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Autres romans, nouvelles, extraits (Patrick Cintas)
Marvel
[E-mail] Article publié le 6 décembre 2014. oOo Extrait du roman MARVEL.
SNOPES — Toute la nuit ! Je me demandais bien ce qu’il pouvait trouver à un pareil endroit pour rouler toute la nuit. Ils savaient peut-être pas que c’était ici qu’on avait tué trois personnes en les enterrant vivantes. Le locataire avait foutu le camp avec une gonzesse à ce que disait la police. Eux, ils pouvaient pas être de la police, assis sur la moto avec chacun un pied par terre, un gros Noir avec une casquette de gonzesse et un minable en costard qui tenait le guidon d’une moto qui à mon avis pesait pas la moitié de son passager. Ils avaient des têtes à avoir roulé toute la nuit. J’avais pas vu ce genre de bécane depuis le Débarquement de Normandie. Même qu’à l’époque j’étais monté dessus pour aller plus vite parce que j’avais la trouille. — Ya plus personne dans la maison, leur dis-je. C’est tout fermé et on peut rien voir dedans comme c’était avant que monsieur Cicada me demandait de jeter un œil quand il était pas là. Qu’est-ce que ça a bardé là-dedans ! Vous voulez que je vous amène voir le trou ? Le Noir hésitait et se grattait la face avec des doigts pleins de pierres précieuses que c’était sûrement des fausses mais j’ai quand même donné un coup de fil à Pépère des fois que. J’avais été discret parce que c’est pas la peine de donner des raisons de s’inquiéter à des personnes qu’on va détrousser sans toutefois leur faire de mal. Le mal, c’est pas notre genre à Pépère et à moi. Je leur ai dit que j’avais besoin de ma canne pour éloigner les chiens et j’ai appelé Pépère discrètement en me cachant dans le frigo qui est insonorisé. Ensuite je suis ressorti et j’ai été ravi que ces deux types m’aient attendu. Ils sont descendus de la moto, comme ça Pépère y pourrait en prendre livraison sans se fouler le poignet. — Vous pouvez laisser la clé dessus, que je leur ai dit, ya pas de voleurs ici. Ça ferait rigoler Pépère, mais la clé il en avait pas besoin parce que les motos il les désossait et on pouvait plus s’en servir. Ils ont laissé la clé dessus comme ça Pépère pourrait la conduire tranquillement jusqu’à son garage. — Ya un chien énorme là bas, que je leur dis pour leur foutre la trouille, mais j’étais pas bien sûr de moi. Le chien que j’avais vu avait eu plus la trouille que moi et je me demandais si c’était pas plutôt un loup. En tout cas, j’avais pris mon bâton. — Je sais pas pourquoi on vient ici, dit le Blanc. Je savais pas moi non plus, mais ils allaient me le dire. — Tu fermes ta gueule, Jo ! dit le Noir. — Ça va, Ka. On jette un œil et on se tire. Je me demandais sur quelle moto ils allaient se tirer. Pas sur la mienne en tout cas, puisque j’en ai pas. Pépère serait content. — C’est un drôle de nom, ça, Ka, je dis sans me retourner vers cet énorme Noir qui me suivait en soufflant comme un bœuf à la saillie. — Cépakacéka, dit Jo. J’y comprenais rien à ces types. Ka me disait que les bœufs se reproduisent pas. Je pouvais pas avoir vu un bœuf amoureux, d’après lui. Ou alors j’étais pas au courant. — Je me suis gouré de sexe, dis-je. Pas plus tard qu’hier, un Espagnol est venu ici et il m’a embrouillé l’esprit avec des histoires de fer et de pipi. J’y comprenais que dalle, messieurs. J’espère que vous serez plus clairs avec moi. C’est une belle journée pour pas s’énerver, même si on vous a piqué quelque chose à laquelle vous tenez ou qui vous est utile. On avançait à grands pas. Le chien était revenu. Il aboyait en montrant des dents qui me faisaient déjà mal au cul. — Avec votre petit bâton, me dit Ka, vous l’impressionnerez pas ! — J’aurais dû amener la moto pour lui faire peur, dit Jo. Ouais mais Pépère y serait pas en train de rouler tranquillement avec. — Je sais même pas qui c’est, ce chien ! dis-je en levant mon bâton. — On s’en fout qui c’est ! Faites-le fuir ! — Y reste peut-être des os dans le trou. C’était un chien qui devait peser la moitié de mon poids. J’ai pas été longtemps à l’école, mais suffisamment pour savoir que l’énergie est égale à la moitié de la masse (je sais pas pourquoi la moitié) multipliée par la vitesse au carré. Étant donné que je courais en général beaucoup moins vite qu’un chien, la rencontre pouvait pas tourner à mon avantage, surtout face à un chien qui n’avait pas peur des bâtons que même en multipliant sa longueur par je sais plus quoi j’avais aucune chance de l’envoyer se faire voir ailleurs. C’était ici qu’il avait envie de voir. — Montre-lui ta bite, rigolait Jo. Et Ka grognait comme un ours, mais du genre que les chiens y savent que c’est des tapis. — Vous reviendrez demain, messieurs, parce qu’aujourd’hui Seigneur Chien veut pas que des minables d’humains aillent renifler ses os. — C’est d’ailleurs tout ce qu’on ferait. Les renifler, dit Ka. Il était dépité. Moi, je pensais à la moto. Ils allaient faire venir les flics, autrement dit ce conard de Galvez. — ¡No me digas ! fit Jo. Vous avez dit « Galvez » ? J’avais pas dit autre chose parce que ce conard de Galvez avait des oreilles partout. Il écoutait même avec si on faisait pas attention. — Galvez, répéta Jo en secouant la tronche. Ka le regardait sans comprendre. Il me semblait entendre la moto que Pépère sait pas se retenir quand il a des gaz. — Et ben quoi « Galvez » ? fit Ka en se grattant encore la face à pleine main. Jo avait l’air d’avoir trouvé un filon rien qu’en pissant dessus. C’est un truc qui m’est jamais arrivé. Le contraire non plus d’ailleurs. — Comme Russel ! disait Jo en sautillant comme un gamin (j’exagère). Ovidio Galvez ! Il se tourna vers moi, oubliant complètement le chien. — Cet Espagnol qui est venu hier… — Ou avant, je me rappelle plus. — Il avait pas une tête de flic ? — Il avait pas une tête d’Espagnol non plus. Jo se tourna vivement vers Ka. Le chien commençait à se demander ce qu’il foutait et moi ça m’inquiétait parce que j’aurais préféré que ces types foutent le camp d’ici sans blessures. Même Pépère y l’aime pas le sang. — Ce type en sait plus que nous, Ka ! Mais Ka y surveillait le chien lui aussi. Il avait de grosses couilles et il y tenait. Les miennes sont beaucoup plus petites et j’étais pas en mesure de les perdre car malgré mon âge, j’ai des relations. Mais Jo était obnubilé par son Espagnol. Il a pas vu le chien arriver. J’ai rien vu moi non plus. J’ai couru comme un dératé. Ka courait devant moi et j’arrivais pas à le rattraper. — La moto, Jo ! On nous pique la moto ! Pépère avait du retard. Il s’y connaissait pourtant en moto. Un retour de kick lui avait esquinté la cheville, voilà comment il s’expliquait mon Pépère ! Et le gros Noir qui s’appelait Ka était en train de lui foncer dessus en beuglant comme le bœuf au sujet du quel on s’était pas bien compris lui et moi. Ni une ni deux, j’ai sorti mon flingue et je l’ai descendu. — Merde ! fit Pépère. Moi, je faisais plus rien. Si j’avais eu un silencieux, la discrétion du pétard m’aurait ouvert les voies de la réflexion, même après un truc pas fait exprès. Mais Pépère s’était bouché les oreilles en y plantant les doigts dedans, preuve qu’il m’avait vu arriver. Maintenant, le Noir était dans la poussière, le cul à l’air parce que la balle avait pété l’élastique de la bretelle. La flaque de sang grossissait à vue d’œil comme dans un film. Pépère s’approcha du corps qui pour moi n’était pas encore un cadavre. — C’est un cadavre, fils ! Merde alors ! — S’il se met à chier, je reste pas ici, Pépère ! — J’entends plus le chien ! Tu l’entends, toi ? Le coup de feu nous avait assourdis, mais à ce point tout de même. Le chien s’était tu. Et Jo ne criait plus. Pépère m’a devancé. Il avait une bonne foulée le Pépère malgré son âge qui est encore plus avancé que le mien. Il se retourna sans cesser de courir. Sa bonne mine me renseignait sur l’état de santé de Jo. Il se portait bien ou alors j’avais pas compris le message. — Le chien est crevé, dit Jo. Il nous montrait le chien et hochait sa grosse tête de crétin qui savait pas qu’on pouvait tuer un chien méchant rien qu’en le regardant. Je savais pas moi non plus que c’était le meilleur moyen de saigner les chiens. Il gisait au bord du trou, le ventre ouvert et la queue raide, avec des dents plus qu’il en avait avant de crever. Et qu’est-ce que je vois en m’approchant ? Un type qui me menace avec un revolver. On aurait dit un mort qui sort de sa tombe. C’était qui ce mec ? GALVEZ I Deux fois que je vois passer Pépère sur une moto. À la troisième, je me dis que je lui pose des questions qu’il le veuille ou non. J’ai beau représenter l’autorité ici, je me souviens que Pépère y nous faisait sauter sur ses genoux mon frangin et moi et on ouvrait la bouche pour recevoir des gâteries que Mémère confectionnait pour nous sur le feu. Dans la maison, ça sentait la vanille et quand le vent soufflait du Sud, toutes les rues de Walala sentaient la vanille. On était des gosses vernis, mon frangin et moi, et même aussi la frangine qui fait actuellement de la politique à San Diego si j’ai bien compris. Mon frangin n’est pas allé si loin, mais il turbine assez lui aussi, dans la police, avec des galons plein le bras. On se voit pas souvent. Il est venu hier avec un type qui avait un accent et qu’avait pas l’air, mais alors pas du tout l’air d’un Chinois, peut-être du sang indien si j’ai pas perdu mon sens de l’analyse. Je reviens à Pépère. Maintenant que Mémère n’est plus de ce monde, il vit chez son fifils qu’est un drôle de coco que j’aimerais pas avoir dans la famille. Pépère trafique dans la mécanique, mais ça lui rapporte pas gros et ça fait pitié de voir vieillir un bonhomme qui nous a nourri pendant que les vieux étaient en vacances et que l’école était fermée. Je ferme les yeux. Des fois je vois à travers et je me raconte des histoires pour que Pépère il ait pas d’ennuis avec les autorités dont je suis, voyez-vous, monsieur, le représentant. Je disais que son fifils c’est pas la même engeance. Snopes (on l’appelle par son nom de famille qui est aussi celui de Pépère) est un dur qui a fait la guerre et un tas d’autres choses qui n’ont rien à voir avec la guerre. Pas moyens de lui mettre la main dessus. Pépère me regarderait de travers, parce qu’il aime bien son fiston. Après tout, c’est Snopes qui l’héberge et Pépère démonte des bagnoles et des machines agricoles pour payer son loyer. Je l’avais jamais vu transporter des pièces détachées sur le guidon d’une moto qui avait dû être neuve quand il avait pas l’âge de la conduire. J’étais chez Tim pour me requinquer. Je bois un verre et je me sens mieux. J’ai des problèmes d’angoisse. Je crois que c’est la raison que j’ai pas vraiment réussi professionnellement comme mon frangin et ma frangine. Mais je suis pas un demeuré. D’ailleurs il se passe rien ici, sauf quand le vieux Carothers sait plus où il a mis sa femme et qu’il faut la chercher toute la nuit. J’ai un chien renifleur, mais son talent est limité à l’odeur de madame Carothers. Il a jamais mordu de gosse. Il y a pas beaucoup de gosses ici depuis que moi et mes frangins on est devenu des adultes responsables. La seule drogue en usage ici, c’est la bière, et c’est pas une drogue. C’est comme les femmes. C’est des femmes et c’en est pas selon qu’on se place du point de vue sexuel ou du couple reproducteur. Moi, j’ai jamais réussi à faire les deux en même temps et du coup je suis célibataire à vie. Je reviens à Pépère. Je buvais tranquillement sur la terrasse que Tim Burnett a aménagée devant son établissement d’utilité publique que s’il avait pas eu cette idée à Walala on passerait notre temps devant la télé. Tim est aussi mon adjoint dans les affaires délicates. Il a pas la fibre policière. Et en plus, il sait pas se servir d’une arme parce que ça fait du bruit alors qu’il est presque sourd. Je dis presque parce que c’est ce que j’ai écrit dans le rapport d’embauche, sinon il serait pas flic et il aurait pas construit cette terrasse qui rend la vie agréable, je vous le dis, monsieur. Donc, j’étais en train de me faire de la bile pour une chose ou une autre et voilà que qui que j’aperçois derrière les platanes de la route de San Francisco si c’est pas Pépère sur une moto avec un ballot sur le guidon. Il allait à son garage qui est plutôt un magasin avec des rayons de pièces détachées tellement rares qu’on vient de loin pour les lui acheter. Je ferme les yeux comme d’habitude. Pépère entre dans le garage. On entend la porte grincer. Rien d’anormal. Et Pépère remonte sur la moto et retourne chez Snopes. Bon. J’ouvre les yeux. Dix minutes plus tard, le revoilà le Pépère sur la moto avec un autre ballot sur le guidon. Et il refait exactement ce qu’il avait fait dix minutes plus tôt. J’ouvre les yeux, Tim en avait déjà marre de m’expliquer. Et il s’est pas écoulé dix minutes de plus que ça recommence la même chose. Je me mets à courir vers le garage. C’est l’instinct, mais je devrais pas courir avec une carafe de bière dans l’estomac. Je cours quand même, c’est mon boulot, et j’arrive devant la porte du garage. La moto est sur sa béquille. C’est un vieil engin comme j’en ai vu que sur les photos avec des anciennes filles à poil dessus. Ça m’inspire pas vraiment les époques. Mais qu’est-ce que je vois sur le guidon si c’est pas une tache ! Rouge. Et sur le chrome, on voit bien que c’est du sang. Je me dis que Pépère est blessé. Je me retourne. Il est là devant moi, apparemment intact, à moins qu’il ait ses règles. — Salut, fiston, qu’il me dit. T’es venu voir si j’ai pas clamsé ? Je comptais plus sur l’héritage à cause de Snopes. — T’es blessé ou quoi ? je demande. — Je suis pas si fier, fiston. Taille-toi, j’ai du boulot. Il me pousse et remet la moto en marche, au kick, mieux qu’avec une clé que de nos jours on a pris la mauvaise habitude de foutre des clés partout. Il pose le pied sur le kick, se soulève et d’un coup de rein il relance le moteur qui se met à chanter comme s’il y avait une femme dedans. J’admire et je pousse un cri. — T’as rien à faire ici, me dit Pépère. — Je peux poser des questions ? — J’ai pas le temps, fiston. Tire-toi avant que je m’énerve. — C’est Snopes qui t’as donné tout ce boulot ? — Tu l’aimes pas, hein, le vieux Snopes ? — Je viens avec toi, Pépère ! Il est pas taillé pour m’en empêcher. J’ai saisi la selle de derrière d’une seule main. Il hésite à enclencher la première. — C’est pas très légal, fiston, ce que je suis en train de faire. — Snopes il a pas le droit de te faire trimer comme si t’étais pas son vieux. Je vais l’engueuler, à ce feignant ! — Vous allez encore vous disputer. J’y tiens pas, fifils. J’ai plus l’âge de compter les points. J’en ai marre des histoires de familles. Vous faites tous chier ! S’il se mettait en boule comme ça, Pépère, c’est qu’il avait une autre raison. J’y ai pas trop réfléchi sur le coup. J’ai enfourché la selle et j’y ai tapé sur l’épaule à Pépère. Il a démarré en grognant, mais je m’en foutais. Trois minutes plus tard, on était chez Snopes. Et qu’est-ce que je vois en travers du chemin de la cuisine si c’est pas le cadavre d’un gros nègre dans une flaque de sang comme j’en avais jamais observé en vingt ans de carrière municipale. — Je t’avais prévenu, dit Pépère. Snopes a commis une erreur. — T’appelle ça une erreur ! Il manque deux bras au nègre. Ils ont été soigneusement coupés à l’articulation de l’épaule, comme Pépère sait le faire avec les moutons. Dans le dos, un énorme trou gâche complètement la vue d’une chemise qui n’est pas celle d’un clodo. — C’est pas un flic non plus, précise Pépère. — Encore heureux ! Pépère se tient au bord de la flaque avec une scie au bout du bras. — Ça va en faire des voyages ! dit-il. Je vais couper la tête et les pieds. Ça me fera un voyage. J’ai plus la force, fiston. Est-ce que je peux dire que j’étais horrifié ? J’ai tué pas mal d’animaux, mais jamais un aussi gros. — J’ai entendu ton chien aboyer, dit Pépère. Snopes et un type que je connais pas sont allés jeter un coup d’œil à la maison de l’astronaute. Je crois que le chien y veut pas. Avec ce qui s’est passé… — Mon chien n’a rien à voir là dedans ! Il fallait que je mette fin à cette histoire avant que ça me retombe sur le dos. Snopes et son pépère allaient finir leur vie dans une prison, si c’était pas pire. — Rentre dans la maison, Pépère, et regarde ton feuilleton préféré à la télé. — C’est pas l’heure ! Je l’ai poussé sans ménagement. Je pouvais pas lui faire confiance. Quand il peut baiser, Pépère, il baise. Tant pis pour lui s’il y avait rien à la télé. Je l’ai menotté à un buffet, mais il pouvait s’asseoir devant cette maudite télé que je peux pas regarder sans me voir. GALVEZ II Je suis sorti du trou après avoir tué le chien. J’ai tiré encore deux fois pour être sûr que je l’avais pas manqué. Au fond du trou, le type était mal en point. Il avait des raisons d’avoir mal au bide. Mais j’étais pas encore tout à fait sorti que je vois trois types complètement ahuris dont deux que je connaissais de toute la vie : Pépère et Snopes. Le troisième me disait rien. Il s’était mis à genou et semblait me supplier de pas lui tirer dessus. Mais rien ne sortait de sa putain de gueule. — Qu’est-ce que tu fais ici ? me demanda Pépère. Le type s’est relevé. Il paraissait soulagé, mais on sentait qu’il était encore en proie à un doute qui lui faisait mal à l’intérieur. C’est lui qui m’a aidé à sortir complètement du trou en me tendant une main que j’aurais pas touché si j’avais eu le choix. — Va falloir que tu t’expliques, dit Snopes qui perdait jamais la tête dans les situations désagréables. Je le connais depuis l’enfance, que c’est même un parent, des fois qu’on sache pas compter sur les doigts. Pépère avait l’air pressé. — J’ai du boulot, fiston, me dit-il. Excuse-moi si je m’attarde pas. — Ya quelqu’un au fond du trou, dis-je. — Encore ! Ils s’approchèrent. — C’est John Cicada, dit Snopes. Qu’est-ce qu’il fout ici ? — C’est chez lui, non ? Snopes est descendu pour constater. — Il est sacrément troué, l’oiseau. Je crois qu’il va pas attendre la fin de ma phrase pour crever. Il est assez costaud, Snopes, pour charger son épaule valide avec un type qui pèse deux fois plus lourd que lui. À l’époque, il prenait pas des types comme nous dans la NASA. Il en aurait fallu trop. — Qu’est-ce qu’on va en faire ? demanda-t-il. Il le balança sur le tas de terre fraîche. Pépère s’éloignait en catimini. J’allais lui courir après, mais Snopes me dit : — T’inquiète, cousin. Il a un boulot à faire. Il ira pas plus loin que la maison. OK ? On sait jamais ce qu’il est entrain de penser, Snopes, quand il a une main dans la poche et que l’autre gratte la surface de son œil de verre. — Je te présente môssieur Jo Manna, dit-il en me montrant le type qui voulait pas regarder autre chose que ses pieds. — Jo.Mana, bredouilla-t-il. Avec un point entre. Une coquetterie d’auteur. Vous pouvez pas comprendre. Jodotmanna, ça veut rien dire. Enfin, pas que je sache. De quoi il parlait ce trou du cul ? Snopes avait posé un pied sur la poitrine de Cicada comme sur un trophée de chasse. Je savais même pas où était passé l’Espagnol. — Quel Espagnol ? dit Snopes. — Je suis venu avec un officier de la police espagnole. On nous a tiré dessus et je suis tombé dans le trou. — Va falloir que tu nous expliques avant d’en parler à ton frangin, dit Snopes. — Je suis journaliste, fit Jo. Ça me faisait une belle jambe. On avait vu, Montalban et moi, comment ils avait obligé John Cicada à s’agenouiller au bord du trou et comment ils lui avaient tiré une balle dans le dos. John avait lentement glissée jusqu’au fond. L’un d’eux était descendu et il avait dit d’une voix rocailleuse qu’il pensait qu’il était mort. — T’en es sûr ou c’est juste une impression, mec ? — Je suis pas un amateur ! — Alors remonte. On se tire. Ils sont remontés dans leur bagnole, que je crois que c’était celle de Cicada, je l’avais déjà vue à Walala quand je viens embrasser mon putain de frangin que je surprends toujours en train de rafistoler son étoile. Et ce putain de Tim est un pédé que mon frère il s’en rend même pas compte tellement il con. Bref, les deux types se sont tirés et Montalban et moi on est sorti du buisson comme un seul homme. Le type se tortillait au fond du trou. Je suis descendu. Et ce type, que je connaissais à peine, m’a tiré dessus à bout touchant, là, monsieur, en pleine poitrine. J’ai cru exploser tant ça m’a fait mal. Et tout a disparu. Quand je suis revenu à moi, le chien de mon frangin était en train de bouffer le type qui disait rien. C’est tout juste s’il caressait pas la bête qui était en train de le bouffer avec plaisir. J’en croyais pas mes yeux. Il était passé où, Montalban ? C’est la question que je me pose. — Aucune idée, dit Snopes. C’est important ? — On pourrait peut-être aller raconter tout ça à votre frère ? proposa Jo. Comme Cicada avait pas l’air d’être encore de ce monde, on s’est tiré sans lui. Je pouvais marcher. Snopes m’avait prêté sa canne, lui qui prête jamais rien. Jo n’arrêtait pas de parler. On est tombé sur Pépère qui était coincé dans la fenêtre de la cuisine. Il était blanc comme un linge mais s’exprimait encore comme un être vivant, jurant qu’il allait tuer mon frangin tellement il avait plus le respect de la Loi depuis que pour la première fois de sa vie on lui avait passé les menottes. Il devait bien y avoir une raison. Mon frangin est con comme un balai, mais jamais il menotterait un innocent sans une raison grosse comme une maison au moins. — Le Prinz est en morceaux ! gazouilla Jo. Il avait les baskets rouges de sang. Dans quoi il avait foutu les pieds ? Ça allait être compliqué. Et voilà que mon frangin s’amène avec ce con de Tim qui vomissait d’avance par la portière qu’il tenait entrouverte pour pas dégueulasser l’intérieur de la bagnole. — Quel papier ! exulta Jo. PÉPÈRE Ils sont tous montés dans la bagnole du shérif, Snopes, le flic de Frisco que c’est le frère du shérif, le journaliste qui m’avait laissé ses godasses pour que je les foute à la poubelle et le shérif mon petit fifils à moi que je me damnerais pour qu’il soit né moins con que sa mère. Moi, j’avais deux cadavres sur les bras, que ça m’était plus arrivé depuis la guerre où j’avais surpris deux Japs en train de se faire des mamours avec la queue et le cul et que je les ai envoyés en Enfer parce que ça m’avait dégoûté à jamais de l’homosexualité. Faudra que je vous raconte ça un jour, monsieur. J’avais donc pas fini de découper le gros nègre en morceaux. Snopes y m’avait dit que c’était plus la peine et Galvez (mon fiston, pas l’autre que j’ai jamais vraiment aimé) avait précisé qu’il allait arranger ça si monsieur le journaliste consentait à fermer sa grande gueule sinon Pépère il aurait trois cadavres sur les bras. L’astronaute avait plus mal. Le chien l’avait pas mal bouffé, mais il était encore regardable. Il risquait plus, ce clébard, de venir m’emmerder à me faucher mes œufs, ceux que j’ai dans le poulailler, pas mes deux. Je sais plus qui l’avait trucidé, mais il était mort et j’avais plus à m’inquiéter. Je me suis remis à travailler sur la moto. Je l’avais gardée en état de marche, pour transporter la bidoche du nègre en petits morceaux, mais j’avais déjà démonté pas mal de choses. Snopes y m’avait dit que si je m’emmerdais en attendant qu’il revienne de Walala où Galvez voulait lui faire signer des aveux, je pouvais continuer de travailler sur la moto puisque j’en avais plus besoin. Le journaliste, Jo qu’il s’appelait, était pas d’accord du tout et Galvez lui a dit de la fermer et qu’on verrait plus tard. Les esprits s’échauffaient. Donc, j’ai rouvert ma boîte à outils, celle qui contient mes clés à tube, pas mes deux. Et je me suis remis à travailler en espérant que les cadavres me feraient pas trop chier à péter et à gesticuler comme des vivants dans leur sommeil agité. En fait, ils bougeait pas et il s’est mis à pleuvoir. J’ai poussé la moto sous l’appentis. Et ben vous allez pas me croire, mais il y avait déjà quelqu’un dessous. Un grand type avec des lunettes dans une main et l’autre main en train de caresser un poteau comme la jambe d’une femme. Il portait un élégant costume gris avec une cravate de la même couleur et la chemise avait l’air d’une peau arrachée à une innocente vierge tellement elle était rouge. Il avait la bonne gueule de quelqu’un qui me voulait du mal mais qui se retenait encore pour une raison que j’aurais donné cher que quelqu’un me la souffle à l’oreille même si c’était tricher. Je rigole maintenant, monsieur, mais à ce moment-là j’avais les boules dans les genoux et les genoux sous le menton, une position que j’aurais dite humiliante si j’avais pas eu le souffle coupé pour gueuler comme j’en avais envie. — Si c’est votre moto, monsieur, que je dis, faudra vous expliquer avec Jo… — Jo est un sacré menteur, dit-il. J’avais l’impression d’être à l’opéra en train d’écouter Rigoletto m’expliquer pourquoi Verdi lui avait donné aucune chance de s’en tirer. — Je vais avoir besoin de la moto, dit le type. Ma voiture est tombée en panne et j’ai deux cadavres dans le coffre. Ça me gênerait de rester ici à attendre que les flics reviennent pour me demander de leur raconter comment j’ai dû vous tuer vous aussi. Il avait l’air de pas plaisanter. — Mais, monsieur, j’ai démonté le carburateur ! que je dis. J’avais la sale impression d’avaler une merde séchée au soleil en disant ça comme si c’était naturel de chercher des excuses à la grosse connerie qu’on vient de faire. — Remontez-le, dit-il. — Mais, monsieur, il va me falloir du temps et d’ici là le shérif sera de retour ! — Pousse la moto, dit-il. Je prends le carbu. En route. On a fait comme il a dit. Sur le chemin, je poussais ce tas de ferraille devenu précieux comme ma propre vie. Le type me suivait. Il avait enveloppé le carburateur dans un chiffon et transportait aussi ma caisse à outils. On était revenu à sa bagnole au bout de pas plus de dix minutes. J’étais en nage. Il ouvrit le coffre et me montra deux têtes qui tenaient encore à leurs corps par la cravate. C’était tous des types bien fringués dans son milieu. — Je ne vous ai pas raconté de blague, dit-il. — J’ai pas dit ça, monsieur. En fait, j’avais rien dit. Mon nouveau boulot consistait à pousser une moto jusqu’à un endroit prévu pour me laisser le temps de remonter le carburateur pour que ce conard se fasse pas épingler par Galvez. Il referma le coffre et me fit un signe de la tête pour m’indiquer que je pouvais continuer sans me faire de souci pour le lendemain si je me tenais tranquille. Tranquille j’étais pas, mais je me tenais. — On est plus ou moins cousin, qu’il me dit. — Ah ! Ouais… ? — Votre fille avait épousé un cousin à moi. — Galvez ? — De telle sorte que le shérif est aussi un cousin à moi. — Ben merde ! Pourquoi me racontait-il ça maintenant que j’arrivais au bout de mon existence ? Dire qu’elle se terminerait au moment exact où je remettrais le moteur en route ! Mais au lieu de finir les bras en croix dans la forêt de Walala, une heure plus tard je tenais les guidons de la moto et je poussais les gaz à la moitié de la puissance sur une route que je connaissais pas. Le type était assis derrière moi. Il regrettait de pas savoir conduire une moto, sinon il aurait fait la route sans moi. J’allais crever à l’autre bout du monde, loin de la terre qui m’avait vu naître. J’en pleurais presque. Et j’imaginais que Galvez, mon fifils, avait même pas encore eu l’idée de lancer la Garde Nationale à nos trousses. Le type m’avait promis qu’une fois arrivé où il voulait se trouver avant la nuit, je pourrais retourner chez moi avec la moto. Il me donnerait du fric pour le voyage et aussi pour me remercier d’être si aimable et si compétent. J’avais une paralysie de l’anus et ça me rendait muet. Mais ça roulait. Quand la nuit est définitivement tombée, ça roulait toujours, mais j’avais perdu ce qui me restait de courage. Le type me tenait par les hanches. Je sentais son souffle dans ma nuque, un endroit que j’ai jamais prêté à personne, même pas à madame du temps où elle soufflait sur ma bougie comme personne l’avait fait avant. Et le moteur ne donnait aucun signe de faiblesse. J’avais compté sur une panne pour énerver ce mec et lui péter le crâne avec une pierre. Mais à l’horizon, plus une lumière, rien, pas même l’horizon. Les étoiles défilaient sur le bidon. Dans le faisceau des phares, la route interminable qui allait se terminer par quelque chose que je pouvais appeler mon cadavre, une chose à laquelle je pensais pas souvent parce que j’avais encore les couilles actives. J’allais être bouffé par des bêtes, mais pas qu’un peu comme l’astronaute, il leur resterait que les os et ils se fatigueraient pas à dépenser du fric pour savoir à qui ils appartenaient. La trouille, quoi ! Pourtant, on a fini par arriver quelque part. Je connaissais pas. Il y avait une lumière et une porte. Et devant la porte, deux gonzesses, une jeune comme je les aime pas, genre fifille, et une moins jeune qui me déparalysa le cul rien que de regarder les jambes dont elle se servait pour nous rejoindre. Le type descendit de la moto et me demanda de pas bouger sinon la fillette me ferait un tas de trous avec sa 22 automatique. Y avait rien à négocier. La femme s’arrêta et le reçut dans ses bras. Un foulard voletait au-dessus de sa tête. C’était beau à voir. Sans musique autre que les bruits que faisait mon cerveau pour éviter de prendre une mauvaise décision, mauvaise pour ma semence d’homme. La fillette me tenait en joue. Cette conasse avait pas appris correctement son métier et tenait son doigt sur la détente, comme si elle s’était mis dans la tête que c’est comme ça qu’on fait bander les hommes. La femme, elle, se tenait à une certaine distance et m’observait. Elle avait rien dans les mains. Le genre de femme qui crie pour prévenir son homme. Et l’homme se dirigeait maintenant dans l’ombre où il disparut d’un coup. J’entendis le bruit d’une portière. Les phares s’allumèrent. J’étais sauvé. Peut-être. La bagnole se mit à ronfler. C’était un modèle sport. Ça serait juste pour trois. Mais j’avais pas bien compté sur mes doigts. On était quatre. Et j’étais du voyage. En cours de route, le type avait changé d’avis. J’ai donc fait comme on m’a dit et je suis monté dans la bagnole. Comme je l’ai dit, il y avait que deux places. Et le type s’est mis au volant. Dans le rétro, j’ai vu que la fillette était aux commandes de la moto et que la femme s’était assise derrière, le foulard noué dans les cheveux. JO.MANNA II Art God Art signait AGA. C’était plus simple. La couverture du dernier Marvel montrait une voiture de sport vue de face en pleine vitesse. Derrière le pare-brise, Gor Ur conduisait et à côté de lui, un vieillard effrayé s’accrochait au tableau de bord, les yeux hors des orbites. Derrière la voiture, une moto filait, avec deux filles dessus, sans casque ni combinaison, et un foulard se déployait dans une nuit sans étoiles, portant en surimpression le titre de la nouvelle aventure du Gorille Urinant et de ses deux voluptueuses acolytes. À New York, un cénotaphe promenait sa magnificence dans les rues. Un haut parleur diffusait des messages sibyllins. Au volant, un homme masqué interpellait les passants et une fille à moitié nue, juchée sur le capot, distribuait des prospectus vantant les mérites musicaux et même poétique du dernier album de K. K. Kronprinz. Stan Lee, derrière une fenêtre, crayonnait le personnage en essayant de créer un regard que personne n’avait jamais pu observer sous les lunettes noires et épaisses que le dieu du Métal n’avait jamais quittées depuis son premier succès un soir d’émeute quelque part dans le Nord où les usines dressaient leurs cheminées comme dans l’ancien temps. La police avait retrouvé mon Indian 47, contrairement à ce que laissait entendre Art. Elle était dans un sale état. Couchée au bord d’une route balayée constamment par les vents du désert, la peinture avait subi une profonde érosion et le métal nu rutilait par endroit, reflets d’or qui avaient attiré l’attention d’un policier en patrouille. Maintenant, elle trônait dans mon living. Je l’avais fait vider de toute son huile et de son carburant. Elle n’avait plus que l’odeur de ses cuirs, des fanfreluches ajoutées plus tard, quand j’ai retrouvé l’inspiration. Et la raison. Pépère, autrement dit le vieux Snopes, avait disparu corps et âme. On n’avait plus trouvé de traces de Roger Russel ni de celles que la légende présentait comme ses compagnes d’aventure, la jeune et rousse Aliz de Vermort, qui n’était peut-être pas une victime du Rôtisseur, et la belle et noire Anaïs dont la dernière apparition était une tache de sang menstruel déposée peut-être sciemment en plein milieu du hall de l’hôtel que Gisèle de Vermort avait occupé pendant les mois qu’avait duré cette sombre affaire. Gisèle ne pouvait pas quitter le sol américain sans m’accorder une interview. Elle me fit parvenir le questionnaire auquel elle consentait de se livrer. Elle me priait de m’en tenir à ces limites. J’en avais bien l’intention. Elle me reçut dans un salon que l’hôtel réserve aux rencontres des VIP. Un groom épingla un badge sur le revers de mon veston et m’invita à entrer dans un ascenseur lui aussi réservé. Gisèle de Vermort m’attendait depuis une heure. Elle était passablement irritée par mon retard, mais je ne m’excuse jamais. Je n’éprouve aucun respect pour l’aristocratie. J’entrai dans une pièce surchauffée qui sentait le désodorisant. Elle était dans un rideau. Je pouvais voir son profil découpé dans la lumière rose de la rue. — Prenez quelque chose, je vous en prie, dit-elle sans bouger. Je me contentai de m’asseoir dans l’unique canapé. Il sentait lui aussi l’artifice et la poussière. — Servez-moi quelque chose, dit-elle, là, le vermouth. Je remplis un verre. Il n’y avait pas de glace. Je me levai pour la servir comme elle le désirait, mais elle sortit du rideau et me fit un signe pour que je retourne dans le canapé. Je lui tendis néanmoins le verre. Elle le vida d’un trait. — Vous avez revu cet Espagnol ? dit-elle. Je ne l’avais pas revu. Elle m’offrit une cigarette et l’alluma, grattant l’allumette sur le vernis de la table qui nous séparait maintenant, car elle était assise sur une chaise, les jambes croisées dans un fouillis de jupons qui me donna le tournis. — Vous écrirez quelque chose sur moi ? dit-elle. — Pas exactement. — Vous n’écrivez pas sur les gens ? Les pauvres gens. — Je suis critique musical, madame, et je suis spécialisé… — Oh ! Cette horrible musique ! Elle me tendit le verre et je le remplis. — Buvez, dit-elle. Vous n’avez vraiment pas revu cet Espagnol ? — Non, madame. Je ne le connais pas, mais j’en ai entendu parler. — Ces Espagnols sèment la mort autour d’eux. Vous ne voulez pas acheter notre maison en Andalousie ? — Je n’ai peut-être pas les moyens. Et puis, c’est loin, l’Andalousie. — C’est une propriété. Sans Aliz, elle ne vaut plus rien pour moi. Vous traiterez avec le notaire. Je serais capable de vous la donner. Elle me toisa. — Consentirez-vous à m’accompagner, monsieur Manna ? — En Andalousie ? — Non ! En France. Chez moi. Je vous promets de ne plus voyager. — Je crains que non, madame. — Pourquoi ? — J’ai mon boulot ici. — Mais je vous paierai ! On a parlé comme ça pendant des heures. Rien de bon pour le papier que j’avais promis au New Yorker. Il était plus de minuit quand elle m’a foutu dehors à la suite d’une critique que j’avais formulée à tout hasard sur un sujet parfaitement anodin. Je suis passé chez Pasopini, mais le rideau était tiré. Au passage, j’ai constaté que la librairie « Télémaque » avait été remplacée par une boutique de tatouage et autres petites douleurs infligées à l’inconscient. La fille qui tenait la caisse m’a reconnu. Elle m’a fait un signe amical à travers la vitrine et je suis entré. Elle n’avait pas envie de parler. — Je viens pour un Gor Ur, dis-je. — Vous ? Jo.Manna ? Elle n’avait pas oublié le point. — Vous faites pas les Gor Ur ? dis-je. — On fait de tout, nous. On n’est pas des claniques. Vous pouvez regarder dans le catalogue. Jetez un œil sur le dernier Marvel. Je suis sûr qu’Ovid verra pas d’inconvénient à improviser. C’est un sacré artiste. Il fera ça gratos si vous parlez bien de lui. Je dis ça comme ça, moi ! — C’est un drôle de nom, ça, Ovid… — Alors c’est l’anglisation d’un nom qu’est l’espagnolisation d’un nom latin. Ça me fait voyager, moi ! Mais vous zêtes pas une gonzesse, vous ! — Sûr que je peux pas comprendre ce que ça fait de voyager en culotte plutôt qu’avec un slip. — C’est un slip, ça, mec ! Pas une culotte ! J’ai attendu la fermeture de la boutique. Ovid n’est pas venu. — Il doit avoir quelque chose à faire, dit la fille. Vous n’avez pas de bagnole ? — J’avais une moto… — Oh ! Chouette les motos ! — Vous voulez la voir ? — Comment c’est-y que je pourrais la voir si vous l’avez plus ? — Je l’ai toujours, mais on pourra pas s’en servir. J’avais peut-être eu tort de ne pas accepter la proposition de Gisèle de Vermort. J’avais besoin de changer d’air et je rentrais à la maison avec une fille qui en manquait totalement comme tout ce qu’on fabrique dans ce pays depuis qu’on n’est plus des Indiens. La suite était peut-être tout simplement à lire dans le dernier Marvel que je n’avais pas ouvert. Pourquoi est-ce que je voyais Stan Lee derrière toutes les fenêtres de New York sauf la mienne ? J’ai une fenêtre que je n’ai jamais vue de l’extérieur. Mais qui regarde sa fenêtre si personne ne s’y penche pour vous signaler que vous avez oublié le détail dont le manque risque de vous gâcher la journée ? En tout cas, cette fille n’avait pas conscience que je n’étais pas fait pour elle. Et elle s’imaginait qu’elle était faite pour des types comme moi. Un monde parfaitement organisé pour la solitude.
Extrait du roman MARVEL. |
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