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L'inconstance de l'espèce de Judith Schalansky ou les ravages des sciences naturelles
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 Article publié le 26 avril 2015.

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Qu’y a-t-il de plus éloigné du romantisme que la biologie pour qui l’homme est un événement fugace à base de protéines, l’amour maternel une question d’hormones et la joie une affaire de dopamine ? On espère que les scientifiques l’oublient parfois. Le bonheur a, pour s’épanouir, besoin d’un peu de poésie et d’illusion. Pour son malheur, Inge Lohmark, professeur de biologie et héroïne du roman de l’Allemande Judith Schalansky, L’Inconstance de l’espèce[1], ne perd jamais de vue les lumières de la science. Comme si cela ne suffisait pas à son infortune, Inge Lohmark enseigne la biologie dans une petite ville de l’Est de l’Allemagne où le lycée Darwin s’apprête à fermer car il n’y a plus guère que les cas sociaux qui fassent des enfants et les enfants des cas sociaux ne vont pas au lycée.

     Inge Lohmark n’est pas une tendre. Elle dissèque et passe au microscope ses élèves, ses collègues, son supérieur mais aussi son mari et sa fille. Ce qui, pour l’observatrice, n’est guère roboratif s’avère, pour le lecteur, fort divertissant. Ce dernier s’amuse de voir ceux qui veulent faire le paon perdre des plumes et de voir rabaisser ceux qui cherchent à s’élever. Il ne subsiste plus que des pantins grotesques et pathétiques qui s’agitent, inconscients des lois de la physiologie qui les gouvernent et des pulsions qui les habitent.

     Avec Inge Lohmark, le lecteur ne s’ennuie jamais. Mme Lohmark semble vouloir rivaliser avec le professeur Raat qui, dans L’Ange bleu de Heinrich Mann, se comporte en tyran et humilie ses élèves ou le paranoïaque professeur Blau qui, dans La Classe de Hermann Ungar, soupçonnent tous les adolescents dont il a la charge de menées subversives. Chez tous ces écrivains, la classe est un théâtre de la cruauté. Les professeurs pour qui, dès l’adolescence, l’homme est un loup pour l’homme s’y comportent en monarques absolus, faisant régner l’ordre par la terreur. Chez Judith Schalansky aussi, le regard de l’enseignante est sans aménité.  En présence de ses élèves, Inge Lohmark sent « les remugles de cette tranche d’âge, le musc et la sécrétion de phéromone, la promiscuité, la lente formation des corps, les jarrets suants, la peau suiffeuse, les yeux éteints, l’irrésistible croissance proliférante »[2]. Untel « entretient maniaquement son pelage »[3], tel autre est « remuant comme un cochon d’Inde »[4] et d’un troisième, enfin, il est dit qu’une salamandre des grottes n’aurait rien à lui envier. C’est le regard du zoologiste sur une curieuse espèce animale. On croirait Buffon décrivant un troupeau de mammifères – mais Buffon avait plus de sympathie pour les animaux qu’Inge Lohmark n’en a pour ses élèves…

 

     Le roman de Judith Schalansky offre au premier abord le portrait d’une femme cynique et aigrie. Inge Lohmark enseigne depuis trente ans les sciences naturelles et l’éducation physique. Elle n’est pas devenue professeur par amour des enfants mais parce que ses parents lui avaient dit que cela lui irait bien. Le rapport de l’administration sur Inge Lohmark n’est guère flatteur : « Usage immodéré de la craie. Compétence sociale déficiente. Personnalité sclérosée »[5]. L’intéressée ne s’en émeut guère tant elle est bardée de certitudes. Et pourtant, l’administration est loin de se douter de se qui se joue entre les murs de la classe d’Inge Lohmark. Mme Lohmark envisage la scolarité comme un processus de sélection naturelle. Que les meilleurs gagnent et que les faibles crèvent ! Elle est sans pitié pour les boiteux, « des boulets qui ne faisaient qu’entraver la progression des autres, des récidivistes nés, des parasites sur le corps sain de la classe »[6]. Mme Lohmark, elle, se voit dans le rôle flatteur du prédateur. Elle en a le « regard omnipotent, impassible »[7]. Elle est tantôt l’aigle qui fond sur sa proie, tantôt le lion qui rugit et lacère l’antilope. Les élèves sont « des ennemis naturels. Au plus bas de l’échelle de l’écosystème scolaire »[8]. En étant impitoyable avec eux, elle ne fait qu’obéir à la nature car « tous les animaux aiment être dominés »[9].  Elle n’a donc que mépris pour ses collègues avec leurs foulards bigarrés et leur rouge à lèvre baveux, qui pactisent avec l’ennemi et agissent à l’encontre des lois de la nature. Mme Lohmark serait la première surprise si on lui disait qu’entre une nazie et elle, la différence est ténue. Pourtant, ce qu’elle pratique n’est rien d’autre qu’une forme d’eugénisme, et ses propos ne dépareilleraient pas dans la bouche d’un médecin SS : « plus tard on se débarrassait d’un bon à rien, plus celui-ci s’avérait dangereux »[10]. Dans les camps de concentration aussi, on éliminait les faibles…

 

       Il serait tentant de détester Mme Lohmark. N’a-t-elle pas été sans cœur jusqu’avec sa propre fille lorsque cette dernière était harcelée à l’école ? Un jour où Claudia, qu’elle avait comme élève dans sa classe, s’était effondrée devant les autres en appelant sa mère au secours, Mme Lohmark ne l’avait pas consolée. Pour ne pas choir de son piédestal ni laisser entrevoir de faille dans sa carapace, elle avait même réprimandé sa fille d’un geste brusque. Quel monstre est donc cette femme-là ?

     Judith Schalansky, l’auteur, n’ignore manifestement pas que les gens méchants sont souvent malheureux et qu’un animal blessé sort fréquemment les griffes pour se protéger. Elle dévoile donc peu à peu au lecteur le portrait d’une femme autant à plaindre qu’à blâmer, dont les failles, les souffrances, apparaissent à travers les interstices dans la carapace. Il faut, en effet, n’être pas heureux pour parler de la jeunesse comme de « la période d’incubation de la vie »[11]. Comme si la vie était une maladie. Ne croirait-on pas entendre Cioran parler de l’inconvénient d’exister ou Schopenhauer décrire la vie comme une succession de maux à endurer ?

     Lorsqu’Inge Lohmark fait le bilan de sa vie, elle contemple une steppe aride. Elle n’a jamais connu le grand amour. Son mari lui a plu car ils avaient en commun le goût des oiseaux, mais il passe aujourd’hui plus de temps avec les autruches qu’il élève qu’avec sa femme. Inge Lohmark aurait aimé avoir un garçon ; elle a eu Claudia. Et Claudia n’est même pas à ses côtés. Elle est partie vivre aux États-Unis où elle s’est mariée sans penser à convier ses parents. Inge Lohmark semble être devenue philosophe. Elle se répète, comme pour mieux s’en convaincre, que l’amour n’est qu’« un alibi en en béton mais fallacieux pour symbioses maladives »[12], que l’amitié est sans intérêt car elle finit toujours par une trahison. Mais n’est-ce pas la femme frustrée et amère de n’avoir pas vécu autre chose qui parle en faisant mine d’être blindée ? N’a-t-elle pas l’orgueil de ceux qui prétendent avoir choisi de souffrir plutôt que d’admettre que la vie ne leur a pas laissé d’autre choix ?

     Malheureusement, le reste du chemin qui se déroule devant elle n’est guère plus radieux que le passé et le présent. Elle sent déjà son corps se flétrir, sait qu’elle est à l’automne de son existence. Elle a beau faire semblant de mépriser la vie, on sent qu’elle jalouse secrètement les élèves de cet inconnu riche de possibles qui s’étale devant eux. Ce qui l’attend, elle, est infiniment prévisible. C’est la vieillesse et le déclin. Toutefois, elle n’est pas seule à sombrer. Les vestiges de l’ancienne RDA disparaissent, le lycée Darwin va fermer. La région se meurt. Malgré cela, Inge Lohmark n’a pas l’illusion d’un ailleurs meilleur ou la force de se déraciner. Elle mourra là où elle a vécu. C’est cette concomitance du naufrage personnel et de la mort lente d’une de ces régions dépeuplées de l’Allemagne de l’Est qui confère au roman d’Inge Lohmark des allures de composition funèbre.  Tout sent la fin, la fatigue, la chute, le déclin. Le battement des ailes de la mort souffle déjà au-dessus des pages.

 

     Il souffle aussi un discret vent d’ostalgie, du nom donné à cette nostalgie de l’Est (Ost en allemand), ce regret de l’Allemagne socialiste défunte. Ce n’est pas l’ostalgie franche de romans comme Am kürzeren Ende der Sonnenallee de Thomas Brussig, Zonenkinder de Jana Hensel, Meine freie deutsche Jugend de Claudia Rusch ou encore Ostblöckchen de Michael Tetzlaff, mais on sent que, pour l’héroïne du roman, la disparition brutale de la RDA fut une perte douloureuse. Inge Lohmark se souvient avec émotion du 12 juin dont le régime avait fait « la journée des professeurs ». Ce jour-là, les enseignants croulaient sous les bouquets de fleurs, la salle des professeurs était noyée sous les pivoines. Les attentions, même imposées, faisaient toujours plaisir. Il y avait aussi la magie des camps de vacances des jeunes pionniers socialistes, la Jugendweihe, sorte de communion solennelle socialiste, à l’occasion de laquelle la RDA offrait aux adolescents l’ouvrage Weltall Erde Mensch (L’univers, la terre, l’homme), remplacé à partir de 1974 par le livre de propagande Der Sozialismus, deine Welt (Le socialisme, ton univers), puis à compter de 1983 par Vom Sinn unseres Lebens (Du sens de notre vie). On savait alors que l’on entrait dans l’âge adulte. L’adolescence ne se prolongeait pas indéfiniment dans l’infantilisme. Les choses sérieuses débutaient. Inge Lohmark, professeur de biologie, mais aussi de sport, repense non sans nostalgie aux compétitions sportives d’antan où, dès le lycée, le parti repérait et sélectionnait les jeunes les plus prometteurs. Les regrets l’étreignent au souvenir des Spartakiades, regret du temps où le sport était un moyen de prouver sa supériorité à ceux de l’Ouest. Alors qu’aujourd’hui les jeunes étaient geignards et renâclaient à tout effort, les jeunes pionniers développaient esprit d’émulation et de compétition.

     Que reste-il de ce temps béni ? Rien ou plus grand-chose. L’arrière-pays de la Poméranie occidentale qui sert de décor au roman est un territoire sinistré. La région se dépeuple. Ceux qui s’installent ne restent pas. Le taux de natalité est d’une faiblesse alarmante. Il n’y a déjà plus au lycée Darwin qu’une seule classe de troisième et, si l’établissement ferme ses portes, Inge Lohmark devra peut-être finir sa carrière dans une école primaire. Les plus pessimistes comparent le dépeuplement aux ravages de la peste qui, en 1565, avait décimé un tiers de la population. Quand elle contemple sa ville, Inge Lohmark se croit revenue dans une ville minière abandonnée qu’elle avait visitée jadis dans le désert de Mojave.  Elle ne croise plus que des barres de béton vides, assaillies par des herbes folles, des espaces publicitaires à l’abandon, « un ensauvagement complet, une annexion foisonnante, une paisible révolution. »[13] Seuls quelques buveurs désœuvrés traînent sur la place de la mairie. Sur les murs, les graffitis reflètent l’état d’esprit de la population : « Merde aux Allemands de l’Ouest » ou encore « Étrangers dehors ! ». Dans ces territoires en déshérence, la solitude prolifère comme le chiendent. Hans, le voisin d’Inge Lohmark, en vient à regretter la Stasi qui, elle, au moins, s’intéressait à lui. C’est dire…

 

     Le roman de Judith Schalansky permet donc de prendre le pouls d’une population est-allemande morose, abattue, désenchantée, à qui Helmut Kohl avait fait miroiter « de riants paysages » et des lendemains qui chantent. Mais ce n’est pas là l’unique intérêt du roman. Judith Schalansky s’emploie à bousculer le lecteur, à remettre en question ses confortables certitudes. Nous aimons, en effet, à croire que rien n’est joué d’avance, que la vie réserve toujours des chances, que même le vilain petit canard deviendra un jour un animal majestueux, que la petite grosse dont on se moquait à l’école se métamorphosera en une femme que tout le monde admire. Cela arrive parfois, mais c’est l’exception. Inge Lohmark, l’héroïne du roman, croit plutôt que le destin est tout tracé dès l’adolescence. En observant sa classe, elle distingue déjà les futurs gagnants et perdants. Ellen, le souffre-douleur, sera « victime pour la vie »[14]. Et si Inge Lohmark avait raison ?

     Nous aimons aussi à croire qu’au fil d’une longue histoire de l’humanité nous avons effacé en nous la part d’animalité. Nous nous plaisons à écrire le mot « humanité » avec un h majuscule. Et à chaque nouvelle guerre, nous tombons de haut, effrayés par le déchaînement inouï de bestialité. N’oublions-nous pas un peu vite que, dans la nature, comme le rappelle Inge Lohmark,  les formes de cohabitation les plus répandues sont la concurrence et les relations prédateurs-proies. Cela explique bien des choses, n’en déplaise à ceux qui croient l’Homme au-dessus de tout cela. Un roman comme L’Inconstance de l’espèce est une leçon d’humilité destinée à leur rabattre le caquet.

     Le livre ne laisse également pas indifférent car il interpelle en chacun l’ancien élève, voire le parent d’élève ou l’enseignant. Chacun a connu des professeurs vachards comme Inge Lohmark et des démagogues comme Carola Schwanneke, sa rivale. Lesquels nous ont le plus marqué ? De qui avons-nous davantage appris ? L’éducation doit-elle privilégier le savoir ou l’affect voire combiner les deux ? Autant de questions auxquelles le lecteur n’échappe pas ?

     Mais comme nous le disions en introduction, l’un des attraits du roman tient à son humour. Inge Lohmark est involontairement comique dans son personnage de professeur acariâtre. Judith Schalansky a, avec bonheur, féminisé la figure du tyran pédagogue, presque exclusivement féminine dans la littérature, si l’on excepte quelques nouvelles de l’Allemande Gabriele Wohmann comme Eine Zigarette, eine Zigarette ou Sie sind alle reizend. Le comique est renforcé par la confrontation de deux personnages caricaturaux, la mégère – Inge Lohmark – et la démagogue – Carola Schwanneke. Grâce au monologue intérieur, le lecteur peut suivre tous les sarcasmes que suscite chez Inge Lohmark la vue de son ennemie, mais aussi la vue des élèves, des collègues, du proviseur. Leur physique, leurs moindres faits et gestes sont en permanence commentés intérieurement de manière acerbe, libérant le rire chez le lecteur confident.

     Drôle, Inge Lohmark l’est aussi par son refus du politiquement correct. Ce n’est pas à elle que l’on va interdire de parler de  nègre, jaune, romanichel, nain, cul-de-jatte, élève en difficulté, « comme si ça pouvait aider qui que ce soit. Le langage est pourtant là pour faire comprendre ce qu’on veut dire. On dit bien des invertébrés qu’ils n’ont pas de vertèbres. »[15] On ne fera jamais avaler à Inge Lohmark qu’il n’y a pas de races, « il faut être aveugle pour nier cela ; il est évident qu’un nègre n’a pas la même nature qu’un Esquimau. S’il y a des races bovines, pourquoi n’y aurait-il pas des races humaines ? »[16]

     Enfin Inge Lohmark prête à sourire par sa déformation professionnelle. Rien ne résiste à sa démythification du monde sous l’effet des sciences naturelles. C’est ainsi que les nymphéas de Monet deviennent « des taches pourrissantes sur des couleurs putrides. L’ensemble baignait dans la fange, prenait racine au fond d’une mare aux eaux croupissantes. Putrescence suave et relents de moisissure »[17]. Toutefois, devant les méduses peintes par le biologiste Haeckel, Inge Lohmark se pâme :

 

De quelle éblouissante clarté, de quelle vigoureuse magnificence n’étaient-elles pas pourvues ! Une coronate vue de dessous avec son auréole de lilas crépue, l’embouchure octogonale comme un calice. Au centre, l’entonnoir pourpre de la discoméduse. Une chevelure de tentacules ondulants s’échappe d’un jupon ruché bleu. Entourée de minuscules sœurettes ornées d’étoiles cristallines.[18]

 

     Il y a chez Inge Lohmark aussi un poète qui sommeille. L’Inconstance de l’espèce ou la beauté des sciences naturelles.

 



[1] Judith Schalansky, Der Hals der Giraffe, Berlin, Suhrkamp, 2011. Traduction française de Matthieu Dumont: L’Inconstance de l’espèce, Arles, ACTES SUD, 2013.

[2] P. 18.

[3] P. 22

[4] Ibid.

[5] P. 214.

[6] P. 13.

[7] P. 12.

[8] P. 207.

[9] P. 108.

[10] P. 14.

[11] P. 93

[12] P. 100

[13] P. 75.

[14] P. 22.

[15] P. 116.

[16] Ibid.

[17] P. 35.

[18] P. 38.

 

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