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Surtout en temps de guerre
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 Article publié le 17 janvier 2016.

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Filipo est revenu à peine trois semaines après. On ne l’attendait pas. On pensait même qu’il ne reviendrait pas. Il faut dire que son cœur s’était arrêté. D’après Engin, le seul d’entre nous à savoir manipuler un défibrillateur, l’arrêt cardiaque avait duré au moins deux minutes. Si Filipo s’en sortait, c’était un miracle, mais personne n’avait brûlé de cierges pendant qu’il était à l’hôpital. On ne s’était pas déplacé non plus. Il faut dire qu’avec ses embouteillages constants, T* est un véritable enfer pour celui qui prétend simplement rendre visite à un type qui va mourir de toute façon. Alors on n’y est pas allé.

Filipo est célibataire. Et en plus il vit seul, sans maman pour le dorloter ni colocataire pour lui tenir compagnie devant la télé. Il est allé directement du bureau à l’hôpital. Et pendant tout ce temps, son appartement est resté fermé. On y a pensé tous en même temps quand Engin est venu nous annoncer la nouvelle de son retour.

C’était d’autant plus gênant, comme situation, que j’habitais moi-même (à cette époque lointaine) dans le même immeuble que Filipo, un étage en-dessous. À un appart’ près, j’aurais pu entendre ses pas sur le plancher, mais ce que j’entendais plus à la place, c’était la maudite musique d’Engin qu’il mettait à fond pour ne plus entendre les mules de Filipo glisser sur le plancher. Ça le mettait hors de lui, mais il aimait la musique. Pas moi. Globalement, on n’était pas trois bons voisins. Mais on travaillait dans le même bureau, sauf qu’Engin était notre chef.

Un mardi matin, alors qu’on avait tout oublié du lundi, voilà que Filipo tombe en plein milieu de l’allée avec une pile de documents fraîchement imprimés dans les bras. Engin s’amène en gueulant, parce que ce n’est pas la première fois que ça arrive. Aussi sec, au lieu de rire comme moi et mes collègues, il arrache le défibrillateur du mur et se met à lire la notice à haute voix. Je l’ai lue moi-même dans l’après-midi alors que Filipo était censé vivre ses derniers instants. Deux minutes. Engin avait raison. C’était le temps qu’il fallait prendre pour la lire et la comprendre. Et le cerveau de Filipo avait pâti de cette attente.

Puis les jours se sont mis à passer alors que jusque-là, on les voyait s’écouler comme dans un sablier. On les comptait. Et Filipo résistait. Engin avait emprunté un ouvrage à la bibliothèque municipale pour étudier le cerveau et particulièrement la question de sa nécessaire irrigation par la circulation sanguine. Je ne crois pas qu’il ait eu le temps de terminer ce gros volume qu’il abandonnait en fin d’après-midi sur son bureau. Et le matin, il était toujours là, à l’angle de sa table en teck, entre la statue de Mars et le pot à crayons. Personne n’y touchait. Tout ce qu’on savait, de la bouche du docteur Étienne, c’est que Filipo n’en avait plus pour longtemps. Ou que s’il s’en sortait, il irait alimenter la brigade des fadas du quartier. Personne n’avait encore eu l’idée d’aller jeter un œil sur son appartement. Par personne, j’entends Engin et moi, car les autres habitaient à l’extérieur. Il n’était pas difficile de demander la clé à la concierge, ce qui réduisait l’alternative à une option, Engin qui avait de l’autorité. Moi, je suis un employé du bas de l’échelle. Encore heureux qu’un petit coup de piston m’ait élevé au premier barreau. L’équilibre est stable. Je ne crains rien.

On n’attendait donc plus quand Engin nous a appris la nouvelle. C’était une bonne nouvelle. On est toujours heureux d’apprendre que la mort a raté son coup, surtout si on connaît la victime potentielle. Mais la question demeurait entière : dans quel état était le cerveau de Filipo ? Notre travail ne réclame pas une foule de neurones, mais un minimum est exigé. Filipo était-il encore des nôtres ?

« Il refuse d’aller en maison de repos, nous dit Engin en rangeant son bouquin dans un tiroir de sa table. On est pourtant à cent pour cent. Je comprends pas… Si c’était à moi que ça arrivait… »

Je ne sais pas si Engin comprenait que si ça lui arrivait, il ne se trouverait personne ici pour actionner le défibrillateur. Ou alors il faudrait beaucoup plus de deux minutes pour déchiffrer le mode d’emploi. Une véritable catastrophe pour son cerveau. Mais où en était celui de Filipo ?

« Ça va, dit Engin. Il a pas souffert. C’est en tout cas ce que dit Étienne… »

Étienne, tout le monde le sait, à part les rhumes et les enflures, n’a jamais délivré de certificats de complaisance. On voulait en savoir plus. Qu’en disait le spécialiste de l’hôpital ?

« Il est moins enthousiaste, dit Engin. Mais il voit les choses d’un point de vue général. Étienne a une bien meilleure connaissance du terrain que nous occupons. Il est donc formel : Filipo pourra reprendre son travail dès qu’il aura profité de son congé de convalescence. »

Restait la question de l’appartement. Je n’imaginais pas l’état du mien après trois semaines de fermeture totale. La vaisselle, les restes de nourriture, les fenêtres, le chat… Filipo avait un chat. Pas moi. Si le chat était sorti, une fenêtre était ouverte. Et si une fenêtre était ouverte, avec la pluie qui tombait depuis trois semaines… Non, ce n’était pas un effort d’imagination qui m’épuisait ce jour-là, le jour où Filipo revint de l’hôpital avec un cerveau en nette régression par rapport à celui qu’il possédait avant d’avoir affaire à la mort.

« J’irai le chercher en bagnole, dit Engin. Glavert, vous m’accompagnez… des fois que… ?

— Des fois que quoi ? sursautai-je. J’ai les fiches de position à classer…

— Mavusse s’en chargera.

— Mais Mavusse… ! C’est moi qui… »

Bref, on est parti pour T* dans la bagnole à Engin. Vous avez compris que je m’appelle Glavert. Je n’avais pas le choix. Il pleuvait à verse. On est arrivé à T* en plein embouteillage de midi. L’hôpital était cerné par des milliers de bagnoles toutes plus excitées les unes que les autres. Engin était rouge.

« On trouvera pas à se garer, grogna-t-il. Glavert ?

— Oui… ?

— Descendez et allez chercher Filipo. Il doit attendre sans une salle prévue à cet effet.

— Mais il y en a des milliers de salles prévues à cet effet ! Je trouverai jamais avant la fermeture ! Il a pas un portable, Filipo ?

— C’est moi qui n’en ai pas. Vous en avez un vous ? Non. Alors descendez. Et n’oubliez pas le parapluie, sinon vous allez attraper la crève.

— Et vous m’attendrez où… ?

— Ici même. Je vais tourner. Je sais pas combien de temps ça dure de faire le tour. On verra bien. À tout de suite, Glavert. »

Facile à dire quand on reste à l’abri. Le vent a failli emporter mon parapluie qui était à Engin. Il m’avait dit de monter, parce qu’en descendant, on s’éloignait de l’hôpital. Il fallait lutter contre le vent et la pluie. J’ai trouvé un escalier, heureux de posséder la maîtrise d’un système étudié pour monter, du moins dans le sens que j’avais pris. Il y avait du monde. On croisait nos parapluies. Pas un regard. À quoi bon ? On aurait eu du mal à se regarder dans les yeux tellement la pluie était dense. J’ai atteint comme ça plusieurs paliers. Et l’escalier continuait de monter. Ça n’en finissait pas. Je me suis posé la question en regardant mes pantalons trempés des chaussettes à mi-cuisse. J’avais même des flashes érotiques en voyant les jambes nues des femmes qui se croisaient dans la tourmente. Et au bout d’un temps assez long pour interdire tout espoir à mon cerveau, je me suis demandé si j’étais en train de monter vers l’hôpital ou autre chose.

« Si, si ! C’est par-là, me dit une jolie petite femme toute mouillée.

— Vous êtes sure ? Je veux dire… C’est encore loin ? »

Je ne sais pas ce qu’elle m’a répondu, mais de dos, elle était toujours aussi jolie, presque nue dans son tablier blanc. Elle portait des sandalettes de la même couleur. Si je n’avais pas été en mission, je l’aurais suivie. C’est comme ça que je conçois l’amour. Et ça ne m’arrive pas souvent, allez !

J’ai enfin aperçu un grand écran de lumière. L’escalier s’est arrêté en même temps. Il ne me restait plus qu’à traverser une zone pavée où les gouttes rebondissaient en éclaboussant d’autres jambes. Je serais bien resté là à reluquer ce beau spectacle, mais j’étais en mission et Filipo, tel que je le connaissais, devait se faire un sang d’encre. Il fallait espérer que je me dirigeasse vers la bonne salle d’attente. Je ne savais même pas dans quel service il avait été soigné, Filipo. Cardiologie, cerveaulogie… J’aurais du mal à me repérer si je ne tombais pas sur lui par un heureux hasard.

Je vis alors que tout le monde fonçait vers une porte qui demeurait ouverte. J’ai fais comme les autres, courbé comme une vieille sous mon parapluie, prêt à me battre pour me faire une place. J’ai vaguement glissé dans une flaque sans y mettre le nez. J’étais sauvé. Et à l’abri. J’ai fermé mon parapluie. Je n’étais pas essoufflé. La salle d’attente était noire de monde. Je dégoulinais comme un beignet. Un garde m’observait d’un œil noir, sans doute parce que je ne me décidais pas à suivre un chemin parmi ceux qui m’étaient proposés par les panneaux multicolores. Pourtant, le concepteur de cette administration des foules avait facilité la recherche par un code de couleurs. Mais je ne connaissais pas ce code. Or, tout le monde semblait le connaître. Le garde a fini par s’approcher de moi.

« Je peux vous aider, monsieur ? » me dit-il sans me lâcher du regard.

J’eusse aimé me débarrasser de mes vêtements trempés et poser mon parapluie sans risquer de me le faire piquer. Il appartenait à Engin, je ne pouvais pas commettre l’erreur de l’oublier. Engin, lui, n’oubliait jamais rien. Normal, il était le chef. Et je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où je pourrais trouver Filipo. Cet hôpital était une cité imprenable.

« Vous cherchez sans doute quelqu’un, me dit le garde sans se radoucir. Vous connaissez le numéro de chambre… ?

— Il est plus dans sa chambre, monsieur… Il est guéri… Enfin… il s’en est sorti. Et je suis censé le ramener à la maison…

— Je vois. »

Je ne sais pas ce qu’il voyait, mais il était lourdement armé. Il avait sur lui de quoi tuer deux fois le XV de France. Un homme en blanc s’est approché.

« Ce monsieur est perdu, dit le garde.

— Qu’est-ce que vous cherchez ? me demanda l’homme en blanc.

— Certainement pas des ennuis ! » m’écriai-je histoire de réchauffer l’atmosphère.

Tu parles ! En temps de guerre, on ne plaisante pas dans les lieux publics. On s’y conduit avec le permis. J’ai tout de suite regretté d’être de bonne humeur malgré la pluie et la foule. J’ai tenté de relativiser mon incivilité.

« Je cherche mon ami Filipo, m’empressai-je d’expliquer. Il est guéri. Enfin…

— On va consulter le fichier, dit l’homme en blanc. Suivez-moi ! »

J’ai laissé le garde derrière moi. Il sentait déjà la poudre. Quel massacre j’aurais provoqué si j’avais dépassé les bornes ! L’homme en blanc me poussa contre un comptoir. Il réapparut derrière, assis devant un écran. Il avait trouvé Filipo. Sauf que Filipo n’était plus là.

« Il est sorti ya bien une heure, dit-il d’une voix sans émotion. Il doit vous attendre…

— Oui… mais où ?

— Vous savez, c’est grand ici. On se perd facilement. Et si vous vous perdez tous les deux, vous réduisez considérablement vos chances de vous rencontrer. Vous zavez pas un portable ?

— Vous avez confisqué celui de Filipo… je veux dire…

— Je sais ce que vous voulez dire. Vous ne pouvez donc pas l’appeler, même si c’est interdit. Là, mon ami, je crains de pas pouvoir vous aider… »

Il a éteint la petite lumière au-dessus de moi et il est parti sans laisser d’adresse. J’étais de nouveau seul. En me retournant pour me replacer dans la perspective de ce hall immense, j’ai vu que le gardien en armes continuait de m’observer. Ça me les a fait remonter. Et pour ne pas avoir l’air complètement suspect, je me suis mis à suivre les indications des panneaux de couleur rose. Il y avait un cœur dessiné dessus, mais pas de cerveau. J’ai suivi quand même. On était plusieurs. Je n’avais pas choisi la file la plus nombreuse, mais je n’étais pas le dernier. Au bout d’une bonne minute d’angoisse, je me suis retrouvé devant la porte d’acier d’un ascenseur. Je ne savais même pas s’il montait ou s’il descendait. Je me suis retrouvé dedans avec un tas d’autres personnes de ma race. Pas un étranger. Je me suis senti presque à l’aise. Et à la première ouverture, je suis sorti en bousculant tout ce qui se trouvait devant moi. J’ai continué de bousculer droit devant. Je n’avais jamais vu autant de monde. Et de loin en loin, un gardien en arme me regardait des pieds à la tête puis s’éloignait en soumettant au même examen tous ceux qu’il estimait susceptible de transporter la mauvaise idéologie. Voilà à qui on confie l’examen des idées dans notre société. Mais ne nous égarons pas. Ma mission consistait à mettre la main sur Filipo et à le ramener à la bagnole. Engin se chargerait du reste. Chacun son utilité. Je me sentais quand même très au-dessus du garde.

Mais de Filipo, aucun. J’ai fini par demander. Le type auquel je m’adressais portait lui aussi un tablier, mais bleu. Il m’a regardé d’un air étrange, presque soupçonneux.

« Mais, monsieur… me dit-il doucement. Vous n’êtes pas dans l’hôpital, ici… je veux dire que vous n’y êtes plus. Il fallait prendre à gauche…

— Je suis allé tout droit après l’ascenseur…

— Ah mais ce n’est pas après l’ascenseur qu’il faut aller à gauche !

— C’est après quoi alors ?

— Après l’entrée… porte B…

— Je me souviens pas de la lettre de la porte…

— Il y a des portes à lettre et des portes à numéro… Vous l’avez remarqué…

— Mettons…

— Et bien après la porte B, vous allez à gauche et vous tombez sur l’hôpital. Là, vous demandez.

— Je demande à qui… ?

— Pas à moi, monsieur ! »

J’étais seul. Et pas dans l’hôpital. En y regardant de plus près, les lieux n’avaient rien de commun avec ce qu’on sait de l’hôpital. Le blanc, les infirmières, les chariots, les patients qui errent, la cafétéria… J’étais dans une usine. J’aperçus alors une ouverture où il semblait pleuvoir. S’il était aventureux de pénétrer plus avant dans ce monde sans hôpital, je pouvais au moins en sortir pour descendre et avoir une chance de tomber sur la bagnole d’Engin qui avait sans doute fait plusieurs fois le tour. C’était bien de la pluie. Et elle tombait du ciel. Mais dans un espace fermé. Avant même de me poser la question de l’utilité de cet espace, je suis retourné sur mes pas. Et, comme j’avais de la chance, j’ai retrouvé l’ascenseur. On s’y entassait. Le garde de faction me fit un petit signe sans quitter le mur qu’il avait derrière lui. Je me suis approché. Il m’a souri. Puis, furtivement, il a continué de me faire des signes. Il voulait savoir si j’avais une clope à lui donner. J’ai failli tomber dans les pommes. Je ne fume pas.

« Mais je peux vous en acheter, balbutiai-je. On peut quand même offrir un petit cadeau à ceux qui nous protègent en ces temps obscurs.

— Moi je trouve qu’ils devraient encore baisser la lumière, dit-il sans rire. On pourrait se planquer dans l’ombre en attendant que ça passe…

— Mais si vous fumez dans l’ombre, l’ennemi vous repèrera et alors… zing !

— On en est pas là… Alors pour les cigarettes, c’est d’accord. Des Gauloises bout filtre. Je reste peuple, comme vous voyez. »

Il ne lui restait plus qu’à m’expliquer le chemin conduisant au bureau de tabac. Ce qu’il fit avec beaucoup de détail. Je pourrais en profiter pour lui ramener un Mandrake, parce que c’était la maison de la Presse qui faisait tabac. Pratique, hein ?

« Et c’est loin de l’hôpital ? demandai-je parce que je n’avais pas perdu le Nord.

— Pensez donc ! En plein milieu.

— Juste à côté de là où ils font le cœur et le cerveau… ?

— Ils font tout dans cet hôpital. S’il arrive quelque chose, on a tout sur place. On a beau avoir un gilet et un casque, on est pas à l’abri d’une complication…

— À tout de suite alors. »

Et j’ai repris l’ascenseur dans le sens inverse. C’était un peu vache de ma part de ne pas entrer dans la maison de la Presse, je le reconnais. Mais j’étais pressé. Et Engin devait fumer rouge dans sa bagnole. Restait à espérer que les gardes ne communiquaient pas sur les cigarettes et les BD, sinon j’aurais à m’expliquer. Et chaque fois que j’explique, je m’embrouille. C’est comme ça depuis la maternelle. Pourtant, je n’ai pas fait flic ni militaire. Même que je travaille devant un écran.

*

J’ai fini par tomber sur Filipo. Pas par hasard. Je vous épargne ce trajet de fil en aiguille. Jamais je n’avais trouvé le temps aussi long. Mais j’y suis arrivé. La nuit était tombée. On rentrerait après cinq heures. Et sans heures sup’. Filipo attendait sur un siège. Il n’avait pas l’air plus con que d’habitude. S’il était changé, c’était de l’intérieur. Je lui ai parlé des gardes. Pour la guerre, il savait. Et il avait entendu parler des gardes.

« Quand je suis arrivé, dit-il en bavant, j’étais endormi par ce que j’avais, alors j’ai rien vu, ni garde, ni ange, ni rien. Il paraît que j’ai du pot de m’en sortir sans séquelles.

— Tu trouveras peut-être ton appart’ en désordre. Je sais pas comment tu l’as laissé…

— Je m’en fous de mon appart’ ! Je retourne pas chez moi. »

Il avait dit ça en se redressant d’un coup, postillonnant comme un président qui déclare l’état d’urgence. Je n’étais pas d’accord, alors que ça ne me regardait pas, mais bon…

« Dis donc, fit-il d’un air soupçonneux, t’as pas d’bagnole, toi… Comment que t’es venu ? Et pourquoi que tu veux me chercher ? »

Autant de questions qui en disaient long sur ce que son cerveau avait subi. Et tous les guichets étaient fermés, plongés dans l’ombre des lendemains. Personne auprès de qui se renseigner sur ce qu’il convenait de faire de Filipo après récupération. Je rageais de ne pas avoir Engin sous la main pour lui reprocher de ne pas avoir assez réfléchi avant de m’embarquer dans cette histoire. J’étais seul. Et je n’avais pas l’intention de me laisser dépasser par l’étrange force de caractère qui animait Filipo, lui qui n’en avait jamais donné signes.

« Où tu veux qu’on te dépose… ? risquai-je dans la pénombre.

— Je sais pas encore ! Sortons d’ici !

— Non ! Pas par là !

— Mais c’est la sortie….

— Je connais un chemin plus court, plus pratique. T’as pas de clope ni de Mandrake ? Alors suis-moi !

— Ah merde alors ! J’y comprends rien ! »

Je n’en avais rien à fiche qu’il comprît, Filipo. Je voyais une porte avec de la pluie aux carreaux. Une fois dehors, il fallait descendre. Me l’étais-je assez répété ? Ensuite, il fallait tomber sur Engin au volant de sa bagnole. Par hasard ou par chance. Et donc Filipo et moi on s’est mis à descendre. Il n’y avait plus un chat dans l’escalier. Et il pluvinait. Filipo se plaignait parce qu’il ne savait pas ce que j’en avais bavé en montant. Ce qui ne l’empêchait pas de baver lui aussi en descendant avec moi. Je me disais que les gens étaient remontés dans leurs bagnoles et que du coup, Engin avait trouvé à garer la sienne. Et qu’il avait eu l’idée de le faire en bas de l’escalier que nous descendions. Je ne me voyais pas en train d’arpenter les kilomètres carrés de parking en compagnie d’un type baveux qu’il fallait ramener chez lui de force. Mais qu’est-ce qu’on fait quand on les ramène à la maison ? On les enferme. Pourquoi ils ne l’avaient pas enfermé où on les enferme d’habitude ? La guerre avait fichu le bordel partout, même chez les fous. Je n’arrêtais pas d’y penser en descendant. Et plus j’y pensais, plus je voyais des petites lumières sur les marches mouillées de l’escalier. Même que Filipo n’arrêtait pas de se plaindre d’un traitement inhumain. Ah j’en avais marre ! Et ça clignotait de plus en plus. J’ai fini par entendre des sirènes. On était Filipo et moi sur le trottoir. Et à dix mètres on voyait un amas de ferraille calcinée. Ça courait dans tous les sens. Un garde en arme s’est précipité sur nous.

« Couchez-vous ! Couchez-vous ! À moi la garde ! On les a ! Qu’ils crèvent ! »

Et j’en passe des cris, des coups et des bruits immondes que je ne saurais pas identifier. J’avais la tête sous un pied. J’entendais Filipo qui hurlait qu’il n’était pas fou et qui exigeait un peu de respect. Et comme ça, une oreille écrasée dans le bitume et les bras noués dans le dos, qui c’est que je vois dans une des carcasses si c’était pas un morceau d’Engin en personne ! Ah je l’ai toujours dit. Filipo ne portera jamais chance. Surtout en temps de guerre.

 

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