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Le train
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 Article publié le 3 mai 2015.

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En ce début de narration, le bruit, le mouvement et les formes sont étroitement associés.

De loin, une tête profilée de couleur claire avance, sa largeur grossit peu à peu, tandis qu’un son aigu et clair, comme celui d’une bouche d’aération, emplit l’air jusqu’à devenir de plus en plus net, de plus en plus puissant. Maintenant, sur un tracé rectiligne composé de barres parallèles, sur des rails, les différents wagons se succèdent à grande vitesse, le faible intervalle libre entre eux créant une rupture régulière dans le bruit ample et étouffé de la masse totale qui n’a pas encore fini de franchir le même point, le même niveau. Puis, l’espace se dégage soudain, l’arrière du train - profilé lui aussi mais dans une moindre mesure - venant de montrer furtivement ses courbes, avant de s’éloigner, avant de s’évanouir, un train maintenant loin, un train dont la fuite engendre à nouveau un bruit de fond, un bruit clair, un bruit mat désormais dissous .

Un peu plus tard - avant ? après le passage du train ? - la forme narrative se concentre sur un compartiment, sur un espace voyageur prévu pour six ou huit personnes, un espace convertible en salle de travail ou d’étude. En quelques gestes, une table a pu être montée, à partir de son support encastré dans la paroi extérieure, juste au-dessus de la vitre. Ici, un certain nombre de textes ont été commencés, ébauchés, un certain nombre de fictions ont vu le jour, au fil des heures, du défilement extérieur du paysage, au fil de l’imagination, aussi. Des paragraphes et des paragraphes ont été soigneusement écrits, raturés parfois, avec des annotations dans les marges. Des feuillets ont été rangés, compilés, classés, protégés, d’autres ont été sortis, repris, corrigés. Des formes narratives ont pris forme dans cet espace, entre ces sièges, ce sol, ce plafond et cette table, périmètre indispensable à l’élaboration d’écrits inachevés, d’écrits en mutation.

La vitesse du train vient de décroître, de manière substantielle. Le couloir parallèle au compartiment - au milieu du train ? en son début ? à sa fin ? - est baignée de lumière, celle qui pénètre les immenses vitres de la ligne rectangulaire extérieure, une ligne qui semble interminable.

Dans un autre couloir, identique en tous points au précédent, le narrateur, à la suite d’une disjonction des portes intermédiaires - une disjonction latérale - a avancé sa silhouette qui se fait entendre par le bruit de ses pas, un bruit mat, discret, un bruit neutre. La foulée est continue, déambulatoire, avant de s’arrêter quelques instants, donnant toute latitude au silence, un silence compact qui permet de se rendre compte du capitonnage intégral de l’espace intérieur, de sa totale insonorisation. Puis, ce sont des pas inverses qui reprennent, le narrateur ayant décidé de rebrousser chemin, pour marcher dans l’autre sens ou rejoindre le compartiment. Le paysage change assez souvent, offrant à l’oeil des formes géométriques mouvantes, des formes aisément identifiables qu’il est donc possible de qualifier, pour aller un peu plus loin dans la description courante ou dans le contour adjectival des choses en l’état : des terres arasées sans doute abondamment cultivées, des forêts plus ou moins denses dont la présence atteste de l’aspect initial de la nature, des champs bordés autrement dit des bocages ... ces paysages dans le paysage, cet enchâssement pourrait­on dire est une succession de courbes et de droites où la verticalité et l’horizontalité sont en alternance, une alternance qui apparaît rapidement, qui se reproduit, en corrélation avec la vitesse élevée de la machine, en corrélation avec la topographie des régions ...

Pendant ce temps, les formes narratives ont encore bougé, d’improbables voies ont été empruntées afin de trouver une destination encore inconnue, pendant ce temps, de nouveaux feuillets ont été noircis, d’une écriture rapide et souple, d’une écriture droite, rectiligne ...

Le narrateur, à nouveau dans le couloir, s’est figé devant le paysage, devant le dehors. Sa tête, maintenant, se tourne vers l’avant du train, là­bas au loin, qui se dessine de plus en plus grâce à une portion ferroviaire en forme d’arc qui permet de voir le lien étroit, indissociable entre la machine et le sol, une portion qui permet de voir un certain nombre de wagons tous identiques se succéder ou se suivre, une portion qui permet de voir l’étendue claire de la machine - une sorte de long rectangle blanc aux arêtes arrondies - ainsi que le caractère profilé de la cabine en contact direct avec l’air qu’elle pourfend, une cabine désormais invisible avec le franchissement de l’arc par le milieu et l’arrière de la machine.

Pendant ce temps, donc, c’est une forme oblongue, blanche et aérodynamique qui a dominé le paysage, qui a dominé le champ oculaire du narrateur, qui a sollicité son attention.

Alors que le temps passe, de manière fluide et abstraite, alors que le paysage continue de faire défiler sa topographie, alors que la vitesse du train est toujours importante, des formes narratives ont été arrêtées, choisies par la nécessité ou la conviction, choisies en tout cas par la subjectivité du narrateur, une subjectivité décidée. La fiction qui était en cours comporte toutes les données habituellement répandues pour sa lecture, à savoir un titre, des paragraphes, une certaine longueur, une structure ou un fil conducteur ...

Il n’y a plus rien sur la table, maintenant, tandis que le narrateur, assis confortablement dans le compartiment, a tourné le visage vers l’extérieur, vers le dehors, vers ce paysage qui continue de défiler, inlassablement. Sa silhouette est statique, comme son regard dans lequel se reflètent les différentes formes de la topographie. En progressant dans l’interprétation de sa posture - aller plus loin sans obligatoirement y voir plus clair - , on pourrait penser qu’il est en train de faire une pause, donnant toute liberté à un moment méditatif ou contemplatif, ou bien essayant de se rapprocher d’un état mental tout entier dévolu au repos - mais est-ce possible ? - à moins qu’il ne songe déjà - volontairement ? involontairement ? - à de nouvelles formes narratives qui tôt ou tard devront être couchées sur le papier.

Puis, c’est la vitesse du train qui se fait à nouveau sentir à travers le défilement accéléré du paysage, une sensation si grande qu’elle occupe toute la place de la narration, une narration si importante qu’elle a comme effacé ou gommé les précédentes supputations sur la disposition mentale du narrateur. Comme si elles n’avaient jamais existé, en somme ...

Le compartiment, le couloir, la table, la vitre, le paysage, la vitesse ... la sinuosité du train, la mobilité de la narration ... l’aérodynamisme de la machine, le passage de son volume sur les rails, les pas du narrateur dans le couloir, le rangement des feuillets ...

Et à nouveau, encore, à partir d’un point plus lointain qui ne sera qu’un espace de transition, la tête du train est en train de pointer, elle devient de plus en plus grande, de plus en plus nette...

 

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