatheia) connaissent dans la prière un grand silence et une extrême vacance de représentations et de concepts... Voient Dieu ceux qui ne regardent rien dans leur prière »[34]

De même, Théolepte de Philadelphie consigne :

« L’esprit qui se tourne vers Dieu suspend tous les concepts informants des êtres et il voit alors Dieu sans image ni forme et, dans l’inconnaissance suprême, liée à la gloire inaccessible, il éclaircit son regard »[35].

Et à lire dans le « Septième récit » du Pèlerin Russe ce dialogue entre L’ermite - rendant hommage à Plotin - et le Le professeur, où l’on retrouve ouvertement l’écho de cette même doxa :

« - Le professeur : [...] je ne comprends pas aisément comment il est possible, si l’on se met en présence de Dieu, d’observer une complète absence d’images. Ce n’est pas naturel, car notre âme ou notre mental ne peut rien se représenter qui soit sans forme, dans un vide absolu [...]

 - L’ermite : [...] la présence spirituelle et incompréhensible de Dieu peut être connue de l’esprit et identifiée dans le cœur dans un absolu vide des formes »[36].

Autrement dit, le fiat de Malevitch à travers le Quadrangle blanc reste de s’extraire du « phénomène », c’est-à-dire à la condition représentative assujettie selon Schopenhauer au principe de la raison, au cadre spatio-temporel, pour s’engloutir dans le « noumène » (ou « volonté ») ; là où la chose en soi est émancipée de toute entreprise d’objectivation dans le mystère de l’univers. Mais de quel univers parle t-on ? Sans conteste, il s’agit de celui cité à foison dans les brochures malevitchéennes : un univers parfait, sans limite ni péché, ne connaissant point les lois, les interdits, les tabous - a contrario de l’homme qui, lui, est imparfait et pêche en transgressant ceux-ci. Or l’univers « considéré en tant que perfection, est Dieu »[37]. Dieu a jeté sur l’homme tout le fardeau du monde que ce dernier supporte malaisément et dont il s’efforce de s’affranchir. Ce faisant, il tente de fouir ce cercle vicieux des crimes et des châtiments, afin de regagner le divin. L’homme, disait Malevitch, veut « devenir lui-même en état d’apesanteur, c’est-à-dire [...] entrer en Dieu »[38], « Pénétrer Dieu [...] est devenu sa tâche primordiale  »[39]. À ce propos, Apollinaire évoquant en prélude aux Peintres cubistes - texte datant de 1913 - l’avènement d’une nouvelle race d’artistes non plus imitateurs mais créateurs, a jugé que :

 « le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité et les tableaux qu’il offre à l’admiration des hommes leur confèrent la gloire d’exercer aussi et momentanément leur propre divinité »[40].

Parallèlement à cette spéculation[41], Malevitch corrobore ici le fait que ce Dieu gît au-delà de l’être et est radicalement disjoint des choses, lesquelles une fois figurées ne peuvent renvoyer qu’au « néant ». La raison pour laquelle, le peintre récuse letypede théologieautoriséepar l’art, celle qui identifie Dieu à l’êtreetquiobservedanstoute choseen tant que possédant de l’être, un vestigeou unetracedudivin. L’imageestle fief d’une idolâtrie et son fabricant le complice d’un crime, coupable d’abus d’un pouvoir - la révélation - n’appartenant qu’à Dieu. Or selon l’auteur de Totalité et Infini, l’exigence religieuse absolue de sainteté doit être préservée de la chute dansl’idolâtrie. Dieu dépasse toute représentation et ne peut être appréhendé que par « la voie négative » du « sans objet » (« théologie négative »). De là, Pascal comme Calvin ne croit pas que la nature - et encore moins son imitation - peut affirmer l’évidence Divine. Cet avis va à l’encontre de celui de Bachelard dans sa phénoménologiematérielle, lorsque ce dernier déclare que la matière éduque :c’est en elle que transparaît autre chose et qu’elle est de ce fait icône ; ou encore Berkeley, pour qui Dieu parle à travers la matière - « la mystique de la matière ». C’est pourquoi, lors de l’exposition 0.10 de décembre 1915, Malevitch avait pris le soin de suspendre son Quadrangle noir (œuvre ouvrant le champ à la « nudité des déserts »[42] et coulant d’une création ex nihilo) à une place traditionnellement cruciale. Il s’agit d’un coin en haut de la salle d’exposition. Ce qui pour tout Russe signifiait qu’il l’avait placé dans l’« angle de beauté »[43]. Ce « beau coin » ou « coin rouge » - « rouge » en vieux russe signifiant « beau » - se situe le plus souvent dans la direction de l’orient, notamment dans les demeures slaves orthodoxes. Il demeure en sus le lieu réservé à l’exposition des saintes icônes (ikona) et vers lequel on se tourne en se signant. À vrai dire, l’acte de Malevitch est hautement symbolique et ambivalent. D’une part, il accusait l’histoire de l’art de substituer les cendres d’une information extérieure et de théories ex post facto, à « la flamme » de l’expérience de l’art comme acte spirituel. D’autre part, cet acte paraît mobilisé par la volonté de nettoyer les archétypes formels de l’art religieux de toute représentation référencée, codifiée et traditionnelle, afin de pouvoir les recharger d’une expérience autonome du néant. Par conséquent, le Quadrangle blanc offre le paradoxe cohérent d’une « icône iconoclaste », d’une « icône sans image » manifestant justement l’Infigurable du monde sans-objet : « Ce n’est plus le futurisme que nous avons à présent devant nous, mais la nouvelle icône du carré »[44]. Iconoclaste à l’endroit du monde des apparences et de leurs images, à l’égard des escaliers analogiques figuratifs, l’œuvre est aussi icône de l’absolu non-figuratif, du Dieu-Rien. Et ce, dans les termes d’un monisme et non pas d’un dualisme de type platonicien ou autre. Bref, elle est comme cette « Hyper icône » qui au dessus de l’icône, est visée par la contemplation iconophile.

En définitive, le Quadrangle blanc, ce « fameux explosif » de Malevitch demeure somme toute une « œuvre nimbée de mystère, objet bien souvent de controverses enflammées »[45]. Un punctum spatii - ou Makom - où le spectateur peut être appelé non pas à monter sur scène, mais à gravir un haut lieu. Une hauteur consubstantielle à celle utilisée par Apollinaire qui décrivant dans Zone Jésus Christ notait : « C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs. Il détient le record du monde pour la hauteur »[46]. Ceci revient au fait que la médiation du vide joue ici un rôle déterminant en amont d’une filiation avec la sphère du sacré, avec grosso modo « tout ce qui s’oppose au profane » - selon la définition proposée par Roger Caillois. 

D’après tout ce qui précède, le vide, cette condition sine qua non à tout faire plastique défini communément comme un défaut matériel, un rien physique, n’est in fine qu’un espace matriciel (« Remonter du modèle à la matrice », remarquait Paul Klee) flottant de disponibilités. En tant qu’élément médiateur, il ne peut signifier qu’en dehors de sa propre structure ; c’est-à-dire en scellant une certaine dyade - non moins dialectique des fois - avec les choses.

Pour clore mon propos, je reporte volontiers le lecteur à l’Histoire de la discussion entre les Byzantins et les Chinois dans l’art de peindre et de faire des portraits. Elle est glanée par hasard au cours d’une flânerie dans l’espace conceptuel d’un grand mystique - du moins dans la mémoire de la pensée arabo-islamique - à savoir Jalâl al-Dîn Rûmî (1207-1273). Je la rapporte telle qu’elle a été présentée par un mécène de Rûmî : la Française de confession musulmane Éva de Vitray-Meyerovitch :

 « Les Chinois disaient : "Nous sommes les meilleurs artistes" ; les Byzantins disaient : "C’est à nous qu’appartiennent le pouvoir et la perfection". "Je vous mettrai à l’épreuve en cette affaire, dit le sultan, et je verrai lequel de vous a raison dans cette prétention" [...]. Les Chinois dirent alors : "Attribuez-nous une certaine salle, et qu’il y en ait une pour vous [Byzantins] aussi". Il y avait deux pièces, dont les portes se faisaient face : les Chinois prirent l’une, les Byzantins l’autre. Les Chinois prièrent le Roi de leur donner cent couleurs ; le Roi ouvrit son trésor afin qu’ils reçoivent ce qu’ils désiraient [...]. Les Byzantins déclarèrent : "Aucune teinte ni couleur ne convient à notre travail : il ne faut rien que retirer la rouille". Ils fermèrent la porte et se mirent à polir les murs qui devinrent clairs et purs comme le ciel. Il y a un chemin de la bigarrure à l’absence de couleurs, la couleur est semblable au nuages, et l’absence de couleurs à la lune. [...] Le Roi entra et vit les peintures : cette vision, lorsqu’il l’aperçut, ravit ses esprits. Ensuite, il alla vers les Byzantins : ils retirèrent le rideau qui les séparait. Le reflet de ces peintures et œuvres d’art des Chinois vint frapper ces murs qui avaient été purifiés de cette souillure. Tout ce que le Sultan avait vu (dans la salle des Chinois) semblait plus splendide ici : cela ravissait le regard [...]. Cette pureté du miroir est, sans nul doute, le cœur qui reçoit d’innombrables images [...]. Ils [les Byzantins] ont abandonné la forme et l’écorce de la connaissance, ils ont déployé l’étendard de la certitude [...]. De l’empyrée, de la sphère étoilée et du vide, ils reçoivent cent impressions : des impressions ? Que dis-je ? La vision même de Dieu  »[47].

Pensez-y !

Nizar MOUAKHAR
 Plasticien - Doctorant ès Lettres et Arts
à l’Université de Provence (Aix-Marseille I).
nizarmouakhar@yahoo.fr 

 


[1]. Newman, « For Howard Putzel » (1945) in Selected Writings and Interviews, New York, Alfred Knopf, 1980, p. 98 (trad. P. Schneider).

[2]. Lettre à Matyouchine (juin 1916) in L. Zhadova, Malevitch : suprematism and revolution in Russian Art 1910-1930, New York, Thames & Hudson, 1982, p. 124.

[3]. Aleksander Blok dans son poème L’Aviateur compare l’art à « un rêve ailé, un aéroplane mystérieux permettant de s’échapper de la terre ». Rêve partagé par Malevitch qui durant sa phase futuriste avait peint un Aviateur (1914).

[4]. E. Petrova, J. M. Joosten, I. Vakar, C. Douglas, E. Kovtoun, D. Sarabaniov, I. Karossik, Malévitch, artiste et théricien, trad. et préf. A. Bagaev, Paris, Flammarion, 1990, p. 193.

[5]. P. Schneider, Petite histoire de l’infini en peinture, Paris, Éditions Hazan, 2001, p. 207.

[6]. Lettre à Matyouchine (1915) in L. A. Zhadova, op. cit., p. 124.

[7]. F. Longelin, in Ligeia N° 29-30-31-32, « Art et spiritualité », octobre 1999 / Juin 2000, p. 127.

[8]. P. Schneider, op. cit., p. 206.

[9]. Cité in Rencontres, Croisements, Emprunts. Méthodologies de l’analyse d’images, colloque d’Aix-en-Provence, 26-27 novembre 1993, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1996, p. 190. 

[10]. K. Malevitch cité in A. Besançon, L’Image interdite : une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, coll. L’esprit de la cité, 1994, p. 488.

[11]. Ibid., p. 486.

[12]. À ce propos, si l’on croit Marie-José Mondzain, le concept d’« économie » s’inscrit à l’origine dans le vocabulaire théologique patristique byzantin. Cf. M.-J. Mondzain, Image, icône, économie : les sources byzantines de l’imaginaire, Paris, Éditions du Seuil, 1996.

[13]. K. Malevitch cité in J. -C. Marcadé, Malévitch, Nouvelles Éditions Françaises, Casterman, 1990, p. 138.

[14]. K. Malevitch, Malevitch, Écrits, présentés par A. B. Nakov, trad. A. Robel-Chicurel, Paris, Éditions Champ Libre, 1975, p. 222. 

[15]. S. Mallarmé, « Brise marine » in Poésies, Paris, GF-Flammarion, 1989, p. 61.

[16]. Cité in catalogue d’exposition El Lissitzky, 1890-1941 : architecte, peintre, photographe, typographe, Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris/ARC, 2 juillet - 13 octobre 1991, Paris, Paris-Musées, 1991, p. 27.

[17]. « Toute la faute est dans le fait qu’une limite a été établie dans le système » (Malevitch in K. S. Malévitch, Écrits I : De Cézanne au suprématisme, trad. J. -C. Marcadé, V. Marcadé et V. Schiltz, préf. et présent. J. -C. Marcadé, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1974, p. 158.

[18]. Ibid., p. 150.

[19]. K. Malevitch, Malevitch, Écrits, op. cit., p. 214.

[20]. K. Malevitch in K. S. Malévitch, Écrits I : De Cézanne au suprématisme, op. cit., p. 155.

[21]. Malevitch cité in A. Besançon, op. cit., p. 493. 

[22]. J. -J. Goux, Les Iconoclastes, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 65.

[23]. « Rien n’aura eu lieu que le lieu », note Mallarmé pour décrire dans la même perspective biblique un espace post-humain se mêlant à l’espace pré-adamique et où ne se montre qu’un rayon aveuglant : « Un lieu vide, tonnerre et éclairs » (S. Mallarmé, « La fausse-entrée des sorcières dans Macbeth » (1897) in Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, nrf, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 478.).

[24]. J.- J. Goux, op. cit., p. 65.

[25]. Cité in Michel Seuphor, Piet Mondrian, Paris, Librairie Séguier, 1987, p. 95.

[26]. K. Malevitch, Malevitch, Écrits, op. cit., p. 213.

[27]. K. Malevitch in K. S. Malévitch, Écrits I : De Cézanne au suprématisme, op. cit., p. 153.

[28]. Dans sa Lettre à l’Impératrice Constantia, Eusèbe de Césarée écrivait : « Qui donc serait capable de reproduire les rayons réverbérants et resplendissants d’une telle majesté, d’une telle gloire, avec des couleurs inanimées et mortes, alors que pas même ses disciples ne purent soutenir la vue de celui qui leur apparaissait ainsi, eux qui tombèrent la face contre terre, en confessant qu’ils ne pouvaient supporter cette vision ? [...] Comment pourrait-il peindre l’image d’une forme si admirable et si incompréhensible, si l’on doit appeler "forme" cette essence divine spirituelle ? » (cité in B. Duborgel, Malevitch. La question de l’icône, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1997, p. 81.). 

[29]. On ne peut pas ne pas rapprocher le Quadrangle blanc du récit platonicien notamment dans le grand mythe du Phèdre. Dans ce texte, Platon dresse un tableau du monde supérieur que l’âme contemple dans le moment paroxystique d’époptie. C’est « le lieu supracéleste » (Phèdre, 247d) baigné d’une « pure lumière » (Phèdre, 250c) que les âmes contemplent en « se dressant sur le dos de la voûte céleste » (Phèdre, 247c). Ce qu’elles contemplent : « L’essence qui n’a point de couleur ni de forme, et qu’on ne saurait toucher » (Phèdre, 247d). Cf. Platon, Œuvres complètes, Tome IV, 3e partie, Phèdre, trad. P. Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1985. 

[30]. K. Malevitch in K. S. Malévitch, Écrits I : De Cézanne au suprématisme, op. cit., p. 153.

[31]. J. J. Goux, op. cit., p. 130.

[32]. De ces références d’ailleurs, Malevitch a pu avoir une connaissance au moins fragmentaire via la médiation de l’ouvrage d’un Ouspensky qui en fournit des extraits.

[33]. E. Le Pontique, Petite philocalie de la prière du cœur, trad. J. Gouillard, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 44.

[34]. Op. cit., p. 127.

[35]. Op. cit., p. 168.

[36]. Le pèlerin russe. Trois récits inédits, intr. O. Clément, Maine-et-Loire, Abbaye de Bellefontaine, 1976, pp. 110-112 (c’est moi qui souligne).

[37]. Alain Besançon, op. cit., p. 494.

[38]. K. Malevitch in K. S. Malévitch, Écrits I : De Cézanne au suprématisme, op. cit., p. 160.

[39]. Ibid., p. 155.

[40]. G. Apollinaire, Les Peintres cubistes, Paris, Hermann, 1965, p. 238.

[41]. Via le Suprématisme publié en 1919, Malevitch fusionnait espace cosmique, révélation mystique, infini métaphysique dans le creuset d’un discours vaticinatoire. 

[42]. K. Malevitch, Malevitch, Écrits, « Lettre à Alexandre Benois », op. cit., p. 171.

[43]. À la même exposition, Tatline destine deux contre-reliefs à une disposition analogue. 

[44]. Cité in Écrits, Kazimir Malevitch, présent. A. Nakov, trad. A. Robel, Paris, G. Lebovici, 1986, p. 136. 

[45]. Cité in Beaux Arts N° 66, mars 1989, p. 51.

[46]. G. Apollinaire, « Zone » in Alcools, suivi de Le Bestiaire et de Vitam impendere amori, Paris, Gallimard, coll. nrf, 1972, p. 9.

[47]. Rûmî (Mathnawî, I, 3467 s.) cité in E. de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le sufisme, Paris, Éditions du Seuil, 1977, pp. 145-147.

 

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