Patrick Cintas
Coq à l'âne Cocaïne
suivi de
L'enfant d'Idumée
romans
© Patrick Cintas
La lecture de cet ouvrage est gratuite.
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Table
La tour n'est pas tout ce qui reste des anciennes fortifications. La maison de Constance révèle un angle démesuré. Mon enfance se rappelle un bloc rouge. L'inscription est apocryphe. Je suivais la rivière pour la voir, la surprendre plutôt, car elle finissait toujours par me reconnaître. Le pont était animé de vibrations. Je ne veux plus la voir. Je colle mon oreille à l'endroit que j'ai marqué d'une croix gravée à la pointe du couteau. Si je ne ferme pas les yeux, l'eau glissant entre les joncs finit par me fasciner. L'ombre s'étend sur l'autre berge. Il fait peut-être froid. Je n'aime pas cette France. Je préfère le sommeil de l'été. Quelquefois, elle me faisait signe pour que je descendisse avec elle au bord de la rivière. J'hésitais toujours. Du haut de la tour, mon père la guettait. Il ne se séparait jamais de sa longue vue. La nuit, il savait que je l'écoutais délirer. Il ne prononçait jamais son nom sans se le reprocher. Les draps volaient dans l'air sinistre de cette chambre où il aurait voulu que j'accompagnasse ses rêves. Je n'y ai dormi qu'une fois. Je ne conserve de cette nuit que le souvenir d'une insomnie tenace. Le jour s'est levé pendant que je pensais mourir. J'en ai profité pour retrouver le chemin de ma propre chambre. Il y faisait un froid lancinant. Je ne suis pas entré dans le lit que j'ai imaginé humide et rebelle. J'ai ouvert la fenêtre. Le même jour m'étourdit une seconde fois, j'entendis ses pas dans le couloir. Il ne prie pas dans son lit. Il profite de ce passage noir et de la descente des escaliers pour s'adonner à des rites dont le sens me pétrifie. C'est une religion peuplée de personnages. Mille histoires traversent cette durée qui m'éternise dans l'enfance au moment de la vivre. Il y a un dieu, unique et total. Sa croix me condamne au silence.
À la table du petit déjeuner, je voudrais prier. J'ai le souvenir exact de ces prières matinales. Elles émerveillaient ma mère. Elle aimait ces cadences parfaites, et le sens qui s'y perd pour devenir la vérité du jour qui commence et qui n'annonce rien. Mon père fumait sa première cigarette sur le seuil. Nous sommes dans la tour. J'ai une sœur. Je l'oublie. Elle est dans l'ombre de mon père, les volutes descendent sur elle, elle ne les chasse pas comme je m'applique à le faire quand le vent léger du matin tourne de ce côté des terres et entre dans la maison pour satisfaire les désirs clairs et faciles de ma mère. Sa race lui donne un avantage. Elle est éblouissante, rapide, précise. Mon père caresse la chevelure rebelle d'une fille qui lui ressemble. Elle n'a pas faim. Elle mangera plus tard, du bout des lèvres. Ces caprices agacent ma mère. La blancheur de sa peau est une offense, je le sais. Sa fille est noire comme une hirondelle. Petit à petit, elle devient l'épouse de son propre père parce qu'elle lui ressemble. Ma peau est moins révélatrice de mes tourments. Je la fouette sous les arbres en retenant mon cri. Gisèle m'a surpris dans cette ombre. Elle venait cueillir les pommes de notre jardin, une corbeille sur la hanche, coiffée d'un foulard qui lui donne l'air d'une de ces paysannes que je n'ai jamais approchées d'aussi près. Elle retient ma main. Elle ne dit rien. Elle défait le foulard. Ses cheveux effleurent ma peau. Elle s'est penchée pour observer les traces de la badine. Puis elle reboutonne lentement ma chemise. Elle ne confisque pas la badine. Elle ne veut pas comprendre. Elle m'entraîne jusqu'aux pommiers. Je grimperai dans l'arbre pour atteindre les plus hautes branches où mûrissent les meilleures pommes, celles qui sont à la portée du soleil. La première est brûlante en effet, puis mes mains s'accoutument à cette chaleur.
— Descends, dit-elle.
J'obéis. Je dois lui promettre de ne plus recommencer.
— Pense plutôt aux filles, dit-elle en riant.
Seule ma sœur a la couleur de ma peau. Toutes les autres sont blanches et rouges. Mon père a eu tort de s'amouracher de l'une d'entre elles. Mais on raconte que c'est elle qui l'a détourné du chemin qu'il s'était tracé depuis les terres jusqu'à l'horizon. Il voulait oublier le bonheur. Elle le lui promettait. Les filles la plaisantaient. Elle les haïssait. Elle épousait un valet. Il recevait en héritage cette étrange tour qui n'appartenait plus au village. J'y suis né. Je la possède aujourd'hui.
Ma sœur est morte un jour de fête. Je reviens sur les lieux d'une enfance que j'ai voulu oublier. Je ne suis pas devenu ce que j'ai rêvé d'être. Mais je me suis raisonné. La porte n'avait pas été ouverte depuis longtemps. Un ami d'enfance parlait dans mon dos. Il parlait de la mort et des disparitions. Il voulait boire un verre avant de s'en aller. Il savait où trouver une bouteille de gnôle. Elle était entamée.
— Elle n'a pas fini celle-là, dit-il en grimaçant pour imiter ma mère.
Sa femme ouvrait les fenêtres et les portes. Elle ne se souvenait pas de cette lumière. À la fin du printemps, la pluie avait fini par trouver une brèche. L'eau ruisselait sous le bahut. Ma mère était assise dans ce fauteuil d’osier. Elle avait l'air tranquille. Elle ne voulait pas penser au mal, disait-elle. Mon père haussait les épaules pour ne pas répondre à ces provocations. Le feu rougissait son grand visage. Encore une fois, il était revenu nu du village où il avait été boire un verre. Personne ne le provoquait plus mais il finissait toujours par se déshabiller et il rentrait chez nous sans ses habits. Gisèle voulait le menacer. Elle devint sa maîtresse.
Le comte passa un jour pour récupérer son fusil que je finissais justement de graisser. Il reluqua ma peau et effaça une goutte de sueur qui perlait sur mon épaule. Ma mère frémit. Elle referma la boîte de cartouches qu'elle venait de sertir. Le comte lui tendit un billet. Elle l'empocha sans le remercier. Il l'appelait, disait-il, par son petit nom parce qu'ils avaient tout appris sur le même banc à l'école. Ma sœur rêvait de cette école. On avait beau lui expliquer qu'elle n'avait pas changé, elle ne voulait pas croire à l'ancienneté des cartes de géographie dont elle collectionnait secrètement les œillets. C'est une vieille boîte à bijoux incrustée d'ivoire et de fer. On la retrouve facilement si on cherche. Rien n'a changé, c'est vrai.
— C'était donc elle, fait mon ami en mélangeant les œillets du bout d'un doigt tremblant.
Sa femme l'accompagne toujours. Elle aime ses infidélités. Elle ne le surprend plus. Il a des regards vicieux sur les jambes des filles. Il les aime fortes et bavardes. Il en parle souvent. Et elle l'écoute sans rien dire. Elle a simplement ce sourire au coin des lèvres. On ne la regarde pas. La fille qui passe s'éloigne définitivement. La couleur de ses jambes est absorbée par l'ombre qu'il se met à décrire pour la traverser. Elle connaît tous les mots. C'est une fille serpent, au regard immobile, avec des mains qui veulent attirer l'attention. Maintenant elle se souvient de ma sœur. Elle portait des robes chargées de plis. Quelquefois un bijou cristallisait un tombé. Ma mère l'avait agrafé en lui reprochant sa légèreté. C'étaient des robes blanches accrocheuses d'ombres transparentes. Le bijou était rarement une pierre. Souvenons-nous ensemble de ses coiffures géométriques. Mon ami l'aurait épousée mais il ne se sentait pas à la hauteur des reproches. Il avait préféré cette coquette imitation de la paresse. Il dormait entre ses jambes et rêvait de batailles. Il referma le coffret en promettant de se taire. Je ne le rangeai pas dans le tiroir du chiffonnier. La femme reviendrait fermer les fenêtres avant le coucher du soleil. Ce matin, la lumière entrerait dans la cuisine et dans le cellier. À l'étage, la chambre de ma mère chercherait cette lumière à travers le feuillage d'un tilleul vieux comme le monde. Puis le soleil entrerait dans le salon et dans les chambres qui donnent sur la vallée. Nous sortîmes sous le porche. Nous n'avions plus grand-chose à nous dire. Je touchai du bout des lèvres la chair molle de cette femme que je ne désirais pas. Mon ami avait ma préférence. Aucune fille ne passa pour troubler mon attente. J'aime cette chaleur. Elle me ressemble. Mais sa femme est profonde, douce et lente comme la caresse de l'eau qui dort. Il allume une cigarette. Il rit en se souvenant des chiens du comte. L'un d'eux portait mon nom. Mon père voulait m'imposer ce supplice. Le compte s'amusait. Nous étions dans la cuisine, ma mère et moi. Elle pesait les plombs. Je n'avais pas le droit de toucher à ce matériel et elle révisait scrupuleusement le fusil avant de me le confier. La graisse me donnait de l'urticaire. Puis j'ai contracté un eczéma. Je me dégoûtais. Les plombs qu'elle oubliait par terre, je les fendais sous la lame d'un couteau et ils me servaient à équilibrer mes bas de ligne. Je préférais cette attente. L'eau dormante calmait mes douleurs. Et je regardais sous l'eau. Aucune bête n'est jamais venue se prendre à mes pièges sous mon regard. J'ai perdu toutes les lignes dans cette eau. Et le plomb qui empoisonne la vie. Les berges me semblaient intouchables. Seul le temps qu'il fait pouvait les changer. Je reconnaissais cette fidélité. Mais l'enfance s'achève sur une révélation. Et c'en est fini de cataloguer les choses pour mieux les connaître. Mon ami me soutient dans la descente du chemin. Sa femme nous suit. Elle ne perd rien de notre dialogue.
— Oui, affirme mon ami, j'étais amoureux de la seule noire du pays. Tu te rends compte ?
Il se retourne pour lui poser cette question à laquelle elle ne peut évidemment rien répondre. En bas du chemin, il lâcha mon bras. Je me laisse aller encore. L'écorce d'un acacia s'interpose. J'ai perdu le souffle. Elle s'est arrêtée sur le talus pour m'observer. Il n'explique rien. Elle attend que j'ai repris mes couleurs pour me demander ce que je suis venu chercher. Elle reviendra avec un panier de provisions. Elle adore s'occuper des autres. Sa mère était une sorcière bien connue. Elle s'est pendue au-dessus d'un bûcher qui n'a pas pris feu à cause d'une averse inattendue. Les gendarmes ont torturé l'époux malheureux pendant toute une nuit. Elle avait pansé ses blessures en exprimant tous les détails de la haine que le monde des hommes lui inspirait. La pluie s'était remise à tomber dans l'après-midi, à la même heure que la sorcière avait choisie la veille pour mettre fin à ses jours. Elle était sortie pour se mettre sous la pluie. Son père pleurait de rage dans la cuisine. La mort de sa femme ne l'avait pas encore affecté. Il n'avait pas fini de souffrir. La pluie dura jusqu'à la nuit. Elle rentra et se pelotonna près du feu qu'il avait allumé. Maintenant, sa femme lui manquait. Il ressentait une petite douleur derrière les yeux, dit-il. Elle explora ce regard pour ne pas s'y perdre. Et il monta se coucher sans avoir versé la première larme du malheur. Elle passa la nuit sur un divan, feuilletant un livre qui lui parlait des grandes inventions. Elle ne se souvenait pas d'avoir pleuré elle-même. Son esprit refusait encore de se prêter à ce jeu. Son imagination reconstruisait, à force de répétition, toute la scène : sa mère grimpait dans l'arbre pour nouer la corde à la fois à son cou et à une branche. En bas, elle avait accumulé du bois sec et des feuilles. L'odeur du pétrole l'étourdissait. Elle frotta plusieurs allumettes avant de réussir à en allumer une. Elle tira de sa ceinture une boule de chiffon qu'elle enflamma. Elle la jeta sur le bûcher. Elle attendit qu'il eut pris avant de se jeter dans l'air. En même temps, la pluie s'est mise à tomber. Le feu se mit à fumer. Elle étendit ses bras en croix.
C'est mon père qui découvrit le cadavre, au cours d'une battue. On rabattait deux sangliers du côté du moulin. À cet endroit, tous les chemins se rejoignent au bord de la rivière, à l'entrée d'un pont dont il ne reste plus qu'un pilier au milieu du lit. Sur l'autre rive, le bois a brouillé les pistes. Je m'y suis aventuré plus d'une fois, seul et fou. Mais je n'ai jamais atteint que le sommet de la colline, au-dessus d'un abrupt de granit dont les saules bleus semblent des hachures nerveuses à la recherche d'une forme qui n'apparaît pas. De là-haut, je dominais la vallée. La rivière était verte et rose. Après l'orage, le gris du ciel révélait des zones d'une lumière insensée ; c'était les feuillages des frênes, hauts et difformes, recroquevillés au moment de se confondre avec ce ciel approximatif. La grotte inévitable s'ouvrait sur une forte odeur de rouille et d'eau croupie. Un wagon pourrissait encore dans une flaque alimentée par un ruisselet qui sortait de la pierre comme d'une statue. Ce ruissellement incessant m'hallucinait. Et de temps en temps, un tintement métallique venait en s'intensifiant du fin fond de l'abîme. La voûte s'était écroulée à l'entrée de ce couloir. Les poutres mélangées annonçaient un monde chaotique. J'avais foi en cette impossibilité d'exercer un quelconque contrôle sur ce qui allait arriver. La courbe d'un rail noir indiquait la fin du voyage. Je m'y accrochais pour me pencher mais je ne devinais rien. Il n'y avait peut-être rien, sinon une tombe qui pouvait être la mienne si j'avais choisi de mourir. Ma mère n'aimait pas cette boue. C'était une boue tenace. Elle en brisait les hasards en me reprochant mon inconscience. Près du feu, ma sœur tissait d'étranges toiles. Elle prétendait comprendre le sens de ces géométries de fil d'or. Je voyais des astres, des regards, une certaine logique m'apparaissait pour me fuir aussitôt parce qu'elle ne me laissait pas le temps d'aller au bout de ma réflexion. Elle détestait me voir nu, et particulièrement dans le baquet d'eau froide où ma mère voulait encore me raisonner. J'étais fou, disait-elle. Je me sentais ivre. Ses mains traduisaient mon angoisse. Je pouvais être obscène. Ma sœur détournait alors son regard et ses yeux s'approchaient de la toile pour en pénétrer le secret, nous invitant au silence. Je racontais tout cela au sujet de cette sorcière que j'ai peut-être connue. Mais la mémoire n'a pas retenu son regard. Je me rappelle d'avoir entendu mon père en parler. Nous étions à table. Ma sœur vomissait dans l'évier. Je ne comprenais pas. Mon père était passé devant la gendarmerie en revenant du château. On entendait les cris du bonhomme qu'on torturait pour le faire avouer son crime. Le cadavre glougloutait dans la camionnette. Ce linceul avait épouvanté mon père. Il ne s'était pas attendu à cette sinistre rencontre. La nuit tombait et il connaissait ses démons. Il rentra par un chemin de traverse, redoutant les fantômes de sa connaissance. Il mit moins de temps à lutter contre ceux-là. Il arriva à la maison dans un état second. Il demanda à boire et raconta toute l'histoire. Ma sœur avait suspendu le fil d'Ariane. L'aiguille visitait ses ongles. Elle aimait les récits parce qu'ils lui semblaient commencer ce qu'elle avait envie de vivre. Mais elle finissait toujours par s'ennuyer. On la voyait arracher des douleurs aiguës à ces doigts de fée. Puis l'aiguille revenait à l'ouvrage. Une lune d'argent jouait à se refléter dans ce qui était peut-être un lac. Je m'approchai. Le paysage se peuplait d'objets qui n'avaient plus de relation entre eux. Je comprenais les arbres, leurs pommes d'or, le jet d'eau qui atteignait les étoiles, la lune en trois exemplaires, l'horizon habité par des montagnes qui étaient peut-être l'ébauche d'une phrase.
— C'est atroce, dit-elle.
Ma mère ne voulait plus y penser. Elle avait préparé le repas pour alimenter notre désir de vivre.
— Nous pourrions mourir proprement, dit ma sœur.
Elle nous faisait don maintenant de son innocence. Sur un signe de ma mère, elle quitta son ouvrage qui retomba en désordre sur l'accoudoir du fauteuil. La dentelle du dossier glissa lentement pour se perdre dans ce lac d'intentions. Mon père brisa le pain sans ménagement, comme s'il s'agissait d'une motte de terre.
— De là-haut, dis-je, j'ai vu au moins un des deux sangliers.
Il approuvait mon impatience, mais ne l'encourageait jamais. Je dus me taire. Ma mère cherchait un sujet de conversation. Elle se mit à parler de tout, sauf de la mine qui serait un jour ma tombe, ni des sangliers qui détruisaient ses tulipes et encore moins de la sorcière que mon père avait initiée à d'autres rites.
Le sexe de mon père était un mythe indiscutable. Les femmes souriaient à mon père mais il ne leur rendait jamais leur politesse. Il me tendit un morceau de pain déchiré. Les fantômes l'avaient épargné parce qu'il était mon père mais il prétendait qu'il avait simplement couru plus vite qu'eux. Ma sœur ne mangeait pas. Elle semblait se voir à la surface de la soupe. J'en fis autant. J'avais l'air malade. Puis j'ai eu l'air honteux. Mon reflet traduisait ma haine. Les croûtons avaient transformé la soupe en une horrible pâtée.
— C'est tous les soirs la même chose, dit ma mère.
Mais il n'y avait plus de bouillon dans la soupière. J'avais besoin d'une bonne heure pour mastiquer cette bouillie. Ma mère aillait exagérément tous ses plats. Le cadavre de la sorcière revint dans la conversation, peut-être à cause de moi. Mon père évoqua d'autres fantômes. Et ma sœur se mit à hoqueter. Elle courut se pencher au-dessus de l'évier pour laisser couler cette substance étrangère au plaisir que personne ne pouvait lui donner. Les caresses de mon père ne pouvaient rien changer à cette manie d'exhiber les sécrétions de ses entrailles à la place des mots qu'il m'arrivait de lui souffler dans l'espoir qu'elle les jouerait pour moi sur les tréteaux de l'angoisse. Je la vis sourire dans sa grimace. À ce moment-là, elle me regardait. J'en fus terrorisé. C'est ce qu'elle cherchait au fond, cette terreur que j'étais peut-être le seul à pouvoir exprimer, malgré le sentiment de honte que je partageais avec elle. Je me mis à pleurer. Ma mère répandait son amour dans ma tignasse. Que pensait le chien de ses accouplements ? Il regagna le coin du feu où un chenet brisé sert d'obstacle à l'aventure de mes véhicules. Les maillons d'une chaîne qui a servi la soupe forment l'horizon de ce pays où convergent toutes mes passions. À la place de la boue de la mine, qui est rouille et fidèle, le sable noir de la cheminée que mes mains séparent à volonté depuis que je sais que c'est le temps.
Mon père m'a expliqué cet écoulement. Il en connaît le calcul. Mais son hypothèse me semble déjà artificielle et même inutile. Il avait plongé sa main dans la cendre froide que ma mère n'avait pas encore emportée dans le jardin. Je devais regarder et me taire, car la réflexion est incompatible avec la parole et le regard est nécessaire à ce silence d'or du temps. Le sable fuyait les phalanges noires et blanches. Il ne parlait que pour former le commentaire du phénomène qu'il provoquait pour éduquer ma perception du temps. Il restait encore de la poussière dans les rides de sa paume quand il déclara que quelque chose venait de s'achever autant pour lui que pour moi. Avais-je compris ce qui venait de se passer ? Sans les mots, il m'était difficile d'aller au-delà de l'inquiétude qu'avait provoquée le premier geste de son expérience. Il s'est levé, lent et massif, n'attendant rien de ma pensée que ce silence stupide qui précède toujours mes larmes. Son impatience me détruisait un peu plus chaque jour. Derrière moi, le temps cherchait à fixer son origine. Je ne percevais clairement cette activité secrète que le matin en me réveillant. Je ne souhaitais pas ce sommeil. Les rêves avaient un sens que j'ai oublié. Ils m'effrayaient la plupart du temps. Je me réveillais avec cette angoisse que je venais à peine d'expliquer. Le temps alors changeait de menus détails auxquels je n'avais jusque-là prêté aucune attention. Je m'en souvenais comme des détails sans importance. Je n'apprenais pas la leçon et le temps passé me la répétait à satiété. Quelque chose a changé, susurrait-il près de mon oreille, et tu ne veux pas le savoir ? Il me suffisait pourtant de savoir que c'était arrivé. L'objet touché par le temps avait un nom. Je ne le prononçais jamais sans craindre le cri souterrain qui animait ce mot. Ma mère me trouvait pétrifié dans des draps qui voulaient traduire mon angoisse. J'avais la bouche ouverte comme si j'étais sur le point de crier. C'est ce qu'elle croyait. Jamais elle ne devina ce que je venais de découvrir. Et si je lui en avais parlé, elle m'aurait doucement demandé de ne plus y penser. Les livres, elle les ouvrait dans ce futur qui devait avoir quelque chose de merveilleux sous peine de ne plus garantir le bonheur. Mon père compléta mon éducation relative au temps en m'amenant avec lui à la chasse. Ce fut pour ma mère l'occasion d'alimenter mon imagination avec des récits dont j'étais censé trouver le sens dans les bois et dans les fougères et les ronces qui reculaient infiniment la berge de la rivière où clapotaient des sarcelles délicieuses. Je me souviens d'un sillon profond et gelé où je m'étais aplati pour manœuvrer le miroir aux alouettes. Cette supercherie me fascina. Mon père était posté à la lisière d'un bois de peupliers obliques et décharnés. Derrière lui, le village s'extrayait d'une brume qui descendait du ciel. Le ciel m'environnait. Les alouettes virevoltaient. J'entendais les sifflements la girouette. Le fil avait l'air d'un rayon de lumière gravé d'un trait dans le métal de la terre géométrisée par le labour. Le premier coup de feu me rendit sourd. En levant la tête, j'ai extrait mon cou de l'écharpe de laine. La gelée cristallisait ma suée. Le ciel devenait incompréhensible. Je compris que le silence détruisait mon effort de comprendre ce qui se passait. Les miroitements m'affectaient maintenant et je finis par m'embrouiller. La girouette sauta en l'air et s'immobilisa au sommet d'un sillon. En tirant sur le fil, j'ai provoqué sa chute et les mottes de terre se sont mises à dégringoler sur les pans de sa lumière. C'était fini. Le sol était couvert de cadavres noirs. Les chiens jappaient en regardant les yeux des hommes. Une crosse tapota mon épaule. C'était mon père. Je me relevai. Je pleurais déjà, mais je n'avais pas attendu ses reproches pour commencer à enrouler le fil autour de la poignée que je n'avais lâchée à aucun moment de cette terrible expérience du mal. J'étais parmi les chiens, peut-être heureux de retrouver cette chaleur animale que la nuit éloignait de moi. Des hommes riaient. L'un d'eux me mit sous le nez le cadavre déchiqueté d'une alouette sans regard. La mort n'est rien sans ce regard. Que peut-il arriver à ses yeux ? Qu'ils vous reprochent votre ignorance ? Mais un chien frétillait entre nous et l'homme trouva plus amusant de l'agacer, car je n'avais pas bougé, redoutant ce sang qu'il ne voulait plus mais décidé à ne rien donner en échange de ma peur et de mon écœurement. Plus tard, j'étais dans la cuisine. L'arrangement des plumes, obscène et suave, était ponctué par le tintement atroce des plombs dans le fond d'une assiette. Mon père vidait une bouteille. J'avais refusé de répondre à ses questions et les autres hommes s'étaient moqués de son impatience. Son regard les avait réduits au silence. Je l'aimais. J'ai conservé longtemps l'oreille poilue d'un sanglier qui m'avait effrayé en traversant la route tandis que je remontais vers la tour. Il était encore dans le fourré quand il s'est aperçu de ma timide présence. Son immobilité était une ombre entourée de feuilles frémissantes de sa propre inquiétude et je ne pouvais pas savoir qu'il était furieux contre moi. De l'autre côté de la route étroite, le talus montait presque verticalement et à gauche, la pente était interrompue par un virage en épingle à la tangente duquel un bois d'acacias cultivait l'ombre et la lumière qui venait de captiver mon attention. J'ai deviné le buisson de ronces après coup, après qu'il en fût sorti pour d'abord prendre le temps de me menacer. Il me parut petit et inoffensif. Je m'arrêtais parce que j'espérais qu'il se passait quelque chose en faveur de mon imagination. Je ne savais rien du vocabulaire de son apparence. Sa mort fut une occasion de me documenter sur son existence. J'ouvris des livres qui le décrivaient et qui le racontaient. Le souvenir de ces nuits ne serait pas complet sans les gémissements de ma sœur qui ne dormait plus. L'été nous étouffait. Une seule averse rompit ce silence. Et la visite des chasseurs venus récupérer leur bien. J'avais eu droit à une oreille mais personne n'avait crû à mon histoire. Le sanglier qu'il avait sacrifié à leur plaisir avait été une bête féroce. Ils en témoignaient en buvant le vin que ma sœur leur servait en baissant la tête pour cacher sa tristesse. Yeux d'ivoire et de sang. L'un d'eux lui prit le menton pour l'égayer. Elle ne dit rien, fermant les yeux, désirant ne pas le voir. J'étais assis sur une chaise près de la cheminée. Le sanglier n'était plus qu'une carcasse sanglante. La tête avait été maladroitement fracassée par un tir malheureux de chevrotine. L'oreille, dans ma main, était intacte. Je pressais le mouchoir dans la chair vive que le couteau de mon père venait de trancher. Le mauvais tireur n'était pas venu. Il avait tiré deux fois et deux fois la charge de plomb avait atteint la tête de l'animal. Il avait eu peur. C'était tout. Mais personne n'en parlait. Mon père me tendit l'oreille. Elle ne saignait pas. Je m'exerçais, dans sa propre main, au contact hallucinant de la soie. Je croyais à ce silence. Même ma sœur s'était rapprochée. Elle tenait la cruche comme un enfant. Pourquoi s'habillait-elle de blanc été comme hiver ? Il n'était pas midi. Elle avait renversé la première cruche sur la table et un des chasseurs s'était mis à laper la flaque dans laquelle elle avait trempé ses propres mains pour tenter d'en arrêter l'épanchement. Il lui avait baisé la main. Il jappait comme un jeune chien maintenant. Elle avait levé la main dans l'air saturé de sang et de tripailles, comme pour le punir de son insolence, mais elle préféra lui ordonner de continuer laper le vin maintenant qu'il se répandait sur le carrelage. Il s'agenouilla et menaça de lui mordre les mollets qu'il venait de caresser. Doux viol. Il n'alla pas au bout de son désir. Il devina la mort qu'elle lui destinait. Ma mère arrivait avec une serpillière. Elle effaça toute l'histoire en se moquant de ma sœur qui, accroupie au bord de la flaque, ramassait les morceaux de la cruche brisée. Je cherchais son regard, en espérant y trouver encore une trace de ce qui avait réveillé le chasseur de son rêve d'enfant. Je me sentis tourmenté par ce sentiment. Sa robe blanche avait été tachée. Elle sortit pour aller jeter ce qui restait de la cruche et de son aventure au pays des hommes. Elle tardait à rentrer. Les chasseurs se mirent à chanter pour la faire revenir, scandant exagérément un refrain qui allait lui valoir son surnom. Mon père n'était pas intervenu. Il avait ri avec les autres.
Le lendemain, elle avait menacé d'aller se noyer dans la rivière si on ne la laissait pas en paix et en effet, elle était allée jusqu'à la rivière. L'eau dormait sous les saules. Je la vis pleurer, puis se ressaisir et essuyer toutes les larmes en nous maudissant. Elle s'apaisa doucement. Sa peau paraissait cuivrée. Le soleil, rouge et vert, s'éparpillait à la surface des feuillages. Elle ne pouvait pas voir le ciel. La surface de l'eau était agitée d'étoiles comme la cendre s'anime de brandons délicieux. Elle s'étendit dans l'herbe noire. J'entendis les appels de ma mère. Elle était dans le pré avec les vaches. Elle me chercha sous le cerisier où j'avais laissé mon bâton, puis elle descendit encore jusqu'au ruisseau qui murmure sous le cresson. Cette fois, ma sœur entendit sa voix répercutée dans les hêtres qui surplombent la berge. Je m'enfouis encore un peu dans les fougères. Elles eurent une discussion violente. Ma sœur levait la main et elle paraissait stupide et incrédule chaque fois que celle de ma mère atteignait sa joue. Elle finit par se rendre à la raison de ma mère. Elles remontèrent ensemble le pré au cerisier, mais sans se tenir, et ma mère s'arrêta deux fois pour retrouver son souffle. Passant sous le cerisier, elle récupéra mon bâton. Ma sœur avait disparu derrière les ronciers. Elle était sur la route. Elle pleurait encore et je la suivais à distance. Ma mère m'appela. Je m'arrêtai. Elle s'appuyait sur mon bâton.
— Je te cherchais, dit-elle.
Je soupirai, ce qui l'agaçait toujours. Il ne lui arrivait jamais de me chercher sans raison. Elle me confiait des tâches désagréables pour économiser son temps. Il s'agissait presque toujours de porter quelque chose à quelqu'un. Je redoutais ces rencontres. J'aurais donné beaucoup pour éviter ces conversations. Je remettais l'objet en question, je me faisais payer, et l'interrogatoire commençait. Cette idée d'alimenter la rumeur populaire me rendait taciturne mais je m'avouais sans vergogne le plaisir que me procurerait la seule sensation de ces bruits pourvu qu'ils me révélassent un commencement de sens. C'est ainsi que j'entrai pour la première fois chez Constance.
Je lui portais des fleurs que ma mère avait semble-t-il cultivées pour elle. Le bouquet me parut harmonieux. C'était peut-être le printemps et ma mère avait parlé de cette harmonie pour tenter de nous émerveiller. Ma sœur étrennait sa première robe blanche. Elle redoutait la semence des lys mais elle avait consenti à participer à cette harmonie. J'élevai le bouquet parfait dans l'air étonné de mes dix ans peut-être. Ma sœur nous avait tourné le dos. Elle était revenue à son livre. Constance se chargeait de sa curiosité. Le bouquet était pour elle. Je descendis vers la route à travers le pré. L'herbe fouettait mes jambes nues. Un dernier cri de ma mère m'avait averti de ma folie mais je ne voulais plus en tenir compte maintenant que j'étais libre de penser d'elle ce que je voulais. Je me suis arrêté sur le pont. Je me regarde souvent dans l'eau tranquille. J'aime cette distance, le ciel qui passe. Cette fois le bouquet me rapproche de la profondeur. Ma mère exagère toujours le sens à donner aux couleurs. Constance n'aimera pas ce bouquet, me dis-je en reprenant mon chemin. Un bois de peupliers se penche à mon passage, impression d'exister. Le chemin jaune qui monte dans les vignes est peuplé de rochers blancs auxquels j'ai donné un nom pour ne pas oublier la fiction où je les enferme. L'allée des saules est triste et mouillée. Le moulin n'en finit pas de s'écrouler. Son arbre est couché dans les herbes, sa porte fait de l'ombre à un roncier. Dans la pente, un vol de papillons blancs, entre l'ombre et le néant. Pas de personnages cette fois. La terre du chemin est noire, traversée de ronces. Le barbelé emprisonne un portail. Ce côté de la rivière est un pays lointain. On n'y habite pas. On y voyage peut-être. Peut-être moi, un jour, si je sors de ma coquille.
Constance se penche pour embrasser le bouquet. Elle regrette l'absence de ces roses jaunes qu'elle a vues dans le jardin de mon père. Une expérience manquée et la promesse de ne plus recommencer. Mais je me tais. Le bouquet est dans l'évier. Elle revient dans le salon. Elle sculpte des assiettes en bois. Elle les peuple de petits personnages nus qui habitent une végétation hallucinée. Le vaisselier est un balcon où ce peuple miniature s'immobilise pour observer la vie de Constance. Elle utilise trois gouges et deux ciseaux. Ces outils sont soigneusement rangés dans un étui de cuivre. La pierre est encastrée dans un socle de bois, les copeaux enfermés dans un bocal de verre. Une lampe à col de cygne éclaire la scène. Elle raconte son histoire. Je pousse sur la gouge en tirant la langue. Le fer s'enfonce comme un clou. Mon dessin l'a séduit. Elle aime la légèreté du trait. Je n'ai pas le sens des proportions. Je laisse trop rêver mon imagination. Et mon œil n'est que le témoin de ce que je désire créer dans ce bois impossible. Elle rit de mon impatience. Elle s'est blessée une fois en cassant l'acier d'un ciseau. Le sang avait formé l'ébauche d'une végétation. C'est ce qui arrive avec la terre que je projette contre les murs de la grange. Reste à identifier la nature de cette apparition. Elle est soucieuse de botanique depuis. Et de géographie, à cause des forêts, des jungles, des fonds sous-marins. Les personnages nus sont une invention de l'esprit. Ils se ressemblent tous. Un seul visage. Il devient idéal à force de répétition. Mais elle n'a jamais été capable d'en concevoir un autre. Le corps de ses femmes est plus dynamique que celui des hommes qui ont l'air occupé à d'autres pensées.
Le vaisselier cache un tiroir où elle accumule les projets. Elle ne respecte pas cette matière. Elle plonge ses bras dans cette apparence de lettres reçues et elle envoie tout dans le ciel du salon, qui est bas, poussiéreux, rebelle au regard qui veut le soumettre aux lois de la perspective, incohérent. J'ai le sentiment d'être sur le point de comprendre ce qu'elle veut m'enseigner. J'ai observé sa main dans une toile d'araignée. L'araignée n'avait plus d'importance. Les cadavres non plus. Je suivais cette lumière. Elle jouait avec la fenêtre pour me démontrer sa théorie. Je crayonnais sur les murs pendant ce temps. J'aimais moins cependant le passage à la pratique. Le morceau de bois bridé me paraissait mort pour toujours. Mon dessin n'effleurait que la surface de mon rêve. Mais c'était la clé, selon elle. La poignée de la gouge s'adaptait mal à la paume de ma main. Je souffrais de ne pas pouvoir contrôler cette poussée. Après la tranquillité, elle m'imposait cet exercice de la réalité. Elle était assise de l'autre côté de la table, les bras croisés et fumant ce cigare long et maigre qui avait l'air d'une branche d'épine. Elle respectait le silence entre les raclements désespérés qui étaient tout ce que j'arrivais à imposer au fer. Le végétal des coups de crayon devenait une molle vision de ce qui ne pouvait plus être un paysage. Mais le regard de Constance avait l'habitude de ces errances. Elle ne perdait jamais de vue le dessin préliminaire. Au bout d'une semaine d'une pratique cruelle, j'ai cru rêver en me retrouvant sur le seuil de ce que j'avais espéré en commençant cette œuvre sous sa houlette. Elle ne perdit rien de ce moment de vertige. J'eus la tentation de remettre au lendemain la poursuite de ces travaux esthétiques. Son regard me l'interdit. J'achevais l'ouvrage.
Il était plus de minuit. Le temps avait passé sans moi. J'étais seul. Elle était montée dans sa chambre. Mon père m'attendait dans la cour. Il avait amené son vélo et une provision de cigarettes. J'éteignis la lampe sur le mur et je fermai la porte sans appeler le chat. Nous nous arrêtâmes sur le pont où il m'avait vu plus d'une fois immobile et maussade. Il croyait que je perdais la tête, lui qui avait rêvé dans son enfance de poser une couronne sur sa tête crépue. Il aimait le rêve des enfants. Il ne prétendait pas acheter mon silence par ces confidences qui d'ailleurs me flattaient. L'amour des femmes le maintenait à la surface de la boue de la vie. Il n'aimait pas ce rêve. Mais Constance n'en avait pas d'autres depuis que la mort d'Antoine la hantait toutes les nuits qu'elle passait sans l'amour de mon père. Ce soir, elle s'était couchée tranquille. Elle avait reçu le plaisir comme un soulagement. Elle devait dormir à cette heure. La douceur de sa peau me paraissait évidente. La chaleur de sa chair m'attirait comme un papillon. J'inventais peut-être les récits de mon père. J'en distillais à haute voix la substance vénéneuse en présence de ma mère. Mes dessins voulaient atteindre cet horizon, mais je n'avais pas la force nécessaire pour m'arracher à son influence. Si je m'arrêtais sur le pont pour méditer ma prochaine aventure, je prenais soin de me montrer fidèle à l'image de moi que mon père épiait, mal dissimulé par un arbre qui trahissait son silence. J'allais voir ces oiseaux. Il y avait une distance à calculer pour les forcer au chant. Je connaissais ces bois mieux que mon âme d'enfant tour à tour pervers et mélancolique. Des alouettes penchaient leurs têtes grises dans les feuilles. L'insecte ne sortait pas de son silence. Mon père avait dérangé l'ordre des herbes et des fleurs. Les bêtes ne montaient pas dans cette lande jaune et noire. Les fleurs d'acacia avaient le goût de l'attente. Je ne m'arrêtais jamais longtemps à la lisière du bois. De l'autre côté de cette étroite vallée, le verger de ma mère avait des reflets d'or. Les draps blancs séchaient au-dessus d'une murette qui descendait jusqu'au moulin. Du moulin au pont, le chemin traversait une ombre transparente. Mon père revenait du château. Il pédalait sans effort. Un croissant étincelant, comme une lune tombée, changeait les courbes du guidon. Elle était sur le pont. Elle m'attendait. Je n'étais pas venu ce soir pour recevoir ma leçon. Mon père avait posé un pied à terre. Le verre de ses lunettes rondes lui donnait un regard, tandis qu'elle n'en avait pas et que j'étais forcé d'imaginer ce qu'elle lui disait de moi. Je ne faisais plus de progrès. J'avais l'esprit occupé à des broutilles qui m'obsédaient. Elle avait dénoncé ma paresse plus d'une fois. Mon père caressa ses cheveux. Elle se laissa faire pendant une bonne minute puis, la minute écoulée d'un bout à l'autre de mon silence recueilli, elle recula lentement vers le parapet. Il n'avait pas cessé de lui parler. Quelqu'un venait, chargé d'un panier. Un enfant l'accompagnait. C'était les jambes d'une fille, ses bras fragiles, sa tête penchée comme celle des alouettes. Constance changea de discours. Personne ne venait jamais la voir chez elle, à part les enfants qu'on envoyait aux nouvelles, intermédiaires bavards de la cour de l'école. Mais sur la route, et quelquefois dans les rues, elle semblait plus disponible à écouter les doléances. Car il ne s'agissait que de cela. Et elle savait trouver les mots de la réponse.
La petite fille était Agnès. Constance parla à sa mère sans regarder une seule fois l'enfant qui se dandinait sur le pavé. Je connais la sensation de ces reliefs sous la semelle d'une espadrille. Je regrettais de ne pas avoir emporté avec moi cette lunette d'approche que le comte avait confiée à mon père. Cette femme était une sorcière. Constance le savait.
— Les feux-follets de la nuit sont l'œuvre de cette femme que le jour dérange jusqu'à l'écœurement.
Mon père n'en parlait jamais autrement mais j'ai eu vite fait le tour de son imagination. Ma sœur allumait une bougie au coucher du soleil et elle l'installait avec des fleurs sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. Au matin, ou bien la bougie n'était plus qu'une flaque blanche, ou bien un coup de vent l'avait soufflée. Elle en tirait les conclusions avant de se soumettre aux exigences du jour. Je ne l'ai jamais vue arriver dans la cuisine, où je prenais mon petit déjeuner, avec cet air enfariné qui était le mien jusqu'à une heure avancée de la matinée. Elle était claire parce qu'elle savait ou croyait savoir de quoi serait fait le jour mis en question par la petite cérémonie de la fenêtre. Je claquais paresseusement la langue dans la bouche en y pensant. Le pain beurré et le café au lait ne jouaient pas en faveur des dispositions artistiques que Constance s'efforçait de révéler à un père réticent à toute manifestation d'une individualité qui me différenciait encore du reste de l'humanité. La beauté de ma mère avait contribué à m'éloigner de cette race maudite, mais mon ombre était celle d'un nègre. Ma sœur pouvait s'appeler Lucile, sa mort ne trompera personne. Les lueurs de sa bougie ne s'ajoutaient pas aux feux-follets de la sorcière. Un écran de feuillages denses et bavards nous assurait une certaine discrétion. Je m'attendais à la rencontrer, débarrassée de sa robe blanche et libérée de ses silences obstinés, dans un de ces sabbats que mon père présidait en hôte insatiable où ma mère apparaissait en servante soumise, blanche comme mes désirs, prête à tout pour me tirer de cet enfer. Les cris de ma sœur, qui se plaignait de maux de tête, brisaient comme du verre ces hallucinations par quoi je comptais bien, avant de m'endormir pour toujours, conditionner l'infini de mon pouvoir de rêver la vie à la hauteur de ma critique.
C'était le début de la vie. Je commençais à comprendre. J'avais la sensation de pouvoir continuer. Il suffisait de se livrer à ces indiscrétions systématiques. Un sentiment de bonheur intense me réduisait tous les jours à l'angoisse. Seule la mort achèverait cette œuvre démentielle. Je ne dormais plus. Le jour, je sommeillais. J'avais chassé le sommeil de ma vie. Entrait le désir. J'étais la proie du rêve. La lumière devant le principal objet de mes observations. Les mots étaient utiles et je m'en servais savamment. Je devins bavard, volubile, ennuyeux. On me croyait superficiel mais personne ne tenta de crever cette surface protectrice de mes désirs. La nature, celle qui demeurait à portée de mon regard, était une compagne rebelle. Elle n'aimait pas mes personnages. Je me souviens de ces dessins. Je devais posséder la plus grande collection de crayons de couleur de toute la contrée. Le bout de ma langue était marqué à jamais par ces salivations intenses. J'exagérais la perspective. J'aimais ces trous. Ennemi de la surface, je passais des heures à chercher des solutions que mes livres ne m'enseignaient pas. La nature avait un horizon. J'en ai exploré systématiquement tous les points de fuite, ce qui réduisait ma pensée à l'infini. Prisonnier des gouttes d'eau... perpétuel... j'affirmais ma lenteur au moment où les autres se laissaient aller à l'inévitable accélération des jours. Constance ne comprenait pas mes caprices. Ce n'était plus des caprices d'enfant, sinon elle y aurait remédié. Elle m'enseigna la peinture. Elle vida mes poches des crayons de couleur que j'accumulais avec les échantillons fanés cueillis au hasard de mes promenades. La peinture avait une odeur. Elle me sidéra. Pendant plus d'une semaine, j'ai fait le tour des mots qu'elle m'inspirait. Tout commence toujours par ce vocabulaire. Il me paraissait utile à la conversation que je voulais entretenir avec la seule personne de ma connaissance capable de comprendre le sens que mes désirs imposaient à la vie. Mais elle se méfiait visiblement de cette science. Elle me traita plusieurs fois de charlatan. Le mot s'enfla, soumettant les autres à son influence définitive. Le silence manquait à ma déroute. À la place, j'inventai le cri. Ma mère surprit une fois cette nouvelle passion. Je venais de crier dans un arbre creux que je savais habité par une chouette. La chouette ne broncha pas. Ma mère, qui étendait le linge à l'orée de son verger, s'étonna de la voir tranquillement arpenter une branche à la recherche du feuillage. Je renouvelais mon cri de guerre, sans savoir que j'étais observé. Elle l'associa alors au comportement étrange de la chouette et s'approcha de l'arbre. J'étais blotti dans la fente noire. Elle ne pouvait pas ne pas me reconnaître. Elle me tira par les cheveux et me demanda si je devenais fou parce que je ne travaillais plus à l'école. La réponse était facile. Elle jeta un œil égaré dans l'arbre foudroyé. J'avais l'odeur de cette cendre. Mais surtout, j'avais follement adoré le vert tendre des feuilles du printemps qui s'extrayaient du feu éteint. L'arbre était une légende. Je voulais en peindre l'abstraction. Je savais déjà supprimer le ciel des paysages.
Ma mère mit un point final à ces insolences. Elle me gifla avant de me pousser sans ménagement vers la tour. Je haïssais la tour parce que c'était une tour. Je transportais mon atelier de peintre dans ma poche. J'en perdis une bonne partie dans l'escalier de pierre. J'étais condamné au silence et à l'isolement, à la faim aussi, et elle posa ostensiblement une cruche d'eau à portée de mes lèvres tremblantes. Ces murs portaient la trace de ces tristes et injustes condamnations. J'y crayonnais mon bonheur. Le peu de lumière qui entrait par une lucarne haute et inaccessible, m'inspirait une lente intranquillité. Mon père, mis au courant par la seule relation de ma mère mais peut-être aussi par le regard égaré de ma sœur qui n'avait jamais eu à souffrir de pareilles humiliations, viendrait à la tombée de la nuit, une bougie à la main, pour me donner la leçon de morale que la paresse lui inspirerait le temps de gravir les étages. Je regagnerais ma chambre aussitôt après qu'il aurait mis un point final à son délire et je retrouverais avec joie la lumière électrique de mon chevet d'enfant. Ma sœur se mettait à gémir un peu après minuit. Ma mère ne se levait plus depuis longtemps. Je n'avais aucune idée de ce temps mais je savais qu'il expliquait tout. Ma pensée était ponctuée par les gémissements, puis par les plaintes (en supposant que la plainte est une octave au-dessus du gémissement), et enfin par les cris, d'abord courts et puissants, ensuite gagnés par leur propre substance qui est un mélange de voix et de temps qui passe. Elle luttait contre le silence. Le sommeil était le pire des silences. Elle ne rêvait pas. C'était peut-être la mort. Mais elle ne couchait plus à l'étage des chambres. Ma mère avait aménagé une pièce pour l'oublier. C'était la seule porte d'origine. Elle s'ouvrait dans l'escalier, à l'angle d'une marche qui tournait presque à angle droit. L'escalier se réduisait à un passage d'homme à partir de cet angle. Ma sœur n'aimait pas ces rencontres. Elle oubliait tout le temps de refermer la porte d'en haut. Sa robe était soumise à ces courants d'air qui entraient dans sa chambre pour s'y épuiser car il n'y avait pas de fenêtre. Il suffisait de fermer la porte à clé. Elle pouvait se cogner la tête contre les murs. On ne l'entendait plus. Mais je l'ai croisée plus d'une fois dans cette voie étroite qu'elle redescendait parce qu'elle avait trouvé le moyen de s'évader de sa chambre pour aller se détruire entre les créneaux. Elle ne détruisait que l'âme de ce corps à la dérive. Maintenant qu'elle ne se coiffait plus, elle portait un foulard noué sous le menton. Elle ne brisa pas le miroir et ma mère renonça à le lui enlever. Je l'ai vue prostrée devant son image, blanche et terrible, prononçant des paroles définitives que mon père eût condamnées s'il en avait eu vent. Mais je ne soufflais pas dans cette direction. Le secret des femmes ne pouvait pas se réduire au silence de leur nudité. Je retournai à l'entrée du verger qui s'ouvre sur la route, juste en face de la grille du château.
Le vélo de mon père était couché dans le talus au milieu des primevères. Le plaisir que lui donnaient les femmes expliquait les caprices de ma mère qui en parlait aux femmes de sa connaissance pour les démasquer. J'ai servi le café à ces hôtesses déroutées par des révélations lentes et précises, ciselées dans le cœur même que mon père ne pouvait plus blesser comme il avait pris plaisir à le faire une première fois. Elles sirotaient des tasses d'infamies. Je grignotais des biscuits avec elles, rejetant sans vergogne les raisins secs qui m'écœuraient et m'écœurent toujours d'ailleurs, mais elles ne prêtaient guère attention à mes petites provocations. Ma mère exultait. Il y avait belle lurette qu'il ne l'avait plus caressée et elle avait cessé de lui reprocher ses infidélités. Il y avait un bouquet de fleurs des champs accroché au guidon du vélo. Je traversai la route et enjambai la clôture derrière le pilier de la grille, où j'ai mes habitudes. L'air y est saturé d'une infime acidité. La même araignée tisse les toiles que je détruis pour qu'elle en renaisse infiniment. Je crois que cet arbuste est un prunier délicat. L'idée d'un empoisonnement a fait son chemin. Des rosacées rutilent en plein soleil. Leurs fragrances m'étourdissent, puis la pente est couverte d'un regain semé de petites fleurs rouges que je n'ai pas identifiées. Je revois le vélo et son bouquet d'amour. Mon père ne peut pas être loin. Je voudrais surprendre cet abandon. Les filles sont blanches et elles paraissent tellement délicates que j'ai du mal à les imaginer en posture d'amour. J'imagine aussi le cri qu'on attend d'elles. Le discret jasmin boit l'eau de soleil dans les coupes d'or. On aperçoit dans les branches d'un hêtre qui pousse tout seul en contrebas, la toiture pointue du clocher du château. La fille traverse cette oblique. Le foulard est noué autour de son bras nu et le gilet à sa taille. Le bouquet n'était pas pour elle. Je me sens frustré. Je reviens à la grille par l'allée où je croise la fille qui s'étonne pour me questionner à son aise. Je ne réponds à aucune de ses questions. Mon père arrive à l'autre bout de l'allée, poussant le vélo qui sautille. Au passage, elle reluque le petit bouquet qu'il destine à une autre femme. Elle s'enfuit avant qu'il arrive à ma hauteur. Elle coupe par le jardin. On entend son pas pressé sur le sentier au pied de la muraille. Je plonge mon nez dans le bouquet.
Mon père n'est pas mon ennemi. Il a ses entrées au château. Sa porte est si basse que je dois moi-même me plier pour traverser la muraille. De l'autre côté, un jardin exotique qui paraît malade parce que sa végétation penche ses feuilles vers un sol noir où pas une herbe ne pousse. Nous entrons dans l'atelier où mon père restaure de vieux objets qu'on ne peut plus oublier maintenant que leur temps est un mythe. L'or en feuille m'épate. Le vérin paraît infini, mes yeux s'évertuent à la comprendre mais il faut toujours renoncer à la recherche de cet équilibre. L'établi trahit des pratiques douteuses. Je recueille ces plombs de chevrotine. Un bocal de poussière blanche m'intrigue. La colle sent le poisson. Je n'ai jamais le temps de construire une explication indestructible. La comtesse vient chercher le bouquet. Elle s'extasie un moment en parlant des couleurs. Ce sont exactement celles dont elle rêvait.
— Elle y pensait plutôt, me dit mon père sur le chemin du retour.
Il fait presque nuit. Je n'ai plus le temps d'aller prendre ma leçon chez Constance qui m'a attendu jusqu'à l'heure de souper.
Le temps est la clé de ces allers et venues entre les sommets de cette géométrie que ni le peintre ni le trait ne peuvent représenter pour satisfaire mon regard de revenant. Agnès et Pierre viennent de disparaître ensemble dans l'ombre des acacias. Je prends encore le temps de me retourner pour faire face à la tour. Elle n'a rien perdu de sa triste immobilité. Même le ciel participe à cette paralysie monumentale. Agnès a laissé la porte ouverte en me recommandant de ne pas la fermer avant la fin de l'après-midi. Roberte m'aura rejoint avec les filles à cette heure-là. Elles arriveront entre midi et une. Filles gracieuses, papillons. Depuis que nous avons projeté ce voyage insensé, elles m'ont harcelé dans l'intention de relativiser leur étonnement au moment de se trouver confrontées à la réalité d'une tour dont le loup n'a pas d'explication raisonnable. J'ai promis cette tranquillité. Nous profiterons d'une veillée. Nous allumerons un feu de printemps. Je me souviens des chenets à tête de bourgeois. Au fond de la cheminée, un cerf s'extrayait de la fonte au fur et à mesure que la cendre blanche se déposait sur ses reliefs. L'esprit était à la chasse. Mes genoux devenaient douloureux, puis mon visage tentait de résister à l'approche du feu. Je ne mangeais pas les châtaignes noires que mon père décortiquait avec une dextérité qui me laissait pantois. Ma sœur s'émerveillait plutôt de nos ombres sur les rideaux. Je ne lui avais pas raconté l'histoire du petit bouquet de fleurs des champs accroché au guidon du vélo de notre père. Elle ne voulait plus être violée, mais elle se souvenait clairement de l'avoir désiré. Elle veut expliquer sa folie. Elle écrivait un journal intime qui serait son seul héritage. Ma mère haïssait cette habitude. Le cahier se peuplait lentement de la fine écriture qu'elle ne pouvait déchiffrer sans lunettes. Elle en portait d'élégantes qui changeaient même son apparence entière quand elle était assise au pied du lit tandis que Lucile allait et venait entre la fenêtre et le guéridon où elle écrivait.
— Bien, disait sa mère, je ne comprends pas mais il me semble que c'est bien écrit, et elle posait le cahier refermé sur le lit où elle l'abandonnait pour tenter d'en oublier le sens qu'elle avait à mon avis parfaitement entendu.
Je n'avais pas droit d'assister à ces rencontres mais la porte de la chambre restait ouverte et le corridor favorisait mes indiscrétions. J'aimais cette ombre. J'en traversais tous les jours les miroirs révélateurs de mon humanité. Le cercle était presque parfait, entre un nombre incalculable de fenêtres ou de meurtrières comme les appelait ma mère et les intervalles de portes qu'elle s'appliquait à ne jamais refermer. Sa chambre interrompait donc cette amère circularité. La porte était nouvelle, rectangle noire aux angles parfaitement droits. Elle était ouverte mais un rideau à peine transparent luttait contre une lumière qu'elle voulait à la fois discrète et fidèle. L'escalier étroit qui montait à la terrasse commençait avec cette porte. Ma sœur ne gravissait jamais ces marches sans nous avoir avertis qu'elle ne redescendrait peut-être plus. Une femme s'était déjà jetée du haut de la tour mais c'était du temps passé à perdre la raison, disait ma mère en frémissant. Le veuf s'était lui-même donné la mort, éclaboussant les murs de son sang. J'en cherchais les traces dans l'ombre des solives, car le coup avait été tiré vers le plafond où la tête presque tout entière était montée pour s'y répandre. La tour était maudite. Des Berbères y avaient péri sous le fer des insurgés. On y avait enfermé les fous qui avaient touché à des filles. Un troupeau de moutons et de chèvres s'y perpétua longtemps. Puis le premier domestique s'y installa avec sa femme et ses enfants. Il viola un enfant et fut pendu dans la cour du château où le peuple était venu réclamer du pain. Un chêne témoignait de l'événement. Le gland avait été trouvé dans la poche de l'enfant qui était peut-être morte, l'histoire ne le dit pas et personne ne s'en souvient. La tour n'était pas encore celle du loup.
— Qui est le loup ? demandais-je à ma mère chaque fois qu'elle le maudissait parce que le malheur venait encore de frapper à notre porte.
Elle ne répondait pas. J'imaginais le loup. J'eus bientôt les moyens de le recréer. Il naquit dans l'aubier d'un noyer et me coûta une année de travail. Je m'acharnais à cette seule tâche, négligeant le reste de mes obligations. Constance veillait. Elle affûtait les gouges et je gagnais ce temps sans la remercier. Mon père me jugea inutile. Tout le monde avait eu dans l'idée de donner un corps de loup à ce loup légendaire et nombreux furent ceux qui avaient espéré aller plus loin en lui donnant un sens ou plus exactement, comme il disait, une âme. Ma sœur intitula son journal : Journal de la Tour du Loup, puis elle ratura le titre et le changea : La Tour du Loup, journal de Lucile. C'était plus exact. Mon loup de noyer lui sembla fidèle à la nature des loups, qui est de vivre en société et de tuer pour vivre. Nous nous disputions fréquemment sur des questions de principe. Notre père nous raconta la légende du loup dans la tour. Il n'avait pas d'autre intention que de détruire notre imaginaire. Nous écoutâmes sans broncher. Les mots n'avaient pas d'autres sens que celui de la surface qu'il s'évertuait à nous faire passer pour la réalité. Ma sœur s'enfuit avant la fin. J'étais plus sensible aux conclusions de mon père parce que c'était le seul moment de le démasquer. Sa phrase même ne pouvait rien contre cette attention. Il s'y épuisait, puis renonçait et enfin il me maudissait en retournant à des occupations que je venais à peine d'interrompre. Il luttait contre le loup que j'avais imaginé avant de lui donner une existence. Sa bête n'était qu'un héritage populaire. Il ne l'interprétait même pas. Tandis que Lucile la jouait à merveille. Ma mère ne pouvait pas rester étrangère à cette géométrie. Elle intervenait toujours dans les mêmes termes, variant peu le choix des mots et encore moins leur débit. Après tout, le loup appartenait à mon père plus qu'à tout autre puisque c'était son propre père qui l'avait tué de ses propres mains. Cette lutte pouvait désormais avoir un sens nouveau. Je n'en trouvais pas l'application esthétique et je rongeais mon frein dans l'atelier de Constance où je passais le plus clair de mon temps. Par contre, ma sœur prétendait détenir la clé de ce qui ne pouvait être à son avis qu'une allégorie propice à ses vœux.
Nous fîmes silence tous les trois. Elle s'avançait lentement dans la demi-lumière de la cuisine. Mon père curait sa pipe au-dessus de l'assiette. Ma mère ne le regardait plus. En m'asseyant maintenant à cette même table qu'Agnès a recouverte d'une nappe rose et blanche, j'inaugure mes mémoires par le souvenir de cette scène. J'étais en train de pleurer de rage à cause d'une interdiction dont je ne me souviens pas mais qui pouvait avoir trait à ma passion de promenades lointaines. Ma sœur s'était coiffée. Elle avait soigné l'aspect de ses mains. Même sa bouche me parut plus grande. J'eus la tentation de critiquer sa poitrine. Elle posa le cahier sur la table après avoir repoussé son assiette. Elle s'assit enfin. Comme elle ne disait toujours rien, mon père se remit à gratouiller le fond de sa pipe avec la pointe d'un couteau. J'essayais de penser de toutes mes forces à cette promenade qu'on m'interdisait de revivre pour des raisons absurdes. Le loup hantait la forêt. Je savais, par des indiscrétions qui m'étaient destinées si c'était là le sens à donner à ces conversations, que mon grand-père était entré dans la légende un peu par hasard. Son père était une légende parce qu'il avait été le fils adoptif du comte de Vermort et son grand-père avait lui-même tué la lionne que le même comte prétendait avoir liquidée d'un fameux coup de fusil. Ce chasseur trop bavard et trop fier est mort sous les roues d'un train qu'il entretenait et qu'il conduisait entre la mine et la gare de triage. Le comte, magnanime, adopta l'unique orphelin de ce héros attrapé par la queue et il lui donna un prénom arabe pour remplacer un nom d'arbre ou de fruit dont la diphtongue était à son avis imprononçable. Le nègre n'aima pas le voyage. Il était vêtu de blanc et portait un chapeau de paille orné d'un ruban aux couleurs des Vermort, chape de sable sur fond de sinople, une rose d'argent est en son abîme.
— Bien, dit le comte sur le quai de la gare, la volonté de ton père est accomplie quant à son commencement.
Il voulait dire que le vieux mécanicien, sorcier à ses heures et chasseur réputé, avait de son vivant exprimé le vœu que son fils fût un fils de comte ou de prince pourvu que cette nouvelle origine l'emportât au diable ! Le nègre, nouvellement adopté, n'aimait pas son nouveau père. La légende ne dit rien à propos de son âge. Était-ce un enfant ou un tout jeune homme ? Il emportait avec lui la Bible de son grand-père que son propre père avait renoncé à lire à cause du comportement des blancs, silence auquel il réduisait sa révolte, dont le fils hérita. Son arrivée au château dérouta les domestiques en place, mais comme nous ne savons pas s'il était enfant en âge de plaire, la légende du nègre Bortek passe sous silence le meilleur sans doute de ses années. Nous savons à peu près tout de sa vie africaine, fût-elle courte, conforme à une enfance qu'il faut comprendre sur cette terre lointaine, ou à peine un peu plus longue et mettant en jeu une sexualité dont il sera beaucoup question dans un troisième épisode : Bortek et le loup et donc : La Tour du Loup qu'il reçut en héritage malgré les récriminations de l'héritier légitime. Tout ce temps converge vers le cœur de mon père, qu'il n'a jamais ouvert à personne, pas même à cette fille un peu délurée qui s'était jurée de l'épouser avant de devenir ma mère, ou plutôt celle de ma sœur. Mon père a refusé de se transformer en source du bonheur, comme dit ma mère. Il a étranglé la résurgence de la légende et n'a plus mis les pieds au château qu'en domestique soumis. Les femmes sont sa seule conquête. Il ne s'en vante pas. Il préfère les secrets qu'elles dévoilent toujours avant de se remettre au lit pour voyager avec lui au pays des mangeuses d'hommes. La légende s'arrête peut-être là, avant que mon père ne meure, me laissant pour compte parce que j'ai fini par m'en aller pour ne plus revenir, avais-je déclaré à qui voulait m'entendre. Du mécano tué par sa propre machine au don Juan pris à son propre piège, la légende a fait son chemin. Nous sommes au mois d'avril.
Je reviens après de longues années qui ne furent pas des années d'absence. J'ai vécu ce que j'avais voulu vivre. Il manque une goutte pour faire déborder le vase de ma mémoire. L'une de mes filles m'a soufflé ce qui est peut-être une solution. Et je reviens. Agnès et Pierre m'ont laissé à mes émotions. Je les ai regardés s'éloigner, disparaître dans le bois d'acacias, puis j'ai attendu qu'ils atteignissent l'échine étrangement ressemblante de cette colline au nom de fleur. Leur maison est au village. Il faut redescendre le chemin et perdre son temps en conversations rituelles. Le temps était clair, je crois. Les cerisiers étaient en fleurs, mais de ce côté de la vallée, on ne peut pas contempler à son aise cette floraison qui éclaircit les pentes jusqu'à une bonne hauteur. Je n'étais entré que pour remercier Agnès d'avoir rendu la tour habitable, mais j'avais presque fermé les yeux. Maintenant, j'entrerai pour de bon. Il me faudrait une bonne heure d'errance pour me remettre de mes émotions. J'essayais de leur donner un nom mais je n'étais pas disposé à en observer tranquillement les effets. Mon esprit se craquelait, ma chair, sous ce vernis ancien, voulait s'exprimer en toute liberté. J'eus une de ces suées qui me surprennent toujours au détour d'une émotion que je n'attendais plus. J'étais sur le seuil, en habit de ville, comme surgi de mes propres bagages, terreau fertile en aventures. Le soleil donnait des signes d'abandon. Il n'y avait pas de nuages à l'entrée des Seigneurs dont j'ai oublié le nombre. J'en ai peint une seule fois la grisaille immobile avant que le vent, en tornades destructrices, n'en répande les averses avec une force qui me laissait toujours pantois. Je me promis de descendre jusqu'au ruisseau. Le pont de bois, dont la chaussée est un gazon toujours vert, doit être encore debout. Je pensais : en usage, mais je ne m'attardais pas à rechercher tous les sens de cette pensée. L'enseigne est en piteux état. Elle témoigne peut-être de mon désir d'appartenir à cette terre, mais cette « économie » a précipité les choses et je me suis promis de ne pas revenir. Pour retrouver la légende ? Et la triste conclusion que mon père s'est efforcé d'évacuer du texte. Je n'ai jamais vraiment parlé avec les gens. Je les ai peut-être écoutés mais je ne me souviens plus quand. Les pluies ont délavé les choses et surtout elles ont effacé les traces qui donnaient un sens à ces choses. L'enseigne est un bon exemple. J'en ai sculpté le bois étrange. Le fer est un emprunt qui a aussi son histoire. Ce forgeron est un artiste brouillon. Bon artisan, il n'a jamais trompé personne. Il était aussi un peu fondeur. Le loup sculpté dans le fond d'une assiette du temps de mon enfance l'inspira. Il inventa une fonte aux reflets verts et rouges. L'œil de la bête est incrusté, ainsi que les griffes de la patte qui s'avance pour menacer un ennemi invisible. Le poil est par endroits représenté par des sortes d'éraflures parallèles et croisées selon la tension du muscle. Mon loup était moins bête. Je l'avais créé à l'écoute d'une approche non encore identifiée. Il était seul et peut-être désespéré. Il était à mon image. J'avais utilisé un vernis transparent pour ne rien perdre de ce que la fibre m'avait inspiré et rehaussé des profondeurs qu'un ponçage excessif mais nécessaire avait quelque peu estompées. Tandis que le loup de l'enseigne, figé dans la même posture, avait tout simplement l'air d'être réel. J'accrochai cette enseigne à une vieille potence qui a servi au découpage d'autres bêtes sur la place publique les jours de foire. Le vent se plaisait à en animer les impossibles intentions d'un artiste qui avait cherché à tout mettre dans son œuvre mais qui avait en même temps oublié que j'en étais l'auteur. Ce plagiaire, qui ne cachait pas sa satisfaction, m'invita à recommencer. Nous sommes les auteurs de cet ajout insensé au monument aux morts. Nous avons voulu cette dichotomie lunaire. J'avais pétri un être et un fusil dans une terre à peine tamisée. Il changea le fusil en masque à gaz et j'ajoutai le cadran d'un compteur dynamométrique qui pouvait signifier n'importe quoi. Nous avons été plus d'un mois à la recherche de l'allégorie, chacun entretenant la sienne et surtout l'un s'inspirant de l'autre pour le démasquer une bonne fois pour toutes. Notre projet a enthousiasmé le maire et ses acolytes. La population exprima vainement ses doutes. Un autre projet ajoutait une femme nue au soldat en armes qui présidait au souvenir. On pensa à des animaux domestiques. Un enfant proposa, peut-être sous l'influence de sa mère, sa frimousse et sa confiance dans le futur. Le forgeron explosait tous les jours en colères que les coups de marteau ne pouvaient pas réduire au morceau de métal qui s'étirait sur l'enclume. Un soc lui échappa des mains et se planta comme un couteau dans la terre battue de la forge. Un apprenti répandait le mâchefer avec nonchalance Je m'emparai de sa main pour la mouler dans un plâtre rebelle. À la fin, on me fit l'honneur de me laisser lustrer l'œuvre métallique dressée dans la perspective du soldat qui ressemblait à quelqu'un dont on voulait me parler. Je redoutais toujours ces préliminaires. Ils annonçaient une sentence et j'étais la victime parfaite. On m'entraîna au café. Que savais-je de la vérité ? Je répondis sans hésiter : mon grand-père a été mangé par un loup, ce qui explique qu'il n'est pas mort à la guerre. C'était vrai. Mais je ne m'étais jamais posé la question de savoir comment un nègre de douze ans mort comme je le pensais pouvait avoir engendré un nègre qui deviendrait un jour mon père.
Ma généalogie était incertaine, reconnaissons-le. Je ne voulais pas admettre les complications qui l'expliquaient pourtant clairement. On n'en parla pas vraiment ce soir-là. Le dernier client était étranger à cette conversation qui finissait de se conclure dans la pente vertigineuse du moulin de la Croix-des-Bouquets. En sortant, il salua l'enseigne de la Tour du Loup. Il s'était trompé d'endroit, mais il n'y avait rien pour satisfaire ses désirs aux alentours du monument aux morts. Il s'agissait peut-être de l'auteur outré qui n'avait pas réussi à donner une épouse à la victime de notre devoir. Sinon, il aurait passé les heures de son temps libre à rêver avec elle à la tangente du malheur qui frappe les autres dans les champs. Ironie du sort. Sa voiture pétarade dans la descente. Les promeneurs l'enguirlandaient parce qu'il troublait l'ombre et le silence. J'éteignis la petite lampe qui éclaire l'enseigne. L'œil du loup me regardait maintenant. Je me reprochais un instant le gothique des lettres. Mon chien revenait d'une grande vadrouille. Il me surprenait dans l'attente. Son imagination m'attira. Je me penchai pour le caresser et découvrir la blessure le long de l'échine. Il gémit longuement. Je le transportai sur la table de la cuisine. J'ai passé des heures à le soigner. Je ne parlais pas. Il lui arrivait de se plaindre mais son œil ne s'attarda jamais à me deviner. Il le fermait plutôt. L'autre est fermé depuis longtemps. Le coup de croissant a bien failli le tuer. Nous irons revoir le monument aux morts demain matin, avant le lever du soleil, sous le réverbère qui s'extraie des troènes, assis sur le seul banc, gelé peut-être et face au mur publicitaire qu'on n'a plus repeint depuis longtemps.
Cette vie me fascinait parce qu'elle me proposait l'existence en échange d'une confusion savamment entretenue par la communauté des mœurs. Mais je n'avais jamais souhaité que son achèvement. Il était prévisible et même exprimable. Il suffisait d'attendre, d'avoir cette patience, et le feu s'éteindrait sans autre explication que le froid qu'il inspire. La tour était à moi. J'étais le propriétaire de son histoire. On me reconnaissait même le droit d'exercer des influences définitives sur les légendes qui la déconstruisaient. Mais le temps n'était plus au rêve qui n'en finit pas. On pouvait penser qu'en aménageant une auberge dans la tour, je m'étais résigné à un sort qu'à haute voix je ne souhaitais à personne. La circularité de ces murs était un symbole de ma défaite. On ne se priva pas de me le faire savoir. Mais les tableaux que j'y accrochais ne pouvaient être que de ma main. J'étais seul. La tour existait pour le démontrer. Je peignis une femme nue pour faire la paix avec le monde. Tout le monde connaissait cette femme. Je l'avais embellie et elle m'en voulait elle aussi de l'avoir trahie. Je plaçai le tableau qui n'était plus un portrait depuis l'intervention critique du modèle, sur un chevalet devant une fenêtre condamnée. Tout le monde pouvait en admirer la lumière hallucinée. La femme abstraite fascine l'homme. Il ne la trouve plus et cesse bientôt de la rechercher. Mais elle existe en toute femme.
— J'ai peint, dis-je au modèle, celle que tu ne vois pas.
— Elle ne peut pas être plus belle que moi, dit-elle.
À cette heure de l'après-midi, n'ayant presque rien mangé et surtout venant à peine de se lever d'un lit où elle avait passé la nuit seule et triste comme une veuve, elle était toujours passablement ivre de l'alcool qu'elle ne payait pas. Je tentais vainement de lui faire boire le mauvais vin que je servais d'habitude en fin de repas, quand le moment est passé d'avoir au moins une petite pensée pour ce qu'on est en train de déguster. Sa main repoussait alors le verre mauvais dont je versais tristement le contenu dans l'évier en lui recommandant de cesser de boire et d'aller se coucher plutôt que de chercher à écœurer les hommes qui pensaient doucement à passer un bon moment en sa compagnie. Elle voulait toujours me parler de cette enfance qui s'était envolée pour ne plus revenir que sous la forme de conversation où elle voulait avoir raison contre le sentiment que les autres se partageaient sans elle.
Seul Pierre était sensible à ses charmes. Elle avait admiré ses épaules d'athlète dans le soleil qui fanait lentement le regain coupé. Il commandait une théorie de paresseux qu'on avait vu se traîner depuis la route, où s'alignaient les charrettes, jusqu'aux fourches que Pierre avait plantées dans la terre meuble d'un talus. Agnès, couchée sous un arbre, jouait à fermer les yeux et se régalait toute seule de ce pouvoir d'abstraction. Le feuillage devenait rouge, le ciel disparaissait, les nuages n'avaient plus d'importance, les branches principales passaient du rouge au blanc et plus rapidement encore le blanc s'intensifiait au point de l'obliger à rouvrir les yeux. Pierre l'avait observée une minute parce qu'elle montrait ses jambes et qu'il n'en avait jamais vu d'aussi belles. Ou bien il luttait simplement contre le désir de posséder une femme, ce qui ne lui était jamais arrivé, sauf dans des rêves qui le laissaient pantois au bord du sommeil, prêt à basculer dans l'infini du réveil. Une autre fille, qui passait pour aller au champ où l'on nouait des gerbes pour la fête, l'excita à ce point qu'il oublia Agnès. Les tâcherons en profitèrent pour commencer une conversation qui ne s'achèverait pas avant la fin de la moisson. La bonne chère et le boire à volonté expliquaient leur lenteur mais Pierre continuait de penser à leur paresse comme à une réalité contre laquelle il aurait à lutter pendant presque une semaine. La fille était trop loin maintenant pour satisfaire son regard. Il marcha tranquillement vers Agnès. Les ouvriers avaient commencé à faucher. Elle ne l'entendit pas à cause de la pétarade du moteur qui peinait dans la pente et retrouvait des accents presque guillerets quand il s'agissait de revenir au bord du ruisseau pour virevolter comme un oiseau et se remettre à coucher l'herbe sur le côté jusqu'en haut de la pente où les filles jasaient.
Agnès ne travaillait plus aux champs. Elle aidait à l'école et l'institutrice du village, qui n'était plus Constance, n'appréciait pas beaucoup son travail. Elle ne trouva même jamais le désir d'encourager les efforts qu'Agnès faisait sur elle-même dans l'espoir de devenir la femme qu'elle savait être. Les deux femmes se disputaient souvent. Elles s'insultaient sans vergogne. Les enfants se renseignaient. Pierre, qui ne reconnaissait pas en Agnès l'enfant qu'il avait aimé pour peupler son imagination avec elle, s'assit sur une racine. Agnès avait couvert ses jambes. Il s'intéressa aux bras, aux épaules qu'elle ne cachait pas et elle dut élever la voix pour le réveiller du rêve que le cou étroit venait à peine de commencer. C'était une fille agréable et facile. On ne l'approchait pas. Elle vous tenait à distance par je ne sais quel charme hérité de sa mère. L'arbre était le même et elle était couchée à l'endroit où sa mère avait dressé le bûcher qui n'avait pas pris feu à cause de la pluie. Il n'y avait plus de traces ni sur la branche ni dans l'herbe. Agnès avait cherché ces secondes d'angoisse. Elle ne trouva rien. Elle buvait chez elle. Elle fermait les volets et elle buvait jusqu'au délire. Elle buvait pour ne plus exister. Les enfants recherchaient ses explications, qui étaient claires et faciles à retenir, mais ils ne se plaisaient pas en sa compagnie. Pendant les six premiers mois de leur mariage, Pierre s'épuisa en fornications désespérées, mais il dut se rendre à l'évidence : jamais ils n'auraient d'enfant. Elle cessa de faire l'amour et peut-être même de l'aimer. À l'époque de la Tour du Loup, elle buvait pour en finir avec une vie dont les incohérences l'abrutissaient. Pierre faisait irruption dans le salon, ayant peut-être ouvert la porte d'un coup de pied. Il venait la chercher avant qu'elle se perde dans la nuit sur un chemin du retour où elle perdrait un jour la tête. J'étais derrière le comptoir et j'écoutais sans y croire le flux verbal de l'amie d'enfance qui avait épousé un autre ami d'enfance pour finalement ne donner ni à l'un ni à l'autre l'enfant jumeau qui était son seul rêve de femme.
Pierre s'approchait du comptoir en me regardant. Bien sûr, je baissais les yeux et je rangeais dans son cageot la bouteille de vin mauvais et peut-être frelaté que je destinais à ce bonheur circulaire. Je me souviens d'un 11 novembre pacotillé aux récits d'un revenant qui prétendait ne pas prolonger son séjour au-delà de l'automne qui avait presque fait la moitié de son chemin. Il se trompait. L'hiver est toujours sur le point d'arriver. Il n'y a qu'en été que le soleil environne le monument aux morts et son jardin de pierres grises. Des oiseaux roupillent sur les branches et dans les brèches on reconnaît toujours l'insecte séculaire. Le soleil est vertical à toute heure. Les noms gravés s'allongent d'une ombre qui donne à penser. Les vieilles font pisser leurs matous si elles ont acquis cette patience, sinon elles jacassent dans un coin d'ombre qu'elles éclairent de leurs rires destructeurs. À la fenêtre, un blessé de guerre grimaçait pour se moquer d'elles. Agnès le raisonnait d'en bas. Elle était appuyée nonchalamment contre le mur de la boulangerie, participant à distance à la conversation sans queue ni tête que Pierre, revenu de la guerre avec ce qu'il appelait la peur bleue, s'évertuait à singer parce qu'elles avaient l'âge de sa grand-mère et qu'elle n'était plus là pour leur donner des leçons de tranquillité. Sa jambe le faisait souffrir. Des oiseaux avaient tenté de la manger et puis elle avait été si mal soignée que le mal semblait s'y être installé pour toujours. Il ne hurlait plus. Il ne se droguait plus. Ce matin, on l'avait obligé à assister à la cérémonie parce qu'il jouait de la clarinette. Il détestait ce fauteuil qu'on transportait à deux pour l'installer sur le trottoir où les enfants le taquinaient sans croire à leur méchanceté. Dans l'escalier étroit, il avait exprimé son désir de ne plus rien désirer. Il avait connu ce sentiment pendant toute une après-midi qu'il avait passée à plat ventre sur un rocher en plein soleil. Les oiseaux attendaient. Il y avait un homme parmi eux. Il paraissait nu. Il ne bougeait pas. Puis il disparut d'un coup. Pierre eut alors la douloureuse sensation que son agonie commençait. Dans un premier temps, comme pour introduire cette fin lamentable, il regretta en pleurant l'absence d'humanité que les oiseaux exagéraient par leur silence et leur immobilité. Ils étaient peut-être tranquilles. Le pain me rendrait tranquille comme un oiseau si je n'étais pas devenu un oiseau rare, pensa-t-il et son petit rire augmenta doucement la douleur.
Il y avait un autre corps étendu dans le sable. Pierre l'observa pendant des heures, guettant un signe de vie. Les oiseaux le dépeçaient. La chair n'en finissait pas. Il regarda le ciel à travers des lunettes noires et il trouva le repos. La douleur s'éloignait à chaque changement de position sur la roche qui ne pouvait pas lui servir de lit. Il aurait préféré mourir dans le sable. Il en devinait les insectes qu'il connaissait parce qu'il les avait étudiés. Puis il se mit à penser à la légende du loup. Il pensa à moi. Il me haïssait. Il s'imaginait que j'étais cet homme nu qui était allé chercher du secours.
— J'ai passé l'âge de la guerre, avais-je déclaré avant de m'enfermer croyais-je pour toujours dans la tour où le loup n'avait vécu que sa triste agonie.
Nous portâmes le fauteuil devant le monument aux morts. Il était tôt. Il faisait à peine froid. Pierre exerçait ses doigts sur les accoudoirs. Un seul être assistait à la scène. À la fin de la cérémonie, elle était encore là. Pierre avait accumulé les couacs.
— Mais ce n'est pas le dernier, ironisait-il.
Elle était assise dans une ombre qui pouvait être celle d'un décor végétal. Elle montrait ses jambes par habitude. La cérémonie terminée, les vieux flattèrent l'épaule de Pierre. Il les regardait. Il n'attendait rien d'eux. Ils espéraient qu'il le comprenait mais Pierre n'avoua jamais sa révolte. Le mal s'estompa peu à peu. Elle voulut le voir marcher dans sa chambre. On la vit entrer dans la maison. Elle n'en sortit que pour annoncer qu'il marchait d'une manière atroce. On voulut en savoir plus. Elle l'imita. Elle était avec les autres dans la rue. Ses pas résonnaient entre les murs. Il ferma la fenêtre mais il renonça à l'idée d'une raillerie de la part de cette fille qui avait hérité la magie de sa mère. Il en vint (nous étions dans sa chambre qu'elle venait de quitter après lui avoir exprimé son bonheur : il s'était cristallisé) à me confier que le désir de la mort est une expérience à recommencer. Mais il n'en trouvait plus la raison. Il était à la tangente de ce désir circulaire. Je pensai à mes murs comme à leur bonheur futur. S'il l'épousait, elle ne croirait jamais à ce bonheur. Lucile eût compris le désastre. Mais Lucile n'était plus là pour le remettre à la place qu'elle lui avait destinée.
Il avait cru voir le loup. Il pensait à Lucile. Il ne se souvenait plus d'Agnès. Elle revenait à lui. Elle rendait nécessaire cette agonie qui n'en était pas une. Ce matin, il l'avait simplement trouvée belle mais ses larmes de crocodile accaparaient toute son énergie. Un vieillard tremblant en recueillit une pour l'observer dans un rayon de soleil. On l'amena tandis qu'il radotait. Le vent jouait avec notre patience. Agnès se leva, disparut, reparut et enfin il la trouva près de lui. Elle venait de me trouver très beau et très inutile. Je ne pensais plus à ce plaisir. Le clairon mit un point final à l'attente. Le gravier crissait. Mon père n'attendait jamais trop longtemps pour le ratisser, mais il n'était plus là pour nous contraindre à la cohérence que des rites païens ne suffisaient pas à entretenir pour nous permettre de vivre en paix. Pierre évoqua avec tendresse ce jardinier méticuleux qui ne supportait pas nos négligences d'enfant. Il se souvenait du regard ascendant et de la main qui l'arrêtait au passage d'un oiseau. Avant de mourir, il s'était efforcé de se souvenir de l'homme qui en réalité n'était pas le fils de l'enfant que la loi avait dévoré. Si nous commencions par là ? dit Pierre. Nous avons trop bu. En ouvrant le carnet dans lequel il compte inaugurer notre entreprise de démolition de toute idée de futur, il a parcouru de plus en plus lentement les notes anciennes qui concernaient déjà notre projet. Il faut toujours qu'il commence par un « tu te souviens ? » qui n'a qu'une vertu : m'immobiliser à la limite de ce temps qu'il veut évoquer avec moi. En quoi lui suis-je utile ? J'ai proposé d'illustrer son récit. Il me demande de l'écrire avec lui. Et à la fin, je prétends l'écrire seul parce qu'il est mort et que j'ai oublié le son de sa voix. Parallèlement à cette évocation (n'est-ce pas un roman parce que ce n'est rien d'autre ? disait bêtement Agnès en songeant à l'œuvre que nous nous promettions d'écrire malgré tout), j'écris le journal des choses à ne pas dire. Et depuis que j'écris, je ne peins plus.
— Le premier chapitre initierait le lecteur à la légende de la Tour du Loup, dit Pierre qui écrivait depuis toujours.
— N'est-ce pas une bonne idée ? dit Agnès, désolée qu'on la réduisît au rôle ingrat de la matière.
— Le second chapitre imiterait le Journal de Lucile, continue Pierre, puisque nous ne l'avons pas, nous pouvons l'inventer. Il aurait un troisième chapitre, un chapitre d'attente, parce qu'il n'y a plus de sujet et qu'il s'agit d'écrire encore.
Agnès soupira.
— Depuis le temps, commença-t-elle. Si nous te laissions seul avec toi-même ? dit-elle en s'éloignant.
— Je ne prétendais rien d'autre, dit Pierre.
Elle le regarde comme si elle attendait qu'il achève une phrase qui ne la satisfait pas. Elle a toujours ce regard quand il ne lui dit plus la vérité. Il se dérobe, et elle l'abandonne à son désespoir. Jeu facile, étourdissant malgré les années, destructeur des surfaces, mise à nu d'une profondeur qui n'existe plus en réalité. Elle rêve avec lui.
— Qu'en penses-tu ? dit Pierre.
Il commence :
— Je ne voudrais pas t'avoir fait venir pour rien.
Nous sommes dans l'ombre de la tour, incapables de nous en extraire par un effort d'imagination. Agnès nous a promis des veillées merveilleuses.
— Vous pourrez reconstruire le château de sable, dit-elle.
Elle jette un regard mélancolique sur la zone de lumière qui éclaire la mauvaise herbe et les graviers de l'allée.
— Avec moi-même ? dis-je pour me libérer de cette influence.
— Vous n'aurez pas besoin de descendre au village, dit Pierre. Nous ferons le chemin tous les jours si c'est nécessaire.
Combien de jours ? Que pensais-je de son idée ? Pourquoi partir avant l'été ?
— Les choses ont changé au château, dit-il, mais tu ne voudras peut-être pas t'en informer. Tel que je te connais !
Agnès soupire encore. Elle semble répéter cette dernière affirmation et Pierre a sans doute tout compris des intonations de la répétition.
— Je ne dis plus rien depuis qu'on me demande de tout dire. Nous avons le temps ! dit encore Pierre.
— Drôle de thérapie ! fait Agnès qui s'éloigne toujours, nous entraînant dans la pente avec elle.
Elle cueille les fleurs du talus, supprimant les références du vert et du brun que j'y voyais. Pierre aurait préféré redescendre par le chemin qui est inondé de soleil mais Agnès lui rappelle tranquillement que l'humidité de la rivière réveille toujours les vieilles douleurs qui le rendent ennuyeux et qui l'empêchent de trouver le sommeil quand la nuit est arrivée. L'ubac est triste et pentu, mais il n'y fera pas de mauvaises rencontres.
— Elle prévient le malheur, dit Pierre.
Et il rit. Sa grimace est celle de l'enfant qu'il a été. Elle déteste ces pitreries qu'il lui réserve toujours, parce qu'il ne les joue jamais devant les enfants, dit-elle.
— Je leur fais un peu peur, dit-il.
— J'ai hâte de connaître les filles, dit Agnès.
Il l'a rejointe et elle lui offre son bras. J'attends qu'ils aient disparu dans le bois. Pierre s'est retourné pour me dire quelque chose. Je fais semblant de comprendre et je secoue la main.
Est-il heureux ? Il écrit des livres depuis si longtemps. Qu'est-ce qu'un livre ? Un recueil de croquis, une galerie de tableaux ? Je n'ai jamais écrit de livres et je suis loin de me douter que j'en écrirai un pour continuer de ne rien écrire (dénoncer). Mais est-ce bien celui que j'écris ? Et puis, où est la parodie ? Je n'ai pas écrit dans mon journal ce matin. J'ai commencé à mettre en forme un souvenir sans queue ni tête. En vérité, je ne me souviens plus très bien de ce qui s'est passé ce jour-là. Je brode autour de la perte d'une clé. Le propriétaire de la clé est le père de Pierre et c'est Pierre qui perd la clé. Qu'est-ce que je cherche ? Une conclusion ? Je n'en sais rien. Pierre n'est plus là pour confirmer l'histoire. Il en changerait le sens. Son talent consiste à être clair. Il est précis, profond et sincère. Adepte de l'image jusqu'à un certain point et bavard à la surface de l'ennui. Il n'invente rien. Il ne continue pas. Il s'installe et avec lui le texte des jours. Non je ne sais plus qui a eu l'idée de ce livre, si c'est lui qui m'a demandé de l'illustrer ou si c'est moi qui désirais ce commentaire. Agnès voudrait savoir. Elle s'est armée de patience. Elle sera fidèle à tous les rendez-vous. Elle sait tout de ce silence. Page blanche.
Ils sont entrés dans le bois. Le soleil est nécessaire, me dis-je en pensant m'étendre dans l'herbe maintenant que je suis à l'abri des regards. Je me dirige vers cette lumière. Pierre a raison. Nous évoquerons d'abord la légende du loup et nous ne chercherons pas à en arrondir les angles. L'ombre ne se changera pas en lumière et la lumière n'éclairera pas ce que tout le monde sait. Ce sera une bonne entrée en matière, une série de croquis noir et blanc, la tour géométrique, le loup immobilisé, la teneur tranquille des arbres et le ciel transparent jusqu'à l'indifférence. Je comprends ces préliminaires. Il n'a jamais été question de s'en passer. Nous avons toujours existé dans leur ombre. Et je suis encore capable d'inspirer cette angoisse. Peut-être est-ce là tout le livre. Une fois la généalogie expliquée et ouvertes les portes du doute, que reste-t-il à écrire ? Le Journal de Lucile est une invention de Pierre. C'est peut-être d'ailleurs tout ce qu'il veut écrire, car ensuite, il n'a plus d'idée et me laisse le soin de mettre de l'ordre dans nos souvenirs. Je n'ai pas l'intention de me retrouver seul sur le chemin de la confidence, sachant que tout se passe entre ce triste vagabondage et les inventions désespérées d'une légende qui n'a rien à voir avec la vérité. Je ne veux pas être cet amant infidèle. Mais enfin je suis pris au piège. Je ne lui ai pas révélé les vraies raisons de ma visite. Elle était décidée bien avant les premières manifestations de son désir de recréer avec moi le passé qui l'obsède. Il profite de notre passage pour parfaire l'enfoncement. Agnès est agacée, non pas parce qu'elle sait qu'il nous ennuiera, ni même parce qu'elle craint notre révolte, mais parce qu'elle n'est plus maîtresse de leur image et que cette victoire le rend heureux. Elle est jalouse de ce bonheur. Ce matin, elle a bu plus que de raison. Cette captivité nous met à l'abri de sa violence, croit-elle. Pierre était gêné, mais c'était une gêne à ne pas commenter, ni même à évoquer entre deux silences nés du silence inspiré par un hoquet ou la chute d'un bibelot bousculé au passage d'une hallucination. Elle nous a rejoints à la hauteur du vieux moulin que je désirais ne pas reconnaître à la surface des mots que Pierre voulait imposer à mon imagination. Elle interrompit savamment cette tentative de destruction.
Pierre est mon seul ennemi, elle le sait. Elle l'a toujours su. L'idée d'écrire le journal de Lucile n'était pas nouvelle mais je doute que Pierre n'en ait jamais écrit les premiers mots. Ce fut d'abord une confidence. Il s'agissait d'exprimer ce désespoir. Il prenait la plume chaque matin et pendant une heure, quelquefois deux, il entrait dans la peau d'un personnage en train d'écrire. Il me disait combien c'était fascinant, cette interprétation d'un esprit qui non seulement n'était pas le sien mais lui semblait appartenir à ce corps qu'il n'avait peut-être pas « aimé » comme il le prétendait. Je me souviens d'avoir vu ma sœur gigoter sur le ventre d'un intrus. J'en parlerai. Elle me sembla folle. Sa laideur était évidente. J'ouvrais la porte au moment où elle attachait ses cheveux. L'homme fermait les yeux et se plaignait doucement. Une de ses mains était posée sur la cuisse de Lucile et la caressait lentement. Elle était sa maîtresse. Je pouvais en témoigner. Je me promis de le harceler. Je ne demandais rien en échange. Je prenais le plaisir comme il arrivait. Et je surpris Pierre à deux doigts de la mort. La mort était si proche que j'ai pris tout le temps d'entrer dans cette intimité, la première à portée de mon jugement. Il avait affûté la lame tout exprès. Elle était noire, longue et pouvait paraître fragile à cause de sa minceur. Il exerçait cette oppression sur une veine qui finit par saigner. Il sembla soulagé. Je m'approchai enfin. Je lui ai posé la question. Il me regarda d'un air tranquille. Je l'étonnai. Il saignait peu. Il me montra l'artère. Il m'expliqua cette mort. C'était celle de Pétrone. Il avait toujours eu cette préférence pour la satire. Je ne comprenais plus. Il me montra ses mains. C'étaient celles d'un apprenti. Elles étaient propres, mais la pâte Arma ne pouvait rien contre la crasse des ongles et des pores au niveau des articulations. Une paillette avait failli le rendre aveugle. Le matin, les vapeurs de la gnôle l'étourdissaient. Il se promettait de ne jamais s'y mettre. Il en avait parlé à sa mère et elle lui avait répondu qu'elle n'avait jamais vu un homme s'en tenir à ses rêves de jeunesse et encore moins aux désirs dont elle savait à peu près tout. Cette approximation agaçait Pierre. Sa mère ne l'aimait pas. Elle n'aimait aucun de ses enfants. C'est que son rêve de jeune fille ne s'était pas encore achevé. Cela arriverait un jour et alors elle serait la mère des autres.
— Encore une révélation, se dit Pierre en descendant.
L'escalier est étroit, sans lumière, il sent la pisse de chat et l'encaustique. Le couloir est étrangement long, sans fenêtres, la lumière vient de la porte qui est percée d'un regard vitré. Toutes les portes sont ouvertes. Ce sont des pièces vides aux fenêtres fermées. L'huissier est passé le mois dernier. Il a presque tout emporté. Il rouspétait et se confiait à un gendarme immobile qui gardait la porte d'entrée. Le chauffeur du camion s'en prenait amèrement à la justice. Il était assis sur une borne et fumait une cigarette jaune pendant que les manus allaient et venaient entre la porte et le camion. Quand ils sont partis, le père a montré aux voisins la poussière sur la chaussée.
— Ils ont même fait le ménage ! dit-il en riant.
L'outrage était trop grand. Il n'y avait plus de place pour la colère. Il jurait seulement de prendre le temps. Ce sacré temps, il le prendrait ! Pierre pensait maintenant à ce temps et il m'en parlait. Il n'avait plus rien à espérer de ce côté de la vie.
Il me montra ses mains.
— Pas même la douceur, dit-il.
Il renonçait pour aujourd'hui. Il regrettait que je fusse au courant de ses désirs. Il n'avait pas recherché ce témoignage. Mais puisque je savais tout de lui, dit-il, j'avais désormais le devoir d'être son ami. Je lui racontai ce que j'avais vu. C'était un simple rapport. Il n'était pas question de décrire le plaisir. J'agrémentai mon récit de tout ce que je savais du vocabulaire de l'érotisme. Il me semblait ainsi ne pas prendre part au débat que je provoquais. Je ne le regardais pas. Seule la lame m'inquiétait. Il en jouait avec l'ombre inhabitée qui nous entourait. J'augmentai mon récit de celui de mon désespoir. La lame noire disparaissait dans l'ombre, revenait, exactement comme un papillon aux ailes noires que les murs semblent capturer et qui revient toujours au point de départ. Il m'avait peut-être demandé de me taire maintenant que j'en savais autant que lui sur le comportement de Lucile, sur le nôtre, et sur l'environnement qui nous emprisonnait encore au moment de parler. La lame voltigeait maintenant dans l'air. Que se passait-il ? Je regrettais d'en avoir trop dit. J'avais peut-être tout dit de ce que je savais du plaisir. Il gémissait et la lame tournait, se vissait, revenait. Il se sentait vaincu et il me l'avoua. Je garderais le secret de cet aveu. La lame se posa sur ma paupière. Elle me sembla légère, ce qu'elle n'était pas. Sa main compensait cette masse étrange qui commençait à ciseler la surface d'une peau dont je n'avais pas idée. M'était-il arrivé d'y frotter les larmes amères de l'enfance ? Je me souvenais de ces effondrements.
— Continue ! dit-il. L'outrage n'est rien. C'est l'humiliation. Les voisins ricanaient et mon père était dupe. Tu bavardes et je sais exactement de quoi tu n'as pas parlé.
La lame s'éleva et disparut encore. Elle toucha le feu d'une lampe éteinte. Elle allait s'abattre sur moi. Elle entrerait dans l'épaule, derrière la clavicule, et elle pénétrerait jusqu'au cœur qui se mettrait à saigner. Il n'y aurait pas de douleur. Je n'aurais même pas l'impression de mourir. Et puis je me mettrais à mourir comme dans un film. On ne meurt plus comme dans les gravures. On sait tout de la comédie. Et pourtant on ne la joue pas quand c'est le moment d'être le personnage de ses désirs. Je levai la tête pour tenter de deviner la lame. L'abat-jour de la lampe tintait comme une horloge dont il imitait le mécanisme perpétuel. La porte s'ouvrit. La main revint dans la lumière sans la lame. Elle s'était plantée pendant deux secondes entre mon œil et la surface de l'os.
C'était le père. Il nous cherchait. La lampe s'alluma. Sa lueur me parut étrange, peut-être bleue, limitée par une ombre sans profondeur. La lame pivota sous l'effet de l'effort que Pierre lui avait initialement appliqué en la lâchant. La lampe était animée d'un mouvement circulaire. La lame était irréelle. Je la voyais continuer sa trajectoire. La lampe s'éloignait. Elle était maintenant réduite à un point d'une blancheur extrême. La lame venait de pénétrer dans l'œil. Elle pivota encore et je la saisis. Le père se penchait pour examiner la blessure. Pierre boutonna la manche de sa chemise par-dessus la sienne. Il avait noué son mouchoir et serré le nœud en s'aidant de ses dents. La lampe n'éclairait plus rien. On me transportait. Nous étions dans la rue. Je reconnus l'odeur du couloir. Le père jouait. Le lit était tiède. Une soie électrique se posa sur moi. C'était fini. Je me souvenais de tous les détails, mais le sommeil me proposait déjà un rêve à partager avec le temps. L'œil de verre me fut présenté dans son écrin. La lumière de l'été le rendait peut-être profond. Ce n'était qu'une agate. Pierre l'extrait avec précaution du velours. La sphère était parfaite. J'avais froid à cause d'une averse, de la fenêtre qu'on avait oublié de fermer et parce que j'étais nu sous un drap défait au cours d'un trop long sommeil. La pluie m'avait réveillé. Pierre jouait déjà avec l'œil. La pluie l'avait angoissé. Il s'était senti terriblement seul et il avait ouvert la fenêtre. L'horizon était bouché, sinon il aurait perdu la tête. L'œil le fascinait. Il le promena lentement sur ma joue. Il avait raison. Cette douceur me rendit à la surface des choses.
— Laisse-toi faire, dit-il.
Il souleva le bandeau. Ses doigts manipulaient les paupières encore insensibles. L'œi1 pénétra d'un coup. J'ai craint une douleur. Il prit le temps d'ajuster le regard. C'était une question d'habitude.
— Non ! Non ! fit-il pour me donner une première leçon.
J'étais désespéré. Lucile avait simplement ricané.
Mon père avait torturé Pierre dans un pré derrière la forge. Ma mère était restée à mon chevet. À mon réveil, elle m'avait quelque peu inquiété en me décrivant la perfection de l'œil de verre qu'on me destinait. On lui en avait montré un semblable tout en lui expliquant les avantages et les inconvénients de la prothèse. Elle s'attacha pendant une heure à ne me démontrer que les avantages. C'était sinistre. Pierre eut droit à une seule visite. Après que mon père l'eut laissé pour mort dans le pré (en pleine nuit, je me souvenais de la lampe, lame, lampe, lame), son propre père lui avait fait subir d'autres tortures et il avait cette fois perdu connaissance. Le lendemain, le gendarme, en le voyant tuméfié et à peine tenant sur ses jambes, lui avait demandé si je l'avais frappé avant ou après. Pierre ne se souvenait plus de la leçon. Sa mère lui pinça la peau dans le dos. Encore une douleur aiguë et si profonde que son cri parut une réponse.
— Bien, fit le gendarme. C'est toi qui l'a forgée ? dit-il.
Il tenait la lame noire qui avait l'air d'un oiseau mort dans la paume de sa main.
— Oui, dit Pierre. Je l'ai trempée.
Il montra ses mains. Le gendarme grimaça imperceptiblement. La lame disparut dans une sacoche de cuir noir. Il flatta la joue de l'enfant. Il ne rencontra qu'une extrême tension. Une seconde, il eut le désir de lutter contre cette révolte. Il sentait le musc et le cigare à la fois. Des gouttes de sueur descendaient le long de son cou. Pierre le regarda bien en face.
— Ni avant, ni après ! dit-il enfin.
Sa mère s'écria :
— Mais tu viens de dire le contraire !
Le gendarme s'adoucit :
— Il n'a pas dit le contraire, madame, il a dit avant, je l'ai parfaitement entendu.
— Ni avant, ni après, répéta Pierre.
Mais ce n'était plus une révolte. Le gendarme s'en rendit compte.
— Et comment tu expliques ces blessures ? demanda-t-il.
— Je ne les explique pas, répondit Pierre qui se sentait désarmé malgré tout.
— Ce n'est pas une réponse, dit le gendarme.
Sa grande main serrait l'épaule de Pierre qui attendait la douleur pour se laisser aller à tout dire.
— Mais il n'y a pas eu de douleur ! me dit-il.
L'œil était ajusté à la mesure exacte. Cette précision l'émerveillait. Je n'ai rien dit, je n'ai pas trahi ton père. Il attendit un moment pour conclure :
— J'ai cru mourir, tu sais ?
Moi, je m'étais endormi et je m'étais réveillé. C'était tout. En quelques jours, le pansement a diminué de volume. Dès le premier jour, on me promit un œil de verre. Ma mère vint m'expliquer les règles du jeu.
— C'est ta faute au fond, dit-elle.
Je réclamai un miroir. Comme il n'y en avait aucun dans la chambre, et rien surtout qui pût en faire office, pas même un tube d'acier chromé ou la poignée d'une brosse, je m'étais attendu à une réponse négative. Les paupières semblaient cousues. L'œil valide pouvait paraître disproportionné ou en tout cas gonflé par quelque infection, mais non, il fallait que je m'habituasse à cette différence exactement comme l'édenté s'ajuste tous les jours à sa prothèse rose et blanche. Je ne trouvais pas le cri qui convenait à ce désastre. Ce n'était pas une tragédie. C'était ce genre d'anecdote dont le contenu ne change rien à l'histoire mais qu'on raconte tout de même à la fin d'une époque pour en introduire une autre.
— Je l'aurais tué, dit mon père.
Sa rage n'était pas feinte, mais comment expliquer ce qui venait de m'arriver s'il ne jouait pas ce rôle ? Je promis de ne jamais ouvrir l'écrin en présence de Lucile. Je ne voyais plus Pierre à qui l'on venait d'interdire les mauvaises fréquentations. Je suis passé mille fois devant la forge. Le père me tournait le dos sitôt qu'il m'apercevait dans la descente de l'église. Je crois que c'est à cette époque-là qu'il faut situer l'arrivée au village du poète Nicolas Carvajal.
C'était un Espagnol dont la famille avait été entièrement suppliciée par les hommes de Franco. Ou bien il avait été lui-même de ces hommes et il était en pénitence. Il logea d'abord au-dessus de la remise. La chambre lui plaisait. Elle donnait sur la place et il adorait ces bruits, surtout quand c'était le vent qui trahissait les conversations. Il traduisait instantanément ces reconnaissances. Sinon, il courtisait les femmes sans bouger de la table qu'il occupait sur la terrasse du café. Il était habillé de blanc et de noir et n'allait jamais sans un livre qu'il ouvrait comme un éventail. Il fumait des cigares dont il n'écrasait plus le mégot sous le talon de sa bottine depuis qu'un fada les ramassait pour bourrer sa pipe. Il n'avait jamais parlé à cet idiot mais s'était promis de le faire. Dans le cendrier, il prenait soin de séparer la cendre du mégot. C'était maintenant le mégot d'un cigare à peine fumé. Le fada attendait que le poète eût refermé la porte de la remise. Il n'avait alors que le temps de marcher d'un pas pressé vers la terrasse, longer le mur le long des cageots de bouteilles vides et, en passant, saisir dans la pince du pouce et de l'index le mégot encore chaud et humide que l'Espagnol avait la bonté d'abandonner à sa misère. Il n'était plus sur la terrasse quand le poète ouvrait toute grande la fenêtre de sa chambre. On le voyait ajuster la barre des volets et il respirait longuement les parfums d'un pied de lilas qu'il avait acheté un jour de marché. Le fada sortait la pipe du fond de sa culotte, il prenait le temps d'une prière pour bourrer la pipe, déchirant le tabac entre les dents, et puis il demandait du feu au passant qui n'en avait pas. Les enfants allumaient des briquets en s'enfuyant aux quatre coins de la place.
Un jour, le poète poussa un cri à sa fenêtre. Les gosses frottaient le briquet contre le mur de la remise. Ils entendirent l'Espagnol descendre l'escalier. Il les admonestait durement. La porte s'ouvrit. Ils avaient disparu. Il jura dans sa langue et passa une main experte sur le crépi où la roulette du briquet avait laissé de longues traces parallèles. À côté, dans la forge, le feu ronflait en même temps que l'apprenti chargé d'activer le soufflet contenait une toux que le maître surveillait d'un œil irrité. Le poète s'approcha. Le fada était encore sur la place. Il tirait sur sa pipe éteinte. Il savait ce que le poète allait lui proposer et en effet, il le vit entrer dans la forge et en sortir avec une braise blanche qu'il tenait dans les mors d'une pince. Le mieux était de s'en tenir à un silence révélateur de la terreur que lui inspirait la matière en fusion. Mais le poète n'avait pas de bonnes intentions. Il n'avait pas d'autre prétention que de lui enseigner le feu. Le fada était paralysé. Pierre était sorti sur le seuil de la forge.
— Il cherche de la compagnie, avait dit le père à un client hilare.
Mais le fada ne s'était pas enfui. Il n'avait pas la force de regarder le morceau de métal qui rougeoyait dans les courants d'air. Le poète lui expliquait le sens à donner au feu.
— Si tu veux fumer le tabac de ta pipe, dit-il, il faut que tu connaisses le feu. Tu ne peux pas accepter d'en avoir peur.
Le fada se mit à rire.
— Il a trouvé quelque chose à lui dire, dit le client qui était sorti.
Il sentait la châtaigne. Pierre demanda la permission à son père de s'approcher de la scène parce qu'il ne voulait plus en perdre l'essentiel. Le père se renfrogna.
— Tu es curieux comme une fille, dit-il.
Pierre s'éloigna. Il se posta sous les mûriers.
— Je ne cherche pas à te donner une leçon, disait le poète, mais tu pourras posséder un briquet.
Le fada riait de plus belle. Il sortit de sa poche une mèche d'amadou et une pierre contenue dans un étui transparent.
— Il en avait un, dit Pierre.
Le poète se retourna. Il avait l'air furieux.
— Tu me déranges, morveux, dit-il.
Le fada en profita pour s'éclipser. Le morceau de fonte tomba sur le pavé. Le poète fit un petit saut en arrière pour éviter les étincelles. Il souriait maintenant. Il tendit la pince à Pierre qui se contorsionnait pour en saisir les anneaux tandis que le poète lui présentait les morts fumants.
— Dis à ton père que je n'ai plus d'argent pour lui payer le loyer, dit-il.
Pierre retrouvait ses esprits sous l'influence de cet aveu inattendu. La pince lui chauffa un peu la paume de la main. Il se montrait insolent maintenant et ça le rendait heureux. Le poète haussa les épaules.
— Dis-le-lui avant que je ne devienne complètement fou.
Et il s'en alla derrière l'église où il avait des habitudes de méditation. Pierre entra dans la forge. Le père était occupé à refaire les calculs d'un abaque sur la colonne d'une fraiseuse. Il avait de toute façon décidé de ne pas se mêler de l'histoire que l'Espagnol lui avait demandé de commencer sans lui. Le père n'avait pas voulu louer cette chambre. C'est l'Espagnol qui, une fois dans les lieux, lui avait démontré qu'il avait tort. Le père ne se laissait pas facilement convaincre. Il mesurait ce temps perdu à bavarder avec un étranger lunatique qui promettait de ne pas lui faire d'ennuis. Le loyer était dérisoire, presque symbolique. Si nous devenons amis, avait dit le poète, je vous inviterai à un festin que vous ne pourrez plus oublier. Le père le toisa. Il tendit enfin la main pour recevoir le montant du premier loyer. Je revis Pierre sur les entrefaites.
— Je t'en prie, ne parlons plus de l'œil ! me dit-il tandis que le poète nous observait, tranquillement accoudé à la fenêtre.
Il avait l'air heureux de n'avoir rien d'autre à faire. Le père nous avait à peine aperçus et il n'était pas sûr de m'avoir reconnu. Il se remit au travail en pensant à autre chose.
Dès le deuxième jour de sa résidence, l'Espagnol avait donné des signes d'étrangeté. On l'avait vu parler avec Agnès, la mère d'Agnès. Il lui avait donné une branche de laurier qu'elle avait fourré dans ses jupes en jetant autour d'elle des regards désespérés parce qu'elle se sentait surveillée, ce qui était un peu vrai. Le père fumait une cigarette à la porte de la forge. Il était peut-être le seul témoin. Le poète revenait en sifflotant.
— C'est un rameau béni, dit-il.
Et il cligna de l'œil avant de pousser la porte de la remise. Pierre était en train de balayer la terre battue autour de la forge.
— Tu la vois toujours, cette Agnès ? dit le père en rentrant.
Pierre ne répondit pas tout de suite. Il prenait toujours le temps d'examiner avec soin les angles des questions que lui faisait son père. Ces questions étaient toujours le début d'une conversation qui tournait mal ou à l'avantage de l'autorité à laquelle il se soumettait d'ailleurs assez facilement. Et le temps lui manquait toujours pour aller au bout de son analyse. Le père répétait la question dans les mêmes termes, ajoutant qu'il n'avait pas besoin de réfléchir pour répondre à une question qui ne mettait pas en jeu la validité de ses connaissances mais seulement sa sincérité d'enfant. Il ne parlait pas d'amour. Il disait seulement que le temps de l'attente était achevé et que la réponse ne pouvait plus tarder sous peine de cruelles souffrances. Il les administrait avec une patience exemplaire. Pierre préférait s'en tenir à l'abandon et c'était d'autant plus facile que ses prétentions analytiques lui avaient justement évité la révolte.
— Elle redouble, dit-il enfin.
Le père parut étonné par la nouvelle.
— Ah ? fit-il seulement.
— Ensuite, dit Pierre, il (le poète) est sorti en pleine nuit pour aller Dieu sait où. Il était pieds nus et portait sa chemise à la main. Il avait laissé la lumière dans sa chambre et comme il n'avait pas fermé les volets, il y avait ce rectangle jaune qu'il a soigneusement évité de franchir, préférant l'ombre lunaire des mûriers.
— Je l'ai suivi, dit Pierre.
Il se griffait les joues comme un enterré vivant.
— Je suis fou, dit-il.
Il allait me raconter une histoire assez longue pour nous mener au beau milieu de la nuit.
— Où trouver le sommeil sinon ? dis-je en entrant tout entier sous la bâche.
Notre chaleur s'installa doucement. Nous n'avions laissé qu'une fente du côté de la lune. Pierre devenait un fantôme. Il voulait d'abord m'assurer de sa parfaite santé mentale.
— On ne m'enfermera plus, dit-il.
Et j'étais sur le point de le croire. Il ne lui restait plus qu'à commencer une histoire avec laquelle il me faudrait désormais compter pour parfaire l'opinion que j'avais de lui. La bâche était accrochée au mur de l'église par des pitons vieux comme le monde. Elle s'était déchirée à l'angle du tas de bois. Et c'est à travers cette fente que je regardais tristement l'extérieur d'un monde que Pierre voulait que j'explorasse avec lui.
Le poète nous surprit un soir. Il promenait son chien. Pierre était assis sur le bûcher. J'exerçais mon œil dans la fente. Le museau du chien m'avait à peine effrayé. Je m'attendais à d'autres rencontres dans le blanc de la lune.
— Qui est là-dessous ? demanda le poète en forçant le chien à se coucher.
Je me montrai.
— Ta mère te cherche, me dit-il. Elle te cherche tous les soirs. Vous habitez dans la tour ?
Pierre se mit à siffloter. Le poète leva la tête mais il ne dit rien. Il attendait ma réponse. Je lui dis que c'était la Tour du Loup.
— Je sais bien que c'est la Tour du Loup ! J'écrirai ce que la légende m'inspire. Mais qu'est-ce que vous savez, vous, de la légende ?
Je dis un peu vite que mon grand-père était le héros de cette légende et que je me sentais l'héritier de ce droit sur la nature (un mot de mon père que je répétais parce qu'il me semblait insuffisant de « descendre » du héros comme le singe descend d'un arbre pour ressembler à un homme...). Le poète sourit.
— Je vois, dit-il.
— Vous ne voyez rien, dit Pierre. Vous voyez ce que les gens veulent vous faire voir.
— Ah ? fit le poète. Et qu'est-ce que je vois ?
— Mais rien, dis-je dans la fente, il vient de vous dire que vous ne voyez rien. Sauf ce que les gens veulent que je voie ?
— Exactement, dit Pierre.
Il jetait des bouts d'écorce dans l'ombre. Le chien gémissait.
— C'est un trouillard, n'est-ce pas, monsieur ? fit-il en jetant cette fois le bout d'écorce sur le crâne du chien qui fit un écart malgré la main du poète qui empoignait son cou de bête soumise.
— Vous me raconterez la légende si je vous le demande ? dit-il.
— Les gens vous en ont tout dit, dit Pierre, sauf la vérité. Nous on se contentera de vous dire la vérité.
Le poète vit qu'il avait affaire à deux malins. Il secoua un peu les boucles que je cultivais sur mes tempes, puis la même main flatta la cheville de Pierre. J'entendis une troisième fois l'appel de ma mère. Le poète examinait mon visage. Pierre était descendu du bûcher et il se tenait maintenant dans le dos du poète qui était accroupi et tentait, sur les indications de Pierre, de déchiffrer mon regard. Le doigt de Pierre se posa doucement à la surface de mon œil.
— La pression se répartit à l'intérieur de la cavité, comme la lumière, dit Pierre.
— Ce n'est pas ton grand-père qui a été mangé par le loup, dit le poète.
Pierre fouilla dans ma poche pour en extraire l'écrin. Il manœuvra lentement le petit crochet de laiton. Il aimait cette impatience. Le poète, qui n'avait pas osé toucher l'œil malgré les conseils éclairés de Pierre, caressa du bout du doigt le velours concave que Pierre lui proposait de mémoriser.
— Ce que vous voulez savoir, dit Pierre, c'est d'où vient son père si ce n'est pas le loup qui a mangé le sien.
Le poète rit.
— Oui, c'est ça ! dit-il, qui donc a mangé le père de ton père ?
J'ouvris toute grande la fente. Il me regarda sortir de là comme un enfant du ventre de sa mère.
— Mais c'est le loup, dis-je.
Pierre ricanait. Le doigt du poète quitta l'écrin pour aller se poser sur ma joue. C'est une expérience fascinante, dit-il. Pierre haletait. Il était fou de penser que j'avais compris. Je regardais plutôt les effets de la lune dans ses cheveux.
— Vous habitez vraiment la tour ? dit le poète.
Pierre s'appuyait sur son épaule. Il avait repris le cours de son discours. Le poète tourna la tête pour lui dire qu'il lui trouvait beaucoup de vocabulaire pour un mioche qui n'avait même pas l'air de savoir se moucher. Le visage de Pierre souffrit une grimace de courte durée.
— Ce qui m'arrive, dit-il, c'est que je suis le seul à comprendre.
Je sortis de dessous la bâche pour aller jeter un coup d'œil dans la rue. Ma mère parlait avec la mère de Pierre.
— Mon père ne voudra pas vous voir, dis-je doucement, surtout si vous prétendez écrire ce que pensent les gens. Mais le matin, continuai-je, il travaille dans les jardins du château, et le soir, il aime une autre femme, vous comprenez ?
Le poète fit oui de la tête. Si ma mère s'absentait à ces heures-là, il pourrait visiter la tour, était-ce ce que je voulais lui dire.
— Bah ! dit Pierre, il vous dit qu'à ces heures-là, si ça arrive, et ce n'est pas forcément tous les jours, de toute façon sa sœur ne vous laissera pas entrer.
Le poète cessa de caresser ma joue.
— Il a une sœur ? fit Pierre en singeant le poète. Mais oui, m'sieur ! Et belle avec ça ! Mais belle ! belle ! belle !
Il se pencha sur le poète pour lui parler dans l'oreille.
— Mais vous n'en saurez pas plus, dit-il tranquillement.
— Tu ne te sens pas insulté, me dit le poète.
Il me rendit l'écrin qu'il venait d'arracher à Pierre. J'y déposai l'œil de cristal. Il y avait deux cavités. Pierre expliqua :
— C'est pour l'œil de rechange.
— Ah ? fit le poète.
La lune paraissait toujours plus proche.
— Je vais rentrer, dis-je.
Le poète m'aida à franchir les bûches éparpillées dans l'herbe haute.
— Je t'accompagnerai jusqu'à la tour, dit-il.
Pierre nous suivait en sifflotant.
— Des mots, dit-il, j'en apprends tous les jours. Ce n'est pas le plus difficile.
Le poète ne l'écoutait plus. Je lui montrai la maison de la prostituée.
— Des fois que, dit Pierre en riant.
Il se tenait à l'écart, presque de l'autre côté de la rue. Le vélo de mon père était enchaîné au portail de Constance.
— L'amante ? dit le poète doucement.
Pierre s'accrocha à la lune (un truc) :
— La maîtresse, précisa-t-il, et il montra la façade sinistre de l'école.
— Oh ! Oh ! fit le poète.
Et la voix de ma mère :
— C'est toi, Pierre ? C’est toi, Pierre ?
Le poète entra avec moi dans l'ombre des peupliers. Pierre s'était arrêté pour attendre ma mère. De là où ils étaient, elle ne pouvait pas voir le vélo. Elle se garderait bien de s'en approcher. Pierre avait commencé à marcher vers la place.
— C'est un bavard, dit le poète, un peu halluciné, non ?
Ils atteignaient la fontaine publique. Pierre se pencha pour se rafraîchir le visage.
— Continuons, dit le poète.
Je sortis de l'ombre.
— Non, dis-je, j'attends mon père.
— Ah ? fit le poète. Ah ? Ah ?
Il s'éloigna. Pierre l'attendait. Ma mère était revenue à la porte de la forge éclairée par une lampe tremblante. Je pouvais les voir tous les quatre. J'entendais le père qui rangeait des poutres dans l'allée le long du mur. Ce bruit de ferraille tous les soirs, les gens s'en plaignaient, mais le sommeil sort vainqueur de ces combats. Constance apparut sur le seuil. Elle était seule. J'attendis une bonne minute mais il était couché dans l'herbe. Je ne pouvais pas le voir. Elle sembla s'accroupir et comme je ne savais pas qu'elle se préparait à se coucher près de lui dans la même herbe qui m'inspirait les mêmes désirs, j'eus la sensation de n'être au fond que le voyeur que je ne voulais pas être. La voix de mon père me rassura. Elle disparut dans cette ombre.
Sur la place, Pierre et le poète étaient en grande conversation. Ma mère était partie. La mère de Pierre semblait s'activer derrière les rideaux de la cuisine. Et son père fumait sous la lampe en observant le jeu du poète qui enseignait le castillan à Pierre depuis deux jours. Maintenant ils étaient tous les deux assis à califourchon sur le banc de pierre et ils parlaient tranquillement et s'écoutaient aussi patiemment. Il ne pouvait pas entendre ce qu'ils se disaient. Pierre grandissait vite depuis un an. Une seule idée le tourmentait et le vieux savait trop de quoi il s'agissait. Il était sur le point de renoncer à lui enseigner le métier. Pierre travaillait bien. Il apprenait vite, plus vite, beaucoup plus vite, pensa le vieux en secouant la pipe dans le caniveau. Il partirait pour ne plus revenir, ou bien il reviendrait pour prendre le temps de s'en aller. Un oiseau, pensait le vieux. Et il regardait le ciel de son village en se disant qu'il n'y en avait pas d'autres. Pierre avait perdu cette sale habitude de le contredire même à propos d'un rien. C'est que le poète savait s'y prendre avec lui. Un matin, peu après mon séjour à l'hôpital, nous nous rencontrâmes lui et moi sur un chemin qui pouvait être celui de l'école.
— Ils me l'ont enfermé, dit-il sans s'arrêter. Un jour ils enfermeront ton père !
Il m'avait terrorisé. Je suis arrivé à l'école sans pouvoir maîtriser au moins un peu ce tremblement. Agnès dit :
— Il est malade, il a de la fièvre !
Elle était désespérée et j'étais presque aveugle. On entendait les coups de marteau, les glissements de la ferraille, la porte qui battait à cause du vent qui se levait, et je ne savais rien de Pierre parce que j'étais seul.
— Il a de la fièvre, dit Agnès qui se tranquillisait au fur et à mesure de mon effondrement.
J'entrais lentement dans la sapinette. Je pensais que c'était l'hiver. La résine me procurait une sensation d'éternité. Mais les branches brisées m'écorchèrent le visage. J'étais ancré pour toujours de ce côté du monde.
— Il s'évanouit ! criait Agnès.
La terre entra dans ma bouche. Je ne fis aucun effort. Je souhaitais cet enterrement. Mais le froid me retenait étrangement (injustement) à la surface de cette terre. Quelqu'un manipula mes paupières pour en extraire l'œil et le ranger dans l'écrin. La même main mouilla mon front et mes joues d'une eau si froide que je redoutais de ne jamais trouver le moyen de mourir autrement qu'après avoir subi toutes sortes d'épreuves qui seraient comme méritées suite à une vie exemplaire. Ou bien c'est Pierre qui me plaisantait. Il revenait à mon chevet pour me faire promettre de ne plus perdre la tête. Est-ce qu'il la perdait lui ?
— C'était donc possible, dis-je.
Il me regarda sans comprendre.
— C'est mon père, dis-je pour tout expliquer.
Il y eut un tremblement imperceptible dans ses mains.
— Oui, ton père, dit-il pensivement. J'ai promis de lui parler, dit-il encore. Il me tuera peut-être pour de bon cette fois !
Il y avait aussi la douceur d'Agnès, sa magie.
— Le problème, expliquait Pierre à Constance, c'est l'œil, un seul vous comprenez, du côté qu'il n'a pas choisi.
— C'est horrible, dit Constance. Je ne m'imaginais pas.
Agnès était douce et patiente, je me souviens. L'œil en effet manquait à mes recherches d'un équilibre. L'horizon me paraissait incliné. La terre venait en pente jusqu'à moi. Le ciel disparaissait dans une ombre impossible à pénétrer autrement que par les moyens de l'imagination. On me fit boire une tisane.
— Il fait si froid dans la tour, dis-je, depuis que ma sœur ne s'occupe plus du feu.
C'était un aveu d'impuissance. Constance eut un haut-le-cœur en voyant l'œil dans son écrin. Pierre lisait à haute voix le prospectus vert et noir. Il était agité de tremblements peut-être douloureux. La feuille semblait clignoter entre ses doigts.
— Je n'ai pas vu Lucile depuis, dit Pierre en marquant un temps d'arrêt à cet endroit, depuis si longtemps, continua-t-il à mi-voix.
La nausée devenait acide.
— Il y a des enfants qui jouent à regarder passer le poète, dit quelqu'un dans le dos de Constance.
Elle posa la compresse chaude sur mes paupières. La gaze sentait le clou de girofle. J'eus un haut-le-cœur au moment où Agnès versait la tisane entre mes lèvres à l'aide de cette petite cuillère qui venait de produire un son inexplicable contre ses incisives. Je regardais les dents. Celles d'Agnès sont blanches et presque pointues. Elle déteste ce sourire. L'autre, invisible, répétait sa plainte à propos du poète que Constance semblait regarder à son tour. Pierre attendait un jugement pour commencer de lutter. Je sais tout de ces attentes et même de ce silence. Le front de Pierre prend alors de l'importance. On ne voit que le dessus de sa paupière. La peau est jaune et bleue, parfaitement convexe, et ne bouge pas. Ses joues tremblotent. On dirait qu'il va se mettre à pleurer mais non, il attend une pensée, il la réduira à une sensation d'impossible découverte, ce qu'il appelle la chance, Constance ne comprend pas. L'amour le réduit à cette poussière d'intelligence. Il ne redoute que le vent. C'est une citation. Constance regarde passer le poète. Le fayot se met à la fenêtre, entre le rideau et l'angle du mur, mince, gris, peut-être fille, les jambes nues serrées l'une contre l'autre. C'est passé. Agnès est dans la cour. Pierre a abandonné l'écrin sur le bureau de Constance et Constance m'oublie. Le poète fait les cent pas au milieu de la place. Il allait à confesse. Le curé est sur la route. Le poète tue le temps. Lucile ne veut pas le connaître. Elle regarde mourir le feu. Mon père est revenu de Paris avec un bocal de poussière. La vie n'a plus de sens. Je ne pense qu'à dormir. Je crois en cette attente. Le soir, je prends le chemin du château et je le fais durer. J'ai dessiné les feuilles d'un linteau sur une vieille planche. Mon père m'a montré le buffet. Il manque encore les portes. Constance est penchée sur l'établi, un ciseau à la main, un maillet dans l'autre, la cadence est trouvée, le fer creuse les nervures, fausses ombres, dans le style qu'il s'agit d'imiter à la perfection. Mon père ajuste des tenons, lustre des fermetures, vernit, reponce, vieillit encore. Le comte est toujours satisfait, critique mais heureux de ne pas trouver grand-chose à redire. Il falsifie de vieux documents qu'il faut plier et déplier des milliers de fois dans une ambiance de travail qui donne un sens à mon infirmité. Je m'explique. L'œil est rangé dans son écrin. Je noue le bandeau et je me mets à regarder dans la lunette. Je suis allongé sous le télescope. Je passe des heures à regarder le ciel pendant qu'ils trichent du mieux qu'ils peuvent. Je voyage sur le fil vertical d'une abstraction que les calculs n'expliqueront jamais. Quelle angoisse, cette angoisse qui m'oblige à sortir de moi pour m'aventurer dans cet espace sans horizon ! L'observatoire est fermé depuis longtemps.
— On fermera le musée l'année prochaine, dit le comte. Que feront-ils de l'atelier s'ils ne trouvent pas le moyen de s'arrêter ?
Constance examine les poussières dans le microscope qui est de construction plus récente que la lunette. Cette fois, l'horizon est derrière soi. J'ai l'impression d'avoir franchi cette limite qui est le fil tendu entre la vie et la mort. Constance redoute ces vertiges. Elle ne me laisse pas longtemps l'usage du microscope, prétextant que je lui fais perdre un temps précieux. Régions mixtilignes de l'existence. J'ai mon rôle à jouer. J'ai étudié l'usage de la plume et du racloir. Je me rends utile, surtout quand il s'agit de géométriser les perspectives. Pierre a écrit un texte hermétique sur le sujet. Je n'ai pas trouvé d'équivalent graphique. Je passe le meilleur de mon temps à m'interroger sur le sens à donner à ma vision oblique. Autre hermétisme. Nous prêchons la fertilité, déroutés par des plaisirs fascinants. Constance observe notre proximité en savante et n'intervient que pour nous montrer la pauvreté du décor. Elle n'entreprend rien sans cet acharnement qui met à jour sa nudité. Nous mesurons la sueur, la lenteur, les colorations de la peau, l'irritation des yeux ou le tremblement des lèvres, par exemple. Pierre m'attendait sur le chemin du retour.
— Alors ?
Je racontai. Mon père m'aurait tué s'il avait su. Constance s'en doutait peut-être. Elle savait tout de ma passion. Et presque rien du malheur de Pierre qui ne vivait que dans l'espoir d'être entièrement digéré par l'instinct de conservation de Lucile. Il n'aimait pas cette image mais il la cultivait en attendant d'en trouver une meilleure. Cette idée de faux insecte n'était que le préliminaire d'un suicide par quoi devait s'achever une vie dont il se sentait le maître à défaut de la soumettre à ses désirs. Nous prenions le temps de ces échanges. Il était clair, ayant sans doute beaucoup travaillé l'expression. Je redoutais cette influence, ce travail, cette patience. Mon regard préférait le tremblement des feuilles, le passage des oiseaux, inexplicables, ou le croisement des chemins où l'infini se multiplie, ce qui ne résout rien. Je pourrais vivre l'éternité sans jamais rien changer à ce plaisir. Je n'attends rien. Je sais que j'existe. Demain, nous irions au château. Le peintre avait proposé un Gauguin. Le comte s'en tint à son idée d'un Rembrandt. C'était une vieille idée. Il voyait la femme à genoux dans son lit, presque nue, avait-il précisé, et la lumière venait d'en haut, oblique, l'angle s'initiant à l'extérieur du tableau. Il avait rassemblé les meubles, les bibelots et une lampe. Le peintre demanda un ciel de lit. Le comte ne trouva pas l'idée mauvaise.
— Il n'y a pas de peinture, me dit le peintre, il n'y a que des coups de pinceau, et il me montra toutes les manières de le tenir pour conditionner le mouvement et « par conséquent », la couleur.
Constance avait achevé un encadrement que mon père s'était chargé de vieillir. Le comte écrasa le corps d'un capricorne dans l'épaulement. Il était heureux chaque fois que l'objet ressemblait à son rêve. Bonheur de courte durée, car il se rappelait soudain qu'il avait des complices. Il posa la chair molle de ses mains sur mes épaules. Nous regardions ensemble le tableau. La femme avait été peinte sans ombre ni lumière. Les draps jouaient ce rôle à sa place. L'homme avait l'air d'un enfant. Sa tête était penchée de profil dans un angle parfaitement incohérent. Il était vêtu à la mode du jour. Dans le ciel de lit, un angle apparaissait plus précisément sculpté que les autres qui pouvaient être des bergers. Au-dessus de leurs têtes, le soleil, sans ciel, était à l'origine de ces sillons creusés dans le bois. Étrange tableau où le soleil n'éclaire rien, tandis que la lumière qui vient du dehors ne peut être, compte tenu de la divergence des rayons, que celle d'une lampe.
— Oui, dis-je, et j'étais sans doute d'accord avec cette description.
Mon père construisit la caisse dans l'après-midi même qui précéda notre voyage.
Nous entrâmes dans la nuit en parlant d'autre chose. La camionnette empruntait des routes étroites. Nous traversions des tunnels d'arbres, des ponts tendus entre le rêve et la réalité, les courbes achevaient des lignes droites menaçantes d'infini. Beau voyage. Mes mains sentaient encore la térébenthine. Ongles sales. Une tâche de fer derrière l'oreille. J'aime ces comparaisons. La nuit nous environnait. Pas de ciel. Les platanes se ressemblent tous. Les croix surgissent, inattendues. Défilement de grands murs blancs sans fenêtres. Mon père avait réduit au minimum l'intensité de l'éclairage du tableau de bord et je cherchais à lire l'heure. Le sommeil menace toujours ces états. Il remplace l'hallucination par le rêve. D'où l'angoisse. Cette sensation de n'être plus soi-même, d'avoir donné malgré soi. D'être perdu. Je me réveillai dans une station-service. Mon père grignotait des galettes qu'il extrayait d'un paquet posé sur ses genoux.
— J'ai dormi, dit-il.
Nous arriverions avant la fin de la nuit. Un autre château. Nous n'avons jamais rien fait d'autre. Je comprends. Je comprends ma facilité, ce qui m'attend, ce que je risque. Plus tard, j'ai peint les prisons des autres à l'image de celles qui menaçaient d'en finir avec ma jeunesse. En attendant, je me laissai griser par l'essence qui glougloutait dans le tuyau. Le pompiste avait collé son nez à la vitrine de son guichet. Il était éclairé par une lampe posée sur son bureau. Fond noir. La pompe claqua et le flux s'interrompit. Mon père éprouva cette flaccidité. Une dernière goutte. La clé joua dans le bouchon. Il salua le pompiste qui secoua son menton sans ouvrir la bouche.
— Sais-tu où nous sommes ?
Le jour semblait se lever. Les boulevards me procuraient une sensation de bien-être. Ils étaient déserts, géométriques, je comptais les vitrines éclairées, oubliant leur nombre avec l'ombre qui succède aux villes. La radio émettait depuis toujours un dialogue chargé de silences. Qui parle ? Qui écoute ? Qui sait et qui veut savoir ? Qui s'en va pour toujours ? Qui revient pour recommencer ? La publicité introduisit une musique basque. Le jour se levait. Nous entrions dans Paris. Mon père tenait ses promesses.
La Seine me parut immobile et tranquille, sans profondeur à explorer, comme la suite du voyage. Des rues s'amincissaient, grises et inachevées. Le ciel avait disparu. D'ailleurs lève-t-on jamais la tête quand on habite Paris ? Un nègre nous indiqua le chemin. La rue était pavée. Nous passâmes devant une boulangerie qui éveilla mes désirs. Je surveillais les volets. Ici, on pend le linge à la fenêtre. On écrit sur les murs. Les vitrines sont éclairées, les poubelles renversées. Le nègre nous avait mis sur la voie. Mon père ne s'était pas attardé comme l'autre le souhaitait. Le nom de la rue m'était révélé à la suite d'autres noms de rues où je crus reconnaître un personnage. Mon père arrêta la camionnette devant la porte d'un garage. Elle était rouge et noire, sale. Il appuya sur le bouton de la sonnette. Il s'empêchait de regarder autour de lui. Il eut un geste d'impatience et il sonna de nouveau. On n'entendait pas la sonnerie. Nous étions attendus avant la fin de la nuit. Mon père expliquait le retard à travers le bois de la porte qui se fendait lentement. Ce regard m'observait. C'était celui d'une femme. Le crayon avait redessiné les bords des paupières. Regard bleu. Une mèche de cheveux s'entortillait à des doigts aux ongles rouges. Mon père se retourna pour me faire signe d'attendre et il entra.
Il avait éteint le moteur et un vieillard me demanda si on allait entrer dans le garage ou bien si la femme nous en empêchait. Il m'avait coupé le souffle. Il m'envoya la fumée de son cigare en plein visage. Il regardait à l'intérieur de la camionnette. Il reposait ses questions sans me reprocher de ne pas y répondre. Je me sentais violé. Maintenant il voulait savoir ce qu'on transportait. Je le lui dis. Il se frotta le bout du nez, comme un magicien. Pourquoi répondais-je à cette question et pas aux autres dont les réponses étaient pour lui d'un plus grand intérêt, à vrai dire elles étaient les seules choses qu'il avait envie de savoir ce matin ?
— Un Rembrandt, hein ? dit-il.
J'étais perdu s'il me croyait. Mon père me sauva de la noyade. La femme le suivait. Le vieux demanda si on avait besoin de lui.
— Sinon j'ai soif, dit-il.
La femme ouvrit la portière et se mit à tirer sur la manche de ma veste pour m'obliger à sortir. Elle me demandait si j'avais sommeil, si j'avais faim, si ma mère ne me manquait pas, si j'avais d'autres nostalgies, des angoisses, un passé, des rêves, et ce que je pensais de la mort qui arrive à tout le monde. Elle ne pouvait pas savoir qu'à cette époque de mon enfance, j'aurais tout donné pour rencontrer la mort juste le temps qu'il faut pour ne pas en mourir.
Mon père relança le moteur.
— Viens, dit la femme.
Je la suivis et on ouvrit ensemble toutes grandes les portes du garage.
— Elle chine, dit le vieux, et pourtant elle a pas les yeux bridés !
Et il se mit à rire. La femme lui pinça tendrement la joue en le traitant de chien. La camionnette entrait lentement en marche arrière. Je croisai une seconde le regard de mon père dans le rétroviseur.
— Il aime son papa, dit la femme qui surveillait le passage d'une aile à la tangente d'une console, ou alors il se raccroche à ce qui lui reste en attendant de retrouver sa maman.
Le vieux s'esclaffa de nouveau. Le rire l'épuisait facilement et puis il n'avait pas l'habitude de se marrer sans se pousser un peu dans un verre ou mieux dans une bouteille. Mais pour l'heure, il ne désirait qu'un café, une fois le travail fini, précisa-t-il.
— C'est ça, dit la femme, travaille une minute pour être payé, et fais durer le plaisir jusqu'au sommeil, faute d'amour !
Elle me regarda comme si elle était en train de me donner une leçon.
— Une minute de plaisir et tout le reste du temps à m'échiner pour la gagner, tu crois ça ?
Mon père refermait les portes du garage. Maintenant l'odeur de vieillerie (bois pourri, cire, déchets d'insectes, traces sans nom) me rendait morose. La lumière éclaira l'intérieur de la camionnette.
— Merde ! fit le vieux, c'est un Rembrandt.
Il ne pouvait pas voir la toile qui était empaquetée dans une couverture et ficelée comme un cadeau. Il me trahissait. La femme tourna la clé dans la serrure. Mon père était entré dans un silence obstiné. Le vieux s'était assis sur un ballot, pour fumer, dit-il, et pour bavarder, enfin pour ne pas s'ennuyer. La femme parlait à mon père. Il ne répondait pas. J'imaginais les questions, capable d'y répondre à la place de mon père dont le regard assassin semblait amuser le vieil homme qui adorait Rembrandt et la peinture en général.
— Ça fait du bien de mettre le doigt sur les vraies questions, dit-il.
Il était sur le point de me trahir.
— Bien, dit la femme, assez bavardé, au travail !
Le vieux se leva pour ouvrir une porte et éclairer la pièce. Elle était vide, propre et le blanc des murs était à peine saturé par l'humidité. Le plafond me sembla soutenir un ciel impénétrable. J'y cherchai l'araignée, le chagrin, mais je ne m'abandonne jamais longtemps à ces vertiges. Mon père ajusta les chevalets contre le mur et le vieux l'aida à y installer la toile.
— J'ai connu des faussaires, dit-il, ils fabriquaient de l'argent.
Il demeura un moment immobile, une main encore crispée dans la couverture.
— Le petit apprend le métier, dit la femme.
Il me regarda. Il y avait de l'admiration dans ce regard. Il n'avait pas réussi, lui. Il avait seulement appris à aimer la peinture. C'était un beau sentiment facile à expliquer, il suffisait de prendre le temps d'en parler. Il me suppliait. Il n'avait pas l'intention de me trahir. Il me souhaitait seulement d'arriver à aimer la peinture (autant que lui la désirait encore malgré les années passées à se lamenter parce que le rêve perdait du terrain à force de menacer la réalité à laquelle il faut s'attendre à voir les gens s'accrocher comme des bêtes incapables de vivre autrement qu'en critiques du quotidien) juste ce qu'il faut pour laisser toute la place à une activité de faussaire choisie comme seul gagne-pain. Il me montra les bagues à ses mains.
— Je ne les ai pas volées, dit-il. Elles sont aussi fausses que mon profil, mais il n'y a pas de mal si j'en suis l'auteur et si le prix est celui d'une bonne copie, tu comprends ?
Mon père explorait la broussaille de mes cheveux pendant ce temps. Le vieux n'était pas facile à tuer. Il avait trop vécu. Ce qui expliquait sa longévité. Je pouvais l'écouter. Aimer un peu, falsifier beaucoup (on ne dit pas : fausser et on a tort). La femme me sortit de ce piège. Elle me conduisait dans ce qu'elle appelait ses appartements. Le petit déjeuner était prêt. La table était mise pour deux. Le vieux se servit un verre au-dessus de l'évier. Mon père commença sans m'attendre. La femme me servit le lait chaud et elle rompit le pain dans la corbeille. Elle beurrait les croûtons et me les donnait pour que je les trempasse dans le lait. Un verre d'eau rafraîchissait ces bouchées. C'était agréable d'être à Paris. Un air peuplé d'aiguilles de froid entrait par la fenêtre. Elle attendait le soleil. Il entrait à neuf heures. Alors c'était un plaisir de s'abandonner une seule minute à l'envie de vivre encore. Puis elle arrosait les fleurs et disait un mot aimable au voisin qui passait sa tête par la fenêtre étroite du cabinet pour recevoir et apprécier la courtoisie de sa voisine de palier. Cela arriverait. Le chat grifferait le carreau d'une autre fenêtre.
— C'est par là qu'il fait son entrée. Par contre, on ne sait pas par où il sort. C'est son secret. Il faut un secret pour entrer dans la nuit sans son lit.
Je souris. J'avais fini de déjeuner. Je me sentais capable d'entreprendre toutes les promenades. Le vieux me guiderait. En tout cas au début.
— Le temps lui manque, dit la femme, sinon les fantômes remplacent les heures, puis les minutes, les secondes et ce qui reste de seconde quand on se met à les diviser pour multiplier le temps à l'infini. Crois-tu que ça ne me fait rien, dit-elle à mon père, de leur dire que mon seul fils, c'est le chat ?
Elle me montra mon lit. Mon père dormirait dans le sien. Le vieux habitait dans la cour. Sa porte était garnie de carreaux de couleurs. Il laissait la lumière pendant toute la nuit, à cause des fantômes. Il n'allait jamais se coucher sans une bouteille. Elle ouvrit toute grande la fenêtre. L'armoire apparut, formidable. Belle clé alambiquée, miroir de courbes dorées, les pieds sortaient des angles, grotesques et inutiles. Ma valise vola dans le chapiteau. Un fronton avec un animal de la forêt, gueule apprivoisée. Des nains se déshabillaient autour d'une fontaine. Verges réduites, comme les mains des saintes. La tapisserie portait les traces d'autres meubles. Un autre miroir, entre l'armoire et l'angle des murs près de la fenêtre, plutôt qu'un tableau. Je devinais le fauteuil pissé des chats. Le chevet était double. Je dormirais seul. La lampe imitait un corps de femme. Le crucifix contemplait la scène, oblique, à côté d'une déchirure qui révélait la brique et le mortier. Je pisserais dans un pot. Il me fit rougir. Nous sortîmes de la chambre pour revenir au bout du couloir où elle ouvrit la porte des gogues. Un escalier de ferraille, à prendre tel quel, s'agrippait à la façade. En bas, le bois de chauffage, les tuiles tombées, le zinc troué, le cadavre d'un cheval et des plantes tropicales. La distance, et le poids du ciel, me donnent le vertige. Elle rit. Elle espère que je trouverai le sommeil. Ne pas le perdre. L'angoisse n'est pas viable.
Nous revenons dans la chambre. Je n'avais pas vu la bicyclette. Je ne dormirais pas seul. Elle fait fuir un oiseau et tire les rideaux. Nous n'oublierons pas de fermer la fenêtre sur le coup de quatre heures. Je ne me sens pas dépaysé. J'avais compté sur des changements. La rue est un cadavre. Je suis sorti dans une autre rue, n'ayant pas retrouvé le chemin du garage. Le vieux parle à ses fantômes. Ses mains achèvent toutes ses phrases. Il articule les liaisons, rehausse les points et enjambe les virgules. Je ne me montre pas. La conversation en finirait avec la tranquillité que je suis venu chercher loin de la tour. J'explore le couloir creusé dans la chair de la ville ou bien c'est elle qui s'est construite autour de ce paysage obligé. Je n'irai pas loin. L'atelier d'un artiste est rempli d'une boue jaune et cristalline. La porte barre le trottoir, ombre triangulaire, le caniveau est mouillé, rouge, tranquille. La vigne est morte au niveau du linteau, mais le pied fleurit sur la façade voisine. Dos de l'artiste. Il a les pieds dans cette boue qui sort de ses mains pour augmenter la statue qui ressemble à ce que nous sommes quand nous cessons de penser, trou de mémoire, instant propice au regard. Je m'exerce. Je ne pose aucune question. L'éclairage est mobile, c'est une ampoule fixée au bout d'un roseau. La couleur, ce qui reste de cette lumière, se transforme en boue. Les doigts n'agissent pas. La main verse cette ombre secrète. L'œuvre est verticale. Comment pourrait-elle être couchée, ou même penchée, conditionnée par une ligne d'horizon ? Je reviendrai avec cette sensation de gravité, de soumission, d'élévation, d'effacement. Un arbre naît de la terre. Cet être s'écoule. Entre l'homme et la terre, il y a cet écoulement lent. J'en ai toujours eu l'intuition. Supprimer le ciel sous peine de n'exister qu'avec lui, bain de soleil, prière rituelle, calcul des vitesses, charlatanisme des succédanés. Un cafetier a consenti à me servir un ballon de limonade à condition que je ne m'assoie pas à sa terrasse. Je suis resté debout près du comptoir, oubliant la rue, à l'étroit dans cette brèche pratiquée dans la réalité des autres, geste et matière prenant un sens, par hasard ? Ou bien c'est un long chemin, à la mesure de la vie, et il s'agit de ne pas se tromper ?
L'odeur poivrée d'un saucisson tranché sur le comptoir réveille mon appétit pantagruélique au moment où l'artiste sort pour revenir parmi nous. Il fume une cigarette qui semble lui brûler les doigts. Façade d'un homme, porte d'entrée pour recevoir les visiteurs, fenêtres pour répondre à des appels, épaules capables d'imaginer, les pieds ancrés, sourire provoqué par un peu de bonheur, il me voit mordre dans le pain et passer un ongle entre l'incisive et la canine pour extraire un grain de poivre, l'autre main prête à supprimer la larme qu'une contraction des paupières est censée empêcher. Salut d'une main jaune. Il a l'air d'un clochard. Il est misérable dans son personnage. Le costume (c'en est un) traversé par la trace de ses mains. Une gorgée de limonade me rend digne de ce regard, mais je n'explique pas cette peur d'en être l'objet. Après ça, la boue aura un sens. La statue sera un enfant dont il ne sait rien et il ne cherchera pas savoir. Il la réduira peut-être. Socle démesuré. J'ai pris le temps de comprendre. D'ailleurs, il suffit de me dire qu'on est un artiste et je voyage facilement dans ce temps en espérant qu'il est infini. J'ai besoin de ce chemin, comme tout le monde me semble-t-il, mais je refuse de lui donner un nom. J'ai payé, comptant les pièces dans la paume, l'autre doigt agité par ces calculs d'un autre monde. Le commerçant s'enrichit de cette manière, luttant contre les impôts et les investissements. En face, la boue n'était que de la boue. C'est l'idée qui me fascinait. Je rentrerai chez moi avec cette verticalité surmontée d'une tête, marchant ou avançant, pour devenir.
Le lendemain, la distance entre la tête et le sol de l'atelier avait réduit de moitié. La boue tombait maintenant de cette différence. Je ne comprenais plus. Le cafetier me demanda d'où je sortais tout cet argent. J'abandonnai le ballon sur le comptoir et je me mis à courir, le casse-croûte entre les dents et ce qui me restait de mon argent dans l'autre. L'artiste me regarda passer. J'allais trop vite. Quant au cafetier, il gesticulait.
— Mais, dit l'artiste, puisqu'il vous a payé !
Le cafetier l'invita à s'asseoir tranquillement à la meilleure table de sa terrasse.
— Vous au moins, dit-il, vous n'avez pas l'ambition de ces marchands d'idées !
L'artiste me faisait signe de le rejoindre.
— Des idées ! fit le cafetier, celles des autres !
Son personnage, le mien, les idées, la rue, l'atelier, la boue qui menaçait d'occuper notre esprit à des dissertations sans fin sur le commencement d'une nouvelle étape de la même civilisation qui explique le temps. Je m'approchai. J'avais fourré le pain dans ma poche et je finissais lentement une bouchée qui elle, expliquerait mon silence. S'il me posait la question de ma préférence, quelle réponse le maintiendrait à distance : son dos, la lucarne, l'être debout, la boue, le sol, symétrie de ce qu'il cherche à construire dans l'espace que nous respirons, suis-je capable de dénicher une seule pensée dans cette anarchie de sensations ?
Le ballon de limonade posé sur le guéridon était pour moi. Je pouvais même m'asseoir. Le cafetier avança une main poilue vers ma poche. Je souriais comme un saint, un peu oblique et le regard effleurant un coin de ciel que je réussis à créer pour la circonstance. Il touchait ma joue. Le pain passa devant mon nez, chaud et poivré. Le cafetier me demandait pourquoi je ne mangeais pas d'abord toutes les tranches de saucisson. Tous les enfants font ça. Ensuite ils lèchent le beurre, grignotent la mie, se réservant la croûte pour l'attente, attente du jeu. Connaissait-il la différence entre la croûte du dessus, qui craque sous la dent, et celle du dessous, qui fond sous la langue ? Il fourragea en riant dans mes cheveux. Il avait été un enfant. Cela, je le savais depuis peu, ce futur à imaginer à tous les instants de la vie passée à exister avec un temps de retard incalculable. Ne pas confondre le présent de l'indicatif, temps de la littérature, et le futur immédiat, temps de la réalité. La leçon de Constance. Preuve que je fréquentais l'école et qu'il était inutile d'appeler les gendarmes.
— Il n'y a pas de gendarmes ici, dit l'artiste, il n'y a rien que des policiers.
Un jour, il verserait la boue d'un policier sur celle d'un gendarme, ou inversement, cela dépendrait de l'endroit où il se trouverait quand il serait victime de ce coup de folie imprévisible mais pas inattendu. Il pouvait d'ailleurs aussi bien mourir sur cette chaise, avec l'odeur d'anisette et l'odeur du cendrier.
— Qui es-tu, p'tit père ? me demanda le cafetier, et je le lui dis, mon père, la tour, Lucile, le château, les Vermort, ma mère, les montagnes à l'horizon, la terre sous les arbres, les fruits, le dos des truites, le ciel, les hauteurs, Constance, la littérature, les travaux manuels, mon savoir-faire, et je dessinais du bout du doigt un oiseau de ma connaissance dans la poussière du guéridon.
— Le plan, dit l'artiste, ton œil voit-il des plans ?
Il marchait tous les jours dans cette boue parce que ce n'était pas une œuvre d'art. Elle n'était rien dans les touques. Elle devenait quelque chose entre-temps. Puis elle retournait au plan parce qu'il n'avait aucune envie de se creuser la tête pour qu'elle revînt plutôt dans la touque d'où il l'avait extraite avec une louche ou une boîte de conserve. Étais-je capable de mesurer ce temps ? Rien ne m'arriverait tant que j'en ignorerais la nécessité. Les touques, le sol, et entre-temps, l'être, vertical, tourné vers son futur, que les mains peuvent réduire encore avec ou sans l'aide du regard. Il m'offrit une minute le spectacle de ses yeux.
Silence d'or. Je voyageais avec lui. Le coucou dans la salle du bar me réveilla. Il était midi.
— Tu n'auras pas faim ! me cria-t-il pendant que je courais vers le bout de la rue.
Je bifurquai. Au passage, un gosse me fit un croche-patte. Maintenant j'étais à la recherche de cet équilibre sans quoi je ne ressemble plus à rien. La porte était ouverte. M'étais-je battu ? Ma chemise était déchirée. La femme aux yeux bleus en choisit une autre dans ma valise. Elle en profita pour entrer un peu dans mon intimité. Le livre que m'avait donné Lucile n'était que la plainte d'un homme qui se résignait. Une femme languissait. Le ciel était sinistre. Un enfant révélait des secrets de polichinelle. Un vieillard contemplait la fente d'une jeune fille en fleur. Les barreaux de la prison pouvaient servir d'instrument de musique. La femme aux yeux bleus emporta le livre dans sa chambre. Je finis de boutonner une chemise propre en descendant dans la salle à manger où mon père écoutait stoïquement la conversation du vieux avec lui-même. Je m'assis en face d'eux. La femme s'assiérait à côté de moi.
— Je t'ai vu ! me dit le vieux en pointant son doigt accusateur sur mon front docile.
Je n'avais pas faim, l'artiste avait raison, mais le vieux n'avait pas l'intention d'aller au bout de mes égarements matinaux dont il savait peut-être tout. Il n'avait même pas réussi à éveiller l'intérêt de mon père qui rousiquait une côtelette avec un plaisir évident. Le vieux cligna de l'œil en signe d'avertissement. La femme revenait pendant ce temps. Elle s'était coiffée et elle avait noué ses cheveux dans son dos. Mon père la désirait encore. Elle caressa la main que j'avais immobilisée sur la table.
— Les enfants préfèrent le dessert, dit-elle doucement.
— Mais ils choisissent de recevoir des coups, dit mon père.
Elle se mit à rire. Chair d'où l'on extrait ce que nous sommes finalement.
— Tu disais ? fit-elle en direction du vieux qui barbotait dans un verre.
Il parut surpris qu'elle lui adressât la parole.
— Je l'ai vu fricoter avec l'artiste, finit-il pas dire, comme si elle avait le pouvoir de lui arracher les vers du nez sans plus d'efforts ni de manières.
— L'artiste ? fit mon père.
Il posa l'os dans l'assiette. Mes yeux y cherchaient des traces de viande.
— Il lui a offert un casse-croûte, dit le vieux sans me regarder, mais je compris qu'il était sous le charme de la femme, incapable de me sauver maintenant.
— Ce qui explique qu'il n'a pas faim, dit-elle.
Ainsi, je n'avais plus besoin d'expliquer d'où je sortais l'argent.
— Je ne l'ai pas mangé, dis-je en m'emparant à pleines mains de ma côtelette encore fumante. Papa a dit à Lucile de ne jamais rien accepter des inconnus parce qu'on ne sait jamais.
— Oh ! Oh ! le gentil garçon !
Mon père examinait la chair rôtie d'une côtelette. J'attendais qu'il y mordît. Le vieux ouvrait une bouche démesurée, haletant pour s'empêcher de rire. Je vomirais comme Lucile. Je me jetterais dans le lit pour mordre les draps. La fenêtre serait ouverte sur un Paris impénétrable autrement que par les moyens du désir. Mais que m'arrivait-il au seuil de la vraie vie ? J'étais cohérent, docile (je l'ai déjà dit), exemplaire peut-être, et je n'avais pas encore perdu l'œil qui manquerait à jamais à mes visions.
Je retrouvai le gosse qui m'avait fait valser dans les portes cochères. Je lui cassai la gueule. Une dent saignait. J'avais perdu haleine. Il regrettait à haute voix d'avoir cherché à utiliser contre moi le bout de bois qu'il ciselait depuis des mois. Il mordit le mouchoir pour ne pas crier. Je n'étais pas blessé. Il n'avait pas eu le temps de mesurer ma force au fil de la sienne. Je l'ai désarçonné et maintenant il gisait au pied du mur, me parlant pour me tranquilliser, je ne le reconnaissais plus. Il se releva en se plaignant d'une douleur dans le dos. Je lui rendis sa canne. Ma main venait de caresser ces incisions. Il prenait soin d'en patiner les effets. Il se servait de sa propre main. Il cracha dans la paume et commença la patine. Je voyais maintenant les objets de son imagination.
— Je m'hallucine avec du pinard, me dit-il, mais pas trop souvent.
Nous entrâmes dans la cour. Il désigna la fenêtre où l'artiste se penchait, jeune et attentif. Pour l'heure, un bocal de poisson rouge prenait le soleil entre les géraniums. L'ampoule était allumée. Il ne se met à la fenêtre qu'à l'occasion d'un bavardage des femmes, dont il veut saisir l'importance, ou bien si des enfants se chamaillent, et dans ce cas il les raisonne.
Nous montons. L'escalier est étroit, sale, peu éclairé, ou mal. Nous croisons des portes, il énonce les noms ou dit : chiotte, jusqu'au grenier. Là, c'est lui qui gagne. Vaincu, je n'ai plus qu'à me taire. Comment justifier cette lèvre fendue ? Il m'étend sur des ballots, m'offre son mouchoir, allume une cigarette. Il est accroupi dans une lucarne sans carreaux. D'ici, on voit même le plancher de l'appartement où l'artiste dessine. La plupart du temps, il range les objets d'une table simplement posée sur des tréteaux. Puis il revient au désordre, dessinant, même tard dans la nuit. L'enfant avec qui je sommeille est maître de la cachette. Nous rêvons presque. Je m'obstine dans la pensée de le vaincre encore ou bien je ne désire que cela, je ne sais plus. Il connaît la femme aux yeux bleus. Le nègre est déjà venu. Il reconnaît la camionnette. Qu'est-ce que je veux voir encore ? On ne peut pas passer son temps à trahir l'intimité d'un artiste, d'autant qu'il m'a invité à le visiter. Mettre les pieds dans cette boue, lever la tête à la tangente de la verticale qu'il est en train de peupler, assister à des écoulements parallèles au regard. Mon ennemi ne comprend pas. Il préfère les femmes. Le corps explique tout, ce qu'on glande sur la terre, ce pour quoi on la quitte et comment tout arrive. Ityphalle géant encore, nécessaire, par quoi la femme n'est plus pénétrable. Il cultive cette distance. Il faudrait se rendre maître de ces déshabillages. À distance. Il n'est pas obscène. C'est un réaliste qui s'accroche à des rêves pour les partager à la limite de son intimité. Il veut me détruire parce qu'il s'est délivré d'un poids. Haine facile. Il ira chercher du vin. Il sait où en trouver. J'attendrai. Il reviendra peut-être avec un gaillard de son espèce, un rêveur qui devient homme pour être père et amant.
L'autre descend. Il m'a à peine prévenu du danger de se faire surprendre par le propriétaire de ces fripes. L'artiste vu de dos, presque droit, le coude animé d'un mouvement circulaire. Il est à la recherche d'un regard. Facile le regard, s'il est sentimental, impossible s'il s'agit de tout dire. Nous monterons peut-être dans cet appartement. Un poêle rougeoie au fond, tremblant. Il sirote le contenu d'un verre haut sur pied, migrateur. La fermeture de ma blessure est encore fragile. Patience, me dis-je. Mais je suis prisonnier. Je m'en rends compte maintenant. Il va revenir avec un mercenaire qui me détruira. Le fripier m'achèvera peut-être. À travers les planches de la porte, je peux voir le cadenas, les pitons, la chaîne. Je pose mon oreille sur le plancher. J'entends des craquements lointains, et ce qui ressemble à un cri soutenu, comme une note essayée à fleur d'un piano. Voix de femme. Elle ne me sera d'aucun secours. On me demandera de m'expliquer clairement, m'interrompant à chaque fois que le sens prendra le chemin des écoliers. J'ai exploré tout le grenier, même l'ombre. J'ai exploré la brèche d'une cloison, jeté un œil entre les voliges et même remercié le ciel de n'être pas encore mort. Je suis à la merci d'un bruit qui pourrait être celui de ses pas. Je suis recroquevillé dans l'encadrement de la lucarne, comme un cadavre trop grand. Il n'y a rien que je puisse tenter. Ils me voleront le peu d'argent qui me reste et donc je ne pourrai pas acheter le livre que Lucile veut lire avec moi, je n'irai pas sur les quais, elle mangeait des marrons chauds pendant que son amant tentait de rompre le silence dans lequel un pêcheur venait de le plonger. Elle ne révélait pas le nom de celui qui l'avait enlevée à la monotonie de nos hivers. Et c'était absurde d'y penser maintenant comme à une réalité. Je pris le temps de recompter l'argent. En plus du livre, dont je connaissais le prix, je ferai l'acquisition d'une gravure dans son encadrement de pacotille. Je n'avais personne à qui l'offrir, je veux dire que si j'avais été Pierre par exemple, j'aurais hésité entre Agnès et Lucile et je me serais tu plutôt que de blesser ma préférence. Je remis l'argent dans mon mouchoir. Ils le trouveraient facilement, secouant le mouchoir pour me le reprocher. Je redoutais ces coups. La solitude surtout. Et les jours à venir, passés à reconstruire une réalité sur laquelle j'aurais menti forcément. Mais je n'avais plus le temps de mesurer cette mémoire. Oublier la vénus du musée de l'homme. J'avais dit à l'artiste, entre deux coups de dents, que j'étais venu pour ça. Mon père parlait le nama. On dit que les mots sont trouvés dans la chair de l'homme.
— Dans ce cas, dit l'artiste, je n'ai plus rien à dire.
Et il m'a invité à comprendre la surface des choses qu'il devait au hasard. J'ai dit, non, pas tout de suite, je reviendrai et je suis parti comme si je répondais à un appel qui aurait été celui d'une biche inquiète à cause de l'opacité d'un feuillage.
— J'ai pensé à des arbres, dit l'artiste, mais finalement j'ai renoncé à cette lutte. Tu verras, avait-il conclu et je disparus de sa vue.
Maintenant, le dessin continuait ce que la boue avait commencé et achevé. Quelle révélation ! Au moment de tomber entre les mains d'au moins deux apaches qui avaient l'intention de me réduire à mon insolence. Je tremblais. La peur à la place de l'attente qui préfère l'ennui. La lumière déclinait. Dans la cour, une femme parlait à une poubelle ou au chat qui la reluquait parce qu'elle en manœuvrait le couvercle noir. L'artiste avait jeté un œil dans cette direction mais sans s'attarder à reconnaître la langue qu'elle parlait. Lucile l'eut disséquée. Un mot par ligne, multipliant la ponctuation jusqu'au silence inexplicable de la part d'un interprète que je jouais fort mal si elle devenait exigeante et injuste. La femme finit par refermer le couvercle. Le chat la suivit dans l'escalier. Elle avait peut-être renoncé à se débarrasser d'un reste encore juteux et il comptait y trouver du plaisir. L'artiste avait craqué une allumette qui me sembla illuminer tout le patio. Il éclairait son visage. Sur la table, les objets avaient retrouvé leurs places. Je m'étais déjà habitué à cet ordre. Il m'attendait peut-être. Ne jetez rien si c'est encore mangeable, avait-il dit finalement à la femme. C'était une femme belle et usée. Elle paraissait souffrir si elle marchait, sinon elle rayonnait. Je miaulai à la place du chat. Il parut frustré. Elle s'arrêta, éblouissante. L'artiste ne dessinait pas les femmes. Il ne dessinait rien qui ressemble à quelque chose. Il revenait de son atelier et comme il avait passé l'après-midi juché sur un cageot pour parfaire une tête, le corps s'était mis à ressembler à une colonne et il n'avait pas résisté à la tentation d'en arracher à pleines mains la substance dure et douloureuse dans l'espoir d'y retrouver le corps qui avait précédé cette existence de patachon. C'était une crise passagère, mais il aimait le vertige et l'angoisse s'il avait une bouteille de vin à portée de la main. Il m'invita seulement à siroter de l'eau sucrée, médecine suprême que sa mère lui administrait encore quand il lui rendait visite dans la petite maison familiale de Cremona.
— Je t'ai pris pour un chat, me confia-t-il en riant.
Le gosse de la rue en avait été quitte pour une morose frustration. Il l'avait vu aller et venir dans la rue en serrant les poings. L'autre gaillard cherchait encore à s'informer. C'était une brute imberbe et rouge, un peu grasse, soucieuse de plaire. Il les avait fait fuir en brandissant le combiné d'un téléphone à travers un carreau de la porte de l'atelier. Ils s'en étaient allés d'un pas nonchalant, balançant des bras déçus et raides et ils s'étaient installés au bout de la rue pour fumer des cigarettes. Il m'avoua n'avoir jamais remarqué cette lucarne. J'imitais à la perfection le miaulement du chat de la voisine. Avais-je remarqué les signes de tendresse qui la faisaient passer pour une coquette ? Il faut aimer le reflet des miroirs. Il y en avait un, de très rustique et même très ancien, au-dessus d'une cheminée où s'introduisait le tuyau noir du mirus. Il nous regarda. J'étais assis à la table où il travaillait quand le personnage qui habitait l'atelier, « en attendant d'être fondu », n'avait plus rien à gagner au jeu qu'ils avaient joué ensemble. Il aimait lui aussi le vocabulaire de la forge et ne s'étonna pas que je cherchasse doucement à lui mettre la puce à l'oreille.
— Mon père était luthier, dit-il, un maître, ajouta-t-il comme si la différence pouvait avoir un sens pour moi qui ignorait tout de la lutherie et rien de la manière de se rendre maître d'une parcelle de réalité. Je t'accompagnerai jusqu'à la maison (celle de la femme aux yeux bleus).
Le sirop était tiède et écœurant. Je haïssais l'idée d'un rapport étroit (significatif) entre le sucre et l'enfance. Ma mère savait provoquer ces colères. Entre ses doigts, l'eau paraissait facile. Le sucre de mon enfance s'associe à cette mémoire. Je préférerais toujours l'amertume du froid, ou l'acidité du vent.
— Tu ne regarderas pas les gens dans un miroir !
Il rit. Il m'avait sauvé d'une bonne leçon. J'avais déchiré ma chemise. Et il en trouva une à ma taille dans un ballot qu'il creva d'un coup de canif. Mon père n'y verrait que du feu. Je connais mon père. Il mentira à ma mère pour tout expliquer. L'artiste me regardait d'un air désolé.
— Il n'y a rien à inventer, dit-il, nous expliquerons tout nous-mêmes.
Et nous nous mîmes en chemin. Nous descendîmes d'abord dans l'atelier où il éteignit. J'eus le temps de voir le dos de la statue, qui me parut monumental. Il recréait la pierre. Il avait ce pouvoir. Sur le chemin de l'homme. De la chair au fond. Il ferma la porte et en ouvrit une qui donnait sur la cour. Il était nuit. J'eus un frisson mais il prétendait pouvoir tout expliquer. Il connaissait la femme aux yeux bleus, pas aussi bien qu'il eût voulu, mais bien assez pour qu'elle acceptât d'entendre ce qu'il avait à lui dire à propos de mon aventure au pays des gosses et comment il y avait mis fin. Il y avait de la lumière sous la porte du garage et la voix de mon père décrivait un autre Rembrandt.
— Rembrandt ? fit l'artiste. Et moi alors ?
Il rit. Je tentais de l'attirer vers l'autre porte, celle par laquelle on entrait et sortait à volonté, tandis que la porte du garage ne s'ouvrait que pour laisser le passage à de furtives camionnettes conduites par des nègres. L'artiste ferma son poing pour cogner le rideau de la porte. Mon père se tut. Il ne nous restait plus qu'à attendre que la femme aux yeux bleus fît le tour par le patio pour ouvrir la petite porte. Elle ne s'étonna pas de me trouver dans la rue en compagnie d'un artiste qu'elle ne reconnut pas.
— Je travaille là, fit l'artiste en montrant l'autre rue.
— Rentre, toi, dit la femme.
L'artiste me siffla comme un chien.
— Au revoir, dit-il.
J'étais dans la cour. Le vieux avait allumé le porche et il buvait une coupe dont les arômes m'étourdirent au passage.
— Où étais-tu, p'tit père ?
Je grimpai sur l'évier pour regarder par la fenêtre. La femme riait pendant que l'artiste lui racontait toute l'histoire. Le vieux entra dans la cuisine, à la recherche de la bouteille. Cette attente le rendait fou.
— C'est pas dans ce monde que je veux vivre, dit-il en passant. Mais elle ne veut rien comprendre.
Qui était-il pour elle ? Elle entra. L'artiste était resté sur le seuil, sous la lampe.
— Descend de là, fit-elle en passant.
Je m'exécutai. Mon père parut en habit de soirée. Il avait un rendez-vous galant. L'artiste apprécia la pointe.
— Je t'expliquerai, dit la femme.
Mon père me regarda.
— Il n'explique rien, lui, quand on lui demande ? fit-il.
L'artiste caressait ma joue. Il avait trouvé le ton.
— La chemise est un cadeau, bien sûr.
— Ces gosses ! fit la femme.
Je me sentais nu. Le vieux reluquait la bouteille au lieu de la surveiller. Maintenant l'artiste était assis à table, jambes croisées, et il parlait de son art. La femme disait à mon père qu'il n'avait plus le temps et mon père rajustait le nœud papillon. Elle aimait la blancheur des chemises.
— Beau noir, fit l'artiste, et je m'y connais.
Elle pétillait. Un taxi vint chercher mon père. Ensuite le vieux s'est couché sous le porche et il s'est mis à ronfler. L'artiste appréciait le passage du temps à cheval sur des femmes. Elle rit. Elle le trouvait informe et aussi peu désirable qu'un enfant. Il lui montrait des dents jaunies par le tabac. L'alcool le rendait bavard. Il revoyait son père penché sur la table d'une guitare. Enfant, il se disait que c'était une manière de tuer le temps, cette recherche absurde d'une hauteur sur laquelle tout le monde s'entend ! J'ai souffert à cause de cette attente, dit-il. La femme s'ennuyait. Elle ne m'avait pas demandé d'aller me coucher et il me laissa entendre, tandis qu'elle préparait un café corsé, qu'il avait envie de coucher avec elle. Mon père ne rentrerait pas avant l'aube. Elle lui servit la dose de café qu'il avait demandé. Il ne dormirait plus. Elle me prit sur ses genoux. Le contact de ses jambes nues me déconcerta. Je bandai. Elle parlait de moi. Il commençait à lutter contre la jalousie et cherchait à l'interrompre.
— Est-ce que tu aurais lutté de toutes tes forces ? me demandait-elle.
Elle me jetait aux yeux la poudre d'un grenier où je n'avais pas vécu et lui attendait que je perdisse tous mes moyens dans la description d'un combat qui n'avait pas eu lieu. Il savait tout de l'enfance, leçon après leçon, l'enfance lente et désespérée des artistes qui ne le deviennent pas malgré les œuvres. Il se mit à espérer ma déroute, non par parce qu'elle s'accrochait à moi pour le vaincre, mais parce que je lui ressemblais enfin. Il se limitait à des corps, n'en connaissant que la surface. Que savais-je moi-même, si j'étais un artiste ? Ou bien il me prenait pour un enfant comme les autres et pensait que je voulais me faire cajoler à sa place par une femme qui lui était apparue en déshabillé, presque nue.
Il se leva. Elle lui tendit une main qu'il baisa à peine et il sortit sans se retourner pour apprécier les mots qu'elle mélangeait aux miens.
— Maintenant, va te coucher, dit-elle, tu me raconteras tout demain.
Je me sentais des ailes. J'exposai mon sexe à l'air de la fenêtre pour ne pas le caresser et pendant ce temps, elle traversait la cour en habit de soirée, ivoire et rouge, pour rejoindre le taxi qui l'attendait au coin de la rue que je me mis à disséquer pour y trouver les yeux mélancoliques de l'artiste que je n'avais pas su aimer. Le vieux mit fin à mon délire en m'engueulant. Il était assis au milieu de la cour, réclamant un verre, et me conseillait vertement de me branler.
« Il faut acheter en plein jour la bouteille avec laquelle tu vas passer la nuit. Et travailler le matin pour la gagner. Mon Dieu pourquoi ne suis-je rien que cette impression de ne pas mourir ? Couche-toi dans le même lit que la bouteille, tu ne rêveras pas. Elle te montrera le chemin de la réalité. Là par exemple tu n'existes plus, tu crois. L'amour d'une femme est un prétexte. Son corps est une affiche publicitaire, son nom, celui des femmes. Je n'ai rendu visite à la prostituée que pour vaincre le désir d'autre chose que moi-même. Bouteille gagnée, j'ai rangé les bagages des immigrés dans l'ordre alphabétique, sur le trottoir de la police. J'aurais aimé violer cette enfant. Il m'arrive de passer à la brosse à cirage les pneus de leurs chevaux. La solitude réduit le champ des possibilités. La bouteille gagnée aujourd'hui vaut plus d'une bouteille de ce sacré vin auquel elle veut me résumer pour que tout le monde comprenne sa souffrance. Tu piges ? Je porte des plateaux sur la tête, comme les négresses chargées de linge dans les chemins étroits de l'Afrique. Cafés brûlants, gnôles vivifiantes, croissants fourrés de crème au poivre, ils se nourrissent pour faire durer un plaisir qui n'intéresse pas les femmes. La bouteille m'attendait et je savais que j'allais coucher avec elle. Délire d'ivrogne ? Mais je ne l'ai pas encore bue ! Je suis à peine couché. J'ai oublié l'édredon. Je volerai celui du chien. Il n'y a plus de chien. Je suis jaloux. Mais tu n'es qu'un enfant. Tu n'expliques pas le plaisir. Simplement il t'ouvre les portes de la maturité. C'est du moins ce que tu crois. Et tu le crois ! Le soleil éclaire mon achat. Pluie d'yeux. Commentaires. On me connaît. Je suis violent si on s'avise de me contredire. Mais qu'est-ce que j'ai dit ? Il vaut mieux se taire. C'est la moindre des contradictions. Bouteille couchée, toute nue, presque froide, comme une morte, parce que je n'ai rien bu de ta substance. Putain. Le matin, je rends service à des flics qui se prennent pour des chevaliers. Ils ne sont rien sans l'autorité qui les paye. Ils savent ce que je viens gagner. Ils ont pitié de moi. Tu la gagneras, ta bouteille. Ils ont aligné les fraudeurs le long d'un mur qu'il ne faut pas toucher sous peine de se faire engueuler. Crasse humaine. Partout la même. Tu m'écoutes, petit ? On n'ose pas broncher. L'un d'eux tente de parfaire son refrain : mais puisque je vous dis que je ne suis pas un arabe ! JE SUIS UN RMI ! On verra plus tard. Je gagne la bouteille en lavant les carreaux de la porte d'entrée. Dix-huit petits carreaux que rien n'épargne. La bouteille me gagne. Je suis ardent. Cette fièvre me donnera faim sur le coup de midi. Je ne supporte plus de m'alimenter. Je vomis une heure plus tard. J'achète la bouteille à deux. Je lui fais la cour jusqu'à quatre. Enfin je la suce. Je commence par cette surface circulaire. Miroir où je ne me vois pas encore. Si je me voyais, j'aurais pitié de moi. Je n'ai pas faim à l'heure de manger et soif à l'heure d'aller se coucher parce que le jour n'a été qu'une journée de travail. Je n'ai pas toute ma raison. Qui ne le sait pas je me charge de lui faire savoir. Tout s'explique. Mon Dieu tout s'explique. Voyez comme je m'améliore. Ma science est celle des serviteurs. À ton service ! »
Le vieux avait fini. Il avait trouvé l'édredon du chien au fond de la cour. Il n'aime pas cette odeur.
— Un homme sent l'homme, me dit-il, même les femmes sentent l'homme, les enfants, les personnages, les héros sentent l'homme, tandis que ce chien me vole mon sommeil !
La bouteille était vide. Il était couché sur le dos et parlait de Rembrandt au ciel étoilé qu'il était le seul à voir. Est-il possible d'avoir connu l'amour pour ensuite ne plus savoir ce que c'était ? Ses yeux, deux étoiles par terre, et la bouteille couchée qui a l'air d'un bras de femme.
De la fenêtre, je pouvais voir la rue. Je n'avais pas sommeil. Demain, je décrirais les bords de la Seine à mon âme étonnée de tant de vocabulaire. Je serais fidèle à mes ambitions. Je ne manquerais pas d'interroger le regard des passants, au risque d'y trouver la réponse à ma curiosité. Le passant parisien est au bord de la faillite. Mais le vieux s'était tu avant de m'éclairer. Je serais seul dans la ville, collectionneur de tickets de métro, seul et patient, méticuleux. La « vague » du vieux ne m'avait pas emporté dans son ressac. Je pouvais m'accrocher à ce sable. Nuit tranquille. Mon père était à la fête avec une femme qu'il me présentait sans me dire son nom. Le vieux avait voulu me donner une leçon mais j'étais trop fidèle pour en désirer encore les conclusions. L'artiste avait peut-être rêvé de caresser mes fesses tranquilles. Que penser de son intimité avec les statues ?
— Mais rien, avait dit mon père, s'il ne te demande pas de poser pour l'inspirer.
— L'inspiration, avait murmuré la femme aux yeux bleus, ce mot me fait rêver.
Le vieux la regardait en attendant la suite mais elle n'en dit pas plus. Il secoua la tête. Me souvenais-je de sa déception ? Étais-je capable d'en rendre compte à fleur de sa peau si je le portraiturais ? Ce matin (quel matin ?) il avait croisé l'artiste dans un couloir du commissariat de police. L'artiste portait une cravate et il avait fermé le col de sa chemise. Même la veste était boutonnée. Il ne l'avait pas reconnu. Il est vrai qu'il ne se ressemblait plus ce matin. Il ne buvait plus depuis deux jours et il avait faim. Ses ongles se brisaient lamentablement sur le panneau de liège où il décollait des punaises. Les punaises, il les fourrait dans sa poche en attendant d'en faire des petits tas, par couleurs, sur le bureau qu'on lui avait indiqué. Les bouts de papier dans l'autre poche. On lui avait aussi montré la corbeille près du porte-manteau. L'artiste cherchait une porte. Il allait de l'une à l'autre pour lire les cartons. Le vieux avait été sur le point de lui rendre service. Il connaissait les lieux comme sa poche. Mais l'artiste s'était mis à parler de Rembrandt, ayant inséré sa tête dans l'entrebâillement d'une porte que quelqu'un ne voulait pas ouvrir entièrement avant d'être certain de son affaire. Le vieux avait eu une douleur au cœur, comme une brûlure. J'étais sur les quais à Paris, enquiquinant les boutiquiers à propos d'un livre dont le titre s'était perdu en chemin, depuis Lucile jusqu'à la Seine, peut-être perdu à jamais. Je me désespérais. Elle exercerait cette violence sur moi. Et je me condamnerais à ce silence. L'après-midi semblait se terminer. Je lisais le nom des monuments sur les cartes postales, certain de les oublier ou de les confondre au moment de répondre à des questions qu'on ne manquerait pas de me poser. Le bleu de la Seine, le vert des Tuileries, le blanc du Sacré-Cœur, le gris du ciel, la fête sur la butte, ils connaissaient tout cela mieux que moi mais ils voudraient profiter de ma proximité, et de ma chaleur, pour s'en souvenir. Et puis je n'avais plus le temps de me faire une idée des fesses de la vénus hottentote. Le comte m'avait seulement mis sur la voie et il avait soupiré pour évoquer simplement un empire. J'étais loin de mon rêve. Je rentrai.
Le chemin du retour me parut familier. Un marchand me salua même et je reconnus la tranquillité d'un salon à travers une fenêtre ouverte. Je redoutais surtout d'avoir encore à faire au gosse de la rue qui avait toutes les raisons de m'en vouloir tandis que je lui pardonnais ses coups, fort peu troublants, et le mensonge qui avait bel et bien inspiré l'artiste puisqu'il m'en avait évité les conséquences. J'arpentais donc des rues gravées dans ma mémoire aux dépens de Paris et surtout de Lucile. L'atelier était fermé. Il y avait un peu de boue sur le trottoir. Je reconnus la semelle de l'artiste. Mais à qui parler de cette claire attirance qui pouvait m'aider à traverser noblement la dernière nuit de ce séjour brouillon ? Un policier en uniforme était resté en faction devant la porte du garage. Je cessais de respirer. Le gosse de la rue me poussait dans cette direction. Il riait. Son semblable n'était pas le mercenaire que je m'étais imaginé. Il me retenait par le col de la chemise et reprochait à l'autre de trahir le code pour lequel ils avaient saigné plus d'une fois. Nous nous réfugiâmes dans l'ombre d'une porte cochère.
— Tu as une mère ? dit l'un.
Je fis signe que oui.
— Alors, hein ? dit-il à l'autre qui haussa les épaules :
— Qu'il y aille seul alors, s'il a une mère.
Ils étaient d'accord.
— C'est le mieux, dit celui-là, ils te feront pas de mal, ils te ramèneront chez toi. C'est loin ?
Ils avaient vu la femme. Elle avait demandé au policier de l'aider à refermer la porte du garage. Jusque-là, elle s'était tenue assise près de la camionnette dont les portières étaient ouvertes. Elle avait l'air patiente et ponctuelle. Elle montrait de jolies jambes qu'elle croisait sous la lumière d'une lampe.
— Non, finalement, dit-elle, il vaut mieux fermer la porte.
— Faudrait savoir, bougonna le flic et il referma la porte en se disant qu'il allait se retrouver seul dans la rue, entre deux réverbères, à la merci des regards.
Il avait l'air tarte. On pouvait juste le regarder. Il avait prévenu les voyeurs qu'il ne répondrait à aucune question et il s'était mis lui-même à les regarder, ce qui en découragea plus d'un. À l'intérieur, la femme s'impatientait. Elle se rongeait l'ongle de l'index. Elle n'était plus assise. Cette attente la désespérait. Une fois, le flic s'avisa et entrouvrit la porte pour lui demander si elle allait bien. Il avait compté la surprendre mais elle était tranquillement debout sur le seuil d'une porte qui donnait dans la cour. Ils n'avaient pas arrêté le vieux. Ils l'avaient laissé achever sa bouteille qui ce jour-là n'était qu'une bouteille de vin et en effet il la pleurait maintenant, amer et violent, assis sur un banc de ciment dont il avait lui-même dessiné la vigne aux ceps prémonitoires. Elle n'avait pas réussi à lui arracher une seule larme.
— Vous pouvez faire ce que vous voulez, lui avait-elle dit. Vous êtes chez vous et pour l'instant on n'a rien à vous reprocher.
La bouteille était vide. Il entra dans la cuisine et ouvrit la porte du placard. Il était en train de vider un fond de gnôle quand je suis entré avec la femme. Il parut heureux de me revoir. Il me demanda si j'avais mangé.
— Je m'en occupe, dit la femme.
Elle quitta la veste de son tailleur et il alla la suspendre sur un cintre derrière la porte, avec les clés.
— Tu nous quittes ? dit-il.
Il cracha dans la cheminée.
— J'étais sûr que c'était pas un Rembrandt, mais vous n'avez pas l'œil, vous.
Elle sourit. J'étais à table, avec la serviette nouée autour du cou et j'avais faim. L'huile pétillait dans la poêle. Elle y jeta deux œufs et une tranche de jambon. Le vieux s'absenta pendant ce temps mais il revint avec une pomme rouge et verte qu'il posa à côté du verre qu'elle avait rempli de lait.
— Tu as faim ? me demanda le vieux.
Il partagea la tarte en quatre et disposa les morceaux sur les bords de l'assiette. La femme observa un instant l'assiette et ses morceaux de pain et enfin elle se décida à y déposer les œufs et la tranche de jambon qui pétillaient encore. Le vieux sortit un canif de sa poche et il entreprit d'éplucher la pomme. Il s'appliquait, me surveillant du coin de l'œil, sachant que je guettais moi-même le moment où l'épluchure se romprait pour mettre fin à sa patience. Mais il alla au bout de son entreprise et maintenant il faisait le tour de la queue, l'épluchure s'amincissait dangereusement, on aurait dit qu'il tentait le diable, espèce d'infini. La femme s'amusait. Elle s'était assise un peu à l'écart, les mains jointes entre ses genoux, et elle ne disait plus rien. J'avais fini les œufs, avalé la tranche de jambon et je mâchais le dernier morceau de pain. Le vieux me tendait une pomme nue. Je la saisis par la queue.
— Bois, dit la femme.
On entendit le flic éternuer. Les sourcils du vieux sursautèrent. Le regard de la femme, moqueur et définitif, l'empêcha de commenter un autre éternuement.
— Ils n'ont pas le droit de fumer, me dit-il.
Je remarquai alors ma valise et mon baluchon par terre près de la porte. Lucile ne m'avait pas interrompu mais je ne pouvais pas aller plus loin. Elle attendit une bonne minute avant de se retourner dans le lit où j'avais eu la permission de coucher parce que je me sentais détruit par ce qui nous arrivait. Elle m'avait tourné le dos pendant tout le temps de mon récit qui n'avait pas d'autre raison d'être une explication claire et circonstanciée de la faute que j'avais commise en oubliant le titre du livre qui devait la faire rêver d'un bout de l'hiver à l'autre. Maintenant elle me regardait et me demandait plutôt de continuer. Il manquait à mon récit tout ce qui s'était passé entre le moment où j'avais pris conscience que la femme était l'accompagnatrice d'un voyage que je désirais plus que tout autre chose au monde et celui où, sur le quai de la gare, elle s'était adressée à Lucile pour lui demander le chemin de la tour. Lucile n'avait rien répondu. Elle s'était approchée de moi pour m'embrasser sur le front. J'étais de retour dans son pays. Elle me communiquait le premier rêve depuis si longtemps.
Le comte nous attendait. Il était au volant de sa voiture. La femme le salua à peine. Il l'invita au château. Je frémis. Elle refusa. Elle finissait de vérifier les papiers qu'elle avait extraits de son sac à main.
— Vous êtes son employeur ? dit-elle.
Le comte pâlit.
— Comme homme à tout faire seulement, dit-il, et non pas ce qu'on lui reproche bien sûr.
La femme eut une petite crispation au niveau de la joue. Elle me pinça une oreille.
— Adieu ! fit-elle.
C'était tout. Dans la voiture, Lucile me posa la première question. Celle-ci me ramenait en plein milieu de mon histoire. J'aurais préféré commencer par le début. Mais maintenant elle savait tout, excepté la nuit que je venais de passer dans le train avec cette femme avare en explication qui ne m'avait jamais refusé son appui sentimental. Elle m'avait simplement menotté dans ma couchette. J'aurais pu me plaindre. Nous étions seuls dans le compartiment. Je croyais ne m'être pas endormi. Elle a lu le même livre à la lumière de la veilleuse, immobile, peut-être tranquille. J'évitais de bouger à cause du bruit des menottes qui la ramenait invariablement à la même surface. Une seule fois j'ai croisé son regard. C'était tout ce que je pouvais dire.
Lucile me harcelait. Elle s'était rapprochée de moi et me posait d'autres questions. Les menottes étaient une confession digne de son imagination. Elle n'aurait pas aimé le sein ou la cuisse qu'elle s'attendait à m'entendre évoquer. Elle embrassait encore mon front.
— Continue, dit-elle.
Ses yeux violaient mon regard. Je tentai de lui tourner le dos mais sa main me tenait fermement. Je ne luttai pas.
— Que veux-tu ? dis-je.
Son visage s'éclaira. Elle parut se tranquilliser. Elle me libéra. Sa main glissa sur mon corps et tomba comme morte à la surface du drap. J'eus le sentiment d'avoir posé la bonne question. Elle regardait le plafond traversé d'araignées à l'œuvre.
— Continue, dit-elle enfin.
J'alimentais des désirs secrets. Une trame à l'image du plafond qui obsédait son regard au moment de ne pas trouver le sommeil nécessaire. Je revins aux menottes avec les mêmes mots. Je te crois, dit-elle. Lucile savait tout du Désir mais elle n'avait pas alors trouvé le sujet qui la transporterait, avec ce qu'elle savait encore de l'écriture, au bout de cette nuit insensée où nous voyagions sans nous connaître. Je redoutais sa solitude. Comment peut-on parler d'une sœur artiste quand il ne reste rien de cette œuvre fugace et qu'on est soi-même en situation d'abandon au même art ? Je veux parler de cette calligraphie qu'elle a laissée en suspens au moment où je découvrais le sens du paysage. J'entrais dans l'obsession tandis qu'elle se libérait d'un trop long plaisir. Elle ne m'a jamais rien donné. Si j'ai affirmé le contraire, c'est pure vérité. Elle me fuyait. Nous ne sommes jamais entrés ensemble dans ce bois pour échanger nos impressions. Nous n'ignorions rien de nos intentions réciproques relatives à l'expression future du désir qui influerait tous les jours sur notre comportement. Je la suivais de loin. Elle me guettait, assise derrière une fenêtre ou debout derrière les créneaux de la tour, jouant avec sa chevelure, à une distance nécessaire au silence qu'elle entretenait pour ne pas céder à la pression d'une crise qui finissait d'ailleurs toujours par l'emporter.
Elle écrivait dans un cahier et ce cahier me fascinait. Sa calligraphie m'était inconnue. Elle ne regardait jamais un de mes dessins plus du temps nécessaire à augmenter ma douleur. Hier, en pensant à ce que j'allais écrire ce matin au sujet de Lucile, je me remémorais lentement les anecdotes susceptibles de soutenir mon récit jusqu'à cette conclusion qui est la seule raison d'écrire à propos de Lucile. On n'entre pas dans la peau des personnages quand on ne les joue pas et pas plus profondément quand on les crée. Je me disais que Lucile n'avait jamais existé dans mon imagination. Les mots ne reviennent pas dans ces conditions. Je la vois sur le chemin du château où elle se rendait toutes les après-midis parce que la comtesse lui avait ouvert les portes de sa bibliothèque. Le comte avait hérité de la bibliothèque familiale mais il ne permettait à personne d'y mettre les pieds. La comtesse s'était donc aménagé un espace littéraire dans un salon oublié qu'elle avait fait tapisser de livres achetés d'occasion à des librairies en faillite. Une petite table basse était en son milieu. Et il prenait le café et les rogatons qu'elle offrait sans y penser comme elle disait. Elle occupait de préférence un sofa de velours émeraude sur lequel il lui était arrivé de faire l'amour avec un valet mais plus souvent avec des femmes. Elle ne lisait pas le livre ouvert sur ses genoux. Elle détestait marcher à cause de la canne qui lui était utile. Le pommeau était une tête d'homme d'un autre siècle. Son jabot descendait en disparaissant progressivement le long de la première partie de la canne qui paraissait taillée dans de l'ivoire. Le bois ensuite s'arrondissait simplement jusqu'à une pointe qu'elle prenait soin de planter dans le tapis. Elle prétendait n'avoir plus de force mais elle voyageait plusieurs fois par an.
Un jour, elle emmena Lucile dans un pays étranger. Ma mère prépara ce voyage pendant plus d'une semaine où elle négligea son foyer sans provoquer les reproches de mon père. Lucile jubilait. Elle avait enfermé le cahier dans le secrétaire aux cent tiroirs, se promettant de tout écrire dès le premier jour de son retour et jusqu'à celui de sa mort dont elle se sentait maintenant capable de reculer les limites. Je ne comprenais pas. Je venais d'acquérir de nouveaux outils grâce à la prévoyance de Constance et il m'était difficile et même douloureux de me détacher de mes préoccupations pour tenter de comprendre ce qui faisait le bonheur de ma sœur. La comtesse amenait dans ses bagages une canne plus courte et plus souple, sorte de grande cravache, avec laquelle elle comptait se faire respecter. Mon père referma la valise sur cet objet intime. Son puissant genou écrasait le cuir. Les boucles d'or émirent un claquement qui brouilla d'un coup les pistes du rêve que je poursuivais en attendant d'être seul pour la première fois. La comtesse prenait des leçons de couture chez ma mère. On les entendait se disputer à propos d'un point. Ma mère aimait la légèreté à la condition de ne pas la mettre en évidence. La comtesse préférait les abstractions révélatrices de ce que la chair ne peut plus cacher. Elles habillèrent ma sœur en comédienne. Il ne lui manquait plus que le masque dévoreur des feux de la rampe. Je riais comme un fou. On m'expulsait sans ménagement et je revenais pour mentir. On me croyait toujours. Ma sœur redoutait cette patience. Je la suivais jusqu'à l'entrée du château où elle m'abandonnait en me recommandant de me tenir tranquille. Je haïssais ces vitraux. J'y lançais les graviers de l'allée, mais c'était la comtesse qui apparaissait dans l'encadrement. Elle me cherchait. Son bonhomme de canne me menaçait en s'agitant dans l'air trembleur, puis elle refermait le vitrail doucement.
J'ai dessiné cette architecture sous tous les angles. Le comte me surprenait à la recherche d'une perspective que je voulais comprendre pour en détruire les effets. Un arbre me servait d'infini. Je peuplais le ciel de ses branches. L'allée était un plan vertical visité par les ombres. Le comte murmurait :
— Voilà, maintenant c'est bien, il ne faut pas aller plus loin !
Mais je venais de rencontrer le mal. Il était trop tard pour me raisonner. À moins que Lucile ne sortît à ce moment-là, et je rangeais précipitamment mes affaires dans la gibecière qui me servait d'exutoire, je saluais le comte au passage, il me répondait pour exprimer sa déception et je retrouvais Lucile sur la route qu'elle arpentait en récitant les vers qu'elle venait d'apprendre par cœur pour me les répéter si c'était ce que j'attendais d'elle avant de trouver le sommeil.
La date du départ approchait au rythme de ces journées immobiles. Les vacances avaient trop duré. Je me sentais inutile. Notre cousine nous avait montré une photographie de la maison où elles passeraient ensemble un séjour sans autre objet que la paresse et les bavardages. Cette perspective enchantait Lucile. Chaque jour, elle recommençait la liste des livres à emporter.
— Je n'en amène aucun, disait la comtesse en feuilletant ces volumes d'un air étrangement railleur.
Elle se souvenait d'y avoir oublié des livres qui l'avaient sans doute passionnée puisqu'elle les avait lus. Mais les domestiques étaient faux comme les tableaux accrochés aux murs de la salle commune où elle s'attendait toujours à être surprise en flagrant délit de rêverie par des voyageurs de commerce avec lesquels le comte entretenait d'obscures affaires qu'on n'évoquait généralement que par le moyen d'ellipses, lesquelles avaient la vertu de ne rien éveiller et surtout pas les soupçons. D'ailleurs le comte faisait ce qu'il voulait de sa liberté. Il trafiquait avec des marchands de bois qu'il saluait bas parce qu'ils étaient rois et qu'il se proposait d'être leur vassal. La comtesse avait longtemps redouté ces serments. Il était arrivé plusieurs fois qu'elle dût le suivre précipitamment, donc non seulement en oubliant les choses essentielles entre ces quatre murs entourés d'une végétation aussi épaisse qu'indéchiffrable, mais surtout en en sacrifiant d'autres qui avaient reçu la part de son amour qu'elle réservait aux objets inutiles. De toute façon, on revenait toujours, et presque chaque année.
Mon père ne fut jamais du voyage. Il n'avait jamais rien demandé. Le comte lui avait ramené un morceau de ferraille qu'il avait fait découper au chalumeau dans la carcasse rouillée d'une vieille locomotive à vapeur. Cette relique avait disparu de la vitrine où ma mère avait préféré exposer une poupée de porcelaine. Cela s'était passé sans dispute, le plus simplement du monde. Lucile se souvenait de tous ces silences. Elle en parlait pour en détruire l'influence sur son propre silence. Mais l'idée d'un voyage de l'autre côté de la terre l'enchantait plutôt. Elle se montra câline avec la comtesse qui ne voulait pas jouer ce rôle. Je passais pour patient. Ma générosité ne faisait pas de doute. Je donnais ma tranquillité en échange d'une promesse de souvenirs de voyage dont la collecte était censée pallier mon envie de m'en aller moi aussi dans la même direction. Une seule larme me trahit. J'évoquai aussitôt la savane et l'arbre peuplé de singes. La comtesse se souvenait d'un bois assez tranquille et coloré d'oiseaux criards, puis la jungle où elle n'avait jamais mis les pieds parce que le comte lui avait interdit d'aller plus loin que les limites de leur propriété. Elle allait au village pour prendre sa ration de lait de chèvre et écouter les sonorités des présages qui sortaient de la bouche d'un musicien. Il ne traduisait pas la langue des morts, il l'interprétait. Il refusait l'argent qu'on lui donnait, le laissant dans la poussière où l'on finissait toujours par se le disputer. De loin, il se retournait et disait en langage clair qu'il avait honte d'être un homme. La comtesse le suivit souvent à distance, afin qu'il n'exerçât pas sur elle un pouvoir qu'elle était bien incapable de définir. Elle pensait simplement que la honte est le masque du désir et elle voulait savoir si le sorcier était en réalité un dieu ou une femme. Il n'y avait pas d'autre alternative. À la fête du village, il avait l'air d'une femme, mais quand il priait sur la colline, on se plaisait à croire qu'il était plutôt un dieu au pays des hommes. Cette anecdote inachevable enchantait Lucile qui posait des questions. Les réponses me rattrapaient sur le chemin de mon imagination.
Je peignis un nègre nu assis sur les marches de l'entrée du château. L'allégorie plut à la comtesse. L'homme avait l'air d'un homme. Au-dessus de lui, le blason exhibait une coquille qui ne lui appartenait pas. Le comte me demanda la signification de ce rébus dont il appréciait la poétique crispée. Je n'avais rien à dire et ma sœur dévoila sans vergogne ce secret de polichinelle. On me promit vaguement un autre voyage. Ma mère m'accompagnerait. Ce serait l'hiver. Paris serait pluvieux. Le Musée de l'homme infini. Et le ciel de la nuit me serait donné à la fenêtre d'un hôtel sans nom. Tout le monde s'amusa de ma grimace. La conversation était terminée.
Le jour du départ était fixé une bonne fois pour toutes. Le comte avait longtemps hésité entre une fin et un début de mois qui n'avaient aucun sens pour les autres. Ma sœur cacha la date sur le calendrier de la cuisine. Un seul regard pour compter les jours. Je dépérissais. Je pris l'habitude d'une autre promenade. Ce changement d'initiative intrigua Lucile. Je ne la suivais plus sur le chemin du château et même, il m'arrivait d'oublier ma gibecière. Je n'emportais jamais le livre qu'elle avait laissé traîner à mon attention. Elle le récupérerait pour ne pas le perdre dans le désordre que notre mère semblait entretenir à plaisir dans nos affaires de cœur. Je l'attendais toujours à l'angle particulièrement douloureux d'une crise dont je n'étais jamais que le prétexte. La comtesse avait promis de se montrer à la hauteur mais elle doutait sincèrement que cela leur arrivât. Le comte était d'accord avec elle. Ce voyage ferait le plus grand bien à cette âme tourmentée par on ne savait quelle obsession qu'il était d'ailleurs peut-être préférable d'oublier. Le griot connaissait peut-être le secret de ces conversations. On lui en parlerait.
Les gens du village détestaient qu'on s'adressât à leur sorcier pour lui demander de s'humilier lui-même devant les puissances de la nature qui sont peut-être des dieux, mais ils se gardaient bien d'exprimer leur opinion en public, ce qui leur eût sans doute coûté la dernière parcelle de liberté qui est tout ce qui reste de l'enfance. Cette fois, Lucile ne chercha pas à élucider l'énigme que le comte proposait à sa perspicacité en jeu. Elle était réduite au silence. Mon imagination battait la campagne. Le griot griotait. Je le voyais en dieu définitif et penché sur une maladie qu'il avait le pouvoir de guérir. Lucile revenait avec un autre visage et bien sûr je refusais de la reconnaître. Le cauchemar devenait incompréhensible juste au moment où l'avion entrait dans le ciel. Je me réveillais avec un lourd désir de mourir. Si la mort avait été à portée de mon désir, je me serais étranglé avec un plaisir infini. Mais je demeurais immobile, réduit à mes draps défaits, incapable de trouver le mot qui me tirerait enfin de cet épanchement assassin.
La dernière nuit ne précéda pas immédiatement le voyage de Lucile au pays de nos ancêtres véritables. Il fallut traverser toute une journée d'attente et de sourires. La voiture ne démarra qu'en fin d'après-midi. Ce serait un vol de nuit. J'étais halluciné. Je me levai tôt. La cuisine était déserte. J'ouvris la porte au chien. Mon père avait laissé les restes de son petit déjeuner dans l'évier mais il avait pris soin de nettoyer la table. Il avait oublié son tabac, comme presque tous les jours. Il avait entrebâillé la porte sur le nez du chien qui ne l'avait pas suivi. Il avait renoncé à le siffler en atteignant le chemin. Cet éloignement me pétrifiait. J'en observais la lenteur à travers les rideaux. L'été trahissait la trajectoire que l'hiver transformait à nouveau en énigme intraduisible autrement que par le cri que je retenais pour ne pas ressembler à Lucile. J'entrepris une promenade rapide autour de la tour. À l'ubac, l'herbe courte est couchée par le vent et la rosée. Ce sera le regain si les bêtes ont faim. Petit refrain qui trotte dans ma tête à cette époque de l'année. L'ombre est si profonde qu'elle met à nu le moindre de mes désirs. Je prolonge ce corps. Des oiseaux s'extraient de la lumière en voletant silencieusement. Plus bas, mon père traverse un pré, enjambe une clôture, cueille une baguette de sureau en prévision du pipeau quotidien, et je le retrouve sur la pente jaune qui s'avance en ligne droite sur le château noir et gris à cette heure. Le chien m'accompagne trottinant comme une chèvre. La paille de la remise irrite son cuir mais il n'ose pas coucher ailleurs, ce qui provoque toujours la fureur de mon père. Nous brisons ensemble des perles de soleil, jusque sous la fenêtre de Lucile et dans l'attente que la lumière du matin y révèle la géométrie inquiétante des rideaux qu'elle n'a pas tirés. Hier au soir, elle a avalé son somnifère sans en critiquer les effets. Elle était tranquille et presque rêveuse. Elle est montée sans faire le commentaire des sensations que cette chimie lui procure tous les soirs. Nous étions intrigués mais gagnés par la même tranquillité où nous ne voulions rien savoir du ralentissement, des étirements et des flottements dont nous savions peut-être tout à force de leçons. Mon père se surprit à somnoler tandis que sa pipe mettait le feu au cuir de son fauteuil. Ma mère sirotait un alcool interdit, ce qui n'était pas le moindre de ses défauts.
— Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble, disait-elle si elle avait trop bu et elle chassait ce fantôme d'un beau geste de la main qui retombait sur son front de comédienne frustrée.
On nous avait si peu éclairés à propos de ce rêve de jeunesse qui s'est achevé avec elle. Mon père n'évoquait jamais ces tréteaux sans les retrouver tels qu'ils lui étaient apparus la première fois que ma mère eut à interpréter un personnage qui pouvait être, à cause des serpents qu'il imitait entre deux bouffées de sa pipe, une princesse de Troie doublée d'une prêtresse dont elle s'était contentée d'agiter le voile volé au lieu de dire le texte attendu en jouant sa liberté sur les imprécisions relevées d'une ponctuation traversée de rimes et d'autres cadences. L'amertume de mon père avait été profonde et sincère. Le rideau tombé, elle avait pleuré à cause d'un trou de mémoire qui avait laissé muet son partenaire et un autre personnage avait fini par entrer inexplicablement. Ces machineries, qu'il faut se contenter de répéter sous peine de se ridiculiser si l'on en est l'interprète, n'étaient rien d'autre que le piège dans lequel il avait deviné qu'elle s'apprêterait toujours à tomber. Ce soir-là, il ne l'attendit pas à la sortie du théâtre. Il la guetta pourtant et quand elle descendit les marches de l'entrée des artistes, il eut un pincement au cœur parce qu'il l'aimait. Elle entra avec d'autres comédiens de la troupe dans la cafétéria où ils mangeaient après le spectacle. Elle portait encore le maillot et les bas de la jongleuse qu'elle jouait à l'entracte. Elle avait simplement jeté sur ses épaules le manteau qu'elle usait depuis ses quinze ans. Le voile était resté accroché au mur de la loge qu'elle partageait avec une interprète moins heureuse. L'assiette était posée devant elle avec la cuillère dedans. Elle fumait une cigarette, mélangeant ses volutes à la vapeur de la soupe. D'habitude, ils allaient manger ensemble dans un quartier moins fréquenté. Elle l'attendait et n'avait commandé cette soupe que pour tromper son attente. Un bouffon encore maquillé semblait relativiser l'échec de la représentation. Il avait l'air étrangement grave. Il avait raclé d'un ongle précis les fausses commissures d'une bouche qui ne souriait plus. Il semblait parler pour lui-même. Les autres soupaient silencieusement. Seule ma mère voulait s'extraire de ce dernier acte.
Mon père saisit le moment où elle renonça à l'attendre. Elle écrasa le mégot dans un cendrier puis elle se retourna pour regarder dans la rue. Il lui avait promis d'être là. Elle n'avait pas douté un seul instant qu'il l'attendrait pour l'éloigner des autres surtout depuis la fin ratée d'un acte qui n'annonçait plus le dernier comme c'était prévu par le texte. On avait dû relever le rideau avant que les gens ne perdissent ce qu'il leur restait de patience. L'action avait repris sur un jeu de lumière qui n'avait eu d'autre effet que d'occulter l'entrée en scène du personnage que ma mère interprétait encore. Cela ne dura pas. Une réplique la dérouta. Elle contenait la critique de ce qu'elle ne pouvait pas être. On la vit tenter de se hisser à cette hauteur mais il était trop tard pour les convaincre. Elle ne se souvenait plus si la coupe qu'elle élevait dans les cintres contenait ou non le poison qui devait la détruire et elle souhaita plutôt mourir par le fer, ce qui l'eût sauvée du ridicule. Elle attendit, dès lors, que le rideau tombât pour mettre fin à la tragédie dont elle était la seule victime. Mon père avait maudit le public du haut du poulailler mais son insulte n'avait crevé que le cœur du metteur en scène qu'on éventait derrière le seul arbre du décor. Il la regarda sortir de la cafétéria où elle n'avait rien mangé. Le groupe s'éparpilla en silence. Elle se retrouva seule. Il eut pitié d'elle.
Il était assis derrière la rampe d'un escalier qui le dissimulait à peine. Elle hésitait sur le chemin à prendre. Il la vit tourner en rond à la tangente des trottoirs. Qui était-elle ? Il ferma les yeux pour tenter de répondre à cette question. Maintenant il se disait qu'elle n'avait su être que le terreau où il avait cultivé son propre malheur. Il se souvenait mal de cette attirance. Il l'avait évitée pendant plusieurs jours et finalement il l'avait rencontrée par hasard dans la rue où elle ne l'attendait plus. Il remarqua l'affiche sur le mur. Son nom avait été rayé. Elle était désolée, mais beaucoup moins malheureuse. Elle croyait encore au bonheur. Elle en profita pour lui annoncer qu'elle était enceinte. Il souhaita tout haut le bonheur de cet enfant et elle commença à l'aimer. Il était peut-être fou d'elle. Lucile naquit dans ces circonstances.
C'était l'hiver. Il ramena les fleurs d'un buisson d'une de ses promenades et les éparpilla sur le lit où elle souffrait. Elle le remerciait dans les moments d'apaisement et elle maudissait l'enfant quand il la faisait souffrir. De longues ballades dans le parc de l'hôpital, forcément circulaires et vite mémorables, l'étourdissaient facilement. Il remontait à l'étage parce qu'il l'avait entendue crier. L'enfant avait un nom qui pouvait servir aussi bien à une fille qu'à un garçon. Il avait l'espoir de le changer car il détestait cette ambiguïté. La nuit, il dormait dans un fauteuil près du radiateur à peine tiède qui devenait brûlant à la première heure du jour. Elle était assise dans le lit et regardait par la fenêtre. S'il pleuvait, les réverbères étaient la cause de sa tristesse, les passants étaient trop pressés, elle n'avait pas le temps de leur donner un nom et il lui semblait qu'on était déjà midi. Le soleil l'indisposait et elle faisait fermer le volet pour ne plus voir personne. Il parlait peu, évitant de la contredire mais n'abondant jamais dans le sens auquel elle voulait le réduire. Il redoutait ces silences. Elle jouait mieux la vie que la comédie, mais il pensait trop à l'enfant pour lui en vouloir au point de l'abandonner à ses manies. Quand il prononça le nom de Lucile (elle tenait l'enfant sur son sein), elle parut séduite par la proposition et frappée par sa maturité. Ainsi, il y songeait depuis le début et il ne lui avait rien dit. Il s'excusa. Il n'avait ménagé que le peu de tranquillité à laquelle elle avait semblé s'accrocher pour ne pas sombrer dans l'angoisse. Il redoutait ce peu de temps. Il lui avoua son désir de la posséder encore une fois.
Elle étreignit l'enfant. C'était une fille noire et étrangement longue. Ses membres étaient agités de petites crispations accompagnées de grimaces qui ouvraient grands des yeux remplis d'une terreur inexplicable. Mon père se pencha pour frotter son nez dans ce visage nouveau. Il était presque soulagé qu'il fût noir. Il n'aurait su dire si c'était la cause de son bonheur. Il se sentait aérien malgré les résistances de ma mère qui lui refusait les baisers qu'il demandait pour croire encore en elle.
— Lucile ? dit-elle, et il crut qu'elle allait refuser ce nom parce que c'était celui de sa propre mère.
Elle soutenait ce silence en maîtresse des lieux. L'enfant caressait son visage pour en explorer la tendresse. Il redouta qu'elle ne l'y rencontrât pas. Il vit encore cette lueur à la surface des yeux et il s'approcha pour sonder ce regard qui le fuyait. L'enfant eut une convulsion et il montra le blanc de ses yeux. Mon père reconnut ce fantôme.
Il ne dit rien, d'autant que ma mère somnolait. Bientôt, l'enfant s'endormit lui aussi. Mon père se souvenait de tous les détails de cette attente mais il n'en parlait jamais dans le même style. Réduite au silence qu'il avait fini par lui découvrir, ma mère se contentait de nuancer des imprécisions qu'elle se gardait bien de qualifier. Le départ de Lucile pour un temps que pour ma part j'étais bien incapable de mesurer était une bonne occasion de remettre en jeu les actes fondateurs de notre existence familiale. Mon père avait été un étudiant fantasque et Paris avait encore bien des secrets à lui révéler, mais sa curiosité était à la mesure de son savoir, et il ne se souciait plus de ce passé malgré ma demande et le désir qu'il me forçait ainsi à mettre à nu. Ma mère conservait les livres fins des comédies qu'elle prétendait avoir mémorisées pour toujours. Cette mémoire circulaire et cet infini entretenu dans les confusions d'une éternité sans cesse remise en question par le désir d'une mort tranquille ; cette paix des profondeurs de l'esprit pour qui le corps n'est qu'une expérience au moment de ne rien savoir de la nature des autres expériences possibles ; ce pouvoir d'expérimenter le temps chronologique et le temps mosaïque avec la même facilité malgré le poids du futur ; ce plan transformé en miroir et en jeu pour servir d'attente et de merveilleux ; ce glissement à plaisir à la surface des autres parce que la mémoire est un répertoire d'une qualité indiscutable ; et de nouveau la possibilité de n'en jamais finir avec les chefs-d'œuvre, je croyais tout savoir de ma mère. Lucile défiait mon regard parce que j'y cherchais ces lueurs que mon père dénonçait pour ne pas avoir à les vaincre. Ma mère redoutait ces recherches mais elle ne voyait plus d'inconvénients à les entreprendre avec moi si Lucile n'était plus là pour y cultiver des influences révélatrices du pouvoir qu'elle exerçait sur nous. Le matin du jour où elle nous quittait (et je ne voulais rien savoir de cette durée, je me bouchais les oreilles en hurlant mon bonheur), il est sorti comme c'était son habitude. Peut-être se disait-il qu'il avait bien du temps devant lui avant le départ qui était fixé en fin d'après-midi. J'étais curieux de savoir à quoi il allait consacrer ce temps indésirable. Je crois que je l'ai suivi. Pendant combien de temps, je l'ignore encore. Ce n'est pas faute d'y penser. Je venais de renoncer à l'idée d'assister au réveil de Lucile et je me mettais en route sur les traces d'un père que je n'aimais plus pour ce qu'il était. Je le haïssais pour les mêmes raisons.
Il ratissait une allée secondaire. La brouette est remplie des feuilles mortes de la veille. Il a pris le temps de mesurer le travail qui reste à faire pour que cette allée donne envie de s'y promener plutôt que de faire le tour par le jardin d'hiver. Mais l'ombre est humide et peu propice au repos. Il a épousseté les moisissures d'un banc de pierre, se souvenant qu'un autre banc doit exister, peut-être dans les églantiers que la comtesse interdit de tailler. Ils ont déjà envahi la pelouse avec des sauvageons tombés des hêtres et d'un noyer à la blancheur éteinte. Il travaille lentement, il retrouve les objets de son regard, les raclements du râteau ne parviennent pas aux fenêtres du château, sinon elle lui demanderait gentiment de remettre ce travail à une autre heure de la journée, une de ces heures inutiles, superficielles, peut-être de trop, qu'elle consacre au bavardage et à l'analyse du temps perdu. Je crayonne cette lenteur. Le corps et l'outil ne font qu'un être rectangulaire. Les allées et venues entre la brouette et les tas mornes et gris m'inspirent l'histoire sans queue ni tête de la domesticité. Plus tard, j'aquarellerai des fleurs jaunes dans la perspective de l'allée et je créerai un ciel tranquille, peut-être blanc, clairement mesuré sous la voûte d'une charmille sans histoire. L'ouvrier se repose. Il a une pipe dans la bouche et un briquet dans la main. Un oiseau lui inspire le bonheur. Et je peins. Je m'isole. Je réduis notre réalité à l'expression de la couleur et du trait. En devenant comédienne, ma mère avait simplement désiré ce spectacle. Elle se donnait pour exister. Elle était étrangère au texte. Comme l'oiseau. Mon père se reprochait maintenant d'en avoir parlé sans avoir tout dit. Que savait-il de ce qu'il avait semé dans mon esprit ? Ces allusions, ces photographies, ces reproches, ces silences, ce style, ne faisaient pas partie d'un calcul qui aurait pour résultat notre parfaite entente sur tous les sujets qui avaient quelques chances de nous séparer ou en tout cas d'éveiller la méfiance et pourquoi pas le mépris ? D'ailleurs, ma mère n'avait rien confirmé. Elle s'était contentée de ne pas le contredire. Oui, elle avait été comédienne dans sa jeunesse, mais, dit-elle en caressant mes cheveux, je ne m'en souviens pas. Et regardant mon père parce qu'il ne la regardait plus, elle ajouta :
— Toi aussi tu as tout oublié, n'est-ce pas ?
Il ne répondit pas tout de suite. La phrase existait depuis longtemps. Il hésitait simplement à la répéter. Finalement, il prit le temps de lui dire, ou de nous dire, que nous avions tous eu des rêves.
— Le diable si je rêve encore ! avait-il conclu, et il était allé se coucher sans nous souhaiter la bonne nuit.
— Monte, toi, me dit ma mère.
Je n'avais pas sommeil, pas même le désir de m'endormir sur ces lauriers. Ma sœur frémissait en répétant dans la conque de ses mains :
— Il me laissera tranquille, ce soir.
Maintenant, l'humidité d'un buisson était en train de réveiller mes douleurs. Mon père était assis sur le banc qu'il venait de débarrasser des lichens qu'il n'avait même pas eu besoin de réunir en tas comme les feuilles car toute cette pourriture tranquille semblait s'être éparpillée dans l'air à la faveur d'un coup de vent qui n'avait pas duré le temps de se retourner pour voir le nuage noir et la crête lumineuse des arbres. Il fumait cette pipe que ma sœur se plaisait à bourrer pour lui être agréable. Il y avait cette étrange amitié, l'angoisse, l'oubli, le secret des moments passés à se caresser en silence. Le vent tournoyait dans l'allée. Gisèle apparut à l'angle du jardin d'hiver. Elle avait simplement noué ses cheveux dans un foulard. Sa robe se soumettait aux caprices d'un vent qui l'avait surprise au bout de l'allée. Mon père se leva. Il la saluait et elle ne répondait pas. Ce silence m'hallucinait. Je revins à la tour. Ma mère préparait le petit déjeuner. Elle ne s'étonna pas de me trouver debout à une heure si matinale. Ma chemise était couverte de rosée, sans en être imprégnée. Elle effleura ces gouttes, disant :
— On dirait que tu as dormi à la belle étoile.
Elle pinça ma joue. Elle était à la recherche de cette crispation. Elle la trouva.
— Pourquoi cette jalousie ? dit-elle.
Nous irions à Paris à la fin de l'été. Sa main caressait ma joue. Peut-être réussirait-elle à m'apaiser. Le chien se tenait à l'écart.
Ce matin, le lait ne produisit aucun effet sur mon esprit. Ma sœur ne se levait pas. Il me semblait qu'un infini de sensations indicibles me séparait déjà des premiers rayons de soleil, mais le temps n'avait pas ce pouvoir et je devais toujours finir par m'en rendre compte au changement de l'humeur de ma mère si elle avait avalé le premier verre. Je grignotai un morceau de pain que le chien avait lorgné avant d'y renoncer à s'en régaler.
— Tu es sorti, dit ma mère, je le vois bien.
Elle craignait ces rosées où mon père cherchait encore l'or du temps. Pratiques insensées, perte de temps, usure des biens, ma mère ne tarissait pas de reproches, mais elle préférait le harceler après les longues heures qu'il passait au château à redorer l'extérieur d'un blason qui ne représentait plus rien. Elle se brûla légèrement en manipulant la porte de la chaudière. Elle était soucieuse de cette eau où ma sœur retrouvait sa pureté. Je la vis tapoter le cadran du détendeur, approcher son visage pour croire à la mesure qui était indiquée en haut d'une aiguille tremblante, et passer une main lente et imprécise dans cette tignasse qu'elle entreprendrait de coiffer si elle en trouvait le temps. Je lui avais demandé ce qu'elle avait été avant d'être une comédienne. Y avait-il un théâtre qui précéda cette passion ? Il n'y eut pas de réponse. Ma naïveté la laissait songeuse.
— La jalousie te rend laid, finit-elle pas dire sans me regarder.
— Est-ce parce que je te ressemble ? dis-je, cette préférence ? ce qui arrive ? ce qui nous sépare ? cette Afrique ? la terre que nous partageons ? le bonheur des autres ?
Je délirais, mais cette boue ne sortit pas de ma bouche. Nous irions à Paris. Je reverrais la vénus hottentote, Avion, les morts du Père-Lachaise, la librairie polonaise où j'avais trouvé un Christ nu et pathétique, le jardin secret, l'atelier de Giaccometti fermé par une planche, la femme qui pleure, qui me communique sa tristesse, qui finit par me ressembler et les petits seins des statues qui regardent passer les voitures. Lucile reviendrait avec un conte pour m'émerveiller à jamais et me condamner au silence. Je redoutais ces années de captivité. Paris n'est que Paris. Le monde s'y retrouve pour être chanté, ou dénoncé, ou détruit. Lucile connaîtrait le secret de notre malheur. Il contiendrait dans une amulette accrochée à son foulard. Amulette d'argent ciselé, payée au prix de l'or gagné sur le temps monolithe, pendant que je m'évade dans le temps mosaïque et que le bonheur n'épuise pas le futur.
— Tu ne gagneras rien, dit ma mère, si tu joues seul.
À quel jeu jouait-elle ? Combien avait-elle payé ce silence infini ? Ma tête me tournait. Le vertige clarifiait ce silence sans en trahir la source. Elle secoua ma chemise sur le seuil de la porte. Les gouttes de rosée n'existaient plus. Elles avaient disparu sans laisser de traces. Je n'avais même pas assisté à cet éparpillement dans l'air tranquille du matin. Ma sœur, qui descendait à ce moment, surprit ma nudité tremblante.
— Il est entré dans un buisson, dit ma mère pour expliquer mon silence.
— Je vois, dit ma sœur.
Elle savait tout. Je devenais fou. Elle était heureuse, ce matin. Elle se servit le lait en commentant son dernier rêve qui pouvait d'ailleurs être le seul car elle ne conservait jamais aucun souvenir de ceux qui l'avaient précédé, excepté cette impression lancinante de les avoir vécus malgré tout. Elle nous laissa une bonne minute dans l'attente d'une révélation, mais elle n'avait plus rien à dire et nous l'avoua sans plus de mystère. Elle s'en allait. C'était la première fois. Elle ne nous avait jamais accompagnés à Paris. Combien de fois avions-nous fait ce voyage inutile ? Elle réfléchit ou plutôt, c'était tout réfléchi : nous revenions toujours.
— Mais, dit ma mère qui étendait ma chemise au soleil, tu reviendras toi aussi et nous, nous reviendrons à Paris.
Mais le soleil est aussi infidèle que le vent qui agite la treille où ma chemise est un chiffon.
— Oui, je reviendrai, dit Lucile.
Elle renonçait à nous convaincre et nous étions bien aise qu'elle sacrifiât à notre impatience.
Les valises étaient prêtes. Gisèle en avait limité le nombre et il était interdit d'amener trop de livres, à cause du poids insensé du papier. Les toilettes seraient légères et faciles, un seul parfum pour être reconnue et on s'en tiendrait à des conversations entièrement soumises au présent qui est la seule manière d'exister. Ma sœur répétait ces paroles pour ne pas les oublier. Elle se promettait de ne rien chercher au-delà de ce repos mais qui pouvait croire aux bonnes résolutions de cette aventurière de la tranquillité ? Gisèle s'était mordu les lèvres pour ne pas la trahir. J'étais nu, infantile, caressé malgré moi par cette brise matinale, les froissements de la treille me maintenaient à la surface de cette réalité que je ne réussissais pas à marquer de mon empreinte. Lucile déjeunait debout sur le seuil de la porte, buvant à petites gorgées le café d'un bol qui lui brûlait les doigts. Les toitures du château lui inspiraient toujours une mélancolie trouble. Elle se laissait aller à cette accélération verticale. Il était inutile de lui parler comme le faisait notre mère occupée à trier le linge sale sous la treille. Des abeilles visitaient ma chemise. Chercheuses de l'or du matin. Mon érection ne me procurait que de la honte mais il y avait belle lurette qu'elle ne contenait plus dans mes mains. Ma mère m'avait simplement reproché ma nudité sous une chemise qu'elle-même ne portait que pour dormir. J'étais sur le point de lui avouer que j'avais suivi le père jusqu'au château pour le surprendre en flagrant délit d'amour ou de travail, mais elle me tendait une culotte en me recommandant de ne pas me laisser aller à mes désirs. Elle s'activait depuis l'arrivée de Lucile qui finissait son petit déjeuner au beau milieu de la cour, ayant abandonné le bol sur le rebord d'une fenêtre où ma mère, attentive au moindre de ses désirs, arrosait fébrilement la terre noire d'un rosier en fleurs. Je chassai les abeilles pour récupérer ma chemise. Je l'enfilai en les surveillant. Elles tournaient autour d'un piège que ma mère destinait plutôt à des guêpes. Des cadavres noirs gisaient dans le sirop traversé d'algues. Le vent pouvait tirer des sonorités inépuisables de cet appareil. La fenêtre de ma chambre donnait sur cette treille. Les abeilles et les papillons montaient à cette hauteur, attirés par les reflets des carreaux ou par le rideau animé de tremblements et de balancements qui étaient tout ce qui restait du vent entré par la fenêtre. À travers cette grille, j'apercevais le guéridon blanc percé d'un trou parfaitement noir en son milieu. Ma sœur était assise devant un livre qu'elle tenait ouvert dans un carré de soleil. Ma mère cousait. Les toitures du château, ardoises noires ou miroirs, ne me fascinaient que par rapport à ce que Lucile me semblait en extraire d'hallucinant et de facile. Ces visions m'enchantaient à mon tour. La facilité était liée au retour de ces voyages que je n'entreprenais pas. Je n'en vivais que l'évocation verbale, quelquefois l'interprétation donnait un sens au corps qu'elle cherchait à l'intérieur de son apparence, Lucile savait me montrer le chemin de ses désirs.
Ce matin, elle était tranquille et ma mère pouvait supposer que c'était là tout ce qu'on pouvait souhaiter d'une attente qu'elle-même vivait mal parce que c'était du temps perdu. Lucile n'avait pas dit un mot du voyage qui allait commencer dans quelques heures à peine. Ma mère attendait ces déclarations. Elle s'était préparée à ne rien répondre. Je ne dirais pas qu'elle n'accordait aucune importance à la certitude, que Lucile avait plusieurs fois exprimée, peut-être dans tous les styles possibles (ah ! que ne suis-je écrivain pour en traduire les vérités définitives), que ce voyage était sans retour. La tête de Lucile contenait cette idée. Je ne voyais plus, en la regardant, ni sa beauté ni son éternité. Ne plus revenir, écrire des lettres, collectionner des objets, cultiver la science des bagages et des itinéraires, s'absenter pour de bon, cultiver ce qui reste d'une mémoire que le temps réduit au souvenir lui-même fragmenté en autant d'unités de temps qu'on a connu de plaisirs et de déplaisirs, le voyage s'augmentait d'un mythe, il pouvait durer ce que de j'allais moi-même durer et dont je n'avais qu'une idée inexacte ou incomplète. Le château ensevelissait d'autres voyages qui n'avaient peut-être pas eu lieu. La lionne couchée entre deux valets en habits de cérémonie, parfaitement immobiles, fidèles, irremplaçables, avait le pouvoir de m'inspirer la durée du désir. Je ne m'asseyais pas dans le fauteuil parce que c'était interdit. Elle sentait ce qu'inspirent encore les vieilleries d'un autre temps à un jeune esprit qui se sert du passé pour entreprendre des voyages, des visites, des aventures, des rendez-vous. Mon propre passé ne me servait pas. Le comte m'avait évité un vertige dangereux sur la rampe de l'escalier tendu entre le blason d'un parterre sans ombre où nos pas se confondaient lorsque nous nous contentions de le traverser pour nous rejoindre dans tel ou tel salon ou simplement pour nous retrouver à la tangente du rond-point où mon père cultivait d'autres couleurs, géométriques et claires, et la statue de bois de notre ancêtre dont le fils avait été dévoré par un loup inattendu et fidèle, paraît-il, à tous ses rendez-vous. On attendait sa prochaine visite. C'était peut-être moi qu'il dévorerait. Cette mort me fascinait. Un martyr véritable en remplacement de la monotonie et des lendemains sans surprise que nous réservaient nos allées et venues entre la tour et le château, à peu de distance d'un village qui ne nous appartenait plus. Le comte saisit ma jambe, puis il empoigna mon épaule et je poussai ce qui me sembla être un cri de fille. Ma sœur avait été le témoin de cette tentative désespérée de ressembler au funambule qui était peint sur le linteau de la cheminée. Le comte avait rampé sur les marches. Un seul mot m'aurait fait perdre l'équilibre, d'autant que j'avais pris soin de fermer les yeux pour parfaire la ressemblance à l'objet que je venais de découvrir dans le commentaire de Lucile qui prétendait raconter son histoire, avec le peu de mots d'une nouvelle dont elle détenait le secret. J'avais singé son orgueil et parcouru toute l'oblique de la rampe sur la pointe des pieds. J'étais passé sous la torche que le nègre de bois élevait dans la voûte, j'avais enjambé une sphère, un glaive noir et la jambe d'une déesse nue, j'avais continué mon imitation sur l'horizontale que plus rien n'interrompait, excepté l'angle d'une robe que portait, entre les barreaux, un avocat du diable qui souriait à un miroir. Le comte m'avait enlevé à ce décor et je me sentais humilié. Il me demandait maintenant de mesurer avec lui, en se penchant dans le vide que je venais de tenter, la distance qui m'avait séparé un moment d'une mort qu'aucun mot ne pouvait décrire.
Lucile était remontée. Elle caressa ma joue humide. Le comte me tenait prisonnier de son propre corps. Il riait maintenant. Il aimait ces rébellions d'enfant. Il ne me lâcherait pas sans la promesse d'une heure au moins de réflexion avant de recommencer. Ma sœur formula cette promesse à ma place. Pouvais-je la croire si elle mentait ? Nous redescendîmes l'escalier et elle me conduisit dans le jardin où le père travaillait encore. Le comte, debout sous le porche, nous observait. Je ne me souviens pas des paroles de Lucile. Je sais seulement qu'elles m'ont transporté dans son pays. Ce fut une minute d'extase. Je m'endormis. Se souvenait-elle de ce sommeil et de ce qu'elle en fit pour ne pas me réveiller ? Telle était la question que je voulais lui poser avant qu'elle s'en allât comme elle le désirait, c'est-à-dire pour toujours. Je m'attendais à une réponse évasive et quelque peu affectée par la perspective d'un voyage qui promettait d'être l'image fidèle du reflet qu'elle entrevoyait tous les jours dans le miroir de son attente. Mais peut-être lui ai-je demandé autre chose, pour ne pas l'importuner, parce qu'elle me paraissait occupée dans cet ailleurs dont je n'avais pas la clé. Elle a lentement relevé la tête, ce qui l'introduisait dans l'ombre transparente de la treille, et elle m'a simplement avoué qu'elle ne s'était jamais sentie aussi heureuse. Ma mère soupira pour ne pas avoir à commenter ce bonheur dans la perspective d'une attente qui promettait d'être longue à force d'inquiétude. Je ne dis rien. J'aurais pu approuver ce bonheur, ce qui l'eût sans doute augmenté d'un cran correspondant à l'amorce d'une douleur qu'elle aurait peut-être acceptée de partager un moment avec moi. Ses yeux avaient pleuré toute la nuit mais elle avait fini par trouver le sommeil et elle ne se souvenait plus du moindre rêve. J'imaginai un instant ce vide parfait, le réveil comme une nouveauté et les apparences réduites à la possibilité d'une existence parallèle qui servirait cette fois de repaire pour ne plus tomber dans les pièges de l'aurore.
Pouvait-elle me consacrer cette dernière journée ? Ma demande était absurde. On ne pense plus aux autres s'il s'agit de les quitter. L'esprit se tourne du côté de ce futur enfin doté d'un sens qui l'éloigne des tentatives du présent et des impressions d'un passé qui finira justement par ne plus rien signifier. Elle se projetait. Elle était une idée. Ces heures, qui étaient pour nous celles des prémices de l'attente, n'étaient plus des heures pour elle qui allait désormais compter le temps à la mesure du temps et non plus mécaniquement comme nous étions condamnés à le faire jusqu'à la fin de notre vie. Le silence de ma mère m'écœurait. L'absence de mon père, verge sacrée, me déroutait plutôt. Je me sentais laminé, réduit à ce plan, incapable de me soustraire à la forge qui faisait déjà de moi un petit homme sain, équilibré, intelligent, sociable, vigoureux, prometteur. Ma sœur n'était que l'envers de cette personnalité. Je pouvais regarder, poser des questions, je pouvais même donner des signes de désespoir, mais ce qu'on n'attendait plus de moi depuis que j'étais en âge de procréer peut-être, c'était que je m'abandonnasse sans réflexion à ce désordre mental qu'il était en effet préférable d'éloigner de moi et de mon avenir de nègre blanc. Pour l'heure, je surprenais Lucile au beau milieu d'une tentative de description de ce qu'elle était désormais en droit d'appeler les lieux de son enfance. Le porte-mine de ferraille dorée courait sur la double page d'un carnet qu'elle appuyait sur son genou. Elle était assise sur la margelle du puits. Ses lèvres cherchaient des mots que nous n'entendions pas. Le comte, qui revenait de la chasse, la surprit dans cette attitude. Son chien l'avait abandonné en chemin. Il exhiba la poule noire et sanglante. Ma mère s'était déjà levée pour s'en saisir. Sous la treille, le mur portait les traces de ces sacrifices. Le sang nourrissait un rosier aux roses noires qui était une invention de mon père. J'avais vu ces semences jaunes et noires dans une ampoule avec les autres trophées d'une vitrine fermée à clé. Un bouton éclatait lentement depuis la veille. Une autre fleur vieillissait depuis toujours. La tige s'enroulait autour du poteau, se multipliant au niveau d'une panne où ma mère accrochait les lampes qu'on lui amenait du château. Elle les briquait avec une lenteur exaspérante. L'odeur du pétrole l'étourdissait. Le comte lui avait fait respirer une huile aromatisée qu'il lui avait plu. Elle en avait adapté la lumière dansante dans un coin de sa chambre. Ces parfums lui inspiraient des désirs clairs et faciles. Suivant toujours l'architecture de la véranda, depuis la treille et la tonnelle, mon regard retrouvait la cage aux oiseaux, vide d'oiseaux, habitée seulement par des insectes dorés, rouges ou verts, cuivres et noirs. Lucile aimait la visiter avec moi. Les insectes se nourrissaient des plumes des oiseaux dont nous ne nous souvenions plus des existences. L'eau était verte, parfaitement transparente, immobile dans le cul de bouteille qu'une gouttière alimentait les jours de pluie. Ici, le soleil se divisait. Les planches portaient les traces de cette géométrie. Une couleuvre avait vécu longtemps sous une ondulation de tôle. Nous l'avions trouvée morte dans le carré d'herbe de l'étendoir. Les draps claquaient parce que le vent annonçait une pluie noire qui détruisait la pente verte du regain. Lucile voulait évoquer cette mort inexplicable. Elle n'était pas convaincue par les explications de ma mère. La couleuvre, que je n'avais jamais vue d'aussi près, m'écœura seulement. Ensuite la treille reprenait de la vigueur et descendait le long d'un poteau où l'on suspendait, à des clous carrés et obliques, toutes sortes de choses comme du fil de fer, des anneaux, des boîtes de conserve, des ficelles, des bouts de planches, une autre cage défoncée et triste, de vieux journaux, une roue passablement rouillée, c'était un coin de saleté où ma mère faisait régulièrement de la place pour y retrouver des pots de terre qui manquaient aux fenêtres.
Lucile m'entraîna dans l'ombre de ce débarras pour me montrer la porte d'un vieux buffet. Je devais deviner son histoire. Ou l'inventer si j'avais la force de traverser le miroir. Le comte s'était assis sous la tonnelle pour avouer son crime. Il avait l'air tranquille. Il montra le fusil pour tout expliquer. Ma mère avait reculé dans la cuisine. Lucile et moi nous étions déjà en route pour voir les cadavres. Nous trouvâmes mon père dans l'allée principale où il semblait dormir. Il était couché sur le dos et regardait le ciel. Une main était posée sur la poitrine à l'endroit d'une blessure qui ne saignait plus. L'autre main avait arraché un peu d'herbe. Il était pieds nus. La comtesse était morte sur les marches de l'escalier qu'elle avait peut-être cherché à franchir pour échapper aux coups de feu. La mitraille avait déchiré sa robe bleue. Son dos était mis à nu. La chevelure était figée en mèches noires dans le cou. Le nain vomissait entre ses jambes. Il était accroupi en haut de l'escalier. Lucile l'appela doucement. Il tendit les mains pour lui montrer la carte du trésor qu'il était en train de déchiffrer quand tout est arrivé, si vite qu'il n'avait pas eu le temps de crier. Puis il s'était laissé aller à des vomissements douloureux et il n'avait plus pensé à rien. Il déplia la carte et posa un doigt immonde sur une croix. C'était une de ces hallucinations que Lucile concluait par un cri déroutant.
— Rien ne m'empêchera de vous quitter tous, dit-elle enfin. Ni la mort des uns, ni la vie des autres, rien !
Le nain se laissa conduire à l'intérieur du château. Elle avait attendu qu'il repliât soigneusement la carte et qu'il l'empochât. Il savait tout de cette tendresse.
— Si tu veux bien, dit-elle, nous n'en parlerons pas. Reprenons les choses où nous les avons laissées.
Le nain appréciait la flatterie. Le cadavre lui sembla impossible et il se mit à en nier l'existence dans une langue qui n'était que l'effort désespéré de croire le contraire.
— Que se passe-t-il si tu te mets à mentir ? dit ma sœur.
Le nain était interloqué. Ma sœur avait gagné cette minute de silence. Elle en profita pour le soustraire à la vision du cadavre. J'étais seul. Pendant ce temps, le comte était tranquillement assis sous la tonnelle et ma mère était pétrifiée. Il racontait son crime, la préméditation, les premiers soupçons, l'innocence.
— Pourquoi ne serais-je pas encore cet innocent ? disait-il à ma mère qui pensait à la mort. Où sont les enfants ? demanda-t-il soudain.
Elle aurait voulu répondre à cette question pour gagner le temps qui nous était nécessaire, mais elle n'avait plus de voix, la pauvre vieille. Lucile revint.
— Il dort, dit-elle. J'ai ce pouvoir sur ce pauvre esprit. Mais quel pauvre, pauvre esprit !
Je ne devrais pas me raconter tout cela, et surtout pas l'écrire comme je l'écris. Mais je n'y peux rien. Je revois Lucile qui tourne en rond sous le porche en maudissant notre existence et l'inaccompli qui n'est que la répétition quotidienne de la mort qui nous attend.
— Tu ne comprendras jamais ! disait-elle sans me regarder.
Est-ce que le comte avait projeté de tous nous assassiner de cette manière atroce ? Ma mère fabriquait ces cartouches. Avait-il l'intention de s'en servir contre elle ?
— Ce n'est qu'un coup de folie, dit-il.
Il cherchait à l'apaiser. Elle redouta cet espoir. Sa chair devait conserver cette extrême tension. Plus tard, elle confessa n'avoir pensé qu'à nous. Le comte chargea le fusil.
— Personne ne veut mourir, dit-il. Les suicidés ne veulent plus vivre. Moi, je veux revivre, comprenez-vous ?
Il la regardait en attendant sa réponse.
Nous, nous nous disputions à propos du voyage qui n'aurait pas lieu. Lucile me confiait son projet. J'hésitais à la suivre. Le nain, à la fenêtre, se moquait de mes tremblements. Lucile s'interposait entre le cadavre et lui, étendant sa robe.
— Tu devrais dormir, disait-elle.
— Dormir avec cette idée dans la tête ? dit le nain.
Je croyais devenir fou. Le nain ricana.
— C'est parce que tu ne l'es pas, fit-il.
Lucile éclata de rire. Le nain aimait la faire rire. Il se sentait heureux maintenant. Il la convaincrait peut-être de l'emmener avec elle. Elle faisait non de la tête mais ne pouvait pas s'empêcher de rire.
Le comte avait peut-être l'intention de se tuer. Ma mère se raccrochait à cette idée absurde. Elle en déduisait notre survie. Elle souhaita ce suicide. Mais il prenait le temps d'une confession incohérente qui démontrait son innocence. Elle devina qu'il n'attendait qu'un mot d'elle pour continuer ce qu'il avait entrepris ce matin après mûre réflexion. Il y pensait depuis plusieurs jours. Combien de jours ? Il ne s'en souvenait plus. Il ne les avait jamais surpris. Il avait interrogé le nain sans succès. Il ne pouvait plus attendre. C'était arrivé ce matin parce qu'elle partait. Il aurait pu la tuer là-bas et jeter son cadavre aux hyènes bavardes. Cette seule mort l'aurait tranquillisé.
— Et le temps ? dit-il, le temps passé à me souvenir ?
Elle fit semblant de comprendre. Elle ne lui demandait pas ce qui allait arriver maintenant et il s'en étonnait, sachant que de cette manière il la terrifiait. Elle suait. Il aima ces bras humides, le tremblement du menton, l'œil sur le point de se fermer, mais ce n'était pas le moment de prendre le plaisir qui arrivait presque grâce à elle. Il fallait se sauver maintenant. Il avait besoin de son témoignage. Les enfants faisaient ce qu'on leur demanderait. Il redoutait les caprices de Lucile qu'il soupçonnait de prendre elle aussi plaisir quand ça arrivait. Je serais plus docile. Il connaissait ma fragilité. Je lui ressemblais. Que m'était-il passé par la tête en voyant le cadavre de mon père, si je l'avais vu. Ma mère secoua la tête comme pour dire le contraire. Il se leva et s'approcha d'elle. Elle se mit à pleurer.
Nous revenions du château. Le nain nous suivait. Le comte se rasséréna. Il nous héla. Lucile le défiait. Elle allait déjouer ses plans comme il avait déjoué les siens. Ma mère trouva enfin la force de crier. Le comte se retourna et en même temps, le fusil lança un éclair. La chevrotine éparpilla le crépi sur le beau visage de ma mère. Elle savait qu'elle n'était pas encore morte. Le comte avait l'air triste de l'avoir manquée. Il dit :
— Je ne tuerai plus personne aujourd'hui.
Lucile lui arracha le fusil des mains. Elle savait s'en servir. Il l'avait vu tirer des alouettes allongée dans un sillon, le fusil à l'épaule et les lunettes sur le bout du nez. Je n'ai jamais raconté tout cela. C'était la parole du nain contre la mienne. Et j'ai menti pour le détruire. Que me restait-il à détruire encore ? Je me repose la question à l'endroit même où il me semble avoir vu Lucile pour la dernière fois. Et je dois me demander aussi ce que je suis venu chercher, ou retrouver, dans cette tour et dans ce qu'elle ne contient plus.
L'autocar rouge du musée s'est dérouté, il s'est engagé dans la sente. Les visiteurs sont pressés. La Tour du Loup est fermée depuis des années. Il est presque midi. La visite sera rapide. On ne prendra pas le temps de s'imprégner. On secouera cette poussière dans la grande allée avant de remonter dans l'autocar. Le repas aura lieu autre part. Nous jouons mal la carte de cette fin de siècle. Nous sommes allés chercher ailleurs et nous avons sans doute trouvé, puisque nous revenons, nostalgiques et patients, lorgnant le cimetière, l'église penchée, le ciel. Je ne connais pas le gérant du château. On m'en a dit beaucoup de bien. Il a créé quelques emplois qu'on s'est chamaillé sans conviction. Mais le chauffeur s'est engagé dans le chemin de la tour. Les passagers sont vieux et colorés, bavards, pressés d'en finir avec l'heure qui vient de commencer, obstinés, avares. Ils regrettent pour la tour. L'enseigne est un signe. Ils ne monteront pas. Ils ne me saluent même pas. J'aime cette distance, la hauteur, l'oblique, le rouge, l'or des cous et des bras, les montres rutilantes. L'autocar recule sous les saules. Ils ont tous mis pied à terre à cause des ornières que le chauffeur a foulées en leur expliquant. Petite promenade de cent mètres jusqu'à la route. Temps perdu. Nous ne nous angoissons que pour ce qui se perd. Ce qu'on peut retrouver nous engage à mesurer nos efforts. Ce n'est peut-être que cela, la vie, ces efforts, cet effort fragmenté, ce style. Et non pas ce qu'il finit par contenir. Le crabot grince dans la pente. La grille est ouverte. Elle est maintenant commandée de l'intérieur du château. Elle s'ouvre à huit heures le matin et se referme sur le coup de sept heures du soir. Les employés entrent par la petite porte. On ne les voit pas dans les jardins et à peine à l'intérieur. Mais le musée n'occupe en réalité qu'une partie du château. On se laisse conduire.
J'ai promis aux filles cette visite récréative. Roberte nous suivra. L'histoire l'ennuie, peut-être parce qu'elle est incrédule. Il est vrai que nous ne prenons plus le temps d'en parler. Nous n'y pensons même plus. J'écrirai peut-être ce que je suis venu écrire. Les filles respecteront ce recueillement. Roberte l'entretiendra. Il y aura une fin, un feu de joie, je leur ai promis de ne rien achever sans elle. Mais je viens de consommer les heures les plus précieuses de ce temps. C'est que je lui reconnais, sinon une fin, du moins une conclusion et Roberte est d'accord avec moi à ce propos, peut-être parce qu'elle est l'inspiratrice du désir qui m'a conduit jusqu'ici. Une lettre du gérant du château est à l'origine de tout. La Tour ne peut plus rester fermée, écrit-il.
— Il se moque de nous, commente Roberte.
Elle a pris l'affaire en main. Elle s'est renseignée. Le gérant n'a qu'à bien se tenir. Elle ne lui fera aucun cadeau. Moi, je m'étais imaginé que mon alter ego finissait par foutre le feu à cette charpente et à ces planchers d'un autre temps. Il ne restait plus rien du mobilier. Et les murs commençaient à s'écrouler lentement sous la pluie tandis que je m'éloignais pour toujours, certain de ne rien avoir oublié, du moins dans les limites d'un récit.
Roberte avait d'autres projets. L'argent nous servirait à améliorer notre intérieur. Elle en était la maîtresse et la servante, précise comme les mots, infinie comme le texte, intarissable, renouvelée, presque agréable. Elle ne m'avait pas concédé ces quelques heures. Son emploi du temps ne lui permettait pas de me rejoindre avant midi. J'avais pris le train de nuit, rencontré Claire, revu Agnès et commencé à mettre de l'ordre dans le décor de mon enfance. J'allais au puits quand le rouge de l'autocar m'a tiré de ma rêverie. Puis j'ai perçu les voix et le bruit du moteur. Je croyais que c'était fini. Notre voiture est du même rouge. Je cherchais les filles, leurs robes blanches et leurs colliers de perles bleues. Un oiseau traversa ce vertige, noir et vert. Est-ce bien le château qu'on aperçoit derrière les arbres ? Je répondis que de mon point de vue, je pouvais compter les cheminées sans me tromper. La Tour devait leur paraître inaccessible maintenant que je jouais au propriétaire. Avec l'âge, ma négritude est plus apparente. On les renseignera mieux au château. D'ailleurs le gérant nous a demandé de nous montrer discrets. Nous avions fixé un rendez-vous presque nocturne. Roberte tenait à cet entretien. Elle n'avait pas perdu l'espoir de revoir à la hausse un prix sur le point d'être convenu. Elle attendrait le juste temps. La Tour valait ce prix. Sans la Tour, le château finissait par ne plus avoir de sens, bien qu'une moquette servît de décor à un récit parfaitement circonstancié. Bien sûr, on aurait préféré revivre cette histoire sur les lieux mêmes du crime. Les gens ne donnent rien, avait précisé le gérant dans une lettre que Roberte avait su retourner comme un gant. Un scénario, qui était en fait le développement dramatique du récit débité par le gérant lui-même juché sur un tabouret à la tangente de la moquette en question, était joint à cette tentative de fixer le prix de ce qui, selon Roberte, n'en avait pas encore.
— Il y a loin de votre moquette à la Tour, avait-elle conclu, précisant qu'on en reparlerait de vive voix car elle n'était pas une femme d'affaires et qu'elle espérait qu'il en tiendrait compte pour ne pas la rouler.
En même temps, elle m'obligeait à lire cette imitation pour que je lui donne mon opinion et que j'y mette mon grain de sel. Ces tableaux, inspirés par les coupures de presse et par la rumeur, n'avaient que peu de rapport avec la réalité. Je les ai lus pour en approuver la justesse. J'en ai modifié deux ou trois didascalies en arguant que le dialogue me paraissait très véritable et si proche de ce que je ressentais moi-même que je me l'étais joué sans une seule interruption. La fin déplaisait à Roberte. Elle n'y voyait pas une conclusion. Quelque chose n'avait pas été dit. Elle me chargea de rompre ce silence. Et j'avais prononcé cette promesse sous les baisers. Il ne me restait plus qu'à réinventer ce théâtre. C'était à prendre ou à laisser. Le gérant, en connaisseur des ressorts du théâtre, acceptait l'idée avec une joie apparente destinée à dérouter une Roberte qui ne perdait pas la boussole. Dire que dans le train j'ai rencontré Claire.
Cette pensée me maintenait à la surface des choses que j'étais venu revisiter pour leur donner un sens à partager avec un public qui me semblait cependant en savoir plus que moi. Les vieux avaient éprouvé une étrange sensation en me voyant sur le même horizon que la Tour où, leur avait-on précisé, on ne mange plus depuis que le fils de l'assassin a déserté les lieux. L'âge, je l'ai dit, ou plutôt les os sont en train de remodeler mon visage. Je cultive ces changements. Mon nez s'est élargi. Mes cheveux sont bouclés. Je surveille les progrès de ma bouche. Je serais, je n'en doute pas, un vieux nègre savant.
— Vous reviendrez l'année prochaine, leur dit le gérant avant de commencer le récit de notre malheur.
Il est perché sur un tabouret. Il appartient au vitrail qui les éblouit. Ils ne savent pas que cette lumière est artificielle. Ils sont désorientés. Presque morts. L'année prochaine est un vœu. La Tour sera de nouveau le vrai décor de notre attente. Ils sont émerveillés. Oui, le nègre que vous avez vu est le fils de l'assassin. Il n'a pas menti longtemps. Si vous l'aviez vu s'effondrer en plein tribunal. Ah ! ces larmes, cette voix, ce regard ! Il vit aujourd'hui comme un bourgeois. Comme un bourgeois ! Vous vous rendez compte ? Ils reviendront l'année prochaine. Ce que j'aimerais rejouer mon propre rôle ! Et finir par reconnaître, beau comme l'Aiglon, que le comte de Vermort avait fait justice. Il n'y a pas de mystère, mesdames, messieurs, pas de mystère ! Rien que du sang, de la douleur, et le plaisir secret d'exister pour le reconnaître. L'année prochaine, la Tour véritable, la seule capable de nous émouvoir jusqu'au vertige, la Tour redeviendra propriété des Vermort et c'est dans ces murs immuables que nous continuerons de jouer une tragédie que l'esprit n'a pas inventé. Doit-il se contenter de ce décor de carton ? Vous reviendrez, et vous ne serez pas déçus ! Vous reviendrez... c'était presque un vœu.
— Si tu ne te montres pas, avait dit Roberte, ils réussiront à baisser le prix.
Les filles ne comprenaient pas. À leurs yeux, leur grand-père n'avait tué que l'objet de sa folie. Elles dissertaient. Je ne comprenais pas cette légèreté. Je ne les distinguais pas encore. Elles étaient les filles. Je ne les avais pas désirées. Même le fils que Roberte se reprochait tous les jours de ne pas m'avoir donné, m'eût importuné. Je suis jaloux de ma solitude au moment de m'en servir. C'est une servante discrète. Une amante facile. Maîtresse de mes sentiments mais soumise à mes caprices. Carré blanc sur fond blanc. L'autocar redescendait. J'étais revenu sous la treille. Combien de temps avait duré la visite ? C'était le temps que je venais de perdre. Je rentrais pour ouvrir mes bagages. Je transportais mon atelier dans tous les coins du monde depuis tant d'années. Roberte est le chroniqueur de notre errance. Il faudra compter sur elle quand le temps sera venu de révéler le territoire de nos amours. Les filles ne seront pas jalouses. Elles comprennent déjà que nous n'avons rien à nous faire pardonner.
Violence de l'instant. Où es-tu ? Car je sais qui tu es. Je veux dire que je suis le seul capable de te poser cette question. Sifflet.
Notre vie à Paris passe pour un enchantement. L'appartement, la galerie, l'atelier, les préférences. Il ne s'agit jamais que de circuler en évitant de perdre le temps qu'on aurait pu gagner autrement. Même l'atelier a changé. Il y a des rideaux aux fenêtres, le sofa se cache sous un tapis, les lampes désignent les centres d'intérêt, le plafond paraît céleste avec ses suspensions indéchiffrables, une table basse montre sous son verre mes dernières lectures, on se renseigne facilement sur des goûts qui régentent ma vie quotidienne, le travail semble naître de la blancheur dont la fine poussière incruste ma peau. Je suis pris d'un vertige. Je pense que c'est le désir. L'hallucination n'a pas de sens, quel que soit le mode de lecture que j'adopte au moment de retrouver mon équilibre sur les toits où l'on m'a aménagé une terrasse propice à la réflexion. J'y bois des sirops d'angoisse.
— Où es-tu ?
La voix se fait à peine entendre. Ce pourrait être la voix d'une femme, mais je suis fidèle comme une huître. La cheminée est un caprice. Le linteau est sorti de mon imagination. J'avais besoin de cette symétrie. J'ai imité la panne abandonnée d'une autre toiture rencontrée au cours d'une de ces innombrables ballades qui nous ont menés, Roberte et moi, au bord de la réalité. J'ai cru à un miroir. Je n'ai pas cru à notre sincérité. Nous étions peut-être dans un musée. À fleur d'une vision. Épris l'un de l'autre. Nous étions aussi dans le miroir. Ce n'est peut-être que cela, la réalité. Un miroir dont la traversée n'est qu'une idée de l'aventure, la surface étant fidèle et parfaitement reproductible.
Pinceaux en main, je revois les lieux. C'était un musée. La panne, tombée d'une toiture qui n'avait plus de raison d'être, nous inspira des commentaires volubiles. Nous nous sentions libérés parce que nous nous comprenions. L'instant ne pouvait pas durer. À la porte, j'eus la sensation d'avoir perdu le sens que les mots avaient semblé cristalliser pour toujours. Elle renoua l'écharpe autour de mon cou, ajusta les moufles dans les manches et me donna à respirer la surface d'un bonbon qui m'irrita les yeux. Le taxi nous ramena chez nous. Elle eut idée de la cheminée en pensant avec moi à l'atelier que je ne possédais pas encore. Nous étions bavards, brouillons, pressés d'en finir avec la conversation, heureux de ne pas avoir à chercher le bonheur dans les poubelles de la vie sociale, et la conversation s'achevait sur ces conclusions. Arriverait-elle à l'heure prévue ? Je consultai ma montre. Le temps ne passait pas. Pierre m'avait prévenu. Le temps s'arrête. La mémoire a ce pouvoir. Il était revenu pour répondre à des plaintes relatives à la forge dont il ne restait plus qu'un amas de gravats et de cendres. L'odeur gênait le voisinage, sans compter la poussière qui salissait le linge. La pluie aurait fini par transformer cette destruction en ruine. Les ruines ont un charme. Il est si facile de les rendre visitables, de les raconter au fil d'un itinéraire, de les trouver nécessaires. Mais le voisinage n'avait pas cette patience. Il répondit d'abord aux lettres par d'autres lettres, sans trouver le ton qui les aurait convaincus. Il laissa la dernière lettre sur le lit de l'hôtel où il couchait et il prit le train sans se douter qu'il venait de donner un tour d'écrou à son destin. Il en parlait parce que je me plaignais du désordre de mes sensations. Nous étions ce matin sur le chemin de la tour. Agnès nous suivait en silence.
— Le temps s'arrête, dit Pierre, et tout devrait s'achever de cette manière.
— Où es-tu ? dit la voix, et le chemin se remet en même temps à exister, interminable et absurde.
Entendais-je la voix ? Elle s'était manifestée à la descente du train. Il luttait contre la mécanique de sa jambe. Agnès était apparue, furtive et nécessaire, sur l'autre quai, entre les herbes hautes et grises de l'été. Il lui avait souri. Il étreignait une canne de frêne. Son bagage était muni d'une roulette qui l'accompagna jusqu'à l'entrée du souterrain. L'escalier lui parut sordide. Elle montait. Les gens étaient furieux depuis qu'un gosse s'était blessé au cours d'une exploration dans les cendres. Non, ce n'était rien, une éraflure, le cri d'une mère et une assemblée qui cherchait le moyen de se débarrasser de ce souvenir. Lui-même n'avait pas oublié, les flammes, le ciel noir, les écroulements, les explosions. Agnès souleva l'autre côté du bagage, ayant saisi la fourche de la roulette. Il aimait cette robustesse, la décision, le charme discret. Le temps venait de reprendre un sens. Elle ne lui laissait pas le temps de regretter ce qui n'avait été qu'un moment de vertige. Mais il avait voulu s'y perdre. Il désirait encore cette fin. Elle le tirait hors du souterrain. Elle vivait encore chez son père. Elle coucherait chez elle. Le vieux n'y voyait pas d'inconvénient. Le mieux était de vendre le terrain. Qu'en pensait-il ?
— Vendre la maison de mon père ? dit-il.
— Mais, dit-elle doucement, ce n'est plus une maison. Les gens se plaignent.
Il connaissait la chanson. Elle lui avait peut-être écrit. Il ne s'en souvenait pas. Si elle en parlait, il la remercierait, il se contenterait de ce mensonge pour la tenir à distance. C'était encore possible. Il n'était pas si loin de l'anéantissement qu'il avait cru possible en revoyant la vallée à travers la vitre du train. Avais-je vécu la même impression ? Pouvait-on partager ce seul sentiment ? Je sombrai dans le silence. Noyade nécessaire.
Il parlait lentement, cherchait les mots, vérifiait leur influence, n'avais-je rien à dire ? L'attente, le vide, le glissement, l'éternité.
— Je n'en pouvais plus, m'avoua-t-il.
Il croyait se sauver. Elle ne désirait que sa présence. De quoi pouvait-il se passer ? Il n'y avait jamais songé. Il ne lui restait plus qu'à briser le verre de mon silence. Il me regarda simplement pour m'offrir ce sourire qui m'a toujours vaincu.
— Nous prendrons le temps de parler, dit-il en escaladant le talus.
Il n'avait pas d'autres raisons de m'aimer. Agnès releva ses jupes pour franchir le ruisseau.
— Mon Dieu, quelle confusion ! dit Constance.
Il y a dix bonnes minutes qu'elle m'écoute. Elle s'est assise au soleil du côté du château. Tout à l'heure, elle a vu l'autocar redescendre. Elle est allée sur la place interroger les touristes. Il y avait bien quelqu'un à la Tour. Ce ne pouvait être que moi. Elle avait pris le temps de déjeuner tranquillement en pensant à ce qu'elle me dirait pour recommencer ce que nous n'avions jamais achevé ensemble. Un rhumatisme déformant la contraint tous les jours à des soins exorbitants. Elle veut dire qu'ils lui coûtent le temps qu'elle pourrait passer à rêver. Une pronation exagérée de l'avant-bras contribue à cacher la main dans les plis de la jupe. Les touristes lui ont demandé pourquoi on ne visitait pas la Tour.
— Cela viendra, lui avait-elle répondu, puisque vous le demandez.
Ils n'avaient pas aimé cette sensation d'appartenir à l'attente qu'ils provoquent pourtant, me dit Constance. J'avais aperçu sa tête grise après que l'autocar fût redescendu. Elle montait lentement, s'aidant de la canne. Si elle avait levé la tête pour mesurer la distance, elle m'aurait surpris sur cet horizon, triste, paralysé, surpris dans l'effort d'échapper aux conséquences de son retour à la surface de ce que j'imaginais être ma mémoire d'elle et de ce que je savais d'elle. Elle avait tourné le dos au groupe de touristes qui étaient descendus de l'autocar pour respirer ensemble une dernière bouffée d'air pur. Cette éternité les grisait. Elle avait dérangé leur transe, peut être critiqué leur abandon, sans le vouloir. Elle se reconnaissait cette manie de persécuter la paresse mais elle n'y mettait plus toute son âme. Elle ne leur avait pas demandé une description fidèle. Si elle s'était levée plus tôt, elle m'aurait rencontré dans la rue en compagnie de Pierre et d'Agnès. Mais depuis des années, le sommeil l'abandonne bien au-delà de l'aurore et elle se réveille en plein jour, affamée, insatisfaite, rancunière. Ce mauvais poil l'éloigne des autres. Ce sont des évitements discrètement agacés, car on la respecte. On ne recherche plus son opinion. Elle s'en prend à la paresse comme à son seul ennemi. La tristesse de son regard rappelle son ancienne beauté. Les vieux lui ont confié tous leurs enfants. Elle est la témoin de leur recommencement. Elle vieillit plus lentement que la société qu'elle a contribué à recréer à l'image d'un passé dont elle a su entretenir le mythe. Le buste de Jean Jaurès sur le linteau de la cheminée, elle le trouve « splendide ». Mais elle est discrète, attentive, toujours amoureuse des parcelles d'esprit que la paresse n'a pas gangrenées. Le dernier rêve a une fin tragique, insupportable, et elle se réveille pour ne pas mourir. L'air est moite. La maison est rarement aérée. Elle ouvre la fenêtre du salon et la porte du patio, été comme hiver. Elle pose le pied sur l'escabeau, s'appuie sur un coude et se cambre. Elle est assise au bord du lit et regarde la rue à travers la fenêtre dont elle n'a pas fermé les volets. Il pleut, ou le ciel resplendit, ou bien la grisaille lui donne le vertige. Elle a encore les pieds sur l'escabeau, nus et joints, comme ses genoux, et elle s'étire en s'arc-boutant, soulevant les coudes, commençant déjà à souffrir de la main dont la difformité s'appuie sur sa hanche nue. Constance dort nue. Elle préfère l'édredon à la chemise de nuit. Elle se lève nue et un jour elle tombera nue pour ne plus se relever.
Il tire le rideau. L'autocar rouge s'est arrêté sur la place. Les touristes occupent toute la terrasse du café. Maintenant elle entend le bruit de leurs conversations. Elle enfile une chemise qu'elle maudit doucement et entre dans une robe moins austère. Un regard dans le miroir de l'armoire, maudissant la chevelure en broussaille, blanche et terrible. L'escalier est étroit, presque vertical, elle cherche l'appui du mur, pivotant toujours sur le même pied. L'autocar démarre au moment où elle pose le pied sur la dernière marche. La cheminée est éteinte. Elle secoue la cendre du bout d'un tison. Elle s'est agenouillée parce que la braise lui paraissait propice. Elle s'est penchée pour rassembler les brindilles, les éclats de bois, les morceaux d'écorce, et elle a entrepris de rallumer le feu. Les cloches du campanile l'ont tiré de ce rêve étrange. Le feu prenait. Elle arrangea deux bûches sur les chenets. Le carillon répéta deux fois sa mélodie. Ces superstitions la désespéraient encore. Elle chercha la canne. Elle se traîna sur les genoux pour l'atteindre. Le feu se mit à crépiter.
— Bon feu, dit-elle, plus fidèle que la terre, ennemi de l'eau et grand buveur de l'air de rien.
Elle se souvenait de ces vers tremblants. Je les avais peut-être oubliés. Elle s'était assise près du feu en attendant le retour de l'autocar. La visite ne durait jamais plus d'une heure, aller et retour compris. Elle avait cette patience. Et je me confiais déjà, me reprochant cet effort, mais ne l'exigeait-elle pas de moi ?
— Tu vas trop vite, me dit-elle, tu as toujours voulu dépasser ton interlocuteur et il t'a abandonné à tes raisons, n'est-ce pas ?
Elle n'était pas mécontente d'avoir l'occasion de se retremper un peu dans un passé où elle avait eu son rôle à jouer. Il y avait d'ailleurs des années qu'elle ne rendait plus visite à Lucile dans cet autre château où elle semblait heureuse. Pouvait-on croire à ce bonheur ? Il fallait seulement trouver la force d'y croire juste le temps de la visite. Elle adorait prendre le train. Elle aimait les taxis. Elle n'a jamais traversé la mer pour en savoir plus. Des livres à la place de la mer, et le rêve pour jouer le rôle de l'eau. Il n'y avait pas loin. La ville était charmante et le château en question ne lui coûtait pas cher en courses. De quoi parlaient-elles ? Leurs conversations n'avaient pas de sens. Il n'y était question que des visions de Lucile. Elle se souvenait de ces recherches verbales. Elle tentait de lui faire absorber les violettes sucrées qu'elle avait achetées à la gare. Lucile n'était jamais tombée dans le piège. On ne pouvait faire son portrait qu'à travers l'eau dormante. Constance n'effleura jamais cette surface. À la fin de la visite, Lucile lui confiait sa poupée nue et s'éloignait de quelques pas pour évoluer devant elle et lui montrer qu'elle n'avait rien perdu de sa beauté. Le taxi arrivait dans l'allée. Il était temps d'en finir avec cette comédie du non-retour. Constance se promettait alors ne plus revenir et elle m'écrivait des lettres qu'elle jetait au feu parce qu'elle ne pouvait pas m'avouer que ce désir, à force d'importance, était devenu le seul et qu'elle en crevait.
Mais Lucile semblait éternelle. La folie avait commencé à déformer une joue, mais si imperceptiblement que Constance s'en tenait encore à la théorie d'une vague mélancolie que l'amour ou l'argent finirait un jour par vaincre définitivement. Elle montait. Elle avait emprunté le chemin le plus court, peut-être pour me surprendre, à coup sûr pour gagner du temps. Sa tête grise était animée d'un étrange mouvement de rotation. La canne se plantait régulièrement dans l'herbe rase, car elle marchait en marge du chemin à cause de la boue et surtout des pierres qu'elle ne voyait plus. Elle m'avait vu avec Pierre, ayant deviné la présence d'Agnès à la distance qui me séparait de lui. Elle s'était arrêtée pour prendre le temps de nous observer ou simplement pour nous laisser le temps d'en finir avec ce que nous avions à nous dire, qu'Agnès n'écoutait pas, qu'elle fuyait. Elle s'impatientait, assise sur la murette, sous les pommiers en fleurs, regardant tour à tour le fil de la canne oblique et l'horizon sur lequel nous avions l'air de funambules, immobiles ou à peine animés par les nuances d'une conversation crispée qui ne pouvait pas avoir de conclusion. Agnès se chargerait finalement de nous séparer. Constance attendait ce moment, le ciel s'éclaircissait, guillotine. Cette impression la fit frémir. Elle n'avait pas trouvé l'hôtel de Casque d'Or. Commence cela aurait-il pu arriver ? Elle pleura, amère sans doute, mais surtout s'abandonnant à l'espoir d'une mort tranquille, la mort ne tuant que le sommeil et le rêve n'inspirant cette fois aucun réveil, même tardif.
De loin, le visage d'Agnès lui parut masqué d'un loup. Ou bien elle m'a vu, pensa-t-elle, cette garce a les yeux d'un animal à défaut d'en posséder l'instinct de plaisir. Elle n'aimait pas se surprendre à penser en phrase construite pour être soumise à la voix ou à l'écriture. Cette surface la rendait amère et violente. Elle se fit souffrir en cessant de respirer, le cœur palpitant à la limite de la douleur. Mais Agnès n'avait rien dit, sinon qu'il était temps de rentrer, et Pierre était resté sur sa faim, ne comprenant pas où je voulais en venir, parlant d'une Roberte qu'il n'avait pas connu et qu'il redoutait. La main d'Agnès, surprise en visière (il faut bien expliquer le loup par l'ombre) sembla tournoyer dans l'air jaune et gris d'une matinée de printemps que je n'avais pas désiré, tant s'en faut. Le foulard s'était dénoué, une mèche, magnifique, avait coulé sur son visage et j'étais demeuré un instant, l'instant de cet écoulement, dans l'attente de la main, des mains, des bras, de l'étirement de la poitrine, de la cambrure, de la pointe des pieds que je connaissais si bien, du sourire qui ne donne rien, qui éloigne, qui condamne. Le foulard était sur l'épaule. Le chignon, austère, avait fait une apparition, mais elle ne voulait pas m'offrir ce profil, elle se rapprochait de moi en me demandant de l'aider. L'anse du panier toucha la main que je destinais au foulard. Il vola dans l'air, couleur de nuit et d'étoiles. Que me disait-elle ?
Constance revenait à des phrases. Sa patience était mise à rude épreuve. Il ne me dira rien, pensa-t-elle, se reprochant aussitôt de rechercher des subordonnées dont le rôle eût consisté à limiter sa pensée à ce qu'elle savait de moi. Pierre nouait le foulard dans le cou d'Agnès. Elle a toujours eu l'air très belle, pensa Constance, ou désirable, je ne sais plus. S'ils redescendaient par le chemin, elle les rencontrerait au niveau de la cascade dont le cresson expliquerait sa présence à deux pas de la Tour. Ils lui parleraient de moi, s'excusant lamentablement de ne pas l'avoir fait plus tôt. Elle n'avait pas emporté sa serpette. Elle exhiberait des mains vertes et mouillées, se plaignant du dos et réclamant la canne qu'elle oublierait sur le chemin, obligeant Pierre à s'éloigner d'Agnès, ce qui lui laissait le temps de la dévisager, Agnès tentant de dissimuler ce regard obscène, hérité d'une mère dont les pratiques érotiques ont épouvanté la conscience des femmes durant de longues années que Constance, perverse à souhait, se charge d'évoquer si besoin est. Elle relèverait ce menton absurde, luttant contre les muscles du cou, cherchant cette blancheur obstinée dans les plis du foulard. Elle gagnerait. Elle a toujours gagné. Mais elle n'a jamais mordu cette bouche, malgré le désir de recommencer. S'était-on étonné de cette même morsure dans les lèvres bleues de la mère d'Agnès qu'on ramenait sur un brancard ? Je ne désire rien, pensa Constance, luttant contre les phrases, contre la surface, contre le reflet des autres, contre cette infime infinie distance qui la sépare des autres, de ce que les autres doivent être si elle ne se trompe pas de vie. Mais ses phrases n'effleurent même pas la vulgarité qui la sauverait de cette attente. Un seul mot, obscène, infini comme un œuf, propre, clair. Elle prend le chemin des écoliers, levant la jambe au-dessus d'un fil de clôture, gobant l'escargot au passage. Le pré est infini. Des ruissellements ont crevassé sa surface tranquille, les bêtes se tenant à l'écart, lentes, passagères, intemporelles même. Il n'y a pas si longtemps, elle était encore facilement excitée par ces odeurs. Aujourd'hui, elle cherche plutôt à en identifier les fragances, prenant le temps de regarder, de déchiffrer, d'interroger. De l'autre côté du pré, elle se retourne pour saluer Pierre et Agnès qui redescendent l'un derrière l'autre. Agnès fait semblant de ne pas la voir. Pierre n'a pas appris à lutter contre la sincérité qui explique la lenteur de sa destruction. Pierre ne mourra pas, pense Constance, il ne sera pas détruit non plus comme la fleur que je piétine parce que je la jalouse. Pierre s'efface depuis si longtemps, vaincu par la transparence, par la qualité de ses sentiments. Il a l'air joyeux et il tapote l'épaule d'Agnès qui soulève le masque. Constance frémit. À cette distance, elle n'est plus capable d'influence. Agnès sourit peut-être. Elle a cette manie idiote de dire son salut à voix haute malgré la distance. Il faut se contenter de ce mouvement des lèvres. Et le lui rendre. Constance reprend son chemin en se reprochant d'avoir prononcé les mêmes mots avec le même effet. La voix de Pierre parle de champignons. Constance lève sa canne pour confirmer. Champignons à la place de cresson, pense-t-elle, qu'est-ce que ça change ? On passe son temps à mettre des mots à la place des mots, absurde ? cruel ? hypocrite ? fou ? Elle disparaît dans le bois d'acacia.
— C'est son coin, dit Pierre, personne ne le revendique.
Agnès hausse les épaules. Pierre ne change pas les mots. Il respecte le verbe. Pure superstition. Coq à l'âne. Cocaïne. Sujets des conversations. Ils ne se sont rien dit, pense Agnès, toujours ce temps perdu, ce cri, et ce qui arrive aux autres parce que j'existe. Elle entend le souffle de Pierre, les claquements de sa jambe, la pipe et le briquet dans le fond de sa poche. Morsure des lèvres. Je ne me souviens pas. Expliquons-nous. Et elle reprenait le cours de sa pensée.
Il avait fait le tour par l'orée, redescendant un chemin plus, moins. Constance la voyait encore. Elle suait légèrement. Une main caressait les herbes folles. Le blé était en herbe. Le ruban d'herbe rase était propice (le mot qu'elle cherchait) à sa lenteur. En levant la tête, elle vit le monolithe, noir, transparente surface, le lierre y formait une figure, une sorte de pantin animé par le vent, en surface, et la surface du ciel comme un couperet, glissement, elle ne criait plus comme une enfant. Ensuite il fallait emprunter un sentier de bête, lever haut le genou, souffrir, une douleur réveillée pour la journée, entre la dernière dorsale et la première lombaire, difficulté de rotation, elle tourne plutôt la tête, ne fait plus face. La première marche blanche et verte l'épuisa. Les bêtes y avaient laissé la trace de leurs sabots, verticale. Elle planta la canne en terre et se hissa.
— Je suis ce que je suis, chantonna-t-elle sans être entendue.
Seul un oiseau se taisait, l'insecte étant muet par nature, elle observait cette gueule au lieu des ailes, étant enfant. Une bonne explication, un sans faute, l'idéal, le style, en finir avec la mémoire, ou la transformer par l'action d'une littérature exemplaire. Lucile avait lu ces mémoires sous son influence. Accident ou suicide ? Dieu le sait. Dieu, du brouillon musical à la musique du texte. Quelle aventure que je n'ai pas vécue ! Elle passa sous les épines. Quel parfum ! Quelle fête pour mes yeux fermés ! Je serais presque heureuse. Je ne le serai pas. L'ombre la fit frissonner. Sa jupe noire s'accrochait. Elle montra la chemise, la dentelle blanche. Elle n'entrait jamais dans la soie noire qu'on lui destinait. La culotte soutenait un ventre mou, les viscères à fleur de peau, vieille paresse, elle n'avait pas enfanté. Elle se hissa sur l'oblique du schiste. Les forces lui manquaient déjà. Elle se retourna pour retrouver Agnès qui batifolait sur la route.
Pierre entrait dans le bourg. Il allait bon train. Amateur de froidure, mais il ne se réveille plus. Elle soupira, sa voix fila et elle ferma encore les yeux pour aller à la recherche de l'odeur de la terre. Les bêtes ne passent plus par là. Qu'iraient-elles chercher là-haut ? Le pré de sa mémoire avait disparu sous la broussaille, le taillis naissant en bordure du chemin. Agnès la regardait. Elle voyait le corps noir, géométrique, devinant les mains, la tête grise et la buée dans l'air. Elle ne s'étonnait pas de la voir vaincue par la pente. Elle n'avançait plus. Un roncier avait effacé toutes les traces d'un récent passé. Elle jeta un œil agacé dans ce mélange. Faux chemin, fausse existence des choses, la mémoire tente d'exercer un pouvoir lyrique sur ce qui continue d'exister, elle n'ira pas plus loin, elle était vaincue et Agnès s'était arrêtée sur la route, elle avait sifflé Pierre qui s'était retourné, un peu éberlué par le sifflet qu'il n'attendait pas de sa part. Elle lui montrait l'ubac de la colline qu'ils venaient de redescendre à l'adret. Constance avait abandonné. Il n'avait jamais vu ce carré noir entre la broussaille et la dernière marche. Elle l'avait franchi cependant et se tenait maintenant debout dans un angle, méditant la descente, la glissade, elle va se rompre le cou, dit-il en même temps.
— Elle a perdu la tête, dit Agnès.
Pierre était dans le pré adjacent mais elle l'avait arrêté. Constance ne répondait pas aux signes. Que cherchait-elle ? Elle entrait à demi dans les ronces, s'immobilisait, puis on la voyait en sortir lentement et prendre le temps d'arranger la jupe noire sur la dentelle blanche. Pierre cria son nom mais la voix prenait toujours le chemin de l'adret. Il renonça. Constance reconnut cette paresse. Agnès semblait l'articuler. Ces fils à la place de l'amour. Constance cracha. Puis elle les salua, prenant le risque de les attirer. Elle ne se souvenait plus si la voix portait jusqu'à la route. Ils entendraient peut-être un cri de détresse à la place des mots destinés à les tranquilliser. Excellente occasion de mettre à l'épreuve tout le fourbi des théories qu'elle n'avait plus le désir de vérifier. Les mots volèrent. Sa voix lui parut étrange. Elle avait aussi oublié l'influence du ciel inaccessible par essence. Les mots tendaient toujours à s'élever dans l'air, à la limite du ciel. Enfant, elle se sauvait. Dans l'eau, elle n'avait crié qu'une fois et son père avait cru qu'elle se noyait. Étrange paralysie, les vaguelettes clapotaient à ses pieds, et elle attendait qu'il allât au bout de sa peur. Il ne lui reprocha pas cette attente. Elle prit appui sur le sable. Le bon l'extrait jusqu'à la hauteur des cuisses. Il vit ce corps comme il ne l'avait jamais vu. Elle lui assura qu'elle n'avait pas crié. Elle avait simplement voulu exprimer son bonheur. Elle était désolée. Elle se laissa enfouir dans le sable chaud. Il l'enterra presque tout entière, ne laissant à l'air libre que le visage enfant, la confiance, l'amour peut-être. Et il continuait de lui dire qu'il ne lui en voulait pas, que la seconde de paralysie n'avait pas duré autant de temps qu'elle l'affirmait et que son propre bonheur dépendait du sien. Minutes d'amour intense, la mer dans un coquillage. Elle ne voulait pas promettre de ne pas recommencer. Il s'acharnait, réduisant le visage, déposant les pincées de sable sur ses paupières fermées. L'avait-il torturé ? Était-elle le prix à payer ? Elle avait été le témoin de sa transe. Elle lui devait ces minutes d'amour. Il se pencha sur elle pour embrasser le bout de son nez. Elle ne pouvait plus ouvrir les yeux à cause du sable et maintenant le sable dégoulinait sur ses joues. Le chien cherchait à la déterrer. Elle reconnaissait cette obstination. Il jappait à cause de la main qui le menaçait. Mais ses griffes atteignaient ses orteils sans la blesser. Combien de temps avaient-ils lutté ? Elle sous terre, et eux sous un ciel éclatant. Elle ne pourrait jamais tenir cette promesse insensée, si jamais elle la prononçait parce qu'elle ne voulait plus jouer. Une passante lui reprocha sa cruauté. Il bafouilla. Le chien jappait, sautillant dans l'eau. Constance se souvenait d'avoir désiré cette lutte. Ils étaient presque nus, ennemis, incapables d'aller au bout de leur désir. Le chien en profita pour dégager les jambes. Il renifla le ventre, ce qui la chatouilla. Elle rit et le sable sauta en l'air. Cette fois elle surgissait de la terre, toute nue et parfaite. Ils la regardèrent retourner dans l'eau. Elle plongea dans la première vague. Le chien n'avait pas osé franchir l'écume. Il jappait. Cette fois, elle avait utilisé tout son corps et il s'était docilement appliqué à la surface du sable. C'était agréable. Il remonta. Le soleil l'éblouit.
— Petite salope ! dit son père au-dessus d'elle.
Il riait. La femme s'était assise dans les vaguelettes. Elle riait aussi. Ils mangeaient dans une gargote. La table était installée sur le sable. Elle aimait surtout le repas du soir. Les passants les regardaient et elle pelait les fruits avec la fourchette et le couteau. La femme s'était maquillée et elle portait une robe transparente. Elle avait toujours l'intention de danser et refusait de parler des choses de la vie comme elle les appelait. Constance aimait ce silence. Elle les oubliait. Il s'ennuyait. Il regardait la piste de danse, encore déserte à cette heure, à moins qu'un enfant, qu'elle ne connaissait pas, en utilisât l'extrême périphérie pour éprouver l'esthétique des bolides qu'il amenait dans sa poche. Un lampion éclairait la table. Les moustiques étaient agressifs mais rares. Elle ne s'en souciait plus. Elle avait eu horreur de ce sang. Le sang des autres.
— Les insectes, lui expliqua son père, n'ont pas de sang, pas d'os, ils ne « respirent »pas.
Mais ils étaient rares et leur taille les trahissait. Le silence l'émerveillait. C'était un achèvement agréable. Elle pouvait encore rester éveillée deux bonnes heures qu'elle consacrerait à une promenade suivie d'une lecture. Elle révisait le matin les leçons de l'année qui venait de passer. Le temps était agréable. On pouvait se servir de sa lenteur pour approcher le bonheur. Les livres avaient un sens, la parole du maître était inoubliable, ses yeux, le nez aquilin, les mains qui accompagnaient l'explication, le texte réduit à la matière, et la matière objet du désir. Ensuite un bossu, qui avait l'air jeune et qui marchait comme un vieux, se mettait à balayer la piste de danse. L'enfant avait fui. Le bossu empochait le bolide rouge. Constance l'épiait. Elle ne rencontra qu'une fois ce regard désespéré et, à partir de ce moment, elle se mit à redouter de le retrouver sur la promenade, ce qui l'eût désespérée à son tour. N'y pensons plus, pensait-elle. Ne pensons plus à l'ennui, au désir, ne pensons qu'au bonheur. Elle écrivait le bonheur sur des cartes postales, double collection dont elle ne fit jamais rien d'ailleurs. Elle ne se souvenait même plus de l'endroit où elle les avait abandonnées. Peut-être la virginité, ou la révolte, elle ne sait plus. Elle eut d'autres passions. Elle ne dansa qu'une fois mais la femme n'était plus là pour apprécier sa récente beauté. Le bossu avait vieilli. L'enfant avait disparu. La table était encore agréable. La lumière paraissait plus descriptive. Le silence était troublé par les conversations. Elle était sur le fil d'une de ces conversations et son père exprimait un ennui douloureux. Le monde devenait intangible. C'était sa consistance qui était mise en jeu. La musique avait changé. Petite fille, elle troublait vaguement sa recherche du sommeil. Il lui était arrivé de se pencher à sa fenêtre pour les regarder danser. Ils perdaient un temps précieux. Elle se promettait tous les jours de ne jamais sombrer dans la facilité. D'où la nécessité d'un secret avec lequel elle mourrait. Elle chercha longtemps ce secret. Peut-être une goutte de la rosée de l'or du temps. Peut-être. Les mots devenaient inutiles. Le bossu était accroupi à l'écart de la foule, perché sur le parapet. La règle était de ne pas rencontrer son regard.
— Je n'aimerais pas le connaître, dit-elle tout haut, il m'a suffi d'une fois !
Elle parlait dans les branches du bougainvillier. Elle croyait reconnaître la robe de la femme. Si c'était elle, elle s'en donnait à cœur joie. Son père perdait le reste du temps en marge de la fête, fumant et buvant, opinant même, car il n'aimait pas qu'on le crût indifférent, ce qui lui arrivait quand même, bonnet distrait par le passage de la beauté qui ne pouvait être que celle d'une femme, celle des autres. Les matins étaient presque tristes. Constance ne voyait personne à part le personnel de l'hôtel. Elle descendait dans la salle à manger et déjeunait seule en maudissant cette solitude propice à l'épanchement des irréalités nocturnes. Le serveur caressait ses cheveux. Il la flattait. Elle avait posé le livre sur la table, ouvert sur une illustration qui, introduite dans le quotidien auquel tout le monde appartenait, inaugurait la métaphore du jour. Le serveur y voyait plutôt un message d'amour. Il caressa ses épaules. Elle soupirait et refermait le livre, récupérant dans le même geste son foulard, son étui à lunettes et sa serviette de bain dont un angle était noué pour ne pas perdre une bourse de cuir vert et rouge où elle avait accumulé des commencements de secrets. Cette fragmentation était une bonne raison de se désespérer. Le serveur frôla sa poitrine. Il la respirait. Elle était enchantée par la propreté de cette peau. Elle avait tendance à suer et luttait fébrilement contre le duvet. Cette différence enfermait son cœur. Elle n'avait plus l'âge de se baigner nue et il ne pensait qu'à la déshabiller. Troublante curiosité. À midi, il les servait sur le sable sous un parasol de palmes où devaient dormir les moustiques du soir. Elle n'aimait pas cette lumière. Son père lui reprochait clairement, mais sans insistance, des toilettes vicieuses. Il associait ce mot à des cercles incompréhensibles qui lui donnaient le tournis. Mais cela ne durait pas. Une femme, toujours plus belle, s'asseyait et demandait un apéritif qu'il commandait sans oublier d'en nuancer au moins une des composantes qui était tout ce qu'il savait des secrets de la femme en question. Elle s'ébrouait, facile et heureuse, polichinelle à souhait, en tout cas filante comme les étoiles auxquelles elle s'efforçait de ressembler pour lui plaire. Ces perfections agaçaient Constance, quand elles ne l'irritaient pas carrément. Le corps des autres ne pouvait pas être le lieu de la découverte. Elle pensait avoir le temps, enfin : cette pensée lui donnait le temps. L'après-midi, ils allaient sur la plage. Elle se laissait courtiser et repoussait aimablement les propositions de rendez-vous sur la piste de danse où elle ne voulait pas perdre son temps. Elle était claire, incisive, pénétrante, définitive. Ces érections à peine dissimulées l'enchantaient. Il était clair qu'on ne la désirait pas. Elle n'était que la représentante d'une idée de la nature qu'elle n'avait pas la moindre intention de partager avec des inconnus qui devaient le rester à jamais sous peine de désespoir. Elle luttait tous les jours contre cet enfoncement du sens. Son père disparaissait sous les vagues qui portaient la femme du moment. Aveuglette sinistre. Constance pissait doucement dans le sable. Le chien était interloqué. Elle avait oublié le livre. Il manquait toujours quelque chose à son attirail parce qu'autre chose avait détourné son attention. Le livre au serveur, les lunettes au marchand de glaces, la serviette avec tous ses secrets, au bossu qui la lui ramenait, prévenu qu'il ne devait pas la regarder, ni même lui parler. Il était à genoux dans le sable et semblait prier. Les bavardages de Constance l'humiliaient.
— Il m'a manqué une mère, dit-elle, et un père au fond puisque j'ai cru que je pouvais atteindre son cœur.
Elle avait fini par trouver un chemin à sa mesure.
Pierre la vit s'enfoncer dans le roncier.
— Ne regarde plus, dit Agnès.
Elle était passée devant lui sur le chemin et elle pressait le pas. Pierre jeta un œil docile sur les mollets tremblants, puis son regard chercha Constance dans l'ombre du roncier. Il vit sa robe noire dans le taillis. Il marchait vite. L'air devint acide. Il se plaignit, mais Agnès ne se retourna pas. Elle se signa à l'approche de l'église, passant dans l'ombre du clocher qu'il contourna, entrant dans la vigne ensoleillée. Constance surgit dans mon dos. Je l'attendais à l'orée du bois, elle arrivait de choisir la remise et le chien n'avait pas aboyé.
— Le chien ? fit-elle.
Je l'embrassai. Elle me pinça la joue. Ces proximités la déroutent. Elle préfère la distance d'une table ou d'un feu. Elle évoqua d'abord ses nuits tranquilles, l'accélération de l'aube, cette lutte contre la mort qui est un personnage de la chronique plutôt que de la fable. Je l'invitai à entrer. Elle préférait le soleil, feu pâle. La chaise était restée dans l'herbe. Elle en vérifia l'assise, me parlant de sa jambe et d'une douleur qui affectait son épaule.
— Tu redescendras un peu, me dit-elle, je te montrerai le chemin.
La canne avait glissé dans la pente du taillis et avait disparu dans les fourrés. Elle avait fait le reste du chemin sans cette aide précieuse. Elle cherchait la clairière. Elle se souvenait de cette lumière. Elle reconnut le talus de fougères, les frênes penchés, les aubépines, mais l'ombre habitait les lieux en maîtresse. Elle avait laissé échapper la canne au moment de deviner le mur de la tour dans les feuillages bleus des frênes. L'humidité de ce coin d'ombre l'avait suffoquée, sans compter qu'elle avait dû enjamber l'écroulement d'un portail fait de vieilles planches et de barbelés. Le liseron marquait la fin de la pente. Elle reconnut le toit jaune de la remise, la cour avec sa roche blanche et l'amorce du chemin vertical, dur et terreux, qui semble s'écouler du château comme d'une blessure pratiquée dans le ciel. Ces émotions la pétrifient et elle se laisse aller si elle n'est pas en présence des autres. La douleur s'installe dans sa gorge, elle ne pense plus à lutter, elle désire cet abandon qui n'est pas dans sa nature. Ses souliers sont crottés. J'aurais pu la voir danser dans l'herbe humide pour y frotter le cuir de ses souliers, mais je l'attendais du côté du château, indécis, prêt au silence, à l'attente. La canne perdue était un prétexte. Elle secoua la chaise, éprouvant l'assise de chaque pied.
— Tu as dormi dans le train ? dit-elle.
Je fis oui de la tête, puis je précisai que je m'étais payé le luxe d'une couchette.
— Dans ces voyages en Orient, dit-elle, on couche dans des lits.
Je connaissais cela aussi.
— Je n'aime plus la pluie, dit-elle en regardant le ciel, et le ciel me déroute maintenant. Cette enfance est le seul moyen, il n'y en a pas d'autres, je veux dire : pas l'amour, tu comprends ?
Elle ne me regardait plus. Je pouvais me mettre à la recherche de la canne avant que l'humidité. L'humidité est une sensation. Elle me recommandait de ne pas perdre mon temps à la chercher dans le taillis. Elle l'avait vue entrer dans le fourré. Elle ne pouvait pas aller plus loin.
— Ce n'est pas un voyage, n'est-ce pas ? dit-elle.
Paris, ce train, la couchette et cette demi-obscurité. Elle se souvenait vaguement d'un de ces déplacements.
— Le mot voyage appartient à l'aventure de nos personnages, dit-elle. Le chien ?
Elle me regardait de nouveau. J'entrerai tout à l'heure. Roberte arriverait avec les filles sur le coup d'une heure.
— Et le fils ? dit-elle.
Je rougis. Elle reconnut ce feu. La colère. Le désir. Mais il fut de courte durée.
— Dans les fourrés ? dis-je.
Elle était chaussée de solides souliers. Le cuir était propre et l'herbe avait coloré les lacets.
— Je n'ai jamais voyagé seule, dit-elle.
C'était la nuit. Nous ne voyagions pas. Nous nous déplacions. Nous pensions changer le décor de l'amour. Nous ne dormions pas. Il n'y avait rien de définitif. Pierre m'avait prévenu. Elle ne délire pas. Elle est en équilibre sur le fil d'une conversation. Et j'avais renoncé à lui rendre visite. J'avouais ma félonie. Je n'arracherai pas cette larme. Elle m'offrait le spectacle de son visage.
— Tu ne m'as jamais regardée dans les yeux depuis.
Elle me retenait par la manche. Son autre main caressait mon poignet.
— J'aurais tellement aimé t'avoir créé, mais tu n'existes pas.
Pierre n'avait pas cherché à me convaincre. Il pensait que je n'aimerais pas perdre un temps que Roberte pouvait trouver précieux.
— Ainsi tu as un fils ? dit-elle. Je le sais de la bouche de Pierre.
La trace de ses pas dans le taillis, presque linéaire, et une diagonale glissante en direction des fourrés, c'était là que je retrouverais la canne perdue à cause d'un vertige, mais elle me retenait, elle avait tant de choses à me dire, tant de choses à extraire de mon silence et surtout de cette attente. Elle se souvenait de ces voyages, si c'étaient des voyages. Elle n'était jamais seule. La règle était de ne pas dormir. Ne pas se laisser bercer par le temps qui prend corps, de ne pas s'abandonner parce qu'il s'incarne. Chair des choses. Il y avait si longtemps qu'elle ne montait plus à la tour, en tout cas pas par ce chemin, si c'est un chemin, c'est peut-être un voyage. Elle préférait des plages ensoleillées, les galets du bonheur, la nudité facile, inutile, l'espoir. Le train lui révélait des soleils conformes à son désir de dépaysement. Chronique des géants.
— Nous descendions sur le sable, dit-elle, pour rien, pour ne rien dire, ne rien tenter, ne rien abandonner au désir des autres.
La femme lui paraissait seulement belle, savante en matière d'habillement, experte en exhibition, pendant que son père s'éloignait d'elle et de toutes les femmes qu'il désirait, ne les aimant pas comme il aurait pu aimer une seule d'entre elles si elle avait consenti à devenir la créatrice de sa propre existence.
— Un père incréé, dit-elle, les femmes qui n'ont pas leur mot à dire, et l'enfance comme seule chronique.
Elle revoyait le bossu chaque année. Il perfectionnait sa diction, les pieds dans l'eau, quand la plage était déserte. Ce fut un long voyage, ces années d'approche, depuis la fenêtre où elle l'avait aperçu dans cette attitude jusqu'aux premières vagues où elle l'avait surpris dans les instances d'un Cid, qui pouvaient être des stances, à la voix de rocaille et d'écume. Ses joues étaient gonflées et les lèvres soulevées par les galets. Elle le surprenait à la tangente de l'effort auquel il ne soumettait que son apparence monstrueuse. Le corps est le seul ennemi. Il connaissait sa fin avant tout le monde. Elle devinait la nécessité de cette souffrance. Il cracha les galets, s'étant retourné par discrétion. Ils retournaient à l'onde et s'enfonçaient dans le sable. Elle cita le nom du philosophe. Il sourit.
— Tout le monde connaît cette histoire, dit-elle.
Le sourire se transforma en crispation. Il attendait. Il était sur le fil. Et elle se mit à courir dans les vaguelettes en l'appelant. Il n'aima pas ce surnom. Il la détesta. Mais il fallait que ça arrive. Il avait toujours su que ça arriverait. Il savait déjà tout de la cruauté qu'elle jouait si le public était à la hauteur de son angoisse. Le plaisir était de la suivre sans lui demander où elle allait. Ce furent là de vrais voyages. La promenade aboutissait au portail d'un phare. Elle s'adossait à ce portail limite de ce qu'il pouvait espérer d'elle. Elle se sentait prisonnière. Les promeneurs s'arrêtaient plutôt au bout du parapet. Le bossu était assis sur cette roche, le regard immobile, peut-être à l'horizon, il semblait méditer ou se plaindre, il n'était pas possible de le savoir. À ses pieds, le sable descendait jusqu'aux galets blancs et gris. Il l'attendait de ce côté de la plage, car elle avait franchi le portail. Cela pouvait durer des heures. Cette attente. Ces pages jetées au feu de la chronique. Les chiens le reniflaient en passant. Encore une journée perdue, une raison de ne pas s'aimer en jeune singe. Elle n'arrivait pas. Ou elle le surprenait, véloce à la surface des galets et elle revenait sur la promenade après avoir couru dans l'escalier où elle avait bousculé des enfants de son âge. Les cris le déroutaient. Ce que je suis, pensait-il, uniquement ce que je suis. Et il la perdait de vue. À l'hôtel, sa mère lui avait recommandé le silence. Il devait aussi surveiller le temps de ses mouvements. Cette attention l'épuisait. Dans la nuit, toute l'énergie s'évacuait comme un rêve. À table, sa lenteur exaspérait sa mère qui lui pinçait la peau dans le dos. Il renversait le contenu de la cuillère et se mettait à pleurer. Elle le traitait d'insecte et lui parlait des insectes pour préciser le sens de sa pensée. Il désespérait de jamais arriver à trouver le juste milieu de chaque chose qui avait de l'importance. Le milieu des filles était une de ces choses. Il ne voyait que la ligne de ses yeux. Elle ne le regardait pas. Elle savait déjà tout de lui. Son père lui reprocha cependant son manque de discrétion. Elle se trouva belle en indiscrète. Le mot convenait à sa beauté. Évidemment la femme ne disait rien. C'était une femme soucieuse de ses lignes et de la fleur de sa peau. Elle mangeait comme une poule et Constance examinait en experte cette gorge soignée que des doigts délicats caressaient quelquefois quand elle se sentait importante. Constance imita ce geste devant le miroir. Le miroir est toujours le premier double et c'est le seul véridique. Elle ne pouvait pas en parler avec la femme qui avait d'autres soucis en tête. Constance pensa aussi à un insecte en voyant le bossu manger. Elle le haïssait. Fuyait-il les miroirs ? Il y en avait un au plafond. Le bossu n'y avait plus l'air d'un bossu mais il continuait de ressembler à un insecte. Sa mère le réprimandait. Il avait toujours cette rougeur des pommettes. Était-elle honteuse ou seulement désespérée ? Si tout était à refaire, y aurait-il un bossu dans sa vie ? Cette seule pensée était épouvantable. Le pauvre bossu n'existait qu'à la faveur du fil qui le reliait encore à la réalité. Elle avait le pouvoir de le rompre par la seule expression de ce désir que personne ne songerait à lui reprocher. Mais voyons, expliquerait-on au bossu éberlué, si c'était à refaire, tu ne serais plus le même, voilà tout. Ne désires-tu pas cet autre ? C'est tout ce qu'elle te souhaite. Au lieu que le père de Constance pouvait s'enorgueillir de posséder encore une fille dont la beauté était une chance à ne pas rejouer. Elle était aspirée par ce futur fabuleux que lui promettait sa beauté, tandis que le petit bossu était voué à une existence seulement marquée par l'absence de miroir. Un portraitiste avait un jour enjolivé cette seule apparence. Le pire, c'est qu'il se reconnut. Il était encore lui-même, malgré l'ombre où le peintre avait tenté de dissimuler ce qui lui avait semblé raisonnable d'oublier à la faveur d'un regard qui exprimait peut-être la reconnaissance. C'était là toute l'influence d'une mère qui avait eu d'autres amants moins propices à l'élévation de son désir. Le ralentissement était autrement destructeur. Il ne comprenait pas les évidences de ce style et s'abandonnait aux célérités de son organisme dès qu'elle ne pensait plus à lui, ce qui arrivait si un homme occupait sa place juste le temps d'un plaisir pointu et comme à la surface de ce qu'elle voulait être aux yeux du monde. Le monde se réduisait à ce cri et la femme qui naissait de cette intimité ne pouvait pas avoir de réalité. Notre bossu s'inventa donc une fiction à sa mesure. Constance n'en remettait pas en question le bien-fondé. Elle n'en avait peut-être pas conscience. Elle n'était que le revers de cette surface. Il en était réduit à tout imaginer d'elle. Ses progrès en matière de ralentissement étaient prometteurs. Cette victoire sur la chair, et il s'agissait d'une chair anormale et inacceptable, ne lui procura aucun plaisir. Sa mère voulait douter. Quand serait-il de leurs rapports sans ce doute quotidien qui pouvait passer pour de l'amour ? La cuillère entrait dans sa bouche sans se cogner aux dents démesurées qui déformaient son sourire jusqu'à la grimace qui était sa seule offrande à la beauté, Constance savait cela, elle commençait même à s'en nourrir. Pure curiosité. Elle n'avait pas l'âge de céder aux avances du serveur qui se serait régalé sans doute. Erreur de jeunesse. Tout souvenir a un commencement et un but. Récit facile et au fond tout le contraire de la nouvelle. Il ne lui restait plus qu'à en savoir un peu plus sur la personne de ce bossu. Avec discrétion. Elle n'était pas curieuse des tremblements du serveur. Elle les expliquait parfaitement, sans cette erreur qui se glissait entre les pages déjà composées à propos du bossu et qui les rendait illisibles et en tout cas impropres à des travaux d'approche plus définitifs, durables, importants même. La femme n'était d'aucune utilité. D'ailleurs, elle quittait la table avant la fin du repas, qui était borné par un café corsé et un commentaire sur le sujet du jour, lequel était né quelque part dans cette zone incertaine et véridique qui succède au réveil. S'en souvenait-il ? Constance lui rafraîchissait la mémoire en ne cachant rien de sa déception. La femme n'était plus là pour la contredire ou la traiter de menteuse. Son père prenait alors d'infinies précautions en abordant le sujet par ses aspects les plus triviaux. Elle ne l'interrompait que pour le forcer à gravir cette pente toujours un peu obscène. Sisyphe n'agit pas seul. C'est là tout le secret. Il n'est que l'ouvrier du mythe. Elle aimait ces cadences, cette recherche du point où la pensée reprend haleine. Son père se prêtait au jeu de bonne grâce au fond. Il ne demandait qu'à lui plaire. Il avait peut-être le sentiment de l'aider. En tout cas il ne semblait pas avoir l'intention de l'abandonner. Il finissait par avouer qu'elle avait raison et il se promettait de se montrer plus attentif à ces réveils que Constance explorait à fond pour donner un sens au reste de la journée, surtout pour que ces heures, dont il ne savait à peu près rien, ne servissent pas de prétexte au commencement d'une nuit sans fin. Ces commentaires éblouissaient le bossu, surtout parce que Constance en était l'égérie. La question était de savoir si elle apprécierait ses propres efforts d'imitation. Elle lui tournait le dos pour ne rien perdre de ce que son père tentait d'enfermer. Elle serait un jour la geôlière de cet héritage. Jalouse (sans doute ou peut-être), fidèle (une bonne question), obstinée (elle s'en croyait capable). Mais pourquoi cette confession à une vie de distance ?
J'avais posé ma main sur le dossier de la chaise et je sentais la chaleur de son dos. Elle avait sué. Les derniers mètres lui avaient paru infranchissables. Elle avait pensé au mot calvaire (tête de mort) comme chaque fois qu'elle avait une raison de ne pas se laisser absorber par cette matière verbale, purement verbale, éternellement verbale. Des verbes et non pas des idées. Un langage et non pas une pensée. Écriture au lieu du style. Je lui servis le verre d'eau qu'elle demandait.
— Ensuite tu iras chercher ma canne.
Cette recherche m'hallucinait déjà. Revenir sur ces lieux. Aujourd'hui le taillis ne produit plus les arbres de mon enfance. Le sauvageon est une herbe sans lendemain. Même la clôture a disparu. Le Massey massif, rouge et vert, dans les ronces. Sa main me retient.
— Plus tard, dit-elle, ou jamais, peu importe, tu en tailleras une autre dans le noisetier, tout à l'heure.
L'ombre des frênes se rapprochait. Elle fit mine de se lever. Elle ne renonçait pas. La lumière-temps pouvait suffire. Du coup, la limite de l'ombre dans l'herbe me sembla animée de la même vie. La lumière réduite à une ligne. Ce qui reste. Représentation.
— Tu te souviens ?
Les leçons. Les choses. Tout à l'heure l'ombre semblera chasser la lumière à la surface de son corps. Elle aura la sensation de déplaire. L'ombre continuera jusqu'à la tour puis elle l'enveloppera dans une autre immobilité, temps de préparer le feu, la cuisine, la conversation. Tu te souviens ? Ou bien il se mettrait à pleuvoir, la porte resterait ouverte à cause de l'influence du vent sur la cheminée. Après la pluie, elle aimait dénicher les escargots. Elle ne les mangeait pas. Elle les amenait chez elle et les lâchait dans le jardin qu'ils repeuplaient aussitôt. Cette croissance l'émerveillait. Le jardin n'était plus cultivé depuis longtemps. Tout y était abandonné, détruit, irréparable. Seule l'allée entre les sols avait conservé un peu de sa couleur. Elle ne menait nulle part, sinon au pied du mur qui appartenait au voisin et qu'elle utilisait sans sa permission pour y suspendre des pots de fleurs qui pouvaient être selon la saison des géraniums, des rosiers, du lilas ou cette fleur des champs qu'on appelle la pimprenelle et qui a à voir avec les forces occultes qui nous environnent sans agir sur nous autrement que par l'influence de leur présence possible. Il est vrai qu'elle avait refusé au voisin le permis de pratiquer une ouverture dans le mur. Il avait peut-être parlé de fenêtre. Il avait promis de la barreauder parce qu'elle l'exigeait, craignant que des voleurs traversent ce jardin, pourquoi le traverseraient-ils et quelle importance ce passage, non, cette complicité, cette impossibilité de ne pas en rêver. Le mur resta sans fenêtre, ou sans porte s'il s'était agi d'une porte qui eût donné un sens à l'allée triste, triste, triste. Le vent, s'il était mauvais, rabattait la fumée de toutes les cheminées environnantes dans ce jardin dont elle était la seule propriétaire parce qu'elle ne voulait le partager avec personne. Personne de sa connaissance. Les voisins sont tristes et profiteurs à la faveur de ces fautes d'inattention dont elle n'a pas le moindre souvenir. Elle a condamné le petit portail de fer rouillé qui donne sur la rue. Un ouvrier a planté des chevilles sur l'arête des deux murs et elle a monté le barbelé comme un tricot. C'est triste et désagréable. De la rue, cette brèche semble ne pas s'ouvrir sur un monde parfaitement circulaire, centripète, réducteur. La façade de la maison n'a pas été repeinte depuis des années. La cour est envahie d'herbes tenaces. Une autre allée, pavée de pierres rouges, s'achève dans le bloc noir du seuil où elle abandonne ses bottes, son bâton (et non pas la canne) et le panier où pataugent les escargots. Il n'y a rien de plus douloureux que cette attente (est-ce elle qui parle ?). Quelquefois elle oublie d'allumer la lampe de dehors et elle est saisie d'une épouvante atroce en entrant dans la nuit. Mais elle sort rarement à cette heure, sinon pour aller fermer le portail, si elle a subitement pensé qu'il est peut-être resté ouvert quant elle est revenue des bois qu'elle a voulu hanter pour se jouer d'elle-même. Elle lâche les escargots. Ils forment une masse écœurante et flasque. Ils mettent des heures à se libérer de leur bave structurée en prison. Mais le lendemain matin, ils ont disparu sans laisser de traces, ou bien elle les devine à la faveur d'un soleil qui ne dure pas. Travailler pour gagner, croire pour ne pas penser, aimer pour oublier, tuer pour être tué, la vie n'a pas changé. Elle allait me reprocher des paysages menteurs et des corps égériques. Vendre pour travailler, mentir pour croire, violer pour aimer, rêver pour tuer. Mais le temps des conseils était passé depuis si longtemps qu'on ne se souvenait même plus de ces leçons. Elles ont marqué la fable et la chronique s'en est finalement prise à notre imagination pour lui montrer le chemin de la mémoire, fantastique trajectoire, finie comme la réalité, et infinie comme son expression. Rien n'est plus atroce que d'être abandonnée. Souffrir pour mentir, devenir fou pour violer, dormir pour rêver, et voyager pour vendre.
— Je n'aime plus la vie comme je l'ai aimée, dit-elle. Je ne me suis amourachée que du temps sans m'efforcer de lui donner un sens, dit-elle encore.
Je revenais avec la canne. Je l'avais frottée sur mon pantalon. J'avais trempé le pommeau dans une flaque. Pourquoi ne pas reconnaître cette œuvre ? Elle sourit et son sourire se transforma en grimace quand elle s'appuya sur la canne pour se lever. La chaise bascula.
— Raccompagne-moi jusqu'au chemin. Je descendrai tranquillement.
Nous avons bavardé. Voilà ce qui me manque : le bavardage et ne plus me soumettre aux argumentaires, aux commentaires, aux discours, aux conseils ! Ne rien conclure. La vie se charge de ces hypothèses. Et l'histoire, et non pas la mémoire. Je lui reprochai de ne pas être entrée mais nous atteignions le chemin. Elle soupira. Encore du temps. Elle me remerciait pour la canne. Elle pensait l'avoir perdue pour toujours. Ces fourrés lui avaient paru impénétrables et ils l'étaient peut-être, malgré ma perspicacité. Il ne lui restait plus qu'à m'inviter à lui rendre sa politesse puisque je ne me décidais pas à en parler moi-même. Je bredouillais un oui. Accompagne-moi jusqu'aux acacias. Lentement. Prenant ce temps au lieu de l'anatomiser. Le plaisir est infini. Je veux dire qu'un infime infini nous sauve de l'équilibre qui est la pire des sensations. Elle préfère l'espace, l'éclatement lent, cette impossibilité.
Le bossu avait fini par lui adresser la parole. Elle s'était attendue à la parole d'un fou. Il raisonnait. Il lui apporta un livre parce qu'il l'avait écrit. Ces trente pages l'émurent. Elle soupçonna un plagiat. Mais il n'était plus un enfant. Il était capable de parler à l'esprit. Elle lut le livre alors que la fin des vacances approchait. Son père était devenu nerveux. C'était toujours ce qui arrivait à son apparente tranquillité ou indifférence du débat. Étranger, il finissait par se révolter. Et le cœur de Constance pensait être seul à en souffrir. La femme coquette et superficielle avait pris ses distances. Elle soignait son apparence pour en exagérer l'influence sur ceux qui révoltaient son amant sans qu'il n’y eût d'ailleurs de sa part le moindre signe de violence. Il continuait de se comporter avec les autres comme cela lui était toujours arrivé. Seule Constance pouvait imaginer les conséquences d'une telle intériorisation des sentiments que son père ne lui cachait plus si la fin des vacances annonçait le recommencement de cette quotidienneté dont elle n'avait pas la moindre idée puisqu'elle ne vivait pas avec lui. La femme prétendait l'accompagner. Elle avait son travail et se vantait de le connaître à fond. Le bossu était aussi pensionnaire dans un collège. Son père en était la cause. Il ne lui en voulait pas, confia-t-il à Constance qui ne comprenait pas qu'on pût pardonner facilement, elle voulait dire : sans contrepartie, mais elle se garda d'en parler au bossu qui avait peut-être deviné son propre malheur. Depuis quelques jours, son père courtisait la mère du bossu. C'était une cour discrète et qui ne semblait pas pouvoir dépasser le plan des conversations que la femme n'inventait pas, ne pouvait pas inventer, tant le silence du père de Constance était significatif. Elle lui reprochait une infidélité sans lendemain. Elle prenait Constance à témoin et Constance rougissait. Que le bossu fût aussi au courant de ce qui se tramait dans leur dos et qu'elle en fut informée par lui, déconcertait Constance. À peu près en même temps, la femme se mit à en parler. Le père de Constance se contenta de répondre qu'il aimait la compagnie des femmes. Il ne fréquentait les hommes que pour des raisons professionnelles et ne s'aventurait jamais avec eux dans ces tentatives de surpassement de soi qui n'avaient aucune chance d'améliorer sa relation à la femme. Constance écoutait, reconstruisait, ne comprenait plus. La femme apparaissait presque nue, provocante et bavarde. Constance admirait ce corps surgi d'une enfance dont elle ne savait rien et aussitôt après elle assistait à sa putréfaction et elle se dégoûtait de ne plus être capable de penser à autre chose. Elle guettait l'apparition moins probable de la mère du bossu. C'était une femme discrète et silencieuse. Elle répétait toujours les mêmes phrases qui s'adressaient à son fils. Constance les connaissait par cœur. Elle en connaissait même l'ordre. Et c'était tout ce que cette femme concédait aux autres, à part sa beauté déroutante parce qu'elle était plus conforme à ce que Constance savait de cette circonstance de la vie quotidienne que son père s'était quelquefois amusé à disséquer avec elle, avec les mots de l'enfance parce qu'elle n'en entendait pas d'autres pour l'instant et que, sans être consciente du chemin qui lui restait à faire, elle n'était pas encore dérangée par l'existence de ce chemin, et peu intéressée par les chemins de traverse, dont celui que le bossu lui proposait d'emprunter avec lui pour peut-être la violer, c'est-à-dire l'aimer à sa manière. La femme n'éclairait pas le drame d'une jalousie que Constance se surprit à souhaiter. Qui lui donnerait la clé de ce jardin des délices ? Son père ne retrouvait son calme que dans la conversation de sa future amante. La femme se préparait à changer de vie, ce qui ne semblait pas la troubler, à moins qu'elle fût secrète comme le désirait Constance. Le bossu se confiait, imprécis, mettant en jeu sa cohérence de bavard pour gagner la confiance de Constance. Ils escaladèrent ensemble les rochers du phare de Sainte-Barbe. Il était agile comme un singe et devenait exubérant. Constance gravissait la pente sans y penser. Elle craignait les éraflures, le choc, les glissades, l'air, l'instabilité, mais elle n'y pensait plus. Elle s'arrêtait de temps en temps pour regarder le bossu qui redescendait, heureux d'être dans son élément, il le lui disait depuis plusieurs jours et maintenant il lui démontrait qu'il pouvait aussi lui dire la vérité sur sa personne. Cette vérité paraissait s'imposer pour la première fois, à moins qu'elle eût cru à la sincérité de ses vers. Mais l'effort l'empêchait de penser. Elle se sentait fragile, enjambant le présent comme une épreuve, l'épreuve aux mille facettes du même miroir étiré depuis ce qu'elle pouvait appeler le premier temps de l'enfance qui, elle le savait, n'avait rien à voir avec les origines de sa propre vie. Cette biologie (mais n'était-ce vraiment que cela, comme le prétendait son père) n'était qu'une science, c'est-à-dire (continuait son père sur le même ton définitif) que le savoir y trouvait toutes les raisons d'exister et de s'accroître. Il ne savait rien d'autre.
— Tout le reste est une longue suite de balivernes impropres même à l'expression, avait-il affirmé comme s'il s'apprêtait à condamner quelqu'un en particulier.
Constance avait promis de se conformer à ces découvertes. Il lui avait d'ailleurs démontré qu'elle en possédait les outils en germe. Elle s'étonnait elle-même de prendre plaisir à des calculs qu'il compliquait pour la mettre sur la voie. Ces cahiers existent encore. Que s'est-il passé ensuite ? Elle est tombée, croit-elle, parce qu'elle ne pensait plus à la roche que le bossu franchissait avec une facilité peut-être explicable, comme le prétendait son père, mais en tout cas, savait Constance, parfaitement ressemblante au pouvoir qu'elle exerçait elle-même sur les nombres. Le cri du bossu ne prévint pas cette chute interminable. Elle s'abandonna. L'accélération en fut la cause et non les chocs qui détruisaient son intégrité. Elle ne trouva pas le sommeil comme elle s'y attendait, peut-être parce que sa tête avait par miracle échappé à la rupture, à l'écrasement, au déchirement, à la déformation à laquelle l'une de ses jambes eût particulièrement à souffrir. Elle conserverait ce boitillement et jamais elle n'expliquerait sa présence dans les roches de Sainte-Barbe. Le bossu s'était éclipsé. Elle ne le trahit pas. Elle inventa ce premier conte qui n'expliquait rien. Elle ne relatait que des faits. Son père la trouva cruelle. La femme était partie depuis la veille. La mère du bossu avait pris sa place et le bossu ne voulait plus sortir de sa chambre. Constance était heureuse d'avoir cherché à l'imiter. Désormais, elle consacrerait le meilleur de son temps à imiter les animaux de sa connaissance. Elle en inventerait d'autres pour parfaire son imagination. La douleur était infinie, irremplaçable et elle ne désirait rien de ce qu'on se mettait à souhaiter à sa place parce qu'elle criait. Ces cris étaient destinés au bossu ou plutôt, elle espérait qu'il les entendit. Elle ne le revit qu'aux vacances suivantes. La vallée était enneigée et le train était resté immobile pendant de longues heures que le froid mit à profit pour s'installer dans le compartiment. Le jour venait à peine de se lever. Elle avait dormi assise entre un curé espagnol et son propre père. Leur conversation, qui tournait autour des mœurs du temps et de ce qu'il fallait en penser selon que l'on était à droite ou à gauche, fut la cause principale de ce sommeil de plomb. Le froid l'avait réveillée et non pas l'immobilité du train. Elle partageait sa couverture avec le curé, ne possédant qu'un coussin froid et humide qui l'empêchait de retourner dans ce cœur de la nuit qu'est le sommeil d'une petite-fille en proie à des rêves inexplicables. Dans sa dernière lettre, Jean lui expliquait qu'elle reconnaîtrait le château à la tour qui semble comme détachée de son architecture mille fois révisée par les modes du temps. Les modes ou les nécessités. Elle effaça la buée et ne vit que la nuit. Le jour commençait à peine. Le rail formait une courbe luisante qui ne semblait plus se terminer. La neige s'amoncelait sur les côtés du ballast. Le cliquètement des chenilles d'une machine au travail à la surface de cette réalité encore imaginée. Elle se frotta les yeux. Le curé arrangea la couverture en grognant. Il dormait. Elle observa les narines poilues, le menton gras, les paupières fanées, le cheveu rare. Cette laideur l'inquiétait. Les phares de la machine fouillaient les feuillages. Elle devinait un horizon oriental. La lumière rasait le sol, révélant des monticules, des toits, des arbres triangulaires, les routes désertes et bleues, les croisements illuminés, des façades grises. Son père l'aida à enfiler les gants de laine doublés de soie. Elle en aimait le graphisme serein, l'oiseau jaune, géométrique, le cercle de son œil. Sur le quai de la gare, Jean l'attendait. Sa mère s'impatientait. Elle n'avait pas encore exprimé ses sentiments à propos de ce retard incompréhensible. Elle s'était contentée de chercher à comprendre. La neige, la tempête, l'électricité, la nuit. Elle arpentait son attente. Jean s'était adossé contre une conduite verticale d'où émanait une imperceptible chaleur. Les mains caressaient ce tube. Il ne se souvenait plus de quel côté arrivait le train. Le brouillard faussait les perspectives. Derrière lui, dans le bureau douceteux, le téléphone n'arrêtait pas de sonner et à chaque fois, sa mère tapotait la vitre avec sa bague. L'employé approchait une bouche gourmande de cette vitre impeccable et prononçait les mots qui augmentaient le désespoir de la dame qui ne prétendait pas l'ennuyer. Il l'avait plusieurs fois invitée à se tenir au chaud dans le bureau douceteux, les pieds sur un parquet soigneusement entretenu par des frottements quotidiens à la cire d'abeille. Jean préférait attendre dehors et elle cédait à son caprice d'enfant. L'employé, en bras de chemise, gesticulait son désaccord derrière la porte vitrée. Le temps passait. Jean le mesurait. De l'autre côté de la voie, la halle s'anima. Des bêtes piétinaient l'herbe blanche. Il avait l'habitude de ces attentes. Il savait par expérience qu'elle avait une fin et que c'était toujours celle qu'il attendait. Il y avait ce temps à accepter, incalculable ou simplement difficile à apprécier. L'employé fumait la pipe derrière la porte. Il les regardait. Sa peau était lisse et luisante. Il soufflait la fumée contre la vitre. Il attendait que le téléphone sonnât. Cette attente ne l'affectait pas. C'était son travail. Il ne faisait rien d'autre. En tout cas pas à cette heure. Le train arriva en même temps que le brouillard se dissipait. Jean ne l'attendait plus. Constance lui tendit une main gantée de laine et elle offrit sa joue à la mère de Jean. Le père de Constance était dérouté par ce qui venait de lui arriver. On monta tout de suite au château. Constance n'avait pas vu la tour à cause du brouillard ou de la nuit, expliquait-elle à Jean. Il était déçu que les choses n'eussent pas eu lieu comme il l'avait souhaité, mais l'important était qu'elle fût là, presque à l'heure prévue, disponible et agréable. Le comte ouvrit lui-même la grille. Il suivit la voiture en trottinant. Constance lui souriait à travers la lunette. Il aimait ce prénom et espérait que ce fût sa seule qualité. Il avait l'air d'un cheval de bois. Son cache-nez lui donnait aussi l'air d'un bonhomme. Son air était celui... mais Jean ne jouait plus à ces jeux. Maintenant, il attendait chaque jour avec une impatience douloureuse la séance de kinésithérapie qui devait le sauver de sa seule laideur. Rien ne sauverait Constance de la sienne. Elle boiterait toute la vie. Il n'y avait pas de remède à cela. Tandis que la bosse, il en jugeait tous les jours dans le miroir, avait quelque chance de ne plus exister. Cette inexistence l'hallucinait pour le moment.
— Jusqu'à quand ? dit seulement Constance.
Le château l'accapara toute cette première journée, d'autant que le comte ne la lâchait plus. Il lui parla des pèlerins de Saint-Jacques, de Nicolas, de Pernelle, du ciel, des étoiles, des amours, il ne tarissait pas. Jean les suivait. Il connaissait ces couloirs par cœur. La tempête avait brisé le carreau d'une fenêtre. Le comte appela le nègre. Constance s'approcha de la fenêtre. Le nègre était dans l'allée, pelletant lentement. Il se retourna et dit d'une voix grave qu'il savait ce qu'il avait à faire. Le comte ravala sa réponse. Il était devenu rouge. Il referma la fenêtre. Le nez de Constance était froid. Elle le frotta énergiquement. Elle portait encore ses gants de laine doublés de soie.
— Finissons-en ! dit le comte.
Elle le suivit. Maintenant il ne prenait plus le temps des détails qui s'imposaient à l'esprit de Constance qui se laissa entraîner au bout de ces couloirs interminables. Jean les abandonna. Il rejoignit le nègre dans l'allée et le nègre bourra sa pipe. Jean adorait l'allumer. Cette fumée le rassérénait toujours. Le nègre n'avait pas envie de fumer. Il se remit au travail tandis que Jean tirait de longues bouffées de la pipe qui lui brûlait les doigts. Le nègre lui conseillait la modération mais Jean ne pouvait rien contre l'excitation dont il était le sujet paresseux depuis que Constance avait accepté l'idée de ces secondes vacances. Elle n'avait encore rien prononcé qui ressemblât à un pardon. Mais il était peut-être déjà pardonné. Du seuil de la Tour, mon père enfant le héla.
Les filles arrivèrent à pied peu après midi. La voiture était tombée en panne en traversant le village où Roberte ne comptait pas s'arrêter. La voiture a heurté une borne sous la potence du marché. Roberte ne se souvenait plus de cet angle. La borne a cassé quelque chose et le moteur s'est mis à fumer. Les filles n'ont pas attendu que leur mère retrouve son calme. Elles ont été manger un beignet au miel sur la place. Elles se montraient. Après tout, elles l'avaient gagné, ce petit moment de bonheur à ne pas partager. La borne (on y grimpait pour atteindre la carcasse de l'animal ; le crochet avait disparu on ne se souvient plus à quelle occasion) avait été un complice inattendu. Elles étaient entrées dans la boulangerie pour dire bonjour et elles en ressortaient avec le beignet qui dégoulinait sur les doigts. Sous les mûriers, elles marchèrent sur la pointe des pieds à cause des mûres qui formaient sur le sol une dégoûtante confiture. Elles se juchèrent sur le banc de pierre, se tenant d'une main à la croix noire où quelqu'un avait accroché un mouchoir égaré. Elles papotaient pour se donner l'air d'avoir toujours été là. Dans la descente noire qui longe les vieux bâtiments de l'école, Roberte enguirlandait tout le monde. Un homme s'évertuait à pousser le cul de la voiture tandis qu'on lui expliquait en riant que le frein était mis. Il était rouge et taciturne. Il ne répondait pas aux moqueries. Ses mains cherchaient quelque chose à agripper sur la carrosserie. Un gosse montrait à Roberte comment il fallait se servir d'un parapluie contre ce genre d'importun. Roberte lui répliqua que c'était plutôt un galant et elle éclata de rire avec les autres. Les filles étaient désolées. Elles sont délicates et superficielles. Elles ne donneront jamais leur amour. Des hommes voyageront à la surface de ces corps sans jamais en découvrir le secret et la clé. L'une se plaignait de l'instabilité de la croix, l'autre léchait son poignet à l'endroit où le miel continuait de s'écouler avec une lenteur qui étonna le passant. Il leur dit quelque chose qui les figea. Roberte voyait l'homme de dos. Il portait une veste de travail et s'appuyait sur une canne. L'autre main le protégeait des rayons de soleil qui traversaient le campanile. Elles ne bougeaient plus. La voiture venait de toucher le mur de l'école malgré les efforts du volontaire qui continuait d'exercer son corps sur l'acier immobile. Roberte marcha jusqu'au bout de la rue pour se rapprocher des filles. L'homme parlait comme s'il les connaissait. Elles ne se souvenaient plus de lui. Roberte dit :
— Pierre ! Il ne se retourna pas de suite. Il attendit de voir tout l'effet que produisait cet appel sur les joues des filles qui ne voulaient pas s'étonner. Roberte répéta le nom de Pierre. Il virevolta sur sa jambe unique. Les filles sautèrent au pied du crucifix. Elles firent le tour pour rejoindre leur mère.
L'homme avait été beau. Il paraissait inquiet. Il avait cette manie de cogner sa jambe artificielle avec la canne. Roberte l'embrassa sur les deux joues et elle lui présenta les filles. Elles rougirent sans le regarder.
— J'ai failli tomber, dit l'une d'elles.
L'autre parut embrasser son poignet. Pierre aperçut la goutte de miel sur la lèvre. Il sourit. Il ne savait pas parler aux filles de cet âge mais il parlait clairement et elles étaient tombées sous son charme. Roberte les secoua pour les réveiller de ce rêve. Elles rêvaient toujours ensemble. C'est du moins ce que Roberte s'imaginait. Elle montra la voiture. Les badauds s'étaient éloignés mais ils n'avaient pas cessé de concentrer toute leur attention sur ce qui se passait. Pierre s'approcha de la voiture. L'homme était accroupi, appuyé au mur et il secouait la tête en montrant l'éraflure sur l'aile de la voiture. Pierre caressa longuement cette blessure en avouant son impuissance à conduire des voitures. L'homme parla pour la première fois pour s'humilier. Les filles le trouvèrent désuet. Elles ne reconnaissaient pas son comique profond. Pierre leur indiqua le chemin. Elles ne pouvaient pas se perdre.
Après l'église, on voit la tour qui paraît irréelle. On ne s'y habitue pas. On ne la désire pas. Sans elle, le ciel serait plus clair et sans doute moins tragique. La tour n'y est pour rien. Mais tout s'explique. On n'en parle pas. On sait. Il faut savoir pour se taire. Je suis arrivé ce matin, je suis monté à la tour et je ne suis pas redescendu. Elles se sentent heureuses sous les acacias en fleurs, puis la route devient grise et humide et le pont déçoit le regard dans cette perspective qu'il contrarie. Elles traversent le pont. Pierre leur a décrit le chemin qu'il faut prendre pour éviter le long détour de la route. Elles jacassent. Il y avait à peine dix minutes que le carillon avait égrené sa mélodie. Le soleil faiblissait. Je regardais leurs robes blanches. Elles se tenaient par la main. Roberte redoute cette complicité. J'ai peint ce double portrait. Il ne provoque que leur tristesse. Qu'est-ce que j'ai recherché dans ces profils qui se font face pour situer le point de rencontre de leurs regards ? J'ai longtemps travaillé cette zone cruciale sans toutefois arriver à lui donner un sens. J'ai mélangé des tons à défaut des couleurs que leurs chevelures d'enfants m'inspiraient. Roberte déteste ce tableau qu'elle voue à la destruction. Personne n'en héritera. Mais qui héritera de ma richesse ? Il y a plus d'un an que je ne peins plus. Même le croquis est rebelle à mon imagination. Quelque chose s'est brisé en moi il y a longtemps et je n'ai plus la force d'empêcher la résurgence de ce flux destructeur de ma tranquillité. Je l'appellerais « intranquillité » si ce pouvoir destructeur n'était pas une certitude. Regarde ! me dit l'une des filles avant de m'embrasser. Un oiseau entrait dans la muraille. Nous fîmes silence pour écouter les piaillements de la portée qui pouvait maintenant devenir le seul intérêt d'un séjour qui s'annonçait ennuyeux et terriblement dévoreur de ce temps qui leur était plus cher que mon amour. Le loup métallique de l'enseigne n'attira pas leur attention. Elles savaient tout ce qu'elles étaient en âge de savoir à propos de la tour. La légende du loup ne signifiait rien pour elles. Cette négritude était loin de les fasciner. J'avais peint la tour en meule de Monet et elles avaient pu admirer la fraîcheur de mes mensonges. Maintenant l'une d'elles croquait une pomme qui la faisait pleurer tandis qu'elle en riait et l'autre se moquait d'un arbre qui ressemblait à un professeur. Elles venaient de faire le tour du propriétaire mais elles n'en ramenaient rien qui satisfît leur gourmandise. La cuisine leur paraissait froide, les chambres avaient une odeur et le grenier, à peine plus enchanteur, était vide. Un portrait de Lucile, dont je n'étais pas l'auteur, les avait quelque peu émoustillées à cause d'un regard qui pouvait être le leur. La ressemblance s'arrêtait là. Elles aimaient la robe blanche et la dentelle qui s'évanouissait lentement dans la grisaille d'un fond qui voulait tout dire de l'infini où Lucile a bel et bien disparu, emportée par un vent de folie. J'étais cette pluie. Le chapeau de paille et le foulard qu'elle tenait sur ses genoux ne lui appartenaient pas. Le peintre était à la recherche d'une abstraction digne de son désir. Ces objets ajoutaient à la perspective, au plus.
Nous remontâmes l'escalier jusqu'à l'entresol dont la porte était fermée à clé. Lucile prétendait y reposer pour l'éternité. Elle était romantique à souhait et très peu pénétrée par la réalité de tous les jours. Sa mélancolie, sa révolte, qui se traduisaient par une angoisse démesurée, ne figuraient pas dans le tableau où elle n'était qu'une jeune fille aux promesses reconnaissables. La toile avait souffert mais elle n'avait pas perdu son charme coloré pour le plaisir d'en rêver. Les filles l'avaient époussetée à l'endroit du visage. Je passai un pouce tremblant sur la signature. Ce geste les intrigua comme je le voulais peut-être. Il fallait l'expliquer. J'en bredouillais le conte à dormir debout tout en continuant de les entraîner vers la terrasse qu'elles n'avaient pas visitée parce que la porte en était barrée par une chaîne dont elles n'avaient pas trouvé le cadenas. Je le cherchai moi aussi. La chaîne était bouclée. Je reconnus le style de la soudure mais je poussai plutôt un soupir pour me reprocher les infidélités d'une mémoire dont je venais justement d'affirmer l'infaillibilité. Elles redescendirent l'escalier en poussant des hurlements lugubres. En passant, j'actionnai la poignée de la porte de l'entresol. Elle émit un grincement et le pêne claqua. Elle ne s'ouvrit cependant pas. Les filles me surveillaient. J'évoquai encore la fragilité de mes souvenirs. Elles se consultaient du regard mais je n'eus pas droit pour l'instant à leur commentaire éclairé. La porte céda. Le réduit n'a pas de fenêtre. Le filet d'air qui vous arrive sur le visage est un défaut de la muraille. Nous n'en avons jamais percé le mystère. Ce n'est pas faute d'avoir exploré toutes les brèches. Lucile voulait mourir dans cette obscurité. Elle s'y endormit souvent. Je prenais d'étranges précautions pour la réveiller. Mon père était moins prudent. Il la suffoquait à l'angle d'un rêve qu'elle refusait de traduire, ce qui l'eût agacé mais il s'imaginait qu'il était en mesure d'apprécier les épanchements qu'elle secrétait sans lui. Je les revois dans l'escalier, face à face, elle encore tremblante dans l'embrasure de la porte et lui un peu plus bas, appuyant une épaule sur le mur, un pied posé deux marches plus haut, et tapotant la cuisse en attendant qu'elle veuille bien lui adresser la parole. Il semblait lui barrer le passage, qui était celui de la cuisine où ma mère et moi l'attendions simplement pour ne pas avoir à l'écouter, mais elle s'obstinait, au lieu de remonter tranquillement l'escalier pour regagner sa chambre et mettre fin à cette comédie du bonheur travesti. Il n'y a plus rien là-dedans, sinon la poussière qu'on y a laissée, ou celle de la pierre si cette obscurité l'usure comme je le pense. Cette idée d'érosion est une idée d'enfant. La patine me valait des réflexions que je me croyais capable d'enlever à mon silence cérébral père de toutes mes infortunes. Un arrachement m'inspirait des plaintes indicibles. Je rêvais de poussière à la surface de la vie. Jamais les vers n'ont infecté mon imagination.
Les filles s'impatientaient. Je renonçai à les éclairer. Elles étaient habituées à ces immobilités mais elles n'avaient pas de patience. Elles pensaient de nouveau à l'oiseau dans la muraille. En sortant, elles surprirent son vol circulaire au-dessus du bois. Elles voulaient rejoindre ce centre parce que c'était une énigme.
Je les suivis cette fois. Je savais que j'irai au bout de cette recherche. Elles connaissaient ma rigueur. J'entrai dans le bois pour y perdre haleine. Un tapis de girolles m'inspira un repas que personne ne cuisinerait à ma place. Elles avaient atteint le pivot de la circonférence décrite par l'oiseau mais elles n'osèrent pas traverser les fougères qu'un insecte semblait défendre. Je fis voler l'insecte. Il ne volait peut-être pas. Elles venaient à peine d'oublier leur cruauté d'hier. Elles découvraient celle qui ne m'avait pas vraiment abandonné. Je foulai les fougères, les couchant en aplatissant la base des tiges. L'humus était noir et cendre. Une fleur rouge y poussait. Je ne la reconnus pas. Je l'arrachai sans vergogne. Elle n'avait pas de nom et je m'en moquais. L'oiseau se rapprocha. J'élevai la fleur sans rien dire. Le hasard voulut qu'il s'enfuît. Elles en tirèrent des conclusions hâtives. Roberte, qui arrivait enfin, les écouta sans les interrompre pour que j'eusse le temps de me rendre compte de l'influence que j'exerçais sur elles. La plus exigeante demanda :
— Qui est Pauline ?
Roberte répondit que c'était Agnès et Pierre ajouta doucement :
— Agnès était le nom de sa mère.
Il croyait tout expliquer. La jeune fille se sentit tout d'un coup étrangère à ces rites. Elle avait plongé le nez dans le panier de victuailles. Elle mordit la queue d'une cerise pour montrer ses dents. La plus belle lui reprochait tous les jours ces provocations. Roberte se refusait à tout commentaire. Elle emporta le panier loin du regard.
Les filles lisaient maintenant par-dessus l'épaule de Pierre. Ce n'était qu'une publicité. La Tour du Loup figurait parmi les attractions. On n'y entrait plus depuis que j'avais interdit d'en pénétrer le charme déroutant. Le panneau indicateur était renversé dans la broussaille. Je me souviens de ce coup de pied rageur et de la douleur mentale d'avoir à me battre avec ce fantôme de bois peint. La lutte se termina dans le roncier. Le châtaignier était en fleurs. Le poteau avait fini par casser mais la fibre n'était pas rompue et j'avais abandonné l'idée de la vaincre aussi totalement qu'elle m'avait épuisé. Les filles n'avaient pas vu ce qui restait de cet épisode tremblant de ma vie champêtre. De l'autre côté de la route, après le fossé qu'elles enjambèrent en criant, des primevères tapissaient agréablement la bordure d'un pacage. Elles s'approchèrent pour observer les bêtes. Un morceau de ciel les épouvanta à cause d'un nuage noir qui s'épanchait vite dans un bleu si profond qu'elles en perdirent la tête. Elles aiment l'ivresse. Elles savent toujours se procurer les prémices du bonheur qui les sépare. La clôture était électrifiée. Elles descendirent, se reprochant cette incartade, mais le ruisseau paraissait si proche vu d'en haut. Les bêtes avaient transformé ses rebords en marécages. Elles s'y embourbèrent en pleurant.
— Mais l'herbe du pré a lavé nos souliers, dit l'une d'elles. Il n'y paraît plus n'est-ce pas ? Elle montrait sa jambe à Pierre. Elle avoua ne jamais l'exposer directement au soleil. Elle savait tout de l'ombre, à la condition de ne pas y être seule, sinon elle retrouvait le goût de ses peurs d'enfant, elle qui n'en était plus une. Pierre avait soulevé le torchon qui couvrait le panier. Les cerises rutilaient. L'autre fille, belle et indifférente, plus noire, moins facile, peut-être sauvage, s'éloigna pour me rejoindre sur l'aire de battage. Il ne restait presque plus rien de ce cercle tranquille. La murette avait disparu, sans doute que ses pierres avaient depuis trouvé un meilleur usage que celui de la mémoire. Heureux celui qui peut commettre ces entorses. Il dissipe le mal qui à la fin est tout ce qui reste du passé. Elle dansait sur les pavés, évitant les joints d'herbe dense où son pied se fût blessé.
Pierre nous regardait. Il voulait partir. Il avait promis à Agnès de ne pas prendre de retard par rapport à un repas dont elle fixait l'heure elle-même pour ne pas avoir à l'attendre, parce que l'imagination d'Agnès est un enfer, elle est circulaire, elle n'y entre jamais par plaisir, elle en rejaillit plus triste et plus fragile, et le temps, qui est figuré par Pierre, devient l'insomnie, la névralgie, le rhumatisme, la migraine, qui lui donnent une bonne raison de chercher à oublier ce qu'elle est venue chercher dans les parages de la vie. Les enfants se suicident, ou ils consentent. Ils ne sont jamais heureux. Ou ils sont rebelles. Agnès avait pourtant choisi le bonheur. Elle en revenait comme s'il existait et qu'il n'avait pas voulu d'elle. Pierre entra dans la cuisine pour laisser la brochure que Roberte s'était promis de lire. Elle avait oublié tant de choses, peut-être cette plaquette lui rafraîchirait-elle la mémoire. Pierre tiqua. Il ne pouvait pas se souvenir de l'enfant qu'avait été Roberte avant de devenir ma seule femme. Il bourra sa pipe pour ne pas perdre patience. Il avait l'habitude d'économiser ses nerfs. Les filles resplendissaient. Celle qui dansait avait l'air de ne pas avoir encore choisi sa vie. L'autre avait ce désir inexplicable de se faire aimer. Roberte se reprochait tous les jours cette distance mais elle ne pouvait rien contre la nature ni l'humanité. Sa science s'arrêtait à la survie. Elle était malheureuse et ne riait que pour paraître agréable. Elle se reprochait une gentille laideur dont avait hérité la plus facile de ses filles, la plus proche. L'autre se regardait dans les miroirs sans poser de questions. Elle venait de la surprendre devant le portrait de Lucile à qui elle ressemblait. Comme elle portait le même nom, elle m'avait fait promettre de lui raconter toute l'histoire. C'est peut-être pour elle que j'écris. Je n'ai rien promis. Ses doigts sur mes lèvres n'ont rien provoqué. J'ai murmuré quelque chose qui pouvait passer pour une promesse, à cause des points de suspension. Elle s'est envolée comme un papillon et depuis elle danse, ce qui trouble Pierre, ce qui agace Roberte, ce qui intrigue l'autre sœur qui porte le nom de ma mère (elle ne le savait pas jusqu'à ce que Pierre lui en parlât).
Agnès (puisqu'on en parle) est toujours plus lucide après la sieste. Elle a digéré le repas du dimanche et il a pris soin de ne pas la réveiller en bricolant dans le jardin. Il lui proposera une promenade. Ils monteront à la tour. Nous serons assis sous le porche, à l'abri d'une bruine qui trouble notre entente. Peut-être, dit Pierre. Sur l'aire de battage, il esquisse un pas de deux avec Lucile qui ne sait rien de vrai au sujet de la sœur dont elle porte le nom mélancolique à jamais. Il lui parlera. Je ferai tout pour éviter ces révélations. Roberte se taira pour ne pas se montrer malheureuse. Pierre entraîna la fille à la tangente du cercle. Il lui parlait des pierres de la murette. L'absence de traces intriguait l'enfant. Elle s'accroupit pour toucher le sol. Il voyait son cou délicat et un segment de la chaîne d'or qu'il n'avait pas volée parce qu'elle lui appartenait. La claque que sa mère lui avait administrée résonnait encore dans sa pauvre tête. Les enfants ne possèdent rien. Ils donnent pourtant. C'est ce qui était arrivé. Il y pensa, presque à la surface de son monologue, avec cette nostalgie qui lui inspirait un facile désir d'en finir avec ce que la vie lui avait réservé pour l'empêcher de grandir. La guerre, ou plus exactement un seul combat où il avait perdu la tête à jamais, haïssant l'homme qui était en lui et ne voulant rien savoir de ce qui restait de l'enfance, était le seul mot qui modifiait sa vision des choses quand elles se présentaient au hasard comme cette chaîne, le cou noir, la chevelure crépue à la base et les longs cheveux dont la douceur le déroutait, car Lucile n'en était pas jalouse comme le sont les filles à l'âge de se faire à l'idée, démesurée et insensée, de donner. Il claudiqua jusqu'à l'entrée du chemin. Il nous avait déjà salués. Il ne se retourna pas. À peine entendit-il la voix de l'adolescente qui lui demandait des explications au sujet du centre et de la circonférence. Elle voyait la scène. Il pouvait encore l'aider. Mais il s'enfonçait dans le bois. Elle n'avait pas su le retenir auprès d'elle. Il s'engagea dans le taillis. L'odeur du bois mort est envahissante. On entend le ruisseau qui descend en cascade entre les hêtres. Le sentier devient une échelle de pierre. Les bêtes empruntent plutôt les bas-côtés où l'herbe pousse sur une terre noire qu'elles mélangent.
Pierre est sous les châtaigniers. L'ombre le tranquillise toujours. Il voit le village et les champs, les collines, la rivière verticale. Il ne monte pas souvent sur ce promontoire. Il ne reconnaît pas le talus où il fabriquait des pipeaux. Les preuves d'amour ont disparu. L'écorce du châtaignier a changé. Il caresse cette surface léthargique. Il n'a jamais eu cette vitalité. Le ruisseau environne sa voix. Il y a longtemps qu'il ne veut plus vivre, mais il vit pour ne pas croire à l'abandon de sa personne. Il reste encore quelque chose, se dit-il. Il cherche les mots. Il herborisait savamment dans le temps. Il aimait les noms de fleurs, la géométrie des fleurs et l'espace décrit par le sous-bois. Courir était le maître mot. Fendre l'air. Il était un peu fou. Il n'avait aucune envie de devenir forgeron. L'atelier de son père était exubérant. Aucune fenêtre n'en éclairait le fond infini où il ne pénétrait jamais sans le désir de ne plus en revenir. Le fer noir a une odeur acide, la fonte est poussiéreuse et irrite les yeux, l'acier le fascinait et il tombait en extase devant des surfaces de rouille où il finissait par tracer les lignes que le chalumeau de son imagination commençait à suivre dans le sens de l'objet qu'il venait (peut-être) de découvrir simplement en regardant la matière première. Lucile l'écoutait sans comprendre. Elle ne rêvait pas de futur et ne s'y voyait pas y jouer un rôle. Elle n'écrivait que pour en démontrer les incohérences. Il ne comprenait pas à son tour. Elle lisait. C'était le lit de sa pensée. Sur la poutre finement rouillée, elle traçait la ligne de vie et situait le présent comme un point évident. Le passé n'était que mémoire, c'était à dire matière à discussion et pourquoi pas à dispute. Elle jubilait. Seul le présent était en mouvement, destructeur du réel qui devenait mémoire et donc littérature, tandis que le futur, infiniment réductible à l'impuissance d'en finir avec la réalité, démontrait son inexistence. C'était pourtant dans le futur qu'on le projetait. Il héritait de la forge et s'en montrait digne. Elle ne l'épousait pas. Elle partait. Elle lui écrivait des lettres sur le présent dévoreur de temps. Les lieux étaient des lieux de visite. Elle ne s'arrêtait que pour écrire. Et c'était à lui que cela arrivait, cependant qu'au village, Agnès, héritière du même passé, lui demandait de l'épouser et de la rendre heureuse. Rien de tout ceci n'était arrivé, non pas qu'un jour, dont on se souvient généralement avec amertume, le cœur eût finalement achevé le cours de l'enfance, mais tout simplement parce que Lucile n'était plus là pour donner du fil à retordre à une Agnès qui savait ce qu'elle voulait.
Quand il est revenu de cette Algérie qu'il ne connaissait toujours pas, elle n'a pas voulu voir le moignon et faire l'effort avec lui d'imaginer la jambe arrachée et enfin détruite. Ils se déshabillaient dans la pénombre. Il n'eut pas même droit à un semblant de lumière. Elle se taisait pour qu'il n'en parlât pas. Il pleurait en silence. Il prit le temps d'observer les changements qui affectaient son pénis. Une angoisse, comme un être à l'intérieur de soi, menaçait de le changer en statue. Il ne sortait presque plus mais dehors, elle était intarissable et les gens l'écoutaient s'ils avaient à entendre la pure vérité. Il ne se souvenait plus très bien de l'annonce qu'elle leur fit de leur proche mariage. Elle lui demanda de se laisser pousser la moustache de son propre père et de se coiffer avec une raie sur le côté droit au lieu du gauche qui lui donnait l'air d'une fille. Il ne tarda pas à se soumettre à ces désirs en se disant qu'elle était en train de leur préparer le terrain de la vie future. Il pensa vaguement à Lucile. Il y avait pensé douloureusement sur le rocher où l'obus l'avait couché sans doute pour toujours. Il avait vu l'homme et l'image de Lucile s'était estompée sans toutefois disparaître. L'homme s'avançait pour l'achever. Il souhaitait cette douleur atroce plutôt que l'attente, la fièvre, le froid et cette étrange fatigue qui n'en finissait pas de donner un sens à ce qui lui restait de vie au détriment d'une mort qui ne s'expliquerait plus. L'homme ne prit pas le temps de s'assurer qu'il ne pouvait plus se défendre. Il détala comme un lièvre et disparut dans ce qui restait du village blanc où il venait à peine de retrouver la sérénité. Tout s'était passé tellement vite. Mais que s'était-il passé exactement ? Il se souvenait que l'homme buvait à la table voisine. Le ciel était d'un bleu matinal. L'homme n'avait pas de visage. Il parlait du ciel, le bleu, le matin. Ses mains s'animaient comme des oiseaux. La fenêtre était un rectangle blanc, le mur bleu, une autre lumière vacillait au plafond qui était habité par des femmes, le drap avait un goût de terre, son propre sang. Il connaissait l'homme. L'homme au pseudonyme. Il s'était attendu à le revoir. Il n'y pensait plus depuis longtemps. L'attente n'avait plus de sens. L'homme buvait en regardant le ciel à travers la tonnelle, une lumière bleue éclairait son visage, ses mains. Il parlait à une femme qui était peut-être descendue de ce plafond encore peuplé de désirs inassouvis. La femme parlait peu. Elle semblait poser les questions. Profil dur, obscène, rebelle. Les cheveux noirs dans la nuque. Elle agitait ses jambes, les talons claquaient sur les tomettes. Les mouches voltigeaient derrière le rideau. Sur la table, l'homme examinait les boîtes de médicaments. Le plafond s'estompait. La rue apparaissait dans la fenêtre. Une autre fenêtre au rideau agité par le vent. Les passants étaient en armes. Silencieux. Occupés par la mort qu'on traverse pour gagner le pouvoir de tuer. Cet écran est tendu entre soi et les autres. La mort est un accident. Une hémorragie met fin à l'attention. Ou un éclatement le prolonge. Ou il ne se passe rien, la blessure est purement imaginaire, commencement du mal, du mal en équilibre, de l'équilibre sur le fil entre deux points de l'espace où l'existence n'a rien à voir avec le funambulisme des condamnés. Il oubliait la gangrène, les feux-follets de la pourriture, la surface rayée de ce sommeil immobile. L'odeur d'une terre reconnue. Le drap l'isolait encore. Le plafond le renseignait sur cette distance. Le ralentissement était obsédant.
La femme se leva. Une baïonnette était assujettie à sa jambe. Il n'avait pas remarqué la chevelure rouge. Elle disparaissait dans la casquette. Les mèches rebelles inspiraient ce rouge démesuré, l'abondance des cheveux, l'importance du regard quand elle est coiffée, paisible et digne. L'homme la suivit jusqu'au seuil. La porte était ouverte sur une rue peuplée de moutons. L'explosion avait crevé ses tympans. Il regarda ces gueules. La femme entra dans le troupeau qui se divisait lentement et l'homme referma la porte. La tonnelle multipliait les ombres. L'homme se mit à lire à haute voix ce qui était écrit sur les boîtes de médicaments. Au plafond, les femmes revenaient, chargées de corbeilles. Elles allaient dispenser les dernières minutes d'une vie qui n'avait pas de sens. Pourquoi avait-il vécu ? S'il se sauvait de cette impasse, si l'homme l'aidait à revenir sur le chemin, cette question aurait enfin de l'importance. Répondre par le passé, à tout moment. Le futur n'inspire que des remplissages pressés. Je n'ai plus de futur, pensa-t-il. Ce n'était pas la première fois qu'il se le disait. Il avait usé de cette affirmation dans des circonstances qu'il pouvait encore préciser. Cette lutte contre le futur. La manière, les moyens. Lendemains désenchantés, braises inutiles, il n'y avait jamais rien eu à faire contre cet épuisement. À la fin, il se demandait s'il avait vécu pour quelque chose qui pouvait être un don ou simplement un fait. L'homme le sauverait peut-être. Il ne paraissait pas maîtriser la question. La femme lui avait apporté les médicaments qu'il avait demandé. Elle avait agi contre ses sentiments, ou en accord avec le seul sentiment qu'il lui inspirait. Une fois sauvé, une fois admises la mutilation et toutes les autres reconnaissances, il se souviendrait avec angoisse de cette soumission dont elle avait peut-être fixé la durée. L'homme était inquiet. Seul ce temps pouvait expliquer cette agitation. Il semblait calculer les doses. Une poudre blanchissait ses doigts. Il referma ce flacon. Peut-être valait-il mieux mourir ? La jambe était un fantôme. Il n'y avait pas de doute à ce sujet. Cette odeur émanait d'un moignon. Son imagination le déroutait. Les femmes aussi étaient des fantômes. Si c'était le cas, il pouvait les reconnaître, ou plutôt prendre le temps de se souvenir d'elles. Il se rappela qu'il était vierge. Cette pensée le rapprocha de la mort, à la surface de ce désir, de ce futur immédiat, à portée de l'esprit, une seconde de cette passion absurde. L'homme découvrit une paire de ciseaux dans la boîte métallique qu'il visitait. Il en avait extrait plusieurs objets difficilement identifiables. Il éleva cette symétrie dans l'air, la soumettant à la lumière d'une ampoule qui paraissait nécessaire maintenant. J'ai dormi, pensa Pierre. Cette constatation le renseignait sur le comment des choses qu'il possédait encore. L'endormissement serait inattendu et il n'y aurait pas de réveil. Entre-temps, le sommeil n'aura pas eu lieu. C'était tout. Le plafond était une ironie. Les femmes étaient indifférentes. À quoi vouent-elles leur existence ? pensa-t-il. Nous serions si heureux ensemble. L'ironie était la plus forte. Il aurait voulu le crier. La jambe revenait. Son fantôme avait parcouru cette distance. Il fallait supposer qu'elle était restée sur le terrain où il avait vécu cet arrachement. Des heures de marche, des jours peut-être ou bien il verrait cette colline si l'homme consentait à tirer le lit sous la tonnelle. On n'entendait plus les moutons.
— Nous étions entrés dans la nuit, dit Pierre.
L'homme s'affairait. Il n'interrompait ses recherches que pour siroter le contenu de son verre qui semblait ne pas se vider. La femme reviendrait peut-être. Ou peut-être avait-elle péri dans un combat pendant qu'il dormait. C'était une éventreuse, la baïonnette en témoignait. Pierre préférait le tir posté. Il occupait le même trou depuis des mois. Les obus le terrorisaient. Il se concentrait sur la lunette. La terre pleurait. Mais il ne tremblait pas. Il était précis, blessant rarement, obtenant presque toujours cette mort inacceptable qui n'est d'abord que la pénétration d'un morceau de métal à l'endroit exact où se trouve la vie. Il avait peut-être tué des femmes. Il ne s'intéressait pas aux visages et souhaitait ne pas atteindre les ventres. Seul le cœur faisait l'objet de toute son attention au moment de viser. La baïonnette sur la cuisse de la femme lui avait rappelé qu'il avait craint cette mort plus que celle que les obus lui inspiraient. Mais il n'avait plus de raisons de penser à se mettre à l'abri des bombardements et des corps à corps. Il l'aurait tuée de la même façon. Il tuait plutôt des serveurs. Il n'avait jamais eu l'occasion de se rapprocher du combat et aucun combat ne l'avait encerclé à ce point qu'il eût à se servir de sa baïonnette. Les obus finissaient par tomber du ciel qui était le seul ennemi. Il connaissait toutes les manières de se mettre à l'abri de ce ciel d'un autre pays. L'explosion l'avait surpris en plein repas. Le fusil était dans son étui. Il s'était habitué à l'odeur de la graisse dont il ne débarrassait jamais vraiment ses doigts. Il aimait ce silence, le goût des aliments, croire à cette tranquillité, quitter l'œil de la lunette et écouter les conversations qui animaient le fond du trou. Il passait la majeure partie de son temps à la surface de ce trou, assis contre la paroi, ne voyant que le ciel, redoutant les obus, appréciant le silence, attentif aux changements, guettant le moment favorable. Il pouvait alors viser juste, ayant repéré l'ombre triangulaire, ne comptant que sur elle pour parfaire le tir, et il était alors possible de recommencer sans penser à autre chose. Sa rigueur l'éloignait des autres. Il ne cherchait pas leur compagnie. Il mangeait à l'écart, profitait de ce moment de détente pour réclamer les cigarettes qu'on lui devait, en offrait d'autres et se lamentait à voix haute de ne plus savoir où il en était en la matière.
Le carnet était resté dans la poche de la jambe du pantalon. Il regrettait cette perte. Ce n'était que cela, une chose perdue à jamais et sans doute difficile à oublier, s'il vivait encore assez longtemps pour continuer de la regretter. Dans la poche, il y avait aussi un appareil photographique miniature qui lui aurait coûté une fortune s'il ne l'avait pas volé à un mort. Il n'aurait pas aimé payer ce prix, même à une veuve, mais personne ne s'en souciait. Les dernières prises de vue, encore latentes, cadraient des nuages roses que le gris pouvait traduire fidèlement si c'était sa fidélité aux choses de ce monde qui était en jeu. Il se souvenait de ces poses. Il avait réservé la fin de la pellicule à des instantanés lunaires. Non, ce ne pouvait pas être des instantanés. Il faut du temps, et de l'immobilité, pour capter cette lumière qui est la couleur de la nuit. La vérité est qu'il ne s'intéressait à la photographie que depuis qu'on lui avait expliqué la géométrie de la lunette dont il se servait pour tuer. Ces angles, ces proportions, la symétrie, l'équation, le nombre des équations possibles, tout cela l'avait émerveillé. Avant la guerre, avant d'en être la marionnette docile, il n'avait jamais entretenu ses visions qu'au contact des mots qu'il trouvait comme tout le monde non pas dans le dictionnaire mais dans les livres qui s'en servent. Le maniement du fusil l'avait presque halluciné. Il connaissait cette fonte, l'usinage, reconnaissait les assemblages, leur variété. Il s'était montré un élève attentif et doué. Il s'était habitué au champ de tir. Il devint serviable, sympathique même.
Cet emploi du temps lui revenait à l'esprit maintenant qu'il allait mourir. L'homme connaissait le moyen de calmer la douleur. Il avait presque réussi à la vaincre. C'était presque agréable de mourir tranquillement. Le corps entrait dans la mort parce que l'esprit était sur le point d'accepter cette fin sans chercher à lui donner un sens. Mais si la douleur revenait, il se remettait à l'ouvrage d'une révolte qui n'avait aucune chance de lui donner raison et il se reprochait de préférer cette surface à la profondeur promise au moment de la désirer. Il était alors agité par cette présence intérieure qui était tout ce qui restait de sa personnalité. L'homme ouvrait la boîte de métal où il rangeait les médicaments et il en extrayait la seringue. La giclée dans l'écran de l'ampoule inaugurait une nouvelle phase de tranquillité. Il ne sentait pas la piqûre. Il ne ressentait même pas les effets de la drogue. Il se tranquillisait. C'était tout ce qui lui arrivait. Puis le sommeil, la confusion des jours qui passaient, les réveils en pleine nuit et l'étrange sensation d'avoir atteint le cœur du labyrinthe et non pas l'unique sortie. Ce cœur était maintenant entouré de parois blanches et presque lisses qui pouvaient être les rideaux tirés d'un paravent. Il n'y avait pas d'ampoule au plafond. Les femmes étaient affectées d'une étrange lenteur qui pouvait s'expliquer par le ralentissement de ses fonctions vitales. Le rêve n'était plus accrocheur. Il se fixait quelque part à la surface de ce corps mutilé. Il imagina ce personnage, faute de l'avoir créé. Il se demanda ce qui le séparait de l'enfant affecté du même mal. Cet autre personnage prenait corps. On ne lui avait jamais demandé de tuer un enfant mais il savait que cela pouvait lui arriver et qu'il ne prendrait pas le risque de refuser d'obéir. Maintenant il ne tuerait plus cet enfant. D'autres enfants mourraient de la même mort, devenant ses personnages, ceux qui peuplent la fin à la place des femmes qui n'ont plus d'importance. L'homme savait-il où il en était par rapport à cette agitation littéraire ? Il ne voyait plus la table à cause du paravent. L'homme était masqué quand il entrait dans cette chambre provisoire. Il était quelquefois accompagné de la femme en armes. Elle ne disait rien. Elle le regardait dans les yeux, peut-être parce qu'elle ne voulait pas regarder le moignon, l'éventration, ce qui restait du pénis, toute la peau en cours de régénérescence. Elle avait un regard dur, insistant, en proie à une impatience qui le condamnait au silence et il s'étonnait de n'avoir encore rien dit pour exprimer ses dernières volontés. Qu'est-ce qu'il pouvait désirer maintenant ? À quoi penser avant de s'en aller pour toujours ? Aux autres, à leur mémoire qui pouvait être la sienne ? Elle sentait la graisse et la sueur. Elle le haïssait. Donc elle aime passionnément quelqu'un, pensa-t-il, ou quelque chose. Ou la mémoire de quelqu'un ou de cette chose qui avait un corps. Elle parlait à l'homme derrière le rideau. Son coude enflait le rideau, ou son épaule, la masse de ses cheveux enflait le rideau, le rideau épousait ses formes, le dos que le treillis dénaturait, la pointe de ses doigts. Il la voyait peut-être tous les jours. Peut-être à la même heure. Mais comment mesurer ces nuits ? Étaient-ce des nuits ? N'étaient-ce pas plutôt des traversées à l'aventure d'une mort qui serait non pas tranquille mais invisible ? Elle marquait cette aube de sa présence. Ce quotidien était à sa mesure. Maîtresse du nécessaire découpage du temps en unités fidèles à l'unité. Il vécut cette nouvelle vie comme une autre durée. La fièvre semblait s'apaiser. Chaque matin (les matins qu'elle rendait possibles), il appréciait l'amélioration de ses sensations qui tendaient à se séparer, le temps nécessaire à cette prise de conscience, pour ne plus former l'amalgame, la cohérence qui donne la mort comme seule hypothèse et l'agonie comme solution.
Le matin devint le moment le plus important de cette journée que la nuit n'était plus seule à expliquer. Il avait le temps de reconnaître la tessiture d'un glissement qu'il ne cherchait d'ailleurs pas à identifier, l'important étant de se concentrer ensuite sur l'infinie division de ce bruit qui n'avait pas duré et qui pouvait avoir un sens. Ou bien il s'agissait des variations de l'ombre à la surface du plafond. Les femmes étaient immobiles, réduites à des taches traversées de toiles d'araignées que l'homme détruisait en commentant les sentiments que lui inspirait ce travail nocturne qu'il ne pouvait empêcher parce que l'araignée qu'il écrasait n'était jamais celle qui le hantait. Ce monologue avait un autre sens. Demain, le premier mot compris changerait ce sens. Cette petite comédie matinale finirait par s'extraire de l'imagination qui l'entretenait. La douleur changea de nature. Il se plaignit moins pour aller au bout de cette souffrance. C'étaient des voyages sans retour. Il finissait toujours par réclamer la drogue que l'homme lui administrait sans commentaires. Alors il croyait qu'il était perdu et il refusait les sollicitations de la douleur qui s'enfonçait pour occuper la profondeur à la place de la mort. Vivre avec cette douleur était bien plus atroce que d'accepter l'idée de mourir. Il ne concevait pas encore la vie sans le bonheur. Le bonheur était de ne pas penser. Ou de ne pas raisonner. D'oublier ? Qu'est-ce qui pouvait faire l'objet de cet oubli s'il prenait maintenant le chemin de la vie ? Atteindre le seuil de cette conscience était une question d'attente. Le corps déciderait. C'est le corps qui meurt. Il vit si c'est décidé. Qui décide à ma place ? pensa-t-il. Cet homme qui travaille ? Cette femme ? L'enfant personnage ? Jamais il n'avait pensé à Dieu en ces termes. Mais c'était des termes et il travailla avec l'homme pour en retrouver les sonorités.
Ce fut un long apprentissage. Ce n'était peut-être d'ailleurs plus le même homme. On lui expliquerait. Il avait droit à ces explications mais ce n'était pas le moment, son esprit n'était pas préparé, eux-mêmes ne se sentaient pas prêts à ouvrir avec lui les portes de la vie. Ils lui promettaient de ne pas ménager leurs efforts. Il devait s'en tenir à ce qu'il savait parce qu'ils avaient agi sur lui et non pas parce qu'il se sentait capable de penser à leur place. Sur le mur de la nouvelle chambre (il n'y eut pas de transition comme dans le récit qu'il était en train d'éprouver comme le fil de sa pensée), l'homme, qui avait troqué le treillis pour un tablier, traça une ligne verticale qui descendait jusqu'au dossier d'une chaise où s'empilaient les livres dont on lui conseillait la lecture, puis, presque en haut de cette ligne séparatrice d'un contenu qui restait encore à deviner, il traça une autre ligne, horizontale celle-là, perpendiculaire, croix, et il recula vers le lit pour se rendre compte de l'effet que cette figure, préparatrice d'une nouvelle zone à habiter en pensée, faisait sur l'esprit de Pierre qui n'y voyait qu'une croix, lui qui n'était à ce moment préoccupé que par des questions de miracles, dont le sien propre, celui dont il venait d'être l'objet, celui qui expliquait la vie, le futur même de cette graine d'espoir. Il ne s'exprimait pas autrement. L'homme l'écoutait en clignant des yeux. Il ne voyait pas la croix. La zone en question lui paraissait parfaitement décrite. Au-dessus d'un des bras de la croix que Pierre voyait, il inscrivit le titre du contenu qu'il allait détailler sous ce même bras. Symétriquement, il répéta les mêmes gestes, ne changeant que le titre et parlant de ce qu'il impliquait. Ensuite il donna la craie à Pierre qui la posa sur la table de chevet. S'il lui venait une idée, il n'avait qu'à la noter du bon côté sans se soucier ni de l'expression ni de la cohérence. Le mur se remplirait d'annotations. On avait tout le temps devant soi. On pouvait même sombrer ensemble dans le dualisme le plus sommaire.
— Pourquoi pas ? dit-il maintenant qu'il avait tendance au bavardage.
Pierre se souvenait de ces silences, il n'y avait pas si longtemps. Il considéra la croix sans dire ce qu'il en pensait. On ne prétendait pas tant résoudre le problème de la perte de mémoire que celui posé par le dégoût d'une vie marquée par la peur. Le personnage de l'enfant revenait. Il grandirait. Qu'arrive-t-il aux personnages avec lesquels on ne dialogue pas ? Il ne pouvait évidemment pas poser la question. Pas avant d'avoir reconstruit tout le récit qui serait comme une zone d'ombre entre un passé dont il avait tout retenu et un avenir qui ne pouvait pas avoir de sens. Jamais il n'accepterait de le réduire à un trait séparateur que la patience rendrait finalement perméable.
Le fantôme de la jambe le hantait tous les jours. Il s'habitua à d'autres hallucinations. Il put bientôt déambuler dans un corridor où il aurait pu retrouver la parole s'il n'avait pas craint les confidences des autres. Il préféra un coin de fenêtre, le radiateur brûlant, la vision en plongée d'un jardin qui pouvait être le sien s'il consentait à en nommer les objets. L'homme cachait mal son impatience.
— Vous n'avez rien écrit aujourd'hui, disait-il.
Et c'était vrai. Il s'était seulement levé sans regarder le mur. Des passants en pyjama ou en robe de chambre le saluaient parce que la porte était ouverte ou plutôt parce qu'il était impossible de la fermer. Il songeait tout le temps à ce qu'il appelait maintenant une soudure. L'homme n'aimait pas cette idée. On ne reconstruit pas la vie comme un miroir parce qu'il s'est brisé. Les miroirs ont une fonction précise.
— D'ailleurs, ajouta-t-il, nous ne sommes pas des miroirs. Et s'ils se brisent, on devient superstitieux. Vous n'êtes pas superstitieux au moins ? demanda-t-il. Je veux dire : depuis toujours ?
Le radiateur brûlait les fesses, brûlait les couilles, la queue, la virginité. L'homme en éprouva la surface d'une paume prudente qui sembla rebondir.
— Vous ne pouvez pas supporter cette douleur, dit-il.
Le jardin était enneigé. On s'y promènerait au printemps, on s'y reposerait en été et l'automne serait le confident recherché avant les logorrhées de l'hiver. Il se plaignait. Ce n'est qu'un travail, finissait-il par dire et Pierre redoutait le retour à cette vie circulaire, utile aux autres, passable. S'il en était le centre, la circonférence pouvait se multiplier à l'infini et les autres n'avaient plus d'importance. Et s'il était un de ces cercles, même réduit à un seul segment, le point en question était un anéantissement.
— Il n'y a pas de secret, disait l'homme, tout est approximation.
Il disait cela parce qu'il s'occupait des mécanismes de l'esprit. Sinon, il aurait pensé exactement le contraire et il s'en serait tenu à cette discipline, quitte à s'en remettre aux mythes dans les moments de dépression. Avait-il pensé à cette alternative ? Que choisissait-il maintenant qu'il ne mourait plus ?
— Car ce que vous appelez une « zone d'ombre », ce n'est que cette mort en chemin, une accélération du processus, insupportable il faut bien le reconnaître, mais dont vous vous êtes définitivement sorti ! Vous n'y êtes plus ! On vous demande seulement de ne pas mettre les pieds dans la merde !
Pierre agita ses cinq orteils au-dessus de la mule. Il souriait. Les habitants du corridor ricanaient avec lui. L'un d'eux animait ses oreilles. Il n'avait plus de dents. Ses yeux pétillaient. Mais était-ce le feu de la vie ? Pierre renonça à les amuser.
— On ne vous raisonnera pas, dit l'homme.
Pierre regagna sa chambre. Au passage, il avait constaté tout l'effet de ces mots sur le comportement des autres qui s'étaient un instant amusés parce qu'ils ne se sentaient pas concernés par son enfer. Il s'arrêta au bord du lit. Il pleurait. La veille, il avait patiemment écouté les raisonnements patriotiques d'un officier impeccable qui avait lui-même été blessé et mutilé après avoir été torturé. Ainsi la guerre n'est qu'un moment du passé. Elle appartient à l'histoire. Le futur, c'est le travail, cet équilibre, ce chemin, ce sens. L'homme continuait de parler sur le seuil de la porte. Il ne cachait pas sa déception. C'était peut-être le même homme qui l'avait sauvé. Il aurait pu s'en tenir à cette prouesse. La femme désirait sa mort. Elle l'aurait obtenue s'il l'avait laissée lui arracher le renseignement qu'elle espérait de lui. Elle avait dû renoncer à cette victoire. Elle renonçait tous les jours aux victoires possibles. L'homme savait la vaincre si elle s'en prenait à la vie. Sur le terrain, elle se battait comme un homme. L'enfant-personnage en était le témoin. Il n'avait jamais pris parti. Il avait seulement cru que l'amour le sauverait mais la blessure était si profonde qu'il n'avait plus aucune chance de changer de peau. En lui, l'acteur était mort. Il n'écrivait rien de cela sur le mur. Il n'écrivait plus rien sur le mur. L'homme lui avait reproché décrire n'importe quoi pour avoir la paix. L'officier manchot avait parlé aussi de la paix. L'enfant rêvait de la paix. La paix est un bon prétexte. Même la femme se surprenait à la désirer. Tous les personnages font la paix. La fiction naît de la paix. La réalité est celle de la paix. Tout le reste est un cauchemar. Un mauvais moment à passer.
— Pourquoi n'écrivez-vous pas ce qui vous passe par la tête ? disait l'homme. Même la littérature est passée par là. Il y a une thérapie à la place de l'histoire. L'histoire, c'est de l'histoire ancienne. N'y revenez plus !
L'homme était sur le seuil de la porte. Il n'entrait pas. Il était désespéré. Il regrettait de s'être montré menaçant mais cela lui arrivait chaque fois qu'il tentait de raisonner ce que la thérapie n'avait pas même effleuré. La paix était à ce prix. Un jour, il eut l'idée, perverse et mélancolique, de l'amener voir l'enfant.
Cette annonce dérouta Pierre. Il se redressa dans le lit où il était nu parce qu'on l'examinait sous toutes les coutures. L'infirmière recula, belle et revêche. Un garçon de salle fermait la fenêtre. Le volet descendit. On tira les rideaux. Le plafonnier était réglé sur la veilleuse. La lumière papillotait. Il entra dans une robe de chambre que quelqu'un venait de porter. Il aima cette chaleur. Il enfila ses bottines et, sur le seuil de la porte, il se retourna comme s'il s'en allait pour toujours. Il avait très peu d'effets personnels mais il était très attaché à un bibelot représentant un penseur aux yeux fermés, nu au moment de penser, assez proche des autres, ressemblant à un berger ou à un soldat sur le point de prendre un bain dans la dentelle jaune de la table de chevet, excellente occasion d'en parler, de chercher à avoir raison contre la réalité, glisser ce mot qui n'étonnait plus personne, tout le reste de la parole n'étant qu'une tentative de l'expliquer, de le justifier, de le changer, et finalement de le détruire. On emporta l'objet en question mais on ne lui permit pas de le fourrer dans sa poche comme il l'avait demandé. À qui appartenait ce bibelot ? Dans quelle matière était-il forgé ? Usiné ? Il ne l'avait jamais tenu dans les mains. Il s'était contenté de le regarder et il s'était habitué à cette présence. Le garçon de salle le trimbalait maintenant comme un crucifix, devant soi, sous le regard des autres. L'infirmière avait arraché la dentelle à la surface blanche du chevet. Elle ouvrit une porte et jeta la dentelle dans cette ombre. L'homme marchait devant, luttant contre la raillerie des autres. Il descendit l'escalier le premier.
— Dépêchez-vous ! dit-il, on n'a pas tout le temps.
Pierre s'appuyait sur la chair molle de l'infirmière. Elle l'écœurait un peu. L'essentiel était qu'elle fût propre. Elle sentait le savon. Elle était assez forte cependant. Elle lui expliquait l'usage des béquilles. L'homme s'impatientait.
— J'ai oublié ma fève des rois, s'écria-t-il soudain.
— Votre fève ? fit mollement l'infirmière.
L'homme remonta. Il parcourut toute la longueur du couloir et revint dans la chambre. L'infirmière ne cachait pas son admiration.
— Il ne la trouvera pas, dit Pierre.
Il se trompait. L'homme la tenait entre le pouce et l'index. C'était un mouton de la crèche. Il avait pu le conserver parce qu'on avait trouvé une grande quantité de moutons dans les galettes. Mais les autres personnages étaient uniques. On eut beaucoup de mal à les rassembler d'autant que ceux qui avaient des moutons ne voulaient pas les échanger contre un personnage qu'on leur enlèverait à coup sûr puisque c'était la règle du jeu. Pierre ne savait pas ce qu'il avait dans la bouche, un mouton ou autre chose. Il prétendit avoir avalé ce qui n'était qu'une fève. Quelqu'un prononça le mot caca mais sans s'identifier. On ouvrit la bouche de Pierre. On trouva le mouton. On compta les moutons. Il y en avait de reste. C'était tous les ans la même chose. On montait la crèche minuscule et on la mettait devant le miroir grossissant. Il était interdit d'y toucher. Elle était étroitement surveillée, d'autant que certains de ceux qui avaient eu le droit de rester en possession de leur mouton voulaient maintenant qu'il eût sa place sur le tendre gazon de mousse et de gouache. Ils avaient le pouvoir de convaincre les autres qu'on appelait des bergers tandis que ceux qui avaient joui si peu de temps de la possession d'un personnage unique étaient les dépossédés. On était plus souvent berger, ce qui ne voulait pas dire qu'on n'était pas dépossédé, car il était décidé arbitrairement d'en déposséder quelques-uns pour former le maigre troupeau qui entourait le seul véritable berger de l'histoire. Le tout apparaissait dans le miroir grossissant, les personnages, les animaux, la lanterne, la paille, le berger, les bergers, les dépossédés, les révoltés qui étaient tous des bergers mais il arrivait que ce fût aussi un dépossédé qui avait pu être un berger ou seulement un sans-nom qui n'avait rien pu tenter pour ne pas être réduit à la dépossession.
Pierre s'embrouillait. Il descendait l'escalier en y pensant. On ne l'avait pas dépossédé et il s'était finalement montré négligent par rapport à l'objet qui était encore pour certains celui du désir. L'homme l'éleva dans l'air, le mouton.
— Je l'ai trouvé, dit-il, et il ajouta à l'adresse des autres : par terre.
Pierre perçut le frémissement des portes. L'une d'elles s'entrouvrit au moment où il rentrait en possession de son bien. Il songea à d'autres biens mais les circonstances ne se prêtaient guère à cette nostalgie.
— Dépêchons-nous, dit l'homme.
Il était en bas, dans le hall d'entrée. Il tenait la porte ouverte avec un pied et de l'autre il maîtrisait son impatience.
— Quelle heure est-il ? demanda Pierre.
Il atteignait la dernière marche. S'il avait chaussé ses mules, il les aurait perdues en cours de route. Heureusement, les bottines étaient bien lacées. Il laissa tomber une larme dans le cou de l'infirmière. Elle n'aimait pas qu'on évoquât ces fantômes. C'eût été un autre théâtre. Le miroir serait déformant sans avoir besoin d'exister. Ces bras, ces jambes, ces yeux, ces tripes, le pénis, les langues, les dents, la peau, infinie la peau, grise ondulation au ras de la terre, il avait eu cette vision en son temps.
Mais maintenant il n'y pensait plus. Personne ne songea à lui reprocher cette autre négligence. Il s'était seulement promis de ne pas oublier l'enfant qu'il allait voir.
— Un enfant, dit l'une des filles, c'est une idée absurde.
Elles étaient descendues au village et avaient retrouvé Pierre sur la place à l'ombre des mûriers. Il ne pouvait plus interrompre son récit pour ne plus jamais le reprendre qu'au début et recommencer jusqu'à ce que l'angoisse l'empêchât d'aller plus loin. Elles étaient charmantes, exigeantes et superficielles. Il ne savait pas inventer des fins provisoires. S'en contenteraient-elles ? Accepteraient-elles seulement qu'il continuât de se raconter sans jamais achever ce récit peut-être insensé ? Choisiraient-elles entre l'interruption et l'interminable ? Préféraient-elles le silence et le bavardage à la place du silence ? Elles prétendaient ne se satisfaire que d'une fin à la hauteur du temps qu'elles perdaient avec lui. C'était le moins qu'il pût faire pour elles.
— Vous alliez voir l'enfant ? dit celle que j'avais appelée Lucile.
— Ou on vous le faisait croire, dit l'autre dont il avait oublié le nom.
Elle était vive et précise. Sa petite laideur entretenait une distance qu'elle passait son temps à arpenter, sachant qu'elle la franchirait un jour ou l'autre.
— Léopoldine, dit-elle pour répondre à la question que Pierre venait du lui poser d'une voix qui mesurait cette distance.
— Cet autre soi-même, commença Pierre.
— Qu'est-ce que je te disais ? fit Lucile en donnant un coup de coude à sa sœur.
— Mais tu n'as rien dit ! rétorque l'autre qui veut se retrouver sur le chemin, soucieuse de n'avoir rien perdu.
— Notre père n'aimerait peut-être pas que ce soit justement à nous que vous la consentiez, cette fin, dit-elle.
— Il n'y a jamais eu d'enfant, dit l'autre, n'est-ce pas ?
Il y en eut un. Un seul. C'était le personnage principal. Il allait le rencontrer parce qu'on cédait enfin à son cri. Il passa la porte sans l'aide de l'infirmière. Il descendit les marches du perron.
— Où suis-je ? demanda-t-il.
L'homme se rasséréna. Pierre lui promettait depuis longtemps cette question essentielle. L'homme avait respecté cette attente. Il avait seulement dit :
— Vous pouvez le savoir puisque vous savez qui vous êtes.
Il s'en était tenu à ces mots qui étaient le début d'une promesse puis il avait tristement ressenti le poids de la promesse et il était devenu impatient, se surveillant quand il était en présence de Pierre parce qu'il se sentait sur le point de rompre ce fil d'Ariane, au risque de dérouter définitivement son malade. Il descendit lui aussi les marches du perron. Pierre remercia l'infirmière molle et patiente, écœurante, nécessaire.
— Ne faites pas cette tête, lui dit-elle sans descendre les marches du perron, vous n'allez pas au bout du monde !
Qu'est-ce qu'elle en savait ? Pourquoi le savait-elle ? Il la désirait parce que c'était une femme. Que savait-elle de sa virginité ? Elle qui n'aimait pas les fantômes ? Que savait-il d'ailleurs de ses rêves ? Les personnages finissent par s'absenter ? S'agit-il d'attendre leur retour ? Maintenant il allait voir l'enfant et sur le chemin il se demanda s'il n'était pas en train de tomber dans un piège que l'homme lui tendait avec la complicité de tous les autres. L'ambulance traversait des territoires aux toits crevés. C'était tout ce qui restait de la guerre, ces toits, les sentiers déserts, les ruelles où l'on ne jouait plus, le passage centrifuge des oiseaux, cet infini circulaire, circulairement infini, jusqu'à l'éternité myope. L'homme lui montra plusieurs enfants qui n'étaient pas les siens. Les enfants étaient inquiets. Ils paraissaient bien nourris. Ils ne jouaient pas. Ils ne tenaient aucune conversation. Leurs réponses trahissaient un effondrement intérieur qu'il n'eut pas de mal à mesurer. L'homme lui dit :
— Ce n'est pas cet enfant que je veux vous montrer.
L'enfant que Pierre tenait sur ses genoux dans l'espoir de l'amuser, parut déçu. Il s'enfuit. Les autres s'engagèrent à la queue leu leu dans la même direction. L'homme était en marche. Pierre le suivit. Le chauffeur marchait derrière lui en sifflotant. Cette surveillance l'agaçait. Il dit à l'homme qu'il n'avait pas l'intention d'échapper à sa vigilance. Il avait dit cela sans y penser, sans penser à tourner en rond, tournant en rond malgré tout, avec la nostalgie d'une ligne droite qu'il assimilait à une enfance en voie de condensation verbale, éphémère buée sur le carreau de la vie menacée par le vent. L'homme avançait vite.
— Si vous voulez, dit-il sans s'arrêter, il est encore temps.
Pierre trouva les mots pour le remercier, mais il ne pouvait rien contre ses désirs. Ou bien ils étaient satisfaits, et il était malheureux comme un chien, parce qu'il ne se sentait pas à la hauteur du plaisir, ou bien il devait renoncer à lutter, il était soulagé, et simplement honteux. S'il renonçait maintenant à voir l'enfant, il ne se reprocherait pas cette faiblesse. Il retrouverait même une certaine tranquillité qui l'avait quitté il y avait déjà plusieurs semaines quand il s'était mis à penser à l'enfant. L'homme s'était écrié :
— Mais à quel enfant DIABLE pensez-vous ? Diable n'était pas une épithète. Ce n'était qu'une exclamation intraduite dans le corps de la pensée sans penser à l'effet qu'elle aurait sur le destinataire de la question qui n'en était pas une puisque c'était une tentative très claire de s'en débarrasser pour ne pas avoir à y répondre. Mais l'homme n'était pas sans ressources. Il n'avait pas attendu une minute pour lui proposer de voir l'enfant. Pierre pensait rêver. Les rêves ont une fin. Il suffisait d'attendre. Il s'endormit.
L'homme était encore à son chevet. Il dit :
— Vous n'avez pas répondu à ma proposition.
— Je ne sais pas, dit Pierre, et il eut en suivant une crise de nerfs.
Les jours passèrent. Il était drogué et se sentait passablement bien.
— Vous vous en sortirez, dit l'homme. Vous vous en sortez tous !
Il n'était pas en colère. Peut-être désespéré. Et maintenant il lui demandait de renoncer en arguant du fait qu'il en avait encore le choix.
— Vous n'avez pas l'habitude de marcher avec ça ! dit l'homme sans se retourner.
Pierre ne répondit pas à cette nouvelle provocation. Il ne pensait plus aux béquilles.
— C'est le cinéma qui nourrit notre savoir, se dit-il.
Et il marchait avec des béquilles comme s'il avait toujours marché avec des béquilles n'ayant jamais rien su de cet apprentissage.
— Je mourrai fusillé de la même manière, cita-t-il.
L'homme ne comprenait pas. Il exprimait nonchalamment son impuissance. Il n'avait plus le temps de penser et encore moins celui de se souvenir. Comment rêver dans ces conditions ?
— Nous sommes arrivés, dit-il.
Pierre frémit. Tout avait été logique jusque-là, le désir de voir l'enfant, la minute de réflexion de l'homme, les béquilles, le voyage, les villages abandonnés, les enfants en vadrouille.
— Je comprends, dit l'homme, c'est pour ça que je vous demande de réfléchir encore.
La porte s'ouvrait sur un moment d'incohérence qui pouvait durer assez de temps pour le détruire définitivement. L'enfant était-il dans un lit ? Ou dans un fauteuil près de la fenêtre ? Lisait-il des livres ou bien passait-il son temps à rêvasser ? Pratiquait-il la conversation depuis suffisamment de temps pour être clair et facile comme il le désirait ? L'homme refusa de lui ouvrir la porte.
— Ouvrez-la vous-même si c'est ce que vous voulez ! déclara-t-il.
— Et il m'a laissé seul, dit Pierre. C'était la première fois qu'il se sentait seul. Sur le rocher, il s'était senti seulement abandonné et cela avait suffi pour qu'il se mît à désirer la mort pourvu qu'elle fût prompte à l'anéantir. Mais la solitude est une affaire de vie seulement. C'était la vie qui le menaçait.
— C'est atroce ! s'exclama l'une des filles.
Il ne leva pas la tête pour l'identifier. Il ne connaissait pas leurs voix. Il avait une préférence pour le corps de Léopoldine peut-être parce qu'il était plus accessible, ou plus souple, ou simplement généreux. Lucile avait le regard inquisiteur de sa tante.
— Vous ne raconterez pas la fin de cette histoire, n'est ce pas ? Vous vous êtes un peu aventuré, je crois.
Était-ce un début de confession ? L'autre ne disait rien. Elle s'était éloignée pour caresser un chat.
La place n'a guère changé. Les filles s'y arrêtent pour caresser des chats, propices à l'ennui. Les vieux ne vivent plus. Ils ne meurent pas non plus. Des femmes solides cherchent de l'ouvrage, ou bien elles l'ont trouvé et elles marchent vite pour ne pas se laisser arrêter par l'ombre si c'est l'été, ou par la lumière, ou simplement parce que c'est l'heure. Je préférais la rivière, peut-être parce qu'il n'était pas question d'y jouer. Je m'y aventurais plutôt. L'enfance connaît ces différences. Elle y prépare le jour suivant, sans plus d'effort. La nature est une bonne raison de peupler les lieux qu'elle habite. Les poissons dans l'eau, les insectes dans l'air, dans la matière, les animaux à la surface, l'homme à la proximité d'un feu qui l'invente, l'enfant derrière les portes, magique et improbable. Je n'inventoriais pas. Je me baladais. Pour trouver. Ou pour trahir. Un intrus pouvait occuper les lieux. Un chasseur. Un pêcheur. Un amant. Une cloche. Celui-là mettait du vert là où je voyais des ocres et des bleus. Le ciel occupait toute la place au-dessus d'un horizon rassembleur de points de fuite. Il prétendait loger au château où la comtesse l'avait chargé d'exécuter son portrait. J'en parlai à mon père. Il se montra évasif. Giselle, comme il disait, était imprévisible. Il avait à peine aperçu le portraitiste tremblant dans les allées du jardin arabe. Il s'intéressait aux poissons rouges ou aux reflets du soleil à la surface du bassin. Il croquait des abstractions passagères. Et il parlait au chien. Giselle buvait du thé dans son parthénon aux carreaux cassés. La pose lui avait brisé les reins. De plus, la robe qu'elle portait lui labourait les côtes. Et elle rougissait un peu des seins que la dentelle extrayait d'un corps non moins désirable. Le peintre déambulait dans un monde qui lui était parfaitement étranger, tandis que mon père en connaissait tous les secrets. Dommage qu'il fût si peu bavard. J'aurais adoré ces développements verbaux au coin du feu où Lucile exagérait ses souffrances. Le peintre, dont elle ignorait le nom, la trouverait peut-être parfaite. J'étais toujours sidéré par ses mains précises comme des oiseaux. Je ne lui parlais pas ce soir-là du peintre que j'avais rencontré dans l'après-midi sur les bords de l'Arize, non loin du vieux moulin qu'il supprimait de la toile parce qu'il le trouvait « retapé ». Cet aveu d'impuissance me dérouta. Après tout, je ne lui avais rien demandé. Je m'étais approché pour confirmer mes doutes. Le tube de vert était éventré au milieu de la palette. Il y puisait l'incohérence de son dessin, de sa vision plutôt, où il ne mettait rien que ce qu'il croyait voir.
— Le moulin est de trop, commença-il, comme si c'était ce que j'étais venu chercher à quelques pas de l'œuvre en formation, dans son dos.
Il s'était à peine retourné. Il ne craignait pas le jugement des enfants.
— Un moulin de plus ou de moins, dit-il en riant.
Des traces de terre et d'ocre démentaient sa confidence. Il avait peut-être passé une bonne heure à tenter d'inclure le moulin dans le paysage auquel il appartenait. À la place, une broussaille bleue laissait présager un repoussoir peu conforme à la réalité mais il en espérait une vision. Il me demanda de me laisser fasciner par la tranquillité de l'eau qu'il n'avait pas encore ébauchée. À la place, la toile écrue lançait des avertissements blancs. La peinture, toute la peinture s'arrêtait exactement au bord des traces du fusain. Le ciel semblait sur le point de se déverser dans cette absence mais il n'osait pas ce coup de brosse encore imprégné du même bleu. Ce que j'en pensais, si j'étais du pays, que faisait mon père, il n'avait vu aucun nègre au château, Giselle était charmante et d'une patience à toute épreuve, le comte lui plaisait moins à cause de son goût exagéré pour les petits garçons, le château ne manquait pas d'allure, il avait le temps qu'on lui donnait et seulement l'argent qu'on lui prêtait. Les pommes d'un vert feuillage (elles étaient rouges et jaunes) le réduisirent au silence pendant cinq bonnes minutes. Il regardait trop la toile. Il avait oublié la perspective d'un chemin. Le soleil l'avait trahi, il n'y avait pas de doute, sinon il aurait vu cette merveilleuse occasion d'augmenter la perspective du vert qui est la couleur du plan.
— Je sais, dit-il.
Il me regarda. Il venait de découvrir mon visage.
— Une tache noire, dit-il.
Il avait songé à un mouchoir mais elle ne possédait pas le mouchoir de cette absence de couleur. Un chat finirait par perdre patience. De plus, il était un mauvais peintre animalier. Les yeux de verre l'angoissaient plus que le pelage. La courbe était facile, surtout parallèlement à un corps de femme qu'il prenait la patience de découvrir pose après pose, ce à quoi elle ne semblait pas voir d'inconvénient.
— Tu seras le petit esclave noir, dit-il en éclatant de rire.
Sa découverte l'enchantait. Je n'étais pas venu me promener par hasard ou plutôt, il ne devait rien au hasard d'avoir éprouvé le besoin de peindre la rivière, le moulin (à l'origine), le bois indéfinissable et le ciel de partout.
— Tu seras cet objet, à la place du chat, à la place de la robe, à la place de toute la lumière que je vais peindre !
L'idée de m'immobiliser à côté d'une comtesse nue me fit frissonner plusieurs fois avant qu'il ne refermât la boîte de couleurs, me confiant la palette que je choppais du bout des doigts, ayant à supporter sinon le poids du moins la géométrie irréductible d'un chevalet de campagne qui en avait vu de toutes les couleurs.
Nous nous dirigeâmes vers le château sans la permission de ma mère. Il parlait sans arrêt. Il ne m'avait même pas demandé mon nom. Il marchait devant moi et la toile passait d'une main à l'autre tandis que le chemin se verticalisait. Nous aurions pu passer par la rivière et remonter doucement à travers bois. Ce sentier l'intriguait comme tout ce qui commençait par échapper à son attention. Au passage, il se promit de revenir pour entrer dans la grotte où j'avais oublié ma fronde. Il retrouverait peut-être la fronde. Je savais que je ne retrouverais plus le courage de pénétrer dans ces entrailles. Je passais mon chemin. Il me retrouva à l'entrée du château où j'hésitais toujours à entrer sans la permission de ma mère. Le vélo de mon père était accroché à la grille à un mètre au-dessus du sol. Le peintre s'étonna et il rit mais il n'avait pas de temps à perdre. Puisque la comtesse me connaissait et que mon père était son employé, elle ne verrait pas d'inconvénient à me supporter le temps d'une pose et moyennant une petite somme d'argent dont je ferais ce que je voudrais sans l'avis de ma mère. Il se frotta le pouce et l'index devant mon nez.
— Ni vu, ni connu ! dit-il encore en me poussant devant lui.
Il me débarrassa du chevalet dans lequel je m'étais empêtré. La palette quitta mes doigts crispés. Il retourna la toile contre le mur en se promettant de penser à autre chose. Avais-je les moyens de le suivre sur le chemin de l'oubli ?
La comtesse l'attendait à deux heures dans le salon des éléphants où il avait lui-même installé l'estrade sur laquelle elle se voulait lascive et profonde comme une rivière.
— Peignez la rivière pour mieux me comprendre, avait-elle déclaré en parcourant le lit d'une ébauche où elle ne se reconnaissait pas.
Elle lui donna le nom de la rivière, des fois qu'il s'égarât dans les bois. Elle se plaisait toujours à blesser sa sensibilité après la séance de pose alors qu'elle s'était montrée charmeuse de serpents au moment d'ajuster la pose à ses conseils. Car il ne lui imposait rien. Elle réfléchissait peu. Elle était torturée par l'idée de ne finalement pas appartenir au tableau qui serait celui d'une robe et d'un fond tendu de peaux d'éléphants. Une chaise portait les derniers plis d'une tenture aux abstractions d'or et d'argent. Le rouge d'un tapis agaçait son regard mais il ne faisait pas partie du tableau, elle était simplement obligée, à cause de la lumière, de le regarder pour satisfaire à ses exigences de miroir. Il supportait d'ailleurs tous ses caprices avec une patience qui l'étourdissait elle-même.
Ce matin, elle s'était étonnée de le rencontrer dans l'allée avec tout son attirail. Il allait peindre la rivière. Elle le plaignit doucement. Il lui parla à peine. Il tombait amoureux de toutes les femmes qui lui demandaient de les peindre et il mettait fin à ces excès sentimentaux en tirant de leur chair tout le plaisir qu'il se connaissait. La comtesse était de ce point de vue, inaccessible. Elle le sortait de l'enfer de plusieurs mois d'hiver, d'automne, de printemps et peut-être d'été vécus avec l'argent des autres. Il mangeait à sa faim. Il se baignerait dans la rivière si elle ne l'inspirait pas. Il aimait peindre le paysage pour ne pas l'oublier. Il avait des souvenirs précis comme des horloges. Leurs mécaniques l'étouffaient quelquefois au moment de les revisiter. Il ne s'égara pas. Elle lui avait parlé du pont, du houx et des restes d'un vieux moulin qu'on appelait simplement le vieux moulin parce qu'il y eut un temps où on n'aima plus se rappeler son nom. Il déplia le chevalet et prit le temps de lui trouver une horizontale proche de ce qu'il savait de l'horizon. Les arbres formeraient la gamme des tons dans une oblique qui irait du pont à droite jusqu'au ciel à gauche. Il ne peignait plus le soleil depuis qu'on raillait les siens. Il n'avait jamais voulu traduire que le côté infantile de la nature. Sa profondeur lui importait peu d'autant qu'il n'en saisissait pas les couleurs. Il préférait rester à la surface du tableau, d'où son amour véritable pour les plans, les murs, l'eau, le visage. Il avait réduit l'objet à cette sensation. Horizontales et obliques, il ne voyait rien d'autre pour satisfaire son désir d'aller au bout du plan. L'eau clapotait à ses pieds dans un mélange de terre et d'herbes hautes. Le pont provoquait une onde incessante. Il en saisit les variations entre les fougères. Le ciel cherchait sa surface. Il le traversa d'une branche, il peupla la branche de feuilles, trouva le jaune et fit chanter un oiseau. Il mélangea l'oiseau à la branche, racla le bec noir qui laissait un triangle noir, chercha à l'oublier dans l'épaisseur d'une feuille trop verte dont il ne pouvait plus, dans ces conditions, trouver la transparence.
Le gosse était sur le pont. Il portait une toque rouge avec des gris-gris dorés. Il s'efforçait de ne pas le regarder. Évidemment l'idée de le mettre à la place du chat était née à ce moment-là. Le chat était joué par un coussin. Il avait longuement insisté pour que le coussin fût montré à l'envers qui était fait de toile noire et grossière, tandis que la comtesse s'émerveillait des arabesques de l'endroit, se demandant si cette géométrie ne convenait pas mieux à son inspiration que le chat imaginaire que le peintre ne pouvait pas avoir trouvé dans la profondeur de son regard. Le peintre avait tracé un cercle noir pour figurer le chat et il l'avait rempli d'une grisaille en espérant y découvrir une anatomie. La plus proche possible de ce qu'il savait des chats. Maintenant, l'enfant lui montrait sa nuque. C'était l'endroit le plus noir de sa peau, sinon il préférait ressembler à sa mère qui était une femme du pays. Le peintre tiqua. À deux heures, nous entrâmes dans le salon. En passant sous les défenses, je levai la tête pour m'étourdir de leur rencontre au niveau du plafond où elles provoquaient une dépression chargée d'arabesques noir et or. Le peintre m'éleva à la hauteur de l'estrade. Je tournerais le dos à la toile. Je regarderais le corps de la comtesse pendant des heures. Je jouerais avec son immobilité. Il découvrit mes épaules. Je serais une fille.
— La comtesse aimera cette idée, dit le peintre en flanquant un coup de pied au coussin qui ne l'inspirait plus.
La comtesse entra. Le petit garçon que j'étais ne comprit pas les feux de son regard. Le peintre rougit. Il s'expliqua aussi clairement qu'elle lui en laissait le temps. Elle ne paraissait pas convaincue. J'étais à genoux sur l'estrade et elle voulait entrer dans la robe. C'est une idée sans lendemain. Elle m'embrassa sur le front.
— Je ne vois vraiment pas où vous voulez en venir.
La robe bougeait.
— Je vous croyais plus intelligent.
Elle prit la pose, ce qui l'éloignait de moi. Le peintre manœuvra le rideau. La lumière s'installa exactement comme il avait prévu. La comtesse ne pouvait pas s'imaginer à quel point il avait raison. Elle haussa les épaules et me fit un clin d'œil. Je souris. Je me sentais nu. Elle le savait. Elle me pinça la joue, ce qui provoqua un grognement du peintre. J'entendais les grattements du fusain. Il n'y allait pas de main morte.
— Vous ne savez pas que votre petit ami est un peintre ou quelque chose de très ressemblant, dit la comtesse sans changer l'expression de son visage. Dis-lui ce que tu es ou plutôt ce que tu veux devenir.
Le peintre s'était arrêté de patouiller sa toile. Il attendait ma réponse à ce qui n'était plus une question. La comtesse voulait rire. Elle ressemblait à une marionnette.
— N'est ce pas, mon cousin ! dit-elle finalement, détruisant la pose et tout ce qu'elle ne voulait plus y mettre parce qu'elle n'y croyait plus maintenant que le hasard me remettait sur sa route.
Le peintre jubilait. La comtesse voulait s'expliquer mais elle voulait d'abord prendre le temps d'une préface qui portait mon nom. Elle était devant la toile, triomphante. La grisaille l'intriguait.
— Je cherche, dit le peintre avant de se mordre la langue.
J'étais resté sur l'estrade, assis en tailleur dans les plis de la robe d'où je l'avais vue s'extraire nue tandis que j'étais censé avoir fermé les yeux. Les avait-il fermés, lui, comme elle le lui avait demandé ? Il s'était mis à parler du corps de la femme, laissant à l'homme, qu'il n'était peut-être pas au fond, le soin de s'abandonner aux autres corps si c'était au désir de précéder l'esprit. La comtesse était en salopette. Elle avait trempé un doigt dans la peinture et se renseignait lentement sur la couleur de sa chair. C'était un rose de poupée, opaque et clair. Il lui en révéla la composition. Elle s'étonna. Elle ne le payait pas pour qu'il lui donnât des cours de peinture.
— Qu'à cela ne tienne ! dit le comte en entrant.
Il palpait l'étoffe où je m'engourdissais. Une fois, j'ai entendu la comtesse lui dire (tu es en âge, je crois, d'entendre ce genre d'anecdote) :
— Vous m'aviez pourtant promis de ne plus toucher aux enfants !
Elle ne le tutoyait plus dans les moments de désespoir et il se plaisait à la chatouiller sous les bras s'il avait un public pour le soutenir. Elle jouait son rôle à merveille. Et il ne cédait pas aux applaudissements qui pouvaient être ceux de leurs propres enfants.
— Apprendre, dit-elle, je n'y avais pas songé.
Elle virevolta entre les chaises et se posa sur la table.
— Et que saurais-je de plus si je vous écoute ? demanda-t-elle sans s'attendre à une réponse satisfaisant la résurgence de ses désirs.
— Mais rien, dit-il pour la surprendre, que vous ne savez déjà.
Il la laissait muette d'étonnement et d'indignation.
— Simplement, continua-t-il, vous vous exprimerez, ce qui peut être un changement exorbitant.
Il créait le silence. Le comte lui-même avait cessé de caresser mon mollet.
— Oui, finit-il par dire, d'ordinaire on n'affuble d'exorbitance que le prix qu'on attache aux choses de la vie. J'aime assez l'appliquer aux changements. J'y songerai, maître.
Il se moquait. Je voulais m'en aller. Je sautai au pied de l'estrade, dans l'ombre qu'il portait sur le carrelage noir et or.
— Nous perdons du temps, dit la comtesse, il est déjà quatre heures.
Le peintre sursauta. Il avait à faire à cette heure pile.
— Quelque amourette rurale, dit le comte en le regardant sortir du salon. Est-ce que tu es amoureux, toi ? me dit-il.
— Il est amoureux de Constance, dit la comtesse.
Je ne l'étais pas. Je lui racontai la scène. Je haletais. Elle me fit asseoir dans le sofa où elle se couchait pour penser à ce qu'elle appelait autre chose. Elle avait l'air heureux de me retrouver en objet du regard. Elle connaissait ma lumière, m'avoua-t-elle. Rien d'étrange à ce qu'un autre peintre s'en aperçût. Elle devinait cette acuité. Elle n'en avait jamais usé elle-même. Elle le regrettait maintenant qu'un autre peintre s'en servait à sa place. Sur la toile grisaillée, je n'avais reconnu aucun signe de moi cependant. Il me cherchait encore, m'expliqua Constance. Je n'avais pas assez de patience. Je ne devais pas m'attendre à me retrouver à la fin de chaque séance. Cela arriverait au dernier moment. Le tableau serait déjà bien avancé. Il découvrirait l'exacte valeur de ma présence juste au moment d'oublier que c'était elle qui désirait être peinte. Constance était curieuse de cette reconnaissance. Giselle s'en contenterait peut-être à défaut d'une ressemblance qui n'était qu'une obsession de femme traquée par l'amour. Je ne comprenais pas. La nuit allait tomber.
Mon père nous attendait. Il avait ouvert le portail mais il n'était pas entré. Son vélo rutilait dans la lumière électrique. Constance lui raconta toute l'histoire. Il se mit en marche sans l'embrasser. Je le suivis. Constance m'avait pincé l'épaule pour la marquer. Cette petite douleur était-elle plutôt destinée à crever l'abcès de mon rêve ? Je rattrapai mon père à la hauteur du pont où il s'était arrêté pour observer la pointe phosphorescente d'une canne à pêche plantée au bord de l'eau. Il me parla des lucioles de son enfance. Le pécheur nous écoutait dans l'ombre. Je voyais nettement le blanc de ses yeux. Il portait un couteau à la ceinture. Il mordait les plombs avec application.
— Bonne pêche ! lança mon père à l'ombre qui épaississait.
— C'est ça ! répondit la voix qui pouvait être celle de notre cousin.
Mon père reprit son chemin. Je voulais rompre ce silence en dérangeant les feuillages que la nuit mettait à ma portée. Nous nous engageâmes dans une obscurité favorable aux ruptures dont je rêvais. Je suivais les feux de la bicyclette qui cliquetait. Les branches brisées semblaient tomber mortes dans le fossé. Nous atteignîmes la tour sous la lumière de la lune. Mon père fit le tour pour aller ranger le vélo dans la remise. J'entrai.
Ma mère était en pleine conversation avec la comtesse. Le peintre les écoutait, immobile, observant des détails révélateurs de son génie dans la poignée dorée du tison. Je rompis le pain posé sur la table. J'avais faim. On entendit la voix de mon père qui réprimandait le chien. À l'étage, ma sœur faisait le tour de sa chambre comme tous les soirs. Le peintre avait de temps en temps levé la tête mais sans poser la question qui d'ailleurs ne lui brûlait pas les lèvres. Il me regardait manger maintenant. Il n'aimait pas se mêler à la conversation des femmes, m'avoua-t-il. Je haussai les épaules en pensant à ce que Constance aurait répondu à cette confession insensée.
Le pain était frais du matin. Dimanche arrivait. Mon père interrompit cette autre tentative d'évasion. Il entrait en enguirlandant ma sœur qui se coiffait à la fenêtre alors que le vent se levait. C'était un vent avant-coureur mais elle n'avait pas voulu écouter la suite de son avertissement et elle avait éteint pour se déshabiller et se coucher sans fermer cette maudite fenêtre qu'il se sentait capable de condamner si elle continuait de déraisonner.
— Je monte, dit-il, ne m'attends pas.
Le peintre jeta à la comtesse un regard désespéré. Je ne lui étais d'aucune utilité. Ses sourires, je pouvais en faire ce que je voulais pourvu que la comtesse n'eût pas à s'en soucier. Elle vint s'asseoir entre nous, sur la chaise où il avait posé son chapeau.
— Quelle étrange idée ! dit ma mère qui ne savait plus ce qu'il fallait penser non pas de mon image, où l'on ne me reconnaîtrait forcément pas, mais de ma présence sur l'estrade pendant des heures que je ne consacrerais donc plus à l'étude de la langue où je me noyais tous les jours pour des raisons qu'elle se garda toujours d'éclairer avec moi.
Elle n'a jamais été la complice de mes jeux. Elle a toujours entretenu ma propreté. En parler à mon père était inutile. Il avait, dans sa jeunesse, servi de modèle à la statue de son grand-père dont la tête était restée inachevée. On se servit de ses mains aussi, dont l'une descendait la rampe du grand escalier, l'autre portant le chandelier et des ombres traîtresses, ce qui n'avait été prévu par personne, sur les marches où l'on prenait toujours le risque de se casser le nez. Mon père était un tout jeune homme. Le charpentier, sculpteur à ses heures, avait pris le temps de la ressemblance. Il était précis comme un insecte, lent comme une pluie d'automne et décidé à aller au bout de son imagination.
— Confidences d'alcôve, dit ma mère dans l'oreille de la comtesse, de mon côté pour que j'entendisse ce que le peintre devait ignorer.
Nouveau clin d'œil de la comtesse dans ma direction. Le peintre s'impatientait. Ma mère posa une de ses mains délicates sur le genou tremblant de l'artiste.
— Mon mari n'aura pas d'opinion à ce sujet, dit-elle.
Elle allait continuer par une de ces explications qui mettait à vif et ma patience et ma volonté (c'est-à-dire mon désir, j'en étais presque conscient - j'en suis sûr), quand un éclat de la voix de mon père nous figea dans une attente inquiète. Seul le peintre frémissait. Ma sœur s'était tue. Mon père redescendait.
— Elle ne veut rien entendre, disait-il en se servant à boire. Qui êtes-vous ? demanda-t-il brusquement.
— Ce que je suis... commença le peintre en soulevant ses fesses d'un centimètre qui le fit rougir, mais...
Giselle s'expliqua en peu de mots. Mon père hochait la tête à chaque signe de ponctuation. Je l'ai toujours vu agir ainsi dans la phrase des autres, semblant éprouver des difficultés à en saisir le sens et dans l'attente d'une conclusion qui résumât en même temps sa pensée. Je ne lui ai jamais parlé autrement. Il est vrai qu'il regrettait ses questions au moment où il les posait et il se nourrissait au fond de cette attente. Je ne l'ai jamais surpris en flagrant délit de condensation. Il allait au bout de sa curiosité, choisissant même les mots, et les répétant lorsque leur sonorité plus que leur sens, soulevait d'autres questions auxquelles il ne pouvait évidemment plus répondre. Giselle savait tout cela. Je le tiens peut-être d'elle. Le peintre se rassérénait au fur et à mesure de l'argumentation. Je voyais son visage se dégéométriser à la faveur des silences que mon père ménageait pour plaire à Giselle. Ma mère préférait s'en tenir au doute. Mon père vida le verre d'un trait. Son haleine nous étourdit un peu. Il se mit à dévisager l'intrus, le demandeur, le rêveur peut-être.
— J'aime les idées, dit-il. N'est-ce pas ?
La question m'était destinée. Je bredouillais une réponse qu'il acheva d'un rire puissant. Le peintre s'agitait.
— J'ai toujours tort de vous demander votre avis, mon cousin, dit Gisèle en se levant.
— Notre avis... commença ma mère.
Mais Giselle était déjà sur le seuil, nouant le foulard sous son menton. Le peintre se réfugia dans son giron.
— Demain matin, dit-il, je retournerai au vieux moulin pour ne pas le peindre.
Il frotta ma joue du dos de sa main.
— Ce jeune homme est un critique, fit-il pour flatter l'orgueil d'un père qui avait d'autres chats à fouetter et qui grogna pour manifester son humeur.
J'avais quelque chose à dire mais ma gorge était nouée par la prudence extrême dont j'entourais toujours ma présence entre les adultes.
— Le vieux moulin mérite d'être peint, bafouillai-je.
— Puisque tu le dis, fit mon père.
La porte était refermée. La voiture de Giselle toussa.
— Il leur plaît, fit encore mon père en s'asseyant dans son fauteuil.
Il craqua une allumette définitive. Ma mère retourna dans le silence où il l'aimait sans doute. Je jouais avec des miettes. Le plancher raisonnait à peine des sanglots de ma sœur. Je ne suis jamais entré dans sa chambre dans ces conditions. J'ai toujours été tenté de le faire. Qui m'en aurait empêché ? Mais pourquoi n'en ai-je jamais trouvé la force ? Nous attendions peut-être qu'elle provoquât sa propre fin un de ces soirs comme celui-ci. Ma mère avait envie de reprocher à mon père sa manie de fermer la porte au nez des gens qui se remettaient à peine d'une visite sur laquelle il avait une fois de plus exercé une influence sinistre et en tout cas contraire au dialogue qu'elle-même avait cherché à engager avant son irruption. Tout à l'heure, penchée sur l'évier, elle en parlerait, sachant qu'il ne l'écouterait plus. J'occupe un angle de la table. Je me suis habitué à cette perpendicularité. C'est une manie de la première enfance. Mon père fait le roi à un bout de la table, tournant le dos à la porte d'entrée. Ma mère expose le sien aux feux de la cheminée, qui peuvent être intenses si ma sœur s'est levée de table en proie à son imagination, car c'est là tout l'effet de la nourriture sur son esprit, si elle est dans une période de boulimie, ce qui m'écœure toujours, sinon elle vomit ses verres d'eau dans l'évier et déclare qu'elle ne veut plus vivre dans cet enfer. Mon père la renvoie brusquement à des bordels qui me déroutent, car je n'ai jamais voyagé. Mais nous sommes peut-être les victimes de son imagination. Il me semble qu'il n'a jamais quitté cette terre. Au village, dans la rue où Constance est une référence, une femme ouvre sa porte à des hommes furtifs. Nous sommes des enfants. Une femme à hommes, c'est facile à imaginer, mais je ne vois pas Lucile dans ce rôle. La femme est une putain de toute beauté. Que savons-nous de la beauté, nous qui n'avons goûté qu'à la discipline et aux études ? Elle ne sortait que pour se rendre à la gare de chemin de fer. J'ai longuement observé son attente sur le quai. Je me postais derrière un pilier de la halle. Des cageots de pommes pourrissaient derrière le portail métallique. C'est l'odeur de ces moments transis. Elle n'offrait que son profil. Elle était immobile et regardait le ballast avec nostalgie. Elle s'absentait deux ou trois jours, puis revenait avec une nouvelle robe qu'elle n'avait pas pu emporter dans ses bagages puisqu'elle était partie avec un sac à main et en effet, on ne lui voyait plus la robe de ses départs. J'étais jaloux de ces changements. J'oubliais Lucile et les bordels que mon père continuait d'évoquer pour l'humilier.
Un soir, à dîner, j'ai parlé de la voyageuse comme si je l'avais vue de prés. Ma mère laissa sur ma peau la trace d'un pincement atroce. Mon père n'avait pas bronché. Sa tête noire semblait hésiter entre le rire destructeur et la colère inventeuse de nouvelles angoisses. Ma sœur ricanait. Elle se tortilla devant la cheminée en montrant ses jambes pour imiter celle dont je voulais parler. Ses fesses étaient animées du même mouvement. Elle a toujours été la parfaite imitatrice de mes questions. Ma mère l'interpellait doucement pendant qu'elle se donnait en spectacle. Elle souleva ses cheveux pour brouiller les pistes de son regard qui ne pouvait pas être celui de la putain dont je rêvais maintenant tous les jours. Le chemin de l'école est borné par des découvertes qui finissent par se toucher. Il y avait belle lurette que ces bords me fascinaient. En passant devant la maison de Constance, je cherchais son ombre dans la fenêtre et la trouvais quelquefois si le ralentissement avait été sincère. La maison de la putain était moins transparente. Mes compagnons se nourrissaient des mots que j'en extrayais parallèlement à un dictionnaire dont ils ignoraient bien sûr l'existence. Si le cou et le profil de la putain, peut-être son épaule et le bras fascinant, apparaissaient malgré la géométrie des reflets sur le carreau de sa fenêtre, j'imposais le silence. Mon érection était un secret. Ma sœur leva pourtant son petit doigt en l'air. Le feu la rendait irréelle. Je souffrais. Je sentais ces contrastes à la surface de ma peau. Le feu était alimenté par l'air qui venait de la porte un peu entrouverte sinon la cheminée fumait, ce qui irritait fort mon père. Ma mère se plaignait de ces courants d'air en gémissant, redoutant ces morsures dans une chair qu'elle se connaissait maladive et presque finissante malgré une extrême beauté, une beauté blanche, languissante, impénétrable, si secrète que mon père était désespéré de n'en avoir jamais percé le mystère. C'était au fond son seul problème et il expliquait toute sa destruction.
Il n'était que cela : un homme détruit. Ma mère sans doute ne s'offrait qu'à la surface de ce miroir. Ma sœur le traversait avec épouvante mais consciente de mal faire. J'étais brisé par des retards du sens à donner à ces choses de la vie. Je me sentais informe et inachevable. La distance que j'imposais à mes visions me sauvait du désespoir. La femme sur le quai de la gare (était-ce une putain comme je me l'imaginais ?) n'épuisait pas l'infini de ses apparences. Ma sœur cessa d'un coup ces singeries. La tristesse est au bout des comédies qu'elle joue à la réalité comme des tours. Elle s'agenouilla près du feu pour en activer l'inexplicable combustion. Car je n'expliquais rien et aucune explication ne me convainquait. Elle renoua ses cheveux en chignon et frotta les larmes sur ses joues.
— Elle était la plus malheureuse des femmes, murmurait-elle. Tu as bien le temps, soupirait ma mère. Quant à toi... mais elle ne finissait pas si c'était un reproche.
Elle caressait du bout du doigt l'hématome qu'elle avait causé plus loin que la surface de ma peau. J'en conserverais la trace plusieurs jours. Constance m'interrogera en dispensant un onguent illusoire. Ma précision s'en trouverait affectée. Elle chercherait à m'aider. Il y aurait toujours ces tentatives de visiter mes secrets d'enfant. Je lui proposais des énigmes pour la duper. Elle en souriait, prétextant que la vie n'est pas un mystère. Le seul mystère est d'avoir un nom et de ne pas parvenir à lui donner un sens. Les choses ont le nom qu'on leur donne et le sens qu'on finit par leur trouver. Elle ouvrait des portes pour interdire à jamais qu'on les refermât. La putain (qui était une femme après tout) lui ressemblait peut-être. Ma mère aurait été une putain sans cette beauté qui appartenait depuis toujours à mon père. Et ma sœur, qui jouait tous les rôles, même celui du chien que mon père semblait se plaire à martyriser, ma sœur était encore rebelle à cette idée qui était tout ce que je pouvais exprimer à propos des femmes et de ce qu'elles me réservaient. Elle ne parlait jamais d'amour, mais de bonheur, pour nier sa possibilité.
— L'amour sans bonheur est le contraire de l'existence, concluait-elle.
Mon père monta se coucher. Il s'abandonna à une toux grasse avant de nous imposer un silence que ses ronflements finissaient par troubler. Le feu faiblissait. Ma mère ne se coucherait pas avant de s'être assurée de notre sommeil. Ma sœur prolongeait l'attente. J'étais visité par le rêve. Le tableau était accroché au mur d'une vaste salle. Tout ce que je désirais maintenant, c'était trouver la force de m'en extraire dans les moments où il n'avait plus aucune espèce d'importance pour les autres. Mais Giselle veillait. Elle ne voulait rien perdre de l'idée que le peintre se faisait de moi. Maintenant j'étais dans la lumière reflétée par le jardin d'hiver entre les branches des saules, à genoux sur le socle de la statue tombée dont je n'ai pas raconté l'histoire, et Giselle s'exerçait au croquis, caressée par le regard critique du peintre qui prétendait m'aimer d'un amour si fragile qu'une femme pouvait en briser l'harmonie de verre et d'horizon. Giselle était mécontente de ses personnages. Ils ne me ressemblaient pas. Mes cheveux devenaient une broussaille incompréhensible et j'avais un dos de géant en proie à la scoliose. Tantôt mes mains disparaissaient dans un drapé géométrique et faux, tantôt elles occupaient deux fois la surface de mon visage toujours rebelle. Pendant ce temps, qu'elle jetait joliment par la fenêtre de son imagination, le peintre avançait. Mon corps, ou plus exactement le revers de ce corps qui semblait ne plus m'appartenir à force de multiplication, avait un rôle à jouer à un endroit précis de la toile qui devait être le point de départ de toute la lumière. Giselle tiqua. Je ne comprenais pas. Il lui expliqua les lignes et les hachures. Elle demeurait le centre du tableau mais j'en étais la lumière.
— Lumière noire, dit-il, et donc reflets d'ombre.
Elle trouvait tout cela parfaitement pensé puisqu'elle n'avait rien à redire mais il fallait maintenant qu'il lui démontrât la véracité de ses dons. On me renvoya. J'errai une heure dans le bois.
C'était un jour de printemps ou d'été. Je m'intéressai à des insectes. Infini des races. Des ailes bleues me conduisirent au bord de la rivière. On y dansait. Bonheur en couple. Je bus une tisane froide. Les pommes d'un beignet m'endormirent près de l'orchestre. Je rêvai. J'ai toujours su peupler ma solitude. Le feu d'artifice était peut-être un rêve. Je m'éveillai. Des moissonneurs fauchaient la chaussée au ras des confettis. D'autres masques me surprirent au bord d'un autre sommeil. Une femme montrait des cuisses prometteuses dans la fente d'une robe qu'elle maîtrisait à merveille. Une jeune fille en promettait autant, mais à sa manière et je m'attardais plus longtemps à son jeu. C'était une jongleuse de fruits qu'elle extrayait de son tablier. On levait le verre à son passage et elle s'inclinait comme une poupée, refusant la goutte sur sa langue et tournoyant encore en direction d'une ombre qui semblait l'attirer dans l'ombre véritable où je n'avais pas droit de séjour. Je me postai à cette limite. Elle sentait la terre. Une main invisible venait de voler l'épingle de ses cheveux. Elle était étourdie. Elle disparut. Ma mère me retrouva dans la ruelle où je parlais tout seul. J'étais assis sur la murette le long de laquelle s'alignent les cageots du café et les barils rutilants. Ma sœur déchiquetait tranquillement une barbe à papa, ignorant les commentaires sexuels. Mon père jouait du pipeau en fermant les yeux. On parlait de sa virtuosité. Il avait enchaîné son vélo aux poutres métalliques du kiosque et le surveillait du coin de l'œil parce que des gosses s'étaient juré d'y accrocher un pompon obscène. J'avais ri comme un fou. Ma sœur m'avait griffé. J'avais l'air d'un indien sur le pied de guerre. Ma mère me tendit l'autre barbe à papa.
— Je n'aime pas que tu manques au repas (elle faisait la liaison), dit-elle en me tirebouchonnant l'oreille.
Constance passa. Ces douleurs l'obsèdent. Elle m'en veut de ne pas me révolter. Mais un homme la fait danser et elle virevolte avec lui dans l'oubli. Elle a eu le temps de me donner son mouchoir en me conseillant de frotter ma joue jusqu'à ce que le sang se coagule. Coagulation. Ma sœur a entendu ce mot. Tous les sens se rapportent au sang. Le bruit de la fête couvre le son de sa voix. Elle ne veut pas sombrer dans la mélancolie. Elle m'arrache le mouchoir et le jette dans l'ombre. Elle s'immobilise en le cherchant des yeux. Le peintre la surprend dans cette attitude. Il est charmé. Il accompagne Giselle qui passe son temps à répondre aux saluts qu'on lui adresse à leur passage, tangente révélatrice de la mémoire à laquelle elle se sent condamnée depuis belle lurette.
— Je regrette, avait commencé Lucile avant de rencontrer le regard du peintre.
— Tu n'es pas amoureux au moins ? m'avait demandé Giselle.
Amoureux de quoi ? De tout ? D'un peu ? De ce que j'ai choisi ou de ce qui n'existera plus ? Constance revient.
— Je regrette, lui confie Lucile à propos du mouchoir que personne ne voit, mais personne n'entre dans cette ombre qui sent la pisse de chat, entre le mur pourrissant du cabaret et l'alignement infini des cageots et des barils.
— Peu importe, dit Constance, mais je n'aime pas ce goût pour la douleur... Ma mère hait Constance. Elle la sert en paysanne rebelle. Ce corps est un ennemi.
— Je ne connaissais pas votre sœur, dit le peintre. Gisèle (Giselle) ne m'en avait pas parlé.
Je rougis.
— C'est moi qui l'ai occultée, c'est tout. J'apprends le dessin, dit Giselle à Constance qui sourit pour ne pas répondre. Avez-vous retrouvé le mouchoir ?
Le peintre est encore visible. Il n'est entré qu'à moitié dans l'ombre. Il a levé la tête pour surprendre le profil de Lucile mais elle le regardait.
— J'aime les enfants, avait-il confié à Giselle qui s'était esclaffée.
L'enfant de Giselle est un nain. Sa laideur nous tourmente mais il parle si vrai qu'on est forcé de reconnaître son existence. Maintenant, Lucile se laisse éclairer par la lumière dansante des lampions. Elle montre du doigt l'endroit où elle croit avoir jeté le mouchoir de Constance qui dit :
— Mais je n'y tiens pas. On le retrouvera demain matin et ça n'aura plus aucune espèce d'importance. J'exhibe ma joue griffée mais comment pourrait-il comprendre ce qui est arrivé ?
— Vous aimez les enfants, s'était esclaffée Giselle en crayonnant son bonheur dans le ciel qui l'éblouissait.
Il se confiait trop facilement. Ses confidentes étaient toujours des femmes. Celle-là était particulièrement réceptive. On alluma le feu de joie. Il s'embrasa d'un coup et se mit à danser sur les murs. On avait fermé les volets à cause des braises. Les paillasses n'osaient pas s'approcher. Ils secouaient leurs perruques pour indiquer que le feu pourrait y prendre. La foule trépignait. Le poteau disparut dans l'embrasement. Le ciel était noir, sans étoile. Je surpris le peintre en flagrant délit de croquis. Le visage de Lucile était saisi dans un clair-obscur hallucinant. Le feu était tangent à son regard. Giselle occupait son esprit dans la contemplation du bûcher qui s'effondrait maintenant. Les fils de fer du paillasse sacrifié n'avaient plus de forme. Ils cernaient l'impossible, presque blancs, noirs à l'endroit des nœuds et des torsades. En haut du piquet, la boîte de conserve gigotait à contretemps. Mon père se plaisait à en suivre la sinistre cadence. On lui tapa dans le dos en le traitant de nègre. Lucile était assise sur la balustrade et elle écoutait les commentaires de notre mère qui haïssait ces fins de printemps qu'aucun souvenir de son cru n'avait le pouvoir de rasséréner. Elle trouvait le dessin original mais un peu triste. Le peintre tendit une oreille augmentée d'une main qui tenait encore la mine de graphite.
— Triste, répéta ma mère. Et puis, ajouta-t-elle, elle est rebelle.
— Rebelle ? fit le peintre sans oser regarder l'objet de ses récentes découvertes que ma mère tentait de détruire avec les mots de sa connaissance de la douleur :
— Triste, rebelle, ça ne va pas ensemble, conclut-elle.
Giselle dit :
— Vous avez raison, et elle pinça le mollet de Lucile qui ne broncha pas.
Le feu l'hallucinait encore. Giselle acheva de noyer le peintre dans une foule qui avait un peu perdu le nord. Lucile flottait comme un esprit. Je la vis se laisser glisser sur les planches de la balustrade et lentement faire le tour de ce qui était devenu pour elle un rituel impénétrable et peut-être même interdit. Elle passa devant l'orchestre. Les gosses reculèrent. Ils craignaient ses menaces. Mais elle ne s'en prit pas cette fois à leur ignorance. Elle passa son chemin. Un beau garçon tenta de l'entraîner dans le cercle où l'on dansait, tangent à celui décrit par le feu qui n'en finissait pas de mourir. Elle s'arrêta et il lâcha la main qui se laissait faire pourtant. Il ne l'avait pas reconnue. Il s'éloigna. Le peintre avait vu la scène mais Giselle avait planté ses ongles dans la chair un peu molle de son cou et sa vision s'éteignit comme une enseigne après l'heure. Je rencontrai le comte qui buvait de la bière. Il m'arrêta pour me demander si le peintre m'avait proposé de poser nu en présence de la comtesse. Je rougis mais ne répondis pas.
— Je ne vous écoute plus ! dit le comte à un homme qui parlait du monde où l'on vit.
L'homme parut étonné. Il cherchait les mots pour répondre à cette interruption et le comte le regardait fixement pour l'en empêcher. J'en profitai pour m'éclipser. Lucile avait disparu. Je m'attendais à la retrouver à l'extérieur du cercle formé par la foule. Je la voyais mal entrer dans ce désert où elle ne rencontrerait que le désespoir de la danse, la déception du feu et l'inutilité de l'ivresse et des bavardages. Elle ne s'éloignerait pas non plus au-delà des limites de la place. Elle tournerait dans ce couloir circulaire jusqu'à épuisement de son imagination. Je la retrouverais couchée sous le noyer de la mairie, seule et folle.
Mais le peintre m'avait devancé. Elle était assise dans l'ombre et voulait qu'on lui donne son avis sur l'expression de son profil. Il avait du mal à crayonner et à parler en même temps mais il ne perdait pas pour l'instant le fil de son désir de la convaincre. Elle riait de temps en temps et il le lui reprochait. Elle pouvait aimer être la proie si c'était le premier acte de la tragédie. Ensuite (il ne le savait pas), elle devenait folle et il était impossible de la raisonner pour qu'elle allât au bout de ce qu'elle s'était proposée d'être. Il en était à la décrire et les mots commençaient à donner des preuves d'infidélité. Comme il les arrachait aux lignes et aux surfaces de son dessin, celui-ci était en train de perdre la vigueur et le charme qu'il se connaissait en matière de ressemblance. Il nota, mais sans y accorder toute l'importance que le fait méritait étant donné qu'il avait affaire à une malade (il le savait, la comtesse lui avait tout dit à ce sujet), les premiers signes d'un changement contre lequel il ne pouvait pas ignorer qu'il ne trouverait rien pour l'empêcher d'aller au bout de son désir de destruction.
— Mais je ne détruirai rien cette fois, dit Lucile dans un éclair de lucidité.
— Rien, vraiment ? dit-il, et il attendit qu'elle continuât le cours de sa pensée pour éclairer un peu sa lanterne d'artiste pris au dépourvu dans une ambiance de fête.
Elle l'avait regardé. Il s'était étonné de la trouver belle et plus encore de désirer la posséder. Il n'avait jamais bien accepté ce désir qui le tourmentait jusqu'à la douleur. La comtesse reparut. Cette fois, il s'agissait d'un portrait. Le profil de Lucile sur un fond de lampions et de toitures noires. Le charme était évident. Lucile paraissait avoir trouvé les moyens d'une patience qu'elle ne lui connaissait pas. Le peintre s'acharnait. Il ne parlait plus maintenant qu'elle n'exigeait que son silence. Il fouilla dans sa poche pour extraire les crayons de couleur. Le graphite disparut presque instantanément au profit des couleurs.
— Bien, finit par dire la comtesse.
Il sursauta à peine.
— Je vois que vous avez fini par faire connaissance. Ma présence ne s'impose donc plus.
Je vis la tête de Lucile pivoter lentement. Giselle s'attendait à une réplique. Elle n'eut droit qu'au silence. Le peintre lui sourit. Les crayons cliquetaient dans sa main gauche, tandis que la droite achevait la dernière boucle d'une chevelure qu'il avait idéalisée au point que Giselle crut y voir une signification définitive, comment dites-vous : une définition ?
Le feu craqua. On en répandait les braises sur le pavé. Les filles déliraient. Les garçons s'apprêtaient. Giselle déclara ne pas vouloir assister à cette destruction de la tranquillité. Le peintre était trop absorbé par l'achèvement que Lucile surveillait du coin de l'œil. Il lui avait promis de lire avec elle les poèmes qu'elle écrivait pour elle-même. Elle devait déjà lui paraître ennuyeuse et vaine. Mais il savait sacrifier les écailles du temps à la patience qui devenait sienne quand il était sur le point de vaincre ses démons. Description du combat : j'étais en retard à cause d'une vaine discussion avec ma mère à propos des études que plus personne ne pouvait m'imposer maintenant que je savais clairement ce qui arrivait à mon cœur d'artiste. J'avais une conscience aussi claire de ces minutes que Giselle ne manquerait pas de me reprocher sous le prétexte que je les prenais sur son temps. Elle haïssait l'oisiveté et ne voyait dans mes promenades que le temps perdu ailleurs. Cet ailleurs n'avait pas l'attrait de sa conversation. Avec elle, au moins, je pouvais me risquer à exprimer mes doutes. Ma mère était pointilleuse et ne sacrifiait rien à son impatience. Je commençais à peine à comprendre les silences obstinés de mon père à l'heure des décisions importantes. Le corps des femmes, que je dessinais selon lui à merveille, demeurait irrésistible et nécessaire, par contre il avait pris l'habitude de ne plus se mêler à leurs désirs qu'il jugeait froids et sans solution de plaisir. Mais cette fois, il n'avait pas soutenu ma révolte d'enfant et m'avait laissé seul avec une femme qui voulait parler avec lui de mon obscénité, qu'elle prétendait comprendre et dont elle connaissait le remède, mais surtout de ma fragilité, que je lui devais et contre laquelle elle savait, par expérience, qu'il n'y avait rien à faire sinon se résoudre à des blessures toujours plus profondes et plus douloureuses. Coups de couteau dans l'être. L'intérieur est cette profondeur (s'était-elle « perdue » maintenant - le maintenant « recommencé » - que je n'avais plus l'âge des caprices infranchissables de la première enfance ?) et l'extérieur joue tous les rôles de la douleur. J'en parlerais à ma cousine pour l'empêcher de m'enguirlander parce que j'arrivais en retard. Le peintre n'avait pas encore exploré tous les avantages de ma peau qu'il traduisait en nuances cuivrées. J'avais jeté un œil distrait sur ce vernis qui était censé représenter mon dos. Ma main semblait fermer le livre que la comtesse, portraiturée dans le cadre d'un réalisme pompier, venait de refermer pour s'abandonner au regard auquel je tournais un dos utile qui ne me définissait plus. En arrivant dans l'allée principale, j'ai aperçu la robe blanche de Lucile. La charmille s'en trouva cristallisée. Le ciel au-dessus me parut immobile. Le jardin d'hiver lançait des reflets verts. L'allée d'aubépines qui conduit à la source sacrée était réduite à la dimension d'une ombre verticale. Je montai. Je me suis toujours senti plus grand que cette construction éphémère qui traverse les siècles pour exhiber la lente blessure de l'érosion. Les statues ont le regard oblique. Les sexes ne s'inventent pas. Les draperies définissent des angles. Les miroirs italiens sont des copies volées au Siècle des lumières. Le peintre est en extase devant une madone. Il tue l'attente. Giselle l'écoute car il commente la composition. Sur la toile, il a posé franchement les premières couleurs inspirées par la rencontre de Lucile. Elle a accepté de me remplacer. Giselle n'y voit pas d'inconvénient. Mon dos nu et circulaire a disparu. Il a ébauché le regard de Lucile, ce qui intrigue Giselle. Le livre n'existe plus. Le peintre s'explique :
— Non, non ! vous ne lisez plus, c'est elle qui vient de lire la lettre ! (Il montre l'endroit où il compte peindre la lettre.) Elle a peut-être compris ce qu'elle a lu mais vous ne songez pas à le lui reprocher ! Votre regard...
Giselle hausse les épaules.
— Tiens, te voilà ! dit-elle.
Il était de toute façon trop tard. Et tu ne te demandes pas ce qui est arrivé ? Elle est venue ce matin pour poser. Je suppose que c'était entendu. Il prétend le contraire. Il évoque un je ne sais quoi d'inspiration. Elle était presque achevée quand je suis arrivé. Elle s'est éclipsée. Elle ne veut pas savoir ce que j'en pense. Les couleurs me fascinent. Le corps de Lucile paraît si proche, si docile. Je souris. Giselle s'abandonne à l'idée que j'ai l'air de partager avec le peintre. Elle a pris la pause. Le regard a changé. Il veut peindre ce menton désespéré. Et entre la femme et lui, cette fille qui réduit toute la toile à un silence infini. Je m'en vais. C'est fini. Je retourne d'où je viens. Un moment, j'ai cru être désespéré moi aussi. La substitution m'a sidéré. Je retrouverais Lucile au bord de l'eau sur fond de nymphéas. La pierre du pont en perspective. Et le visage penché de Lucile qui confesse à l'onde qu'elle a couché avec un homme pour la première fois de sa vie.
— Si j'avais une amie, me dit-elle en cherchant le regard que je lui refuse, tu ne saurais rien et maintenant je serais tranquille et fausse comme les femmes qui te font rêver.
Nous rentrâmes presque à la fin de l'après-midi. Je ne me souviens plus de nos conversations ni de nos silences.
— Coucher avec un homme, avait-elle dit, c'est comme coucher avec toi, avec le père, avec les hommes que je connais et que je n'aime pas. La tour nous parut sinistre. J'évoquai le gibet de Fabrice pendu par les pieds au-dessus des cadavres de son épouse et de ses filles. Nous descendons du fils, un seul fils pour repeupler cette terre. La potence s'élevait sur la ligne d'horizon et la tour semblait émerger de la profondeur d'une ombre qui était en réalité tout ce qui restait d'une terre violée jusqu'à l'inculte. On ne cultive plus cette pente où le sang s'est multiplié. Des noyers y ont poussé. On ne dort pas à l'ombre de ces arbres maudits de crainte de ne plus savoir se réveiller. Lucile entretient ces légendes. Elle en a compilé l'essentiel dans un volume secret.
— Peut-être plus tard, dit-elle en s'enfuyant parce que je me suis approché d'elle pour en savoir plus.
J'ai foulé la terre où l'on a justement répandu les tripes de cette part de sang. La nuit tombait. J'aurais pu me sentir habité par d'autres fantômes moins faciles à réduire aux dimensions d'un texte que Lucile cherchait à relire avant tout le monde. Elle se donnait le temps d'en finir avec ce chef-d'œuvre. Je ne pensais plus au portrait de Giselle. Je me couchais pour dormir. Il n'y avait plus de place pour les conclusions. Je me souvenais d'avoir menti à propos de mes sentiments mais il était trop tard pour tenter de changer le cours que ma sœur venait de détourner simplement parce qu'elle existait plus que moi. Cela dit, il convient d'en venir à la conclusion de cette histoire du portrait de Lucile. Il y a deux versions. La première, la plus partagée parce qu'elle est sans doute la plus crédible (les gens sont simples au fond) met en cause l'extrême jalousie de Giselle vis-à-vis de Lucile qui était, je la crois, une concurrente insurpassable sur le plan de la beauté et des choses de l'amour. Mettons. Peu d'esprits pensent comme moi que c'est tout simplement la déception de Giselle devant un portrait qui ne lui ressemble guère, qui a provoqué la destruction de ce miroir infidèle, il est tout de même étonnant que le portrait de Lucile, qui était secondaire et à ce titre figurait en marge de la composition, n'ait pas souffert de cet attentat. La toile était achevée. Le peintre s'amena au beau milieu d'un repas auquel il n'avait pas eu droit. On lui fit discrètement remarquer qu'il dérangeait la digestion. Il ne pouvait pas ignorer qu'elle était déjà en cours.
— Cela commence, fit le comte, dès la première bouchée.
Les invités se mirent à se regarder sans comprendre. Ils riaient doucement en ajustant les couverts sur les bords de l'assiette ou caressant d'un index songeur le cristal d'un verre qui leur inspirait le silence. Le peintre déclara enfin qu'il venait d'achever le portrait de Madame. Elle se leva.
— Ce n'est pas une heure... commença-t-elle, mais déjà les invités étaient prêts à se rendre en ordre serré dans le salon qui servait d'atelier à la beauté passagère de Madame.
Mon père, qui avait été invité comme représentant de la seule branche annexe de la famille, regretta l'absence de son épouse dans l'oreille étonnée de sa voisine qui ne voyait pas le rapport entre les deux femmes. On se rendit à l'atelier. Le long corridor s'anima. On alluma le lustre principal dont la lumière tombait sur les fronts salis des ancêtres qui avaient tous ôté leurs chapeaux pour être portraiturés. L'alignement de la part féminine était moins respectueux des convenances. Ce sont les épaules qu'on découvrait, respectivement à des poitrines sur lesquelles les émeraudes et les diamants avaient l'air de petits bateaux à la dérive. On passa outre et on s'engouffra d'un seul bloc dans l'atelier devenu étroit et pratiquement inconfortable. Les dames purent s'asseoir sur des chaises, les jeunes filles utilisèrent les tapis et les hommes se collèrent aux murs comme des mouches.
Giselle s'avança comme à la messe. Le comte s'était mélangé pour ne pas paraître. Et le peintre arrangeait des flots de lumière en direction d'une toile qui parut, dès le premier regard, trop fraîche, trop proche, trop dispersée. On discuta le sens des épithètes que le peintre reçut comme des compliments, hésitant entre le nominal et l'adverbe destinés de toute façon à renverser le sens de ses vapeurs esthétiques.
— Bien, bien, dit la comtesse, qui donc avez-vous peint ?
Le peintre voulait trop comprendre. Il précisa qu'il ne s'agissait pas d'un double portrait à l'anglaise.
— Cela se voit, dit sèchement Giselle.
— Ce que je ne comprends pas, dit le comte au moment de comprendre.
On le regarda. Il se sentit obligé d'exprimer sa candeur devant les toiles de l'esprit.
— Je n'y peux rien, déclara-t-il.
Il sortait de l'ombre. Le peintre se rapprocha de lui comme si ce geste pouvait lui gagner ce qui restait de sympathie. Il s'était attendu à une extase, on ne lui retournait que l'attente d'en savoir plus.
— Cela n'a rien à voir avec Lucile, dit Giselle.
Elle supposait, à juste titre ajouta le peintre, que cette présence était nécessaire à la compréhension du tableau.
— Je ne dis pas non, fit-elle, comprenez-moi !
Cette beauté n'est pas la mienne. Il l'avait idéalisée. Il avait oublié une rougeur sur la tempe. Le sein était presque visible alors qu'elle ne l'avait pas montré. Bref, elle avait mille reproches à lui faire, dit-elle aussi lentement qu'elle le pouvait, avant qu'il ne terminât la toile. Il quitta le comte et se posta dans l'aire d'influence de son modèle. Elle s'était toujours montrée réticente. La lumière jamais ne lui avait paru aussi jaune et même elle n'avait jamais vu de jaune dans la lumière. On parla du blanc. La conversation penchait pour des théories d'un autre temps. Le peintre se laissa observer. Il peinait s'il parlait et il avait l'air de disparaître s'il s'obstinait dans le silence que lui destinait Giselle sans cet amour que Lucile lui avait donné l'après-midi même pour la douzième fois. Il se laissa taquiner jusqu'à minuit. Enfin, il lassa. Giselle s'absenta pour satisfaire un besoin, mon père but le dernier verre avant qu'on le bût à sa place et, par petits groupes bavards, on redescendit le corridor éclairé cette fois par des lampes murales.
Jean n'était pas loin. Il avait été le témoin anxieux de ce long bavardage à propos d'un tableau qu'il haïssait. Il ne se montra pas. Il avait le nez à peine apparent dans l'entrebâillement de la porte derrière laquelle il avait conservé son calme. Il ne tenait pas à provoquer leur sens de la beauté. Mon père pourtant remarqua l'œil immobile. Il aimait bien le nain. Il en parlait quelquefois. Lucile l'avait aperçu un jour dans le fauteuil roulant où il se remettait lentement d'une chute. La chute n'avait pas d'importance selon elle. Elle avait pris le temps de détailler le visage et les mains, car le reste du corps était caché par une couverture. Il lisait en marmonnant. Un verre d'eau tremblait sur l'accoudoir. Elle demeura plus d'une heure derrière la fenêtre, puis il s'endormit et disparut lentement sous la couverture. Le livre tomba dans l'herbe. Le verre était vide. Elle souhaita ne plus se laisser aller à ce genre d'observation. Elle était tranquille et même sereine. Comme la galerie des ancêtres était en travaux, elle fit le tour par les chambres qui communiquaient toutes entre elles. Il était interdit de se coucher dans les lits et d'ouvrir les armoires ou de toucher aux rideaux et même aux bibelots, statuettes, horlogeries transparentes, miniatures d'ivoire et autres babioles qui étaient selon Giselle les seules véritables minutes d'un temps qu'elle ne souhaitait à personne pour la raison qu'il témoignait de la nécessité de la mort. Giselle était perverse si Lucile traversait, en naufragée perdue d'avance, une mer de mélancolie qui nous éloignait tous de ce rivage où la tour n'était plus qu'un repère commode. Faut-il en parler pour être bien compris ? Lucile avait joué avec le feu. Elle devait bien s'attendre à s'y brûler un peu. Et si cela lui arrivait, elle ne manquerait pas d'exhiber la blessure, profitant d'un moment de tranquillité pour nous fasciner encore. Nous ne sûmes donc jamais si Giselle avait détruit la partie de la toile qui ne lui ressemblait effectivement pas, laissant au peintre le soin d'arranger le portrait de Lucile pour qu'il eût l'air d'un portrait, ou si c'est le nain qui, à coups de rasoir, avait en même temps lacéré le reflet infidèle de sa mère et adroitement découpé le corps léger d'une Lucile qui le faisait rêver lui aussi. Le peintre en perdit connaissance. Il s'effondra sur sa palette et, quand il revint à lui, ce fut pour pleurer sur son sort dont il se mit à dénoncer les incohérences avec une lucidité qui ne tombait pas dans l'oreille d'une sourde. Giselle refusa d'avouer un crime qu'elle n'avait d'ailleurs peut-être pas commis comme il l'en accusait. Jean s'éclipsa pour ne pas se soumettre au jugement plus juste de celle à laquelle il avait rendu un hommage inoubliable. Gisèle souffrait peut-être de savoir où en était l'amour que lui devait son propre fils. Elle haïssait Lucile sans lui vouloir du mal. Lucile était l'explication de la douleur. Elle en était sans doute parfaitement consciente. Le peintre n'avait pas besoin d'être mis au courant. Elle le renvoya sans ménagement. À la grille du château, il s'arrêta encore pour réclamer ses pinceaux. Mon père les transforma en oiseaux imprévisibles. Ils s'envolèrent dans les branches des saules qui bordent le mur de la clôture. Des carnets tombèrent du ciel en imitant les mêmes oiseaux. Je riais comme un fou.
J'ignorais encore ce qui venait de se passer. Je m'étais plutôt imaginé que mon père avait surpris l'artiste dans le lit de Lucile, ou inversement, ou dans l'un de ces lits historiques qui n'avaient plus rien à dire depuis qu'il ne s'y passait plus rien. Je rentrais chez nous pour ne pas assister aux conclusions que mon père était en train de chercher selon moi. Je courus presque dans le pré. Ma mère m'attendait. Dans la cuisine, Giselle se plaignait d'une migraine tenace qu'elle devait à cette aventure inexplicable. Sur la table, elle avait déroulé le portrait de Lucile en précisant qu'il ne s'agissait en fait que d'un morceau de son propre portrait, ce qui expliquait assez bien l'inachèvement apparent et les négligences qui ne gâchaient pas de toute façon une beauté indiscutable. Le lendemain, alors que j'étais dans l'ignorance de presque tout, je vis mon père tendre la toile sur un châssis qu'il venait de menuiser dans l'appentis ce matin. La toile avait un léger défaut de perpendicularité. Était-ce le nain qui avait exécuté ce rectangle ou était-il le résultat du désespoir de Giselle qui s'était retenue d'exprimer à fond sa jalousie ? Le châssis s'ajusta dans un encadrement quelque peu amoché mais l'ensemble faisait son effet. Il fallut ensuite planter cette cheville entre deux pierres et y visser le piton que j'avais moi-même déniché dans la boîte à outils que j'adorais renverser sur le plancher pour y trouver la solution d'un problème que me posait mon père à l'heure de bricoler un peu.
Lucile détesta tout de suite l'idée de se rencontrer chaque fois qu'elle monterait se coucher, sachant que cela nous arriverait avec la même absurdité. Mon père s'obstinait à nier l'évidence. Le tableau n'était pas sa place, mais nous l'y avons conservé. Maintenant ma fille préférée pouvait le contempler pour entrer doucement dans sa propre ressemblance. Elle frotta du bout du doigt la plaque de cuivre que j'avais moi-même fixé sur l'encadrement le jour de mes douze ans. Elle lut un titre sans rapport avec le sujet du tableau et une date qui ne pouvait pas être celle de sa création. Cette médaille est une trouvaille, non, un arrachement au passage des ancêtres qui ont précédé notre propre branche. Ou bien j'ai pris la patience de dévisser ou de déclouer cette merveille parce qu'y était gravé le nom d'une Lucile qui avait bien vécu un obsédant désir d'être aimée. J'avais fait le compte des Lucile. Les plus vieilles paraissaient mortes au moment d'être peintes. D'autres m'intriguèrent parce qu'au contraire elles semblaient vouloir vivre encore ce qui reste de temps au vivant qui les contemple et les redoute. L'une d'entre elles posait si négligemment qu'un vernis obscur dissimulait les audaces finalement attribuées au peintre lui-même. J'imagine.
Mon autre fille nous a rejoints dans l'escalier. Elle appuie sa petite tête laideronne sur l'épaule de sa sœur, sans prétendre toutefois rêver avec elle. Elle ne connaît pas l'histoire du portrait de Lucile que j'ai voulu conclure par un ajout fascinant. Elle n'est pas curieuse. Elle lit la plaque et rougit. La mort de sa tante l'a toujours un peu épouvantée, avoue-t-elle et elle regrette aussitôt de ne l'avoir pas connue avant que ça arrive quand même.
— Ne sois pas bête, dit l'autre, personne ne meurt de cette manière. Il faut que ça arrive par hasard. Ce qui met fin à cette instance sur les marches d'un escalier sans mémoire.
Roberte est dehors pour profiter d'un rayon de soleil. L'arrangement d'un fauteuil pliant l'a quelque peu énervée.
— Tout le monde est mort, dit-elle d'un coup.
Et elle me regarde comme si j'allais lui reprocher d'aller trop vite en besogne. Mais elle vient de jeter l'eau de notre mémoire sur le feu d'un présent dont mes filles sont les seules reines maintenant. La plus belle ne durera pas parce qu'elle est belle. L'autre est agacée par d'incessants trous de mémoire. Elle compte sur sa sœur pour ne rien oublier. À Polopos, elle imitait les mouettes, les pieds dans l'eau où elle désirait nager avec les autres pour ne plus être le sujet des conversations qu'elle avait quand même l'art d'interrompre. J'étais sous le parasol. Lucile (ma fille) étourdissait des garçons après les vagues. Roberte était plongée dans un roman. Elle n'en sortirait pas avant la fin de l'après-midi. Le soutien-gorge de Lucile clapotait avec les vagues où Léopoldine l'avait abandonné. Les garçons formaient une ligne qu'aucun autre garçon ne pouvait franchir sans en payer le prix. Lucile se retournait à peine pour applaudir à ces noyades. Le rebelle jaunissait sous l'eau avant de reparaître, bleu, le souffle coupé, éberlué, l'œil morne. Elle ne répondait pas à leurs cris. Son dos resplendissait à la surface. Elle ne leur offrit pas une seconde le spectacle d'une poitrine qu'ils étaient venus voir. Elle sortit de l'eau les mains sur les seins et se réfugia sous le parasol pour réclamer à Léopoldine le soutien-gorge qui s'éloignait dans les vaguelettes. Les garçons lui parlaient et elle leur répondait mais ni Lucile ni moi n'entendions ce qu'ils se disaient. Léopoldine avait l'air de s'amuser. Elle courut à quatre pattes dans les vaguelettes à la poursuite du soutien-gorge. Les garçons s'éloignaient. Elle revint avec le soutien-gorge sur une épaule. La jupette de son maillot gouttait sur ses cuisses. Elle s'agenouilla pour ajuster le soutien-gorge sur la poitrine de Lucile. Roberte grogna. Une goutte de sable avait atteint sa joue. Elle l'écrasa comme un insecte.
Dans l'ombre, les yeux de Lucile déconcertent le regard. On ne peut pas soutenir longtemps cette intimité. Elle veut détruire les sentiments. Elle le dit. Elle préfère la mer à des garçons chahuteurs, le ciel, ses oiseaux, le sable désert à l'aube, ces longues promenades auxquelles je mets fin pour ne pas la perdre. Au réveil, Léopoldine prétend ne pas avoir rêvé. Les garçons l'attirent. Elle aime ces peaux mouillées, le sel des lèvres, les cris qui se perdent, la mer non pas infinie mais énorme, le vent qui menace d'emporter le peu de choses qu'on amène avec soi sur une plage où l'on a l'intention de ne passer que le temps. L'eau la paralyse. Elle n'y entre pas. Elle mouille ses épaules, se recroqueville dans la boue de sable et d'écume, cache ses pieds dans cette flaque, évite les gouttes, ne respire plus dans la gerbe, désire cet étouffement pour ne plus avoir à le désirer. Lucile est entrée dans l'eau sans se soucier de l'effet qu'elle produit, ce désir qui n'est pas le sien, qu'elle néglige parce qu'elle sait qu'il ne peut pas l'atteindre, qu'elle détruirait ces constructions s'il arrivait qu'on tentât de l'emprisonner pour la posséder, elle nage comme un poisson, dos miroir, étincelant, géant. Léopoldine lâche le soutien-gorge. Une onde l'emporte en cercles, le dénoue sur le sable, l'arrache à ce sable et l'éloigne. Le corps de Léopoldine est lourd, lent, immobilisé dans l'extase, c'est un obstacle.
— Reviens ! dit Roberte.
La page éclaire son visage. Je m'ennuie. Je ne trouve pas le repos. Une cohérence bleue coule à la place de mon sang.
— C'est mauvais pour les yeux, dit Roberte.
Le roman l'a déroutée. Un effet qu'elle n'attendait pas, ou une cause invraisemblable, ou seulement le décor, impénétrable ou étranger. Une longueur l'aurait agacée. Elle paraît fatiguée. Elle referme le livre. Un regard la renseigne sur la situation de Lucile. Elle appelle Léopoldine qui se retourne. Beau profil au fond. Ce regard suppliant. Cet abandon. Elle ne demande rien. Elle veut qu'on l'anéantisse. Elle veut disparaître sans laisser de traces.
— Reviens ! dit Roberte.
Et l'autre demande pourquoi. Roberte montre du doigt le soutien-gorge qui a l'air d'une algue. Léopoldine à quatre pattes. Ces fesses que la jupette ne cache plus. Les beaux cheveux qui s'éparpillent. Elle joue avec l'écume, certaine de ne pas s'y noyer. Elle finit pourtant par perdre haleine. Elle revient avec le soutien-gorge. Elle est suffoquée. Roberte lui arrache des mains le soutien-gorge maculé d'écume et de sable et elle se lève pour aller le rincer dans les premières vagues. Lucile ne l'entend pas. Elle a atteint la première bouée. Elle tente de s'extraire de l'eau mais la bouée se penche, le drapeau se mouille, les garçons ont trouvé un objet qu'ils se lancent au visage en poussant des cris de bêtes.
— Sais-tu ce qui m'arrive ? Je ne veux plus grandir. Jamais tu n'aimeras cette femme. Ce sera une femme impossible. À cause de ce temps perdu à le devenir le plus vite possible. Combien de temps faut-il pour se faire à cette idée absurde ?
Léopoldine ne parle jamais en présence de sa mère. Elle met à profit la moindre de ses absences. Elle s'exprime clairement. Elle ne ment pas. Elle veut jouer le jeu. Mais pas à ce prix. Je réponds rarement à ses questions. Je néglige ses silences. Elle mouille son visage, l'enfouit une seconde dans le sable chaud et ne veut plus quitter ce masque. Lucile finit d'ajuster le soutien-gorge.
— Où en es-tu ? demande-t-elle. Elle a lu le livre. Roberte ne sait plus. Ces généalogies la désespèrent. Lucile rit. Un regard en coin la renseigne sur les garçons qui prennent le soleil sur les rochers.
— Ne regarde pas ! dit Léopoldine.
Son masque est une grimace. De ce jeu que je lui ai enseigné, elle n'a retenu que le masque. Les chaussettes ne l'amusent plus, ni les gants, ni le soleil sur le ventre et encore moins les deux lunes. Obscènes les deux lunes. Et risibles. Lucile ne riait pas. Je m'accroupissais en vitesse. On avait à peine le temps. Une fois dans l'eau, effleurant sa surface tremblante, et une autre à fleur du sable blanc, élevant les deux lunes à la hauteur du regard. Roberte s'impatientait.
— Quand vous aurez fini !
Quatre lunes pour nous amuser. Lucile ne jouait pas. Elle ne jouait pas avec le corps. Et à la fin, il ne restait que ce masque, ce théâtre, ce rôle et le personnage que Léopoldine ne pouvait pas jouer. Mais le sable finissait par sécher et le masque s'écroulait aussi facilement que les châteaux de Lucile qui était jalouse de son art. Doigts de fée. Son corps appartenait à ces constructions. De loin, car elle travaillait à l'ombre des eucalyptus, elle expliquait une généalogie compliquée par le jeu des désirs. Roberte répliquait en lui demandant mollement comment il se faisait qu'elle en sût autant à son âge. Le corps de Lucile, noir et blanc, s'arc-boutait encore.
— Cela n'a rien à voir avec la jeunesse, concluait-elle. C'est une question de raisonnement, rien de plus.
Le masque de Léopoldine dégoulinait. Elle l'exposait au soleil, éprouvant de temps en temps la surface du bout du doigt. Elle n'ouvrirait les yeux qu'au moment où ce mélange formerait une croûte favorable à la grimace. En attendant, elle écoute et ne dit rien. Les garçons se chamaillent. Ils s'éclaboussent, s'empoignent, se mesurent. Quand elle ouvrira les yeux, le château aura l'air d'un château. Ces ébauches l'émerveillent. Le corps de Lucile est entouré par la muraille. Roberte tourne une page pour jeter un œil dans le texte futur. Que cherche-t-elle ? Un nom ? Une réponse ? Lucile l'a mise sur la piste mais elle est encore perdue. À cause d'un bâtard. Elle hait ce naturel. Les yeux de Léopoldine s'ouvrent enfin. Première grimace. Elle montre ses dents. Petit monstre. Et l'enfouissement commence. Roberte rouspète mollement. Un grain de sable sur la langue. Je m'abandonne. Le sable coule sur moi. Il formera une pyramide que je détruirai pour effrayer l'architecte hilare qui ne retrouve plus le masque dans le sable où il est retourné. Tandis que le château de Lucile est un château. Elle a enjambé la muraille. Son corps creuse le fossé. Tout à l'heure, elle ira chercher l'eau. Elle a cette patience. La pyramide est un tas de sable entrouvert où je ne trouve pas le repos. Léopoldine est assise près du château. Lucile a encore refusé son aide. Petits personnages. Je ne vous ai pas inventés. Je vous raconte. Mais vous n'avez peut-être jamais existé. Pourvu que ce soit le cas si je suis en train d'écrire. Cette plage est un chapitre de votre vie. Je ne l'écrirai pas. Un chapitre de moins. Il a passé tant de temps entre la pyramide et le château. Puis l'architecture a abandonné la géométrie pour d'autres spatialités. Pointes et faces remplacées par des jeux plus complexes. C'est ce qui est arrivé. La dernière fois que j'ai vu Lucile, je l'ai suppliée de devenir une femme. Pas de réponse. Ce silence auquel Roberte nous a habitués. À la longue.
— Nous avons rendez-vous avec le gérant à quatre heures cet après-midi, dit-elle.
Il lui semble qu'une goutte de pluie est tombée sur l'aile de son nez. Ce n'est qu'un avertissement. S'il pleut, il y aura la boue du chemin, les vêtements mouillés, le parapluie maltraité par le vent, la course l'un derrière l'autre, les filles qui s'égarent, Roberte qui connaît le chemin, ma lenteur.
— Nous mangerons sur le pouce, dit Roberte.
— Quatre heures ! dit l'une des filles, nous avons le temps !
— Le temps de quoi ? s'écrie Roberte.
— Pierre nous a promis...
les écouter se chamailler, se disputer le temps, se jalouser les objets de notre vie. Les filles ont le nez dans le panier que Roberte transporte en rouspétant. Elle a débouché la bouteille. Le bouchon est entre ses dents. Ch ch ch ch... rires des filles, une cerise a sauté en l'air.
— Tu mangeras du fromage, me dit Roberte.
Petit poème-conversation. Un par jour. Un volume par an. L'œuvre des années. Elle espérait cette accumulation.
— Ne nous arrêtons pas en chemin !
Négations péremptoires, affirmations à sens unique. Nous avons laissé notre fils bien-aimé dans les bras de ses grands-parents. Roberte lui parlait dans l'oreille. Il sait que les mots existent. Poétiquement. Si la poésie est tout ce qui reste de la littérature. Baisers des filles protectrices.
— Il n'a pas eu le temps de me comprendre.
Elles occupaient ses joies. Jardin nécessaire pour cultiver leur éternité. Sinon que sommes-nous ? Des conquérants de l'inutile ? Pendant qu'elles repeuplent le monde.
— Je mange trop de fromage.
— Mange du pain.
— Gare au vin !
— Il n'y a plus de cerises.
Le seul quignon est vidé de sa mie.
— Qu'est-ce que ceci ?
— Pierre nous attend !
Quatre heures.
Le gérant est un homme en qui on peut « confier ». Je me tairais. Vous serez rentrées pour quatre heures. Non, trois. Le temps de vous faire belles. Cette beauté luciole. Elles promettent de ne pas nous mettre en retard. Le corps musclé de Léopoldine s'engage dans le bois. Lucile fait le tour, empruntant le chemin.
Tu n'es pas assez exigeant, me dit Roberte.
Je termine le fromage, un fond de vin, la croûte rousiquée. On ne voit plus les filles. On entend leurs cris. Elles arriveront au village pour secouer sa léthargie. Le gérant a promis à Roberte de lui épargner les questions de paperasse.
— Il s'y connaît, dit Roberte, on peut avoir confiance. Tu ne va pas faire la tête maintenant !
Elle allume ma pipe.
— Nous avons le temps, dit-elle.
— Si elles ne reviennent pas à trois heures, je descends.
Elle consulte la montre qu'elle porte en collier. Je préfère les horloges, celles des rues, les horloges des couloirs, des films, les clochers obliques, les parquets infinis, les linteaux en approche. Je ne lui connais qu'un amant. Et encore. Il dépense notre argent. Il a des idées. Par exemple celle de vendre la tour. Pourquoi lui avoir parlé de la tour ? Parce qu'il doit tout savoir de mes biens. Cette chronique le passionne. Elle n'expliquait rien. Roberte n'expliquait pas cette passion et la passion n'expliquait pas Roberte.
Il examinait un tableau dans le couloir. J'étais assis dans le fumoir. La porte était entrouverte. On ne réussit plus à fermer cette porte depuis que ses gonds résistent obstinément à cette fermeture. La fumée prend le chemin de l'entrebâillement et s'insinue dans le couloir où les visiteurs attendent en regardant les tableaux, ou les miroirs. Il agitait dans son dos une canne qu'il préférait au parapluie. S'il pleut ? Mais il s'abrite ! Le parapluie des femmes est un prétexte. Il a aimé sa robustesse, ses mains larges, le regard ennemi. On peut regarder aussi le dos des livres dans une vitrine. La tête se penche sur le côté pour lire les filigranes d'or. La fumée l'intrigue. Cette présence dans son dos l'agace un peu. Il visite les murs à la recherche d'une brèche qui expliquerait ma présence. Il me trouve pitoyable. Il s'excuse. La porte a cédé à une pression si légère, enfin peu importe si elle a cédé, il me connaît maintenant.
— Je n'espérais plus vous voir, dit-il.
Je n'ai pas quitté le fauteuil.
— Vous n'en parlerez pas à Roberte, n'est-ce pas ? dis-je.
Il ne comprend pas.
— La fumée, expliquai-je.
Le couloir. La porte. Les charnières contre le pêne. Il passe un doigt expert sur la gâche.
— Vous pouvez compter sur moi, fit-il en riant.
Je lui demandai alors de patienter.
— Roberte s'était absentée. Sans elle...
Il se servit lui-même le porto que je lui offrais en secouant la main pour dire non à celui qu'il prétendait me servir.
— Je boirai donc à votre santé, dit-il.
Il lampa le verre. Une rougeur encercla son regard. La langue claqua. Roberte ne tardera pas. Il ne sait plus s'il doit l'attendre ou renoncer à la voir et s'en aller.
— Ces filles sont charmantes, dit-il.
Il aimait les profils. Ce face-à-face n'était pas une nouveauté. Mais l'art n'était-il pas aussi celui des recommencements ? Je les nommais. Que pouvait-il dire de ces noms maintenant qu'il les connaissait ? Il se contenta de me féliciter. Pour la toile ou pour les noms, il ne précisait pas sa pensée. Deux profils, deux yeux, un seul regard, observa-t-il à mi-voix. Il saisissait l'idée. Restait à identifier le regard. Difficile, conclut-il, en l'absence des modèles. Roberte les ramènerait du collège tout à l'heure. Il comprendrait la différence dont le tableau ne rendait pas compte parce que ce n'était pas le sujet que j'avais choisi de peindre. Il comprenait encore. Mais c'était difficile. Un autre verre le mettrait sur la voie. Il se laissa convaincre.
— Je ne dirais rien à Roberte.
Il rougit. Il promettait de se taire au sujet de la fumée. Il avait hâte de connaître les filles. Ces profils. Il les ravirait s'il leur demandait de retrouver la pause. Elles ne s'en souvenaient peut-être pas.
— En effet, dit-il, c'est entièrement votre idée.
Malgré l'imitation, voulait-il dire. Roberte n'aimait pas ce portrait. Fallait-il lui parler de cette crise ? Il s'était assis en face de moi et il avait croisé ses jambes pour donner à ses bras, symétriquement posés sur les accoudoirs, l'ampleur d'une assurance qu'il opposait à mes pénétrations. Une main tenait la canne, l'autre le verre, et il jouait à me regarder fumer.
— Je n'ai pas de talent, avoua-t-il.
Il le regrettait. Cette impossibilité de pouvoir s'exprimer le rendait mélancolique quelquefois.
— Vous ne vous rendez pas compte, dit-il, c'est comme être muet, ou aveugle, ou simplement manchot !
Il m'enviait sans toutefois me jalouser.
— Le talent ne peut rien contre la vérité, dit-il.
Je ne disais toujours rien.
— Mais pourquoi désirer ce pouvoir ? dit-il encore. Je me trompe peut-être. Vous me le direz, si vous pensez que je peux comprendre.
La pipe s'éteignait. Il aimait aussi les paysages du couloir. Il préférait l'abstraction à l'analyse. Il s'excusait de ne rien pouvoir contre cette préférence qu'il se gardait bien de chercher à expliquer.
— Les éléments, dit-il, le choix des éléments à la place de cette... compréhension que le portrait propose à l'esprit.
Je n'imposais rien en effet. Que faut-il attendre des artistes ? Ce qu'on n'attend plus de soi ? Mais ce serait un pur plagiat ? Qu'en pensais-je ? La pipe était éteinte. Je lui indiquai la pince. Il cueillit une braise dans la cheminée et il la déposa dans le foyer. L'eau glouglouta. Voulait-il tâter cette saveur ? Il préférait un autre verre. Se reconnaissent-elles au moins ? dit-il. Le fond n'explique rien. Les eaux semblent indiquer une nudité que je n'ai pas peinte. L'absence des mains interdit les interprétations. Les cheveux sont peignés en chignon, comme pour ne plus exister. L'horizontale est créée par la symétrie. La verticale par la séparation. Impossible de savoir de quel côté se trouve le miroir !
— Mais c'est qu'elles ne se ressemblent pas ! s'écrie-t-il, se rendant compte en même temps qu'il exprimait la vérité en jeu dans cette tentative de ne plus les aimer.
Voulait-il que je lui expliquasse pourquoi Roberte haïssait cette peinture ? Se menacent-elles ? Se cherchent-elles ? Se comparent-elles ?
— Il semble, dit-il, qu'elles viennent de lire le même livre. Qu'en pensez-vous ?
Il ajuste sa moutonne en un éclair.
— Ainsi, dis-je, vous enseignez.
Une boucle rebelle, voilà ce que c'est.
— Le programme, commence-t-il.
Il envoie ses mains en l'air.
— Roberte enseignait une technique, dis-je.
Mais je ne me rappelais plus laquelle.
— Oui, dit-il. La technique. Heureusement nous avons les vacances pour mettre à profit les effets du progrès sur leurs esprits.
Sa tête hochait en même temps. Rebelle ou nécessaire.
— Nous nous sommes connus sur une plage, dis-je, nostalgique.
La même plage. C'était l'été. Le corps sortait de l'eau. Elle jouait avec un enfant. L'enfant jouait à se noyer. Elle le conseillait. Méthodique. Patiente. Sourde à ses appels. La blonde qui m'accompagnait était une sorcière bretonne, maîtresse du feu, possédant ce verbe, s'en servant contre moi à l'occasion. J'avais été planter un clou d'argent dans l'écorce d'un chêne situé à la croisée des chemins. L'expérience m'avait appris la foi. Ensuite j'avais noué le ruban filé d'or à la tête de la pointe d'argent et j'avais fait le tour de l'arbre en récitant un quatrain maléfique. Le rite voulait que j'allasse nu d'un point à un autre de la cérémonie. Je sortis de la maison peu après minuit. Mon corps est entré dans la nuit. Je suivais le fossé. Je me savais seul. La lumière de la maison disparut derrière les premiers arbres de la forêt. Je tenais le clou d'argent dans mon poing serré. Le ruban était noué autour de ma verge. Le fantasme qu'elle m'inculquait depuis des jours devait m'aider à maintenir l'érection nécessaire. Le fossé semblait éclairé de l'intérieur. J'en suivais la frange obscure, en proie au plaisir. Je reconnus le chêne. Je cherchai la pierre. Ma main semblait l'avoir pétrie. L'oblique du clou avait son importance. Je frappai les sept coups. Il s'enfonça solidement. J'enfilai le ruban, je fis le tour, je récitai, je tremblai. Une lampe s'alluma. C'était elle. Elle était vêtue d'une robe blanche qui traînait dans l'herbe. La lampe agitait les plis. Le plaisir prenait fin. Je la suppliais de ne pas m'abandonner maintenant que j'étais sûr de l'aimer. Elle soufflait la lampe. En même temps, la nuit m'arrachait ma semence. Et je me réveillais. Elle dormait. Son immobilité me fascinait. Nous n'avions jamais eu que des conversations de circonstances et les circonstances naissaient plutôt de son agitation diurne. Sur la plage, elle observait les femmes et me demandait de les décrire. Je ne sus jamais si mes descriptions avaient quelque chose à voir avec ce que ces femmes lui inspiraient. La conversation portait alors sur d'autres femmes. C'était le moment de rompre le fil d'Ariane.
Roberte n'avait pas attiré son attention parce qu'elle était l'objet d'un enfant. Les femmes soumises à cette condition n'avaient pas la faveur de son regard. Roberte venait de planter ses ongles dans l'air pour s'empêcher de tomber. L'enfant riait. Elle tomba lourdement dans l'écume de sable d'eau. Bras en croix. Lapée par les vaguelettes. C'était une géante, au moment où ma dernière sorcière me décrivait un endormissement exigeant ma participation. Je caressai son épaule crispée.
— Qui ? Roberte ? dit-elle. Roberte ! appela-t-elle.
— J'étais sidéré, dis-je. Mon homme me regardait comme si je venais de le situer au bord d'un roman et qu'il craignait déjà de s'y perdre.
— En effet, dit-il.
Il reconnaissait là le style de Roberte. Elle était assise dans l'eau et l'enfant jouait nu entre ses jambes. Elle secoua la main pour nous saluer. L'enfant éleva le ballon pour tenter de le situer sur la tête de Roberte. Elle semblait lui expliquer que c'était impossible. Avec quelle patience ! Elle nous montra du doigt. L'enfant se tourna. Petite fille grassouillette. Boucles blondes et ruban mouillé, dénoué, qui lui tombait sur l'épaule. Le ballon, lui, dérivait. Quand elle s'en aperçut, il était trop loin. Il semblait s'abandonner aux turbulences de l'eau. Un vieillard en X le regardait passer. Elle tenta de l'atteindre. Elle sortit d'abord de l'eau et prit son élan sur le sable mouillé, dur, entre les vaguelettes et le sable blanc et brûlant. Ce ruban s'amincissait. Elle y courait sans peine, sans douleur, sans crainte. Elle dépassa le vieillard. Le ballon était loin. Il y avait d'autres ballons, les cris de Roberte qui courait lourdement au bord de l'eau. Elle aspergea le vieillard. Il rouspétait encore quand elles revinrent. Mais il évita le regard de Roberte. Elle l'eût remis à sa place, lui qui n'avait rien fait pour empêcher l'enfant de s'éloigner. Il regarda en passant le petit corps agité de cris. Roberte la tenait sur son ventre. Le ballon était sur la hanche, solidement immobilisé par une main puissante. Il fit un écart pour éviter l'écume qu'elle déplaçait. J'arrivais.
— Si j'avais su, dis-je maladroitement.
L'enfant se calma. Elle cherchait mon regard et je l'évitais.
— Elle est impossible, me dit Roberte.
Et en même temps, elle me confiait le ballon. L'enfant paraissait me guetter maintenant. Je pensai à ces jeux qu'elle exigeait de moi sans me connaître. Ne rien savoir de mon adresse dans l'air, ma rapidité, ma satisfaction, l'œil clair de Roberte me visitait. Elle déposa l'enfant sur le sable chaud. L'enfant sautillait en se plaignant.
— Non, dit Roberte, pas de caprices !
Il s'agissait donc de cela. Je tendis le ballon à l'enfant.
— Pas question ! dit Roberte.
— Nous arrivons, dit ma sorcière qui s'extrayait de l'ombre du parasol.
Roberte pinça doucement cette peau blanche. L'enfant s'était réfugiée dans mes jambes.
— Je peux monter sur tes pieds ? dit-elle.
— À cause du sable ?
— Marche ! dit-elle.
J'obéis.
— Ne vous laissez pas faire ! grogna Roberte.
Nous avancions entre les corps couchés. Elle n'était plus à la portée de Roberte dont seule la voix nous atteignait, nous recommandant de ne rien manger et de ne rien boire qui fût sucré comme elle aimait. L'enfant me montra cette langue. Elle savait presque tout des papilles. Son doigt traçait savamment les limites de l'acide et de l'amer. Des corps de femmes se retournaient à notre passage.
— Tu es curieux, dit l'enfant.
— Tu es bien gourmande, toi ! dis-je au passage d'une femme nue.
Nous atteignions le parapet. C'est là qu'elle voulait aller. Le marbre était brûlant. Elle se réfugia encore sur mes pieds. Elle ne demandait rien mais elle acceptait tout, résumerais-je maintenant. Elle était bavarde ou elle voulait tout dire.
Le voyage avec l'enfant. Il commencerait avec Roberte. Mon visiteur m'avait écouté sans m'interrompre. Je lui demandai un commentaire. Il bredouilla : je n'y avais pas pensé. Il gargouilla.
— C'est la fumée, dit-il.
Mais peut importait si je dérangeais son bien-être, l'eau de sa tranquillité relative.
— Oui, dit-il, il faut se souvenir de tout. Ce voyage. Je comprends.
De Roberte à Roberte. L'enfant était la trajectoire. Ou plus exactement sa petite sœur.
— Petite, oui, dit-elle, parce qu'elle est grande.
Elle marchait à reculons sur le parapet malgré mes protestations. Un vieillard se leva pour la laisser passer. Il caressa la joue au passage. Ce désir. Posséder. S'abandonner. Éternel et tranquille. Comment expliquer les différences ? Elle cherchait l'ombre d'un tamaris où couchait un chien facile.
— Facile ? dis-je.
Ce mot l'étourdissait. Si je me retournais (mais elle me conseillait de n'en rien faire), j'assisterais à l'inquiétude de Roberte, ce qui ne manquerait pas de m'inspirer ce trouble désir de la facilité. Je traduis. Voulait-elle que je lui paye une boisson, une douceur, une image, un jouet, un texte ?
— Rien, dit-elle, Roberte serait furieuse.
Si nous marchions jusqu'au phare, et à condition de nous en tenir strictement à la vitesse qu'elle inculquait à notre allure, nous reviendrions par la plage, le sable aurait eu le temps de refroidir un peu, il serait tiède comme de la nourriture, on aurait encore le temps, évitant de regarder en direction de Roberte qui ne pouvait pas écouter les bavardages de la sorcière.
— Une sorcière, sans blague ! dit l'enfant.
Elle s'arrêta pour s'asseoir sur la murette.
— C'est une vilaine manière de traiter les femmes, disait-elle, empruntant les chemins de traverse de sa pensée en formation.
Je la décevais. Elle avait aperçu le corps de cette femme. À vrai dire, elle l'avait entendu appeler Roberte. C'était donc la voix d'une sorcière ?
— Oui, précisais-je, et le corps, le corps merveilleux, son amitié, sa tendresse.
Sorcellerie. Pendant qu'un policier nous expliquait qu'elle devait s'habiller si elle avait l'intention d'emprunter le trottoir pour atteindre les baraques foraines. L'odeur du caramel et de la vanille nous arrivait par bouffées.
— Le vent se lève, dit-elle.
C'était peut-être vrai. Ou bien elle se sentait nue depuis que le policier lui avait fait la morale.
— C'est votre fille ?
— Non, répondis-je. Mais...
— Mais quoi ? dit-il.
Elle courait déjà dans le sable brûlant. Il commença à enjamber la murette.
— Êtes-vous fou ? lui dis-je en l'arrêtant.
Il se ravisait. Elle avait atteint le sable mouillé, sautillant encore. Me voyait-elle ? Je jetais un regard désespéré en direction de notre parasol. Le dos de Roberte, nu et grandiose, me captiva un moment. Elle parlait. Ma sorcière avait disparu dans l'ombre. Je cherchai l'enfant. Il revenait, ayant enfilé une chemise et portant la mienne sur l'épaule.
— Vous êtes content ? dit-elle au policier et en même temps elle me tendait ma chemise.
Je l'enfilai pendant qu'elle parlait. Nous n'atteindrions pas le phare ce soir. Le policier s'éloigna en bougonnant.
— Les sorcières ont un regard différent des autres femmes, dit l'enfant.
Elle avait chaussé des claquettes rutilantes. Que m'arriverait-il si je ne vantais pas ces pieds ?
— Mais rien, dit-elle. Elle m'a demandé de vous dire de ne pas vous éloigner dans ce sens, ajouta-t-elle.
— Ah ! oui ?
Les baraques foraines formaient un V de l'autre côté du boulevard. Le voyage avec l'enfant continuait par une fête. Elle aimait les lampions. Dans la cacophonie, elle cherchait le bruit des mécaniques et pensait même le deviner quelquefois. La joie des autres enfants l'émerveillait. Elle voulait être comme eux. Elle le pouvait, affirmait-elle. Qu'est-ce que ce pouvoir ? Cette approche de l'objet qui vous ressemble, qui s'intéresse à vous parce qu'il vous reconnaît, cette possibilité de jeu. La gourmandise était le seul moyen de ne rien laisser paraître de ces tourments. La gourmandise et la vitesse. L'échappée, la surprise de la disparition, les retrouvailles dans la foule. Elle se perdait. Je la suivais.
Sous une bâche agitée par le vent, Roberte raccommodait le passé. La sorcière semblait s'ennuyer. Elle buvait plus que de raison. On la regardait. Elle avait le sourire facile.
— Alors nous avons eu l'idée de ces vacances, commençait Roberte.
La sœur tenait du papillon. La nuit, des lampions, et le jour, les fleurs amères de la réalité. Elle devinait ce futur et c'est effectivement ce qui arriva. L'enfant ne trouvait pas le sommeil et les berceuses n'avaient plus de pouvoir sur elle. Roberte trouvait le sommeil par « moments ». Elle en sortait éberluée. Mais l'enfant était à sa portée. Elle n'avait pas bougé. Elle avouait même aimer ces attentes. Roberte consultait alors sa montre et s'étonnait qu'il fût si tard. On se précipitait sur la plage. Le parasol était loué. On lui apportait des verres étourdissants. On lui en réclamait le prix en fin de semaine. Payer, ouvrir le sac à main, en extraire les billets, chercher l'appoint. Que voulais-je savoir encore de Roberte ? Pourquoi cette curiosité ? Elle n'entendit pas ma réponse. Le temps lui manquait. Derrière la balustrade, le taureau de feu gisait sur le côté. Il avait blessé une personne il y avait deux ou trois soirs. Brûlures, piétinements, panique ? Elle ne se souvenait plus. Elle n'avait entendu que les cris. Les fusées l'avaient assourdie. Les cris étaient un avertissement. La foule s'était concentrée au point de chute de ce corps (brûlé, piétiné, terrorisé ?) pendant que le taureau de feu s'éloignait vers la périphérie. La dernière fusée était un disque qui s'éleva dans la nuit. Maintenant l'animal semblait impropre à ce feu. Les tubes étaient vides. Elle ramena un peu de cendre sur le bout de son doigt. J'en respirai, à sa demande, le feu pâle.
— Te souviens-tu ?
La nuit semblait s'achever. Nous irions jusqu'au phare au lever du soleil. La plage se peuple lentement.
— Il faut prendre ce temps, dit-elle, les voir de loin, ne pas agir, attendre que quelque chose arrive.
Elle gesticulait devant une enceinte acoustique. La musique et la danse. L'œil et le rêve. Pas de place pour les mots. Je l'abandonnai.
Je retrouvai Roberte sous la bâche. La conversation l'avait épuisée. Elle se plaignait d'une migraine qu'elle situait derrière l'œil droit un peu au-dessus de l'oreille. Ma sorcière s'était endormie.
— Nous nous sommes connues, commença Roberte.
Qu'y avait-il de vrai dans ce qu'elle me racontait ? La sorcière souleva une paupière prudente. Il y avait tant de choses dont je ne me souvenais même plus, m'avouera-t-elle avant de se mettre au lit. Ces aventures l'avaient cependant découragée. Il n'y avait pas de conclusion. Simplement, Roberte tentait de refaire le chemin qui les avait séparées. L'enfant m'avait entraîné loin de ce théâtre.
— L'enfant ?
Oui, je l'ai perdue aux alentours d'un manège qui lui avait donné le vertige. Elle m'avait confié cette sensation. Des mots. Une danse à peine ébauchée. Les contretemps qui venaient du kiosque d'où les ballons s'envolaient. On les retrouvait dans le ciel à la lumière incohérente des fusées. Il fallait que je lui expliquasse ce feu, les particules métalliques, la couleur, et surtout la géométrie, le calcul, cette habitude, l'imagination en panne, les simplifications modernes, le chemin qui retrouve les traces de cette enfance vite émerveillée par ce qui touche ses sens pour les mettre en danger de ne plus exister. Je devenais bavard. Roberte était bavarde aussi, me dit-elle, je m'en rendrais compte. Elle dormait peu et paraissait toujours dérangée par des choses dont il était difficile de se faire une idée. Même endormie, elle semblait lutter entre ces transparences. On ne lui connaissait pas d'amant. Elle parlait aux hommes pour les décourager. Ils étaient toujours un peu blessés. Le prix était cette solitude bavarde. Ces mots pour rien. L'ennui qui en résultait.
— Je ne sais plus ce que je dis, dit l'enfant en s'éloignant.
Elle bouscula un couple d'amoureux qui se caressaient. Je m'excusai. Le collier de perles sucrées s'éparpilla. Ses dents en avaient coupé le fil. Les perles se fondirent dans l'ombre. Elle ne regretterait que les saveurs. Elle trouva une perle dans un pli de sa chemise.
— Revenez ! criait Roberte.
La sorcière se réveilla. Elle aperçut l'enfant sur la murette. Elle était entourée d'hommes et l'un d'eux la retenait par la chemise pour l'empêcher de tomber dans le corral. Nous entendîmes son cri lorsque le taureau franchit le portail.
— Je n'aime pas ces jeux, dit la sorcière.
Elle frémissait. Roberte suçait des olives qu'elle recrachait dans la soucoupe. L'enfant se retournait de temps en temps pour nous regarder. Qu'attendait-elle de nous ? Son cri avait un temps de retard sur le cri de la foule. Elle les imitait. Du corral, on ne voyait que la poussière soulevée et les rayons des lampes qui gigotaient au bout des perches.
— Ne restons pas là, dit Roberte.
Elle avait l'expérience d'un taureau.
— Toi ? dit la sorcière.
Je m'étais approché du mur.
— Nous rentrons, dis-je.
L'homme qui tenait l'enfant me demanda en riant s'il m'appartenait. Je dus répondre que oui. Il l'envoya dans mes bras.
— Ce n'est pas prudent, dit-il.
La poussière s'était déposée sur son visage. Il n'avait pas l'air heureux. Ou il cherchait le bonheur. Il avait eu le temps de montrer à l'enfant la cicatrice sur son ventre. Il voulait l'effrayer. En même temps, il la désirait. Pour la sauver, m'expliquait-elle.
Mais le taureau avait dans l'idée de déserter le corral du côté de l'ombre. Cette diagonale l'angoissait. Elle imaginait encore le temps de cette géométrie absurde. Comment trouver le sommeil dans ces conditions ? Je me couchai près d'elle. La sorcière roupillait dans le salon de l'hôtel, sous un mouchoir. Roberte lisait. Elle avait laissé la porte entrouverte en me recommandant de ne pas aller au bout du conte que l'enfant exigeait de moi. Les portes-fenêtres, qui donnaient sur une terrasse éclairée par des lampions de papier, étaient grandes ouvertes. La pointe et le phare s'y reflétaient. Peu après minuit, mais jamais exactement à minuit comme le prétendaient les affiches dans les rues, le feu d'artifice éclairait pendant trois bonnes minutes ce côté du rivage. Les explosions étaient à peine perceptibles, peut-être à cause de la distance, plus sûrement de la différence de niveau (l'hôtel était inondé chaque année au moment des marées de la Saint-Michel). Mais il était impossible de mesurer la durée entre les lueurs et les pétarades. Elle existait bien sûr. C'était seulement impossible. Angoissant aussi. De n'être pas là. Et d'être le témoin de cette absence. On ne dort pas dans ces conditions. Insomnie facile, désirable, sans doute fertile. Les hallucinations sans masque, l'imagination transparente, et la réalité à la place du temps. Roberte ne lisait pas. Elle feuilletait une critique circulaire. Elle aurait aimé m'en commenter la proie. Son ombre était étrangement nette, à peine troublée par les mouvements de la page, et je le soupçonnais de m'épier. J'étais jaloux de ces sonorités. Que pensait-elle de ma voix en marge du conte que j'inculquais à l'enfant ? Il n'était pas minuit. De temps en temps, l'enfant éternuait en évoquant aussitôt le jésus d'une autre enfance, mots appris, mais dans ce cas particulier ils changeaient le sens à donner à passion. Elle m'avait enseigné cette religion en peu de mots, l'évidence étant qu'on ne pouvait crucifier un enfant mais qu'on avait bel et bien cherché à le sacrifier quand c'était encore possible. Roberte était-elle responsable de ces idées ? Ou au contraire était-elle à la recherche d'un moyen de les anéantir. Je voyageais à la surface de ces rapports entre sœurs dont l'une avait l'âge des femmes et l'autre un rêve d'enfant à traverser. Je n'avais pas eu l'intention d'approfondir des impressions qui, faute de les définir une bonne fois pour toutes, me ramèneraient à la surface de ma propre existence. J'avais une expérience croissante de ces rencontres. Je m'en nourrissais quelquefois. La distance entre le personnage qui agit et celui qui sait est à l'origine de tous les romans.
— Mais comment cela se termine-t-il ? me demanda l'homme qui prétendait visiter Roberte et qui agissait en conquérant dans mon propre salon.
Il était gris. Une lueur d'angoisse animait son regard. J'étais sur le point de perdre le fil de la conversation.
— Ainsi il y eut une sorcière avant Roberte ? dit-il un peu amusé par mon impatience.
— N'oubliez pas l'enfant ! dis-je.
Le voyage. Ce coup d'épée dans l'eau de ma nostalgie. Le conte n'en finissait pas. Aventure parallèle, vous comprenez. L'enfant était couchée sur le dos et elle regardait le carreau de la porte-fenêtre parce qu'il était un peu plus de minuit. J'avais ralenti le débit des événements et je m'apprêtais à lui imposer une description qui aurait été comme l'échappée belle d'un texte prétexte. Le feu d'artifice commencerait par une fusée bleue. Elle disparaîtrait à jamais dans le ciel, sans produire aucune lumière, aucune géométrie, aucun point d'étoile. Effet de perspective. Ou de relativité comme disent les littérateurs de notre temps. Elle avait l'habitude de cette attente. Connaissance des effets propre à l'enfance. Observatrice frémissante. Elle me tenait la main. Mes héros faiblissaient.
— C'est toujours ce qui arrive avec elle, me dit Roberte un jour de pluie particulièrement favorable à l'inaction.
L'enfant venait de dérober un bibelot dans une vitrine. Posséder. Déposséder.
— Vous qui êtes artiste... dit Roberte.
Mais je n'expliquais rien. La moue de l'enfant m'avait seulement désespéré. Irait-elle un jour au bout de sa certitude ? La fessée l'avait humiliée. Je regrettais d'y avoir assisté.
— Je ne comprends pas... répétait Roberte en arpentant sa chambre.
Elle s'humiliait. Elles s'humiliaient. Conjugaison secrète.
— Ce n'est qu'une enfant, dit la sorcière que j'avais un peu oubliée.
Et en même temps elle l'embrassait dans le cou. Mais l'enfant était ailleurs. Encore une habitude. Un cran. Horlogerie de l'être en recherche. La recherche à la place du bonheur.
— Vous délirez ! me dit Roberte.
Elle me ferma la porte au nez.
— Pouvons-nous au moins l'amener au théâtre ? demandait la sorcière.
Les sanglots de Roberte prenaient de l'importance.
Tu l'as mérité ! dit la sorcière à l'enfant.
La porte s'ouvrit d'un coup. Roberte était folle. Elle avait embroussaillé ses cheveux et un peu griffé ses yeux.
— Amenez-la si ça vous chante !
La porte se referma. La sorcière se mit à la recherche d'une robe pour habiller l'enfant. Nous allions au théâtre. Je regrettais de n'avoir jamais été avec elle jusqu'au phare où je l'aurais comprise. Ou seulement en avoir fini avec ce conte qui m'étourdissait dans le même lit presque tous les soirs. Une mauvaise habitude. Sa robe jetée en l'air avec les autres jouets qui inspiraient mon imagination. Son exigence devait me détruire un jour. Ces ressemblances avaient commencé par me dérouter. Coïncidences, ces faits dont je ne pouvais pas être le provocateur ? La pluie tranquillisa Roberte. Elle arrivait à propos. Le fil des confidences était tendu. Mon expérience de funambule me conseillait la lenteur, mais comment contraindre Roberte à distiller ses aveux ? Fastidieuse, et moi qui craignais de succomber à des délires agoraphobiques. Elle réduisait la distance, savamment sans doute. Elle marginalisait l'enfant maintenant que son tour était arrivé de coucher avec moi. Ce lit me sembla infini. Je n'ai pas médité longtemps à son chevet. Le même livre y était ouvert. Maintenant l'enfant se contentait de paraître si le moment était favorable à sa beauté. La sorcière n'eut d'autre ressource que de s'en aller sans laisser de traces. Je me suis surpris quelquefois à sa recherche. Ces étourdissements n'échappaient pas à Roberte. Que désirais-je encore ? Le bonheur ? Elle n'y croyait plus depuis longtemps mais elle était prête à toutes les illusions pourvu qu'elle n'y perdît pas la raison. Tandis que l'enfant dépérissait. Comme si nous venions de la déraciner.
— Je ne savais pas que Roberte avait une sœur, dit l'homme qui attendait que Roberte fût de retour. Je comblais cette attente comme je pouvais. La maladie me donnait des ailes. Il remarqua l'humidité de mon front. Ses propres mains étaient moites. Elle ne tarderait plus maintenant. Il avait cette patience. Et peut-être le temps d'aller avec moi au bout de cette aventure de la conversation. Par curiosité ? Pour satisfaire un désir qui n'a pas encore de sens mais qui a de l'importance parce qu'il promet ? Il me priait de continuer. Ce qui nous était arrivé à Roberte et à moi, elle avait dû tout lui dire et il était peut-être curieux de m'entendre. Le jeu des comparaisons ne l'intéressait pas. Il était plutôt attiré par le spectacle de mes efforts. J'étais le seul acteur. Ces extériorisations le fascinaient. Je racontais la même histoire, forcément dans une langue différente mais la confusion venait des parenthèses où je me mesurais, dans un silence presque total, avec la femme qui me quittait pour ne pas m'abandonner. Heureux climax. Il se retourna pour regarder la photographie que je montrais du doigt tout en parlant. L'enfant avait grandi. Elle avait perdu sa beauté, et de son charme, il restait peut-être le regard, à condition de s'en souvenir. Mais comment l'évoquer ? Elle passait nonchalamment près d'un torrent, en robe d'été, un peu décoiffée par le vent, et le ciel semblait peser sur ses épaules. Le chapeau gisait dans l'herbe. Une branche de châtaignier en fleurs illustrait naïvement le premier plan. Elle avait voulu dissimuler ses mains d'ouvrière, soustraire son visage à une lumière trop crue, tourner la tête au lieu de fermer les yeux, et s'abandonner à cette captivité. Roberte ne lui en avait pas laissé le temps et elle le lui reprochait doucement, descendant du rocher en montrant ses jambes, puis s'éloignant vers le bois où je dessinais à fleur d'une écorce qui m'avait semblé être l'essence d'une abstraction encore mal définie. Les filles, encore petites et sans influence, jouaient près du torrent sans s'y aventurer.
— J'ai toujours été amoureux de toi, dis-je.
Elle rougissait. Pourquoi ces profondeurs à la place de la perspective ? Elle caressa l'écorce comme si ce simple geste eût suffi à lui donner une réalité.
— J'existe, dit-elle.
Elle se souvenait de la sorcière. Elle se souvenait toujours des belles femmes, même éphémères ou inutiles.
— Ce sont mes petits personnages de pacotille, dit-elle.
La voix de Roberte traversait de temps en temps le chahut du torrent. Les filles étaient assises de chaque côté d'un petit tas de galets blancs qu'elles manipulaient obscurément, les choquant, y déposant des pincées de terre, arrangeant les herbes en croix ou en cercle, énigmatiques à cette distance si je prenais plaisir à les observer parce qu'elles m'appartenaient encore. Le soleil changeait lentement. Elle jouait avec ces différences, s'interposant entre l'arbre et le dessin que je tentais d'en extraire, autre plaisir dont elle savait parler. Elle a toujours eu ce don de la voix, cette clarté, cette fidélité au silence. Je pensais à elle comme à une perfection errante. La suivre m'eût anéanti. Je ne lui demandais que de venir à moi pour se soumettre à mes désirs. Venir et s'en aller sans laisser de traces.
— Mais ce n'est pas le bonheur, dit-elle, prétention qui la différenciait de ses mains avec lesquelles elle eût pétri toutes les autres satisfactions. Je n'aime plus tes ombres, dit-elle, cette absence de reconnaissance, la sensation de devoir s'arrêter pour regarder. Les voyageurs fondent leurs visions sur des perspectives infinies. Les talus, les tunnels, les quais leur donnent le vertige. Mais je vivais cette aventure.
— Voyez-vous, dis-je à l'homme qui m'écoutait, je n'en ai jamais parlé aussi clairement.
— Vous devriez vous demander pourquoi, dit-il en montrant les dents de son sourire.
— Je suis malade, dis-je, oh ! pas pour longtemps. Le temps d'un bavardage qui vous renseigne sur mes intentions.
Il frémit.
— Je n'ai peut-être plus le temps d'attendre, fit-il en se levant.
Ces dents n'avaient jamais mangé personne. Je le lui dis. Il rit.
— Elle ne viendra plus maintenant, dit-il. Je vous ai fait perdre votre temps.
Je désirais le raccompagner. Une fois la porte ouverte, le couloir est froid.
— Nous avons peut-être le temps de regarder les lithographies que je viens d'acquérir, proposai-je.
— Vous croyez ?
Il consultait encore sa montre.
— Pourquoi pas ? Nous expliquerons le pourquoi du comment ! Entre-temps, Roberte arrivera. Et le tour sera joué. Vous ne terminez jamais vos histoires, dit-il.
Elles ne se terminent pas. J'arrive toujours à en retrouver le début. Je suis toujours clair sur ce plan, un premier plan qui est comme un avertissement. Elle comprenait. Elle pouvait reproduire les mêmes sensations, par imitation, toujours à la surface de ce que j'avais cru approfondir sans elle.
— Roberte se réveillera d'un cauchemar, dit-elle en s'éloignant encore.
Je la suivis sur le chemin. Toujours ces chemins. J'en ai imité des centaines. Horizontaux, imparfaitement obliques, ou étrangement verticaux, se multipliant quelquefois, toujours dans un cadre champêtre.
— Mais les personnages n'y sont plus, dit-il, je comprends votre vertige, ces absences exigées par la cohérence des lieux. Beaux paysages, dit-il, traversées des murs et non pas des miroirs.
Il devenait lyrique. Et il la voyait exactement à l'endroit où elle se trouvait quand je lui déclarais mon amour. Roberte lui avait caché l'essentiel. L'autorisais-je à le lui reprocher ? Ou bien devait-il considérer qu'il était devenu mon confident et qu'à ce titre, il devait se taire. Ce silence l'épouvantait. Roberte et ce silence ! Pouvais-je m'imaginer les conséquences de ce que j'exigeais de lui ? Moi, entre Roberte et lui. Tant qu'il respecterait ce silence. Tant que je trouverais les raisons de le réduire à ce silence.
— Vous me direz une prochaine fois où vous en êtes, n'est-ce pas ?
Je le lui promettais. La porte refermée, je pris le temps d'entendre les cliquetis et les grincements de la porte de l'ascenseur. Puis le froid me pénétra d'un coup. Je regagnai le salon. J'activai le feu. J'étais fiévreux, lent, inutile. Un domestique m'eût épargné ces travaux. Ces minutes me manquaient parce que je venais de les perdre. Je n'avais peut-être pas tout dit. Mais ce qu'il savait maintenant ne jouerait pas en faveur de Roberte. Cette manie de perdre, de ne pas jouer et de revenir sur les lieux du hasard. Une toux m'immobilisa sur le seuil d'une autre conversation intérieure. Il était plus de sept heures et Roberte n'était pas encore rentrée. Ils s'étaient peut-être rencontrés dans le jardin public qui agrémente notre quartier des cris des enfants et du passage des voitures où d'autres enfants regardent passer les arbres dans le ciel et les nuages dans les regards des assis.
Ces rencontres ennuyaient les filles. Léopoldine s'aventurait au bord du bassin pour déranger des garçons qui finissaient toujours par la chahuter. Ces larmes étaient secrètes. Lucile n'évoquait pas cet intérieur sans le même frémissement. L'homme était galant, chic et bavard. Il les entretenait toutes les trois de sa passion pour le temps qui passe. Roberte se taisait. Ces pas la déconcertaient. L'allée lui semblait circulaire. Elle luttait contre l'étouffement. Il s'en rendait compte. Et il cherchait les mots. Sans poser de question. Elle appréciait peut-être. Derrière eux, Lucile suivait un autre cours, celui de sa pensée. On s'éloignait du bassin. Léopoldine avait mouillé sa robe. Elle répondait aux railleries. Fleur fanée avant même d'appartenir au bouquet qu'on évoque plus tard pour se donner une existence. Roberte l'appelait d'une voix tranquille. Au début, le désespoir, que j'avais fait naître, n'était qu'un point assimilable à la douleur. Elle avait encore le pouvoir de s'en accommoder. Elle avait convoqué la sœur infidèle qui n'était pas venue. La lettre était entre mes mains.
— Je n'irai pas, dit l'enfant qui avait grandi avec mon désir, jusqu'au plaisir qui la déroutait encore malgré mon abandon à sa chair immense.
La lettre ne parlait pas de moi. Elle évoquait l'enfant qui allait naître. Je caressai ce ventre.
— Pour expliquer quoi ? dit-elle.
Elle se mit à pleurer.
— Elle cherche à me détruire, dis-je.
Et j'ajoutai, tragique :
— Qu'en penseront les filles maintenant qu'elles ont l'âge de penser.
Elle me regarda en secouant la tête.
— Penser ? dit-elle. Tu imagines...
Mais elle pleurait au lieu d'éclairer ma lanterne.
— Cet enfant qui n'est pas le mien, écrivait Roberte.
Je lisais à haute voix. Elle me fit répéter chaque phrase. Roberte exprimait à la fin son affection et son chagrin. Pas un mot sur ma confession. Rien sur cette minute d'extérieur. Quand j'eus terminé le court récit de mes relations avec sa sœur (je l'avais commencé en déclarant le plus simplement du monde que j'étais le père de l'enfant et elle avait interrompu le serment qui s'ensuivait logiquement), elle se recroquevilla seulement dans le lit où elle était assise parce que je venais à peine de lui demander de m'écouter. Elle aurait pu s'indigner, ce qui m'aurait statufié. Elle préféra y croire sans poser de questions. Cette surface lui paraissait à peine réelle mais elle était disposée à en accepter la réalité sans chercher à en parfaire les apparences qui étaient tout ce que je pouvais lui confier pour l'instant. Elle dénouait savamment le nœud qui réduisait ma voix à un filet d'eau de regret. Elle attendit plusieurs jours avant d'écrire à sa sœur. Il lui était difficile de me reprocher mes infidélités. Je savais maintenant qu'elle n'en avait même pas parlé à son amant. Notre conversation n'aurait-elle pas suivi un autre cours s'il avait été au courant de ce que je prétendais lui apprendre ? La toux cessa. Elle me laissait au bord d'une douleur qu'un simple sirop avait le pouvoir de calmer. J'en avalai deux bonnes cuillères. La perspective d'une colique était la seule profondeur maintenant. Je m'approchai du feu. Ces désordres me fascinaient. Roberte me trompait parce que je l'ennuyais. Mon infidélité (elle préféra parler de mes infidélités, compte tenu des « âges » que j'avais traversés avec ma jeune amante) ne lui devait rien. Le désir expliquait tout. L'incapacité d'aimer l'autre parce qu'il est différent. Le désirer parce qu'il me ressemble. Étrange sens de la possession. Sans partage. Posséder un seul être parce qu'il est impossible de les posséder tous. Ou s'imaginer qu'ils sont le fruit de la nécessité. Roberte n'entra pas dans cette conversation qui m'eût sauvé de l'existence. Elle se coucha et éteignit la lumière. Je demeurai dans le noir. C'était tout ce qui nous séparait. Je ne bronchai pas. Je m'étonnais seulement de désirer connaître son amant. Elle ne le cachait pas vraiment. Elle le protégeait plutôt. Sa première visite fut pour moi l'occasion d'une intense et croyais-je définitive satisfaction. Je me trompais un peu. Elle entretenait mon vertige.
— Ne montez pas, disait-elle au téléphone, nous nous retrouverons... etc.
J'en oubliai même de dresser la liste de ces lieux. Elle m'eût renseigné sur ses goûts. Ne leur avais-je jamais prêté l'attention qu'elle avait cru pouvoir attendre de moi en m'épousant ? Les goûts de Roberte. Ses installations. Des allers-retours à la place des voyages qu'on désire parce qu'on n'est plus seul. La sœur me semblait plus inaccessible encore. Elle avait l'avantage de se laisser faire. Cette facilité m'eût comblé si elle avait été la source de mon imagination. Il fallait que quelque chose arrivât pour mettre fin à cet équilibre sur le fil de l'oubli.
— Fatalité, avait dit l'homme en pensant me flatter, quel ignoble prénom !
Mais il était plutôt curieux de la suite de mon récit. J'attendis quelques jours avant de revoir ma maîtresse.
— J'aime assez cette soumission, avait-il ironisé.
Elle ne voulait plus se désespérer. La lettre de Roberte était arrivée. Elle ne l'avait pas encore lue. N'était-ce pas ce que j'attendais depuis ?
— Elle vous recrée, dit l'homme si je me souviens bien.
Cette re-création commençait par la lenteur de ses gestes, je crois. Elle fit le tour de la table pour aller cueillir la lettre qui était adossée à un bibelot.
— Pas un mot sur moi, dis-je enfin.
J'étais déconcerté, prêt à m'effondrer pour exprimer le malheur auquel ce silence me condamnait.
— Elle cherche ma complicité, dit-elle, je connais Roberte.
Elle avait cet avantage sur moi, je devais le reconnaître.
— Elle vous sauvera, avait dit l'homme en se levant.
Il ne savait évidemment rien de leur rencontre. Avait-elle eu lieu comme je le soupçonnais ? À quoi devais-je m'attendre maintenant qu'il en savait autant que moi ? Il avait l'avantage d'aimer Roberte. Comment expliquer sa sérénité ?
Il était huit heures. La rue était noire. Je frottai le carreau. Un passant longeait le trottoir en suivant le halo de sa lampe électrique. Mon initiation à la solitude remontait à loin. J'ai le souvenir d'une tempête. Le bois semblait vivant. À l'entrée de la grotte, la flaque s'épanchait, nourrissant des rus. J'avais perdu ma chemise dans les ronces. Il m'avait semblé être au cœur de l'orage. La lumière descendait sur les troncs dégoulinants. Je m'étais perdu. Je voulais être sur le chemin d'une découverte. La pluie rageait dans les feuillages. La foudre éclaira plusieurs fois la clairière où je m'étais abandonné. Je retrouvai le sentier. Il était inondé maintenant. Ses ancolies étaient couchées. J'en avais cueilli un bouquet tout à l'heure. Je l'avais oublié dans la clairière où je m'étais couché, harcelé par l'ennui. Le ciel s'obscurcissait au fur et à mesure que j'avançais dans cette boue oblique. Je ne reconnaissais pas les lieux. Le mauvais temps me jouait un mauvais tour. La vie serait plus facile, m'imaginais-je. La pluie pouvait durer des jours. Tout devenait alors plus facile. Le chemin de l'école, le regard mélancolique derrière la vitre, la table servie, le lit immobile, les recherches dans la remise, pendant que la terre sent la terre, le ciel sent la terre, ma peau, mes sentiments, sommeil de terre, boue du réveil, eau trouble du lendemain, je le savais par expérience. Le bonheur était à ce prix. Un bonheur rentré, plié, réduit à cela, facile et intemporel. La solitude crée les hommes d'expérience, seuls personnages de l'existence, véritable matière, pétrissement lent du non-savoir, mort-limite de la mort. Le conte continuait. J'aperçus la grotte au-dessus du chemin. Je grelottais. Le schiste était vert. Je montai. Que tenter pour échapper à la vigilance des autres ? Je haïssais la mort. Elle m'était apparue plusieurs fois sous des masques grotesques. C'était une mort-statue, qui se tient à distance, qui inspire ce bond en avant, elle paraît définitive, elle attend, elle existe. Et autant de fois j'ai fermé la fenêtre pour retourner me coucher avec la mort transparente, la mort impatiente, irréelle, presque vraie. La grotte me parut sans profondeur. Je n'allai pas au-delà du visible. Une pierre rouge, comme un gros galet, marquait l'entrée de ce passage. Y jeter le feu de l'expérience avant de s'avancer. Précaution inutile mais beau moment d'écriture. On ne l'écrit pas, évidemment. Des bourrasques secouaient les nœuds du lierre coupe-vent. À travers cet écran, le bois s'épaississait. Des lueurs soulevaient l'ombre à l'horizon. Qu'est-ce que j'attendais pour en finir ? Aller au fond de cette solitude pour ne plus s'en souvenir ? Un confident m'eût dérouté. J'arrachai ce masque à l'air trembleur. Ma voix s'adressait à l'infini, j'en ai été la seule source, ma voix et ma langue, cette langue que je ne comprenais plus parce qu'elle parlait aux autres. Ma foi dans le dessin. Cette foi qui s'achevait parce que j'étais désespéré. La grotte avait un sens. Mais c'était encore un récit. Le récit à la place du désir. Récit-chemin entre mon être et les signes de son existence.
La pluie cessa. Le vent tomba. La nuit revenait. Je sortis de la grotte. Je n'étais pas bien sûr d'avoir été vraiment seul cette fois-ci. C'était peut-être arrivé. Je vis la Tour dans le ciel lunaire. La remise était éclairée.
— Il fera beau demain, dit mon père à mon passage.
Il rangeait le bois sous l'appentis.
— Ta chemise ? dit ma mère.
Ma sœur me conduisit près du feu.
— Je ne recommencerais pas, dis-je tristement.
Mais j'étais heureux de ne plus avoir à recommencer. Je transpirais maintenant sous la serviette.
— Tu recommenceras toujours, dit ma sœur.
— Recommencer quoi ? dit ma mère.
Donner la vie, c'est donner la mort. Donner la mort, ce n'est plus donner la vie, sinon l'existence n'a plus de sens. Dit ma sœur. Le plus court chemin. C'est ce qu'elle voulait m'enseigner. Reflets de la surface, carottage des profondeurs. Aller au bout de chaque histoire. Tisser le sens.
— Qu'est-ce que tu vas recommencer ? disait ma mère.
Dehors, il semblait jouer avec les bûches qui résonnaient comme des quilles. Ma sœur ricanait. Mon père apparut sur le seuil de la porte. Il apportait du bois. Ma sœur allait et venait entre la brassée qu'il lui tendait et la cage du mur où elle rangeait les bûches.
— Tu recommenceras, me dit-elle en passant.
Je recommence toujours. Pourquoi pas toi ? Pourquoi pas les autres ? Pourquoi cette solitude si tu existes, si les autres existent ? Je n'avais pas encore la réponse à ces questions. Mon père attendit d'être débarrassé du bois. Ensuite il secoua les manches et le devant de sa chemise et il ferma la porte.
— De quoi parlez-vous ? demanda-t-il.
Mais ma sœur lui fourrait déjà la pipe dans la gueule, elle l'allumait et il caressait ses cheveux en aspirant la fumée qui ressortait par ses narines.
— Tu n'as pas honte ? dit ma mère en me frottant le dos plus énergiquement.
Mon père caressait les cheveux. Il dit :
— Honte de quoi ?
Il ne me regardait pas. Lucile ne fuyait pas. Ma mère répondait autre chose mais j'étais toujours le sujet de cette chose.
— Tais-toi ! me dit-elle.
Elle ne regardait pas. Elle était énergique et précise. Mon père avait fermé les yeux. Il caressait le cou.
— Raconte-nous, dit-il.
Raconter la pluie, l'orage, le vent, le bois en miettes, le chemin multiplié par le ciel, la grotte insensée, incontrôlable, le schiste vert et les nœuds du lierre, la limite rouge de l'ombre. Il ouvrit les yeux.
— Si quelqu'un t'a coupé la langue, dit-il, ne le dénonce pas, préfère toujours le silence, laisse courir les charbonniers !
Il caressait. Elle recommençait à souffrir. Elle retenait le cri. La pipe fumait, fumait.
— Je voulais savoir l'heure qu'il était ! dis-je pour intituler mon récit.
— L'heure ? fit ma mère.
— Je ne connaissais pas ce chemin, expliquai-je.
Connaître les chemins, c'est les avoir vécus. Les revivre prend toujours le même temps.
— Exactement, dit mon père.
— C'est le chemin du moulin, dit tristement ma sœur.
— Du moulin ? fit ma mère qui s'étonnait que je ne le connusse pas.
— Le moulin d'en haut, dit mon père, je le connais.
— Je ne savais pas que c'était le chemin du moulin d'en haut, continuai-je.
— L'orage a éclaté de l'autre côté de la vallée. J'ai couru. Je ne peux rien dire du moulin.
— Rien ? dit ma mère.
— Je ne savais pas qu'il existait, dis-je.
— Qu'est-ce que tu cherchais ? dit ma sœur.
— Mais rien ! Je ne cherchais pas. Rien ne changeait d'ailleurs.
— Et tu l'as perdue où, ta chemise ? dit enfin mon père.
— Je la retrouverai (c'était ma conclusion), je te le promets.
— Il promet ! dit ma mère.
Elle m'abandonna.
— Mais il recommencera ! dit ma sœur. Charbonnier !
Cette anecdote revenait en mémoire parce que le passant (celui que j'observais, celui qui semblait chercher quelque chose sur le trottoir qu'il éclairait de sa lampe torche) venait de s'agenouiller au pied du mur et qu'il dirigeait maintenant le faisceau lumineux dans une cave à travers le carreau sale de la lucarne. Il ne bougeait plus. Seul le cône de lumière était animé d'un mouvement à peine circulaire. Le carreau paraissait, à distance, un miroir. Si je descendais pour lui demander ce qu'il cherchait (malgré le froid, malgré la nuit, le peu de chance), il me répondrait le chat, le chien peut-être, mon enfant c'est peu probable, le charbonnier, ma femme.
Neuf heures. Dix heures. Roberte n'était toujours pas rentrée. Le passant se releva. Il éteignit la lampe. Il disparut. La porte de l'immeuble sembla s'ouvrir sans lui. Elle claqua. Toute la rue se plaint de cette porte. Elle dérange la tranquillité. Nous mettons le nez à la fenêtre chaque fois qu'elle nous surprend. Nous avons rarement l'occasion de la voir ouverte. Elle coïncide avec notre attente. Les chats reviennent. Les enfants écrivent. L'hiver n'en finit pas. Le charbonnier et ma femme. Les filles se tairont, fidèles à la leçon. Nous vendrons la Tour. Il y a une explication.
— Ma sœur, dit Roberte.
L'enfant. Aliments. Toit. Études. Lutter contre la nudité, contre le temps.
— Ma sœur, dit Roberte, le prendra sur elle. Tu ne la reverras pas. Nous vendrons la Tour.
Mon fils bien-aimé, bouteille à la mer. Minuit. Je dormais. Les filles étaient entrées en catimini. J'ai entendu leurs robes tomber sur le tapis de leur chambre, les voix secrètes, le drap tiré, le peigne en équilibre, la chute des cheveux dans les coussins. Roberte tapotait sur la porte. Son œil me cherchait. Pouvait-elle entrer ? Sa sœur venait d'accoucher. J'avais promis de ne jamais chercher à voir l'enfant. Sinon, elle avortait. Maintenant ils pouvaient menacer de réduire à néant mes chances de le voir un jour. Ils m'arrachaient la Tour, les racines profondes de notre alliance.
— Tais-toi ! dit Roberte.
Mais les filles ne dormaient pas. Elles écoutaient. Demain, elles se montreraient douces et compréhensives. Je guérirais, lentement.
— Nous partirons la semaine prochaine, dit Roberte.
Je serais guéri. Voyager, descendre, aller et revenir. Mes filles gardiennes du secret. Non, je n'avais pas mangé. J'avais attendu. Oui, il était venu. Pourquoi ? Je ne savais pas. Il ne m'a rien dit. Rien demandé non plus je n'ai.
— Réveille-toi.
Ma sœur vient de donner le jour à un garçon qui te ressemble. Ce masque. La vie masquée. Secrète et continue. Nous voyagerons jusqu'à la Tour. Mère de mon enfant secret.
— Tu ne pourras jamais te faire à cette idée, dit Roberte.
— Mais, dis-je, ce n'est plus une idée !
La douleur ? Je n'avais pas pensé à la douleur. Ce qu'on doit aux enfants. Le plaisir et la douleur. Une croix sur le désir. Pour le situer. Dire oui. À la vie. Aux sécrétions. Aventure glandulaire.
— Réveille-toi !
La cheminée s'était un peu assoupie. Elle s'accroupit pour la ranimer, soufflet en main, ardente, travailleuse, précise comme le temps, impatiente, injuste, infidèle, raisonnable.
— Cette maladie ne peut pas durer, dit-elle en me tendant le verre de tisane où elle avait trempé un bâton de réglisse.
— Il est venu ? Il ne t'a rien dit ? Il m'attendait ?
La douleur (elle disait, comme tout le monde, les douleurs) avait commencé dans l'après-midi. Le feu venait d'humidifier son front. Elle se releva pour me parler de la douleur. L'imaginer. Les hommes condamnés à l'état de demoiselles.
— Je ne sais pas pourquoi je t'en parle ! dit-elle.
Tu n'as jamais compris. Attendre que l'enfant grandisse pour lui faire un enfant.
— Nous n'avons pas besoin de ta sœur, dit Roberte.
— Ma sœur ? Ah ! oui — celle à qui je n'ai pas fait l'enfant que j'attendais d'elle. Nous récupérerons les vieux souvenirs. S'il en reste. Et puis nous n'avons plus aucune raison de revenir.
— Réveille-toi !
Le feu ronflait allégrement. Une bouffée de chaleur me dispersa dans l'air de la lampe. Je n'avais rien mangé. Elle agita encore le bâton de réglisse. Les filles n'avaient pas posé de question. Elles avaient attendu dans le parc. On y promenait des enfants. Elles se tenaient par la main et elles marchaient vite, sans se parler, se regardant de temps en temps et s'immobilisant ensuite l'espace des quelques secondes qui les condamnaient au silence. On les regardait passer. Leurs robes blanches étincelaient. Elles aiment ces dentelles. Sous le couvert, elles jouaient à la marelle sur les dalles, se tenant toujours par la main, et le ballon surgissait du taillis pour les surprendre. Jeux d'enfant. Roberte était sur le point de suffoquer. Elle avait noué une écharpe autour de son cou. Elle y cachait des lèvres tremblantes.
— Nous attendons, oui, dit-elle à des gens qu'elle connaissait.
Ils ne s'arrêtaient pas. Ils n'avaient peut-être rien demandé. Elle s'adressait à eux pour introduire cette attente qui n'en finissait pas, mais ils n'avaient plus le temps d'en parler avec elle, condamnés à la même attente, parallèlement. Elle se sentait seule. Les filles s'éloignaient. Elle ne les rappela pas. Elles n'iraient pas au-delà de la grille de l'hôpital. Elles aimaient la rue anarchique. Elles la retrouveraient à travers le feuillage de la clôture, pour s'émerveiller ensemble, se préparer à cette fuite, s'imaginer que c'est facile, qu'on en revient et que c'est une expérience inoubliable, la vie.
Roberte ne voulait pas pleurer. Son frère faisait les cent pas en surveillant du coin de l'œil les petites-filles qui le chagrinaient au fond même s'il prétendait le contraire. C'était lui qui avait eu l'idée de vendre la Tour. Il en connaissait l'existence et, renseignement pris, il en avait parfaitement mesuré la valeur. Le gérant du château était aux anges. Le père de Roberte lui avait assuré qu'il était en possession de moyens de pression auxquels il n'était pas pensable que je résistasse longtemps. Il connaissait ma sagesse. Le gérant avait poussé un cri de joie. C'était une conversation téléphonique. Roberte paraissait désespérée. Son père raccrocha le téléphone.
— Le convaincre ? dit-il tandis qu'elle lui parlait de moi.
Il l'embrassa sur le front. Il était encore le maître. Il jouissait de ce pouvoir qui le promettait à une vie éternelle.
— C'est une bonne affaire, dit-il.
Et elle posa son front humide sur le dos de ces mains. À l'autre bout du salon, sa sœur se soumettait tranquillement aux rêves d'une mère qu'elles n'avaient pas partagée. Carré parfait. Diagonale inexplicable. J'étais loin d'en menacer la circularité. Je n'atteindrais jamais le pivot de leur éternité. La mère me connaissait peu. Elle n'avait jamais cherché à m'identifier, peut-être parce qu'elle ignorait tout des rapports ambigus que j'entretenais avec la seconde de ses filles. Je ne me souviens pas de ses questions. Elle me paraissait simplement douce, indifférente, paresseuse. Le père n'avait pas réussi à secouer cette léthargie. Il doutait de mon talent mais en exagérait le prix dans les conversations qu'il provoquait pour ne pas les subir. Sa main flattait ma nuque crispée, elle m'humiliait mais on le trouvait bon compagnon, bon juge et père excellent. Il avait l'art des avertissements tempérés, c'était un devin patient, un calculateur déroutant, un savant mélange de prudence et d'obscénité. Nous nous voyions peu, mais il tenait à la régularité de ces rencontres qu'il organisait dans notre propre foyer pour en demeurer le seul inspirateur. Cette influence me minait. Je maudissais ces jours de pluie, ces dimanches clos, l'intimité relative à laquelle il nous condamnait. Il me trouvait silencieux et expliquait à son épouse immobile que j'avais choisi le silence particulier de l'expression artistique parce que c'était le plus ressemblant. Elle ne comprenait pas. Elle ouvrait la bouche, semblant être sur le point d'exiger la vérité, mais son désir de me connaître subissait cette ascendance et il s'anéantissait encore dans une réplique sans importance à laquelle il n'était plus possible de répondre, elle le savait. Le père me regardait alors. Il attendait la suite. Elle m'appartenait. Si elle venait de parler des fleurs que je n'avais jamais peintes, je me contentais d'en refleurir les noms. Ces adjectifs lui faisaient tourner la tête.
— Il se réfère à des couleurs, disait le père en lui prenant la main, tu ne peux pas comprendre.
Cette misérable était daltonienne, c'est une des premières choses que je sus d'elle, ou plutôt qu'on m'apprit, car je la subissais, et elle s'abandonnait sans pudeur.
— Vous comprenez maintenant à quoi elle réduit vos perspectives, disait-il.
Pauvres adjectifs de peintre, je ne les avais jamais écrits, ils étaient toujours apparus et je me souvenais mal de ces conversations. Entre moi et les autres, il y a le rideau d'un théâtre. Nous jouons tous. L'interprète du sort et non pas de la peau, voilà ce que nous sommes. Et pendant ce temps, Roberte prenait son mal en patience. C'était un mal secret, une surface miroitante de petites patiences qui éclataient comme des bulles dans l'air chargé de la fumée que son père dispensait à nos écarts de langage. Ses fureurs nous paralysaient. Il en profitait pour allumer l'exécrable cigare. Ses dents jaunes nous menaçaient. Il avait la lèvre infidèle des personnages limités par le trait dominant de leur caractère. Je servais un vin imparfaitement chambré. Il m'indiquait d'un doigt définitif l'endroit où il convenait d'en dresser les bouteilles, si elles avaient jamais été couchées, ce dont il doutait passablement. Ma seule possession était une ancienne Tour de guet transformée en habitation. Ma mère y vivait encore. Elle avait fait une apparition inversement proportionnelle aux commentaires qu'elle inspira sitôt qu'elle eut disparu comme elle était venue.
C'était deux jours après la cérémonie du mariage. Elle était restée dans la rue parce que le taxi l'attendait. Ils se penchèrent à la fenêtre pour la saluer et l'inviter à monter. Elle dut crier pour se faire entendre.
— Alberto m'a promis un portrait, me dit-elle, tu leur expliqueras.
Elle leva la tête pour leur sourire. Ils la trouvèrent charmante. Elle remonta dans le taxi et elle les salua encore en secouant la main à travers la portière. J'avais à peine eu le temps de lui dire qu'ils ne comprendraient pas, qu'ils étaient loin de nous, que j'avais moi-même de la peine à les atteindre, que je ne les aimais pas. Alberto avait besoin de son regard, mais elle ne savait pas si elle reviendrait.
— Explique-leur, me dit-elle une fois installée dans le taxi et elle chuchota dans l'oreille du chauffeur : Hippolyte... le taxi s'éloigna.
Dans l'escalier, Roberte me dit :
— Elle s'en va ?
Je descendais... L'explication commençait avec elle. Je touchai son corps herculéen, une main sur l'épaule, un frôlement de joue, ou sa main, les bagues qui bornent son existence. Sur le palier, son père nous attendait. Il se tourna vers sa femme et dit :
— Tu avais raison !
Elle soupira. Une dentelle voyageait dans ses doigts experts.
— Je ne l'ai pas vue remonter dans le taxi, dit-il en se rasseyant dans le fauteuil qui avait été le sien, tu avais raison !
Roberte referma la porte en me demandant l'explication que je venais de promettre. Je me souviens que sa sœur parlait déjà de la beauté de ma mère. Elle s'étonnait de ne pas en trouver le portrait sur les murs du salon. Je posai un doigt sur le profil de Lucile.
— Elles ne se ressemblent pas, dis-je, je n'ai jamais pu peindre cette différence, vous comprenez ?
Cela n'expliquait rien. Roberte rougit. Nous aurions été heureux de la connaître, dit son père qui ne se souvenait plus des excuses que ma mère avait gribouillées sur un carton pour expliquer son absence à la cérémonie du mariage.
— De quoi s'agissait-il ? dit-il, et de quoi s'agit-il maintenant ? S'il nous est permis de nous le demander.
— Elle reviendra, dis-je, elle me l'a promis.
— Promis ? dit la sœur de Roberte. Et différentes ? continua-t-elle. Nous ne saurons rien de plus. Changeons de sujet !
Elle était rebelle. Roberte redoutait ces pavois. Elle s'inclina pour se mettre à la portée du regard de son père.
— Et il ne vous est rien venu à l'esprit, me dit-il, que ces... comparaisons ! ces... promesses ! Il repoussa Roberte pour me regarder. C'était le premier dimanche de la longue vie que nous nous étions jurés de ne pas trahir. Il imposait son ironie.
— Ce sera pour une autre fois, dit-il.
Roberte perdait l'équilibre sur l'accoudoir. Elle s'appuya sur l'épaule qu'il lui offrait.
— Les belles femmes sont infidèles, dit-il. Infidèles aux rendez-vous, veux-je dire !
— Mais, beau papa, dis-je, nous ne l'attendions pas !
— Elle n'avait rien promis ! dit la sœur de Roberte en éclatant de rire.
— Alberto... commençai-je.
— Alberto ! s'écrièrent-ils tous ensemble.
— Pourquoi pas Alberto ? dis-je. Elle m'a peut-être menti. Elle n'a jamais été claire sur ce sujet !
Roberte s'avançait. Je les avais réduits au silence.
— Chéri, me dit-elle, tu divagues.
Dans son dos, son père s'agitait.
— Vous avez raison, dit-il. Rien n'explique l'amour. Et surtout pas les enfants !
Le rire de sa femme s'ajouta à celui de la plus jeune de ses filles. Roberte luttait contre cette euphorie.
— Chéri ! répétait-elle sans réussir à contenir le bonheur inexplicable qu'elle partageait avec les siens.
Son père la pelotait gentiment et sa sœur s'était enveloppée dans le rideau. La cantonnière branlait.
— Dimanche prochain... commença la mère. Je m'étais approché d'elle pour l'écouter. Elle agrandissait la dentelle d'un bibelot.
— Jouer avec cette différence, dit-elle, je ne sais pas, étirant le fil en diagonale et inclinant l'ouvrage dans la lumière.
Que fallait-il en penser ? Depuis la mort de mon père, ma mère voyage. Nous nous croisons. Elle arrive à l'improviste. Elle disparaît. Écrit des lettres incompréhensibles. De Grèce, d'Amérique, de n'importe où où je n'ai pas été. Je collectionne les lettres. C'est un roman illustré de cartes postales. Il commence avec le désir. La Tour est à l'abandon. Elle y revient une fois l'an pour vérifier l'état de la serrure.
— Je n'entre pas, dit-elle. Je ne tourne pas la clé.
La clé ? Elle l'emportait dans tous ses voyages. Elle en parlait dans toutes ses lettres. Elle a rencontré Alberto sur une plage en Italie. Il jouait avec le sable. Ces enfantillages l'avaient séduite. Elle s'était approchée.
— La terre, dit-il, l'eau, et, versant cette boue, il dit : l'air.
Il attendait sa réponse.
— Le feu ? demanda-t-elle.
Il sourit.
— Moi, dit-il, vous, ce qui nous sépare.
Elle s'était assise au bord de l'eau. Une jeune fille aux seins nus les dérouta. Mais il préféra son corps de femme facile. Là, sur la plage. À peine l'eau, le sel, le cri des mouettes et le jour qui se finissait. Mais je ne pouvais pas leur raconter de pareilles sornettes ! Les amours d'été comme le sable dans les dents.
Ils ne riaient plus. Roberte luttait contre une crise nerveuse. Sa mère radotait dans la dentelle. Le bibelot était dans la poche de son époux. Il l'en avait extrait en même temps que le mouchoir, un peu étonné de ne pas se souvenir de l'avoir empoché et même entortillé dans le mouchoir pour ne pas l'oublier. La petite sœur s'était endormie sur un canapé avec un coussin à pompons de fils d'or. Charmant visage. Enveloppe nécessaire. Elle sursautait avec les bonds du rêve et le sourcil de son père se soulevait pour dégager l'œil glauque.
— Cesse de gambader ! fit Roberte.
J'étais sur le tapis à la recherche d'une aiguille. Je cherchais anxieusement dans les parages des bouts de fils tombés d'en haut, au-dessus des genoux de la mère qui commentait son vertige. Elle avait ce désir insensé de rompre la monotonie des symétries et des circularités qui l'obligeaient à réviser son ouvrage toujours dans le même sens. Je levai une tête étonnée. Elle en sut autant de la géométrie du plan qu'elle destinait seulement aux pieds nus d'une bergère en haillons. Elle m'appelait son fils. Je ne rêvais pas. Roberte ouvrit un livre et tomba sur une larme versée. Elle se mit à tourner les pages sans les lire. Enfant, j'avais bien compris que les larmes de crocodile étaient le nectar de leurs yeux-fleurs et que des papillons venaient s'y saouler sans vergogne. Ne pas pleurer. Prendre son mal en patience. Attendre la tranquillité promise par les paroles. En silence. Douleur bavarde capable de multiplier la douleur. Ma mère voulait que je comprisse la nature contenue dans une image où l'œil et le papillon étaient un jeu nécessaire à l'imagination. C'était tout ? Regarder l'image et imaginer. L'œil et le papillon, l'oiseau et le ciel, le cri et la forêt, la vague et le sable, le vent et les arbres, la main et l'ouvrage, copulations mentales, citait-elle, sans quoi nous n'avons plus rien à nous dire. Pendant ce temps, que je passais à élucider avec elle des énigmes sans lendemain, Constance m'enseignait les contrastes, seul moyen de description à son avis.
— La ligne raconte, la couleur décrit, nous ne sommes pas, nous aimons l'existence, la mort des autres est un exemple, nous mourons parce que nous avons vécu.
Ces deux femmes étaient les artisanes de mon chemin. Roberte une passante. Une conversation sans importance. Du temps perdu pour exister avec les autres et ne pas les perdre de vue. Nourrisseurs génitaux, ils changent les apparences contre ma volonté de m'en tenir à ce que je suis. Vaches dans le pré. Leur existence est un poison. Roberte dans le champ, en moissonneuse nue, incomparable et distraite par la géométrie des oiseaux, prometteuse et bavarde, hystérique dans les moments d'irréalité et cohérente dans les miroirs qui nous multiplient. Une sœur qui rêve, qui expose cette surface, se limitant toutefois au cercle familial dont je suis la seule extension à ma connaissance. Comment ne pas tomber sous le charme ? Nous avions eu des aventures à fleur du désir. Merveilleux désaccords, dents de scie d'une éternité révélée. Elle était entrée dans le temple en demoiselle d'honneur. À son bras nu, pendait un dérisoire représentant de mon sexe. Il était habillé de bleu et portait le bouquet parce qu'il attirait les abeilles. Il se moquait d'elle pour ne pas tomber sous son charme. Il ne voyait pas les abeilles dans l'air du temple mais il se souvenait d'avoir perdu connaissance la première fois qu'il y était entré. Il communiait à genoux et il avait l'habitude de prier, après la messe, dans le jardin de l'église où poussent les fleurs de la virginité et de l'amour, les unes et les autres dans la même terre, ce qui lui inspirait des vers et une idée assez proche du poème qu'il écrirait un jour si tout se passait comme il l'espérait.
— Nous attendons votre mère, me dit-elle pour expliquer mon impatience.
Roberte suffoquait dans une voiture qui stationnait sous les arbres.
— Elle m'a promis de venir, dis-je.
Le jeune communiant me regarda d'un air amusé.
— Des promesses ? dit-il.
Il penchait sa tête sur l'épaule de la jeune fille en fleurs. Elle avait passé des heures à redessiner son regard.
— Jadis, les vierges entraient nues dans le temple où on les soumettait à des viols rituels, dit le jeune homme.
Il était un peu parti.
— Avez-vous peur des abeilles ? me dit-il.
Je consultai ma montre.
— Tout le monde s'impatiente, dit-elle.
— Tout le monde veut en finir, dit le jeune homme.
Ensuite il irait prier avec elle dans le jardin et ils attendraient ensemble le soleil de midi.
— Je hais les cérémonies, dis-je.
Mais n'était-ce pas l'occasion pour elle de refaire surface ? Je me souvenais de la petite nageuse qui se prenait pour un poisson et qui rêvait de voler comme les oiseaux de mon regard.
— Vous vous connaissez ? dit le jeune homme en se tirebouchonnant le nez.
Il lorgna l'encensoir qui descendait du plafond.
— Ton œil tourne ! dit-elle.
Et elle éclata de rire. Le bedeau soufflait consciencieusement sur l'encens. Le jeune homme m'offrit un regard désespéré. Il vacillait.
— Croyez-vous qu'on peut commencer sans elle ? dit-il soudain, ayant jeté la peau de son personnage dans les volutes qui menaçaient sa connaissance des lieux.
La lettre de ma mère m'était parvenue la veille même.
— Finalement, écrivait-elle, je viendrais...
Elle se référait ainsi à notre dispute. Nous ne nous parlions plus depuis un mois et j'avais jeté au feu ma propre lettre, regrettant seulement d'en avoir écrit trop long pour satisfaire ma mémoire blessée qui aime se souvenir des moments forts de ma sensibilité.
Trois jours plus tard, je recevais cette lettre où elle réitérait sa pensée au sujet de Roberte seulement pour me surprendre à l'annonce de sa soumission qui mettait un point final à notre querelle. C'était du moins ce qu'elle espérait, concluait-elle, omettant de m'embrasser comme elle n'aurait pas manqué de le faire si elle m'avait plutôt parlé.
— Je viendrais, écrivait-elle, mais n'attend pas de moi la fidélité à ton bonheur, c'est au-dessus de mes forces !
D'autres obscurités me rudoyaient plus profondément. Elle ne s'en prenait plus à Roberte qui n'était plus la cause de tout. À la lire, j'avais fini de vivre ma propre vie, j'entrais dans la vie étroite du recommencement, Roberte ne repeuplait d'ailleurs que les déserts de ma solitude, elle n'allait pas à l'essentiel et je lui en voudrais un jour d'être l'étrangère et non pas la voyageuse de mes rêves d'enfant. Notre dispute avait eu lieu un mois plutôt dans une gargote où Alberto avait ses habitudes. Il y buvait le vin de sa tranquillité, ce qui n'allait pas sans lui causer de menus problèmes, depuis les acidités qui le faisaient claquer des dents jusqu'aux rougeurs qui le démangeaient après le repas, sous les yeux qu'il avait un peu glauques. Il grattait cette peau infidèle avec des ongles sales et se mordait la langue pour ne pas révéler le secret de sa douleur. Elle aimait ses cheveux toujours un peu empoussiérés par la terre qu'il manipulait dans son atelier. Elle y passait une main experte en tranquillité et il lui parlait du vin qu'aucune femme n'avait jamais remplacé. De son côté, elle n'avait jamais pensé s'amouracher à ce point d'un poivrot qui avait le don de l'émerveiller. Le poivrot existait en même temps que le magicien et elle n'avait jamais exigé autre chose que ce tranquille partage du vin et de la féerie. Il s'en trouvait bien, me confia-t-il. Toute sa vie, la mort avait agi en spectatrice. Il avait été le bouffon de ce temps. Il se souvenait mal de ses créations et préférait ne pas en parler, mais le vin alimentait surtout ses bavardages.
— La mort apprend tout de l'homme, dit-il.
Il me montra le pavé de la rue. Pendant la guerre, il avait aidé à la construction d'un mur à l'angle des deux rues. Ils avaient attendu. On lui avait donné une grenade. C'était lui qui agirait le premier et il avait vécu une angoisse impossible à rejouer maintenant qu'il n'avait plus de raison de chercher à tuer son prochain pour survivre. Ils s'étaient promis de revivre ou de ressusciter. La plaisanterie l'avait paralysé. On lui tapait sur l'épaule. Quand le moment serait venu, on lui ferait signe et il se lèverait derrière le mur de pavés pour jeter la grenade dans le pied des intrus qu'il s'agissait de mettre à mort ensuite par un feu croisé dont ils n'avaient même pas fait l'essai. Il serait le premier blessé et dans ce cas il revivrait, même mutilé, même fou. Ou bien le premier mort, et il fallait croire maintenant que cette réalité avait un double tranquille et sans influence sur le présent malgré les vœux qui étaient le meilleur du passé, tout le monde était d'accord là-dessus. Ressusciter et ne pas revenir avait un sens, tandis que les fantômes ont mauvaise réputation, ou n'existent pas. Il se souvenait maintenant de ces aphorismes crispés mis bout à bout à la place du discours patriotique qu'ils étaient censés défendre au prix de leurs vies. Le vin est venu après, en marchant derrière les machines de guerre, un peu ahuri par ces déploiements fruits de l'imagination des spécialistes, mais toujours aux aguets, épiant les adrets louches et les taillis qui croisaient les chemins.
Quand il est revenu, on avait reconstruit le puzzle des pavés et la rue avait changé de nom. Il commençait à peine à se poser la question d'une féerie à la place des comptes rendus avec quoi on était en train de recoller les morceaux d'un monde-vase tombé par terre par la faute des uns et l'impatience des autres. Il ajoutait le bouquet d'angoisse. Il avait gagné cette innocence dans des combats confus. Il revenait vieux et triste. Vieux à cause de la mort qui applaudissait parce que le rideau était tombé. Triste parce que le spectacle continuait et qu'il avait un peu perdu la mémoire du rôle. La mort était retournée dans le silence de la salle. Elle était invisible et seule. Elle ne voulait pas se laisser convaincre. Il assista avec mélancolie au premier anniversaire du nom de la rue. Il se souvenait à peine de ce visage. Quand il avait la grenade dans la main, au premier jour de la gloire qui ne l'avait pas tué (on avait même oublié qu'il était un héros), il s'était efforcé de distinguer les visages qui l'entouraient pour ne pas les oublier s'il lui arrivait de revivre, ou pour témoigner en leur faveur en cas de purgatoire s'il était le premier à mourir (ce mot l'épouvantait encore, il avait simplement dit : je ne veux pas mourir et quelqu'un lui avait répondu que ce mot n'existait plus s'il avait un sens). Mais on ne lui demandait pas de témoigner. Ses premières statues évoquaient vaguement la mort des innocents. Il transportait ces condamnés dans le décor des rues ou des salles d'exposition. Ils avaient l'odeur de la terre ou du bronze. Il était interdit de toucher les modèles en terre, par contre : on pouvait caresser la surface dure et impénétrable des reproductions qu'il avait lui-même polies en se reprochant de les transformer en objets d'art. C'étaient les cadavres véritables qu'il avait ramenés de ses aventures avec le feu et la honte. Connaissance du feu et expériences de la honte. Il n'avait jamais prétendu aller plus loin. À la même époque, d'autres artistes s'inspiraient de l'ordure des villes. C'était pathétique et fidèle. Même le bronze n'y pouvait rien. Ces artistes étaient dans la bonne voie. Il était impossible de les réduire à l'objet de leur art. Mais il était demeuré fidèle à ses cadavres. Ils ornaient des patios célèbres. Ils resplendissaient dans la lumière. Même leur ombre avait un sens. Il avait été stupéfait de le constater un jour qu'il traversait un musée. L'ombre s'étirait et tournait. L'horloge était parfaite. Il en traça mentalement l'échelle sur le dallage princier du musée.
— Excellente occasion de se taire, se dit-il.
À l'extérieur, il paraissait plutôt s'extasier, ou plus exactement, il s'exerçait à l'extase des autres. Elle l'observait depuis un bon moment. Il avait vaguement apprécié sa silhouette. Les mains seules étaient éclairées. Elle tourna la tête et une des mains s'éleva. Elle désignait un tableau vert. Il avait tenté cette description dans un moment de douleur physique intense. C'était aussi un souvenir. Il voulait dire que ce n'était pas la vraie douleur, ni même ce qu'il en restait. Il avait d'abord regardé pendant des heures (les heures de la nuit) la chute des corps d'un Rubens. Il savait qu'il ne pouvait pas lutter contre cette douleur. La morphine qu'il avait adorée comme une divinité (alors que ce n'était qu'une femme), n'était que la porte d'entrée de la désintoxication, palais d'autres douleurs, extractions atroces, terriblement humiliantes malgré la garantie du secret professionnel. S'il lui parlait maintenant, en commençant évidemment par les verts du tableau, il en viendrait forcément à lui avouer qu'il ne l'abordait que pour comparer son visage avec celui des autres. Il bafouilla un peu au début, elle s'en souvenait. Il répéta plusieurs fois le mot vert sans jamais le qualifier. Les verts agissaient, ils n'étaient pas. Elle fit un effort pour le comprendre et cette grimace augmenta l'incohérence de ce qu'il tentait de lui inculquer. Elle le remerciait en vain, et chaque fois s'éloignait un peu vers la statue qui lui semblait plutôt tombée du ciel. Il lui expliqua comment il l'avait élevée, goutte après goutte, poignée de terre après poignée de terre. L'idée l'enchanta. Elle le dit. Il était déçu. Mais son charme agissait encore. Il eut un compliment discret pour son élégance d'oiseau. Elle ne demandait pas le nom de l'oiseau. Il y avait une poutre en I de fer rouillé par terre. Il l'enjamba plusieurs fois en riant.
— Je ne sais plus ce que j'ai voulu dire ni même s'il était question de dire quelque chose, commença-t-il tandis qu'elle entrait dans la lumière d'un projecteur.
Elle lui avait simplement confié qu'elle avait été comédienne et qu'il lui était arrivé de réciter au lieu de jouer. Et il lui avait montré la poutre. Il l'avait trouvée dans l'eau d'une mer qu'elle ne connaissait pas. Il cita le nom d'un coquillage. Elle fit non de la tête. Le nom du village était inoubliable.
— Essayez de l'oublier, dit-il, vous n'y arriverez pas, c'est impossible !
Il aurait aimé rencontrer, ou trouver, un autre nom capable d'une telle mémoire. Elle lança au hasard (il commençait à la connaître) :
— C'est impossible !
Elle le ravissait. Il lui proposa de continuer de jouer ce jeu insensé.
— Jouer ? dit-elle.
Les comédiennes ont un profil. Il faut manquer de talent pour tenter d'extraire les mots de la scène ou de l'écran, tandis que ses paroles s'évanouissaient dans le peu de sens qu'elle leur conférait. Il avait construit la statue (il ne sculptait jamais) dans un moment de vertige. Il se sentait heureux parce qu'elle se mettait à exister et qu'il lui semblait que rien ne pouvait plus s'opposer à cette érection. Mais la statue était porteuse du feu qu'il ramenait de l'enfer des hommes et il avait cette manie d'en inverser le processus, jusqu'à disparition complète de la matière. Il lui montra une de ces gouttes de terre. Elle était simplement posée sur un socle, à la hauteur des yeux, et captive d'une cloche de verre qu'il ramenait de son jardin.
— Évidemment, dit-il, ce n'est qu'un moment biographique.
Temps, vie, esthétique. Il n'avait jamais mis les pieds dans la métaphysique et elle lui demanda pourquoi. Comme il commençait à s'expliquer (il en avait une habitude amusée), elle rectifia doucement sa question : pourquoi les pieds ? Elle s'exerçait elle aussi. Il l'abandonna. Le lendemain, elle déambulait dans sa rue. Il fit un petit rond dans la poussière du carreau. Elle reconnut l'œil qu'il n'avait pas pu fermer et elle frappa sur le carreau. Il ouvrit la porte presque instantanément, il dit :
— Je ne reçois pas le public mais elle était entrée et il s'excusait de la recevoir sans avoir rien d'autre à lui offrir que le spectacle de ses recherches.
Il ne travaillait plus depuis plusieurs jours et la terre était sèche. Par terre, elle était craquelée. Elle évita de marcher sur ces flaques crispées. Elle lui tournait le dos. Elle portait la même robe. Regardait-elle le fond de l'atelier où il avait entassé des découvertes prometteuses ? Elle ne répondit pas tout de suite. Il désirait le corps. C'était une curieuse. Il la jetterait dehors après l'avoir éclairée sur ces promesses. Elle se retourna.
— Je suis la femme du faussaire, dit-elle.
Une année avait passé. Elle venait se venger. Temps. Vie. Il avait dépensé l'argent de la récompense. Une folie. Des femmes dévoreuses. L'une d'elles avait connu les camps. Elle dévorait comme les autres. Ardentes. Il avait trouvé le temps de reconstruire son désir grâce à cet argent.
— Je n'avais pas pensé à la femme du faussaire noir, dit-il doucement. Jamais, pas une seconde, rien !
Il était terrifié. Elle fouilla dans son sac à main.
— Mon père s'est tué avec ça, dit-elle en montrant le revolver.
— C'est absurde ! dit-il enfin. Ma vie...
L'arme était chargée. Il regarda désespérément le petit rond dans le carreau poussiéreux. La rue était réduite à un gris sans profondeur. Cette surface circulaire n'était pas le produit de son imagination, elle la réduisait à cela, le coup pouvait partir à n'importe quel moment, il ne sentirait sans doute rien, ou tout, ou ce n'était plus la question, la vie se termine par un fil, le cri aurait moins d'effet que l'impact. Il lui était arrivé d'observer longuement ces cadavres intranquilles. Il avait toujours fermé les yeux au premier avertissement, se laissant entraîner par les autres à l'écart des lieux de l'exécution sommaire. Le cadavre était à une bonne distance. Il ne distinguait pas la grimace instantanée. Le corps était seulement tombé, au hasard. Il n'avait pas cherché à conserver l'équilibre. Il avait abandonné toute idée de posture. Il était sans vie. Moment grandiose, entre le passé et le néant, si le néant commence par cette pourriture commune. Le cri de révolte, que tout le monde avait entendu, n'avait pas de sens. Il avait menacé l'air empoisonné de la cité où il avait l'habitude des travaux et du sommeil, lui, infidèle à tous les cris, trahi par sa propre terreur, incapable de renoncer à sa biologie. Vie, Connaissance. Il avait tant souffert qu'il se sentait capable d'élever ces fruits amers à la hauteur de la géométrie. L'art n'avait jamais mis en scène la cruauté. Les corps toujours nus des victimes avaient quelque chose de pathétique, ou d'obscène. Ils étaient lyriques et d'héroïques personnages bornaient leur histoire. Il s'agissait de grandir les uns et mépriser les autres. L'art de la lumière a préféré des recoins domestiques savamment et élégamment éclairés et ordonnés. L'art des rêves a transporté ces natures mortes dans l'ombre mentale des livres d'images. Éloquence, indifférence, merveilleux. Sans compter la mélancolie fragmentaire des pervers et des malheureux à usage du temps ciseleur en cage. Sur le bateau, il s'était enfin mis à douter de sa survie. Les uns parlaient de justice, tout le monde parlait de thérapie, on haïssait l'oubli et les oublieurs en formation. Il s'était dit qu'il ne reviendrait jamais sur les lieux de cette souffrance parce qu'on l'en empêcherait. Il pourrait écrire peut-être. Certains se le promettaient. Ses mains ne dessinaient plus à cause de la paralysie. Le médecin les avait examinées, il les avait condamnées et il avait donné une drogue à usage multiple dont le spectre s'épanchait encore mais avec un temps de retard sur la réalité et toute la douleur était contenue dans cette différence, ce chemin à parcourir, ce sens à donner, cet écart minime et infini qui inspirait la pitié ou l'ennui, selon les circonstances, les circonstances, les circonstances. Et puis les anecdotes, les anecdotes, les anecdotes. Le temps perdu, retrouvé, inutile, beau. Il s'écroula enfin.
Elle n'avait visé que cette tranquillité. Il gisait dans la boue, la bouche grande ouverte, l'œil un peu écarquillé, et il se plaignait. Elle en profita pour jeter un œil savant dans l'atelier. C'est ainsi que vivent les hommes, pensa-t-elle. Elle remit le revolver dans le sac à main. Par terre, il explorait son corps, se tortillant comme le ver de ses cauchemars.
— Fait-il froid ? dit-il. Je ne suis pas sorti ce matin.
Elle ne répondait pas, occupée à inventorier les accessoires de l'homme.
— Quel temps fait-il dehors ? dit-il plus haut.
Elle n'avait pas tiré, le coup n'était pas parti, il y avait une explication à son effondrement.
— Je suis désolée de vous avoir fait peur ? dit-elle enfin.
Mais elle était indifférente à sa douleur et elle continuait d'explorer la surface de son travail quotidien. Elle parlait justement de cette quotidienneté, évoquant un fils (que je suis, que j'étais, que je serai, serais) qui promettait de l'éblouir un jour. Il s'était recroquevillé pour prendre appui contre le pied d'une table. Son corps pivota. Il la voyait mieux.
C'est une géante, pensa-t-il. La table était encombrée. Il se releva en éparpillant ce désordre. Ses jambes étaient coupées. Elle lui avait coupé les jambes. Elle n'avait visé que cette tranquillité.
— Je regrette, dit-il.
Elle comprenait maintenant. Où donc son imagination avait-elle rencontré ces êtres verticaux ? Dans quel monde ? Quelle part de ce monde ? L'un d'eux marchait. Un autre regardait sur le côté. Ni homme ni femme. Il réduisait des géants mais il ne racontait pas leur histoire. Science de la poussière.
— C'est moi qui regrette, dit-elle, mais je ne veux pas m'en aller.
Il ferma la bouche pour s'empêcher de lui demander pourquoi.
— Nous serons mieux chez moi, dit-il.
— Chez vous ?
Il avait réussi à s'asseoir sur la seule chaise. Elle avait posé un pied sur le premier barreau de l'escabeau qui lui servait à construire ses géants qu'il vouait à son style de destruction.
— C'est une forêt de symboles, dit-elle.
— De symboles, non, fit-il.
Il voulait dire qu'il survivait. L'objet d'art est un morceau extrait de la biographie, il en était convaincu. Il lui montra la porte de l'escalier et elle monta devant lui. Symbole. Il frémit. Elle ouvrit elle-même la porte de l'appartement. Elle entrait chez elle. Il se glissa entre le bahut et la table en lui expliquant qu'il ne recevait jamais ni dans l'atelier du rez-de-chaussée, qui était celui des statues, ni dans celui de l'étage, où il dessinait et où il lui arrivait même de peindre. Ils étaient dans le salon hérité de sa mère. La pièce était exiguë et sentait l'encaustique. Un seul tableau au mur. C'était une gravure sans valeur, mais elle reproduisait fidèlement le regard de Rembrandt. Il n'éteignait jamais la radio qui jouait en sourdine. Un cosy-corner était surmonté d'une bibliothèque à cinq étagères surchargées. La pipe d'opium était posée sur le plateau de cuivre ciselé d'une table basse. Une lampe, la seule, tombait du plafond au bout d'une chaîne et éclairait le recoin, le tapis et un battant de la fenêtre ouverte. Les persiennes étaient closes. Il ne les ouvrait jamais et il ne fermait pas la fenêtre. Le radiateur assurait une chaleur douce, somnifère, propice au silence. Le bahut contenait des boissons.
— Je bois un peu, dit-il.
Elle était assise sur le cosy.
— Vous regrettez ? dit-elle.
Il regrettait peut-être. Il regrettait moins depuis qu'elle ne l'avait pas tué. Il n'avait jamais regretté. Avec l'argent de la récompense, il avait restauré la maison familiale à Carrara. Connaissait-elle la Toscane ? Ses vignes. Sa tour. Il fit sauter le bouchon de la carafe.
— Personne ne sait que je suis ici, dit-elle. Je vous pardonne.
Il avait l'air de n'en rien croire. Il lui servit un verre de vin. Il avait connu une géante à Florence. C'était une écolière de l'art. Il en avait sournoisement abusé. Femme-géographie. Elle lui demandait de l'éclairer, cette question de la limite des zones du tableau, la négation du non-sujet, la profondeur et la netteté. Il trouvait les mots. Ou il les empruntait, il ne savait plus, elle le charmait. Il l'avait emmenée dans les vignes de son père. Elle souffrait d'agoraphobie mais seulement s'il n'y avait personne pour la raisonner. Il la raisonnait. Cette pratique influait encore sur ses décisions, au moment d'empoigner la tête pour lui imposer une orientation, ou de soulever un bras pour indiquer le sens de la marche (il avait créé un nombre incalculable de marcheurs). La géante n'entrait dans l'infini qu'à cette condition. La présence d'un autre, sa voix, sa science de la tranquillité. Il avait tordu un fil de fer devant elle, en guise de raisonnement. Il avait arraché le fil de fer à l'herbe tenace et elle avait demandé si c'était possible d'en extraire la vie secrète. Il avait de grosses mains, rudes, des ongles sales et une peau égratignée, coupée, arrachée, crevassée aux jointures des doigts. Elle aimait ce travail d'athlète. Il entortilla le fil de fer autour de son poignet et la main commença son œuvre. C'était une lutteuse. L'autre main voulait parfaire. Il se laissait aller. Cela dura dix bonnes minutes.
Pendant ce temps, elle était demeurée silencieuse et attentive, cherchant peut-être à ne pas oublier. Que resterait-il de cet étirement du présent ? La sculpture était achevée. Il l'exhaussa. La ferraille l'avait un peu écorché. Gouttes de sang, perles. Le vertige devenait supportable. Il promena sa fiction dans le ciel vide, surveillant le regard de la géante encore captive de son labyrinthe. Elle croyait entendre une musique. Elle venait des montagnes, porteuse des vertiges. Il approcha son invention du corps qu'elle lui donnait en échange d'un monde clos. Elle aimait la ressemblance, la sensation de mouvement, la transparence. Il lui parla encore de la souffrance imposée à ses mains. On lui avait demandé de poser ses mains sur le guichet. Il avait refusé. Sa nudité l'angoissait. Il n'avait pas regardé les autres. Il s'était approché du guichet pour recevoir ses vêtements de prisonnier mais il ne pouvait pas retirer ses mains du sexe qu'il ne voulait pas montrer. Le guichetier avait perdu patience. Il lui tendait les vêtements et il lui demandait de lui montrer les mains. Finalement, il avait jeté les vêtements sur l'épaule nue et crispée en lui ordonnant d'aller s'habiller dans la pièce voisine. Il entra et il trouva un coin pour s'habiller à l'abri des regards. Mais les autres ne le regardaient pas. Ils étaient tranquilles. Il était interdit de parler sauf pour demander l'essentiel. L'officier avait prononcé le mot essentiel sans y attacher toute l'importance qu'on lui accordait maintenant que le calme était revenu. Pourquoi ces morts dans le train, cette crasse, cet abandon ? Le vestiaire était étrangement propre. Les autres s'habillaient de chaque côté d'un banc.
— Où sommes-nous ?
Ils étaient tranquilles et patients. Ils étaient humiliés. L'officier entrait seulement pour leur reprocher leur lenteur. Il avait jeté un regard dégoûté sur les corps fatigués, prenant le temps d'observer les tentatives d'équilibre sur un pied, la tension des muscles en appui sur le banc, la lutte contre le silence, le regard, le dehors froid et ensoleillé. Ils étaient arrivés la veille. La nuit tombait. Le camp paraissait propice à l'oubli. Il avait pensé à cet oubli avant même que le train ne s'arrêtât. Le grincement des sabots de frein sur les roues était dû au brouillard. La lumière ne les atteignait pas. Ils virent les torches s'allumer autour d'eux. Leurs faisceaux se croisaient dans l'air. Les malades et les morts étaient restés dans le train. On les abandonnait. Il se souvenait mal de ces corps couchés, rampants. Il avait mangé avec appétit. Il avait respecté le silence et dormi profondément, sans réveils, sans rêves, parfaitement soumis aux conditions nouvelles. Ce matin, un officier était entré dans le dortoir. Il avait longuement parlé. Il s'arrêtait régulièrement pour laisser aux traducteurs le temps d'aménager le contenu de son discours. C'étaient des règles de conduite. Il ne disait rien du lendemain. Ils étaient déjà nus. C'était peut-être horrible. Il avait seulement honte. Il se sentait trahi et il voulait vivre. Les prétéritions de l'officier s'étaient gravées dans sa mémoire un peu malgré lui. Le temps allait passer maintenant. Jusque-là, il avait plutôt vécu. Le corps humain était son gagne-pain. Il était amateur de poses tranquilles. Le modèle subissait sa perversité. L'aventure le déroutait un peu mais il aimait les rivages et il s'abandonnait longtemps aux éléments avant de recommencer. Il avait l'expérience de verges fascinantes, les épaules des femmes lui inspiraient la lumière, il savait même retrouver la seconde d'éternité des accouplements qui constituaient l'essentiel de ses divertissements. Il avait l'habitude de se rendre une fois par semaine dans un de ces carrés de l'art pornographique. Il y allait seul. Il emportait de quoi fumer et dessiner. Il buvait peu à cette époque. Il préférait se réserver les battements de son cœur quand le corps imitait les postures du plaisir. Combien de temps avait passé depuis la première rencontre ? Il s'était fait traiter d'idiot par une femme nue qui tentait d'entrer dans le cercle d'une ceinture de cuir. Ses pieds semblaient explorer cette surface. Elle en agitait les doigts en riant. Il lui avait adressé un compliment et elle avait répondu qu'il avait l'air d'un idiot. Il se souvenait de cette grimace. Il n'avait jamais été fort et il avait de mauvaises dents. Son accent le desservait au moment de s'avouer vaincu par les charmes qu'on exhibait. Elle s'était baissée pour saisir la ceinture. Elle n'avait pas trouvé le moyen de faire autrement. Elle se donnait sans honte. Il se demanda en échange de quoi. Ensuite elle ajusta la ceinture autour de sa taille et elle commença à danser. La lumière baissait au fur et à mesure qu'elle grandissait sur la scène. Elle semblait s'éloigner pourtant et même elle devenait inaccessible. Un rideau de perles tomba sur ce corps avec un bruit d'averse. Un éclair traversa la salle. Puis un grondement de tonnerre annonça la fin du numéro. Elle lança la ceinture dans l'air de la salle. Il était trop loin du point de chute. Il ne tenta même pas de pénétrer dans le cercle où on se battait. Elle possédait un vainqueur. Il montait sur la scène par un escalier latéral et elle collait ses seins sur son plastron. Il fouettait ses fesses avec mollesse. Il redoutait peut-être ce cri. La fin du numéro était confuse. Le héros était entouré de phénomérides amatrices. Il dansait avec elle. Un panneau publicitaire descendait du ciel et une fille en paillettes vantait les fruits de son expérience. Lui n'avait pas quitté le guéridon. Le sol tremblait. Sur cette surface rouge, il élevait un monument à la bêtise. Le monument avait les dimensions d'une feuille de papier à écrire. L'encre lui manquait. Il trempait sa plume dans le cocktail et finissait par en écraser les fruits sur le papier qui avait perdu sa planéité et n'avait aucune chance de la retrouver. Il rentrait en compagnie d'un homme de son âge. S'agissait-il de continuer de boire ou bien désirait-il cette catégorie de plaisir ? L'opinion d'une femme est définitive. Sa mère l'avait forgé dans cette fonte. Il toussait un peu à cause de la fumée. On lui reprochait sa paresse. Il croyait être un travailleur acharné et l'affirmait sans convaincre personne. Le produit de ces heures paraissait destructeur de sa relation aux autres. Il espaça ces festins, ne s'adonnant à la création que quand il ne lui était plus possible de faire autrement. Il devenait triste et il n'ouvrait jamais la bouche pour flatter ou simplement pour se montrer agréable, ou compréhensif, ou séduit, etc. Il était peut-être cruel au fond et s'il l'était, il n'avait jamais assisté au spectacle de sa cruauté. Il l'exerçait en sourdine. Elle n'expliquait rien.
Adolescent, il s'était plusieurs fois montré jaloux de sa virginité. Par contre, il eût aimé s'exhiber en priape. Le spectacle commençait pour lui par ce franchissement. Mais, comme il disait, sa propre mère ne l'avait pas trempé comme le reste de ses frères. Oubli majeur. Elle faisait de lui un vagabond. Et il toussait par-dessus le marché. Il dérangeait le cours des conversations. Ses interlocuteurs perdaient patience. Il n'achevait pas. D'où sa réputation de paresseux, sans doute. Ajouté à la cruauté qu'on le soupçonnait de pratiquer en secret. Sans compter la jalousie aux effets ravageurs. Le cercle était bouclé. Sa mère l'abandonna avec un mot d'encouragement. Il n'avait jamais pensé que le courage était nécessaire pour vivre. Il avait vécu parce qu'il était patient. Sa mère avait souffert de cette patience. Elle s'en plaignait quelquefois. Elle avait pris le temps de lui expliquer ce qu'elle entendait par courage. Il n'était pas prêt mais elle était décidée à le projeter dans ce futur qu'il ne voyait pas lui-même d'un bon œil. Elle avait acheté le billet et les bonbons. C'était ainsi qu'elle renouvelait son amour et les médicaments pour sa toux. Il monta dans le train sans l'embrasser. Il avait attendu en vain qu'elle le lui demandât. Le voyage avait duré une éternité. Il ne mesurait pas le temps. Il ne connaissait pas cette géographie. Il regardait les pieds d'une femme qui lisait en caressant ses bijoux. Il s'ennuyait. Il descendit une fois sur le quai pour aller boire un verre au buffet. Il sirotait une anisette quand il vit le train s'en aller dans le sens contraire. Le train s'en allait et il revenait au point de départ. En plus, il le ratait et il restait seul dans la gare d'une ville qu'il ne connaissait pas. Le garçon le rassura. Le train manœuvrait seulement. N'avait-il pas vu les wagons sur l'autre voie ? Il s'agissait de les accrocher. C'était seulement ça. Il avait réfléchi pour rien. Le garçon avait de beaux yeux noirs. Le regarder était un enfer et comme il continuait de lui expliquer la manœuvre du train, il eut soudain le désir de commencer la confession qu'il préparait depuis sa communion solennelle. L'anisette l'avait grisé. Il buvait rarement à cette époque et toujours en cachette. Sa mère n'ignorait rien de cette sale habitude mais il s'y adonnait rarement. Il n'avait même jamais perdu la tête. Les ivrognes le fascinaient. Leurs conversations, leurs postures, leurs allures. Lente destruction de ce qu'on a rêvé d'être. Il commençait par un verre plus rempli que les autres. Un jour à marquer d'une pierre blanche. Le garçon ne semblait pas dérouté par sa propre sexualité. Fallait-il imaginer qu'il la pratiquait déjà ? Il le regarda avec insistance. Il osait un regard d'admiration. L'autre paraissait amusé.
— Ne vous trompez pas de train maintenant qu'il y en a deux ! fit-il en retournant à l'évier entre la caisse et le percolateur.
Un train arrivait, cachant l'autre. Il se souvenait d'avoir emprunté un souterrain. Il le retrouva sans difficulté. Une fois sur le quai, il se raisonna avant de remonter dans le train.
Les voitures ont un numéro, se dit-il. Le compartiment aussi. Les gares ont des noms, comme les êtres humains. Ce sont peut-être des noms de villes d'ailleurs. La caresseuse de bijoux de famille était à la fenêtre. Elle s'agitait.
— Pressez-vous ! disait-elle. Regardez !
Et elle désignait le cheminot en uniforme qui ajustait sa blanche casquette en traversant à claire-voie. L'expression était incorrecte. Il y pensait en gravissant les marches. Elle était dans le couloir. Il demeura un bon moment sur la passerelle. Elle ne le regardait plus. Elle avait laissé la fenêtre ouverte et le courant d'air agitait ses cheveux et le foulard sur une épaule nue qui le fascina. En entrant dans le compartiment, il vit le manteau soigneusement plié pour marquer sa place. Elle n'avait pas marqué la sienne. L'avait-il effleurée en entrant. Il s'était excusé. Elle avait peut-être répondu. Que lisait-elle ? Il se pencha sur le livre. Il aimait se surprendre quand il avait des airs de ne pas y toucher. Son reflet habitait un paysage de montagne. Il redoutait les regards inquisiteurs qu'il s'adressait toujours en cas de fascination. Il faisait un usage halluciné des miroirs. Elle lisait un roman de gare. Elle fumait des cigarettes dans le couloir. Elle voyageait dans le même train. Que peut-on attendre de cette espèce de femme ? Mais elle n'était peut-être pas dans son élément. Il la surveilla. Quel âge lui avouerait-il ? Elle ne dirait pas le sien. Ou elle mentirait.
— Les femmes mentent pour survivre, lui avait dit sa mère, et non pas pour mentir.
Elle venait de le surprendre en flagrant délit de mensonge. Il la défiait encore et elle se retenait de le frapper. Elle le punissait rarement. Elle préférait les leçons. Elle n'était pas savante. Elle procédait par allusions. Elle disait tout et ne révélait rien. Temps perdu à jamais. On ne retrouve que les moments d'extase au moment où elles n'ont plus d'importance. Le temps qui explique le temps est perdu à jamais. Langue. Canon. Méthode. Il s'embrouillait au moment d'un fil d'Ariane. Ariane chasseresse ? Non. Ne pas jouer avec les autres. Trouver la solution des exercices imposés par la pratique de l'éducation. Se montrer docile avec la maîtresse du jeu. L'osselet rouge. Il avait perdu les autres au cours d'une excursion à la campagne. Ou il avait volé l'osselet à des enfants qui le soupçonnaient parce qu'il se moquait d'eux en cueillant les fruits interdits d'un verger qu'ils traversaient.
— Ne mens pas, dit sa mère. Je te condamne à mentir. Tu mentiras toute ta vie.
Les femmes trompées de ta vie. Celle-là serait peut-être la première. Il suffisait de la remercier. Mais pourquoi ? Le cheminot avec son drapeau. Blanc. Blanc. Ti. Rer. C'était trop facile. Ne lui avait-il pas demandé d'aller fumer dans le couloir. Il avait toussé en même temps. Elle comprenait. Et elle avait fumé la première cigarette dans le couloir. Comme les volutes entraient dans le compartiment, il lui avait demandé de refermer la porte derrière elle. Et maintenant qu'il la désirait, il allait lui demander si elle se souvenait du cheminot, de la claire-voie et de son air de ne pas y toucher quand elle l'avertit que le train allait démarrer sans lui. La bruine en vadrouille sous la marquise avait bruissé son manteau. Le coup de vent avait soulevé des jupes. Il eut le temps de mémoriser ces jambes avant de descendre l'escalier du souterrain. Il retenait son chapeau. Il eut préféré un bonnet. Et un cache-nez de l'enfance. Pour en arracher le duvet du bout des lèvres. Le couloir était éclairé par une seule lampe. La lampe éclairait une affiche publicitaire. Il s'était arrêté pour tenter de la déchiffrer. Composition en triangle. La femme souriait. Un paysage promettait des voyages. Était-ce le prix, ces chiffres ? Il savait que c'était des chiffres. Il reconnut le symbole. Son père l'avait instruit sur le sujet des unités.
— On compte les pommes avec des pommes. Et les sous avec des sous. Il y a un sou indivisible. C'est l'unité. L'unité est divisible. Par cent. Un morceau de pomme est le résultat de la division de la pomme. Le trognon est un mot qui n'appartient pas au vocabulaire du commerce.
Il montrait ses dents et ce qui restait du trognon. Ce n'était plus un trognon. Le cartilage contient les pépins qui contiennent la possibilité d'une éternité qui contient l'infini qui contient la pensée qui contient l'être qui contient le désir. Cartilages du désir. À cette époque, il choisissait les mots plutôt que les personnages. Anecdotes circulaires à la place des lieux d'où il s'évadait. Poèmes nommés poésies. Entre la partition musicale et l'illustration. Et ainsi toutes les pages. Il semblait que ce fût un infini. Finir le livre et commencer le suivant. Aiguiser sa curiosité sur les trois plans de la page. Comme écolier, il était sérieux, imaginatif et volontaire. Posséder le livre, c'était en comprendre le triple saut. Le créer pouvait procurer du plaisir, il n'en doutait pas. Il en parla à son père. Le père jeta un œil sur le cahier qui reproduisait un nombre déjà incalculable de livres.
— Bien sûr, dit-il, il y a les livres. Ce sont des cages où on enferme les oiseaux. Les oiseaux des livres ne rencontrent jamais les oiseaux des musées. Les oiseaux de la mer ont un air de liberté qui ne se chante pas. Les oiseaux des arbres en sont les véritables fruits. Peindre l'oiseau, imiter l'oiseau, son chant, son vol, sa passion, lire dans les yeux des oiseaux ce qu'on ne lit plus dans le regard d'une femme, écrire avec la plume de l'oiseau en même temps que le poète qui imagine que c'est possible si on y met du sien, oiseau de l'air libre, de la répétition, du lever, de la nuit, l'oiseau de l'homme et celui de la femme d'où sort l'enfant de l'oiseau, le bonheur d'un coup d'aile, le bonheur avec elle, le nid, le nid tranquille du temps, ses brindilles de printemps, le duvet des recommencements, coups de bec dans la chair morte des insectes nourriciers, perles de cet aliment nécessaire...
Difficile de se souvenir maintenant de tout ce qui est passé par la tête de l'enfant qu'on a été. Attendre la mort ou rêver l'enfant.
Ma mère écoutait maintenant le personnage de ces confidences. Elle s'excusait en même temps. Dans son délire, il lui avait promis de lui donner le montant de la récompense. Puis il s'était souvenu qu'il ne possédait plus cet argent. Pouvait-elle le croire s'il lui mentait maintenant ? Il était à sa merci et elle n'en tirait aucun plaisir. Sinon, elle eût été plus loquace. Elle se contentait de reconnaître qu'elle avait agi comme une folle. Le revolver était dans le sac à main qu'elle tenait sur ses genoux. Parce qu'elle était assise. Et qu'elle lui parlait. Et qu'il pensait être mort. Il avait emporté l'argent en Italie et il l'avait dépensé. Il avait d'abord embelli le caveau familial. Puis restauré le toit de la maison familiale. Il avait récupéré un lopin qui avait appartenu à la famille. Il avait aidé à la reconstruction d'un pont qui enjambait une autre route et qui était nécessaire à la survie de ce qui restait de la famille. Il avait acheté un médaillon pour sa mère et des sucreries à une sœur qui souffrait de démence précoce. Son frère lui avait parlé d'une denture postiche en lui montrant les vestiges de sa dentition mais il n'en avait plus reparlé et il lui avait acheté la pipe dont il avait besoin pour meubler le néant de son existence. Il restait de l'argent pour le plaisir. Il le donna à une femme et il revint à Paris avec le sentiment d'avoir fait le tour de soi en propriétaire. C'était la fin de l'été. Il rouvrit l'atelier qui était une ancienne boulangerie. L'art a des refuges en voie de disparition. Il entra sans chercher à revoir ce qui ne pouvait pas avoir changé en si peu de temps et il monta dans cet appartement. Il n'avait rencontré personne. Ni dans la rue ni dans l'escalier qu'il partageait avec des voisins agacés par son silence. Quand il leur parlait, ce qui arrivait le moins souvent possible, il évitait de les regarder. Il ne regardait ni les yeux ni les vêtements. Il haïssait les personnages maintenant. Du trognon de pomme que commentait son père à l'atelier où raisonnait encore sa voix habituée au chant, le temps l'avait changé en statue et il reproduisait la statue et les avatars de la statue. Qu'en pensait-elle ?
Mais elle le suppliait maintenant de lui pardonner sa folie. Il se releva lentement. Son cœur battait la chamade. Il n'avait pas tout dit. Ou il n'avait rien dit et il n'avait pas pensé à tout. Il pouvait peut-être prendre le temps de la renseigner sur le personnage qu'il avait été avant d'entrer dans la peau d'une statue qu'elle avait eu l'intention de briser. Il lui proposa un verre. Elle ne buvait plus. Elle fumait. Pouvait-elle espérer qu'il lui pardonnât ce coup de folie ? Ce matin encore, elle était convaincue qu'elle irait au bout.
Le projet mûrissait depuis plusieurs jours. Mon père était en prison depuis plus longtemps. Ce n'était qu'une dette. Il la paierait. C'était dans sa nature. Dans les journaux, on l'avait surnommé « le loup noir ». Ces propos l'amusaient. Il s'en amusa dans la salle du tribunal. Il s'en amusait encore dans le parloir. Il n'avait pas su montrer le moindre signe d'affectation. Faut-il payer aussi pour cela ? Les gardiens de l'être social l'avaient un peu torturé et maintenant il se tenait tranquille.
— Je recommencerai, leur avait-il crié en désespoir de cause, je recommencerai parce que je ne veux pas vous ressembler !
Rebelle et beau parleur. Un autre orateur me traita de terrain propice à l'aventure du pire. Je pouvais comprendre. La douleur m'inspirait.
— Si tu as honte, m'avait dit ma mère en me préparant pour la première audition, tu n'es pas obligé de venir.
Mais l'assistante sociale n'était pas de cet avis.
— Vous n'avez pas une cravate, un nœud papillon, je ne sais pas, une lavallière ?
Il s'agissait de fermer le col de la chemise auquel il manquait le bouton.
— Il faut qu'il comprenne que son père a agi contre le bonheur et la tranquillité des autres !
Picasso n'était pas encore mort. Il avait le droit de se plaindre si on l'avait imité sans sa permission expresse. Mais Matisse ? Et Gauguin ? Et l'inimitable Rousseau ?
— Il ne raisonne plus, dit l'assistante sociale, c'est grave, grave, je vous le dis !
Ma mère me pinça. Picasso viendrait-il au procès pour donner son avis ?
— Picasso est un grand homme, dit l'assistante sociale.
— Et Matisse ?
Elle ne répondit pas. C'est la société qui payait le taxi. Donc un peu nous aussi. Même mon père avait sa part dans ce calcul. Il était solidaire de la condamnation qui menaçait la crédibilité de la paternité qu'il exerçait sur nous. L'assistante sociale en était en tout cas persuadée. Elle avait un rôle à jouer. Et nous étions parmi les spectateurs. Mon père était l'auteur contesté du drame. Il avait promis de défendre aussi cette seconde paternité. À l'audience, il montra le poing au président qui haussa les épaules. Les gendarmes n'avaient pas bougé. Mon père avait montré le poing parce qu'on me faisait entrer.
— A-t-il répondu à toutes les questions ? demanda le président.
Le rapporteur des services sociaux du département fit signe que oui. Le président haussa les épaules. Le rapporteur ne rapportait rien. Il ne s'était même pas levé.
— Je voulais le voir, expliquait le président à ses subalternes dont une femme qui clignait des yeux en me regardant.
Je devais peut-être me souvenir de l'avoir rencontrée. Le rapporteur me lança un regard furieux.
— Monte ! dit-il.
Je devais monter. On m'indiquait le chemin. L'huissier en habit noir me prit par la main.
— Sois gentil, veux-tu ? Et monte !
Le président agitait son index dans ma direction. C'est fou tout ce qu'on peut faire dire à un index. Celui-ci était grassouillet et jauni par le tabac. C'était un vieux président. De sa jeunesse, il avait conservé le nœud papillon mais il avait troqué la pipe pour le cigare. Il tachait sa soutane avec un vieux cognac. Il me demanda si je m'appelais comme je m'appelais. La question me surprit.
— Réponds ! fit l'huissier.
Me demandait-on si j'avais l'intention de cacher mon identité. Dans ce cas, elle était incertaine. Le président frappa du pied.
— Où est la mère ? dit-il. Et il ajouta sur un ton plus calculé : de cet enfant...
À une époque où je me sentais fier d'appartenir au sexe fort.
— Tu as du talent, me dit le président.
L'huissier descendit précipitamment. De là-haut, sa calvitie était affligeante. Il revenait avec un chevalet qu'il prit le temps d'installer devant le promontoire de la présidence de la justice des hommes qui veulent vivre en paix pour s'occuper à réduire la plaie que le malheur des autres ne cicatrise pas, au contraire ! L'huissier tournait les vis papillon. Pendant la répétition, le chevalet s'était aplati lamentablement. On lui avait montré les papillons des vis et on lui avait tout dit du sens des aiguilles d'une montre. Un gendarme amena le tableau. C'était un Matisse. Des huîtres. Une nappe qu'on a connue. La perspective s'inversait. Un triangle bleu formait un angle du tableau, les autres angles n'existaient plus. Le chemin était clair. On s'extasiait.
— L'art moderne paraît tellement inimitable, dit le président, ô la reproduction fidèle de toutes ces taches !
J'aurais peut-être mieux fait de m'en tenir aux réalités classiques, comme un athlète. Mais l'emblème était-il au-dessus de mes forces ? Les huîtres avaient l'air d'être des huîtres.
— Tristan Tzara disait que l'art, c'est l'art des artistes.
— Mais ça ne veut rien dire ! fit le président.
Son index montrait le bas de l'estrade. Je redescendis l'escalier. On me cueillit parce que je m'étais mis à voler. Mon père avait lancé un cri de guerre.
— Voler Matisse, ce n'est pas voler, quoi qu'en pense Matisse !
Picasso était-il dans la salle ? Picasso se fichait des voleurs. Il ne craignait que les assassins. Franco était un assassin. Mais condamne-t-on ce que l'Amérique protège ? Le président était rouge. Comme il ne disait rien, les gendarmes ne bougeaient pas. Au doigt et à l'œil, les gendarmes ! Ils attendaient peut-être qu'on leur fît signe que le moment était venu de s'exprimer à la place de ce que le président représentait pour le bien de tous, surtout pour le bien de ceux qui ont mal et qui par conséquent ont tendance à le faire, ce qui ne se fait pas.
— Écoutez, dit enfin le président, je n'ai pas l'intention de vous foutre à la porte de ce tribunal. Quand vous aurez fini...
Mon père montra les dents blanches de son noir visage.
— Mais j'ai fini, dit-il, d'ailleurs je n'ai pas commencé.
Dans le fond de la salle, ma mère pleurait. La chasseuse qui m'avait pris dans ses filets me caressa la joue. Elle caressait l'artiste. Les huîtres nous regardaient. Je me souvenais de les avoir peintes.
— Tu étais seul ? me demanda le président.
Il était en haut.
— Descendez, disait mon père, et collez votre nez sur cette surface.
Les huîtres de Matisse ! Le nez du président ! Les mains de la chasseuse ! Le noir de mon père. J'avais perdu de vue ma mère. Elle m'avait promis ce soutien, mais elle s'était réfugiée dans l'ombre et personne ne lui demandait d'en sortir pour s'expliquer.
— Les enfants, c'est les enfants des femmes, non ? Les femmes, c'est les femmes des hommes. Les hommes, c'est les hommes du destin. Qu'est-ce qui se joue ici ? disait l'avocat en grandes manches.
— Ah ! les avocats et leurs manches ! Les juges et leurs toques (ou leurs perruques) ! Les curés ! les professeurs ! les flics ! Et nous ? s'écria mon père.
De qui parlait-il ? Ou plutôt qui évoquait-il maintenant qu'on lui donnait la parole ? Nous. Et eux. Moi et lui. Elle et moi. Quelle vie ! Entre le plaisir et la tribune. Entre la raison qu'on veut avoir et le vice dont on veut nous débarrasser pour avoir raison. J'ai tourné de l'œil en plein spectacle de mon génie. La chasseresse me soutenait. Je m'enfonçais dans ses coussins. Sa mollesse pour point d'appui. Le cri du président le dégageait de toute responsabilité. Mon père n'avait peut-être plus rien à dire. On souleva mes jambes. L'haleine de la chasseresse m'étourdissait encore. Nous passâmes devant les huîtres. L'huissier tenait le chevalet par la queue. Il était essoufflé. En haut, le président se penchait. Il conseillait la douceur, la lenteur, la légèreté, la prudence quoi ! Des sels ! Et qu'on en finisse ! Ma mère eut le temps de déposer un baiser sur mon front humide. Je me trahissais, elle s'en rendait compte. J'entrai dans la voiture. La chasseresse me poussait. Elle montrait ses jambes. La voiture démarra. Où allions-nous ? Ma mère crut s'effondrer sur les marches du palais. Lucile ne lui était d'aucun secours. Elle pressait sa mère de faire le tour du palais sinon elle n'aurait pas le temps d'adresser un salut lointain à mon père qui en sortait entre deux pandores. Lucile avait descendu les marches. Elle était dans la cour, entre les voitures qu'elle reluquait en virevoltant sans pudeur.
— C'est à vous ce carrosse ?
Il rutilait. Elle ne pensait plus à notre père parce que l'homme enfilait ses gants. Mains d'hommes, gants de femmes, cuir de bêtes. L'homme sourit. Il avait attaqué mon père. Elle aurait dû le haïr. Elle voulait en conserver un souvenir. Cette propreté. Cette science. Il paraissait indestructible et il l'était sans doute. Fils de famille. Ces mots la faisaient rêver. Reproduire ce qui n'est qu'un reflet. Reflet d'un reflet dans le reflet d'une réalité réduite à une idée de la réalité.
— Voulez-vous bien vous tenir à l'écart ? dit l'homme.
Il referma la portière. Où allait-il ? Ma mère revenait à elle. Elle trottinait vers la sortie. Elle arriverait trop tard. Lucile la suivit tandis que le carrosse rasait les murs. L'homme avait chaussé des lunettes de soleil. Elle avait eu le temps de se voir dans ces miroirs. La regardait-il ? Le fourgon passa devant le palais. Mon père était derrière la grille. Comme un Klee effroyable. Il avait été durement condamné mais il lui avait promis d'être sage. Ses pitreries lui avaient coûté cher. Et maintenant il pensait s'humilier. Il le lui avait dit. Elle le lui avait peut-être demandé. Il promettait de la comprendre si elle lui faisait grâce des reproches qu'elle était en droit d'utiliser contre lui. Elle se taisait en effet.
Lucile jubilait. Elle m'écrivait pour me tenir au courant du temps qui passait sans moi. Où étais-je ? Constance m'avait-elle oublié ? répondais-je obstinément à cette question qui n'avait de sens que dans la tête de ma sœur. Oui, où ? la porte de sa chambre demeurait ouverte. Elle se promenait nue dans le jardin. Elle lisait Sorel. Pensait à moi. Ne savait rien de Constance. Écrivait ce qui lui passait par la tête. Ne construisait plus. S'abandonnait à des contemplations glissantes. Son corps par exemple. La page de Francion. Le temps dehors. Ces gouttes d'or du prisonnier dans un autre livre. L'aventure de l'esprit. Les mots qui changent. Les langues qui meurent. L'être en proie à son image. Elle ne tarissait pas. Mais n'était-ce pas justement l'image qu'elle voulait me donner d'elle-même ? J'étais ivre d'elle. Et malade. Mais on me laissait peu de temps pour céder à cette angoisse.
L'établissement s'élevait en marge de la ville. De rurales demeures le jouxtaient presque. Sa clôture serpentait sur la ligne d'un rectangle soulevé en son milieu par la colline qui lui donne son nom : Bois-Gentil. Ses toitures se voient de loin. Ses arbres bouchent un horizon de coteaux où les bois descendent en pointe. Un château périclite doucement depuis des siècles. Le périmètre de son église est jalonné par des châtaigniers en fleurs. Douceur champêtre. Roman des bergers et des bergères traversé par le voyageur, son rêve et sa raison. Je haïssais les regards. Ma mère m'avait recommandé l'obéissance. Mes soumissions ne trompaient personne.
J'avais le droit de dessiner. On m'encourageait même à imiter la nature de la terre. Roches cristallines où poussent des feuilles d'herbe encore lisibles. Je les lisais. L'air me paraissait simplement nécessaire. Alimenter le feu de ces molécules. Pauvres visions. Chiffres faux. Un. Deux. Trois. Et quatre. Dix. Cent. Tout s'explique. Les voyages comme les cités et leurs zones. Les mentors comme les sinons. Voler n'est pas jouer. Picasso est Picasso. Matisse n'est pas Gauguin. Un tel est un peintre, un artiste. Bornes de la vie dans l'histoire. Les lettres de mon père auraient pu me fortifier comme le château que je voulais être. Sur le pont d'un bateau bien sûr. Mais elles n'arrivaient pas. Elles existent encore peut-être dans le fond d'un classeur avec d'autres archives qui pourraient bien constituer à elles seules le roman futur. J'ai souvent imaginé ce retour, cette quête, le portail entrouvert pour me laisser le passage, l'escalier qu'on me demande de reconnaître, le bureau, sa demi-lumière, ses ombres impénétrables, ses objets d'or, le linteau porteur du savoir psychologique, l'armoire à pharmacie, la table d'hôte, basse et porteuse d'un cendrier d'onyx. Et puis ma voix d'enfant atrophié, de tumeur réduite, de sclérose menaçante, de pore infecté, de prépuce irrité. Ma voix qui explique les faits. La voix de mon rêve et ma langue de pieds sur terre. La fable et la chronique. La confusion des genres. La nécessité d'une idée. Le silence de l'autre. Mon image. Ma profondeur. On regrettait pour moi. Je mangeais à leur place. Triste convivialité du délinquant et de l'éducateur. L'un sans le savoir de l'autre, et celui-ci plus expérimenté, peut-être même seul possesseur de l'expérience interdite. Mais il n'y avait pas de juge entre nous, m'assurait-on. Je levais la tête pour regarder le plafond. Beaux plafonds de la bourgeoisie en charge du destin de l'homme. On y suspend les lustres des anciens régimes. Ils éclairent encore. Comment se révolter sans paraître ridicule maintenant ? Ridicule de la folie et du crime. Médicaliser. Criminaliser. Détruire sinon. Saint-Travail et Sainte-Paix. Nous ne rêvons pas. Le Pape délire avec le Tiers-Monde. Les Artistes avec la consommation de luxe. L'ouvrier et le fonctionnaire se font élire présidents de la République. Ou présidents de la Démocratie. Voler Picasso est un des plus grands crimes qui soient. On ne vole pas la folie de Van Gogh. Ni les couleurs de Matisse.
Je parlais de mon père parce qu'on me le demandait. La voix était tranquille. Sur la table d'hôte, un mégot fumait et je mettais mes doigts dans une bonbonnière. Papiers d'argent et cendre du cendrier. Je demandais (c'était une question) si je pouvais peindre ce qui me passait par la tête. Picasso est un maître. Matisse une maîtresse. Van Gogh un amour platonique. Gauguin était peut-être pédé. Hein ? Et les femmes peintres ? Les femmes peintres peintes avec la peinture des peintres qu'il faut aimer à la mesure de leur ambition. Tu n'es pas fou. Tu en sais trop. Il faut crever l'abcès. Je craignais les bains forcés dans l'eau glacée d'une baignoire, les chocs électriques de la machine à explorer les zones cérébrales en attendant Godot, l'isolement noir de la pyramide à éterniser la douleur, les goutte-à-goutte aux robinets inaccessibles, les poids posés sur les livres pour contraindre à l'exercice physique avant la lecture dirigée de l'échelle sociale, les mesures des possibilités intellectuelles, des capacités physiques, des performances amoureuses, du temps qui reste à vivre, de la mémoire proustienne décrétée patrimoine de l'humanité, et on me rassurait avec les sucreries de l'enfance malheureuse par la faute des parents. Je suçais la sucette. Je pensais la pensée. Il faut vivre la vie. Les autres, c'est les autres. Moi, c'est toi. Les pigeons qui nichaient dans les combles au-dessus de ma chambre se chamaillaient toute la nuit. Je rédigeais des pétitions pour ne pas crever le plafond. J'écrivais sur les portes de l'armoire. Le lavabo témoignait de ma douleur. Je saignais jusqu'au matin. Et j'avoue que c'était merveilleux, cette lumière qui revenait, porteuse du sommeil qui avait voyagé contre mon gré avec la nuit décrocheuse des lampes de l'amour.
On m'enseigna les vertus du réveille-matin. Je cassai plusieurs fois le ressort. Puis un matin, la sonnerie me réveilla. Belle éducation ! Je venais de perdre la source de mon émerveillement. Cherche ailleurs. Cherche ce qui est normal. Prends exemple sur les bourgeois. Ils vivent et ils meurent comme des hommes. Ils sont rarement malades. Ils sont utiles. Lis leur histoire. Elle parle pour eux. Penche ta molle cervelle sur ces livres. D'Homère à Ulysse. Et jusqu'à nous. Ici même. Avec nous. Picasso assis par terre, en maillot de bain, mâchonnant le crayon de son inspiration en attendant de s'en servir. Matisse en chaise à porteurs qui griffonne des femmes nues sur la tapisserie des couloirs. Gauguin en goguette. Van Gogh alarmé par le passage des oiseaux de mauvais augure. Avec nous. Et pour nous pourquoi pas. Partage ! Sois vrai ! Sors de toi-même pour nous ressembler ! Ton organe, c'est l'œil. Ta science, c'est l'optique. Ta religion la réalité. Ce qui te manque, nous le possédons. L'œil, la science de l'œil, la religion de la rétine. Ouvre enfin le livre de ta destinée. Mais je mangeais peu. Mes repas commençaient goulûment. J'obstruais le passage. Et je vomissais. Ma mère s'alarma. Elle demanda si j'étais vraiment aussi maigre qu'elle me voyait.
— Il ne mange pas, lui dit-on.
Elle m'apportait des sucreries. Coliques sucrées des jours de visite ! Je m'y abandonnais en pensant ne pas survivre à ces anéantissements intestinaux. Et les locaux empestaient parce que j'avais jeté les papiers enveloppeurs de sucreries dans le trou des cabinets. Recommencer ce qu'il n'est pas interdit de recommencer mais qu'on recommande de ne pas recommencer si l'on souhaite recommencer ce qui est normal de recommencer parce qu'on a le désir de se renouveler. Picasso me torchait le cul en me demandant si je trouvais normal qu'un milliardaire capable d'inspirer le crime prît le risque de se faire surprendre en train de torcher le cul d'un apprenti sorcier qui promettait plus de crimes que de vertus artistiques. Matisse, serein comme la belle étoile du midi de ses femmes, décorait la muraille carrelée de blanc. Je chiais dans la conque des mains de Van Gogh. Rire aux éclats de Gauguin. Son génie est au-dessus de toutes les critiques.
— Gauguin ? dit mon professeur.
Je ne lui avais jamais parlé de Gauguin. Il avait vu des reproductions photographiques de mes imitations. Il pouvait m'en dire ce qu'il en pensait maintenant. Il m'enviait. Il m'avouait que son désir le plus urgent était de m'anéantir pour pouvoir penser à autre chose.
— Mais le crime ne paie pas, me dit-il.
La leçon pouvait commencer. J'étais assis sur ses genoux et il caressait les miens.
— L'anatomie est la seule science qui vaille la peine d'être tentée, m'expliquait-il.
Moi je croyais que l'anatomie était un cadavre nu sur la table de dissection. Picasso les peignait debout et en maillot de bain au bord de l'eau de mer. Matisse leur redonnait vie. Van Gogh ne les peignait pas. Et Gauguin les enterrait.
Nous fîmes une promenade dans le bois adjacent. Nous nous donnions la main pour nous enchaîner. La file comptait une douzaine de reclus. Le professeur jacassait devant nous. Il parlait aux oiseaux. Il connaissait une clairière à la rose. Il nous y conduirait, nommant les arbres savamment. Le ciel avait disparu. Il se retournait de temps en temps pour avoir mon opinion au sujet d'une couleur. Les mots font le tour de la nature. La peinture crée l'infini.
— C'est mieux, en effet, dit-il aux autres.
Le chemin se rétrécissait. Autrefois, le héros s'ennoblissait. Y avait-il d'autres raisons de vivre, d'autres désirs à avouer à n'importe quelle dame pourvu qu'elle soit belle et sans mercy ? Aujourd'hui, les personnages s'avilissent dans le décor de notre aventure quotidienne de chaque côté de l'écran de télévision. Le verre n'a pas changé les miroirs. Il suffisait de l'étamer. Et de continuer d'en explorer les jeux dont les neuf dixièmes de l'humanité n'avait aucune idée parce que les miroirs se brisaient maintenant. Aujourd'hui tout le monde sait qu'on ne joue plus. On regarde la télé, la même télé. La question n'est pas tant de savoir qui se l'approprie que de mesurer l'influence qu'on exerce sur elle.
— Regardez la mousse ! dit le professeur. Elle indique le Nord.
Il bifurqua à angle droit sur la gauche. La clairière était dans cette direction.
— Cherchons les synonymes, dit-il.
La lumière baissait. Nous étions au cinéma. J'étais le dernier de la chaîne et je semais les petits cailloux. Les oiseaux eussent mangé les miettes de mon pain, je le savais. Et le temps ? Je tenais le compte des battements de mon cœur, ce qui me rendait impropre à la conversation. Le professeur finit par pousser un cri de joie.
— La clairière ! Sa rose ! La fin du roman ! Le début d'un autre ! Lâchez-vous ! dit-il. Égaillez-vous sans franchir la limite circulaire de cet éblouissement.
Il se rapprochait de moi tout en parlant.
— Mon amour ! me dit-il. C'est à peine si j'ose l'arracher à la terre, cette rose. Pourquoi ? fit-il, pointant un doigt tremblant sur le bout de mon nez.
— Mille sept cent soixante six... dis-je... parce que la dernière page... mille sept cent soixante-douze... est la dernière !
Il me souleva dans l'air ensoleillé.
— Oui ! criait-il. Oui !
Nous virevoltions.
— Et ?
— Et... mille sept cent quatre-vingt-dix !
— Nous finissons ! Nous ne sommes presque plus ! La vérité et le bonheur se touchent à la place de nos corps complémentaires !
Il me remit sur mes pieds.
— Va-t’en jouer avec les autres ! N'y pense plus ! Nous ramènerons des bouquets de racines crottées. Grattez cette terre ingrate et fertile !
Il leva en l'air un doigt obstiné.
— La leçon se terminera quand je le dirai !
Nous baissâmes nos têtes. Deux ou trois couraient encore. Sinon nous étions assis dans l'herbe. Les clapotements d'un ruisseau nous tenaient éveillés.
— À quoi veux-tu penser ? me dit mon compagnon de jeu éducatif.
— Je ne sais pas, dis-je. Et toi ?
— Je ne sais pas non plus. Pensons à nous. Qu'en dis-tu ?
— Dire ce que je pense parce que tu existes ?
Je sortis de ma poche la feuille de papier et je la dépliai dans l'herbe. Il avait amené le crayon. Il écrirait.
— Qu'est-ce que tu penses de nous ? lui demandai-je.
Il me regarda tristement.
— Toi et moi ? dit-il.
Il m'agaçait ou j'avais pitié de lui.
— C'est qui nous alors ? fis-je. Tu pensais à quoi en parlant de nous ? Vous ? Moi et eux ? Et toi ? Écris ce qui te chante !
Je me mis à gratter la terre avec les ongles. Lombric tortilleur de géométrie, il n'y a personne à cheval sur sa selle d'œuf. Mon ami était écœuré par cette viande. Le professeur nous observait. De loin, il nous félicita d'avoir choisi un sujet à la hauteur de ses espérances. Mon ami sortit le bocal de sa besace.
— En voilà un, dit-il sans empressement.
Il y avait une feuille de chicorée dans le fond du bocal. Le ver se mit aussitôt à l'œuvre de sa faim inachevable.
— Il est heureux, fit mon ami.
Nous ne le sommes pas. Nous capturons des vers heureux dans le cadre de l'effort pédagogique qu'on exerce sur nous pour en expérimenter les effets et les traces.
— Un autre, dis-je.
Je suivais une galerie. Mon ami haïssait les taupes. Il avait peur de cette morsure. Je renouai la cravate autour de son cou. Il y avait un peu de terre sur sa lèvre à cause de la peur.
— Monsieur ! s'écria-t-il, une taupe !
Le professeur arrivait en sautillant dans les herbes hautes.
— Une taupe ou une couleuvre oui !
Mon ami ne respirait plus. Le professeur était à genoux, le visage à ras de terre.
— Qu'est-ce que tu écris ? demandai-je à mon ami.
— Ce que je pense de toi.
Le professeur se redressa. La leçon pouvait commencer autour de l'entrée de la galerie. Il ajusta notre circularité à coups de pied. Il aimait cette perfection en tout.
— Que ceux qui ont herborisé lèvent le doigt !
La moitié du groupe pensait avoir plutôt herborisé.
— Et vous bien sûr, glandin, vous fleurissez !
Il fallait rire sous peine d'être taxé de mollasson. Nous étions dans le groupe des anatomistes. Mon ami m'avouait être sur le point de vomir. Le ver semblait dormir. Il faudrait extraire cette herbe en merde avant d'arranger les organes sur le plan qu'il s'agirait alors de commenter.
— Picasso ! demanda le professeur.
Je ne répondis pas. Je ne répondais jamais à ces provocations.
— Matisse ? Raphaël ? Bob ?
Les autres riaient. Mon ami avait mal au ventre.
— Après tout, dit-il, les vaches sont des espèces de gros vers.
— Affinez votre pensée avant de l'exprimer ! fit le professeur en tirant l'oreille de mon ami. Une vache ne PEUT pas être un ver. Ne pas confondre le nom propre et le nom de famille. Ne pas mélanger les noms de pays et les noms de peuples. Avez-vous oublié la leçon ? La première leçon ? La leçon primordiale ?
Son doigt me désignait de nouveau.
— Non, dis-je.
Le ver était peut-être mort. Il n'y avait pas de chicorée dans la nature. C'était en tout cas ce que pensait mon ami. Il s'exprimait clairement parce qu'il était pressé de rentrer.
— Vous n'avez pas répondu à ma question, dit le professeur.
— Mais, dit mon ami, vous ne me l'avez pas posé à MOI ?
Il me montrait du doigt.
— Le ver n'est pas mort, dis-je.
— C'est un verre, dit quelqu'un pour me sauver.
Le professeur gratta une de ses taches de rousseur.
— Répondez ! dit-il.
Mon ami crut répondre en avouant que la question lui échappait.
— Échappez-vous avec elle ! hurla le professeur qui ne badinait plus.
Nous regardâmes mon ami entrer dans le bois. Il s'arrêta à l'orée pour demander si c'était le chemin. Le professeur lui fit signe de continuer mais mon ami ne bougeait plus. Il ne reconnaissait pas les traces sur le chemin. Ce n'était pas des traces humaines mais le chemin était un chemin, que demandait-il de plus ? Nous le vîmes disparaître. Le bois se referma.
— Tous les chemins mènent à Rome, dit le professeur. Qui veut aller à Rome me suive !
Nous refermâmes la chaîne avant de nous remettre en route. Cette fois, j'étais le premier car nous n'avions pas exploré le périmètre de la clairière. Nous reculions. Le bocal était dans ma poche. Le ver ne devait pas mourir. C'était un sujet d'expérience et je n'avais pas le droit de le sacrifier. Je suivais le professeur en répondant strictement à ses questions. Nous ne nous étions pas rebellés. Cela nous arrivait depuis des mois maintenant et je dois avouer que je me sentais presque tranquille. On me demanderait un jour de parler de cette tranquillité. N'était-ce pas ce que j'étais venu chercher ici ? On m'avait un peu poussé. Je m'étais même révolté. Mais j'ai vite eu le sentiment qu'on me respectait et surtout que je n'étais pas en train de perdre mon temps. Nous ne revîmes jamais mon ami. Il avait disparu dans le bois. Il avait peut-être rencontré une nature plus forte que la sienne. Ce n'était pas difficile. Ses fautes étaient à la hauteur de sa faiblesse. C'était de toutes petites fautes et je pensais qu'on avait bien eu raison de le faire mourir à petit feu. Les grands feux n'embrasent que les grandes révoltes. Ils éclairent, tandis que les cendres de mon ami nourrissent les mycéliums de nos promenades éducatives. Et puis c'est le sort des amis. J'eus soin de ne plus m'en faire de nouveau. D'autres disparaissaient dans le bois, mais je ne les aimais pas. Et on me laissait tranquille, peut-être parce que j'étais destiné à devenir le plus vieux locataire du Bois-Gentil. Ah ! pas facile de trouver le juste milieu entre la nécessité de la satisfaction des désirs et l'inévitable obéissance aux ordres venus d'en haut, qu'il vaut mieux confondre avec la folie du pouvoir. L'image du monde me sautait aux yeux et devant cette évidence je m'agenouillais pour me demander de ne pas me juger trop sévèrement. Je me bannissais tous les jours mais la nuit me ramenait sur le perron de la vie en commun. Partager est la première idée qui vient à l'esprit. Voler sans être pris inaugure la rhéologie du vécu. Et finalement on est pris : à voler, à ne pas voler, à voler discrètement, ou légalement, ou trop ou pas assez. La prison est plus ou moins favorable au bonheur. Qu'on le veuille ou non, c'est plus agréable de crever d'une maladie incurable et douloureuse si l'on a les moyens de la médecine, tout ça parce que l'espoir tient à un fil et que le fil est conducteur ou tristement isolant. Mes doigts touillaient l'assemblage de mes larmes et de ma crasse.
— Si tu es une image, sois sage, me conseillait-on. Sinon, tais-toi et ne pense plus.
Lucile me conseillait la dissimulation dans des lettres finement codées. Ces déchiffrages m'occupaient dans les moments d'abandon qui font partie de la cure. Et qui observait-on alors ? Un enfant tranquille, un peu baveur, tortilleur du lobe de l'oreille et tirailleur des cils de ses yeux, manies héritées des autres, revues et corrigées par la seule ambition de ne pas s'ennuyer quand il n'y a plus rien à faire pour paraître. Il lisait des lettres de trois ou quatre pages. On lui laissait le temps de les achever avant de le remettre sur le chemin de l'école nationale, lui qui par sa faute n'était plus celui de l'école communale où il avait fait ses armes. Il cornait les pages mais il les décornait. Il était peut-être conscient que le temps qu'on lui accordait dépendait de celui qu'il prenait, mais peu importait s'il trichait, il ne trompait personne. Il serait tellement surpris de l'apprendre. Il ouvrirait des yeux exemplaires. Il ne dirait rien. Il recevrait le châtiment sans se plaindre. Le calme revenu, il semblerait avoir oublié la douleur aiguë. Il lutterait maintenant contre son épanchement mais sans rien laisser paraître. Il retournerait avec les autres. Une larme prisonnière de la paupière trahirait sa souffrance physique, preuve de sa résistance, de sa capacité de silence, de la profondeur de son désir de changer avec le monde qui le recrée parce qu'il a de la chance. C'est la pénultième. Ou la dernière. Tout dépend de lui. Il faut qu'il sache que la dernière chance est une expérience atroce. Peu de condamnés de la dernière chance en reviennent pour revivre le bonheur perdu. C'est l'enfer. Le feu cherche la cendre. Il raréfie l'air qu'on respire. Mais c'est encore une chance, une goutte d'air, un atome d'apparence, porte étroite du retour à de meilleurs sentiments. Pas facile d'y condamner le cœur en rébellion. Revivre, ce serait se réduire à presque rien et ce rien aurait une influence bénéfique sur la mémoire mise au service de l'éducation et de l'édification des autres, quand c'est au bien qu'elle doit son existence et sa substance.
Je frémissais en entendant ces leçons. J'entrais tous les jours dans la peau du petit personnage que je reproduisais mieux que les autres, au moins sur le papier. Il traversait notre unique manuel en voyageur de l'infortune et figurait sur les affiches en sédentaire ruiné. Il s'appelait Bortek et portait une couronne de clous dont les têtes révélaient les titres génériques de notre éducation à refaire. Les couronnes d'or et de pierreries ont des reflets de couronnes d'épines ou de fil de fer barbelé. La couronne de Bortek était celle de notre tristesse. Le professeur machin l'élevait au-dessus de nos têtes en psalmodiant : un don à la fois et bing ! le don s'enfonçait dans la matière multicolore de nos cerveaux en vadrouille au pays des contes à dormir debout. Passage des Tristes dans la Cité des Hommes créée par Dieu. Dieu des Royaumes et des Républiques. Dieu des Déserts et des Dictatures. Dieu avec ou sans Dieu, avec ou sans mort de Dieu, Dieu qui existe à la place de l'existence, Dieu fin joueur de la Vie. Le professeur machinchouette montrait une coupe du cerveau de Bortek faux roi. Sa badine suivait les arborescences de la biologie porteuse des fruits qui nous empoisonnent.
— Croyez au peuple, à la nation, au commerce, à la technologie, croyez à tout, partez sur les chemins, je suis partout ! Ne pas lever le doigt pour montrer le corps de la femme si l'on est sur le point d'être un homme, et vice et versa. Lever le doigt pour lever le doigt. Et attendre qu'on vous demande qui vous êtes. Votre sœur écrit bien, dit le professeur untel, elle écrit bien ce qu'elle écrit, elle écrit comme une écrivaine, c'est évident !
Tout le temps que je passais à décoder ses intentions, il pensait que je le passais à l'aimer parce qu'elle m'écrivait.
— Vous avez le temps, me disait-on doucement, nous ne sommes pas pressés, lisez la lettre de votre sœur, à haute voix bien sûr, puisque c'est la règle.
Ma voix raisonnait dans la cellule. La porte restait entrouverte et je pouvais voir le profil de ceux qui attendaient que j'en eusse fini pour eux-mêmes se soumettre à cet exercice du récit. Ils écoutaient peut-être. J'écoutais bien, moi, si j'étais en attente. Quelquefois, leurs yeux semblaient avoir réussi à déchiffrer ce qui était écrit sous les coups de crayon de la censure et le corps se mettait à résister à la tentation d'exprimer cette victoire. Un seul cri nous eût révélé toutes les vérités à la fois. Dans le couloir de l'attente, entre la porte d'entrée et la porte de sortie, et plus exactement entre la fenêtre, qui donnait sur le patio ombré d'arbres et rafraîchi par un jet d'eau en fleur, et la porte de la cellule de lecture que le pied du professeur dimanche maintenait presque ouverte parce que le micro pendu au plafond ne fonctionnait plus et qu'il était chargé d'enregistrer les phénomènes de surface qui faussaient, à l'avantage de sa pédagogie, les ressemblances dont il nous arrivait de nous croire les maîtres. Il ne savait peut-être rien des imperfections de la censure.
— Maman est morte, me dit un jour un faux ami qui sortait de la cellule où il avait failli pleurer et il ajouta tristement : ils ne veulent pas que je le sache.
Il ne se confiait pas. Il ne demandait pas pourquoi. Il trahissait son chagrin pour ne pas se trahir. Le censeur visait peut-être ce désarroi. Il connaissait peut-être les clés de Lucile. Ou il aimait en secret ces injures. L'arrivée des lettres était une joie. Je craignais seulement les transparences de la censure. Les noirs coups d'encre ou leur absence inexplicable. Le temps nécessaire au déchiffrement. Le travail de mes apparences. L'impatience des autres. Les fausses confidences. L'amitié en déclin. L'effort intellectuel exigé par les leçons qui s'accumulaient sans révéler la finalité de cette éducation qui laisserait des traces. Le roman n'est-il pas le lieu de ces énumérations. Encore faudrait-il se soumettre à la discipline d'un classement plus ou moins dramatique. Réinventer le personnage. Sa découverte m'avait pétrifié. Était-ce moi, ce revenant ? Être de mémoire et de projet. Dont le seul présent est de créer. Au lieu de n'être pas. Et d'exister avec les moyens de l'existence. Je me souviens d'avoir exhibé le portrait de Lucile sur le chevet de mon lit. Je révélais ma passion. On finirait bien par me demander qui elle était relativement au désir. Dire qu'elle était ma sœur révélait aussi mon sens de la propriété. Au dos de la photographie, elle expliquait comment elle s'y était prise pour se portraiturer mais elle ne disait pas ce que je devais en conclure.
Cette fois, la nouvelle n'était pas codée. Elle s'exprimait froidement tout en regrettant que le règlement intérieur ne me permît pas l'usage d'un appareil de prise de vue. On lui avait interdit les visites. L'information n'était pas censurée. Elle m'avait valu une sueur froide. Il m'était impossible de ne pas en donner la lecture. Je supposais que le professeur m'attendait au tournant de cette révélation. Mon silence lui procurait une joie facile et il finit par me demander de lire ce que mon cerveau n'arrivait pas à déchiffrer. Je lus la phrase d'un trait. Mon intention était de glisser sur la suivante mais le professeur leva sa baguette. Il prenait un malin plaisir à orchestrer notre déroute. Il s'adressa aux autres pour leur confirmer qu'ils ne verraient jamais la maîtresse du visage qui figurait au recto de ma lettre et je la verticalisais à sa demande.
— Est-ce si difficile de s'avouer vaincu, Pablo ?
Le cri n'était pas loin mais je m'étais promis de n'en faire usage qu'en cas de douleur physique raisonnablement insupportable. Je commençais sans permission la phrase suivante. La badine effleura ma joue.
— Les techniques photographiques ne nous intéressent pas, dit le professeur mentor. Parlez-nous de cette sœur. Montrez-la.
— Regardez !
Son sourire leur était peut-être adressé. Et ce regard qui le déshabillait. Elle exigeait la nudité. C'était la condition. Elle avait risqué la censure en trahissant un des secrets de l'administration de mon cas. Ne plus la revoir avant longtemps. Ne pas bénéficier de sa présence parce que je suis prisonnier des autres. Je pouvais désespérer. Il n'y avait pas de monnaie d'échange.
— Nous ne sommes pas des maîtres chanteurs, dit le professeur personne.
Et personne ne dit le contraire. Je sortis de la cellule un peu humilié mais je n'avais pas crié. Je n'avais pas encore crié. Le cri porterait des mots parfaitement reconnaissables ou je n'aurais pas cette force et je penserais me révolter avec la seule matière d'une voyelle qui ne serait pas un u.
— Ah ! fit le professeur pour illustrer son explication.
— Oh ? Hi ! Hi ! Hi ! Heu...
— Pablo, mon ami, criez donc le, ce u qui vous persécute. Par jeu, comme preuve de bonne volonté, parce que vous voulez mériter de la patrie, allons, Hue !
Je me souviens de l'histoire du chat. Il était arrivé par la fenêtre de la chambre où je dormais. Le jour se levait à peine. Nous n'avions pas descendu le rideau. Les vitres étaient gelées. Le chat avait laissé la trace de ses griffes dans le givre. Ce ne pouvait être qu'un chat. Si c'était le cas, nous l'avions vu la veille dans l'après-midi, rôder derrière la haie d'églantiers, montrant ses dents parce qu'il miaulait. Cette faim était le sujet de notre conversation. Un boulimique commentait nos rires. Un autre ne voyait aucun rapport entre son désir de suicide et la faim dont il était question. Le chat arrondissait son dos pour atteindre les premières branches. Nous n'avions rien dans les poches, sinon nos mouchoirs et peut-être de quoi écrire. Nous avions avalé nos pâtes de fruits une heure plus tôt. Il était donc cinq heures. Le temps était maussade, le ciel gris et la surface de la terre semblait poussiéreuse, la lumière s'irisait dans le crachin, une auréole de vapeur flottait au-dessus du bassin, l'eau chaude suivait la rigole d'un bestiaire avant de s'égoutter dans le bassin. Le chat y avait-il trempé sa patte ? La patte du chat avait-elle tenté cette aventure. Nous nous étions approchés du bassin pour en observer le fond. On ne voyait pas les poissons rouges parce qu'ils se cachaient sous les pierres. Nous fouillâmes les algues avec un bâton. Le chat nous regardait-il ? Nous l'avions perdu de vue mais le buisson trahissait (peut-être) sa présence. Une heure plus tard, à la tombée du jour, nous l'avions oublié. Entre-temps nous avions admiré le corps cuirassé d'un insecte, une colombe nous avait lancé un regard qui était une invite et le ciel nous avait révélé sa première étoile. Le sujet était tout cuit : le nom de l'étoile, mais avions-nous vraiment le choix ? On nous surprit en plein effort d'imagination. La mienne s'arc-boutait facilement pour extraire de mon cerveau les noms composés du mélange de deux couleurs pures.
— Vernis ou blanc ?
J'ouvrais des yeux bouffons.
— Transparence ou miroir ?
Le chat était assis au pied d'un des piliers de la balustrade et il nous regardait manger. Le réfectoire sentait l'oignon et le vin blanc. On y mangeait en silence.
— Vous souvenez-vous de cette nourriture ?
Mais personne ne s'est levé. Le chat était immobile. Derrière lui, les hortensias bougeaient. Le vent amènerait la neige. Je redoutais ces matins qu'il faut traverser pour ressembler à tout le monde et en effet on se ressemble comme les gouttes de l'eau qu'on nous donne à boire pour renouveler les clichés de notre mémoire blessée. Était-ce le chat, ces griffures ? Nous étions descendus pour répondre à l'appel. Le rassemblement avait lieu sous le couvert. Les dalles ordonnaient notre attente. De quoi avions-nous rêvé ? Était-ce le passé ou le futur qui alimentait nos rêves ? La badine cinglait l'air de verre étiré.
— Je ne suis pas loin de chez moi, me dit mon voisin de rang, côté cour.
Cœur-cour et jardin des leçons.
— Où sommes-nous ?
— Je te l'ai dit. Pas loin de chez moi. Je reconnais les arbres. Il fait le même temps.
Les lumières du réfectoire se mettent à clignoter. On entend le roulement des chariots.
— Tu sais, il ne fait pas si froid.
— Si tu n'avais pas oublié tes chaussettes !
La troupe se resserra sur un claquement de doigts.
— J'ai oublié ton nom. Peu importe si tu mens ou si tu dis la vérité ou ni l'un ni l'autre le silence.
Le chat réapparut. Il était derrière la vitre et la vitre à portée de la main.
— Je te crois.
Il y avait un autre silence, à mi-chemin entre le rêve et la réalité. Tu entrais dans cette matière cristalline. Glissement follet du chat sur la pente d'une bretèche. Des clochetons piquaient le ciel. Ensuite il descendit redan d'un pignon. Nous étions sur le chemin de ronde de la barbacane et il prétendait nous rejoindre. Un saillant ombrait le fossé qu'il traversait maintenant.
— Tu sais, me dit mon ami, j'ai déjà vécu cette situation.
Moi ou un autre. Cet autre qui est en moi depuis que je vis ici ce qu'on me demande de vivre. Entre le Château et le Redressement, il y avait un vol d'oiseaux, de ces oiseaux qui nichaient sur une place d'armes rentrante et que nous forcions au vol avec une pluie de cailloux. Le chat s'approcha.
— Nous ne sommes pas cruels, dit mon ami.
Il éleva le bouclier. Dans l'autre main (nous étions enfants), il tenait un coupe-chou dans son étui de cuir. Le chat se regardait dans le champ. Où il croyait se reconnaître.
— C'est un dragon, lui dit mon ami, une intention, une imitation, tu n'as rien à craindre de notre férocité, nous ne sommes pas cruels avec les animaux de notre sang.
Et pour démontrer sa foi, il écrasa un insecte, qui pouvait être une sauterelle ou un cloporte, en riant.
— Chat immobile et impénétrable, dit-il, tu sais ce que tu veux parce que tu appartiens à la femme de mes rêves !
Il passa une langue d'extase sur le pommeau en forme de patte griffue.
— Battons-nous, dit-il au chat. Toi pour le plaisir d'être moi, et moi, pour changer de peau à la surface de son rêve. Tu devrais lire ces inepties, me dit-il.
Je ne lisais pas. Il était plus âgé que moi et je savais que je ne commencerais à le rattraper, sur le terrain épineux de la lecture, qu'au jour de sa mort. Il connaissait le passage secret et m'avait fait promettre de ne jamais aller plus loin que le château. Nous longions ses lices d'aubépines en cours de promenade mais nous n'avions jamais franchi la paterne. L'après-midi, à l'heure de la sieste, il se glissait sous les lits pour atteindre le mien. Il venait de débarrasser une côtelette de ses aulx et l'avait enveloppée dans une feuille de papier journal. Je le suivais. Nous empruntions le couloir des salles d'études. Il y régnait un air tranquillement fétide à cause des cabinets qui glougloutaient toute la nuit, je me souviens des craquements des solives quand il ouvrait la grande porte de l'escalier principal. Il descendait à pic sur une balustrade fermée par le feuillage d'un lilas pendu au balcon de l'appartement du directeur. Sous le lilas, entre une crête d'ardoises et les chausse-trappes du jardin potager, il y avait une lourde porte, grise et bardée d'un chanfrein apocalyptique. Il avait la clé. Comme il avait pris la précaution de graisser la serrure et eut l'intelligence de masquer cette propreté avec les feuilles mortes du chemin, la porte semblait condamnée depuis longtemps. Il ne la refermait pas derrière nous. C'était inutile. Il s'était plusieurs fois posté sur le chemin qu'empruntait le gardien et il avait attendu presque une heure, le temps nécessaire au gardien pour assurer sa ronde, mais il n'avait jamais réussi à traverser l'ombre du chemin au-delà du premier arbre, à dix mètres au moins de la porte du passage. Elle restait donc ouverte. Il m'avait confié la côtelette. Le chat s'était habitué à ces saveurs aillées. Il aimait aussi les charcuteries poivrées qu'on nous servait le dimanche en entrée avec la verdure de saison. Je mangeais la verdure et conservais les tranches de saucisson derrière mes joues. Si j'eusse une fois mis la main dans une de mes poches pour y glisser une de ces tranches, on n'aurait pas songé à me demander si je nourrissais un chat ou un oiseau de proie et on m'aurait forcé à la manger parce que c'était l'heure du repas et non pas le moment de me préparer à surmonter les tiraillements de la nuit qui était toujours longue au moment d'attendre le signal du réveil. Et si malgré un comportement conforme en tout point à ce qu'on exigeait de moi on me posait par surprise une question anodine, la salivation intense provoquée par la chair du saucisson changeait ma voix à ce point qu'on se mettait à fouiller mes poches en espérant y trouver la raison de mon trouble. Je n'en finissais pas d'apprendre mon rôle par cœur. Mais les contentements du chat me ravissaient. Pendant que mon ami jouait avec les ombres, empruntant au dialogue d'Hamlet ce qui lui semblait propice à exagérer les effets de son génie sur un parterre de pâquerettes endormies, je m'accroupissais avec le chat et je l'aimais comme il m'aimait. Les estocades de mon ami le déconcertaient un peu. Comment voyait-il ces combats ? Il finissait par se pelotonner dans mon giron. Mon ami bataillait dans les mâchicoulis ou bien il nous bombardait. Le chat semblait dormir. Mon ami chuchotait encore les défis que l'ombre lui inspirait.
— Il y a de futurs assassins parmi nous, me disait-il.
Comment vivre avec cette idée ? Pourquoi nous évitent-ils l'anéantissement maintenant ? Par humanité ? Les oiseaux volent mais n'assassinent pas. Les chats tuent par plaisir, les loups par nécessité, les autres sans le vouloir et nous parce qu'on nous l'a ordonné sous peine de mort ! Des chevaux de frise encombraient son imagination. Il se trimbalait avec des fascines sur le dos. Il construisait le dernier retranchement.
— Chair à canon ! Nous finirons aux oubliettes !
Il menaçait le chat du bout de son flingot.
— Rentrons, dit-il, il se fait tard.
Enfin il tomba malade suite à un tournoi qu'il avait livré nu alors que l'hiver s'annonçait par des coups de vent plus précis. J'allai une fois au château pour y récupérer le chat. Je le ramenai sous ma chemise et je le mis dans le lit de mon ami. Il était fiévreux et suait. Il dormait seul dans le dortoir de l'infirmerie. Avais-je été prudent et lent comme il me l'avait recommandé ? Le chat était sa propriété, je ne devais pas l'oublier. Il possédait le château, son histoire et les amours jusqu'au dernier rejeton.
— Le triangle est la loi des surfaces et le cône celle de l'espace, dit-il. Nous possédons tous ces manuscrits dans notre bibliothèque d'Alexandrie. Tu seras l'incendiaire et je te persécuterai toute ta vie, dit-il au chat.
Nous chuchotions prudemment. Il avait toujours rêvé une agonie qui lui laissât le temps de composer son épopée. Je m'endormis à son chevet. Au matin, on me réveilla sans ménagement. Mon ami, en chemise de nuit, était agenouillé sur une règle près de la fenêtre depuis une bonne heure. Je dormais sous le lit. Ils n'avaient pas eu l'idée d'y jeter un œil et me cherchaient dans les environs, poussant même jusqu'au château où ils découvrirent les travaux de creusement, les rondins, l'ébauche d'un parapet, les fagots du talus.
— Ne cherchez plus, leur dit mon ami, il est sous le lit. Il a tué le chat de ses propres mains et il s'est endormi.
C'était sa version. Il était encore fébrile et inspirait la pitié. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Ils avaient réussi à lui arracher une grimace et il parlait en montrant ses dents. Le chat était au pied du lit. Ils n'avaient pas voulu y toucher tant que le directeur, qui était absent ce matin (il rentrerait pour le repas de midi, il l'avait promis, le dimanche matin il rendait visite à une parente qui refusait de motoriser son fauteuil roulant et il la poussait jusqu'à l'église où il n'entrait pas parce qu'elle le prenait à témoin de ses souffrances devant le curé interloqué qui rappelait alors sa promesse au directeur qui était entré avec l'espoir qu'elle ne recommencerait pas et elle recommençait), et qui ne rentrerait peut-être que le lendemain lundi, ne s'était pas forgé une opinion sur son comportement. J'allai m'agenouiller sur l'autre règle qu'on venait de déposer sous l'autre fenêtre.
— Tenez-vous tranquille ! dit quelqu'un.
On nous laissa seuls. Le chat était bel et bien mort.
— Je suis désolé, dit mon ami. Je croyais mourir. Il ne pouvait pas me survivre. Je l'ai tué parce que tu dormais au lieu de me servir. Je ne suis pas mort, voilà tout !
Dans la nuit, il était passé sans transition des mœurs de la chevalerie médiévale aux habitudes des pharaons du temps des pyramides. La mort, le chat, le voyage, tout s'expliquait si l'on voulait bien se comprendre dès le début et non pas perdre le temps des reconnaissances. Il n'avait rien avoué. Mon sommeil l'avait peut-être sauvé. Ou il m'avait cru mort. L'agitation de mes paupières lui avait inspiré le cafardage et le mensonge. Il croyait s'en tirer de cette manière. Ils avaient pris sa température sans ménagement. Il n'avait pas de fièvre et ils l'avaient forcé à s'agenouiller sur la règle. Il avait pensé résister. Il était en chemise et il en releva l'ourlet tremblant. Il avait alors aperçu mon masque. Ce pouvait être celui de mon sommeil ou de ma mort. Une feinte était improbable de ma part.
— Ne touchez à rien ! disait quelqu'un à quelqu'un d'autre qui soulevait le chat par la queue.
Il se souvenait d'avoir tué le chat. Il avait dicté à mon cadavre ou à mon sommeil le testament qui l'éternisait. Je l'avais peut-être écrit. Ils avaient fouillé mes poches et emporté mon mouchoir. J'y conservais les traces de mon passage si le séjour ou la traversée m'avait inspiré ou traduit la poésie d'un galet, d'une feuille ou de la cuirasse d'un insecte mort. Le testament s'y trouvait peut-être. Si je l'avais écrit, ce serait en hiéroglyphes de sang. J'avais cisaillé en effet la pulpe d'un de mes doigts. Mais il n'avait pas mélangé son sang avec le mien, pas avec celui d'un valet qu'il n'avait pas l'intention d'emmener avec lui. Il y avait si longtemps qu'il se préparait à ce voyage. Dans son idée, j'étais celui qui tuait le chat. Je le déposais à ses pieds dans le sarcophage et je me suicidais, autant par fidélité que par déception, sur les marches du palais devant une foule muette d'admiration. Mais rien ne s'était passé comme il avait prévu. Je m'étais endormi parce que je ne supportais pas l'alcool et l'éther et il s'était retrouvé seul avec le chat qui réclamait sa pitance. Il l'avait étranglé malgré les griffes. Il ne craignait pas la douleur. Le chat n'avait pas résisté longtemps. Il avait aimé cette détente, après la convulsion et la paralysie. Mollesse et chaleur, le chat se cadavérisait lentement. Il le déposa au pied du lit et m'oublia. Il affirmait maintenant ne pas avoir dormi de la nuit. C'était peut-être vrai. Il s'attendait à mourir avant le lever du jour. Il n'avait pas l'intention de s'accrocher aux lambeaux de vie dont la mort le dépouillait facilement, sans résistance de sa part, sans cet espoir-désespoir qui explique tout, la cruauté comme la tendresse, la foi comme l'impiété, le vol et la propriété, le vin et l'assassin. La seule lumière était jaune et venait du dehors à travers les persiennes. Le vent agitait les lames. Il en avait lui-même réglé l'abat-jour avant de se coucher. Il aimait les matins lunaires. Le ciel était peut-être étoilé. Une douleur s'était réveillée en lui mais il n'était pas en mesure de l'identifier. Il la situait quelque part le long de la colonne vertébrale. Il retourna dans l'infirmerie pour renouveler l'éther de son flacon. Elle était séparée du dortoir par une porte vitrée à double battant. On inscrivait son nom dans le chambranle avant de retourner avec les autres, heureux de les retrouver parce qu'on n'avait pas désiré les quitter, et angoissé jusqu'au vertige parce que la maladie ou la blessure n'avait rien changé au cours des choses contre lesquelles on luttait bec et ongles tous les jours que le soleil éclaire et que la nuit, provisoire et fidèle, tranquillise jusqu'à la paralysie. Il haïssait ces réveils tétaniques mais il n'avait jamais hurlé, sachant que le cri est libérateur, qu'il socialise, qu'il prépare l'esthésie, qu'on s'y habitue finalement. Les serrures n'avaient aucun secret pour lui. Il en identifiait le labyrinthe à l'oreille, touchant la mécanique du bout d'un passe. Il ne laissait aucune trace. La bonbonne d'éther était bleue comme un plafond. Des insectes avaient vécu dans le flacon mais il ne pratiquait plus ces exercices maintenant que son esprit ne cherchait plus les classements aux intersections si peu gratifiantes quand on réfléchit un peu. Ses visions concernaient l'infini. Si Dieu était partout, en tant que créateur et propriétaire des lieux, l'homme ne pouvait être que nulle part. C'était sa théorie. Il était partisan de cette infinité qui le situait à une éternité du Dieu qui, toujours vivant, ne pouvait plus exister. Il ne priait donc pas. Il suppliait si c'était nécessaire ou s'il n'avait pas le temps de mieux se préparer à survivre. Il trahissait s'il était sûr de son calcul. Il rêvait rarement et se reprochait toujours ces abandons à l'imbécillité biologique. L'éther lui donnait des ailes, comme à tout le monde, mais il n'avait pas encore volé. Il redoutait ce moment futur. Il avait un jour observé le visage écrasé d'un adepte dont on retournait le cadavre pour le mettre dans un brancard. Le sang, tout ce sang, avait pris le chemin d'une brèche dans le crâne. Il avait deviné cette ombre mais elle ne l'avait pas renseigné sur la douleur. Il m'en parlait parce que j'étais un adepte de l'alcool et que je n'en abusais pas. Il n'avait jamais vu mourir un alcoolique. Il avait assisté au pourrissement de son père. Il se souvenait de l'odeur qui sortait de sa bouche grande ouverte quand il dormait sur le canapé. La bouteille était toujours vide et il valait mieux pour tous qu'il en trouvât une de pleine à son réveil.
— Qu'est-ce que je peux faire ? lui avait-il dit un jour. Et qu'est-ce qu'on fait pour moi ?
Son voyage était celui d'un ver dans la boue de l'indéfinissable. Mais c'était un voyage. Il comprenait ma prudence relativement à ce qui pouvait devenir un vice. Mais lui ne pouvait plus rien contre l'oiseau qui menaçait sa vie. Il avait plusieurs fois ouvert une fenêtre et il s'était penché pour s'en tenir à un regard humain, expérience nécessaire à l'oiseau autant qu'à lui-même s'il s'en tenait encore à survivre plutôt que d'en finir une bonne fois pour toutes. Il se souvenait des géraniums et du lilas, de la verveine peut-être. Il était interdit d'ouvrir les fenêtres. Se pencher était un mauvais signe. Il était barbouillé de pollen quand il a répondu à leurs questions. Il se voyait dans les lunettes de mercure du directeur. L'abeille virevoltait. Il l'avait désorientée. Il avait la bouche ouverte et un nez dedans, la tête immobilisée contre un dormant et il regardait l'abeille obstinée contre le vitrage. Il sent l'ail, dit quelqu'un. Le nez se retira de sa bouche et il vit le visage. La bouche disait :
— Il sent l'ail.
Il avait mangé la côtelette du chat et but l'eau des canaris.
— Bien, dit le directeur, dans les Archives !
Et il avait passé l'après-midi au pied des cartes de géographie et d'histoire, de sciences naturelles et d'éducation civique, les genoux sur une règle, les mains sur les cheveux, et le pollen le faisait éternuer. Tout s'était bien passé. Il n'avait pas franchi le jet d'eau pour mettre les pieds sur la corniche. Tout se passait entre deux fenêtres, le temps de croire à l'impossible, à l'incompréhensible, à l'infini. Cela arrivait de temps en temps. Il n'y avait rien à faire pour empêcher la tragédie. On s'efforçait seulement de maintenir la discipline et d'encourager les efforts produits dans le sens du bonheur et de la connaissance. On préfère toujours le bonheur si la connaissance est limitée aux dimensions du minimum requis pour ne pas être condamné à la démence précoce. Son père avait été ouvrier ou employé du gaz, il ne se souvenait plus. C'était un amateur de bonheur. Il aimait tellement le bonheur qu'il en était venu à penser que la connaissance était inutile et peut-être même nuisible. On avait beau lui expliquer qu'on ne pouvait pas se passer du strict nécessaire, il avait suivi son penchant, croyant qu'il était sur la pente du bonheur alors qu'il s'en allait en enfer. Il en parlait en connaisseur. Il savait tout du malheur et il le criait sur les toits. Mais le malheur ne s'apprend pas. Il se mérite. Voilà ce qui arrive si l'on abuse du bonheur au détriment de la connaissance. Et il ne savait rien du destin de ceux qui négligent leur bonheur parce qu'ils ont un cerveau assez grand pour contenir tout ce que les autres ne savent pas. C'était ce qu'il pensait. Je pouvais penser autrement si ça me chantait mais il avait le devoir de me mettre en garde contre les chansons des sirènes. On ne peut pas mettre ses pieds sur le pont d'un bateau si la mer n'est pas circulaire ou si la terre n'est pas assez ronde pour inspirer le retour et la retraite des vieux. Tandis que l'oiseau, indéfinissable, invite à la méditation. Non, il ne toucherait jamais à l'alcool, quitte à ne pas retrouver son père sur le chemin de l'éternité, quitte même à l'oublier, et se souvenir uniquement du bonheur, de son épaisseur entre la vie et le néant, de sa transparence, de la sensation physique qui prend la place de la foi, menaçante et prometteuse, impensable, raisonnable même. Il m'en parlait avec une larme à l'œil et il me disait que je ne pouvais pas comprendre. Dans ses rêves, il se mutilait et une voix de femme lui expliquait que c'était parce qu'il était malheureux. De ces sommeils agités, il ramenait des trophées palpitants :
Couille d'Or, Doigt de Fée, Verge Bleue, Langue de Vipère, Boyau, Verrue, Globule, Anus, Bracelet, Collier du Nombril, Foie Mystique, etc.
Petites pièces en forme de sonate. Des cuillères d'argent cadençaient les thèmes, frappant la surface d'un laque porte ouverte de l'amour, de l'inceste à l'adultère, en passant par la pédérastie. Dormir était une nécessité inacceptable. Il préférait veiller, même pauvre, ou malade, ou simplement maudit. Il ne s'endormait jamais par plaisir et encore moins par abandon. Il dormait parce qu'il n'en pouvait plus et c'était terriblement destructeur. S'il avait de la chance, à une époque où l'éther était en vente libre (s'il avait de quoi payer) ou négligemment rangé avec les aspirines et les sulfamides (c'était plus facile), le sommeil cédait alors la place à la transe et il pensait l'avoir vécue toute la nuit et il était heureux, il n'avait pas fait le tour du pot aux roses mais il en avait respiré l'étourdissante nécessité et il s'en vantait. Un soir que j'avais amené le sucre et l'anéthol, il confectionna pour moi l'anisette définitive qui me situerait entre la mélancolie et la perversité sans nécessité de me décider ou de m'abandonner pour l'une ou l'autre.
— Femmes fatales, dit-il en mélangeant la chimie de mon avenir, mélancolie aux doigts de fée, perversité aux couilles d'or, sans vous rien n'existe, sinon les autres, et ça, c'est mourir. Souffre et Fenouil, rassemblez-vous, adeptes du pire !
L'essentiel étant de ne pas rire trop haut. Éveiller ces esprits chagrins, c'était se condamner à leur tristesse. Nous buvions en silence. Et l'éther nous donnait des ailes, ce qui arrive et sur le moment, c'est facile et même, ça n'a plus d'importance.
— Aime-moi, soupirait-il à la fenêtre qu'il allait ouvrir, que chacun prenne le temps de m'aimer le temps qui lui est donné de vivre à la portée de mon bonheur.
Ma seule volonté pouvait-elle l'empêcher de tourner le bouton de croisée ?
— Papa propriétaire ! Maman putain ! cria-t-il contre ma clavicule pour étouffer sa rage en même temps qu'il se donnait.
Il n'avait pas ouvert la fenêtre.
— Je ne l'ouvre jamais, dit-il. Enfant oiseau au point de rencontre du vol et du mariage !
Il délirait. Maintenant il était inerte, le cœur contre la plinthe, cherchant la poussière et ne m'écoutant plus.
Ils n'avaient pas donné d'ordres précis en partant. Ils nous avaient abandonnés de chaque côté du lit. Le chat mort regardait le plafond. Je repassai sous le lit pour m'agenouiller sur la règle. S'ils entraient, ils trouveraient mon compagnon dans un état de prostration qui les conduirait à effacer toute trace de châtiment et ils me reprocheraient de ne pas les avoir informés. Qu'est-ce que j'attendais pour les prévenir ? Je ne voyais plus mon compagnon. Il me semblait que le chat pourrissait. Dehors, le vent et la pluie. Peut-être la grisaille du temps. Le vert de la terre, ses ocres. Le brouillard à la place du ciel. Et à la place de l'ombre, les flous de la lumière sur le point de se diviser. De temps en temps, le gardien jetait un œil à travers le carreau de la porte. J'évitais son regard. Il ne me demandait rien. Sa clé jouait contre les éléments du radiateur et il redescendait l'escalier. J'appelai plusieurs fois mon compagnon. Il ne répondait pas. Avait-il refermé la porte de l'infirmerie ? Me surprendraient-ils en flagrant délit de désobéissance si j'allais m'en rendre compte ? C'est toujours ce qui arrive. Je n'ai pas de chance. Il suffisait d'alerter le gardien. Au lieu de grimacer de douleur. Ce qui l'amuse. La douleur n'est rien. C'est tout ce qui reste de l'humiliation. La révolte n'entre pas dans le jeu. Je me suis plié pour entrer là-dedans. Combien de temps pour être libre ? Pour aimer ? Pour les oublier ? Le gardien revient. Je le regarde cette fois. Homme plié. Cher à l'humanité. Il se grattait le front en pensant à moi. Mes genoux saignaient. La cicatrice s'est ouverte. Ce n'est pas la première fois. Mais cette fois-ci, ce n'est pas ma violence qui est en jeu. Je suis guéri de la violence. Et j'étais sur le chemin du vice. Il tapote le carreau parce qu'il croit que je suis ailleurs. Je cligne des yeux. Il entrouvre la porte et passe une bouche gourmande. Une fille l'humilierait. Il se sent hérétique. La porte s'ouvre. La clé pend à sa ceinture.
— À genoux ! dit-il calmement.
Les cheveux de mon compagnon apparaissent au-dessus des draps, puis le regard, les mains qui essuient la bouche et le menton. Il grogne en s'agenouillant sur la règle.
— Ceci est ma règle, dit-il, tirez un trait sur votre vie !
Je souris béatement. Le gardien renifle l'air sulfuré. Demain, il sera trop tard ! dit mon compagnon. Le gardien jette un œil écœuré sur le chat.
— Pauvre bête, dit-il. Vous ne méritez pas la compagnie des hommes.
Mon ami gigote sur la règle :
— Vous nous aviez promis la terre, dit-il et nous n'avons rencontré que le vent. Maintenant, c'est le feu qui menace notre existence d'affluent, ô grand fleuve de la Vie !
Le gardien sourit. Il a l'habitude. L'esprit cherche les mots parce qu'il est prisonnier du corps emprisonné. Je suis à jour de mes leçons. La dernière situait l'enfer parmi nous. Le débat du juste et de l'injustice n'était pas durable. Nous sommes des profiteurs en conversation avec l'inacceptable. Je redoute d'avoir un jour à répondre de mes actes. Pour le moment, j'apprends à ressembler aux autres. Finis les miroirs ! Le temps est aux passe-murailles.
— C'est bon, dit le gardien, tenez-vous tranquilles, le directeur veut vous voir en personne. Il nous trouvera agenouillés.
Je serai plié, menacé par l'horizontale. Mon ami sera surpris en lutte contre la verticalité de sa révolte encore vivante parce que personne ne lui a arraché le cœur.
La mort du chat est une anecdote. J'y pensais en suivant Roberte sur le chemin du château. Je crois me souvenir qu'il pleuvait et que nous nous abritions sous le même parapluie. Elle avait chaussé ses bottes de caoutchouc. Je marchais sur la pointe des pieds à cause des richelieux qui me grandissent un peu en temps ordinaire. Une coquetterie qu'on ne me pardonne pas parce qu'on en a été la dupe au moins le temps pour moi de me faire aimer. Du moins l'imperméable me protège-t-il tandis que Roberte se rapetisse sous le parapluie à cause d'un châle qui avantage le teint de ses joues. Je lui dois cette aventure. Elle a insisté pour aller à pied. Nous arriverons par surprise. La porte sera peut-être ouverte. Nous entrerons sans frapper. Dégoulinants et indiscrets. Une averse nous surprend dans le taillis.
— À quoi penses-tu ? me demande-t-elle sous la bâche d'un tas de bois qui vieillit.
Que sait-elle des oiseaux pour qui on se prend ? Je ne sais rien de son éducation. Elle est opaque comme un mur. Moi qui ai rêvé de m'abandonner aux caprices parallèles des miroirs et des voiles. On dit que la pluie est rageuse quand elle semble s'acharner sur les choses. Elle le dit. Pluie rageuse. Verticale. Pénétrante. Il faut attendre sous peine d'en être la victime.
Les filles ne sont pas rentrées à l'heure prévue. À cause de la pluie, du chemin, ou parce que Pierre les a retenues, il aime les filles, leur attention, leur coquetterie. Il les renseigne toujours. Il couche avec elles pour éprouver leur tendresse. Il ne va jamais aussi loin qu'elles désirent. Il aime les abandons timides, la chaleur d'une joue à peine effleurée, l'ébauche d'un soupir. La pluie s'arrête. Nous reprenons notre chemin. Le parapluie est ouvert à cause des gouttes qui tombent des arbres. Un oiseau montre son bec. L'araignée reprend sa toile où elle l'a laissée. Comptines de l'enfance. Nous cherchions le bonheur, le bonheur aux mille visages et nous étions grisés par cette multitude. Beaux ciels bleus, soleils jaunes, herbes vertes, feuillages aux pommes rouges, nuits violettes, étoiles et lunes blanches, forêts verticales, rivières sinueuses, ponts en l'air, croisée des chemins, bras occupés, jouets fidèles. Je n'ai rien conservé de cette fantasmagorie. Au centre, on nous demandait de reproduire le feu intérieur, traduire la douleur, trahir la mémoire, distribuer les rôles, etc. Passage du tableau à l'acte. Mauvais pour l'équilibre. Le funambule n'était pas funambule, il le devient. Je m'appliquais. Je devenais précis au moment d'agir et net au moment de paraître. On me flattait.
— Tu sortiras avant ton père, m'affirmait-on.
Quelqu'un avait pillé le fond mon armoire. Des livres avaient disparu en mon absence. Le cadenas forcé. Mon intimité violée. Une lettre qui servait de marque-pages avait été emportée avec le livre mis en veille. Rage. Désir de destruction. Détruire le bonheur de quelqu'un mais ce n'était pas possible. On ne retrouva pas le voleur. L'avait-on cherché par tous les moyens. On m'avait interdit les recherches que j'avais commencées avec des violences exercées sur un innocent qui s'était mis à pleurer parce qu'il ne s'avouait pas vaincu. Il était faible comme un insecte et dangereux comme l'insecte qu'il était. Son regard m'avait sidéré. Je le retrouverais dans mon lit, métamorphosé en serpent venimeux ou en argyronète plongeuse des noyades. Innocence des êtres mimétiques. On le soupçonnait de perversité et il était accusé d'abus sur la personne d'une fille de son âge à laquelle il prétendait ressembler. Simple confusion. Il avait des doigts agiles comme des gouttes d'eau et un regard meublé de vires comme des nœuds d'infinité. Il marchait comme un crabe à cause des murs et des files indiennes, le dos aux fenêtres des couloirs, silencieux et brillant malgré la voix en sirène et le vol d'oiseaux de ses questions aux autres. Je le surpris en flagrant délit de critique en lisant par-dessus son épaule. Il écrivait à sa mère. Il dessinait des animaux étranges dans la marge. Et il concluait par des fleurs de son invention. Je reconnus mon style. Je l'ai étranglé sur le pupitre pendant une bonne minute. On nous regardait. Il bavait sur la lettre témoin de mon vertige. La minute était nécessaire. Elle s'acheva en cri de désespoir. Ces chimères ! Ces arabesques ! Une main encercla ma propre gorge. Je m'abandonnai à cette mort. Ce pouvait être lui. Je fermai les yeux. On me battait durement. Il se vengeait. Le flacon d'éther se brisa dans ma poche. J'étais au sol, immobilisé et tranquille. La lettre avait volé dans l'air. Un caprice d'enfant. Je venais de lutter pour la première fois contre le plagiat. Dans le bureau du directeur, je me suis expliqué lentement. Le directeur examinait les animaux et les fleurs. Je pouvais les reproduire pour démontrer mon innocence.
— C'est facile, dit-il. Et il me demandait si j'avais conscience de mon imbécillité. L'éther, c'était pour le feu. Ces explosions me ravissaient. Je m'entourais d'un cercle d'éther et j'y mettais le feu avec un briquet. L'air s'enflammait bleu et je disparaissais pendant une fraction de seconde. J'avais découvert le truc en allumant le feu de campagne destinée à des cuisses de grenouilles. Le feu n'avait pas pris. J'ai continué d'utiliser l'essence de mon briquet. Et j'ai inventé le cercle. Le directeur jeta un regard désespéré à sa secrétaire.
— Il est fou, dit-il.
Et elle se retourna pour ajouter que j'étais dangereux.
— L'éther sert à nettoyer la colle du sparadrap.
On s'en sert aussi pour tuer les insectes dans un bocal. Ce sont les limites de l'éducation : l'égratignure aux petits cailloux de la cour de récréation et les dissections monotones qui ne ressemblent jamais au dessin de la carte suspendue au tableau. J'écris des lettres illustrées. On m'a volé une lettre illustrée que je n'ai pas expédiée. Elle contenait une confidence. Je voulais dire que la confidence nécessaire avait pris la forme d'une lettre que je ne me décidais pas à envoyer à sa destinataire. Le livre n'avait pas d'importance. C'était le livre que je lisais. J'y avais trouvé le cercle. C'était un jeu.
— Demandez-lui ce qu'il plagie ! hurlai-je enfin dans le bureau du directeur.
Ce qui n'expliquait pas l'éther. On approcha de moi un tube de verre pour le remplir de mon sang. Le vide d'air pratiqué dans cette transparence commença de m'aspirer. Je m'en allais. Une femme me sortait la langue de la bouche. Quelqu'un s'efforçait de me maintenir à la surface de cette triste exhibition. L'aiguille saignante passa dans l'air d'un tablier vert. Le tube suivait. Il bouillonnait. Je n'étais plus rien. Ligoté et presque nu sur le châssis de la veuve. Je n'en espérais pas tant. On me demandait si j'avais eu mal. Des doigts experts me tripotaient. Ils sentaient l'encens et le clou de girofle. Il ne faut pas vous mettre dans cet état. On m'offrait une tranche de jambon. Je l'avais méritée. Je la mâchouillais avec confiance. La fenêtre redevenait fenêtre. Ce n'était plus un gouffre de lumière. Les meneaux avaient alimenté mon imagination. Beaux cimetières de l'éblouissement. On me retourna sur le ventre. Les mains exploraient ma peau. Elles cherchaient les nerfs de mon angoisse. Elle les trouva. Le fluide dénouait les tumeurs auxquelles je devais ma paralysie mentale. Je n'avais toujours pas expliqué l'éther mais on ne me posait plus la question. Je ne revendiquais même plus l'originalité de mes lettres. J'étais sur le point d'être convaincu que tous les enfants en écrivent de semblables, avec des mammifères qui ont l'air d'insectes et des fleurs qui trahissent l'ignorance de la terre. Ce n'était qu'une crise.
On me laissa seul dans le dortoir de l'infirmerie. Maintenant ils allaient se renseigner. Ils avaient été à la hauteur. Ils pouvaient prendre le temps d'en savoir plus sur mon comportement vis-à-vis du plagiat. Ils étaient sans doute en train de fouiller dans mon armoire. Ils trouveraient d'autres flacons d'éther, les livres de sorcellerie et les lettres où je mettais mon cœur à nu. Ils n'auraient plus de raison de me laisser tranquille. Ils me priveraient de mon bonheur pour me contraindre à partager le leur. Roberte ne savait rien de ces séjours. Mais à quoi bon lui en parler ? J'y pensais sous la bâche, tandis qu'il pleuvait à verse. Nous avions eu tort de ne pas nous découvrir. Notre chimie avait produit deux êtres. Nous n'étions pas malheureux. Elle vendait le centre géométrique de ma mémoire. Je pensais à Claire parce que je venais de la rencontrer la nuit passée et que je ne pouvais pas m'imaginer que je la retrouverais le soir même. Je pouvais lui parler de Claire. Elle se moquerait peut-être de ma fragilité. Mais elle n'avait plus de temps à perdre. Elle allait perdre patience. La pluie cessa d'un coup. L'oiseau. L'araignée. Les dessins d'enfant. Qu'avions-nous conservé de l'enfance de nos filles ? Elles avaient passé l'après-midi chez Pierre, ayant promis d'être de retour à temps pour nous accompagner. Mais elles ne tiennent jamais leurs promesses. Elles déçoivent Roberte. Jusqu'à cette angoisse qu'elle retourne contre moi parce que je ne sais rien d'elle. Son visage en témoigne. Ce n'est vraiment pas le moment de lui parler de Claire. Elle dirait :
— Agnès m'a parlé de cette écharpe de soie. Mais quand ?
Ou plutôt comment a-t-elle trouvé ce moment ? Aux dépens de mon bonheur. Si le bonheur est d'avoir rencontré dans le train une femme que je pense ne pas retrouver dans le train que je prendrai peut-être ce soir parce que ce bonheur m'angoisse. Les gouttes des arbres nous ensorcellent. C'est un vœu. Les rigoles du chemin orientent les sautillements de Roberte. Elle marche devant moi maintenant, ayant accéléré le pas pour atteindre l'orée du bois. Elle évite les gouttes sur la pointe des pieds. Étrange ballet de la femme que j'ai trompée et qui ne regrette pas ses infidélités. Il semble que le ciel s'est éclairci. Une lumière d'or tombe dans les derniers feuillages. Il fera peut-être beau. Pierre mettra le nez à la fenêtre en citant un refrain populaire. Il proposera aux filles d'aller faire un tour dans la campagne environnante. Elles ne diront pas non. Où en est-il ? La clairière est parfaitement circulaire. C'est une futaie de hêtres. On aperçoit la muraille du château. Un sentier sous le ciel. Des bouffées chaudes nous arrivent d'un adret de sapins. Avec des oiseaux. L'eau ruisselle dans le fossé, moire des boues et de l'eau claire. Un crachin embrume encore l'autre versant dont le sommet n'est pas visible. Les granges d'ocre et de noir, la cendre d'un chemin qui se perd dans la broussaille d'un mauvais taillis, les tas de bois de chauffage dans la pente, l'aire où l'on coupe le bois, les débris d'écorce, la sciure en boue, l'herbe qui pousse en marge est presque rouge, je me souviens de ce poème.
Roberte s'est arrêtée. Les changements du temps l'agacent. Elle n'en comprend pas les saisons ni la beauté. Le poème s'achevait sur la molle expression d'une nostalgie qui n'était pas la nôtre. Constance lisait. Elle était assise sur le pupitre, jambes croisées. Fallait-il croire à cette fuite du temps qui emporte la réalité comme le vent change les oiseaux ? Nous étions muets d'admiration. Cette souffrance nous ravissait. L'écriture est toujours possible. Pline. Nous partagions les crayons de couleur. J'aimais les verts. Mais le soleil est jaune, la moisson est rouge, violettes les toitures et bleu du ciel les passantes à la faucille. Je m'appropriais presque violemment de tous les verts.
— Sans terre ? me dit Constance.
Sans cette terre, la géométrie du vert.
— Sale printemps, dit Roberte.
Mais tous les printemps pleuvent, embourbent, ravinent et ventent jusqu'au vert. Elle lève le nez comme un animal.
— Nous chassions, dis-je.
Nous revenions de la chasse. Nous. L'animal ne saignait plus. Revenant sur les lieux, je constatais que le sang et la terre. Les poils et l'herbe. Le coup de bois dans l'herbe et la terre en plaie. Le chien revenait avec moi. Puis nous prenions ensemble le chemin. Dans la broussaille que l'animal venait de déchirer dans ses bois, ses sabots. Le chien comprenait-il ma recherche ? Je remontais le temps. À quel moment le plaisir avait-il commencé ? Je retrouvais le chêne où l'animal avait perdu un temps précieux. Cette hésitation m'avait halluciné. Le chemin descendait vers d'autres bois. Sinon le fourré s'étendait en pente légère jusqu'aux pieds de la futaie. Plaisir. Il empruntait la broussaille, d'abord ralenti par l'épaisseur de la végétation, puis son corps se mettait à lutter pour gagner de la vitesse et je désirais cette mort parce que je prenais possession, enfin, de cette vie exemplaire. Au bout d'une minute, je l'avais perdu de vue. Il était entré dans le bois. Les chiens arrivaient. Ils suivaient le même chemin de broussaille, éparpillant les abènes, les cariospes, les gousses, les follicules, les pyxides, les siliques, les drupes et les baies. Constance applaudissait. Cyme. Corymbe. Ombelle. Épis. Capitules et chatons. Oui. Oui. Mes illustrations renseignaient sur la nature des plantes et des fleurs dont les noms me fuyaient. Verts des descriptions sereines. L'animal portait des bois. Les taureaux d'Espagne sur les bords du Guadalquivir. Tu te saoules. Reviens. Pas de mots sans couleur. Pas d'animal sans mythe. Pas de mémoire sans désir. Chroniqueur du coq à l'âne. Cocaïnomane de la fable.
Roberte se déchaussait. À cause d'un fruit ou d'une racine. Homme des bois. Bois nourricier. Peuples exemplaires. Elle me regardait comme si je ne lui appartenais plus. Tangente de l'oubli. Elle arrangeait ses boucles dans le foulard. Une goutte venait de se désintégrer sur sa joue, oblique et précise. Pisse d'oiseau. Le poème se terminait toujours par un retour à la réalité. Réalité des pupitres, des cuisines aux bols de lait fumant, des chambres aux ciels de lit, du jardin géométrique, un âne curieux s'approchait de la clôture pour venir manger dans ma main. Redescendre sur terre après la transe communiquée par la lecture, le spectacle ou le jeu. Rentrer chez soi. Par le chemin des écoliers. La poudre aux yeux républicaine convenait à notre sommeil de princes des ténèbres. Toitures des passions secrètes. Comment en étais-je arrivé à me retrouver dans un établissement destiné au redressement de ce que j'avais créé dans le désordre ? Cela se terminait par une prise de sang. Le sang était aspiré par le tube. L'aiguille saignait dans l'air le temps de parfaire le pincement du tuyau qui nous reliait au vide d'air. Je mâchonnais une tranche de jambon. Et en même temps je les suppliais de me détacher. Ils se contentaient de m'encourager et je mâchais consciencieusement pour leur plaire. Le tuyau et l'aiguille étaient sur le drap. La tache de sang s'agrandissait. Le tube menaçait de tomber par terre. Un papillon de nuit était collé à la vitre. Peut-être mort. Mais quand on les touche, ils s'envolent. À l'aveuglette puisque la lumière n'éclaire pas leur chandelle. Le tube de sang se fracassa sur le carrelage. On se retourna. Le sang avait éclaboussé le mur et le radiateur. Mon père se baissa pour ramasser le cul du tube. Le vide d'air n'était pas parfait, lui avait-on expliqué, mais il suffisait à pomper le sang. L'idée, c'était le vide pour pomper. Le sang n'était pas dénaturé par le vide presque parfait.
— On rentre, dit mon père.
C'était fini. Il était sorti depuis deux jours. Et il avait fait la bringue pour se donner des couleurs. Qu'est-ce que j'en pensais ? Du retard ? Des couleurs ? De mes promesses ? De l'incrédulité générale ? Ma mère ne m'avait-elle pas abandonné ? N'étais-je pas en droit de me sentir trahi ?
— Détachez-le, dit-il, nous n'avons pas de temps à perdre.
4 juin : L'activité propre du tissu même de son texte... un livre doit pouvoir s'ouvrir à n'importe quelle page. Sa structure doit garantir cette autre « activité ». Ne pas cesser de « pratiquer » ce temps. Le « personnage » qui arrive n'est pas un homme seul. C'est un homme distant. Il n'y a pas de méfiance dans ce regard. De la pudeur. La nouvelle pourrait s'intituler La Passion. Visiter un personnage est un roman, il n'y a pas de doute. Inventer la visite. Écrire le récit de cette visite. Après coup. Quel est le texte « témoin » ? Un journal ? Une bande ? Des notes ? Des croquis ? La parole d'un autre personnage ? Un aveu anonyme ? Une confession du personnage. Écrire, c'est re-écrire. Mais je ne crois pas à l'existence d'un roman qui serait à la fois commun et sans fin. Mon instrument de mesure, c'est la nouvelle : récit ou poème, de préférence récit maintenant que j'en suis à me sentir menacé par des existences romanesques. Le décor est une tragédie. Il ne s'invente pas. Le décrire est un plaisir. Sa répétition... son itération est une nécessité, un fil conducteur à la place de l'intrigue. Les vagues. Il y a une cohérence littéraire ce siècle-ci. Rigueur insoutenable. Mettons. Le personnage existe. C'est le temps présent. Son existence passée revient au fil du récit. Textes témoins. Et le futur ? La Connexion ? Le jeu continue. J'ai été, il a été, « nous avons été », etc. Il sera, « nous serons », etc. À quel endroit du temps linéaire situer le présent ? C'est-à-dire le temps du récit ? C'est cette linéarité, cette « chronologie » qui est en jeu. Cette rigueur des faits. Et le texte aux limites d'une cohérence qui n'a plus cours. La visite consisterait à arriver à point nommé. L'arrivée coupe le plan du texte. Se souvenir, dans ces conditions, n'est pas seulement évoquer le passé, se référer à la distance, à la différence, au nevermore. Il s'agirait en fait de comprendre jusqu'au bout un moment « présent » au point de rencontre d'un passé qui le trouble et d'un futur qui n'explique pas tout. Pratique de l'« histoire » au fond. Et de l'« écriture » comme lendemain, au moment d'une aubade nostalgique et encore rêveuse. La traversée d'un Jour est une question de pratique. Je veux dire qu'on écrit ou qu'on n'écrit pas. Le moment venu de pratiquer la sérénade, il n'est plus question que d'en revenir au même point. Le sommeil est mon sujet. La nuit est une définition commode. Le somnambulisme une menace. Pourquoi rendre visite à ce personnage ? Mais pour écrire une nouvelle, voyons. Et pourquoi écrire une nouvelle ? Mais parce que j'écris un roman. Un roman ? Oui, oui : j'écrivais un poème quand soudain... encore moi. Le décor explique tout. C'est un choix. Le passé brouille les cartes. Le futur définit (ou trouve) les règles du jeu. Le récit est un passage pratiqué dans cette brèche. Toutes les brèches sont possibles, à chaque seconde, une intégralité de brèches, des différences infinitésimales. À quel moment situer le présent ? Le hasard d'une visite ? Une visite pour répondre à un appel ? Une rencontre qui se transforme en visite ? Qui parle ? Été. Mais fort heureusement (pour tous ceux qui ne pensent pas comme moi), la littérature est le résultat d'une pratique. De la pratique poétique à la pratique commerciale ou doctrinaire, la distance est proportionnelle à la passion dont l'essence est un résidu d'histoire. Le personnage habite ces mots : aubade et sérénade. Deux moments présents. Mais présents pour deux raisons parfaitement différentes, c'est-à-dire opposables. Quitter le Jour (où j'écris) pour entrer dans la Nuit (où j'existe), ou bien s'abandonner au Jour pour ne pas en finir avec la Nuit. Comment trouver le chemin de cette réduction du vocabulaire, aux limites de l'articulable ? Et encore une fois, le « sexe » du personnage n'a aucune importance. Le désir y gagne en obsession et le plaisir en volupté. Le jeu des chapitres pourrait alimenter cette folie verbale à la place du récit. Encore un objet. Peut-être littéraire. Peut-être même « publiable ». Et une distance entre l'idée et l'acte d'écrire. Le Journal peut témoigner de cette illusion. Chronique du Bien. Mais je n'écris plus depuis longtemps. Je voyage sur mon propre terrain. À la recherche d'objets. Par souci de perfection. Par ennui surtout. Ni le Travail ni la Guerre ne me passionnent. La Recherche me fatigue et surtout elle ne satisfait pas mon attente. Je n'ai pas les qualités d'un Bienfaiteur. Je suis cette horloge parce que j'en ai trouvé le mécanisme. Produit de l'imagination ou de l'attente ? Je pencherais plutôt pour un certain sens de l'abandon. Mes rêves sont peuplés de houris. Fruits de la nature. Il n'y a pas d'autres sources d'inspiration que cette nature qui n'est pas la nôtre. Je ne fais pas l'effort de ressembler à un chien ou à un arbre si c'est le chien du gardien et l'arbre du bois qui limite le parc. J'aime le parc. Je m'y consume doucement. L'édifice où je dors obligatoirement a des airs d'histoire de France. Ne vous retournez pas. Ne partagez pas cette pensée avec moi. Voici le lac où l'on se noie quelquefois. La rivière qui l'alimente et emporte le corps des noyés. Voici le mur d'enceinte, beau comme une ruine. Un troupeau de moutons se lèche la langue sur les pierres. Cet oiseau dans les branches de l'arbre. Le vent porteur des parfums. La mollesse du sol. La roche en l'air. Et je ne vous écris que pour m'en plaindre ! (première lettre de Roberte Quitterie)
25 septembre : Temps maussade ce matin. Du moins à travers les persiennes que je tiens fermées à cause d'un rhume. Le rideau n'est plus doucement agité par les brises du matin. J'ai commencé la Tour du Loup il y a trois jours, toujours à cause de cette fièvre qui m'a rendu triste tout l'été. Je voulais écrire quelque chose avant d'en perdre la mémoire. Je ne me souviens plus peut-être de toutes ces raisons. Je n'ai même pas passé la nuit dans la tour comme je me l'étais promis. Mes amis ont été surpris de me voir arriver en pleine nuit. Le lit n'était pas prêt. Agnès avait préparé la tour pour qu'elle me fût agréable. Je n'avais pas parlé du temps que j'y resterais. Et elle ne m'avait pas posé la question. C'est la fin de mon roman, me dis-je, avant même d'avoir pensé en un écrire sur ce sujet.
Je me suis couché dans des draps humides. Ma peau s'est imprégnée de l'odeur du bois en décomposition lente depuis un temps incalculable. J'avais fui la tour. Comment traduire ce renoncement ? J'arrivais un beau matin, on montait ensemble jusqu'à la tour, on ouvrait les portes, les fenêtres, je me rendais compte qu'Agnès était déjà passée par-là et elle disait qu'il restait encore beaucoup à faire avant de la rendre aussi agréable qu'elle l'avait connue. Pierre rechignait facilement mais il souriait en la regardant voleter comme une poule dans l'escalier. Le jour venait à peine de se lever. J'étais arrivé dans la nuit et je les avais dérangés. Pierre n'avait pas retrouvé le sommeil et Agnès était restée avec moi dans la cuisine. C'est là que tout a commencé, à cause de sa curiosité, de sa chaleur et de sa facilité à se livrer à des confidences définitives. Pierre n'avait pas fermé la porte de la chambre. Il avait craqué une allumette et l'odeur du tabac nous étourdit un peu. Je tentais d'en deviner les volutes tandis qu'Agnès me parlait de la Tour que je voulais revoir avant de la détruire. J'étais tragique. Je manquais de sommeil.
Les trains me maintiennent toujours à la surface du rêve que j'entrevois avec un désir fou de m'y abandonner. Ma voisine de couchette avait un visage agréable et doux. Elle avait passé dix bonnes minutes à arranger ce maquillage précis, se regardant dans le miroir d'un poudrier qui lançait ses feux au fond de toutes les ombres que je ne voulais pas visiter de peur d'y rencontrer une seule raison de ne plus aller au bout du voyage. Elle s'est mise à lire de la poésie. Elle avait l'air heureux. Ou bien le pèse-nerfs était entré par effraction dans cette catégorie. J'explorais ce visage tranquille. Elle ne dormirait pas, avait-elle déclaré quand le voisin du dessous avait éteint sa veilleuse en grommelant que la lumière le dérangeait toujours, même à l'heure de dormir. Elle pouffa en me regardant mais elle ne me posa pas la question que j'attendais. Je n'avais pas de livre à ouvrir. C'était tout ce que je pouvais avouer avant de tenter de m'endormir. Il y eut un silence. Les roues heurtaient plus profondément les intervalles d'acier. Une courbe la rapprocha de moi. Elle se tourna sur le côté en cherchant l'appui des coussins. Il s'agissait bien de l'ombilic, qu'elle lisait avec bonheur. Elle s'endormit sur ce sourire. Le livre se referma doucement dans sa main, une feuille se corna à l'angle d'un bijou, je pouvais croire que je n'étais pas loin moi non plus du sommeil que j'avais tant désiré avant de la rencontrer.
Agnès rit. Elle me trouvait changé mais elle ne savait pas dire en quoi. Mon visage était marqué par d'innombrables souvenirs. Je fuyais cette nostalgie. Elle remarqua les efforts que me coûtait la paralysie volontaire de mes mains. La cafetière émit un hoquet.
— Est-ce que nous parlons trop fort ? dit Agnès en se tournant vers l'escalier.
En haut, Pierre grogna. Agnès haussa les épaules.
— Le soleil, dit-elle, le soleil de notre vie. Regarde.
Elle tira le rideau. Une ombre verte l'éclaira. Je suis peintre. Je ne l'ai pas dit. Je ne commence jamais par le début. J'ai prévu ce chapitre pour en parler. À l'autre bout du texte, la tour m'inspire une fuite salutaire. Il y aura sans doute une suite. Une autre nuit. Une veillée pour tranquilliser les mécanismes de la perception. Ce sera tout je pense. Un peintre n'écrit pas un roman bien sûr. Il continue de peindre. Et écrivant ces jours-ci ce que je croyais être l'essentiel de mon récit (la tour elle-même), j'ai ressenti le besoin de parler un peu de cette matinée qui a peut-être tout conditionné.
Le plan de mon récit serait le suivant : la matinée, avec Agnès, que j'adore ; la tour, presque seul, traversé par les souvenirs ; et enfin une veillée où je retrouve Agnès avant de m'en aller pour toujours dans la même nuit, eh oui, une nuit, la même ai-je dit, les trains, les routes, les hôtels, les visites, et les portraits des voyageuses que je n'ai pas eu le temps d'aimer. J'ai tracé cette croix immense et noire sur la toile de mes écrits. Croix-fenêtre que j'expose pour être compris. Une cinquième section me retrouverait à l'heure d'écrire. Comme ce matin. Maudissant le maussade d'un temps qui n'est plus une aventure. Persiennes fermées, rideaux immobiles. Coupé par une fièvre qui ne me quitte pas.
J'ai retrouvé la voyageuse la nuit suivante dans le même train. Elle fut à peine surprise de me revoir. Elle s'attendait à ce caprice de son imagination. Elle finissait le livre avec Paul les Oiseaux.
— Parlez-moi, dit-elle, vous qui ne dormez plus !
26 septembre : Ce matin, le doute a commencé son œuvre destructrice. Il ne sera donc plus question d'écrire un roman qui s'intitulerait la Tour du Loup, ni même de sauver des décombres ce qui reste de cette mémoire. Je voulais simplement fixer une bonne fois pour toutes un vent de nostalgie qui m'a mené au seuil de cette construction. J'avais un plan, médité depuis longtemps. J'en avais détaillé les périodes ou les époques, je ne sais plus : tout cela n'a plus d'importance. Je n'avais même pas calculé le temps nécessaire à la rédaction de ces mémoires ni surtout à leur révision que je désirais lente et rebelle à toute tentative d'en réduire l'influence sur la vérité. Je m'étais exercé à ce style qui coule de source. J'avais puisé ma collection d'adjectifs dans les meilleures inspirations du passé. Ma phrase semblait pouvoir donner un sens aux mots que je rencontrerais à la surface de ce qui restait de ce passé. C'était comme ouvrir une tombe avant d'admettre que j'en étais l'auteur.
La voyageuse ne paraissait pas surprise par la netteté de mes confidences. Nous parlions si bas qu'il ne nous était pas possible de tout comprendre de ce que nous voulions nous dire avant que le voyage ne s'achevât pour tous les deux. Elle avait refermé son livre. Maintenant elle voulait fumer une cigarette mais ne se sentait pas capable de descendre de la couchette. Le monsieur du dessus avait accaparé l'échelle où pendaient sa serviette de cuir et ses vêtements, car il s'était déshabillé pour dormir à son aise. Elle avait conservé son tailleur. Il était déjà horriblement froissé. Mais elle revenait de Paris. Elle n'y allait plus, voulait-elle dire, elle descendait pour se faire oublier. En me confiant ce désir peut-être inavouable en d'autres circonstances, elle avait baissé la voix et elle se penchait dans ce vide qui lui faisait horreur pour tenter d'y distinguer le visage lamentable de son époux qui rêvait de lions faute de lions.
— Tu dors ? demanda-t-elle à l'obscurité.
Il ne répondit pas. Elle me dit aussitôt : «
— Nous sommes ruinés ! » et comme cette explication ne pouvait pas suffire à me convaincre de son malheur d'être descendue avant l'heure, elle ajouta : « je veux dire qu'il l'est, car je ne lui ai jamais confié mes biens... ».
Je comprenais. Elle ne pouvait pas en dire plus. Elle ne regrettait même pas d'être passée du statut de voyageuse à celui de voisine de couchette. Je ne voulais plus me confier à une héritière qui regagne ses pénates. Mais elle insistait pour que je lui révélasse le début de mon idée. Non, dis-je, ce n'est qu'une idée. Et puis ce n'est qu'une tour, ajoutai-je pour la décontenancer, mais elle était déjà plongée dans une lettre de ménage. J'éteignis ma veilleuse. Elle sembla s'éloigner dans l'obscurité comme pour répondre à une loi de la perspective que je venais d'appeler à mon secours. Je n'aurais plus d'autres rêves aujourd'hui.
J'ai reçu le baiser glacé d'Agnès sur le quai de la gare. Pierre jubilait. Le futur le tourmentait et il n'en parlait jamais, par contre le passé lui donnait des ailes. Nous traversâmes l'air gelé dans sa voiture. Agnès avait l'air inquiet. Elle voulait se montrer agréable mais elle avait tant de choses à cacher. Je n'aurais pas assez de toute ma vie pour démêler cet écheveau. Elle filait malgré nous, patiente et austère. Depuis trois ans qu'elle m'attendait, elle avait passé tout son temps à tranquilliser la mémoire de Pierre que je mettais à rude épreuve. Mais elle n'avait pas perdu le fil d'Ariane et je revenais pour confirmer sa connaissance du mal.
Sur le quai, elle avait longtemps admiré le visage enfantin de la voyageuse qui m'avouait à la fenêtre son désir de me revoir.
— C'est un dormeur, disait-elle. Il ne se réveillera pas, il ne se réveillera plus, il est ruiné, vous dis-je !
Elle possédait une maison bourgeoise près du palais de justice.
— Mon père a fait tomber la porte cochère et son mur et transformé le patio en jardin d'agrément, eut-elle encore le temps de me dire.
Un coup de tampon mit fin à notre conversation. Elle retourna dans le compartiment. Il dormait toujours. Il était peut-être mort.
— Mais de quoi ? fit Agnès en riant.
Pierre me lança un de ses regards amoureux. En sortant de la gare, je lui avais déjà promis de prendre tout le temps nécessaire à remettre de l'ordre dans nos souvenirs. Il se sentait d'ailleurs responsable de cette matière. Il était chargé comme un valet et il n'avait pas donné la pièce au porteur. Agnès avait rougi, mais l'air immobile était un meilleur prétexte. Elle se tapota les joues en me conseillant d'en faire autant. Je ressemblais déjà à un gisant. Le mot me sidéra. C'était peut-être le premier.
Claire (la voyageuse) n'avait pas exercé ce charme sur mon imagination. Ni aucune autre femme depuis que je n'étais plus le même homme. Remarque qui me sembla sortir de la bouche même d'Agnès. Ce ne pouvait être qu'une de ses innombrables idées sur ma personne. La portière de la malle, en se refermant, mit fin à ma réflexion. Dans la voiture, j'essayais vainement de me souvenir de ce qui venait de se passer entre Agnès et moi. Le mot par lequel elle initiait nos retrouvailles était rebelle à toute définition. J'étais sur le point de l'oublier. La conversation pouvait devenir ce flot destructeur. Je me taisais, me contentant de sourire. Mais elle savait déjà tout de Claire. Cette inquisition m'a toujours dérouté. Je me disais qu'elle était la maîtresse de mes mots et que je devais la violer pour retrouver la voix. Mais je ne me souvenais pas du jour où je l'avais perdue parce que c'était son désir et que je ne savais pas résister à son charme. Au volant, Pierre commentait son propre bonheur. Je pouvais être fier d'être l'inspirateur de cette prose clairement rebelle à toute idée de poésie.
2 octobre : Agnès boit le matin. Deux ou trois verres d'eau de vie, du vin blanc qu'elle accompagne des petits rogatons de la veille et un dé à coudre de cette liqueur de gentiane qui l'écœure jusqu'au vertige.
Il est huit heures. Ses joues sont marquées pour la journée par cet abus des petits plaisirs. Elle a la larme à l'œil. Elle cache dans son foulard une main enlaidie par un eczéma qu'aucun rebouteux n'a réduit malgré les prières et les offrandes. La croix d'or qu'elle porte en évidence à son poignet date des premiers temps de cette lutte contre un mal qui menaçait de s'étendre à tout le corps. Elle a été belle jusqu'à ce que ça arrive, puis elle s'est négligée, au point de ressembler maintenant à une vieille qu'elle redoute parce que cet état physique l'a approchée dangereusement du fleuve noir.
Ce matin, elle s'est levée tôt pour venir me chercher à la gare. Le beau visage de Claire l'a déroutée. Elle m'avoue sans honte ce frémissement. Je suis le confident d'une enfance mal vécue entre une mère sorcière et un père garde champêtre. Mon père n'a aimé cette femme que pour tromper ce pauvre homme qui ne lui a pas survécu longtemps d'ailleurs. J'ai décrit mille fois la découverte de mon père. Elle aimait ces variations sur la mort de sa mère. Mon père n'avait décrit que le cadavre pendu par le cou, le feu qui n'avait pas pris sous les pieds nus, son désespoir. Agnès réclamait une explication. Je les ai toutes inventées, tirées de mon imagination, volées aux cauchemars et aux hallucinations dont j'étais la proie à cette époque maudite de mon initiation. Agnès a aimé ces histoires qui au fond, elle en avait le sentiment pour ne pas l'exprimer, n'expliquaient rien et surtout pas le comportement d'une mère qui avait régné en despote sur la populace et jusqu'au château où elle avait ses entrées.
Ce matin, revenue de la gare, elle a retrouvé ses rites. Je l'ai vue absorber ces liqueurs infernales. Huit heures. C'est dimanche. L'école est fermée. La clé du portail est suspendue avec les casseroles. Elle rit. Elle aime les enfants. Pierre n'a pas su lui en donner au moins un. Elle n'y pense plus. Elle en parle maintenant parce que je suis là. Quelle idée de revenir les mains dans les poches, presque silencieux, secret, moi qui étais si bavard, presque généreux.
— Dis-moi, Raoul (c'est mon petit nom en vérité), te crois-tu capable d'aller au bout de l'été, juste le temps d'écrire le brouillon de ces « mémoires » qui t'obsèdent depuis que tu ne peins plus ce qu'on attend de toi ?
— Attendre ? dis-je, quelle jolie façon de le dire !
— Je ne bois plus tout le reste de la journée, même pas le soir, car nous ne veillons plus.
Elle ne dit pas depuis quand. Ce n'est pas par pudeur. Elle peut tout dire. Elle préfère mes yeux quand ils cherchent à savoir. Elle sait boire aussi cette liqueur. Elle a déjà vidé Claire de sa substance. Araignée du matin. Je l'ai aimée à la surface de cette exigence uniquement pour le plaisir d'être avec elle. Elle me tranquillisait. Les arbres avaient un sens, la haie d'aubépines qui descend sous les pommiers, la couleuvre étonnée qui mord ma cheville, mon cri de fille, la mort qui m'attend avant la fin d'un interminable chemin tandis que la fièvre s'épanche vers mon cœur, accompagnant sa marche légère parce qu'elle s'est déshabillée pour me plaire et que, dans la précipitation provoquée par mon angoisse et par la couleuvre qui s'éloigne en vipère définitive, elle s'est mal attifée et ressemble à une gitane du matin. Je pensais mourir avant d'arriver au village. Sur le chemin, au-dessus de l'église, elle s'est mise à crier. Une minute plus tard, quelqu'un me demandait des précisions au sujet de la géométrie de la tête du serpent. Ce n'était qu'un serpent. Ce n'était pas encore une vipère. Ce pouvait n'être qu'une vipère. La mort est un jeu de hasard. On me transporta au dispensaire. Agnès tentait de répondre aux questions pendant que sa mère la recoiffait en silence. Elle a aperçu alors le dos géant de mon père et sur cette épaule souveraine, ma tête moribonde. Nous nous éloignâmes. Le fou du village poussait le vélo derrière mon père. Il était mordu par une vipère au moins une fois par semaine et il n'était pas encore mort. Sous les aubépines, il y a une murette. Jadis, le verger s'étendait sur tout l'adret. Il me montra l'étendue de son rêve d'un mouvement circulaire de son bras libre. Ma tête secouée regardait le vélo, à la recherche de son bruit. Mais je n'entendais que la voix du fou. Il y avait un peuple de vipères dans la murette, des milliers d'individus acharnés à survivre à la haine des hommes et leur nombre s'accroissait chaque printemps. Ils se nourrissaient de la peur des hommes.
— Les hommes ont peur de la mort, dit le fou et mon père, qui était son prince, se retourna pour lui demander de se taire. Je vis la tour. Ma mère nous attendait. Agnès avait couru comme une folle pour la prévenir. Elle n'aurait pas su m'arracher des mains de la sorcière. Mon père avait ce pouvoir. Le fou rangea le vélo sous le porche et nous rejoignit dans la cuisine où je racontais déjà mon aventure. La belle Agnès s'était assise dans le fauteuil de mon père pour m'écouter mais mon père n'était plus là pour s'émerveiller avec moi. Ma sœur ne gardait le silence que dans l'attente d'une conclusion qui serait le début d'une autre hallucination dont elle serait cette fois la maîtresse. Le fou jubilait en se caressant le cou qu'il avait long et souple comme celui d'un oiseau.
3 octobre : Agnès lève le dernier verre. C'est un verre de cet hypocras qui lui donne des couleurs. Pierre descend. Il a rêvé confusément, dit-il. Il se souvient d'un paysage que j'ai peut-être peint, mais pas sous cet angle, précise-t-il. Il boit le café à petites lampées. Agnès est sortie pour aller s'asseoir dans le jardin sous une tonnelle dont la vigne est jaune et grise.
Le dimanche matin, au lieu d'aller à la messe, elle lit. Ce sont des livres reliés de cuir rouge et moelleux. Elle ne lit peut-être pas. Elle sait qu'on l'observe. On ne s'approche pas d'elle pour lui dire bonjour. On passe en vitesse avec son panier de provisions, ses billes ou une bêche dont les dents rutilent dans le soleil. Elle répond à peine à ces marques de respect. Pierre la regarde. Il était assis à la table de la cuisine qu'il a couverte de miettes et d'éclats de croûte de pain. Il la voit à travers la fenêtre, entre le radiateur, les rideaux et le plafond qui s'ouvre. Ensuite il range la bouteille d'eau de vie, celle de vin blanc, la boîte en fer des petits gâteaux et le plat de rogatons dont le couvercle tremble avec lui. Il dit qu'il se lève toujours de bonne heure. Il a toujours une idée pour répondre au silence des enfants. Il y a un troisième pédagogue. C'est une Berrichonne qui a perdu la tête plus d'une fois mais depuis qu'elle est ici, il ne lui arrive plus de se prendre pour un oiseau. Elle est assez jolie, gracieuse, mais il lui manque la patience nécessaire pour se laisser aller au flux des jours. Il en parle en connaisseur. Il la courtise parce qu'il aime sa fragilité. Elle a un enfant rebelle. Elle n'exige rien de lui. Il a détruit le blason fleuri du monument aux morts et pissé sur les pieds du soldat qui est le portrait craché de son père et donc de lui-même. Ils habitent le presbytère déserté depuis des années. Le curé a emporté tous les meubles sous prétexte qu'il ne pouvait pas vivre sans eux. Elle a meublé ces murs avec des meubles oubliés. On n'entre pas chez elle. Elle vous reçoit sur le seuil qui est une grande pierre à peine taillée, pierre de Rhune rouge, importée d'on ne sait où. Son enfant, qui est peut-être une fille, s'y assoit pour tailler à coups de canif des flèches polynésiennes qu'il envoie dans le ciel au-dessus des toits. Le ciel est si bleu, si calme...
De la fenêtre du cellier, on aperçoit la tour carrée. Le ciel est encore comme du verre. L'alignement des pommiers paraît parfait. Un des créneaux s'est effondré sur la tête d'un âne qui en est mort. Je ne le savais pas. C'était un âne rebelle qui mangeait les raisins de la tonnelle en appuyant ses pattes de devant sur le guéridon de fer. Il luttait contre les guêpes avec un acharnement qui ne pouvait pas être celui d'un animal domestique.
— J'ai été domestique, dit Pierre, et je le suis peut-être encore, je sais de quoi je parle.
Il aime les enfants parce qu'ils grandissent et par raison inverse, il n'a que peu d'amitié pour les autres. Les vieux le déçoivent, à cause de l'écoulement itératif des jours qu'il leur reste à vivre et qu'ils ne sont pas en mesure de compter. Pierre est aigri et il le sait. Il en parle avec volubilité, ce qui agace Agnès. Les enfants l'ont en estime, Agnès les jalouse presque ostensiblement. Je crois qu'elle a été la seule amie de Lucile. Elle a cru devenir folle en apprenant sa disparition. Lucile a disparu. C'est tout ce qu'on peut dire. Nous l'aurions préférée morte, même souffrante, mais elle a choisi cette disparition inexplicable.
Pierre n'aime pas cette conversation. Il ne participe pas à ces effusions de sentiments qu'il ne partage pas d'ailleurs. Il a aimé Lucile parce que c'était la seule négresse du pays, sinon il aurait ignoré les charmes de sa fragilité. Il sait peut-être, ce qui expliquerait son silence.
— Mais nous étions si jeunes à l'époque, conclut-il avant de refermer le buffet qui sent le fromage et le vin.
Depuis deux ans, il se passe de l'odeur du fournil qui est mort avec son maître. La maison a brûlé parce que le feu couvait, explique-t-on. Maintenant le pain est un intrus. Il a récupéré deux ou trois peaux de mouton dans les ruines calcinées de l'ancienne boulangerie. Il est persuadé que le secret est dans la farine. Il rit. Ses dents n'ont jamais mordu la chair d'une femme. Le paysage ressemblait à l'Afrique. Il y cherchait Lucile. Mais c'est une contrée inhospitalière. Il s'y engage toutefois. Le rêve s'emplit des cris des animaux, du grattement d'air des insectes porteurs de la maladie, la végétation se referme par une lourde porte. L'idée de retrouver Lucile est une obsession. Il avait sucé le sang de sa blessure. Peut-être était-ce à l'orée de cette forêt équatoriale. Elle lui en avait montré une illustration symbolique. Il se souvenait de cette abstraction. Elle n'avait pas découpé le proverbe. Il devait se contenter de son offrande. Il punaisa la gravure sur le tirant d'une ferme dans la grange au-dessus de l'étable où les bêtes grognaient de contentement. À travers les lattes du plancher, ils observèrent cette domesticité dont elle fit le commentaire. Elle ne savait rien de la liberté. Notre père avait perdu la sienne au cours d'un combat. Il lui avait raconté maints épisodes de cette guerre. Elle consentit, après s'être fait prier pendant des jours qui lui parurent une éternité, à lui en traduire la triste beauté. Le combat commençait.
9 octobre : Nous étions dans le couloir. Elle fumait. Je regardais ses bijoux. Le paysage ne bougeait plus. L'horizon tournait doucement. Le rail imposait sa discontinuité et j'y pensais, au passage de lumières bleues ou de reflets de la lumière dans laquelle nous tentions de nous dévisager avant de chercher à nous connaître mieux. Elle fumait avec élégance. Son regard trahissait une vulgarité à mettre en évidence au moment du plaisir. Elle s'était cassé un ongle en ouvrant la fenêtre malgré l'opinion d'un fumeur de pipe qui préféra renoncer à son vice plutôt que de demeurer en compagnie d'une femme qui n'était plus de son avis depuis longtemps. Il fit coulisser la porte sans rien ajouter à sa déception. Une bouffée de sommeil, où son parfum réveillait le désir, nous étourdit. Nous étions sur le point de nous expliquer. Il préféra se retirer. Il chercha la veilleuse bleue, le livre puis prit le temps de refermer le couvercle animalier de sa pipe. La fumée sortait encore des narines furieuses de l'animal quand il consentit enfin à nous souhaiter bonne nuit. Elle lui prit doucement la pipe des mains et le poussa dans sa couchette. Je ne regardais plus.
Le paysage était en équilibre sur la corde tendue de notre voyage. J'ai toujours aimé ces jeux d'équilibriste et même de voltigeur, que j'ai peut-être préférés aux jongleries conseillées par mon père qui avait une imagination destructrice du rêve. Elle revint pour être avec moi. Son manteau de fourrure m'inspirait. Ses cheveux formaient des boucles changeantes sur ce lit de poils. L'oreille portait un pendentif de vert et d'argent. Ce n'était que des couleurs. Un examen plus attentif de ces petites possessions m'aurait sans doute bien mieux renseigné sur sa richesse que mes tentatives de la faire parler d'elle. Elle aimait les voyages. Mais celui-ci la désespérait. Elle le ramenait chez lui. Ils y demeureraient en bourgeois tranquilles jusqu'à ce que la mort les conduisît au commencement de la mémoire qui a aussi sa mort.
— Et puis tout est fini, dit-elle en essuyant une larme qu'elle m'offrit comme la première perle. Elle sortait de cette eau profonde, plongeuse folle que j'imaginais possessive à force de trouvaille. Je léchai la larme minuscule et invisible sur le bout de son doigt. L'ongle verni de vert m'épouvanta. Un mur renvoya nos ombres dansantes pendant une bonne minute, puis le train s'engouffra dans la nuit avec une lenteur étrange qui la fit parler.
Elle commença par ses rêves d'enfant. Elle ne se souvenait plus de ses rêves d'enfant. Elle voulait dire qu'elle ne se rappelait plus les moments passés à rêver la femme qu'elle portait en elle comme un enfant. La deuxième larme était rebelle. Elle était suspendue au bord de la paupière, claire et lumineuse. J'osai la recueillir. J'exhibai le fruit de ma recherche. Elle ne lui accorda qu'un regard désolé. Dans la vitre, elle se trouvait belle. Les miroirs étaient le seul regard qu'elle pouvait soutenir, pourvu qu'elle en fût le point de mire. Je regardai avec elle. Elle souriait. Son visage presque blanc était immobile au fond d'une végétation triomphante de cheveux et de fourrure. La boucle au pendentif révélateur de ses superstitions jouait à jeter des ombres impénétrables dans ces demi-lumières. Une courbe nous pencha sur ces reflets. La vitre était presque gelée. Le paysage était devenu inexplicable. Elle trouva les mots pour le décrire.
— Je suis claire ... dit-elle sans aller au bout de sa révélation.
Ce petit nom me plut. Je ne la nommais pas au début de mes phrases. J'attendais la dernière longueur soutenant la virgule comme un acteur.
— Claire ? fit-elle encore. Oui, claire, c'est moi, elle voulut éclater d'un rire capable de réveiller toute la voiture.
Mais nous traversions une campagne géométriquement contraire à la linéarité de son bonheur de pacotille. Le train nous ballottait entre la vitre et la porte. Le rideau gris formait une lumière bleue avec le bord de la vitre. Il lisait. Je ne voyais pas son visage mais il semblait se crisper pour maintenir la page à la hauteur de ses yeux. Il avait des doigts presque squelettiques. Une alliance d'or rutilait dans cette chair qui sentait le tabac. Il l'avait entendu rire parce que cet éclat lui était destiné. Il était la cause du retour définitif. Je ne voulais même pas savoir pourquoi. Je pouvais la posséder pour croire en elle. Il ne lui était sans doute jamais venu à l'idée que c'était le seul désir à satisfaire chez cette femme qui redoutait maintenant de devenir une autre femme parce qu'elle s'éloignait de tout ce qu'elle avait aimé. Elle haïssait le monde qu'elle quittait mais les objets de ce bonheur seraient les revenants de ce suicide manqué. Ils la hanteraient jusqu'au dernier moment. Cette chair, proie de la décomposition et de l'imperception, l'écœurait. Elle me demandait d'y songer ne fût-ce qu'une minute par jour. Je devais tout à cette minute, la profondeur et la surface, l'entre-deux eaux et l'enfouissement, l'élévation et l'assomption.
— Il ne veut plus rien que se laisser aller à ne plus rien penser de ce qui arrive avec la vie. Je suis claire, dit-elle, et tu ne veux plus m'écouter.
Ce tutoiement me tira de l'oubli où je commençais à me plaire en sa compagnie. Elle m'offrit la main gantée qui tenait la pipe. Des volutes noires s'étirèrent paresseusement sur le carreau. Le rayon bleu vertical de la porte nous séparait dans ce reflet. J'ouvris la pipe pour y découvrir un mélange hallucinogène. Cette braise n'expliquait rien. Elle me demandait de la jeter par la fenêtre.
— Il y a belle lurette, commença-t-elle pour avouer en riant qu'elle ne savait même plus ce que c'était une lurette.
Que savais-je moi-même de la beauté de la lurette ?
— Je préfère claire, dit-elle.
Le ciel s'éclaircissait maintenant. Le vent avait chassé les derniers nuages et la lune s'est posée sur un horizon d'arbres pointus. Sur la vitre, le gel formait des gouttelettes. Passage de l'opacité à la transparence. L'air arrachait cet exercice du hasard avant même que j'en pusse apprécier la clarté. Nous ne parlions plus. La nuit devenait belle et profonde, miroir du jour que nous ne pouvions avoir bien vécu. Et de toute façon nous ne l'avons pas vécu ensemble. Sa fourrure me fascinait. Sa boucle orientait mes désirs et je m'absorbais dans cette fausse émeraude. Elle était dans l'attente d'un mot de moi. Finalement, la scène d'amour m'eût paru indescriptible. Je revoyais cette culture de l'anecdote, je disséquais des cuisses révélatrices, j'étais à la surface de ce qui n'arrive qu'aux autres et je souhaitais pouvoir le raconter sans céder aux « titillations » de l'imagination.
Elle m'avait confié son loup. Elle le ramenait de Venise bien sûr. Il n'avait pas manqué de se montrer ridicule. Oui, l'obscénité le rendait ridicule. Les policiers avaient voulu le menotter mais un petit homme s'était tranquillement interposé et ils avaient renoncé à le poursuivre. Il l'avait abandonné dans la rue même où j'avais cru pendant un moment que je pouvais l'oublier.
— Il avait dépensé tout notre argent et la banque se montrait réticente. À l'hôtel, il avait brisé un miroir pour montrer à quel point il se fichait de ces années futures. J'ai payé le miroir de ma poche en même temps que j'abandonnais l'idée de m'offrir une émeraude qui m'avait fait rêver une seconde de bonheur. Elle avait perdu ce pouvoir depuis longtemps mais je m'étais promis de l'acheter à défaut de la posséder. Elle était devenue ma propriété à cause de cette seconde qui n'a peut-être jamais existé que dans mon imagination. Je suis retournée devant la vitrine. On ne vendait pas d'imitation mais je pouvais me contenter d'une quelconque verroterie. Il consentit à me faire l'offrande d'une agate. Je l'ai perdue au cours d'un autre voyage. Il achète mes désirs avec mon argent et ensuite je m'égare et je deviens la proie des voleurs. Il est tellement facile de me tromper. Il ne s'y avise plus. Les paradis artificiels ont fini de le détruire. Nous n'avons plus rien que ce qu'on me laisse un peu par pitié je le reconnais. La maison est agréable, je le sais, j'y ai vécu presque toute mon enfance. Les meubles de cette mémoire ont été changés. Pas question donc de se nourrir d'observations lentes (elle me demande d'allumer une cigarette que je recueille dans un étui élégant). Je redoute les premières heures. Il ira se coucher parce qu'il se sentira oublié du monde et de ses habitants. Il entretient cette solitude avec une science qui me laisse muette d'admiration. Vous le voyez lent et presque mort, mais ne vous fiez pas à cette apparence. Sa débilité est profonde, certes, je ne le nie pas. Mais je sais tout de sa force et je chante comme un oiseau. Je veux dire que dans ces moments-là, je n'ai plus de cervelle ou bien elle est réduite à l'essentiel. N'allez pas croire que je le hais. Nous étions à Venise pour nous retrouver. Il se plaignait de la puanteur qui clapotait au pied de l'hôtel mais la fenêtre restait ouverte parce qu'il continuait de souffrir, malgré moi, de cette maladie de la distance que je ne comprends pas et que je ne veux pas expliquer. Des mâles me courtisaient. J'étais tentée par l'aventure. J'aime me donner et ensuite tout reprendre. Personne ne saura ce que j'ai décidé. Personne ne le saura jamais. Vous entendez comme le mot jamais est à sa place. J'ai mis si longtemps à la trouver, cette place. Je comptais m'y exprimer, en toute impunité. Mais c'est l'adverbe le plus exigeant. Il prend toute la place. Il remplace le verbe et n'a pas besoin de ses sujets pour occuper à lui seul tout le sens qui aurait pu avoir un sens si le désir ne s'en était pas mêlé. Je ne me confie pas. Je suis bavarde. J'aime ce temps. Il est mesurable. Je le compte et je compte sur lui. Je suis une virtuose du temps qui passe. Arrêtez-vous un instant à la hauteur de mon épaule, passager du désir, et vous entendrez battre mon cœur comme une horloge. Vous perdez tout à attendre mais vous êtes un habitué du temps qui passe. Nous sommes faits pour engendrer et non pas pour nous aimer. Nous étions faits pour nous séparer. Mais il a encore besoin de ce qui reste de ma fortune pour vivre sa vie et je suis sa seule aventure parce qu'il me fait chanter. Il a un avantage sur vous. Vous ne pouvez pas me pousser à choisir la prison et la honte (je laisse le déshonneur à des hommes que je n'ai pas connus intimement mais qui ont eu une influence décisive sur ma pensée). Vous n'avez pas le pouvoir de cette attente. Et surtout, vous ne savez rien de ma faculté de résistance. Vous ne savez pas ce que je finirai par choisir, du bonheur ou de la captivité (je ne parle plus de la honte que je remplace par mon indiscutable beauté). Vous n'avez pas l'avantage de me connaître. Je vous tiens déjà pour un ignorant pressé d'en finir avec un inexplicable mais compréhensible désir de me posséder durant une fraction de cette seconde qui ne vous a pas ému au fond. Vous n'avez jamais été à Venise et vous ne savez rien du décor de cette première rupture. Je me suis jetée par une fenêtre, ce qui explique le léger boitillement qui vous a intrigué sur le quai. Sans ce défaut qui alimente ma posture favorite des agréments de la perfection, vous ne m'auriez pas suivie. Ne me dites pas que c'est un hasard si nous sommes dans le même compartiment et prêts à nous coucher dans des couchettes voisines. Vous avez tout calculé de cette proximité. Je vous connais pour vous avoir déjà rencontré.
16 octobre : Le vol avait eu lieu dimanche.
— Je m'en souviens, dit Pierre tout haut.
— C'est tout l'effet que ça te fait, de revoir les vieux amis, dit Agnès en revenant vers nous.
Pierre rougit. Il avait facilement honte de son monologue intérieur mais il en aimait les crêtes, se gardant bien d'en suivre les pentes descendantes qui l'auraient mené, précise-t-il, Dieu sait où. Agnès posa le verre sur le potager et se mit à en observer les reflets, juste pour en parler, dit-elle encore. Je pensais à la voyageuse qui ne m'avait peut-être pas dit son nom. Maintenant que l'écriture m'oblige à donner un sens (et un seul) à cette journée (ce récit), je me demande si elle a existé autant que je le désire encore. Elle est le début et la fin du récit auquel elle est étrangère. J'écris ce livre peut-être pour elle.
Pierre toussa. Le printemps ne lui procure aucune joie. Les garçons découvrent la vulgarité et les filles leur peau. Il toussa de nouveau. De plus, ce fémur scié devient presque douloureux. Il n'y a pas de mot pour définir cette douleur parce que ce n'est pas vraiment une douleur. Les nuits sont peuplées d'autres nuits. Infini. Depuis qu'il est revenu de la guerre, il a revu la scène des milliers de fois : l'homme s'approchait en parlant peut-être gentiment, il ne portait pas d'armes, il écarquillait les yeux et, au moment où Pierre allait lui demander de garrotter la cuisse, l'homme s'est enfui, cela n'avait pas duré une minute.
— C'est le personnage principal de ma vie, dit Pierre. Je ne lui ai pas donné un nom. Je ne lui donne rien. Le problème n'était pas le sang. C'était la moelle. Cette satanée moelle !
Il frappa l'accoudoir. Il cherchait sa pipe maintenant. Agnès extrait une pincée de tabac du pot qui se trouvait sur la table. L'écume sent la gnôle. Elle a un haut-le-cœur. J'essaie de me souvenir de notre attente. J'avais hâte de retrouver la tour. Je l'avais peut-être aperçue en arrivant, mais je ne me souvenais plus de cette ébauche où le ciel devait jouer le rôle de l'infini, le repoussoir étant interprété par la meule du vieux moulin. Agnès se lava le visage au-dessus de l'évier.
— Ne vas-tu pas nous dire de quoi ? fit-elle enfin.
Pierre paraissait sur le point de tout avouer, même ses secrets les plus intimes. Je m'attendais à une confession qui s'annonçait longue et douloureuse et bien sûr je n'avais pas tout ce temps à ma disposition. Les filles arriveraient à midi avec Roberte qui ne badinait pas avec le temps, ce qui me laissait prévoir quelques heures d'une nostalgie tranquille. Le soleil venait à peine de se lever ou bien le temps avait passé malgré moi. L'horloge marquait huit heures. Elle n'avait pas sonné. Le balancier était une ancre. Pas de lunes ni d'étoiles sur le cadran. À peine l'heure, tandis qu'Agnès se coiffait devant le miroir du vaisselier.
— Je m'en souviens, c'est tout, finit par dire Pierre.
Elle reçut l'avertissement avec un léger raidissement des muscles de son cou, mais la brosse n'avait pas cessé de démêler la chevelure noire qu'elle allait réduire à la dimension d'un chignon. Pierre éternua cette fois. Il me montra une infinie poussière sur les meneaux. Un insecte la picorait hâtivement. Il l'écrasa en murmurant qu'elle avait le droit d'éprouver le désir de savoir de quoi diable il se souvenait mais qu'il lui contestait celui d'en parler à haute voix. Je souris pour lui montrer que je n'avais aucun intérêt à l'affaire. Elle cherchait une épingle. Il se pencha pour la ramasser. Il lui a toujours connu cette odeur. Elle le tranquillise. Elle le sait. Près d'elle, il n'est plus rien qu'elle ne désire pas. Il l'embrasse du bout des lèvres. Elle a levé les bras pour nouer le chignon.
— De quoi te souviens-tu ? dit-elle d'une voix presque douce.
— Je ne m'en souviens plus, dit-il en riant.
Je ris moi aussi. C'est parce qu'il s'était écrié, au milieu de son silence obstiné : je m'en souviens ! que je m'étais mis à penser à un vol peut-être pas si innocent et qui en tout cas me semblait être l'unique pivot de ma vie de patachon et non pas cette blessure absurde qui ne changeait rien. Nous ne saurions donc pas, ni Agnès ni moi, à quoi il venait de penser si intensément qu'une bribe de son texte intérieur nous était parvenue certes intacte mais tellement chargée de sens que nous en étions venus à nous impatienter, Agnès abandonnant le verre et s'occupant de ses cheveux et moi vaticinant à la surface d'un rêve qui n'était plus le mien. Mais nous étions peut-être en train de penser à la même chose. Agnès voulait simplement que Pierre eût le courage de commencer. Elle comptait sur moi pour mettre fin à l'évocation d'un passé qui nous brûlait les lèvres.
— Combien de temps cela fait-il ? demanda-t-elle.
Elle s'assit pour se chausser de bottes de caoutchouc. Pierre calcula un long soupir et n'obtint de sa voix qu'un couinement qui ne le ridiculisait d'ailleurs pas. J'inventai un geste de la main en même temps que mon regard parcourait les surfaces de la pièce.
Je n'avais jamais remarqué à quel point l'ombre est omniprésente si l'on ne cadre plus. Il faudrait peindre cet environnement où la lumière est au hasard de la rencontre du regard et de l'ombre. Le silence pesait. Agnès venait de sortir pour saluer un passant qui portait des livres sous le bras.
— Oui, des livres, dit Pierre, j'ai bien dit : des livres !
— Et sur quel ton !
Nous allions partir. Le passant dominait dans l'axe vertical de la rue. Il parut disparaître dans le mur de l'église. Pierre lui reprochait les livres. Agnès n'était pas mécontente d'avoir trouvé le moment de le saluer. Cet homme la ravissait tous les jours. Il apparaissait dans un rayon de soleil et il n'avait jamais le temps d'exiger d'elle ce qu'elle attendait de lui. Pierre les guettait. Il arrosait des géraniums atteints de la maladie noire. Il brisa une tige et en gratta la pulpe avec l'ongle sous lequel se forma le croissant noir qu'il me demandait d'observer. L'homme avait un parfum. Peut-être le jasmin. Pierre n'avait jamais regardé ses mains. Il y aurait découvert d'autres traces, mais elle n'était pas disposée à y croire. Il contempla une minute ce profil impeccable. Elle n'avait pas l'habitude de raconter des histoires. Elle en viendrait à évoquer cette sensation. Il haïrait ce silence.
— Il est temps de monter, dit-il soudain.
Il brisait son rêve.
— Il n'y a aucune femme dans son cœur, dit-il. Il n'y en a jamais eu. Je suis la surface de l'humanité.
— Pierre ! Pierre ! On va être en retard.
La prothèse émit un son étrange. Je pensai soudain qu'elle était forcément creuse, habitat peut être perméable aux réalités de tous les jours. Il y enfermait les relents de son texte comme Satie ses partitions dans son piano. Elle était dans la rue, merveilleuse à cette distance, presque inapprochable. Pierre n'évita pas un regard rapide en direction du presbytère où les volets étaient encore fermés.
Vieux volets, propices à l'ennui, aux remèdes de l'ennui et à la fin de l'attente. J'y ai dormi une fois. La chambre était infinie. Il n'était plus question de vivre ma jeunesse à la Tour du Loup. On se montrait tatillon, pressé d'en finir et la nuit n'était pas encore tombée. On me donna à manger dans une étroite cuisine qui faisait office de couloir entre une salle à manger obscure et une chambre qui sentait la chandelle. J'étais assis le dos au mur et je regardais passer les occupants de cette demeure dont je n'avais jamais vu que l'extérieur, peut-être même une seule façade avait-elle ennuyé mon regard qui préférait le vert des arbres et le ciel craquelé où je mettais du blanc pur. On me donna du vin coupé d'eau pour m'ouvrir l'appétit. Le pain avait subi l'outrage d'un autre repas. Je redoutais ces mains occupées à satisfaire le désir. Une bonne grise montait et descendait l'escalier. Elle transportait vers le bas les objets de ma nuit et remontait avec ceux qui ne pouvaient pas me servir. Ma chambre était au bout d'un autre couloir perpendiculaire à la cuisine. C'était un long corridor haut de plafond et sans fenêtres pour l'éclairer. Des miroirs jouaient le rôle de cette géométrie nécessaire. Le plancher reluisait sous des tapis rouges et verts dont les motifs étaient pure abstraction. J'avais fourré une poignée de raisins secs dans ma poche. La porte qu'on ouvrait était haute et massive. J'entrai sans écouter les conseils. On avait allumé un feu dans un angle. Le rideau frémissait, opaque et dur. Je remarquai la gravure au-dessus du lit. La croix était de petite dimension, nue et noire. La lampe était électrique. Il était interdit de jouer avec le potentiomètre. Je n'avais même pas le droit de toucher à l'interrupteur. On éteindrait pour moi une fois que je serais couché et surtout on espérait que je n'aurais besoin de rien pour passer la nuit avec cette salle idée dans la tête. Je pouvais boire l'eau du pichet. On se rendit compte de l'absence de verre parce que je le cherchais du regard. Puis le verre me parut insolite sous la lampe. J'avisais une bougie que je pouvais allumer si le feu ne consentait pas à éclairer mes terreurs nocturnes auxquelles je devais maintenant ajouter l'angoisse de la solitude parmi les autres. On ferma la porte. On ne m'avait pas touché. On m'avait simplement conseillé. J'étais entré nu dans une chemise d'homme qu'on avait réchauffée dans la cheminée. L'homme avait oublié son livre. Ma nuit s'augmentait d'une bougie et d'un livre. La bougie ne durerait peut-être pas autant que le livre. Quant au potentiomètre, il grésillait malgré que la lampe fût éteinte. Ou bien elle était sur le point de s'allumer. À travers la brèche que la tapisserie dissimulait à peine, on ferait la différence entre les lueurs de la chandelle et la lumière de la lampe. On entendait peut-être le froissement des draps, les pages tournées, mes reniflements. Combien de temps dure une nuit dans ces conditions ? Je m'attendais à ce qu'on m'enguirlandât, je me voyais surpris entre le livre et la chandelle, prêt à me révolter, à mordre si c'était nécessaire, car je ne disais rien. Au matin, on me ramena à la Tour. Mon père était en cure et ma mère avait refusé de perdre son temps à l'hôpital. Le comte caressa ma joue en me demandant si j'avais eu peur. Si c'était le cas, je devais tout oublier et penser à autre chose. L'homme au livre le suivait, mais sans l'atteindre, et il ne lui adressait pas la parole. Ma mère gémissait sous le porche. On lui reprocha ses caprices. Elle se mit à crier sans qu'on puisse rien faire pour l'arrêter. Elle devenait folle. On était impuissant. Le comte renonça à la raisonner.
— Tu as bien dormi ? me demanda l'homme.
J'avais dormi dans sa chemise. Il la portait maintenant. Il se pencha pour que je m'en assurasse. Ou bien voulait-il seulement comprendre ce que je lui disais à voix si basse que ma mère se tut enfin pour ne rien laisser perdre de mon désarroi. Le comte parut soulagé. L'homme était toujours penché. Il avait bourré la brèche de vieux vêtements, m'avouait-il. Je pourrais donc faire exactement ce que je voulais la prochaine fois que mon père perdrait la tête. La lumière électrique ne me trahirait pas, elle. Il avait été forcé de montrer à la bonne le bout de chandelle qui témoignait de ma nuit blanche. Le comte s'interposa. Il m'entraîna à l'intérieur de la Tour. Sa main puissante me forçait dans la direction de l'escalier.
— Monte, dit-il, et dis-lui qu'elle peut revenir parmi nous, qu'il ne s'est rien passé, que rien ne se passera plus, dis-lui qu'il vaut mieux oublier. Ou bien elle ne sortira plus de cette chambre !
3 octobre : — Tu as oublié le vin, remarqua Pierre en soulevant le torchon par un coin. Agnès lui montra la bouteille sur la table. Une seule bouteille ? dit-il en clignant de l'œil dans ma direction. Je ne bois plus guère de vin. Mais il n'y avait pas de place pour la bouteille dans le panier qu'il fit craquer. J'étais encore assis, peu enclin à le suivre dans ses pérégrinations mentales et il le savait. Il reconnaissait ce front buté, ce regard fuyant et le tremblement de la lèvre inférieure. Je me sentais vidé de ma substance, comme cela arrive chaque fois que je me laisse aller à l'écouter. À l'intersection de nos mémoires, nous ne sommes plus d'accord, non pas sur le sens à donner à propos de ce qui ne peut plus arriver, mais sur la manière d'évoquer ces segments d'un temps pourtant parfaitement mesurable. Je lui disais : combien de temps a duré notre promenade, entre la discussion avec ma mère, qui aurait pu mal tourner, c'est-à-dire en ma défaveur, ce qui aurait de toute façon gâché ta journée de liberté hebdomadaire, et le moment où nous sommes arrivés sur les lieux où tu situes un événement plus facile à évoquer parce que nous sommes les seuls à croire à sa réalité ? Pas de réponse.
— Je croyais, dit-il, que tu pensais comme moi.
Il se frotta le nez.
— Mais n'en parlons plus. Agnès a tout préparé. Vous ne ferez aucun effort aujourd'hui. Ce sera moins facile demain, non ?
J'avais à peine pensé à cette première nuit dans la tour. Nous y dormirions tous les quatre, moi, Roberte et les filles. Il n'y aurait pas de chien pour nous réveiller en pleine nuit. Le silence provoquerait sans doute une insomnie pour remplacer l'attente. Nous rêverions pour augmenter le poids de notre intimité. J'aurais peut-être beaucoup parlé. Je serais monté le dernier après avoir promis de ne pas m'attarder devant un feu qui semblerait me fasciner. Les filles prétexteraient mon indifférence et elles demanderaient la permission de monter dans leur chambre. Roberte serait jalouse de ce silence. Elle demeurerait un moment avec moi, respectant le silence ou le peuplant de son immobilité. J'aime ce profil, le regard sans objet et la mèche qui tombe. Elle finirait pourtant par me demander d'oublier le passé et de laisser toute la place au présent qu'elle se propose toujours de partager avec moi. Nuit tranquille, toute une journée entre Claire et moi, et le sommeil qui menace de me séparer à jamais de cette attente. Je n'imaginerais pas ce lendemain. Ma douleur serait évidente. C'est ce qui arrive quand elle me laisse voyager seul. Mais je voulais être seul avec la tour et elle a respecté cette transe. Je suis la proie du temps qui me sépare d'elle. Je lui préfère notre fille Léopoldine. La cadette n'est pas troublée par cette préférence. Elle est surface et mouvement. Elle mourra comme un oiseau. Léopoldine dure plus longtemps. Sa mort n'a aucune importance. Elle provoque la douleur et la douleur révèle d'autres réalités. Le temps recommence à cette date. Il n'y aura plus de recommencement. Il y aura une fin, refusée avec force, digne de soi. Mais je serais loin de penser au futur. Je m'égarerais plutôt dans le labyrinthe de nos enfances.
Cela commencerait sur le quai de la gare. Claire serait à la fenêtre et je lui demanderais de venir à la portière, simplement pour ne pas oublier son corps. Agnès s'étonnerait mais elle ne dirait rien. Pierre marmonnerait une confidence. Claire apparaît, facile et agréable. Nous arriverons avec la pluie, dit-elle.
— Nous arrivons toujours avec la pluie. Nous sommes peut-être la pluie. Celle qui tombe sur nos maisons, veux-je dire.
Pierre s'émerveille doucement.
— Elle parle, confie-t-il à Agnès qui grimace son désir d'indifférence.
— Nous nous reverrons, dis-je.
Le train bouge.
— Je ne crois pas. Il est trop tard.
Elle reparaît à la fenêtre. Le foulard s'élève dans le ciel. Elle n'en veut plus. Il monte comme un cerf volant. Le train s'estompe. C'est fini. Une femme alerte est allée récupérer le foulard qui est redescendu et s'est posé sur la balustrade. Elle le remet à l'employé.
— Puisque c'est le tien, dit Agnès en me poussant.
— Le vôtre ? dit l'employé étonné.
Il vient de respirer les parfums de Claire. Il faudra signer une déclaration.
— Toi et tes idées, bougonne Pierre à la porte du bureau.
Agnès tient le foulard comme un livre ouvert. Pierre s'est penché. L'employé avait parlé d'un fruit exotique dont le nom ne lui revient plus maintenant qu'il y pense avec le désir de comprendre ce qui s'est passé entre cette femme et moi. Son nez effleure la soie tranquille.
— Je reconnais ce parfum, dit-il et, élevant la voix pour secouer notre léthargie : c'est le parfum de toutes les femmes.
Agnès sourit. L'employé me montre l'emplacement où je dois signer. Il n'est pas du pays, sinon il aurait reconnu ma tête crépue.
— Je suppose qu'elle ne le réclamera pas, dit-il en refermant le registre jaune.
— Il est à toi, dit Agnès, j'espère...
Nous sortons de la gare. C'est peut-être fini. Et pourtant, il me reste cette journée encore future. Je l'ai imaginée. Je crois même pouvoir la créer. Seul l'esprit de Léopoldine, qui est critique et rebelle à l'idée d'abandon, troublera l'eau de ma fête.
— Je ne suis pas une marionnette, disait-elle dans ces moments où je venais à peine de l'apprivoiser. Tu as oublié ce que tu m'as pourtant promis hier.
J'oublierais mes promesses du lendemain. Le temps passerait après le sommeil. Il faudrait en traverser la matière transparente pour retrouver le véritable commencement, sur le quai de la gare, touchant la main de Claire et ne rencontrant que ses bagues. Ce geste désespéré n'a pas échappé à Agnès, il n'a aucun sens pour Pierre. Nous sortons du bureau. L'air est humide et presque froid.
— N'y pensons plus, dit Agnès. Si nous avons pensé en même temps, ajoute-t-elle en caressant ma joue imberbe.
Elle a toujours tellement aimé cette douceur d'enfant qui est encore la mienne.
24 octobre : Les trois corps peuplèrent la rue. Ils allaient lentement. Ils descendaient de la partie haute du bourg, sous le rocher, longeaient la rivière, les groupes se touchaient à la hauteur du vieux moulin, puis l'assemblée bifurquait comme une ombre vers la place qu'elle animait maintenant de sa lenteur. Pierre haïssait ces rites. Agnès s'y soumettait en voyageuse repentante, ce qui lui valait, à cette heure de la semaine, des compliments sur son métier. Elle s'est plus d'une fois surprise à rêvasser devant les meneaux des grandes fenêtres de l'école et plus particulièrement celle qui répandait sur son bureau et sur ses fleurs une lumière d'angoisse « à se tuer ». Les enfants y devinaient des cimetières sur lesquels il fallait compter si l'on avait l'intention de continuer de vivre ou même de s'inventer une nouvelle vie, ce qui arrive avec de la chance. Elle commentait les transparences, parlait d'Alice, mais la rue horizontale, ni la rivière invisible de ce point de vue, ni l'horizon couché en terre morne ne pouvaient titiller leur intelligence de moineaux. Le rideau portait les traces de leur révolte. On le faisait laver, par une spécialiste, une fois par an. S'y accumulaient les fantômes du désir, de l'obsession et de la cruauté. Il était gris, épais, mangé d'ombres, il tombait à l'angle du mur et on ne le tirait jamais. Je m'enfonçai dans le buisson avec Pierre. Nous nous agrippâmes au grillage. La cour de l'école avait changé. Je ne sus pas lui dire pourquoi. Agnès la traversa en secouant une clé.
Le dimanche matin, avant la messe, elle vérifiait systématiquement la fermeture de la porte principale, peut-être parce qu'ainsi elle attirait l'attention de l'assemblée en formation dans la rue. Elle regarda à travers le carreau et secoua la tête.
— Le chat, sans doute, dit Pierre.
Elle nous voyait peut-être. Deux ou trois femmes s'étaient arrêtées devant le portail pour lui demander si c'était le chat. Elle fit non de la tête.
— Cette fois, ce n'est pas le chat, leur dit-elle, dit Pierre, c'est mon imagination qui me joue des tours.
Elles reculèrent pour la laisser refermer le portail. Elle leur parlerait sans arrêt jusque sur le seuil de l'église. Il n'allait pas à la messe bien qu'il fût curieux à la fois des choses de la religion et de celles, moins faciles à cerner, de l'esprit en proie à l'éternité. Il y avait une feuille de marronnier dans ses cheveux. Je la cueillis en silence. Il rougit.
Il n'avait pas l'intention de dire du mal d'une femme qu'il aimait comme sa seule compagnie. La messe ne durerait pas. Nous nous assîmes pour parler de Claire. Il parla de la femme. Je rêvai avec lui. Le temps pouvait passer si nous étions redevenus enfants. Le ciel ne s'éclaircissait pas. Un retardataire nouait les lacets de ses chaussures un pied posé sur le parapet. Il parlait tout seul. Il prit le temps de satisfaire sa curiosité mise en éveil par le saut d'une carpe. La rive était animée par des clignotements. Il passa sans nous regarder. Il irait directement au café. Il n'y avait plus personne pour lui tirer les oreilles à la sortie de l'église. Pierre s'entourait de fumée. Il aimait se brûler la gueule de bon matin. Le dimanche matin, il ne songeait qu'à l'après-midi du même dimanche et quand elle commençait, il se mettait à haïr la nuit avec laquelle il achevait son rêve de tranquillité. Les jours de semaine avaient leur charme. Il flatta mon épaule, mordillant le bec, il se rappela que nous parlions des femmes et qu'il avait changé de sujet sans me demander mon avis. Nous entretenons nous aussi des conversations sans queue ni tête, dit-il. Il n'y avait pas de malheur dans cette vie, ce qui était peut-être la seule définition du bonheur.
— On se cassait la tête en dissertations pour ne pas l'admettre, fit-il.
Je ne parlais plus. Claire s'évanouissait doucement. Je pouvais évoquer la nuit que j'avais passée avec elle. Mais qu'en resterait-il ? Il avait peut-être besoin de cette confidence. Je lui ai toujours connu ce goût pour les silences outragés. La pipe émit un chuintement. Il jeta un œil distrait sur la cendre et la répandit d'un coup de poignet qui l'éparpilla encore dans l'air immobile.
On entendit le claquement caractéristique de l'ouverture des portes de l'église, la principale, qu'on ouvrait toute grande à la fin de la cérémonie et elle le demeurait jusqu'après le repas de midi dans le souci d'aérer un local saturé d'humidité, et la petite qu'on ouvrait sous la galerie où gisait une vierge, ou ce qui restait d'une vierge qu'on avait retrouvée dans la cave du presbytère, mise en pièce par la rigueur des temps, érodée par la mémoire et reconstruite sous des prétextes historiques qui n'étaient que la triste justification d'un désir de retour à de mariales mécréances. Les femmes revenaient. Elles se séparèrent à l'entrée du pont, les unes remontant vers le rocher, les autres traversant la rivière pour s'éparpiller en jacassant dans les prés aux bêtes étonnées. Le portail de l'école grinça. Elle reviendrait avec le chat et ne saurait qu'en faire. Il tenterait de lui faire avaler un morceau de gras mais il se détournerait comme quelqu'un qui a déjà mangé et qui ne veut pas montrer qu'il n'en peut mais plus. Le chat ronronnait dans ses bras. Les gens parlaient de moi sur la place. Pierre était amateur des rumeurs sans lesquelles il n'y a plus de vie sociale. Au café, il se montrerait nostalgique et prêt à tout recommencer si c'était à refaire. Je redoutais le silence auquel il me réduisait, ne laissant même aucune place aux autres qui se contenteraient de le croire. Sa verve est un fait. Le carillon nous étourdit tandis que nous hésitions sur le chemin à prendre. Le chat disparut. Agnès était encore à sa recherche. Elle interrogea un passant. Il haussa les épaules sans répondre. Plus loin, il s'arrêta pour pisser. Pierre se demanda de quel côté il allait continuer ce retour au bercail. Le pont était désert. Et dans la pente qui montait vers le rocher sacré, il crut reconnaître le chat.
— Il est rapide comme l'éclair, dit-il à Agnès qui l'aidait à enfiler une veste plus chaude, car le vent se levait et un nuage noir s'était répandu comme de l'encre dans un ciel livide à souhait.
La dernière vibration sembla s'éterniser dans cette sinistre aquarelle.
30 octobre : Le train manœuvrait lentement dans une obscurité bleue traversée par les faisceaux des lampes. Un cheminot m'avait recommandé de fermer la fenêtre à cause du gel. J'avais conservé cependant cette fente à peine suffisante. L'air de la voiture était vicié par le sommeil que pour ma part je n'avais pas encore trouvé. Claire était retournée dans sa couchette. Nous venions de partager un silence intraduisible suite à un baiser qui l'avait laissée rêveuse et distante. Elle avait ouvert la fenêtre parce que le train s'arrêtait. Un visiteur l'éclaira et elle lui demanda où nous étions. Il ne s'arrêta pas pour répondre et continua sa ronde.
— Nulle part, dit-elle, je crois qu'ils cherchent quelque chose.
Je me penchai à la fenêtre. Les blancs faisceaux exploraient la voie sous le train. Il y avait là une cadence dont je pris vite la mesure. Elle se répéta sans défaut jusqu'à ce qui pouvait être la queue du train. La dernière lampe éteinte ou disparue, l'obscurité s'installa avec un silence à peine signalé par des tintements, des claquements, des frottements, des grincements. Le cheminot me tapota l'épaule tout en me conseillant de ne pas mettre le nez à la fenêtre. Glissement. Il semblait fuir au bout du couloir où il ouvrit une portière. Le compartiment dans lequel il entrait était vivement éclairé. Je vis les jambes croisées d'un lecteur de revues. Une bouffée de tabac s'enroula autour d'un plafonnier, jaune et grise. Coulissement. La porte de notre compartiment était agitée de petites vibrations.
— Nous ne sommes nulle part, répéta-t-elle en ouvrant brusquement cette porte.
L'homme eut l'impression qu'on la lui arrachait des mains. Il ne s'attendait pas à la surprendre en flagrant délit de conversation. Il y avait une bonne minute qu'il tentait de manœuvrer la poignée dont il redoutait le claquement. Il guettait ce changement de pression dont il espérait qu'il n'affecterait que la fleur de sa peau. Il détesterait l'œil clignotant d'un dormeur dérangé qui ne se souviendrait même pas d'avoir été amené à la surface de son rêve par un voisin qui ne trouvait pas le sommeil. Il avait besoin de lui parler. D'abord pour s'excuser d'avoir parlé tout haut de leur intimité. Ensuite, elle prendrait l'initiative de la conversation. Il connaissait ses répliques. Elle avait trouvé le ton d'avance. Elle n'avait plus besoin de se préparer à le vaincre, tandis qu'il ralentissait son approche, toujours sur le point de s'abandonner à d'autres projets moins révélateurs de son comportement.
— Je croyais que nous étions en gare, dit-il doucement dans la fente.
— Tu croyais ? fit-elle.
La gare s'illumina en même temps. Il parut émerveillé comme un enfant devant un arbre de Noël qui met fin à son attente ensommeillée.
— Nous étions bien en gare, dit-il.
Il sortit dans le couloir. Elle s'interposait entre lui et moi, me dissimulant presque.
— Je reconnais cette odeur, dit-il en s'approchant de la fenêtre qu'il remonta. Les pas, dit-il, la marquise, la crasse des traverses.
Elle haussa les épaules. Il s'éloigna, titubant comme si le train était en marche. Maintenant, il avait le nez collé à la vitre de la portière et il attendait que le train démarrât pour satisfaire à un besoin. Il gigotait doucement. Il me vit. Je le regardai à peine. C'était un homme long et maigre, un peu courbe, asymétrique à cause d'une main qu'il tenait toujours dans le dos, les doigts serrés autour de la ceinture. L'autre main accompagnait sa conversation. Il avait l'art de la soumettre à ses désirs. Elle devançait l'idée. Il s'en servait pour clouer son interlocuteur. Mais il ne pouvait rien contre elle. Ses répliques appartenaient à un autre dialogue. Elle mettait fin à toutes ses tentatives de recréer l'image qu'il voulait donner de lui. Elle entra dans le compartiment, visiblement agacée par l'intérêt que je portais à son compagnon de voyage. La lumière menaçait encore de nous réduire à l'obscurité, mais cette fois, nous aurions l'avantage de savoir où nous étions. Il n'avait pas vécu cette obscurité. Il le regrettait. Il préférait toujours vivre avec elle ce qu'elle souhaitait vivre sans lui. Ce n'était pas réciproque, précisa-t-il. Je rétorquai un peu vite que je n'avais pas, en voyage, le goût des confidences.
— Mais c'est justement en voyage qu'elles ont un goût reconnaissable, s'exclama-t-il.
Le cheminot apparut dans un écran de lumière.
— Messieurs, commença-t-il.
Je lui tournai le dos, élargissant en même temps l'ouverture de la fenêtre. Sur les quais, la lumière sembla s'intensifier jusqu'à la blancheur.
— Que se passe-t-il ? fit l'homme qui voulait me connaître et à qui je refusais cet avantage.
— Il ne se passe rien, dit le cheminot qui s'était rapproché. Il avait la tête d'un homme qui ne trouve pas le sommeil ou il était de garde et il était simplement en train de lutter contre cette nécessité.
Je lui offris une cigarette qu'il ne refusa pas et il s'étonna tout haut de me voir fumer la pipe. Mauvaise entrée en matière, dit l'homme. La lumière redevenait d'un jaune sinistre. Le train semblait bouger. On s'activait sur les quais, ballet sans musique. À travers la marquise, le ciel me sembla bleu. Le jour allait peut-être se lever.
— Non, dit l'homme, dans ce cas il est blanc, un peu jaune et impossible à enfermer dans la part de ciel. C'est alors qu'il faut songer à la perspective.
Le cheminot secoue une tête agacée.
— Nous sommes loin de l'aube, vous avez tort l'un et l'autre.
Et il se rasséréna. Il formait de grandes volutes contre la vitre froide. Il fumait vite toussotant de temps en temps. Un coup de tampon sembla l'inquiéter.
— Une heure de retard, dit-il en retournant à son compartiment.
Il me remercia pour la cigarette et se dépêcha enfin de regagner ses pénates.
— Un importun, dit l'homme, n'y pensons plus, ou plutôt pensons à nous.
— Si vous avez besoin de quelque chose, avait dit le cheminot avant de refermer sa porte, n'hésitez pas, je ne dors pas.
Il n'expliquait toujours pas pourquoi il ne dormait pas. Son collègue en écrasait des vertes. Il n'avait pas décroisé ses jambes et la revue était ouverte à la même page.
— Quelque chose me dit que nous sommes sur le point de reprendre le cours de notre traversée, dit l'homme.
Une locomotive glissait silencieusement sur une voie parallèle. Un homme marchait en même temps sur le quai adjacent. La lumière semblait faiblir. L'homme pensa tout haut que c'était peut-être là l'effet du lever du soleil. Il aimait les matins inattendus. Les trains vous mêlent à la vie des autres.
— Je n'oublierai plus votre parfum, dit-il.
Je rougis.
— Bien sûr, vous n'oublierez pas vous-même que j'ai mis fin à votre aventure, continuait-il sans m'entendre car je venais de lui avouer le peu d'intérêt que je portais à la surface des choses.
Ce sentiment lui aurait inspiré une plus juste critique. Il était amer, précis et il avait tout le temps de s'en prendre à ma légèreté. Les femmes des autres ont le même parfum, dit-il. J'ouvris la fenêtre toute grande. Ces aspirations matinales me ravigotent toujours. Il en est de glaciales à souhait, empreintes du temps traversé de nuit. Je n'ai jamais prétendu entrer dans la vie des autres. Une femme seule et en marge de sa propre vie est simplement plus désirable qu'une autre femme, plus jeune sans doute, et sans expérience, qui sert encore de pivot à des rêves de folies et de grandeurs. Je voulais dire que ce baiser n'était que la confirmation de ma connaissance de la solitude. Il en avait détaillé la lenteur à travers la fente infime que formaient le rideau tiré et le montant de la fenêtre. Il s'était senti humilié mais surtout, il n'avait rien tenté pour se raisonner. Son esprit était maintenant mélangé à la matière du dehors. Il me montra d'un doigt tremblant la salle des pas perdus dont on apercevait l'atmosphère tremblante à travers les innombrables carreaux de haute boiserie qui se perdait dans la géométrie de la marquise à cet endroit point de rencontre de toutes les fonctionnalités. Une colonne d'acier, épaisse et étrange, coupait cette profondeur. Elle semblait soutenir ce nœud de verre et d'acier, inexplicable autrement. L'homme n'avait pas la prétention de décrire à ma place ce que je voyais parce qu'il me le montrait. Il ne parlait pas vraiment de ce baiser. Il n'en connaissait pas la saveur. Il ne l'embrassait plus depuis longtemps. Elle se dérobait s'il l'avait prise au piège de son désir. Et elle se donnait facilement. C'était sa réponse au temps qu'elle avait passé près de lui. Il n'y en avait pas d'autres. Pas qu'il sût.
— Vous avez raison, dit-il, le jour est en train de se lever.
Sur le quai, le cheminot en casquette étoilée leva en l'air un drapeau rouge. Il en manœuvra le mécanisme trois fois. Nous reculions.
— Pour aller où ? dit l'homme.
Le train s'immobilisa. Il semblait céder le passage à un autre train dont la carcasse grinçait.
— Tu dors ? demandait l'homme qui avait passé sa tête dans la porte.
Un grognement agacé fut toute la réponse. L'homme fit coulisser la porte avec une lenteur calculée juste au moment du coup de frein qui commença par rajouter à cette lenteur, puis la porte, saisie par un mouvement inverse, s'ouvrit toute grande. L'air vicié du compartiment nous étourdit, en même temps que sa chaleur écœurante. Elle nous regardait. Elle était assise dans sa couchette, les jambes repliées sous elle, une main posée sur un barreau de l'échelle. Il jura et referma la porte sans ménagement. Dehors, il régnait une obscurité sale et transparente. Des îlots de lumière opacifiaient les alentours des poteaux qui s'alignaient le long des murs crasseux. Je distinguai un pont et la balustrade lumineuse. Le ciel s'éclaircissait par-dessus les toits mais la lumière de la rue était encore dominante. Je ne pouvais pas voir les fenêtres. Les arbres paraissaient découpés dans l'ombre. Nous entendîmes un discret coup de sifflet et nous demeurâmes une bonne minute dans l'attente d'un second. Mais il ne se passait plus rien. L'homme s'agitait contre la vitre, agacé maintenant par sa propre buée. Puis le train reprit sa marche normale, dans le sens que nous lui connaissions. Nous traversâmes la gare déserte comme si ce fut un rêve revisité avec les mêmes moyens, et la nuit nous retrouva dans un paysage de lointains immobiles. L'homme parlait de temps en temps pour attirer mon regard sur un point précis de l'horizon. Son avis maintenant était que nous étions loin du lever du soleil. Il consulta sa montre.
— En effet, dit-il.
Mais le train ralentit de nouveau. Une grue gisait en travers de la route, éclairée par les phares d'un camion.
— Il est arrivé quelque chose, dit l'homme.
Un autre camion était renversé dans le fossé. Le train avançait au pas. Les cheminots étaient sortis de leur compartiment. Ils avaient ouvert toutes grandes deux fenêtres contiguës et ils se renseignaient. Le passage à niveau avait l'air d'une fête. Une guirlande traversait le ciel. La barrière était verticale. Une femme échevelée ouvrait et fermait le portillon au passage d'ouvriers pressés. Un feu était allumé dans le pré adjacent et plusieurs hommes tentaient de l'éteindre en jetant dessus des pelletées de sable bleu. Il me sembla deviner un corps humain dans le taillis qui annonçait un bois dont l'ombre s'étendait jusqu'à l'horizon. L'homme cligna des yeux sans en voir plus que moi. Le train stoppa. Nous étions arrêtés devant la maison du garde-barrière. La porte de la cuisine était grande ouverte. Une femme semblait lécher la tasse de son café. Le chien jappait, prisonnier d'une jardinière. Cette fois, il s'agissait bien du jour.
— Regardez ! dit l'homme.
Le reflet dans un œil-de-bœuf. Il rit. L'un des cheminots, qui affectait un air tragique ou qui était affecté par lui, posa un doigt vertical et tremblant sur l'horizontale agitée d'une bouche qui retenait son cri. Il y avait eu un mort. Maintenant on extrayait un corps encore vivant de la carcasse du camion. Je détournai mon regard pour le fixer dans la direction qu'il m'indiquait avec le même doigt. Une lampe était posée au ras de la route. Cette étendue me parut fantomatique. L'homme était habillé de blanc ou bien il était nu. Il gémissait à chaque avancement de son corps dans le labyrinthe d'acier qu'on tordait à l'aide de leviers.
— C'est vrai, dit mon compagnon de voyage. Je le vois. J'ai l'impression de le reconnaître. N'éprouvez-vous pas la même sensation ?
À l'autre bout du couloir, le cheminot était en conversation avec un ouvrier qui revenait d'une galère qu'il croyait ne plus oublier. Il décrivait la scène avec une lenteur qui semblait faire les délices de son interlocuteur, lequel savait d'ailleurs ménager le silence pour nous laisser le temps de nous rendre compte de la gravité de l'accident. La grue avait donc vacillé et une lampe, qui éclairait le chantier, s'était décrochée au moment où le camion était soulevé. Le chauffeur avait poussé un cri atroce et le train s'était amené au ralenti et il avait cru que c'était la dernière chose qu'il voyait avant de mourir. L'ouvrier sautillait sur le ballast en se frottant les mains. Il n'en pouvait plus. On l'avait remplacé parce qu'il donnait des signes de crise. Il avait bu un café amer en recrachant chaque gorgée dans le feuillage que la femme du garde-barrière lui avait désigné. Son époux y vomissait les gouttes qui faisaient déborder le vase de sa conscience, une fois par semaine, et le jour était mal choisi.
— C'est intéressant, dit mon compagnon.
L'ouvrier le regarda d'un air triste. Il n'aimait pas faire de nouvelles connaissances et parlait rarement à des étrangers, mais il était si mal en point à cause de cette vision (car ce n'est qu'une vision, dit mon compagnon) qu'il ne voyait pas d'inconvénient à reconnaître que cette conversation lui faisait le plus grand bien. Il signala le chef de train qui arpentait la voie d'évitement. Il avait ramassé ce qui restait d'une fusée et il en parlait au garde éberlué qui ne pensait toujours pas que ce genre de chose pût lui arriver. Sa femme le sermonnait. Le jour se levait nettement. Il allait pleuvoir avant midi. Le ciel était chargé de nuages verts. Nous n'avions pas assisté au départ de l'ambulance. Dans le fossé, on s'interrogeait sur l'identité du mort. On l'avait fouillé pour trouver des papiers. La conférence s'était installée à peu de distance, en plein milieu d'une route par laquelle devait arriver une seconde grue. On ne désespérait pas de dégager la chaussée avant le passage obligé des ouvriers d'une usine dont la cheminée semblait appartenir à un autre siècle. Deux coups de sifflet nous ramenèrent à la surface de cette réalité qui commençait à prendre un sens malgré nous. Au passage, nous donnâmes un nom au cadavre qui n'en avait peut-être pas. Le train nous soumettait à une accélération insensée. Les cheminots avaient refermé les fenêtres et ils avaient regagné leur compartiment dont la porte était toutefois restée ouverte. Le jour gagnait les fossés. Les arbres pouvaient s'extraire de leurs feuillages d'ombre.
— Nous ne rattraperons pas ce maudit retard, fit l'homme.
Il entra dans le compartiment. La porte s'ouvrit aussitôt pour livrer passage à un homme différent qui luttait encore contre le sommeil qui semblait bien l'avoir encore vaincu. Il se dirigea vers les toilettes en titubant. Il m'avait regardé comme pour me dire quelque chose mais il y avait renoncé pour une raison qu'il avait semée dans mon esprit sans me la découvrir.
— Nous avons perdu près de deux heures.
Je songeai à Agnès et à Pierre qui m'avaient promis de m'accueillir. Comment accepteraient-ils ces deux heures que je devais à une tragédie qui n'avait même pas été un spectacle ? Je me surpris à chercher des excuses qu'il ne m'appartenait pas de fournir. Il revenait à la compagnie d'expliquer ce qui m'arrivait. Je me demandais si cette conversation avait déjà commencé. Je ne porte pas de montre et il m'arrive rarement de nécessiter une telle conscience du temps. Oui, peut-être après tout avaient-ils déjà un peu enguirlandé un employé qu'ils rendaient responsable de mon retard, n'ayant rien d'autre sous la main pour exercer les griffes de leur impatience. Nous en parlerions sans doute. Je souhaitais m'appesantir sur le sujet. Ce serait une bonne introduction à la reprise d'un dialogue interrompu il y avait plus de vingt ans par les seuls effets de ma volonté. De leur côté, ils devaient être en quête des mots capables de traduire les sentiments auxquels je les avais lâchement exposés. Partir est toujours un peu injuste pour les autres mais je n'avais jamais pris le temps de mesurer cette instance. Le train filait comme dans un rêve, à la tangente d'un paysage circulaire qui avait l'air trop réel pour ressembler à celui que j'avais abandonné. Claire ne se montrait pas. Je m'impatientais.
Je ne reconnaissais pas les gares, qui pourtant changent si peu au fil du temps qui menaçait de se rompre à l'approche de ces barrières, des haies, du goudron et des flaques, et d'un terminus où je pensais m'être arrêté pour me remettre des premiers effets de ma folie. Mais j'avais le souvenir d'un voyage sans histoire, jusqu'au bout du monde, un premier voyage centrifuge, le seul concevable à cette époque de ma vie où je ne désirais rien d'autre que la nouveauté et peut-être même aussi l'émerveillement. Une force contraire me ramenait au centre de la vie et les gares n'expliquaient rien parce que je n'avais pas pris le temps de m'y arrêter. Je n'avais pas désiré ce ralentissement et maintenant qu'il m'était nécessaire, je ne trouvais pas le moyen d'arrêter le train. Je lorgnais la poignée du signal d'alarme. Sur un pont que nous traversions au ralenti, j'eus la tentation de me risquer à la tirer mais nous entrions dans un tunnel et les plafonniers demeuraient éteints. Dans cette nuit inespérée, Claire est revenue pour me dire qu'elle renonçait à m'oublier. Le jour lui révéla le bonheur atroce qui serait le mien.
6 novembre : D'abord, nous irions à la remise pour chercher une chaise qui manquait à la tour. Il me montra la clé. Ce n'était qu'un passe grossièrement forgé. Je me souvenais de tous ces détails.
La clé avait été perdue en chemin. Nous courions pour nous mettre à l'abri. C'était une averse d'été. Lui se rappelait plutôt des acacias déchirés et des fleurs sur la route et sur le talus. L'abri était une toiture de planches clouées au tronc d'un châtaignier. Les fleurs tombaient avec la pluie. Mais c'était peut-être la fin d'un printemps et nous allions chercher du petit bois. Ou bien nous revenions et nous avions abandonné les fagots en chemin. La pluie cessa. Le ciel s'éclaircit. Le vent tiédit. Il ne trouvait plus la clé dans sa poche. Je regardais le chemin, ses racines. Avait-il fermé la porte à clé ou bien n'avait-il pas tenu compte de cette recommandation. Il s'était armé d'une hache et m'avait confié un croissant. S'agissait-il vraiment du feu de la Saint-Jean ?
— Je ne vais pas tenter de te rafraîchir la mémoire, dit-il.
La remise sentait la terre et la moisissure. Il y avait un plancher maintenant. Les meubles étaient soigneusement rangés contre les murs et les fenêtres étaient ouvertes depuis longtemps. Il luttait toute l'année contre les gouttières provoquées par la chute des tuiles de la toiture voisine. Les voliges portaient les traces de ce combat mais la poussière avait vite fait de recouvrir l'humidité à la surface des meubles. Il passa un doigt précis sur l'angle d'une table dont le placage était habité par des insectes noirs.
— Je n'y peux rien, dit-il. Mais nous trouverons une chaise.
Il m'avait confié la clé dans le cas où Roberte souhaiterait meubler la tour à son goût. Agnès n'avait pensé qu'au nécessaire, la table, les chaises, les lits, une armoire, et elle avait oublié le dernier-né.
— Ah ? dis-je, c'est qu'il ne viendra pas.
Il parut déçu par ma déclaration et cherchait à la discuter, mais les mots ne venaient pas.
— Je croyais que c'était pour lui, commença-t-il.
— Non, non, fis-je, il ne viendra pas.
— Plus tard, peut-être, dit-il.
Il était donc inutile de chercher une chaise. Il avait presque disparu dans l'ombre et la poussière. Les chaises étaient debout sur les meubles qui pouvaient être des tables, des buffets, des lits. Il en avait trouvé une qui pouvait convenir à un enfant de cet âge. Il éprouva la résistance des accoudoirs.
— Dommage, dit-il, j'aurais souhaité faire sa connaissance.
Je dis que je regrettais moi aussi mais que je ne me souvenais plus des raisons de Roberte. Il dit :
— Ah ? Ce sont des raisons de Roberte.
La chaise me plaisait. Sa paille était poussière mais avec un peu de travail, elle pouvait faire de l'usage. Je lui demandai de l'extraire de l'ombre et il l'amena en pleine lumière sous une fenêtre où séchait une plante méconnaissable. Un chiffon lui servit à épousseter la paille.
— Elle est solide, dit-il.
J'y pensais hier au soir quand je me suis souvenu qu'il y avait un petit dernier. Il mentait. Il n'avait jamais oublié cet enfant que j'avais annoncé avec plus de bonheur encore que les deux filles qui l'avaient précédé. Pourquoi ce mensonge, cette imitation de l'oubli, cette feinte qui blesse mon orgueil ? Je mis la clé dans ma poche. Ce geste le dérouta.
C'était exactement ce qu'il avait fait et il avait perdu la clé sur le chemin où nous n'avions aucune chance de la retrouver. Il se souvenait de sa crise de larmes. Il ne pleurait pas. Il en voulait à la pluie, à la terre du chemin, à l'eau, à l'arbre. Il m'avait inquiété mais je n'avais rien dit de peur de me mettre moi aussi à exagérer les conséquences de la perte d'une clé qui ne pouvait pas avoir l'importance qu'il inventait pour m'impressionner. Son père ne nous avait fait aucune recommandation particulière. Il nous avait confié la clé en nous demandant de ranger le bois à un endroit précis de la remise qu'il venait de nettoyer à cet effet. Il redoutait un peu notre sens du désordre. Nous avions donc été jeter un coup d'œil à la remise. L'espace réservé à ce bois supposait un nombre incalculable de voyages entre la forêt et la remise. Nous laissions donc la porte ouverte. Nous en étions à notre premier voyage. La pluie nous a surpris sur le chemin du retour. Nous ne l'attendions pas. C'était la veille de la Saint-Jean et, en passant près de la rivière, nous avions salué des moissonneurs qui déjeunaient en taquinant des filles. Nous n'avions pas l'âge de ces filles. Cette vue nous excita jusqu'au silence. Nous trouvâmes la matière d'un premier fagot dans les herbes hautes du talus mais il était maintenant temps d'entrer dans la forêt pour en préparer un deuxième. Nous les avions abandonnés tous les deux sur le chemin. La clé était perdue. Les filles étaient accroupies sous le pont et les moissonneurs s'abritaient sous leurs vestes. Nous atteignîmes l'abri du châtaignier en même temps que la grêle. Je revois le bois d'acacias secoué par le vent et les volées de grêlons. Les toits des ruches crépitaient. Y avait-il une autre raison d'aller chercher du bois, sinon ce feu de la Saint-Jean qui grisait déjà les filles que nous avions désirées en passant. Il me demanda si j'avais la clé. Je lui répondis qu'elle était perdue à jamais. Il regarda avec moi le chemin jaune et noir. Les moissonneurs revenaient. Les filles étaient perchées sur les ailes du tracteur. L'une d'elles sauta dans la remorque et jeta à nos pieds les deux fagots en nous souhaitant une bonne fête. Elle riait parce que la pluie l'avait un peu déshabillée.
— C'est ça les filles, dit Pierre.
Il la remercia. Il avait rougi en même temps.
— Sauf si c'est votre chemin, dit le conducteur sans arrêter le tracteur.
Mais nous allions dans le sens contraire.
— Nous rentrerons plus tard, dit la fille qui était toujours debout dans la remorque.
Pierre me donna un coup de coude. Je n'avais encore rien dit. Je pensais à la clé. Mais ce n'était pas toute la question qui se posait. Nous avions évalué le nombre de fagots à douze. Le père de Pierre en avait tenu compte.
— Mon père ne se trompe jamais, dit Pierre.
Et il me montra l'étendue de la tâche. C'était un volume à remplir. Nous en trouverions la mesure dans les sous-bois. Il tira simplement la porte et il regarda le ciel.
— La clé, dit-il.
Il l'avait oubliée à l'intérieur de la remise. Il se souvenait maintenant d'avoir renoncé à aller la chercher. Nous étions sur la place mais il n'était plus très sûr de ce qu'il avançait, d'autant que je l'avais bien vu mettre la clé dans sa poche. Nous entrâmes dans la forge par la petite porte.
Nous sommes sous une tonnelle qui s'égoutte. C'est une porte d'acier. La rouille est superficielle. Elle est ouverte. Au fond de l'atelier, la grande porte à deux battants est fermée par une barre. Nous allumons l'ampoule. Le feu couve sous la braise. La ventilation est assurée par un soufflet électrique. L'interrupteur claque. Nous forgerons la clé. Pierre se souvient du code. Ces créneaux l'ont inspiré plus d'une fois. Je ne le savais pas. Il extrait un clou d'un tas de ferraille. Il le redresse sur l'enclume. Il commence à le forger à froid. Dans le mâchefer, il a dessiné une bénarde qui ressemble à toutes les clés non forgées de notre enfance. Le panneton est conforme à ses souvenirs, Ève étroite et profonde, museaux carrés, fentes proportionnelles, embase sans balustre. La forge n'existe plus. Elle a été détruite par un incendie peu de temps après la mort du père. Aujourd'hui, on y construit lentement une coquette maison qui a l'air d'un jouet. Même le nom est enfantin.
— J'avais oublié l'essentiel, dit Pierre en secouant le portail qui est bien fermé.
J'avais oublié le fils ! Mais il ne viendra pas. Je bredouille d'autres excuses. Nous avons quand même emporté la chaise. Elle servira à l'invité de la dernière heure.
— Tu te souviens ?
Son père nous enseignait le vocabulaire. Constance vérifiait l'orthographe. La clé avait été forgée à partir d'un souvenir qui ne pouvait être que vague et infidèle. Cette mémoire étonna le père. Il ajouta un coup de lime dans l'Ève du panneton. Il nous avait surpris l'œil dans la serrure. L'autre clé était à l'intérieur. Pierre dit :
— Je t'en prie, Agnès, tu nous fais perdre un temps précieux.
Elle tourna la clé.
— Vous n'avez rien perdu, nigauds, dit-elle en sortant dans la rue.
La pluie recommençait. Elle portait un foulard jaune et secouait la clé sous notre nez. Pendant ce temps, Pierre limait l'Ève du canon. Son père arriva à temps. Il lui envoya une sonore calotte dans la nuque. Pierre avait l'habitude de ces humiliations.
— Un jour vous me foutrez le feu à la baraque, dit le père.
Agnès grimaçait dans son dos. Le père montra à Pierre le défaut de la clé et on vit Pierre courir vers la forge avec la clé dans une main et la lime dans l'autre. Il ouvrit toutes grandes les portes de la forge. Il était à l'établi, sur l'étau.
— Regarde-le, dit le père à Agnès, il ne sait même plus que tu existes.
Agnès rougit. Elle m'avait confié à l'oreille :
— Je sais tout de lui.
Je rougis à mon tour. Le père ne supportait pas longtemps ma présence.
— Il dit qu'il cherche le noir de ta peau, m'avait dit Pierre un jour de deuil.
Je ne me souviens pas de cette mort. La clé était forgée. Agnès avait conservé la première. Le père n'en sut jamais rien. Il savait rarement ce qu'il était en droit de savoir. Pierre mentait tous les jours.
— Je croyais l'avoir perdue, dit-il tandis que le père écoutait comme dans un rêve les coulissements du bouton.
Il sortit à peine de son rêve pour s'étonner.
— Tu ne l'as pas perdue ?
— C'est Agnès qui l'a !
— Agnès ?
Elle s'était envolée.
J'ai conservé la clé. Je le lui avouais maintenant. Nous sortions du village. Il portait la chaise sur sa tête. Et je lui racontais ce que j'avais fait de la clé. Il aurait préféré m'entendre parler de mes impressions. Je ne m'étais pas beaucoup confié depuis mon arrivée ce matin.
— Je savais bien qu'elle n'était pas perdue, dit-il.
Mais j'avais fini par la perdre, la clé.
— Je l'ai oubliée et il est arrivé ce qui arrive toujours aux choses qu'on finit par oublier : elle a disparu.
Il rit.
— Efforçons-nous d'oublier la famille, la femme, l'ami infidèle, le chien dérouté, chantonnait-il sur le chemin.
Il dansait presque. Nous étions encore à la recherche d'une conversation digne de notre mémoire. Il fallait sans doute prendre patience et nous étions pressés d'en finir avec cette triste rhéologie d'un présent que nous n'avions pas souhaité. En passant sous les saules à proximité du pont, il me reprocha l'absence d'un fils qu'il aurait souhaité impressionner un peu avant qu'il ne revienne plus. Il aimait ce genre de réminiscences. Il se souvenait de tous les personnages qui n'avaient pas peuplé son enfance. Ces marges le guidaient encore sur le chemin de l'école. Nous traversâmes le pont.
— Je n'ai pas oublié la clé, dit-il.
Il parlait de la clé de la tour.
— Nous jouons tous d'un instrument, dit-il, moi je joue de la clé.
Maintenant la pente nous ralentit. Je portai la chaise à mon tour.
— Mais nous avons bien le temps de nous promettre d'autres retrouvailles, dit-il.
— Les filles viendront, dis-je enfin malgré la pente, elles sont en route, Roberte arrive entre midi et deux, c'est promis.
Il s'arrêta, se tenant les hanches comme pour alléger le poids de ses épaules.
— J'aime les promesses, dit-il, je les cultive pour en savoir plus, toujours plus, jusqu'à plus soif.
De quoi m'abreuvais-je moi-même ? Aube d'été. La tour disparut à cause du talus.
— Je ne sais jamais par quoi commencer, dit Pierre.
Il y avait un début, mais où en viendrions-nous au bout de combien d'heures dont les filles seraient les témoins critiques ?
— Ouh ! Ouh ! fit-il, Agnès n'aimera pas cette conversation.
— Ainsi, elle t'avait confié la clé. Je ne le savais pas.
Je la lui avais arrachée des mains, la blessant un peu, mais elle ne s'était pas plainte. J'avais empoché la clé en la menaçant de détruire son bonheur. C'était facile. Je brisais son miroir et elle ne se regardait plus. Je la vouais à un malheur sans mesure. Elle finissait par disparaître de notre vie. Nos regards s'étreignaient doucement, vieux amants. Pendant ce temps, le père montrait à Pierre l'intérieur de la serrure dont le pontet était posé sur le rebord d'une fenêtre. Le passage de gorge intriguait le fils ou bien c'était le moyen pour lui de réduire le père à la dimension de la paillette. Il mesurait ce plaisir absurde. Il me fit un clin d'œil. Je fis passer l'anneau de la clé dans l'ouverture de ma braguette. Il devint rouge. Sa bouche s'arrondit. Agnès haussa les épaules. Je caressai l'anneau de bronze. Pierre était sur le point de lâcher son cri de guerre. Agnès attendait ce moment avec une patience qui me dérouta. Elle savait que ça arriverait. Le père se montrait terrible dans ces moments. Agnès pouvait alors tout dire. Et il l'embrassait sur les joues pendant que Pierre remontait sa culotte sous le regard attristé de sa mère qui ne savait pas ce qu'il fallait penser de moi et de ma séduction naturelle. Elle avait un bon regard de vierge patronne de tous les métiers.
13 novembre : Nous commandâmes du café au lait et des tartines de pain beurrées. Le buffet était désert. Deux cheminots sirotaient du vin blanc au comptoir. La serveuse pouvait avoir une quarantaine d'années. Elle se maquillait en attendant de nous servir. Elle me souriait dans le miroir. Je rougis. Claire revenait des toilettes. L'homme n'avait pas mis à profit ces quelques minutes d'absence pour éclairer ma chandelle. Il observait l'écoulement du café dans les tasses. Il paraissait ne désirer que cette solitude. Elle la lui reprocha en prenant place sous un autre miroir exactement parallèle à celui dans lequel la serveuse jouait à troubler l'eau de mon regard.
— Vous lisez un livre ? dit Claire.
L'homme revint provisoirement parmi nous dans l'attente de ma réponse mais déjà Claire feuilletait le livre mis en question. Que cherchait-elle à cette vitesse ? Les pages clapotaient entre ses doigts. En fait, elle jouait avec une mèche bouclée sur son front.
— Nous arriverons avant midi, dit-elle.
L'homme retourna à sa rêverie. Le percolateur pétaradait. Nous vîmes la serveuse s'avancer. Beau ventre, pensai-je, et jambes de reine. Claire, qui aimait sa jeunesse, me pinça. L'homme sourit. Il n'avait pas l'intention de me mettre sur le chemin où elle n'avait sans doute pas cessé de l'ennuyer. Chaque fois qu'elle le regardait, c'était pour le blesser. Un jour, il ne lui rendrait pas ce regard. Il se contenterait de baisser la tête dans les pages d'un journal diagonale des potins locaux. Il fumait la pipe pour économiser le tabac. Il ne refusa pas une cigarette. Il soufflait la fumée sur la surface tremblante du café. Il ne toucha pas aux tartines et elle prenait d'incroyables précautions pour ne pas se tacher les doigts. Il l'observait discrètement. Elle était grossière et superficielle. Moi je la trouvais profonde. Je l'imaginais peut-être. Il lisait dans ma pensée. Je croquai une tartine presque goulûment.
— Tu aurais pu attendre pour fumer, dit-elle.
— Attendre quoi ? fit-il.
Maintenant, il désirait la serveuse et se rendait compte qu'elle ne désirait que moi. En tout cas, elle ne manquait pas de charme. Elle estompait les couleurs avec la pulpe du petit doigt, tandis que les autres doigts étaient dressés dans la lumière crue de la lampe qui éclairait le clavier de la caisse.
— Nous avons le temps, dit-il en consultant sa montre.
Je lui fis remarquer que nous n'avions pas la même heure. Claire s'assura que son poignet était couvert par la fourrure de la veste qu'elle n'avait pas voulu quitter en entrant. La serveuse avait manipulé discrètement le bouton d'un rhéostat et maintenant une légère sueur palpitait sur le front de Claire.
— C'est vrai, dit l'homme.
L'horloge du buffet marquait sans doute le temps réel. Nous nous y fiâmes tout le temps que nous avons passé à cette table en attendant une correspondance qui n'arrivait pas.
— Je voudrais... commença Claire.
Nous jetâmes ensemble un œil distrait sur l'assiette qui avait contenu les tartines. Il allait lui dire qu'elle venait de s'empiffrer.
— Ce n'est rien, dit-elle. Vous reconnaissez le paysage ? Vous êtes tout près du but ? Combien de temps ? Nous ne savons même pas où nous allons mettre les pieds ? Je vous envie.
Elle devenait bavarde pour ne rien dire. Je ne l'avais pas suivie dans les toilettes. Elle était malheureuse et incapable de renoncer au bonheur. Peut-être une lettre d'amour, un jour. Demain. Ses seins, la naissance des cuisses. Ou simplement ses cheveux dans un coussin. Le café avait refroidi. J'en commandai un autre. Claire préféra un alcool. Il se contenta de se montrer galant avec la serveuse.
— Nous ne bougeons plus, dit Claire.
Il haussa les épaules. Il évoqua ce ralentissement.
— Nous n'attendons pas grand-chose de cette seconde lune de miel, dit-il d'une voix qui devait nous inspirer l'ennui en même temps que le plaisir.
— Lune de miel, fit-elle comme si elle s'amusait. Je n'y avais pas pensé ! Vous avez des idées, Malcolm !
Malcolm... elle prononçait enfin son nom. Elle m'avait si vite avoué le sien. Je regardai les yeux de Malcolm. Les paupières sont pétries dans une peau terreuse et épaisse. L'œil est bleu. Le regard oblique et descendant. Elle déteste chez lui cette impudeur.
— Tu devrais avoir honte de t'abandonner, dit-elle. Mais cette fois tu ne me laisseras pas seule. Je mourrai avant toi !
Il faisait de gros efforts pour ne pas me regarder et mon propre regard l'écrasait.
— Bien sûr, dit-il, c'est le moment des confidences.
Il lui prit la main :
— Ne te gêne pas.
Il me regarda enfin. Il la dominait. Elle était parfaitement soumise maintenant. Je prononçai le nom de mon village. Il en connaissait l'existence.
— Mais l'existence, dit-il sans lâcher la main tranquille de Claire, est un voyage autour de ce qu'on ne désire pas connaître.
Que pensais-je de cette définition ? La serveuse avait croisé ses jambes et sirotait un rhum au bout du comptoir. Rêveuse. De bon matin. Le corps du rhum me réveilla, à distance.
— Mais vous rêvez, dit Claire. Je ne vous ai pas vu dormir. Cette odeur dans le compartiment. Vous vous souvenez ?
Je me souvenais de l'attente.
— Vous souvenez-vous des rues ? Elles ont sans doute changé. Reconnaîtrez-vous le clocher ?
— Le campanile, dis-je. Le carillon. Il y a longtemps que le fonctionnaire des monuments historiques nous a conseillé de ne plus nous en servir. Les haut-parleurs...
Il se mit à pleuvoir, ou bien nous nous mîmes à regarder la pluie. Elle crépitait sur la marquise. Une rigole s'était formée sur le quai. Claire soupira sans exprimer sa haine du temps qu'il fait.
— Ce sera bientôt l'été, dit Malcolm. Bien sûr, dit-il encore, il y a les averses de juillet. Les châtaigniers. Les mûriers déchirés. La place devenue blanche.
— Vous souvenez-vous ? dit Claire.
— En ville, nous croyons tout savoir, dit Malcolm, c'est parce que nous avons oublié.
— Mais je n'ai rien oublié, dit Claire.
— Rien ? dit Malcolm. Qu'avez-vous donc oublié, mon cher ami ? dit-il en se tournant vers moi.
— Nous n'oublions rien, dis-je. Nous avons trop d'espoir. Ce qui nous rend ingrats.
La serveuse posa le verre sur le comptoir. Elle l'avait vidé lentement, accrochant les gouttes l'une après l'autre à sa langue de femme seule. La pluie s'intensifiait. La rigole sur le quai me sembla sonore. Je souris.
— Bande ! me dit Claire dans l'oreille.
Il évita de nous regarder parce qu'elle s'était rapprochée de moi, mais peut-être avait-il entendu. Érection réflexe. Peut-être la serveuse. Peut-être le matin. La pluie qui bat la campagne. Mon pain est en ville. Mais le haut-parleur annonçait l'arrivée de notre correspondance.
— Encore un peu, monsieur le bourreau, dit-elle.
Elle. La serveuse nous ouvrit la porte. Elle sentait le citron. Le corps est-il cet impossible ? L'air me réveilla. Elle nous saluait longuement. Malcolm s'était arrêté pour l'écouter. Claire au bord du quai, le train passait devant elle lentement. Je tenais son bras. La fourrure m'excitait.
— Et toi ? demandai-je.
Elle ouvrit la bouche. La langue était percée d'un anneau blanc. Le train s'arrêta. J'aidai le porteur. Il nous observait. Il s'était un peu éloigné de la serveuse qui se tenait toute droite dans son tablier étroit. Claire monta enfin. Il nous rejoignit. La serveuse était toujours sur le quai, luttant contre l'air.
— Les trains la rendent mélancolique, dit Malcolm.
— Quel que soit le sens ? fit Claire.
Nous entrâmes dans un compartiment vide. La fenêtre était ouverte et le rideau tiré. Il paraissait noir à cause de la pluie, mais elle n'était pas entrée. Seul le froid nous réveilla de notre étrange rêve. Malcolm s'arc-bouta pour remonter la vitre. Je rangeai les bagages.
— Vous avez oublié votre livre, dit enfin Claire.
C'était peut-être tout ce qu'elle avait à vous dire. Mais elle ne l'a pas dit. Le train est dans sa phase d'accélération. Un tunnel nous condamne au silence pendant plus d'une minute.
— Le livre, dis-je, je l'ai oublié !
Claire me regarde et dit :
— Je parlais du livre...
Il ne nous entend plus, dit Malcolm. Il faudra le réveiller.
J'entends le baiser qu'il lui donne en passant. Après le tunnel, le lac, les maisons rouges à la lisière des sapins et la courbe qui me réveille de tous les sommeils, à peine le temps de voir passer les piliers d'un pont qui descend en serpentant au-dessus des sapins. Où sommes-nous ? Où étais-je ? Je me suis toujours senti heureux dans ce train. Nous revenions de la ville. J'y avais épié des objets sexuels. Cette obscénité des vitrines m'attirait comme le papillon est trompé par le reflet sur un carreau de la fenêtre. Ils me réveilleront. Ils connaissent le pays. Ils reconnaîtront le campanile qu'il est impossible de voir à contre-jour parce qu'il est entouré de collines. Le train emprunte un tunnel long comme la nuit.
14 novembre : Sur le quai, Claire dit :
— Je ne me souviens plus.
J'ai reconnu Pierre et Agnès. Ils attendent près de la porte. L'employé les a poussés pour prendre leur place. Ils me regardent sans bouger, sans doute parce que Claire me parle et que Malcolm écoute, penché à la fenêtre, tirant sur la dernière cigarette et expulsant la fumée et la vapeur qu'il mélange, en se plaignant, dans ses poumons.
— Nous nous reverrons, dit-il.
— Venez nous voir, dit Claire.
C'était tout. Je parlais à Agnès. Elle nous avait rejoints sur le chemin de la tour, dégrisée, dit-elle.
— Cela ne dure pas, maintenant je suis bien, dit-elle.
Pierre marche devant nous, portant sur sa tête la chaise renversée.
— Elle m'a demandé de peindre son portrait, dis-je. C'est ce que tout le monde me demande.
Portrait de moi, d'elle, de mon jardin, de ma propriété, du ciel qui est la seule chose que je connaisse de l'infini, de la mer qui est une allégorie de l'éternité, de la nature morte aux pommes impénétrables que la perspective ne réduit pas à l'horizon, ce point. Agnès compatit. Elle porte le panier de victuailles. L'air me paraît chargé d'une puanteur presque agréable. Nous traversons, sur la route, un bois de ronces et de châtaigniers.
— Je me souviens de ces tentatives d'en percer le mystère.
Cette lutte. Ce désir inexplicable. Nous montions sur ce rocher. Le chemin est étroit. Nous nous asseyions dans un carré d'herbe rase où Agnès dénichait des carapaces dorées, vertes et dorées, pendant que je pénétrais dans la matière du bois, l'œil dans la lunette d'approche, mal au cœur à force de mise au point, Pierre aiguisait la lame de son couteau sur l'arête d'une dent de granit.
— Qu'est-ce que tu vois ?
Entre le cœur et l'aubier, le bois est parfait. Il ébaucha le blason à l'entrée de la grotte, à la pointe du couteau, faisant sauter dans l'air noir les paillettes de mica. Au passage, Agnès lève la tête vers le promontoire. Le blason est une énigme. Elle chasse les enfants en leur promettant de les dénoncer.
— Regarde (elle me montre le chemin), c'est par là qu'ils fuient, puis ils redescendent en me maudissant. Le blason est reproduit plusieurs fois sur les murs de l'école.
Pierre jubile.
— Il a conservé le couteau, dit-elle.
Au village, ce matin, nous sommes passés en vitesse devant l'emplacement de la forge dont il ne reste plus rien, peut-être la murette maintenant crépie à l'italienne, et cet angle d'où venait le soleil à travers le campanile.
— Nous avons le temps, dit Agnès.
Pierre s'est arrêté pour souffler un peu. Je lui propose de transporter la chaise.
— Non, non, dit-il, mon cœur est à la hauteur.
Agnès aime s'asseoir dans l'herbe au bord du talus, les jambes à la surface de la terre, comme un enfant. En bas, derrière le village qui est encore à l'ombre, la voie de chemin de fer ferme une courbe qui s'ouvre lentement jusqu'à disparaître sous les arbres serrés d'une exploitation forestière.
— J'ai rêvé d'habiter dans cette pente, dit Agnès en me montrant les ruines d'une maison que j'ai connue habitée.
Pierre s'est remis en route.
— Une rencontre, dis-je, c'est du temps perdu à le retrouver.
— Mais, dit Agnès, je ne sais que ce que tu veux bien me traduire de ce silence, la nuit qui passe, le train qui bouge, l'absence de ciel, Pierre a écrit un de ses voyages, mais où l'insérer, si le texte n'existe pas plus pour lui que pour les autres ? Tu entends, Pierre ?
Il se retourne. J'ai toujours aimé ce sourire de paysan jaloux, à la folie. Il marche à reculons.
— Est-elle belle, au moins ? dit-il. Je veux dire : entre-t-elle dans le portrait qu'elle exige de toi ?
Je dis :
— J'aime les femmes, il n'y a que les femmes, la peinture est une femme, le texte n'existera que le jour où sa voix sera celle d'une femme.
Agnès cherche le soleil. Elle n'a pas perdu cette habitude. La lumière est une surface. Je n'ai jamais peint ce portrait. Son érotisme m'a toujours interdit d'aller plus loin que l'ébauche. J'ai conservé ces brouillons d'une femme. Je cherchais à creuser le papier avec du noir. Pas de traits. Des flochetages, des ratures, des spirales. Le regard me donnait le vertige. La couleur arrivait avec un gris révélateur du sens à donner à cette énergie. Agnès posait volontiers. Visage clair dans un éclat de soleil qui le modelait, pas de fond. Le fond est l'ennemi de la peinture comme l'horizon est celui du dessin. Mon œil (je n'ai qu'un œil), ma jambe (je n'ai qu'une jambe), mon rire d'oiseau blessé (je n'ai qu'une aile, à tire d'elle, etc., Pierre s'exerçait encore, aujourd'hui il vit de son épuisement, lisez sa page quotidienne, vous ne verrez rien).
Nous nous arrêtâmes avant de redescendre vers le chemin de la tour. C'est un monolithe exigeant. Cylindre parfait. Tube. J'ai passé des heures à la surface de la pierre qui la compose. Je plantais le trépied dans l'herbe sous les acacias. Je cherchais le point. Ici, la peau exhibe toutes les blessures. Ma tour. Mon seul bien. Le pivot. Oui, oui, ici même, là ! À genoux, l'œil crispé pour ne pas voir le ciel (l'infini figuré !), l'autre œil larmoyant dans l'optique, l'être est conforme à mes espérances. Pierre a posé la chaise sur ses pieds, ayant eu un moment l'intention de s'y asseoir, dans l'attente qu'Agnès ait fini de parler de ces heures que je n'ai pas vécues avec elle.
— Ce n'est qu'une histoire, disait Pierre, je la réduirai à l'anecdote, et l'anecdote me servira d'adjectif.
Leçon trop vite apprise. Il ne nommait rien. Agnès était cachée dans le bois et elle me regardait, ne voyant pas la tour, mais devinant ce que j'explorais, Pierre cherchait la clé d'un poème, une armature sans quoi il n'y a plus d'harmonie.
— Je ne veux rien changer à ce paysage, disait-il pour continuer la leçon (nous marchions à travers champs pour trouver des serpents de verre. Pour nos maîtresses. Un jeu.), tout y est.
Mais le ciel, je l'ai dit, me trompait. La fenêtre était la preuve de la même infidélité jouée cette fois à l'intérieur du décor. Le visage d'Agnès nécessitait un autre visage. J'en avais l'intuition. Peindre le portrait dans un visage. Belle aventure que je me promettais. Mais je ne parlais déjà plus au commun des mortels, conscient du périple, alors que Pierre commençait à la fleur de la peau, parce qu'il faut le jouer pour le comprendre.
Il s'est assis finalement. La chaise penche. Agnès revient à Claire. Le foulard. La soie. Le train lui avait paru facile comme dans un rêve, facile à imaginer et impossible à condenser. Comme du temps où elle n'était que l'enfant des autres, elle avait soufflé la buée sur la vitre et écrit un mot. Ce pouvait être une image, et dans ce cas elle n'était que la représentation vulgaire du mot qu'elle n'avait pas écrit. Il n'en resterait rien. Pierre médita entre la gare et la voiture. Il devait plutôt penser qu'elle commençait à s'ennuyer. Ne nous imposait-elle pas le silence, tandis que je l'aimais à la folie ? Une autre voyageuse, que je ne connaissais pas mais qui ne revenait pas de si loin, avait trouvé le mot à la hauteur de mon regard. Elle s'est enfuie lentement en mettant en mouvement toutes les ressources d'une robe dont je n'avais pas bien sûr la primeur. Petite femme en voie de disparition, coquette et inutile. On n'entendait plus le train.
— Il traverse la forêt, dit Pierre en ouvrant la portière de la voiture. Il manquera une chaise, dit-il.
Coq à l'âne. Cocalane. Agnès était agacée, pas le moindre signe d'ennui dans sa main rencontrée sur la poignée de l'autre portière.
— Laisse-moi faire, dit-elle, j'ai l'habitude.
Elle actionne un levier ou une clé, je n'en sais rien, et le siège bascule sur le tableau de bord. Beau corps qui entre, souple et agréable. Elle ramène à deux mains le fauteuil, m'invitant à m'asseoir.
— C'est son dernier voyage, dit-elle.
Je ne comprends pas. Pierre se met à rire.
— C'est sa dernière dent ! dit-il.
— Oui, la dernière, dit Agnès, ensuite, il n'y a plus de voyage.
Ce qui explique son sourire, le petit rire prometteur, la robe catalyse, et le point de non-retour. Le coq, l'âne et le corps parfait. Agnès musclait ses jambes dans un appareil et mesurait l'état de son cœur dans un autre. Ça prenait de la place dans la cuisine. Pierre pensait me maintenir à la surface des choses en trahissant à haute voix les secrets ou l'intimité. Il semblait avoir préparé son discours de longue date. De quand datait ma dernière lettre ? Il l'extrait d'un tiroir. Maintenant il faut aller voir si on trouve une chaise pour le fils ! Nous sortons. Agnès revient peut-être de la messe. La remise a simplement mal vieilli. Ce ne sont pas les gouttières qui manquent. Pierre en profite pour regarder mon œil de verre. Il tient mon menton dans sa forte main et il me force à incliner la tête dans le jour menacé par la pluie. Son visage s'approche, s'immobilise, la main continue de forcer ma tête dans le sens de cette lumière que je ne vois pas et qui m'aveugle.
20 novembre : La tour a été construite à la fin du premier millénaire. Un palais s'élevait à l'endroit où le château de Vermort s'entoure aujourd'hui d'une double rangée de peupliers. Ibn Kateb était un marchand. Il sauva la contrée de la misère imposée par des peuples germaniques qui ont tout de même fini par vaincre sa science de l'humain. Il était un peu poète, plus volontiers musicien et il aimait les femmes de son âge. La tour était un des quatre guets d'où ces gens surveillaient les vallées. Des routes montaient jusqu'au palais où était installé le souk. Il créa de toutes pièces une bourgeoisie qui a fini par le trahir. Des Allemandes ont porté les fruits de cette infidélité pour reconquérir le pouvoir que l'Arabe avait donné à partager. On a oublié ces brutalités. Trois tours ont été détruites. La dernière servit longtemps de colombier. On y stocka du sel. On y tortura le curé qui était un révolutionnaire. On y enferma ses bourreaux en attendant de les crucifier tout nus sur le tronc des chênes qu'on abattit et qu'on brûla.
Je n'étais pas venu pour me raconter l'histoire de la tour. Le personnage de Kateb avait dû faire rêver mon ancêtre qui portait ce prénom parce que le comte de Vermort, son père adoptif, le lui avait donné en même temps qu'un baptême sommaire dont la cérémonie eut lieu dans la chapelle récemment ajoutée au château. Le curé n'avait pas de nom. C'était un Espagnol, critique de Dominique, qui connaissait le Mississippi et en avait ramené la momie d'un chef de tribu. La momie fut jetée dans la rivière avec le cadavre du curé qui était éventré car ses entrailles avaient été jetées aux chiens. J'étais venu pour écrire le premier jet d'une mémoire que je devais à mes filles. Je m'étais promis de tout dire, me réservant le temps d'une censure dont les articles étaient inspirés par ce que je savais de l'éducation des jeunes filles qu'on destine au recommencement. Pierre avait pensé au secrétaire. Il en avait réparé les charnières, les glissières, les serrures. Le bois était celui d'un noyer foudroyé. Je pourrais peut-être en parler. Ce serait infini. L'idée plaisait à Pierre qui m'avait proposé une participation discrète et cohérente. Il s'adapterait à mes exigences, me connaissant un peu. Il avait désigné le tiroir qu'il réservait à ses notes. Je l'ouvris. Il ne contenait pour l'instant qu'un carnet de sa fabrication. Pierre reliait lui-même ses carnets qu'il conservait dans la vitrine de sa bibliothèque. Chacun portait un titre et aucun numéro, aucune date, aucun nom. Celui-ci s'intitulait : La Tour du Loup. De quoi parlait-il déjà ? De Lucile ? du terroir dont nous sommes la terre ? du commerce qui menaçait de donner un sens à la mémoire collective ?
Je m'assis devant le secrétaire. Il a prévu un fauteuil et un cendrier sur pied qui remplacera la roue de Duchamp. J'en éprouve tout de suite l'efficacité. Le bouton n'offre aucune résistance et la fermeture, une fois la cendre retombée, utilise un frein qui la ralentit et surtout diminue le claquement. Ce bruit n'est pas insolite. On l'entendra de temps en temps, la porte étant fermée et le silence assuré. Reste la vision des tiroirs, cent façades carrées et munies d'un anneau de fer noir dont la rouille légère a été lustrée à la cire. Je dois me souvenir que celui de Pierre est le douzième en partant de la gauche et le cinquième en partant du haut de l'édifice qui est surmonté par les dictionnaires et les grammaires. Est-ce dans cette chambre qu'une Germaine a fait couler la première goutte de notre sang ? Il ne reste rien de cet amour. De l'Afrique, j'ai hérité les organes, et la chair est celle des autres. Mais j'ai promis la cohérence, la passion et la nostalgie, à quoi Pierre a proposé d'ajouter l'intelligence. Ce matin, Claire a réveillé en moi une aventure commencée avec le plaisir, j'ai oublié son nom mais je me souviens du plaisir. Agnès tentait de déchiffrer l'énigme de mon silence. Pierre préférait nous projeter sur l'écran du futur qu'il situait dans le ciel du terroir. Il me força à lever la tête.
— Je me réduis à cette gloire, dit-il.
Il était sur le point de pleurer.
— Je t'aiderai, dit-il encore, je ne laisserai rien au hasard, quand moi-même je ne désirais que cet abandon, jusqu'au silence, malédiction.
Il y avait tant de choses à raconter et si peu de choses à dire, simplement se prosterner devant la dilatation du temps, ityphalle, géant, obscène. Comment passer de la restitution des lieux tels que le regard les invente à l'illustration de ce qui les change ? Ali al-Kateb commençait par donner le bonheur et ensuite seulement il charmait. Il aurait voulu mourir en combattant, après l'enchantement. Son dieu cultivait un paradis qui n'était que le monde des hommes porté à sa perfection, c'est-à-dire que le désir y était satisfait au-delà de toutes les espérances. On lui opposa un dieu qui préférait les abstractions. Le ciel devenait infini au lieu de ressembler à un jardin arabe. Voilà ce dont l'Allemagne nous avait privés.
Claire m'avait à peine écouté. Le train modifie le temps. Elle était pressée. Elle ne me croyait pas. Nous nous reverrions peut-être. Une goutte de ce seul sang. Je sortis. Enfant, je me postais à l'angle de la remise pour surprendre la vie quotidienne. Je m'imaginais que c'était la seule matière. Lucile rêvassait en fumant la pipe, doux mélange. Ma mère exerçait encore sa voix. Des chiens dormaient. Les pigeons conchiaient la génoise. Porte monolithe, le seuil comme un miroir, mon père s'y terrait debout, noir et majestueux, porteur de tous les secrets et maître des moyens de l'énigme. Je dessinais. Une étrange douleur menaçait ma vision mais ma chair n'était pas atteinte par ce tremblement. Ma folie serait invisible. La tour serait le pivot. Je n'y entrerais plus et je la remplirais pour voler mon esprit. Pierre parlait de cette intelligence. Il ajouta le mot à la liste de mes intentions. Pendant une minute, il eut l'air heureux. Agnès rompit le charme en brisant le verre à l'angle de l'évier.
21 novembre : Je ne veux rien changer. Je n'ai même pas l'intention de donner un sens. Je ne désire que cette immobilité gagnée sur l'attente. Ce qui explique que je suis peintre et non pas l'écrivain qui m'est nécessaire. C'étaient des vacances et c'était le premier jour. Le temps était incohérent à force d'influences. Mais j'étais encore seul. Je pouvais me satisfaire du silence pourvu que l'ombre eût une profondeur, même réduite aux plis d'une nappe (à défaut d'un vêtement et du corps forcément nu et malgré les natures mortes possibles), et ce, jusqu'à l'abstraction qui fait de moi un chasseur, n'en déplaise aux donneurs de leçons. Agnès venait de disparaître à l'angle d'une allée d'aubépines. Pierre était encore visible et j'attendais qu'il disparût à son tour, comme il était venu, transparent, imbécile, nuisible peut-être. Je prononçai tous ces mots, pour les essayer, pour qu'ils s'usassent, pour qu'ils ne durassent pas aussi longtemps que la sensation qui ne les créait que relativement à une langue dont les styles me condamnent à l'écriture. Le vent produisait d'étranges sonorités dans les bois environnants. C'est ce qui attire le regard, ce qui ressemble à la parole, définitif comme un mot et clair comme une définition. Le jaune est la seule couleur. Cruelle intuition au moment de perdre la tête. Le bleu disparaît ou n'a plus de sens. Porte étroite du rouge. Je m'aventurai un peu dans la pente. Elle est boueuse, complexe, saturée de couleurs. De loin, c'est un vert qui s'approche et s'il finit par occuper tout le champ visuel, c'est pour ne rien révéler de sa véritable composition qui est faite de plantes, de fleurs, de pierres, d'insectes, d'oublis, et tout dire de la géométrie qui est le lieu d'une intense tranquillité. D'où la disparition du ciel, insensée sur le plan de la littérature où je m'engage avec les moyens du voyeur. Imbécile, pensai-je, et même nuisible, détestable parce qu'il me ressemble et que je suis différent. Il avait l'air heureux de l'homme qui a trouvé sa place faute de l'avoir inventée. Il y a loin entre la dérive et l'excavation. Les voyages horizontaux reviennent à la boussole qu'au fond on ne perd jamais. Verticalement, c'est l'enfer. Que peut-il comprendre de cette connaissance ? Il collectionne ce que les autres veulent édifier. Il complote à leur place. Il leur montre le chemin parce qu'il existe. Ils sont au spectacle. Il n'a plus de conseils à me donner. Je le haïssais, mais comme on hait un ami, soucieux de ne pas le blesser et indifférent au fond au devenir de cette amitié. Il avait rentré tout le bois nécessaire à la journée et pris la précaution de choisir un fagot pour l'alimenter s'il menaçait de s'éteindre.
— Dans deux jours, avait-il dit, elle ronronnera comme une chatte.
Il parlait de la cheminée, du conduit impropre pour l'instant au tirage et du temps mesuré au coin du feu. Elle fumait en effet, presque faiblement, la fumée était sans cesse rabattue sur la terrasse où elle formait l'être qu'elle n'avait jamais cessé d'être. Une seule parcelle du corps de Lucile, reconnaissable, suffirait à me rendre fou.
— N'y pensons plus, dit-il.
Il était entré dans la cheminée pour en éprouver la chaleur, ayant attiré du bout du pied la chaise aux pieds sciés. Il ne s'assit pas. Il souleva le rideau du linteau pour me regarder. Regard limpide, et donc impénétrable, il n'est pas question de lui ouvrir la porte. Je ne lui ai jamais rien confié que de très succinct. Il voulait échanger son malheur contre ma douleur. A-t-il oublié ces menaces ?
— Vous n'aurez pas froid, dit-il, mais demain, n'oublie pas de rentrer du bois.
Demain matin, à un jour de distance de Claire qui sait qu'elle se résignera, elle n'a pas les moyens de l'aventure, elle se laissera surprendre par le corps, comme l'esprit l'a mise sur le chemin de l'intranquillité. Pierre ne désirait que cet éclaircissement. Le foulard avait un sens. Il n'en jalousait que l'anecdote. Mais qu'arrive-t-il à cette compilation qui ne formera jamais le tissu d'une pensée ? Il me parlait de la tronçonneuse, du robinet de l'essence, du niveau de l'huile, du starter, du coup de main, de la poisse qu'il avait eue et de la scie qu'Agnès n'avait pas voulu manœuvrer avec lui. Mais le bois était coupé, rangé, mesuré. Il avait l'œil. Et nous pouvions compter sur lui. Destructeur, parasite, victime de son propre poison. Il jouissait d'une bonne réputation. Les enfants le respectaient. Il savait éveiller leur curiosité. Pédagogue et savant par-dessus le marché. Les parents le consultaient à propos de questions ménagères. C'est comme ça qu'il entrait dans les foyers. Moissonneur, faucheur, semeur, laboureur. Il savait tout du roman des autres. Et c'était ce qu'il écrivait. Le stylo au service de la littérature. Et pas l'ombre d'une écriture. La langue y survit, nécessaire, factotum, ayant cette fois gagné l'immortalité, il en était sûr.
— Le feu t'inspirera, dit-il, il inspire tout le monde, c'est la seule image que je reconnais au cinéma, qu'en penses-tu ?
L'air des peintres, la terre des écrivains et l'eau des musiciens. Il se nourrissait de ces métaphores. Il en trouverait une de parfaitement adaptée au sentiment que le monde lui inspirait, paraît-il. Mais il ne la pousserait pas dans la mythologie. La mort déconcerte les civilisations, elle ne les tue pas. Heureux, porteur d'un festin et d'une fête, et au-delà de la fête, créateur d'une société à l'image des autres, romancier quoi. Il me montra l'arrachement de la peau provoquée par la corde qu'il avait tirée mille fois dans l'espoir de mettre en route le sacré moteur de la tronçonneuse. Agnès était rebelle à l'idée du va-et-vient et du temps perdu pour chercher à m'être agréable. Il avait scié pendant près de six heures d'affilée. Agnès dit :
— Tu exagères.
Elle tenait aussi cette comptabilité.
27 novembre : Je lui avais peut-être posé une question. En tout cas il devenait bavard. Je reconnais toujours le bavardage aux redites qui le bornent.
— Il faut tout expliquer.
Il voulait dire que tout a un sens. Je ne parlais plus.
— C'est comme ce besoin qu'elle éprouve de semer des parcelles de notre vie dans le champ des autres, disait-il, que croyez-vous qu'elle y moissonne, sinon notre propre image.
Il ne m'offrait que son profil. Le bec de la pipe tapotait la vitre. De l'autre côté, le jour s'était installé, jaune et immobile. Le paysage s'était ralenti et c'était le ciel que je ne voyais plus bouger. Je ne pouvais plus le confondre avec d'autres lumières. J'étais peut-être attentif à ce qu'il me disait. Sa cohérence me pénétrait. Je n'en retenais que la rigueur, n'attachant que peu d'importance aux faits et aux paroles, aux innombrables paroles extraites des conversations auxquelles je n'avais pas participé mais il avait un pouvoir d'encerclement tel que ma mémoire vacillait en même temps qu'il ponctuait. Ses habits étaient étrangement usés, je veux dire que la qualité des tissus et des coupes rendait étrange cette usure presque familière puisque nous usons tous et tous les jours à peu près des mêmes gestes. Et pourquoi pas la même conversation, vécue seulement à des niveaux différents ? Que représente cette hauteur ? Cette direction ? Ce point de départ, ce vecteur ? Elle n'écoutait plus. Elle était « atrocement belle ». Je ne me souvenais plus de cette persienne nue, ni du voyage, ni même de son nom. Elle revenait pour me montrer le chemin de la réalité. Elle ne me regardait plus. Autre profil. La cadence du rail me ramenait à cette poésie. Elle aurait manqué à une représentation graphique, je le savais et j'attendais le moment favorable à l'expression de ce trouble sentiment. Mais il parlait maintenant en jouant avec la buée sur la vitre. Des arbres véloces le tourmentaient. Le talus venait de nous priver du ciel.
— Ce n'est pas la vie, dit-il, c'est ce que nous en faisons, ce rêve, cette tentative de le partager sous prétexte d'amour.
Je la vis soupirer si profondément que je crus qu'elle souffrait.
— Il n'y a plus d'extase, dit-il, nous ne sommes plus assez proches de la tragédie qui a donné un sens à notre histoire.
Elle le regarda sans le croire. Il s'efforçait de dénaturer ce regard en en parlant sans le lui rendre. Il savait qu'elle allait tenter de le blesser. Ou bien elle hésiterait parce qu'il souffrait de moins en moins de ces blessures. Elle réfléchirait en ma présence. Elle lui donnerait le temps de passer du coq à l'âne.
Je fus presque surpris de me retrouver en plein milieu d'une conversation qu'il évoquait seulement pour m'en décrire les acteurs. Il les haïssait. Ils n'avaient pas levé le petit doigt pour le sauver. Il ne témoignerait plus de leur immaturité en reproduisant fidèlement leurs répliques et en ne laissant rien au hasard des didascalies qui l'avaient rendu célèbre pendant d'assez joyeuses années.
— Vous souvenez-vous ? demanda-t-il.
Qui étaient-ils ?
— Mais voyons, dit-il, mes amis, le cercle de mes amis et je n'ai pas manqué de réserver ce bain à la femme de ma vie qui a connu le bonheur de cette manière, elle vous le dira elle-même.
En fait, elle souriait pour confirmer. Elle se souvenait mal, mais elle y croyait encore. Voulait-il dire qu'ils avaient bien vécu ?
— Nous descendrons peut-être à Castelpu-les-bains, dit-il. Nous y passerons la nuit. Je connais le château de Vermort mais je dois vous avouer être passé à côté de la tour sans la voir.
M'étais-je confié moi aussi ?
— Vous parlez trop, me reprocha-t-elle, et personne ne vous écoute. Vous n'avez pas dormi de la nuit.
— Qui a dormi ? dit-il.
Je rougissais, le front sur la vitre froide et les yeux à la recherche d'un objet à sacrifier à mes désirs. Un petit homme agitait une clochette en nous regardant. Il fallut ouvrir la porte du compartiment pour le laisser passer. Je vis Claire courir après lui, parcourir cette distance à grandes enjambées qui révélaient sa souplesse. À l'intérieur, une vieille dame grise, que je n'avais jamais vue, me parla comme si elle me connaissait de toujours. Elle me demandait de lui « passer » le sac à main qu'elle avait posé la veille sur un échelon de l'escabeau. Je pressai le cuir parfumé. Elle était assise dans sa couchette, les genoux un peu relevés sous la couverture. Elle se regardait dans un miroir de poche et tirait sur des mèches bouclées. Le chignon s'était déplacé et elle tentait de l'améliorer. Elle ouvrit le sac pour en extraire un tube de rouge à lèvres. Bien, ses lèvres étaient d'un bleu cadavérique. Elle les barbouilla de rouge et souligna les courbes avec un crayon. Je l'aidai à descendre de la couchette. Son époux était recroquevillé dans la couchette du dessus, incapable de déplier ses jambes.
— Prends le temps, lui dit-elle et elle sortit.
Elle avait refermé la porte. Je m'allongeai dans ma couchette. Là-haut, le vieux gémissait. Il me sembla l'entendre maudire le dieu qu'il servait peut-être quand il n'était pas en voyage. J'étais habité par la même angoisse. Que de temps perdu à préparer le corps pour seulement paraître digne d'en être l'unique possesseur ! Je n'avais pas perdu ce temps en dialogues imaginaires pour tenter de redonner vie à des êtres dont je ne conservais qu'un souvenir réducteur. Je rencontrerais des morts. Je les retrouverais dans le même décor, presque intacts, n'ayant rien changé à leurs habitudes et s'imaginant que j'en avais acquis de nouvelles, ce qui expliquerait l'éloignement, le temps et la gêne. Mais je n'avais pas de raison de croire qu'ils chercheraient à briser le miroir qui leur renvoyait mon image. Ils se contenteraient de guider mes premiers pas. Ils se montreraient patients et attentifs. Je pouvais compter sur cette attente. Je n'irais pas plus loin. Et puis je ne resterais pas longtemps seul. Roberte arriverait à midi avec les filles. Ce bruit me réveillerait. J'aurais l'air barbouillé du dormeur qui préfère encore le sommeil mais que la vie, pour superficielle qu'elle soit, attire à la croisée des chemins, avec l'impression douloureuse de n'en avoir emprunté aucun du temps d'une nuit tranquille et reposante. Les filles connaissent ce cri. Roberte n'en use plus. Elle sait d'où je viens.
28 novembre : À onze heures, une infime poussée de fièvre me renseigna doucement sur mon angoisse. Depuis ma descente du train ce matin sur le coup de sept heures je crois, je n'avais guère pensé à elles. Elles étaient déjà sur la route, je connais Roberte. Elles seraient à l'heure. Fidèle et ponctuelle, je n'ai pas connu d'autres Roberte. Si je ne me trompais pas, elles venaient de quitter la grand'route et de ralentir leur allure sur des routes moins faciles. Fumée invisible des cheminées ranimées depuis peu, tunnels d'arbres, talus peuplés de bornes d'un autre temps, croisements sans indicateurs de la suite de l'aventure du voyage, du simple déplacement qui ne change rien, qui fortifie peut-être, au lieu de compliquer, de dérouter, de mettre un labyrinthe à la place du désert. J'étais assis sur une de ces chaises que Pierre venait d'astiquer à notre attention. Les pieds dans l'herbe rase, caillouteuse, avec des floraisons circulaires à la tangente des roches émergentes. Je mesurai mon inquiétude et je m'interrogeai sur la cohérence de ce désir. Je ne sais pas souffrir. J'ai toujours reculé devant les rites. Je n'ai même pas été au fond de mes observations tremblantes. L'œil de la porte, la fente du rideau, les reflets du buffet, je n'ai jamais su m'y appliquer avec cette docilité qui est la marque de l'humain. Les portes de la mort, je les ai toujours tenues à distance. Je n'ai évoqué que des morts nécessaires au récit, quand je peignais ces illustrations de ma mémoire.
Maintenant le véhicule qui les rapprochait de moi glissait sur la chaussée pour se fracasser dans un talus et je voyais un arbre s'incliner lentement, occupant peu à peu tout le ciel parce que je ne regardais pas. Je pouvais tenter de me griser en respirant l'air tranquille qui jouait à ma surface. Elles arrivaient toujours par le même chemin, blanches, décolletées, décoiffées, souvent imprévisibles entre l'ombre qui est la couleur des objets qu'elles contournent et la lumière qui me délivre des secrets de la composition. Je buvais le vin d'Agnès, ce qui explique sans doute la menace de fièvre ou de vertige. Les cheminées du château s'extrayaient des cimes des frênes. Je pensais reconnaître le chemin orange et bleu, sa roche mauve et le mouvement de l'eau en cascade, silencieuse à cette distance, et tempérée par je ne sais quelle lumière qui eût rendu le tableau parfaitement incohérent, bémol inventé par l'habitude de regarder dans cette direction et de ce point de vue. Je retrouvais les pas, les arrêts, les questions. J'avais à peine froid, le juste nécessaire pour ne pas sombrer dans la mélancolie qui m'accompagne toujours de la vue aux mots que je réserve aux titres. Le vin avait cette saveur âpre qui le rend servile. Je me préparais au pire, c'est-à-dire que je m'abandonnais à l'idée de ne plus les revoir, projet de roman.
Maintenant leurs corps, à peine blessés, étaient étendus dans l'herbe, silencieux et paisibles. L'arbre était couché devant le ciel. Silence absolu donné à l'infini comme la clé des songes, champs, cœurs, énigmes de toutes sortes, masques géométriques ou parodiques, impasses peuplées de personnages sur lesquels on ne saura jamais rien. Je finis bien sûr par m'avouer sans vergogne que j'aimais Claire parce que je cherchais une issue à ce désir menaçant. Le corps des femmes est une retrouvaille. La femme sans corps un achèvement. Je sais ce que je dis. Mère, fille, elles nous recréent et nous cessons d'exister. J'ai vécu cette transe, en sourdine, instrument docile, traversant le plaisir avec une facilité qui l'a toujours étonnée. Elle est attentive, elle a coupé la radio, elle a demandé le silence, ses filles lui obéissent, elle ne veut rien rater de ce retour qu'elle a désiré, la voiture ne quitte pas la route, voilà tout.
J'avais le temps de m'approcher du château. Jean nous attendait. Il savait peut-être que j'étais arrivé avant les autres et dans ce cas, il respecterait ma solitude. Mais il ne serait pas étonné de me retrouver dans l'allée, entre la grille et le porche, ralentissant mon voyage extravagant vers le passé.
— À qui le destines-tu ? me demanderait-il.
Ce voyage ? Sa traduction ? Franchir le temps qui me sépare d'elles ? Le temps n'est pas un chemin. Le temps n'est pas infini comme l'espace. Le temps n'a rien à voir avec l'espace, même s'il lui arrive de le transporter.
— Mais c'est cet aller-retour qui t'intéresse ?
Le temps débourré. À hue et à dia ! Je soliloquais en prévision de cette rencontre que Roberte avait prévu pour le lendemain à l'heure du déjeuner. Nous irons à pied. Les filles adorent herboriser. Elles se grisent de noms, s'imaginant qu'il suffit de les prononcer pour atteindre l'essence de la poésie des objets dont ils inaugurent la définition, l'être social. Roberte est moins amatrice de promenade champêtre. Elle est impatiente en chemin, après s'être montrée agacée par l'attente. Je dis cela parce que finalement on la trouve profonde et exacte, ce qu'elle est au moment de faire votre connaissance et ne cesse pas d'être si vous lui êtes fidèle. Sinon la maîtresse de vos pensées, que ce soit une femme, une doctrine ou même une autre femme encore, n'a plus qu'à aller se rhabiller, vous êtes soudain réduit au célibat, que dis-je (pensant à ce que vous savez de la continence), à la nudité. Sur les chemins de nos campagnes, elle marche d'un pas alerte, critique et impatiente. Ce sont nos filles qui nous retardent. Je suis plus attentif, répondant à peine à leurs questions dont je connais toutes les réponses, elles le savent, mais elles continuent de s'étonner, les mots, des noms de choses comparés à ceux des personnages qui donnent un sens à l'existence (dieux, héros, sorciers et leurs pendants féminins), les mots semblant trouver leur origine dans ma propre voix. Pourquoi désirer la destruction de cet équilibre qui ressemble de si près au bonheur ? Pourquoi en faire la condition du bonheur ? Ne suis-je pas moi-même la seule manière d'expliquer nos approximations ?
5 décembre : Vous ai-je dit que je vous écris de Bélissens ? Nous sommes à l'hôtel. Vous savez ce que je pense des hôtels. Sans parler des fumets qu'on nous sert. Roberte me harcèle. Je suis d'accord avec elle : nous aurions un bien meilleur séjour si j'avais accepté de coucher au château. Je n'y ai jamais couché que le temps d'une épouvante. Une lionne, ou une louve, je ne sais plus, me hantait depuis le salon où elle veille encore au destin de deux chandeliers anthropomorphes. Le comte venait de se montrer nu dans un corridor. Il se caressait. Son masque provoqua le rire de Lucile. Elle nous trahissait, sachant qu'il ne pouvait plus rien contre nous. D'ailleurs il n'ouvrit pas la porte. Nous entendions sa respiration. Lucile était sûre d'elle. Et j'étais vaincu. Mais il n'entra pas. Il s'éloigna même. Lucile décida de rester éveillée jusqu'au matin. Je pouvais dormir si je voulais. Elle veillerait à mon corps. Je pouvais dormir comme elle voulait. Vaincu et intranquille. Elle ouvrit la porte et passa un doigt expert dans la trace de semence.
— Qu'est-ce que je te disais ? fit-elle.
Elle jeta un œil tremblant dans le couloir. Il avait éteint. Il l'épiait peut-être, elle l'appela. Elle le défiait. Il lui sembla l'apercevoir dans l'ombre de l'escalier. Le chat était juché sur la rampe. Et lui tapi dans l'ombre, nu, vidé, insatisfait, honteux, sale et impuissant. J'avais fermé les yeux. Elle essuya sa main dans le drap. J'entendis les pages d'un livre. Ensuite le rêve me livra à une aventure sans lendemain, inachevable ou interminable, en tout cas angoissante. Elle prendrait plaisir à cette description, chercheuse des mots, maîtresse du temps. La semence du comte fluait doucement sur les parois de mon rêve. Le soleil était un disque noir punaisé au plafond. Je ne pouvais rien contre la lumière. Les deux valets de terre cuite, plus grands que nature, s'étaient penchés pour m'en dispenser les effets reconstructeurs de ce qui venait de perdre son sens. La lave continuait son chemin, lente et obscène.
Le soleil s'était finalement levé peu après sept heures. La fenêtre était ouverte quand je m'éveillai. Je me reprochai en bâillant de m'être laissé surprendre par le sommeil. Elle n'avait pas dormi. C'était une promesse. Nous sortîmes par où nous étions entrés. Cette fois, l'ombre me parut incertaine. Elle marchait devant moi, luttant contre les toiles d'araignées qu'il me semblait avoir détruites la veille, mais je venais d'oublier ce bâton dans la chambre. Il n'était plus question de revenir sur nos pas. L'odeur des pierres qui nous guidaient me donnait mal au cœur. Nous reconnûmes l'escalier humide et vert. La salle de torture sentait le salpêtre. Je fis jouer des fers assemblés à un bois qui était peut-être un levier où un axe.
— Nous n'avons plus le temps.
Elle me pressait pour ne pas le perdre ou menaçait de m'abandonner. Notre fugue aurait des conséquences, je n'en doutais plus. Le père se montrerait intransigeant, le comte exigerait des explications, Lucile invoquerait leur cruauté en attendant que je me jetasse à leurs pieds pour m'humilier à sa place, se réservant la douleur et le cri, et promettant de ne plus recommencer, ce qui voudrait dire qu'elle ne m'entraînerait plus dans ses aventures avec l'inexplicable. Je redoutais ce théâtre. Il n'aurait pas lieu si le comte se taisait. Lucile comptait sur ce silence. Sinon elle montrerait le morceau de drap déchiré autour de sa souillure, ou l'ampoule soigneusement cachetée où la semence aurait conservé toute sa fluidité. Ce geste n'expliquerait rien sans doute, mais ce serait un fameux coup de théâtre. À moins qu'il n'y eût ni drap ni ampoule dans le poing qu'elle me montrait.
La veille, elle avait lutté contre une porte basse, elle avait blessé son épaule et meurtri sa joue contre cette porte rebelle qui nous barrait le passage.
— Quelle aventure ! m'exclamai-je, émerveillé de la voir offrir son corps à ce spectacle.
Je tenais la torche et éclairais la surface grise de la porte qui ne s'était pas ouverte suffisamment pour nous laisser le passage. J'avais tenté de me servir de mon corps, à demi engagé dans cette brèche, pour aider Lucile qui me reprochait ma petitesse. Je n'étais qu'un nain à ses yeux mais ne m'avait-elle pas demandé d'être le témoin de sa fugue ? Je n'étais que cela, c'était tout ce que j'avouerais, d'autant que je savais que mes pleurs finiraient par me sauver. Puis, dirigeant le faisceau vers le bas de la porte, je vis la cale dont le biseau empêchait le mouvement. Lucile l'envoya dans les airs d'un coup de pied rageur.
— Ne recommence pas, fit-elle, grinçante.
Je reconnus l'escalier que nous avions descendu la veille. J'avais bien failli m'y rompre le cou. J'expliquerais aussi cette éraflure sur ma joue. Elle avait eu son importance dans le seul rêve que j'avais cru vivre à la place du sommeil. Ce sang m'avait inspiré d'autres passages. Le comte courait après la lave, nu et déconcertant. Lucile le fouettait et il la menaçait, mais quelque chose le contraignait à courir et il menaçait aussi cette chose que je ne pus pas voir ni deviner malgré des efforts désespérés pour vaincre l'oubli, un oubli lourd et obstiné, un oubli personnage du temps joué, taciturne, inévitable, comme une sentence à laquelle je m'attendais. Lucile me rappela ma chute de la veille.
— Tâche de te montrer un peu moins gourde cette fois, dit-elle.
Elle me tendit la main pour m'aider à mettre le pied sur la première marche.
— Ne regarde pas en haut, dit-elle.
Nous étions suspendus dans un air saturé d'ombres. Je progressais lentement contre le mur. À l'autre bout de la marche que je venais de franchir, le vide m'appelait, il m'enchantait, je le désirais, luttant contre ce désir insensé et l'humidité de la paroi m'écœurait jusqu'au vertige.
Mais cette fois, j'avais réussi à imposer ma volonté à Roberte qui était entrée dans l'hôtel sans répondre aux salutations mécaniques de son maître. Les bagages étaient restés sur le trottoir.
— Demande une chambre qui donne sur la place, fit-elle en montant.
L'homme me tendait une clé.
— Je m'occupe des bagages, dit-il.
Et en effet nous l'entendîmes les déposer contre la porte. Il fit plusieurs voyages. J'étais sur le lit et j'écoutais la douche. Il frappa sans entrer. Je ne répondis pas. Une cigarette m'étourdissait. Il n'attendit pas longtemps. Sur la porte, une vue de la salle du restaurant m'inspira une faim inexplicable autrement. L'eau cessa de me dérouter. Roberte sortit nue de la salle de bain. Elle agissait comme si elle avait changé d'avis. Je crus un instant à cette reprise inespérée de notre vie commune. Elle s'habilla avec cette lenteur qui m'a toujours fait perdre patience. Dans le miroir, elle examine des détails qui n'ont aucune signification pour moi qui n'ai pas perdu l'habitude de m'y retrouver tout entier. Constance nous attendait pour dîner. Agnès et Pierre avaient accepté l'invitation du bout des lèvres. Ils trouveraient peut-être une excuse de dernière heure.
— Pourquoi pas cette dernière heure ? me dis-je.
Il manquait un accessoire à son habillement ou à sa peau. Je me souvenais des bagages. J'ouvris la porte. Un enfant était assis dessus. Il me tendait un carnet et un crayon. Croyez que cela m'a touché le cœur. Il n'a pas attendu pour me dire son nom. Je lui demandai de me parler un peu de son amour pour la peinture. Il se douta que je cherchais l'inspiration d'une dédicace.
— Je ne pense pas encore, me dit-il, je ne veux pas penser à ce qui n'existera pas.
Roberte souleva la valise où il lui semblait avoir oublié un foulard ou une ceinture, peut-être le bijou que je ne lui avais pas offert. J'écrivis ce que je pensais à la place de l'enfant.
Il ne faut pas être triste, dis-je, c'est mauvais pour le travail.
Il regardait la valise s'ouvrir sur le lit, me demandant s'il pouvait regarder, si elle était ma femme et si elle m'inspirait. Je lui rendis le carnet et le crayon. Quelqu'un cria son nom dans l'escalier.
— Aucune chance, dit-il, vous voyez ? Prisonnier des gouttes d'eau...
Elle examinait le foulard en transparence. La goutte de parfum nous grisa.
— Rien n'est joué, dis-je à l'enfant et Roberte parlait en nouant le foulard autour de son cou :
— Dis-lui de t'aider à rentrer les bagages. Nous lui donnerons la pièce.
Trop tard. Il s'était éclipsé. Je me coltinai toute la suite, lentement, silencieusement, ne désirant que cette goutte, d'eau, de rosée, de sueur, de sperme ou d'un alcool qui m'eût métatransporté.
Constance nous reçut sans chaleur. Roberte l'agace et en effet elle ne manqua pas de commenter ce qui lui parut être une ébauche de scène champêtre. Constance n'avait pas balayé les copeaux et la salle à manger sentait la térébenthine. Un cassoulet mijotait dans le four.
Vous ai-je dit (mais je ne vous dis plus rien, ma chère, je vous écris, c'est plus prudent) que Pierre arriva sans Agnès qui s'était endormie parce qu'elle nous avez oubliés ? L'aveu était de Pierre, l'explication de Constance. Roberte les regarda d'un air étrange. Choisissait-elle le moment d'annoncer notre séparation ou me laissait-elle le soin de mentir à ce propos ? Je me brûlai le palais en silence.
— Le sommeil est la cause de tout, dit Constance, mais enfin il n'est lui-même que l'effet de la chair.
Pierre voulut voir dans cette déclaration une atteinte à l'esprit qu'il venait d'évoquer pour expliquer le même sommeil.
— C'est que, dit Constance, tu n'as jamais voulu faire la différence entre le sommeil et la paresse.
— Le hasard veut... commença Pierre.
Ils ennuyaient Roberte et il s'en excusa. Constance haussa les épaules.
— Mange, me dit-elle, la nourriture a toujours vaincu ta tristesse naturelle, tu le sais.
Elle me servit une cuisse confite seulement pour que je l'arrosasse du vin qu'Agnès n'avait pas bu. Pierre s'esclaffa. Il était gris. Roberte susurrait. De quoi parlait-elle ? Je la trouvais belle, nécessaire comme le sommeil, aventureuse, si différente. Constance avait tendu l'oreille sans cacher son agacement.
— Ah ? ce gosse, fit-elle enfin (Pierre et moi étions suspendus), je le connais seulement de le voir passer et de ce que m'en disent les autres. Il est discret et attentif. Agnès vous en parlerait mieux que moi.
Pierre pouffa.
— Le secret est dans l'épice supplémentaire, dit-il.
Il renifla le contenu de sa cuillère. Il amusait Roberte et elle se laissait étonner.
C'était hier. Nous nous séparons demain. C'est décidé. Nous n'avons finalement prévenu personne. Nous sommes retournés à la Tour pour y récupérer les objets que je n'ai pas accepté de céder à la curiosité populaire. Je suis sûr que vous ne regarderez pas le portrait de Lucile sans me demander de vous en dire toujours plus. Mais je ne l'accrocherai pas. Vous me permettrez cette infidélité sans me reprocher d'en abandonner le modèle à une destinée dont je n'ai pas la moindre idée. Constance s'est montrée discrète. Et puis Roberte n'est pas curieuse. Elle ne vit pas, elle franchit les étapes nécessaires de je ne sais quelle trajectoire dont je n'ai d'ailleurs plus idée. Vous m'aiderez à oublier. Ou vous m'abandonnerez à mon désespoir. Mais je ne vous demande rien qui vous coûte un effort sur votre paresse. Pardonnez l'offense, si c'est possible. Je ne vous juge pas. Je suis seulement sur le point de ne plus chercher l'explication nécessaire. Ne m'aidez pas si vous comptez sur moi pour vous rendre la pareille. Je n'y suis pas. Je souffre dans un lit où je n'ai pas trouvé le bonheur. Vous ai-je dit que j'ai cherché à revoir l'enfant ?
— Dis-lui, ai-je confié à un autre enfant qui prétendait le connaître (je l'avais saisi au vol d'un jeu et il s'était excusé de me déranger, il manquait de sincérité mais c'était pour se sauver), que je veux toujours savoir ce qu'il pense de moi.
— De vous ? dit l'autre enfant. Et pourquoi ?
La question me sidéra. Oui, pourquoi ?
— Rien, dis-je en m'éloignant, et je lui rendis le ballon que je venais d'étreindre à la place de l'être qui me manquait.
11 décembre : Le soir même, je fuyais. Le train me parut irréel. J'y retrouvais Claire, sans émotion. Elle était elle-même indifférente à mon silence. Je n'attendais plus rien. Je lui promis de ne rien évoquer de la journée que je venais de vivre. Surtout, je lui en épargnais la construction. Je ne désirais que son attente. Elle devait se taire. La nuit commençait. Nous nous sommes retrouvés sur le quai. Le hasard n'y était pour rien. Cette explication manquera-t-elle à mon récit si je tente d'y changer ma mémoire ?
Au buffet, elle commanda un repas brûlant. Du vin. Des sucreries insensées. Je touchai à peine à mon repas. Le train était à quai, noir, éteint, animé par des manœuvres qui nourrissaient notre attention. Le bruit des couchettes qu'on ouvrait mesurait ce qui n'était ni notre attente (nous attendions en effet, mais chacun de son côté) ni notre silence (que Claire alimentait d'un bavardage calculé pour m'étourdir), le mot était : accélération, par rapport à l'atroce ralentissement que je venais de vivre. Il faut commencer cette nuit-là où la précédente s'est achevée. C'est toute la continuité que je désire. Elle était un peu grise, presque rieuse. La même fourrure l'isolait du monde. Le visage était un masque commode, les mains une langue de l'à-peu-près. Seul son regard trahissait le corps. Nous étions seuls derrière les liserons factices du miroir. Mon dos était affecté de l'inévitable courbure qui caractérise toujours mes retours. J'avais abandonné Roberte... Lucile... Léopoldine... abandonnées... ce n'était pas la première fois et ma colonne vertébrale m'inspirait un étouffement à peine audible. Claire était visiblement agacée par mon rapetissement. Elle me reprochait doucement de ne pas manger. Le morceau de viande, rouge et noir, la verdure morose, la sauce qui s'épaississait, le vin que je ne buvais pas et qu'elle lampait, gourmande et menacée par d'autres recommencements dont je n'avais pas la moindre idée. Elle acheva son repas pour ne pas en perdre la chaleur. Le mien périssait dans le remords. Elle me conseillait l'oubli. Le voyage m'aiderait à surmonter la crise. Elle connaissait des charmes, des fluides, des formules. Elle rit. Le train s'éclaira, clignota, redevint noir, coquillage inhabité, des ouvriers visitaient encore sa surface, cliquetant des marteaux, silencieux, agiles. Nous nous amusions derrière la vitre, elle gaie, jolie, agréable, et je passais ce temps à avaler la nourriture, pouffant, dégoûté, prêt à tout. Des voyageurs étaient sortis de la salle d'attente. Ils montraient leurs billets aux ouvriers qui secouaient la tête. Leurs marteaux cliquetant sur l'acier de la carcasse immobile. Claire demanda une autre bouteille. Petit vin de pays, perlé à souhait, limitant le bonheur. Pendant ce temps j'eus l'impression que nous ne partirions jamais. Ce sentiment me tranquillisa. Elle n'eut droit qu'à cette apparence. Je devins loquace. Je me mis à parler de la tour, de mes aventures d'enfant, des retrouvailles, du château dans lequel je n'étais pas entré parce que je n'en avais pas eu le temps, des bois à peine revisités, de la femme que j'abandonnais, du temps qu'elle tenterait encore de peupler, mais cette fois sans moi, sans cette complicité extraite de ma patience, avec les années, avec l'ennui, avec le désir qui dédouble, multiplie, éternise, annule. Elle eut besoin de prendre l'air.
Nous sortîmes dans la cour qui était déserte. Un taxi éclairait le trottoir. Une vitrine violette nous fit perdre un temps précieux. Puis le pont, son éclairage, l'ombre du triage, la marquise en veilleuse, le quai blanc. Elle parlait encore. Elle améliorait ses raisons. En attendant de les parfaire. Au fond, elle m'évitait le pire. La nuit passerait pour que nous n'ayons plus rien à nous dire. Je désirais ce néant, cet anéantissement, le point de non-retour. Nous atteignîmes une allée de marronniers, inquiétant les chats qui se réfugièrent dans les sapinettes. Elle m'avoua qu'elle ne désirait rien savoir de mes propres raisons, ce qui ne voulait pas dire qu'elle n'était pas disposée à m'entendre si c'était ce que je souhaitais. Elle ne s'expliquait pas cette confession qui ne pouvait que la décevoir puisque j'en ignorais les prémisses. Serpentine Claire, physique du serpent, sa reptation. Elle avait raison. Je n'étais pas prêt à la comprendre. Je finirais par la décevoir. Alors que pour l'instant, seule l'expression de son tourment lui donnait du fil à retordre. Nous occupâmes un banc pendant ces minutes de remise en question. Le vin se séparait lentement de son esprit. L'idée de tout commencer avec la nuit point de départ du voyage, l'aube passage obligé avec quoi tout peut s'achever, le jour qu'il faut annoncer à l'autre, reculer l'autre nuit jusqu'à l'impossible, elle avait encore besoin de s'avouer vaincue par ce qu'elle venait de vivre sans moi, mais seulement en termes d'amour, parce que c'était la seule cohérence, elle ne pouvait pas vivre autrement, sa reptation nécessitait ce fil d'Ariane, promettais-je de ne jamais chercher à le rompre ? Il suffirait de la convaincre.
Elle me suivait. C'était facile si je la désirais. La déposséder, l'anéantir, nourrir ce moment de ma mémoire avec le sang d'une femme. L'idée faisait son chemin. Il nous arriverait une aventure. Paris serait le lieu de cet écoulement. Le flux serait cristallisable à tout moment sans risque d'en perdre le sens. Et nous serions les personnages de l'aventure, fertiles, peut-être même arables, préférant cette éternité à celle des enfants dont il faut tôt ou tard se séparer. Ou les abandonner. J'étais en fuite. D'abord je n'expliquai rien. Je me contentais de fuir, de fabriquer cet éloignement avec les moyens du désir d'atteindre le train. Il me parut irréel, ce qui dans mon esprit pouvait aussi bien signifier impossible. De quoi pouvait naître le désir maintenant ? La fin du jour était orange, clairement orange, et l'ombre était rouge. Elle croyait pouvoir traverser ces visions, non plus en étrangère comme la nuit dernière, mais en maîtresse de ce qui me restait encore à séparer, fréquence après fréquence, méthodiquement, cœur à corps, impitoyable.
— Je t'aime, dit-elle tout de suite.
Et elle se mit à attendre une réponse à ce qui ne pouvait pas être une question.
12 décembre : Il se mit à pleuvoir. Le train traverse la pluie qu'on n'entend pas. Sous moi, le radiateur anime la poussière. Elle lit le livre que je n'ai pas lu à l'aller.
— Je te dis que la nuit commence.
Où sommes-nous ? Nous ne pouvons pas faire l'amour à cause d'un voisin, ou parce qu'il est éveillé, agacé par la lumière bleue des pages qu'elle semble lire, il ne croit pas à cette lecture. Qui est-ce ? Nous pensions être seuls. Il est arrivé peu après le départ. Le train roulait dans cette nuit, la pluie, le vent peut-être, latéral et patient. Il a vérifié le numéro, la position, nous demandant même s'il était dans l'erreur, ou si nous avions raison de lui fermer la porte au nez. Il s'est couché sans nous souhaiter la bonne nuit qui s'éclipsait. Elle a ouvert le livre parce que je ne le lisais pas.
— Que crois-tu qu'il nous arrive ?
Le train la pluie la nuit. Le voisin le livre le silence. Le désir le temps la lumière bleue. Toutes les phrases possibles parce qu'il s'agit d'animer ces mots. L'attente l'aube la raison. Ce témoin surveillait mes lèvres, ne paraissant pas s'étonner du mouvement que les mots réussissaient à lui communiquer, en silence, l'esprit en proie au doute, cette misère de l'intention. Elle m'avait oublié. Elle ne chercherait pas avec moi ce sommeil nécessaire. Il épiait ma surface. Sa connaissance de l'ombre gagnait du terrain. J'avais à peine soulevé le rideau. L'interstice pouvait suffire à me tranquilliser. La lumière se superposait à des bruits. Cinéma. Il finit par me demander s'il était permis de fumer dans le couloir. Était-ce une invitation ? Je lui dis que j'avais vu les cendriers. Il en conclut qu'on pouvait fumer. Il ne fumait jamais dans les trains, même à proximité d'un cendrier. Chaque fois qu'il avait tenté de le faire, il avait dérangé la tranquillité de quelqu'un. Il avait fumé dans le couloir une fois. Il y avait un cendrier. Il avait pris la précaution de bien refermer la porte, sans faire de bruit, sans se trahir, tournant le dos et cachant la flamme dans les conques réunies de ses mains. Dans la vitre, il avait vu le reflet d'une femme qui semblait se plaindre de la fumée. En regardant le bas de la porte, il avait vu la fumée pénétrer dans l'interstice et il s'était excusé, le mégot avait fini dans le cendrier et il n'avait plus osé reprendre sa place. À chaque arrêt, un voyageur se renseignait sur sa disponibilité et la même femme le montrait du doigt, lui, et il se mettait à redouter le moment où ce voyageur lui demanderait s'il avait l'intention de renoncer à occuper sa place. Mais le voyageur posait la même question dans le compartiment voisin et il s'asseyait. Le tabac est un vice. On ne se drogue pas quand on est vicieux. Le vice est un signe de bonheur. Il n'aimait pas qu'une femme fût le témoin de ces extases. Il haïssait le silence des femmes.
— La femme occupée, elle coud, elle lit, elle file, elle pose, dit-il en s'asseyant au bord de la couchette. Frise et défrise, et ainsi de suite.
Il se souvenait de toutes ces rencontres. Il pouvait les mettre bout à bout s'il avait envie de romancer sa vie. Il la romancerait si une femme le lui demandait. Il avait d'autres vices, mais il évitait d'y penser comme à un tout, c'était comme se mettre entre deux miroirs ou carrément entre six, ayant la clé, reconnaissant la serrure, mais ne désirant pas sortir, croyant à cette éternité.
On se rencontre dans les trains. On ne voyage plus au moment d'aller d'un point à un autre. Le voyage appartient au point de départ qui est un point de départ parce que c'est un point de chute, ce qui explique les voyages, et non pas les trains qui ne sont qu'une des innombrables manières de se rencontrer, entre homme et femme, inversement, comme si l'enfance ne voulait plus rien dire. Ce n'est jamais le moment de penser à expliquer ces quelques années passées à devenir. Le vice n'explique pas tout. Il y a la douleur. On ne sait jamais trop si c'est la douleur ou une autre blessure. Il n'avait pas vu les cendriers. Il y en avait dans tous les couloirs. On se tenait debout autour comme s'il s'agissait des crachoirs de son enfance. On ne crache plus en France. On crache en Espagne, dans les pays d'Afrique, dans tout ce qui ressemble à l'Afrique. Il avait séjourné à Saïda l'Heureuse. Pourquoi ces voyages ? Comment expliquer les routes sinon ? Mais les explique-t-on si on en parle parce qu'on s'est rencontré et seulement pour cette raison ? Il avait peut-être vu les cendriers. Il hésitait toujours au moment de prendre le risque de déranger les autres. D'ailleurs sa mère ne dormait plus avec lui. Elle couchait dans le compartiment voisin. Elle préférait dormir plutôt que d'avoir l'impression de voyager en compagnie d'un fils qui lui ressemblait. L'avais-je vue monter dans le train ? On la remarque souvent. À cause de sa beauté. Elle a toujours été belle. Elle a su changer sa beauté pour une autre beauté chaque fois qu'elle s'est sentie vieillir. Ne plus être un enfant, c'est vieillir. Vieillir, c'est ne plus changer l'enfance. Elle changeait la beauté. Mais il n'était plus question pour elle de dormir dans le même compartiment que lui. Du temps où elle dormait dans la couchette voisine, elle n'imaginait pas qu'on pût rencontrer les autres dans un train. Quand elle a renoncé à l'accompagner autrement qu'en dormant dans le compartiment adjacent, elle a découvert en lui cette faculté merveilleuse. Le vice n'est pas étranger à cette découverte. Il fume sans honte. La honte n'a rien à voir avec le vice.
Mais le vice a des épanchements indésirables, comme cette fumée, ou l'imagination, l'interstice, l'impatience. Le monde doit disparaître ou bien il faut quitter le monde. Guerre ou suicide. Il n'y a pas d'autres solutions. Mais il y a heureusement le désir pour ne rien changer et faire comme si rien ne s'était passé entre les autres et soi-même. Je m'étais assis moi aussi. Il aimait la broussaille de mes cheveux. Il ne me restait plus qu'à trouver sa mère. Et la remettre à sa place.
18 décembre : Levé tôt ce matin. Pu observer le lever du soleil dans le linge. Les fils étincelaient. La brume était arrêtée dans les premières vagues. Vent léger qui soulève à peine le sable. Hier il faisait gris, presque tiède. Ce matin j'ai eu froid en marchant sur le quai. La mer grondait sous les rochers. D'autres clichés. Les clichés ont la même valeur que les mots. Les retrouver non pas par habitude ou par paresse, mais parce qu'ils sont nécessaires. Les mouettes étaient dans l'estuaire, immobiles ou lentes, lointaines, et je tentais de m'en approcher. Que signifient ces travaux d'approche ? L'approche de l'animal domestique s'explique par la nécessité d'affûter ses sentiments avant de s'en servir pour ou contre l'humain. La bête sauvage est un essai de leur ressembler de crainte de s'en aller sans avoir compris la nécessité de cette ressemblance. Elles me surveillaient, prêtes à s'envoler pour se poser sans doute de l'autre côté de l'estuaire. Je bifurquai vers les roseaux. Là, je pourrais observer le moustique endormi à la surface de l'eau verte. La nuit, ils harcèlent des baigneurs nus. Abdomens de sang, noirs et fins, échangeant des saveurs dans je ne sais quel contexte.
L'hôtel exhibait une façade jaune. On entend les grésillements de l'enseigne qui a l'air d'appartenir au ciel. En amont, la terre s'élève assez haut de chaque côté de la brèche. Notre maison est suspendue à fleur d'une paroi. Ses toitures d'émail. Le cyprès. La clôture blanche qui descend vers le puits. Je suis l'ouvrier qui en a assemblé les parpaings, qui l'a crépie, peinte et qu'il l'a animée d'un bougainvillier qui se plaît dans cette ombre. Des lauriers roses ont parasité depuis longtemps cet arrangement dont la géométrie effare un peu le promeneur qui tente d'atteindre le lac. Je ne vois jamais plus loin que la première ruine. Elle m'appartient. Autre moulin dont il ne reste plus rien. La maison est fermée. Je n'y habite plus.
L'hôtel m'a semblé plus favorable à la lenteur du travail que j'ai entrepris en écrivant ce livre. Avez-vous lu les deux premiers chapitres ? J'ai voulu tout y mettre, comme on écrit une chanson. Mais celui-ci n'est pas le dernier. L'écriture ne m'a pas épuisé à ce point. Une promenade matinale inaugure le texte. J'en ramène des cailloux s'ils ne ressemblent à rien, s'ils ne me rappellent rien, s'ils n'évoquent pas le temps, l'érosion, le hasard. Galets improbables, durs, irremplaçables. Les racines sont plus facilement évocatrices. Leur légèreté me surprend quelquefois. Ou la difficulté de les rompre sans levier. La cassure, imprégnée d'encre, provoque des empreintes d'animaux. Un glissement crée l'animal. Le rectangle, lieu suprême des visions, est toujours un portrait. On peut entrer dans les paysages, même pour s'y perdre, on peut s'asseoir à la table d'une nature morte, invité ou intrus, peu importe ce qu'on est à ce moment-là. Tandis que le portrait instaure la distance, de la perfection renversée du miroir à l'infantilisme de la toile non peinte, sur le fil d'une abstraction de plus en plus cohérente, image provisoire de la réalité, à portée du regard, facile, différente, obscène. Ce n'est pas moi et pourtant c'est le lieu où l'infini n'est plus une nécessité vitale mais bien la conclusion de la vie à bras le corps.
Je ne peins plus. Il m'arrive des croquis que je ne mets pas en pratique. L'esprit aime ces synthèses, ces raccourcis, la ligne d'un horizon soumis à la verticale du regard, ce face-à-face avec la profondeur, le dernier trait oublié, perdu, peut-être inutile. Où sommes-nous, Blaise ? Des eucalyptus s'élèvent contre la paroi, difformes. À leurs pieds, la roche trahit un ruissellement. Le filet d'eau est souterrain. Il alimente une sécheresse convulsive qui s'enfonce d'année en année dans cette terre ingrate, presque stérile, condamnée à la stérilité, aux promenades, aux recherches esthétiques. C'est tout ce qu'il en restera. Une dernière cristallisation du possible, impossible à imaginer, possiblement belle. Je ne m'extasie pas. Je n'ai pas cette dureté de diamant contre le verre cathédrale de la vie irréductible à ce segment des deux rives. Je suis malléable. J'agis en connaisseur, pas en savant. Je ne m'aventure pas. La seule aventure consiste dans le sauvetage d'une autre aventure qui serait celle de la misère ou de l'ennui. L'amour visite la géographie. L'esprit préfère l'histoire. Et je n'ai pas fini d'exister, même si je n'avance plus. Ressassement à la place des redites qui m'ouvriraient au moins les portes du bonheur. Ce n'est même pas la sensation de tourner en rond, ce qui définit toujours l'objet et exclut les autres. On finit par s'y habituer faute d'y prendre goût. C'est presque de l'existence mais c'est à coup sûr de la vie. Non, je ne suis pas ce fou circulaire, ni même un funambule de la ligne droite qui met des points au temps qui passe parce qu'il a trouvé le moyen de rompre ce cercle. Ni fou, ni paillasse. Ni heureux de n'être rien, ni fébrile à force de tout tenter. C'est comme tourner le dos au miroir pour se regarder dans un autre miroir, tourner le dos encore et ainsi un nombre incalculable de fois tant et si bien qu'il n'est plus possible de savoir lequel de ces deux miroirs est un miroir et l'autre le miroir du premier, c'est-à-dire son reflet exact. Ne plus y penser n'est qu'un vœu du soir. Ce sont des soirées d'attente à la place du plaisir. Hier, par exemple, nous nous sommes promis d'ouvrir la maison et de l'aménager à notre goût. Je ne sais plus qui a parlé de goût mais je me souviens parfaitement d'avoir exprimé ce vœu le premier. Claire paraissait indifférente. Où sommes-nous, Blaise ? Je la rassurais.
— Ce ne sont que des préparatifs, dis-je. Nous n'avons rien quitté, continuai-je.
Les baigneurs se déshabillaient dans l'ombre. Notre nudité est à ce prix. Les corps lunaires entraient dans l'eau. Nous étions sur la terrasse. C'est l'ombre qu'il faut jeter sur la peinture, et non pas cette lumière prépondérante. J'en suis convaincu. Mais par qui ?
19 décembre : — Nous ne quitterons plus rien, n'est-ce pas ? Promets-le-moi. Plus rien. Jamais. C'est mon seul désir.
Petite éternité. Elle délirait.
Telle est sa conversation depuis que nous n'avons quitté que la surface où nous ne nous reconnaissions plus. Surface tranquille. Nous n'entrions jamais dans cette eau. Il n'était pas question d'atteindre le rivage. Claire s'y aventurait déjà. Comment expliquer cette attraction ? Nous ne voyagions pas, elle scrutait cet horizon sans reconnaître personne. Mais je n'ai pas eu l'idée de ce voyage. La terre m'a semblé étrangère. Roberte traversait le paysage. Je l'ai suivie. Mon seul désir était d'oublier ce que nous étions venus chercher parce que c'était ce qu'elle désirait et que je n'avais plus mon mot à dire.
Claire connaissait les lieux depuis longtemps. Elle avait cette habitude. Elle me tranquillisait. Comment ne pas se rencontrer ? Pourquoi ne pas quitter le bonheur ? S'abandonner à d'autres sensations ? Ce matin je travaillais cette petite allégorie du lac et de la terre. J'ai peint ce paysage sans la littérature qu'il m'inspire. Plus d'une fois. Toutes les fois que j'ai pu rassembler les eaux tranquilles d'un lac cousu de ciel avec la terre qui change sous l'action du soleil. Idée du temps. Les couleurs le masquent. La littérature est dessous. Je n'ai jamais peint autrement. Ce qui explique la tranquillité menacée, l'oblique imperceptible de l'horizon, les verticales aussi imperceptiblement incohérentes, l'espace réduit à un plan ou deux, la lumière divisée en autant de foyers, hachures du feu qui m'inspire. Comment tenir la promesse qui conditionne tout ? Ne plus rien quitter pour expliquer l'amour. Tout attendre de cette explication, même le bonheur.
Mais la lettre que j'écrivais à Roberte ne s'achevait pas. Claire haïssait ce labeur quotidien, cette heure passée à ne rien quitter, à tout recommencer. Elle a perdu même cette patience. Elle se lève avant moi, avant le soleil, elle surprend le gardien de nuit à l'angle d'un rêve qu'il emprunte comme la prochaine rue, habitué à ces retours qui le ramènent comme si rien ne s'était passé. Elle imagine le reste. Peut-être veut-elle m'offrir cette vue, son être à la surface de la plage, lointain, indéchiffrable pour cause de complexité et non pas de mystère. Elle revient. Je n'ai encore rien promis. Ces mots m'exaspèrent. Je. Promets. Quoi ? Qui promet ? À qui ? Pourquoi ? On sait bien ce que c'est, promettre. Trait d'union. L'horizon n'explique pas le passage du ciel à la surface. Il n'y a pas de surface sans objets. Le ciel est possible sans les oiseaux, même le soleil n'est qu'une source, la lune un reflet, toujours reflétée la lune, corporelle. Revenir n'est rien. C'est cette lenteur, elle vient vers moi, comme si c'était naturel, inévitable, logique ? Elle ne me regarde pas. Elle s'offre. Elle lutte contre les imperfections mais elle ne cache rien. Belle présence, cette étrangeté. Puis la rencontre, l'intimité, la durée promise, la compréhension. Les mêmes mots. Elle aurait préféré habiter la maison. L'hôtel est une surface. Ce glissement l'ennuie. Mais elle comprend. Elle aurait du mal elle-même. Ces souvenirs qui ne sont pas les siens sont forcément les miens. Non seulement le lit. Une profondeur d'eau. Peuplée de miroitements. La thérapie est ailleurs. À condition de ne pas se quitter. Et promettre. Trouver les mots. Le ton. Le regard. La tendresse. Nécessité d'un seul mot pour conjurer l'attente. Elle effleure la terre volcanique, cette légèreté, couleur de la cendre. Mais il n'y a pas de volcan pour expliquer cette présence. Des fleurs surgissent de la lave, rouges ou bleues. Elle ne les cueille pas. Elle arpente ce territoire, ce rivage qu'elle découvre, qu'elle commence à aimer. Elle propose de conserver les souvenirs, de vivre avec eux, de ne rien détruire, de reprendre la construction. Mais ce sont mes souvenirs, mes désirs, ma géométrie. Elle s'introduit dans cette matière en feu. Pourquoi pas le feu, ce feu, l'âtre du passé, la braise d'un seul souvenir ? Métaphores encore. À la place des mots, ces assemblages pour former du texte, le texte de mon égarement. Elle se contentera de ces approximations. Que choisir sinon dans ce désert ? Le T du chemin et de l'horizon, ces trois zones sur la toile, à peindre d'urgence sous peine de disparaître sous la couche des mots.
Elle s'approche, me touche, vide ses poches et commande un thé brûlant. Le serveur retourne sur ses pas avec cette brûlure. Elle a ce pouvoir. Elle n'épargne personne et je lui en veux de s'en prendre à des inconnus. Le thé refroidit. Pourquoi cette attente ? Elle déplie le mouchoir, le lisse, y rassemble ses découvertes et noue les angles. Elle choisira plus tard. Une seule pierre la comblerait. Dans ce cas, elle n'en ramènerait qu'une. Elle jettera tout le moment venu, les galets, les coquillages, les racines, le sel, le bec, l'ongle, le morceau de métal. De la terrasse, on devine les toitures miroirs de la maison. Le même serveur s'est étonné qu'on n'y couchât pas. Il était sur le point de nous demander pourquoi. Elle avait une envie folle de promenade. Sur les mêmes pas, il questionnait cette folie, ne se doutant pas qu'il en était la proie. Mais elle ne faisait plus rien jusqu'à midi ou bien elle s'occupait de sa beauté. Comment ne pas tenter de se l'approprier ? Inutile conquête, suivie d'un silence révélateur de l'insatisfaction provoquée parce qu'elle ne s'y attendait pas, selon ce qu'elle confesse. Elle devient bavarde. Je suis jaloux de cette nudité. J'entrerais volontiers dans cette peau. Pour d'autres conquêtes. Sommes-nous bien loin de tout ? Ailleurs ? Le serveur effleure le corps. Une goutte de rosée quitte le verre pour aller se déposer sur la peau. Elle aime cette sensation, la surprise, son cri, le serveur dérouté, mon indifférence feinte. Elle ne sait pas ce qu'elle mangera, répond-elle au serveur.
— Peut-être rien. Mon corps.
Il imagine cette nourriture. Ne plus rien quitter, s'habituer, renoncer, ne plus s'abandonner. Elle exige une promesse. Des preuves d'amour. Une cohérence partagée. Dans le train nous nous sommes rencontrés, découverts, elle m'avait menti sur son prénom.
— Par coquetterie, dit-elle, et puis parce que ça l'agaçait.
— Vous a-t-elle dit qu'elle s'appelle Claire ? m'avait-il demandé.
Je ne répondis pas. Peu importait qu'elle n'exprimât ainsi qu'un désir de ne plus être celle qu'il avait conquise.
— Claire est un adjectif, me révéla-t-il.
Claire Cecilia. L'agonie du païen lui servait de métaphore. Elle l'avait plutôt convaincu de n'exister que par rapport à elle. Il pensait à ces trois jours de résistance comme au seul récit possible. Etc. Voulait-il seulement m'éberluer ? Il s'excusa en ricanant. C'était ainsi qu'il écrivait, à la surface du conte, cueilleur des reflets, incapable d'entreprendre le chemin d'au moins une des profondeurs qu'ils lui révélaient.
— Elle n'a pas aimé la peau du personnage, dit-il.
Comme si c'était à cette peau qu'il devait tous ses malheurs. Je ne pouvais même pas évoquer les personnages que ma mère avait interprétés sur les mêmes planches. Il devenait amer, précis, peut-être patient. Le train en voyage nous maintenait à la surface d'une réalité plus obscure, frappée d'obscurité par notre silence, obscure parce que nous ne tenions pas à nous souvenir de ce décor, et cette légèreté nous invitait à une certaine intimité. Je me rapprochai de lui, je le touchai, il considéra ce point de rencontre d'un regard morne.
— Je m'excuse, dis-je à mon tour, ne sachant plus très bien si j'étais l'objet de cette approche.
Il n'écrivait que ce seul livre, confessa-t-il sur un ton presque profond (allez donc savoir ce que cela veut dire !), tandis qu'elle en écrivait une infinité. Étais-je capable de mesurer cette différence ?
— Elle est infime, dit-il, on ne s'y insère pas, en tant que lecteur, veux-je dire. Rien ne nous séparera.
Il en paraissait convaincu.
— J'ai dépensé tout notre argent, dit-il. En futilités.
Savais-je ce qu'il fallait entendre par futilités ? Sorties nocturnes. Nuits chapitres de l'effondrement de soi. Pendant ce temps, elle dormait. Elle ne l'attendait plus. Le matin, il la réveillait et elle se lamentait, encore bouffie de sommeil, ne sachant pas s'extraire du rêve, s'en servant pour le blesser. L'ivresse l'avait abandonné, c'était rituel, sous le robinet d'une fontaine publique. Dans la bouche, les saveurs de toute la nuit, il essayait de se souvenir. Qu'avait-il confié de sa déroute ? Et à qui ? Il revoyait un visage ou deux. L'écœurement d'un verre qu'on lui offrait pour qu'il y goûtât, pour qu'il changeât ses habitudes. Qui était-ce ? La véritable Claire ? Sœur des pauvres. Clarisse nocturne, fêtarde, chasseuse des désirs qu'elle surprenait quand il ne s'attendait plus à être découvert. Fausse clarté. Plongeuse d'un macaron dans l'enfer du vin. Sa bouche en cul de poule pour en aspirer le mélange. Elle riait en lui demandant d'essayer. Non, elle le suppliait. Comment avouer ce vertige à une autre femme qu'on ne possède plus ? Il partageait ce lit juste le temps de s'engueuler avec elle. Puis elle se levait et disparaissait toute nue dans l'ombre de la porte ouverte. Quand elle allumait, il voyait la cage de l'escalier et la rambarde tremblante. Il se levait pour fermer la porte. Il avait dépensé tout ce qu'elle lui avait donné. Il renouvellerait cette prière à laquelle elle finissait toujours par céder. Cette pensée, cette certitude le rassurait à ce point qu'il s'endormait. Allait-il me parler du rêve qui était chargé de l'aider à franchir cette fausse nuit ? Il se réveillait dans l'après-midi. Elle travaillait dans un coin du salon. Il redoutait de la déranger. L'idée de perdre une nuit de bonheur le tourmentait. Il traversait le salon à pas de loup. Elle ne levait pas la tête. Ces livres, cette accumulation, ces redites, comprenez-vous ? Je ne comprenais pas. Je n'en savais pas assez. Il déjeunait lentement, goûtant aux plats qu'elle lui abandonnait parce qu'elle l'aimait encore. Non, ce lien n'était plus de l'amour. C'était le lien nécessaire à la tranquillité. Le fil d'Ariane de tous ses livres. D'un titre à l'autre le même trait d'union entre les deux mots. Il n'écrivait plus depuis belle lurette.
— Écrit-on si le livre est unique ?
Il la voyait dans le miroir hexagonal du buffet. Elle s'agenouillait devant la table basse et elle étirait cette écriture. Il ne se souvenait plus comment cela commençait. Elle avait prévu une fin. Sinon elle n'écrirait plus elle non plus. Tout à l'heure, il lui apporterait un verre de liqueur (de la liqueur d'Hendaye). Il ne la dérange pas. Elle vient de perdre le fil d'un commentaire, celui d'un dialogue, ou la raison d'un personnage sur le point de devenir fou. Il s'assoit sur le pouf, s'enfonce, se promet de ne pas la supplier, de ne pas lui demander de comprendre.
— Comprendre ce que tu cherches ? fait-elle. Comprendre pendant que tu cherches ? Comprendre et ne pas chercher avec toi ?
Elle le déroute toujours.
— J'ai besoin de cet argent, dit-il d'une voix qui commence à musicaliser son vertige.
— Argent ? dit-elle. Or. Passion. Je ne t'aime plus du tout.
Elle a le nez dans le verre, chasseuse d'arômes. Le coucou sort de sa cage.
— Quatre heures, fait-il. Le coucou. Le coucou trantranchéché. Lalagogoninie parce que le bourreau. Oui, pourquoi ? Parce que c'est nécessaire. Plus rien n'existe sans l'agonie de Valérien. Ni Cecilia. Ni Claire. Mon œuvre. Ce que je n'écris pas. Ce qui ne s'écrit pas sans moi !
Il se recroquevillait. Les douleurs mentales sont rarement situées dans le crâne. Artaud. Et encore. Il semblait souffrir de l'estomac. Les potions, les charmes, les mélanges interdits, les assemblages, l'infinitésimal des principes, les portes ouvertes, la géométrie répétitive faute d'espace, ce plan, la rigueur. Il parlait encore. Le train était ralenti par une courbe. Il en profita pour lâcher la barre d'appui, se masser l'estomac, se déplier un peu. Il était livide.
— Claire Cecilia, ce serait un bon titre, non ? Significatif. Plein.
Le texte restait à écrire. Elle le retirait du monde pour qu'il l'écrivît. Croyait-il vraiment à cet attachement ? J'avais plutôt le sentiment qu'elle l'abandonnerait. Nous n'en parlons pas. Nous évitons les écueils. Flottement. Il y a plus de voyage. On ne traverse pas le territoire de cette nouvelle aventure.
— Parler ? me dit-elle un jour. Oui, parler, continue-t-elle. Mais seulement pour ne pas se taire. Le silence est la négation, ou le contraire, l'achèvement ? Parle, toi, si tu veux promettre.
Elle a toujours cet air de défi. Elle détruit. Le serveur venait s'informer de ses préférences culinaires. Que pouvait-elle lui promettre ? De se montrer indulgente ? Parler de cette indulgence au lieu de s'en tenir à des promesses sans avenir ? Il récitait la carte. Elle levait le doigt de temps en temps et répétait le nom du plat. Il était suspendu à ses lèvres. Elle choisirait de toute façon. Visiblement, il aimait perdre un temps précieux avec elle. Et bien sûr elle ne se décidait pas. Qu'en pensais-je ? Avais-je mon mot à dire ? Des goûts particuliers ? Un désir inavoué jusque-là ? Un aveu plus prosaïque ? Il s'attendait à mon silence. Bourreau négligent. S'il la tuait proprement, il me laissait le temps de méditer et de donner un sens à cette mort, la sienne. Sans moi... enfin elle se décida pour des crustacés.
— Je préfère les mammifères.
Il se tourne vers moi. Son air a changé. Il exige peut-être ma soumission aux volontés de la femme qui sera sa prochaine conquête. Il m'épargnera si je ne complique pas son travail.
— Des crabes ? dis-je. Pourquoi pas les crabes ?
Il se rassérène. Il sait où il va maintenant. Il trace l'idéogramme sur son carnet. Elle s'extasie. Ce trait, ces pointes, la vélocité, le sens !
— Regarde, me dit-elle, c'est fascinant !
Je penche un regard morne sur le papier. Crustacés. Il a mis un point à l'angle de la feuille, avec le quart de tour du stylo destiné à attirer l'attention de la femme. Pivot du temps, de l'immobilité apparente du balancier à la perfection circulaire des cadrans. Elle croise des jambes qu'il s'agit d'ouvrir. Simple rituel entre deux attentes, celle du plaisir et celle de l'amour.
Roberte m'écrivait hier qu'elle n'avait rien à me reprocher. Ce rien nous sépare. Elle se souvenait de m'avoir libéré du chaudron d'une sorcière qui m'avait peut-être créé. C'est étrange que l'enfant se soit finalement noyé. Étrange et fascinant. L'idéogramme du serveur m'inspire une scène d'attente au coin d'une rue.
— C'est impossible, dit Claire Cecilia.
— Impossible ? m'écrié-je.
Le serveur ne voit pas d'inconvénient à me confier son carnet. Je tourne les pages. Tous ces personnages qui attendent, ces angles de mur, les trottoirs bleus, la perspective d'une seule rue ! Crustacés ! Vins ! Viande braisée ! Légumes sautés ! Pain tartiné !
— Regarde bien, lui dis-je, et cherche un sens à ce qui est illisible, et reste la rue, l'attente, cette brèche entre les murs, des personnages en voie de disparition, le désir rapide, le vert d'un rayon de soleil sur une vitre qui cache le rideau. Le serveur montre ses dents. Il trace des idéogrammes dans l'air. Tout va bien.
On se comprend. On mangera des crabes et des araignées. Le vin pétillera.
— Promets-le-moi ! Je t'en prie !
Ne plus quitter, ne plus en parler, seulement vivre, finir de vivre. L'automne est terminé, ou presque. Qu'avons-nous vécu ces trois derniers mois ? J'écris le journal qu'elle n'écrit plus. J'en tirerai un roman. Quelqu'un écrira le roman ? Un autre. Que de temps perdu à ne plus exister !
Dans le train, Malcolm avait fini de lutter contre son estomac. Une pastille avait ce pouvoir. Il me montra la boîte. Il voulait m'être utile.
— Nous ne rentrons pas, fit-il, nous arrivons ! Mais vous comprenez, elle aime la maison, les pierres, les parterres que nous entretenons au printemps, chaussés de sabots et coiffés d'un bonnet de laine à cause de l'air des sapins.
Il me montre ses petits doigts. Il n'est pas fait pour le travail manuel. Ces efforts le brisent. Il se condamne tous les ans à des étés convalescents, pendant qu'elle s'aventure, tarde à revenir, revient avec la tristesse et se plaint de douleurs contre lesquelles il ne peut rien parce qu'il ne sait rien des voyages. Qu'espère-t-il de moi ? Une leçon ? Je n'ai pas encore quitté Roberte. Je ne l'ai jamais quittée. Son aventure n'est pas un voyage. Que sais-je de ce qui m'arrive maintenant ? Il rangea la boîte dans la poche d'où il l'avait extraite. Il me parlait encore de ce soulagement. Il pouvait en abuser car la substance active était inoffensive. Il lui arrivait d'en prendre au tout début de la crise. Une pastille ne suffisait pas alors. Et elle lui reprochait d'en abuser. Elle le harcelait. Aussi préférait-il le plus souvent s'en tenir à cette attente jusqu'à ce que la douleur devînt insupportable et il prenait une seule pastille, ce qui suffisait à calmer la douleur jusqu'à la prochaine crise. Une seule pastille au lieu de quatre ou cinq. La douleur. Le silence. La posologie laissait le champ libre. Elle avait lu le prospectus. Mais elle s'en tenait à ce qu'elle pensait généralement de la chimie et de ses effets sur le bonheur. Il lui arrivait rarement d'enfreindre cette loi.
— Elle voyage, vous comprenez ?
Mais elle revient. Elle revient toujours. Le serveur décrivait les crabes morts.
— Ensuite, dit-elle, nous irons nous promener.
Jusqu'à la tour. Un autre retour. Une tour sentinelle. Habitée par des oiseaux bavards et agités. Elle aime les photographier. Dans le viseur, je ne les vois plus. Mais elle sait les saisir au vol. On est toujours heureux de pouvoir en parler avec elle. Ce bleu de ciel. Les ailes blanches. Même le vent. Ce bonheur. Elle marche devant. Sa souplesse me fascine. Cette facilité. L'œil précis. Le bon moment. L'oiseau un peu flou. L'eau agitée par des vents contraires. Elle se couche dans le sable, cadrant le ciel, le réduisant à l'oiseau de passage. Moment du voyage. Je cherche des galets anthropomorphes. J'en trouve. Visages géométriques rappelant un sentiment. Corps démesurés. La vie se résume à deux ou trois de ces sentiments. Pas plus. Nous voyageons tous. Elle plus que les autres. Malcolm dans sa maison de campagne. Moi avec elle, à sa mesure.
Les enfants morts. Roberte m'écrivait hier qu'elle avait fini de voyager. Le désespoir est infranchissable. C'est le pied du mur, perpendiculaire et infini. Suivre ce chemin requinque toujours. Conseil d'ami. Je lui écrirai demain : je voyage. Claire Cecilia m'aime encore. Cela ne durera pas. Elle se joint à moi. Elle aime les oiseaux dans le ciel. Elle jette des cailloux aux mouettes rassemblées sur la plage. Elle provoque l'image. Elle fouille ce désordre, le fixe, le rénove. Le bleu du ciel est une couleur. Elle a ce pouvoir. Mais la nuit, quand je cherche à écrire à Roberte ce que j'ai sur le cœur, l'espace revient, il est trop tard, elle dort parce que le jour l'a épuisée. Je n'écris pas à Roberte. Roberte continue d'exister. Lucile a dessiné un cœur à côté de son nom. Elle n'en dira jamais plus. Ni du voyage, ni de ce qui nous sépare à jamais.
8 janvier : Le train cahotait. Le paysage défilait. Le corps bringuebalait. L'esprit vaticinait. Les doigts cherchaient. L'air s'immobilisait. La lumière tremblait. L'ombre révélait. Le regard se détournait. Je n'ai pas écrit ces jours-ci. Ni dans le journal ni dans les chapitres. Je me suis abandonné à la contemplation. J'ai vaguement relu une vieille concordance qui m'accompagne depuis des années. J'y cherche un roman et non pas ce que j'ai perdu en cours de route. Mais je n'ai plus idée du voyage. Je me suis arrêté entre deux nuits passées dans le train, pour décrire le jour, le seul jour qui vaille la peine de l'écriture, seul présent entre la nuit passée et la nuit future. C'était mon plan. Je l'ai peut-être un peu oublié.
Nous sommes à Polopos depuis la fin de l'été que nous n'avons pas vécu ensemble. Claire Cecilia voudrait m'arracher cette langue parce que c'est tout ce qui existe entre ce jour et nos vacances d'hiver. Du coup elle devient bavarde et radote même un peu. Malcolm l'a ennuyée tout l'été. Des lettres insensées. Elle les lisait pourtant. Et elle m'en écrivait d'autres, revenant sur les lieux avec les mêmes mots, le même désir. Ce jour-là, pendant que je m'abandonnais tristement aux caprices de Roberte, elle n'avait même pas pensé à notre rencontre dans le train. Malcolm la harcelait.
La maison était humide et sombre. Il dressait l'inventaire des traces et l'attirait à la surface des tapisseries et des meubles pour qu'elle se souvînt avec lui. Une fenêtre ne s'ouvrait plus. Il tenta de décrocher les volets à l'aide d'une perche. Un oiseau s'enfuit en piaillant. Elle remonta pour observer la nichée. La brèche dans le volet avait été ouverte à coups de bec. Un oisillon était mort. L'autre roupillait. L'oiseau se posa finalement sur la gouttière. Le volet ne cédait pas. Malcolm cherchait à extérioriser une colère maligne. Le bout de la perche se brisa et il lui fut désormais impossible d'atteindre le volet. Une ferrure avait un peu cédé dans la pierre. Derrière le rideau, Claire surveillait l'oiseau qui explorait la brèche. Il la voyait peut-être. Malcolm lança une pierre pour l'effrayer. Claire se montra. L'oiseau parut déconcerté. Un coup d'aile l'envoya contre le carreau. Le choc l'étourdit. Claire recula et tira lentement le rideau. Une deuxième pierre frappa le volet. Claire sortit de la pièce. Dans le couloir, elle lança une injure puis elle descendit rapidement les escaliers. Pierre entrait. Elle ne lui parla pas de l'oiseau. Il croyait l'avoir découragé. Il l'avait vu s'envoler définitivement au-dessus des peupliers. Il ne reviendrait pas. On casserait un carreau pour pouvoir ouvrir le volet. Il montait. Claire s'interposa.
— Nous n'avons pas le temps, dit-elle.
Il la regarda sans comprendre. Puis il pensa à la cheminée. Elle s'occuperait de la chambre. Elle était baignée de soleil depuis ce matin. Un chat y dormait déjà. Il l'avait caressé en évoquant sa jeunesse. Ces fragments agaçaient Claire. Il n'en renouvelait même plus le vocabulaire. Il devenait paresseux. Et il s'était promis d'écrire ce livre, cette coulée vive.
Il entra en sifflant dans la salle à manger. La cuisine n'était séparée que par un rideau. Il lui demanda un autre rideau. Elle en trouva un dans le bahut en bas de l'escalier. Il sentait l'encaustique. Il y plongea un nez distrait. Elle monta sur une chaise et leva les bras vers ce plafond enfumé. Il évoqua les badigeons de son enfance. Les stucs. Des arabesques à la place des géométries contemporaines. Un sans-fin d'abandon. On décrochait les tableaux pour les restaurer. Sinon, ils s'empoussiéraient et on les oubliait. La crasse et le chanci finissaient par secouer cette triste paresse. Jour de labeurs. Les femmes aux manches retroussées, coudes obscènes, elles semblaient indestructibles. Mais il avait un souvenir angoissant de ces morts. Les enterrements pour vérifier l'équation de l'éternité. Il jouait à ces calculs. En silence, parce que personne n'avait jamais cru à son génie. Les hommes lui paraissaient moins tangibles. Il aimait leurs travaux mais ne les écoutait jamais. Ils étaient bavards pourtant. Et inventifs. Il ne les voyait pas mourir. Ils disparaissaient comme par nécessité. Des femmes pleuraient. Il se souvenait de ces chagrins, des crises inexplicables, de la mélancolie. Elles le nourrissaient encore de l'apprentissage de la patience. Il goûtait à ces heures avec une passion à peine exprimée. Elles attendaient peut-être ce début de conversation. Mais il se taisait. Il avait l'air un peu demeuré.
Un jour il s'habilla en fille et il se promena dans les rues du village en robe d'été, les lèvres peintes et les épaules nues. Il avait même traversé des moissons. Et finalement il s'était baigné nu dans la rivière. La robe appartenait à la plus jeune des femmes. Il l'avait décrochée tôt le matin dans l'étendoir près du verger. Cette lumière l'avait sidéré. Elle n'expliquait rien. Elle décrivait tout. Il s'habilla dans la remise. La robe était chaude. Il la retroussa, la pinça et il se regarda dans le miroir de l'abreuvoir. En même temps, il se promettait de ne jamais chercher à savoir ce qu'il était, ni pourquoi il l'était, ni sur quoi il agissait malgré lui. De cette opération draconienne, il restait la vie telle qu'elle arrive où il se trouvait. Funambulisme trotteur de fil. Mais elle n'écoutait plus. Sa patience était un signe trompeur. Cette fois, elle ne l'égarerait pas. Ils avaient tout l'été pour se réconcilier. Elle était devenue pauvre parce qu'il l'avait ruinée. Selon elle, c'étaient là les conditions suffisantes du roman. Mais ne l'avait-elle pas changé en homme avant de commencer à lui reprocher de ne plus être l'enfant qu'elle avait aimé ?
Ce matin, dans le train, elle s'était montrée obscène. L'homme (que j'étais) lui avait caressé la joue et elle avait penché la tête pour retenir cette main. Elle avait attendu que le train eût dépassé le quai pour lancer en l'air l'écharpe de soie qu'il ne se souvenait pas lui avoir offerte. L'écharpe s'était enrubannée dans le ciel. L'homme (que je voulais être) s'était immobilisé sur le quai. Elle l'avait fait rêver. Il avait rêvé toute la journée. Et il s'abandonnait à cette séparation. Sachant qu'il n'en était pas la cause.
9 janvier : Quand il redescendit (il était allé voir l'oiseau dans la chambre mais il avait renoncé à casser le carreau ; il ne l'avait même pas effrayé, l'œil l'avait exploré, immobile et résigné), il la trouva endormie sur le sofa qu'elle venait d'épousseter. Cette beauté particulière était la cause de tout. Il lui avait sacrifié son ancienne patience. Elle se nourrissait tous les jours de cette fragmentation de la paresse. Il dénonçait sournoisement les pièges du sommeil mais il n'expliquait rien, elle continuait de le haïr, elle ne pouvait rien contre ce sentiment parce qu'il appartenait à sa beauté. Le plumeau avait effacé la poussière du mur. Il ne se souvenait pas des gravures. Ces quais d'un autre temps, les maisons géométriques, la perspective de la mer et le voilier funambule, les seins d'une poseuse de bonne aventure, un jardin vertical et rouge, une scène de chasse, une autre de tempête, le bouquet des mandragores au vase bleu. Elle avait roulé les tapis. À son réveil, elle lui demanderait de trouver un fil pour les suspendre et une canne pour les battre. Elle retrousserait les manches de sa chemise, comme un homme. Il aimait cet homme, ce futur. Mais il n'y avait pas d'enfant pour partager avec lui cette promesse de bonheur. Elle le lui reprochait tous les jours. Cette condamnation à l'inexistence de l'enfant, elle en parlait avec une précision déroutante. Elle en avait même trouvé le refrain. C'était une musique obscène et douloureuse. Il s'abandonnait sans honte, admirateur de ses toilettes, de son maintien et de sa lutte, du corps à corps, de l'amour de soi. Elle haïssait ces larmes de crocodile. Il s'excusait pour ne pas la décevoir. Ces victoires la rendaient euphorique. Et infidèle. Soucieuse d'aventure. Savante et perverse. Il tombait alors dans la mélancolie la plus facile. Ses mains, à la recherche de l'équilibre, le divertissaient un peu. Il se prenait pour un animal domestique, marchant sur des ongles, sur le ventre, mordant, vigilant, facilement féroce. Les animaux n'avaient qu'à bien se tenir. Il les torturait, s'ils existaient, car elle les avait en horreur, ils la faisaient éternuer, elle les chassait en évitant de les toucher.
Il avait possédé un chat. Cette possession le ravissait. Il avait conservé les rognons dans un bocal. L'huissier les avait emportés avec le reste des meubles, ne sachant pas à quoi s'en tenir et promettant de consulter ses livres. Le chat était mort depuis longtemps. Il avait d'abord disparu puis on avait trouvé son cadavre dans un entresol. Il avait rampé dans cette obscurité poussiéreuse. Une chaise l'avait étonné. Le chat paraissait plus petit. Il le fit entrer dans une poche qu'il avait emportée à cet effet. Dans l'escalier, on l'interrogeait. Il reparut et se tordit la cheville à l'angle d'une marche qui se réduisait un peu sous la porte. Elle lui avait fait promettre devant toute la maisonnée de ne plus l'obliger à vivre en présence des animaux qu'elle détestait et dont il abusait. On le regarda tristement. On ne lui connaissait pas ce double travers. On était bien renseigné maintenant. Il fit un nœud à la poche et descendit l'escalier. Elle continua de le harceler. Elle exagérait peut-être. Il jeta le chat dans la poubelle et remonta l'escalier, attentif à ce qu'elle disait. Personne n'avait bougé. Il entra dans un cabinet pour se laver les mains. Il caressa longuement le savon en forme de citron. Il était enfilé comme une perle sur une tige d'acier qui descendait obliquement vers le lavabo. Il surveillait cette diminution. Le compte des jours. L'instrument de mesure. Il avait laissé la porte ouverte et elle lui parlait. Elle n'exigeait rien d'autre que cette promesse. Les autres semblaient d'accord avec elle. On évoqua des exemples. Expectorations mémorables. On s'en souvenait comme si c'était hier. Glaires infranchissables. Sueur froide. La mort n'était pas loin. Il rétorqua enfin qu'elle exagérait ses passions. Qu'elle exagérât les effets des animaux sur sa propre physiologie était compréhensible puisqu'elle en souffrait véritablement. Mais la passion ? Il devait s'expliquer.
Il prit le temps de rincer la surface du savon en l'aspergeant des gouttes récoltées sous le robinet. On apprécia le geste. Les recommandations d'hygiène étaient punaisées sur le verso de la porte. La technique n'était pas la bonne, certes. Il eût rempli la conque de ses mains, et versé lentement cette eau sur le savon vert et jaune, mais personne ne lui niait sa dévotion aux rites du voisinage. Il s'y prenait mal. On ne le lui reprochait pas. Il revint sur le palier. On attendait ses explications. La passion ? Penser la passion ? S'en tenir à ce credo. On le regarda sans comprendre. Elle les prenait à témoin. Elle leur demandait de voir. Et ils écarquillaient les yeux. Bien sûr il ne s'était plus expliqué sur les souffrances qu'il avait l'habitude d'infliger aux animaux domestiques. Mais le chat n'en était pas mort. Cela, tout le monde le savait. On la soupçonnait même, sinon d'avoir jeté le chat dans l'entresol, du moins d'avoir fermé la porte et d'être restée sourde aux miaulements. Mais comment expliquaient-ils même leur surdité ? Mais ils ne l'expliquaient pas. Ils s'en contentaient. C'était une affaire de ménage. Un chat était mort. Et ils se chamaillaient devant les autres pour la première fois de leur vie.
Il sentait le citron. Elle avait un peu sué. Quelqu'un disait qu'on était en train de perdre la tête. On s'éparpilla. Les portes, qui étaient restées ouvertes (les animaux n'avaient pas dépassé le seuil et ils se regardaient), se refermèrent doucement. Il se retrouva seul avec elle. Elle entra dans le cabinet. Elle pissa longuement. Puis elle se lava les mains, elle rinça le savon et elle sortit. L'eau claire avait ranimé son visage. Il lécha ces gouttes d'or.
— On va se faire surprendre ! dit-elle en tentant d'échapper à sa gourmandise.
Il la coinça contre la porte. Il se sentait supérieur à elle. Elle le dépassait d'une tête. Il mordit ses lèvres.
— Nous surprendre ? fit-il. Ils nous guettent et je les emmerde.
Il aimait cette sensation. Les chats, quand ils mouraient, devenaient indispensables. Elle ne voulait plus en discuter. Il n'avait rien promis.
15 janvier : Le ballast dominait la route que le contrôleur du train leur avait indiquée. On descendait par un escalier de pierre où poussaient des marguerites. La micheline s'éloigna et entra dans le tunnel.
— Mince ! fit Claire.
Elle paraissait suffoquée. Le froid avait rougi son visage. Il lui reprocha encore de s'être débarrassée de l'écharpe de soie d'une manière ridicule, il voulait dire qu'elle avait cherché à le ridiculiser et elle y avait parfaitement réussi, il était ridicule parce qu'elle le ridiculisait, l'écharpe (il ne se souvenait vraiment pas la lui avoir offerte et encore moins des circonstances qu'il s'était efforcé d'imaginer dans le train) était un prétexte dont il se mettait à parler pour ne plus penser à l'angoisse verte que lui inspirait l'escalier descendant. Le quai était étrangement bien entretenu, avec son mâchefer et ses bordures de ciment. Un panneau recommandait de ne pas traverser la voie ferrée. De l'autre côté, la pente s'adoucissait à l'approche d'un ruisseau.
— Ce que je ressens ? dit-elle pour répondre à sa question.
Demain, il irait chercher les bagages à la gare. Ils n'avaient pas de voiture, il se paierait le luxe d'un taxi. Ils n'avaient emporté avec eux que cette valise monstrueuse. Il s'était senti ridicule en sa compagnie. Il avait lutté pour la monter sur la passerelle et il s'était contenté de la laisser tomber sur le quai, elle avait crié, il avait cru devenir fou et il avait pris à témoin un voyageur tranquille qui écrasait ses cigarettes sur la vitre. Maintenant il tenait la poignée à deux mains et il descendait derrière elle. Elle jacassait. Il suait. Ses doigts devenaient douloureux. Elle atteignit la route tandis qu'il se reposait sur la dernière marche. Il pensait aux roulettes qu'il avait vues dans la vitrine d'une boutique sur le quai de la gare à Paris. Elle avançait sur la route, évitant des taches de goudron frais dont l'odeur lui donnait le vertige. Il détestait les efforts musculaires. Il se serait contenté du strict nécessaire. Elle lui demandait d'être comme les autres. Le charme, la douceur, la force. Vertus théologales. À la place de quoi ? Voyons : la foi (charme, douceur ou force ?), l'espérance (charme, douceur ou force), la charité... Il s'arc-bouta. Roulettes. Vertueuse invention. Il y pensait trop tard. Et il s'énervait. Il redouta ses palpitations. Elles pouvaient le tuer instantanément. S'écrouler dans l'herbe gâchée par le goudron. La valise devenue inutile. Je n'ai plus besoin d'elle. Elle s'accroche, ce qui lui donne le temps de penser à la dernière parcelle qu'elle veut emporter avec elle. Il pensait à moi. Ce n'était pas encore moi. Le roman naîtrait avec le soir, le soir venu, accepté, terrible et sans le demain. Elle avait pris de l'avance. Elle atteignait le tunnel qui traverse le ballast. Les autres ne surgissent plus de ce trou noir.
Il n'y a plus d'autos. On se traîne sans les chevaux du passé. Pour aller où ? S'il s'agissait seulement de ne pas se lasser d'explorer le nombril de la terre ! Mais il se souvenait de la mélancolie que lui inspiraient les fenêtres. Spectacle de la rue où il arrive à une mobylette de pétarader pendant qu'on s'ennuie avec ou sans les autres. Il commençait par lutter. Avec la valise, avec les défauts de la chaussée, avec les caprices qu'elle lui promettait. Il vit le village sous la voûte du tunnel. S'ils avaient eu les moyens d'un taxi, ils seraient arrivés de l'autre côté, exactement aux antipodes de la tristesse qui l'inspirait maintenant qu'il n'avait plus rien à dire de sensé. Elle s'était arrêtée pour se pendre à son bras. Une femme et une valise. La maison se trouvait au bout de la rue. Il faudrait donc traverser cette matière où l'on vivait encore. Ce n'était plus la même vie, certes, mais elle était encore le nœud de l'existence des murs, de leurs ouvertures, de leurs câbles et des canalisations qui avaient l'air de coups de crayon, croix des meneaux, innombrables, boîtes aux lettres éventrées, mains en sautoir des portes, décrotteurs où nichent des chats, des gouttes de pluie s'aventuraient dans les caves à travers les carreaux brisés des soupiraux. Il reconnut des portes, pour y avoir frappé plusieurs fois, à la recherche de cette sociabilité qui lui avait finalement manqué au moment de donner un sens à son existence. S'il avait eu une main libre, il aurait caressé avec plaisir le dos d'une de ces mains. L'une d'elles, au lieu de la boule traditionnelle, contenait le sabot d'un sanglier. Porchaisons mémorables. Il n'en parla pas à Claire qui se taisait depuis qu'ils étaient entrés dans la rue. Il avait aperçu l'angle de la maison mais la rue était légèrement courbe, il le savait, et il la perdit de vue en arrivant à la hauteur de la fontaine publique.
Claire frissonna à l'approche de l'eau qui s'éparpillait en gouttes dans la vasque en forme de coquillage. Un coquillage à cet endroit-là, penserait-elle, ça n'a pas de sens ! La rue s'obscurcissait. Tout s'explique, pensa-t-il, y compris le soleil dévié à cette heure. Les volets étaient fermés. Il n'y avait plus de raison de les ouvrir à l'heure de la micheline du matin. La gare était fermée et servait de dépôt à un marchand de bois. Ils avaient construit ce quai au bord de la voie de chemin de fer, très à l'écart du bourg et on s'y rendait à pied par une route mal entretenue qui d'un côté ne menait nulle part et de l'autre trop loin. Le quai était une fausse note dans ce concert de ruines et de végétations. Il était si parfaitement géométrique qu'on ne pouvait s'empêcher de le prendre pour point de mire des méditations auxquelles il fallait se résoudre. On était assis sous les arbres et le quai, gris et rose, rectiligne, parfait, s'élevait à la hauteur du regard, lointain et proche à la fois, parfaitement lointain, à portée du désir, utile et familier. À distance, il pouvait passer pour un point précis du futur qu'on était justement en train d'explorer, futur que la vie raccourcit d'abord pour des raisons de perspectives parce que l'être est à ce moment-là géométrique et finalement ce temps perdu n'est plus raccourci que par le temps qui passe à ne plus rien prévoir que la pluie et le beau temps. En arrivant sur la place, il avait le cœur réduit aux dimensions d'une pensée. Il s'efforça d'éprouver un sentiment, n'importe quel sentiment, un sentiment capable de l'humaniser, quitte à tout recommencer avec elle. Mais qu'en pensait-elle ?
16 janvier : Il aperçut le fleuron de l'église. Enfin seul, pensa-t-il, mais elle se pendait à son bras, bavarde en sourdine car elle craignait d'être entendue. Elle aurait dû me révéler le secret de la féminité, se dit-il encore. Les contreforts étaient pissés. Rien n'avait changé. Il était victime de son imagination. La micheline venait de corner deux fois au passage à niveau. Elle allait lentement. Il se souvenait maintenant d'avoir haï cette lenteur. L'esprit récoltait les miettes de l'action et l'action n'était forgée que par les travaux et les mœurs, les manies. Un arc-boutant de chêne gris avec ses écrous passait au-dessus d'eux. Il reconnut la descente du lavoir. Beau produit de la masturbation dans l'eau courante de la rigole. Les filles aux bras nus, regards prometteurs. Palais de chair. On s'y reproduit tous ensemble. À l'infini. Ils passèrent derrière la sacristie. Oiseaux surpris. Il avait lu une thèse sur le sujet. Oiseaux des murs et des toits dans la France rurale d'aujourd'hui, avec des illustrations commentées et un tableau récapitulatif et convivial à la manière des anciens. Il ne s'approchait jamais de la nappe de communion sans ce frémissement interne qui était toute la preuve de l'existence de Dieu. Il était en surplis et il portait la navette à encens. L'autre était en aube et présentait l'encensoir. Un autre encore baissait la tête dans le giron du prêtre qui s'essuyait les doigts dans le manuterge après le lavabo de la messe. Scène de genre. La chasuble était accrochée au pinacle d'un lutrin déserté. Jardin de l'Évangile. Cour de l'Épître. D'un côté ou de l'autre. La lampe du sanctuaire éclairait un corps gracile et nu. De la croix au calice, chemin d'une humanité en proie à l'idée de bonheur. À partager avec les uns, à disputer aux autres, et mépriser ce qui reste. Il croyait sincèrement en Dieu. Pas seulement en son existence, ce qui l'eût condamné. Dieu comme remède à tous les maux inventés par l'homme au contact de la nature fertile en solutions. Le monde lui avait paru imperméable. Il s'était promis de ne rien tenter pour entreprendre le chemin de cette profondeur. Il préférait la sagesse d'un emploi de surface. Les métiers le fascinaient. On en pratiquait encore. Les outils avaient traversé les âges, qu'on s'en servît ou pas. Il visitait les ateliers. Il comprenait cette tristesse. Les récits de leur savoir peuplaient son imagination. Mais il n'arrivait pas à fixer son attention sur un seul de ces ouvrages, qui lui eût inspiré le désir d'en mener à bien les études et les essais préliminaires. Il avait la réputation d'un vagabond. On n'avait pas de peine à reconnaître la hauteur de son intelligence mais on doutait qu'il en fît un jour bon usage. Il n'était pas à l'aventure de l'industrie, il voguait mélancoliquement sur ces eaux, à la recherche d'un rivage où il aurait simplement su en parler.
— Tu iras loin, lui avait dit son instituteur.
— Tu n'iras pas loin, répétaient les gens des métiers qu'il jalousait.
Il levait une tête grimaçante. Le ciel était toujours à la pluie. Il revenait à l'école. L'été avait livré sa moisson de connaissances nouvelles. Il avait marché pieds nus pendant tout ce temps. Il avait vomi plusieurs fois à cause des coups de soleil. Il aimait ces fièvres parce que c'était le seul moyen de s'écarter un peu du chemin bordé par les présences familières. On l'abandonnait un peu à son délire. On avait soin toutefois de l'alimenter. Le soleil devenait lumière. Il saisissait toute l'importance de cet éblouissement. Mais il n'en parlait pas. Il retrouvait la chaleur de l'été avec le sentiment d'en avoir vaincu l'incohérence. Il entrait dans des ombres populeuses. Peuple des insectes à la surface de l'homme et de ses biens. Les dimanches d'été étaient remarquables par l'abondance des fleurs. Il se présentait devant le sanctuaire sans oser en franchir le seuil. Un pas sur le côté et il s'agenouillait, les mains posées sur la table de communion et non pas jointes. Priait-il ? On s'interrogeait en silence. Ses lèvres remuaient. On ne pouvait pas savoir s'il s'exerçait au récit du retable. Le tabernacle était un château d'or, jouet de l'esprit au service du bonheur encerclé. Il possédait un fil d'or arraché à la chasuble de Pâques. Il ne se reprochait pas ce geste dont il ne doutait pas qu'il fût punissable et même haïssable. Le bien d'autrui. L'échelle des pouvoirs. L'ami d'enfance était en tenue. Il soulevait le prie-Dieu sur le seuil de la sacristie. La porte lui battait le derrière et il était poussé dans le chœur. Ces échos étourdissaient. Maladie du cloître. Il reconnaissait cette souffrance. Dehors, il gagnait en agilité. L'horizon était le repère nécessaire à la beauté du paysage. Les chemins animaient le récit. Des châteaux pouvaient naître et être détruits. Batailles mémorables.
Le fil d'or avait perdu de son éclat mais il le possédait toujours. Il n'avait pas tenté d'autres dépossessions dans ces lieux qu'il n'avait cessé de visiter qu'avec la fin d'une enfance trop riche en hypothèses d'amour. Il avait peut-être rêvassé à cause du nez dans le velours d'un accoudoir. Il était entré dans les marques des genoux et il avait senti la menuiserie interne du siège. Il n'y avait pas de nom sur ce prie-Dieu. Il appartenait au père en fonction. Il n'en avait d'ailleurs pas connu d'autres mais il savait fort bien que celui-ci, comme tous les autres, était à la fois le successeur et le prédécesseur. Tandis que le sens des métiers se détériorait. On ne forgeait plus les clous et ça n'avait plus aucune espèce d'importance. L'abat-voix était orné d'un personnage ailé. Homme-oiseau. Les sirènes appartiennent plutôt aux mythologies. L'homme-oiseau est aussi nécessaire que la femme-vierge. Porteur de l'éternelle semence. Le curé avait dit en prenant un air entendu : cette fois, il n'y a plus moyen d'en finir avec l'histoire. Personne n'avait compris. Il était le vainqueur et il proposait de partager sa victoire. Cette certitude fascinait l'enfant. Architecture du bonheur. Il leva les yeux dans ce ciel géométrique. Il se promettait d'apprendre le vocabulaire de cet éblouissant compromis entre la foi et la matière. Le curé avait raison. Il ajoutait que personne n'écrirait plus l'histoire. C'était une vérité destructrice, l'enfant s'en rendait compte. Le parvis mélangeait les traces. Il s'était arrêté. La lourde porte était fermée. Fil d'or, pensa-t-il tout haut. Mais elle connaissait le moyen de le réveiller quand il se mettait à dormir debout comme les chevaux.
— Cheval ? fit-il.
Dont la tête de bronze se penchait encore au-dessus de la rue. Son père s'était ruiné la santé dans cette boucherie. Chaîne d'encoignure entre deux soupiraux, une borne départementale indique que nous sommes loin de tout. La pierre du soubassement s'effrite depuis tout le temps. Le perron descend d'un seuil habité par des chats. Une ancre exhibe des écrous. Consoles et corbeaux obliques et tristes. Une clé en forme de chérubin sourit aux passants. La maison avait appartenu à de grands bourgeois.
— Papa, de quoi vivent les grands bourgeois ?
Leurs filles inaccessibles. Il en restait encore. Deux impostes soulevaient un corps de femme aux prises avec ses voiles. Sous la niche, un chaperon détruit et ce qui reste d'un linteau. Un jour bouché par des morceaux de planches. Trumeaux encore roses et scintillants. Son père vantait la marchandise aux passants. Un poinçon gît sur le trottoir où l'on ne se promène plus. Chenets forgés par les grêles. Il ne voyait pas la girouette sur l'épi de la tour. Mitres et mitrons aux couronnements verts. Le fronton s'était écroulé avant la prise de possession par la famille d'artisans besogneux à laquelle il appartenait encore.
N'était-il pas écrivain ? Il regardait le ciel à travers les carreaux sales d'une tabatière. Le jambage d'une cheminée portait les traces de ces métiers. Il notait les mots dans un carnet et les jours étaient gravés dans le marbre de la tablette. Bow-window aux rideaux rouges et verts. Frise animalière. Il connaissait cette domesticité. Les joues d'une lucarne cliquetaient les jours de vent. La pluie s'infiltrait par les arêtiers et les noues et on en retrouvait la trace à l'angle des plinthes et du plancher. Autres traces de pleurs dans les ébrasements. Ce vocabulaire lui donnait le vertige. Il était bien documenté et sa mémoire était fidèle. Ils ne s'arrêtèrent pas. La maison est vendue depuis longtemps et inhabitée depuis presque autant de temps. Il faut se hâter parce que le ciel est menaçant. Ils arrivent de l'autre côté de la place. Il aurait préféré revenir un jour de soleil. Ils auraient pris le temps de ces conversations. Claire adore se renseigner. Il passe le doigt sur un jet d'eau nu pour lui faire constater la nécessité de restaurer au moins le rez-de-chaussée.
La maison est modeste. On entre dans un jardin de fleurs. Le portail exhibe un blason. Pure imagination. Il aimait ce lexique. Que les mots fussent exigeants. Portes d'entrée d'une infinité de quotidiens spécialisés dans la construction de la vie commune. Tout le reste du dictionnaire appartient au langage commercial. Poésie d'un limon, d'une souche, d'un chapeau. Pour l'instant son regard était attiré par la façade. Les étages superposaient deux fenêtres et une lucarne au-dessus d'une porte à deux vantaux, l'un plus étroit que l'autre, où l'on accrochait la boîte aux lettres et les parapluies. Il s'attardait malgré les coups de vent. Claire s'impatientait. Il décrotta ses souliers. Il prenait le temps de retrouver les mots. Ils s'étaient aimés dans cette maison après tout. Il le lui dit. Elle avait hâte d'entrer. Il poussa la porte. Il n'avait aucune raison de la laisser entrer la première. Il passa devant, poussant la valise sur le plancher. Le tapis mit fin à cette paresse. Il souleva la valise à deux mains, la portant devant lui, et ainsi il avançait en se dandinant. Elle le suivait. Elle soupirait en évoquant le désordre, la poussière, ce qu'ils avaient laissé avant de s'en aller croyaient-ils pour toujours. La porte de la cuisine était entrouverte. Il jeta un œil tranquille sur les restes de nourriture. Ils s'en étaient allés sans penser revenir. S'ils vendaient la maison, ce serait en l'état. Lit défait, baignoire crasseuse, la selle était remplie d'une eau jaune, le rideau de la douche avait servi de poubelle mais on avait oublié ou omis de le nouer en baluchon comme ils l'avaient (il ou elle) sans doute prévu avant de se mettre à l'ouvrage de préparatifs jugés plus essentiels respectivement au projet qui était le leur depuis qu'il était sorti de la cervelle de Claire. Partons. Il avait hésité. Il hésitait des jours. Il hésita des semaines. Il disait : je ne sais pas, parce qu'elle ne lui demandait pas de savoir et il disait : tu as raison, parce qu'il se fichait qu'elle eût tort. Il ne lui devait pas son attente. Quand il se mettait à espérer, il avait ses propres raisons et il en connaissait la portée. Il luttait contre l'impasse de son corps, incapable d'être sans lui au moins l'espace d'un autre. Elle occupait cette place. Elle était timide et craintive, un peu obsédée par son propre corps qu'elle aurait préféré donner en échange d'une tranquillité parfaitement définie, à ce point qu'elle était capable d'en parler pendant des heures qu'il consacrait à tenter de l'oublier. Comment partir dans ces conditions ? se demandait-il. Voyager dans le même train, arriver ensemble, recréer les conditions du couple, ne pas craindre de s'aventurer un peu au-delà des habitudes. Il avait son bureau sous les combles et elle sa chambre au premier étage. Il dormait indifféremment dans l'une ou dans l'autre pièce. L'amour se pratiquait de préférence dans le salon. La cheminée, les tapis, la porte-fenêtre ouverte sur le jardin et le ciel d'été en habit de soirée comme elle disait. Une goutte de ce bonheur facile perlait encore aujourd'hui.
Elle ouvrit la porte-fenêtre et les volets. Perron des conversations, allée de l'angoisse, jusqu'au mur où commençait un voisinage qui avait peut-être changé depuis. Comme il pleuvait à verse, elle demeura sur le seuil. Il l'aimait parce qu'il n'aimait qu'elle. Le jardin était à l'abandon. Le côté cour ruisselait maintenant. Il remarqua la fenêtre de la façade qui s'élevait de ce côté. Elle avait été percée sans sa permission. Il s'avança pour observer le mur du jardin. Une autre fenêtre. Quant au mur qui limitait le jardin adjacent, il était surmonté de tessons de bouteilles. Un sapin en détruisait l'équilibre de l'autre côté et empêchait la vision de la maison voisine. Théâtre circulaire. Et quel manque d'imagination ! Il n'avait jamais vraiment joué le jeu. Elle prenait des bains de soleil en plein milieu. La lecture en était le prétexte. Elle s'allongeait dans l'herbe à la tangente de l'ombre du parasol. Il haïssait ces insectes. Elle prétendait qu'ils n'étaient pas dangereux. Ils étaient peut-être effrayés. Dans ce cas, elle était cruelle. Et il avait peur. Il ne savait pas de quoi exactement. Les insectes ne piquaient pas, ils ne mordaient pas, ils couraient sur la peau pour en trouver l'issue. Un pli de chair les arrêtait. Patouillements qui provoquaient toujours son rire de femme secrète, et non pas timide et craintive comme il voulait le croire, même au prix de l'attente.
23 janvier : Je m'étais endormi sur le perron. Les filles n'étaient pas revenues de leur promenade. Je m'attendais à les surprendre au bout du chemin. Leurs robes blanches les trahiraient. À distance, je peux les confondre. Mais l'agitation de Léopoldine crève toujours cette surface tranquille que je dois sans doute à la lenteur de Lucile chaque fois qu'elle s'éloigne. La pluie battait le seuil qui d'un côté finissait sous l'herbe. J'étais à l'abri du porche. L'engourdissement, je le devais au vin. Roberte m'avait prévenu. Agnès boit du vin d'Espagne et non pas cette piquette dont j'avais un souvenir mélancolique. La bouteille était vide. Il y avait longtemps que je n'avais pas bu pour me griser. La pluie m'avait attiré. Je m'étais arrêté sur le perron, en proie à des nostalgies qui avaient encore droit à l'existence. Assis, le dos contre le socle porteur d'une potiche brisée, je les imaginais dans l'attente que la pluie cessât. Pierre les avait invitées mais la pluie pouvait avoir empêché la visite du village où elles n'étaient pas nées. Elles reviendraient avec des souliers crottés.
Reviendraient-elles à temps pour nous suivre au château où le gérant du musée nous attendait pour conclure la vente de la Tour du Loup ?
— Conclure mais pas signer ! avait décrété Roberte. D'ailleurs, il pleut ! avait-elle ajouté et je venais de l'abandonner aux interférences d'un vieux poste de radio dont je n'avais pas le moindre souvenir.
Nous avions eu un locataire et je l'avais oublié. Il avait été le témoin des derniers jours de mon père. Il n'avait pas assisté à l'exécution. Il n'était pas de service ce jour-là. Il m'avait appris que mon père s'était adonné à la nourriture avant de passer dans l'autre monde. Il mangeait pendant qu'on nous conseillait de ne pas tenter de l'imaginer dans ces fers.
— Cela ne se passe pas du tout comme vous l'imaginez, avait dit l'avocat.
Pauvre imagination ! Si j'allais au bout de ce qu'elle exigeait de moi, mon père eut été couronné de lauriers. Ma mère avait rencontré le locataire sur le parvis de la prison. Elle l'avait harcelé. Finalement, c'est lui qui ramena le corps. Le cercueil était à l'entrée du cimetière. Le maçon prêtait son diable pour l'occasion. La pelle qu'il utilisait pour creuser les fondations servait aussi à ces pratiques qui me semblaient barbares et indignes de ma douleur. Un ami m'avait expliqué que la terre est le meilleur pourrissoir, le plus propre, le plus naturel, renouvelable. La terre ne coûte rien. C'est toujours de la terre. Il faut vingt ans pour réduire le corps à cette terre. Le maçon n'était pas loquace. Nous avons réuni l'argent pour le rendre bavard. Nous avons assisté à d'autres révélations, tandis qu'il buvait seul en attendant la fin du jour. Il avait bu le coup.
— Il ne parlera pas, me dit mon ami.
Et le maçon nous avait regardés d'un air étrange.
— Le corps, avait-il dit, c'est comme la terre. Il y a une raison pour que ça existe. Et la raison devient cette première matière. Après quoi il ne reste plus qu'à la nature à en multiplier les possibilités, de la glaise au granit, et du sang à l'os. L'esprit, c'est savoir que ça existe. Et pas seulement pour les autres.
Le cabaretier nous avait engueulés.
— Foutez-lui la paix !
Puis il m'avait reconnu. Ce n'était pas difficile. Le maçon caressait mes boucles. Il continuait de philosopher. Le cabaretier s'était assis pour remplir son verre. Il tenait la bouteille sur un genou. Main puissante. Il caressait sa femme avec cette main. Mon ami louchait en y pensant.
— L'esprit n'habite pas la terre, dit le maçon. Il reste les os. On dit que c'est de la terre.
Il exigeait de la vie une seule pensée qui lui eut survécu.
— Vous lui avez payé le coup ? demanda le cabaretier dans l'oreille de mon compagnon. Vous devriez avoir honte !
Mon père avait été guillotiné le matin même pendant mon sommeil.
— Ton père n'est plus, avait dit ma mère.
Elle ne pleurait pas. Mon ami Pierre était dans la cour. Il avait réveillé Lucile en jetant des cailloux sur le volet de sa chambre. Elle était à la fenêtre et elle riait. Il pâlit quand il me vit. Je descendais les marches de ce perron. La haine explique parfaitement le meurtre. La haine est expliquée par d'autres sentiments, lesquels découlent de la vie même. Mais cette mort était rituelle. C'était le rite de la punition. On ne pratiquait plus celui de l'offrande sauf en cas de folie et dans ce cas c'était la folie qui expliquait la mort de l'autre. Mais cette mort, ces pas de la cellule à l'échafaud, l'assistance tranquille, ce qu'on lui doit tant qu'on n'a pas payé sa dette, le nom des autres érigés en peuple ?
— Nous partirons, avait dit ma mère.
Mais il fallait trouver un locataire.
Je me souviens de ce locataire tranquille. Il avait lu le panneau en bas du chemin et il était venu le jour même pour visiter la tour. L'endroit lui plaisait. Il s'assit à notre table.
— Je comprends que c'est à cause des gens, dit-il et il avait fait tomber le prix de la location.
Il ne promettait pas de rester longtemps. Tout dépendait de l'hiver. Et du vent. Il aimait les fins de semaine. Il amenait des femmes.
— L'érosion en finira un jour avec la terre, avait dit le maçon. Ce sera la fin du corps humain et de tous les corps de la création. La mort n'expliquera plus le genre.
Il ne croyait pas à l'apocalypse. Tout se passerait lentement, si lentement qu'on aurait le temps d'y penser. Il caressait mes cheveux. Le cabaretier se lamentait maintenant. Il payait le coup. Nous eûmes droit à un fond de verre. Le vin était amer. Il ne montait pas à la tête. Le maçon avoua qu'il avait commencé à boire en se levant ce matin. Il se souvenait du nègre aimable qui lui racontait des énigmes. Les femmes étaient son sujet de prédilection. Il en parlait en savant. Il ne donnait pas des leçons de plaisir. Il buvait pour oublier qu'il n'était qu'un valet. Je m'étais endormi sur le perron de la tour où nous avions vécu parce qu'il nous avait donné le jour à la place de ces leçons d'aventures.
Je me réveillais parce que Roberte me parlait.
— Les filles ne viendront pas avec cette pluie.
Nous irions sans elles. Sous la pluie. Sur le chemin du château. Le gérant nous attendait. Il était impatient de se rendre compte si j'étais le portrait craché de mon père. Roberte n'avait pas voulu le prévenir du contraire. Elle avait craint qu'il en profitât pour se remettre à discuter un prix qui était loin maintenant de celui qu'elle avait exigé pour commencer. Mais le prix était conclu. Il n'avait guère de moyens maintenant. Elle pouvait m'exhiber sans risquer une humiliation. Il avait peut-être l'intention de m'arracher ce portrait. Mais puisqu'il n'était pas question de poser à la place de mon père. J'ouvris le parapluie.
— Avance, dit Roberte. Je te suis.
Lucile ? Oui, Lucile. Nous en parlerions en chemin. Et une fois au château, nous nous méfierions de la curiosité du gérant. Il était censé payer l'intégralité de l'héritage que nous laissait mon père. En la matière, Roberte avait le don de l'improvisation. Dans la tour, la radio jouait toujours. Elle nous jouait des tours. Nous nous en irons.
29 janvier : Le gérant nous reçut dans le salon où j'avais des souvenirs et des habitudes. Roberte se posa sur un siège sans dossier. Le gérant lui offrait un fauteuil. Ils échangèrent des amabilités. J'étais debout près de la fenêtre. Les filles arriveraient par l'allée principale, si elles pensaient à nous rejoindre ici. Mais Pierre, qui jouait avec elles, leur inspirerait-il ce chemin ? Le gérant se tourna vers moi pour me proposer le même fauteuil. Je refusai aimablement de m'y asseoir. Il se crispa légèrement.
— Si vous permettez, dit-il, et il s'assit dans le fauteuil.
Roberte semblait flotter au ras de son siège. Nous y posions nos fesses pour jouer du piano. Giselle y croisait des jambes prometteuses tout en recevant les compliments de ceux qui venaient l'écouter. Je ne l'ai jamais vue se lever pour saluer ses admirateurs. Sur un signe d'elle, j'apportais le livre d'or. Elle l'ouvrait sur une page vierge.
— Écrivez seulement ce que vous pensez, disait-elle, et non pas ce que je vous inspire ou ce que vous savez de l'œuvre que j'ai eu le plaisir d'interpréter.
La plume était celle d'un oiseau. On savait rarement s'en servir, même si l'on avait l'habitude de ces jeux.
— C'est par hasard ! s'écriait-on si l'on avait réussi à être lisible.
Si la nature avait bon dos.
— Avébondoh lui baise les mains.
— Bezlahmin vous salue !
On n'avait jamais renversé l'encrier. C'eût été dommage. Un laque si infini ! Le gérant y appuyait ses coudes maintenant. Il avait quitté le fauteuil et fait le tour du bureau. Entre ses coudes, il pouvait lire le projet d'acte de vente. Roberte semblait satisfaite. Le portrait de Lucile était vendu. Il n'y avait rien à faire. J'essuyai une larme dans le rideau qui n'avait jamais inspiré aucun vaudeville. Giselle s'en était vêtue une fois. Je la surprenais. Elle me chassa comme un valet en me demandant de l'attendre dans le couloir. J'attendis. Elle reparut en habits. Il y avait une femme derrière toutes les portes dans ce château. Peintures, fantômes, désir. Roberte écoutait la répétition d'une phrase qui venait d'alarmer sa patience. Le gérant articulait comme dans un sermon. Cette littérature était peu adaptée à leur entente, il le reconnaissait en lui offrant le feu qu'elle avait oublié d'emporter.
— Il est nostalgique maintenant, expliquait-elle au gérant en parlant de moi.
Il tournait la tête de temps en temps pour me supplier de le sauver. J'avais sacrifié une patte de lapin sur ce laque. Par pure curiosité. Les os avaient ma préférence. Je m'étais promis un démontage systématique. Mémoire d'enfer. Une fois remontée, la patte avait l'air d'un lapin. L'anecdote fit à peine sourire le gérant. Roberte m'avait demandé de n'ennuyer personne et surtout pas le gérant. Elle m'avait fait répéter ma promesse sous le porche avant d'appeler. Mais le laque ne portait pas les traces de cette cérémonie qui n'avait lieu que dans ma mémoire. Sous l'épaisseur infinie des résines, un végétal continuait d'éterniser le printemps. J'avais cru deviner le regard d'une femme dans l'eau de ce qui était peut-être une rivière où d'autres femmes prenaient un bain, à moins qu'elles naquissent de l'eau comme le prétendait Giselle. Elle voulait verticaliser la table pour mieux en analyser le panneau. Le comte s'était opposé à ce caprice. Il avait toujours vu cette table sur ses quatre pieds. Il n'en avait jamais fait usage. Elle était réservée à des rites dont il avait perdu la mémoire. Pas une anecdote pour illustrer cette présence monumentale. Giselle le raillait tandis qu'il cherchait le regard de la femme que mon imagination voyait toujours. Peut-être après tout, finit-il par dire. Les enfants ont un regard prometteur sur les graphismes de l'érotisme de nos ancêtres. Une espèce de palais multipliait des toits verts. L'absence d'oiseau m'intriguait encore.
— Vous croyez ? fit le gérant.
Il souleva le sous-main pour découvrir l'oiseau. J'en étais l'auteur inconsolable.
— On dit pourtant que c'est impossible ! fit le gérant.
La patine avait adouci la vigueur de mon tracé. Le modèle était un oiseau de mer. Nous l'avions trouvé sur la plage à Polopos. Ses grandes ailes ne lui servaient plus. Il crevait en regardant la mer. Un leurre lui avait crevé le ventre. Il regardait encore avec ses deux yeux, mais le cou était déjà oblique, la tête pivotait si lentement que nous ne pouvions pas croire que c'était nous qu'il regardait. Il se mesurait plutôt avec la mer. Il mourrait sur le sable. Nous n'étions rien. Je me souviens de ce croquis. Lucile admirait mes cruautés. Nous avions le temps d'abréger les souffrances de l'oiseau. Mais souffrait-il ou bien avait-il encore besoin de la mer ? Comment pouvais-je dissocier ainsi ce qui lui restait d'existence ? Lucile était aux anges. Celle dont le portrait est le portrait craché de notre père. Le gérant me prenait pour un malade.
— Vous dînerez avec nous ce soir, je vous en prie, dit-il en refermant la serviette.
Roberte ne dit pas non. Je n'étais pas chaud. Fallait-il parler des filles que nous ne pouvions tout de même pas abandonner à la tour ? Pierre les amusait. Ou bien elles étaient fascinées par sa mémoire. La mémoire de Pierre me turlupinait à distance.
— Oui, Pierre, dit Roberte, il y a Pierre, bien sûr.
Le gérant ne semblait pas disposé à inviter les filles à sa table.
— Ce sont des filles expertes en devinettes, dis-je.
Il me regarda sans comprendre. Mais votre dame limitera notre convivialité à l'exposé de nos bonheurs réciproques, je présume ? Il hocha la tête. Il n'y avait pas de dame dans sa vie. Seulement un valet fidèle qu'il appelait son secrétaire.
— Sa cuisine est un enchantement, dit-il et en même temps il se leva.
Nous congédiait-il ? Que faire jusqu'à l'heure du dîner qui était fixée à huit ? Dans l'escalier, j'eus un regard mélancolique pour l'ancêtre de bois porteur du lustre nécessaire aux nuits sans sommeil. Souvenirs d'errance. Chapitres du même roman. En bas, un panneau évoquait la légende de la Tour du Loup. Il reproduisait la gueule dont j'étais l'auteur. La légende continue avec moi. Mais quel nom a-t-elle donné à mon fils ?
Le secrétaire apparut. C'était un nègre de mon espèce. Il inclina doucement sa tête d'or en s'excusant d'être pris de court.
— Une volaille, s'écria le gérant, qu'en pensez-vous, Madame ?
Roberte rougit.
— Oh ! oui, si vous voulez.
Dans l'allée (nous étions sous le parapluie parce qu'elle avait refusé la voiture que le gérant nous proposait), elle ne put s'empêcher de violer le secret qu'elle gardait depuis la naissance de mon fils. On lui connaît d'autres amants. Elle avait enquêté sérieusement. Nous reprenions le cours de notre conversation maintenant que les problèmes posés par la vente de la Tour étaient pratiquement résolus.
— Tu t'en iras au diable, dit-elle, et moi en voyage.
Elle amènerait les filles. De l'autre côté de la terre si c'était nécessaire pour les étourdir. La pluie redoubla. Nous étions à mi-chemin. Il faisait peut-être froid. Le regard de Claire m'apparaissait par intermittence. Feuillages romanesques. Nous traversions le bois en parlant de nous. J'eusse aimé graver ces paroles. La mémoire ne retient que le fil d'Ariane. Nous marchions presque vite. À qui appartiennent les épisodes de la conversation ? Roberte voulait conclure.
— Je t'ai tant aimé, dit-elle enfin.
Je ne me souvenais pas de cet amour. Il avait bel et bien existé puisqu'elle en parlait.
Nous avions rendez-vous dès le lendemain matin chez le notaire. Le gérant m'avait interdit de décrocher le loup pour le mettre dans mes valises. Nous passâmes dessous et je levais la tête pendant que Roberte enfonçait la porte d'un coup d'épaule. Les filles n'étaient pas rentrées. Elle monta à l'étage des chambres pour se donner raison. Elles avaient laissé la fenêtre ouverte et la pluie était entrée. Je la vis redescendre avec le tapis. Elle ne me demandait pas de l'aider.
— Combien peut peser un tapis de cette taille quand il est gorgé d'eau ?
Elle descendait l'escalier à reculons en tirant sur un angle du tapis.
— Tu iras les chercher, dit-elle.
Elles dîneraient avec nous. Charmant secrétaire qui ne manquerait pas de les charmer. Le tapis arrivait dans l'âtre.
— Elles sont chez Pierre et Agnès, dis-je, quelle importance, ce dîner, avec ou sans elles ?
Avais-je rencontré Claire ce matin ? L'aurais-je oubliée demain ? Combien de temps faut-il pour oublier le bonheur ? Pourquoi ne pas rejoindre les filles ? Nous nous installerons chez Pierre. Fermons la porte et tournons le dos à ces souvenirs.
— Il pleut, dit-elle. Tu as peut-être raison.
J'ai souvent raison. Oublier Claire, pourquoi ? Qui me donnera cette raison ? À qui confier mon désespoir ? Roberte déclara qu'elle eût aimé la présence des filles au dîner.
— Qu'est-ce qu'il entend par volaille ?
Le secrétaire est un cuisinier. Je sortis sous la pluie. Je n'emportais pas le parapluie. J'avais plutôt coiffé ce suroît qui sentait le moisi. L'eau dégoulinait sur mes épaules. Il était évident que les filles ne rentraient pas à cause de la pluie mais Roberte n'aimait pas cette situation. Je pouvais les rencontrer en chemin. Avaient-elles été surprises par la pluie ?
— Fais-toi entendre, tu connais le chemin, ses arbres creux, ses roches transparentes, l'abri d'une ruine.
Je marchais lentement. J'avais emporté un bâton. La pluie s'était installée. Le vent pouvait en changer le sens. Pour l'instant, elle était verticale et m'éclaboussait. Pendant ce temps, Roberte allumait un feu. Claire m'eût sauvé de cette dérive mais son parfum avait déserté l'écharpe souvenir. Je tentais en vain de me remémorer le temps passé à deviner son importance. Le train symbolisait le temps nécessaire mais je n'allais pas au bout du voyage. Où s'arrêtait-elle elle-même ? Que se passe-t-il si je n'arrête pas d'y penser ? Il est encore temps.
J'aperçus le premier réverbère. Il éclairait le fossé. Je ne fus même pas surpris de rencontrer le secrétaire qui revenait avec une volaille. Il attendait la voiture. Le gérant était allé faire un tour en attendant la fin de l'agonie du chapon. Ces sacrifices l'indisposaient. Il préférait s'abstenir d'y assister. Le secrétaire tenait le chapon par les pattes. La tête gisait dans l'herbe rase. Nous étions sous l'appentis de l'église.
— Quelle journée ! fit-il.
Sa peau était mouillée. Il grelottait. Nous aurions mieux fait de rester au château en attendant l'heure du dîner. Tuer le temps était une de ses occupations favorites. Sinon, il sacrifiait des bêtes sur l'autel de la gourmandise de son employeur. Qu'est-ce que je sacrifiais, moi ? D'ordinaire, les hommes sacrifient le bonheur pour les beaux yeux de l'inutile. Évoquerais-je cet inutile au dîner ? Il servirait un vin capiteux. Pas de dîner sans conversation et pas de conversation sans aveux. Le maître lui confiait cette tâche. Il déliait les langues parce qu'elles étaient captives du bavardage. Le maître haïssait les pertes de temps et il ne prenait jamais celui de l'attente. Il fallait l'expliquer maintenant. Si nous étions restés au château, nous aurions trouvé ensemble celui de nous mettre d'accord sur les modalités de la patience dont il fallait faire preuve à l'heure d'entrer dans le jardin du maître de séant.
— C'est un corrupteur, dit le secrétaire.
Il avait prévu une lutte entre son maître et moi. Le maître désirait la Tour et je ne l'aimais plus, était-ce une raison suffisante pour s'abandonner à la mesquinerie d'une femme qui me quittait ? Il me montra le foie du chapon. Il le trufferait de trompettes.
— Mais ne vous étonnez pas s'il n'apparaît pas sur la table, dit-il en montrant ses dents.
Étonnante blancheur. Parfaite géométrie du corps impossible à réduire. Sa langue était rose comme celle du cochon de lait que j'avais refusé de goûter parce que j'avais innocemment joué avec elle à l'heure du sacrifice.
— Vraiment ? fit le secrétaire.
Il s'était arrêté au bord de la rivière un peu dans le même esprit. Cela s'était passé la veille. Des craterelles avaient attiré son attention. Il courait la girolle en vue d'une omelette de midi. Cette mort annoncée par le silence de la berge presque verticale de l'autre côté du lit tranquille où l'eau filait douce. Il se pendit à une branche et oscilla méthodiquement. Il lâcha prise au bon moment. Il aimait cette gymnastique. Ses pieds avaient foulé le tapis du thalle. Et il s'était mis à la récolte, négligeant le temps, en proie au plaisir de la découverte. Au retour, il négligea les chanterelles. Il ne tenait jamais ses promesses mais il ne revenait pas non plus les mains vides. Le maître le savait.
5 février : Claire passe beaucoup de temps sur la terrasse, nue et affligée, à l'ombre d'une enseigne jaune et bleue dont les étoiles clignotent même le jour. J'écris dans la chambre, entre l'armoire et le lit. J'ai terminé hier le deuxième chapitre de cette Tour du Loup. En voilà deux donc (je n'ai rien relu). Ce journal constituera le troisième. Le quatrième achèvera le tour des choses. Les premiers mots effleurent le silence où j'écris ce journal. Premiers mots chargés d'achever le voyage en rond. Qui parle ? Allons donc ! De quoi ai-je parlé ? Et surtout, qu'est-ce qui me sépare de la perfection (de l'achèvement) ? Non, peu importe ce qui reste de matière. La matière, c'est le temps de la décrire. Tous les personnages. N'importe quel décor. Horloge circulaire de toute façon. Pour rendre possible la linéarité d'un échange limité à la voix. Tiens, si je changeais de voix ? Aujourd'hui même. Sans raison. Redoutant l'apparence. Se demander si j'ai parlé de tous (et non pas de tout), et si j'ai tout dit en me limitant à cet infini. La voix changerait. Ce ne serait plus la mienne. Quelqu'un d'autre écrit en même temps que moi. J'écris ce qu'il écrit. Pierre, par exemple. Qui s'imagine que je ne suis que l'illustrateur de son délire. Perspectives des apparences. Quel jour sommes-nous ? Combien de temps a passé ? Pourquoi ce temps, l'existence dont il ne rend pas compte, le projet qui s'éclaire lui-même, qui s'achève ? Claire m'a promis cette patience. Elle aime ce parallélisme parce que je l'ennuie. Ces mots qu'elle habite parce qu'elle les écrit mieux que moi. Imagine le temps. C'est le même. Sa nudité éloigne les amateurs de soleil qui s'alignent de l'autre côté de la terrasse sur des serviettes blanches. Le soleil les condamne au silence. Leurs lunettes étincellent. Ces éclats de lumière dansent sur les volets entrouverts. Claire couche à l'ombre. Un caniche lui lèche les pieds. Elle montre ses dents à cause de la luminosité, luttant contre l'aveuglement rouge des paupières, amusée par la distance qui la sépare des autres. Elle a refusé toutes les conversations. Elle boit une limonade tiède. Elle s'abandonne pour me donner le temps. Elle n'aura pas cette patience. Il lui écrit tous les jours. D'abord pour évoquer leur retour au village. Elle ne se souvient plus. Ah ? oui, l'ennui. Il pleuvait. Mais le soleil n'aurait rien changé. Le soleil du printemps n'aurait eu aucune influence sur sa paralysie. Il marchait sous la pluie. Elle était assise sur le lit et le regardait à travers la fenêtre. Il semblait voyager dans le même carreau. Des averses l'obligeaient à rentrer précipitamment pour se mettre à l'abri, sinon il retournait dans le crachin et il voyageait dans le périmètre d'un carreau.
L'heure est la même. Je marchais derrière le secrétaire sur le chemin du village, portant le panier de champignons tandis qu'il battait les ronciers à la recherche de l'horizon. La pluie nous suffoquait.
— Nous nous sommes perdus, dit-il, et il s'enfonçait dans les ronces, ne retrouvant plus les jaunes du chemin.
J'avais déchiré la toile de mon parapluie ou le vent l'avait emportée, je ne me souviens plus. Mon récit s'arrêterait là pour ce qui me concerne. Je ne suis pas le personnage du chapitre suivant, peu s'en faut. À la même heure (c'est Malcolm qui l'écrit et tout est déjà fini), il tentait de noyer son chagrin dans les gouttes d'eau d'une pluie qu'il avait oubliée. À lui la parole.
L'après-midi touchait à sa fin. Il avait vaguement profité d'une éclaircie pour jeter un œil dans la rue. Elle était déserte. Dormait-elle ? Il la soupçonnait de s'adonner en ce moment à la morose contemplation de ce qu'il lui offrait en échange de son indifférence. Il alla jusqu'au portail. Il franchissait un carré d'herbe jusqu'au pavé de la rue. Il n'ouvrit pas le portail. Elle était peut-être à la fenêtre. Elle avait l'habitude de le surveiller. Elle se postait derrière les fenêtres prévisibles et elle attendait. Ils n'avaient jamais eu de conversation sérieuse à propos de ce jeu qui était peut-être enfantin comme il le pensait. Elle prétendait le contraire, par jeu. Qu'est-ce qui reste de l'enfance ? Sinon ces jeux, et non pas la mémoire. Il croyait avoir démonté depuis longtemps cette mécanique infernale. Ou bien il était l'automate de sa passion. Elle agissait sur lui comme la clé. Un triangle de ciel se dégagea au-dessus du campanile. Des oiseaux marchaient sur les corniches en agitant la tête. Ressort des toupies. Vis sans fin des horloges. Marteaux sans maître. Personne ne sortait pour profiter du temps mis au beau en attendant la prochaine averse. Pas un nez à la fenêtre. Il laissa son regard suivre le fil de sa nostalgie. Après tout l'enfance n'avait pas été si mauvaise. Il se souvenait d'agréables moments. Leur douceur tenait à l'abandon qu'il consacrait à ses étonnements. Il était toujours seul, sinon il se laissait aller à une crispation presque douloureuse. La règle était de ne pas se donner en spectacle au moment de découvrir le merveilleux d'un insecte à l'ouvrage d'une fleur ou la magie d'une épaule au passage d'une porte qu'il épiait. À quoi se limitait-il en ces temps de facilité ? Les autres le fascinaient mais il les écrivait pour ne pas tomber sous leur influence. Les choses ? Il connaissait leur nom, s'intéressait à leur fonctionnement, rarement à leur matière. Il haïssait les rites que les autres s'efforçaient d'appliquer aux choses sans réussir à le convaincre. Les choses ne réagissaient pas. Les changements de couleur, la destruction, la patine même n'étaient que le produit de son imagination. Le monde vivait dans une prison de verre. Il n'y avait pas d'autres solutions. Avec l'adolescence, il prit conscience de son erreur. Les autres existaient parce qu'il les révoltait. Les choses leur appartenaient. Ils ne l'avaient pas dépossédé. Il n'avait pas le sens de ces propriétés. Il préférait agir sur le temps. Écrire qu'il n'écrivait pas. Ne pas écrire pour rêver. Et préférer le sommeil aux travaux des champs auxquels il était invité à participer. Sa fragilité impressionnait. Il avait même avoué une maladie. Il aimait ces draps, l'attente, le monde dehors et les choses à portée de l'esprit.
Les oiseaux des campaniles s'envolèrent. Bruits d'ailes. Elle grattait le carreau pour le prévenir. Il leva la tête et vit le nuage noir. Quand il se retourna, elle avait disparu. Mais le rideau bougeait. Il rentra. Plus tard (c'était l'été), après une fugue que cette fois il avait cru définitive (ce n'était pas la première), il la retrouva sur le même quai. Elle ne voulait pas s'expliquer. Il porta ses bagages jusqu'au taxi. Elle avait changé de parfum.
— Tu as bu, constata-t-elle en marchant.
Il dit non pour ne pas chercher à la convaincre. S'il commençait par un non, elle prenait le temps d'une réplique blessante. Le chauffeur lui jeta un œil étonné quand il lui dit que cette dame l'accompagnait. Elle portait l'anneau nuptial. Il ouvrit lui-même la malle et rangea la valise blanche. Le chauffeur chantonnait avec la radio. Elle était assise derrière lui et il la regardait dans le rétroviseur. Il vit ce regard passable quand il abaissa le hayon. Elle était coiffée d'un foulard et d'un béret. Il faisait peut-être froid. Il s'était habitué à l'humidité, aux averses. La maison était chaude et agréable maintenant. Elle y avait à peine passé la journée. Elle s'était enfuie le soir même de leur arrivée. Il s'était attendu à cet abandon, il y avait pensé toute la journée, il en avait pensé quelque chose de terrible mais il préférait ne pas s'en souvenir.
— Il fait bon et même chaud dès que le soleil est levé, dit-il en entrant dans la voiture. N'est-ce pas ? demanda-t-il chauffeur.
Celui-ci bougonna. Ils roulaient.
— Je ne suis pas pressée, avait dit Claire au chauffeur et il avait ralenti l'allure de la voiture aussitôt, précisant qu'il n'était pas payé au kilomètre.
Elle retira les épingles de son béret. Elle se l'était fait offrir en Espagne où ils avaient été. Ils avaient passé deux merveilleuses semaines à dénicher des restaurants où ils aimaient s'attarder. Elle aimait aussi les rues mais n'avait pas retenu leurs noms. L'Espagne était un trésor de vieilleries. Il lui avait commenté savamment ces altérations. Il s'était même montré volubile au contact des vitrines. Elle riait parce qu'il posait des questions aux passants dans une langue qu'elle n'entendait pas. Ils répondaient comme s'il avait trouvé le moyen de les soulager d'un poids dont elle n'avait pas idée. Comme elle lui demandait des explications, il lui répondit seulement que les Espagnols avaient une âme et elle s'était étonnée qu'il pensât qu'elle n'en eût pas elle-même, n'étant pas Espagnole et surtout, n'y comprenant rien. Elle jouait.
Pourquoi ne lui avait-elle pas dit qu'elle connaissait cette terre parce que c'était justement celle de son enfance ? Elle n'avait pas évoqué une seule fois cette enfance blessée. Sa nudité ne révélait pas l'enfant qu'elle avait été. Elle n'avait rien oublié. Elle jouait. Elle m'avait abandonné pour jouer. Elle avait d'avance compté ces jours. Je m'étais endormi. Son silence m'avait réduit à ce sommeil. Je ne l'ai pas entendue ouvrir la porte. Elle laissait un mot sur l'accoudoir où ma tête reposait. Elle n'écrivait rien d'irréparable. Elle demandait même pardon. Dehors, la pluie tourmentait les arbres de la place. Ils ne porteraient pas de fruits cette année. Les murs des façades dégoulinaient.
J'irais chercher les valises demain. Je prendrais la micheline. Je reviendrais avec nos fringues et nos souvenirs. Elle me demanderait sans doute de lui faire parvenir ce qui lui appartenait. J'attendais cette lettre. La nuit tomba. Le café de la place s'éclaira. Des ombres traversaient la place en direction de cette lumière. La vitre du café s'embuait lentement. Je ne fermais pas les volets de la chambre où j'allais dormir seul si je réussissais à trouver le sommeil. Je relus la lettre. Que s'était-il passé entre elle et ce voyageur dont j'avais négligé le pouvoir d'attraction ? Était-elle allée à sa rencontre parce qu'il le lui avait demandé ? Ce qui n'expliquait pas cette fugue inattendue. Nous avions passé toute une journée à nous éviter. Elle avait même dormi. Comment mesurer ce temps ? Nous étions arrivés à pied depuis la halte. Il pleuvait. Nous avions simplement traversé le village sans nous arrêter.
— Ma sensiblerie, disait-elle, me perdrait avant même d'avoir remis les pieds dans ce passé.
Je n'avais pas pu lui dire ce que m'inspiraient ces retrouvailles avec la terre, les maisons, les rues, la place où elles se rejoignent toutes, les champs et les bois qu'on devinait, les prés qui descendaient sous la brume, la même clôture qui indique le sud. Elle marchait comme un automate dont le mécanisme secret eût été de mon invention. Elle se signa devant la porte de l'église cependant. Je lui montrai de loin la maison de mon enfance. Personne ne l'habitait maintenant. Et depuis longtemps sans doute. Pourquoi n'en avais-je pas héritée ? Je n'avais pas répondu à cette question. Je ne revenais pas pour me souvenir. Je ne rentrais pas au bercail pour recomposer les pots cassés de la mémoire. Mais pourquoi m'avait-elle suivi sans résister plus d'une minute que dura son chagrin ? Elle m'accompagnait. Elle me guidait ? Sans doute. Je n'aurais pas retrouvé le chemin en me fiant à ma seule mémoire. Et puis elle réussissait à m'en faire grâce comme je le lui demandais. La maison nous parut triste, incommode, presque invivable. Elle avait voulu tout de suite se mettre à l'œuvre. Mais elle eut vite mesuré l'ampleur de la tâche. Le premier rideau accroché l'épuisa. J'avais réparé les jours d'un linteau. Puis abandonné avec elle. Nous irions chercher les bagages le lendemain matin. Il fallait vider ces contenus pour nous sentir moins déroutés. La poussière n'était rien. Le manque de lumière naturelle pouvait tout expliquer. La pluie. Les coups de vent dans les tuiles. Je téléphonerais à un taxi à la première heure. On pouvait encore se permettre ce genre de dépense. On se souviendrait peut-être de moi. On me tutoyait. Nous avions de quoi manger dans nos poches. Quelqu'un frapperait peut-être à la porte d'ici ce soir. Ou bien la pluie expliquerait parfaitement notre solitude.
Peu importait après tout comment les choses arriveraient. Elles ne commenceraient pas comme on aurait souhaité qu'elles nous arrivassent. Qu'arrive-t-il en général aux enfants prodigues ? Que restait-il de notre voyage ? De quoi parler si la conversation commençait par leur silence ? Elle prétendait se moquer des autres si leur intention était de mettre son cœur à nu. Ce matin, tandis que le train quittait la gare où ce voyageur s'était arrêté, elle s'était penchée à la fenêtre pour le saluer et son écharpe s'était envolée. Je l'avais vu courir sur le quai. Il l'avait saisie au vol. J'avais eu le temps d'assister à son bonheur. C'était comme cela que les choses arriveraient tôt ou tard, je le savais. Je ne crois pas m'être fait beaucoup d'illusions. Je m'attendais à la perdre de cette manière. Elle ne fuguait pas. Simplement, le vent lui arrachait son écharpe de soie, et cette fois elle prenait le temps de la réclamer à son inventeur qui venait à peine de la découvrir. Le voyage était le même. Mais nous ne l'achevions plus ensemble. C'était une idée facile. Facile à accepter. Elle ne m'avait jamais pris au dépourvu. Cette fois, je me sentais trahi.
*
* *
Il n'y a pas d'écriture sans ce sentiment prodigieux des limbes de la réalité, écrivait encore Malcolm dans le dernier cahier de ses impressions d'un temps qui ne serait ni le bouffon de l'espace (à mettre en monument pour le perdre et le retrouver) ni le bourreau de l'infini, immobile par définition, sage explication de la cruauté des uns et de l'impuissance des autres. Malcolm avait l'impression d'un temps-utile, un temps non-géométrique, un temps-mots du texte, illisible et facile, sorte de coup au cœur, incidence du personnage sur la page suivante, inexplicable aventure d'une idée fausse, chemin de halage, écluses d'un autre temps. Il nota tout cela dans le désordre qu'elle avait laissé en partant le soir même de leur arrivée. Ils avaient passé toute la journée à s'éviter. Elle avait même fait semblant de dormir. Quant à lui, il s'était arrêté sur le seuil après lui avoir dit qu'il sortait. L'explication : la pluie. Le motif : il ne savait pas par quoi commencer. Mais il y avait peu de chance pour qu'il rencontrât quelqu'un sous cette pluie. Il ferma la porte derrière lui. Il l'entendit se lever. Elle marchait sur la pointe des pieds en direction de la fenêtre. Elle avait pincé le rideau pour le soulever ou l'écarter. Elle le cherchait sous la pluie. Mais elle croyait ce qu'elle voyait et elle pensa que quelqu'un lui avait ouvert sa porte. Laquelle de ces portes l'avait recueilli pour qu'il lui échappât. Elle se sentit dépossédée pendant une bonne minute. Une minute de combat contre elle-même. Une minute-mot. Elle laissa retomber le rideau et retourna sur le sofa. Il était derrière la porte, trahi par le vitrail. Autre minute-mot.
— Nous sommes seuls, pensa-t-elle. Nous (toi et moi). Être. Solitude.
Elle ne jouait plus. Elle s'étira sur le bord du sofa, ne le quittant pas des yeux. Il était immobile. Il appartenait presque au vitrail, n'était l'ombre inexplicable d'un pétale de la fleur géométrisée par la circonstance. Elle s'allongea, fourra encore son nez dans le coussin et referma lentement les paupières jusqu'à l'interstice qui lui sembla être le meilleur compromis entre la lumière et la profondeur de champ. Elle s'immobilisa dans cette position. Elle se promettait de ne pas trembler quand il rentrerait. Ou bien la pluie s'arrêterait enfin et il forcerait la porte d'en face pour vider sa conscience dans une conversation quelque peu faussée par la perspective d'une mémoire surprise en flagrant délit de souvenir. Mais la pluie continuait de tomber comme si elle ne devait jamais s'arrêter. La lumière faiblissait aussi et elle s'efforçait de maintenir l'équilibre précaire de l'éclairement et de la netteté de l'image qui occupait son esprit. La valise était prête. Elle abandonnerait le reste. Qui consistait en une autre valise et un sac de voyage qui ne contenaient rien d'important. Elle avait prévu cette fugue, mais ni la pluie, ni l'éloignement, ni le désert des routes. Elle emportait ce qui lui appartenait. Elle laissait ce qui ne lui servait plus.
Il lutterait. Elle pensait même qu'il la retrouverait. C'était des lieux à éviter. Il y penserait en même temps qu'elle. Il pensait comme elle s'il la désirait. Et c'était tout ce qu'elle provoquerait, ce désir de la posséder pour ne plus avoir à chercher la possession. Elle lui avait apporté ce repos. Mais s'était-il vraiment battu, comme il le disait, avant de la connaître ? Il lui avait raconté des histoires, elle en était persuadée maintenant que le moment était venu de commencer à ne plus y penser. Elle irait n'importe où. Avec n'importe qui pour commencer. Ou seule si elle avait de la chance. Il la retrouverait et elle aurait une explication. Il ne résistait pas aux explications. C'était la seule manière de le détruire. Inutile de s'attaquer à ses penchants. On ne tuait pas ses personnages. Il connaissait tous les dialogues. Il gagnait parce qu'il rendait possible toutes les répliques. Elle ne se laisserait plus prendre dans ces filets-mots destinés aux femmes-passions. L'explication aurait lieu n'importe où. Il y aurait un autre homme. Disons un autre amour. Ou il n'y aurait rien. Disons rien d'autre que l'amour à espérer des autres. C'était une aventure. Mais enfin elle l'avait ramené au bercail et il avait l'espoir d'y retrouver le bonheur. Ce serait sans elle.
— Le bonheur sans moi, lui expliquerait-elle.
Il ne s'attendrait pas à cette réplique. Il comprendrait alors qu'il était incapable d'amour et qu'elle le savait depuis le début. Couper l'herbe sous les pieds du personnage qui revient. Il y a d'autres personnages ou on est seul. Elle imaginait plutôt une solitude à la tangente des autres. Elle n'entrerait plus dans le cercle. Elle ne cherchait plus sa place dans le cercle et par conséquent, elle ne dévoilerait plus son identité. Fini le temps des mises à nu. Un bonheur simple avec un peu d'argent pour inspirer le respect, commander la distance et se rendre maîtresse des lieux. Un peu d'argent qu'elle possédait parce qu'elle ne le lui avait pas donné. Le peu d'argent nécessaire, elle espérait le posséder. Son esprit recalculait régulièrement la dépense, il avait affiné les comptes, elle pensait tout savoir de ce côté des choses. L'autre côté lui réservait le temps de vivre. Elle entrerait dans le jardin des petits rentiers, des retraités, des finissants en beauté, et il la retrouverait en bonne compagnie, amoureuse ou non, ayant renoué avec le plaisir ou non. Ce ne serait que plages de sable fin et forêts originelles où elle rejouerait pour elle-même ou pour les autres, la chasseresse ou la sirène. Il subirait la métamorphose. Il ne possédait plus le don de la changer. Elle pouvait s'en aller. Laissant des traces, les renouvelant au besoin jusqu'à ce qu'il la rencontrât, jusqu'à ce que les lieux le permissent, qu'il y eût ou non quelqu'un d'autre pour les séparer, qu'elle eût ou non rejoué son idée du bonheur. Elle attendait le moment propice, se demandant si elle avait le pouvoir de le provoquer, comme cela arrivait dans les contes de fées. Fata. Reine de l'attendu et du prévisible. Enfer des autres.
Dehors, sous le porche, il s'impatientait lentement. La pluie faiblissait. Un fragment de ciel bleu dorait la cime des peupliers qu'il apercevait par-dessus la murette de l'église. La murette monte avec un chemin puis se perd dans la broussaille. Des pommiers, noirs et transparents, forment un triangle dont le sommet touche le périmètre d'un carré de vigne où il a connu le bonheur. Les tombereaux s'alignaient le long du chemin, moufles dans l'herbe moite et on lui interdisait de se suspendre par les mains à la fourragère. Il regardait. Il adorait regarder. Il se remplissait de l'existence des autres. Il connaissait le nom de leurs vertus et de leurs défauts. Il savait exactement ce qu'ils entreprenaient. Il se sentait heureux parce qu'ils reconnaissaient ses dispositions naturelles. Il n'exerçait pas encore. On se moquait gentiment de son corps. Il les regardait à travers la ridelle. Il leur appartenait. Et il avait le pouvoir de les posséder par le seul exercice de la mémoire. Comment ne pas se souvenir de ce long apprentissage ? Il consistait dans la maîtrise de tous les rapprochements connus de la terre et de l'outil. Rapprochements dont les fruits étaient nourriciers. Il avait longtemps cru à ce partage. Il était équitable. Chacun grandissait selon sa part. Il n'y avait pas de part misérable. L'hiver, il méprisait les gitans et les vagabonds. Il les méprisait en les regardant à travers la fenêtre. Ils n'entraient pas dans le bourg. Ils restaient derrière l'église. On en parlait. Et on finissait par les chasser. Les touristes étaient propriétaires ou locataires. Il en restait encore aux vendanges. Ils posaient des questions en ouvrant les grains de raisin. C'étaient des questions que lui-même se posait. Il n'y avait pas de réponse. Il fallait d'abord s'échiner avec les autres. Les touristes n'étaient pas venus pour travailler. Le vin leur montait à la tête. Ils ne finissaient pas leur repas. Les haricots et le jambon ne les inspiraient pas. Ils grignotaient des croûtes de pain en attendant la fin du repas. Et ils ne prenaient pas le temps de se remettre au travail. Toute cette mémoire était captive de leurs photographies. On les exposait sur les murs du café. Les gens riaient en se reconnaissant. Les corps immobilisés dans des attitudes grotesques provoquaient ces rires destructeurs. Comment photographie-t-on le travail sans le rendre risible à ce point ? Il montait sur une chaise pour regarder les photos. Les pieds sur la chaise tremblaient. Il avait le vertige. Il revoyait les charrettes, les tombereaux, les mules de l'autre côté du chemin, paisibles et irréelles. Le repas était le même. Les nappes blanches et rouges. Le verre en l'air. La dentition signe du rire parfait. L'horizon légèrement oblique. Les feuillages de l'or du temps. Il y avait d'autres enfants en marge de cette agitation. Il les connaissait tous. Il se les rappellerait peut-être. Le regard. Ces traces d'histoire. Ce qui reste d'une conviction. Il n'avait pas prévu ce déclin. Il n'avait pas su l'éviter. Il ne dépendait pas de lui qu'ils fussent heureux. Il ne l'avait pas été. Il avait accordé sa confiance à des êtres si faibles qu'elle n'avait pas résisté à l'usure. Maintenant, il se méfiait. Il pensait que tout le monde finit par se méfier. Les enfants avaient confiance. Ils ne se soumettaient pas. Une famine, une épidémie auraient-elles changé leur conviction ? En quoi l'auraient-elles changée ? Que se passe-t-il entre le doute et la colère ? Il les imaginait à son image. Certains étaient désirables et il les désirait. Il s'était même promis de les aimer. D'autres lui inspiraient cette crainte qui expliquait à elle seule ses insomnies. Mais il ne confondait pas les mauvais sommeils avec le bonheur. C'était deux choses distinctes. Il était heureux et il dormait mal. Il y avait des raisons pour chacune de ces postures. Il se référait à l'amour. Il ne haïssait que des abstractions. Et encore, il eût été étonné, jusqu'à l'angoisse, de découvrir, par ses propres moyens ou par l'enseignement qu'on lui prodiguait, le sens relatif des abstractions qu'il était en âge de comprendre parce que c'était des abstractions. Il ne fréquentait pas les enfants. Ils l'auraient dérouté. Ils auraient peut-être aggravé sa triste maladie d'enfant. On ne l'exposait pas au soleil et il n'entrait jamais dans l'eau. Sa nudité le chagrinait. Il était courbe, lent, un peu efféminé et il regardait de côté. Il portait des lunettes pour lire. Son père avait ficelé le parasol aux ridelles. Il pouvait s'asseoir dans la paille si c'était les moissons, ou sur la bâche pliée si c'était les vendanges. Il attendait. Il n'aurait pas voulu être ailleurs. Il était à sa place. Chacun était à sa place. Tout s'expliquait. La terre avait un sens. Le travail était la seule raison. Comprendre était une question d'habitude. On se souvenait ensemble. Et chacun avait son existence. Il rêva longtemps en caressant le fer des outils. Des formes adaptées. Une géométrie de l'action. Forge de l'expérience. Les manches qu'on protège de la pluie. Les râteliers dont on est jaloux. Réticule de l'instrument optique. La bâche le protégeait aussi des courants d'air. Ou la paille volait et quelqu'un (son père) flanquait un coup de pied à la chambrière et tirait sur les moufles pour mettre la charrette à l'abri du vent derrière la haie de pommiers. On avait parlé de cette pluie toute la journée (par exemple). Il avait surveillé le ciel du mauvais côté de la vallée. Le vent avait glacé son dos. Le bonheur se finissait peut-être de cette manière. Son dos était humide. Il enfilait le chandail, redoutant le vent brisé par le feuillage des pommiers. Sur la bâche, les pages du livre se livraient à un sinistre concert de claquements et de froissements. Rien ne remplaçait le bonheur bien sûr. On attelait. Et le train s'ébrouait. La pluie se mettait à tomber en chemin. Il ne savait plus s'il haïssait ces frissonnements. Ou s'ils lui procuraient une sensation d'intranquillité qui le rapprochait du bonheur perdu. Inexplicablement, cela va de soi. Sinon, il eût déliré avec les autres. Ils avaient une idée bonasse du malheur. À moins qu'ils fussent des vaniteux surpris par le temps qu'il fait ou qu'il ne fait pas. Ou luttant contre l'idée d'un temps imprévisible. Dans la charrette, il se sentait de nouveau malade. Le bonheur lui était arraché comme une peau. Il tremblait sans rien pouvoir contre les imperfections de son cerveau. N'était-ce pas lui qui était atteint ? Ou bien avait-il mal compris la leçon ? Il y eut des fêtes pour le conforter dans l'idée qu'il n'était pas de ce monde, qu'il le traversait sans lui appartenir, qu'il était né d'un autre monde où sa semence se régénérait pour le peupler un jour. Les fêtes l'étourdissaient. Il y assistait en prince. Il trônait sur ses roues, s'il en avait parce qu'il était convalescent d'une crise plus profonde, plus destructrice que les autres, ou simplement sur un banc, adossé au mur avec les vieilles et les plus jeunes, se demandant s'il était raisonnable de chercher un sens à ces rites d'un autre temps oui, mais lequel ? L'interdiction de danser, ou plus exactement de perdre haleine, s'ajoutait à celle de la baignade (dans le fleuve purificateur qui appartenait aussi au mobilier de la coutume) et surtout à celle du soleil, contre laquelle il avait désespérément lutté parce qu'il croyait encore pouvoir vaincre leur lucidité au moins sur ce point essentiel auquel il pouvait suspendre ses fantasmes comme une veste derrière la porte. Mais ils étaient intransigeants. Doux. Superficiels. Différents. Pour aller à la fête, on passait sous les lampions dans l'air des flonflons. Négation de la musique. Le goût a formé les classiques. Les romantiques ont cédé à la passion, une autre passion qui ne s'embarrasse pas de ce qu'en pensent les autres. Une passion à soi. Les classiques ont aimé les ornements du spectacle. Les beaux passages. La mémoire stigmatisée. Un romantique s'accroche à des instants qu'il faut traduire. Il hésitait. Il reconnaissait son désir d'aller au bout au moins une fois, dans un sens ou dans l'autre, descendant le chemin avec les aristocrates de la pensée (pouvait-il les appeler des philosophes ?), ou le remontant, provoquant le mauvais temps, l'inimitié des personnages des lieux sommairement vécus et un art à peu près incompréhensible pour les autres, ceux du talus, des fossés, des bois et des prés, des champs aperçus dans une phase précise de leur utilité. Les flonflons l'agaçaient. Les guirlandes, médiocre géométrie de la lumière au service de l'oubli (compagnon du bonheur), le rendaient morose et palinodique. Les gens (il faut bien leur donner un nom) sombraient dans l'hypocrisie des jeux hérités de l'expérience des autres. On le saluait pour le plaindre sans prononcer la plainte. Des filles lui semblaient belles et il les désirait. D'autres guinchaient comme des garces et il ne désirait que leur possession. Il désirait encore la laideur aimable des furtives apparitions en marge de l'agitation. Ces regards portés avec envie sur l'importance des autres le ravissaient. Qui étaient-elles, ces litotes de l'indiscrétion ? L'une d'elles deviendrait un jour son épouse. C'est ce que lui promettait sa propre mère. Un homme l'eût comblé. Mais il n'en parla jamais. Il se remplissait de la vision des trois catégories de filles qu'il avait distinguées. Les unes parce qu'elles flattaient son goût naturel pour les belles choses, les autres parce qu'elles étaient les maîtresses des autres et enfin les dernières parce qu'elles seraient les premières. Comme elles étaient informées, elles ne lui demandaient pas de danser, ce dont ne se privaient pas les garces, parce qu'il était relativement beau. Et comme elles l'enviaient, ce qui est une manière d'aimer, elles se montraient douces et attachantes, tandis que les véritables beautés le fuyaient, semblaient même l'ignorer, en tout cas n'exprimaient pas le mépris qu'il leur inspirait. Il fallait retenir ces larmes. Ne pas haïr. Ne rien céder à la tentation. Croire que le futur existe. Remplacer sa projection par une autre fiction. Et donner des signaux de bonheur, car un triste n'eût pas convenu aux destinées de l'industrie commune. Il se rendait donc aux fêtes pour s'y montrer, en dépit du fauteuil, des béquilles ou des tremblements qui l'agitaient à contretemps. Comment pouvait-il accepter cette image de lui-même ? Le temps de se convaincre qu'il devait vivre avec les autres. Ne pas les fuir, sinon ils le pourchasseraient jusqu'aux limites de sa raison. Ne pas comploter contre eux, ne pas faux-monnayer leur richesse, ne pas violer leurs filles. Il découvrait un nouveau précepte chaque jour et les jours de fête étaient particulièrement propices à ces réflexions constituantes de l'être futur qui porterait son nom. Il buvait des limonades lavasses parce que le verre était passé entre les mains de sa mère qui l'avait reçu d'une petite héritière prometteuse de ménage à deux. Une paille ? Oui, une paille. À cause de mes mains. Elles tremblent. Elles ont toujours tremblé. Je n'y peux rien. Elle avait ce regard d'aventure téléguidée. Levant la tête pour explorer ses yeux. Ses éphélides le chagrinaient. Sa mère était une rousse. Il avait hérité de sa peau. Il fleurissait autour des yeux. Il portait un loup de rousseur. La tignasse était bouclée mais sans éclat. Il la coiffait d'un boléro de toile écrue, porté un peu sur l'oreille s'il était dans l'ombre, ou sur les yeux s'il risquait de rencontrer le regard des autres. On remarquait ses ongles soignés. Il les taillait plutôt que de les ronger. Et ainsi de toutes choses. Il rendait acceptables des manies qui l'auraient relégué au rang des indésirables, encore que l'argent de sa famille eût pallié les effets de tels jugements. Il ne craignait pas vraiment le bannissement. Il était conscient de sa chance. Comment peut-on parler de chance si on n'a pas joué ? Mais c'est le hasard qui redéfinit l'action ! Un six ! Il jouait comme un dieu maintenant que la chance avait initié le jeu. La fille exhibait un trumeau pour faire la garce sans se prostituer. Ou elle avait appris à entrer dans le carcan d'une pause et il s'émerveillait de ne pas l'avoir comprise plus tôt. Ce serait peut-être elle. Ou celle-là qui s'habille en princesse. Acquisition et héritage. Vol et captation. Bonheur de l'aventure et plaisir de la victoire. Elles étaient statiques et vulgaires. Il ne pouvait pas les aimer. Les violer le conduirait à les revioler. Les désirer, à la folie. La fiction ne le sauverait pas du désastre provoqué par la réalité. Il comptait sur la maturité qu'il concevait comme le temps arrêté. Pas de mort sans maturité. Or, il ne croyait pas encore tout à fait à la mort. Il l'évoquait en termes abstraits, n'en ayant jamais été le témoin. Des visions le tourmentaient mais elles correspondaient à des pillages de texte. Peut-être moins d'ailleurs qu'à des mémorisations de spectacle. La fête ne s'achevait pas. Il s'était habitué à ses rythmes. Il avait grignoté sur le pouce après le feu d'artifice. La nation sentait la poudre. Il pensait à des peuples lointains. Mais que pouvait-il en penser ? Il renommait leurs coutumes pour ne pas en oublier l'hyperbolique voyage jusqu'à lui. Télévision. Les jours de pluie (comme aujourd'hui), il entrouvrait la fenêtre de sa chambre où il se confinait pour ne pas se donner en spectacle et supportait dans un silence obstiné les caresses mentales qu'on lui prodiguait à la place du bonheur ; et il mettait le nez dans l'air des saisons que la pluie rassemble toujours si l'on se laisse aller à n'imaginer que la pluie et le temps sans compter sur la rue pour borner le plaisir d'autonarrer les conditions du coup d'œil jeté dans un autre silence, musical celui-là, hérité de l'absence des autres au moment de soi. Le jour, c'est d'abord un jour, autant le jour particulier que l'emploi du temps de tous les jours. Coucher avec soi-même en était le premier acte, l'exposition, la clarté du lendemain, la lucidité, l'inexorable, le nécessaire recommencement. Les jours de pluie, il voyait très peu les autres, dormait à peine et n'écrivait pas. L'émerveillement et le dégoût de soi étaient presque sa seule conversation. Sa mère montait pour fermer la fenêtre. Il l'ouvrait de nouveau dès qu'elle était sortie. Il lui arrivait de somnoler et elle pouvait le surprendre en train de lutter contre l'étouffement de son personnage passe-muraille. Il ne traversait jamais ce mur mais il entreprenait le voyage parce qu'il avait la certitude de dormir, un autre personnage le lui disait à l'oreille, un personnage qui pouvait être son double, celui qui écrivait, celui qui pensait ne rien pouvoir faire d'autre et qui se plaignait de la pluie comme si elle était la porte de l'enfer. Il n'avait jamais traversé la pluie plus loin que le portail de la maison. Ou bien il avait été jusqu'à l'église sous le parapluie de sa mère. Elle effaçait les gouttes collées à son visage, avançant le mouchoir en pointe, l'ayant tirebouchonné entre ses dents. Il se tenait tranquille. Il ne s'agenouillait pas. Il ne se levait pas. Il ne faisait rien comme les autres. Il ne s'intéressait plus à leurs habitudes. À confesse, il avouait un désir d'évasion et l'avocat de Dieu le punissait sans lui montrer un chemin à la mesure du corps dont il avait parlé aussi pour le maudire. La punition concernait peut-être encore ces malédictions. Il priait debout, les mains jointes, écarquillant les yeux vers la voûte d'où descendait une gerbe de blé et d'or. Était-ce utile, cette tentative de transparence ? La confession était-elle un aveu pour servir ce que de droit ? Ou bien fallait-il la considérer, comme le suggérait son père (qui n'allait qu'à la messe des morts, évitant les cérémonies des mariages, des baptêmes et autres communions et retrouvailles), comme une tentative raisonnée de s'habituer à la présence des autres tout en conservant sa propre intimité ? La muraille de ses rêves avait peut-être quelque chose à voir avec ce doute qui le reconduisait sur l'agenouilloir du confessionnal où il demeurait debout, parlant contre la grille et au-dessus du crâne du curé qui s'était immobilisé dans une attitude favorable à la mémorisation de ce qui lui était donné d'entendre. La muraille était celle d'une église où il avait mis ses pieds avec les autres. Les autres avaient cette importance. Il ne les retrouvait pas dans le sommeil. Ils l'attendaient peut-être au tournant d'un autre sommeil. Les autres sont témoins de la naissance et de la mort. Ils ne peuvent pas le nier. Mais que savent-ils de la vie ? Rien, puisqu'ils n'enseignent rien, qu'il faut tout découvrir sans choquer leur pudeur et qu'ils continuent d'exister malgré tout. Il lisait pour être avec eux. Les étoiles filantes de la littérature du moment l'émerveillaient un peu parce qu'il pensait à tous ceux qui veulent devenir « un artiste » l'espace de ce moment suprême qui est peut-être l'éternité de tous. Il y pensait sans amertume parce qu'il savait qu'il faisait partie de ceux qui ne choisissent pas et dont on finit toujours par parler. Il n'avait encore rien écrit qui le satisfît. Peut-être une chanson plus enlevée que les autres. Une posture qui le rendrait inoubliable. Une entorse aux habitudes. Une critique du comportement ordinaire. Le monde n'était le monde que parce qu'il le décrivait. L'essence de la littérature est une description. Il s'attelait à des strophes où il ne se passait rien. Les autres sont toujours heureux qu'on leur donne ce qu'ils attendent de soi. Les contes les font dormir debout et ils prétendent le contraire. Qui me ressemble ? se demandait-il. Et il ne prenait pas le temps de savoir pourquoi il se posait cette question. Il accumulait les pages d'écriture sans les compter. Il lisait en profane. Le vent amenait la crève et il n'en mourait pas. Cette manie du nez à la fenêtre de la pluie et du vent ne le menait nulle part. Il s'enrhumait. On parlait de son cerveau. Des foins. Du bestiaire intime. Et il toussait dans son lit, ravalant les glaires que sa mère ne trouvait pas, comme elle l'espérait, dans le mouchoir des gouttes de pluie et des tire-bouchons révélateurs de son désarroi. On ne le visitait pas s'il était en crise. Les dépressions de sa mère étaient signe qu'il ne fallait plus entrer dans la maison sans frapper à la porte. On restait sur le perron. On demandait des nouvelles. Les voix traversaient le plafond. Le plancher en donnait une traduction approximative mais sans doute fidèle. En Espagne, le plafond et le toit portent le même nom et tous les sols sont des sols. Il affûtait sa langue. Peu importait ce qu'ils disaient. Ils n'inventaient rien. Ils se contentaient d'être civils. Mais ils provoquaient son imagination. À la fin, c'est tout ce qui reste. Qu'est-ce qu'il a imaginé ? Pour lui. Pour nous. Ses dents de lait étaient tombées. Elles n'avaient pas été remplacées. Il ne mordrait personne. S'il traversait le mur en question (s'il se prenait pour un passe-muraille au moment de rêver), que cherchait-il ? L'intérieur ? Ou l'extérieur ? Où suis-je quand je m'endors ? Qui suis-je si c'est bien moi qu'on réveille ? Son père était triste. Il parlait peu ou divaguait. La même fragilité les déplaçait comme des pions. Les autres jouaient. À l'exception de sa mère. De la sœur mort-née. D'une cousine rencontrée une seule fois. Les autres gagnaient. Il n'y avait pas d'autre dénouement. Et c'était le moment qu'il choisissait pour écrire. Il écrivait pour franchir les derniers mètres. Atteindre le jardin dont il était le gardien, le cueilleur et le priape. Les jours de pluie le couchaient au pied du mur. Il trouvait le sommeil dans la rigole. Il entrait dans la peau de son lit. Il s'agitait comme un fou. Sa mère parlait de condamner la fenêtre. Restait le radiateur. Sa brûlure. Son contraste. Son air saturé. La douleur qui ne réussissait pas à lui arracher le cri par quoi tout avait commencé. La pluie finissait dans la nuit. Ce n'était peut-être pas la même nuit. Il n'avait pas compté les nuits. Mais le soleil était fidèle à cet achèvement. C'était le compagnon tremblant des convalescences. Le mouchoir escargot aspirait des gouttes de sueur. Elle attendait des larmes. Il la décevait au fond. Ces ébauches de noir repoussent toujours. Elles finissent par affleurer, embus révélateurs d'un travail sur la mémoire avant même qu'elle prenne possession des faits. Il ne peut pas empêcher cette sueur. Heureusement, la pluie. Le vitrail qui lui sert (à elle) de lorgnette. Heureusement elle s'en va. Pourquoi n'avoue-t-elle pas qu'elle n'a jamais eu d'autres intentions ? Pourquoi s'acharne-t-elle à perdurer avec ce temps qui m'appartient ? Les jours de pluie. L'agitation des rigoles qui se rencontrent. Il croyait perdre le sens des réalités au contact de ces sonorités. Il aurait pu y réinventer le sommeil. On ne lui proposait que la mort. À lui d'en fixer le prix. À la hauteur de son désir ? Non, parallèlement à ce qu'il savait des autres. Les respecter ou les combattre, le définissait aux yeux des siens. Il écrivait des passages de la pensée. Elle pouvait lui appartenir s'il les tenait à distance. Donnez-moi un levier et. Qui remplace qui ? Qui a manqué ? Que puis-je demander à mon talent ? Il arrivait qu'on admirât ses trouvailles. Rapprochements des sens. Césures inattendues. Rimes des jours et du travail. Il savait provoquer les clins d'œil. Venant d'eux, il se sentait flatté. Mais cela ne durait pas. Son esprit exigeait qu'il se consacrât pleinement au désir. Les portraits étaient inutiles. Ne retiens pas leurs regards, leurs positions de tête ou de mains. L'enrichissement des contrastes provenait de leurs conversations. Ils étaient les joueurs d'un labyrinthe dont ils connaissaient la clé depuis l'enfance. Pourquoi l'avait-il perdue, s'il l'avait jamais possédée ? Il ne cherchait pas et en conséquence ne trouvait rien. Il lui semblait pouvoir leur donner une vie littéraire, c'était tout. Et cela ne suffisait pas à satisfaire son appétit de voyage hors de soi, fleurant l'autre, l'imitant, presque lui, ou elle. On le déjuchait toujours. Vite. Clairement. Pas d'ambiguïté à ce niveau de la communication. Il retournait dans sa chambre pour restaurer l'histoire qu'ils venaient de conclure à sa place. Pourquoi ne prenaient-ils pas le temps de mes conclusions ? Pourquoi cette hâte de me remplacer par eux-mêmes ? Comment en finir avec les textes de la voix s'ils deviennent la voix à la place de la mienne ? Voix des personnages.
— Pleure donc ! disait sa mère. Cela te fera le plus grand bien.
Le plus grand des biens. Ce soulagement. Mais il se plaignait d'avoir chaud et froid en même temps. C'était la fièvre ou une hystérie. L'hystérie le féminisait. La fièvre le cadavérisait. Je n'ai pas le choix. Et par la fenêtre il regardait les autres enfants jouer à devenir des hommes et des femmes. Il était le personnage d'un livre déjà écrit. Il le possédait d'ailleurs. Et il le relisait. Les convalescences nourricières du texte à relire pour appartenir à l'image de l'enfance et de ses corollaires. À la fenêtre, pendant que les autres possèdent la rue, qu'ils la perpétuent et que lui-même n'assure pas la pérennité de sa vision. Je ne le pensais pas, se dit-il. Je le savais. Je pouvais l'écrire. J'écrivais leur apparence. Pour installer le ralentissement de leur déliquescence. Il recueillait des précipités douteux. Des cristaux de sexe. Des caresses impensables autrement. Ne cédant pas au chantage. Mettant l'homme avant la mort. Et la femme après l'homme. Comme on le lui enseignait parce qu'il était enfant de cette géométrie du possible. Sa mère le félicitait. C'était elle qui dosait les minéraux. Elle ne mélangeait pas les compte-gouttes. Elle semblait connaître cette science. En tout cas elle en parlait savamment. L'ongle suivait les formules sur le carton des boîtes et il ne retenait que la proportion du dosage. Chiffres d'or. Il s'en sortait. La mère est un exemple. La femme une possibilité. Une fois franchie la résistance du père, reste-t-il l'homme qu'on devient ? L'inverse est-il possible ? Je veux dire : si je suis... Les gouttes quotidiennes se comptaient par centaines. Chiffre exorbitant. À l'automne, on l'envoyait dans un aérium. Il se gavait d'air sur les terrasses, en face des peupliers rouges et bleus. Les confessions revenaient, avec des nuances qu'il fallait sans doute prendre en compte pour évaluer la concordance des mois écoulés et de l'âge qu'on avait depuis. Les visages, les mêmes, n'avaient pas vieilli. Ils avaient changé dans le sens d'une plus grande cohérence. Et s'ils avaient vieilli contre toute attente, ils n'appartenaient plus pour longtemps à ce monde des contrastes et de trompe-l'œil. La mort avait quelquefois cet avantage, ce qui lui faisait craindre le passage de l'an à venir, quelquefois jusqu'à l'angoisse, et il restait dans sa chambre sous prétexte qu'il y avait du vent ou qu'il allait pleuvoir. Le vent de ces automnes se réduisait à un tiède mouvement de l'air qui venait des peupliers, né peut-être des peupliers et non pas de la rivière au fond d'une vallée qu'il n'avait jamais vue d'ici mais qu'il avait traversée en venant, assis sur la banquette d'un train où il s'ennuyait déjà. Quant à la pluie, elle était improbable et si elle arrivait, elle se résumerait à un crachin sans importance qu'on avait largement le temps d'éviter. On aurait même le droit de se promener dans le parc, sous un parapluie pour deux, jusqu'à la lisière du bois de peupliers où l'on pourrait s'abriter en attendant. Mais cela n'arrivait pas. Il fallait rêver à ces gouttes, à l'épaule de l'autre, à l'éloignement discret des terrasses où tout arrivait si lentement qu'on finissait par ne plus rien attendre. Cela aurait pu être d'autres jours de pluie. Mais c'était des jours de caprices. Et s'ébauchait une autre attente, qui elle ne pouvait ni être mesurée ni prendre fin. Il était interdit de se coucher dans le lit. On attendait dans le fauteuil. L'air de la fenêtre, qui demeurait ouverte, entrait dans la couverture. Il haïssait cette nudité. Mais c'était celle de l'attente jouée ici. N'avait-il pas accepté ce jeu ? Il pouvait compter les automnes. Raconter l'apprentissage des lieux. Mettre fin à la douleur de n'être plus avec les autres. De les avoir remplacés par d'autres avec lesquels il n'entretenait aucun rapport. Ils versaient de l'eau à son moulin. Mais il ne possédait que l'eau et le moulin. Et chaque année il en manquait un ou deux à l'appel. Qu'ils fussent morts ou sortis d'affaire n'avait pas d'importance. D'autres refaisaient le même chemin. Et il était fidèle à ces recommencements. Lui qui n'avait pas l'intention de s'arrêter en chemin. Pas même pour demander si c'était le sien. Ou s'il en devait l'existence à des sueurs plutôt qu'à des crises de larmes dont elle attendait beaucoup. Soleils vus de l'ombre où on le cantonnait. Eaux interdites que d'autres pouvaient explorer sans lui et non pas à sa place sinon il eût accepté leurs bavardages. Il pouvait faire ce qu'il voulait de son cerveau à condition de respecter les heures de sommeil et de ne pas abuser des excitants qu'on lui comptait car on était sordide à ce point. La diète était un calcul auquel il était invité à participer sans donner son avis. Quelqu'un même lui montra les transparences obscures d'une radiographie de ses sinus et il se plongea sans qu'on le lui demandât dans les bains mensuels d'une revue médicale à la portée de tous. Sa langue s'améliorait. Il ne parlait plus par allusions, ce qui irritait tout le monde à la fin, étant entendu que le monde avait la primauté de la fin. Prison non pas de verre, car il l'eût appréciée au point d'en travailler le rendu et même de se plaire à cette usure de la raison, mais limitée à un grillage qu'il n'avait aucune chance de traverser parce qu'il n'en connaissait pas l'usage. De là, on lui montra un jour la piscine. C'était un premier pas vers la mer qu'on lui avait promise pour un prochain été qui n'était pas le suivant. Il avait déjà goûté aux baignoires tièdes et blanches et mouillé en s'amusant les robes des infirmières qui prenaient soin de lui. Ces bains donnaient sur des fenêtres. La piscine trônait dans une bulle de verre. Il pouvait voir le ciel. Et le ciel et les arbres. Le ciel et les allées. Et en même temps, s'épuiser jusqu'à des palpitations qu'on devinait de loin à la rougeur de ses pommettes. L'eau était encore tiède. Les infirmières y entraient en maillot de bain, coiffées de bonnets. Ils s'avançaient dans la pente pour la distribution des bouées. Ils avaient de l'eau jusqu'au cou quand ils les atteignaient. Et ils s'y accrochaient en perdant pied aussitôt, ce qui les surprit la première fois et les affola jusqu'au bord de la noyade. Maintenant ils voyaient la corde à la surface de l'eau et ils s'attendaient à la tension qui la soulèverait une seconde au ras de la surface. Les cris se mélangeaient aux conseils et l'écho multipliait cette folie, mais jusqu'à quel point ? Son corps devenait vite douloureux. Il refusait d'avouer sa faiblesse et il tentait de dissimuler ses joues dans la bouée. Mais ce n'était rien d'avoir du mal à respirer à cause d'une exigence interne que leur science n'avait pas éclairée de son côté bien qu'il sût parfaitement qu'ils le guérissaient en même temps qu'il prétendait ne pas se voir tel qu'il était. L'eau paraissait être le résultat d'un compromis entre son désir de baignade (d'ablution) et le plaisir que la jeunesse, à laquelle il appartenait, prenait dans la rivière où l'on jetait encore les placentas. Car les femmes ne s'en nourrissent pas. Qu'en reste-t-il ? Il n'avait pas vécu le lent apprentissage des eaux de la rivière. Et il se souvenait mal d'un séjour au bord de la mer, qu'on n'avait pas répété parce que sur la plage il attirait l'attention et qu'on se sentait vaguement étrangers à ces indiscrétions d'une autre terre que la sienne. On ne revint pas à la mer mais on se promit de le faire dés qu'il serait guéri de la mer, ce qui ne pouvait tarder espérait-on en tentant de le convaincre que son état s'améliorait. La piscine faisait partie de cette stratégie. Il n'y entrait que parce que c'était le moment d'y entrer et ce temps n'avait rien à voir avec des progrès qu'il ne constatait pas lui-même. La mer serait le rêve auquel il faudrait tôt ou tard renoncer. N'avait-il pas renoncé à la rivière ? On y revenait aux fiançailles. Belles cérémonies préplacentaires. Il les avait presque toutes vécues. On mangeait sous les arbres. Antimesse. Le corps rituel enfin multiplié. Et le choix rendu possible par cet égarement. Fruits doux-amers de la richesse convoitée et de la pauvreté relative. Les miséreux étaient de passage. On les chassait. Les enfants donnaient raison aux chasseurs. Il se souvenait encore d'avoir maudit des gitans. Mais il avait eu peur d'un vagabond avant qu'on le chassât. Un seul vagabond, impersonnel et vague, pouvait troubler l'eau de la mémoire à ce point. Il frémissait encore de l'avoir approché pour lui ordonner, au nom des autres, qu'il retirât ses pieds du fil de l'eau. Ces mots n'avaient pas de sens. Il aurait mieux fait de ne pas les prononcer à la place des autres. Le vagabond aimait le fil de l'eau. Il aimait les ponts, les méandres, les gués, les cascades et les plans d'eau dormante. Pourquoi pas cette tranquillité ? Il s'était approché avec une fermeté qui aurait pu faire croire qu'il s'exprimait au nom des autres parce que les autres n'y avaient pas vu d'inconvénient. Le vagabond n'aimait pas les chemins. Il s'y perdait. Ou il ne les retrouvait plus. Ou ils changeaient. Ou ce n'était pas la saison. Il se jucha sur la racine émergente d'un frêne pour lui parler des placentas. Le vagabond retira ses pieds du fil de l'eau. Il reconnaissait son erreur. D'habitude, il se baignait nu dans les rivières. Mais c'était peut-être toujours la même rivière. Il n'avait pas voyagé si loin. On ne jetait pas les placentas dans la rivière de son enfance, mais on y trouvait des bicyclettes rouillées et les poignées des vieux meubles. Un pont s'y était même écroulé. On ne l'avait pas reconstruit. Il n'avait plus d'importance. Pourquoi enjamber une rivière qui ne mène nulle part. L'autre rive est dépeuplée. Le vagabond disait ça en buvant la tisane brûlante qu'on lui donnait avant de le chasser. Il acceptait la vieille couverture, un morceau de pain et une boîte de conserve sans étiquette. Il regrettait d'avoir effrayé l'enfant qui lui avait paru indestructible à première vue. Mais il en avait détruit la vaillance, c'était regrettable, il n'y pouvait plus rien. L'enfant avait encore l'air d'un enfant, c'était tout ce qui n'était pas arrivé. Il avala la dernière gorgée de tisane. Il prit le temps de reposer la tasse sur le comptoir comme il avait pris celui de s'expliquer. Il avait été convaincant. L'enfant n'était pas un enfant comme les autres. Il lui devait peut-être l'indulgence des autres. Dehors, il faisait chaud et clair. On lui indiqua le chemin qui menait à la route. Il aurait pu leur dire qu'il n'aimait pas les chemins. Il secoua sa main en l'air pour les saluer. Le placenta de cet enfant (de sa mère) avait-il été jeté dans l'eau de la rivière ? Et ce geste rituel ne lui avait pas porté chance ? Il disparut dans l'ombre du chemin. Deux hommes le suivaient. Ils disparurent aussi. Il voyait cela du perron de la boucherie. Son père lui expliquait que la chance n'avait rien à voir avec la rivière. Ils n'étaient pas encore allés à la mer. Ils en avaient parlé. Mais c'était une question en l'air. La mer était plus certainement étrangère à la chance. On n'y jetait que son corps. Ou bien elle vous l'arrachait. Exactement comme la rivière. Mais sans les placentas. Son père loua une maison assez coquette. La plage se trouvait de l'autre côté d'une route étroite qu'on n'avait pas goudronnée. Le jardin n'avait pas d'odeur. La terre était rouge mais ce n'était pas le rouge de la bauxite des labours de son village. Un autre rouge que la mer érodait lentement entre les plages jaunes. La plage commençait par des broussailles. Il fallait se méfier de la brûlure du sable. Il portait une capeline qui avait appartenu à sa mère. Il en avait ôté le ruban. Un gri-gri de son invention scintillait au soleil. Sous le parasol, il pouvait s'en débarrasser. Sa mère humidifiait le sable de l'ombre. Elle surveillait les pieds qu'il avait tendance à sortir de ce cercle. Il ne cherchait pas la brûlure. Il s'était simplement étendu en prenant soin de ne pas exposer sa tête au soleil. Et les pieds dépassaient, il n'avait pas le temps de s'en rendre compte, sa mère les ramenait dans l'ombre et elle lui conseillait de prendre mieux soin de lui-même. Il ne lisait pas, à cause de la blancheur des pages. La radio portative jouait en sourdine. L'eau paraissait nécessaire. Aux jeux sans doute, qui sont nécessaires. Au bonheur rendu nécessaire par le goût du jeu. À la vie nécessairement acceptée. Le pire, c'était le manque de conversation. On lui posait toujours les mêmes questions et on ne prenait pas le temps d'écouter ses réponses. C'était toujours les mêmes réponses et ils s'en seraient sans doute fatigués. Ils portaient cette fatigue dans l'eau et ils semblaient la noyer méthodiquement. Il admirait cette lenteur. Ce n'était pas la sienne. On lui ramenait un coquillage ou une carcasse qu'il commentait en lui-même comme pour s'assurer qu'il était capable de ne rien oublier. Un peu d'eau rafraîchissait ses joues. Le sel excitait son imagination. Pourquoi sommes-nous des corps ? se demandait-il ingénument. Ce franchissement nécessaire l'exaspérait. Il reconnaissait les limites de son esprit, mais au point de s'abandonner à l'idée de ne jamais trouver la force d'aller au bout du voyage. Il était sur les rails de toute façon. Un peu en marge, à l'ombre, surveillé, mais possédant l'avenir comme les autres et plus conscient d'en être l'unique possesseur, car ils s'éparpillaient, ils étaient des gouttes d'eau, ils vivaient plus vite, moins profondément, moins prêts même s'ils étaient plus expérimentés en matière d'étonnements et de misères. Il était plus funambule, plus aérien, plus proche d'eux qu'il ne l'était de lui-même. La mer lui avait imposé sa surface, ses ressacs, ses nuits au milieu desquelles il se réveillait pour observer à la fenêtre le passage des yachts qui finissaient par mouiller dans une crique protégée des vents, où il n'avait jamais été en promenade malgré les promesses qu'on ne négligeait d'ailleurs pas de réitérer tous les jours. Ils mangeaient sur le devant de la porte à l'abri d'un auvent de toile que le vent secouait nuit et jour. Il tentait vainement de les ramener à ses rêves, comme s'ils étaient des personnages. On lui clouait le bec en lui rappelant ses obligations de convalescent. On n'évoquait plus la maladie elle-même. Elle les avait endurcis et ce temps était passé. Ou plutôt, ils l'avaient passé et le passaient encore à organiser leur vie commune (forcément) en fonction des exigences de la convalescence. Il était ce puits sans fond. On ne guérit pas du non-sens. On ne suit pas les autres non plus. Et ils s'efforcent d'exister. Cette énergie prenait les apparences du devin ou de l'amour. Jamais de la compréhension. Il regrettait ce seul silence. Ou il se morfondait. Mais la mer avait le pouvoir de retenir son attention. Il se souvenait mal d'une crise qui n'avait été qu'une exception, provoquée par son empressement à juger du comportement de ceux qui s'étaient approchés de lui en se moquant de son silence. Cela n'avait pas duré. Il n'avait désiré que rompre ce silence. Il y avait parfaitement réussi. Le cri avait ameuté toute la plage. Il était mort de honte mais tranquille au fond. La mer semblait accessible. Il ne manquait que la baignade. À cause du soleil. Et la nuit on craignait de le perdre de vue. Ils se moquaient de son silence parce que c'était le silence qui l'éloignait d'eux et non pas son contenu, la lutte avec le soleil, la complicité indésirable de l'ombre, l'eau à portée de la main, l'horizon nécessaire au ciel, au bonheur, ou simplement au recommencement s'il n'était rien arrivé. Le cri les avait fait fuir. Ils avaient détalé à tire-d'aile. Sa mère l'avait regardé sans exprimer aucun reproche. Elle sentait la bergamote. Son père s'était levé pour les rappeler. Ils s'étaient rassemblés au bord de l'eau en piaillant, continuant de jouer avec l'écume et le sable. Ils lancèrent le crabe contre le ciel. Il le perdit de vue. Son père le retrouva dans le sable. Il le lui apportait.
— Ce n'est qu'un crabe, lui dit-il.
Et il le posa sur sa cuisse, surpris de ne rien provoquer et en même temps cherchant à comparer le poids du crabe et celui de leur présence. Ce n'était qu'un crabe qu'ils avaient voulu lui montrer. Il n'avait lutté que contre leur rapidité. D'où le cri. C'était tout ce qu'il pouvait lui offrir en matière de compréhension. Sans en parler. Se rasseyant sur la serviette en plein soleil pour curer sa peau et ne répondant rien à sa femme (la mère) qui le trouvait maupiteux. Le crabe paraissait mort et il l'était peut-être. Elle le saisit et le relança aux enfants en les maudissant.
— Soigne ton langage, dit son père.
Elle était rouge.
— Montre tes dents, dit-elle.
Il ouvrit (le fils) la bouche. Elle finit par découvrir une petite hémorragie de la gencive entre deux dents.
— Tu vois ! Je te le disais !
Ce soir, il aurait droit à un frottement à l'ail et elle lui arracherait la promesse de ne plus s'abandonner à la cruauté des autres sans lui demander son avis. Il aurait du mal à trouver le sommeil. À cause de l'ail. De la fenêtre fermée. Et même du rideau tiré. Il n'avait pas eu le temps d'observer le crabe. Il connaissait tous les crabes. Il ne saurait rien de celui-là. Le soir, tandis qu'il ouvrait une bouche soumise aux prétentions médicales de sa mère, son père parlait d'autre chose. Du lendemain par exemple, redisant qu'un de ces lendemains, il faudrait se résigner à s'en retourner au pays, ce qui ne le réjouissait guère. Il avait débarrassé sa peau des parasites qui le démangeaient en temps ordinaire. Ils reviendraient avec l'automne. Autre lendemain. Lendemain de l'été. Les mêmes gosses passèrent sur la route. Il avait encore la bouche grande ouverte. Il tenta de leur sourire. Sa grimace ne les encouragea pas à s'arrêter pour lui demander ce qui lui arrivait. Son père regardait ailleurs.
— C'est fini, dit sa mère et elle lança le grain d'ail contre le ciel étoilé, exactement comme il avait lancé le cri, et le crabe contre le ciel au-dessus de la mer, comme s'il l'avait lancé lui-même.
— Tu pars ? dit-il sans y croire.
Claire se tenait sur le perron. La pluie avait cessé. Oui, dit-elle. Il s'embrouilla dans ses souvenirs. Que lançait-elle contre le ciel encore noyé d'eau de pluie et de vent ?
6 avril : J'ai écrit il y a deux jours les derniers mots de La Tour du Loup. Silence d'or. Matière du silence. Explication de l'or. En même temps il m'a semblé (si je suis ce narrateur) que ce journal n'avait plus aucune raison d'être. Il me restait donc à en trouver les derniers mots, avant de céder la place, pour qu'il continue d'exister, à l'auteur de cet (cette) enfant d'Idumée, rencontré(e) par hasard dans la nuit qui commence et retrouvé(e) par chance (c'est ce que je laisse entendre) dans la nuit qui s'achève. Le journal pourrait donc se rouvrir dès demain, ou dès le jour suivant, le temps n'ayant plus cette importance, mais comment n'en aurait-il pas ? Que je ne sache plus qui je suis (moi qui lit ce que je n'écris pas), c'est dire que j'ai été, et cela suffit à mon existence. Hier, jour sans écriture, encore sous l'emprise des derniers mots de la dernière scène, du dernier objet qui aurait pu être le train que j'allais prendre et qui n'était que ce silence d'or dont la matière et le sens (l'explication, ai-je mieux dit) m'ont servi de fil d'Ariane - je me suis embrouillé à imaginer toutes les scènes finales possibles, de Malcom (je ne sais pas qui c'est) se levant au matin de cette deuxième nuit pour aller chercher les bagages sous une pluie battante à ce personnage encore sans nom à ce moment de mon existence et que je vois, ce même matin, descendre dans la vallée pour mettre le feu au village abandonné qui hante sa mémoire. Je me voyais, entre ces deux eaux d'une imagination en quête de romanesque, à l'arrivée du train en question, ayant dormi avec Claire et l'ayant aimée, l'aidant à descendre sur le quai sous le regard émerveillé d'une voisine de couchette qui a trouvé le temps de me dire qu'elle n'avait pas été le moins du monde scandalisée par notre impudeur. J'ai regardé ses yeux comme pour les posséder, comme si cet aveu me révélait la nécessité d'un tel regard à porter sur le monde des autres de tout ce qui n'est pas moi, de tout ce qui ne ressemble pas à Claire, si c'est Claire qui le lit, ou une autre si ce n'est plus elle, comme cela arrive quelquefois, si rarement dit-elle avant de me quitter aujourd'hui.
Journée de scènes à ne pas écrire. Un homme qui marche sous la pluie, un homme qui se promet de tout tenter pour qu'elle revienne. Le bagagiste examine le ticket, il disparaît dans une allée encombrée de valises, de malles, de vélos, des cantines, des sacs gonflés, crevés, usés. Il prend le temps de charger un diable. Il demande si ce sont bien les bagages qu'on est venu chercher. En tout cas ce sont ceux qui correspondent au ticket qu'il enfile sur un clou. Le premier ticket de la matinée. Le taxi attend dans la cour. Pas le temps de prendre un verre. Malcom lui fait signe. Il pleut toujours. Les bagages sont sur le diable. Le bagagiste accepte de le prêter, mais il faudra refaire le chemin à l'envers pour le lui restituer, il acceptera un pourboire et promettra de le vider à votre santé. Le chauffeur ne descend pas du taxi. À travers la vitre fermée, il explique comment on ouvre la malle qui n'est pas fermée à clé. Les bagages ruissellent de cette eau qui tombe du ciel sans arrêt depuis ce matin.
Où est Claire maintenant ? Nous descendons à pied une avenue où elle connaît un hôtel. Le temps est ensoleillé, un soleil du matin, un soleil qui étire les ombres sur le trottoir, un soleil qui naît au bout de cette avenue qui porte le nom de son existence quotidienne. Nous ne sommes pas pressés. Nous portons chacun notre valise. Claire parle d'une espèce de bonheur qui n'est pas le mien et j'ai du mal à lui confesser cette différence. Nous marchons si lentement que les autres, peu nombreux il est vrai, nous semblent pressés, ils nous agacent, désirer leur présence ne nous est pas venu à l'esprit et pourtant nous avons besoin d'eux, parce qu'ils expliquent ce ralentissement, cette recherche d'une attente qui nous séparera quand nous en aurons fini avec cet amour.
Malcom ouvre la malle du taxi. Il est à l'autre bout du monde. Comment imaginer qu'il pleut sur son crâne chauve. Pense-t-elle à lui ? Il range les bagages dans la malle, referme et revient contre la vitre que le chauffeur essuie du plat de la main, lui faisant aussitôt signe de s'asseoir à l'arrière.
Comment conserver cette distance ?
— À quoi penses-tu ? demande Claire.
Je lui dis à rien mais comme je pense en effet à quelque chose qu'elle ne doit pas savoir je me mets à parler de l'homme qui m'a accompagné à la gare, en motocyclette, la veille. Il pleuvait quand il m'a quitté. Il m'avait parlé de ce désir de mettre le feu au village qu'il allait traverser avant d'arriver je ne sais où. Il ne retournait pas au château à cause de la distance. Il allait chez des amis.
— C'est une idée folle, dit Claire.
Non, ce n'était pas une idée, il y avait trop d'inexprimable dans ce désir, cette colère aussi vieille que tout le chemin parcouru depuis une enfance qu'il évoquait pour la dater. L'imaginer s'arrêtant dans ce village désert, en pleine nuit, sous la pluie. Il y revenait à intervalles réguliers, m'avait-il confié. Que savais-je de ces intervalles ?
— Savoir, me dit-il, mais je me fous de savoir et vous ne saurez rien !
Sa colère était si profonde qu'il ne pouvait plus l'exprimer. La colère s'enfonçait depuis tout ce temps. Il ne pouvait rien pour empêcher cette intériorisation. C'était devenu un secret. Même ses amis qui avaient souffert autant que lui d'avoir eu à déserter le village (il ne m'expliquait pas pourquoi), ne se doutaient pas qu'il en crevait plus lentement, plus fidèlement qu'eux. Quand il parlait du village avec eux, il n'y avait plus de colère, il ne restait que cette nostalgie édifiante, cette habitude des mots, ce renoncement, la paresse, l'engourdissement, la matière avait changé à ce point et il n'était pas différent, il leur ressemblait même, parce qu'il leur mentait, parce qu'il avouait sa faiblesse et que c'était exactement ce qu'on attendait de lui. Il haïssait ces veillées, mais il y revenait et c'était chaque fois plus difficile à accepter. Il aimait ses amis, il était incapable de trahir cette amitié et il souffrait et la souffrance nourrissait l'intérieur de son être. Il se croyait impénétrable. Seule une femme aurait pu le deviner jusqu'à ce point où il n'aurait pas trouvé la force de ne pas s'abandonner à elle. Mais cette femme, c'était peut-être une chance, n'existait plus pour lui, il n'avait même aucune idée de ce qui convenait maintenant à son existence d'athlète.
— Une athlète ? dit Claire qui m'écoutait mieux maintenant que nous étions assis à une table sur le trottoir, toujours en proie au même boulevard en éveil, pas loin de l'hôtel dont l'enseigne clignotait encore.
— C'est ce qu'il a dit, continuai-je, il ne m'a rien expliqué, la femme avait un corps d'athlète et elle l'avait vaincu physiquement.
— Physiquement ? dit Claire qui voulait rire. Cette femme ce n'est pas moi.
L'homme me ressemblait parce que je l'inventais, prétendait-elle. Malcom avait lui aussi entendu ces mêmes mots dans les mêmes circonstances.
— Je l'aime, dit-elle.
Ce n'était pas pour me détruire. Elle ne m'aimait pas encore.
Le taxi revenait à la maison maintenant.
— La pluie, ce harcèlement, dit Malcom.
Le chauffeur venait de le prier de ne pas fumer et lui offrit même une pastille de réglisse. Malcom la suçota sans écouter les commentaires de son mentor. La vie venait de s'achever. Mourir n'était pas facile, pensa-t-il, se reprochant aussitôt cette naïveté. Un paysage défilant l'eût détourné de la pensée. Mais cette mécanique était bel et bien remise en route par le seul événement qu'il ne craignait plus depuis longtemps. Personne ne remplacerait Claire. C'était le seul personnage. Toute son écriture en dépendait. La moindre anecdote. Ces adjectivations qui lui plaisaient tant. Ces phrases mutilées qui reprenaient un sens parce qu'elle acceptait finalement d'en être la seule détentrice.
— N'aimes-tu pas ces propriétés ?
La question l'agaçait un peu. Mais il aimait la lui poser. Il accédait ainsi à une espèce de possession. Le plaisir arrivait toujours de cette manière.
Le taxi cahotait maintenant dans l'allée des Tilleuls. La pluie n'avait pas cessé. Malcom tendait un doigt pour désigner la maison. Elle n'y est plus, pensa-t-il en même temps. Ces naïvetés le définissaient depuis toujours. Elle en avait joué et il s'était prêté à ces jeux où elle était maîtresse. Le taxi s'arrêta devant le portail. Claire redoutait cette pluie. En réalité, il ne pouvait rien contre la pluie, pas même cette aversion et il cédait à la mélancolie de la grisaille.
— Il aurait aimé une athlète, dit Claire. Un corps parfait. Cette maîtrise du mouvement. La précision. L'esthétique inévitable, donc la beauté. Je le sais. Nous n'en avons jamais parlé. De quoi parliez-vous ?
— Avec Roberte ?
— Oui, Roberte.
Elle. La non-athlète. La femme. Tout à fait elle. Nous terminions notre petit déjeuner. Je n'étais pas mécontent d'avoir bavardé. Je ne me souvenais plus exactement de ma conversation avec l'homme qui m'avait accompagné à la gare. Le voyage en moto m'avait peut-être émerveillé. Je n'en parlai pas. L'homme m'avait quitté en me souhaitant bon voyage. Il avait soigneusement évité de me demander si j'allais à la rencontre d'une femme. Qu'aurais-je répondu à une question aussi précise ? La conversation aurait tourné autour de cette femme dont je n'avais aucune idée. Aurions-nous pris le temps d'évoquer l'athlète qui expliquait sa déroute d'homme ? Je téléphonai à Claire. Pas de réponse. Elle l'avait déjà quitté. Elle était dans le train. Mais elle n'avait pas pensé à me téléphoner.
— Vous paraissez inquiet, me dit-il.
— Mais vous n'avez pas fini votre histoire, dis-je.
Il sourit et accepta un autre verre.
— Il n'y a pas d'histoire qui ne se finisse un jour ou l'autre, dit-il. On trouve toujours le temps. Ou le temps se charge de précipiter ce qui était bel et bien le dernier acte.
Évidemment, il était incapable de savoir où il en était.
— Ils nous ont dépossédés, dit-il. Nous sommes tous partis. Et ils n'ont jamais construit ce barrage. Les maisons pourrissaient lentement. Y revenir était un délit. Ce qui ne vous appartient plus parce qu'on vous l'a enlevé a bel et bien été payé, non ? J'ai eu cette idée de foutre le feu. Ils m'ont envoyé en prison avant que ça n'arrive. Deux ans sans cette liberté. Et la rage d'avoir été pris sur le fait avant même d'avoir eu le temps de provoquer la première étincelle. Ils ont systématiquement détruit tout ce travail. Ç'aurait été un beau feu d'artifice. Je n'avais pas lésiné sur les moyens. Ils ont tout déminé. Comme si c'était important que le village périsse sous les eaux au lieu de finir en beauté comme j'en rêvais.
Elle m'a écrit pour me dire que j'étais fou.
— L'athlète écrivait, dit Claire. Si nous nous en allions ?
Nous continuâmes sur le boulevard. La lumière nous éblouissait.
— C'est là, dit-elle. Toi et moi.
Elle avait rougi dans le couloir du train lorsque notre voisine de compartiment lui avait adressé un bonjour serein. Elle n'avait pas aimé cette complicité et elle avait à peine répondu. J'étais nu sur la couchette. La voisine m'avait salué aussi et elle s'était mise à fouiller dans le fond de sa couchette dont elle avait extrait, outre un sac à main où elle trouva ses cigarettes, un ou deux livres ou revues que je l'avais vu feuilleter pendant que nous faisions l'amour. Elle sortit en emportant une trousse de toilette. Claire en profita pour retrouver mes vêtements. Je m'habillais en écoutant ses reproches. Elle avait honte et m'affirmait qu'elle n'aurait pas agi ainsi en présence d'un homme. Je ne comprenais pas.
— Quel homme ? dis-je pour l'émoustiller.
Elle y avait pensé toute la nuit. La femme n'avait pas dormi. Elle s'était seulement retournée contre la cloison et elle avait éteint la veilleuse au moment où j'avais rejoint Claire dans sa couchette, ayant à peine eu le temps de voir son visage surpris, ses yeux trahis, sa bouche sur le point de renoncer.
— Renoncer à quoi ? dit-elle.
Nous atteignions l'hôtel. Elle ralentit. Sur l'autre face de cette vitre, je le sais, Malcom se morfondait. Il regarda le taxi s'éloigner sous la pluie. Comment avait-il trouvé la force de disputer le chauffeur à propos du prix de la course. Il avait payé finalement. Il n'avait éprouvé aucun plaisir à insulter cet homme qui abusait mais contre lequel il avait soudain renoncé à avoir raison. Il avait eu la sensation de perdre son temps. Il ne souhaitait que cette tranquillité. Il la trouva en refermant la porte derrière lui et tout de suite il alla à la fenêtre pour regarder le taxi qui s'éloignait sous la pluie, expression du bonheur mis en jeu au moment même où il aurait donné tout l'or du monde pour qu'il n'en fût pas question. Il mit de l'eau à chauffer et se prépara un café. L'idée était d'écrire au lieu d'attendre. Il connaissait bien cette technique. Il la pratiquait régulièrement depuis que la curiosité n'était plus le mobile de son exercice de l'écriture. Écrire le rendait heureux. Il n'aurait pas voulu savoir pourquoi. L'énigme n'était pas porteuse du feu. Il imagina tout de suite un personnage à la hauteur de son désir. Le corps du personnage pouvait lui inspirer une de ces descriptions qui le plongerait à coup sûr dans l'extase. Il ne se passerait peut-être rien ce matin. Le personnage ne devenait rien à la faveur des actes qui le mettraient tôt ou tard sur la voie du texte. Je ne donne rien, pensa Malcom, je prends tout, je me sers le premier, il ne peut rien rester, sans toi c'est possible. Il but le café aussi lentement que le lui permettait l'état de ses sens. La tasse vidée, il se leva pour arpenter la pièce où il se trouvait. Je ne suis pas le personnage, pensa-t-il, le personnage ne sait pas que j'existe. Il s'approcha encore de la fenêtre. La rue était inondée. Il entendit enfin ce bruit. Les rigoles s'animaient. Il imagina qu'il était seul. Le personnage disparaissait. Il n'expliquait pas ce changement. Il pouvait aussi bien planter un décor. Aussi réduit que possible. Un décor-parcours à effectuer pour le décrire. Pas de personnage. Pas sans elle. Il revint à la table. Il n'y avait plus de café.
— Si elle revient, commença-t-il à voix haute.
Le personnage s'était mis à l'écouter. Comment le décrire maintenant ? Ces pensées m'agitaient.
Dans l'ascenseur, j'avouai une nausée. Je devais être pâle. Nous entrâmes dans la chambre. Claire ouvrit la fenêtre. Ce soleil. Je me couchai. Elle s'assit près de la fenêtre. Elle avait connu une athlète. Peut-être la même. Cette nudité l'avait écœurée. Elle ne la surprenait pas. L'athlète exigeait le silence. Était-ce ce qui était finalement arrivé à mon incendiaire ? Je n'en savais rien. Il avait évoqué ce corps dans les mêmes termes qui lui avaient servi à décrire le feu possible, rendu possible par sa rage et son aveuglement. Il n'avait pas vu arriver les gardiens jaloux du village et ils ne l'avaient pas vu le quitter. Tout arrivait après coup. Il se laissait surprendre. Jusqu'à cette docilité à laquelle ils n'avaient pas voulu croire et ils l'avaient enchaîné.
— J'étais ce démon, et elle s'en rendait compte, dit-il en vidant le dernier verre. Non, c'est vraiment le dernier, dit-il.
Et il s'en alla. Le train arriva peu après. Silence d'or. Elle pouvait me croire. Elle me rejoignit dans le lit. Est-ce toi, cette douceur ?
*
* *
Malcom écrivait les premiers mots du texte. Il ne relisait pas. Il avait perdu cette habitude des premiers temps de l'écriture. À cette époque, chaque phrase était un pas, et il le recommençait toujours, pour en éprouver la réalité. Il arrivait qu'il eût à le recommencer. Jusqu'à quelquefois en rester à ce premier pas. Le parfaire était une fatalité. Il avait tout oublié de ce destin tragique. Il n'y pensait presque plus. S'il y pensait, c'était dans l'espoir d'en être encore capable et plus capable encore de ne plus y attacher cette importance qui avait failli le détruire. Il lui devait ce sens du bavardage. Elle avait été bavarde avant de le connaître. Elle l'avait séduit parce qu'elle avait ce pouvoir. Avec elle, il était entré dans une conversation sans fin. Le texte avait pris la place de l'écriture. Il lui devait cette chance. Il ne l'oublierait pas. Ils se reverraient forcément. Ou ils s'écriraient. Ou bien des avocats écriraient ce qu'ils ne pouvaient plus s'écrire maintenant. Il lui rendrait grâce pour ce don. Et elle aurait la cruauté de lui demander de se poser maintenant la question du texte. Il referma son cahier. Qu'est-ce que je viens d'écrire ? pensa-t-il. Il regardait la pluie tomber. Perdre le fil de sa pensée n'était rien. Il n'écrirait plus si ce n'était plus possible sans elle. C'était facile de renoncer à ce vice. Facile même de détruire ce qu'il avait écrit exactement comme il avait oublié par quoi tout avait commencé. Il pouvait se sentir dépossédé à jamais et ne pas lui en vouloir. Elle n'en saurait jamais rien. Elle n'aurait posé la question que parce qu'il la rendait possible. Ne pas y répondre ne la remplacerait pas. Il n'avait pas la force de ce personnage. Et il en souffrirait. Jusqu'à désirer confier sa douleur à n'importe qui. Il suffirait de lui ouvrir la porte. Se promettre de ne pas écrire ce livre, c'était commencer par un mensonge. L'écrire, c'était une trahison. Mais c'était peut-être là la seule réponse. Le texte l'avait amené à trahir l'écriture. Un livre l'aiderait à surmonter la disparition du texte. Il aurait aimé une immense douleur à la place de ce sentiment. Mais il ne pouvait rien pour ne pas l'éprouver.
La pluie cessa de son côté à peu près en même temps que le soleil disparut du nôtre. Claire avoua son impression d'avoir perdu une précieuse journée. Elle était amère et me reprochait ma paresse. Nous dînâmes sur la terrasse de notre chambre. Le ciel apparaissait peut-être entre les lampions. Elle se montra vorace. Je l'imitai. Pourquoi pas cette imitation au moment de croire à sa déclaration d'amour. Elle avait attendu un jour entier avant de s'y abandonner. Je la regardais décortiquer les crustacés que nous avions vu nager, une heure avant, dans un aquarium où elle avait plongé des mains gourmandes, provoquant le cri d'admiration de notre hôte. Ce séducteur.
L'hiver avait été morose et clair. Il avait neigé en mars et il avait bataillé avec les enfants toute une après-midi devant la maison. Elle avait écouté le rire des enfants. Il était tombé plusieurs fois à cause de sa jambe dont la douleur s'était réveillée. Le bonhomme était à son image. Il fondit entièrement le lendemain matin. Et il fuma en le regardant. Il fuma pour soulager la douleur. Les enfants qui passaient lui rappelaient sa promesse. Il ne lui en avait pas parlé et elle n'avait pas songé à lui demander s'il leur avait promis quelque chose. Ils s'étaient rassemblés autour de lui, laissant à part le bonhomme. Elle regardait le ciel. Il l'inquiétait. Elle se raisonnait toujours. Le ciel, l'horizon, le bout du voyage. Elle cherchait les mots pour le dire. Cela durait depuis des années. Elle sortait de l'enfance et l'enfance lui révélait un ciel menaçant, un horizon tremblant, un voyage labyrinthique. Puis plus rien. Elle ne sortit pas. Les boules de neige se désintégraient sur leurs visages rieurs. Il aimait ce bonheur. Il aurait été lui-même heureux sans cette douleur qui détruisait son attente. Il la haïssait parce qu'elle prenait le temps de le regarder. Il n'avait jamais été violent. Il l'aimait parce qu'elle existait. C'était ce qu'elle pensait. Elle se souvenait de toutes leurs rencontres. Les lieux n'avaient pas d'importance. Sauf peut-être le lit, où elle était reine. Il avait d'autres royaumes. Le bonhomme d'ailleurs avait l'air d'un roi. Il lui avait parlé de ce roi. Un jeu d'enfant dont il se souvenait imparfaitement. La reine traversait à la nage une rivière en crue. Non, vraiment, il ne se rappelait plus. C'était un rite avorté dans les limbes de l'imagination. Il remettait alors au lendemain l'explication complète de ce personnage vu de trop loin pour avoir un visage. Elle ne pouvait pas lui ressembler. Il n'y avait pas de rivière dans sa vie. Peut-être un pays. Elle était cette paysanne. Il allait à sa rencontre et il lui déclarait qu'il n'y avait pas de bonheur sans elle. Elle ne l'aimait pas.
Qu'avait-il vécu qui le conservât à ses côtés ? Le nombre des enfants augmentait dehors. Le bonhomme avait des jambes et une fillette s'était assise entre les énormes pieds. Pour nouer les lacets. Former un beau papillon. Deux papillons. Ils déposèrent le tronc sur ces deux piliers. La tête était en cours. On cherchait les yeux. On inventait des bouches. Le nez était entre les mains de Pierre. Il leur expliquait que c'était une mauvaise idée. Mais ils étaient paresseux à l'heure de trouver. Le nez était un morceau de bois qui ressemblait à un nez. Les yeux avaient l'air d'un regard. La bouche de toute façon ne dirait rien. On amena un balai et une écharpe. Le bonnet avait été la condition de la tête. Celle qui l'avait tricoté donnait les ordres. De temps en temps, elle appliquait le bonnet sur l'ébauche. Puis elle reculait en ordonnant une diminution notable. On raclait à mains nues. Pierre aimait ces communions. Il ne perdait rien de la conversation des cris. Il conseillait pour leur donner raison.
Elle augmenta le feu dans la cheminée. Il aimerait cette tranquillité et il le dirait. Il ne s'adresserait pas à elle. Il parlerait des coutumes, du temps passé, du présent destructeur, de l'avenir prometteur puisqu'il n'avait jamais eu d'autres préliminaires et qu'au fond il satisfaisait toujours les esprits nostalgiques de sa mémoire devenue souvenir. Le feu l'inspirait. Les enfants n'entraient pas. Ils demeuraient sur le perron en été s'il ne ventait pas ou si la pluie avait cessé. Il leur parlait depuis son fauteuil où il fumait pour lutter contre la douleur. Ils étaient à l'abri des volutes s'il ne ventait pas. Au contraire la porte ouverte alimentait la cheminée et les volutes montaient sous le linteau. La pluie, l'hiver, la nuit supposaient comme le vent une porte fermée. Ils restaient alors dehors et il leur parlait à travers le carreau de la fenêtre, fumant sans se soucier du mal qu'il était toujours sur le point de leur communiquer. Ils s'étonnaient peut-être. Ou ils avaient une opinion. En tout cas ils ne forcèrent jamais la porte. Elle détestait ces grattements. On envoyait les petits et ils ne pouvaient pas atteindre la chaîne du carillon. Ils grattaient toujours au même endroit. C'était peut-être toujours le même messager. Elle ne le reconnaissait pas.
S'il fumait, et qu'il ventait, ou que le temps était au froid, il lui demandait un peu brusquement de ne pas ouvrir la porte. S'il était nuit, elle actionnait l'interrupteur qui commandait à la lampe du porche et l'enfant apparaissait derrière le carreau, à cause du vent, du froid, d'un de ces phénomènes dont on pouvait savoir qu'ils commandaient à l'ouverture de la porte. Leurs messages concernaient les jeux qu'il avait promis, les promesses qu'il n'avait pas tenues ou les propositions qu'on lui donnait à examiner. Ils avaient cette patience et il se multipliait sans les soumettre à sa mélancolie. Une belle expérience des autres quand ils n'ont pas encore grandi, pensait-elle en le regardant se dandiner sur sa jambe valide.
Elle était à l'ouvrage d'une broderie interminable. Elle occupait ses mains en pensant à lui. Ainsi il n'osait pas la déranger. Il ne comprenait pas le sens de ces arabesques et il lui demandait de l'éclairer si l'ouvrage reposait sur l'accoudoir. Elle ne répondait pas. Ses mains démêlaient des fils. Elle continuait de penser. Mais elle n'avait plus l'air de travailler. Il renonçait. Un enfant qui eût observé la scène de derrière le carreau, ayant eu l'idée de jeter un œil dans la maison avant de s'annoncer par un de ces grattements qui en irritaient la tenancière, se fût apitoyé sur le sort de cette femme condamnée au silence par les bavardages de son compagnon de voyage. Ou bien il aurait assisté à la distance qui les séparait quand elle passait son temps à ajuster ses lunettes par rapport au tissu qu'elle tentait de changer, enfilant, trouant, nouant, et de la pointe des ciseaux refaisant le chemin à l'envers. De toute évidence, il n'était que son prétendant. Dans ce cas, qui était Ulysse ? Mais l'enfant était trop petit, les autres trop distraits et elle n'était Pénélope que dans sa tête à elle, ce qui l'amusait, car il lui arrivait d'y penser sérieusement. Elle s'était plus d'une fois surprise à se désirer dans ce rôle. Y en avait-il d'autres à jouer ? Il n'aurait rien compris. Il aurait fini par ne plus l'écouter. Il préférait les bruits du dehors. Cette attente. Les grattements. Les promesses. Et peut-être aussi le désir. Mais qu'en savait-elle ? Il parlait de la semaine passée, du jour à venir, citant fidèlement les répliques, reproduisant les grimaces, tout ceci à merveille, c'est-à-dire à la limite d'une perfection qui la troublait parce qu'il était sur le point de l'atteindre et que ça ne la concernait pas. Le présent n'avait jamais compté que par rapport aux habitudes. Aux abandons aussi. Aux choses délaissées. Par exemple le portail dans la haie qui séparait leur jardin de la cour de l'école. Il avait commencé par en immobiliser le vantail avec du fil de fer. On le devinait encore dans la broussaille de troène et de ronce. Il n'aimait pas que le portail fût tout le temps ouvert. Elle le refermait pourtant quand elle passait du jardin, empruntant l'allée de gravier rouge, à la cour de l'école dont la terre était grise et crevée de trous, les marelles se superposant sous le préau. Les enfants jouaient à l'ouvrir. Ou le vent. Le vent sans doute. Les enfants ne sortaient pas la nuit.
— Les enfants et le vent, dit-il.
Il travaillait lentement. Comme on ne s'approchait plus du portail, la végétation prit la place des pas. Un jour elle remarqua une branche de houx qui formait un commencement de spirale à la surface de la broussaille. Il s'approcha avec elle pour l'observer. À quoi songeait-il ? Combien de temps avait passé depuis ? De quoi pouvait-elle se souvenir relativement au temps où elle écoutait sans répondre ses récriminations au sujet du portail, des enfants et du vent si elle voulait que ce fût le vent. C'était étrange, inconfortable, ces reproches aux enfants. Il ne leur en parla jamais. De la fenêtre de la classe, il regardait tristement le portail, étrange, indésirable, difficile. Elle ne s'inquiéta jamais. Il profita d'un dimanche ensoleillé pour se mettre à l'œuvre. Il travaillait rarement dehors. Il provoqua ce ralentissement du retour de la messe. On ne lui posa pas de questions. Elle regrettait déjà la perspective de l'allée rouge et du préau. Ils avaient sorti la table de jardin et trois fauteuils forgés dans le même profilé. Elle posait le chat sur le troisième fauteuil. On s'adressait à eux sans franchir le portail de l'entrée. Elle tricotait ou elle brodait. Il lui parlait. Les dérangeait-on si on leur parlait du temps qu'il fait ? Il répondait par d'autres évidences, avec les mêmes mots cependant. Mais y en avait-il d'autres ? Les lendemains l'intéressaient moins. On en exprimait des gouttes d'angoisse. Il lui confiait dans l'oreille qu'il savait où on voulait en venir. Mais les morts appartenaient au passé. Et on parlait du passé. Il s'ennuyait visiblement. Personne n'entrait. Elle attendait la fraîcheur. Elle surveillait la lumière. Ils aimaient son sourire. C'était peut-être elle qui les attirait. Cela se passait presque tous les dimanches sur le seuil de leur maison. S'il pleuvait, il ouvrait le livre et il lisait peut-être, sinon il le posait sur la table et il en parlait quelquefois. C'était toujours des livres d'aventures.
— Dans quoi s'aventure-t-on ? demandait-il aux enfants.
C'était la question préliminaire. Ensuite venait la leçon. Elle s'y prenait différemment, même si elle reconnaissait son influence. Dans ce cas il venait de faire preuve d'une tendresse qui l'avait quelque peu déroutée. On les croyait plutôt distants l'un de l'autre, sans cet amour qui donne un sens à une existence érodée par les rites. N'étaient-ils pas les maîtres du plus serviteur de ces rites ? Comment s'aiment les domestiques de l'éducation et du savoir ? Ils n'avaient pas d'enfant. Le houx, l'enfance, les dimanches. Le chat changeait peut-être. Mais l'aventure était la même.
Le jeudi, il luttait comme il pouvait contre le patronage du curé. Il était poli au moment de critiquer les jeux que l'homme du culte inspirait à ses enfants. Mais clair. Il emmenait les siens dans la nature. Il récoltait avec eux les indices du savoir. Son propre herbier était une œuvre d'art. Une copie peut-être. Mais pourquoi le soupçonner de n'avoir pas d'imagination ? Ils emportaient le goûter de quatre heures dans le sac matelot qu'il leur avait recommandé. Il transportait les outils dans un sac à dos. Ils adoraient allumer le feu. Pendant ce temps elle donnait des leçons de musique. Elle ouvrait la porte de la maison pour qu'on entrât sans frapper. On s'asseyait à l'entrée sur des chaises de paille. On regardait les gravures sur le mur. C'étaient des images sans personnage. Autrement dit, ce n'était pas des scènes. Il n'y avait rien à en dire. Natures mortes d'une autre époque. Certains objets n'avaient pas de nom. On ne les reconnaissait pas. Ou bien on se trompait sur leur utilité. Les plis de nappe étaient incohérents. Les fonds verticaux. On attendait son tour. On était à l'heure. Il restait cinq minutes à tuer. L'exercice de la gamme était dominé. La docilité de ces enfants l'agaçait un peu. Mais pourquoi pas des leçons de musique ? Elle avait accepté ce jeu pour ne pas répondre par la négative à une attente qui la situait enfin par rapport aux autres. Un non l'eût exclue. Il le lui aurait reproché.
C'était lui qui avait eu l'idée des promenades du jeudi. Le curé lui confiait la moitié de ses enfants. Les autres passaient l'après-midi du jeudi à se mesurer dans la cour du presbytère. Le curé jouait avec eux. Il possédait tous les médiums, ballons, quilles, cordes à sauter, chaux des marelles, parachutes, raquettes, tout. Ils formaient deux équipes, les garçons sur la pelouse toujours rase et les filles sous le couvert où il engraissait des lapins. Elle les voyait de sa fenêtre. Leurs cris importunaient les pianistes en herbe. Le piano résonnait dans la rue. Il ne se passait rien. C'était presque agréable. Il ne manquait que la couleur. Elle n'avait pas ce talent. À la fin de l'après-midi, le groupe de Pierre rentrait par la grande rue. Il les avait épuisés. Il les réunissait sur la place pour leur prodiguer les derniers conseils relativement à la conservation des échantillons qu'ils avaient récoltés sans passion. Ensuite ils s'égaillaient sur un claquement de mains. Il rentrait. La dernière leçon se terminait. Un coup d'œil par la fenêtre le renseignait sur les activités finissantes du presbytère. Ce ralentissement le ravissait. Il fermait la porte et s'asseyait pour écouter. La leçon se terminait par un chant.
Le samedi soir, elle réunissait ses élèves sous le préau de l'église. Cela pouvait durer une heure. Elle était toujours satisfaite. Le chœur s'exprimait le dimanche à la messe.
— C'est merveilleux, disait-il.
C'était dimanche et il buvait du café sur le perron. Il n'avait pas de mal à se l'imaginer en prêtresse de ces chants. Ils lui arrivaient diminués par la distance qui séparait l'église de leur maison et réduits à la section de la porte latérale de l'église, qui restait ouverte car elle donnait sur le couvert et le vent n'arrivait jamais de ce côté. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais vu ces arbres secoués par le vent. Ils étaient immobiles et noirs. Certains soirs après l'orage, les ors du couchant illuminaient ces sommets immuables. Il était alors pris de vertige. Le gris du ciel devenait impensable. Tout se finissait parce qu'elle le sortait sans ménagement de cet anéantissement. Il la haïssait alors au lieu de s'en prendre à sa propre immaturité.
Soirées sinistres. Elle somnolait. Il ne se souvenait plus de ses reproches. Sa voix résonnait pourtant encore. Ils avaient vaguement parlé des prochaines vacances, celles du soleil et de la mer. Les vacances du soleil et de la montagne lui avaient valu une entorse du poignet. Il avait voulu la sauver d'une glissade et il s'était ridiculisé devant une bonne dizaine de témoins qui étaient tous clients de l'auberge. Elle s'en était tirée avec un vague hématome qu'il fallait chercher sur sa hanche. Ses yeux étaient exercés à ces pratiques de la peau. Elle ne se livrait pas sans condition. Ou elle avait un prétexte.
L'été, ils passaient quinze jours entre la nudité de règle sur la plage et les conversations mondaines d'une terrasse où ils finissaient passablement ivres et inutiles, impropres. Il n'y avait aucune raison de changer les lieux ni les personnages. La pièce était limitée à deux semaines qui étaient les deux actes d'une comédie inachevée. Le style était celui des bavardages. On était professionnel et propriétaire. On se nourrissait intellectuellement dans les revues et mentalement au cinéma. Pourquoi ne pas en parler ? Pourquoi se priver de cette originalité ? Le nom de leur pays sonnait bien, mais il était inconnu. On évoquait alors de mythiques Pyrénées, se limitant aux données du même dictionnaire qui servait aussi aux mots croisés des matins pluvieux, s'ils avaient cette malchance. Il résistait tous les jours à ces souvenirs de mer et de montagne. Aux vacances d'automne, ils préféraient se remémorer les morts et en renouveler la mémoire pour sombrer dans la nostalgie de l'histoire semeuse de contradictions et de biens chroniques. Les dimanches, il leur arrivait de voyager en voiture. Ils s'arrêtaient pour manger et après ce repas, ils allaient ensemble observer un point de vue signalé par les cartes. À quoi rêvait-elle ? Elle lui imposait ce silence. Il prenait des photos. Il en développait lui-même les clichés et, s'ils étaient réussis, il collait les photos dans un album dont le titre n'était rien moins que le chiffre de l'année. Cette cabale le désespérait. Elle y jetait un œil morne, par-dessus son épaule car elle ne touchait jamais à ces collections où elle apparaissait toujours accompagnée de son ombre. Ombre verticale des murs. Ou celle des pavés et des dallages où il cherchait une géométrie. Ils ne rencontraient personne. Ils s'étaient éloignés pour être seuls. Mais ils ne communiquaient pas. Ils entretenaient ce silence. Elle conduisait. Il tenait la carte. Son doigt indiquait le lieu qu'ils allaient sommairement visiter. Et il parlait des monuments, des sites, des curiosités. Ce qu'elle savait déjà puisqu'elle en avait rêvé toute la semaine. Il pensait l'étourdir. Et ils arrivaient à l'heure. Cette ponctualité la ravissait. Il s'inquiétait pour sa jambe. Ou luttait contre le désir. Mais il lui obéissait. Il reluquait un peu les femmes, jalousait la musculature des hommes, des enfants finissaient par le radoucir. Il en parlait en rentrant au bercail. De quoi ? Mais des enfants ! Leurs solutions l'émerveillaient.
Il se confessait facilement mais c'était toujours la même confession, tandis qu'elle n'avouait rien de la biographie qu'elle préparait pour les jours d'importance. Elle mentirait ? Sans doute, et pourquoi pas ? Il n'avait plus rien à dire que ce qu'il avait déjà dit. Elle disait tout ce qu'elle n'avait pas dit. Les jours seraient flambeurs. Elle jouerait pour finir de le détruire. Ou il mourrait avant d'une maladie qui le mettrait du côté des condamnés à mort. Justement ou injustement. Elle le maudirait. Jours de colère. Mais peu importait qu'elle le convainquît ou qu'il emportât ces lauriers dans la tombe. Il vivait avec elle parce qu'il l'aimait. Et il la haïssait parce qu'elle ne vivait pas avec lui. Beau distique. Il y en avait cent autres. Le roman de leur vie. Voyage ensemble. Ils n'allaient pas loin. Ils s'arrêtaient en chemin. Ils revenaient. Et il aimait les enfants des autres. Le soir, à la veillée, elle s'endormait à la surface de la réalité, prompte à se réveiller s'il bougeait ou si le feu se mettait à pétiller. Il s'excusait mollement. Ou bien il accusait le feu et il l'arrangeait. Elle ne disait rien. Son regard était éloquent. D'une éloquence sans mot, sans cadence, sans langue définitive, car elle pouvait en changer la poétique. Il se sentait coupable de l'avoir abandonnée mais il en cherchait une autre et il lui semblait que celle-là lui pardonnerait ses infidélités. C'était un fantasme de chair facile habitée par ce qu'il savait du mystère de la chair. La facilité en question était une apparence et il se laissait aller à l'imaginer avec un luxe de détails qui s'accumulaient jusqu'à l'incompréhensible. Le mystère était celui qu'elle ne lui avait pas révélé.
Elle le regardait rarement, et toujours au-dessus des yeux, se dérobant promptement au regard qu'il tentait alors d'ajuster à cette indiscrétion peut-être involontaire à laquelle elle s'était alors contentée de ne plus penser. Il éprouvait en suivant le désir de ses yeux. Il était sur le point d'exiger cette immobilité. Elle les sauverait peut-être. Mais comment lui dire qu'il l'aimait encore, malgré le temps devenu mécanique, et l'infini auquel il ne parvenait plus à soumettre ses réflexions ? La soirée s'achevait. Elle vidait le dernier verre. Soupirait. Elle se frottait les yeux comme un enfant. Il attendrait un mot. Elle se levait et montait l'escalier sans le prononcer. Elle éteignait en même temps. Il se retrouvait avec la seule lumière du feu réduit aux braises qu'il n'alimentait plus depuis qu'ils s'étaient assis pour achever ensemble la journée.
En haut de l'escalier, elle tâtonnait, elle trouvait la porte et il se bouchait les oreilles pour ne pas l'entendre. L'angoisse était posée sur ses genoux. Il lui parlait. Il en caressait les facettes sans chercher à les dénombrer. Il connaissait certains de ces miroirs pour en avoir éprouvé les reflets au cours d'expériences malheureuses dont il n'avait finalement retenu que la douleur. Littérature de l'immobilité, du reconnaissable immédiatement, de l'ennui fidèle. Il ne l'écrivait plus. Et si on lui écrivait - ce qui arrivait rarement en dehors des correspondances rituelles, il ne répondait plus. Quant aux réponses qu'il avait consenties au début de son anéantissement, il ne s'en souvenait plus ou feignait de ne pas en reconnaître le style facilement envoûtant, cette lenteur qu'il avait gagnée sur la profondeur, ces révélations au ras de soi, à fleur de tout, pour elle et pour personne en même temps. Sortilèges des influences.
Que pensait-elle de ces voyages, de ces excursions ? Que savait-elle des séjours ? À quel moment commençait-elle à imaginer qu'elle n'était plus avec lui ? C'est dimanche, pensa-t-il. Il s'était promis d'y penser avant même d'exercer son esprit sur le fil du réveil. Elle dormait. Pas un bruit, songea-t-il. Rien pour m'aider à revenir. Le jour filtrait à travers les persiennes. Beau cliché. Mais encore à travers les carreaux, à travers le rideau, jusqu'au pied du lit où un bahut contenait ses vêtements soigneusement pliés en quatre. L'édredon portait des traces de cette lumière, reflets du plafond et surtout du lustre aux reflets d'or. Il avait à peine bougé pour se mettre sur le dos et croiser ses bras derrière la nuque. Une cigarette l'eût alimenté en attendant le petit déjeuner. C'était l'heure. Ablution. Agneau de Dieu. Allégresse. Asperges. Bénédiction. Canon. Communion. Confiture. Consécration. Je crois. Élévation. Épître (là, il écoutait attentivement). Eucharistie (repas). Évangile (de la lettre au démotique). Gloire ! Graduel. Introït. Kyrie. Mémoire. Oblation (ovulation). Offertoire (tralala !). Oraison (funèbre). Père. Post communion. Préface. Prône. Purification (nudité). Répons. Sanctus. Secrète. Séquence. D'ordinaire, le tintement en la des matines la réveillait. Divinité. Croyance. Culte. Hiérarchie. Des mots. Une histoire. Il n'avait jamais eu une pensée sincère sur le sujet. Elle évitait cette conversation. Ou la laissait sans conclusion parce qu'il avait blasphémé. C'est si facile. Il suffit de.
Une voiture passa. Il ne l'identifia pas. Il consulta sa montre, prenant soin, en l'élevant au-dessus de la table de chevet, d'éviter l'entrechoquement des maillons du bracelet. Autres reflets. Ceux de la fenêtre portaient des traces du dehors. La fenêtre d'en face, par exemple. Le bouger incessant du rideau de mousseline ivoire et rose. Il n'avait jamais surpris l'œil qui épiait. Il avait deviné l'angle noir d'une table, l'assiette où se croisaient les couverts en argent, le verre vide. Il avait attendu pour voir la main. Mais rien n'était arrivé. Elle vivait seule et descendait rarement dans la rue. Il lui avait parlé une fois à propos d'un ballon qu'elle avait confisqué parce qu'il était entré par la fenêtre. Il leva la tête alors pour compter les fenêtres. Une seule était ouverte. Elle avait raison. Il observa son visage pendant qu'elle le sermonnait. Elle avait vécu le mariage. Jusqu'à la mort du conjoint. Que restait-il comme preuve, à part les écritures ? Il reconnaissait s'être comporté comme un enfant. Mais ne jouait-il pas avec les enfants ? Elle le regarda comme s'il l'étonnait. En retournant avec les enfants, il lâcha :
— Je l'ai défrisée.
Ils se mirent tous à rire en évitant de regarder la façade grise percée d'une seule fenêtre ouverte, les autres ne donnant sur rien, sinon sur son intimité et sur son argent. Il leur interdit presque méchamment de parler de l'argent des autres. Ils répartirent :
— Parlons du nôtre !
Et ils se mirent en rond pour écouter les filles qui dansaient :
— Nous n'en avons pas !
Et il reprenait au refrain :
— Mais nous en aurons !
À quoi les garçons rétorquaient :
— Oui, mais lequel ?
Et il concluait :
— Celui des autres !
Ils avaient compris depuis belle lurette. Ils aimaient ses chansons. Elle ne s'en plaignait pas. Elle avait rendu le ballon parce qu'il lui brûlait les doigts. Et puis son chat ne voulait pas jouer avec. C'était un eunuque tranquille qui passait son temps à dormir sur le rebord de la fenêtre. Il ne l'avait jamais entendu miauler. Il était peut-être empaillé. Ne l'avait-il pas vu dormir alors qu'il pleuvait ? Il ne bougeait pas. Comme il possédait une lorgnette, il avait tenté de s'en approcher mais l'image ne révélait rien. Ni le sens du chat, ni les secrets de l'ombre où elle entretenait sa curiosité. Les enfants se laissaient aller à la cruauté naturelle qui les émoustillait sans les renseigner.
— L'argent explique tout, leur avait-il enseigné, et vous savez pourquoi ?
Il obtint mille réponses. Il se contenta de les mettre d'accord sur le fait que l'argent n'est pas l'argent. Tout le monde sent bien que l'argent ne peut pas être l'argent.
— Qu'est-ce que c'est alors ? Nous en avons tous, plus ou moins. Ne le partageons pas. On ne sait pas ce que c'est.
Le ballon décrivit alors une parabole. Il étincela dans le soleil. Le chat ne bougea pas. Il était peut-être empaillé. Le rideau céda le passage. On entendit le bruit de l'assiette et des couverts. Elle mit le nez à la fenêtre. Elle s'arrêta de les insulter quand elle le vit traverser la rue pour venir frapper à sa porte. Il s'était expliqué longuement. Elle monta en rechignant, puis redescendit avec le ballon qu'elle tenait à deux mains contre son ventre. Il regrettait de l'avoir ennuyée. Elle lui avoua qu'elle s'ennuyait facilement. Elle n'avait pas eu d'enfant et reconnaissait qu'elle ne les comprenait pas. D'où son ennui. Le deuil toujours pratiqué malgré le temps. Que lui avait-il dit exactement ?
Ensuite elle avait écouté la chanson. La leçon portait sur l'argent et ils avaient même cherché les mots anglais correspondants. Il ne se plaisait que dans les marges de l'éducation. Avec prudence, il ne voulait blesser personne. On pardonne au chansonnier. Le poète a moins de chance, s'il en a. Le ballon ne retourna plus dans la fenêtre. Elle oublia de rentrer le chat. En ouvrant les volets ce matin, il se demanda encore si c'était un chat ou autre chose. Un jouet, un objet du désir, un ornement, une nécessité biologique, un souvenir, un ami, quelque chose qui aurait donné un sens à la présence de cette veuve de l'autre côté de la rue qui se terminait en chemin à l'endroit où ils l'habitaient ensemble.
Agnès ouvrit ses yeux de chatte.
— Le chat est mort ou ce n'est pas un chat, dit-il.
— Le chat ? dit-elle.
Le sien dormait dans ses pantoufles. Il se grattait sous l'œil en la regardant. Elle se leva pour lui servir du lait et un morceau de foie. Il se régalait. L'odeur du café se répandit enfin. Puis le pain grillé. Dehors, l'air était vif et clair. Elle n'avait prononcé qu'une seule parole. Et encore l'avait-il provoquée. Elle était assise dans la cuisine et ne pensait pas à lui. Elle regardait le chat en secouant un pied en l'air. La pantoufle gigotait sur les orteils. Il buvait son café sur le seuil de la porte d'entrée. Le haut de la rue rutilait. Le jet d'eau avait encore passé l'épreuve de l'hiver. Il giclait dans l'air nouveau. Des fleurs sortaient de terre dans le blason qu'il arrosait. Le rideau de fer du café s'ouvrait en même temps que la porte de l'église. Le rideau de fer était un tremblement. La porte de l'église un claquement. Le jet d'eau chuintait. Les fleurs des parterres recevaient ces froissements. Les oiseaux gargouillaient. Et les volets de la voisine d'en face grinchaient.
Il se contenta d'un murmure pour lui demander de s'habiller. Il n'aimerait pas être en retard. Le train venait de passer sur le pont de fer. Silencieusement, comme d'habitude. On ne l'entend que les jours de pluie. Ce matin, il gèle sur les collines. Ici, seul l'air est porteur de ces frissonnements.
— Il pleuvra peut-être, lui dit un passant.
Il a à peine salué. On le croit ensommeillé. On passe vite. On remonte du bourg. On passe devant les jardins potagers de ce côté du village. De l'autre, les menuiseries s'allument. Travaux d'enfer, pense-t-il. Elle revient de la chambre en manteau, coiffée d'un foulard et pliant un bras dans l'anse du sac à main. Elle tend l'autre bras. Il la conduira jusqu'à la voiture en lui tenant le coude. Au passage, elle s'excuse de ne pas pouvoir assister à l'office. On ne lui demande rien. Ils vont à la gare.
— Vous reconnaîtrez cet ami.
Passe le gérant du château dans un carrosse. Il ne passe jamais sans jeter cet œil crispé sur le corps d'Agnès qui ne le voit pas et le salue un peu tard, il a bifurqué à l'angle de la poterne et on l'entend manœuvrer derrière l'église. Elle lui parle avant d'entrer à l'église, avant même qu'il ne lui adresse la parole, d'habitude. On les frôle. Elle n'est pas coquette. Il est sensible à sa pudeur. Elle le déroute. Elle l'abandonne sur le seuil pour rejoindre les femmes. Il reste sous le porche, adossé à la balustrade, jusqu'à ce que le bedeau vienne fermer les portes. Il entre et se signe. Il pense à elle et oublie qu'il est venu prier. À la fin, il la regarde passer. Les femmes sortent les premières. Elle l'attend. Que lui dit-elle ? On ne les a jamais vus ensemble à un autre moment. Elle rentre chez elle. Il s'attarde au café. Pendant ce temps, Pierre bricole dans le garage. Il n'en sort que lorsqu'elle a allumé la radio. Il entre dans la maison soit pour lui dire que la voiture est prête, soit pour lui demander de baisser le son. Ce matin, ils vont à la gare.
On connaît l'ami. Elle garde le secret. Faut-il hausser les épaules ou lui reprocher clairement ses cachotteries ? La voiture s'éloigne. Elle arrivera à la gare avant le train qu'on a vu passer sur le vieux pont de fer dont la géométrie ne choque plus ni le regard ni l'esprit. On prend le temps de se remettre en route. Il pleuvra avant midi. La Tour du Loup égratigne le ciel. Et puis on a entendu le train. Et si cela ne suffit pas à vous convaincre qu'il va pleuvoir, les frétillements de la rivière ressemblent au bruit du vent dans les feuilles. Comment ne pas s'en remettre à cette connaissance des lieux ? Comment ne pas s'en inspirer pour continuer de vivre avec eux ? Ma voix s'étiole, pense Pierre tandis que la voiture semble glisser sur ce qui n'est plus une route. Ils arriveront avant le train, traversant un autre paysage, celui des bois au fond de la vallée, croisant plusieurs fois la rivière sur des ponts perpendiculaires dont l'entrée est presque toujours signalée par une croix. Il frémit si elle ne ralentit pas au moment où il en ressent la nécessité. Il a revu le train entre les pins. Il l'a vu entrer et sortir d'un tunnel. S'ils sont à l'heure, il le reverra sur un autre pont sous lequel ils passeront à toute allure, en ligne droite, crevant le brouillard et devinant peut-être les faubourgs aux réverbères capricieux, aux ombres massives, le parapet de la gare et la borne clignotante qui en indique le chemin.
Il a reçu la lettre il y a trois semaines. Il n'en a pas parlé tout de suite à Agnès. Il ne se souvenait plus de ses sentiments. Avait-elle aimé l'ami ? Il ne les avait jamais vus ensemble, sauf en sa présence. Inquiétante présence d'Agnès qui s'interpose entre les hommes qui se rencontrent justement pour parler d'elle. Sa possession était une obsession. Il se souvenait de ces crises. Il s'imaginait maintenant qu'il avait été le seul à la désirer pour ne pas désirer les autres. Il avait examiné le profil du gérant du château qui avait arrêté son carrosse dans la rue. Elle lui parlait et il l'écoutait. Beau nez aquilin, mais les sourcils étaient broussailleux. Elle guinchait. Que devait-il en penser ? C'était l'été et elle portait cette robe qui ne lui va plus depuis qu'elle a changé la couleur de ses cheveux. Elle se pencha et il sortit la tête par la portière. Elle lui parlait à l'oreille. Ses pieds continuaient sur la même cadence. C'était étrange et angoissant. Son popotin avait dû attirer plus d'un regard. Il recula dans l'ombre. Elle cherchait à plaire. Sans coquetterie. Son corps s'extrait lentement du carcan quotidien. Quand cela a-t-il commencé ? Quel fut le premier indice ? Il grogna en pensant qu'il n'y pouvait rien. Le grognement était un signe avant-coureur d'un bâillement qui finissait par lui arracher une plainte.
L'ami avait téléphoné il y avait deux jours. Elle avait décroché elle-même et il l'avait longuement retenue tandis que Pierre tentait de reconstituer leur conversation. Il n'avait pas bougé du fauteuil où il venait de sommeiller à la surface d'un rêve qu'elle avait sournoisement entretenu en sifflant avec lui. Il n'en savait rien. Elle s'amusait à ses dépens. Il n'aimerait pas le savoir. L'ami lui demanda si elle se souvenait de Roberte et elle prononça ce nom pour se questionner. Elle n'avait aucune envie d'approfondir le sujet, il s'en rendait compte malgré la persistance du sifflement qu'il avait essayé d'imiter dans un rêve forcément absurde où des femmes finissaient par ressembler à des hommes de sa connaissance.
— C'est lui, dit-elle enfin, ayant posé sa main sur le micro du combiné.
Il ne bougeait pas. Elle le dit à l'ami. Il ne bouge pas. Il est pétrifié. Il n'y croyait pas. Il n'avait pas répondu à la lettre. Un oubli. Ou bien il pensait que ce n'était pas nécessaire.
— Le fils de la sœur de Roberte était son propre fils, dit-elle en raccrochant le téléphone.
C'était une révélation. Sa semence avait trouvé le chemin d'un fils en quittant celui où Roberte lui avait donné deux filles.
— Et il en parle, dit Agnès, comme si cela nous concernait !
Pierre consultait son agenda. Évidemment il nous appelle un vendredi ! s'écria-t-il. Mais n'avait-il pas prévu depuis longtemps d'arriver le dimanche ?
Ils s'étonnèrent ensemble de le trouver seul sur le quai. La femme qui papillonnait autour de lui n'était pas Roberte. Ils ne s'étaient pas attendus à des révélations. Était-ce la sœur de Roberte ? Pas plus. Elle avait à peine foulé le sol. Pierre la trouva enchanteresse. Non, chasseresse. Maîtresse du plaisir. Esclave du désir. Il bredouilla une politesse. Elle avait eu le temps de brouiller les pistes qu'il suivait depuis ce matin en chasseur abstrait. Le foulard s'était envolé. Il s'était lentement extrait de la fenêtre où apparaissait son visage qui reculait. L'employé l'avait cueilli au vol. Ou il l'avait ramassé sur les graviers du ballast au bout du quai. Pourquoi accordait-il de la place, si infime fût-elle, ou si révélatrice, à des détails sans importance. L'ami s'entourait de femmes. Une épouse, la sœur de l'épouse, deux filles, une voyageuse. Et tout ce que je ne sais pas, pensa-t-il. Cinq chapitres à décortiquer sous la langue épaisse de la réalité. Elles ont chacune un visage. Ce qui les rend faciles. L'ami négociait le foulard avec l'employé qui ne savait pas s'il était en droit de le lui céder. En échange de rien. Des remerciements. Le foulard retourna dans la poche. D'où il était venu. Agnès pensait que l'homme lui-même l'avait arraché à la femme et qu'il l'avait envoyé en l'air à travers la fenêtre pour le donner en spectacle.
— Rideau, dit Agnès quand l'ami revint vers eux.
L'employé, sur le seuil de sa porte, leur souriait en leur souhaitant bon séjour. Pierre répliqua :
— C'est lui qui séjourne, nous, nous nous ennuyons depuis longtemps.
L'employé éclata de rire. Il s'ennuyait aussi mais, ajouta-t-il, pas tous les jours. Ils rirent jusqu'à la voiture. La porte du bureau se referma avec un tremblement de vitres. Ces imperfections titillaient toujours son esprit. Alliance du menuisier et du vitrier, pensa-t-il. Demain matin, il exposerait ces deux pages de l'Encyclopédie et il leur demanderait d'imaginer d'autres alliances. Nous sommes faits les uns pour les autres. Et pourtant (il ne le dirait pas), nous nous haïssons. Destination et amour. Difficile conciliation des complémentaires. Nous convivons (il ne le dirait pas). Il dirait :
— Pensez-y !
Comment en finir avec ces jeux ? En venir au fait. Ne plus perdre ce temps précieux à gagner la vie. Risquer une seconde d'éternité. L'ami le chahutait. Le profil d'Agnès ricanait. Une mèche lui chatouillait le nez. L'ami bavardait avec eux. Il n'annonçait rien qu'ils ne sussent déjà. Roberte arriverait en voiture sur le coup de midi. Une heure au plus tard. Les filles l'accompagneraient. Le rendez-vous avec le gérant du château était fixé à quatre heures de l'après-midi. Et le lendemain matin, ils signaient ensemble la vente de la Tour du Loup chez le notaire à Castelpu.
— Ensuite ? dit Pierre.
— Je ne sais pas, dit l'ami. Roberte et moi... commença-t-il.
Elle et moi, pensa Pierre, commencement de la fin. L'ami ne parlait pas du fils. On ne lui demandait rien. Il avait simplement pâli en évoquant sa déconfiture. Il n'en disait rien. Ils se sépareraient sur le perron du notaire, sans doute. Le gérant ne lui avait pas encore proposé de coucher au château. L'ami connaissait des amis qui n'étaient pas jaloux de leur hospitalité, préciserait-il au gérant pour le mettre au courant de ses affaires de cœur. Le cœur n'y est pour rien, pensa Pierre. C'est l'esprit qui...
La voiture cahotait maintenant. On quittait la route principale. L'ami ne cachait pas son émotion. Il était sincère. Pierre attendait le bon moment pour lui révéler la Tour. Il ne pouvait pas en avoir un souvenir précis. En tout cas il devait s'attendre à la rencontrer à n'importe quel moment, n'importe quel endroit de l'horizon ou des pentes dont les pointes dessinaient la trajectoire de la route. Il reconnaissait les arbres. Il peuplait les prés. Il évoquait le passé pour ne pas se laisser surprendre. La Tour naissait à la fois du jour et des vergers qui la touchaient. Ce n'est rien, dit-il, ça ne peut plus être grand-chose, ajouta-t-il après un temps qui correspondait à son attente. Maintenant il n'attendait plus rien. Il entrait dans le programme de ses activités. Il n'avait pas le choix. Ils arrivèrent à la maison un peu grisés par les incohérences de la conversation. Pierre reconnaissait un étourdissement et ce désir de ne pas tenter de l'endiguer.
— Tu es quoi ? s'exclama Agnès parce qu'il ne terminait pas un je suis qui n'avait sans doute pas d'achèvement.
L'ami confessa une espèce de bonheur transitoire. Pléonasme voulu. Pierre flatta sa lucidité et il lui céda le passage dans l'allée.
— L'écharpe... commença l'ami, mais Pierre le pressait d'entrer.
C'était la même maison. Celle d'Agnès. Ils étaient passés devant les ruines de la forge. Sans explication. Sans ces commentaires qu'il faut commenter à l'infini si l'on a ce désir absurde d'être compris jusqu'à l'amour.
Agnès se mit à l'ouvrage d'un café. Le pain était rompu sur la table et le couteau planté dans un jarret. L'ami leva un doigt profane au-dessus d'un jet de vin. Des gouttelettes descendaient les parois capillaires du verre. De quoi voulait-il parler maintenant ? Il semblait sur le point de dire quelque chose d'important. S'il n'avait pas tout dit en chemin. Mais pourquoi chercher à expliquer ce silence ? Agnès servit le café. Elle ajouta la goutte de lait qu'elle n'avait pas oubliée. Combien de temps ont-ils vécu ensemble ? pensa Pierre. Combien d'espace ? Combien de temps dure l'espace de leur vie commune ? De quel commencement à quelle fin ? La goutte de lait plongea dans le noir. Elle laissait une trace et ils avaient le temps d'en lire l'augure. Jeu d'enfant. Ils marcheront à reculons pour aller dans le sens de leur regard. Elle se souvenait encore des miettes de pain, les noms des miettes de pain, leur théâtre matinal, ses soliloques à propos de ce qui arrivait aux autres, ceux qui se battaient, ceux qui alimentaient les combats, et lui, l'ami, jouant avec les miettes de son repas pour lui avouer qu'il se sentait indifférent au sort de ses semblables, dont il l'excluait parce qu'il l'aimait. Comment a-t-elle pu croire, le temps de cet espace, à de pareilles fadaises ? Il aspira la goutte de lait. Elle riait en poussant les miettes de son côté. Ils ont toujours joué ensemble. À quoi jouait-il avec moi ? pensa Pierre. Il essayait de rompre le charme en parlant de la pluie qui menaçait. Mais il ne pleuvait toujours pas.
— Une autre goutte ? fit-elle.
Cette fois, il s'agissait de la goutte d'or qu'elle versait dans la tasse une fois le café avalé. Il ne dit pas non. Il a perdu l'habitude de ces saveurs, de ces arômes, perdu l'habitude des habitudes. Le filet de la goutte d'or semble s'immobiliser entre le goulot et le fond de la tasse. Il approche son nez, ferme les yeux, l'or ruisselle sur ses lèvres, il a un haut-le-cœur, un mot pour avouer son abandon, un autre pour désirer cet infini, elle ne peut pas s'empêcher de caresser sa main au passage, ne le regardant pas, ne regardant rien ou plutôt ne voyant que la vérité à la place des apparences. C'est clair, pensa Pierre, et je n'y peux rien. Le petit déjeuner s'achevait dans un silence troublé seulement par les turbulences des corps. À quoi doit-on le silence ? pensa-t-il. Et où va le silence ?
Ainsi c'était Jean (de Vermort) qui achetait la Tour pour compléter l'édifice de son musée. On ne le voyait plus beaucoup. Il ne s'arrêtait plus au village. Sa voiture le traversait une fois par semaine, le même jour, dans un sens et dans l'autre. On ne voyait pas le nain. La fumée de son cigare tournait autour de la tête du chauffeur occupé à raser les murs de chaque côté du carrosse. Il y avait une éternité qu'ils n'avaient pas vu le nain. Il ne venait plus aux réunions du conseil. Le gérant venait à sa place. On ne lui adressait pas la parole. Il exposait sa demande et s'en allait sans attendre la réponse. Pourquoi aurait-il supporté la conversation nécessaire à la formation de cette réponse ? Comment détruire ses arguments ? Qui voulait jouer le rôle de trouble-fête ?
— À ma place, dit Pierre.
Il était ce fâcheux à ses heures. Le gérant le regardait d'un mauvais œil ou ne le regardait pas. Il avait oublié son nom. Qu'évoquerait-il sinon ? Cette exigence de respect qui s'imposait comme le silence lorsqu'il entrait en scène. Il avait cette manie exubérante de saluer discrètement la Mariane qui s'empoussiérait à la hauteur des yeux. Sans la toucher. Ce doigt expert y eût laissé sa trace. Un regard circulaire le renseignait encore sur l'effet que produisaient ses parfums trembleurs. Il s'imposait avec une lenteur animale. Ralentissement infini. Jusqu'à cette immobilité imitatrice de la paralysie des autres. C'était tout ce qui restait de son influence. Et le tournoiement des fragrances. La propreté du passage. Le regard équivoque de Brigitte Bardot qu'il revisitait en sortant, tournant légèrement la tête vers le plâtre dont le socle se situait plus haut sur le mur, à l'endroit d'une fissure qui le rendait inutilisable. On avait descendu l'effigie d'un cran et son regard se situait maintenant à la hauteur des yeux. Le corps était un vieux bahut qui servait de secrétaire ou de classeur. La poussière de la brèche continuait de poudrer ses cheveux. La tapisserie datait de l'époque où Jean avait peut-être épousé sa cousine lointaine (Lucile). Qu'arrive-t-il aux imprévoyants ? Le papier s'était déchiré. Des insectes joyeux y montraient leurs carapaces figées une bonne fois pour toutes dans cette ressemblance qui les multiplie à l'infini. L'infini de ce qu'on est en état de penser. Ce seul infini. Réduit à l'expression du bavardage fébrile. Polilalie des rencontres ordinaires. Cela arrivait tous les jours. Sous le socle qui était peut-être de marbre (mais pourquoi ?), une équerre ne tenait qu'à une cheville dont le corps menaçait de s'extraire du galandage derrière lequel il arrivait qu'on tirât la chasse. Laborieuse consommation. Le conseil s'interrogeait depuis des années. Mais le gérant ne se retournait plus vers cette cloison. Il élevait un peu la voix au-dessus de cet éclaboussement attendu. Il n'y avait pas de cabinets à l'école. Les enfants venaient se purifier à la mairie. D'où l'idée de convoquer le conseil tous les jeudis. L'ironie du gérant en blessa quelques-uns. Le jeudi, les enfants font cela au presbytère où il n'y a pas de fosse septique. Il est interdit d'utiliser du papier. Le curé achète les bactéries à l'épicerie du coin. Il ne les demande pas. On les empaquette et on les lui donne. Les pièces glissent de sa paume au tapis de la caisse. Bactéries du jeudi soir. Pourquoi pas un conseil ce jour-là ?
— N'est-ce pas ? avait dit le gérant.
Et deux ou trois avaient prétexté le bonheur de leurs enfants. Jeudis sacrés comme les dimanches. Deux jours volés à l'âme et au temps qui ne lui est pas donné d'avance. Le gérant n'entra pas dans le débat. Il avait d'autres chats à fouetter. Ceux de Lucile par exemple, qui habitait au château où elle passait la majeure partie de son temps à dormir sur les lits du musée. On avait enlevé les matelas et on les avait remplacés par des planches. Elle dormait à la surface exacte du lit en question. Elle ne s'enfonçait pas. Elle désespérait l'attente des autres. Le gérant ne s'arrêtait pas s'il l'apercevait. Il en parlait à Jean qui déclarait son impuissance. Il lui laissait toujours ce temps. Et elle revenait à l'heure pour partager le repas avec eux. Sa conversation pouvait être agréable. Le gérant se plaisait à la contredire, mais sans méchanceté. Il aimait sa grâce calculée, l'effort de paraître heureuse ou simplement tranquille. Le nain lui promettait de l'épouser si elle lui promettait de ne pas s'opposer à la vente de la Tour. Le gérant frémissait alors jusqu'à la paralysie. Ces sueurs l'usaient lentement. Lucile avait ce regard fuyant des êtres toujours prêts à la répartie. Cette activité devait l'épuiser. Mais il n'en paraissait rien. Elle finissait son repas, suçant même les os ou recueillant les miettes du bout des doigts pour les porter à sa bouche. Il voyait la langue prometteuse. Il se fichait qu'elle se moquât de lui. Comment pouvait-il accepter l'idée qu'elle (la noire) forniquât avec un nain qu'elle obsédait au point qu'il semblait la rejoindre sur le terrain de la mélancolie et de la perversité ? Elle avait accepté de se donner en spectacle et regrettait que son frère eût refusé d'en faire autant. Le nain ne paraîtrait pas sur la scène imaginée par le gérant fidèlement aux bruits qui couraient à propos de cette réalité insensée, presque incroyable, qu'il se proposait de négocier sur le terrain des autres et de leur aventure existentielle. La Tour entrait enfin. Il avait réussi ce tour de force, malgré la résistance de Lucile, en dépit des maladresses du nain (dernier comte de Vermort à moins que Lucile assurât la continuité du sang) et surtout ayant finalement convaincu le frère qu'il n'avait plus de raison de refuser l'évidence. Roberte était l'explication de cet effondrement. Comment s'y était-elle prise ? Sur quel fil avait-elle exercé ses talents de funambule ? Lucile avait eu l'idée de Roberte. Jean n'y avait pas cru. Et le gérant avait pensé mettre les pieds dans un traquenard. Roberte avait répondu à sa lettre sans lui donner son avis sur la question. La question du prix était primordiale. Elle ne se battrait pas pour des peccadilles. Le gérant avait fixé un prix. Le prix appartenait à une stratégie commerciale. Le temps de le discuter aussi. Ces marchandages faisaient partie du temps qu'il consacrait à ce travail. Et le travail le rendait heureux. Elle lui donna rendez-vous chez une amie commune. L'amie l'installa dans un salon aux lambris miroitants. La lumière venait d'une lampe incrustée dans le mur, la fenêtre fournissait des ombres de fleurs derrière le rideau opaque qui bougeait. L'amie avança un cendrier et il lui offrit une cigarette qu'elle refusa mais il pouvait fumer et il alluma le briquet qu'une femme lui avait offert quand il l'avait quittée pour un homme qui était devenu son secrétaire qui... mais il ne dit rien pour alimenter sa gourmandise. Il ouvrit la serviette de cuir sur la table basse. Elle le regardait mettre de l'ordre dans un cahier aux feuilles volantes. Elle connaissait Roberte depuis toujours. Elles s'étaient beaucoup vues il y avait peu. Des confidences, oui. Prendre le temps de réfléchir avant de tout foutre en l'air. L'argent de la Tour (voilà le titre ! pensa-t-il en même temps et il le nota en hiéroglyphes) était destiné à nourrir un rejeton. Connaissait-elle le sens exact de ce mot ? Ou comment, finalement, le rejeton reçoit des mains de la femme trompée et infidèle l'argent de la Tour où les souvenirs sont encore à portée d'un coup de cœur au cœur de la vérité ? L'amie croisait des jambes soignées et se penchait sur ses cuisses pour regarder ce qu'il écrivait. Que lui avait-elle vendu ? Des broutilles. Il achetait de quoi peupler son musée. Il en avait eu l'idée. Elle se souvenait de cette conversation. Elle avait obtenu le prix espéré. Il était capable de sacrifier sa réputation pour sauver sa création.
— Vous connaissez Roberte mieux que moi, lui avait-il dit en entrant dans le salon.
Un cosy-corner rouge et noir et une table basse. Un tableau abstrait, le même geste répété dans les figures d'une géométrie inspirée de la ville. Une lampe au réflecteur teinté de mauves et de bleus. Le rideau monolithique et sa lumière environnante. Il redouta ce cloître. Il l'invita à entrer la première et toucha l'épaule qui passait, le collier de grosses perles cliquetait, il songea, c'était absurde, à une bicyclette. En tout cas, la porte resterait ouverte. Un regard derrière le rideau le renseigna sur la proximité d'une rue tranquillement bourgeoise. Il aimait ce charme. Discret au regard, c'est vrai. Les hortensias aux jardinières monumentales. Les perrons accueillants. Le portail entrouvert. Les vernis, la surface des galets au bord de l'allée, où fleurissaient des roses trémières, elle en avait cueilli une au passage, lui reprochant de ne pas être entré puisqu'il était invité. Il avait sottement attendu devant le portail, ayant seulement actionné l'interrupteur d'une sonnerie qu'il n'entendit pas. Elle était apparue en robe de chambre. Curieux, cette manie des plumes d'autruche, se dit-il en la suivant dans l'allée où elle bavardait. Elle poussa la porte. Le hall lui parut agréable malgré la blancheur des murs. Il redoutait l'abondance en toutes choses. La lumière plus que toute autre manifestation de la présence humaine. Dans la poche de sa veste, il caressait le cuir de son étui à cigarette. Elle s'assit à côté d'une potiche dont la floraison effleura ses cheveux. Ils étaient au bas de l'escalier. Lui debout, tendant une main pour l'aider à se relever. Elle assise sous les fleurs suspendues, cherchant à retrouver le souffle qui lui manquait, une main sur la chair de sa poitrine, n'osant mettre le doigt sur l'artère saillante qui battait la chamade. Les perles de verre cliquetaient. Elle avait perdu son ivoire, ces cuivres, l'ébène, le bleu de ciel et d'eau, l'arrangement fascinant des facettes de sa surface naguère conquérante. Une fleur eût simplement passé. Il aurait reconnu ce recroquevillement, ce passage de la beauté claire à la beauté profonde, cette possibilité de suicide au moment le plus voyageur de la vie. Mais elle n'avait jamais ressemblé à une fleur. Elle n'en avait jamais évoqué ni l'éphémère ni la perfection relative. Elle avait été une apparition, toujours semblable à elle-même, fidèle à l'espoir qu'on mettait en elle, fidèle à tous les caprices qu'elle inspirait, précise comme la ligne musicale qu'elle provoquait au fil de l'eau de son passage. Ni fleur, ni même cette eau à l'heure de l'invention des miroirs où d'autres femmes se reconnaissaient moins ensorceleuses, moins dignes d'admiration de la part des mêmes hommes. Ils montèrent l'escalier ensemble. Il soutenait son bras. Elle tremblait. Parlait toujours. Elle préparait le labyrinthe de la conversation où elle s'était promis de le séduire à nouveau. Elle ne comprenait pas sa fugue. Elle ne lui trouvait pas d'excuses. Elle ne niait pas qu'il pouvait en avoir.
— N'en ai-je pas moi-même ? dit-elle. Nous en avons tous. Nous finissons par nous accoutumer à ces mots. Dans le cadre strict de la proposition, bien sûr !
Il ne lui demanda pas de se taire. Comment oser l'interrompre ? Elle l'attendait depuis deux jours. Deux jours qu'elle avait vécus dans une solitude, comment aurait-elle dit ? impensable n'est pas le mot. Indésirable ? Elle le priait de l'aider à s'exprimer. Riant parce qu'elle confessait son impuissance à redire ce qu'elle avait bien vécu à la surface des mots, en l'attendant. Ils entrèrent dans le salon. Il était en avance. Roberte serait ponctuelle. Savait-il qu'elle haïssait la Tour ? Ce n'était pas la trahir que de le lui révéler. Depuis le moment où elle était apparue dans l'allée, elle ne l'avait jamais regardé franchement, elle l'avait privé de son regard et elle l'avait contraint à poser le sien sur des choses sans importance. Il avait désespérément cherché ce regard pendant qu'elle reprenait son souffle sous le bouquet mélangé. Maintenant il évitait de se mettre à la portée de ces yeux chasseurs des éclats de verre de l'angoisse. Il ouvrit la serviette. Elle cessa peut-être de parler. Il avait noté ce titre révélateur de son inspiration et elle avait failli le corriger, si ces hiéroglyphes étaient bien les représentants d'une tour et d'un argent dont elle n'avait qu'une vague d'idée, encore que Roberte eût insisté sur la valeur que cet argent représentait en réalité et que la tour en question n'était plus depuis longtemps le lieu favori des rendez-vous initiateurs de ses aventures sentimentales. Ou bien s'agissait-il d'un logotype qu'il cherchait à parfaire. Il avait toujours cédé à la tentation de sortir gagnant de la partie qu'il jouait contre elle ou avec les autres. Il s'annonçait par des signes. Il jouait seul. Il gagnait parce qu'elle ne jouait pas. Ou bien elle ne jouait plus parce qu'il l'avait remplacée par les autres. Difficile de se souvenir d'une seule aventure. Même le temps d'une retrouvaille qu'on pense devoir au hasard qui n'est qu'un coup aux dés de la chance, non ? Qui avait joué cette fois ? Et qui ne jouerait pas ? L'amie s'efforçait de relativiser la passion qu'il lui inspirait encore. Il répondait par des silences équivoques. Fumant plus que de raison. La fumée pouvait paraître lente ou légèrement bleutée, ce qui le ramena à s'absorber dans la couleur du rideau, qu'il reconnaissait à l'ombre transparente qu'il formait en périmètre sur le mur lambrissé, et dans le frémissement où l'air du dehors le maintenait tant qu'elle acceptait l'idée de ne pas fermer la porte. Maintenant il se souvenait de cette attente pour l'exorciser. N'avait-elle pas la réputation d'une sorcière ? Ne l'avait-elle pas ensorcelé avant de l'abandonner ? Que restait-il de cet enchantement ?
Des pas dans le couloir le tirèrent de l'insomnie. À cette heure (il était encore nuit), ce ne pouvait être que ceux du secrétaire, qui marchait à grandes enjambées, ou ceux du châtelain, qui traînait les pieds. Mais il n'identifia pas le passant. La lourde porte du palier battit plusieurs fois, les pas descendirent l'escalier, une autre porte, une de celles qui donnaient sur le patio, s'ouvrit et se referma, elle s'ouvrit sous l'impulsion d'un corps qui lui sembla pressé, se referma contre la résistance du vérin, les pas continuaient de traverser l'aube naissante, imposant leur rythme au gravier de l'allée, le chèvrefeuille envahissait le côté du bassin. Il entendait peut-être la pluie. Elle était tombée à verse au cœur de la nuit. Le vent lui avait encore paru comme l'intermédiaire entre ce monde où il tentait désespérément de trouver le sommeil et un autre monde, qui n'était pas un monde parce que personne ne l'habitait, mais où il était possible d'aller pour ne plus revenir, au lieu de mourir comme tout le monde. Ces inepties le réjouissaient quand il réussissait à y croire. L'enfant revenait. Le cri nécessaire pour réveiller la nuit de son cauchemar. Les feux-follets de l'imagination-rempart de l'être contre l'effervescence des apparitions dues à une trop longue journée d'observations et de raisonnements. La nuit le prenait au piège de sa tranquillité. Depuis l'enfance. Il ne se souvenait pas d'une autre tranquillité. La chair pourrie des oiseaux lui inspirait une terreur indolore tandis que l'eau le fascinait et qu'il y perdait la vie dans un affolement qui pouvait être l'éternité. Le sommeil l'emportait cependant. Il se finissait toujours par cette insomnie maîtresse des lieux. Le temps se soumettait aux premiers signes du jour. Les êtres se levaient. Tout recommençait. Les pas. Le jardin. La pluie. Le café des tasses et l'air vivifiant des portes entrouvertes, le chant d'un oiseau en cage, celui d'un oiseau en liberté, les feuillages brosseurs de ciel, le vent, le soleil, tout ce que la rue, les murs de la ville, la géométrie des rencontres, pouvait donner en pâture à sa manie de ruminer au lieu de se confier. La ville avait brisé son cœur d'enfant. La crasse, la vélocité, la superficialité, l'inattendu ou l'imprévu des villes de son enfance.
— Pas étonnant, lui dirait le secrétaire, ta passion pour ce que tu appelles la nature.
Jean de Vermort écoutait, assis en bout de table, tournant docilement la tête à droite pour l'écouter et à gauche pour comprendre les critiques auxquelles le secrétaire soumettait ta confession fragmentaire, ta litanie symbolique, ta recherche de l'inchangeable. Tu aimais cette captivité, cet encerclement de ton désir, le voile levé sur ton intimité et jeté dans l'air de la passion. Ce découvrement qui ne révèle rien et explique tout.
Il se leva. Il pleuvait contre le vitrail de la fenêtre. Un visage pleurait. Le soleil le rassérénait peut-être. Il ouvrit la fenêtre. Je m'éveille, pensa-t-il, non pas du rêve mais de la nuit. Les gouttes dégoulinaient du linteau. Plus loin, la pluie s'inclinait dans le sens des jardins. Des couleurs de fleurs, en grattant un peu la surface évanescente de la grisaille, apparaissaient par intermittence, des ombres indéfinissables les remplaçaient, revenaient les couleurs, elles pouvaient être soumises aux hasards du vent et des gouttes d'eau, elles existaient par le principe de l'émergence, résurgence, urgence, elles l'intimidaient. Il referma la fenêtre et entra dans une robe de chambre. Ils signaient demain. Roberte signait à la place de celui qu'elle quittait. Pourquoi pas Roberte ? Il sortit de la chambre. Les pas avaient laissé une trace d'eau. Il les suivit jusque sous le couvert du patio. Ils se perdaient dans l'allée où il était impossible de les retrouver. Il ne le tenta pas. Pourquoi s'exposer à la pluie ? Quelle idée ! songea-t-il. Il fit tranquillement le tour sous le couvert. La fenêtre de la cuisine était éclairée. Il entendit la vaisselle. Il retrouva les pas sur le perron de la cuisine. Il gravit les marches en se demandant ce que c'était cette eau des pas. L'eau de la cuisine ? Celle de l'allée sous la pluie ? La porte s'ouvrit. Il était encore sur le perron. Jean de Vermort était sur le seuil. Il enfilait ses gants de laine blanche. L'eau de la cuisine ruisselait entre ses pieds. L'eau du patio tombait en grosses gouttes. Jean annonça une averse. Il s'écarta pour le laisser passer. Il entendit la porte se refermer derrière lui, les pas de Jean qui faisait le tour sous le couvert, le gravier de l'allée sous les pas du secrétaire, la pluie ruisselante des fenêtres qui donnaient sur les montagnes, le café frémissant sur le réchaud, ses propres pas, sa lenteur, ce ralentissement de son esprit au moment de prendre une décision. Le pain était rompu dans une corbeille. Jean n'y portait jamais la lame d'un couteau. Il se soumettait à ces signes. Mais sa lenteur était calculée. Il en avait hérité les lois. Il n'hésitait jamais. Il était le nain préféré de la population. Il avait renoncé à la charge de maire uniquement parce qu'il ne voulait pas nuire à l'image de la communauté. Un nain parmi les maires de France ! La seule idée, novatrice et inquiétante, lui donnait le vertige. Il fallait penser à ce vertige pour l'aimer. Ou simplement se taire maintenant qu'ils se contentaient leur rencontre matinale sur le perron de la cuisine. Ou bien il rencontrait le secrétaire et il en profitait pour lui imposer sa maîtrise de la situation. Il but tranquillement une tasse de café qu'il trouva trop amer et pas assez chaud. Il mangea un morceau de pain, le trempant dans la confiture puis dans le café. Il se tenait mal s'il était seul. Et il lui arrivait d'être surpris en flagrant délit d'inconvenance. Il en rougissait toujours. Il n'oubliait pas. Sa mémoire franchissait facilement ces décombres, sans doute. En tout cas il prit le temps de satisfaire son appétit. Déhiscence d'orgasme. La première chose à faire était d'oublier l'existence. Ne pas se laisser influencer par des apparences lorgnettes des profondeurs où la mémoire est maîtresse, dragonne... gitane.
Le jeune comte repassa avec son épouse pendue à son bras. Elle était coiffée d'une capeline printanière et lui portait jalousement le mortier dynastique. Il lui montrait un colimaçon trouvé sur le rebord de la fenêtre, ce matin. Il lisait dans les traces muqueuses et anomales. Elle croyait à ces augures. Des mollusques à la place des oiseaux. Comme il possédait un coach, il pouvait l'emmener où il voulait. Elle adorait ces ballades. Ce matin ils n'iraient pas à la messe. L'absence serait remarquée. Il (le gérant) prétexterait la mauvaise santé de madame Lucile de Vermort, et la patience admirable de son époux dont le sobriquet n'était autre que riquiqui floche pompon. Le coach passa sans doute inaperçu tôt le matin. Le jour était à peine levé, le temps gris et il craignait le grésil, la mémoire du grésil, l'enfance gâchée par le grésil, les grésils comme des bornes et les bornes limitant l'aventure. Il était rarement sorti de la monotonie où sa propre famille l'avait condamné à exercer ses prérogatives de bourgeois. Le château de Vermort était un caprice. Avec le temps, il avait appris à le reconstruire chaque matin. Il s'endormait après l'avoir absurdement détruit. Des journées passées à réinventer la réalité (où la Tour avait un rôle prépondérant) et des nuits d'insomnies, des nuits de texte, de conversation avec la momie. Il entendit le coach dans l'allée principale. On ne fermait plus les grilles mais le jeune comte Jean de Vermort les refermait s'il venait d'en franchir les pylônes d'orgueil. Ce qui arrivait. Pendant ce temps, s'ils étaient à pied, elle cherchait des fleurs dans le talus, sinon elle attendait dans la voiture et s'il pleuvait elle ouvrait un peu la vitre et elle approchait ses yeux de la fente, ne les fermant pas, recevant les gouttes d'aiguilles de l'hiver ou les tièdes crachins de l'été.
— L'automne, disait-elle, est un ruisseau de pluie.
Le printemps lui inspirait des flaques de verre. La nuit, des vitraux. Il connaissait bien les insomnies dont elle lui parlait s'il avait le temps de l'écouter. Le comte n'aimait pas ce laisser-aller à la confidence, lui qui existait à la surface de l'intimité de la femme avec laquelle il prétendait vivre. L'eau fraîche l'intriguait peut-être. Mais il ne buvait pas l'eau tiède de ses plis de chair.
Il découvrait des mollusques dans des endroits invraisemblables. Elle s'émerveillait, comme quoi elle n'était pas étrangère au bonheur. Les présages finissaient par l'angoisser parce qu'elle en inversait les signaux. Il s'était pourtant appliqué à ne pas la décevoir. La grille se referma. Il n'aurait plus qu'à l'ouvrir tout à l'heure en passant avec sa propre conduite intérieure. Il ralentirait à la hauteur de l'école. L'institutrice est belle les dimanches matin. Il la regarde en passant, comme s'il la dessinait au lieu de la désirer. Il a rêvé d'être peintre dans sa jeunesse. Ce n'est pas arrivé. Tout arrive comme un récit. À vau-l'eau. Elle l'avait dénoncé comme un dangereux charlatan. Il s'était défendu sans chercher à la blesser. Cette précaution l'avait intrigué. Il se questionnait encore. Il l'aimait bien. Son secrétaire en était jaloux. Il se féminisait outrageusement s'il la rencontrait. Elle semblait s'amuser. Elle ne luttait pas. Elle disait simplement la vérité. Et il avait ses arguments. Ils eurent deux ou trois conversations, dont une en plein milieu de la rue, au vu de tout le monde, et le monde était là comme elle s'y attendait. Il passait en voiture. Elle lui avait fait signe. Elle avait penché son visage. Il était assis au volant. Il n'avait rien dit. Elle reproduirait cette rencontre. Il s'attendait à une suite. Elle commencerait par répéter son intrusion. Elle en userait les pouvoirs. Et il finirait par se donner. Il ne donnerait pas le château, ni le musée et surtout pas la Tour dont il réinventait l'histoire pour en tirer une appréciable économie. Il donnerait le corps et l'esprit. Le temps d'une aventure qui la détruirait. Qui donnerait raison au secrétaire.
Le coach descendait la route serpentine sous les acacias en fleurs. Il acheva le pain de la corbeille et racla le fond du bol de confiture. On n'entendait plus le coach. Pourquoi l'avait-il ramené de ce qu'il appelait une maison de repos ? Elle louait une chambre particulière et on lui permettait de faire l'amour à chacune de ses visites. Il l'avait épousée dans la chapelle de cette maison où l'on ne s'était jamais marié. On y avait assisté à des communions. On ne se souvenait pas de s'y être recueilli sur un cercueil. Il aurait dû se marier au château et signer à la mairie dont il était un des piliers souterrains. Et la ramener à la maison de repos. Il avait fait exactement le contraire. Il (le gérant) avait assisté à un de ces déshabillages. Elle était assise sur le bord du lit et il lui enlevait ses vêtements en lui baisant la bouche. Ravissant. Il n'osa pas refermer la porte. Il s'éloigna sur la pointe des pieds. Le secrétaire l'attendait derrière une autre porte. Portes des châteaux. Il sortit de sa poche le télégramme de Roberte et le relut. Elle arriverait à midi. Avec les filles. Quelle était l'allusion à l'éloignement de la comtesse qui était sa belle sœur ? Le comte n'y avait pas vu d'inconvénient. Évidemment, cela allait contre les règles d'or du dimanche. Le secrétaire s'était levé tôt pour faire chauffer le moteur du coach. En arrivant dans le garage, la comtesse se plaignait de ne pas pouvoir assister à l'office.
— L'office, dit le comte en s'installant au volant, mais, ma chérie, vous ignorez même ce que c'est !
Le secrétaire ouvrit la porte à la comtesse. Elle l'effleura.
— Une messe me ferait pourtant le plus grand bien, déclara-t-elle.
Le secrétaire souffrait sincèrement. La folie le déroutait au point qu'il en souffrait physiquement. Il passa une morne matinée. Peu après midi, il entendit le rire des filles sur le chemin. Roberte sortait du taillis où elle s'était aventurée pour pisser. Elle lui parut massive et lente. Les robes des filles traversaient le feuillage des aubépines. Une éclaircie les accueillait. Il n'alla pas à leur rencontre. Elles appelaient leur père. Il était sur le perron de la Tour, la main en visière. Roberte luttait contre la végétation d'un chemin de traverse. Elle empoignait des tiges et les brisait. Il lui semblait entendre son souffle. Elle maudissait la campagne. Mais enfin tout se passait comme elle l'avait voulu. Il descendit du piédestal où il s'était perché pour les voir. Les touristes sortaient du château. Le gérant leur montrait du doigt la Tour dont il venait de leur raconter la légende. Le secrétaire préféra ne pas entendre la suite et il se dirigea nonchalamment vers le jardin d'hiver où il avait ses habitudes. Il lisait. Rien de romanesque. Ni de poétique. Il préférait les idées. Les phrases des idées. Le bout de ces chemins funambulesques. Il limitait sa topographie au sentiment des autres. La solitude des autres. Leur société. La sociabilité. Le nerf des guerres. Les flux. Son aventure se limitait pour l'instant à des attendus sans conclusion. Il ne condamnait pas mais s'apprêtait à le faire. Il mourrait dans cette posture. Avocat de l'envie que lui inspirait ce qu'il croyait être la richesse des autres, s'il était pauvre comme il le redoutait. Il n'avait pas choisi de métier, s'en tenant à son habileté naturelle qui consistait à mettre de l'ordre dans les affaires des autres. Il obéissait sans vergogne. Il changeait ses couleurs à défaut de pouvoir s'adapter parfaitement au modèle qu'on lui imposait.
Cette perfection l'eût d'ailleurs détruit. C'eût été le petit feu d'un autre enfer. Il ne connaissait que cette brûlure. Cette cendre environnante qu'il ne franchissait pas. Qui l'encerclait comme un magicien. On n'entrait pas. On commandait de l'extérieur. Et il s'exécutait. On songeait à un insecte obstiné. Il était impossible de deviner et encore moins de comprendre où il voulait en venir. Il fallait s'armer de patience à l'heure d'exiger de lui qu'il en finît avec ce qu'il avait commencé. Il épuisait même l'amitié. Il se multipliait. Et il ne prenait pas le temps d'écouter les remerciements. À quoi consacrait-il les heures que son travail lui laissait ? Il était alors assis dans la bibliothèque, ayant d'entrée choisi le livre qu'il avait l'intention de décortiquer comme un fruit. Ou bien il se promenait dans les allées du jardin d'hiver, revenant à la même fleur qui devait être l'héroïne du livre qu'il lisait comme un bréviaire.
Les filles venaient de l'intriguer. Cela lui arrivait rarement. Il n'ouvrit pas le livre. Il le posa même sur le rebord d'une jardinière où s'épanouissait une floraison de véroniques. Il pouvait voir la Tour sur son promontoire de roches sombres. Les marches du perron luisaient dans le demi-soleil d'une éclaircie. Les robes blanches des filles voletaient. Roberte occupait un siège. Je ne devais pas être loin. Il vit les filles s'engager dans le bois. Le désir de les suivre l'empêchait de penser à ce même désir. Il oublia le livre et sortit du jardin d'hiver par la porte qui donne sur les fossés, sur ce qu'il en reste, où l'on cultive d'autres fleurs. Il entendait leurs bavardages. Il connaissait le chemin pour l'avoir pratiqué dans les mêmes conditions. Il emportait une capuche, une lorgnette et le sac de toile qui contenait, outre la lorgnette et la capuche, un bocal de verre soigneusement aéré par les trous du couvercle et au fond duquel il avait déposé une feuille de salade, des miettes de pain et un lombric qui se tortillait désespérément.
Elles descendaient vers le moulin. Sans le savoir sans doute. Elles prenaient le plus court chemin, guidées par le glissement tranquille des eaux de la rivière. Il arriverait avant elles s'il coupait par les bois. Il les perdrait de vue pendant cinq bonnes minutes et il les retrouverait au moulin où elles ne manqueraient pas de s'arrêter. En chemin, il songea aux raisons qui les retarderaient. Que savait-il au juste lui-même de leur ascendance de ce côté-ci de la terre ? Le gérant du château l'avait tellement réinventée qu'il n'était plus possible d'en retrouver le fil d'Ariane. La broussaille le trempa jusqu'aux os. Il déboucha dans une clairière qu'il ne reconnut pas. Des fils électriques sifflaient dans l'air. Il leva la tête pour regarder les oiseaux qui s'y perchaient. L'horizon se limitait à la cime des arbres. Ce cercle en l'air l'épouvanta. Il était perdu. Il faillit exiger le silence d'un écureuil qui froissait le feuillage d'un frêne. Il n'entendait plus les filles. Une première incursion dans le bois, exactement dans la diagonale du point d'où il sortait, ne le mena nulle part, sinon au bord d'un gouffre dont la profondeur était marquée par le boisement vertical de sa paroi. Le ciel avait disparu. Il revint dans la clairière. Des bêtes l'avaient broutée. Il s'en rendait compte maintenant. Il en fit le tour, à la recherche du chemin qui les avait conduites jusqu'ici. Il reconnut des pas d'homme dans le pataugement où il devait maintenant mettre ses pieds qu'il n'avait pas chaussés pour la circonstance. Le contact de la boue l'a toujours un peu écœuré. Ces succions. Ces glissements. Le ralentissement. La ligne brisée de la trajectoire. Le talus paraissait encore plus périlleux. D'ailleurs les bêtes ne l'avaient pas emprunté. Il suivit les pas d'homme. La sinuosité du chemin le rendait infini. C'était un chemin étroit dans les branches des arbres dont les troncs disparaissaient de chaque côté dans la broussaille. Il produisait un bruit insensé, auquel s'ajoutait la frondescence du peu d'espace où il évoluait avec une lenteur qui était tout ce qui restait de son désir de surprendre les filles en flagrant délit de mémoire, de généalogie, d'amour propre.
Le chemin montait maintenant. Il était définitivement perdu. En tout cas pour aujourd'hui. Il monta avec le chemin. Les hauteurs l'inspiraient toujours. Quelle déception quand il arriva au sommet ! Il jeta un regard circulaire. Il avait perdu de vue toute trace de civilisation. Il lui sembla inutile de faire usage de son cri. Il s'y résoudrait peut-être s'il atteignait l'autre sommet qui paraissait encore plus haut. Il retrouva le gouffre au bout d'un effort qui le mit en nage. Ce mélange d'eau de feuilles et de sueur provoqua un éternuement qui était comme le seuil du cri dont il aurait évidemment honte s'il alertait quelqu'un. Il rebroussa chemin et traversa la clairière sans y songer. Il était attiré par un contraste, une profondeur nouvelle. Il s'y engagea. Ce n'était pas un chemin. On y marchait à l'aise à la condition de ne pas se presser. Il ne se soucia pas du temps. Ce... chemin le conduirait au bout de son effort, il en était persuadé. Au passage, il cueillit une fleur inconnue. Ombellifère. Il devinait le ciel. Les filles avaient dû atteindre le parapet du moulin. On y déjeunait le dimanche si la place était libre. L'endroit était éclairé par le ciel et les reflets de la rivière. Le pont était une antiquité restaurée à une époque aussi lointaine.
— Imagine, dit Lucile, le temps infini où il semble se perdre sans espoir de retrouver son chemin.
Mais l'homme qu'elles voyaient dans la lande qui éclaircissait le bois était suivi de ses bêtes.
— Il savait donc où il allait, dit Léopoldine.
— Était-ce bien ses bêtes ? demandait encore Lucile.
Il semblait les suivre. Elle imaginait premièrement un homme qui venait de se perdre. On ne savait rien de cet égarement qui pouvait être mental mais qu'elle traduisait en termes de chemins (elle n'en connaissait aucun) et de bois (où elle n'avait elle-même erré qu'en songe). Nécessité d'une clairière, d'un adret, d'un pré, le parc du château convenait aussi à cette apparition. Léopoldine boudait.
— Pourquoi nous sommes-nous arrêtées ? dit-elle.
— Pourquoi ? fait Lucile.
— Mais, ma chère, parce que nous le désirons.
— Nous ? dit Léopoldine.
C'était une lande où pousseraient des fougères. L'homme suivait les bêtes. Il y avait donc un autre homme.
— Ou une de ces bergères qui... commença Léopoldine.
L'idée était bonne. Les bêtes allaient lentement. On entendait le chien (peut-être deux) mais on ne le voyait pas.
— Que sais-tu des fougères ?
L'homme s'était arrêté. Il les observait. Il les cherchait peut-être. Les bêtes disparaissaient une à une dans le bois auquel elles étaient bien sûr destinées, le bois ogre dont on ne sait pas tout.
— Ah ? fit Léopoldine qui écoutait et en même temps cherchait à deviner l'homme.
— Si tu insistes, dit Lucile, il finira par nous reconnaître.
— Nous reconnaître ? Mais nous ne le connaissons pas ! Je sais ce que je dis.
Elle ne regardait pas, elle. Elle souhaitait seulement (je devins femme) que la broussaille s'épaissît entre elle et les yeux de l'homme. Léopoldine avait ce sourire de l'enfance. Comment dire ? Elle se donnait avant de prendre.
— Pourquoi nous sommes-nous arrêtées ? dit Lucile.
— Pourquoi existe-t-il ? demanda Léopoldine en riant.
Elle était en verve. Caprice de la platitude ordinaire. Des passereaux voletaient dans la charpente. La berge pullulait d'invisibilités biologiques. Limon des limnologies.
— Où suis-je ? Pourquoi ici ? En ce moment ?
Simples questions de la révolte. Elle ne voudrait pas se soumettre (Lucile). Une pente douce lui offrait un sable où elle était assise.
— Quelque chose entre moi et la nature.
Léopoldine était sur le point de se faire remarquer. Ce mouchoir qu'elle agiterait si je n'étais pas là. Dentelles des heures passées à l'attendre. Elle désirait être une femme.
— Qu'est-ce qu'une femme ?
— Un homme. L'homme plus proche de Dieu. L'homme entre Dieu et la femme. Comment l'atteindre ? Je ne suis plus vierge depuis que.
Le soleil poussait les nuages de chaque côté du ciel ou bien elle n'avait rien compris au vent. La rivière était muette. Une demi-heure plus tôt, elle avait été assourdie par un torrent qu'elles avaient traversé. Elle ne s'était pas rechaussée. Elle ne craignait ni les épines ni les insectes, les cristaux d'éclat de terre, les gouttes de rosée du silence, feuillages des dentelles du passage d'un point à un autre. Elle avait vu le moulin la première. Je leur avais parlé du moulin. De mes amours. De ce que j'invente pour parfaire la découverte de l'amour. Le secret des. Mais je n'avais pas été aussi loin qu'elle m'inspirait. Le lac (nous appelons cet élargissement du lit un lac, nous allons au moulin mais non pas au lac mais le lac est cette étendue d'eau qui forme un épanchement du canal on y pêche des carpes silencieuses mais silencieuses) le lac était bien la nécessité paysagique dont je lui avais parlé. Elle reconnut le chemin jaune, la voûte plein-cintre du pont romain, le corps de la turbine vidée de ses entrailles (et pourtant j'avais évoqué - avec elle - cette mécanique de roue), la berge sablonneuse et les cratères de la pluie après la pluie s'il pleuvait et si le temps était au soleil le glacis de verre abandonné par une vaguelette en fuite, la barque s'éloignant sans espoir de retour, ce sentiment, l'arrachement, l'impossibilité de répondre dans le cadre de leur cohérence, et le voile de leur impatience mis en pièce par cette séparation inévitable. Il suffit d'ouvrir les yeux. Paysages. Jungles. Rues. Zones. Murs. Surfaces. Tout s'éloigne à cette vitesse. Il faut peindre cet éloignement.
Travelling de Cocteau. Il n'y avait plus une bête dans la lande. L'homme descendait vers la rivière. Il se perdrait encore. Il y aurait ce temps entre elles et lui.
Séquence de Welles. Les oiseaux s'étaient tus. Elle ne dit rien à Léopoldine qui jouait avec un brin d'herbe. Que fait-elle des choses qu'elle cueille comme des fruits ? Ces jeux inexplicables agaçaient Lucile.
Le lac miroitait. Les miroirs miroitent. Ils ressemblent à des lacs. Les lacs ont l'apparence des ciels sur lesquels nous n'exerçons aucune influence. Tandis que la terre se soumet. La terre nous appartient. Elle est l'objet, la cohérence, le désir. L'homme réapparut. Il était maintenant sur la berge.
— Je ne me décide pas, pensa Lucile.
Il était attiré par leur beauté. Par leur existence en question. Leur insolence le fascinait peut-être. Il allait les mains dans les poches mais portait une besace en bandoulière. Il se dirigeait vers les noisetiers. À la recherche d'un bâton de marche. Il semblait connaître l'endroit. Il tailla la base d'un tronc. Il était lent comme toutes les apparitions qu'elle s'efforçait de retenir à la surface de l'attente. Il élagua, tailla en pointe, éprouva l'estoc sur la roche du talus, vérifia l'alignement, incisa l'écorce du pommeau. Il ne les regardait plus. Il s'était assis sur cette roche, les pieds sur le chemin qui s'arrêtait un peu plus loin dans un marécage d'herbes hautes et de feuillages tourmentés. Léopoldine l'examinait dans le miroir de son poudrier, Lucile à travers la dentelle d'un mouchoir. Leur parapluie à tête de canard était planté dans le sable. Léopoldine y recueillait des fruits découverts dans la broussaille. Lucile regardait avec inquiétude les taches qu'ils formaient dans la toile du parapluie et en même temps elle observait l'homme. Il n'avait pas l'air d'un berger. Une bergère peut-être. Il croisait ses jambes comme une femme. Les bêtes traversaient le pont. Une chèvre carillonnait devant elles. Le chien était peut-être ce feu-follet qui tournoyait sur l'autre berge. L'homme leur appartenait encore. Il était impossible de l'extraire de cette bergerie. Mais il ne les regardait pas. Il semblait méditer. Le lac n'était pas un lac.
Léopoldine dit à voix basse que les bêtes attendaient l'homme de l'autre côté. Il avait peut-être fait un signe au chien ou à la chèvre. La cloche tintait de temps en temps. Le chien était immobile. Les bêtes en profitaient pour brouter les fossés, à la limite d'une clôture de fil de fer qui courait jusqu'à la fin du méandre.
Puis l'homme sembla se dédoubler. Il apparaissait entre les bêtes et était assis de ce côté du lac. Lucile aima cette sensation de ne pas croire à ce qu'elle voyait maintenant. Léopoldine était seulement déçue. Elle adressa un signe de la main au berger par-dessus l'eau tranquille qui les séparait. À cette distance, peu importait qu'il fût un berger en mal d'amour ou un paysan intrigué par la désinvolture de deux étrangères dont il appréciait toutefois la beauté conventionnelle. Lucile regarda l'homme qui ne pouvait plus être un berger. Elle abaissa le mouchoir. Le soleil l'aveugla. L'ombre dentellière s'installa sur sa poitrine. Un petit cœur de fil à la surface de sa peau. Elle l'avait elle-même ouvragé. C'était léger, léger !
— Qu'est-ce que j'espère d'elle ? se demanda le secrétaire.
Il était entré successivement dans la peau du berger et dans celle du promeneur assis dans les fougères naissantes de la lande. La lorgnette tremblait maintenant sur la poitrine de Lucile, à l'endroit où l'ombre du mouchoir paraissait révéler un cœur cousu de fil blanc. Le lombric était mort noyé dans le bocal. Un insecte noir le dévorait, les pattes dans l'eau. Le secrétaire posa le bocal sur une souche, à l'ombre de la capuche qui pendait au bout d'une branche morte.
— Nous les regardons parce qu'elles sont étrangères à notre destin, commença-t-il à penser.
En général, il n'allait pas plus loin que ces considérations rétiniennes mélangées de bourdon. Il n'avait jamais approché les femmes qu'avec d'infimes précautions. Sa propre mère se méfiait de lui. Et il perdit la confiance de son père un jour de grand chagrin. Sa confession n'allait pas plus loin. Jamais. Ou bien il s'évanouissait dans la nature. Ce qui arriverait peut-être ce matin. La proximité des bois était nécessaire, sinon il s'angoissait. Il craignait la mer autant que les rues. Il ne regardait jamais le ciel sans se poser la question de l'infini qui ne se pose pas autrement que celle de Dieu. L'une des filles pataugeait. L'autre la regardait à travers le mouchoir. Le berger, de l'autre côté du lac, s'était assis et il caressait son chien. Le promeneur fumait dans la lande. Impossible de le dévisager. C'était peut-être moi. Mais je ne me souviens pas d'avoir observé les filles. J'observais le berger. Le lac m'inspirait une méditation. Passons. Lucile se coucha sur le dos pour déchiffrer tranquillement la dentelle de la toiture dont la ruine s'était fixée au temps de mon enfance. Le ciel était immobile. Les cris de Léopoldine, qui se donnait en spectacle, lui parvenaient à travers le frémissement des herbes contre ses tempes. Ciel de tout temps. Elle pensait lui appartenir. Son corps noir ne bougeait plus. Le chien la guettait. Entre elle et lui, l'eau dormante du lac emportée tout de même vers un rétrécissement du lit où elle se déchaîne un peu, animant les galets d'une digue détruite par le même temps. Elle voyait le chien, la main du berger, les volants transparents de la robe de Léopoldine, les gouttes d'eau en l'air, le promeneur, les volutes qu'il lâchait dans le ciel. Le secrétaire se dissimulait maintenant.
— Je les ai suivies, avouera-t-il plus tard.
Mais ça n'aura plus d'importance. Les jambes de Léopoldine dans l'eau jaune. Il s'en souvenait. Il avait quitté le château de Vermort pour un autre château. Une autre gérance à seconder. Il surveillait ses sentiments. Il ne parlait jamais à une personne seule. Le temps semblait le ramener au bord du lac (qui n'était pas un lac) chaque fois qu'il prétendait s'intéresser à son futur d'amant fugace tourmenté par des vieillissements discrets. Son apparence se modifiait au gré d'une attente révélatrice des détails qu'il n'avait pas de mal à restituer. Il importait peu d'ailleurs que ce théâtre fût l'exacte reproduction des lieux. Il se souvenait parfaitement de l'endroit parce qu'il y était revenu. Les raclements d'une truelle l'avaient ramené au bord du lac. On élevait une croix de pierre sur une roche qu'on avait dégagée de sa broussaille. Ces branchages pourrissaient sur le sable où Lucile s'était mise à rêver en attendant que Léopoldine eût cessé de se donner en spectacle. Elle regardait le ciel à travers le mouchoir. Elle promenait le cœur d'ombre sur son visage. Ou elle s'en promettait un autre. Un autre fil, infiniment long, à enrouler selon les lois du dessin et de la broderie, infiniment. Que de temps perdu !
— Qui s'en nourrit maintenant que je l'ai perdu ?
Elle songea à cette absence, mélancolique, prête à se rebeller, mais lente et désespérément vaincue.
Le promeneur (si c'était moi et je ne m'en souviens pas) croquait le berger sur l'autre rive. Quel temps prenait-il à la surface des choses ? Le berger ne pouvait pas se poser la question en ces termes. C'était un ignorant. Il était patient, en alerte, résolu à ne rien perdre du spectacle si c'était ce qu'elles donnaient quand elles interprétaient des rôles de femmes à l'ouvrage de l'homme. Assurément, il avait le temps de son côté. Il détacha la barque et la poussa vers l'autre rive. Il avait les pieds dans l'eau. Le chien tournoyait dans une écume bleue. La barque suivit le courant, presque en ligne droite. On la vit toucher la berge, on entendit presque son glissement sur l'herbe. Léopoldine avait empoigné le bout. Sa voix ne parvenait pas aux oreilles du berger. Il regrettait cette désintégration à la surface de l'eau. Le chien comprenait peut-être ce langage. Le chien, les bêtes, la nature pour tourner en rond. Il vit Léopoldine s'efforcer de tirer la barque sur le sec. Il secouait la main pour dire non. Lucile comprenait mais elle ne disait rien. Elle s'inquiétait parce qu'elle lui résistait. Maintenant, Léopoldine était entrée dans l'eau jusqu'à mi-cuisse et elle s'arc-boutait contre la poupe, mouillant la robe sans explication. Lucile ne dit rien. Elle évita même de regarder dans la direction du berger. Le promeneur de la lande ébauchait une autre vision où le berger n'avait plus d'importance. De son point de vue, la barque avait traversé la surface miroitante du lac et elle avait disparu dans les feuillages qui étaient comme le résultat d'un effacement incomplet. Cette imperfection le tourmentait.
— Encore un tableau impossible, pensa-t-il. À cause d'une zone de ressemblance qui en cache une autre tout aussi fidèle à la réalité du paysage que je suis en train d'ébaucher avec les moyens de la fiction.
Il enfila le crayon dans le ressort du carnet. Un nuage noir s'effilochait au-dessus d'une brume qui s'épanchait sur le lit de la rivière vers l'aval. Elle touchait presque le pont. Il ne lui faudrait pas longtemps pour recouvrir tout le lac. Le dissimuler. Disparition de ce que je viens de recréer. Il attendit. La capuche du secrétaire attira son attention. Ils n'étaient pas loin l'un de l'autre. Mais le secrétaire lui tournait le dos. S'il descendait maintenant, il lui faudrait cinq bonnes minutes pour l'atteindre. Le retrouver. Le surprendre. Le temps nécessaire à un recouvrement du lac par cette brume infranchissable qui reléguerait le berger à la limite de l'anecdote qui lui donnait encore un sens. La capuche détonnait. Comme un fruit. Il fallait écraser cette perspective pour le cueillir.
— Drôle d'idée, se dit-il.
Il n'avait jamais pensé à des voyages au cœur du modèle. L'inspiration lui avait toujours interdit ces départs. Il s'en rendait compte maintenant.
— Pourquoi le surprendre ? se dit-il.
Il ne répondait pas à la question. Il se la répétait chaque fois que la végétation, intense par endroits, presque impénétrable (il pénétrait tout de même), lui offrait la perspective d'une sente qu'il avait vite fait de parcourir. Il entrait de nouveau dans les surfaces de houx et de bois gentils. Étaient-ils en fleurs ? Non, le titre exact du tableau était : étaient-elles en fleurs ? Mais il ne racontait pas la suite de l'histoire ni même il affirmait qu'elle était arrivée. Les fleurs étaient les fleurs de la surface qu'elles venaient de traverser pour voyager à l'envers. Il s'essoufflait. Il eut un instant le sentiment de s'être égaré. Il suivait un passage vert sans en connaître les aboutissements. Il pariait pour un pré et une étable. La piste se tortillait entre des troncs qu'il ne chercha pas à identifier. S'il s'arrêtait, il entendait les rires qu'elles donnaient à l'écho en jouant à s'éclabousser au bord de l'eau facile du lac. Un hibou le dévisageait. Il passa sous la branche et se retourna pour constater qu'il le regardait toujours, ayant simplement (la tête) pivoté sur le corps immobile. Le ciel n'était que rayons. Un infini oblique. Flocheté à la surface que les voix irisaient comme l'eau le vent. Rides de l'ébauche.
Il se glissa entre des roches. Il approchait. Il avait vu le chaperon dans ce décor d'émergences noires. Des saules rayaient de vert les rouges d'une profondeur opposée à celle du lac. Il a disparu !
— C'était papa ! dit l'une en sortant précipitamment de l'eau.
— Filons ! dit l'autre que l'eau ralentissait car elle avait été plus loin malgré les cris de l'autre qui préférait l'aventure des flaques.
Le berger se frotta le nez. Bon, pensa-t-il, et il se leva, émettant un claquement de langue qui fit bondir le chien. Le troupeau était à l'équerre de cette relation d'homme à chien, paquant un tertre de trèfles naissants en bordure du bois d'acacias où des abeilles avaient repéré les premières fleurs. Les filles fuyaient pieds nus vers le pont. Lucile aimait ces courses folles tandis que Léopoldine était tout simplement effrayée par la perspective de la punition. Elle me haïssait quand je la frappais. Et bien sûr je n'ai jamais levé la main sur Lucile. Passons. Le berger attendit qu'elles eussent atteint le pont. Il les retrouverait sur la route. Le chaperon rouge s'agitait dans l'écran de sa broussaille de ronces. Le promeneur descendait sur le cul la pente en escalier d'un chemin de roche éclaboussé par les feuillages environnants. Mais les filles préférèrent se réfugier dans le moulin. Il attendit encore. Qu'est-ce qu'elles attendaient ? Il voyait le roux d'une chevelure et le cuivre d'une autre peau qui lui avait paru noire quand elle était entrée dans l'eau jusqu'à mi-cuisse.
Ce n'était pas la première femme-nénuphar qu'il découvrait sur le lac. D'autres femmes-fleurs l'avaient obsédé le temps d'une baignade. Il ne se cachait pas. Il était chez lui. Sur ses terres. Si la femme était nue, ce qui arrivait quelquefois en été, il ne trouvait pas le nom de la fleur. Sinon il connaissait le monde des fleurs comme s'il en avait été le créateur et il multipliait son talent à l'infini en maintenant la distance qui le séparait d'elles. Une femme nue est une fleur qui se noie. L'idée lui était venue en consultant son traité de botanique et il était allé revoir l'eau avant la fin du jour. Il pleuvait sur ces corps une pluie tiède de juillet. Il était seul. Le chien était couché dans la cuisine et les bêtes cherchaient le sommeil dans la bergerie. Les corps ne renonçaient pas. Ils s'aventuraient entre la pluie et le lac. La pluie produisait toute la sonorité, en attendant que le vent se levât. Il était à l'abri de son chapeau sous les branches d'un frêne blessé à mort par la foudre. Le frêne avait toujours été blessé à mort par la foudre mais quelqu'un se souvenait de l'avoir vue tomber du ciel un jour d'orage et de grêle. Les corps se croyaient seuls. Ils s'effleuraient juste le temps d'un cri qui semblait les déjeter de chaque côté de ce point de symétrie marqué dans l'eau par leur ombre. Les fleurs sous la pluie ont des noms d'oiseaux, avait-il pensé, lui qui aimait s'émerveiller au contact des mots que le séjour parmi les sens alimentait encore d'autres mots. Il ne compta pas les corps.
Ce pouvait être les corps des femmes qu'il avait guidées jusqu'au bourg deux jours auparavant. Il se souvenait à peine de leurs visages. Elles exhibaient des musculatures d'hommes et se comportaient comme des hommes au café où elles prenaient leurs repas. L'une d'elles lui avait confessé son désir d'être possédée. Il avait rougi. Une migraine tenace avait encerclé son cerveau et il ne pouvait plus penser. Lui avait-elle parlé du diable ou de l'homme ? Elle l'avait réduit au silence et il s'était mis à marcher devant elles. Il y avait peut-être un homme parmi elles. Ou plusieurs. Elles ne s'en souciaient pas. Elles avaient l'intention d'aller au bout de leur crise d'égoïsme. Elles avaient envie de le crier. Mais elles se plongèrent dans un silence religieux en arrivant au bourg. Il les conduisit sur la place. Elles caressèrent le chien. Il léchait les jambes, un peu étourdi par la tendresse qu'elles lui prodiguaient. Son maître semblait ne pas se décider à rebrousser chemin pour revenir au troupeau qu'ils avaient laissé dans un pacage clôturé. C'était un homme lent et silencieux, qui prenait toujours le temps de répondre aux questions qu'on lui posait et qui n'en posait jamais. Il ne tentait jamais de se soustraire à la curiosité qu'il inspirait aux autres, si ces questions étaient motivées par ce qu'il laissait paraître de sa personnalité et par ce qu'on croyait déjà en savoir. Malgré le silence. Une lenteur presque désespérante qui pouvait passer pour de la patience. Mais les questions ne touchaient jamais le fond de la connaissance qu'il avait de la vie et de tout ce qui s'ensuit, amour, mort, fidélité, postérité, utilité, raisons de vivre, de mourir, d'aimer, d'être fidèle, infini, pratique. Son aspect interdisait ce genre de réflexion. On s'attachait à en mémoriser les facettes. Une seule eût convaincu la mémoire. Une seule pour ne pas l'oublier ou plutôt pour s'en souvenir si l'occasion se présentait. Il était une sorte de monument d'une chronique dont on ne savait plus rien sinon qu'elle avait exercé son influence sur des générations de gardiens des traditions. Que restait-il de ce qui n'était même plus un passé, sinon ce corps sur le point de se désarticuler sans menacer de se démonter comme le puzzle qu'il n'était pas, qu'il ne pouvait pas être puisqu'il avait un sens à approfondir et non pas à deviner ?
Il vivait de peu. Sans être pauvre. Il possédait une maison et tous les outils de son travail. Il s'était endetté d'une façon raisonnable et on ne lui devait rien. Sa famille se réduisait à de lointaines parentés. Il connaissait ses héritiers et attendait lui-même l'héritage d'une lande où s'élevait la ruine d'une chapelle qui n'avait plus de nom. Étrange présence, qu'il visitait tous les jours, que cette mémoire dont il ne possédait que la légende pour l'instant. Il y établirait une grange, c'était le plus simple. La toiture avait résisté aux outrages. Elle était charpentée en poutres de cœur de chêne et les voliges délignées dans l'aubier des merisiers dont il restait quelques exemplaires sur la pente. Il montait tous les jours là-haut. Il ne s'y attardait pas. Il jetait un œil sur la charpente, par dessous, et s'il repérait une gouttière, il n'hésitait pas à monter sur le toit. Il n'aimait pas ce travail, à cause du vertige, de la nausée et de la sensation d'être regardé. Il ne voyait personne aux alentours mais il ne pouvait rien faire contre ce qui était la crainte d'être surpris en flagrant délit de nausée et de vertige. Il montait, travaillait aux tuiles et redescendait en espérant qu'il n'y aurait plus de gouttière avant longtemps. Il avait à peine vu le lit miroitant de la rivière. Le méandre limitait le village. On entrait par un pont plus récent que le vieux pont du moulin dont certains croyaient savoir qu'il était romain, ce qui ne voulait probablement rien dire, sinon qu'il était le plus vieux et qu'on éprouvait pour lui un certain respect dû aux vieilles choses qui semblent éternelles et qui font regretter de n'être soi-même qu'une existence. Le vieux pont inspirait, tandis que l'autre avait l'allure d'un pont. Il le traversait assez peu souvent, la route ne conduisant à aucun des endroits où il avait à faire. Même le cimetière se trouvait de l'autre côté. Il empruntait ce chemin tous les jours, entre les deux boucles de la rivière, passait devant le cimetière et s'éloignait dans la lande où les bêtes s'éparpillaient. Après la lande, les collines se succédaient en ordre croissant. Il n'avait jamais été jusqu'aux montagnes, peut-être parce qu'il n'avait pas pensé y trouver quelque chose à y faire. Il les regardait comme s'il en avait la nostalgie, mais il ne les connaissait pas. Il aimait les voir se perdre dans le ciel infiniment bleu de l'été ou bien elles s'élevaient dans le gris qui était la couleur nécessaire de leur neige. Elles étaient vertes ou blanches. Le blanc était sans nuance. Le vert pouvait changer avec le temps qu'il faisait. Il ne se souciait pas des coupes. L'été, on minait les souches. Il sursautait à chaque explosion. Le chien se réfugiait entre ses jambes comme s'il en savait long à propos des sauts en l'air des souches ou de n'importe quoi qui concernât l'arrachement à la terre. C'était un chien attentif et obéissant. Il avait été lui-même attentif et obéissant au moment de servir son pays. Servir était important. Cela avait un sens. La notion de pays était vague pourtant, surtout à une époque où il s'étendait au-delà de ses propres frontières, inventeurs d'autres pays malgré les désastres des conquêtes et la sauvagerie de ses conquérants. C'était tout l'effet de la solitude. Les vertiges, les nausées, les crispations. La chapelle, le pont romain, le pont non romain, les souches, l'irréalité des montagnes et leur présence mémorable. Il ne s'ennuyait pas. Il préférait la rêvasserie au rêve. Il ne connaissait pas le mot rêverie. Il l'eût aimé, parce qu'aucun verbe ne le change en reproche. Ou il en aurait inventé un pour son usage personnel. Un verbe à soi. Un usage qui ne détruisait rien malgré l'entorse. Je... rêverie. Il y pensait. Non pas aux sens et aux prolongements verbaux qu'il aurait accordés à ce mot qu'il ne connaissait pas, ou qu'il avait oublié, ou qu'il n'avait pas compris avec les autres. Il pensait à un autre je. Un je de la famille des rêves, moins filial que la rêvasserie, plus propre à l'emploi de la solitude. Ces réflexions l'abandonnaient finalement et il se mettait à penser à son travail. Son pain était sûr. Son toit solide et digne de sa présence parmi les autres. Il n'entretenait pas sa maîtresse et il n'y avait aucune chance pour qu'elle se convertît en épouse. Il regrettait cette fidélité. Comme il n'avait épousé aucune femme, se contentant de leur être fidèle quand il les aimait, il n'avait jamais été visité par le démon de la possession. Il ne savait pas, comme son chien, qu'il est plus facile de posséder une femme que de se rendre maître de la seule présence des autres. Il s'efforçait de ne pas lutter contre les autres. Il ne les méprisait pas. Il leur prenait leurs femmes et il était fidèle à leur abandon. Il avait mauvaise réputation. On avait même cherché à lui infliger la leçon du respect dû aux autres. Il n'avait pas lutté. Il avait fui. Et aucune femme n'était venue coucher dans son lit comme promis. Elles ne tenaient leurs promesses que s'il gardait le secret. Pourquoi pas ces secrets à la place du bonheur ? Elles étaient toute sa science de l'amour. Ne pas les aimer l'eût condamné à l'envers du silence. Elles auraient pris plaisir à lui couper la langue. Et il aurait donné tout l'or du monde pour assister à une seule de leurs conversations. Il n'y avait pas de secrets en elles. Il vivait du côté des femmes. Et elles le réduisaient à l'endroit du silence, maîtresses de toutes les symétries. Une de ses cousines lui avait proposé le mariage. Il la connaissait à peine et en tout cas elle ne lui inspirait aucun désir. Il s'était demandé, avant de lui répondre, si elle supporterait ses infidélités, car il ne comptait pas changer le sens de son bonheur. Il lui avait répondu qu'il ne savait pas. Tu ne sais pas quoi ? avait-elle répliqué sans lui laisser le temps d'exposer son ignorance. Et cette fois il n'avait pas répondu. Ils avaient continué de manger en silence, sans se regarder, ni rien. Et elle était repartie en lui demandant de réfléchir et de la tenir au courant. Il la revoyait tous les mois les jours de foire. Ils s'embrassaient comme des cousins et on papotait autour d'eux pour les taquiner. Elle rougissait. Ou bien elle était déjà rouge quand elle arrivait sur la place du marché. Ça n'avait pas d'importance. Il aimait les jours de foire parce qu'il y gagnait son mois. Et non pas parce qu'il la revoyait. Il ne cherchait pas à s'éloigner d'elle. Elle avait une manière assez peu orthodoxe de se coiffer. C'était tout ce qu'elle lui offrait. Et elle promettait peu. Elle acceptait de manger avec lui dans sa propre maison où elle entrait comme chez elle. Elle faisait la vaisselle. Il buvait un verre d'eau de vie dans laquelle elle trempait son morceau de sucre. Riquiqui. Un canard dans le riquiqui. Elle riait. Elle était grasse et douce comme un savon. Il pensait à elle en gardant ses bêtes. Et elle adorait qu'il sentît cette odeur. Sur ce point, elle ne différait pas des autres femmes. Et il croyait tout savoir de sa différence. Un jour d'été, il l'emmena voir les femmes nues du lac. Lui ne voyait que les femmes. Elle prépara lentement un déjeuner sur l'herbe, donnant des coups de pied au chien et elle tournait le dos au lac. Elle l'avait traité de voyeur. Il avait été guetteur pendant la guerre. Son outil était un poste de radio. Il n'aurait pas aimé que ce fût un de ces fusils semi-automatiques qu'il avait vus entre les mains d'un franc-tireur. Il lui parlait de la lunette, des jumelles, de la haine qui était devenue la sienne, qui ne le quittait pas. De l'autre côté du lac, les femmes étaient en pleine conversation. Un enfant les dérangeait. Il allait et venait entre le cercle qu'elles avaient formé, peut-être pour l'isoler d'ailleurs, et le bord de l'eau où il trempait ses pieds, se plaignant de la sensation que lui procurait le limon. Elles parlaient d'autre chose. On entendait très bien ce que disait l'enfant et rien de ce qu'elles se confiaient.
— Qu'en sais-tu ? dit sa cousine.
Elle voulait dire qu'il ne s'agissait pas forcément d'une confession. Il aimait bien l'idée d'une confession. Dans ce cas, elle était carrée et l'enfant semblait chercher à entrer dans cette géométrie de centre et de lignes. Oui, il était voyeur. Il y avait une distance entre sa passion pour l'existence et le spectacle de l'existence des autres. Il les déshabillait de toute façon. Elle finit d'arranger le repas sur la nappe. Il était à l'abri d'un noyer et il lui avait promis de ne pas s'endormir dans cette ombre. Elle tenait à lui. Il la regarda s'asseoir. Elle prenait d'infinies précautions pour ne pas sortir de la robe plus qu'il n'est permis. Il ne la courtisait pas. Elle se pencha sur un plat de viande coupée en tranches. Elle n'était rien sans cette abondance de nourriture. Elle le savait sans doute. Elle lui servit la viande sur une tranche de pain d'abord arrosée d'un jus doré à point. Il y flottait des herbes hachées menu. Le vin lui parut insolite. Il y secoua une langue chercheuse d'aventure. Elle le regardait sans comprendre. Elle lui avait vaguement confié son désir de voir la chapelle restaurée. Il fallait qu'il se souvînt qu'il en était le futur propriétaire. Elle était en désaccord avec l'actuel qui était un autre cousin. Mais celui-ci se noyait dans le chagrin d'une vieillesse qui lui faisait regretter d'avoir été jeune. Elle en parlait savamment. Elle évoquait cette cruelle expérience comme si elle l'avait vécue elle-même. Femme d'expérience et non pas d'aventure. Distance réduite à l'admiration dans le miroir. Il frémit en pensant qu'elle n'abandonnerait pas. La chapelle était un prétexte. Il lui avait peut-être promis de la restaurer. Une espèce de saint s'y était donné la mort. Il avait souillé l'autel de son sang, selon ce que pensaient les uns, ou bien il avait eu raison de la barbarie des autres. Paroles sacramentelles. Son bavardage l'étourdissait. Mais elle connaissait toutes les légendes. La chapelle, la tour, la pierre du lac, le pont et son pendu, les sabbats de la clairière aux primevères, les chevaux pétrifiés de la promenade aux aubépines, la femme tombée du toit du presbytère, l'entrée du val d'amour, et rien ne manquait à sa geste. Son appartenance à la terre l'hallucinait. Elle s'y comportait en amatrice du lendemain. Elle cueillait du temps à l'endroit même où il ne trouvait que le sommeil. Et il restait éveillé, un œil sur les nudités effarouchées du lac, l'autre sur le corps qu'elle tentait de se faire pardonner.
— Je t'en prie, dit-elle, ne parle plus de la guerre !
Il se tut. Le vin lui troublait l'esprit. Parler du désert était une façon de l'empêcher de se projeter avec lui dans la boue de ces lendemains qui ne l'enchanteraient pas. L'après-midi commençait par cette confusion. Il avala le dernier morceau de pain trempé dans la sauce que le vin n'avait pas violée.
— Elles ne mangent pas, dit-elle, ce qui explique leur facilité.
Que voulait-elle dire ? Que prétendait-elle lui arracher ? L'enfant ne les gênait plus. Il était occupé par sa peur, immobile au bord de l'eau, les pieds dans l'herbe qui lui paraissait presque tranquillisante à côté de ce que lui promettait la boue grise et fine des premiers fonds où il voyait nager des goujons. Étrange paralysie. Menace d'une éternité destructrice. Il y avait un infini entre elles et lui. Elles ignoraient tout de sa transe et il savait tout de leur indifférence. Comment attirer son attention ? Il méritait de revenir à la vie ordinaire. Vite pensé. Sans intention d'agir. Elle pliait la nappe et il tenait ouvert le couvercle du panier à provisions. Y aurait-il une légende de l'enfant des femmes du lac ? On habillerait leur corps parce qu'il serait nécessaire de les approcher pour en savoir plus. L'enfant ne se noya pas. Bien pensé. Sans intention de recommencer. La cousine soufflait sur des brindilles. Il était allé chercher de l'eau à la fontaine. Il entra dans le bois. Il se sentait traqué. Il trouva le chemin de la fontaine sans y penser et il entra dans la broussaille de la fontaine en se demandant s'il avait raison et si elle avait tort, ou si elle cherchait à le tromper et s'il avait les moyens de se montrer à la hauteur du désir qu'il ne pouvait pas partager avec elle. Les cris de l'enfant qui allait entrer dans la légende (ce ne serait plus celle de l'enfant des dames du lac mais celle du lac peuplé d'enfants) n'avaient pas d'importance. Les cris de la cousine non plus. Il y avait le cri des femmes qui entraient dans l'eau pour sauver l'enfant de la noyade. Il revenait de la fontaine et il s'était arrêté derrière un buisson d'épines pour observer calmement la scène. Une des femmes gisait dans l'herbe et une autre prenait cette tête morte de douleur contre sa poitrine. Une autre femme nageait derrière le cadavre qui tournoyait dans le courant. Il y avait d'autres femmes sur la berge. C'était elles qui criaient. Il ne fit aucun geste pour changer quelque chose à ce qui se passait devant ses yeux. Le cadavre plongea et réapparut plusieurs fois. Puis il disparut et la femme nagea encore à la limite du courant dans lequel elle n'était pas entrée. On le lui reprocherait. Pas les gens du village, qui savent tout de cette eau. Les autres, son entourage, les visiteurs aux corps si faciles, si lointains aussi. Il écouterait ces bavardages. La cousine serait désespérée, en proie à l'angoisse, à l'écœurement, à l'hystérie. Mais elle finirait pas montrer son côté de femme indestructible. Il y avait toujours un lendemain à ces fêtes, qu'on les troublât ou au contraire qu'on allât avec elle au bout de ce qu'elle y cherchait.
— Pourquoi pas ces jeux ? se dit-il en rentrant chez lui.
Il habitait au village même, mais un peu à l'écart, du côté des ateliers de menuiserie dont les moulins pourrissaient maintenant dans le même canal vidé de son eau rouge et bleue. Légende du canal. Il y en avait eu. Les moulins n'étaient pas des géants. Ils n'étaient même pas des personnages. Les écluses avaient l'air d'écluses. Et le canal était une géométrie particulière de la ligne, droite dans ce cas. Elle se finissait à l'autre bout du méandre. D'où le nom du village. Il empruntait ce chemin tous les jours, dans les deux sens. Il s'y ennuyait en pensant à lui. Le matin, en partant, il laissait la lumière du porche. Le soir, elle le guidait un peu. Il passait devant la maison d'un ami d'enfance qui avait perdu la tête au cours d'un combat. Il ne l'avait pas retrouvé. Il était pensionné maintenant mais pendant de longues années il avait vécu de la générosité des autres. Sans s'en rendre compte toutefois. Pour lui, rien n'existait sans doute que le ciel qu'il voyait de la fenêtre où il ne cessait pas d'exister.
— Il est arrivé quelque chose au lac ? lui demanda-t-il.
Il s'arrêta sans sortir du canal. Il eut une sensation d'étrangeté. L'ami apparaissait en contre-jour. Il n'aima pas cette sensation d'être regardé sans pouvoir à son tour soutenir ce regard. Le lit du canal s'effritait sous ses pieds. Il cessa de bouger pour prendre le temps de répondre. Et finalement il dit :
— Oui.
C'était une manière d'accepter l'invitation. Il grimpa le talus et se trouva à la hauteur de la fenêtre où son ami continuait de s'intéresser à ce qui venait encore d'alimenter la légende du lac. Il entra par la fenêtre. L'ami l'aida à enjamber les pots de fleurs.
— Quelle folie, cet amour des fleurs ! pensa-t-il.
Il essayait de ne pas penser au lac. Il n'avait pas fui cette fois. En nageant dans le courant, il s'était débarrassé de sa chemise. Celle qu'il portait appartenait à un autre. Il avait pensé à la femme qui n'avait pas eu le courage d'entrer dans le courant. Il y était entré lui-même en pensant qu'il ferait bien de ne pas s'imaginer qu'il était en train de revivre ce qu'il n'avait vécu que de loin, en voyeur, en guetteur, en observateur myope, depuis la broussaille où le spectacle de cette étrange course-poursuite avait semblé gâchée par une dose d'irréalité qu'il avait ensuite cherché à évaluer. Le corps de l'enfant ne fut retrouvé que tard dans la nuit. Il ne dormait pas. Il était peut-être en compagnie du même ami qui lui demandait de se raisonner pour ne pas tomber dans l'incohérence. L'ami exigeait un récit fidèle. Il lui avait menti la première fois en lui cachant qu'il avait vu tout le drame. L'enfant vivait encore quand il avait commencé à observer son achèvement. La femme était dans l'eau. Elle venait de sentir la force du courant et en même temps elle avait renoncé à y entrer. Lui-même avait eu largement le temps de se porter au secours de l'enfant. L'un ou l'autre l'aurait sauvé. Mais l'une luttait à la tangente du courant. Et l'autre attendait. Comment accepter l'idée même de cette attente ? Une confession était impensable. Il avait instruit son ami comme s'il tenait son récit de seconde main. Et tout avait recommencé. Peu importait que l'enfant fût cette fois sauvé. Peu importait l'enfance qui revenait. Il entrait dans la légende. Le lac inventait un lendemain où il avait un rôle à jouer. Il était entré dans le courant après une seconde d'hésitation. L'enfant en robe blanche tournoyait. Mais ce corps et cette robe étaient affectés d'une lenteur qui pouvait être le résultat de son combat contre l'eau qui l'emportait à une vitesse vertigineuse. Il reçut cette impulsion comme un avertissement. Il suffoqua pendant une bonne demi-minute. Lorsqu'il put enfin sortir la tête hors de l'eau, il s'aperçut qu'il tenait la main de l'enfant. Elle souriait. Ses lèvres étaient blanches. Elle montrait ses dents. Il fit encore un effort pour se placer sous elle. Le courant les engloutit plusieurs fois. Elle ne luttait pas. Ni contre l'eau ni contre lui. Il s'empêtra dans la robe qui se déchirait. Il vit la berge qui défilait, le pilier du pont neuf, le ciment de l'écluse. Le ciel même s'abandonnait à la gravité du tournoiement. Les arbres à l'envers, de nouveau le ciment et cette fois le métal noir de l'écluse, la vis sans fin qui semblait se visser dans l'air où il ne respirait plus. L'apaisement fut soudain. Il gisait sur elle, incapable de mouvement. Il était même entré dans la robe par une manche. Des voix l'appelaient. Il pensait à la dame du lac qui avait été incapable d'aller au bout d'elle-même. Elle était revenue sur la berge et s'était agenouillée dans l'herbe. Une de ses compagnes lui avait simplement jeté sa robe sur les épaules. C'était fini. L'enfant avait disparu pour toujours. Restait le corps réduit à son anatomie. Le corps vidé de son intelligence et des moyens de son existence. Le corps retrouvé. Le corps objet où la mémoire commence. Quelqu'un enfin le retourna dans l'herbe et dégagea sa main de la robe où elle s'était empêtrée. Il savait que l'enfant ne respirait plus. Il le savait depuis une minute. Les lèvres blanches s'étaient collées sur la peau de son cou et il avait senti l'arrêt de la respiration. Le tournoiement commençait à se ralentir. Il avait retrouvé le sens de l'horizontal. La surface de l'eau était à sa place, ses yeux à fleur de ce bouillonnement provoqué par sa propre bouche et il avait su que l'enfant ne respirait plus. Ils avaient heurté ensemble le fer monolithique de l'écluse, puis l'herbe avait fait son apparition, il avait senti une douleur aiguë à la surface de sa peau, et la tête de l'enfant avait perdu toute rigidité. La robe s'était nouée autour de sa main. Il avait épuisé ses dernières forces à tenter de la dégager mais il n'y avait rien eu à faire. Il avait fallu qu'on l'aidât. On l'avait un peu abandonné dans l'herbe noire de l'entrée du canal, à l'ombre de l'écluse qu'il franchissait matin et soir pour se rendre à son travail. Il avait trouvé la force de s'asseoir. Le corps de l'enfant gigotait entre les mains. Il n'y avait plus rien à faire. L'autre enfant pleurait en se reprochant une paralysie que ce sentiment envers sa sœur n'expliquait pas. Il s'approcha d'elle et il la serra tout contre lui.
C'était un corps différent. L'abandon était le même mais elle luttait contre l'asphyxie. Il aurait aimé avoir une sœur de cette trempe. Il se serait noyé dans le lac pour lui voler son enfance. Elle pleurait pour exprimer son amertume. Elle ne regrettait rien. Elle s'accrochait au rêve brisé de l'air exactement avec la même conviction qui avait mené sa sœur au bout du rêve incohérent de l'eau qui ne dort plus parce qu'elles l'avaient réveillée ensemble. Peau noire qu'il caressa, comme possédé par sa douceur.
— Il y avait Pierre aussi, dit-il à son ami.
La nuit était tombée. Ils buvaient de l'eau-de-vie sur le perron. Il s'était accroupi sur une marche et il parlait de ce désir. L'ami l'écoutait, facilement convaincu. Le fil d'Ariane se nourrit de confluences, pensa-t-il il dit Pierre ne t'en veut plus il pensait tout vient de là, de ce caprice du récit, de cette cohérence de l'imprévu.
Pierre était là, comme nécessaire, comme s'il était à leur recherche, comme s'il était arrivé trop tard, venant chercher Lucile qui était comme la gardienne du sang. Il la trouva dans les bras d'un paysan qui se remettait de son effort. Il ne paraissait pas affecté par son échec. Son chien lui léchait l'oreille. Il léchait le cou de Lucile qui était le portrait craché de sa tante Lucile. L'homme reconnaissait cette ressemblance. Il n'en était pas l'auteur. Pour une fois. Pensa Pierre. Il me trouva sous un arbre. Il venait me dire que je ferais bien de sortir Lucile des bras de ce paysan.
— Il n'a rien pu faire, dis-je.
— Rien ? dit Pierre.
Lucile semblait dormir.
— Dans mes bras, dit le berger à son ami. En moi.
L'ami pensait à Pierre.
— Je ne le trahirai plus, pensa-t-il en même temps.
Il recommençait. Cette confusion. À propos de ce qui vient de se passer. Sinon il est capable de la plus grande cohérence. Il passait pour un simple d'esprit. Il n'avait jamais donné la preuve de ce minimum de complexité qu'on exige d'un homme s'il prétend agir avec les autres. La plus grande cohérence était un lendemain de quelque chose qui pouvait être une fête, une moisson, une mort, un souvenir, une obsession, n'importe quoi qui fut inévitable, pas même explicable, en rapport avec le calendrier ou avec le temps, quelque chose d'hallucinant, d'absorbant, de tournoyant, une chose à la hauteur de l'espérance ou de l'attente, il ne savait pas. Il avait tout vu depuis sa fenêtre. Les filles jouaient à se retarder. À l'évidence, elles se rendaient quelque part. La négresse était plus souple, plus rapide. L'autre ressemblait à une paysanne de cette terre. Il reconnaissait ces rougeurs, la lenteur, le poids. Les bêtes erraient dans la lande. La pluie articulait des segments d'attente. Il en profitait pour revenir à la bouteille et il se servait un fond de verre. Quand il revenait à la fenêtre, la pluie avait cessé ou elle faiblissait et il attendait qu'elle cessât de tomber. Les filles apparurent pendant une éclaircie. Il les avait vaguement entendues jouer dans le bois. Il pensait toute la journée à une occupation capable de le soustraire aux effets du temps. Le fil du temps n'est pas le fil d'Ariane. Ni jeu, ni travail. Du temps perdu. Récit circulaire. Pour soi. Relativement aux autres mais sans eux. Du moins pas avec eux. À l'écart. Il n'avait rien essayé encore. Cela durait depuis longtemps. Il regardait passer les gens. Il lui arrivait même d'oublier de fermer la fenêtre. Il n'aimait pas regarder à travers le carreau. Il n'aimait pas soulever le rideau pour regarder à travers le carreau. Il préférait ouvrir la fenêtre. Il voyait le canal, le lac, le moulin, les ponts, les chemins. Il aimait les saisons. Il aimait moins les étrangers. Il ne leur ouvrait pas sa porte. S'ils frappaient, il les observait depuis le bow-window qui était aussi son endroit préféré pour lire. Que venaient-ils chercher ? Leur route ? Asile ? Sa compagnie ? Il ouvrait aux connaissances ou bien il leur parlait depuis le bow-window dont il avait ouvert une ogive. On insistait toujours pour qu'il descendît sur le perron où il se faisait toujours longuement prier parce qu'il savait qu'il finissait par descendre pour se soumettre à leur examen. Il était rarement propre. Il se salissait vite. On assistait patiemment à sa toilette. C'était toujours un dimanche et on lui apportait une hostie. Il fallait d'abord qu'il se lavât. Il tentait de s'en passer et il exigeait qu'on lui donnât l'hostie. Mais c'était inutile. Pourquoi répétait-il cette scène tous les dimanches matin ? Il finissait par se laver tout nu devant l'évier. Non, il finissait par laisser fondre l'hostie sur sa langue. Comme il ne pouvait pas s'agenouiller, il s'appuyait contre le mur et il baissait la tête en signe de soumission. Il ne voyait pas d'inconvénient à se soumettre à ce corps, à ce sang et à tout ce qu'il savait de l'éternité. Par contre leur exigence de cérémonie pouvait le mettre en fureur. Il n'exprimait pas cette révolte. Il se contentait de refuser de se laver. On remplissait l'évier de l'eau chaude soutirée à la cuisinière qu'on avait activée en entrant. L'eau fumait comme du feu. On y plongeait un savon, toujours le même, et on le frottait dans l'eau entre ses mains. On semblait le caresser. Pendant ce temps, il se déshabillait. Il fallait encore le prier pour qu'il s'approchât de l'évier. Voulait-il se frotter lui-même ou bien fallait-il se contenter de lui frotter le dos ? Il se sentait humilié mais le jeu en valait la chandelle. Il pensait : le feu en vaut la chandelle et il frémissait. Il souriait bêtement en recevant le gant oint de savon. L'hostie était dans un écrin qu'on tenait à l'écart de sa gourmandise. Je sais ce que je veux, pensait-il. Je le veux pour mon bien. Il finissait de se laver en fredonnant un psaume de sa connaissance. Il avait un mal fou à lire. Et plus encore à retenir ce qu'il lisait. On l'interrogeait sans trop exiger de sa mémoire ni de son intelligence. Il connaissait ses faiblesses et regrettait toujours de manquer le coche de leurs propres exigences. La mort l'épouvantait parce qu'elle existait. Les morts n'existaient plus et il ne les craignait pas. Il n'attendait rien d'autre des vivants qu'ils continuassent de se montrer attentifs à son anéantissement. Il ne se plaignait pas, sauf quand le gant, qui était de crin, s'attardait sur ses fesses en même temps que des commentaires rouvraient le chapitre de l'hygiène quotidienne. Il haïssait ces leçons parce qu'elles ne lui apprenaient rien. C'était des leçons à suivre. Elles ne flattaient pas son sens de la géométrie. Il était heureux de posséder un pareil sens. Il n'avait jamais rien espéré de leur compréhension qui se limitait à entrer en connivence avec son apparence. Il savait ce que cela voulait précisément dire. Il était le seul à le savoir. Il souhaitait qu'ils n'en sussent jamais rien. Le gant irritait toujours son anus et il passait le dimanche à le gratter et le lendemain il perdait son temps à le pommader pour ne plus en souffrir à partir du mardi et jusqu'au dimanche suivant où tout recommencerait avec la même et nécessaire fidélité. Il n'y avait pas d'alternative à son ennui. C'était à prendre ou à laisser. Il prenait. Non pas par habitude. Il se serait haï de le constater. Mais parce qu'il s'attendait à cueillir les fruits de sa patience.
Quelqu'un eut l'idée d'amener le cadavre dans sa maison. Il était dans le jardin. Il les vit, formés en groupe, remonter le chemin de l'écluse. Ils portaient le cadavre sur leurs épaules. Elle s'était donc noyée, à la fin. Il clopina vers eux et il leur ouvrit la porte. Le berger était resté sous les arbres au bord de l'eau. Il ne semblait plus appartenir à ce monde. Il fumait. On voyait la fumée. La lumière commençait à diminuer. Le temps était clair. Il se souviendrait du temps. Leurs pieds traînaient dans le gravier du chemin. C'était la maison la plus proche. S'il en avait eu le temps, il aurait donné ce nom à la maison. Il pouvait faire ce qu'il voulait avec le nom de la maison mais pas avec le numéro. Le nom de la rue lui était étranger. Il ne connaissait pas l'histoire dont il s'éveillait comme tous les autres, il rêvait rarement, il préférait penser qu'il était en train de vivre avec eux pour le meilleur et pour le pire, le sommeil l'aurait condamné au délire. L'idée d'amener le cadavre n'était pas mauvaise. On ne lui demandait rien. On remontait le sentier entre les sureaux. Quel silence à part le bruit des pieds ! Quelle vision à part le ralentissement dû à la chevelure ! Il ouvrit la porte et en même temps il pensa qu'il ne se souviendrait jamais pourquoi il l'ouvrait. Était-il un témoin privilégié ou n'avaient-ils aucune idée de ce qu'ils produisaient sur sa tranquillité ? La porte s'ouvrait sans lui. Il savait qu'il ne voulait pas l'ouvrir mais telle était la véritable fin de ce qui avait commencé quand elles étaient arrivées au moulin. Les cheveux ont cette présence. Ils coulaient à l'angle de la table où elle était couchée. Il contempla ses pieds nus. Un brin d'herbe titillait son attention. Il pensa qu'il ferait bien de ne plus y penser. Il avait cru lui-même mourir sur cette table le jour où il avait avalé ces champignons. Elle ne vomissait pas. On ne voyait pas son visage à cause d'un mouchoir. Il aurait donné tout l'or du monde pour le voir. L'or qui ne m'appartient pas, je le donne, et il ne se passe rien parce qu'il ne m'appartient pas, tout arriverait si j'en possédais au moins la valeur d'un grain de sable qui serait le prix de son regard. Il était sûr qu'elle avait les yeux ouverts. Il ne pensait plus au brin d'herbe. L'eau dégoulinait par terre. On y pataugeait en faisant le tour. Pourquoi tournaient-ils autour de la table ? On attendait que quelqu'un soulevât le mouchoir. Un dernier regard. Il frémit à l'idée de poser sa propre bouche sur ce qui n'était plus une bouche. Il alluma le feu dans la cheminée et il alla entrouvrir la porte qu'ils avaient fermée à cause des curieux mais le porche était resté éclairé.
— Qu'est-ce que tu as vu ? Exactement. Sans rien oublier. Sans inventer ni le début ni la fin.
Le frêne brûlait comme du papier. Il sentait cette morsure. Il posa la bûche de chêne sur les chenets. Son écorce flamba comme. Il retourna entrouvrir la porte que cette fois on avait ouverte entièrement. Il ne dit rien. Il approcha sa joue de l'entrebâillement. L'air portait leurs voix. Le picotement n'était pas un secret. Mais il n'expliquait rien. La cheminée n'avait pas de secret pour lui. L'âtre se remplissait d'une infinité de lumière. Il en parlerait à la male heure s'il en parlait. Il avait simplement posé la bouteille d'eau-de-vie sur le potager. Et sortit deux verres qu'on se partageait. On ne lui demandait rien. Quelle angoisse ! La robe s'égouttait dans la flaque des cheveux. Il jeta un œil par la fenêtre. Le berger n'avait pas bougé. Il était seul maintenant, toujours assis à l'endroit même où il avait plongé sans se demander si c'était lui qu'il sauvait ou elle qu'il condamnait à continuer sans lui l'histoire qu'il avait commencée et qu'il ne pouvait pas achever sans les autres. C'était là un raisonnement circulaire de première importance. Il ne dit rien. Je l'observais. En passant, il revenait de la porte, il frôla la chevelure. Cette distance le désespérait. Le grincement court des gonds finit de le désappointer. Il ne se retourna pas pour s'expliquer. La lumière du porche formait un triangle dans la lumière de la lampe sous laquelle elle gisait. L'angle était trop ouvert. Le repère était un nœud dans le plancher. Il en avait toujours été ainsi. C'était la même cheminée. Sinon on se perd en conjectures. Hein ?
La bouteille se vidait. Il sortit deux autres verres et il les posa à côté des autres. Il ne peut plus rien se passer, pensa-t-il. Elle semblait dormir. Ensuite elle aura l'air de se réveiller sans s'éveiller. Moment propice aux pénultièmes cérémonies de l'amour. Elle n'aurait pas d'autre mort. Et elle n'avait pas eu la même vie. Nous sommes différents jusqu'à l'étrangeté mais nous nous ressemblons. Il avait appris comme tout le monde que la vie sépare, que l'amour est utile et la mort nécessaire. Il s'en remettait à ses saints. Et au Dieu qui leur donnait un sens. Roberte ne viendrait pas. Il m'entendait le déclarer. Elle n'avait pas de nom. Elles n'ont pas de noms. Elles meurent comme des oiseaux. Elles sont encore vivantes mais on n'y croit plus. La mort s'interpose, elle ne pénètre pas. Le cercle seul est raisonnablement infini. Géométrie des conversations. Pendant que les uns parlent, les autres s'enrichissent. On revient toujours à cet or. La question n'est pas de savoir qui le possède mais qui n'a aucune chance de le monnayer. Son esprit s'embrouillait facilement. Le malheur des autres le déroutait jusqu'à la douleur. Mais je n'avais pas l'air malheureux. Il pouvait en penser ce qu'il voulait. Personne n'avait ce pouvoir.
Il ne voyait plus le berger mais le dos de ceux qui étaient assis sur le rebord de la fenêtre, les pieds au-dessus des fleurs et les fleurs piétinées pour ne plus y penser parce que la conversation est ailleurs. Ceux avec qui ils parlaient pouvaient voir l'intérieur de la maison et le dos de ceux qui s'interposaient entre leur désir et le corps. Le berger était parmi eux. Il répondait aux questions. Qu'est-ce qu'ils en savaient ? Leurs regards se croisèrent pendant une seconde. Il eut le temps d'exprimer à quel point il se sentait déprimé. Le berger avait peut-être compris mais il n'avait pas bougé et il acceptait de lever son verre chaque fois qu'on le remplissait. C'était une autre bouteille. Il y en avait d'autres encore. Frôler les cheveux ne guérissait pas de l'angoisse. Mais il croyait s'approprier leurs pouvoirs. Il n'y avait aucun moyen de la faire revivre. Ni maintenant, ni avant. Le lendemain était la seule issue. On le sait depuis longtemps. Des prophéties aux programmes de recherche scientifique. Lire demain les nouvelles. Comprendre demain ce qui s'est passé maintenant et continuer de l'expliquer parce qu'on n'y peut plus rien. S'enfoncer dans cette histoire qui est loin d'être fragmentaire. Le récit même est d'un continu impeccable. Le soleil irradiait la fenêtre. En même temps, la fraîcheur et les senteurs, le roulement des voix, l'immobilité. Rien ne le convaincrait qu'il n'appartenait pas à ce monde. Au moins comme reflet de lui-même. Il acheva le fond de la bouteille en buvant au goulot et il exhaussa le cadavre avant de le coucher. L'haleine du berger était épouvantable mais il avait ce désir de confession. Il lui parlait en collant ses lèvres aux siennes comme si c'était par là qu'il voulait que son cœur entrât. Pivoter la tête pour lui offrir une oreille plus propice n'était pas possible. Il la tenait à deux mains et il n'était pas de force. Le berger avait cette force. Mais il se trompait. Remplir la bouche des autres si l'on a la force. Sinon leur crier dans les oreilles. Et dans ce cas, ils n'écoutent pas. Seule la force les réduit à l'attention. C'était exactement ce qui lui arrivait. On les sépara cependant.
J'observais, inconsolable. Ma décision était prise.
— Je n'ai rien vu, disait le secrétaire. J'ai entendu les cris. Elles criaient. Une paralysie explicable.
Le gérant du château répondait à d'autres questions. Agnès avait vu quelque chose. Mais quoi ? Pierre entra par la porte du cellier.
— Je suis désespéré, dit-il.
Il parlait au maire.
— Le moulin ne sera jamais réhabilité dans ces conditions, disait-il à voix basse.
Le lac a mauvaise réputation. Il offrait son visage de cire jaune. Il clignait des yeux pour s'arracher des larmes. Il obtenait cette humidité, ce brillant, cette impression de communion avec la famille. Le passage de Lucile (ma fille) l'avait quelque peu déconcerté.
— Elle n'a pas encore pleuré, avait-il confié à Pierre. Elle lutte. Tout se passe après le premier sommeil. On ne lutte pas longtemps contre le sommeil. Ne la quittez pas des yeux.
Il craignait un suicide.
— Quelle beauté noire ! confessait-il sans rien cacher de son désir de possession.
Le cadavre de Léopoldine séchait lentement sous la lampe-tempête. La maison n'avait pas l'électricité. On rechargeait le réservoir avec une burette, sans décrocher la lampe, juste au-dessus d'elle, les gouttes de pétrole avaient formé une tache jaunâtre sur le devant de la robe, rendant presque transparent le tissu, et on pouvait voir les galets dont elle avait rempli ses poches.
— Explique-toi, Lucile ! s'était écrié le père en la secouant par les épaules.
Elle le regardait durement comme s'il était responsable de ce qui venait de se passer malgré elle.
Je me souviens de l'incendie de la maison de ces riches venus d'ailleurs. Le voilier était resté intact. Du moins vu de loin. Seul le mât avait dégringolé avec la charpente. Il avait plu sur ces cendres et on sentait l'odeur. La proue était un animal à tête de femme. Ou une femme sortant de la gueule d'un animal. Je ne me souviens pas. Leur fille avait eu la même attitude. Ce défi. Cette dureté. Elle dormait dans le voilier. Seule ? En tout cas le voilier est resté au milieu des ruines pendant tout l'hiver. Quelqu'un est venu le chercher au printemps. Il avait suffi de l'atteler. Le même regard. La même peau. On avait beau la secouer. Lui demander de s'expliquer. Elle ne disait rien mais son regard pouvait tout révéler. L'idée était d'amarrer le voilier dans le lac.
— Ce n'est pas arrivé, c'est tout, dit le maire.
La burette giclait par-dessus son épaule. Il se plaignait de l'odeur.
— Tout le monde n'a pas les moyens de l'électricité, dit le propriétaire de la maison. Nous aurions construit le quai et le moulin aurait servi de... d'atelier, de... restaurant... qu'en pensez-vous ? Nous allons manquer de pétrole.
En se retournant pour identifier l'auteur de ces paroles, lui qui connaissait tout le monde, il vit le mouchoir de dentelle, le cœur brodé, et la tache de sang. La tête avait heurté le pilier du pont, lui expliqua-t-on. Ce n'était pas vraiment une noyade. Ce n'est pas vraiment un lac. Le pont est si vieux. Si historique vous voulez dire ! Si nécessaire. Mais à quoi ! Au paysage. À sa pérennité. Il devenait obséquieux. Moi ? La nuit allait tomber.
Chez lui, à cette heure, il relisait les classiques. Changement de style. Les conversations l'avaient mélangé. Il était venu à pied, presque en courant. Il avait coupé par les jardins potagers. Une œuvre appréciée à sa juste valeur. Personne ne volait personne. Les chapardeurs étaient des vagabonds. Il n'avait pas retenu l'idée d'une clôture. Un portail à chaque pôle pour satisfaire tout le monde. Quelle idée ! Il passa devant la maison d'Agnès. Elle était sur le perron et il la salua. Elle ne répondit pas. Elle regardait le ciel. Elle était en prière. Grenouille, ne put-il s'empêcher de penser. Il la haïssait. Le portail grinça cependant. Il se rendit compte que Pierre l'avait suivi sur le même chemin, sans chercher à le rattraper. L'ombre de Pierre glissa jusqu'au perron. Lui entrait dans l'ombre. Il avait toujours une ombre à portée de la main d'où il pouvait observer tranquillement le comportement de ses administrés. Pierre embrassait le front d'Agnès. Il n'y avait pas de lumière dans la cuisine. On apercevait les épaules et le chignon de Roberte. Il ne connaissait pas Roberte. Il chercha la jeune négresse. Elle était à la fenêtre d'une chambre du premier étage. Une lampe de chevet éclairait le moutonnement de ses cheveux. La posséder une seule seconde. Et retrouver la seconde. La perpétuer. Il entendit la voix de Roberte qui se plaignait. On ferma la fenêtre de la cuisine. Pierre était resté sur le seuil et il fumait. Il semblait me regarder, dira le maire. Il recula encore. Il ne pouvait pas me voir. On ne l'avait jamais surpris en flagrant délit d'indiscrétion. Il avait des excuses toutes prêtes. Et cette capacité de maîtriser le flux de sa voix. Cette tessiture déjà convaincante dont il ne dépassait jamais les limites. Une voix agréable. Le dépassement rendu inutile par la facilité même avec laquelle il s'en tenait à la texture naturelle de son discours. Il était charmant avec tout le monde. Galant avec les femmes. Clair avec les hommes. Piquant la curiosité des enfants. Proche des anciens au point de leur inspirer le besoin de croire à ses promesses. Il les tenait généralement. La réhabilitation du moulin n'avait pas été une promesse. Il en avait eu idée bien avant que le comte eût celle d'ouvrir les portes de son château pour le donner à visiter. Évidemment, il avait songé à la pimenter. L'affaire semblait marcher. N'avait-il pas poussé lui-même le conseil à voter les crédits nécessaires à l'aménagement de la route qui conduisait au château ? Il n'y avait pas eu d'expropriations. Les terres étaient celles du château. Il ne donnait rien. Il continuait de prendre. Et il l'avait surpris en plein conseil en proposant de transformer le moulin en lieu de distraction. Le moulin, c'était dire le lac. L'idée était en l'air. Cette fois, il avait demandé à tous de penser à la nature. Le mot lui brûlait les lèvres. La route avait changé la nature d'un adret qui, avec la disparition des corvées, était un lieu privilégié des ballades dominicales. On n'y mettait plus les pieds depuis qu'elle était goudronnée et que des autocars la rendaient dangereuse, surtout quand ils la dévalaient. Le moulin avait son charme. Sa ruine séduisait les tendances au repos, au recueillement. Le vieux pont était nécessaire. Le nouveau ne conduisait qu'au château. Ou bien on en venait.
— Le château a renouvelé cette circularité, dit-il.
Sa voix menaçait de le trahir. Le moulin n'était plus son idée. Il avait tort d'en garder le secret. Pourquoi cette jalousie ? Ce temps passé à le perdre maintenant que le comte proposait d'en être le maître d'œuvre. Non, il ne s'opposait pas. Sa critique n'était qu'un temps d'arrêt qu'il voulait mettre à profit pour conserver au terroir ce que le château avait toujours tenté de s'approprier. L'idée qu'on y vécût aux dépens de la roture n'était plus acceptable. Cheval de bataille. Avec l'électrification et l'amélioration des voies de communication, il avait de quoi remplir son discours. Lui donner un sens. Flatter le désir d'identification. Il n'agissait qu'en leur nom après tout. Le comte lui, ne voyait que ses intérêts. Comme il savait où il allait en épousant sa cousine. Qu'il maintenait à l'écart de ses affaires. Ne l'avait-il pas encore éloignée aujourd'hui ? Où l'avait-il amenée ? Elle aimait les animaux sauvages et les bons restaurants.
N'avait-elle pas adopté un singe ? Sans doute parce qu'il était de la même taille que le comte. Même grimace. Même progression chaloupée. Même cri. Le singe habitait sur les toits du château, sous l'épi d'une girouette. Il fallait l'appeler par son nom, sinon il ne venait pas. Impressionnante descente de la gouttière, puis il prenait appui sur le mur et s'élançait au-dessus des parterres de fleurs qui entouraient le château. Elle lui caressait la tête puis le prenait dans ses bras, comme un enfant. Impossible de les approcher sans ces paroles qu'elle lui soufflait dans l'oreille. L'animal semblait comprendre. Il vous regardait en inclinant la tête sur le côté et ses lèvres bougeaient comme pour vous inviter à réduire la distance que vous n'aviez pas voulu franchir sans son avis. Mais c'était elle qui secouait la main. Pour refuser l'entrevue ou au contraire pour l'éterniser. Le singe ne la quittait pas. Il visitait vos poches. Par habitude, on les avait vidées. Ce qui l'irritait passablement. Il passait à l'intérieur, s'en prenait aux boutons dont il méconnaissait le mécanisme, la cravate l'intriguait et il n'y touchait pas, il avait détruit plusieurs chapeaux parce qu'on en portait rarement et il réclamait des cigarettes qu'il mastiquait en manipulant dangereusement un briquet, peut-être le vôtre, si vous aviez commis l'imprudence de ne pas l'oublier sur le siège de votre voiture où il le retrouverait immanquablement. Mais tout ceci n'était rien à côté de cette manie qu'il avait de vous tendre votre propre verre que vous veniez à peine de reposer sur la table basse où il était assis, face à vous, surveillant le verre, vos lèvres et ne renonçant jamais à cette image de vous qu'il était sans doute capable de perpétuer. Il était même venu au moulin et avait détruit les restes d'une fenêtre qu'il avait voulu ouvrir pour vous rejoindre sur la rive où vous vous entreteniez avec sa maîtresse qui, quand elle le voulait, avait une conversation des plus agréables. On tombait facilement sous son charme. Le singe vous rappelait à l'ordre.
Le comte était plus discret. Il ne s'asseyait pas si son épouse vous recevez dans le salon particulier qu'il lui avait offert pour qu'elle en usât à sa guise. Dans les allées, ou sur les chemins, il suivait. Le singe était aux bras de la comtesse et vous ne le quittiez pas parce qu'il était en train de fouiller dans vos poches ou qu'il s'acharnait sur des boutons qu'il n'avait aucune chance d'activer sur votre chemise. Ou bien il était assis à l'angle de la table basse qui portait sa trace. Mieux valait qu'il s'occupât de vos poches ou de vos boutons. Sinon il vous regardait fixement et vous finissiez par lui adresser la parole. Ce qui le détendait. Et l'amenait au niveau du tapis où il dénouait le lacet de votre chaussure dans l'intention de baiser vos pieds. On ne souhaitait à personne de le rencontrer entre soi et le reste du monde où la comtesse vous faisait signe de la rejoindre pour s'entretenir avec vous. Heureusement, l'animal n'aimait pas la voiture dans laquelle vous étiez venu parce que vous ne commettiez plus l'erreur de vous rendre à pied à ces réunions sans lendemain. Il vous avait suivi une fois, et vous vous étiez perdu pour avoir cherché à le perdre. Évidemment lui savait exactement où vous ne saviez plus être et vous étiez loin de vous douter qu'il en savait plus que vous sur cette question d'ailleurs posée à vous-même. Il allait de branche en branche et traversait en vainqueur des broussailles où vous auriez vous-même achevé de vous perdre. Finalement, elle vous attendait dans une clairière que vous reconnaissiez immédiatement.
— Il vous a fait tourner en rond, ce diable ! dit-elle simplement.
Et il traversa la toile du paysage en direction du château.
— Oui, oui, c'est par là, dit-elle.
Et vous la suivîtes. Vous avez pensé à une femme des bois. Elle marchait plus vite que vous et vous avez bien failli la perdre de vue. Le singe était sur le toit.
— Vous voyez ! dit-elle.
Que vous était-il arrivé ? Vous ne lui avez demandé aucune explication. Vous êtes retourné sur le chemin, vous retournant une fois pour la saluer. Le singe redescendait. Il fallait craindre que tout recommençât. Il agitait les broussailles derrière vous. Vous avez mis les pieds dans votre rue, un quart d'heure plus tard, avec le sentiment d'avoir joué son jeu. Impossible de se rappeler en quoi il consistait également. La fois suivante, il n'était pas monté dans la voiture, bien qu'il eût entre-temps dérobé le briquet.
— C'est une chance, dit la comtesse une fois ou deux plus tard (comment s'en souvenir ?), il n'aime pas les voitures.
Ils pouvaient donc s'en aller sans lui. Il remontait sur le toit et observait la route où la voiture apparaissait cinq minutes plus tard. Ensuite il s'accrochait à la boule d'amortissement du fronton où il habitait et il attendait leur retour, qu'il plût, qu'il ventât, qu'il neigeât même, il se transformait tout ce temps en diable immobile et on ne pouvait s'empêcher de penser aux diableries qu'il inspirait.
Vous ne vous êtes jamais approché du château dans ces conditions. Vous avez toujours su si la comtesse était en voyage ou en promenade. Elle vous avait prévenu, le singe ne l'accompagnait jamais. Le comte songeait pourtant à s'en débarrasser. Le gérant lui avait même fixé un ultimatum.
— Le singe ! s'était écrié son chasseur.
Et le comte lui avait donné une date sans lui dire d'où il la tirait. De son bureau, le gérant observait l'intranquillité du chasseur qui observait les toits d'où le singe observait la route. Roberte était arrivée sur ce. Et le singe, descendu des toits avec une rapidité qui fit pâlir le chasseur, déchira sa robe sous les yeux du gérant épouvanté. Son petit cri étonna le singe. Roberte était par terre et se plaignait. Le chasseur visa. Roberte fut assourdie par le coup de feu. Le cadavre du singe lui parut parfaitement irréel. Le gérant la conduisait à l'intérieur du château, soutenant la robe qui menaçait de tomber à ses pieds.
— Mon mari (moi) est à la recherche de nos filles, dit-elle pour changer de conversation.
— Vous avez amené vos filles ? dit seulement le gérant.
Roberte lui arracha les lambeaux qu'il lui tendait.
— Je leur avais dit de se tenir tranquilles, dit-elle en s'asseyant.
— À leur âge ? dit le gérant.
Mais que savait-il de leur âge ? À ce moment, le chasseur entra sans frapper. Il montra la bourse de plastique où le singe continuait de saigner. Roberte ferma les yeux. La porte grinçait derrière elle. Luttaient-ils à cause d'elle ? Mon Dieu qu'est-ce que c'était que ce singe ? Le gérant n'avait pas été clair à ce sujet. Il cherchait la clé de la chambre de la comtesse. Finalement, il lui proposa un de ses propres costumes. Elle refusa, continuant de nouer la charpie pour en faire une robe. Il en possédait une qui lui irait à merveille.
— Une robe ? dit Roberte.
Le chasseur avait un sourire cristallin.
— Le mieux est de l'enterrer, dit-il. Ou de le jeter dans le lac.
Il y avait même un morceau de robe dans la bourse où le singe se vidait. Le gérant ne cachait pas son impatience. Il brisa un cure-dents.
— Enterrez-le plutôt, dit Roberte. Cette idée de le jeter dans le lac ! Mais dites-lui donc qu'il l'enterre !
Le chasseur ne bougeait pas. Il n'avait pas l'intention de l'enterrer. Il avait plutôt l'idée de le jeter dans le lac. Il pleuvait. Et puis les chiens pourraient le flairer un de ces jours. Ils avaient donc des chiens, pensait Roberte. Une meute pour les jours de chasse. Il lui semblait les entendre hurler. Et les filles que je ne trouverais pas comme d'habitude. Et le temps que je lui prenais et que le gérant voulait mettre à profit pour lui révéler son intimité majeure. L'âge des filles n'était pas un secret. Mais pourquoi Lucile entretenait-elle sa sœur dans des aventures qui finiraient par les détruire toutes les deux ? Lucile était une garce. Elle allait toujours trop loin. Et Léopoldine la suivait pour se mettre à sa hauteur. Toujours plus haut. Jusqu'à révélation de l'être.
— Je l'enterre sous votre responsabilité, dit le chasseur en sortant.
— Et sous la pluie, dit le gérant en revenant à Roberte. Vous ne voulez vraiment pas que je vous prête ma robe ? Nous avons la même taille !
Roberte regarda l'œil clair qui l'éternisait.
— Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, disait le chasseur dans le couloir.
— Je n'insiste pas, dit le gérant.
Il regrettait maintenant l'incident en termes plus distants.
— C'est absurde, dit-elle, nous nous sommes séparés dans le bois, je ne comprends pas.
Le singe était une anecdote. Il lui offrit un verre de liqueur qui l'indisposa. Elle était grisée et se le reprochait. Il assista tranquillement à cette lutte, feuilletant les pages du contrat de vente. Proposer un autre verre l'émoustillerait. Il y renonça lentement. Il avait toujours du mal à renoncer à ce qui, même pendant une infime durée, lui avait paru nécessaire.
— L'histoire ne se termine pas ici, dit-il. Nous la continuons à notre manière.
Elle rétorqua :
— Je me fiche de cette histoire ! regrettant aussitôt ce qu'il ne pouvait prendre que comme le début d'une confession et en effet il adopta la posture tranquille de l'interlocuteur chargé de canaliser dans le sens de l'intelligibilité (et à son usage dans ce cas) le flux d'une esthésie dont il croyait, à tort ou à raison, posséder la connaissance des mécanismes et des matières premières.
Mais elle se taisait. Sa robe déchirée la ridiculisait. Elle n'avait refusé la sienne que parce qu'il l'avait choquée.
— Mon secrétaire est aux champignons, dit-il. Il n'y connaît rien !
Roberte : Il leur trouvera une excuse. Il les adore. Quelle idée de leur avoir permis de s'égarer !
Le lapsus ne l'éveilla pas de son intranquillité. Quant à lui, il commençait à s'ennuyer.
— Une goutte seulement ? finit-il par dire.
Elle leva un doigt. Il ne comprit pas. Ses sourcils formaient maintenant deux demi-cercles qui se touchaient. Il haïssait cette crispation mais il lui arrivait d'oublier qu'il devait en redouter les effets. Elle le regardait sans y croire. De blancs cristaux descendaient du goulot. Il tenait le bouchon en l'air dans l'autre main.
— Non, non, fit-elle enfin et elle eut un geste de la main et de la tête pour exprimer les flottements où la laissait encore le premier verre.
Il se servit. Le bouchon recueillit la dernière goutte, celle qu'on ne boit pas, dit-il. Elle sourit.
Lui avait-il vraiment proposé SA robe ? Elle se demandait si elle n'avait pas rêvé. Il lui avait offert d'utiliser son cabinet de toilette et elle était entrée dans une blancheur géométrique où elle n'avait pas trouvé ce qu'elle cherchait. Le miroir lui renvoya un portrait fidèle. La lumière électrique d'une fausse fenêtre flattait peut-être un peu le profil où son nez aquilin était le maître d'œuvre de son expression. Le singe s'en était pris au corsage. Il lui avait griffé les seins. Elle en humidifia la peau. Il avait lui-même ouvert le robinet d'eau chaude et il avait posé une serviette sur le bord du lavabo en la priant de prendre son temps. Il lui recommandait même d'en abuser. Elle avait perdu la broche de ses cheveux. Le chasseur la retrouverait plus tard, en revenant du lac. Que voulait suggérer, en admettant qu'il lui eût adressé ses dernières paroles, ce moulin par-dessus lequel il jetait son bonnet ? Lucile (la comtesse) ne manquerait pas d'achever l'histoire du singe comme elle savait inventer toutes les fins qu'elle entreprenait sous l'influence des autres. N'avait-elle d'ailleurs jamais agi autrement ?
— Un neveu ? avait-elle dit au téléphone. Un neveu qui n'est pas ton fils !
Et elle s'était empressée d'ajouter :
— Vous amènerez les filles, bien sûr.
C'était une question. Posée par elle, il y avait de quoi redouter qu'elle se satisfît de la réponse. Un non ne l'eût pas seulement désappointée. Elle n'aurait pas accepté de passer ce dimanche hors des limites du château et de sa contrée. Traverser cet écran protecteur, ce qu'elle n'entreprenait jamais sans la compagnie du comte qui se montrait patient et surtout clair au moment de lui expliquer le sens de leur éloignement, pouvait finalement l'abandonner aux prises et aux hasards d'un tournoiement qui se finissait toujours en hallucination et en effondrement de l'hallucination.
— Oui, dit Roberte, les filles... elle ne termina pas parce que sa belle sœur laissait exploser une joie sans retenue.
Dans l'écouteur du combiné de téléphone, cela se traduisait par des borborygmes traversés de cris pareillement intestinaux.
Le comte saurait mettre ce bonheur à profit pour lui faire accepter l'idée d'une promenade qui serait l'exacte réponse à la seule exigence du gérant qui ne pouvait tout de même pas négocier l'achat de la Tour en présence d'une folle. C'était le terme qu'il avait employé. Ce n'était pas la première fois qu'il la traitait de folle. Le comte n'admettait pas cette intrusion verbale dans la matière conjugale dont il n'avait jamais été le maître puisqu'elle était la maîtresse absolue. On l'imaginait assez mal montant le corps long et gracile de la comtesse. Ou on imaginait trop. La nature leur refusait l'enfant qu'ils désiraient autant l'un que l'autre. Et, justement, la folie de la comtesse était un obstacle définitif à toute tentative de se procurer, légalement ou non, l'enfant dont il avait maintenant un besoin douloureux. Il lui avait promis de l'amener voir son neveu, si la mère toutefois ne s'y opposait pas. Il ne manquait qu'une goutte pour faire déborder le vase de son bonheur. Elle prit l'allusion pour un compliment et passa deux bonnes heures à se pomponner dans la salle de bain. Elle en sortit en disant d'une voix triste mais ponctuée par la colère qu'elle ne pouvait pas cacher :
— Je ne veux plus retourner là-bas !
— Retourner où, ma chère ? demanda-t-il avant de se mordre la langue.
Elle sembla sur le point de pousser le cri que sa chair lui inspirait. Il sauta du lit et courut l'embrasser. Il embrassait son ventre nu si elle ne s'agenouillait pas pour recevoir ses baisers sur la langue.
— Il l'a eu, finalement, son fils ! grogna-t-elle.
— Tu m'avais promis d'être heureuse, lui dit-il sans conviction.
— Heureuse ? Moi ? Heureuse et inutile ? Comme tu m'aimes ?
Elle entra dans le lit. Il s'assit sur le tapis au pied du lit. Elle voyait le haut de son crâne chauve.
— Heureuse et utile, dit-il enfin, tu sais bien comment je t'aime.
— Oui, je le sais, dit-elle.
Elle savait tout de lui. En échange, il la protégeait. Le singe gratta à la porte. Il a encore brisé un carreau, dit-elle. Il se leva et s'approcha de la porte.
— Tu m'avais promis de coucher avec moi, ce soir, dit-il en posant sa main sur la poignée.
— N'ouvre pas, dit-elle. Coco ! retourne dans ta maison !
Coco gratta encore la porte. Il devenait frénétique. Il s'en prendra aux meubles, dit le comte en cueillant un coussin au passage. Il ouvrit la porte de la chambre voisine. Elle l'entendit se jeter sur le lit. Elle se leva, ferma cette porte en lui souhaitant une bonne nuit (il ne répondit pas et elle n'attendit pas la réponse) et entrouvrit celle que le singe (Coco) grattait avec détermination.
— Va-t-en ! dit-elle. Retourne dans ta maison.
Il se tranquillisa et cessa de gratter. Elle caressa sa tête grise. Promettait-il de se tenir tranquille si elle le laissait dormir au pied du lit ? Elle devait se lever tôt demain.
— Mon Dieu ! se dit-il.
Mais c'est déjà dimanche. Elle calcula le nombre d'heures que la nuit durerait encore. Le singe écouta le chiffre et le commentaire qu'elle ne concluait pas. Elle était entrée dans un de ces bavardages qui n'en finissait pas. Dans l'autre chambre, le comte respirait à peine sous le coussin qui amortissait les franges de ce discours insensé. Il s'enfonça encore dans l'édredon, dans cette région du lit où il trouvait généralement le sommeil. Mais la voix de Lucile traversait tous les écrans. Il le savait par expérience. Le singe semblait apprécier la phrase interminable qu'elle semblait reprendre où elle l'avait laissée. Elle lui trouva un pou et elle le prit par la main pour le situer à une distance respectable du lit, tout en parlant, ivre d'adjectifs où les autres mots semblaient trouver une mort méritée.
— Coco pas bouger ! dit-elle en levant un doigt que le singe regarda en grognant.
Ce seul geste l'irritait jusqu'à l'exaspération. Elle le tenait en l'air la seconde nécessaire à sa déroute. Coco prévisible et utile. Coco nécessaire ou inévitable. Le comte cherchait plutôt à se prendre les pieds dans un rêve où il était le chasseur, Coco jouait le rôle d'un chien qui montait à cheval et jouait du cor de chasse, et Lucile, nue et désespérée, disparaissait dans un sous-bois fantastique pour ne plus être la bête qu'elle redoutait de devenir. Il sursauta sous l'édredon. Le rêve l'avait à peine effleuré. Coco ! Coco ! Coco cherchait à briser un carreau de la fenêtre parce que la porte était fermée. Son poing martelait un vitrail de prix. Le comte sauta du lit pour aller à la rescousse d'un bien qui ne lui appartenait plus en propre. Il ouvrit la porte sans s'annoncer. Le vitrail vola en éclats.
— Coco ! dit-elle. Le vent ! La pluie ! Je ne supporte pas qu'on me mente !
Le singe enfila l'ouverture qu'il venait de pratiquer dans la fenêtre. Il atteignit la corniche et disparut sur les toits. Coco invisible ! Le comte tira les rideaux.
— Puis-je te regarder ? dit-il avant de se retourner.
Il n'avait pas attendu sa réponse. Il avait tellement désiré la surprendre. Le roulement incessant de sa voix était la cause d'une nausée abrutissante. Le rêve où elle redevenait l'essence même de la nature n'y était pour rien. Il la cherchait encore malgré lui. Elle se torturait. Il caressa ses cheveux. Il lui conseillait de dormir en vue de la promenade du lendemain.
— Nous sommes demain, dit-elle pour conclure son soliloque.
Il se sentit libéré mais demeura à sa portée.
— Coco brisera tous les carreaux de ce château où je suis née ! Il brisera le peu d'amour. Il retournera d'où il vient.
Il la regardait. La caressait. Implorait.
— Je ne veux pas changer, dit-elle. Tu ne me l'as jamais demandé. Promets-moi de me le demander.
Il promit. Coco pirouettait sur le toit. On entendait le raclement de ses griffes sur le zinc. Personne ne dormait.
Le chasseur veillait sur le perron du pavillon qu'il habitait hors-saison. La chasse ouverte, il dormait dans une dépendance du château où l'on conservait des vieilleries en attente de restauration. Comment expliquer cette accumulation autrement que par la richesse ? La richesse au moins ne s'explique pas. Et la pauvreté explique tout, sauf cet encombrement qui peuplait ses rêves malgré lui. Bon chien chasse de race. Son nom le prédestinait à la chasse et non pas son père, dont il avait de bonnes raisons de douter qu'il fût aussi l'auteur de ses jours. Il n'avait pas oublié les coquetteries de sa mère. Il en rêvait encore. Mais la nuit, le singe le réveillait au milieu d'un champ de rêve où il pensait n'avoir qu'à se baisser pour satisfaire ses désirs. La fleur en question résistait à l'arrachement (il ne cueillait pas) juste le temps de prendre conscience qu'il était une fois de plus réveillé par ce maudit singe qui avait un nom (le prononcer en pleine nuit, dirigeant le porte-voix vers les toits, eût trahi son insomnie et expliqué les cernes bleus de ses yeux noirs).
— Au diable ce diable et sa cour ! fit-il en rejetant la couverture qui tenait ses jambes au chaud.
Il avait un chat. Le singe inquiétait le chat et le chat ne touchait jamais le sol. Il était toujours en l'air, maître du chemin qui pourrait conduire le singe jusqu'à lui. Le singe s'y risquait quelquefois. Il s'égratignait sur les grilles, dérapait sur les murs, redescendait en catastrophe les créneaux d'une palissade où il laissait la trace de sa fourrure. Cris des bêtes. On n'en comprend que le sens. Mais le singe savait longer à deux mains les mâchicoulis des encorbellements que le chat empruntait en funambule.
— Drôles d'oiseaux, pensait le chasseur en se laissant aller à recueillir au moins une des gouttes de ce bonheur facile.
Le singe l'évitait. Et du coup il avait toujours l'impression de l'avoir dans le dos. Ces retournements inquiets, incalculables, imprévisibles surtout, lui donnaient des allures de bête et on se moquait de lui sans rien savoir des origines de la métamorphose, ou bien on s'aventurait dans des voies sans issue qui pesaient lourd sur le personnage. Chacier, qu'il s'appelait.
— Un vieux français, disait Constance en le taquinant.
Elle avait ce pouvoir et ne se privait pas de l'exercer sur les autres. Elle lui avait parlé du singe en prenant soin de n'utiliser ni termes savants ni concepts qui l'eussent dérouté. Il aimait bien les leçons de Constance. Il lui apportait du gibier qu'elle cuisinait à merveille. Ou des objets empruntés à la remise le temps d'un éclaircissement qui enrichissait au moins son vocabulaire.
Les mots étaient son tourment. Le singe était un mot facile à retenir. Le chat conservait son mystère. La comtesse venait quelquefois le caresser sur le perron du pavillon où il ajustait des culasses. Il s'entourait d'outils et elle adorait les manipuler pour en deviner l'utilité. Elle se trompait le plus souvent et il ne trouvait pas les mots d'une explication cohérente. Elle amenait le singe ou il la surveillait depuis les toits. Chacier frissonnait en pensant au chat. Il n'aurait pas aimé cette vie. Il se serait volontiers passé de la pensée. Le contact de la nature lui aurait suffi. Le contact, cet effleurement à vif, et non pas la pénétration dont la comtesse tentait de lui inculquer la théorie. Elle s'énervait, mélangeait les outils ou menaçait de jeter une vis ou un pontet dans l'herbe où il ne les retrouverait pas.
— Ne terminons pas cette histoire, disait-elle en pirouettant dans la clarté propice du perron.
Il l'avait échappé belle.
— Si cela arrive, lui avait dit le comte à qui il avait confié le désarroi où la comtesse le plongeait quelquefois, n'en parlez qu'à moi-même.
Il voulait dire qu'il interdisait qu'on en parlât à la comtesse. Il en parlait à ses compagnons, ce qui les amusait et les poussait à renouveler la tournée. Et de tournée en tournée, il perdait le sens de sa critique. Le comte devait bien le soupçonner d'être à l'origine des bruits qui arrivaient à ses oreilles. Il ne le lui reprocha jamais. Il ne se serait pas permis une pareille intimité avec un chasseur qui n'était pas le fils du chasseur auquel son propre père accordait toute sa confiance.
Mais la comtesse ne l'ennuyait pas. C'était une femme intelligente malgré le grain de folie qui la rendait incohérente au moment d'entretenir une relation à l'autre sans l'aide que l'autre lui refusait justement parce qu'elle était folle. Ces idées le faisaient frissonner. Il ne se voyait pas dans un de ces rôles. Ni dans le rôle de la comtesse, qu'il eût interprété avec la torpeur d'un débutant, ni dans la peau des autres dont il connaissait trop bien la consistance pour la trahir sous prétexte qu'elle avait l'avantage de la première réplique.
Il lui arrivait même d'entrer dans le pavillon. Elle en faisait le tour. Le singe était sur les toits ou assis sur une marche du perron. Elle l'appelait si elle avait découvert quelque chose qui l'eût intrigué à ce point qu'elle en riait aux éclats, se laissant tomber dans le sofa où lui (Chacier) ne couchait jamais de peur d'y laisser son odeur de vieille peau. Le singe pouvait la haïr. C'était assez facile à imaginer, cette haine de l'autre qui prétend s'approprier tout le bonheur à vos dépens. Chacier les voyait par la fenêtre. Le singe était assis sur la table basse. Il n'avait pas trouvé l'étui à cigarettes sinon la comtesse se serait follement amusée et le singe aurait dépassé les limites de l'indécence. Le chat veillait, pelotonné dans une suspension dont il avait escaladé le macramé poussiéreux. Il oscillait au rythme des battements de son cœur ou de sa respiration. Chacier jubilait. Cette agitation le déroutait, certes, mais elle faisait partie de son existence autant que les silences peuplés de regards auxquels la forêt le soumettait quand il en préparait la description que le comte attendait de lui.
— Vous devriez avoir un chien, lui dit un jour la comtesse, puisque vous n'êtes pas fait pour posséder un singe.
— Il ne faut pas aimer les chiens, répondit-il.
Et elle voulut qu'il s'expliquât. Il n'affirmait jamais rien à la légère. Et il lui parla du comportement des chiens.
— Les chiens ne m'intéressent pas, finit-elle par dire. Mais vous en parlez savamment.
Et il craignit en suivant qu'elle se lançât dans l'exposé de sa science des singes ou de ce singe en particulier. Elle attendait peut-être qu'il le lui demandât. Elle adorait provoquer ces attentes. Il ne se soumettait pas. Il eût été incapable de la contredire. Jamais il ne prendrait le risque de la détruire encore un peu. Et il ne souhaitait pas cet anéantissement bien qu'il le sût inévitable. Il avait peut-être pitié d'elle. Pourquoi pas cette pitié à la place d'un cri d'admiration qui pouvait passer pour une déclaration d'amour ?
Les jours où ils partaient en promenade (c'était presque toujours un dimanche et ils s'en allaient tôt le matin, il aimait ces matins de givre ou de tiède rosée), le singe ne descendait pas du toit. Il mettait le nez à la fenêtre pour regarder ce qui se passait dans l'allée ou simplement pour regarder le ciel s'il tonnait, ventait, pleuvait, neigeait, ensoleillait. Sinon le temps était gris ou passablement doux. Cette présence incessante occupait Chacier même dans les moments où son travail exigeait la plus grande concentration. Il n'aurait su dire d'où venaient le singe ni l'idée du singe. On ne lui avait pas demandé de s'en occuper comme il s'occupait des chiens. On le lui avait présenté comme un membre de la famille. La ressemblance avec le comte était frappante. Mais le singe allait nu. C'était toute la différence. Tandis que le comte soignait son apparence et qu'il était affable. Le singe pouvait mordre. Les chiens le haïssaient. Plus d'une fois, il avait fallu le chasser à coups de pierres de la grille du chenil où il les excitait sciemment. Chacier avait lancé ces pierres sur le conseil du comte qui déclara plus tard à la comtesse qu'il n'avait rien ordonné et qu'il lui avait simplement semblé que quelqu'un devait agir. La comtesse s'était interposée entre les deux hommes. Elle tournait le dos à Chacier et il pouvait sentir son odeur de châtaigne. Le comte admettait qu'il avait eu une mauvaise idée mais pourquoi l'avait-il exprimée devant un chasseur incapable de se rendre compte qu'il agirait mal (aux yeux de la comtesse) s'il lançait les pierres que le comte n'avait pas encore ramassées sur les bords de l'allée où ils se tenaient à une distance respectable du chenil et du singe qui en ameutait les hôtes outragés ?
— Vous faites des phrases, dit la comtesse.
Le comte grimaça.
— N'avez-vous donc pas réfléchi ? dit-elle en se retournant.
Il sentit la chaleur de son haleine.
— Je ne réfléchis jamais, dit-il.
Il commençait par l'insolence. Ensuite il mettrait tout son talent au service d'une entreprise d'adoucissement de l'agacement qu'il provoquait pour la vaincre. Le comte trottinait sous les arbres en compagnie du chat qui tenait dans sa gueule un bouchon de bouteille.
— Vous ne réfléchissez jamais ? dit-elle.
Elle était très douce. Elle n'entrait pas par la porte de la colère. Elle empruntait les passages étroits de l'attente. Il se sentit sur le point de dénoncer l'inconstance du comte. Elle apprécierait peut-être une critique fidèle à la réalité qu'elle connaissait sans doute mieux que lui. Peut-être. Sans doute. Il hésita. Juste le temps pour elle de le dénoncer.
— Vous ne trouvez pas que j'ai raison ? lui demanda-t-elle en lui prenant le bras.
Il ne répondit pas, ce qui valait un oui, vous avez raison, le comte a tort et la prochaine fois je prendrai le temps de réfléchir.
— Monsieur est un enfant, dit-elle.
Elle l'entraînait vers le bassin où le soleil rutilait.
— Monsieur ? dit-il comme s'il commençait une phrase, mais sa voix monta, contre sa volonté qui était de dire la vérité.
L'interrogation le sauvait de l'attente où elle avait l'intention de le noyer.
— Oui, Monsieur, dit-elle, sans qu'il sût si c'était une question (le début d'une phrase qu'elle le chargeait de continuer) ou si elle concluait dans le même sens que lui.
Le singe était dans l'allée. Il suçait des trèfles. Chacier frémit.
— Caressez-le donc, dit la comtesse.
Encore un conseil. Il hésita.
— Je vous assure qu'il ne vous en veut pas. Vilain Coco qui n'aime pas les chiens et que les chiens n'aiment pas. Aimez-vous Coco comme je l'aime ?
Elle lui prit la main. Une morsure lui eût donné raison, mais il se résigna. Le singe était doux.
— Vous voyez ? dit la comtesse. Vous n'êtes pas un chien.
Il rit. Et elle était heureuse qu'il eût compris la leçon. La ressemblance était fâcheuse. Cet ennui commença de le miner. Le comte revint. Il conservait la distance.
— Vous l'avez amadoué(e) ? dit-il.
Chacier bafouilla quelque chose. Le singe sauta sur le rebord du bassin et se pencha pour boire.
— Il boit comme un chien et rit comme un homme, dit le comte en imitant les deux grimaces.
Le chat jouait à ses pieds.
— Vous veillerez donc à ce que le singe ne s'approche pas du chenil, dit le comte.
— Oui, Monsieur, dit-elle. Chacier n'aima pas cette complicité. Sa vie devenait incommode. Une fois de plus. Il n'y pouvait rien. Le singe les arrosa. Le chat disparut. Le comte s'était réfugié derrière la comtesse qui suppliait Coco. Chacier ne bougea pas. L'épaule de la comtesse touchait la sienne.
— C'est une géante, pensa-t-il sans tenir compte que lui-même ne dépassait pas la taille moyenne des hommes.
Le comte se glissa entre eux. Il grimaçait encore. Cette fois il s'agissait des reproches qu'il adressait au singe sans les prononcer. Chacier se surprit à tenter de déchiffrer ce que les lèvres articulaient sans la voix. Puis le singe entra dans l'eau, entouré de gerbes étincelantes. La comtesse l'exhortait.
— En hiver, le bassin est gelé, dit le comte.
Le regard de Chacier se troubla. Il pensait à autre chose. La comtesse voulait savoir.
— Autre chose ? dit le comte.
Autre chose que quoi ? Chacier pâlissait. Le singe tourbillonnait dans l'eau. Il criait peut-être.
— Rentrons, dit le comte.
Chacier fit un demi-tour sur place. Au bout d'une minute, il s'aperçut qu'il suivait le comte et que la comtesse les avait lâchés.
— Dites-moi, Chacier, cette autre chose, ce passé, votre énigme, une blague, n'est-ce pas ?
Chacier eut un geste évasif. Le comte s'était arrêté pour le toiser.
— Vous vous trompez au sujet de la comtesse, dit-il. C'est une femme admirable, en dépit du bon sens, je vous l'accorde, mais admirable tout de même.
Chacier continuait de marcher.
— Je n'ai pas dit le contraire, dit-il lentement.
— Le contraire ? fit le comte. Mais qui vous parle du contraire ?
Il l'avait rattrapé et marchait maintenant à son côté.
— Je n'ai rien dit, précisa Chacier.
Le comte grommela. Ils arrivaient au chenil. Les chiens adorent le comte. Il les domine. Le regard, la voix, ce que la peau exhale de vos sentiments réels. Le comte passait pour un maître en la matière.
— Mais bien sûr, dit-il en longeant la grille, je vous suis inférieur.
Les chiens léchaient ses doigts boudinés.
— La comtesse le sait, dit-il.
Et reprenant son souffle, il ajouta :
— Elle me l'a avoué.
Chacier perdait pied. Il dialoguait rarement, sauf aux cartes, où il était champion, et avec les femmes, auxquelles il mentait. Peu importait qu'il mentît à ces femmes pour parler avec elles. Il y pensait peu (à ces mensonges) pendant qu'il leur parlait et ensuite il n'y pensait plus ou s'il y pensait, c'était à titre d'exercice de la conversation. La comtesse savait cela aussi. D'où le tenait-elle ? Le comte ne voulait pas la trahir. Il ne la trahissait jamais. Et il lui mentait aussi souvent que c'était nécessaire.
— Elle a reçu des confidences, dit-il.
Il ne précisait toujours pas le sens de sa pensée. Chacier se taisait.
— Je ne vous envie pas, dit le comte.
De quoi parlait-il ? Où voulait-il en venir ?
— La fidélité est le pire des mensonges, déclara-t-il sur le perron qu'il gravissait en même temps qu'il développait cette étrange conclusion d'une conversation inachevable.
Il claqua la porte ou la porte claqua. Chacier avait seulement posé un pied sur la première marche. Le singe l'avait rejoint. Il était juché sur la main courante de la balustrade, luttant contre l'oblique, la patine. Il cherchait son regard. S'il le regardait bien en face, il entrerait dans cette conversation où les mots (les siens) n'avaient plus de sens tandis que les cris du singe passeraient pour compréhensibles. Étrange tableau d'un théâtre écrit pour le tableau et non plus pour le théâtre. Le singe glissait lentement sur la patine, sur l'oblique. Il tendait une main (une patte) vers la potiche où fleurissait un rosier et Chacier était appuyé sur le socle, un pied sur la contre-marche et l'autre dans le gravier de l'allée. À l'autre bout de laquelle la comtesse s'était arrêtée pour les observer. L'ombre d'un blanc noyer la dissimulait. Elle était au théâtre. Le banc en plein soleil. Elle y renonça, frissonnant dans l'humidité tremblante de ce qui pouvait être un matin (on ne s'en souvient pas) ou une fin de jour (on s'en souviendrait). Le singe se cala contre la potiche. Il regardait à travers le rosier, ne touchant pas aux tiges, s'efforçant de rencontrer le regard de Chacier qui n'avait jamais vu un singe de sa vie, en tout cas pas un de cette espèce. Il semblait parler au singe. Évidemment (pensa la comtesse), le comte était à la fenêtre et il observait toute la scène, le singe et Chacier sur la scène, et elle dans l'orchestre d'une ombre qui n'avait plus de secret pour lui.
— Qu'est-ce qu'il veut ? Que je me donne en spectacle ?
Elle franchit l'éblouissement qui la séparait du banc. Assise, elle paraissait plus réelle. Le comte l'observait d'une des fenêtres du deuxième étage. Oblique on peut dire presque parfaitement parallèle à l'oblique de la rampe, pensa Chacier. Eux et moi. Il fit un pas dans l'allée. Le singe sauta sur une marche. Sa chaînette cliqueta. Chacier se retourna. De l'or. Avec son nom gravé. Sa date de naissance. Un baptême noir. Sacrifice de la dernière fertilité. Elle ne veut pas porter l'enfant qu'il est en mesure de lui donner. Hystérie d'une fécondation avortée. La femme à qui on ne ment pas.
Il entra dans le soleil de l'allée. Elle se leva à son passage, appela le singe qui couinait derrière lui comme une peluche, cliquetant la chaînette d'or, lui un peu dérouté par la gravure qu'il imaginait et imaginant la pierre tombale (à la place du corps) et son frontispice allégorique. Pourquoi une allégorie à cet endroit-là ? Il avait acheté au comptant une concession assez coquette dans le cimetière de son village.
— Vous avez un village ? dit la comtesse avec cet air rêveur qui finissait de le dérouter.
Elle avait raison. Le cimetière n'appartenait à personne. Et le village était une propriété privée. Le travail comme bien commun ? La pauvreté qu'il nourrit. Et le temps perdu qu'il n'achète pas au moment d'en posséder la valeur. La parcelle de terre était entourée d'une grille qu'il avait lui-même forgée dans l'atelier d'un serrurier de sa connaissance.
— Oui, oui, fit la comtesse.
Le singe marchait devant eux, secouant la broussaille des côtés ou pataugeant dans la rigole des fossés. La pierre était couchée dans un jardin, un peu à l'écart du potager, entourée d'herbe, face au ciel. Un coup de burin avait commencé son nom. Entreprise de destruction.
— Je n'avais pas compris que c'était vous le mort, s'était excusé le lapidaire.
— Pierre précieuse en effet, dit la comtesse.
Pourquoi lui racontait-il ce que le singe n'aurait pas compris ? Comme il ne disait plus rien, elle prit la parole pour lui parler de la passion (de sa folie) pour les choses de la nature qui ne sont pas des choses comme on dit mais des êtres qui ne nous ressemblent pas ou auxquels on s'efforce de ne pas ressembler parce qu'ils nous ressemblent. Elle le pencha sur les étamines d'une fleur dont il ignorait le nom. Elle ne se lassait pas de revenir aux mêmes raisons de s'abandonner sans résistance. La fleur avait l'odeur particulière de tous les vertiges.
— Non, non, dit-elle, ne vous penchez pas, agenouillez-vous, mettez-vous à sa hauteur, ne vous faites pas plus grand que vous n'êtes !
Il posa un genou dans l'herbe moite. Le singe l'imita, mais sans la fleur.
— Vous voyez ? dit-elle, il ne comprend rien, il vous imite et il ne connaît pas la fleur. C'est toute la différence.
Elle l'aida à se relever.
— Vous comprenez ? dit-elle.
Elle portait la même chaînette, mais avec une clé au lieu de la médaille.
— La clé des champs, dit-elle en s'envolant.
Une clé pour rien. Il n'y a pas plus de porte que de beurre en broche ! Ne l'excitez pas, lui avait conseillé le comte. Il s'y prenait mal. Il se sentit obligé de lui dire qu'en effet elle volait.
— Pas comme un oiseau, dit-elle en revenant d'un coup d'aile. Comme une femme.
Le comte singeait. La comtesse volait. Il fallait se mettre ça dans la tête. Ne pas exciter l'oiseau-femme. Ne pas chercher à avoir le dernier mot avec le singe et son double.
— Ni lui comme un singe ! dit-elle encore.
Elle se frottait contre lui.
— Oui, Madame, bafouilla-t-il. Et oui Monsieur, précisa-t-il.
Oui aux singes et aux oiseaux de ce pays lointain qui ressemble tellement au mien qu'il m'arrive de ne pas regretter de l'avoir quitté.
— Je suis une excentrique, vous vous en rendez compte ? dit-elle.
Elle décapita un cèpe de la pointe du pied. Il découvrit ses bottines. Le singe examinait le cèpe sans le toucher. Maintenant c'était lui qui cherchait son regard. Le comte possédait-il un oiseau ? Elle avait bien son singe. Que lui restait-il ? Le chat, les chiens, la bréhaigne du comte, le hibou du grenier et le merle du chêne qui faisait de l'ombre à sa fenêtre. Elle le quitta sur un coup de tête à la croisée des chemins. Par là, l'impossible retour si l'on rencontre la liberté. Par ici, le retour à l'impossible liberté. Dit-elle avant de s'évaporait en compagnie du singe qui claudiquait derrière elle à cause d'une épine qu'elle n'avait pas la patience de retirer.
— De quoi ai-je parlé ? se demandait-il.
Il était bien sur le chemin du pavillon. Pendant un moment, il en avait douté. Il s'habituerait à ces manies. Ne s'était-il pas habitué aux siennes ? La comtesse avait l'habitude du singe. Ne pas s'ôter cette idée de la tête sous prétexte qu'elle ne voulait encore rien dire. Le comte aussi avait des habitudes. Il apprendrait à les connaître. Le temps jouerait en sa faveur. Le temps est celui du destin. Il n'y en a pas d'autres. Un temps de métronome. Mesure pour mesure. La même clé jusqu'au point d'orgue. Elle portait la sienne en sautoir.
Il rentra pour se consacrer au rangement des outils qu'il avait accumulés sur la table de la cuisine. Il possédait des boîtes, les boîtes des couvercles et le tout entrait dans un tiroir du buffet. Dans l'autre tiroir contenait le désordre, cartes postales, bouts de ficelle, couverts en argent de son baptême, factures, pièces de monnaie, un crayon et une lame de rasoir pour l'affûter, activité qui l'occupait quelquefois à la veillée, quand il n'avait plus rien à écrire, jusqu'à épuisement du crayon. Il écrivait à des femmes, à des notaires, à un ami dont il était le débiteur depuis de longues années, à l'instituteur de son cours moyen avec lequel il entretenait depuis toujours une amitié au fond stérile, mais agréable, nécessaire à force d'habitude, comme si elle ne devait se terminer jamais. Il conservait une quantité impressionnante de brouillons dont les plus anciens, ficelés en liasses approximatives, continuaient leur existence préliminaire dans une malle, nourrissant le tergal d'un costume et les fleurs d'oranger d'un autre temps, entre une pile de livres qui avaient eu leur importance et des outils qui n'avaient plus aucune chance de servir.
Il était allé chercher la malle à la gare le lendemain de son arrivée au château. Il ne possédait pas de voiture. Le comte avait déniché une vieille Terrot chromée jusqu'à la gueule, un tricycle qui avait appartenu au matelassier du village. Il finissait ses jours dans l'écurie, entre une bréhaigne à l'oreille hystérique et le portrait d'un vieux chien, peint à l'huile sur une grosse toile, dont on ne pouvait plus se souvenir. Le comte bricolait assez bien. Chacier s'était vu confier le desserrage des boulons récalcitrants. Le comte avait aimé ces démonstrations musculaires. Chacier portait un vieux tricot de laine et des pantalons de velours côtelé. Il chaussait des godillots vieux et négligés. Il avait posé sa veste sur le manche d'une fourche plantée en terre par le comte qui y avait superposé son boléro. Il travaillait à la moto depuis deux jours. Chacier l'avait trouvé dans l'écurie en arrivant. Il était venu à pied depuis la gare où il avait laissé la malle. Il portait une valise et, en bandoulière, une musette. Le béret était soigneusement plié sous une épaulette.
— Chacier ? fit le comte en le voyant entrer dans l'écurie.
— Oui, fit Chacier.
Et il posa la valise par terre. Le tricycle rutilait sous une lampe-tempête visitée par les mouches. Le comte était un nain. Il avait retroussé les manches de sa chemise et déboutonné le col.
— Vous arrivez avec un jour d'avance, dit-il.
Chacier ne bougeait pas. On ne pouvait pas voir son visage. On devinait un homme impatient.
— Je reviendrai demain si vous voulez, dit-il.
Le comte haussa les épaules. Les réponses à tout l'agaçaient toujours. Chacier renifla. Il se sentait dérouté. La jument le regardait.
— Vous m'aiderez plutôt, dit le comte. J'ai pensé que si vous n'aviez pas de voiture...
— Je n'ai pas de voiture, dit Chacier.
— Vous aurez un tricycle, dit le comte qui se sentait toujours un peu fiévreux quand l'agacement provoqué par l'impatience des autres atteignait son point critique. Vous ne dormirez pas dedans, fit-il en ricanant.
Chacier luttait contre une lointaine nausée qui ne lui inspirait aucune réplique. Il y pensa plus tard quand il se retrouva seul dans le pavillon de chasse. Il se regardait dans un miroir.
— Tout le monde n'a pas votre chance, dit-il au reflet du miroir.
La réplique eût sans doute décidé le mauvais sort. Le comte parut apprécier son silence. Il y goûta même. Il se régala d'une bonne minute pendant laquelle Chacier se radoucit. Il n'était pas un indomptable. Surtout au moment de perdre une place dans laquelle il n'avait pas encore mis les pieds.
Factotum. On ne tarderait pas à l'appeler le chasseur. À cause de son nom. Il portait aussi bien les autres. Il rencontra la comtesse sur le chemin du pavillon. Elle ne s'attendait pas à trouver un homme pour interrompre sa promenade. Une femme l'eût intriguée. Un homme l'hallucinait un peu mais elle se reprit quand il fut à portée de sa voix.
— Nous vous attendions pour demain seulement, fit-elle en avançant une main qui était un aveu de fragilité et peut-être même de douceur.
Il se pencha. Elle appréciait la galanterie et elle lui toucha légèrement l'épaule.
— J'ai dû fuir plus tôt que prévu, dit-il en se redressant.
Elle rit.
— Évitez ce genre d'insolence avec le comte, dit-elle en se dirigeant vers le pavillon.
— Trop tard, pensa-t-il.
Mais il ne dit rien. Elle marchait devant lui. Il toucha la clé dans le fond de sa poche.
— Monsieur est déçu, n'est-ce pas ? dit-elle sans se retourner ni s'arrêter.
Il crut pendant une seconde qu'elle parlait de lui.
— Il n'aime pas qu'on le surprenne en flagrant délit, continuait-elle.
— Vous comprenez sa faute ?
Cette fois elle se retourna.
— Je regrette, dit-il sottement.
— Mais vous regrettez quoi ? dit-elle en pressant le pas.
Ils arrivaient au pavillon.
— Le tricycle sera prêt demain, dit-elle. Mais ne comptez plus sur moi pour préparer l'intérieur de votre séjour parmi nous.
Elle montait le perron.
— Nous ! fit-elle.
La clé en sautoir ouvrait la porte. Elle en ouvrait d'autres.
— Pas toutes, précisa-t-elle. Il a ses secrets. Vous en avez, vous ? Comme tout le monde, oui. Je voulais dire : plus que de raison ?
Elle l'empêchait d'entrer et tenait la porte entrouverte.
— Il n'y a pas de raison d'avoir des secrets pour les autres et toutes les raisons d'en avoir pour soi-même.
Elle ouvrit la porte. La valise était ouverte sur la table, la musette suspendue à un clou du linteau de la cheminée et il avait bu une eau dont le verre était posé sur le potager. Le robinet gouttait. Elle recueillit la goutte sur la pulpe de son index.
— Vous vous arrangerez, n'est-ce pas ? Le bois est dans la remise. Vous courez ?
Il rougit.
— Ne répondez pas à mes questions. Vous connaissez les femmes mieux que moi. Monsieur ne les connaît pas. Vous l'aiderez.
Elle le poussait dehors.
— N'abusez pas de la clé, dit-elle en descendant avec lui.
Il s'entendit prononcer une promesse dont il ne pouvait pas mesurer la portée, ce qui en temps ordinaire ne lui arrivait jamais.
— Jamais ? dit-elle. Vraiment ?
Il ne pouvait pas commencer par un mensonge.
— Je vous crois, dit-elle. Vous chassez ? Vous chasserez beaucoup. Vous aimez les chiens ? Les bêtes ? Les singes ?
Il la suivait encore. Elle détestait qu'on la côtoyât. Elle semblait être en perpétuelle tentative d'évasion.
Ils revenaient à l'écurie. Le comte fumait sur le seuil.
— Vous l'étonnerez, n'est-ce pas ? dit-elle dans l'oreille de Chacier.
— L'étonner ? dit-il.
— Il serait un factotum étonnant si c'était ce qu'elle voulait, dit le comte.
Vouloir ?
— Le tricycle sera prêt demain, dit le comte. Comme prévu. Et vous, mon amie, qu'avez-vous prévu qui n'arrivera pas ?
Elle l'embrassa sur le front. Chacier ne savait plus où se mettre. Il avait perdu son insolence. Dans l'écurie, la bréhaigne léchait le siège du tricycle. Maintenant c'était le chien qui le regardait.
— Vous irez chercher votre malle demain, dit le comte.
La comtesse avait disparu. Avait-elle jamais existé ?
Ils passèrent la journée à remettre en route le tricycle. Le comte bricolait avec acharnement. Chacier s'appliquait.
— Ne jugez pas nos apparences, dit le comte.
Chacier le regarda sans comprendre.
— Le tricycle, dit le comte. Le pavillon. Etc.
Le moteur pétarada enfin. Chacier s'installa sur le siège. Il embraya doucement.
— Faites le tour du propriétaire, lui cria le comte qui était resté sur le seuil tandis que le tricycle cahotait dans l'allée.
Chacier passa la seconde et freina aussitôt. Le moteur s'emballait facilement. Il aperçut le comte dans le rétroviseur. Il gesticulait comme un pantin. La bréhaigne regardait par-dessus son épaule.
— Je lui ai tapé dans l'œil, dit Chacier.
Il tourna deux fois autour du bassin. Le chat l'observait, juché sur le dos conchié d'une Nymphe ou d'un Narcisse. La main effleurait l'eau. L'entrejambe était visité par une géométrie de fleurs. Un autre personnage semblait creuser cette terre. Le jet d'eau sortait de son crâne et retombait sur le côté, ruisselant ensuite sur les flancs du narcisse. C'était un narcisse. Une complexité d'herbes cachait l'évidence de son désir. Le chat parcourut plusieurs fois le dos, s'arrêtant dans le cou ou sur les fesses.
Chacier bifurqua enfin dans une allée strictement géométrisée. C'était l'allée principale. Il revit la grille dans le rétroviseur. Le perron du château avait l'air d'un coquillage. Nul doute que l'architecte s'était inspiré de la coquille que saint Jacques portait en sautoir comme un avatar de la clef des champs. Collier de coquilles pour faire le tour du monde et en revenir convaincu, endurci sans doute aussi, ayant perdu cette patience qui est la fontaine de Jouvence de ceux qui vieillissent. Chacier avait voyagé. Il connaissait tous les châteaux. Il n'avait visité aucun pays. Il s'y était battu quelquefois. Il avait servi des causes discutables et s'était bien gardé de les discuter. C'était un mercenaire prudent. Il aurait été un charpentier prudent. La prudence aurait marqué n'importe lequel de ses choix. Il avait rêvé de cultiver des arbres. Le rêve prenait sa source dans une enfance qu'il avait maintenant du mal à revisiter. Il n'y avait plus pensé pendant toutes les années qu'il avait passées à constituer un trésor de guerre dont il ne restait plus rien aujourd'hui. Il n'expliquait pas cette perte. Il se la racontait chaque fois que le désespoir le rattrapait sur la route du bonheur. Il soliloquait dans des chambres d'hôtel minables. Il s'y saoulait. Il n'ennuyait personne, sauf peut-être les occupants des chambres voisines qui se plaignaient quelquefois de leur impuissance à mettre fin à ce murmure incessant qui les empêchait de penser et même de dormir. Ils ne frappaient pas à sa porte. Son aspect était terrifiant. Il était sec et paraissait impitoyable. On descendait en catimini pour se plaindre au portier ou au chasseur, au maître dans le meilleur des cas. Mais personne ne montait, sauf pour lui remettre la bouteille et les paquets de cigarettes qu'il avait commandés. Frapper à cette porte était une épreuve. Il n'ouvrait pas lui-même. Un changement de la hauteur de la voix, qui devenait plus aiguë, permettait de penser qu'on avait l'autorisation d'ouvrir. Et on ouvrait si lentement que la voix s'élevait encore, jusqu'au paroxysme (paroxysme de la voix, on était loin d'intituler ce qui vous arrivait alors) qui vous désarticulait d'un coup. Il était couché nu sur le lit, tenant une bouteille par le goulot, vous menaçant.
— Vous avez ce qu'il faut, Monsieur Chacier ?
Il ne fallait pas oublier le feu. Il haïssait les allumettes. Le briquet était posé sur la table de chevet, entre un étui de pierres et une burette d'essence. Il avait ce qu'il fallait, y compris de quoi se laver. Il avait payé d'avance. Il s'en irait quand il aurait épuisé son compte. Et même il avait les moyens de l'alimenter encore. Mais il s'en garderait bien. Il sortirait de la chambre dans le même costume impeccable qui l'apparentait un peu au voyageur de commerce. Le costume n'était pour rien dans cette sensation d'instabilité qu'on éprouvait à l'approcher ou simplement à le voir de loin. Il aimait qu'on lui ouvrît les portes.
Dans son délire, il était un prince d'Afrique. Il épousait les femmes pour les oublier. Il peuplait des châteaux éphémères construits dans la savane. Il traversait des forêts trouées de clairières où on l'attendait. Ce monde devenait incohérent dès qu'il ouvrait la bouche pour exprimer sa soif de lendemain. Le personnage de la réplique était joué par le cadavre d'un ennemi cousu de fils. Le cauchemar commençait par une lueur, d'abord un point lumineux très intense qu'il associait malgré lui à un milieu des choses. Puis le point s'épanchait et sa lumière découvrait une fenêtre ou une lampe. C'était la fin du voyage. Il était plutôt de retour. Ou il n'était jamais parti et son imagination venait une fois de plus de prendre toute la place au rêve.
— Un homme a droit au rêve, hurlait-il en phase terminale de sa crise.
La claustrophobie reprenait le cours de son effroyable ascension vers le néant d'une agoraphobie qui aurait pu n'être qu'un vertige passager, un étourdissement à propos d'une perte d'équilibre sur le fil de l'histoire qu'il se racontait au lieu de vivre celle dont il était le personnage. Mais depuis qu'il était entré dans la maturité de l'âge, les crises s'espaçaient. Les horizons étaient plus sagement obliques et les murs parfaitement verticaux s'il y réfléchissait bien avant de les traverser. Il sortait des hôtels en pimpant promeneur du dimanche. Cette fraîcheur continuait de dérouter les autres. Mais il n'avait plus besoin d'eux. Il en avait servi certains et tué d'autres encore. Il ne leur avait jamais vraiment parlé. Il avait sa place dans l'histoire et on n'en parlerait jamais. Les conversations l'avaient tétanisé au point de s'en prendre aux autres pour leur faire payer leur existence concurrente. Il ne participait pas. Il n'avait pas d'arguments. Il payait sa présence par le silence. Et il ne revenait pas. Ou il revenait en vainqueur. Et il acceptait les flatteries sans les commenter. C'était un homme secret par impuissance de sortir de son intimité. Il aimait les femmes parce qu'il s'imaginait qu'il n'avait aucun point commun avec elles. Le plaisir l'intriguait au lieu de le fasciner. L'attente le guérissait de la déception. Il s'alimentait dans le strict respect d'une doctrine qui n'exigeait pas qu'il crût au génie de ses auteurs.
Et il n'aurait rien donné pour sauver la face de ses enfants naturels. Car il avait épousé une fille de sa condition. Il lui avait même promis le bonheur. Mais elle n'y avait pas cru. Haïkaï des paradis perdus. Elle en conçut un enfant qui mourut dans l'œuf et qu'il enterra lui-même sans fleurs ni couronnes dans le cimetière du village, un peu à l'écart de ce qu'il considérait comme le monument et la preuve de son inanité. Elle lui en voulut de ne pas céder une parcelle de cette terre au fruit tombé de leurs amours. Elle-même devait se résoudre à une éternité séparée. Il n'avait pas l'intention de violer cette règle tirée d'on ne savait quelle superstition. On n'avait vraiment aucune idée des hantises qui expliqueraient son comportement et aideraient à l'accepter tel qu'il était. Au lieu de ça, il inquiétait, il écœurait, on l'évitait, et elle en souffrait jusqu'à l'angoisse. Mais il était intransigeant. Il revenait au village pour ne plus rien faire de ses dix doigts. En quinze ans de corps à corps avec le risque, celui de mourir ou pire, de perdre son intégrité physique, il avait accumulé un pactole suffisant pour l'aider à en finir avec le chemin, avec ou sans elle, qu'elle lui donnât des enfants ou qu'ils mourussent avant de voir le jour. La maison était sordide. Il l'avait à peine restaurée et elle ne se plaignait jamais de cet autre abandon.
— Pourquoi moi ? lui demandait-il quand il avait bu.
Il n'allait pas au bout de l'ivresse. Il profitait de la confusion de son esprit pour lui poser des questions, il la blessait aussi profondément que le lui permettait son inspiration d'insatisfait, et il continuait l'interrogatoire en soliloque, elle ne l'écoutait plus, pleurait peut-être, ou attendait qu'il eût fini, qu'il achevât d'être ce qu'il devenait quand il buvait. Une pipe d'opium le terrassait. Il s'endormait près d'elle et elle n'osait pas bouger, seulement morte de honte parce qu'elle était nue. Il n'aimait pas son corps et il le lui avait dit. Elle eût aimé le sien s'il avait consenti à en perdre la maîtrise. Mais elle n'était pas sa maîtresse. Il n'aurait voulu pour rien au monde qu'elle le fût. Il l'aurait chassée si elle avait tenté de le séduire, exactement comme il chassait les femmes qui tourmentaient son esprit. Elles revenaient le hanter parce qu'il attendait qu'elles revinssent. Elles le réduisaient toujours à cette attente. La maison était sa maison. Elles en prenaient possession. En fait elles possédaient tout le décor, les costumes, les accessoires. Propriétaires du théâtre où il luttait fébrilement pour qu'elles n'en devinssent pas les maîtresses. C'était son œuvre, ce silence, ce soi retourné comme un gant, cette multiplication de l'objet du désir, le regard, la tristesse du regard qu'elle lui accordait alors comme un bien, le seul qu'il possédât vraiment, qu'elle ne lui jalousât pas, poussant à la roue. Elle avait vécu une grossesse à la mesure de ce qui restait de leur entente, pensant à ce qui avait été cette complicité quand elle y croyait encore.
— Pourquoi moi ? répétait-elle comme si elle lui retournait la question.
Il y entendait une réponse et il en concevait une colère, une violence, un désir de destruction, de mort ou mieux, d'anéantissement dans la douleur, qui brouillait les pistes du lendemain. Les nuits avaient cette saveur.
Il se levait tôt. Le soleil l'épatait, même quand il était réduit à la lumière grise des matins de pluie ou de neige. Il traversait des brouillards d'angoisse pour en atteindre l'explication raisonnable. Qu'est-ce que c'était que ce monde que la femme n'expliquait pas ? Il avait vendu des femmes à prix d'or parce qu'elles étaient convoitées et qu'on avait tenu parole. Il en avait troqué d'autres contre un droit qui l'humiliait mais lui ouvrait le passage des chasses gardées où il devenait cruel pour ne pas perdre son temps. Le temps et l'or à la place de l'espace, l'or de la tranquillité, du ralentissement, jusqu'à l'endormissement, cette attente à la place de la mort. Elle ne comprenait rien. Elle imaginait trop. Elle changeait le désir, sa nature, son sens. Il voulait se reconnaître et refusait d'admettre l'influence qu'elle exerçait sur lui. Les miroirs lui renvoyaient les profils d'une réalité qu'elle était capable de vaincre. Elle avait cette force. Il s'appliquait à en trouver l'explication. Et elle croyait qu'il s'acharnait sur elle.
Le soir, il assistait au même soleil. Rien n'avait changé. C'était la même nuit. Elle sommeillait et il allait à la dérive des insomnies, des conclusions atroces tranchant toujours le fil d'Ariane de ses rêves. La nuit étoilée lui inspirait des soumissions pathétiques. Il ne conservait pas le souvenir de ces odes, d'autant que les ciels bouchés du mauvais temps le réduisaient à l'angoisse non pas du silence, qu'il aurait compris, mais du mutisme, ce qui l'effrayait.
— Pourquoi toi ? demandait-il à son tour.
Ce n'était pas ce qu'elle avait voulu dire. Il le savait. Mais lui demander, en réponse, ce qui l'expliquait lui procurait un plaisir inachevable, un plaisir voué à l'insatisfaction, un plaisir qui la condamnait encore, comme elle avait été définitivement condamnée la première fois. Le lit était le témoin de cet acharnement. Cette expression le ravissait : ils s'acharnaient, ils ne s'aimaient pas, ils ne luttaient même pas ensemble, ils s'excitaient l'un l'autre sans espoir de tranquillité. L'enfant lui parut ressemblant. Il avait tenu à le voir. Il souleva lui-même le coin de drap. Cette chair le stigmatisa. Il n'en était pas à son premier stigmate. Mais celui-ci s'inscrivait dans la région la plus obscure de son cerveau et il en éclairait l'immaturité tremblante.
— Pourquoi toi ! dit-elle. Pourquoi ? répéta-t-elle.
Elle se levait, nue et tournoyante. Cette impudeur le fascinait. Un contre-jour lunaire facilitait l'assimilation.
— Pourquoi pas ? dit-il.
Et il rit, sachant qu'il venait de la blesser encore, certain qu'elle ne céderait pas, qu'aucune douleur, aucune profondeur ne la déciderait à se passer de lui comme il prétendait se passer d'elle.
— Je ne sais pas, se contenta-t-elle de répondre. L
'ignorance à la place de la vérité. Un mensonge l'eût éreintée. Mais elle avait cette adresse à défaut d'une intelligence qu'il eût devancée pour la surprendre en flagrant délit de haine de l'autre. L'opium avait laissé son odeur dans la chambre. Un opium nécessaire. Facile aussi. Trouvé par hasard. Sans elle. Au-dessus d'elle. Avant même qu'elle comptât. L'enfant était vissé dans sa chair. Il n'y avait plus rien à faire. Les autres enfants vivaient et il ne s'intéressait pas à leur sort, bien qu'il frémît chaque fois qu'il y pensait, le frémissement l'avertissant du danger qu'il y avait à franchir la limite de ce possible entériné comme la parole d'un pauvre. La ressemblance l'avait sidéré. Il avait pâli. Vanité des superstitions, il n'y croyait plus, il se surprenait à désirer prouver le contraire et il examinait le bien qu'il était en mesure d'opposer à son évidence. Comment renaître de cette consistance nouvelle ? L'enfant ne paraissait pas dormir. Il s'était attendu à un sommeil peut-être grimaçant et il aurait supporté cette grimace, fût-elle la sienne. L'enfant était un cadavre qui ressemblait au cadavre de son imagination. Une trace de douleur traversait son absence de regard. Les mains étaient crispées dans une attente désespérée. La nudité était peut-être celle d'une fille. Ou d'un avorton qui eût perpétué sa race dans des conditions fâcheuses d'aventure et de sédentarité.
On lui avait conseillé de laisser passer deux ou trois jours avant de lui annoncer la terrible nouvelle et bien sûr elle les vécut dans l'angoisse. La mort de l'enfant n'effleura même pas son esprit. Elle évoquait des malformations dont sa famille était régulièrement frappée. Il frémit à l'idée qu'une pareille tare eût sauvé l'enfant de la mort où il était entré sans avoir vécu. Il n'y avait pas de pieds-bots dans sa propre famille, ni de bossus, on ne connaissait aucun exemple de monstruosités ni d'infirmités congénitales. Il s'asseyait dans un fauteuil près de la fenêtre, entre le radiateur et une commode où il avait lui-même rangé le linge, exactement comme il s'était appliqué à soigner les apparences du cabinet de toilette. Il l'écouta dégoiser. Elle ne se privait pas de le harceler. Ses descriptions étaient précises et claires. Il voyait le personnage dont il était cousin par alliance. Il lui consentait deux jours, peut-être trois s'il avait cette patience. Il dormait dans le fauteuil. Ou plutôt il passait la nuit à ne pas s'endormir à n'importe quel prix. Sa pipe d'opium lui manquait. On lui donna un calmant qui le tétanisa. Un hydropathe l'invita à des éclaboussements où il crut se noyer. Il revint du pavillon des douches pour s'en prendre à la sérénité où elle prétendait le déposséder d'une paternité qu'elle ne lui reconnaissait plus. En réponse, il lui avoua la mort de l'enfant. Oui, c'était un aveu. Un aveu d'impuissance. Il n'y pouvait rien, selon ses propres mots. On souffrait de maladies mentales dans sa famille. Il y avait une mathématique de la psychose dans le sang qu'il perpétuait à sa manière. Elle ne respirait plus. Elle préparait le cri. Il colla sa bouche contre la sienne. C'était facile d'emprisonner le cri. Facile de la soumettre aux conditions de la réalité qu'elle avait tendance à oublier pour ne se souvenir que de ce qu'elle avait imaginé sans lui ou rêvé malgré lui. Facile. Il avait cette facilité en lui. La trace de l'enfant l'hallucinait. Au point qu'il la menaça. Il laissa la trace de ses doigts dans la chair de ses épaules. Il aurait pu marquer le cou. Mais il tenait à elle. Il ne possédait qu'elle. Et elle semblait le savoir. Elle se nourrissait de cette connaissance.
Elle voulut voir l'enfant, ce qu'il en restait, parce qu'elle s'imaginait qu'il avait vécu au moins dans son ventre, le temps de ressembler à un enfant. Il l'abandonna cette nuit. On la transporta dans un service où ses nerfs pouvaient être soignés. Il y pensa toute la nuit. Il dormit seul dans un hôtel. L'hôtel était triste et silencieux. Il but avec le portier qui crut sincèrement qu'on fêtait la naissance d'un enfant qui ne fût pas adultérin. Il levait le verre haut comme s'il était important d'imiter la grandeur des choses fêtées. Chacier choqua le verre sans conviction. Il mentait parce qu'il n'avait pas menti à sa femme. Il avait besoin de ce mensonge, besoin de mentir à propos de l'enfant, de sa mort, de la mort qui l'empêchait de naître à tout jamais. Il prononça le mot mort sans le vouloir. Le portier laissa paraître une inquiétude annonciatrice d'une hystérie qui eût expliqué aussi bien sa déroute, mais le mot mort pouvait n'être que le contraire du mot vie. Pourquoi pas cette explication ? L'enfant mourrait un jour qu'on n'avait pratiquement aucune chance de connaître.
— Les enfants meurent rarement, si mourir est mourir avant l'heure prévue, dit le portier qui commençait à tourner de l'œil.
Il y avait une goutte de tristesse dans les larmes de Chacier.
— Avant l'heure, dit-il comme s'il prononçait une sentence, ce n'est plus l'heure.
Et il se mit à rire. La tristesse est acide à ce point, pensa le portier, elle cristallise, elle fige dans la beauté de l'inexplicable, on n'explique rien si on parle. Il rangea la bouteille dans le coffre de son siège. Chacier observa la scène sans y croire, le couvercle qui se soulevait, la bouteille et la main qui la faisait entrer de force dans une ombre où elle était censée ne plus inspirer l'incohérence. Le portier referma le couvercle et se rassit dessus. Une odeur de cirage l'enveloppait maintenant. L'œil de Chacier n'arrivait pas à se fixer sur l'objet qu'il était peut-être. Cette pensée était le début d'une angoisse, il n'en doutait pas. De quoi avaient-ils parlé au juste ? Il se souvenait d'un enfant, du bonheur, la femme semblait abstraite par sa fonction, elle prenait forme dans un décor destiné à supprimer un horizon par trop égérique du temps qui passe, elle pouvait exister comme une explication valable de ce qui venait d'arriver parce qu'il la désirait. Chacier eut l'impression d'être compris, ce qui le changeait de l'ordinaire où l'incompréhension le ruinait physiquement. La bouteille avait bel et bien disparu dans les conditions qu'il n'avait pas imaginées. Le portier conservait le cirage de ses chaussures dans le coffre du tabouret où il était assis. Comment dénigrer cette mesure, ces allers et retours entre le début et la fin de la même histoire qu'il est impossible de répéter sous peine de n'être pas cru ?
— Je comprends, avait simplement dit Chacier et le portier lui avait recommandé de monter dans sa chambre, exactement comme s'il ne s'était rien passé entre eux, ce qui était le cas s'il avait plutôt rêvé d'avoir ouvert la bouche pour se confier à un inconnu.
Il monta. Le portier gardait un doigt sur l'interrupteur de la minuterie. Il avait cette patience.
— On connaît son métier, se dit Chacier, où on s'envoie en l'air avec le premier venu.
Il trouva la porte. Cette géométrie le fascinait toujours quand il n'était plus en possession de toute sa raison, ce qui était ordinairement le cas, sauf aussi quand il rentrait dans des colères qui paralysaient son entourage et particulièrement la femme qu'il avait épousée pour ne pas être seul comme le chien qu'il interprétait depuis tant d'années. Le lit était défait. Il entra lourdement dans un désordre de draps et de couverture. Avait-il fermé la fenêtre ? Le néon de l'enseigne grésillait sans s'allumer. J'ai dormi là cette après-midi, pensa-t-il. Tout s'est passé ce matin. N'y pensons plus.
Elle le revit le lendemain. Elle n'avait pas sombré dans cette crise dont il avait été l'initiateur. Il alla chercher l'enfant à la morgue. L'employé des pompes l'attendait. Chacier frissonna. L'autre marchait devant lui, solennel et silencieux, n'ayant encore rien dit, se réservant le droit de tout dire, de tout laisser entendre et de créer les conditions favorables de ce qui restait à inventer pour le dire. La porte qu'il ouvrit était amortie par un système de ressort. Chacier se perdit un instant dans cet étouffement savant de cliquètements et de frottements. Il n'avait plus de temps à perdre mais il prenait encore le temps de le perdre. Moi, pensa-t-il, et personne d'autre. Il se réveillait d'un cauchemar où sa doublure ne survivait pas au personnage. Le temps peut passer alors. Il n'arrive plus rien. Tout existe déjà. Il vécut encore avec elle. Il chercha une amante lointaine. Cette distance lui imposait des voyages de plusieurs jours. Il n'avait aucune idée de la souffrance qu'il lui infligeait comme le seul châtiment. Il partait pour revenir. Ou il revenait pour partir. Vivant de sa rente, de ce compte qu'il n'épuisait pas mais dont il se servait savamment, sachant pertinemment qu'il le flamberait un jour, sur un coup de tête dont il savait déjà tout.
— Vous mangerez à la cuisine, dit la comtesse.
Il la suivit dans le colimaçon qui descendait. Elle cuisinait du gibier. Les pommes de terre rôtissaient dans le four. La viande marinait encore dans une cocotte. Elle lui servit un verre de vin qu'elle posa sur la table à la place qui serait la sienne désormais. Il mangerait seul. À l'heure convenue. Il aurait même le droit de donner son avis. Ils avaient des invités une fois par semaine, souvent le jeudi et dans ce cas il fallait se résoudre à la présence des enfants.
— Aimez-vous les enfants ? demanda-t-elle.
Elle les adorait. Elle ne pouvait plus en avoir. Elle n'en avait jamais eu. Il vida le verre et elle le servit de nouveau. Elle se tenait debout derrière lui, un peu sur le côté, à l'endroit même que son bras, versant le vin, lui avait imposé.
— Vous n'avez pas répondu à ma question, dit-elle.
Il ne la regardait pas.
— Les enfants du jeudi vous agaceront, dit-elle. Mais ce sont les seuls. Avez-vous des enfants ?
Il aurait pu lui répondre que oui, il en avait, des tas, morts et vivants, des tués dans l'œuf et des promis à une mort prochaine, selon son goût exagéré pour les histoires macabres.
— Non, dit-il et sans intention il ajouta : jamais.
Le mot la pénétra. Il reconnaissait ce frisson. Elle était en proie à la curiosité. Il l'intriguait. Une fossette marquait sa joue. Une fossette sans bonheur. Comme une cicatrice avec laquelle il jouait ou qui lui imposait son jeu. Elle s'approcha.
— Que veut dire jamais ? dit-elle enfin.
Il aurait aimé lui répondre en détail. Il aurait fourni cette réponse simplement pour en alléger l'importance. Une légèreté de plume qui n'écrit plus, pensa-t-elle. Elle retira les pommes de terre du four et les arrosa d'une sauce froide qu'il découvrit dans un bol de faïence blanche et bleue. La cuillère de bois commença par touiller, brisant la surface gelée.
— Vous auriez souhaité en avoir ? dit-elle.
Il aurait voulu répondre franchement. Un oui l'aurait rapproché d'elle. Un non pouvait l'en éloigner, mais jusqu'à quel point et quelle importance cela avait-il ? Elle n'attendit pas la réponse. La cocotte était dans le four. Elle jeta le reste de pâte dans l'évier et ouvrit le robinet. Elle attendrait la fin de cette dissolution. Il n'avait plus rien à attendre d'elle. Il vida le verre et se leva.
— êtes-vous allé chercher vos bagages ? dit-elle.
Il remonta lentement le colimaçon.
— J'irai demain matin, dit-il.
Et il ne la vit plus. Dehors, la nuit le suffoqua. Il s'arrêta sur le seuil. La lampe s'alluma. Il se sentit violé. Il avait peut-être entendu le claquement de l'interrupteur. Peut-être même vu l'interrupteur en passant. La clé qu'elle tournait pour éclairer le seuil, un sapin bleu et l'infinité d'une allée qui était celle dont il allait prendre le chemin. Le vin l'avait grisé. La nuit achevait de le dérouter. La lumière crue de la lampe lui révélait sa fragilité. Il s'était mis à sa portée. Il n'avait pas souhaité qu'elle en sût plus sur lui-même que ce qu'il en savait avant de la rencontrer. Elle provoquait cette différence, cette infime partie du tout où ils pouvaient se retrouver ensemble aux heures prévues par l'intelligence qu'elle avait de la réalité où le comte prétendait l'éterniser à son profit. Il descendit le perron et s'engagea lentement dans l'allée. La lampe s'éteignit. Il se sentit observé. Par elle. Alors que c'était le comte qui l'épiait. Un comte à odeur de cambouis qui venait de lui demander une savonnette dont il décrivait le parfum faute de se souvenir du nom de la fleur qui l'avait inspiré. Il avait fourré la savonnette dans la poche et il en caressait la surface molle, répétant le nom de la fleur qu'elle venait de lui reprocher d'avoir oublié malgré une promesse prononcée à Venise comme elle en avait éprouvé le désir. Satisfaire ses désirs était une aventure dont il ne tirait rien lui-même. Les fleurs en question lui donnaient la nausée mais le parfum de la savonnette en était une variation mineure dont la fragrance l'écœurait encore sans toutefois le contraindre au funambulisme et au fil qui était le seul chemin, la seule aventure et le seul amour.
Le chasseur n'était pas nécessaire. Il avait eu une idée absurde. Elle l'avait prévenu. Il dépensait son argent pour en voir la couleur. L'expression avait scandalisé la comtesse qui connaissait le prix exact de sa santé. Le gérant n'avait pas vu d'inconvénient à employer un factotum. Son utilité était discutable et il écouta jusqu'au bout les arguments de la comtesse.
— Monsieur veut posséder une âme, avait-elle déclaré, comme si ces temps n'étaient pas révolus ! Le comte la taquinait sous la table.
Elle aurait accepté l'offense s'ils avaient été seuls mais la présence du gérant à leur table était une bonne occasion de se taire.
— Vous achevez le temps un peu vite, dit le comte sans la regarder.
Mère du passé, pensait-il en même temps, mémoire, mère des pelles au vent dans les sables de l'histoire. Le rêve jeté par terre. Mais la conversation tournait autour de l'argent inutilement dépensé, au détriment peut-être de sa santé dont il avait promis de s'occuper pour ne pas la laisser seule. Elle redoutait même le plus insignifiant des abandons auquel elle croyait qu'il voulait la soumettre juste le temps pour lui d'allumer sa pipe, ou de l'éteindre, ou de refermer avec elle le livre, ses incohérences, ses promesses de lendemain, le glissement du livre sur la nature du livre, une fraction du temps vécu ensemble à la merci de l'autre, la pipe cognant la joue du chenet à tête de Chérubin. Le gérant ne chercha pas à la convaincre. La pauvreté de son vocabulaire trahissait une indifférence facilement soumise aux exigences du comte, qui prétendait régner en maître sur les choses du château et qui en conséquence exigeait une seconde main utile à ses travaux, et les craintes de Lucile (ce prénom le ravissait au point qu'il rouvrit les mémoires pour parfaire l'idée qu'il avait de l'original) qui faiblissait, reconnaissant elle-même sans doute un peu vite qu'elle exagérait l'importance à accorder à l'influence de sa maladie sur le comportement du comte. Ce raisonnement la satisfaisait. Elle cédait pour ne pas approfondir le sujet. Ce n'était pas son sujet. C'était le sujet qu'elle pensait pouvoir partager avec les autres.
— Mais bien sûr, dit-elle, si tu n'y es pas...
Le tutoiement, auquel elle ne l'avait pas habitué, l'émoustillait toujours un peu. Il le lui rendit dans une formule que le gérant mémorisa, regrettant même de n'avoir rien sous la main pour en noter les impressions qu'elle provoquait en lui. Il leva son verre sans prononcer le toast. Lucile porta le sien à ses lèvres sans trinquer. Le comte la regardait sans boire et il finit par appuyer son coude sur la table, agitant le contenu de son verre sans y fourrer le nez comme il en avait l'habitude. Lucile voulut le plaisanter devant le gérant. Elle ne l'atteignait pas. Elle ne l'atteignait jamais. Il se blessait à d'autres épines. Ou il se blessait tout seul.
Mais il tenait à elle. Elle s'en convainquait facilement. Il se donnait sans mesure au moment où il n'était plus question pour elle de s'abandonner à l'idée qu'elle avait de ce qu'elle appelait la passion et qui était en réalité le plaisir. Le lit était un lieu ambivalent. Elle y connaissait le bonheur et l'angoisse l'y retenait prisonnière. Elle n'y entrait jamais sans redouter de n'en sortir jamais plus. Elle s'y plaisait. Parce qu'elle s'y reposait. Ou elle se haïssait et elle se laissait caresser, peut-être voluptueuse mais plus certainement rebelle. Dangereuse sans doute aussi. Il se méfiait de sa mollesse ou de la profondeur de ses transes. Le lit la tourmentait. Elle s'y réfugiait. Ou elle voulait s'y anéantir. Jamais elle ne s'y abandonnerait comme il le désirait. En ce sens, elle était sa maîtresse. Et il voulait s'en souvenir en se donnant à elle. Ensuite, il s'enfuyait. Il la laissait seule. Ces explorations le détruisaient lentement. Il n'irait pas au bout de leur aventure. Elle continuerait sans lui, gisant au centre de la cosmogonie circulaire concentrique qui débouchait sur une pratique naïve de l'art d'écrire, s'il elle écrivait, si elle était ce personnage à l'œuvre de son existence, si elle avait ce génie, ce dont il doutait, et dont il était sûr quand le doute ne le maintenait plus à la surface des eaux troubles de leur mémoire en devenir. Elle essuyait ses larmes dans le rideau, reprenant son raisonnement depuis le début et jusqu'au point où il menaçait d'incohérence même les choses les plus simples. Le défaut était évident. Il en connaissait toutes les expressions. Il avait enrichi son vocabulaire. Elle l'écoutait tranquillement avant de menacer de continuer. Elle disait, après un moment de silence qui la séparait de lui : je ne sais pas, ce qui pouvait commencer une suite sans achèvement, ce qu'il appelait un délire et qu'on lui avait recommandé de ne pas nommer devant elle sous peine de la pousser malgré lui dans le vide où elle voulait aller sans lui, sans les autres, sans ce poids du regard, sans cette nécessité de réponse, en dehors de soi, au fond, là même, et elle désignait un point dans l'espace de la chambre, elle révélait sa trajectoire, ne disant rien du point de chute qui pouvait être sa chair par exemple. Il détestait y penser en ces termes mais c'était la seule manière de tenir encore un peu à la réalité.
— Je ne suis pas prêt, se disait-il, se référant à des exécutions sommaires dont les postures le hantaient. Ou j'ai peur, ce qui revenait à penser qu'il était bel et bien prêt à la recevoir comme c'est l'usage en matière d'amour.
Les larmes du rideau étaient un prétexte à ne rien changer. Elles expliquaient tout sans soumettre les personnages qu'ils étaient à la comédie qu'ils jouaient sans en reconnaître l'auteur. Le gérant relisait des passages des mémoires s'il avait le temps de lire. Ce tombeau était encore ouvert. Le comte en possédait une édition peut-être originale ou en tout cas si proche de l'originale qu'on pouvait se sentir transporté dans une autre époque par le simple contact de la page, les reliefs de la couverture vous inspirant le respect dû aux vieilles choses qui ne veulent pas mourir. Le gérant s'était laissé surprendre en flagrant délit de lecture. Un prénom pouvait tout expliquer. Si le comte avait été cet indiscret (se serait-il trahi d'ailleurs ?), la conversation aurait facilement tourné à l'érudition, ce qui pour lui aurait été une excuse pour se défiler sans autre explication que son ignorance des choses de la littérature. La comtesse se serait montrée plus chaleureuse, puis plus profonde et il n'aurait pas trouvé le moyen de s'esquiver, se lamentant finalement, la suppliant sans doute, s'avouant vaincu, ce qui la transportait aux nues, toujours. Peu importait s'il avait été surpris en flagrant délit d'explication et peu importait de qui il avait été la victime. Il pouvait vivre avec un os en travers de la gorge. Il ne devait rien à personne. Il observait les autres dans l'espoir de traiter avec ceux de son choix. Le comte ne l'avait pas en haute estime. Il reconnaissait son talent d'organisateur. Sans lui, le château était bon pour la casse, comme il disait. Il leur payait le luxe d'une vie de châtelains. Lucile était aux anges (qu'elle trouvait dans les nues de ses ravissements). Il ne fallait pas se plaindre. Le comte ne se plaignait pas, sauf de ses jambes, qui en plus de le rapetisser le faisaient souffrir les jours de mauvais temps et s'infectaient facilement en été dans les sous-bois et les taillis où il faisait ses exercices. Il voussoyait Lucile, même dans les moments d'extase où il parlait encore, bien que faiblement et malgré des incohérences qui frappaient son esprit au fur et à mesure du ralentissement. Il l'appelait Lucile, ou mon amour, ou prenait d'infinies précautions pour ne pas la nommer si c'était ce qu'elle attendait de lui et alors il ne cherchait même pas à lutter contre les raisons qui remplaçaient son cœur pour le sauver du labyrinthe. Il lui prenait rarement la main, sauf pour l'embrasser s'ils étaient en compagnie et on s'attendait toujours à la voir se baisser pour se mettre à sa hauteur, ce qui n'arrivait jamais, ce qui n'était arrivé qu'une fois et encore, il n'en prit conscience que plus tard au cours d'une conversation avec elle au sujet de leur différence de taille. Ce qui ne l'empêchait pas de la côtoyer, de n'être qu'à ses côtés quand ils recevaient, ne lui interdisant que de se baisser si elle avait envie de l'embrasser ou besoin de lui dire quelque chose à l'oreille. Il fallait d'abord s'asseoir l'un près de l'autre, elle se rapetissait, il se redressait, et elle lui léchait la joue ou lui confiait à l'oreille ce qu'elle avait à lui dire. Mais il préférait déambuler avec elle, être vu avec elle, la prendre par la hanche, ou tenir sa main, ou se frotter à son ventre ou à ses fesses, se donnant en spectacle, parlant d'autre chose et ne trouvant pas d'ailleurs sa complicité, car il la gênait, elle le lui disait, elle avait besoin des autres, mais sans lui. D'où peut-être l'idée du factotum, pensa-t-il. Le gérant avait un secrétaire. Lucile avait son singe. Un factotum lui donnait le même sens. Mais ce n'était pas la bonne manière de se justifier aux yeux de Lucile. Il se souvint de Chacier.
C'était l'enfance. On mangeait sous les arbres. Son père taquinait une cousine qui piaillait dans l'herbe où sa mère la croquait. Il y avait la passion de sa mère pour le dessin et la couleur. En réalité, c'était la perspective son objet. Il ne pouvait pas le deviner. Il le comprit plus tard. Sa mère n'était pas devenue le peintre qu'elle avait rêvé d'être. Cet échec était la cause d'une grande tristesse. Elle avait un long et étroit visage toujours un peu mélancolique. Elle parlait peu ou jacassait. Les femmes l'agaçaient. Elle préférait la compagnie des hommes. Elle les séduisait. Sans devenir leur maîtresse. Elle se moquait des cris de plaisir dans des imitations si fidèles au modèle que mon père (dit Jean à Lucile), lui qui possédait toutes les femmes et semblait les aimer, pouvait rougir, se cacher, demeurer introuvable, ne pas répondre aux appels, ne plus revenir, écrire de longues lettres que sa mère lui lisait, sautant les passages qu'il avait écrit pour elle et qu'elle ne relisait peut-être pas. Il fallait se souvenir de ces éloignements, croyant encore que les railleries de la comtesse en était la cause et les lettres du comte le dernier effet en date. Elle aimait les cérémonies : celle de la conversation où elle excellait parce que c'était pour elle l'occasion de contredire son prochain qu'elle considérait comme le funambule voyeur de ses rêves de fugue avec l'autre ; celle de la lecture des lettres du comte qui, vieillissant mal, se plaignait quelquefois de n'être plus à la hauteur du corps de la femme qu'il avait statufiée dans sa jeunesse et auquel une infinité de caresses n'avait encore conféré aucune patine ; cérémonie des repas, à table ou dans l'herbe des prés, qui lui permettait de faire étalage de sa connaissance du goût et des saveurs qui l'instaurent ; cérémonie du coucher, qui l'approchait de l'amour, un amour qui pouvait paraître profond si elle en parlait, assise au bord du lit, confuse et bavarde, capable de tendresse, ne comprenant plus le plaisir, l'interrogeant sans en attendre les renaissances ; la cérémonie des lettres reposait entièrement sur la doctrine qu'elle tentait de lui inculquer, comme quoi elle regrettait de lui avoir donné le jour, renonçant à son propre bonheur, s'imposant le futur comme seul moyen d'existence, allant même jusqu'à lui promettre de n'aimer que lui s'il ne trouvait pas, comme c'était le plus probable, à se faire aimer.
Le comte parlait de Chacier dans ses lettres. Chacier avait une femme éblouissante. La femme de Chacier possédait ce corps parfait. Son esprit était complètement au service d'une volonté de le parfaire encore. Nue, elle était monstrueuse et il regrettait toujours de l'avoir épiée. Le soir, elle s'habillait d'une robe seule, chaussée de sandales, lente comme l'insecte noir qu'elle imitait à merveille, elle en possédait la perméabilité courtoise, le masque rutilant, elle était entrée dans une carapace à l'intérieur de laquelle sa musculature s'exerçait à impressionner les hommes et elle y réussissait parfaitement. Perfection était le premier mot qui lui était venu à l'esprit en la voyant pour la première fois. Nue, elle lui eût inspiré une horreur de passage et il aurait fini de la regarder pour chercher à en comprendre l'énigme et ne pas la résoudre pour éviter de la revoir dans le même abandon, couchée entre la vague et le sable, forte, terriblement forte, comme indestructible, mangeuse d'hommes et fille de l'oubli au lieu d'en être la mère comme il le souhaitait pour toutes les femmes qu'il avait l'intention de sauver malgré elles de la noyade conjugale où elles perdaient non seulement leur beauté, premier motif de sa révolte, indiscutable à l'époque de sa jeunesse, mais surtout le mystère de leur différence, qu'il eût souhaité qu'on ne dévoilât pas, comme si sa reconnaissance eût été le commencement de la fin des temps, une idée de la mort, de remise aux calendes depuis la nuit des temps.
Le comte s'épouvantait facilement. Il ne comprenait pas lui-même sa passion pour les femmes. Elles ne lui apprenaient rien. Elles ne l'enrichissaient pas. Elles avaient le pouvoir de le multiplier mais il ne croyait pas au bonheur que les autres tirent de ce futur qui prend racine dans un présent d'oubli pour donner raison à un passé qui semble se souvenir de tout. Fringues de l'histoire au bal masqué du corps doublé d'enfant. Le comte frémissait jusqu'à des sueurs froides chaque fois qu'il y pensait. N'être rien n'est rien. Mais n'avoir finalement aucune chance d'être tout. Ni soi, ni elles, ni les enfants qu'elles nous donnent et nous reprennent. Chacier avait de la chance. Il possédait un bien difficilement appréciable mais au-dessus de toute estimation raisonnable. Le comte l'aborda par un compliment. Elle l'envoya balader. Chacier la ramena en s'excusant pour elle. Elle ne s'excusait pas mais regrettait. Il revint sur le compliment pour en expliquer la banalité. C'était trop tard. Elle s'en alla de nouveau et cette fois Chacier ne la ramena pas. Il revint seul pour s'excuser. Elle était mal lunée ces jours-ci. Le comte douta que la lune exerçât une mauvaise influence sur une femme de cette trempe.
— Mais enfin, dit Chacier, qui avait un peu exagéré l'offense faite au comte par le produit de son imagination (c'était tout ce qu'elle pouvait représenter pour lui), qu'est-ce que vous lui trouvez ?
Le comte rougit. Il était tombé dans un traquenard ou il n'y connaissait rien. Chacier triomphait. Sa femme était devenue invisible. Un piano cassait les oreilles du comte. Une conversation voisine captait son attention. Chacier parlait de l'obsession de sa femme pour le corps qu'elle rêvait de posséder à la place de celui qu'elle haïssait. Cette gymnastique le névrosait passablement mais il ne s'en sortait pas. Il n'attendait plus rien d'elle ni même de lui. Le comte n'avait aucune idée de ce dont il lui parlait. Le corps de la femme en question lui avait paru parfaitement conforme. Sa connaissance des canons était inépuisable. Il eût aimé que Chacier l'interrogeât sur ce sujet. Il aurait brillé. Alors qu'il pâlissait et qu'il se demandait en frissonnant combien cela allait lui coûter et ce qu'en penserait la comtesse si elle apprenait qu'il avait gravi les échelons qui séparent les filles des femmes. Ne plus s'en tenir à la gaudriole, c'était changer les règles du jeu sans demander son avis à sa seule partenaire. Mais l'éblouissement le vainquait.
Il écrivit d'abord une lettre où il prétendait s'amuser peu. C'était le signe que quelque chose pouvait l'amuser mais qu'il n'avait pas encore entrepris de s'y résoudre sans son opinion. Une autre lettre l'éclairerait sans doute. Il fallait l'attendre. En attendant, elle lisait et relisait à son fils les passages qui lui étaient destiné. Il n'y était question que de bêtes féroces, de plumages multicolores et de contrées prometteuses d'enfoncements, de menaces de non-retour, d'abandons forcés, de morts troquées contre du temps, un temps irrespirable, empoisonné par l'aventure, inacceptable. L'enfant se débattait entre l'image de lui-même que lui renvoyaient les autres et celle plus exacte qu'un simple miroir avait le pouvoir de lui reprocher comme un crime. Ces soupçons l'anéantissaient tous les jours. Mais il tenait du Sphinx et ses questions ne pouvaient pas rester sans réponse. Connaître Eva. Il raconterait ça plus tard. Le corps parfait. L'envoûtement. La fin prévisible. Cassandre en cendres. Fragments de ce qui n'est plus soi. Commencements (au pluriel) d'une explication inachevable avec les moyens mis en œuvre pour d'abord survivre. Ces idées trottaient encore dans sa tête. Le texte n'avait pas eu lieu. Il n'avait jamais vraiment compté sur lui pour satisfaire ce qui globalement devait être son désir. Il disait le Désir et non pas mon Désir (mon désir). Il ne disait rien. Sans doute parce qu'il n'écrivait pas. Longtemps il avait appelé cela son feu, puis sa terre etc. Il pensait avoir voyagé plus que les autres à l'intérieur de lui-même. À l'intérieur de quoi si ce n'est de soi-même ? pensait-il. Ne disait-il pas. Se sauvant de l'angoisse. Se tenant seul au milieu de ce qu'il croyait être le monde. C'était le monde. Il ne le savait pas. Il pensait s'y perdre. Ne plus en retrouver le fil. Suivre des fausses pistes pour crever l'attente. Et ce n'était pas l'attente. C'était le plaisir. Jusqu'à l'anéantissement. Le mot lui plaisait. Jean ! Que fais-tu ? Je m'anéantis. Il voulait dire : je te ressemble. Ce qui supposait qu'elle ne ressemblait pas à Eva. Elle souffrait d'une fragilité à peine différente. Ils se ressemblaient à cause de cette différence. Il aimait l'observer. Il ne la surprenait pas. Elle s'attendait à cette vigilance. Elle s'offrait comme se donnent en spectacle les reflets de soi-même. Le salon était plongé dans une lumière, non une étreinte, elle y finissait, et il ne voulait rien changer. Il la regardait à travers la vitre d'une porte entrouverte, profitant de l'ombre, sachant que la lumière ne le trahirait pas, qu'il s'en irait finalement sans laisser cette trace qu'elle attendait de lui. Il se souvenait de ces pas. Les allers-retours entre sa chambre et le salon. Il était sur le point de lui demander quelque chose. Il ne lui demandait jamais rien s'il n'avait pas d'abord pensé à toutes les conséquences de sa demande. C'était les seuls récits de son existence. Il ne les écrivait pas. Il ne pensait pas à les écrire. Il y pensait maintenant. Il pouvait les imaginer. En trahir l'ambiguïté. Les mots s'étaient habitués à cette existence d'instruments.
Leurs rapports le scandalisaient toutefois. À ce point qu'il n'écrivait pas. Il n'avait jamais écrit. Même Lucile, qui écrivait et qui avait un public, lui conseillait de s'en tenir à ce qu'il ne devait pas considérer comme un silence mais plutôt (non pas une attente) comme un suspens, une menace, une réalité obscène, vaincue par l'obscénité, une existence exacte au rendez-vous d'une révélation trop vraie pour être fidèle au désir.
— Tu m'as encore éloignée, dit-elle.
Elle tourna la tête pour le regarder.
— Rien ne changera, n'est-ce pas ? dit-elle.
Il ne conduisait pas. Il ne conduisait jamais au retour. Il avait toujours bu plus que de raison. Il se laissait tourmenter par sa mémoire et le vin avait le pouvoir de le tranquilliser. Elle conduisait. Elle aimait conduire sous la pluie. Elle conduisait vite, un peu à l'aveuglette. Il aimait cette fantaisie. Voulait-elle le distraire ? Il n'avait rien dit de toute la journée. Ou si peu qu'il n'importait plus de s'en souvenir. Ils s'arrêtèrent sur le bord de la route pour manger. Il faisait encore jour. Il songea que la nuit serait tombée quand ils sortiraient du restaurant. Et elle voulait savoir, en s'asseyant en face de lui, s'il pensait aux mêmes choses qu'elle. Il ne répondit pas. La pluie le rendait facilement mélancolique. Elle consultait la carte. Le serveur s'impatientait.
— Que mange-t-on quand on n'a plus faim ?
Le serveur crut à une plaisanterie. Je ne me souviens plus de ce qu'il a dit, pensa Jean quand le premier plat arriva. Lucile picora. Il mangeait presque goulûment. Assis, il avait l'air d'un homme. Il se sentait à l'aise. Il souriait à tout le monde. Il ne décevrait personne s'il se levait de table pour se diriger vers le comptoir où régnait une lumière, cette étreinte, cette vision d'un seul boyau qui s'entortillait autour des choses qu'il aimait, cette apparence de désordre à la place d'un infini faussement présent à tous les instants. La sauce pigmentait un peu sa barbe. Il avait mangé avec les doigts, sucé la carcasse, retrouvé le plaisir et elle était jalouse qu'il réussît encore à s'évader de la prison où elle le tenait pour un génie de la passion. Il aimait se trouver à proximité des autres. La compagnie de Lucile était un bon argument mais il n'entrait jamais en conversation, à moins que le sujet fût parfaitement étranger à leur intimité, ce qui ne pouvait pas être le cas s'il n'avait pas commencé. Elle lui trouva bon appétit. Elle n'avait pas touché au crustacé. Elle haïssait cette mort, à cause de sa ressemblance avec l'être vivant qu'elle avait à peine regardé dans le vivier. Tout avait changé pourtant, et pas seulement la couleur. La chair, le cri, la saveur augmentée par le feu, le temps passé à y prendre plaisir. Elle saisit le crustacé entre le pouce et l'index et le déposa dans l'assiette qu'il lui tendait.
— Vous n'avez rien mangé, dit-il seulement.
— Vous ne m'avez pas parlé, dit-elle sans le regarder.
— Nous n'en avons pas trouvé le temps, fit-il, évoquant aussitôt les heures passées depuis ce matin.
Il n'oubliait rien. Il prenait le temps, ne s'interrompant que pour mâcher ce que ses dents venaient d'arracher au cœur de la carcasse luisante de sauce. Pourquoi n'écrivait-il pas ce genre de récit ? Il écrirait au moins quelque chose. Au lieu de prétexter, de passer le meilleur de son temps à trouver les prétextes de son silence, niant le silence, parlant de l'étreinte où le laissaient les choses qui l'avaient un moment halluciné à ce point qu'il avait cru qu'elles avaient un sens. Pourquoi n'écrivait-elle jamais ce genre de récit ? Elle en était l'héroïne. Il parlait d'elle en connaisseur. Comment ne pas la reconnaître ? Cette beauté cristalline, noire et effrayante sur quoi elle n'avait jamais rien écrit et qu'il aurait pu lui-même expliquer en détail, l'expliquer aux autres, afin qu'elle ne craignît plus de se prendre dans leurs filets.
— Tu ne m'écoutes pas, dit-il, sur un ton de reproche.
Le vin rougissait ses joues. Elle eut envie de rire.
— Mais tu ne m'écoutes pas toi non plus, finit-elle par dire.
Elle exigeait ce silence au beau milieu d'une heure qu'ils avaient passée à côté des cages d'oiseaux qui ne lui avaient rien révélé de la nature des oiseaux et tout sans doute des couleurs dont la nature se joue même dans les circonstances d'un musée.
— Je ne m'en souviens pas, dit-elle.
Il finissait la chair du crustacé. Ses lèvres fouillaient encore des interstices juteux.
— Vous n'en finissez pas ! dit-elle.
Il sourit. Il avait un dessert en tête. Et l'alcool qu'il prendrait au bar, juché sur un tabouret, à hauteur d'homme comme chaque fois qu'il était assis. En tout cas ils n'avaient pas abordé le sujet du jour et elle n'y avait fait aucune allusion. Les oiseaux l'avaient épouvantée malgré les cages. Ne pas s'en souvenir, c'était entrer dans son jeu. Jouer avec elle. Ne pas prendre plaisir à lui donner raison. Il l'avait un peu taquinée. Des perroquets flatteurs exhibaient leurs nuances. Elle n'y trouvait pas les mots et s'en inquiétait. Il n'avait pas réussi à la convaincre de ne pas se laisser emporter par cette fascination. Les perroquets jacassaient entre eux. Ils semblaient parfaitement étrangers à la crise que traversait leur admiratrice.
Jean tournoyait autour de la cage en parlant du bonheur. Il en parlait en adepte et non pas en connaisseur. Elle en savait plus que lui sur à peu près tous les sujets. Faciles victoires. Il n'allait jamais au-delà du seuil de la douleur. Et elle en franchissait tous les jours l'infinie raison d'être. Il ne fallait pas la regarder. Se soumettre seulement à la lumière qu'elle indiquait. Cette étreinte animale. Elle reproduisait à la perfection des inquiétudes qui avaient été les siennes du temps où sa mère s'évertuait à jouer le rôle de l'amante invoquée. Connaître Eva. Et revivre la même vie dans un autre sens. Les flammes d'un lac d'huile hérissé d'autres mèches éteintes et encore fumantes. Il était monté sur le radiateur pour les voir flotter. Elle ne les rallumait pas si elles s'éteignaient. L'air s'emplissait de cette fumée. Il croyait à ces étourdissements. Il la voyait à travers le verre épais d'une vitrine où gémissait (elle rit) un serpent rouge et noir. Le serpent le regardait. Il avait sa tête appuyée sur un galet gris. Il ne bougeait pas. Elle introduisait des souris fascinées. À quel moment de la journée les dévorait-il ? Il était venu la nuit pour surprendre le serpent en proie au festin auquel elle le condamnait pour qu'il n'en sût jamais rien. Et il n'avait rien vu. La souris avait disparu ou bien elle était encore fascinée et il tapotait la vitre pour tenter de l'éveiller de ce qui ne pouvait être qu'un cauchemar. Le serpent avait changé de posture. Il n'était jamais menaçant. Il semblait s'ennuyer. Il était résigné. Ses anneaux rouges annonçaient l'enfer auquel elle condamnait les petites victimes de son expérience de la cruauté. Mais il avait trop peur du serpent pour tenter de les sauver de ce qui de toute façon était leur destin. Elle expérimentait cette transe. Il en jouissait avec elle. Il y avait toujours une lumière au-dessus de l'aquarium. Une lumière électrique dont il ignorait l'interrupteur. Il ne l'avait pas vraiment cherché. Il s'y était intéressé juste le temps pour lui de s'interroger sur sa nécessité. La lumière était bleue, avec des franges jaunes et un point blanc qui se déplaçait dans le fond de l'aquarium. La cire brûlée lui donnait la nausée. Elle y ajoutait de l'encens et des parfums puissants. Le serpent semblait se soumettre. Une ouverture ne lui aurait peut-être pas inspiré une fugue. Les murs de la pièce n'étaient pas transparents, excepté la fenêtre qu'elle tenait le plus souvent fermée. Si elle l'ouvrait, elle tirait les rideaux et on n'avait pas le temps de voir ce qui se passait au-dehors. Le serpent en venait, comme toutes les choses qu'elle enfermait. Il ne paraissait pas songer. Il n'était pas soumis. Qu'aurait-il fait s'il l'avait touché ? Probablement il l'aurait mordu. La morsure des serpents est inattendue. L'attendre, c'était absurde. Il s'en voulait d'y penser. Il allait voir les souris dans l'autre pièce qui était bien éclairée et toute blanche. Elles n'étaient pas encore fascinées. Il pouvait jouer avec elles. Il les nourrissait et en échange elles acceptaient d'être touchées. Il sentait ce frémissement dans la pulpe de ses doigts. Elles le craignaient. Mais il ne les fascinait pas. Elles mangeaient dans le creux de sa main et il devinait leur fièvre. C'était tout ce qu'il leur inspirait. Cette fièvre. Elles se préparaient à lui échapper. Il les touchait pour sentir ce tremblement, ces antagonismes, il mesurait son étonnement avant même de tenter de les saisir au vol d'une fugue géométrique qui le laissait pantois. Il admirait ce passage de l'attente fébrile où le corps s'évertue à satisfaire ses désirs et la tenue à distance qu'elles finissaient par lui imposer parce qu'il avait cru pouvoir les violer.
Le dessert arriva sur un buffet. Il flambait. Le serveur tenait un couvercle en l'air. Comment deviner le moment précis où le feu doit être étouffé ? Dans le regard du serveur qui ne vous regarde pas ? Un peu plus loin dans l'impatience des habitués que ces lueurs dérangent ? Lucile lui tenait la main. Elle fit « top » en même temps que le couvercle s'abattait sur le feu. Il avait été encore surpris. Ces attentes le déroutaient toujours. La pelle du serveur trancha l'omelette fumante. Ces sucs avaient un pouvoir prometteur. Il bafouilla des remerciements. Le serveur s'éloigna.
Elle refusait toujours de partager l'aliment avec lui, se contentant des miettes d'une meringue trop caramélisée. L'intérieur de sa bouche était soumis à la vélocité des saveurs qu'elle lui demandait de décrire. Sa mère agissait ainsi avec les souris de son enfance. Et elle savait tout d'elles. Tandis que Lucile se demandait encore où il en était du plaisir qu'il prenait sans elle. Il se montra presque bavard. Elle dut arrêter ce flot d'incohérences. Il évoquait passablement d'autres plaisirs. L'omelette avait trop vite refroidi. Une autre, inspirée sans doute par celle-ci, flambait déjà à l'autre bout de la salle. Il se joignit à ceux qui se lamentaient et qui ne le comprenaient plus. Il acheva l'omelette sans prendre le temps de s'expliquer. Mais la conversation le passionnait déjà. On l'avait attaqué sur un terrain où il excellait. Lucile jubilait. Ils se levèrent pour suivre leurs nouvelles connaissances dans un salon bas de plafond où l'on jouait aux cartes. Jean brillait. Elle adorait qu'il fût cette étoile et ne tarissait pas d'éloges si on la consultait, ce qui dut bien arriver deux ou trois fois dans la soirée. Elle se sentait à l'aise à la surface des sociétés où elle paraissait une femme comme les autres, l'essentiel étant qu'il n'oubliât pas qu'elle était différente et sujette à des caprices qu'il ne pouvait pas expliquer pour les excuser. Elle attendait ce moment. Il viendrait. Sa chair était déjà nouée, prête à jouer ce rôle. Il trônait à la tangente du comptoir, tandis qu'on l'écoutait. Elle était la source de la seule contradiction possible. Il l'épiait, tandis qu'elle l'attendait au tournant d'une évocation par trop révélatrice de leur intimité farouche. Il la voyait dans le miroir. Et il se voyait boire. Cet écroulement physique le fascinait. Il avait horreur de se laisser conduire par elle sur le chemin du retour. Mais il prétendait le contraire. Ne jamais lui avouer les tenants et les aboutissants de sa propre terreur. Elle en savait déjà trop. Elle ne reculerait pas devant la nécessité de disparaître avec lui, le moment venu. Une bouffée de chaleur l'étourdit. Elle devina le malaise et se leva pour lui porter secours. Elle arriva à temps. Déjà il basculait, à la recherche d'un dossier qui n'existait pas ou dont la croupe d'une fille de salle était le seul produit de remplacement. Il se retint à ses épaules. Elle eut le temps de camoufler un début de crise dans un baiser qu'il trouva langoureux, hors du commun auquel elle l'avait habitué à lui faire regretter d'avoir touché le fond de son vertige. La gentille morsure le ramena sur la terre qu'il venait de quitter pour la rejoindre où il eût aimé qu'elle régnât. Il ne se faisait pas d'illusions. Ses pieds touchèrent le sol. Le tapis, généreux comme d'habitude, amortit cette espèce de chute où elle l'entraînait. Il ne trouvait pas sa chair, lui reprochant de ne pas exister et elle lui mordit le lobe de l'oreille, avec tendresse, un peu effarouchée par les regards et s'excusant à sa place de ne pas pouvoir continuer la conversation. Il eut honte de se retrouver à peine plus haut que le comptoir, mais il ne trouvait pas la force de fuir ce lieu de malheur où elle semblait le retenir encore parce qu'elle voulait venir à bout de leur sagacité. Ils la provoquaient mais il n'entendait plus leurs voix. Quelqu'un l'enfilait dans un paletot dont il ne reconnaissait pas l'odeur. Il protestait. Mais il n'était pas de force. Ses pas le guidaient vers la sortie qui était toute grande ouverte et qui se referma derrière lui sans produire le moindre bruit.
Il vit la voiture, sentit la première goutte de pluie, s'inquiéta à cause de la nuit, pensa vaguement au château, à la tour, au mensonge dans lequel il ne parvenait pas à noyer les rêves fous de la femme de sa vie. Sans toi, réussit-il à dire, je ne suis plus rien. Il voulait dire, corrigea-t-elle en le poussant dans la voiture, qu'il n'était plus lui-même et elle se sentait flattée encore par une déclaration qui n'était que la réalité de la toute première. Et il voulait savoir comment il l'avait changée ou, s'il n'était pas responsable de ce changement, pourquoi il n'avait rien fait pour conserver la fraîcheur des premiers mots. Elle mit le moteur en route. On les regardait à travers les carreaux de la porte.
La pluie se mit à tomber.
— Où allons-nous ? demanda-t-il bêtement.
Des façades se succédaient, tristes et noires.
— Ces volets fermés avaient leur utilité, déclara-t-il.
Ces rideaux tombés sur le théâtre de leur commerce. Les rues se raréfiaient. Les lueurs lui parurent plus nécessaires au fur et à mesure qu'ils délaissaient la ville, traversant une banlieue presque déserte, silencieuse et semblant se finir à chaque coin de rue alors qu'elle y prenait naissance. Racines. Le carreau se refroidissait. Il y colla son front. Elle avait le droit de lui en vouloir, se dit-il. C'était un droit contre lequel il ne se révolterait pas. Il n'avait rien prévu pour en assumer les conséquences. Ou bien cela n'arriverait pas. Ils continueraient de s'entendre et l'un verrait l'autre mourir et cet autre finirait de cette triste manière une existence conforme à l'idée que l'autre en avait. L'autre de l'autre. Et non pas l'un et l'autre. Correction nécessaire. Ajustement de l'argument à la pensée. Résultats garantis. Un avant et un après. La vie réelle. Et non plus ce présent impensable autrement qu'avec les moyens du passé. Vous me direz si vous avez envie de rendre, dit-elle. Il avait la tête de l'emploi. Ces vomissements étaient pour elle le pivot de sa connaissance de l'autre. Il vomissait avec une facilité déconcertante. Et sous n'importe quel prétexte. Sa mère n'avait pas réussi à soigner cette tare. Elle l'avait guéri de tant d'autres qui l'eussent, sinon, peu à peu éparpillé comme un arbre se répand en feuilles d'automne toutes plus prometteuses les unes que les autres. Lucile n'avait pas ce pouvoir. La chair fonctionnait sans ses lumières. Elle ne prétendait rien d'autre. Et ne guérissait rien. Sa clairvoyance n'attisait que des sentiments et peut-être aussi des idées qu'il lui soumettait parce qu'il sentait qu'elle avait cependant le pouvoir d'en parfaire les imperfections jusqu'à les rendre insupportables.
Une averse déferla sur le pare-brise. Lucile stoppa la voiture sous les arbres. Notre solitude, pensa-t-il malgré lui, comme si ces simples mots étaient le sujet ou le complément mis en évidence d'une phrase qui l'eût sauvé de ce qu'elle était capable de cerner. La pluie giclait sous les balais. Notre solitude, tentait-il encore, redoutant l'impossibilité d'en inventer le verbe. Il était réduit à cette impuissance depuis si longtemps qu'il doutait d'avoir jamais vécu avant qu'elle ne lui arrivât. Et puis en admettant que ce temps eût existé, malgré lui, malgré l'évidence de cet autre dont il ne savait plus rien, quelle importance ? À moins de lui poser la question, là, dans la voiture, sous la pluie, un peu assourdi par le ventilateur, étourdi par l'air tournoyant, rendu insensible à autre chose, par la pluie battante, la nuit, la route supprimée, comme improbable. Il cédait au vertige et elle lui demandait s'il allait vomir. Le crustacé nu sortirait de sa bouche, recomposé et il se poserait la question de la carcasse. L'alcool poserait la question du verre. Les sucs, celle des organes. Et elle retournerait au silence.
Il se sentait mieux. Le serpent avait dû connaître ces doutes entre deux visites qui ne changeaient que sa posture et le lieu de sa paralysie. Sa mère lui avait révélé les vomissures jaunes sur les galets qui garnissaient le fond de l'aquarium. Il se souvenait de l'eau verte. Des écailles d'or peuplaient encore la surface du verre, rassemblées dans un angle où les poissons avaient agonisé, autant qu'il s'en souvînt. Cette eau le hantait comme s'il en était l'auteur. Il aurait aimé caresser le serpent qui ressemblait à un poisson, ou à plusieurs poissons. Les algues s'étaient transformées en arbustes ou en tapis. Le serpent les côtoyait sans les toucher. Il préférait les galets. Ou il les haïssait parce qu'il n'avait pas le choix. En tout cas il était impossible de vider l'aquarium de tout l'air qu'il contenait. Et le serpent ne mourut jamais. Et il lui faudrait se contenter d'emporter ce souvenir sans l'expliquer à ceux à qui il laissait le serpent et sa suite.
Lucile lui redemanda s'il éprouvait le besoin de vomir. Elle détesterait qu'il vomît dans la voiture. Et dehors il pleuvait. Elle ne l'abandonnerait pas mais elle le forcerait à vomir sous la pluie. À travers le carreau géométrisé par les gouttes et les traînées d'eau, il repéra un coin de talus à l'abri. Il était fleuri de blanc. Il ouvrit la portière sans avoir répondu à la question qu'elle répétait. La flaque clapotait sous lui. Il trottina jusqu'au talus. Nous ne sommes pas loin de chez nous, se dit-il. La pluie semblait hésiter. Il écoutait les gouttes d'eau sur la carrosserie. Il ne vomirait pas. Il s'était penché pour lui donner à penser qu'elle avait encore raison. Sous sa main, l'écorce d'un arbre lui parut molle et pénétrable. Les fleurs poussaient dans les brèches d'une roche noire. Il n'éprouvait aucune nausée. Il était sur le point de la contredire. Elle le surveillait. La portière était restée ouverte. Il pouvait connaître le chemin mais la pluie le tourmentait encore. Nous ne sommes pas seuls, pensa-t-il. Il tirait la langue, bouche grande ouverte à la verticale des fleurs qu'il ne voulait pas voir. Et tout va mal, se dit-il. L'air irritait sa gorge. Je ne sais plus. Elle ne veut plus savoir. Nous avons tout perdu. C'était les trois premiers chapitres de leur roman, si c'était celui qu'elle prétendait écrire parce qu'il ne l'écrivait pas. Où trouver cette force ? Quelle imagination ferait de lui un conteur digne de ce qu'elle attendait de lui ? Une impatience douloureuse et lente était sa seule énergie depuis longtemps. Avant ce temps, la matière pouvait être indéchiffrable ou seulement magnifique, à prendre avec les pincettes du bonheur retrouvé. Pourquoi les jambes cessent-elles de se développer à partir de cet achèvement ? Qu'est-ce qui explique cette déformation constante du crâne jusqu'à un âge où les autres, qu'on n'a pas connus faute de les avoir fréquentés dans les lieux où ils grandissent ensemble, mettent en pratique les pouvoirs que le corps a mis si longtemps à leur révéler ? Une chute aurait tout expliqué, un fracas d'os, une ordonnance désespérée, un cri de douleur après la douleur, en souvenir de la douleur, pour elle, entièrement et définitivement. Il jouait avec les mains de sa mère, ses cheveux, ses seins. Une fille y eût trouvé de quoi construire un futur de poupée. Il élaborait des itinéraires, jusqu'aux labyrinthes. Décrire le château. Ne pas raconter. Un texte à la place du visible, des plans, des parcours, des intervalles, d'autres distances. Il transportait les lettres entre les dents et il grognait parce qu'elle les lui arrachait en riant. Son nez avait souffert de la froidure. Ses doigts aussi, en grimpant sur la grille pour atteindre la boîte aux lettres dont la porte venait de claquer pour trahir la fuite du facteur. Le givre scintillait en traînées verticales sur ses vêtements. Ses dents mordaient maintenant le coupe-papier d'ivoire.
— Une lettre de papa, disait-elle et en même temps, sans le regarder, elle lui arrachait le coupe-papier, autre douleur, douleur d'arrachement et non pas de cassure, il collait aux choses qu'il lui apportait et il désirait plus que tout cette séparation douloureuse d'avec l'objet qui ne lui avait pas appartenu parce qu'il l'avait trouvé où il l'avait cherché, autre désir.
Elle n'aurait pas compris. La lettre contenait un fragment de végétation, une photographie ou un croquis, quelquefois des graines qu'il plantait et qu'il oubliait parce qu'elles ne germaient pas. Les mots étaient plus difficiles à retenir. C'était toujours les mêmes mots pourtant, la même affectation, cette distance à ne pas franchir, l'élision d'un point de chute qu'il n'évoquait même pas lui-même quand elle écrivait à sa place parce qu'il avait une mauvaise écriture ou trop de choses à dire.
D'ailleurs les lettres ne s'adressaient pas vraiment à lui. Les épithètes ne le renseignaient pas sur ce qu'il pensait de lui ou en disaient trop sur ce qu'il ne voulait pas dire. Il ramenait la fleur séchée, la photographie ou l'esquisse dans sa chambre. Elle conservait l'écrit dans un chiffonnier dont il ne possédait évidemment pas les clés. Il aimait reluquer ces poignées, ces anneaux, ce fer, cette patine ou l'oxyde qui trahissait des secrets encore plus tenus à distance par il ne savait quelle volonté ou quel désir dont la connaissance l'aurait placée à la portée de sa critique. Le dessus du chiffonnier était garni d'une horloge arrêtée dont elle prétendait qu'il était le destructeur. Le carreau manquait, ainsi que les aiguilles et il aurait même tenté de graver son nom dans l'émail du cadran. L'initiale pouvait en effet le désigner. Ce souvenir était effacé depuis longtemps. Ce n'était plus un reproche et elle n'en parlait que s'il le lui demandait. La clé était simplement posée à côté de l'horloge et il n'y avait pas touché. Le plumeau n'avait jamais rien changé à cet arrangement pas plus qu'il ne modifiait la surface rugueuse des anneaux et des poignées dont les tiroirs ne s'ouvraient plus. Sa curiosité n'allait pas plus loin. Elle ne le surprendrait jamais en flagrant délit de lecture. Elle n'aurait pas ce plaisir. Dans sa chambre, il cultivait un désordre dépoussiéré tous les jours par le passage véloce de sa mère qui ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'il refusât obstinément de se soumettre aux nécessités de classement qu'elle lui recommandait toutefois pour ne pas déplaire à un père plutôt enclin à la mesure et aux comparaisons. Mais le désordre l'agitait. Sans cette agitation, il inquiétait. Et avec l'inquiétude, venait le silence. Et le silence était chargé de l'éloigner contre sa volonté. Le mouvement le rendait bouffon. Le grotesque le rapprochait. On ne l'aimait pas, certes, mais on pouvait le trouver émouvant. Il était absurde, comme toutes les difformités. Il n'avait aucune chance de plaire. Il séduisait sans compromettre. On ne lui devait rien s'il avait tout donné. On ne lui demandait pas de donner. Il donnait sans ridiculiser. Et s'il recevait, c'était par pure bouffonnerie. Ce théâtre aurait fini par le détruire s'il n'en avait pas lui-même pris possession. Sans en avoir été l'auteur toutefois. Cette construction préexistait. On n'en sortait pas.
— Avez-vous vomi ? demanda Lucile.
— Je n'arrive même plus à être malade quand vous conduisez, répondit-il.
Ne pas la regarder parce qu'elle se tait. Elle attend ce regard. Sans ce regard, nous ne continuerons pas notre chemin. Et ainsi de suite. Réduit à l'état de pensionnaire perpétuel. Tandis que les autres sont des donneurs de répliques, des auteurs frustrés, des victimes du souffleur.
— Vous voulez dire que vous n'avez pas vomi, finit-elle pas dire.
Ce qui la sauvait, tandis qu'il lui demandait de se remettre en route à la faveur d'une éclaircie qui ne pouvait pas durer. La nuit était le fil du voyage. Il s'entendit lui dire : nous ne sommes pas bien loin de chez nous. Avait-il reconnu le chemin ? Il ne répondit pas. Elle avait besoin de ce bavardage. Elle finirait par le supplier. Elle avait l'art des supplications. Un art qui le dépossédait. Il lui devait cette existence de personnage exactement comme il devait son existence de propriétaire à une mère jalouse des infidélités de l'homme qui l'avait mise sur le chemin des femmes séduites par son goût excentrique des voyages en terres ennemies du voyage. Que restait-il de cette angoisse ? Une autre angoisse, mais sans le chemin, sans les pays, sans cet horizon de journal de bord, une angoisse de pierres sèches, de linteaux, d'arcs-boutants, une angoisse de vitrail révélé par l'ombre d'un arbre, une angoisse de puits jamais approché à cause de la présence des autres dans la même ombre, angoisse d'allées fleuries, de parterres redessinés selon sa propre fantaisie, des glissements de parquets, des amortissements de tapis, des portes d'angoisse ouvrant sur un bonheur de boudoir, ou de livre craquelant des recettes de plaisirs passagers, livre oublié revenant, oublié ouvert, oublié lu, gonflé de lecture, indispensable. Il s'enfermait si on ne le visitait pas. Il recevait en maître des lieux. Il ne manquait jamais d'en évoquer l'histoire, redoutant l'anecdote. Ses yeux pétillaient. Il détenait la clé des questions qu'on lui posait et qu'il feignait de résoudre au prix d'un acharnement qui ne trompait personne.
Il retrouva Chacier un peu par hasard. Il le cherchait. Il cherchait à se souvenir d'Eva, la femme de Chacier. Il vivait ce secret dans une parfaite entente avec le cœur qu'elle avait brisé sans le savoir. La femme, c'était elle, ou ce n'était rien. Il n'en trouva jamais l'équivalent, sans doute parce qu'il en savait peu à propos d'elle et qu'il redoutait d'en savoir plus. Cette obsession le condamnait au délire. Il voyait arriver les crises et s'y abandonnait en sachant qu'il n'y trouverait pas le bonheur. C'était des crises de vieillissement. Elles pouvaient durer des mois. Il s'enlaidissait encore, sa bosse s'arrondissait, le tremblement de ses mains s'accentuait et il ne regardait plus personne dans les yeux de peur d'y rencontrer un abîme. Il devenait impatient, incohérent mais sans la durée de l'incohérence qu'on connaît aux maniaques, et lâche au point de se taire. Il aimait alors les murs de sa prison. Il en avait augmenté les miroirs, jusqu'à atteindre cette intolérable sensation de flottement, de dispersion et d'immobilité menacée.
Il recevait dans un bureau exigu où il ne s'asseyait pas, cédant son siège au visiteur qui s'y rapetissait. Le bureau était encombré de livres, de cahiers, de dessins. On n'y trouvait qu'une plume et un réservoir de rechange, qui occupait une fente à la tangente d'un encrier soigneusement bouché. Dévisser ce couvercle, et le revisser sans l'avoir ôté de son goulot, ajouté au crissement du laiton sur le verre et au balancement du corps sur une latte du parquet, la fumée sortant de sa bouche avec les mots qu'on attendait de lui, et dont on le remerciait, les lèvres encore brûlantes de l'alcool où elles venaient de tremper parce qu'il demandait qu'on se prononçât clairement sur la présence ou non d'un arôme dont il avait le secret, était un geste machinal dont il ne pouvait avoir conscience, tandis que la coupe effleurait sa bouche et qu'il pesait la lucidité de son interlocuteur, le soumettant alors à un silence infranchissable. Comment deviner qu'il pensait à Eva, qu'il parlait d'elle, qu'il n'écoutait qu'elle ?
Chacier s'était habitué à ces silences. Il n'entrait pas. Il ouvrait parce qu'on l'invitait à le faire. Ou il n'ouvrait pas s'il n'obtenait aucune réponse. En tout cas il n'insistait pas. Il avait connu le comte en culottes courtes et cela lui donnait un avantage.
— Mais, dit le comte, vous ne m'avez pas vu grandir, ce qui me donne l'avantage en question entre vous et moi.
Chacier s'inclinait. Il ne voulait pas d'histoires. Il avait déjà craché dans cette soupe mais c'était un temps révolu. Il n'y pensait plus et préférait se consacrer à son travail. Les sarcasmes du comte ne l'atteignaient pas, ce qui lui redonnait l'avantage, mais le comte n'en savait rien. Le bureau sentait l'encaustique et la fumée de cigare. Sur le bureau, tout était sens dessus dessous. Le singe était passé par là. Le comte l'avait alors sonné et il avait croisé la comtesse dans le couloir. Elle ne s'était pas arrêtée. En entrant dans le couloir, il avait entendu des éclats de voix. La porte du bureau était fermée. Il s'était arrêté, attendant la fin l'esclandre. Cela n'avait pas duré trois minutes. Puis la comtesse était revenue lentement dans le couloir. Il l'avait croisée à la hauteur d'une fenêtre, peut-être par calcul. Ce profil l'inquiétait, il n'aurait pas su dire pourquoi. Il avait marmonné une politesse mais n'avait obtenu aucune réponse et il ne s'était pas retourné pour la regarder s'éloigner. Il attendit toutefois qu'elle fût dans l'escalier avant de frapper à la porte qui était restée entrouverte. Le comte jappa. Il était assis derrière son bureau et fumait un cigare en grimaçant dans les volutes bleues. Le singe était le responsable de ce désordre, mais le désordre n'était rien, il ne pouvait pas accepter la destruction de précieux papiers qu'il tenait de son père, une sorte d'ébauche d'un journal de voyage qu'il était en train de recomposer avant de se mettre à l'œuvre d'une refonte à la hauteur de son attente. Chacier se baissa pour ramasser un morceau de chemise. C'était une mise en scène. La comtesse était peut-être complice. Il ne l'imaginait pas en étrangère aux fantasmes du comte. Le singe avait épargné une photographie d'Eva au temps de sa splendeur qui pouvait remonter à vingt ans. Chacier se contenta de la poser sur le bureau et il demanda ce qu'on attendait de lui. Il n'avait jamais tué de singe, ni même couché avec une comtesse pour se faire pardonner une exécution qu'il ne souhaitait d'ailleurs pas. Quant à mettre de l'ordre dans ces souvenirs, il ne se sentait pas d'humeur à en partager les réminiscences. Le comte n'insista pas. Il n'avait pas bougé de son siège. La fumée s'était épaissie et il avait vidé son verre. Chacier fit un pas en arrière et s'apprêta à refermer la porte. Le comte s'excusait. Il fallut donc attendre qu'il en finît avec les reproches qu'il s'adressait à lui-même. Chacier n'écoutait que pour ne pas être surpris par une question. Il lâcha la poignée de la porte. Ces souvenirs étaient maintenant précis dans sa tête. Il y pensait pour la première fois depuis qu'ils avaient eu lieu. Peut-être parce que le singe était mort et qu'il l'avait tué avec la seule permission d'un gérant qui n'avait pas, à sa connaissance, pouvoir de vie et de mort sur les biens de la comtesse. Il entra dans la forêt.
Il avait plu à verse dix minutes plus tôt et il pataugeait maintenant dans le chemin, portant le singe sur le dos et se demandant où il allait l'abandonner à son sort de cadavre. Il avait emporté une pelle mais pensait plutôt le jeter dans la rivière. Il le coulerait avec des pierres en aval du moulin. Chacier aimait la mécanique des actes et des gestes. Il savourait déjà cette aventure, mémorisant l'humidité du bois, les sonorités des gouttes d'eau soumises à l'obliquité des feuilles, le poids des gouttes à la surface de l'humus qui le trempait jusqu'aux chevilles. Le ciel était peut-être cette grisaille de feuilles. Il n'oublierait pas les mouvements de l'air sur son visage, cette caresse compliquée, impossible à reproduire, presque immémorable mais tellement nécessaire. Il aperçut bientôt le moulin. Deux jeunes filles en blanc jouaient sur le pont. Un agneau les avait rejointes et elles s'apprêtaient à le caresser. Le chien veillait, assis sur son derrière. Le berger ne paraissait pas désirer sa propre intégration au décor. L'agneau était une offrande. Chacier posa son fardeau sur le talus. La présence des filles l'obligeait à contourner le pont. C'était un chemin vertical et glissant. Le berger le verrait peut-être. Il le verrait sûrement. Mais ce serait un regard sans conséquence. Il n'y avait aucune raison de chercher à lui échapper. Maintenant les filles caressaient l'agneau. Le berger avait légèrement tourné la tête. L'eau commençait à dévaler les ruisseaux des pentes et comme le vent était tombé, on entendait ce ruissellement brouillon et elles levèrent la tête, ensemble, ayant capturé l'agneau pour satisfaire un désir de douceur et s'inquiétant déjà qu'il pût avoir une fin. Mais ce n'était pas la pluie. Chacier ne l'oublierait pas. Il aimait ces descriptions minutieuses où le temps découche peut-être. Un ruisseau produisit un gargouillement sur l'autre rive, non loin du pont. Elles venaient d'identifier l'objet de leur inquiétude. Un autre ruisseau le confirma. Puis un autre. Un concert de ruisseaux. Et en même temps le ciel s'éclaircissait. Chacier se chargea de nouveau, puis il redescendit vers la rivière, pensant suivre le chemin jusqu'aux saules qui le mettaient à l'abri de leur regard. Le berger pouvait bien penser ce qu'il voulait. Ensuite il remonterait pour passer le moulin et le pont. Il se souvenait d'une berge de galets bien en aval de la scène qu'elles occupaient sans se douter de son existence. Il ne penserait pas à Eva avant de s'être débarrassé du singe. Il y avait pensé dans la nuit, malgré la promesse qu'il s'était faite en sortant du bureau du comte.
La comtesse l'attendait dans l'escalier. Elle était assise sur une marche et il aurait pu parfaitement se contenter de descendre en espérant qu'elle ne trouverait pas le moyen de l'arrêter pour qu'il lui expliquât pourquoi son entrevue avec le comte avait été de si courte durée. Il n'avait pas d'explication. Il avait descendu la première marche et il la regardait comme si elle le fascinait. Elle mit à profit cette minute d'angoisse pour lui poser la question qu'il attendait d'elle. Il descendit. Maintenant il était debout sur la marche où elle était assise et elle ne le regardait plus.
— Je ne peux rien vous promettre, dit-il.
Elle le regarda enfin.
— Il le faudra bien pourtant, dit-elle.
Sa voix trahissait sa stupeur. Son regard devint plus intense, plus clair.
— Vous n'auriez pas dû venir, dit-elle.
Elle se leva et descendit jusqu'au palier.
— Je regrette qu'il soit trop tard, dit-elle. Vous me parlerez d'Eva demain, après notre retour. Jean m'emmène au bout du monde pas trop loin d'ici, comme d'habitude, vous savez.
Il ne savait pas. Il attendit dans l'escalier qu'elle eût traversé le patio. Il entendit la porte de l'autre aile du château où elle se réfugiait en cas de mélancolie. Cette aile, où il s'attendait à la retrouver parce qu'il ne croyait pas à ce trop facile renoncement, était celle où elle exerçait sa perversité. Ainsi s'expliquait la présence du bureau du comte de ce côté du château qu'elle avait investi à sa mesure. Il jeta un œil dans le patio. Elle se cachait peut-être derrière une colonne. Elle ne le surprendrait pas. Sauf son cœur qui battrait la chamade et son cerveau aux prises avec la révolte qu'elle lui inspirait. Il suivit son ombre sous le couvert, ou ce qu'il imaginait être sa trace. Il était presque déçu qu'elle ne surgît pas comme il l'avait prévu. Il ne pouvait pas savoir que cette fois la crise était profonde. Ce qu'elle savait. Et elle venait bel et bien de se réfugier dans l'aile réservée, selon ses plans, à ses épanchements, afin qu'ils se limitassent aux dimensions d'une chambre à peu près épouvantable où elle ne trouvait pas le sommeil. Le comte l'y abandonnait volontiers. Il ne l'y rejoignait jamais. Au matin, il lança des petits cailloux contre le carreau de la fenêtre qu'elle n'avait pas quitté de l'œil pendant toute la nuit où elle avait cru s'éterniser dans la bêtise. Elle lui offrit un sourire, ayant ouvert la fenêtre. Chacier poussait en grognant la voiture hors du garage. Le comte agita son chapeau.
— Où est Coco ? demanda-t-elle.
Chacier leva la tête pour l'incliner aussitôt.
— Où est Coco ? lui demandait le comte.
Chacier ouvrit la portière de la voiture et y entra à demi pour serrer le frein à main.
— Coco ! Coco ! appelait le comte en gesticulant dans l'allée.
Elle entra toute nue dans une robe, se chaussa de bottines et se coiffa en vitesse d'un foulard.
— Coco ! cria-t-elle dans l'escalier.
Elle agitait dans l'air la pâte de fruits qu'elle lui devait. Le singe se montra sur une corniche du patio.
— Écoute, Coco !
Chacier avait ouvert le capot et il chiffonnait nonchalamment la jauge qu'il tenait horizontalement sans la regarder. Le comte s'était approché mais Chacier ne lui laissa pas le temps d'exprimer ses remontrances.
— Je n'en ai pas trouvé le temps hier au soir, à cause de Madame.
Il plongea la jauge dans le moteur et se figea comme s'il attendait une question. Le comte dit :
— Je ne vous reproche rien.
— Non, rien, dit Chacier.
Le comte se penchait sur le moteur pour examiner avec lui le témoin de la jauge.
— Ce singe me rendra fou, dit-il.
— Qu'auriez-vous fait de plus hier soir, le niveau est bon.
La comtesse arrivait, tenant le singe par la main, l'autre main du singe contenait la pâte de fruits qu'il reniflait.
— Nous partons, dit le comte.
— Coco sera sage, n'est-ce pas ?
Chacier se sentait mal à l'aise. Parler à un animal le langage de l'homme l'avait toujours un peu troublé mais cette fois il ne fit aucun commentaire. Il aida la comtesse à entrer dans la voiture. Le comte ajustait ses coussins. Enfin il déclara qu'ils étaient prêts. Chacier monta sur le marchepied. La voiture s'avança dans l'allée. Le singe arriva à la grille avant eux. Il faudra lui apprendre à l'ouvrir, pensa Chacier, et il l'ouvrit. La voiture passa en trombe. Il referma la grille. Le singe le suivit dans l'allée. Il attendit d'avoir atteint le bassin pour l'effrayer. Le singe détala. Chacier fit le tour du château pour se rendre au chenil. Il y régnait un silence de mort. La veille, il avait durement puni un des chiens. Il retrouva la cravache sur le chemin. Le chien gisait toujours au beau milieu du chenil. Je suis beau si je l'ai tué, pensa-t-il. La bête avait à peine frémi en voyant la cravache dans la main de Chacier. Les autres chiens s'étaient rassemblés sous l'auvent. Il n'apportait rien. Elles ne bougèrent pas. Chacier accrocha la cravache à son clou. La bête ne saignait pas. Elle était couchée à l'endroit même où il l'avait abandonnée après l'avoir battue. La flaque était une flaque d'eau. Le coup de pied qu'il donna dans le dos de la bête ne lui arracha qu'une plainte aiguë à laquelle il mit fin par un mot qui pouvait être une injure. En tout cas, le chien en connaissait l'importance. Il ouvrit un œil blanc. Je suis beau, pensa Chacier, si je l'ai crevé. Il éteignit la lampe et sortit du chenil. Le singe tournoyait dans l'allée, faisant gicler le gravier dans les parterres de fleurs. C'était une menace. Chacier n'avait jamais répondu à ces provocations. Il retourna au chenil, le dépassa et remonta au château par un sentier bordé de tas de bois de chauffage. Le singe ne l'avait pas suivi cette fois. Il l'attendait peut-être à l'entrée du garage. Il s'en approcha lentement. Le singe était assis sur le siège du tricycle.
— Il va me mettre en retard, se dit Chacier.
Il entra dans le garage. Le singe n'aimait pas l'eau. Il suffisait de le menacer avec la lance. Chacier sortit du garage en dirigeant le jet d'eau vers le tricycle. Il espérait seulement ne pas avoir à le mouiller à cause de cette sale bête. Le singe en effet déguerpit. Il restait à fermer le robinet et à remettre le tuyau à sa place, en espérant que la bête n'en profiterait pas pour revenir au tricycle. Chacier n'aimait pas l'idée d'un combat avec le singe. C'était pourtant ce que le singe souhaitait. Il n'aimait pas l'eau et Chacier pensait l'humilier de cette manière. Il ferma le robinet et rangea le tuyau dans son tourniquet. Il était en retard. Il n'aimait pas cette autre idée : celle d'avoir à rouler plus vite que prévu pour être à l'heure au rendez-vous fixé par un horaire de chemin de fer que le comte avait consulté avant de lui demander d'être ponctuel. Le singe n'était plus visible. Il mit la moto en route et la laissa chauffer. Pendant ce temps, il luttait contre l'agacement provoqué par le chien, qui pouvait avoir un œil crevé qu'il faudrait expliquer, par le singe qui n'avait pas abandonné l'idée de le vaincre, et surtout par la distance qu'il lui faudrait franchir en moins de temps que prévu. Combien de temps, Chacier ?
Il fixa sa vitesse de croisière à quatre-vingts kilomètres dans l'heure. C'était beaucoup trop vite. Il revint dans le garage pour se matelasser de vieux journaux. Est-ce que j'en prends pour lui ? Je ne sais pas s'il aimera cette idée. Il prit une brassée de journaux et revint vers la moto. Il ralentit doucement le moteur avant de jeter les journaux sous la bâche du porteur. Qu'est-ce que j'ai oublié ? pensa-t-il. Il laissa la porte du garage ouverte. En se retournant, il vit que le singe était entré, sans doute pour jeter un œil intelligent sur le tuyau d'arrosage. Chacier prit place au guidon du tricycle et il démarra. L'air était humide et froid. Il détestait cette sensation. Il abaissa la visière de son casque et accéléra doucement jusqu'à atteindre les cinquante kilomètres-heure auxquels il s'en tiendrait jusqu'à l'embranchement avec la route. Ensuite il dépasserait les soixante qui étaient la vitesse ordinaire de ses courses dans les environs, jamais plus loin que cette maudite gare de chemin de fer qu'il devait atteindre avant l'arrivée du train pour être sur le quai avant tout le monde.
— Ça ne vous servira à rien d'être le premier, avait dit le comte, mais tachez de ne pas arriver après l'heure.
Cinquante, c'était beaucoup pour le chemin, mais il en connaissait la géométrie et il évita de tomber dans ses pièges.
Le village était désert. Il monta une vitesse pour réduire le niveau sonore du moteur. Il n'aurait pas aimé qu'on le vît pressé à ce point. Les volets étaient fermés, aucune lumière ne l'inquiéta, pas un passant, il fila dans l'éclairage public, il avait hâte de se retrouver sur la route. Il tomba une vitesse à la sortie du village à cause d'une montée qui, une fois dépassée, le mettrait à l'abri des regards. Il avait du mal à penser ce matin. Pas à cause du chien. Il trouverait une excuse et le comte ne chercherait pas plus loin. L'existence du singe était une peccadille. Ce combat n'aurait jamais lieu. Il n'avait pas aimé la façon dont le comte avait réveillé le fantôme d'Eva. Il se souvenait à peine d'Eva. Il croyait l'avoir oubliée. Elle existait encore dans la mémoire du comte qui pouvait l'avoir connue, quoique ce fût peu probable. Il en avait entendu parler, comme tout le monde ici (je suppose), à une certaine époque en tout cas. Il n'avait pas aimé cette perfection. C'est le père du comte qui lui avait ouvert les yeux sur cette esthétique avec quoi il n'avait pas compté pour se faire aimer de cette femme qui pouvait devenir la sienne autant que celle de ceux qu'elle fascinait. Le comte (père) était un fameux amateur de femmes. Comment mettre la sienne à l'abri de son désir ? C'était la seule question qu'il fallait se poser avant de finir par en accepter l'inutilité. Eva prétendait le soumettre. Elle devint son esclave. Chacier se laissa sombrer dans une amère mélancolie. Sa tristesse n'était rien d'ailleurs à côté de son amertume. Le comte payait. Et il donnait des leçons. Chacier se sentait ainsi encore propriétaire du corps parfait dont il avait fait la conquête avant d'accepter l'idée qu'il n'était finalement pas à la hauteur de son propre désir de perfection. Un peu de douceur, de la part d'Eva, l'eût récompensé de sa patience. Mais elle le harcelait parce qu'il menaçait son bonheur. Le comte s'amusait à leurs dépens.
— Et après ? avait demandé Eva.
Oui, et après ? pensait Chacier sur la route. Il atteignit les quatre-vingts. Son esprit était au calcul. Quatre-vingt-dix était le résultat. Il calculait vite ce matin. Il se trompait peut-être. Dans quel sens ? Il monta à cent. Il n'avait jamais aimé la vitesse. Il y avait un tas de choses qu'il n'aimait pas, Chacier, et il s'y prenait toujours mal. Perdre l'amitié d'une femme était une belle leçon. Mais il n'avait plus tenté l'aventure. Avait-il changé Eva ? Ou bien le comte l'avait-il découverte ? Il ne se souvenait plus.
Il longeait la voie ferrée maintenant. La route était mauvaise ou il roulait trop vite. Il n'aurait pas aimé mourir de cette façon. Il était seul sur la route. Il luttait contre le temps. C'était absurde. L'ennemi était un passager du train que le comte lui confiait tandis qu'il éloignait lui-même une épouse ou trop bavarde ou trop voyante ou trop fragile. L'esprit de Chacier soutenait assez bien la confusion que le comte entretenait tous les jours pour le soumettre à ses caprices. Le soleil se mit à rougeoyer dans un bois de peupliers. La route était si mauvaise que Chacier coupa les gaz pendant une bonne demi-minute, le temps nécessaire à renouer des liens avec une réalité qui se dérobait sans doute à la faveur de la vitesse, du défilement, de l'air en déplacement qui l'assourdissait. Le bruit du moteur émergea enfin de cette incohérence. Il roulait au ralenti. Perdait du temps. Le sien et celui qu'il avait le devoir de consacrer à un passager qu'il ne connaissait pas et qu'il ne reconnaîtrait peut-être pas malgré les indications précises du comte. Cette description perdait du sens maintenant qu'il avait froid. La route passa deux fois sous le ballast, si bien qu'il lui sembla ne pas avoir quitté ce côté de la voie ferrée, se souvenant vaguement de s'être posé la question tandis qu'il roulait de l'autre côté. Eva aussi avait l'art de ces confusions. Il arrivait avec elle que le temps ne passât pas. Elle arrivait à le persuader qu'il ne pouvait pas en être autrement. Il avait vécu dans un labyrinthe. Il ne s'en souvenait pas. Il aurait voulu ne pas s'en souvenir. Cette force était en lui. Mais elle n'agissait sur rien. Et menaçait de finalement se retourner contre lui. C'était tout ce qui restait d'Eva. Une idée noire. Une énergie centrifuge. Une poussée irrésistible au dehors de soi, vers les autres, l'étonnement et l'indifférence des uns et des autres. Il consulta sa montre.
Cent à l'heure était maintenant le minimum. Cent dix le sauverait de l'imbécillité à laquelle le comte le réduirait en présence de cet invité de la dernière heure. Cent vingt lui donnait toutes les chances de se tirer d'affaire. C'était vertigineux. Ses genoux se paralysaient, s'insensibilisaient. La visière tremblait, semblait se tordre au fil de l'air, il craignit de ne plus trouver la force de respirer. Cependant le tricycle, poussé à bout, semblait flotter sur une route d'huile, comme animé par un vent favorable aux voyages. L'horizon s'était dégagé. Il voguait, à l'abri des naufrages. Il connaissait cette ivresse. Il était immobile dans un espace en mouvement. C'était toujours ce qui arrivait, lui avait expliqué le comte un jour qu'il le transportait vers un lieu de chasse où on l'attendait. Toujours à l'heure. Cueillant les fruits de sa ponctualité. Tandis que son épouse enseignait des tours à un singe assez savant pour les jouer, espérant qu'il n'était pas le seul à profiter de sa connaissance du vertige. Il perdait du temps avec elle, et le comte le perdait sans doute aussi. Ce qui expliquait son goût pour la vitesse. Ou le peu de temps qu'il ménageait entre son désir et l'heure du rendez-vous. Franchissement résolu par la vitesse. Vous n'avez donc pas bougé de votre place parce que c'était la vôtre. Sourire satisfait du comte-singe. La comtesse-horloge pouvait bien aller se coucher avec le maître de son choix, autant dire avec qui lui semblait bon. Cent vingt. Impossible d'aller plus vite. Impossible de ralentir. La poignée des gaz jouait sur le guidon. La voie ferrée bifurqua dans les champs. Il aperçut le tunnel. La route enjambait une rivière avant de monter vers le sommet de cette colline. Le compteur indiquait une décélération notable, mais rien sur le temps. Chacier se retourna pour voir la ligne de chemin de fer. Elle arrivait de cet autre horizon, presque droite, infinie, masquée par endroits, ou étincelante. Tandis que la route entrait dans l'ombre des acacias et des châtaigniers. Il avait perdu plus de la moitié de sa vitesse. Mais plus de la moitié de quel temps ? Le moteur s'essoufflait. Il atteignit le sommet au tiers de la vitesse qu'il s'était imposé. Il se retourna encore. Il avait de l'avance. Le train n'était pas encore visible. Ou bien il se trompait. Il réfléchissait mal. Cela lui arrivait. L'autre pente lui réservait une déclivité plus tranquille. Il coupa les gaz et dégorgea le moteur avant d'entamer la descente. Il se réservait une accélération lente. Il ne pousserait pas au-delà de cent, à cause d'un croisement où il devait céder la priorité. Il retrouverait la voie ferrée bien au-delà de la sortie du tunnel. À cette heure, le soleil pouvait illuminer toute la plaine. Le train s'y trouvait peut-être déjà. Ce qui laissait peu de temps. Ou bien il était (Chacier) très nettement en avance et il aurait le temps de contempler la vallée au bout de laquelle la toiture de la gare miroitait avec d'autres plans, dont un lac où il n'avait jamais noyé son ennui. Il ne s'arrêta pas au croisement. Les deux routes étaient désertes. Il avait à peine ralenti. Le moteur répondait bien à l'ouverture des gaz. Il ne se priva pas de cette accélération et atteignit rapidement sa vitesse de croisière.
Il aperçut enfin la gare, le lac et la grande rue bordée de réverbères encore allumés. Tout cela était loin, inaccessible pour l'instant, presque improbable. La lumière se répartissait de chaque côté de la route dans les champs, la route demeurant parfaitement sombre, imprécise, dangereuse. Chacier se sentait heureux comme chaque fois qu'il était sur le point d'en finir avec ce qui lui arrivait parce qu'il entreprenait à la demande de ce qu'il fallait bien appeler un maître. Une fois sur les lieux, arrivé sans doute le premier et prenant le temps de réviser la leçon qui lui permettrait de reconnaître à coup sûr l'invité que le comte n'avait pas eu la patience (la possibilité) d'attendre, il ne restait plus qu'à refaire le chemin à l'envers, chargé de ce fardeau qui accepterait mal l'idée de voyager en passager sur le siège d'un tricycle capable d'atteindre les cent vingt kilomètres heure et qui ne les atteindrait pas à sa demande parce que c'étaient cent vingt kilomètre-heure vraiment vertigineux. Mais Chacier ne pensait pas partager ses émotions avec quelqu'un qui se demanderait pourquoi le comte n'avait pas plutôt choisi d'aller se balader en tricycle avec son épouse, laissant à son chauffeur le soin de ramener son invité dans une voiture digne de sa condition de voyageur de l'amitié. Et il n'y avait peut-être ni amitié ni dignité dans cette histoire. Tout juste un voyageur que le comte craignait de laisser en proie à l'attente et aux intempéries. Il avait une raison pour cela. Chacier y pensait. Son esprit n'apportait aucune solution à une question peut-être prématurée, mal formulée, ou tout simplement hors de propos. Il arrivait.
Il y avait un taxi dans la cour de la gare. Et une fleuriste déballait son fourgon sur le trottoir. Chacier n'aimait pas les commencements. Il avait l'impression qu'il n'aurait pas le dernier mot. Il gara le tricycle sous un auvent désert et il attendit patiemment que la circulation se rétablît dans ses jambes. Il avait une bonne heure d'avance. Et rien pour tuer le temps. Il n'y avait pas de chauffeur dans le taxi. Il craignit de le rencontrer dans la salle des pas perdus. La fleuriste remonta dans son fourgon pour aller le garer plus loin, à l'abri des mûriers. Elle revint sans se presser. Elle cherchait le regard de Chacier, secouant la clé de contact dans une main, l'autre étant occupée à retenir contre sa hanche la sacoche qu'elle portait en bandoulière. Elle poussa la porte de la salle des pas perdus. Chacier était convaincu qu'elle avait pris le temps de l'observer dans le reflet de la vitre à la surface de laquelle elle avait appuyé une main grassouillette et rose. Chacier eut le temps de voir l'anneau d'or. Il avait ce regard sur les femmes, il n'y pouvait rien, d'abord ce regard et ensuite il s'efforçait de se soustraire à leur regard. La femme entra. L'amortisseur de la porte émit un son de chanterelle. Il n'en fallait pas plus à Chacier pour se sentir agacé par la présence des autres, fût-ce au prix de leur absence, ou plus exactement de leur proximité, de ce qu'il en savait et qu'il continuait par l'imagination. Il avait un cerveau à peu près aussi présent que le cœur. Il en sentait les palpitations, l'extrême utilité au moment d'entrer dans le cercle privé des autres. Il se connaissait plusieurs raisons pour expliquer ce comportement. Il avait hérité la plus grave de son grand-père maternel à qui il ne devait rien d'autre, sinon la mère qu'il idolâtrait encore. Il ne se souvenait plus du nom du ministre qui avait été assez généreux pour violer les lois de la naturalisation. Personne n'avait été témoin de cette rencontre en marge d'un champ de bataille où le vieux avait perdu ses jambes, ses mains et la faculté de raisonner jusqu'au bout. Le ministre avait tenu sa promesse. Et le vieux avait reçu sa carte d'identité dans le délai prévu. Il en avait éprouvé une joie sans limites, autrement dit il en était devenu presque fou. C'est comme ça qu'on l'avait ramené à la maison, presque fou, conscient de l'être et souffrant de ses membres fantômes. L'enfant avait fini par s'habituer à ces cris et il avait cru que l'histoire se finissait là. C'était sans compter sur d'autres réalités. Ce fut l'occasion pour lui d'ouvrir les yeux sur le jeu des réalités qu'il faut toujours avoir présentes à l'esprit si l'on veut tout comprendre et surtout si l'on veut continuer de vivre sa vie sans la donner aux autres. Après tout le grand-père n'avait donné que les fantômes de son actuelle dépression, et ils lui revenaient. C'était horrible, cela n'avait pas de nom et ce n'était pas la seule réalité. Il n'avait aucune idée de ce qui donnait une réalité à ce qui arrivait maintenant au grand-père. En tout cas le député du coin, qui était aussi maire de la préfecture, avait appuyé les recherches d'un obscur fonctionnaire à qui la naturalisation illicite du grand-père donnait des maux de tête qu'il présenta comme les meilleurs de ses arguments. On en parlait à table. Cela avait commencé par des questions, puis il y avait eu des menaces et le ministre responsable ne répondait pas aux lettres que la famille lui adressait. Chacier enfant s'approchait malgré lui, malgré le désir qu'il avait de n'être que lui-même, d'une de ces réalités qu'il aurait préféré ignorer même au prix de la violence qu'il commençait à cultiver à l'égard des siens. C'était très compliqué, parfaitement explicable si on se contentait de préférer les conclusions au développement des idées, une espèce de flatterie de la pensée qui se faisait passer pour de la pensée, s'en prenant au calcul supposé des autres sur le dos de la seule réalité qui comptait. Il avait vu une fois le député dans la rue. Tout le monde l'approuvait. On parlait beaucoup du ministre et assez peu du grand-père qui était incapable de se rappeler où était sa gauche ni sa droite. Ce choc des délires importunait Chacier, au point qu'il se sentit étranger à ce qui arrivait à chacun. Il y eut ce chacun avant l'autre, puis les autres, le bourbier des différences, le flux des conflits, un lit de misère où il refusait de coucher pour avoir sa part de plaisir comme tout le monde. Il y avait une fin à cette histoire. Il prétendait l'avoir oubliée. Tant mieux pour le roman. Et tant pis pour les autres. La vie continuait et elle pouvait s'arrêter n'importe où, par exemple dans la cour d'une gare, sur le siège d'un tricycle dont le moteur refroidissait, entropie nécessaire à l'heure qu'il tuait parce qu'il en avait l'habitude.
Les seaux remplis de fleurs étaient restés sur le trottoir. La fleuriste veillait derrière les carreaux de la porte de la salle des pas perdus. Il voyait même les volutes que le chauffeur de taxi envoyait en l'air avec une régularité d'horloge. Chacier avait pensé à son grand-père sans en revoir les masques. C'était toujours ce qui arrivait. Ces comédiens du passé, ce jeu avec le théâtre de la mémoire sans quoi il n'y a plus de mémoire, cet extraordinaire silence du musée des sentiments où seule la littérature a un droit de visite, encore qu'elle reste à croire, ce qui n'est pas rien. Une voiture arrivait sur la route. Chacier regrettait déjà cette influence définitive. Il souhaita qu'elle passât son chemin et en même temps il reconnut la voiture des instituteurs du village. La voiture ralentit et il la vit entrer dans la cour, mais de l'autre côté, où elle s'arrêta derrière le fourgon de la fleuriste, sous les mûriers. Le chauffeur de taxi entrouvrit la porte pour jeter un œil sur les nouveaux arrivants, mais d'abord il regarda Chacier et le salua d'un coup de menton. Chacier souleva la visière de son casque et murmura une réponse qui sembla satisfaire son interlocuteur. Les instituteurs marchaient maintenant dans la diagonale de la cour. Ils avaient eux aussi salué Chacier et il leur avait adressé un signe de la main. Puis le chauffeur de taxi avait ouvert la porte, Chacier avait vu la fleuriste qui sautillait en se frottant les mains, et les instituteurs avaient passé la porte en remerciant et la porte était restée ouverte une bonne minute avant de se refermer, le temps qu'il fallut à Chacier pour se rendre compte qu'il n'était plus à sa place.
Il se rendit donc sur le quai, mais sans passer par la salle des pas perdus. Il fit le tour par les toilettes.
Le quai était désert. La voie étant unique, Chacier se posta à un bout du quai, l'esprit encore confus par ce qui venait de l'occuper contre son gré. Il n'y avait pas moyen de chasser ces fantômes qui étaient sans doute les mêmes que ceux qui en avaient fini avec la raison de son grand-père. On perd la tête dans ces conditions, et non pas dans des circonstances qu'il faudrait, à défaut de pouvoir les oublier, reconsidérer dans l'optique de celui ou de celle qui est chargé de vous soigner. Pourquoi soigne-t-on les autres ? Parce qu'ils le demandent est une réponse insuffisante. Le désir de soigner est autrement impérieux. C'est sous cet empire qu'on renaît de ses cendres. Chacier était d'ailleurs peu fidèle à ces rendez-vous du vendredi. Peut-être parce qu'ils tombaient mal. C'était le jour des inventaires. Et il avait son rôle à jouer dans ce théâtre. L'image du chien couché dans la flaque de pluie qu'il avait d'abord prise pour du sang, s'imposa à son esprit. Il regardait les rails, leur point de rencontre lointain, nécessaire à l'équilibre, à ce besoin de repère, à cette inexplication qui lui manquait et qu'aucune femme ne pallierait jamais. Un chemin apparut. Chacier approuvait l'uniforme. Il eût aimé en porter un, mais le comte n'avait accordé aucune importance à ce qu'il avait appelé un détail. L'habit ordinaire, qu'il portait mal, ne l'humiliait pas. Pas plus que les sarcasmes du comte qui revenait souvent à ce désir pour en réduire encore l'importance, chaque fois plus précis, plus proche, plus ressemblant, presque dans la peau du personnage que Chacier n'aurait pas vendue pour tout l'or du monde. Le cheminot, en passant, émit une salutation incompréhensible, comme si, hésitant entre plusieurs formules, il en avait proféré la condensation. Chacier expliqua rapidement le journal qui dépassait de sa manche. On ne voyait pas le tricycle de là où ils étaient, l'un passant, à peine ralenti par le propos de l'autre dont le regard était détourné de l'uniforme impeccable par l'apparition (deuxième du genre) des instituteurs, mari et femme, qui s'approchaient du bord du quai en se reprochant mutuellement de s'en approcher trop.
Le train arrivait. Le carré pivota. Le cheminot tapota doucement les cuisses de Chacier avec le drapeau pour l'obliger à reculer. Le train défila et en même temps la visière du casque de Chacier retomba devant son visage manifestement en proie à l'agacement causé par la désinvolture du cheminot. Fin du crissement des roues d'acier sur l'acier de la voie. Le passager qui descendit était un homme d'une taille au-dessus de la moyenne. Il était accompagné d'une assez jolie femme qui se plaignait de la froidure en abaissant son bonnet sur ses oreilles. Un autre homme, qui paraissait chétif et qui ne cachait rien de sa nervosité, faisait jouer son poids sur la vitre qu'il n'avait réussi à baisser que d'un tiers environ, ce qui situait le bord de la vitre à la hauteur de ses yeux, à peu près. Ce manège agaçait la femme dont le minois séduisait Chacier qui aimait ce genre d'enfantillage sans en être très conscient d'ailleurs. La femme ne s'était pas attardée sur le quai et elle était remontée sur la première marche, se tenant à la main courante d'une seule main tandis que l'autre accompagnait son bavardage.
L'homme était reconnaissable. C'était bien lui que Chacier venait chercher. Il ne pouvait pas se tromper, lui avait dit le comte. L'homme était en effet le portrait exact de madame la Comtesse, à qui il ressemblait plus par sa manière de regarder les autres (il regardait la femme qui semblait lutter contre le besoin de regarder l'homme que la vitre agitait toujours) que par son physique qui n'évoquait son ascendance nègre que parce que Chacier savait qu'il était le frère de Madame. Mais il était en conversation avec la femme oblique sur la marche et Chacier n'osa pas s'approcher. C'est pourtant ce que firent les instituteurs. Comme ils avaient attendu le train à l'autre bout du quai, Chacier eut le temps d'observer l'homme qui arrivait, malgré la présence troublante de la femme que son propre bavardage semblait étourdir tandis que l'autre homme, bataillant avec la vitre descendant si lentement qu'il était condamné à cette lutte jusqu'au départ du train qui ne pouvait être qu'imminent, eût mieux fait d'abandonner sa tentative désespérée de ne pas la rejoindre sur les marches où elle régnait sans lui à l'avantage de l'autre. Chacier, qui se divertissait, voyait cela en même temps que les instituteurs qui arriveraient à la hauteur de l'homme au moment où le train reprendrait sa marche. Il lui semblait même reculer pour céder la place aux instituteurs qui hélaient l'homme en question. Le train s'ébroua, la femme remonta les marches et reparut derrière la vitre que l'autre tentait cette fois de remonter, le foulard s'éleva dans l'air puis s'entortilla autour d'un poteau vers lequel le cheminot trottinait, portant le drapeau sous le bras et retenant sa casquette dans l'air agité. Chacier était déçu. Il quitta la gare le premier.
La voiture des instituteurs le dépassa avant le croisement où il s'arrêta cette fois à cause de la circulation. Il aimait bien les chemins de retour, Chacier. Même pour rien. Même au risque de perdre sa place. Il ne pouvait pas se reprocher de ne s'être pas présenté au frère de la comtesse. Il n'expliquerait rien. Il avait le temps. Soixante à l'heure était une bonne vitesse de croisière pour un retour qui n'avait plus d'importance. En arrivant, il examinerait le chien et puis il passerait la majeure partie de son temps à éviter le singe pour ne pas être tenté de répondre à ces provocations. L'horizon était étonnamment clair. À cette vitesse, la route pouvait paraître bonne. Le mauvais temps ne tarderait pas à s'installer pour plusieurs jours sans doute. Il se mettrait à pleuvoir peut-être avant qu'il n'arrivât au château. Cette fin de tableau lui paraissait presque nécessaire, en tout cas inévitable. Il trouverait le chien sous la pluie, dans une flaque élargie aux marges dentelées par le vent. Le singe ne sortait pas sous la pluie. Ce n'était pas qu'il n'aimât pas l'eau. Il s'y baignait les jours de soleil. Mais la pluie le tourmentait, comme si elle annonçait des preuves de noyade ou d'électrocution. Ces idées ravissaient Chacier.
— N'oubliez pas les journaux ! avait dit le comte.
— Les journaux ? avait répété la comtesse.
Le chien gisait déjà dans ce qui aurait pu être une mare de sang. Il était inquiet parce que c'était un chien. Expliquer la mort du singe eut été un plaisir parce qu'il le partagerait avec le comte. Il ne voulait rien partager avec la comtesse. Pas le plaisir. Ni le prix de son silence. C'était pourtant ce qui arriverait si le chien mourait. Ou s'il l'avait éborgné. Rien que cet œil. Il frémit.
À cette allure, il n'arriverait pas avant midi. Cela lui donnait du temps. Le temps du chien. Il eût aimé sourire encore de sa présence d'esprit au moment d'annoncer les mauvaises nouvelles. C'était la route qui lui inspirait ces réminiscences. N'importe quelle route eût fait l'affaire, pourvu qu'il ne voyageât pas. Il réservait les voyages au lendemain. Une fois réglés tous les problèmes.
— Il me ressemble, lui avait dit la comtesse pour le rassurer, vous ne pouvez pas vous méprendre.
Qui était cette femme qui ne lui appartenait pas ?
La nuit était tombée quand il redescendit au village, mais cette fois pour s'y arrêter et attendre le retour du comte et de la comtesse. Le maire avait eu la même idée que lui. Ils se retrouvèrent sous le porche de l'église. Chacier avait garé le tricycle sur la place, ce qui attirerait l'attention de la comtesse qui avait l'habitude de prendre le volant au retour de leur petite aventure dominicale. Le comte pouvait dormir. La comtesse ralentirait en apercevant le tricycle, expliquait Chacier au maire qui trouvait l'idée bonne. Il prit place sur le banc de pierre réservé aux mendiants de la grand-messe. Chacier préféra se confondre avec une colonne. Il n'avait aucune envie de parler, le seul sujet de conversation possible maintenant lui paraissait à ce point impénétrable.
*
* *
Il avait vu la jeune fille se noyer, il avait espéré que le berger la sauverait puis il avait assisté à son immobilité outragée sur la berge près de l'écluse, le berger n'avait peut-être rien tenté pour la ramener à la vie. De quoi témoignerait-il si on lui demandait de s'en tenir à la vérité ? Tout s'était passé sans qu'il éprouvât une seule seconde le désir de la sauver lui-même, ou d'accepter qu'un autre la sauvât à sa place. Il nous trouva, le secrétaire et moi, en conférence à propos d'un champignon dont je ne voulais voir que l'esthétique. Il était bien question de sa toxicité. Chacier était consulté. Il n'avait eu que l'intention de passer son chemin. Il nous avait salués comme quelqu'un qui ne veut pas en savoir plus et qui est même capable d'oublier le peu de choses dont il a été témoin malgré lui. Le secrétaire plaça le champignon sous son nez. Il fallait reconnaître l'odeur et Chacier était de son avis. Il me trouva étrange. Son regard se dérobait. Ou bien mon étrangeté n'était que la conséquence de sa hâte. Le secrétaire avait un ascendant sur lui. Il ne m'expliquait pas pourquoi. Et Chacier le suivit sans poser de question. Le secrétaire revenait à l'endroit où nous avions trouvé le champignon. Je continuai mon chemin vers le lac. Je pouvais le reconnaître. Et ne pas me perdre. Je surprendrais les filles en flagrant délit de jeu. Elles ne s'aimaient pas autant que j'aurais voulu. J'en aimais une plus que l'autre. Tout se passait en dépit du bon sens dont Roberte, contrairement à ce qu'elle prétendait, ne possédait pas la clé. Je n'étais pas tout à fait triste. Pas autant qu'il paraissait. Je ne devais ces traces de mélancolie qu'au peu de cette légèreté qui me sépare de tout, si tout arrive, comme ça arrive. Je me parlais à moi-même comme si j'en écrivais le texte destiné à ces autres qui sont tout pour être le lieu de naissance, matière incompréhensible, et le temps de disparaître, incroyable voyage avec des heures dont le compte est impossible par définition. Mais je n'écrivais pas. Je communiquais par signes. J'interposais des moments de lucidité. Ou je me faisais passer pour moi-même, ne trompant personne comme par enchantement. La forêt, la même depuis toujours, m'inspirait une attente en croix, transparence rouée, infini mutilé. La changer ne changerait rien, je continuerais d'exister, les disparitions n'ont jamais rien changé à ma durée.
J'atteignis le lac. Il était désert. On s'agitait près de l'écluse. Un noyé. Une noyée. Une bête peut-être. Perte économique. Enjeu. Je descendis jusqu'au pont, le traversai. J'étais sur la route, une route étroite bordée de peupliers, herbe rase. J'avais perdu l'écluse de vue. Je la retrouverais si c'était mon chemin. Le chemin me menait aux filles. Plus tard, à la nuit tombée, je me suis senti vaincu. Je ne trouve pas d'autres mots. Je m'étais isolé. Il y avait une distance entre moi et la douleur. Je suis retourné à la Tour, abandonnant Roberte, Lucile aussi peut-être qui ne m'avait rien dit. Elle dont j'attendais tout. Non pas une explication. Elle m'eût sidéré. La douleur est à ce prix. La Tour m'était étrangère. Je n'y étais jamais venu pour y vivre. Qu'est-ce qu'on écrit quand on vit de cet éloignement ? Je fis ma valise. Roberte avait eu le temps d'en ranger le contenu. Je crois que j'ai tout retrouvé. J'ai même fermé la porte à clé avant de partir. Et je me suis posé la question de savoir ce que j'allais faire de cette clé. J'ai failli écrire maudite clé. Qui l'eût maudite ? Ma tentative de fuite était vouée à l'échec, c'était ma conviction. Je m'imaginais que je finirais par tomber dans un traquenard. Possesseur d'une seule clé. Mais j'ai trouvé cette force de m'en aller avant de ne plus pouvoir l'invoquer. C'était les mots de l'enfance. Je m'en souvenais encore. Comment était-ce possible ? J'avais même oublié le pourquoi. Je me suis mis en route. À pied. Il ne pleuvait plus depuis quelques heures. L'eau avait ruisselé vers le lac. L'eau profonde. Je reconnaissais les chemins. Je ne me suis sans doute pas trompé une seule fois. J'ai traversé le même pont, suivi la même route mais je n'allais pas à l'écluse cette fois. Je bifurquai vers le village. Il était désert. Chacier sortit de l'ombre de la colonne. Il avait les mains dans les poches et me regardait fixement. Le maire le rejoignit et il me fit signe. En même temps la voiture de Jean entrait sur la place. Ma sœur était au volant. Le maire pirouetta dans la lumière des phares. Chacier avait disparu. Je m'avançais vers le tricycle.
— Vous voulez quelque chose ? dit Chacier.
Je ne le voyais pas. Ma sœur m'appelait. Elle était descendue de la voiture et pleurait dans l'épaule du maire. Jean nous rejoignit. Il ne trouvait pas les mots, murmura-t-il. Il ne les trouverait jamais. Chacier sortit de l'ombre.
— Qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-il.
Le comte le regarda sans comprendre.
— Chacier ? dit-il.
Je posai ma valise dans le triporteur.
— Non, dans la voiture, dit Jean et il claqua ses doigts en direction de Chacier.
Celui-ci ne bougea pas.
— Je m'en vais, dis-je.
Jean bafouilla quelque chose.
— Vous m'amènerez à la gare, dis-je à Chacier.
Jean répéta mes propres paroles en me prenant la main.
— C'est absurde, dit-il. Votre sœur...
Chacier me tendit un casque.
— Il n'a pas de visière, dit-il, et j'ai oublié le cache-nez.
Pourquoi ne s'approchait-elle pas ? Elle se contentait de m'appeler, de plus en plus faiblement. Le maire caressait ses cheveux. Il cherchait son regard. Et elle se recroquevillait dans sa douleur.
— C'est atroce, dit Jean.
De quoi parlait-il ? Chacier actionna le kick. Le moteur partit du premier coup.
— Qu'est-ce que je fais ? demanda-t-il au comte.
Je m'installai sur le siège arrière.
— Comme vous voulez, dit Jean, je ne comprends pas.
Elle m'appelait.
— Alors ? fit Chacier.
Je boutonnai le col de ma veste.
— Vous aurez froid ? dit-il.
Qu'est-ce que j'en savais ? Je dus lui paraître passablement agacé.
— Allez-y, Chacier, dit Jean.
Nous nous éloignâmes rapidement. Jean eut le temps de dire :
— Vous n'oubliez rien ?
Soyons sincère. C'est la question que je me pose parce que je suis sur le point de terminer ce texte qui est tout ce qui reste du roman. Quel jour sommes-nous ? Il y a bien deux mois que je n'ai rien écrit dans le journal. Et j'ai la sensation que c'est avec lui que s'achève ce tour des choses, tour de force, de passe-passe, de pot aux roses. La question de Jean est une invention. Nous nous sommes simplement éloignés. J'ai vu défiler la rue principale, passer le dernier monument qui est un cri de douleur, un avertissement, et la route a disparu pour laisser place à la nuit, au ronronnement du moteur, aux craquements internes de Chacier que je tiens par la taille, aux cristallisations qui créent le masque de mon visage. Nous nous arrêtons dans une station-service. Je téléphone à Claire. La voix de Malcom, qui a peut-être identifié la mienne, me répond qu'elle est partie, puis plus rien, l'attente, je raccroche. Elle est dans le train. Nous en avons parlé ce matin. Nous n'en avons pas parlé. Nous avons rêvé ensemble sans en parler. Le train de nuit est une chance que je ne peux pas laisser échapper. Chacier a eu le temps d'avaler un café.
— Nous avons le temps, dit-il, tout le temps.
Il a trouvé un cache-nez dans ma valise et des gants de cuir fourrés de peau de lapin.
— Prenez le temps d'avaler un café, dit-il.
Il me donne le gobelet. Je prends le temps. Si Claire est dans le train, j'ai tout le temps.
— Le temps de quoi ? dis-je.
Il ne répond pas. J'avale le café, je noue le cache-nez, j'enfile les gants. Nous voilà de nouveau sur la route. J'ai du mal à me souvenir de ce voyage.
— Et tu vas où ? m'avait demandé Lucile.
— N'importe où, avait dit Roberte.
Je voulais leur faire croire que je passerais la nuit dans la Tour. Elles dormaient au château. Le corps de Léopoldine avait pris le chemin de la morgue. Le gérant avait téléphoné au cimetière.
— C'est bien comme ça, avait dit Roberte en sanglotant. Lucile avait parlé de la robe.
Ce blanc l'épouvantait. Elle ne dormirait pas de la nuit. Elle n'avait besoin de personne pour dormir. Elle m'avait demandé où j'allais parce que ça n'avait aucune importance, ce lieu sans doute si proche qu'elle finirait par en deviner le sens.
— Qu'est-ce qui est bien ? dit-elle.
— Mais rien, dit Roberte, rien n'est bien, ce n'est pas le mot.
Elle portait la robe que le gérant du château lui avait prêtée.
— Le singe ? fis-je.
Je ne comprenais pas. Le gérant, qui n'entrait pas dans notre triangle mais qui semblait en surveiller la cohésion, comme si c'était le prix d'une tranquillité qui menaçait de lui échapper, me mit au courant en une minute d'une instance qui me condamnait au silence. Lucile prétendait avoir la nausée.
— Qu'est-ce que je peux faire ? avait demandé Roberte au gérant.
Il venait de terminer l'histoire du singe, celle qu'il connaissait, et s'apprêtait à en venir à celle de la robe.
— Voulez-vous que je vous montre votre chambre ? dit-il à Lucile.
Elle secoua la tête sans le regarder. Il devait aimer ces boucles. Il ne dit rien pendant une autre minute dont je remontais le trouble pour ne pas me noyer.
— Tu devrais te coucher, dit Roberte.
Le décolleté de la robe l'agaçait un peu et elle n'en disait rien.
— Votre sœur le prendra mal, dit le gérant.
Cela voulait dire qu'elle allait entrer dans une nouvelle crise. Elle adorait le singe qui le lui rendait.
— C'est absurde, dit Roberte.
J'étais assis près de la cheminée qui flambait.
— Je ne peux pas rester, je reviendrai.
Roberte ne me regardait plus.
— Après tout, dit-elle et le gérant parut désespéré à ma place.
— Tu n'oublies rien ? dit Lucile.
Soyons sincère. J'oubliais tout. Je n'avais rien vécu. Je ne retenais que le récit d'une journée que la mort de Léopoldine concluait dans le sens d'un oubli nécessaire.
— Tu ne raisonnes plus, dit Roberte.
Je ne raisonne plus. À la place, je prends la fuite. Il ne reste rien. Le corps de Chacier me semble statufié. Je m'accroche à cette immobilité tandis que la nuit, véloce et imaginaire, nous indique le chemin à suivre pour en voir la fin.
— C'est bien assez vite ! crie Chacier à qui je viens de demander si j'ai bien l'impression d'une lenteur que mon esprit ne peut pas mesurer.
Que veut dire cette impression dont je doute ? Qui est l'auteur du doute ? J'étais heureux en partant. Je reconnaissais ce bonheur. Claire était le fruit du hasard. Je l'avais crue quand elle m'avait confié qu'elle préférait abandonner son mari sur les lieux mêmes où celui-ci voulait revenir, prétendant y finir après s'y être renouvelé. De quoi parlait-elle ? Je n'avais pas cherché à approfondir ce sujet qui la définissait ou sinon me la ravissait.
— Nous aurons de l'avance, dit Chacier.
Lucile m'avait accompagné jusqu'à l'entrée du chemin qui mène à la Tour. Roberte était restée sur le perron, silencieuse, en proie à une mélancolie que la nuit se chargerait d'épancher.
— Je ne veux pas que tu reviennes, dit Lucile.
Elle m'embrassa et sans me donner le temps d'exprimer mon amour, elle s'en retourna lentement. Je n'existais plus.
— Qu'est-ce que vous dites ? demanda Chacier.
Je disais que la nuit nous ralentissait, elle ralentit toutes les aventures, on finit par s'y perdre, l'aurore n'est qu'un recommencement. Il tendit un bras dans cette nuit immobile maintenant.
— Nous avons fait du chemin, dit-il.
Sa main indiquait l'endroit d'où nous venions. On pouvait voir les lueurs du château, ce qui nous rapprochait de lui.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il, j'ai l'habitude.
Il prétendait être fidèle à tous les rendez-vous. Mais personne ne m'attendait.
— Ah bon ? Je croyais, dit-il.
Pourquoi ce voyage ? Si personne ne m'attend ? Ou parce que j'espère le contraire. Comment imaginer que Claire pense encore à moi ? Elle est partie, avait dit Malcom. Elle a dû prendre le train. Le train de nuit dont j'avais parlé avec elle.
— Quel train ?
Il ne savait pas. Il n'était même pas sûr qu'il s'agissait d'un train. Un taxi peut-être. La nuit le condamnait au silence. Il dit quelque chose à propos des bagages qui devaient se trouver à la gare depuis leur arrivée ce matin.
— Mais qui êtes-vous ? finit-il par dire.
Je raccrochai. Roberte me dévisageait.
— Claire ? dit-elle.
— Qui est Claire ? dit Lucile.
Elles avaient mal compris, mais elles avaient compris la même chose.
— Je ne vous ai pas présenté mes condoléances, dit Chacier. Je suis désolé.
La moto ralentissait dans une côte. Il me fit signe de jeter un œil vers le château. Il disparut presque en même temps.
Maintenant, je sentais l'accélération dans la descente. Une vibration accompagnait cette chute, cette impression de chute. Les coups de frein nous déportaient vers le fossé.
— Nous arrivons, dit Chacier.
— Je vous en supplie, avait dit Malcom au téléphone, dites-moi qui vous êtes.
Sa voix m'avait hanté sur la route. Je lui devais ma fragilité. Je n'avais pas pensé à l'essentiel. Pourquoi lui avais-je refusé cette consolation ? Il ne semblait pas demander plus. Qui suis-je ? Pour lui, une personne. Et tout. Nous entrâmes en trombe dans la cour de la gare.
— J'ai le temps de vous payer un verre, dis-je en tapotant l'épaule de Chacier.
— Descendez d'abord, dit-il.
Au buffet, il commanda un alcool. Je me contentai d'un café.
— Vous n'allez nulle part, hein ? dit-il. Je comprends votre douleur. C'est incohérent. Et pourtant on n'hésite pas.
L'alcool lui donnait des ailes. Je l'écoutais, peut-être parce qu'il était convaincant et que j'avais besoin de cette conviction.
— Je passerai la nuit chez des amis, dit-il, tout près d'ici, le viaduc, le village brûlé, les fortifications, vous connaissez ?
Je fis non de la tête.
— Je ne sais pas si j'ai tué le chien ou si je lui ai seulement crevé un œil, vous comprenez ? Je déteste m'expliquer. Je donnerais le temps qui me reste à vivre pour ne pas avoir à le faire.
Mesurait-il ce temps ? Je ne lui posai pas la question. L'alcool l'empourprait, tandis que le café m'agitait.
— Si c'est l'horloge que vous regardez et il me parla de l'horloge.
Je ne l'écoutais pas. Je n'écoutais aucune voix. Ce n'était pas la première fois que j'étais sur la route. Cela arrivait depuis toujours. J'ai fui tous les malheurs.
— Non, ce n'est pas une habitude, expliquai-je enfin à Chacier qui se déclarait prêt à m'écouter.
Nous avions le temps. Il avait fini d'en parler comme si ça n'avait plus aucune espèce d'importance. Le train s'annoncerait par un tremblement. La nuit, il ne sifflait pas à la sortie du tunnel. Sinon on l'aurait attendu sur le quai.
— J'aime bien vous accompagner, dit-il.
Qu'est-ce qu'il entendait par là ? M'accompagner jusqu'où ? Il ne m'accompagnait plus. Il attendait avec moi. Mon attente expliquait la sienne. Je ne manifestai cependant pas mon agacement. Il avala plusieurs fois cet alcool qui l'éloignait de moi. Il n'y avait pas un long chemin à faire pour arriver au viaduc. La route descend en serpentant jusque dans la vallée. Le village est désert. On n'y habite plus depuis longtemps. Cette mort devait durer toujours. Il avait juré avec les autres de ne pas revenir. Aucun prétexte n'excuserait le parjure. Telle était la triste conclusion de la dernière veillée. Il ne restait plus grand monde dans le village. Il avait habité la dernière maison. Mais il avait laissé le plus vieux d'entre eux en sortir le dernier. Revenir au village, ce n'était plus l'habiter, ni même le hanter. Les souvenirs vacillaient. Il n'y avait pas autre chose à trouver là-bas. Il traversait le village avant de se rendre un peu plus loin chez des amis qui n'y étaient plus retournés. La noyade n'avait pas eu lieu. C'était tout. Il n'y avait aucune trace de chantier sur les pentes. Même la route était restée ce qu'elle avait toujours été. On ne l'empruntait plus parce qu'elle conduisait au village. Ou on n'allait pas jusqu'au bout. Ou pas plus loin dans son cas, car la route ne se finissait plus. Elle se perdait sous des effondrements. Elle avait mené à l'autre bout de la vallée. Ces chemins aujourd'hui eussent paru détournés. Ils ne faisaient que le tour de ce qui avait appartenu et de ce dont on était maintenant dépossédé.
— Je m'arrête une minute et je fais demi-tour, dit Chacier. Dommage que vous ne puissiez voir ça. Avec votre idée de vous en aller.
Il était sincèrement désolé de ne pas partager ma souffrance.
Mais je ne souffrais pas, Chacier. Je m'inventais un futur. Je n'avais perdu la tête que pour la retrouver. Je n'aimais pas l'idée de me laisser surprendre par l'arrivée du train mais le vent s'était levé sous la marquise, secouant ses verrières.
— Pour le singe, dit Chacier, je ne crains rien. Monsieur le Comte m'accusera mais sans me condamner et madame la Comtesse sera trop malheureuse pour me haïr. Vous ne croyez pas ?
Le chien, crevé ou borgne, c'était une autre histoire. Il rentrerait demain matin pour se soumettre aux sentiments des uns et des autres.
— Comment s'appelle-t-elle ? dit-il soudain.
Je prétendais toujours qu'il ne s'agissait pas d'elle, mais de moi.
— Je comprends, dit Chacier.
Il fallait l'excuser maintenant. Il voulait arriver chez ses amis avant la pluie.
— Il pleuvra, dit-il, mais après le tunnel, c'est rare qu'il pleuve à cette époque de l'année. Vous êtes sûr qu'elle sera dans le train ?
Mais, Chacier, si elle n'y est plus (car elle y était, n'est-ce pas ?), il n'y a plus de roman, je ne termine plus rien, je sais où je vais et j'y vais seul, et vous ne comprenez plus rien ! Il se leva. Sa main toucha la mienne sans la serrer, ensuite il la ganta, boutonna sa veste jusqu'au col et vida d'un trait le dernier verre. Il pouvait rester jusqu'à l'arrivée du train si je voulais. Je ne répondis pas, ce qui équivalait à une hésitation de ma part. Me retrouver seul. Après m'être accroché à la sympathie de cet étranger. Qu'est-ce que je lui avais confié ? Qu'en raconterait-il ?
— Ne reviens pas, avait dit Lucile, puis, parce que je commençais à pleurer : pas encore, je te dirai quand.
Une lettre ? Où l'enverrait-elle ? Si elle avait le temps de l'écrire. J'accompagnai Chacier jusqu'à la porte. Il me serra la main plus fila sur le trottoir en direction du tricycle.
— Vous ne m'avez jamais vu, fit-il avant de s'en aller.
Je pouvais le voir à travers la baie vitrée du buffet. Il disparut sans répondre à mon dernier salut. Je revins à la table.
— Il a beaucoup bu, me dit le barman. Qu'est-ce qu'il a ? Un malheur ? Il aime se confier. Mais ne l'écoutez pas.
J'interrompis la harangue :
— Je le connais depuis si longtemps, dis-je, et je commandai un verre du même alcool.
Le train s'annonça comme l'avait dit Chacier. Il y eut ce tremblement, le calme du vent, il pénétrait le silence, allait au bout d'un effort qui promettait.
— Monsieur ! fit le barman.
Je poussai la porte. Le train était à quai. Silence d'or.
Premier jour : le premier texte de la nouvelle était un monologue. C'est-à-dire qu'un personnage parlait et qu'un autre écoutait. Le rôle du troisième personnage était d'écrire. Je n'écrivais peut-être pas. J'écoutais. Sinon je parlais. Les lignes se sont séparées. Il n'y avait rien à mettre dans les blancs. J'ai espacé les taches d'encre. Il arrivait que la ligne fût un vers. Je le reconnaissais toujours. Bernard écoutait. Raoul parlait. J'écrivais. Raoul disait à Bernard : je t'aime. Moi je trouvais ça très beau. Non pas parce qu'un homme le disait. Peut-être parce qu'un homme ne disait rien pour dire le contraire. Je m'attendais à un dialogue. Il n'est pas venu au fil de l'écriture. Je n'ai pas donné mon avis. Il n'y avait pas de parenthèses dans les mots de Raoul. Aucune didascalie pour décrire les changements dans le regard de Bernard. C'était long et ennuyeux. On ne savait pas quel temps il faisait. On ne savait rien sur l'époque. Ni l'époque de l'année ni l'époque du siècle. J'ai répété ces mots pour m'en convaincre. Raturé nerveusement les tournures d'époque. Je faisais parler Raoul et j'espérais qu'on entendît Bernard. Le chapitre ne pouvait pas se terminer. J'allais me promener. Le soleil était revenu mais il était trop tard pour en profiter. J'ai observé un bourgeon qui m'a ramenée au temps de mon enfance l'espace d'une seconde. Coup d'épée dans l'eau mémorable. Raoul et Bernard me suivaient. Raoul était bavard. Bernard était presque réel. Je ne savais plus si le texte de Raoul était une lettre ou un monologue. Fallait-il décider maintenant de la nature de ce premier chapitre ? Un vent froid m'a étourdie au bord de la rivière. Description des reflets. Les feuillages bougent. Plus loin, le volet claque encore. La lumière est verte avec des reflets bleus. On s'y perd. Chemin de mauves et de fenouil. J'avais laissé la lumière dans la cuisine. Elle est devenue jaune petit à petit. Personne ne la traversait. Mes personnages me suivaient. Je ne me retourne pas. Je vais jusqu'à la rivière, laissant le pont à gauche, devinant la jambe brisée d'un vieux moulin qui prend l'eau. C'était peut-être une lettre. Bernard était libre de la lire jusqu'au bout. On ne savait rien sur cette lecture qui est un moment essentiel du récit. Qu'est-ce que je savais moi-même ? Je me l'imaginais en vitesse. Non, non, dis-je à la rivière, Raoul ne sait pas écrire. Veux-tu dire qu'il n'écrit pas. Je ne l'ai pas dit. On ne sait pas si Bernard l'a pensé. Même. Raoul ne m'apprend rien sur Bernard. Ce que je sais de Raoul est un prétexte. Ce premier chapitre est une entrée en matière. C'est peut-être fini d'ailleurs. Bernard jette la lettre sans la lire. J'entends le plouf du galet, j'entends le clapotis de l'onde dans les fougères couchées. Lettre de Raoul, que t'arrive-t-il si Bernard ne te lit pas ? On lit la lettre de Raoul. C'est tout ce qui arrive. Raoul n'en sait rien. Comme premier chapitre, c'est une porte fermée. La clé. Je cherche la clé. Le vent fait voler des fleurs d'acacia. Je ne sais pas voler. Si j'écris la lettre à la place de Raoul, est-ce que Bernard la lit au moins jusqu'à cet endroit où l'amour de Raoul pour Bernard est clair comme de l'eau de roche ? Trouver cette clarté est un essai d'écrivain. Cet amour existe. Le dire. Mais comment l'écrire maintenant que c'est dit ? Raoul peut faire l'acteur. Qui est Bernard ? À la place de qui ne joue-t-il plus ? Je déteste ces premiers pas dans le texte. Je n'ai plus de certitude. Je me dis que je suis en train d'écrire ce que je ne savais pas pouvoir écrire. Raoul peut exister. Je peux me mettre à sa place. Le jour à la place du lecteur réduit au silence. Mais ce silence n'est que l'ombre portée d'un désir. Un regard aux lignes de fuite de la rivière me ramène à la réalité. Je voudrais simplement commencer. C'est simple, une déclaration d'amour. Entre deux personnages, l'amour et les mots pour le faire. Si c'était facile, si c'était possible... J'attendais la pluie mais je suis rentrée avant la tombée de la nuit. Dans la cuisine, la table, les feuilles de papier, l'objet d'un rite et un morceau de pain à grignoter en pensant à mon travail. Assise, posée, captive de cette paresse. Raoul recommence. Il ne sait pas si Bernard lira plus loin que la première phrase. Il ne sait rien sur Bernard. Que dirait-il savoir pour que ça ait l'air vraisemblable, cette déclaration d'amour. Théâtre où le lecteur est un pion. Cette fois, c'est la pluie. On n'y croit pas. Le vent imperceptible. Surveiller l'arête du volet encore ouvert. Une coulure de pluie. Une écaille de temps. Raoul écrit la première phrase, celle que Bernard lira. C'est un commentaire. Bernard s'arrête de lire. Je jette la feuille en même temps que lui. Combustion soudaine après un moment d'attente. Bernard pique la cendre cristallisée et elle se brise rouge et bleue. Qu'est-ce que j'ai fait ? pense-t-il. Pourquoi est-ce lui qui le fait ? Une seule phrase. Elle existe puisque Raoul y a pensé. Des mots s'annoncent à la tangente d'une vision. Mots de la phrase ? Mots tout simplement. Je peux les écrire. Ils ne sont pas de Raoul. Ce sont les miens. Ils disent ce que je pense. Pas à pas. Et je me vois suspendue à cette bouche à la place de la langue. Les miettes de pain deviennent des personnages. Ce sont d'autres personnages. Je ne sais pas si je réussirai à les faire tous entrer dans le texte de ce récit. Peut-être, dit Raoul. Mais rien ne sort de la bouche qui est celle de Bernard. La pluie ravine l'angle du mur. Un insecte est assis sur un meneau. Fenêtre cruciforme. Son ombre dilatée jusqu'à l'angoisse dans le gravier de la cour. Et puis plus rien. C'est à dire la nuit. On se sent guettée, près du carreau opaque. Qui ne dort pas ? me dis-je. C'est peut-être la première phrase de Raoul. Bernard, au lieu de répondre dans le silence de sa solitude, jette la lettre au feu. Qu'est-ce que c'était ? Oh... une lettre de Raoul. Encore Raoul ? Mais qui est Raoul ? demande la femme de Bernard, Isabelle (je changerai les noms des personnages quand je saurai ce qu'ils représentent). Isabelle ? Je ne la connais pas. Je ne la décris pas. Elle parle. Elle parle et elle m'ennuie. Elle parle là où je pensais à Raoul. Et elle m'ennuie à la place de Bernard qui en effet pique la cendre après avoir remarqué les filigranes de l'encre, noir sur noir, mais brillant sur matité, et la lettre noire s'effondre d'un coup. Je n'aurais pas dû brûler la lettre. Raoul est... qu'est-ce que Raoul ? Pour moi ? Pour toi ? Pour tout le monde. Il n'y a qu'un Raoul. Il y a plusieurs Bernard. Combien d'Isabelle ? La rouille d'une tringle, les gouttelettes tremblantes, ce n'était pas un insecte. Je n'aurais pas dû m'approcher. Ma chaise oblique. Sous la lampe. L'autre feuille. Raoul qui va... écrire. Bernard qui va... exister. Isabelle qui me ressemble. Un petit monde agité de mots. Rien de plus. Si tu voulais, tu pourrais m'aimer aussi. Mais dans la vie, rien ne se passe comme dans les romans.
Deuxième jour : Petite lumière infinie ce soir, au ras de la terre, le ciel n'existe peut-être plus. Je n'ai rien écrit. Je crois que le deuxième chapitre de ma nouvelle (je n'ai pas encore « trouvé » le titre) est un portrait d'Isabelle. J'ai parcouru cette après-midi la distance qui me « sépare » du genre. Je voudrais tellement la faire exister, Isabelle, par les seuls moyens de l'écriture. Un ami (de qui ? et est-ce vraiment un ami, ce portraitiste s'exprimait à propos d'Isabelle. Ce ne serait plus une lettre, si les mots de Raoul sont une lettre au fond. Mais qu'est-ce qu'on met à la place d'une lettre qu'on attend ? Une lettre-un objet. Un monologue a besoin de se transformer en objet pour être lu facilement. Mais quel objet ? Et puis, qui est ce nouveau personnage ? Dire que c'est un portraitiste est une indication scénique sans valeur littéraire. Je ne le connais pas. Il ne me parle pas. Il sait qui je suis. Il existe pour moi. Un amant ? Je veux dire : un amant à moi ? Pourquoi cette intrusion du texte dans ma vie quotidienne ? La matière y est repérable, certes. Et je me questionnais sous la charmille en fleurs. Cent pas solitaires recommencent pour toi, l'innommable. Sexe inconnu. Visage transparent. Corps céleste. Bras inévitables. Je n'ai pas écrit non : je n'ai rien écrit. Le texte du premier chapitre se liquéfia sous l'effet de cette évidence. Isabelle existe-t-elle ? Isabelle est-elle possible ? Possible selon Bernard ? Ou Raoul ? Une invention hardie de ce locuteur encore ininventé. Il a fait beau toute la journée. Constance n'est pas venue. On en aurait parlé. Elle adore entrer de cette manière dans mes petits secrets. Elle m'a proposé plus d'un personnage. Mais elle les cueillait au hasard de ce qu'elle appelle sa réalité quotidienne. Tandis que mes personnages naissent des nécessités du texte, élément mobile du décor et narrable comme les objets de ce décor, mais avec infiniment plus de précautions esthétiques. Elle ne comprendrait pas. Je suis seule. Soumise aux caprices des mots. Ils sont écrits dans une autre langue. La mienne ? Pas si sûre. Mais je recommencerai. Il y a une suite à ce premier chapitre. Ce sera un portrait d'Isabelle. Le corps d'Isabelle a besoin de moi pour exister. Un corps désirable, définitif, extrait de l'alliance de mon esprit avec les hasards de l'existence et du texte. Son nom n'a pour l'instant aucune importance. Je la nomme pour ne pas la perdre dans le labyrinthe narratif. Titre d'un deuxième chapitre. Pour dire que je connais Isabelle. Et que tu ne la connais pas encore aussi bien que moi. Comment l'écrire pour le dire enfin ? Constance aime cette attente. Je ne lui en veux pas de tenter ainsi de me désespérer. J'ai pensé à elle toute la journée, à intervalle de soleil, à heure fixe et je me suis retrouvée le nez dans ces pages. Il n'y a rien à changer. On ne fait pas la propreté du texte. On ne sait plus. À cause d'un certain sens de l'oralité. Tout est beau finalement. Il n'y a pas de contraire ni d'inversion. La vie est une empreinte. Peindre autrement est une erreur. Le temps serait perdu. C'est d'ailleurs la seule façon de la perdre. La nuit m'environne. J'ai mangé dehors. Avec un chapeau sur la tête. Les insectes le visitent. La lumière effleure des reliefs cristallisés au moment d'une ombre éphémère. Mes feuilles ne s'envolent pas. Je ne suis pas un arbre. Je ne suis pas reproductible. Je ne suis pas les saisons. Je ne change pas. Je peux me cacher et trouver les moyens d'existence dans n'importe lequel de ces gîtes. Animale. Je suis animale. Je n'ai besoin que de l'ombre des arbres. Mais je connais les arbres. Je sais des noms. Une chanson y vient toujours trouver sa cadence définitive. Rien que cette chanson. Un jour de deuil. Mais le fantôme de Malcolm n'existe pas. Malcolm est mort sans laisser de fantôme pour lui succéder. Je suis cette apparence de vie. Ce qui explique sans doute ma solitude. Isabelle s'y construit doucement. Je suppose que j'ai pensé à elle toute la journée. Elle et ses ménages. Pas de livres dans le cœur d'Isabelle. Le mien n'y a gagné qu'un vertige incurable. Pas de lointains sous peine de crise. Tous les chemins de mes promenades sont ombragés, finis par les courbes à la sortie de chaque courbe, et circulaires au point de me ramener chez moi. Je ne suis pas triste. J'aime les plaisirs de la vie. Je les recherche. Je les trouve toujours. Mais seule. Incohérente. Inexprimable. Cette clarté de feuilles me rendra folle. Chemins tranquilles. Observant des chemins de crêtes, sans arbres, clôturés sans doute, et les croisements sont signalés justement par un arbre et une géométrie incohérente de clôtures. Je les regardais de loin. Des ruines dans la pente. Inexplicables malgré des restes évidents de cheminée. Le soleil roule comme une pierre dans cette herbe semée de fleurs des champs. Cet éloignement n'est pas mesurable. J'ai écarté d'une main prudente la chevelure de ronces entre deux frênes éteints. Je guettais le soleil à quoi les fils de fer devaient leur existence. Feuilles bleues. Enciélées. L'automne élèvera la terre moite dans ces hauteurs. Après l'été. La nouvelle sera écrite. Je ne songerai qu'à sa publication. Et elle ne sera pas publiée. Rien ne le sera. Il ne restera rien. Et après ? C'était une conclusion provisoire. Le chemin était fidèle à mon attente. Je débouchai derrière la maison. Ce pré n'est qu'une ombre. Vert rouge. Saturé de noir. Qu'est-ce que j'attendais à l'orée du petit bois d'acacias où les ruches bourdonnent ? L'herbe montait le long de mes jambes. J'en effleurai les fleurs. Paume humide. Pollen renouvelé. Un oiseau fouillait une écorce noire. Il me surveillait. Ce grattement occupa tout l'espace pendant une bonne dizaine de minutes. Isabelle en oiseau. L'arbre et le ciel. La maison en bas du pré noir. La cheminée qui fume. Le désir de Constance. Intense et fou. Dicible. Même sans l'écrire en même temps qu'il refait surface. Le pré était inondé, non : liquide, glissement de mottes rouges, éclatement de fleurs, caresses du vent. Pourquoi n'avais-je jamais ouvert cette fenêtre ? À cause de l'ombre. Ou d'un conseil dont je n'avais pas mesuré sur le coup la perversité lente. Maintenant (je me souviens et j'écris) la rue me paraissait acceptable. Le petit bois d'acacias semé de ruches métalliques, la lisière bleue des fougères, le carré noir du pré qui a l'air immobile dans cette eau, un chemin bourbeux le long de la clôture, la trace de mon corps, médiane et verticale vue de la fenêtre. Le ciel occupait un côté, l'autre côté résistant encore à toute définition, pente désordonnée, impossible plan mental cassé par les reflets de verre de la roche, dents sacrilèges. J'ai d'ailleurs peut-être laissé la fenêtre ouverte. Ce qui expliquerait le courant d'air qui ne vient plus de la porte entrebâillée mais de l'escalier noir qui traverse toujours cette poussière indéfinissable. Puis la table, Isabelle, ce qui va arriver, entre deux chapitres, ce qui va donner lieu au chapitre suivant, sachant que ce n'est pas fini. Les rites bien rangés. Leurs noms de choses. Une feuille géométrisée comme un miroir. Le crayon est resté dans ma poche. Il ne fait pas partie de la cérémonie. Elle commence par le feu. Entre la cheminée et la table, le fauteuil, le cuir qui sent la pipe, les rayures de ses ongles quand il souffrait, je n'ai rien effacé, je suis encore en deuil. Constance voulait essayer cette chanson au piano. Mais le piano a résisté à la voix. Hier. Ou plus loin. Je ne me souviens que de Constance entre deux cris éteints de Malcolm qui jouait avec son ombre sur le tombé de la nappe. Même pli à l'angle de la table, scène de chasse, gibiers, jeunes filles nues, un rameau de feuilles de chêne. Inverser la vie pour se retrouver seule. Les visites de Constance s'espacent. Peut-être à cause de l'amour que lui inspirait Malcolm. Ou peut-être parce que je n'ai encore rien dit de mon désir. Une lettre. Un aveu. Une recherche d'objet à insérer dans cette brèche qui casse la féminité. Coulure d'angoisse. J'ai essayé d'en figurer le goutte-à-goutte. Entre le corps d'une jeune fille et la mort d'un cerf. Je n'ai jamais regardé en face le chasseur. Les feuilles s'éparpillent jour après jour sur cette scène champêtre répétée neuf mois selon le calcul de Constance. Une dentelle de soie a glissé dans ces plis. Par terre, elle attire le regard. J'y posais mon pain et mon verre tout à l'heure, entre deux bouchées. Dans le fauteuil, c'est le plafond qui prend de l'importance. Isabelle, un portrait, un portraitiste, et l'écrire. Passage de la réalité parce que des personnages vivent ensemble. La maison est peut-être la mienne. On ne la reconnaît pas. On ne se souvient que du jardin de fleurs et du potager envahi par les ronces. Le portail couché lamentablement, voyageur de limaces, troué par l'herbe folle, et la ferraille arrachée, la chaîne figée dans une boucle étrangement impossible. Isabelle s'approchait de cet assemblage. Elle reconnaissait cette odeur. La fontaine clapotait sur le mur. Elle demandait si elle pouvait boire. Je la laissais traverser cette différence de ton, du portail au mur, marchant facilement, malgré l'ombre de la maison, avouant ne pas pouvoir regarder l'autre façade à cause du soleil impitoyable à cette heure de la journée, en été. Oui, c'était l'été. Elle me disait qu'elle était déjà venue. Seule peut-être. On s'arrêtait toujours sur le pont de pierre, en bas de la route. On n'allait jamais plus loin. Cette après-midi-là, elle remonta le chemin. Quelqu'un y avait fauché l'herbe. Elle trouva un gant. Un gant de femme. Je le cherchais. Nous nous rencontrâmes sous un pommier. Un essaim y avait élu domicile. Le gant, je l'avais égaré en m'enfuyant à cause d'une abeille. Maintenant, je revenais à cause de la fascination que m'inspirait cette construction géométrique. Isabelle voulut voir l'autre côté de la maison. L'ombre la fit frémir. Je lui montrai les ruches pour expliquer la présence des abeilles dans le pommier. Mais elle ne pouvait pas comprendre. Bernard, qui la cherchait, apparut à l'angle de la maison. Il ne me voyait pas. Il venait de se faire piquer par une abeille. Il pleurait. Isabelle versa une goutte de salive sur le dard tremblant.
Troisième jour : Que va-t-elle penser de moi ? se disait Richard. Elle posait. Presque nue. Lumineuse. Trajet de lumière : la fenêtre est ouverte, le rideau de mousseline tiré, la lumière s'éparpille sur le mur oblique et perpendiculairement à ce mur, Isabelle pose nue dans un drap de lin aux pliures immobiles. Richard est assis dans l'ombre. La toile est posée sur une chaise. Une autre chaise supporte la palette grise. Les tubes de couleurs sont par terre. Richard n'a pas dit un mot. Il a simplement pensé : que va-t-elle penser de moi ? Il ne pense pas aux raisons de cette question qui revient lentement chaque fois qu'il en dissipe les effets, petites nausées, larmes à l'œil, le pinceau ne touche plus la toile à ce moment-là. Elle ne le regarde pas. Bernard ne sait rien de cette relation. Elle n'a pas trouvé la bonne excuse. Bernard est tellement attentif quand elle s'excuse. Elle a peur de trahir son désir de Richard. Elle lui a demandé de peindre son portrait. Richard a hésité. Ce n'est pas un bon portraitiste. Il songe vaguement au portrait ovale. D'autres portraits se confondent dans cet effort de ne plus être là avec Isabelle qui le désire et qu'il veut peindre. Le regard d'Isabelle ne coïncide avec aucune couleur. Il refait le fond plusieurs fois, mais sans succès. Il revient au gris vert et le corps d'Isabelle est gris rose, le drap peut-être jaune. Les yeux se dérobent à cette harmonie. Deux taches précises, mais de quelle couleur ? Il pourrait lui en parler. Elle en rirait peut-être, secouant la chape de lin qu'il a longuement agencé sans découvrir le corps qu'Isabelle a dénudé sans pudeur. Elle s'était mollement assise sur le tabouret. Elle trouva le drap impropre à sa douceur. Mais le drap était nécessaire. Angles, cassures, pliures et les couleurs de lumière qui venaient de son corps. Elle ne le savait pas, regrettait peut-être la pointe d'un sein ou le galbe d'une cuisse. Il voulait voir ses mains. Il pensa à un bijou négligé. Des perles se cristallisaient encore dans la matière. Comment peindre cet abandon ? se demanda Richard. Mais que va-t-elle penser de moi si je le lui demande ? Il ne dit rien. Elle soupira, doucement. La regardait-il ? Qui peignait-il ? Elle eut envie de parler. Mais de quoi ? Il parlerait d'elle. Il voudrait savoir, à la fin, ce qu'elle prétendait lui inspirer. La pièce n'était pas meublée, à part les trois chaises, le tabouret et le rideau étincelant. Peut-être un miroir, mais si ce n'est pas un miroir ? se dit Isabelle en tentant d'en déchiffrer le reflet. Richard percevait cette tension. Il n'en connaissait pas l'origine. Il y chercha le regard d'Isabelle. Mais la couleur était l'inconnue du tableau. Il en fallait une. Ni énigme, ni abandon. Une surface non peinte à cause de l'impossibilité d'entrer dans cette pièce. Cette porte est la porte d'entrée. Vous frappez de l'autre côté, en attente sur le palier partagé avec un couple de personnes âgées qui vous trouvent bien polie de ne pas forcer la porte comme les autres. On entre toujours dans cette pièce où Richard peint. Il n'y expose rien. Ce matin, il est allé acheter le tabouret et la toile de lin. Ce qui explique les changements. Vous êtes ce personnage qui entre. Vous ne vous appelez pas Bernard. Ce serait trop facile. Vous avez un nom et vous n'êtes plus vous-même parce que vous entrez maintenant dans la peau d'un... septième personnage, si l'on fait exception des voisins d'ailleurs discrets, une discrétion de mouche : jamais de bavardage, ne pas confondre ce bourdonnement incessant avec un bavardage qui n'a pas de toute façon sa place ici. Tiens (ici votre petit nom) ! Entre, dit Richard. Et en même temps Isabelle se sent violée par ce regard qu'elle n'attendait pas de vous. Vous la connaissez trop bien pour vous laisser surprendre par sa fuite. L'ombre d'une autre porte. Elle donne sur le salon où Richard reçoit ses amis après leur avoir fait lentement traverser l'« atelier ». Mais cette fois, vous ne franchissez pas le seuil. Richard est en train de vous expliquer qu'il ne peut pas vous recevoir. Allez-vous lui demander le nom de la femme que vous venez d'oublier parce qu'elle ne vous aime plus depuis longtemps ? Vous redescendez l'escalier. La rue. Le métro. La rue. Le pont. Le boulevard. Cette géographie vous ramène à Isabelle, inévitablement, et un jour de grande chaleur sur les boulevards, vous la rencontrez toujours en compagnie de Richard. Vous en avez parlé à Bernard. Facilement. Rien n'a manqué à cet aveu. Mais Bernard, qui a deviné votre amour pour Isabelle, n'en parle pas. Il dit : je ne savais pas. Vous le regardez sans comprendre. Mais oui, Richard est portraitiste. Maintenant vous le savez vous aussi. Il ne vous reste plus qu'à revenir sur vos pas. Vous n'êtes pas encore entrée. Vous n'avez même pas frappé. Vous avez reconnu la voix de Richard. En même temps, la porte d'à côté s'est entrouverte. La petite vieille qui apparaît dans cette brèche dit : vous allez le déranger. Elle disparaît comme un papillon dans l'air de rien. Et vous disparaissez vous aussi. Vous reviendrez plus tard. Tout recommencera. Mais vous ne dérangerez plus. Vous comprenez le message ? Pendant ce temps, Richard s'étonne en silence, d'avoir parlé pour ne rien dire. Mais Isabelle a adoré ces mots venus de nulle part. Elle a montré un sein. Une larme s'est arrêtée à la commissure des lèvres. Richard peint la larme. Une bonne idée. Je n'observe pas assez. Un portrait n'a jamais le temps. Une nature morte a le temps. Un paysage a le temps. N'importe quelle géométrie a toujours le temps. Le plan déshabité a le temps. Tu n'as pas le temps. Pas le temps de peindre. Cette attente va me rendre fou. Il plonge les pinceaux dans un pot d'essence noire et il efface rageusement la surface différentielle de la palette. Isabelle recouvre son sein et elle recueille la larme de verre du bout du doigt mouillé de salive. Maintenant elle a le temps d'observer cette fausse larme qui ressemble tellement à une larme. Richard ne veut rien perdre de ce manque de pudeur de la part d'Isabelle qui ne pense plus à lui. Ce temps ne dure pas. Elle revient, il fait entrer la larme dans un écrin qui en contient d'autres, kaléidoscope de sentiments tels qu'il sait les restituer sur le plan. Isabelle est entrée dans une robe qu'il découvre. Il préfère la robe. Le drap était une mauvaise idée. Elle reviendra pour la robe. Il ne touchera plus au fond. Le visage restera inachevé. Les bras sont presque réels. Que va-t-elle penser si je lui demande de ne pas quitter cette robe ? C'est la robe que je veux peindre. Je cherchais ce jaune et blanc. Mais l'idée du drap... il s'arrête de penser quand elle referme la porte. Elle ne reviendra peut-être pas. Ce n'est peut-être pas un portrait au fond. Elle n'a rien dit. À peine a-t-elle regardé le tableau. Il entre dans le salon. Il faudrait un autre chapitre pour faire entrer le salon de Richard dans ce récit. Une petite longueur à parcourir avec moi, si vous n'êtes pas pressée. Ce serait la fin de ce troisième chapitre. Le temps de relire ce qui a déjà été écrit. Y penser avant de s'endormir. Voyons, qu'est-ce que je voulais dire en écrivant... qu'est-ce que je n'ai plus dit en... raturant ? Voilà ce que je reproche à ces relectures prématurées qui supposent que j'ai lu et écrit en même temps. Au bout de cette journée de travail, il y a le salon de Richard. S'y passe-t-il quelque chose en relation avec le récit qui a besoin de lui pour franchir l'indésirable ? Ou bien s'agit-il d'y trouver ce portrait d'Isabelle qui paraît tellement important au moment de raconter toute l'histoire. Le portrait d'Isabelle est dans toutes les mémoires. La peinture de Richard en témoigne. Elle est la témoin de ce rassemblement. Mais je ne sais pas peindre. J'écris. L'écriture est un fil tendu entre deux extrêmes. Filer, c'est écrire. Peindre, c'est ne plus écrire. Évidemment Isabelle n'est pas assez intelligente pour y penser. Pas facile de se mettre et de se trouver bien à la place d'Isabelle. Même nue dans la lumière inventée par Richard. Les larmes d'Isabelle ne sont pas les larmes de Richard. Elle n'a pas pleuré. Je l'ai cru pourtant. J'aurais aimé cette description d'un pleur en marge de l'immobilité définitive. Faire exister un tableau est un tableau si on ne le voit pas. Pourtant, le portrait est dans le tableau, entre sa surface de gouttes complémentaires et le fond qui a perdu toute son épaisseur sous l'effet d'un regard. Le regard d'Isabelle ne dit rien d'Isabelle. D'ailleurs, elle ne s'est pas reconnue. Elle n'a rien répliqué, mais l'idée de la robe lui semble absurde et infaisable. Elle reviendra. Elle posera encore. Elle ne quittera pas la robe puisqu'il veut peindre la robe. La robe ? dit Bernard. Non, je ne savais rien de la robe. Elle ne m'a jamais parlé de la robe. Pourtant... il se souvient maintenant (à cette époque, on coupait encore les têtes des criminels) de l'avoir vue dans cette robe. Elle enjambait un ruisseau et Richard lui tendait une main tremblante qu'elle négligea en riant. La robe traversait le ciel si j'étais couché dans l'herbe, dit Bernard. Le pré mourait lentement. C'était l'été. Une robe jaune et blanche. Inexplicable. Je n'y ai jamais pensé, conclut Bernard. Le portrait est accroché au-dessus d'un sofa. Une lampe y creuse une ombre dévastatrice. Quelles différences y a-t-il entre le salon de Richard et celui de Bernard où le portrait d'Isabelle est exposé maintenant qu'elle n'existe plus pour personne ? Pourquoi cet inachèvement ? dit Bernard à l'interlocutrice que vous êtes peut-être. On ne reconnaît que la robe. À condition de s'en souvenir. Ici, la trace d'un repentir, un pli désespérément géométrique négligemment recouvert de ce jaune transparent dont on ne trouve pas la complémentaire maintenant qu'on y pense. L'encadrement n'ajoute rien au décor. On regrette ces reflets d'or sur le fond. Ombres parallèles des arabesques soulevées par le temps. Elles raturent la robe et les bras y sont incohérents. Richard avait pensé à un bouquet de fleurs. Il en avait ramené une pleine brassée qu'il avait apparemment jetée sans cohérence sur la robe d'Isabelle qui prenait un bain dans la rivière. Ce n'était pas important, cette robe jaune et blanche maculée de fleurs et de tiges. Isabelle l'avait étendue sur l'herbe. Fond vert et noir maintenant donc. Le soleil nous cuisait, dit Bernard. Il ne sait pas nager. Richard ne se déshabille pas. Raoul n'est pas là pour se plaindre des insectes visiteurs. Seule, Isabelle nage en direction du pont. Elle ne se retourne pas pour répondre aux appels. Bernard arrache la robe à son lit de verdure et les fleurs cueillies pas Richard montent dans ce ciel trop bleu. Richard est encore couché. Il n'a pas eu le temps de protester. Les fleurs sont en l'air et Bernard court sur la rive en direction du pont. Mais Richard rit. Isabelle nage vite. Bernard a toutes les chances d'arriver avant elle, mais le bord de la rivière est incertain. Verticale exacte. Le pont suspendu à la hauteur de son arc. Tangente incolore. Et la robe qui traverse le ciel. Blanche maintenant. Les fleurs ont eu le temps de retomber. Richard se lève mais il ne suit pas Bernard sur les traces d'Isabelle. Il s'éloigne vers le chemin. Il a décidé de les attendre. Ils joueront sous le pont. Depuis des siècles qu'on y joue, il ne s'y passe jamais autre chose. Il remonte le pré calciné. Le chemin redescend. Richard n'est pas un personnage. Et je ne suis pas peintre. Difficiles, ces conditions nécessaires au portrait d'Isabelle sans entrer dans une analyse psychologique qui ne ferait de toute façon pas de moi une psychologue. Ce qui s'est passé n'a rien à voir avec ce que je ne suis pas.
Quatrième jour : Le salon de Richard ressemble étrangement à celui dont j'ai toujours rêvé pour moi-même. Mais je suis une femme. Je cherche cette différence au niveau des collections que Richard expose sur des étagères de verres. Tout le reste est identique : meubles, tapis de sol, fenêtres, portes, lumière. Mais les livres, les tableaux, les objets échappent à toute tentative de description. On pourrait en faire la liste et le commentaire détaillé. Regard circulaire. Ce n'est pas le mien. Parce que tous ces livres n'en sont qu'un en réalité, parce que le tableau est unique et que l'objet n'est que la combinaison d'autres intentions d'exister physiquement malgré l'éparpillement peut-être savant. Dans le salon de Richard, qui est mon double nécessaire à la compréhension de cette cohérence cassée qui est tout ce qui reste d'un récit « véridique », je me soumets, je reconnais mes limites, je m'exprime dans la langue des autres, je recherche patiemment cette oralité qui ne ressemble à aucune parole entendue. J'attends Richard. Il ne viendra pas. Je confie mon reflet à un miroir juste le temps de vérifier un trait caractéristique de ma personnalité. Si je pouvais effacer tout le reste, toutes ces traces identifiables, toutes ces bornes de chemin, tous les personnages de mon existence parallèle. Mais je n'ai pas cette force. Je peux attendre, entrer un peu dans les collections, caresser des vitrines impénétrables, coller mon nez à la fenêtre l'espace d'un cri retenu avec d'autres cris. L'idée de ce non-retour m'angoisse toujours avant de commencer à écrire. Je suis dans mon salon qui est une cuisine conforme au modèle rural en usage dans cette contrée. Yeux clos, je voyage. Qui m'accompagne ? Peut-être Constance huilée et fidèle à son reflet de réalité. Mais je serai seule jusqu'au bout, jusqu'à accomplissement du récit, jusqu'à l'oubli de la véritable histoire du récit qui est le seul texte. Le désir de Constance est annexe. La présence de Richard est un portrait. J'existe dans cette marge. Existence d'écrivaine. Compagne du possible. Cousue de fil d'Ariane. Ne communiquant que par signes. À peine nommée. Soucieuse pourtant du moindre détail. Imitatrice de cette geste. Le portrait d'Isabelle a longtemps fait partie de la collection de tableaux. Ensuite, il a appartenu à Bernard qui l'a trouvé ressemblant. Aveu qui flattait l'attente de Richard. Isabelle ne s'était pas reconnue. Déçu, Richard lui avait offert un paysage passablement évocateur d'une enfance presque exclusivement vécue ensemble et dont Bernard ne savait rien. La galerie avait des prétentions rétrospectives. Isabelle s'était attendue à ne pas y trouver son portrait. Par contre, le paysage l'avait étourdie au point d'en parler. De cette conversation était née l'idée de ne plus parler du portrait et d'offrir le paysage en compensation de ce silence. Bernard ne pouvait pas en savoir plus. Il visita le reste de l'exposition en critique. Écrire sur la peinture est à la mode, lança-t-il du bout de la galerie qui est un long couloir qu'arpente soir et matin l'unique locataire de l'immeuble. Bernard remarqua ce passage, mais sans lui donner toute l'importance qu'il soupçonnait pourtant à cause du haussement d'épaules et de la grimace impatiente dont le locataire avait gratifié la jeune fille qui réclama un carton d'invitation. Tiens, se dit Bernard, ce n'est pas un invité. Mais rien d'autre ne lui vint à l'esprit. Le locataire le frôla en s'excusant. Il le regarda ouvrir une porte entre deux tableaux. La porte refermée, Bernard n'y pensa plus. Assis sur une chaise qui le rapetissa étrangement dans le dos des invités, Richard parlait à Isabelle. Belle, Isabelle, pensa Bernard. Bavarde aussi. Je ne la reconnais plus. Il faudra que je trouve les moyens d'acheter ce portrait. Il s'arrêta devant le paysage. Le point rouge n'indiquait pas que le tableau était offert à une amie qui venait de refuser la perspective d'un autre portrait. Richard lui fit la cour. Je ne sais rien de lui. Bernard pensait à la surface de cette colère, petit bateau secoué par les flots. Il s'éloigna encore. D'autres paysages. La porte. Sur la porte, le nom du locataire : Raoul. Pas d'indication de profession. Pas de poignée non plus sur la porte et le mot : privé. Bernard tendit l'oreille. Il y a un escalier derrière cette porte. Je l'ai entendu monter. Je m'en souviens maintenant. Une autre porte. Qui est-ce ? Machinalement, Bernard refit le tour de la galerie à la recherche de ce visage. Il passa devant Richard et Isabelle qui s'arrêtèrent de parler pour lui sourire. Chaise craquante, se dit Bernard. Je cherchais un attribut. Je l'ai trouvé. Mais je suis sur le point d'oublier ce visage. Je n'avais pas remarqué la main sur la porte. On peut frapper. On peut entrer si l'on est invité. Mais personne ne m'invite à troubler cette eau. Je voulais simplement savoir pour ne pas avoir le désir de savoir ce que signifie exactement ce paysage que Richard lui offre en remplacement d'un portrait dont elle ne veut pas parce qu'il ne lui ressemble pas. Je résume. Il s'approcha d'eux. Richard se leva cette fois. Vous ne buvez rien ? demanda-t-il. Bernard ne répondit pas. Toujours positif, pensa Richard. Et puis plus rien, se souvenait Isabelle. On est rentré pour ne plus rien en dire. Mais de quoi aurait-elle parlé ? demande Bernard maintenant qu'elle est morte. Le portrait dont je m'inspire pour écrire cette histoire n'est pas celui d'Isabelle, que je n'ai jamais vu. Celui-ci appartient à ma famille depuis plus d'un siècle. Le style est le même. Style-objet. Mais tout le reste est composition et le portrait n'y occupe qu'une place secondaire. Je le regarde parce que c'est un visage de femme. C'est facile une femme, un chat et un fauteuil. La robe et le fond jouent le même rôle. Regard à deviner. Ainsi, Richard peignait le portrait d'une femme, que j'appellerais plus tard Isabelle, et il laissait au spectateur le soin de lui trouver un regard. Mais où le trouver ? Les mots de Bernard s'imposaient maintenant. Mais il entrait dans la galerie pour y croiser Raoul. Et Richard lui racontait tout ce qu'il savait à propos de Raoul. Dans la voiture, Isabelle tentait de mettre de l'ordre dans sa tête. Les avances de Richard étaient à prendre au sérieux à cause de Bernard qui ne s'intéresse qu'au personnage de Raoul parce qu'il traverse étrangement le territoire balisé et borné d'une exposition de peinture. Isabelle entra toute nue dans le lit. Bernard la rejoindra plus tard. Pour le moment, il pose le tableau sur un bahut dont il repoussé tous les objets. Mauvaise peinture, se dit-il. Pourtant chargé de souvenirs, si on se prend à y revenir. Mais qui revient ? Encore Isabelle qui ne veut plus en parler. D'ailleurs qu'en a-t-elle dit au juste ? C'est Richard qui s'est chargé de la besogne en espérant m'ennuyer pour n'avoir pas à continuer. Isabelle impatiente et c'est arrivé : Bernard a prétexté un besoin et il s'est éloigné. Nous ne serons jamais seuls, avait pensé Isabelle. Mais elle n'avait rien dit de cette angoisse à Richard qui ne voulait pas quitter sa chaise. D'autres femmes passèrent, que leurs portraits enchantaient. Elles les avaient d'ailleurs achetés. Elles en achèteraient d'autres. Elles aimaient les portraits de Richard. Comment cela arrive-t-il, dit l'une d'elle, comment arrive cette ressemblance ? Richard se mit à bafouiller. Isabelle dit : c'est une question de goût. Elle répondait bien sûr à propre objection. Le paysage était de son goût. Elle voulait les impressionner. Mais elles ne s'attardèrent pas devant le paysage. L'une d'elles était encore là quand Bernard le décrocha pour l'emporter. Elle se précipita sur lui. Elle voulait en faire autant de son portrait mais était-ce possible sans altérer le sens de la rétrospective ? Bernard l'envoya balader. Dans la rue, d'autres passants jetèrent un coup d'œil jaloux sur le tableau. Bernard les fustigea tous d'un regard qui en disait long sur ses sentiments. Mais le tableau appartient à Isabelle. Bernard, lui, veut acheter le portrait. Il n'en a pas encore parlé à Isabelle. Elle sera furieuse. Mais puisque ce n'est pas toi, tentera-t-il de lui faire croire. À tous les coups, elle commencera à s'y reconnaître. Pour ne pas s'y aimer. Je reconnais toujours la trajectoire de ses sentiments. D'abord la négation de l'évidence, puis l'abandon à l'idée qu'elle n'a pas renoncé à détruire. Elle en viendra à me reprocher mon indifférence. Mais dans quel but ? Et Richard qui ignore tout de cette intranquillité sereine. Richard rêveur d'un corps qui le fascine comme il m'a fascinée. Mais je n'ai jamais peint les bouquets que je voulais lui offrir. Fin d'une soirée qui aurait pu ne pas exister. Richard n'est qu'un prétexte. Bernard sait par cœur la longue liste des prétextes. Il ajoute son désir incontrôlable d'acheter le tableau. Comment le demander à Richard qui a exprimé son intention de le conserver dans sa collection particulière ? Voilà comment s'expliquent ces années passées dans le salon de Richard. Comme on s'y attendait, une fois décroché le tableau, la tapisserie a révélé l'obscurcissement dont elle a été victime. Richard accroche un autre tableau. Il attend le départ de ses visiteurs et il accroche n'importe quel tableau pour ne pas avoir le regard attiré par ce rectangle de lumière. Dans l'escalier qui descend, Bernard ironise et Isabelle se déclare prête à reconnaître qu'elle a eu tort. Une fois le tableau installé sur le mur du salon de Bernard la vie change. Des années ont passé. Bernard sait tout de Richard et d'Isabelle. Il est blessé à mort. Il avait même renoncé à l'achat du portrait. Mais le bonheur d'Isabelle et une blessure mortelle. Il imagine le portrait dans un lointain avenir. Elle aura emporté le paysage incompréhensible, cette surface cohérente uniquement parce qu'elle ressemble à quelque chose, exactement selon l'idée qu'un bon roman est la suite d'un autre dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Je ne sais pas à quel moment situer ce récit. L'époque est tristement celle de l'apprentissage de la vie. Tout y est : angoisse, désespoir, cruauté, révolte, facilité, futur, croyances, certitudes, mensonges... le temps du récit est tributaire de la mentalité humaine et non pas de son histoire. Il y a même quelque chose à raconter. Quelque chose à faire exister. De la substance tiède est extraite de ce lit d'existence, un peu chair à cause du sang qui explique non pas la vie mais son déroulement, un peu de terre aussi pour ce qu'elle porte et qui est donné à penser, et du divin là où la douleur est inévitable, inexplicable et incohérente au moment de la description lente. Du mot à mot. Sans périodes. Sans lexique. Allégorie. Cérémonie. J'oubliais Constance. Combien de jours sans la voir ? Elle se doute que je ne veux pas sortir de mon récit par crainte de ne plus pouvoir y revenir. Ses caresses me changent toujours. J'ai une histoire à écrire. Je voudrais d'abord lui trouver un sens. Je réfléchirai ensuite au meilleur moyen de le partager. Je rêve déjà d'un style impressionniste pour m'imposer une suite de tableaux et renoncer à une intrigue qui en dénaturerait la cohérence. Mais je n'écrirai peut-être pas ce « roman ». Je n'ai jamais écrit de roman. J'y ai pensé. Pour ne pas avoir à écrire autre chose en remplacement. Mais qu'est-ce que j'écris ? Sinon le journal de ma rêverie quotidienne. Constance lit par-dessus mon épaule. C'est ce qui arrivera. Pourquoi parler de moi ? demandera-t-elle enfin. Voulant dire : qu'est-ce que j'ai à voir avec cette histoire ? Mais elle n'est pas là pour me forcer à répondre à cette question. Je peux même me payer le luxe de ne pas penser aux réponses qui l'éloignent de moi. Douceurs du pêché... la nuit est un écrasement, le jour ne résout rien et il n'y a pas de voyage pour oublier. Avez-vous déjà tenté cet éloignement, ce dépaysement ? Détresse du voyageur au moment du retour. Que veut dire « revenir » ? Je n'ai jamais répondu à cette question-roman. Mais je ne suis jamais parti. J'ai toujours parcouru la même distance. Mon regard critique sur des chemins de traverse empruntés par les autres tandis que je continue seule de me tromper de sens. Je peux toucher les deux extrêmes de ma raison, exactement comme il est possible de comprendre parfaitement le sens d'une pierre tombale. Le visage du médaillon rappelle toujours quelque chose. On reconnaît l'âge surtout. Et rien ne s'est passé. Sauf une certaine manie du remplissage qui ne fait pas de moi une romancière. J'ai récité ce que je savais déjà.
Cinquième jour : Raoul... ainsi commencerait ce nouveau chapitre. Toute l'histoire de Raoul entrerait dans le récit. Elle entrerait à la manière d'une vague. Du coup, on découvrirait l'intérieur de la grotte, sa profondeur insondable ou plus simplement redécouverte au prix d'un non-retour aujourd'hui purement textuel. Rien ne manque à cet enfermement. Raoul est extrait de la mer. Comme les autres. Mais cette fois les choses sont claires : l'histoire de Raoul s'écrit. Combien de pages consacrées à cette vie ? Et puis par quoi commencer ? Que veut la chronologie dans ce cas ? Le récit cède la place à Raoul. Le texte devient personnage. Il faut imiter la vie. Il y a peu de chance qu'on revienne au récit qui demeurera inachevé par ce principe. Raoul possédait la galerie depuis six mois à peine. Il y exposait un fond dérisoire. Richard s'était moqué de ce peu d'intérêt. Richard était cruel quand on lui demandait son avis. Raoul souffrit d'abord en silence. Le soir, à la fermeture, le rideau tombé, il rallumait toutes les rampes et il se promenait comme un somnambule dans cet agencement impossible à remplir de sensations autres que celles dont Richard se raillait. Puis il éteignait et il demeurait encore un moment dans le noir, tentant de continuer la dernière pensée, celle qui lui avait justement inspiré cette extinction. Richard avait raison. La seule œuvre qu'il avait confiée à Raoul était ce portrait d'Isabelle qui paraissait tellement abstrait maintenant qu'il était entouré d'autres œuvres de la même main, certes, mais où le modèle manquait. Raoul voulait acheter le tableau. Il n'était pas à vendre. Richard en était même jaloux. Il avoua la déception du modèle au moment de se regarder. Mon Dieu ! s'était-elle écriée : mais ce n'est pas le miroir que vous m'aviez promis. Raoul voulait bien récupérer l'anecdote à des fins commerciales mais il ne pouvait pas exposer un tableau destiné seulement à entretenir savamment la légende de son auteur. Richard amena un autre tableau dont l'insignifiance rassura Raoul qui l'accrocha loin du portrait. Comment donc lui vint l'idée d'exposer l'œuvre de Richard ? Les artistes de sa galerie posaient tous le même problème visuel : ils étaient l'auteur d'un tableau en autant d'exemplaires que l'exigeaient les murs. La variété n'était introduite que par l'impossibilité de personnaliser l'exposition sous peine d'un ennui mortel. Richard était moins monotone. Dans son atelier, Raoul le déconcerta un peu en le trouvant presque téméraire. Le portrait d'Isabelle expliquait tout selon lui. C'était une œuvre maîtresse. Tandis que toutes ces toiles en étaient l'explication. Pourquoi ne pas rechercher cette cohérence ? dit Raoul. Était-ce un débat ou une exposition ? se demandait Richard. Ils mangèrent au restaurant. Richard était un provincial qui n'avait rien perdu de son éducation de la bouche reçue de sa mère, le père ayant disparu corps et âme dans une récente guerre. Raoul s'avoua parisien, mais sans préciser si c'était d'origine. Il avait de l'argent, mais l'avait-il gagné ? Il aimait les arts mais n'avait aucune idée du chemin à emprunter pour devenir artiste. Il connaissait le droit et la philosophie, du moins jusqu'à un certain point car, disait-il, il n'avait jamais professé. Richard tiqua. Le vin l'avait un peu étourdi. Le sommelier s'excusa et revint avec une autre bouteille. Richard connaissait l'éleveur, un ami de la famille. Mais qu'en était-il de la famille de Raoul ? Pas moyen de le savoir. Ce n'est donc pas dans cette conversation que se trouve la vie de Raoul. Cette conversation appartient au récit. Comme le portrait d'Isabelle est un morceau de la vie de Richard arraché au cœur d'Isabelle. Raoul n'aimait pas le vin. Il disait le contraire mais il buvait peu. Par contre, il prit le temps de déguster un dessert de fruits et de crème. Pendant ce temps, Richard tentait vainement de répondre à la question de Raoul qui, de manière inattendue, la reposa à peu près dans les mêmes termes. Ses pommettes s'étaient colorées à cause d'une gorgée de vin blanc perlé et il regardait Richard dans l'attente d'une réponse. Mais Richard ne trouva pas la réponse. Il finit par murmurer cohérence ? vous pensez à un certain sens de l'œuvre à faire, non ? Raoul dit : vous finirez par me le vendre, ce portrait. Richard : il ne m'appartient pas. Mais vous l'avez peint ! s'écria Raoul. On se retourna discrètement, presque imperceptiblement. Mais Raoul souriait. Une goutte de sueur perlait sur son front. On y devinait la cristallisation d'une lampe. Puis la goutte descendit sur la joue où Raoul l'effaça d'un doigt nerveux. Une rétrospective, c'est cohérent, c'est... avez-vous une idée ? finit-il par dire. Oui, oui, dit Richard, je sais : le portrait, je n'ai rien peint depuis, je ne mens pas, rien, pas même une idée, je suis amoureux, je n'ai jamais peint ce genre de choses. Raoul trancha : je ne vous parle pas du futur. Ils se quittèrent fâchés sur le seuil du restaurant. Chacun prit une direction différente. Mais Richard ne retournait pas à l'atelier et Raoul allait dans le sens contraire à ses projets qu'il venait d'ailleurs d'exprimer pour s'excuser d'avoir à quitter Richard. D'ailleurs, Richard s'étonnait vaguement de le voir emprunter une ruelle inutile. Mais le vin n'en était qu'au début de son épanchement esthésique. Raoul allait où il voulait, après tout. Moi, je ne vais nulle part. J'y rencontrerai quelqu'un avec qui continuer cette conversation inachevable. Il ne me proposera plus rien. Je lui vendrai le portrait d'Isabelle. Puisque ce n'est pas Isabelle. Et puisque c'est Raoul qui a raison. Au fait, je ne sais rien de lui. Richard disparaît dans cette pensée. À la place, les rues désertes, les boutiques fermées, des passages lents. Clichés d'affiches, femmes faciles, voyages mystiques. Géographes poussiéreux. Vitrines. J'y rêvassais vaguement ce matin en situant la scène dans cette rue. Mais le dialogue s'est brisé sur une excuse toute trouvée de Raoul qui a abandonné Richard pour le condamner à l'exil. J'aurais pu suivre Richard sur le chemin de cet exil inespéré. Ou précéder Raoul pour arpenter fidèlement le chemin qu'il lui reste à parcourir pour retrouver ses esprits. Non, ce qui l'a vexé, c'est cette sueur soudaine. Richard avait dit : oh ! une goutte, ce n'est pas une suée ! Tout le monde l'avait entendu. Maintenant il prêtait à sourire. Et Richard avait oublié cette perle d'angoisse. Il n'avait même pas une idée de cette cohérence nécessaire à l'invention de l'œuvre. Je peins... je peins... parce que je peins oh ! et puis voilà ! s'était écrié un peu haut ce Richard renversé dans l'ornière de son triste chemin. Le regard d'une jeune femme avait blessé Raoul l'espace d'une réplique dont il ne se souvenait plus maintenant à l'heure de la réconciliation. Richard a amené tous les tableaux dignes d'être exposés selon ses critères esthétiques. Je suis aussi un humaniste, plaisantait-il en exhibant une allégorie de la guerre. Quel fatras ! pensait Raoul, déambulant le long des murs pour trouver un ordre à cette accumulation de tentatives désespérées d'être soi-même au moins une fois dans la vie. Richard céda le portrait d'Isabelle pour trois sous à la condition de n'en rien dire à Isabelle. Mais Raoul avoua le peu d'amour qu'elle lui inspirait à la seule vue du reflet où elle ne voulait pas se reconnaître. Un ami vint aider à l'installation. Il posait beaucoup de questions, toutes du même genre : et là, qu'est-ce que vous avez voulu dire ? Richard répondait toujours : mais rien, mon vieux, il n'y a plus rien à dire, nous sommes tous des spectateurs, l'acteur est universel ou n'est pas... l'ami était désolé de devoir se contenter d'accrocher les tableaux là où on lui disait que c'était le mieux. Raoul jubilait. Ce jardin d'intentions était son œuvre. Autre portrait. Et bien sûr Richard n'en était pas satisfait. Il recommença à se montrer désagréable. Il changea des détails sans importance, soucieux de ne rien toucher à l'essentiel. L'ami composa un catalogue original, sorte de jeu à mi-chemin entre le puzzle et le poker. Richard perdit beaucoup de temps à le faire fonctionner. Il était lamentable maintenant, à l'heure d'être enfin regardé comme un tout. L'inauguration ne pouvait pas avoir lieu sans Isabelle. Elle aura lieu sans moi, dit Raoul. Et l'ami s'esquiva sans prévenir. Qui comprendrait les règles de son jeu ?
Sixième jour : Dans la vie de Bernard, tout est réel, ce qui ne veut pas dire que Bernard est réel, il est inventé, il n'a même jamais existé. Isabelle a vécu. C'est un souvenir. Je n'ai pas connu Bernard. Comment imaginer ce qui va lui arriver ? L'histoire commence peu après l'inauguration de l'exposition de peinture organisée par Raoul, ce que Bernard ignore, au profit de Richard qui ne s'était jamais attendu à faire l'objet de tant d'intérêts divergents. Mais il a observé attentivement les visiteurs et il a patiemment répondu à toutes les questions. Il mesure cette satisfaction. Raoul s'est cloîtré dans son appartement. Il l'a vu plus d'une fois traverser l'exposition pour sortir dans la rue ou rentrer dans son appartement. Ceux qui le connaissent n'ont pas demandé d'explications à ceux qui étaient susceptibles de savoir. On regarde Richard dans l'espoir d'y deviner les raisons de Raoul qui n'agit jamais sur un coup de tête. Mais Richard n'a d'yeux que pour Isabelle qui ne veut pas comprendre qu'elle est bel et bien captive du tableau. C'est ce que pense Bernard. Et Bernard veut acheter le tableau. Il n'est pas à vendre, dit Isabelle. Mais Raoul consentira peut-être à te le céder. Je ne le crois pas, dit Richard. Qui est Raoul ? Bernard écoute l'histoire sans broncher une seule fois. Isabelle est devant le portrait. C'est toi qui ne lui ressembles pas, dit Bernard pour se libérer d'un doute. Richard est en train de terminer l'histoire de Raoul. Il n'a pas tout dit. Il a honte de ce qui reste à dire pour être vrai. Une fois l'exposition terminée, Richard ramène tous les tableaux dans son atelier. Il les retourne contre le mur, sauf ceux que Raoul pense avoir vendus. Non, pas celui-là, dit Richard. Le portrait d'Isabelle ? dit Raoul. J'aimerais bien la connaître, ajoute-t-il en posant la toile sur un chevalet qui n'est peut-être qu'une chaise. Le portrait resplendit. Bernard n'est pas là pour le critiquer. Pourquoi remplacer ce portrait s'il me manque maintenant que j'en connais l'existence ? Isabelle a un amant. C'était peut-être Richard. Comment se sont-ils rencontrés ? pense Bernard. Il entre dans la galerie. Il salue un visiteur, enfin : il se rend compte de son existence au moment de s'approcher de la porte. Vous êtes Raoul ? Ah ! Enchanté ! Je suis Bernard... le mari d'Isabelle. Je... Raoul s'avance. Il tend sa main gauche. Bernard l'effleure du bout des doigts puis renonce à la serrer. Raoul était en train de regarder un paysage champêtre. Trop de ciel, finit-il par dire. Richard vous a vendu le portrait ? Il prétend qu'Isabelle n'en veut pas, même comme cadeau. Vous avez une idée du prix ? Bernard n'a aucune idée du prix qu'il faut payer chaque fois qu'un artiste s'est mis une idée dans la tête et que cette idée n'est qu'une manière de déclarer son amour à une femme. Ou à un homme, dit Bernard en riant. Raoul allume une cigarette. Je ne reçois jamais chez moi, dit-il en ouvrant la porte, mais pourquoi pas ? Bernard voit l'escalier et une autre porte en haut de l'escalier. L'ampoule pend à un fil. Il monte. Il ouvre la porte, se retourne pour dire qu'il n'a pas beaucoup de temps à cause d'un travail qu'il néglige depuis quelques jours. Combien de jours ont passé depuis l'inauguration ? Je ne cherche jamais à comprendre les motivations des clients, dit Raoul mais je compatis toujours. Ils entrent dans un salon étroit, presque noir, sans fenêtre. Au moment de continuer cette description, les personnages se sont volatilisés. Comment le dire ? Il est tellement important de tout dire à propos de cette première rencontre entre Raoul et Bernard. Bernard est obsédé par le portrait au point de vouloir l'acheter (pour le détruire ? se demande Raoul) et Raoul est toujours en quête d'une aventure sentimentale. Rien ne s'est passé avec Richard. Rien qu'une petite colère à propos d'un rien. Mais surtout, ce qu'on ne peut pas savoir à ce moment du récit, c'est que le portrait d'Isabelle n'est plus dans l'atelier de Richard. Isabelle l'a emporté dans sa chambre. Pour le regarder. Regarder l'étrangère et deviner l'intruse. La pie grattait le mur derrière la fenêtre. Le fil du récit était rompu. Je savais où je voulais en venir. Les romans sont des chefs-d'œuvre d'analyse ou des allégories définitives. Mais je n'écrivais pas un roman. Il n'y avait pas de personnages à disséquer, faute d'anatomie textuelle. Je ne reconnaissais pas les lieux, bien que je me souvinsse d'y avoir vécu moi aussi le temps d'une aventure sentimentale. Le temps passait enfin mais il n'y avait personne dans le texte pour le compter. Richard et Isabelle. Raoul et Richard. Bernard et Isabelle. Raoul et Bernard. Des relations évidentes. Facilement reproduites par les moyens du récit. Chapitres empruntés. Mais Raoul et Isabelle ? Comment le dire ? Sans dire pourquoi ? Pourquoi Richard et Isabelle ? Pourquoi Raoul et Richard ? Pourquoi... Que d'efforts pour camoufler une rhétorique qui finit par avoir raison du texte ! La pie frappait au carreau. L'objet de sa convoitise était un bibelot d'étain. Une tête de cheval. Le soleil s'y jouait de la patience de l'oiseau. Le bec martelait cette mesure. Petite musique du matin. Je n'avais pas ouvert la fenêtre à cause de la brume. Mais le ciel était apparu au-dessus de la brume qui s'éloignait maintenant vers l'horizon. La pie s'envola. Elle ne renonçait pas. Elle se percha dans le tilleul. Je ne peux pas l'atteindre. La fenêtre ouverte lui inspire l'attente. Je m'y prélasse doucement, l'abandonnant à ses rites. Pendant ce temps, le récit se continue. Sans moi, simplement parce que je l'ai commencé. Je pourrais revenir sur le même chemin et remplacer l'imagination par des mots. Ce serait le pont nécessaire entre ce que j'ai déjà écrit et ce qui va l'être. Tout est réel. Il n'y a pas de solutions au bout du texte. Il n'y avait d'ailleurs aucun problème quand je l'ai commencé. C'était la fin de l'hiver et le printemps était pluvieux. Une pie m'enviait mon cheval d'étain dont il ne reste plus que la tête. C'est triste, cette fenêtre ouverte. Un lilas dérisoire y prend racine. L'air n'est pas tranquille. On devine la pluie. Le temps s'y retrouve. Si c'est le moment de ne plus y penser. Je m'attends à des insectes. Ils n'arrivent pas. L'oiseau est immobile. Seul personnage vivant. Immobile et muet. Jusqu'à l'intranquillité relative de l'air qui bouge. Transparent couloir. Les âmes devenaient des personnages, les lieux des intrigues, hors du temps et malgré l'écriture. J'écris pour ne pas avoir à lire. Suprême expression de l'angoisse. À un moment donné de mon aventure, une fois les personnages mis en relation, l'invention consiste à faire écrire un des personnages, afin que sa « parole » soit interprétée dans le sens du roman. Le portrait d'Isabelle devient l'objet de cette écriture qui ne peut pas être celle de Richard, qui a peint le tableau une bonne fois pour toutes ni celle d'Isabelle qui ne trouvera jamais la force d'y entrer pour ne plus jamais en sortir. Il y a Constance. Mais je n'y pense pas. Je lui réserve ce plaisir. Le « texte » sera achevé. Elle sera la première lectrice. La seule peut-être. Véritable milieu du roman circulaire. Qui donc écrit ? Raoul ? Bernard ? Raoul écrit depuis toujours. Il écrit des articles, mais surtout des lettres. Ces écrits existent bel et bien. Ils existent comme le portrait d'Isabelle : on sait qu'ils existent. Mais ne voudrait-on pas plutôt savoir comment Bernard continue d'exister si le texte ne parle plus de lui parce que le désir s'est déplacé ? Ici commencerait le journal de Bernard. J'écrirais alors ce qu'il écrit. D'abord, on finirait par tout savoir de la trajectoire du portrait enfin accroché dans le salon de Bernard qui ne manquerait pas de revoir son texte dans un souci de cohérence bien légitime au moment d'en finir avec un thème tellement obsédant. Il n'y serait question que de cette recherche. Rien sur l'amour de Raoul pour Bernard et rien non plus sur ce qu'Isabelle inspire à Richard. Rien parce que tout ce qui compte est ce voyage que Bernard entreprend, du corps d'Isabelle, naguère tant aimé, à la présence du portrait dans la même intimité, menace de remplacement de la femme par son interprétation gestuelle. Bernard, dans les premières pages de son journal, se régale de n'y trouver que des raisons de ne plus aimer Isabelle. Profondeurs insondables mais visitées en rêveur. Surface reproductible à la surface de l'écriture. Bernard ne néglige pas les moyens. C'est un imitateur tranquille. Et quand il invente le texte, il est toujours sur le point de l'anéantir. Je guette ces tremblements. C'est le moment de les traduire du silence de cette destruction lente, avant l'anéantissement de cette région de la mémoire qui me hante. J'ai donc passé la journée à proximité du journal de Bernard. La pie a disparu, l'ai-je dit ? La fenêtre est restée ouverte. Il y avait d'autres oiseaux moins bavards. Je n'ai pas mangé. J'ai attendu la nuit. Je voulais dormir. Je désirais cet autre jour. Celui où je commencerais le journal de Bernard. Un journal sans date, faussement intemporel, avec des différences d'encre et de densité graphique. Sans blancs exagérés pour achever des impressions. J'imaginais des pages compactes et noires. Mais cette journée était étrangement longue. Rien n'arrivait. Je voulais la supprimer. L'oublier, même. Il n'y aurait pas d'interruption entre ce que je venais de conclure ce matin et ce que j'avais l'intention de commencer demain. Cette nuit détruirait le souvenir de l'attente. En l'absence de Constance qui n'osait pas me déranger. Elle surveillait peut-être ma fenêtre. Ou le toit de ma maison. La lampe sous le porche resta allumée toute la nuit. Les insectes s'y rassemblent. Au matin, un nombre inimaginable est éparpillé sur le grès. Le verre de la lampe est maculé de traces que je n'efface pas. Des fourmis ont repéré depuis longtemps ces lieux de mort. À midi, il ne reste plus rien par terre. Les fourmis n'existent plus. Elles attendent. J'ai raconté cette histoire à Constance. Elle n'a pas voulu en comprendre l'allégorie. Elle pense qu'on n’écrit rien métaphoriquement. Ce sont ses mots. Elle préfère les jugements. Ce qui la rend nerveuse à mon avis. Elle regardait le globe souillé dans la nuit. L'idée était bonne. Elle dormait avec la fenêtre ouverte, même au plus profond de l'hiver. Et elle n'aimait pas l'idée d'avoir à partager le sommeil avec des insectes. Elle allumerait une lampe sous le porche elle aussi. Il y aurait des fourmis du matin. Elle y penserait en nettoyant le verre. Elle penserait à des fourmis utiles et discrètes. Bernard lui ressemblerait peut-être. Je le voudrais différent de moi sur ces points particuliers du caractère. Sa ressemblance avec Constance le ferait exister. Je comprendrais mieux alors le désarroi d'Isabelle. Je haïrais Richard, qui ne m'a jamais aimée pour des raisons qui ne regardent que Raoul. Mais la vie est trop compliquée. Je ne peux pas la laisser envahir mes récits. On n'y comprendrait plus rien. On s'imaginerait un mélodrame là où j'ai l'intention de ne plus exister. Bernard est moulé dans cette irréalité. Il est informe par nature. Je n'y peux rien. On comprend mal que dans ces conditions il puisse écrire un journal. Un journal sans visage. Un journal inventé à la place de la réalité qui est une véritable intrigue et un mystère pour tout le monde. On n'a pas fini d'écrire. Le silence est un concept. Bernard introduit le silence. Je ne sais rien de son écriture, sinon mon journal finirait par faire surface. Je peux seulement imaginer cette surface dérangée disons par un bouillonnement ici et là. Ou bien c'est Isabelle qui dérange la surface de l'eau inexplicable. Le personnage de Richard n'est pas décrit au-delà de son désir d'aimer. Raoul ne s'explique pas, ni dans ses lettres ni dans ses actes de la vie quotidienne. Constance ferme le portail de l'école à cinq heures. Je suis quelquefois témoin de cette parenthèse, cachée dans un verger que je ne traverse jamais sans cette peur immense de la rencontrer au bout de l'allée, imprévisible cette fois ou prétextant un jour de congé. Les enfants disparaissent aux angles de la place. Constance se signe en passant devant le crucifix. Je reviens toujours sur mes pas avec ce sentiment d'intense frustration. Que peut écrire un personnage inspiré de la vie ordinaire ? Analyse, métaphore, révolte. Cercle parfait. La dose d'inspiration est une drogue. Rien de plus.
Septième jour : Dans le journal de Bernard, il y avait la haine de Bernard, son désespoir, son silence, le peu d'amour qu'il consentait à donner sans espoir de retour, il y avait un Bernard lucide, clair dans l'expression de son angoisse clef, jusqu'à cette intransigeance qui est le fil d'Ariane de son hystérie quotidienne. On le voyait presque chaque jour à l'exercice de cette réduction du temps vécu, tentant cette apparition à l'aube, triste et dérisoire. Le portrait peint par Richard a fait l'objet de la première partie de ce récit. Je n'ai pas relu cette chanson je n'en ai même pas retenu le refrain. Isabelle arrive en modèle. Qu'est-ce qu'un modèle au moment de regarder le reflet qu'il inspire et que rend possible un certain talent dans le maniement des lignes et des couleurs qui sont des aires tandis que les lignes nous ramènent toujours au plan-miroir ? Il fallait répondre à cette question. Je n'ai pas peint le tableau. Richard l'a peint pour moi, c'est ce que je veux dire, et j'en parle. Parler, et ne rien écrire pourtant. C'est ce qui arrive aux sentiments, à cette littérature, au cœur. Une troisième partie du récit pourrait s'aboucher avec le texte des lettres de Raoul, mais il ne s'agit plus d'Isabelle, c'est Raoul qui s'avoue vaincu par ses propres désirs, et Isabelle n'y retrouve pas sa féminité. Pourquoi ne pas écrire ces lettres ? Pourquoi ne pas en étirer le commentaire désespéré ? A la place, ou en attendant ce moment de rêve, il y avait, mais j'étais loin de l'écrire, le journal de Bernard, objet fini et bien fini, acceptable, communicable même. J'en rêvais aussi. La nuit est arrivée en même temps que les premiers mots qui pouvaient être les miens. Le vent était tiède. Je l'entendais courir dans la hêtraie, remonter le pré fleuri de trèfles, secouer la palissade et les tuiles sur le toit de l'appentis. Je n'étais plus « là » pour vérifier le détail de cette sensation reconnue à partir du lit moite et défait où je ne rêve plus depuis une semaine. Mes cauchemars sont des cris maintenant. J'entends le cri et le cri me revient. Nudité malade. Mais cette fois, au lieu du cri auquel je me suis habitué, j'en entendu les craquements de la maison. Le vent était tombé. Le lit n'a pas bougé. Un carreau s'est fendu à la fenêtre. Quelque chose est tombé du ciel. L'air était rempli de cette dilatation lente. La terre ne tremblait pas encore. Je me réveillais pour assister à cette catastrophe. J'ai posé mes lèvres sur le carreau déchiré. Je regardais la nuit claire, cherchant l'oblique de la lune derrière les tilleuls. Je m'attendais à cette chute dans les entrailles de la terre. Une sensation tirée du sommeil, tension extrême de ma nudité. Je suis sortie. Pieds nus dans l'herbe, corps facile parce que l'air est immobile, sensation d'un équilibre menacé par la disparition du vent que je m'attendais à rencontrer après la clôture, je descendis vers le puits qui tremblait doucement. Son couvercle de planches soulevé un peu, j'entendis le clapotement de l'eau troublé par la chute des pierres. La terre tremblait. En bas, le pont craquait. Le ruissellement traversait ce silence maintenant. Plus loin, la rivière visible dans les feuillages et le mur impénétrable du bois de chênes, limite du monde. Le vent est revenu par petites touches à la surface de l'herbe. Dans la maison, rien n'avait changé, excepté le carreau fendu et l'extinction de la lumière sous le porche. J'allumais une bougie près du lit. Le journal de Bernard n'était qu'une feuille blanche posée sur la table. Je ne me souvenais plus des premiers mots. Mais étais-je capable de décrire fidèlement le portrait d'Isabelle ? Bernard exprimerait-il d'abord ses doutes sur l'utilité d'un journal intime ? Connaîtrait-il d'emblée les véritables raisons de cette œuvre de destruction de la réalité quotidienne ? Ou bien attendrais-je avec lui le moment d'une révélation qui servirait peut-être de conclusion ? Pas facile d'écrire le journal des autres. Mais il existe. Il ne reste plus qu'à l'écrire. Franchissement verbal. Le corps ne pèse pas. Surface nue. La terre avait tremblé pour me réveiller de cet éloignement. Je me recouchais. Je soufflais la bougie, j'écoutais le vent approximatif dans ses tentatives de pénétrer mon imagination. D'abord, le vent. Bernard écrit le vent. Le vent existe. C'est une idée de l'existence que Bernard voudrait laisser au monde. Bernard parle du bonheur. Il efface le bonheur parce que le bonheur ne lui arrive pas. Il l'attendait d'Isabelle comme on attend l'enfant du corps d'une femme. Il l'a cherché peut-être avec une autre. Il ne veut pas évoquer ce souvenir dans les pages d'un journal intime que quelqu'un lira parce qu'il l'écrit. À la place du bonheur, c'est normal, le confort. L'idée que ce n'est pas fini. L'espoir. Donc l'angoisse. Et finalement, parce que c'est bien fini, le passage douloureux d'un sentiment de désespoir qui est à l'origine de ce désir d'écrire un journal parce que forcément quelqu'un le lira. L'idée du journal est essentielle. L'idée que contient le journal n'est que le fruit amer de la passion. Bernard a longuement songé à ce titre avant d'ouvrir le cahier : les fruits amers de la passion. Maintenant, pense-t-il, il s'agit d'être vrai. J'ai quelque chose à illustrer. Cela commence par une liste. Puis un classement. Enfin une histoire. Je reconnais ce terrain. J'ai déjà écrit un roman. Il y a si longtemps. Mais puis-je écrire cela pour commencer ? Qui comprendrait d'emblée où je veux en venir. La mode est aux vertus pédagogiques du texte. Œuvre de charlatan. L'intellectuel français est mort parce qu'il n'est plus à la mode. Qui lira l'œuvre d'un impressionniste attardé ? Etc. Bernard continue de penser. Il est l'auteur de son personnage depuis longtemps. Cet éloignement tempère cette distance, il l'a toujours mesurée avec les moyens de l'adolescent qui a surmonté les épreuves rituelles en remplacement d'autres études moins sommaires. Les amis ont manqué à cette traversée de la douleur. Des femmes l'ont accompagné. Le bonheur ne pouvait être que ce plaisir. Pourquoi ne pas avoir été jusqu'au bout de cette expérience glacée ? Bernard a écrit ce roman, mais il ne l'a pas terminé. On ne termine pas le malheur en épousant une femme. C'est pourtant ce qui est arrivé. Cela, pense Bernard en griffonnant sur le bord de la page, tout le monde peut le comprendre. Ce n'est pas difficile de s'imaginer ce qui m'est arrivé. Mais puis-je imaginer moi-même que ça arrive à tout le monde ? Je voulais simplement faire la liste des mensonges d'Isabelle. Une idée cruelle. Simple et je la voulais efficace. Désir de déchiffrement que je ne m'explique pas autrement que par la révolte que cette femme m'inspire. Le texte serait un savant mélange, au jour le jour, des souvenirs que je conserve de cette habitude du mensonge et de leur relation quotidienne pénétrant petit à petit ce futur qui deviendra le nôtre si rien n'arrive. Mais le journal n'arrive pas. Voilà ce qui m'arrive. Et j'imaginais Bernard penché sous la lampe verte croyant fermement au sommeil d'Isabelle que rien n'agitait. Il se mit à décrire mentalement cette respiration d'automate. Il n'était plus dans le journal. C'était pourtant un projet précis. Facile à entreprendre compte tenu de sa régularité d'horloge et du peu de temps à consacrer à l'étude de l'hypocrisie d'Isabelle. Mais sans Isabelle, pouvait-il aller plus loin que l'intention ? J'avais presque oublié le tremblement de terre. La lumière revint. La fente du carreau m'obséda. La lumière y prenait forme. Le journal de Bernard en parlait. Il avait besoin de cet objet, non pas le carreau brisé, mais la géométrie de la cassure qui parlait de la terre en mouvement. Le fait est que la terre a tremblé, pense Bernard, et cette fente inexplicable est un commentaire hasardeux. Ou bien je suis le personnage étranger à la chambre, qui voit la brèche vitreuse et trouve son commentaire dans un évènement qui n'a jamais lieu mais que rien ne l'empêche d'imaginer. Isabelle a-t-elle menti cette après-midi quand elle a prétexté une migraine pour ne pas répondre aux coups frappés sur la porte ? C'était Richard. Si elle lui avait ouvert elle aurait inventé un autre mensonge, par exemple cet étonnement ridicule qu'elle affecte de mal supporter chaque fois que Richard croise notre chemin. Mais elle est couchée avec la migraine, c'est à dire seule, mensonge parfait. Richard ne s'attendait pas à une explication. Il s'attendait plutôt à ne pas me trouver chez moi à cette heure de la journée. Mais c'est justement moi qu'il voulait voir. Il n'entre pas. Il n'a pas le temps. Oui, Raoul veut bien me vendre le portrait d'Isabelle. Ce qui ne résout pas le mécontentement ou la déception d'Isabelle. Il penche pour la déception. C'est un artiste. Et puis il n'a pas le goût de la contradiction. Isabelle est libre de penser ce qu'elle veut d'un portrait qui peut être celui de n'importe quelle femme, déclare-t-il. Il n'y a pas de femme dans ma vie, dit-il encore mais le soupir d'Isabelle en dit long sur cette déclaration d'indépendance. Elle soupire dans le lit, derrière la porte, et Richard croit à ce mensonge parce qu'il vient de mentir. Je demande le prix du tableau. Il n'en sait rien. Raoul m'attend ce soir à la galerie. Bon début pour un journal. En refermant la porte sur Richard, je me suis promis d'écrire ce soir, une fois le portrait acheté. Une surprise pour Isabelle. Un mauvais coup du sort. Ma perversité relative lui apparaît maintenant plus clairement. Je suis jaloux de mon intérieur. Elle n'est pour rien dans l'agencement des objets qui peuplent notre patrimoine. Elle n'achète que les parfums. Je les connais tous. Femme imprévisible au moment d'en respirer les artifices. Richard s'y égare. Il a toujours l'impression de changer de monde quand il entre en elle. Il change aussi, il se change en victime du changement mais il se retrouve toujours parce que j'existe aussi pour elle. Il s'est étonné de ne pas avoir été invité à entrer. Raoul en rit méchamment. Je vous assure que c'est arrivé, me dit-il. Il avait besoin d'un confident. J'étais tout trouvé. À l'heure de vous satisfaire mon cher Bernard. Et de ne pas décevoir votre épouse dont je veux faire une amie, c'est décidé. Je lui écrirai. Et moi, pense Bernard, je lirai la lettre.
Huitième jour : Le journal de Bernard n'avance pas. Il y a eu une nouvelle secousse ce matin, plus longue, plus profonde. Cette présence tellurique me déconcerte un peu au moment d'écrire. Deux averses ont ravagé le jardin et les talus. Le vent dérange le feu dans la cheminée. Je suis sortie après la deuxième averse pour voir passer Constance sur la crête de l'autre côté du val. Elle était seule. Elle s'est à peine arrêtée pour regarder dans ma direction. Elle pouvait me voir. Mais aucun signe ne nous a rapprochés. J'ai attendu qu'elle disparaisse dans l'ombre d'un nuage. Un quart d'heure plus tard, la cheminée de l'école fumait. La terre a grondé, elle a tremblé et puis le calme est revenu. Le vent arrive par rafales. Une branche de tilleul est tombée en travers du chemin. Le ciel est gris mais clair. J'ai ouvert le journal de Bernard. J'attendais les premiers mots. Tout était contenu dans cette phrase que je ne trouvais pas. Triste grammaire, quand on lui demande trop. Ce ne sont pas les mots qui m'abandonnent. J'en connais les objets, du moins si je me limite à cet environnement de landes et de bois. Les maisons finissent d'exister. Les granges sont mortes depuis longtemps. On y rencontre des enfants. Mais ce ne sont pas les miens. Puis l'écran de la fenêtre devient noir, la page s'obscurcit, je n'ai rien écrit. Le portrait peint par Richard était une évocation facile. Je pouvais même lui inventer une histoire. S'il s'agit bien de donner à Isabelle cette existence de papier où l'abstraction a son mot à dire. Le journal de Bernard est plus accessible, plus précis, fidèle à la figure, cohérent. Je ne lui trouve que des qualités, à condition de ne pas l'écrire. La terre va trembler. On viendra prendre de mes nouvelles si cette fois elle se déchire jusqu'à la surface qui nous concerne. Constance viendra. Elle s'excusera, mais les circonstances... des circonstances qui ne convergent plus vers ce cahier impossible et pourtant réel. Elle demandera des nouvelles de la nouvelle que j'ai promis d'écrire avant le retour du soleil. Elle ne pourra pas s'empêcher de sonder ma tranquillité apparente pour y trouver ce qu'elle y cherche de tristement incertain. Que restera-t-il du journal de Bernard si c'est tout ce qui doit arriver aujourd'hui ? Renoncer à cette écriture lente, parce que la terre donne des signes d'infini et que la maison menace de s'écrouler. La roche sur laquelle elle comme couchée, s'est fendue l'année dernière dans les mêmes circonstances. La brèche s'est ouverte dans le talus au bord de la route. Je me souviens de cette sensation de vertige en devinant la même fente le long du mur jusqu'à l'angle qui le traversait sans reparaître sur le mur perpendiculaire. Je l'ai cherchée de l'autre côté mais en vain. Elle finissait sur le plancher, entre les solives de châtaigniers posées à même la terre et les affleurements de cette roche menacée. Je vis depuis plus d'un an sur ce nid de vipères. Cette nuit, j'ai promené le faisceau d'une lampe le long des quatre murs. Je n'ai même pas retrouvé la brèche. L'herbe et l'humus l'ont camouflé. Ce matin, après la deuxième secousse qui a été, je l'ai dit, plus longue et me semble-t-il plus profonde, la brèche a séparé un parterre de mauves et de marguerites. Des insectes l'exploraient. Mais cette émergence de la peur n'avait pas plus de cinquante centimètres de longueur. La terre s'y séparait en petites mottes vertes. Je suis fascinée par l'existence de cette crevasse incalculable. Ce qui explique peut-être mon vertige à l'heure de prendre la plume de Bernard pour donner un sens au récit qui se continue malgré moi. Je n'ai pas relu ces pages. J'écris sans ratures, sans blancs, prenant le temps de chaque phrase. Mon oreille bourdonne ou siffle selon l'usage que je fais de mon cœur. Je redoute la visite de Constance. Je prépare une explication. Me croira-t-elle si je prétends qu'ici la terre n'a pas tremblé ? Elle me reparlera de la brèche dont nous avons déjà tellement parlé ensemble. Il n'y a pas d'autre conversation possible. Je pourrais l'écrire maintenant. Je ne dis pas qu'elle a déjà eu lieu. Elle s'annonce. Écrire ce qui s'annonce. Bernard y pense depuis deux jours. Sa tête est pleine de dialogues futurs. Il y devine la véritable Isabelle, celle qu'il n'a pas épousée. Il a acheté un carnet pour y prendre les notes si le moment n'est pas favorable à l'écriture du journal que d'ailleurs il n'amène pas avec lui. Le cahier est enfermé dans un des douze tiroirs de son secrétaire. Isabelle connaît le contenu des onze tiroirs parce qu'elle en a la clé. Mais celle du douzième est un secret qu'elle accepte de ne pas violer avec ses moyens de femme infidèle. Bernard a ficelé la clé à la couverture du carnet. Il a rempli plus de dix pages, mais aucune de ces fusées ne concerne directement le journal. Il s'agit plutôt de mettre de l'ordre dans ses désirs. Plus tard, il mettra le même ordre dans la liste des mensonges d'Isabelle. Il veut commencer par un avertissement au cas où le « livre », si c'en est un, soit lu par quelqu'un qui ne sait rien d'autre d'Isabelle que ce qu'en dit le titre. Le titre viendra, pense Bernard. N'importe quel syntagme nominal arraché au texte, peut-être à cause de sa musicalité. Isabelle en silhouette verbale, avant le verbe, avant de lire. Au travail (Bernard travaille comme tout le monde mais je ne sais rien sur la nature de ce travail), Bernard trouve les premiers mots, il les remplace par des variations qui lui semblent plus conformes à l'invitation par quoi le texte devrait commencer, mais quand il ouvre le cahier, il hésite et en effet : sur le carnet, la dernière variation est pitoyable, insuffisante, elle ne commence rien, elle n'annonce pas l'essai qui reste encore à écrire, rien n'est dit sur l'existence future des mensonges d'Isabelle. Ce sont des jours faciles à écrire puisqu'ils existent, pense Bernard. Mais mon intention n'est pas claire. En attendant d'écrire, je perds mon temps. Le portrait d'Isabelle est accroché, sans encadrement, au mur qui fait face au bureau sur lequel il écrit, qui n'est pas le secrétaire dont je parlais tout à l'heure, qui n'est peut-être pas une bonne idée, cette histoire de clé, cette patience impensable de la part d'Isabelle qui connaît tous les tours pour réduire à néant la résistance mécanique d'une serrure qui n'a de secret que pour Bernard. Isabelle est plutôt irritée par le nouvel aspect du modeste bureau de Bernard qui est né sans fortune et qui s'est toujours accommodé de la surface des choses, au lieu d'en rechercher l'inutile beauté, le prix révélateur de l'effort. La table est une table de cuisine, la chaise est une chaise sur un tapis de laine, des étagères masquent mal l'humidité d'un mur. La fenêtre est sans rideau, et jusqu'au portrait qui est simplement accroché à un clou. Le secrétaire, s'il existe, appartient plutôt au mobilier de la chambre. Isabelle n'écrit pas. Elle passe son temps à prévoir l'avenir de Bernard. Elle a longtemps cru au génie de Bernard. Elle a eu cette patience. Elle attend toujours. Mais elle n'attend plus rien de lui. De Richard, rien n'arrive sinon un certain sens du plaisir à partager. Le portrait n'est que la métaphore de cette attente. Bernard a posé le cahier sur la table. Facile de l'ouvrir. Il est vierge de toute écriture. Les pages sont numérotées en rouge. Sang d'encre. Isabelle laisse la trace de ses doigts sur la tranche et sur la couverture. Elle s'assoit, compare le cahier et le portrait, joue un moment avec la lumière de la lampe. Bernard entre, il dit : je n'ai rien écrit. Isabelle se lève, l'embrasse mollement et dit : ce n'est pas moi, je t'assure. Bernard réfléchit et finit par avouer : alors pourquoi Richard dit-il le contraire ? Elle ne répond jamais à cette question : tu vas écrire, dit-elle. Elle remarque la clé sur le carnet qu'il vient de poser sur la table. Il éteint la lampe. Et ils sortent ensemble. Puis plus rien. Et une minute plus tard, la terre qui tremble. La fenêtre a vibré longuement. Moi j'étais fascinée par les ondes à la surface du vin que je n'avais pas bu. Je l'avais avalé d'un trait à la fin de la secousse. La porte s'était ouverte. Le rideau de perles et le vent en rafales. Le rideau de mousseline sur les carreaux. La clé par terre. Le feu qui s'éteint et qui fume. Le cahier refermé. Et puis la pensée qui devient inutile. Le texte sans existence interne. Sans nécessité. Personnages de pacotille. Mus par des sentiments. Incapables de changements inexplicables favorables au déroulement du récit. Au contraire. Bernard a le sentiment de coïncider exactement avec la réalité. Chaque jour, il note le ou les mensonges d'Isabelle, sans chercher à les restituer dans le contexte dramatique qui est le sujet de son journal lequel est peut-être un roman au fond. Pour l'instant, il décrit la matière. Les mots s'ajustent à cette exigence. Ils remplissent l'espace du livre futur. Jour après jour, sans infidélités, même sans souffrance. Puis viendra le temps des souvenirs et particulièrement de ceux qui alimentent tout le temps passé à ne pas penser à la nature d'Isabelle qui est une menteuse, elle calcule ce que j'écris, j'écris exactement ce qui va nous arriver, pense Bernard en regardant le secrétaire si parfaitement géométrique. Il est assis dans son lit, Isabelle lit dans le fauteuil, elle caresse ce cuir, absente et inévitable. Je ne respire plus, pense Bernard. L'existence est irrespirable. Les femmes sont irrespirables. Je n'ai plus d'utilité. Ce que j'écris n'a aucune importance. Isabelle est un prétexte. Mais je n'ai plus la force de m'arracher à ces jours. Je vis pour cette page quotidienne. Je me répète un peu. Mais je réviserai le texte quand le moment sera venu de comprendre ce qui m'arrive. Pourquoi ne pas imiter Bernard ? Encore ce matin, je m'imaginais que Bernard me ressemblait. Il usait des mêmes rites. Il pouvait être mon porte-parole si je voulais. Isabelle n'était pas Constance. Elle n'enseignait pas les connaissances élémentaires dans une modeste école communale. Je ne l'aimais pas. Je ne savais rien d'elle. Antoine ne l'avait pas abandonnée. Elle était la femme nécessaire à l'accroissement en perspective du personnage de Bernard qui n'était que le personnage de mes désirs. Ce soir, comme tous les soirs, Bernard renaît de ses cendres. Je l'ai brûlé toute la journée. Rage et silence, immobilité, silence. Constance n'est pas venue. Je suis sortie à cinq heures pour la voir passer sur la crête. Elle ne s'est pas arrêtée. La terre n'a pas tremblé. Peut-être cette nuit. Ce personnage couché contre moi. Différent de moi. Ressemblant à ce que je ne suis plus depuis que j'écris. Pourquoi écrit-il ?
Neuvième jour : Personne ne montait. Cette lueur oblique était une hallucination. Mais elle se rapprochait et je voyais l'ombre portée du personnage dans l'herbe rase du talus. J'imaginais le chien qui suivait. J'imaginais la tempête relative. Il ne pleuvait pas. J'avais ouvert la fenêtre et je m'y tenais, captive de ce silence, encore. Combien de jours avaient passé depuis les premiers mots de ce récit ? Je tentais cette recherche. Et la lueur d'une lampe continuait d'avancer dans la nuit. Peut-être Constance si la route est coupée ou quelqu'un que Constance aura dépêché pour me faciliter la compréhension du danger qui me guettait depuis la première secousse. Je m'en étais imaginé bien d'autres. Elles étaient dévastatrices mais la maison avait tenu le coup. La nuit était revenue à la même heure. Mais personne n'avait eu l'idée de m'avertir que j'allais mourir aujourd'hui ou demain. Pas même Constance qui avait traversé le passage au loin, entre le bourg et l'école qui dresse un pigeonnier entre les acacias et je peux assister toute la journée à ces vols incompréhensibles et incalculables. Cette nuit, ce clocher inexplicable à l'autre bout de la crête paraissait éclairé par un feu. Nous étions loin de la Saint-Jean. Je me souviens de la Saint-Jean. De Constance qui change de robe derrière le mur de l'école, riant parce que personne ne la regarde. Saint-Jean tête coupée cloué au tronc d'un arbre et les ex-voto insérés dans les fissures. Je sentais cette scène. Nuit douce jusqu'à la rosée qui nous a surprises toutes nues sur un chemin. Ce personnage que je portais en moi descendait maintenant à travers champs. Sa lampe-tempête éclairait un chien. Le chien paraissait réel. Je le voyais clairement. J'ai déjà eu cette vision. Ma robe arrachée en traversant un buisson infini. Le chien suspendu. Constance cherchant à comprendre. Parlant d'elle et de son travail. Évoquant de vacances folles. Son corps me frôla. Nous avions assisté à l'écroulement du brasier. Constance avait enjambé le feu. Elle me déconcerte. Je ne l'attends plus. Pas même cette nuit. Ce personnage couché près de moi. Il pouvait être n'importe qui. Je ne serai jamais le témoin de son passage. Ce sommeil explique mon insomnie. Sommeil tranquille en apparence. Le drap lisse autour de ce corps lavé à ma tangente. À l'intérieur, l'écriture. Indéchiffrables jusqu'à l'inexistence. Et ma solitude. Atroce et étrange, mais non pas absurde. Éloquente solitude. Je ne me donne à personne depuis que Malcolm est mort. Constance exagère le sens à donner à ces récits de vacances dans des pays exotiques. Mais depuis, Antoine n'est plus là pour la contraindre à cette même solitude. Comment ne pas se rencontrer si je ne suis pas en train d'écrire ce que je sais du personnage ? Bernard appréciait la tension des draps propres à fleur de sa peau. Isabelle semblait morte. Elle dormait nue et le drap était noué au corps intranquille. Bernard écrivait depuis des mois. Il ne s'était passé rien d'autre que cette lente approche du travail à faire avant de quitter Isabelle une bonne fois pour toutes. Cette après-midi, il l'avait suivie pour l'abandonner à Richard qui l'attendait à la terrasse d'un café. Richard s'habille de blanc en été. Il porte une ombrelle qu'il préfère au chapeau. Ils se sont promenés sur les quais. Bernard était un baigneur. Il parlait à un homme de son âge qui reconnaissait Isabelle. Dans le journal, Bernard avait reproduit fidèlement ce monologue additionnel. Maintenant, la voix de l'ami en question, rencontré sur la rive pendant que Richard et Isabelle buvaient sur la terrasse, revenait lentement à la surface du texte poursuivi toute la journée pour tout dire. L'ami conseillait. L'ami regrettait. L'ami connaissait des femmes. Il savait tout ce qui arrive. Bernard n'avoua pas cependant son indifférence. L'ami pouvait continuer de parler. Sa voix occupait toute cette surface et les courbes d'Isabelle étaient celles du portrait peint par Richard. Il ne l'avait pas regardé pendant tout le temps qu'avait duré la confession. À la fin, il sortait de l'eau, désespéré et l'ami le hélait encore lorsqu'il traversa le pont pour se rendre à son domicile. Isabelle bougea en prononçant ce qui était peut-être un mot. Pendant une heure, ce mot perturba la pensée de Bernard. Il traçait de plans. Les mois étaient consacrés à cet avancement. Il se voyait de l'autre côté de cet enfer qu'un simple journal ne pouvait évidemment traduire. Le journal n'existerait d'ailleurs plus au moment d'abandonner Isabelle qui ne se donne plus aussi facilement. Ils n'ont pas quitté les bords de la rivière. Ils ont parlé trois bonnes heures assis tranquillement sur la pelouse. Elle lui mentait. C'était facile de se l'imaginer. Elle mentait toujours à l'homme. Et elle n'approchait jamais une femme sans imposer ce silence destructeur qui ressemble à son sommeil. Elle est indifférente. Sa nudité n'explique rien. Un enfant les dérangea. Ils le trouvèrent charmant. Ils cherchaient à le retenir près d'eux par tous les moyens. Décrire ces moyens communs, pensa Bernard, j'ai oublié de décrire la perfection formelle. Bernard possédait un crayon lumineux. Il écrivait souvent avec le crayon lumineux qui n'était pas un cadeau d'Isabelle à l'occasion d'une de ces absurdes cérémonies dont elle ponctuait la vie à intervalles si rapprochés que Bernard en perdait le compte. Il avait acheté lui-même le crayon lumineux. La première fois, il s'en était servi dans un train la nuit. Il avait écrit une pensée dans le carnet. La densité de cette lumière changeait la couleur de l'encre. Il avait joué un bon moment avec cet artifice inattendu. Mais le rayon avait dérangé la voisine de couchette. Il avait éclairé ce visage déçu. Elle avait paru simplement surprise par cette attention figée et elle s'était retournée sans faire le commentaire auquel il avait prévu de répondre par un compliment. Au matin, dans le couloir saturé de tabac et d'eau de toilette, il l'avait croisée tandis qu'il se rendait au wagon-restaurant. Elle lui avait souri, prête à s'arrêter pour prendre avec lui le temps d'une conversation. Habitait-elle Paris ? Il ne s'arrêta pas. Il n'entra pas non plus dans le wagon-restaurant. Il ne rasa pas, il n'usa pas de l'eau de toilette qu'Isabelle lui imposait et il ne fuma pas. Il n'ouvrit pas la portière pour se jeter sur la voie. Même les trains ont changé, se dit-il en lisant une notice verte ou rouge. Il tenta néanmoins de manœuvrer la poignée. Ce qui étonna la femme. Elle le cherchait. Vous écrivez ? dit-elle. Que lui avait-il répondu ? Comment s'appelait-elle ? Était-elle parisienne ? Ma rue... commença-t-il. Il adorait en parler, de cette rue tranquille. Mais n'anticipons pas, se dit-il. Il n'avait écrit que le début. Il était en train de le parfaire. Ces insertions l'occupaient depuis une semaine. Il n'avait pas avancé. Difficile d'avancer après un début en phase de dilatation. La peau d'Isabelle dans le rayon étroit du crayon lumineux. Je pourrais écrire sur sa peau. Directement. Sans le passage obligé du journal. Pénitence. J'y ai pensé au début. Elle était ce corps et j'écrivais. Elle n'y pouvait rien. Elle était captive du lit commun. Bernard ne partageait plus. Il s'attendait à une révélation magnétique. Comme la bouche d'Isabelle frémissait, il se pencha pour écouter. C'était des mots. D'autres mots. Une langue à elle. Il éclaira les dents. Il eut la tentation d'y déposer une goutte d'encre. Une tache violette sur cette blancheur qui n'est que le résultat de patientes visites. Ta langue barbouillée de violet. Enfin écrite ! Il sourit. Il éteignit le crayon mais il continua d'écrire sur le drap, à l'aveuglette, comme un jeu d'enfants, cette enfance qui revenait toujours à cet instant précis de l'expression de son désespoir. Demain matin, elle hurlera en constatant la souillure. Comment expliquer cette exagération ? En demeurant silencieux malgré les menaces de séparation prématurée à son avis. Il se montrerait violent si c'était nécessaire. Les femmes sont tellement sensibles à la douleur. En Algérie, il avait transporté sur son dos un de ces corps déchirés. Il avait conservé le treillis maculé. Il possédait une collection d'objets arrachés à la guerre. Isabelle détestait cette manie. Mais il n'y avait plus de guerre pour alimenter ce début de folie qui l'avait abandonné dans l'ornière depuis si longtemps maintenant. Isabelle ne pouvait pas comprendre. Que faire d'Isabelle ? C'était la question maintenant qu'il ne s'en sentait plus l'unique propriétaire. Avait-il raconté tout l'effort que lui avait coûté la possession du portrait peint par Richard ? Ce serait une insertion longue et précise, d'un ennui mortel, inachevable. En tout cas, le portrait lui appartenait à la fin. Premier objet d'une collection qui restait à définir. Richard n'avait d'ailleurs pas renoncé à lui enseigner l'art de constituer une collection. Les collections de Richard étaient bien connues de son entourage. Isabelle menaçait de se suicider si Bernard s'avisait de révéler ce que la guerre lui avait inspiré. Cette atroce accumulation n'avait pas de vitrine. Richard, qui ne saurait jamais rien de la guerre, insistait sur la nécessité d'une vitrine à remplir. Il ne s'agissait donc pas de finir avec l'achat d'une vitrine. Il avait amené les outils dans l'appartement de Bernard et d'Isabelle. Il avait donné un nom à tous les actes de cette construction. Il ne manquait que la matière. Le mensonge consistait à faire croire à Richard que la collection n'existait pas encore. Avec la complicité d'Isabelle qui ne disait rien, ce qui était conforme à sa nature, il introduisait régulièrement les objets plus simplement extraits du placard où Isabelle les avait condamnés à être oubliés. Quelle folie ! pensa Bernard. Je suis fou de penser que je peux arriver à modifier le cours des choses. L'impulsion donnée par Isabelle à ce fleuve hystérique et bien plus définitive que toutes mes tentatives de détournement de l'attention de Richard. Mais cette après-midi, sur les quais, il n'avait rien tenté. Dans le journal, il avait répété le même mot, puis l'écriture s'était mise à dessiner sur la page, et cette nouvelle abstraction avait pris un sens. On n'écrit pas un journal, pensait-il en suivant des courbes inexplicables avec les moyens de la syntaxe. On détruit des mots. Ces mots veulent exister. Il faut les détruire pour y croire. Le crayon lumineux parcourait le plafond en même temps que les mots sortaient de la bouche d'Isabelle. Mais maintenant, c'est lui qui dormait. Il n'existait plus. Je ne le suivais pas sur les traces du désir. Je savais que personne n'était venu me demander de mes nouvelles relativement à un tremblement de terre qui pouvait avoir détruit la plus grande partie de notre existence. Le personnage disparut. J'étais couchée et je voulais fermer et je voulais fermer la fenêtre parce que le vent se levait. Mais la nuit est tellement plus infinie que le jour...
Dixième jour : Constance à huit heures et demie du matin, derrière la brume, portant cette robe bleue que je ne mets plus parce que Malcolm est mort. Dans le taillis, la rosée a gelé. J'ai encore ouvert la fenêtre. La lourde chaleur de la chambre est agitée par des insectes indécis. Le lilas pourrit lentement depuis deux jours. Le chien a faim. Personne n'a ouvert le portail dont il faut deviner l'existence dans un buisson de ronces et d'aubépines. Le ciel est bleu comme une peinture. Vert des arbres. Jaune des murs. Pas de rouge, excepté cette ombre à l'entrée de la grange. Un regard ironique sur les vieux outils auxquels je n'ai jamais touché pour ne pas déranger cette tranquillité de vieille fenêtre. Le volet semble résister à la pourriture. Je l'ai couché plus d'une fois dans le triangle d'herbe tangent au mur percé d'une porte à deux battants. Le linteau menace d'écroulement tout l'édifice. Étrange perpendicularité des piquets et des solives. Étranges, ces pentes et ce pignon, la génoise de tuiles, les pousses de houx. Tout ceci à travers la lunette. Constance presque en pied, bras nus, coiffée d'un foulard criard et je l'ai dit elle porte cette robe parce que Malcolm est mort. Deux enfants suspendus à ses bras comme des bouquets. Un autre enfant sautille de boule de neige en trèfle bleu. Instrument de l'image, je te possède. Couleurs et plans. Le texte de Bernard en était à cette condition d'existence. Rien d'écrit, rien de prévu. J'accumulais des sensations. Je me vidais d'idées. Je devenais transparente pour interpréter le rôle de Bernard à l'intérieur d'un journal quine pouvait pas être le mien. Mais de qui parlais-je si j'étais seule à le savoir ? Ne t'étonne pas de mon silence textuel. Bernard est géométrique. Je connais ses angles. Il est mécanique. Espèce d'horloge au cadran de laquelle je reconnais toujours le temps que j'ai passé à chercher. Pendant ce temps, Bernard compare les mensonges d'Isabelle et ce qu'il sait du mensonge. Il pense à une classification. Il a trouvé la grille. Elle l'enchante. Il sait qu'elle évoluera avec le temps du texte. Il a donné un nom à chaque point de rencontre, à toutes les symétries et il a cherché patiemment la cause des effets inesthétiques ou plus simplement désagréables. Il a conscience de lutter contre la peinture du portrait peint par Richard. Il ne détruit pas le portrait, ni patiemment ni par un autre moyen qui aurait un nom comme tout ce qui arrive. Il est le conservateur attentif et crispé du portrait d'Isabelle. Et le journal devient un journal et pas seulement à cause des jours. On dirait qu'Isabelle le sait. Elle est critique maintenant. Même son reflet l'indispose. Elle ne se coiffe plus. Ses cheveux tombent sur ses épaules. Le vent l'agace. Elle empoigne ces mèches quand il arrive qu'elles se mélangent à son travail. Les cahiers d'écoliers connaissent cette caresse. Les écoliers cherchent des traces d'encre de femme dans leur écriture imitatrice et rebelle. Sous le pupitre, les jambes d'Isabelle se croisent et se décroisent sans arrêt. Elle est chaussée de bottes. Ses mains expliquent le sujet. Son regard ne dit rien du rôle à jouer si l'on n'a pas l'âge du personnage. Robe bleue que Cecilia portait du vivant de Malcolm. Malcolm fabriquait des pantins de feuilles et de brindilles. Cecilia paraissait heureuse. Et Malcolm avait une odeur particulière, impossible d'en trouver le mot, l'odeur était angoissante à l'approche du fauteuil qui laissait ses traces parallèles dans le gravier de la cour, marelle injouable cependant. Sur le perron, Constance avait l'air d'une statue. Seule la robe bougeait. Bleu et ciel. Les joues roses de Constance étaient le signe d'une bonne santé. Bernard arriva sur la place du village près d'un an après qu'elle eût quitté sans prévenir, le foyer conjugal. Il avait beaucoup écrit. Mais ce n'était plus le journal. Enfin : le journal, sa grille, ses thèmes étaient cousus de lettres qu'il n'avait pas expédiées. L'écriture ne racontait rien. Il n'en tirerait même pas un roman. Il y avait trouvé des poèmes. Ils étaient tristes et injustes. Impossibles à réunir sous un même titre. Nul théâtre ne récompensait son assiduité. Il venait voir Isabelle pour se rendre à sa raison. Il passe sur la route, s'arrête devant la maison. Je me dis : tiens, Bernard ! Et Isabelle qui ne sait rien ! À travers la lunette, une demi-heure plus tard, je les vois dans la cour de l'école. Les enfants sont à la fenêtre, silencieux et agités comme des feuilles. Bernard écoute Isabelle. Elle sait de quoi elle parle. Isabelle n'écrit pas, elle parle, elle sait de quoi. Et Bernard n'entend pas une seule fois le nom de Richard. Il pense pouvoir reparler du portrait et du journal. Il en a trouvé la force en parcourant toute la distance qui le séparait d'Isabelle. Il avait pensé dire : je te ressemble trop pour accepter cette idée. Ces mots plaisaient à Isabelle. Elle parle de Cecilia. Je suis cette Cecilia qui écrit. Antoine n'est plus là pour lire ce que j'écris. J'aimais tant le silence d'Antoine revenant du jardin avec le cahier terminé la veille et soumis le lendemain matin à sa critique bienveillante. Quadrille d'amour. Bernard est inventé, je l'ai déjà dit. Richard est l'auteur d'un portrait magnifiquement peint qui n'est pas celui d'Isabelle. Et Raoul n'existait que pour déclarer son amour à Bernard. Petites confusions entretenues par pure folie, je le reconnais. C'est plus douloureux maintenant que je suis seule. Mon esprit multiplie les hypothèses malgré mon désir de ne raconter que la pure vérité. Conclusion du dialogue, que je renonce à écrire, entre Bernard et Isabelle dans la cour de l'école environnée des regards d'enfants. Il n'y a plus rien à dire. Isabelle ne dit plus rien. Bernard ne sait plus. Les enfants devinent facilement cette tristesse. On les entend chuchoter maintenant. Isabelle frappe trois fois dans ses mains sans se tourner dans la direction de la fenêtre qu'ils désertent sans bruit. Nous mangerons ensemble, dit-elle soudain. Il dit : je partirai cette après-midi. Et Isabelle répond : c'est le mieux. Ils mangent. Ils parlent d'autre chose. Ils souffrent. Ils ne laissent rien paraître. Les enfants ne sont plus là pour en témoigner. Ils quittent le restaurant pour se dire adieu sur la place du village. La voiture de Bernard passe devant la maison. Cette fois, il ne s'arrête pas pour me demander son chemin. Il sait où il va. Il aurait pu me demander : des nouvelles, mon avis, des explications, mes divinations, mes aveux. Mais rien n'arrive à cause de l'inutilité de ce voyage. En arrivant à Paris, Bernard regarde sa rue. Cette perspective le hante. Il a traversé l'infini paysage d'Isabelle sans le voir. Raoul propose un verre. Il vient de fermer la galerie. Ils ont monté l'escalier-couloir en commençant à parler du voyage de Bernard au pays d'Isabelle. Raoul connaît ce pays. Il y est né. Il a oublié la saveur de la langue. Il lui reste quelque chose de ce terroir, une impression de bonheur perdu. Bernard ne croit pas au bonheur. La rue, les montagnes ne sont que le décor du temps qu'il faut passer à devenir la proie du personnage chercheur de bonheur. J'écris, dit soudain Bernard. Je ne savais pas, s'excuse bêtement Raoul. Je veux dire... mais il n'y a rien à dire. Bernard écrit. Il veut tout dire. Il a trouvé une métaphore pour être précis. Mais il ne néglige pas la surface des choses. Il écrit un journal. Il cherche la preuve de son absurdité existentielle. Ce qui explique l'achat du portrait. Raoul l'a cédé parce qu'il ne l'aimait plus. Il ne se sépare jamais de ce qu'il aime. Mais l'amour est limité par le temps du rôle à jouer pour se faire aimer. Il devine ce personnage en écoutant Bernard. Il entre dans cette peau éphémère. Le temps que durera l'amour, pense-t-il, rien que ce temps, promis ! Mais Bernard ne joue pas. Il revoit la rue. Il revoit le portrait. Le journal l'obsède. Il ne trouve pas le sommeil. Ce qu'il cherche ne dort pas. C'est mort. Il n'y a rien à faire. Écrire maintenant qu'elle ne ment plus n'a aucun sens. Il faut relire. Adapter. Faire un exemple. Oublier que c'est arrivé. Mais je reviendrai, malgré ma promesse. Il se souvient du silence d'Isabelle en sortant du restaurant. Il venait de lui promettre de ne plus revenir. On ne me demandera pas qui tu es, dit-elle enfin. Je dirai n'importe quoi pour ne pas leur dire la vérité. Ces mots résonnaient encore dans la tête de Bernard. Il les écrivit. C'était une bonne conclusion. Il fallait maintenant trouver la force de reconstruire tout le texte de leur petite tragédie conjugale. Il en détenait la matière. Elle avait un sens. Et une conclusion atrocement véridique. Il se leva. Il entra dans son bureau. Il fit pivoter la tête de la lampe, lentement, du portrait qu'il avait éclairé avant de se coucher au cahier ouvert à la dernière page qu'il avait écrite avant de céder à l'angoisse d'une suite à donner. C'es fini, soupira-t-il et tout de suite il se sentit désespérément ridicule. Je veux dire... pensa-t-il. Oui, c'est fini ! lança-t-il au portrait. Je ne sais pas si Bernard a dormi. Dehors, le vent secouait méthodiquement les planches clouées aux fenêtres de la grange. La terre tremblait peut-être. Le journal de Bernard n'a même pas eu le temps d'exister. Le voilà à l'ouvrage d'un roman maintenant qu'il se sent libéré d'Isabelle et de ses mensonges. Il inventera les mensonges qui manquent à la cohérence du personnage d'Isabelle auquel il donnera le nom d'un autre amour. La confusion ne sera possible que dans sa propre tête. Ce désordre sentimental n'était pas nouveau. Pas un mot à Isabelle qui reconnaît sa part d'intolérance. Qu'est-ce que tu es venu chercher ? Combien de fois a-t-elle répété cette question lancinante ? Un ami de la famille, avait-elle répondu à la question de l'aubergiste. Bernard avait serré cette main robuste en alimentant le mensonge d'Isabelle. C'est la première fois que ça m'arrive, pense-t-il. Mais Isabelle ne s'arrête pas en chemin. Elle mange en silence. Entre les commentaires anarchiques de l'aubergiste et le débit monotone des plaintes que Bernard soumet à l'absence de plaisir, il n'y a pas de place pour l'expression de sa douleur. Elle trouve tout juste le temps de dire : je me noie. Elle est doucement grisée par le vin. Sa robe bleue est tachée discrètement au niveau du corsage. Ses cheveux, elle les coiffe maintenant en chignon. Elle orne le chignon d'une fleur, celle qu'un enfant délégué par les autres dépose chaque matin sur son pupitre de maîtresse d'école. Comment te dire que je ne suis venu que pour te plaire encore ? Je n'écrirai plus. Promesse. Elle n'écoute plus. Elle attend l'heure de retourner à l'école. Des enfants se servent du crucifix comme d'un panneau de basket. Cette ferraille vibre désagréablement dans son piédestal de ciment chaque fois que le ballon atteint le centre de la croix. Sinon le ballon rebondit sur un bras, ou à l'endroit de la tête, ce qui ne compte pas. Isabelle et Bernard regardent la scène à travers la fenêtre du restaurant. Je ne suis pas là pour les trahir une dernière fois.
Deuxième partie du récit de Cecilia :
Ils ont enfermé Bernard dans le bureau de Frank. Frank arrivera dans l'après-midi. Ce matin, il est témoin du mariage de sa sœur. Bernard est menotté au radiateur. On a poussé la table à portée de sa main libre. Sur la table, il n'y a ni couteau, ni fourchette, ni verre. L'assiette de carton est remplie de charcuterie. Un morceau de pain rutile au soleil. Ils ont oublié la boisson. Il ne fumera pas non plus. La fenêtre est ouverte, ce qui met les carreaux hors de sa portée. Le policier a tout vérifié avant de sortir. Il parlait à Frank. Ce téléphone va me rendre fou, se dit Bernard. Le policier a aussi emporté le téléphone. Autour de Bernard, il n'y a plus rien pour tenter de cesser d'exister. Il mange les morceaux de charcuterie grossièrement coupés. Il a soif. Le téléphone sonne dans l'autre pièce dont la porte est restée ouverte. Il voit une autre fenêtre, aveuglante. Il entend les voix mais ne comprend pas ce qu'elles explorent. Il mange toute la charcuterie. Le policier vient et pose une pomme dans l'assiette fleurie. Il jette un œil agacé sur la table. Il sort. Il apparaît de nouveau avec un gobelet de vin. Buvez, dit-il. Bernard boit. Le policier le regarde boire. Le gobelet est tranchant. Bernard essuie ses lèvres sur cette circonférence. Il ferme les yeux. Le vin est bon. Il en boira encore en attendant que Frank entre dans le bureau. C'est l'été. La chemise de Bernard est trempée de sueur. Sa main libre essuie le visage régulièrement. Le policier est attentif. Bernard mesure tous les mouvements auxquels l'ennui le ramène toujours : l'index sur les sourcils, la main sur le front, les syllabes muettes sur les lèvres, l'étirement du dos, le cliquetis de la chaîne. Chaque geste a un nom maintenant. Le temps n'est plus une donnée contraignante. Il en avait tenu le compte avant d'étrangler Isabelle. Tout était calculé en fonction du temps. Maintenant, il était incapable de se remémorer les faits. C'est pourtant ce que lui demanderait Frank. Une secrétaire noterait la conversation dans un carnet. Il ne mentirait pas. Il n'avait rien écrit pour conserver le projet. Le journal ne disait rien sur cette atroce idée. Il fallait peut-être lire entre les lignes. Ils trouveraient le journal. Pièce à conviction. Les romans n'entreraient pas dans le cadre de l'enquête. Seul le journal les mettrait sur la piste de cette folie. Elle avait duré quatre jours. Elle avait commencé bien des mois avant que Bernard en identifie la nature. C'était une crise fatale. Voilà ce qu'il commencerait par dire à Frank. Celui-ci ne comprendrait pas tout de suite. Mais il patienterait. Il devait avoir le goût des conclusions. Bernard se promettait de ménager sa patience d'insecte. Il avait encore faim. La pomme avait été cueillie dans le jardin où les enfants des policiers jouent à la guerre. Il n'y a pas de filles parmi eux. Une femme aux cheveux gris vient les chasser régulièrement. Bernard a mesuré cette régularité sans rapport avec l'heure. La femme vieillit. Elle est très vieille quand elle revient dans le jardin pour ne plus y trouver les enfants. Le policier cueille trois pommes. Il les a longuement observées avant de les arracher à la même branche qui est animée de scintillements blancs. La femme cherche les femmes. Le policier pointe son doigt en direction d'un château en ruines que Bernard découvre en même temps que la femme. Ces ombres de pierres l'angoissent. Mon imagination, dit Bernard. Le policier pose deux pommes dans l'assiette. La troisième est restée sur son bureau. Il la mangera en écoutant la confession de Bernard. Car Bernard n'a pas d'autre intention. Ce sera une confession. Il dira tout ce qu'il sait. Il expliquera l'absence de conclusion du Journal. Je n'y pensais plus, dira-t-il à Frank. Si j'y avais pensé, mais Bernard ne veut pas spéculer avec ce qui reste du passé. Je suis entré par la fenêtre, commencera-t-il. Puis le récit retrouvera cette lenteur exagérée qui était la seule sensation exprimable avec les moyens de l'aveu. Frank perdra sa patience légendaire avant la fin du récit. Où veut-il en venir ? demandera-t-il au policier subalterne qui secouera une tête prise au dépourvu. Bernard restera suspendu avant même le moment de non-retour du récit. De quoi ai-je parlé ? Mais de rien, conclura Frank. Vous ne dites pas pourquoi. Vous aurez bien le temps de vous le reprocher. En attendant, contentez-vous d'être clair sur vos intentions. Qu'est-ce qui motivait cette colère ? Mais Bernard ne se souvenait que d'une agréable tranquillité. Était-ce avant ou après la mort d'Isabelle ? Cette tranquillité qui ne disait pas son nom, était-ce un aveu d'impuissance. Je suis fini, dit Bernard. Peut-être pas dit Frank. Il en avait vu d'autres. Comment le croire ? Cette lutte contre les sentiments, je voulais lui expliquer. Elle était injuste. Elle s'est montrée cruelle. Je ne l'ai pas menacée. Mais aurais-je changé d'avis si elle avait compris ? Frank ne répond pas. Il n'aime pas entrer dans le roman des gens. Il ne lit pas cette littérature de la fatalité. C'est du moins ce que Bernard imagine en ce moment à propos du personnage de Frank. Bernard est un personnage que j'ai présenté parallèlement aux petits évènements de ma vie quotidienne qui est d'un ennui convaincant. Frank n'est que le personnage de cet ennui. Comment l'imaginer autrement ? Bernard en situation de fin et Frank qui refuse d'écouter la suite. Le cadavre d'Isabelle est un produit du texte et non pas de l'imagination. D'ailleurs, de quelle imagination s'agit-il ? Je veux dire à qui appartient cette imagination qui n'est pour rien dans l'invention de la mort d'Isabelle, cadavre ou pas ? Bernard est enchaîné à une institution chargée d'informer la société sur les faits. Que se passera-t-il ensuite ? Bernard voudrait disparaître. Il mange la pomme parce qu'elle est acide. Acidité des chemins et des prés. Des maisons de loin en loin. Je n'y étais jamais venu. Cette tranquillité d'arbre. Je n'avais jamais vu d'insecte. Le fil de la clôture dans les pattes de l'insecte. Je n'ai même pas regardé le ciel. Il était évident. Je n'ai pas vérifié ma théorie de la lumière. Isabelle l'attendait sur le bord du chemin. Elle lui avait demandé de s'en aller. Il avait promis de se soumettre à ce désir d'anéantissement. Il n'était pas allé loin. Il s'était promené à pied dans une lande de fougères et de noisetiers. Une ruine l'avait fait rêver, le temps d'en observer un signe de vie qui pouvait être un ustensile ou une poignée de porte. De là, il pouvait voir la maison d'Isabelle. Il n'y avait plus de rues. Seulement une pente et ses traces de soleil. À cinq heures, Isabelle traversa un pacage bleu. Elle ne savait encore rien de ce qu'il avait soigneusement calculé. Il savait exactement l'heure du coucher du soleil. L'apparition de la lune derrière le clocher du village le surprendrait cependant en sortant de la maison d'Isabelle. Petite crispation cardiaque. L'air est chaud. Le chemin est clair. La lumière de la lune n'explique pas tout. Il a éteint la lampe sous le porche. Il n'y a pas de lumière non plus à la fenêtre. Le corps d'Isabelle est étendu dans l'herbe molle du jardin, près du puits. Il n'a même pas songé à jeter ce cadavre dans le fond de ce puits providentiel. Frank n'aimera pas ces détails. Il s'impatientera et le laissera seul pendant de longues heures que Bernard utilisera médiocrement à trouver les mots du récit qu'il veut emprunter à la réalité. Mais Frank n'a pas le temps. Il est allé voir les lieux du crime. Maintenant, il veut que Bernard revienne avec lui sur les lieux de ce crime atroce. La langue d'Isabelle est tout ce qui reste de sa facilité à jouer avec la réalité. Elle est extraite d'une bouche crispée. Le regard continue de se nourrir de visions faciles à comprendre et agréables à l'oreille. La robe n'a pas de sens. Le bras cassé parce qu'elle se défendait n'est pas reconnaissable. Une jambe est pliée dans une position inexplicable. Bernard ne s'est pas encore lavé les mains. Frank ordonnera une expertise de cette surface. On recueillera la salive de Bernard. Il s'attendait à une prise de sang. Je suis malade, dit-il. Il n'y a pas d'autre explication. Frank croise ce regard. Tout le monde connaît Isabelle ici, dit-il. Personne ne savait que vous existiez. Ou du moins, on ne vous imaginait pas dans la peau d'un assassin. Il fallait bien expliquer la tristesse d'Isabelle. Le malheur est visible, toujours. On a bon cœur dans le pays. On regrettera ce qui est arrivé à Isabelle. J'oubliais : un détail : les yeux d'Isabelle sont fermés. On n'y lit plus cette terreur que Bernard a supportée pendant un peu plus d'une minute, avant l'arrêt du cœur. Bernard a fermé les yeux d'Isabelle. Un détail charmant dit Frank à l'ami Raoul arrivé ce matin de Paris. Je ne veux pas le croire, disait Raoul. Il pleurait. Le portrait d'Isabelle a disparu. Il en a parlé à Frank et deux jours plus tard Frank reçoit la réponse : le portrait d'Isabelle a disparu. On pose les questions à Bernard qui accuse Richard. Richard a répondu à toutes les questions. Il est désespéré. Mais il ne voyait plus Isabelle depuis plus d'un an. Non, il ne l'a pas oublié. Il se souvient parfaitement du portrait. Il avait déplu à Isabelle. Raoul l'a possédé un temps avant de céder aux prières de Bernard qui voulait le conserver. C'était toute l'histoire. Mais Bernard en niait la conclusion. On chercha partout où l'imagination s'insinuait. On ne trouva pas le tableau. Bernard rédigea une plainte délirante. Elle n'alla pas plus loin que le bureau de Frank où Raoul la lut en pleurant. On enterra Isabelle dans le cimetière du village, c'était sa volonté. Ou son désir. On ne savait pas. La croix était modeste. Bernard avait besoin de tout son argent pour payer l'avocat. Après l'enterrement qui eut lieu deux mois après la mort d'Isabelle, seul Raoul évoquait encore le portrait peint par Richard. Il rencontra Bernard dans la prison où il était surveillé de près par des gardiens tremblants qui avaient reçu l'ordre de le garder en vie jusqu'à l'issue du procès. Mais Bernard était entré dans cette mort inacceptable. Il en construisait lentement la possibilité. Il se voyait agoniser douloureusement à cause de la nécessité du silence. Un cri l'aurait soulagé, il en était convaincu. Mais comment crier si c'est justement le signal de la mort évoquée tous les jours en présence des gardiens dans le seul but de leur rendre la vie impossible ? Raoul reçut ce raisonnement en plein cœur. Il sortit de la prison sans y croire. L'avocat, qui l'accompagna à pied jusqu'à la gare, voulait en savoir plus. Il le harcela jusqu'au départ du train. Mais Raoul s'était promis de ne plus revenir.
On ne guillotina pas Bernard. Ce rêve réveillait Raoul toutes les nuits. On parla du portrait. Richard se montra ridicule à la barre. De quoi parlait-il ? Le témoignage de Raoul ne fut même pas entendu jusqu'au bout. Il ne parla pas des lettres qu'il m'avait envoyées dès le début, peu de temps après la première visite de Bernard dans son appartement. La voix de Bernard ne nous parvenait plus depuis si longtemps. On aperçut Raoul sur la place du village. Un enfant courut avertir Constance. C'était dimanche. le curé n'était pas venu. Il donnait la messe dans l'autre vallée. Ces dimanches-là, Constance priait chez elle. L'enfant interrompit un rite. Constance vit la tête de l'enfant à la fenêtre. Il frappait au carreau avec un galet noir. Elle referma la crèche et souffla le cierge. La porte ouverte, elle écouta l'enfant. Il ne savait ce qu'il disait. Quelqu'un l'envoyait répéter le message entendu d'un autre qui n'avait pas Raoul sur la place du village. Qui était Raoul ? Constance avait prononcé ce nom devant l'enfant. Elle ne donna rien à l'enfant. Elle se coiffa d'un foulard et oublia de fermer la porte à clé. L'enfant la suivit en silence. Elle marchait dans le pré, pensant le traverser en arrivant au-dessus de l'église. L'enfant suivit le chemin, il traversa le pont et il la retrouva devant l'église où elle rajustait son foulard. Il s'assit sur les premières marches et attendit. Qui es-tu ? demanda soudain Constance. Il avait l'âge des autres. Elle ne l'avait jamais vu dans sa classe. L'enfant eut peur. Il ne répondit pas. Il pointa seulement son doigt en direction du crucifix noir. Constance pensa au trajet de cette ombre. Raoul avait disparu. Elle traversa la place, passa tout près du crucifix et alla jeter un œil sous le couvert. Le lavoir était désert. Derrière le bassin, le mur s'ouvrait sur un jardin d'agrément. Raoul avait trouvé l'endroit agréable. Il se souvenait maintenant de cette peinture. Richard connaissait donc les lieux. Le banc de pierre le fit sourire. Une cascade d'aubépines l'envahissait. Raoul vit l'enfant sur les marches de l'église. Il vit la femme en fichu. L'enfant la craignait. Il baissait la tête. Dans sa main, le galet noir. Le foulard de la femme était noué à son bras nu. Une mèche de cheveux tombait sur sa joue. Elle arriva tout droit dans le lavoir. Les fontaines raisonnaient. La femme entra dans le jardin. Elle le cherchait. Je suis une amie de Cecilia, dit-elle. Raoul se leva dans les rameaux d'aubépines. Constance le toisa. C'est une géante, pensa Raoul qui réprimait en même temps un soupir de soulagement. Cecilia est absente, dit Constance. Mais j'ai la permission de vous ouvrir la maison. Elle montra la clé dans sa main. À moins que vous ne vouliez l'ouvrir sans moi, dit Constance. Raoul ne pensait pas venir aujourd'hui. Mais Cecilia pense à tout. Je ne voulais pas vous déranger. Cet enfant m'a dit... Peu importe ce que disent les enfants ! dit Constance. Il n'est pas du village. Mais c'est dimanche. Le curé n'est pas venu. Comment trouvez-vous ce jardin ? En réponse, Raoul se contenta de sourire. Antoine avait ce même sourire. Je l'ennuie. L'enfant était toujours assis sur les marches de l'église. Le galet noir apparaissait de temps en temps dans ses mains. Raoul lui lança une pièce. Constance haussa les épaules. Nous irons à pied, dit-elle. Nous parlerons, dit Raoul. La conversation des femmes le déroutait. Que cherchent-elles ? Il la suivait en sautillant dans l'ornière. Elle marchait vite. Jambes solides, habituées à ce genre d'effort. Les hanches de Constance cadençaient cet effort. De temps en temps, elle se retournait pour observer sans y croire l'allure désordonnée du parisien. Je n'ai pas l'habitude des chemins, dit-il en arrivant au pont. Ce n'est plus très loin, fit-elle sans s'arrêter. Il la laissa s'éloigner. Elle atteignit la route quand il se remit en marche. On voyait le toit de la maison derrière les châtaigniers. Constance disparut pendant une bonne minute. Quand il la retrouva, elle se contenta de lui reprocher sa faiblesse. Il rougit. L'air du bois lui avait donné des couleurs. Maintenant, il fallait descendre jusqu'à la maison. Voulez-vous que je vous ouvre la porte ? dit Constance. Je vous montrerai votre chambre. Cecilia rentrera ce soir. Nous mangerons ensemble. Raoul en était ravi. Il le dit. Constance apprécia. Nous sommes bien amies, dit-elle. La clé tourna dans la serrure. Grosse clé d'acier noir. Il possédait toujours l'ancienne clé de son appartement à Paris. La serrure était restée sur la porte et il avait vendu la porte sans la clé qu'il retrouva un an plus tard dans un tiroir de commode elle aussi destinée à l'enchère. La clé était devenue un objet rassurant. Il ne la désignait pas autrement, par crainte de s'attirer des critiques blessantes. Il était tellement facile de blesser Raoul. Il portait bien cette fragilité. L'aspect soigné corrigeait les défauts de cette apparence. Constance ne devina pas l'impatience de Raoul au moment d'attendre ce qu'il venait chercher. L'absence de Cecilia... mon absence était providentielle. Mais Constance s'interposait entre lui et le coffret à lettres que je lui avais promis d'ouvrir pour le tranquilliser. Constance ne savait rien. Elle avait prié toute la journée. Raoul s'étonna mais il ne fit aucun commentaire. Elle regrettait mon agnosticisme. Voulait-il jeter un œil sur le portrait d'Isabelle ? Elle le conservait depuis que Bernard... mais il connaissait toute l'histoire. Inutile de réveiller les vieux démons, commença-t-elle. Le coffret était celui qu'il m'avait offert pour me récompenser de mon silence. Il avait amené le Journal de Bernard. Ce serait un échange équitable. Mais j'avais préféré arriver après lui. Constance jouait ce rôle. C'est une grande comédienne. Mais ce soir, elle ne joue pas. Elle est sincère. Elle me croit et elle est prête à croire tout ce que Raoul pourrait lui dire de ce passé dont je ne parle jamais. Elle aime les autres à cause de ce passé inexprimé et toujours exprimable. Elle attend. Raoul bavarde avec elle. Elle est déçue. Il faut attendre encore. Elle cuisinera pour se faire aimer. Et elle y parviendra. Facilement. Raoul a tout de suite reconnu cette facilité. Je lui en ai beaucoup parlé. Pourquoi pas cette aventure ? répétait-il en se servant de mes mains pour essuyer ses propres larmes. Une aventure ? Une femme ? Je donnerais tout pour entrer toute nue dans le Journal de Bernard. Il n'en saura rien. Il ne veut plus rien savoir. Maintenant il écrit des lettres à ses amis. Elles ne valent pas celles de Raoul. Je les possède. Je ne lui en veux pas d'avoir écrit la vérité. Je ne l'ai pas détruite non plus. Lettres volées. Peut-être lue. Pour exister avec elle. Dans le silence d'un autre amour qui n'est qu'une durée mesurable. Je n'étais pas allée bien loin. Pas plus loin que l'église où le curé du canton s'époumonait lamentablement su beau milieu du rituel. Je n'ai pas communié. Il n'y aurait vu que du feu. J'ai mangé avec des hommes endimanchés. À la fin de l'après-midi, j'ai pris le chemin du retour. Constance et Raoul m'attendaient dans le jardin. Une partie de cartes les occupait passablement. Seul Raoul se leva pour venir à ma rencontre. Un fumet m'étourdit. J'ai apporté des truffes, dit-il. Constance a bien voulu les cuisiner. Nous jouions à t'attendre. Je ne t'espérais plus. Ses lèvres molles. Son regard oblique. Cette sincérité toujours mise à l'épreuve. Ce tremblement de main sur ma hanche. Rien n'échappe à Constance. Elle sourit pour donner des signes de complicité. À table, Raoul joua sur l'air de la joie de ses retrouvailles. Constance ne dit pas un mot d'Antoine. Je n'évoquai Malcolm qu'une seule fois, parce qu'un mot venait de me rappeler à l'ordre d'un deuil que j'étais bien incapable de mesurer. Le monde tourne sans nous, dit Raoul à la fenêtre. La nuit nous épouvantait. Constance eut si peur qu'elle n'alla pas plus loin que le portail. Elle passa la nuit dans un sofa, entre la cuisine et le salon, dans cet étrange couloir qui ne mène nulle part et au fond duquel j'ai installé une bibliothèque. On y allume une lampe-tempête. Les allumettes sont un pot de terre crue. On en frotte la tête sur ce ventre sale. La lampe aveugle, petit à petit, et les nuits s'ajoutent à la nuit de ce passé impénétrable. J'y ai lu toutes les œuvres définitives. Assise dans ce fauteuil de toile qui n'est qu'un souvenir colonial. Je n'ai jamais vécu dans ces colonies. Je n'en connais pas les langues suggestives. Au mur, le portrait d'isabelle a remplacé une gravure emblématique dont je ne peux plus me souvenir. Raoul explore ce puits, cet enfoncement, cette traversée du mal compris. Constance range la vaisselle. Je lis le Journal de Bernard. Je n'y entre pas. Je n'entre jamais dans l'intimité entrouverte. Je me méfie des confessions. Je ne crois pas aux mises à nu. Raoul a récupéré ses lettres. Il tient à cette secrète affirmation de ses dons d'observation. À dix heures, un voisin est venu frapper à la porte. J'ai ouvert. En apercevant la figure penchée de Raoul, ce voisin parut rassuré : le gosse vous a fait la commission, dit-il. Constance se montra. Qui est cet enfant déroutant ? Je l'ai trouvé très beau. Le voisin rougit. C'était un de ses neveux. On n'avait pas trouvé d'autres enfants pour rapporter la nouvelle. Celui-ci est un menteur. Il a été puni toute la journée à cause de ce qu'il a fait hier, vous comprenez ? On craignait une infidélité. Le voisin s'excusait enfin pour le dérangement. Au bout du couloir, Raoul était seul. Un livre rare, en poussant le visiteur dans l'allée. Revenez donc un autre jour pour nous parler de cet enfant. Constance adore les enfants. Elle ne nous en voudra pas si je vous jette un peu dehors. Il est tard. L'homme rit de bon cœur. Il s'éloigna. Un enfant ? dis-je à Constance. Beau ? étranger ? Inconnu même ? De quoi s'agissait-il ? Je brûlais d'impatience. Cet hôte imprévisible, au moment de se coucher, me donna le vertige. Je connaissais la facilité de Constance en matière de rencontre. Pouvais-je me fier à sa version des faits ? Raoul levait le nez de temps en temps pour apprécier l'expression d'une sensation qu'il semblait avoir partagée avec elle. J'étais jalouse. Je ne me souvenais même pas des hommes avec qui je m'étais montrée finalement distante et exigeante. Constance jouissait de tout me dire. L'approbation de Raoul était nécessaire. Je jouais le jeu. J'allais même jusqu'à devancer les instances de son récit. Elle ne l'acheva pas.
L'enfant revient. C'est un autre dimanche. L'enfant est blond. C'est un bavard. On le voit jouer seul sur le parvis de l'église. Il est seul. Constance pose des questions. Il est l'heure de déjeuner. Constance s'installe près de la porte vitrée. L'enfant joue dans la limite d'un carreau. L'église n'est plus une église. C'est une ombre propice à révéler la beauté de l'enfant. La porte est entrouverte, traversée d'un vitrail lointain. Le curé sort fermer la porte, tourne la clé. L'enfant l'observe. Puis l'enfant monte dans la voiture du curé. La voiture passe devant le café où Constance déjeune. La tête de l'enfant. Ses yeux chercheurs. Un rêve d'existence jouée contre la voix quotidienne dont il est le témoin passif et intranquille. Constance est seule dans l'angle du café réservé au repas. Les tables se touchent presque. Son chapeau fleuri est posé sur le rebord de la fenêtre à côté d'une plante verte dont elle a oublié le nom. Elle prononce des noms clairement végétaux. L'hôte secoue la tête. Elle renonce et il va s'asseoir dans la rue pour siroter un vin doux. Constance regarde ce dos obstiné. La fumée de sa cigarette dans le cendrier. Le verre caressé. La main qui arrange une mèche que le vent agite sur la tempe. Antoine avait cette manie. Des cheveux légers comme... elle le revoyait en peigneur. Le miroir trahissait des insatisfactions. Mais le regard la fuyait. Elle dormait seule. Est-il vraiment parti pour ne plus revenir ? Ce matin, elle avait écouté le carillon en y pensant. Elle n'avait pas été à la messe. Ni même à confesse la veille pendant cette heure cotonneuse que le curé leur consacrait en prévision du lendemain. L'enfant n'avait pas servi. Il était resté sur les marches de l'église. Il avait observé le mur. L'écran de ses mains avait cadré un vitrail dans un moment rare. Maintenant le soleil était vertical. L'enfant n'occupait plus la vue de Constance. Elle sortit sur la terrasse. L'hôte se retourna pour lui demander ce qu'elle voulait boire. Mais rien, dit-elle. Elle avait déjà assez bu. Elle se sentait triste. Un peu grise. Sur le point d'en finir. Mais n'achevant rien. Pas même le dernier verre que l'hôte reluqua tristement. Je m'en vais, dit-elle. Plus loin, elle ajouta : au diable. Et elle rit. L'hôte la trouvait jolie. Il aimait ses cheveux noirs. Elle avait de jolies mains. Elle portait des robes faciles. Faciles à jouer. À reconnaître. Elle avait attendu en vain. Frank n'était pas venu. Il n'avait même pas téléphoné. Et elle n'osait pas l'appeler. Elle pensa à moi, l'espace d'un cri retenu pour ne pas effrayer les oiseaux. Ce soir, avant le coucher du soleil, elle irait sur la crête pour se rendre compte. Elle verrait la lumière sous le porche, la fenêtre éclairée par la lampe de chevet et la trace de mes recherches dans l'herbe folle. Crise de nerfs. Je lui ferai signe. Ce sera un matin. J'apparaîtrai pour oublier. Il faut recommencer chaque fois que ça arrive. Elle ne me demandera pas tout de suite si j'ai écrit. Et elle ne me demandera pas ce que j'ai écrit qu'en cas de oui à sa première question. Elle est sensée, Constance. Mesurée dans sa relation à l'autre. Elle sait attendre. Elle ne meurt pas d'être sujette à des angoisses douloureuses. Elle n'accumule pas cette douleur. Elle se renouvelle. Tandis que je n'écris rien, pour répondre à sa question rituelle, la condamnant ainsi à respecter mon silence. Tout se passera demain. Ce matin, j'ai trouvé un charmant bouquet de fleurs des champs sur le linteau de ma porte. L'enfant courait pour échapper à mes questions. Je l'attraperai demain, ou dimanche prochain, si Constance en fait le messager de nos amours. Qui est-il ? Je n'avais jamais remarqué ces jeux. Le galet noir, les bouquets, la caresse des murs, le silence obstiné et les bavardages précieux. Elle ne l'a même pas remercié. Il est parti sans la regarder. Elle y pensera toute la semaine. Elle demandera aux enfants. Elle aura le temps de construire un roman. Elle qui ne lit pas. Combien de vies peuplent sa pensée ? Nous n'avons jamais abordé le sujet. Nous nous sommes contentées de dépeupler les apparences. Femmes faciles. Capricieuses. Ce ne sont pas les mots qui manquent. Nos conversations sont délicieuses. Mais elle a du mal à traverser cette solitude qui semble ne jamais finir. Demain, elle enverra un autre enfant pour accrocher le bouquet au linteau. L'enfant monte sur la chaise, la paille craque doucement, les assemblages grincent. Elle s'en doute. L'enfant n'en parle plus. Il ne se souvient que de l'angoisse. En rêve, j'ouvre la porte pour le précipiter dans un abîme de terre en feu. Le feu l'obsède. Il a toujours un briquet dans le fond de sa poche. S'il allume la cigarette de Constance, il ne la laisse pas dénouer le nœud de sa main autour du briquet. Elle le griffe à la surface de ces articulations crispées. La flamme la blesse. Et Constance abandonne. Elle ne renonce pas à lui faire la morale. Quelque chose sur les enfants et sur le feu. Il ne comprend pas. Le feu venait du ciel. Il avait un nom. Il a détruit son univers d'enfant. C'était une vision d'amour et de tranquillité. Constance revient au bouquet qu'elle compose sur un carré de papier transparent. Elle a l'art de plaire. Même dans ces moments de désespoir. L'enfant met le feu à des visions d'enfer, entre les tables du café, poussant des cris incohérents, mots du désir que Constance ne devine pas. Le bouquet achevé, elle se lève et fait signe à l'enfant de la suivre. Il hésite. Le briquet est brûlant. Il s'impose cette souffrance pour se réveiller d'un cauchemar secret. La robe de Constance est une imitation enfantine du ciel. Sa chair est désirable et particulièrement le cou. Elle se dirige vers la route. Elle lui montre la maison de Cecilia. Il voit le chemin, le roncier, puis l'ombre des châtaigniers. Dans ses bras, le bouquet humide. Constance parle du linteau, du clou, de la chaise, de la porte toujours fermée et sa confiance. Tout s'est passé comme elle avait prévu. Mais il a eu sacrement peur à cause du chat. Ses oreilles le lynx lui ont inspiré ce même feu. Il promet de recommencer. Constance sait ce qu'elle veut. Ils se sont quittés sur la place. Il était presque midi. L'enfant est allé s'asseoir sur les marches de l'église. Il se souvenait de Raoul. Il espérait voir Frank avant l'enlèvement de Constance. Elle lui avait montré sa maison. Il avait refusé d'entrer pour se régaler d'un chocolat. Frank buvait de la gnôle. Il vit la bouteille en jetant un œil, à travers la fenêtre et en partie à travers le rideau, dans le salon où Constance cousait d'agréables tableaux. Il en vit un exemplaire sur la table. C'était une nappe. Elle avait aussi songé à des tapis, à des couvre-lits, à des tentures dont il ne pouvait avoir idée. Il souffrit de cette remarque infondée. Il ne voulait plus ouvrir la bouche pour bavarder avec elle de la pluie et du beau temps. L'idée d'un chocolat se volatilisa. Il oublia les bouquets qu'elle projetait à voix haute. D'abord il accourut pour s'éloigner d'elle mais il se fatigua et elle le retrouva assis sur le parapet du vieux pont. Elle continua son chemin, mais si lentement qu'il la rattrapa avant l'entrée du village. Il bifurqua enfin brusquement pour traverser cette rue du village où toutes les maisons sont en ruine. Elle renonça à le suivre. Elle le retrouverait devant l'église. Il longea le mur jaune d'un verger à l'abandon. Le briquet avait cette odeur de pierre, de métal, de terre et d'herbe qui était la pierre de touche de sa mémoire blessée. Vivre est facile dans ces conditions. Ce n'est que le temps qui passe. Rien ne changera. Il cracha dans les fougères. Il alluma une fleur. Le fil de la clôture ne rougit pas. Une fleur s'y calcina pourtant. Il n'était pas cruel. Il était à la recherche de la juste expression de son malheur. Ces pétales noirs et recroquevillés représentaient parfaitement les cadavres et le calice contenait des âmes qui n'ont pas encore trouvé le repos malgré le temps qui arrondit les angles de la souffrance et du remords. Constance avait fait le tour du hameau, marchant vite sur les cailloux du chemin. Il la vit escalader un monticule de briques et de vieilles poutres. Elle y déchira sa robe. Elle lui en voulut. Mais il ne l'approcha pas. Elle regarda la fleur morte sur le fil. Il remonta la ruelle entre les ronces, empruntant les vieux escaliers en ruine chaque fois que la végétation interdisait la chaussée étrangement lisse et claire. Elle suivit le même chemin, regrettant les égratignures des ronces sur ses jambes. Mais l'enfant progressait plus vite qu'elle. Quand elle le retrouva devant l'église, il était parfaitement reposé, tandis qu'elle ne pouvait cacher les traces de son effort. Il était plus acharné qu'elle. Il allait plus vite. Il calculait mieux. Il obtenait toujours ce qu'il voulait, du moins relativement à ses déclarations. Il ne se laisserait pas corriger. Elle reconnaissait les défauts de sa cuirasse mais il n'était plus question d'y pallier. De la porte du café, l'hôte l'informait que le repas était près depuis un moment. Elle savourait ce retard maintenant. Elle avait couru comme une folle. Elle montra ses jambes. Même ses mains dont elle avait abusé. Elle se coiffa tranquillement devant le miroir, entre les bouteilles, puis elle s'installa à table. Deux assiettes fumaient. L'hôte lui servit du vin. Il parlait de moi. On ne me voyait plus depuis un bout de temps. Que fallait-il en penser ? Personne n'est venu ce matin ? dit-elle en reconnaissant le vin. Vous attendez quelqu'un ? dit l'hôte. Oui, dit Constance, mais il ne viendra pas. Comment s'appelle cet enfant ? J'ai joué avec lui une partie de la matinée et je ne sais même pas son nom. L'hôte hocha la tête. Il ne se souvenait plus. Il avait entendu le curé l'appeler depuis la porte de l'église. L'enfant refusait obstinément de servir la messe. Le curé était désespéré. Le gosse jouait avec un briquet. Le curé l'appela encore. Ensuite il lui expliqua longuement en quoi consistait le service. L'enfant trouva le galet entre deux pierres, sur la dernière marche en descendant. Il avait l'air heureux de cette trouvaille. La flamme lécha le galet entre ses doigts. Le curé referma la porte. Le carillon a commencé. Constance était sur le chemin. Elle ne savait rien de l'enfant. Elle espérait trouver un enfant pour aller accrocher un bouquet au linteau de ma porte. En passant, elle cueillit les fleurs. Elle les posa sur le comptoir en recommandant de ne pas y toucher. Puis elle se mit à arpenter le couvert dans l'attente d'un homme qui ne venait pas. L'enfant posa le galet sur sa propre main. Il était cruel. Il secoua le briquet parce que la flamme diminuait. Ensuite il entra dans la sacristie. Il trouva la burette d'essence et patiemment il en laissa tomber les gouttes dans le coton qui changea de couleur. le galet avait refroidi. Il faudrait allumer un feu gigantesque pour arriver à le liquéfier.
Le gardien : On raconte une étrange histoire à Castelpu (où j'ai passé l'après-midi sans raison apparente : telle est mon apparence au moment où tout le monde se demande ce que je viens faire ici, seule, habillée de blanc, et silencieuse malgré les regards qui parlent). La raconter ne vaut rien. J'ai « enregistré » la conversation. Les voix ne sont pas identifiables. Ce ne sont pas des voix de personnages. Aucune différenciation ni de timbre, ni de style, pas même de ton. Plusieurs voix qui ne font pas la voix, le texte veux-je dire. Le texte n'est même pas de moi. Je suis rentrée un peu déçue par une première écoute sur le chemin du retour. J'ai même arrêté la voiture sous les cerisiers en fleurs. Une deuxième audition m'a tranquillisée. La distance micro-bouches a atténué les « sentiments » que j'avais perçus à l'oreille sur le vif. Les tables du café forment une ligne sinueuse jusqu'au centre de la place qu'on traverse sans flâner parce que c'est le printemps. Je m'assois. Je commande. Je suis seule. Je ne parle à personne. J'arrondis la bouche en forme de salut. Les bérets se soulèvent. Une fois, il y a bien longtemps de cela, ils se sont envolés au-dessus de moi. J'ai levé les yeux vers le ciel, étourdissante expérience du ciel peuplé d'oiseaux qui redescendent tous tandis que mon père m'arrache à ce sol instable. J'aime son parfum. Cerise et poivre. Son profil à la place d'un mûrier. Son immobilité de crucifix. Les allées et venues de la domesticité. Ma mère et les hommes de sa vie. On joue aux cartes deux tables plus loin. Que me reste-t-il à raconter ? Fermer ces parenthèses. Le plan est tracé. Se laisser conduire par les mots. L'histoire n'a plus d'importance. Tout le monde peut raconter des histoires. Une écrivaine, ça écrit. Écrire. J'ai envie de crier : écrire, quand ils commencent à raconter l'histoire des « habitants » du cimetière. C'est un conte. Il y a une réalité, on la connaît bien, dit un vieux habillé de roses et de vent printanier. Mais peu importe la réalité. Le conte est né. Personne n'y peut plus rien. Mais les mots ? Je m'éloigne, ma table, ma chaise, les mûriers en forme de profil paternel, le nuage rebelle comme ma mère fut volage, la grille qui court au ras du sol entre le pavé et les fleurs, tout s'en va un peu plus loin, et je mets en route cet enregistrement dont cette page constitue les derniers mots. Je parle, j'y parle de, d'une conversation qui n'a pas eu lieu, qui n'a eu lieu que dans mon imagination, non : mon imagination n'y pouvait rien, ce vieillard jaune et rose me faisait la cour, il sentait le havane, le poivre, et sa voix me parvenait mieux que celles des autres impersonnages de ce début de roman dont je ne recopierai que la fin, tout à l'heure, une fois rentrée, disparue, liquidée par mon isolement champêtre. Je rencontre ses yeux. Vieillard de cire, immobile, mains et bagues claires d'ombres. Que se passe-t-il ? Un nuage qui s'éparpille. Deux gosses en font le commentaire. Une vieille noire et insonore passe pendant ce temps. Suite du vertige, après une demi-heure que la bande a parfaitement enregistré (la chaise qui glisse, le fracas du guéridon sur tranche, mes lunettes au ras du pavé, mon coude blessé par un infime caillou, deux mégots contre ma joue, l'odeur d'un pied, le souffle d'un chien, un cri, des silences, la chaise, ma robe, le ciel, le nuage recommencé, l'inutilité d'un verre renversé) : je vais bien. On me voit parler toute seule au volant de ma voiture que je ne me décide pas à démarrer. Le vieil homme (c'est le printemps) me tend la main pour m'inviter à revenir parmi eux. Je reviens. Je me mélange. Je plais. Le vieil homme se déclare. J'exhibe une rose noire. Sa main se referme doucement sur la rose. Quand elle s'ouvre, la rose a disparu. Personne n'est mort, me dit le printemps. C'est moi qui vais mourir, continue-t-il. Son écharpe de soie effleure mes genoux. Qui suis-je ? Pourquoi ce vertige ? La mort n'explique pas tout. Je ne veux plus rentrer seule. Mais c'est exactement ce qui m'arrivera. Qu'est-ce que j'attends ? Pourquoi ne pas raconter cette histoire ? J'ai déposé le vieillard devant le portail de sa maison. Il m'a longuement saluée tandis que je m'éloignais sur la route. Qui est qui ? Pourquoi cette variété de personnages ? La conversation les sublimait. Que reste-t-il de ces mots qui ne sont pas les miens. Rien puisque je ne retiens rien. Je n'écrirai jamais. Il y a trop d'« autres ». Trop de noms à donner. Le vieillard m'a parlé d'une promenade de peupliers. Je ne l'ai pas cru. Il caressait ma joue. Le portail était entrouvert. De la visite, dit-il. Allez-vous-en vite ! (Le Journal de Cecilia, avec cette réflexion en haut de la page : enfances (sujet de Carabin III), les différences flagrantes, puis le début de l'adolescence, la crise, la douleur, mais avant : la « grille », parfaitement vue sur fond de désespoir ; l'écrivain adolescent, ses modèles ; puis le chemin, ce chemin. Qu'est-ce que la mort dans ces conditions ?).
Le Journal de Cecilia : L'histoire était la suivante : le cimetière de Castelpu (le cimetière de Castelpu est commun à Castelpu et à Bélissens) n'avait jamais eu de gardien depuis que le curé avait disparu pour ne réapparaître qu'à l'occasion des enterrements et des mariages à la mesure de sa croyance. Le cimetière était bien entretenu cependant. Il était fleuri toute l'année, ratissées les allées, les deux allées en croix et le parterre de fleurs au pied du mur témoignait d'une attention familière et mesurée. La grille d'entrée, qui avait remplacé le vieux portail en bois gris il y avait si peu de temps qu'on se souvenait encore de ces ombres sinistres et mouvantes sur le gravier de l'allée principale, la grille d'entrée, forgée à froid, ajustée aux vieux piliers de pierre, semblait oblique à cause d'un angle du clocher, particulièrement soumis à l'absence de ciel. Les tilleuls sont des géants. La pente d'acacias est un mur. Le chemin noir monte dans le pré. Une clôture pour horizon. On a l'impression d'entrer dans le paysage et levant les yeux pour deviner la lumière, on est étourdi par l'abondance de feuillages. À la fin d'un hiver, un homme, inconnu, terrible et dérisoire, entra par effraction dans la remise, qui est un ancien caveau (je ne sais pas pourquoi) et il ouvrit toute grande l'unique fenêtre dont un battant s'effondra d'un coup sur la tombe voisine. La porte resta ouverte toute la journée. L'homme était arrivé en automobile. Une vieille Renault blanche et noire. Il l'avait garée sous le porche du presbytère. La nuit tomba sur cette première journée. La lune éclaira longtemps la tôle cabossée du véhicule. Le volet demeura par terre, dans la position où on se rappelait l'avoir vu tomber. La porte était fermée. Pas de lumière. On pensa au froid. On se promit, avant de s'endormir d'interroger à la première heure cet étrange fonctionnaire. Mais quand le soleil se fut levé, le volet était en place, la fenêtre fermée et les carreaux propres, on vit l'homme attablé en train de manger, on entendit le ronronnement d'une radio, un chien jaune veillait sur le seuil. Il lui manquait une oreille. On s'approcha. Le chien grogna. On appela. L'homme sortit. Il était grand et maigre. Il portait des lunettes. Ses mains n'étaient pas celles d'un travailleur. Dans la remise, il avait mis de l'ordre. Le sol était mouillé. Une casserole fumait sur la table. Il mangeait de la viande. Et il buvait du vin. Le chien recula. Bien, dit l'homme. Je crois que je ne me suis pas présenté. La cloche tinta imperceptiblement. Encore un chasseur de fantôme, dit quelqu'un. Un étudiant, entendit-on encore. Monsieur le curé viendra cette après-midi, dit l'homme. On n'enterre personne, dit-on. C'est au sujet du fantôme ? L'homme sourit. On lui demanda pourquoi il n'avait pas dormi dans le presbytère. Il ne répondit pas. Il faut attendre le curé. L'homme rentra pour achever son repas. Il ne ferma pas la porte mais personne ne lui adressa la parole pendant qu'il mangeait. Il sauça longuement l'assiette et donna le morceau de pain au chien. Ensuite il but le verre de vin. Enfin, il dit : c'est que je porte malheur. À quelle question répondait-il ? On retourna chez soi. Le curé expliquerait tout. Le curé parle le langage des hommes. À midi, l'homme installa un parasol devant la fenêtre de la remise. Les reflets du soleil s'estompèrent à la surface des carreaux. On distingua mieux l'intérieur. On reconnut le râtelier d'outils. La table occupait maintenant le centre de la pièce. Un cageot servait de siège. Le manteau de l'homme était accroché à un clou, au-dessus de la cage d'escalier qui descendait dans la terre. L'homme était peut-être descendu dans cette ombre que personne n'avait jamais visitée, à part le curé qui s'y rendait une fois par an le jour des Morts, avec un bouquet de roses noires et blanches qu'il portait comme un enfant au baptême. Il y avait une explication. On en parlait rarement. L'homme était descendu... on le vit apparaître hors de l'ombre du trou, s'élevant lentement sur les marches. Il était sale maintenant. Ses cheveux semblaient avoir blanchi, mais ce n'était que la poussière et le salpêtre. Il se frottait les mains si lentement qu'on eut l'impression qu'il ne bougeait plus. La moitié supérieure de son corps émergeait de cette ombre indésirable. On ferma les yeux. Le curé ne vint pas. Tard dans la nuit, on se coucha sans avoir rien demandé à l'homme, ni pour le pousser à expliquer sa présence ni pour lui offrir un peu de cette chaleur qui est une nécessité. On dormit peut-être. On se leva à l'heure. Il y avait de la lumière dans la remise. Mais l'homme était maintenant perché sur le toit. Il dévissait l'horloge. Les petits coups de marteau avaient un rythme que chacun intériorisa sans en parler à son prochain. On attendit sagement que l'horloge fût extraite du pignon où on l'avait toujours vue. L'homme ne la laissa pas tomber, il la souleva en grognant, et il redescendit de la toiture, ne s'aidant que d'une main. Où avait-il déniché cette échelle. On chercha désespérément à l'identifier. Il la coucha dans l'herbe le long du mur. Il tenait toujours l'horloge. Il la posa sur le rebord de la fenêtre. Puis l'index de sa main droite effleura le pas de vis, lentement, explorant silencieusement la circonférence de l'horloge. Il était venu réparer l'horloge. Cela n'avait rien de sorcier. Et en effet, dans l'après-midi, alors qu'on n'attendait plus le curé, chacun put constater que l'horloge fonctionnait bel et bien. On attendit un bon quart d'heure. La grande aiguille était exacte. L'homme demanda l'heure. On se mit d'accord. Quelqu'un prononça l'heure comme une sentence. L'homme avait l'air triste. Il enfonça la clé dans le cadran de l'horloge. Les aiguilles indiquaient maintenant l'heure exacte. L'homme referma le cadran et cinq minutes plus tard, il était au volant de sa Renault. On le salua. Personne ne le remercia. Il y avait deux ans, un autre étranger était arrivé dans ce qui semblait maintenant être la même nuit. On se souvenait de la nuit, de l'hiver, du silence de l'homme qui ne voulait pas expliquer sa présence. Mais on avait trop parlé. L'homme avait écouté. Il s'était radouci et on lui avait offert à boire. On avait fini par le trouver sympathique. Personne n'avait la clé du presbytère et le toit de la mairie s'était effondré à la fin de l'été. Quelqu'un ouvrit la remise. L'homme la trouva épatante. Une femme mit de l'ordre. On trouva une paillasse. Le matin, l'homme ouvrait la fenêtre et il finit par s'habituer à y trouver un pot de lait fumant. Il buvait le lait, il mangeait le pain, ne négligeait pas le lard et les pommes. On lui parla de travailler. Il n'y voyait pas d'inconvénient. Travailler ne lui avait jamais fait peur. Mais pendant toute sa vie, il avait rarement travaillé. Il savait défricher, cimenter, labourer et même abattre du bois. On parla encore beaucoup. L'homme appréciait particulièrement l'histoire du fantôme du cimetière de Castelpu. On aurait dit qu'il voulait tout savoir. On ne savait pas grand-chose. Il y avait des bijoux d'une valeur inestimable à l'origine de cette histoire. Personne n'y croyait. Le curé entrait dans de violentes colères chaque fois qu'on évoquait ce cousin lointain devant lui. Oui, le fantôme était un cousin du curé. On savait de quoi on parlait. Mais la remise n'avait rien à voir avec cette famille. On ne s'expliquait plus la présence de ce caveau anonyme dans le cimetière de Castelpu. Sous l'horloge du pignon, on lisait : Famille A... À l'intérieur, il n'y avait jamais eu de cercueils. Mais c'est dans cette crypte qu'était apparu pour la première fois le fantôme du cimetière. Il n'y avait jamais eu de fantômes dans ce cimetière. Et il n'y en avait pas eu de nouveau depuis. L'homme avait pioché. Il avait sorti toute cette terre et quand on s'aperçut que c'était la terre de la crypte, on menaça l'homme de le dénoncer à la gendarmerie. L'homme s'en alla. C'était il y a deux ans. Maintenant, on surveillait l'homme. Il n'avait pas touché aux outils. Le curé n'était pas venu. L'homme était peut-être un horloger. Le curé l'avait peut-être chargé de réparer l'horloge. Mais comment expliquer cette idée sans en parler avec le curé. L'homme était parti. L'horloge marquait l'heure. Quand le curé arriva, il se contenta d'enfoncer la clé dans le cadran. Il remontait le ressort tous les dimanches maintenant. Sans explication. On se promit d'en reparler au prochain enterrement. On avait des tas d'enterrements dans la tête. Et aucun projet de mariage. Du moins sur ce point, le curé ne laissa rien filtrer.
L'enfant était le fils de cet horloger. Cette idée m'est venue ce matin au réveil. L'enfant, c'est l'enfance de Bernard, elle manque au récit, boulet rouge. L'enfant était un des pensionnaires de Saint-Thomas. Juif, catalan, basque, asturien, gitan, je ne sais pas. Le père est devenu l'horloger de Saint-Thomas. Longue filiation, j'imagine. La mère n'existe pas. Constance veut jouer ce rôle. Le père a peut-être disparu. Ou bien il ne sort plus du pensionnat où il jardine. Ses arbres sont taillés à l'image de ce bien-être. Il n'y a pas de femme dans sa vie. Il passe la nuit du samedi au dimanche à Saint-Thomas, sous préfecture. Le dimanche, il voit son fils au repas de midi, après la messe donnée à Castelpu, à Bélissens, à Saurat ou ailleurs. Le petit ne veut pas servir. Le dimanche, à midi, on les voit s'asseoir à la table du curé. Ils mangent dans la cuisine et une femme étrangement laide les sert si lentement que l'enfant s'impatiente. L'horloger ne dit rien. Il mange peu. La nuit l'a épuisé. Il y a trouvé le plaisir toujours avec la même femme. Le même vin l'a dérouté. Il est arrivé tôt à Saint-Thomas pour mettre de l'ordre dans l'allée principale. L'autocar est arrivé vers huit heures. On a vu les enfants sortir du hall d'entrée où ils demeuraient en silence depuis la fin du petit-déjeuner. La servante est assise sur un banc, une main caressant l'accoudoir qui ressemble à une gargouille que j'ai observée à l'angle nord-est du pensionnat. L'horloger poussait la brouette chargée d'outils dans l'allée principale et la grille était encore fermée. L'horloger possède cette clé. Dans la grille, le portail est toujours ouvert, enchaîné aux barreaux, traversé par ces lances qui menacent le ciel. L'enfant écoute le grincement des paliers de la brouette qui redescend vers le pavillon de chasse à l'intérieur duquel on a accumulé tous les objets utiles au fonctionnement du pensionnat. Puis le père ouvre la grille. Il est huit heures. L'autocar a klaxonné en montant. L'horloger a parcouru toute l'allée principale d'un pas tranquille. On s'est mis en rang deux par deux. Seul l'enfant demeure à l'écart du groupe. La servante le retient par la main. L'autocar entre sur le gravier de l'allée, il fait le tour du pensionnat, on n'entend plus le moteur, puis la fenêtre sud-ouest du hall d'entrée se met à vibrer. Les fenêtres de l'autocar frôlent les fenêtres du hall. Le tremblement angoisse tout le monde, tous les dimanches à la même heure. L'autocar s'arrête à la hauteur de l'escalier qu'on descend en silence. L'enfant regarde les autres. Mais personne ne lui rend ce regard désespéré. Aux fenêtres, les pensionnaires ont l'air si triste que le curé les sermonne durement, sans monter dans l'autocar, la main crispée à la poignée d'acier chromé, main rouge, nerveuse, menaçante. Un signe au chauffeur avec cette main. Claquement pneumatique de la portière. Fumée jaune en tourbillons rapides à la tangente des marches que l'enfant n'a pas encore descendues. L'autocar s'éloigne en direction de la grille. L'horloger habillé en jardinier se tient debout contre un pilier, clé en main. L'autocar vire et disparaît dans les feuillages impénétrables des frênes qui ne laissent rien voir du vieux mur de clôture. Le curé revient dans sa voiture. La servante pousse l'enfant. En passant la grille, son père lui fait un petit signe amical. L'enfant sourit et le curé lui flatte une joue, l'autre main tourne le volant puis le laisse glisser dans la paume. L'enfant adore la sensation que lui procure cette manœuvre. Il ne s'explique pas ce plaisir mais maintenant, il sait tout de ce désir. Ce matin, il s'est demandé si tout allait se passer comme d'habitude. Ce n'est pas une longue habitude. L'enfant n'est qu'un enfant. Il se souvient du feu qui était comme le vent. Il se souvient du voyage avec d'autres enfants puis des retrouvailles avec son père qu'il n'avait pas vu depuis deux ans. Encore deux ans d'une douce habitude de ne rien changer et le voilà au commencement de n'importe lequel de ces dimanches faciles. Seules les saisons ont un sens. Mais il n'est pas facile d'en mesurer les effets sur les gestes et sur les conversations. La nouveauté, c'est cette idée du curé qui s'est mis dans la tête de lui apprendre à servir la messe. L'enfant a peur de la messe. Il en connaît le rituel par cœur. Il en comprend même le sens. C'est une pièce de théâtre où chacun a un rôle à jouer. Il faut pardonner la guerre. Pardonner aux ministres. C'est la question lancinante qui revient dans toutes les conversations du dimanche, à midi. Le mot « ministre » a un sens maintenant. C'est peut-être le premier mot à avoir un sens dans l'esprit de l'enfant. La nuit, son cri le réveille toujours. Souvent, personne ne vient. Le cri était aussi un rêve. Un jour, lui a-t-on dit, ce sera un souvenir. Encore un mot à peupler. Un monde à habiter. Écrire sera la seule solution au problème posé par la persistance de la blessure. Mais l'enfant ne songe pas encore à écrire. Le vrai monde n'est pas celui dans lequel il vit. Son père aussi a quitté ce monde. Il ne vit pas. Il est triste, doux, lent et tremblant. Dans la nuit du samedi au dimanche, l'enfant ne dort pas. Ce qui explique ses yeux clos, sa tentative d'éloignement, son obstination désespérée. Le curé ne lutte pas. Il cherche la cohérence de l'être. Présence de Dieu. Corps d'enfant. Facile à habiter si on y songe. Mais l'enfant est exaspéré par ces démonstrations. Ce sont des images auxquelles il faut donner un sens. La légende est composée de mots qui n'ont pas encore trouvé leur emploi. Ils arrivent devant l'église de Bélissens. C'est un dimanche passablement lumineux. L'autocar est garé sur la place. Le chauffeur déjeune dans le café, assis tout seul à une table encombrée de journaux. Les enfants se sont répartis de chaque côté de l'harmonium. Ils sont vêtus de blanc et de noir, couleurs distinctives. L'enfant les observe depuis le seuil de la porte qui ouvre l'allée jusqu'à l'autel. Il aime leur chant. Ce sont des enfants faciles. L'enfant est impressionné par leur connaissance de la musique. Ces partitions le sidèrent. L'un d'eux est au clavier. Ses mains posées simplement sur les cuisses, attendant un signe qui n'est autre que l'ouverture en deux temps de la porte de la sacristie. Les autres enfants, ceux qui manquent au chœur, sont les servants de la messe. Leurs voix sont différentes, plus profondes, plus rares. Mais l'enfant s'enfuit dès les premières mesures. Il ferme la porte et descend le parvis jusqu'à la fontaine dont il relit le poème et l'avertissement préfectoral. Il boit tranquillement. Constance arrivera par le chemin de terre qui sépare l'église d'un vaste jardin potager. Les bras chargés de fleurs qu'elle arrangera en bouquet sur une table du café. La place est déserte. Le visage du chauffeur a l'air d'un reflet. D'autres corps se profilent dans ce verre. L'extrémité du chemin, marquée par un cerisier en fleurs, semble irréelle. De chaque côté, les prés ne sont que l'abstraction d'un sentiment qui n'a pas de nom pour exister. Le ciel a une fin. L'eau de la fontaine est un moment de cette éternité désespérée. Attente crispée. L'eau est glaciale. Il y a peu de temps encore, on la voyait immobile et muette, à l'heure de la messe. L'enfant brisait ce jet de verre. On entendait les coups. Il respectait leur mesure, entrant ainsi par effraction dans leur intimité avec ce dieu-image qu'il était interdit de regarder fixement sous peine de se voir ramener à la réalité de la manière la plus humiliante qui soit. Le galet noir était moins sonore. Sa vélocité sur les dalles du parvis rendait pratiquement impossible la coïncidence recherchée. Cette cadence échappait au contrôle de ses muscles. Il avait conscience de cette relation musculaire. Il abandonna le galet à d'autres jeux plus secrets et retrouva la canne d'acacia derrière la fontaine, dans le buisson où il l'avait jetée à la fin de l'hiver, négligence inspirée par la découverte du galet. Il fallut s'enfoncer dans le buisson. Constance l'y surprit. Il n'aima pas cette sensation. Les fleurs achevèrent ce vertige. Il trouva la canne au ras du sol. Il effleura d'abord une pourriture molle qui le fit frémir. Mais Constance arrivait, elle courait presque parce qu'elle se demandait ce qui arrivait à l'enfant. Il sortit du buisson, exhibant la canne. Elle reconnut l'instrument et sourit. Il frappa la margelle du bassin. La canne résista. Je suis en retard, dit-elle. Les portes sous le porche de l'église étaient fermées. Il aimait la voir entrer en catimini. Corps arable. Elle posait les fleurs sur le banc ancestral, pierre et patine. Ensuite elle choisissait les fleurs blanches et elle en composait un bouquet agréable. Elle entrait avec le bouquet entre ses mains jointes. Dos animal. Jambes sûres. Elle arrivait en pleine communion. Une bouffée de musique tourbillonne un moment dans l'air, puis s'évapore. L'enfant s'assoit à côté des fleurs. Elle prendra le temps d'en deviner le bouquet. Ce soin esthétique fascine l'enfant. Il dénombre les fleurs, les classe, par couleurs, par formes, parfums facilement reconnaissables, pétales de lumière et feuilles d'ombre, c'est facile, il faut attendre, il suffit d'y penser. Mais elle composera un bouquet tellement différent de celui qu'il attend toujours d'elle, tellement elle-même, à distance, ravie et inquiète, beau visage de femme. Catimini. En attendant (que ça n'arrive pas), il essaie la canne sur le rebord d'une marche. S'il osait, il chanterait. Il a l'art des syncopes. Tout le monde le sait. Mais il est obstiné. Le dieu-image ne lui inspire aucune crainte. Il y croit. On ne lui reproche pas cette différence. Elle inquiète. Elle indispose. La tranquillité du dimanche est troublée par cette eau annexe. Mais le carillon fonctionne. On s'est presque habitué à sa chanson. Il ne l'écoute plus. Elle existe comme elle a toujours existé. Ce qui explique que sa destruction n'a plus d'importance. L'horloger a passé deux mois dans le clocher. Les premières notes ont secoué le sommeil de l'oubli. Cassée, l'horloge ? Il suffisait d'en repenser la destruction lente. L'horloger limait des roues dentées sous le porche, sur un établi improvisé qui n'était qu'une porte. On avait toujours connu cette porte, son plan oblique ensoleillé, ou sa cascade, son ombre géométrique à l'oblique d'un mur. L'enfant fouillait dans le jardin. Le père veillait. L'enfant ramenait des insectes métalliques. Leur vol le fascinait. Catimini. Constance applaudissait toujours les premières notes du carillon. Surface du bonheur. L'enfant voulait s'y voir comme dans un miroir. Qui était la destinataire du bouquet habituel ? Il n'imaginait pas un homme à la place de cette femme introuvable. Je le surpris à la fenêtre. Il guettait ma fragilité.
Les bouquets de Constance (myosotis, mourons, grémils, silènes, stellaires, mauves, xalis, lotiers, dorines, parnamies ?) sur le rebord de la fenêtre, parce que l'enfant n'atteignait pas le clou du linteau, malgré la chaise crevée et malgré mon attente derrière la porte. Ce n'était qu'un enfant, un messager fragile et transparent. Ce pouvait être une fille, une blonde estivale ou un petit homme évadé de l'hiver. Le printemps se finissait. C'était il y a si peu d'années que ces parfums me reviennent sans effort. Le premier bouquet pendait lamentablement au bout d'un fil de chanvre. J'attends un enfant, chantonnais-je au refrain tout le temps que dura ce premier jour. L'enfant était plutôt une fille, ce qui expliquerait sa mise à l'écart du reste des pensionnaires. Bernard, l'homme qui a été une petite fille. Personne n'y pense au procès. Sa tête tombait dans toutes les positions. Mais la vie est imprévisible comme le fleurissement des prés. Ce parterre de coquelicots est toujours inattendu. Cette année, on dirait un coup de pinceau dans le bleu du ciel. L'enfant arrivait. Je l'épiais. Il évita l'allée, enjambant la roche bleue à l'angle du portail. Il s'approche sur cette herbe saturée d'eau. Le soleil et ses cheveux, son regard derrière une ombre impénétrable, le cœur dans le bouquet. Cette fois, il renonça à accrocher le bouquet au linteau. Il pensait ne pas s'arrêter, déposer les fleurs en passant, ne pas regarder. Mais j'écrivais. Constance n'avait pas répondu à cette question. Maintenant, il savait. Dans le miroir en forme de lune de l'horloge, ses yeux entre les fleurs et la trace de la main derrière la buée, petite humidité chaude de l'attente. Je n'écrivais plus. J'attends qu'il s'en aille. Je suis paralysée. Je pourrais l'effrayer, le poursuivre, le capturer, rêver avec lui. Il disparaît avant la fin de cette transe. Je n'écrirais plus aujourd'hui. Je ne trouverai pas la force d'y penser. Il faut d'abord se voir à l'écriture. Cette projection nécessaire au débit qui commence par cette attente blanche. J'en abuse. Et si l'enfant s'interpose entre l'idée et l'acte, je me détruis, lentement, et je reviens au monde de tout le monde. Seulement, il n'y a plus personne dans ce monde. Le personnage est en moi. Je peux le jouer. Même si c'est un enfant. Même si je ne sais rien de son sexe d'oiseau. Petite fente du désir ou fleur tremblante de la passion ? L'enfant reviendra demain. Je cherche cette enfance. Ne rien commencer sans elle. Ce texte est le récit avant-coureur du roman à personnage unique. Il n'y en a pas d'autres. Je me multiplie lentement. Au seuil de la douleur. Si je suis une femme. Si j'en suis capable. Ma robe le prouve. Mon ciel de lit est un rêve de femme. L'homme y est mort cet hiver. Je montrerai le lit à l'enfant. Il y couchera. Je le connaîtrai. Il écrira un journal avant de tuer la femme de sa vie. On n'osera pas couper sa tête tranquille. On ne pourra pas imaginer ce matin définitif. On renoncera à se mêler de la vie d'Isabelle. Bernard vieillira dans ce sens. Sa tombe est une énigme. Mais j'ai cessé d'écrire. Je mange avec la nuit. J'attends cette faim. Je me condamne à ce plaisir. Puis le sommeil me scie. Je reviens avec le jour, en même temps que le soleil qui mesure l'expression de mon désir. Fente de l'attente. L'enfant a changé de robe. Ses cheveux sont peignés. Le bouquet de véroniques dans un foulard de soie écrue. Cette fois, l'enfant ne se presse pas. Je veux le surprendre au calcul de cette lenteur. Tu n'écris plus ? dit-il. Cecilia est un nom de femme. Je suis une femme du Sud. Sang en catimini. Qui es-tu ? Mais rien. Je regardais. En arrivant ici, on a une impression de soulagement que rien n'explique, pas même la peur d'arriver trop tard. Le foulard. Le violet de ces fleurs. Le jaune des cheveux. L'absence de bouche d'où les mots s'écoulent à la place du sang. Ce n'est qu'un enfant. Un enfant de papier. Une enfance pour creuser les fondations de la maison-personnage. Une feuille vole si la fenêtre est ouverte. Je pose des galets sur les feuilles. Je trouve les galets dans la rivière. J'entre tous les jours dans cette eau claire. Pour ne rien écrire. L'enfant traverse cette pièce à peine meublée. Le portrait d'Isabelle le fascine. La tête de Bernard s'explique. Pourquoi assassine-t-on ? Qu'est-ce qui explique les assassins ? Il s'assoit. Sur ma chaise. La table en fleurs. Il sourit. Une feuille de papier s'envole. Personne ne cherche à l'attraper. Constance n'en saura rien. C'est promis. Je l'écrirai plus tard. Quand ça n'aura plus d'importance. Des années, ce temps ? Non, des jours. Incalculable, ce nombre. L'enfant naîtra à la fin de l'été. Fille ou garçon. Peu importe ce qui arrive au sexe. Malcolm est mort en pleurant doucement. Constance est le témoin privilégié. Cet enfant est le nôtre. Ne l'effrayons pas. Il donnera son enfance en échange d'un moment de bonheur inoubliable. Les yeux d'Isabelle le détournent encore du cours de ma pensée. Où le peintre avait-il la tête ? Tous les personnages ont un regard. L'enfant mélange les galets au galet noir. Il a laissé sa canne sur le chemin, contre le tronc d'un frêne. Il en sculpte tous les jours le corps rebelle. Ce sont des figures géométriques, des signes arbitraires, des rappels secrets du plan qu'il imagine pouvoir peupler d'êtres différenciés. C'est une histoire. Une spirale descendante qui se précise. La patine est celle des mains. C'est le manche d'un outil dont il faut deviner la destination. Je ne saurais rien. Je peux mentir. Tous les enfants mentent. Ils inventent leur histoire. Leur personnage futur est imprévisible. Chaque jour est un nouveau chapitre. Pas le temps de tout écrire. Cette condensation me rend folle. Les moyens n'ont pas changé depuis la nuit des temps. Nous œuvrons dans le détail. Le portrait d'Isabelle est un de ces détails. Mais je ne suis pas le peintre. Je ne dessine pas non plus la canne de l'enfant. On ne voit pas le bouquet de véroniques. La maison est une abstraction indésirable. Je ne suis même pas à la hauteur de mes apparitions. L'enfant boit cette eau empoisonnée. Il s'en va parce que c'est l'heure. Si c'est l'enfant du dimanche, il descend le pré en courant. Sinon, l'enfant s'éloigne sur le chemin et je ne sais rien de lui. Les fleurs pourrissent ou sèchent sur la table. Le foulard est une invention de Constance. Je la prête à Isabelle le temps de revivre avec elle sa dernière nuit d'amour. La jouissance de Richard termine ce chapitre inutile que je finis par jeter au feu. C'est un feu d'été, dérisoire, presque muet, limité au brasero posé sur les chenets sous le rideau à carreaux bleus et blancs. Le chapitre flambe. Je me couche. La faim me réveille à trois heures du matin. Le pain a trop trempé. La saveur est exagérée. Les feuilles de laurier ont empoisonné le bouillon. Dehors, il ne reste plus rien du décor. Je n'ai même peut-être jamais existé. Je me suis rencontrée dans un moment de désespoir. Mais je n'ai pas su traduire cette hallucination. C'était trop facile. Cette surface était un jeu. Il faut aller plus loin. L'enfant n'attendra pas. Il n'est que le résultat de l'expérience biologique. Ces vies parallèles me détruisent. Celle de l'enfant qui n'arrive pas. Celle de Malcolm qui est mort. Constance qui se donne en l'absence d'Antoine. Le journal de Bernard était un projet de roman. L'enfant demande le nom du personnage. Il n'imagine pas une histoire sans personnage. L'histoire est une aventure. Ce qui est risqué, c'est le bonheur. Cette fois, le carillon annonce la messe. Constance s'est habillée de blanc. On s'étonne des mains gantées de rouge. Elle entre dans l'église avec l'enfant. Elle l'a convaincu. Dans le cercueil, le corps de l'horloger. Le cercueil est fermé. La chute a détruit l'anatomie. Le visage a disparu. Entre les mains jointes, un crucifix de bois peint. L'enfant a vu le crucifix dans une vitrine au fond de la sacristie où l'on conserve des reliques d'hommes et d'objets ayant servi aux hommes. Le cercueil, la femme en blanc, les gants rouges, la clé du clocher, le carillon à la place du glas, c'est une histoire que me raconte l'enfant. Il a amené le petit couteau pour sculpter la canne devant moi. La femme avait le visage de Constance. Elle ne pouvait pas avoir les yeux d'Isabelle. Il a vainement tenté de former en esprit le corps après la chute. Il a fermé le cercueil. D'où la robe blanche, les gants rouges et la vitrine improbable de la sacristie. Un autre corps prend forme à la surface de la canne. Que veut-il faire exister par cet effort quotidien ? En sortant de l'église, il a jeté son béret en l'air, sur le toit du porche de l'église. Disque rouge que le vent n'emportera pas. Il est venu un jour de pluie. Le béret voyageait lentement le long de la gouttière. Il se sentait bien sous le parapluie. Il aime les pluies d'été. Elles ne lui rappellent rien. Il ne pense à rien. Il a l'impression de vivre. Sinon, il tue le personnage de sa vie. J'ai une chance d'entrer dans le panthéon de sa jouissance. Il me crèvera les yeux. Il m'arrachera les seins. Et il me noiera dans la fontaine. Je deviendrai cette eau pérenne. Personne ne le saura. Constance le devinera peut-être. Mais cette fois, on n'enterrera personne. J'aurais disparu de la vie. Inexplicablement, dit le petit couteau. Constance ? Il lui réservait le feu. Il avait connu le feu. Il en connaissait le secret. Il me montra les traces de brûlures sur ses épaules. Deux mains de feu s'y étaient posées. Elles étaient descendues le long du dos, traces parallèles et parfaitement identiques. Ce feu reviendrait un jour. Constance ne pourrait pas lutter. Je ne serais plus là pour révéler les secrets de l'enfance. Même cette eau aurait disparu dans la tourmente de feu. Il faut tuer pour être seul. Mais comment lui demander d'expliquer ce désir de solitude ? Il a apporté un galet presque parfaitement sphérique. Je lui avais parlé de ce désir d'en trouver un au hasard d'une promenade et de mon chagrin de n'en avoir jamais trouvé que d'approximativement sphériques. Il voulait satisfaire mes désirs avant de me liquéfier. Je haïssais cette eau définitive. Évidemment, il n'y avait pas de mots pour le dire. Ce silence est une nécessité. C'était un enfant bavard, cruel et intelligent. Il pouvait être beau. Il m'abandonnait à ces bouquets d'amour en me reprochant ma stérilité. À dimanche, dit-il en s'en allant. Rien d'autre n'est possible. Demain, l'enfant du jour ne sera pas le mien. Je ne l'accepterai pas. Cet automate ne traversera pas ma vie en l'absence de maternité. Je ne le chasserai pas mais il devinera mon hostilité. Raison de ne plus exister en ma présence si c'est ce que je désire le plus au monde.
Si c'est un garçon, je surprendrai sa nudité rebelle. Dans la prison où il a trouvé le repos, Bernard écrit ses mémoires qu'il mélange chaque jour à des pensées en formation traversées de personnages et d'évènements qu'il ne peut pas inventer. L'emploi du temps, réglé de l'extérieur, ne lui pose aucun problème d'adaptation. Il s'accroche à ce temps, presque désespérément. Il ne voit plus personne de l'extérieur. Raoul a trahi sa confiance. Il y a des années entre eux. Et cet amour déchiré, ciel et terre plutôt qu'ombre et lumière. Richard est peut-être mort. Si c'est le cas, il est mort de ce même épuisement. La prison de ses sentiments l'a emporté à l'horizon de son angoisse. Voyage incomparable. Même le miroir n'en reflète rien. Ce n'est pas un roman. C'est une vie qui s'en va. Les fenêtres n'en disent rien. Ni à travers les barreaux ni à travers l'écran et encore moins dans le regard de ceux qui reviennent. Bernard a senti cette menace d'inexistence. Il a deviné cette fin, cet anéantissement lent, cette histoire du silence. Le cahier s'ouvre sur un souvenir d'enfance. Il a pris le temps de se souvenir. Ce pouvait être le premier souvenir. C'était une allégorie. Le découpage de la mémoire est un voyage allégorique. Les périodes du temps ont passé, leur amplitude visuelle, la fréquence des douleurs cognitives, l'onde se propage jusqu'au temps présent. Le temps de l'écriture imitation d'un futur qui retournera au silence. Cette idée de décomposition a le temps de vous détruire. On n'est jamais surpris par ce qui finit par arriver. Ce n'est la même mort. Les livres n'ont pas le même sens. L'amitié n'a aucun sens. L'amour ne peut pas exister sur fond de bonheur. Il y a ce goût pour la tranquillité relative. Cellule, couloir, cour, atelier, livres, visages impénétrables, histoires innombrables, visiteurs attentifs et parfaitement étrangers au drame qui se joue. De la fenêtre, la ville réserve des changements dérisoires. La part du ciel est réduite par les montagnes. Rien ne bouge aux fenêtres. Elles sont fermées de ce côté de la vie. On devine une rue toujours déserte. On ne s'y promène pas. Seul le regard s'y aventure. Par ennui. Ou par manque d'imagination. C'est la seule fenêtre. Bernard n'en connaît pas d'autres. En tout cas, il ne s'y arrête jamais. Il aurait l'impression de vider un territoire inconnu. Il ne veut pas demander ces explications. Il est avare de confidences. Tuer sa propre femme n'est pas tuer la femme. Un seul meurtre n'explique pas tout. Et ce silence que personne n'habite. Une seule fois, Bernard a fait la démonstration de sa violence cachée. Il a crevé l'œil d'un voleur. Sans plaisir. Il a menacé d'autres regards depuis, mais sans jamais passer à l'acte. Il en parle vaguement dans le journal, quand ça arrive, si ça arrive vraiment. Voilà à quoi se trouve finalement réduit le roman que je voulais achever avant l'été. Il a bien fallu que je montre le bout de mon nez. Les acacias avaient fleuri et maintenant on devinait le changement de couleur des châtaigniers. Encore un dimanche et je m'abandonne aux regards, me dis-je. D'abord, les yeux de Constance qui ne commencera pas par me demander des nouvelles de mon imagination peut-être encore en vadrouille au moment où elle cherchera à en deviner la profondeur. Les yeux de Constance me détruisent toujours de cette manière. On se retrouve pour recommencer. C'est désespérant. Si j'avais continué sur le chemin du roman, j'aurais exagéré la solitude de Bernard jusqu'à le rendre malade de jalousie. J'aurais pris plaisir à en décrire les détails sordides. J'aurais imaginé une espèce de condamnation à l'éternité du texte. Crever dans cette boue verbale est une phobie inavouable. Il n'y a pas d'impasse. C'est le temps qui menace de ne pas s'arrêter si c'est l'heure. L'esprit de Bernard ne trouve aucune compensation à cette perte d'équilibre du côté de l'angoisse. Son sexe n'est plus une réalité. Seul perdure le texte des autres. L'abus des drogues. Les histoires qui prouvent quelque chose parce qu'on désire la révision du jugement qui vous condamne à l'oubli. Littérature de cachot, oubliette d'ennui. Bernard ne demande rien. On le voit rarement tendre la main pour recevoir ce qui lui revient. Il abandonne son bien. Mais son regard est critique. La justice est en lui. Petite pensée, surprise par l'odeur du chèvrefeuille. Je suis sortie. Désir de propreté. Je me suis douchée sous le porche. Tranquillement. Me dépouillant un peu. Cette peau n'est pas la mienne. J'ai tenté d'imiter cette écriture. J'en ai approché l'intense floraison. Même l'enfant est apparu. Il dénigrait le graphisme de l'écriture. Son père écrit de droite à gauche, ou du centre vers la circonférence, écriture centrifuge, lecture centripète, l'enfant n'ignore rien de cet exercice de la condensation. Il an parle presque. Il retrouve les images. Il illustre sa pensée. Il a l'habitude de la conclusion esthétique. Il en a hérité. J'ai écouté pendant des heures ce petit garçon volubile et gracieux. Cette fois, il m'a surprise au cours d'une crise de soliloque grimaçant. Il riait à la fenêtre. Je n'avais rien écrit. Il apportait un exemplaire de l'écriture de son père. Il en déroula l'infini sur ma table. Il ne savait pas lire. Mais il ne figura rien. Il concevait parfaitement la possibilité d'une abstraction finalement véridique. Moi je voyais un oiseau et l'œil de l'oiseau était l'incipit inévitable. Nous n'en trouvâmes pas la sonorité. Mais l'enfant ne renonçait pas. Il reviendrait. Il reviendrait toujours. Ce n'était pas un oiseau : c'était une lettre indifférente aux raisons de l'alphabet : elle venait du cœur. N'avais-je jamais remarqué la présence d'un homme sur le toit de l'église, à l'heure du carillon ? Avais-je observé cette immobilité, même sous la pluie ? Cet homme écrivait des lettres à une femme qui pouvait être la sienne. Les lettres n'étaient pas des oiseaux. Elles étaient lisibles. Et j'étais parfaitement incapable d'en traduire la douleur. Tout ce que je trouvais à dire, me reprochait l'enfant, n'avait aucune importance relativement à son bonheur de croyant. Il montrait le chemin de sa foi. Il ne demandait pas qu'on le suive sur les traces d'un passé conforme aux sensations que lui procurait la vision de ces lettres. Il ne traverserait ce miroir qu'à la condition d'être compris. Petite fille effarouchée par un mot inexplicable. Elle ne connaissait rien de ce silence sur quoi ma raison d'écrire venait de se fracasser une bonne fois pour toutes. Mon écriture ne lui inspirait rien de profondément revisité. Elle comprenait la nécessité d'une petite musique en marge des conversations. Mais qui était-elle pour en pleurer ? Elle demeurait indifférente à mes inflexions. Le peu de mots sacrifiés à cette incompréhension. Ce sera l'enfance d'Isabelle. Je n'emprunterais plus à Constance ces regards inquiets et ces traces de main entre nos querelles et le paysage toujours champêtre et intranquille. J'imaginerais une agonie ponctuée par des coups de couteau. Le cri de Bernard pendant cette minute de meurtre. La gorge coupée d'Isabelle dont le cri est un souffle qui cherche le cri. Les mains inutiles. Cette douleur dans les jambes. La sensation d'un empoisonnement qui vient de l'intérieur. Bernard transformé en ombre. Et le corps de la femme qui s'enferme vite dans cette logique de la différence. Enfance tuée à coups de couteau. Enfance éternisée par la sentence. Fille ou garçon ? La voix est celle d'une fille. Le regard est d'un garçon qui veut comprendre. La fille est un chant imité de la passion. Désir de cet enfant qui revient à intervalles réguliers. Barreaux d'une échelle contre le mur de la maison qu'il faut habiter sous peine d'y être enfermé pour toujours. Antoine en fuite, introuvable et un jour disparu. Constance regrette. Elle regrette pour l'enfant. Elle regrette pour Malcolm. Elle l'a aimé pour ne plus aimer Antoine. Elle m'aime parce que je suis la mère de l'enfant. Ressemblera-t-il à l'enfant du dimanche ? Elle m'a envoyé cette énigme. Le bouquet est un prétexte. Le bouquet du dimanche. Véroniques ou mauves. Un horloger. Sans écriture illisible. Son enfant messager. Le feu qui le détruit maintenant. Elle n'a pas pensé aux conséquences du bouquet. Elle se donne pour exister sans Malcolm. Antoine ne troublera plus ces heures finissantes. Pourvu que je n'en écrive rien. Pourvu que je ne la trahisse pas. J'ai promis d'être belle cet été. Les dernières pluies ont fasciné l'enfant du dimanche. Elle s'acharnait sur les épaules de son père tandis qu'il actionnait un levier qui n'était qu'une ébauche infidèle à son idée du mouvement à mettre en jeu. Pluie du ciel, soleil du ciel, étoile, vide, impossible voyage. Le trajet est purement littéraire. On arrive à l'horizon du texte pour l'achever en beauté. Fille-garçon, le corps assassiné de Malcolm. Fille-garçon, l'esprit inachevable d'Antoine dans sa fugue prometteuse d'autres aventures de la mort donnée ? C'est l'enfant de Malcolm, mon ventre en témoigne. C'est donc aussi un peu l'enfant de Constance. C'est curieux comme nous ne pensons plus que très rarement à Antoine. Il a vécu dans cette maison. J'aurais dû penser à cette enfance. Il y a découvert le moyen de la quitter pour une vie meilleure. On y vivait mal. Il a fallu l'intervention du maître d'école pour changer le destin d'Antoine. En quoi consistaient ces signes d'intelligence qui expliquent la décision du maître ? Antoine est né pauvre. Ce pourrait être ce petit garçon échappé par miracle de l'enfer des bombes. La petite fille s'appellerait Virginie et elle serait la cause de tout ce qui est arrivé. Disons que tant que la petite fille est en vie, rien n'arrive. Et ce qui arrive quand Malcolm la tue par accident (il tue la fille de Constance qui est son amante : point de départ véridique de cette histoire que je n'ai pas racontée à cause d'un enfant qui m'obsède), c'est ce que je n'écris plus parce que la force me manque pour dire la vérité. Pas facile, l'autobiographie. Atroce, cette trajectoire allégorique malgré le regard. Je n'en parle pas à l'enfant, fille ou garçon. Je ne m'invente pas un amant de passage. J'ai cru à cet orgasme. Constance me croit. On attend. Et pendant ce temps, l'enfant se met à exister à la place du démon textuel qui voulait le détruire.
Saint-Thomas paraît désert. Même le portail dont la grille est fermée. Constance y découvre une rosace rouillée. Elle en parcourt l'arabesque du bout d'un doigt que l'horloger observe en silence. Il ne s'est pas caché. Il est assis sur une caisse et il frappe le fil d'une faux dont le manche rouge est oblique contre le mur. Constance essaie d'ouvrir. La poignée ne bouge pas. Elle appelle entre deux coups de marteau. Il entend cette voix inconnue. Le pommeau de la canne est une bouche grimaçante. L'enfant sculpte les dents maintenant. Il a expérimenté cette sensation. Il en a parlé longuement avec son père qui ne sait pas. Les dents sont carrées et parfaitement alignées. Ce martèlement incessant agace l'enfant. Le fil d'acier s'étire sous le marteau. Le regard de l'horloger examine ces détails étincelants. Mais son bras ne change pas la cadence. La voix de Constance revient. L'enfant se demande ce qu'elle vient chercher. Il lui a parlé de son père. Elle l'a vu une fois sur l'échelle du clocher. C'est un bossu. Il manque un doigt à une de ses mains, elle ne se rappelle plus laquelle. C'est un étrange. Un homme traqué. Il n'entre jamais dans les conversations qu'il évite toujours sous prétexte d'un travail à faire. Ses yeux sont bleus. Il est toujours coiffé d'un béret. On le dit musicien. On s'attend toujours à le rencontrer. Et c'est ce qui arrive. Sa sacoche de cuir dans le dos. Ses lunettes rondes et noires même par temps de pluie. L'enfant se lève et il sort. Constance aperçoit alors ce pavillon de planches et de verre. Elle secoue la poignée en signe d'attente. L'enfant arrive lentement. Il s'arrête au bout de l'allée. J'ai une lettre pour ton père, dit-elle. Je dois la lui remettre en mains propres : l'enfant virevolte et court, mais dans la direction de la chapelle. Le curé apparaît. Chapeau de paille et panier d'osier peint. Il sautille dans l'allée. L'enfant est resté sur le seuil de la chapelle. Le curé cherche la clé. C'est son jour de congé, dit-il. La clé tourne dans la ferraille du portail. Constance entre. Elle tend la lettre mais le curé dit : venez dans la lumière. C'est vrai que l'allée est sombre. Mains et visages, c'est tout ce qui reste quand on se parle. Sans doute pour ne rien dire. Une lettre de la préfecture ? dit le curé. Une nouvelle. Rien ne changera l'idée que le curé se fait de la justice des hommes. Le malheur est la seule règle, dit-il en lisant la lettre. Mangez quelque chose. Constance mange une fraise. Elle tend une fraise à l'enfant qui secoue la tête. Bien, dit le curé, je vais lui expliquer. Je n'ai pas besoin de vous. Allez-vous-en avant qu'il ne vous voie. Constance n'a pas le temps d'embrasser l'enfant. Le curé referme le portail à clé. Les enfants sont en vacances, explique-t-il. Il ne veut pas en entendre parler. Cette séparation le détruirait. Elle aurait le temps de le détruire, croyez-moi. Et puis cette idée de famille d'accueil le révolte. Il aime l'été, dit-il. Mais pas question de divaguer autour de la rivière. Cette idée de noyade. Revenez avec de bonnes nouvelles. Le curé s'éloigne derrière la grille. Il entre dans le pavillon. Une voix s'élève. Cri de guerre, pense Constance. J'aurais dû lui remettre la lettre comme c'est l'usage. Ce cri n'est pas celui d'un homme qui veut vivre. L'enfant se met à crier lui aussi. La servante ouvre un volet. Constance court comme une folle sur la route. Elle est venue à pied. Elle a lu la lettre. Elle redoute le pire. L'horloger s'est jeté une fois du haut du clocher de Bélissens. Un an a passé avant qu'on lui permette d'y remonter pour le mettre à l'heure. Un an que Constance n'a pas mesuré. Personne n'a mesuré cette folie. L'enfant, interrogé à l'école, minaudait au lieu de répondre. Depuis, l'horloger n'a plus rien tenté pour mettre fin à ses jours. Petit à petit, on lui a rendu d'abord ses outils d'horloger puis ceux de jardinier. Maintenant, il affûte une faux sur l'enclume. Il essaie le fil sur son avant-bras. Le curé frémit. Il s'assoit lui aussi sur une caisse. L'horloger est en train de boulonner la lame sur le manche. La clé ne coïncide pas exactement avec les angles du boulon. L'horloger éprouve le serrage en faisant levier sur l'extrémité de la lame. En même temps, il voit la lettre dans les mains du curé. Le curé a commencé à parler. La procédure a duré plus longtemps que la réalité. Deux ans ont passé depuis cette chute insensée sur laquelle la justice s'exprime clairement parce qu'elle a pris le temps d'en relativiser le sentiment qu'elle inspire au commun des mortels. Il faut tout recommencer, dit le curé avec un soupir de désespoir qui sonne faux malgré la sincérité qui l'anime toujours en présence du malheur. En attendant, dit-il, et il sent arriver le cri de l'horloger. Il ne tente rien pour l'empêcher. Il continue savamment ce qu'il a commencé. Le cri ne change rien. L'horloger sera enfermé mais il ne sera pas prisonnier. Il a toujours été captif de ses délires. Peut-être avec le temps, dit le curé. Connaissez-vous Constance ? Elle n'y est pour rien. Antoine est un brave homme. Travailleur. Respectueux jusqu'à l'angoisse, mais simple et bon joueur. L'horloger avait cessé de crier. Il luttait contre le vide. Sa surface devenait insensible. La douleur était un mot simplement écrit sur le mur de sa mémoire. Il ne lui restait plus que cette mémoire blessée. Le portrait d'Isabelle. Ses yeux inachevés. Les mains exagérément peintes. Le vêtement de circonstance, simple drapé de complémentaires. Il ferma les yeux pour se souvenir de ce mur lointain. En attendant, disait le curé, on recommencera. Le temps n'existe pas dans ces circonstances exceptionnelles. Il faut expliquer cette chute, ce désir, cet abandon, la solitude de l'enfant, ce qu'il en dit pour mentir en faveur de l'amour. Constance et Antoine sont de braves gens. Elle est l'institutrice du canton. Antoine est propriétaire. Il n'y a rien à craindre de leur part. La voix du curé devenait facile. L'enfant épiait. Il comprenait. Seul le temps n'avait plus de sens. Le curé regardait sans y toucher la bouche d'ombre et ses dents en formation. Le petit couteau était resté planté dans le bois de la caisse. On pouvait en voir le manche gris dans les plis de la soutane. Le curé parlait maintenant de la séparation. Cela commençait par des préparatifs qui pourraient durer trois jours. La servante s'occuperait du linge. Il faudrait laisser les livres. On les enverrait plus tard si c'était permis. On attendrait de comprendre ce qui arrive pour ne pas se tromper. Une règle c'est si vite violée. Il y aurait enfin le jour du départ. On ne saurait rien sur la durée de la séparation. Il serait recommandé explicitement d'espacer les visites dont le contenu pourrait affecter le mental de l'enfant. Ce serait une longue impatience à vivre parce que la vie est éternelle et que le bonheur des enfants n'en est que le sinistre commencement. Ce théâtre se terminait par des retrouvailles inoubliables. Le curé s'arrêta de parler. Il voyait l'enfant. Il dit : tu es adroit de tes mains mais ton inspiration n'est pas celle d'un enfant. Veux-tu que je t'explique ? L'horloger frémit mais il ne dit rien. Il se sentait définitivement condamné. Il n'espérait plus rien. L'enfant ne connaissait pas le bonheur. C'était un rebelle. Ce qui limite toujours la liberté. L'enfant dit, comme pour argumenter en faveur de ce que son père pensait de lui : qui s'occupera du carillon ? Mais personne, dit le curé. Le carillon est réparé pour une éternité. Quant au jardin, ce n'est plus important. L'herbe folle le détruira. Il n'y aura personne pour le regretter. Le temps sera compté. Mais je ne serais plus là, dit l'enfant, pour grandir. Constance reviendrait. Antoine se montrerait attentif à tous mes désirs. Je voudrais rêver pour ne pas perdre le temps. Il manque ces yeux au portrait de ma mère. Pourquoi ne pas les avoir peints ? Il reprit le petit couteau. L'espace d'un regard, le curé crut à une agression parce qu'il s'attendait au silence et que l'enfant s'appliquait calmement à le détruire. C'est destructeur, l'enfance, pensait le curé qui n'avait plus d'enfance. Ce qu'il en restait était contenu dans les yeux dont il perpétuait lui-même la tradition parmi les pensionnaires de Saint-Thomas L'enfant ne participait jamais. Il avait essayé de l'alimenter d'autres étonnements. L'odeur de la cire des meubles de son enfance revenait souvent dans sa conversation que l'enfant limitait à l'énigme de son sexe. Il y avait aussi des animaux empaillés. Ils sentaient comme les arbres du jardin. Il ne se souvenait plus avec précision des fenêtres. Dans l'une de ces fenêtres changeantes, il voyait les travaux des champs. Les femmes ensoleillées le troublaient encore. Il y a un mystère de la femme, disait-il. L'homme n'est pas une énigme. Un enfant, c'est une question qu'on se pose. Il n'y a pas de réponse. Tout est clair. Mais l'enfant était critique. Il n'oublierait peut-être jamais cette enfance. Il se souviendrait de ces conversations. Elles formeraient du temps à la place de l'espace. Ponctuelles et précises. Horloges futures. L'enfant se contenta de tracer les lignes d'une nouvelle dent. Son trait est sûr. La dimension est exacte. La géométrie solutionne des questions. Il rêvait d'une canne-épée. Pour assassiner le mauvais temps. Il terminerait cette fidèle imitation avant la fin de l'été. Le curé cassa le nœud que le petit couteau n'avait pas encore travaillé dans le sens de l'être étrange qui prenait vie entre les mains de l'enfant. Une ébauche de regard le supportait. Le curé toucha doucement la surface de cet œil inachevé. Il s'apercevait alors de la présence d'une ébauche symétrique. Les yeux d'Isabelle, pensa-t-il en même temps. Pourquoi l'a-t-il abandonnée ? L'enfant le saura-t-il jamais ? Ce regard est une anecdote. Peut-être une invention. Cette canne, une arme ? Tu comprends ? disait le curé. Mais l'enfant n'avait jamais répondu à aucune question. Le curé lui avait parlé des fruits de son enfance. Il les cueillait pour les voler, et non pas pour les manger. Aveu d'échec. Constance avait l'air plus disposée à comprendre. S'il achevait ces yeux, ce serait peut-être ceux de Constance. Constance avait un beau regard. Elle l'intimidait. Elle se servait de ses mains pour accompagner sa conversation où il jouait le rôle du confident. Une enfance apparaissait entre les lignes du livre qu'elle avait ouvert pour lui. Avant de se mettre à courir sur la route, comme la folle qu'elle était quand on ne l'attendait plus, elle lui avait dit : à demain. Le curé sursauta. Ce vin lui était sorti de la tête. Il se précipita dans la chapelle et en ressortit avec le crucifix qu'il emporta loin de tout le monde. L'horloger souriait. L'enfant dit : on s'en va. L'horloger dit : on verra. Le moment n'est peut-être pas venu. Bien sûr, son regard évitait de se donner à pénétrer. L'enfant aimait entrer dans ce regard. Il n'y avait jamais rien trouvé de dérisoire et de regrettable. Mais cette fois, le regard de l'horloger était en fuite, impossible à rattraper sur le chemin de l'horizon. L'horizon, c'était un mot pour dire autre chose. L'enfant avait pensé à une quantité impressionnante de sens à trouver dans ce mot qui n'avait plus de sens chaque fois qu'il l'appliquait à cette chute du haut du clocher de Bélissens. D'ailleurs, son père ne voulait pas en parler. Et aujourd'hui, après le passage inattendu de Constance, il s'obstinait. Cette obstination avait toujours porté des fruits amers. Aujourd'hui, ce serait le poison à la place du dégoût. Mais pourquoi se laisser empoisonner avant d'avoir été au bout de cette enfance qui les dérange ? L'enfant s'éloigna. Le curé entrait dans son appartement avec le crucifix dans les mains. L'enfant continua jusqu'au bout du couloir. Comme il s'y attendait, son père partait sans lui. Il le regarda marcher d'un pas pressé dans l'allée principale. Il laissa le portail ouvert. Peut-être avait-il jeté la clé dans le gravier. Ou bien l'avait-il religieusement déposée aux pieds de la Sainte qui souriait béatement dans un des piliers de la grille. Personne n'irait à sa recherche. Il partait avec cette assurance. Il ne trouverait plus le bonheur. Il effacerait le regard de l'enfant tôt ou tard sur le mur de sa mémoire. Il la traînait, cette mémoire, comme un fardeau sans destination. Le mot était de Constance. Ne pas l'oublier maintenant que tout est fini. Et n'en rien dire à celle qui écrit. Elle ment.
Pierrot, on l'appelle la Vapeur. Il est revenu de la guerre à la fin d'un hiver de l'année soixante ou soixante et un, on ne sait plus. Les deux autres conscrits du village ne sont pas revenus. Dans leur tombe, on a enterré des objets, des photos, des mèches de cheveux, des cendres qui sentaient le pétrole. Chaque semaine, Pierrot se recueille sur ces tombes. Il apporte des fleurs. Il s'assoit sur la tombe voisine et on entend cette respiration qui est peut-être un cri. On l'appelle la Vapeur à cause de ce halètement et de la buée si c'est l'hiver. L'été, Pierrot bave lamentablement. Il ne prie pas. Si on lui pose la question, il se déclare ennemi de Dieu. Il lui est arrivé de poursuivre le curé avec une fourche. Il ne s'est jamais rien passé de tragique. La seule tragédie, c'est la guerre. Ce n'est plus un souvenir. Pierrot se rappelle vaguement les deux fellahs qui ont tenté de le fusiller contre le mur d'une maison bleue. Dans l'encadrement d'une fenêtre, une jeune fille pleurait en le regardant. Il a oublié la peur. Il n'a pas été blessé. Son cerveau, dit-il, s'est rapetissé. Du coup, la tête hésite toujours entre deux positions : elle est penchée sur une épaule ou en arrière : le jet de vapeur, si c'est l'hiver, est toujours vertical. Un des paysans l'avait insulté en français avant de le viser au ventre. Pierrot avait redouté cette blessure et son ventre s'était tendu jusqu'à la douleur. L'autre paysan ne disait rien. Il regardait la jeune fille qui pleurait dans la fenêtre bleue. Peut-être lui demandait-il de se taire. Pierrot regardait le fusil. Il n'osait pas regarder les yeux du paysan qui le menaçait et qui continuait de l'insulter en français. À l'approche de la mort, Pierrot pensait en occitan. Il ne désirait que ce cri. La fille cessa de pleurer ou la fenêtre se referma. Un étrange silence s'installa dans la cour. La porte était ouverte. Le ciel y paraissait dense et inaccessible. Le paysan qui avait parlé à la jeune fille pour lui demander de fermer la fenêtre posa son pistolet mitrailleur sur la margelle d'un puits. Il alluma une cigarette. Il se mit à parler en arabe. L'autre approcha le canon de son fusil du ventre de Pierrot qui se mit à gémir comme s'il souffrait atrocement. C'est son cerveau, dit le paysan qui était assis sur la margelle du puits. Pierrot ne voyait plus. De plus, le silence l'inquiétait. Il tenta d'ouvrir les yeux et de crier en même temps pour rompre ce reflet de lui-même. Mais il n'y avait rien à faire : il devenait aveugle et il se condamnait au silence. Seul le tremblement de sa gorge lui indiquait qu'il continuait de vivre. Ils avaient peut-être tiré. Dans ce cas, il gisait dans une mare de sang. Non, cette terre est perméable comme le ciel qui l'éclaire. Il concentra tout son être dans l'effort de deviner s'ils étaient prêts à lui donner le coup de grâce. Une atroce sensation de brûlure l'étourdit encore. Je ne suis pas mort, pensa-t-il dans la langue de son père. Ils le regardaient se contorsionner dans la flaque d'eau. L'un d'eux avait jeté ce seau d'eau pour l'éveiller. Maintenant, ils riaient. Ils allaient le tuer. Ils s'étaient attendus à une dernière volonté. Mais l'esprit de Pierrot refusait cette mort parce que c'était une condamnation. Il aurait accepté l'intrusion de la maladie avec la même tranquillité que son père deux jours avant le dernier Noël, il y avait presque deux ans. Pierrot pensait à cette maladie. Il mourait dans la chambre de ses parents. Toute la famille mourait dans cette chambre. Il n'y reposerait même pas comme le cousin Armand qui était mort sur la route de Toulouse. Ils brûleraient son corps ou ils le découperaient en morceaux. Il ne resterait rien : ils avaient enfermé dans un coffret de bois des choses comme des photos, des mèches de cheveux, un canif, un livre, des choses qui ne pourrissent pas comme le corps dont la chair est aussi inexplicable que l'esprit. Pierrot avait apporté des fleurs. Il ne se souvenait pas de la fin de sa tragédie. Elle s'était terminée inexplicablement et toute sa vie avait été emportée par ce feu définitif. Depuis, il raisonnait peu et fuyait même les occasions de raisonner. Les railleries des enfants étaient une occasion d'observer leurs dents. Il aimait cette salive qu'il leur arrivait de cracher à son passage. Personne ne les réprimandait. Les dents des enfants sont provisoires. Toute l'enfance est provisoire. Ensuite, on ne peut rien changer sans mentir. Pierrot se reconnaissait une enfance à peine vécue : de ces dents, il n'en restait plus qu'une, s'il était en mesure de se souvenir où il l'avait rangée la dernière fois qu'elle avait occupé son esprit. Sinon, Pierrot n'inspirait rien d'autre que la douleur d'avoir perdu un ami pour toujours et d'être condamné à le revoir tous les jours de la vie sans pouvoir rien changer à cette enfance sacrifiée dur l'autel de la patrie. Il y avait une place pour Pierrot. On l'aurait souhaité plus marginale, mais le temps ne passait plus dès qu'il s'agissait de trouver une solution à un problème que Pierrot venait de rencontrer parce qu'il vieillissait en même temps que les autres. L'hiver, en allant à l'école, il y avait toujours un enfant pour jouer à la locomotive sur le bord du chemin. On passait devant le cimetière. La grille de fer noir était fermée par une chaîne et la chaîne bouclée par un cadenas. Pierrot détestait ces imitations cruelles. Il penchait alors la tête en arrière pour ne pas les voir former le train de ses propres calamités. Le ciel emplissait ses yeux. Il avait l'air d'une locomotive sur une voie de garage. Le maître d'école réprimait un sourire. Et si la tête de Pierrot se penchait sur l'épaule, son regard vertical interdisait le passage de la colonne d'écoliers que le maître dirigeait vers les prés. Pierrot n'avait jamais franchi cette clôture. Il fallait débrancher un des fils de la batterie. Et ne pas oublier de le remettre en place une fois passé de l'autre côté, au commencement de la géographie de landes et de prés qui descendaient jusqu'à la rivière. Le maître d'école lui avait montré le fonctionnement de cette mécanique invisible. C'était un raccourci appréciable. On s'en rendait compte en allant jusqu'au bout du chemin qui passait par l'ubac. Chemin des écoliers. Ils s'y instruisaient sous la baguette du maître. Pierrot les suivait à distance. Il ne voulait pas les inquiéter. Il cueillait les mêmes fleurs, capturait les mêmes insectes, il marchait dans leurs pas, l'ornière en était dérangée. Mais il n'était pas venu à l'ubac pour comprendre la leçon. Il avait remarqué cet enfant blond. La maîtresse d'école semblait lui accorder plus d'attention qu'aux autres. Elle le tenait souvent par la main. Elle cueillait des fleurs pour lui. Pierrot aimait follement ces arrachements silencieux. Il la voyait courir après un insecte qui pouvait être un papillon. L'enfant avait cette lenteur qui est un signe d'attente. Pierrot en connaissait bien les effets. Cela se terminait toujours par un intense désir de la mort. Personne ne lui avait jamais raconté sa propre histoire. L'enfant lui raconterait peut-être la sienne, maintenant qu'il en est encore temps, se dit-il. Pierrot se mit à l'œuvre. Ce n'était pas la première fois qu'il entreprenait ce style de connexion avec l'inconnu. En fait, cela lui arrivait régulièrement. Il conservait d'ailleurs les résultats de ses enquêtes ou de ses tentatives de sortir de lui-même. C'était peut-être tout ce qui restait de sa mémoire chaque fois qu'il pensait à consacrer un moment à l'exercice du souvenir. Il n'avait pas vu les dents de l'enfant. Il ne souriait jamais. La maîtresse d'école avait de belles dents. On les voyait même de loin. Il aimait le désordre de ses cheveux parce qu'elle avait noué le foulard autour de son bras nu, et l'autre bras décrivait les mêmes figures géométriques dans l'ombre des feuillages où elle trouvait systématiquement les insectes recherchés. Elle connaissait ces secrets. Elle en avait d'autres. Pierrot ne la surprenait pas dans ces étonnements que l'enfant ne partageait d'ailleurs pas avec les autres. Son visage demeurait étranger à ces découvertes du jour. L'été approchait et Pierrot redoutait la fermeture de l'école. Les enfants disparaissaient tous quand l'été commençait à fatiguer tout le monde. Pierrot détestait cette fatigue mais il succombait lui aussi à la rigueur du temps et on le voyait passer de longues heures étendu tout nu dans le même pré qui devait avoir une signification qu'on se gardait bien de déchiffrer si l'on en avait quelque idée. La nudité de Pierrot était si lointaine qu'on ne se préoccupait pas de l'effet qu'elle pouvait avoir sur l'esprit des enfants, lesquels promettaient toujours, en roulant des yeux effrayés, de ne pas s'y aventurer plus loin que le chemin du cimetière. Constance avait puni l'enfant pour avoir franchi cette limite. Le témoignage des autres était véridique, elle ne pouvait pas en douter. Elle a puni l'enfant pour la première fois. Il monta dans le grenier et y passa toute l'après-midi. À sept heures, elle lui donna à manger et il alla se coucher sans protester. Elle surveilla ce lit jusqu'aux premiers signes d'endormissement, puis elle rejoignit Antoine qui dormait déjà. Elle ferma la fenêtre qu'il avait laissée entrouverte comme d'habitude. Cela lui arrivait même l'hiver si le temps était agréable. Il dormait comme un enfant. Mais l'enfant dormait d'un autre sommeil. Constance y perdait le sien. Son esprit était confus chaque fois qu'elle tentait de raisonner la présence de cet enfant, qui n'était pas le leur, entre elle et Antoine. Elle n'arriva jamais au seuil de la conclusion qui s'imposait pourtant aux yeux de tous. L'été se finirait peut-être comme tout le monde le pensait. L'enfant était voleur, taciturne et il n'était pas difficile de deviner la nature de ses grincements de dents. Cette violence cachée tourmentait les désirs de Constance qui ne prenait plus plaisir à l'éducation de l'enfant. Les leçons s'espaçaient. Il préférait l'espace. Il le parcourait en solitaire dans le seul but de dénoncer les apparences. Une qualité rare, mais qui rend la vie impossible. Les punitions se rapprochaient. La dernière datait d'il y avait trois jours à peine. L'enfant avait refusé de servir la messe. Il s'était échappé. On l'avait retrouvé dans le clocher de l'église. Constance l'avait griffé devant tout le monde. Puis elle avait vu en même temps que tout le monde la sacoche d'outils que l'horloger avait laissés comme un bien ne lui appartenant pas. Tandis que l'enfant pleurait dans sa chambre, Constance avait exprimé ses regrets à un Antoine qui l'avait à peine écouté. Il avait d'autres soucis. Il ne regardait jamais Constance sans frémir. Mais Constance était loin de se douter qu'Antoine était au courant de ses infidélités. L'enfant le laissait indifférent. Il ne partageait rien avec lui, pas même la table qui devint vite un enfer pour Constance. Si Antoine s'y asseyait, l'enfant refusait de manger. Et si c'était l'enfant qui l'occupait, Antoine saisissait l'occasion pour aller manger dehors avec ses amis qu'il rendait jaloux parce qu'il payait leur repas et qu'il les tenait à distance de Constance pour mettre en évidence son unique infidélité. L'enfant avait vu cet homme en ma compagnie et cela l'avait intrigué. Il revint chez moi avec un bouquet, mais cette fois, c'était lui qui en avait cueilli les fleurs et les broussailles de vert qui l'avaient tant impressionné dans l'ombre et qui maintenant, en pleine lumière, avaient l'air si tristes et si incolores. Il en extraie les fleurs une à une et recomposa le bouquet qui n'était évidemment plus celui auquel il avait pensé pour m'impressionner parce qu'il y avait un homme entre Constance et moi et qu'il voulait en tirer les conclusions avant tout arrive. C'était un jeu. Il en connaissait les règles et il jouait bien. Il parlait de l'homme pour le différencier d'Antoine. Constance me ressemblait. Lui, il était étranger et il ne jugeait pas. Il se contentait de souffrir. Il ne voulait pas à l'homme pour le démasquer. Il lui parlerait pour parfaire ce masque. Si l'homme voulait entendre la vérité, sinon il n'y avait plus qu'à continuer de vivre comme c'était l'habitude, ce que tout le monde souhaite toujours, il en était parfaitement conscient. Mais l'homme pouvait se révolter contre l'idée de s'avouer vaincu. L'enfant redoutait les conséquences de cette colère. Il ne pourrait pas compter sur ma complicité, il le savait. J'étais soumise à la réalité parce que j'avais peur de n'y être plus moi-même en cas de changement. L'enfant était pervers. Il voyait clair dans mon jeu. Les fleurs n'avaient pas de sens. Il ne se souvenait pas de ce qu'il voulait en extraire. Je pensais à des fragrances révélatrices du désir seul. Tout est inventé. Et tout existe. Je me recroqueville dans le lit de l'absence. Ce point précis de ma douleur a un nom. Je n'existe plus. Et j'écris. C'est une surface. Il n'y a pas d'autres moyens. La vie est linéaire comme l'enfance. Ce pivot est une idée de circonférence. J'enferme ma folie. Mais c'est arrivé. J'ai de quoi écrire. Les personnages entrent en scène. C'est un théâtre. À la place du vécu, un théâtre à jouer avec le sort réservé aux comédiens. Pierrot poursuivait l'enfant. En le déshabillant, il avait découvert sa nature de fille. Elle n'avait pas voulu dire son nom. Il l'avait blessée à l'épaule. Un filet de sang descendait sur le sein en formation. Il lécha le sang. Il se sentait maître de lui. Cela ne lui était jamais arrivé. Mais elle s'était enfuie, profitant d'un moment de vertige. Dans la nuit, il hésita sur le chemin à prendre pour la retrouver. Elle avait peut-être franchi la clôture. Il débrancha un fil mais ne prit pas le temps de le reconnecter. Il descendit le pré. Il voyait la route, le pont, les lignes légèrement courbes des lampadaires et la place illuminée par les baraques. Il ne regarda pas plus loin que l'église. Puis la lande le dérouta. Il traversa un taillis. Un sentier remontait vers la lumière d'une ferme qu'il n'identifia pas. Il l'emprunta jusqu'à l'orée d'un bois qui lui parut effrayant jusqu'au moment où il s'aperçut qu'il suffisait de le traverser pour arriver à la route. Elle traversait le pont mais si lentement qu'il se mit à l'épier pour comprendre cette lenteur. Après le pont, la route était déserte. Elle s'arrêta à la hauteur du premier lampadaire et ne bougea plus. Il ne sortit pas de l'ombre. Une minute plus tard, il fut le témoin de la mort de la petite fille dont personne ne songea même à l'accuser. Il ne s'était pas montré. Il avait eu cette inspiration. La petite fille revenait vers le pont parce qu'elle avait vu les phares de la voiture sur la route. En même temps, il vit Constance assise dans l'herbe. Elle cachait son visage dans un foulard. L'homme apparut dans le faisceau lumineux parce que la voiture prenait le virage avant le pont. Il était sur la route, indécis. Dans la pente, Constance semblait crier mais Pierrot n'entendait pas le cri à la place du moteur qui rugissait à l'entrée du pont. Il ne vit pas non plus le corps de l'homme à la tangente de la voiture. Il n'y pensait plus. La petite fille n'avait pas crié. Il aurait entendu ce cri. À la place, tout était silencieux. Le moteur n'avait plus d'importance. La voiture était en travers de la chaussée. La lumière traversait toute cette ombre. La petite fille était peut-être morte. Pierrot n'attendit pas de comprendre. Il ne prit pas ce temps parce qu'il redoutait la douloureuse réalité. Quand cela lui arrivait, de faire face à un évènement particulièrement tragique, il avait tendance à se souvenir de la parfaite absence de coups de feu dans sa mémoire blessée. Personne ne tirait. La jeune fille revenait à la fenêtre pour pleurer. Mais personne ne tirait. Simplement, il sentait cet éparpillement qui est la clé de son comportement futur. En descendant de la voiture pour me rendre compte, j'ai cru apercevoir Pierrot derrière les fougères du talus. Le moteur avait calé. La musique du bal m'étourdit. Le bois frémissait peut-être au passage de Pierrot. La tête de l'enfant s'était brisée contre le parapet du pont, à un mètre du crucifix qui en signale l'hérésie. J'ai inventé tout le reste. Ce qui explique ma solitude. Et ce peuplement désespéré. Mais les indices sont constructeurs. Il n'y a rien à détruire. Ce futur m'obsède. L'enfant que je porte en témoigne aussi. Le temps de délire est mesurable si je mets des mots à la place de la réalité.
L'enfant était arrivé dans la nuit. J'ai entendu ses pas dans l'allée. Il marchait dans la lumière après avoir traversé toute l'ombre qui le séparait de moi. Je suis descendue. Il m'attendait. Il portait son béret basque. La canne sur une épaule et sur l'autre épaule la sacoche de cuir. Je l'ai fait entrer. Il avait eu froid au bord de la rivière dont il avait suivi le dernier méandre avant le chemin qui monte vers la maison. Il n'aime pas cette peur. Toutes les peurs d'enfants ont une explication. Celle-là n'arrivait jamais de la même manière. Mais en montant, elle l'avait quitté. Il n'y pensait plus, dit-il. Il s'en allait. Il avait cassé un carreau et forcé la serrure de la porte d'entrée. Ensuite, il avait escaladé la grille et décampé aussitôt de l'autre côté. Il avait allumé sous le porche et oublié d'éteindre. Mais tout le monde dormait. Personne ne viendrait le chercher ici. Si je consentais à me taire. Je ne répondis pas. Il s'impatientait. Il but au robinet, en équilibre sur le bord de l'évier. Il avait posé la canne sur la table. J'en caressais la tête immonde. Patine fidèle à l'intention première. Il ne voulait pas s'expliquer. Il n'avait personne avec qui s'enfuir. Il s'arrêtait parce que le chemin avait été long et angoissant. Il marcherait la nuit. Tous les personnages qu'il connaissait ne s'y prenaient pas autrement pour s'évader de l'aventure à laquelle les autres personnages les avaient condamnés. Cette éternité est une idée insupportable. On ne revient pas de ce voyage. On doit se perdre au moment de croire à l'achèvement du cycle infernal. Le regard de l'enfant cherchait encore les yeux d'Isabelle. Non, je ne connais pas Richard. J'ai acheté le tableau à Raoul. Je ne connaissais pas Raoul. Le tableau m'a attirée. Je l'ai acheté. Je ne sais rien de la relation que Bernard entretient avec son journal intime. Il ne se passe rien d'autre qu'une fugue interrompue par la peur des eaux sinistres de la rivière dans la nuit pourtant si tranquille. La phrase est toujours occupée par plusieurs personnages. On y pense et elle se forme. Le petit fugueur n'a pas d'autres projets. Calculateur impénitent. Je le voyais lutter contre le sommeil. Il se frottait les yeux dans son béret. Il n'avait pas faim. L'eau du robinet l'avait un peu réveillé. Il ne se souvenait plus du rêve qu'il venait de vivre malgré son désir de réalité. Une trace perdurait, mais à la surface de cette réalité et il n'en voyait plus les limites. Il était sur le point d'abandonner. Je lui proposais le fauteuil. Il s'y endormit. Le portrait d'Isabelle était cette fenêtre. Une jeune fille y pleurait. Quelqu'un avait effacé son regard. Peut-être avec la paume de la main. Je cherchais les signes de cette trace possible. Pourquoi ne pas avoir peint le regard avant de l'avoir effacé ? C'était tout le charme du tableau. Il n'y a pas de portrait sans regard. C'est dans les deux premiers jours qu'on découvre le regard de l'enfant. On se trompe d'abord à cause du reflet. Le deuxième jour laisse la place aux rêveries. C'est en rêvant soi-même que l'enfant se met à exister. Le troisième jour est celui de sa mort. N'y pensons pas. Nous naissons tous des mêmes principes. Nous devons nous ressembler. Pourquoi chercher ailleurs, dans cet autre-part qui explique les voyages par le seul principe de son éloignement ? L'immobilité est un phénomène spatial. Le temps n'y est pour rien. La jeune fille était à la fenêtre et le jeune homme était étendu aux pieds des rebelles qui ne le reconnaissaient plus et qui avaient fini par avoir pitié de lui. Mais Bernard n'est pas devenu fou. Il n'a pas cru son cerveau traversé d'une balle qui justifierait sa démence. Il est revenu avec cette image dans la tête. Il a remercié les paysans. Il ne les aimait pas. Il aurait assisté à leur sacrifice sans chercher à les sauver. Ils sont peut-être morts d'ailleurs. Toutes les nuits, il mourait de cette mort. Et l'image de la jeune fille à la fenêtre était la dernière avant le réveil lent et douloureux. Mais il n'était pas devenu fou. Il avait certes un peu perdu la tête en voyant le portrait d'Isabelle pour la première fois dans la galerie de Raoul à l'occasion de l'exposition consacrée à Richard. Isabelle s'était montrée uniquement pour manifester son mécontentement. Elle ne se reconnaissait pas. Mais c'était elle. Elle savait tellement de choses à son propos. Il parlait trop quand elle devenait sirupeuse. Elle avait les moyens de le trahir. L'encadrement bleu lui donna le vertige avant même de prendre conscience qu'il était en train de chercher le regard. Il haïssait ces connexions. Ce n'était pas la première. Mais cette fois le parallélisme était si exact qu'il en fut suffoqué. Il se met à parler du portrait avec une lucidité qui surprit Richard à la tangente de personnage qu'Isabelle jouait pour lui ce soir. Il ne parla pas de la fenêtre. Il parla du bleu. Des larmes supposées. De la mort qui s'annonce. Une mort abstraite. Une mort à partager. Il aurait pu devenir fou. Ce n'est pas arrivé. Mais Isabelle a peut-être deviné ce qui se passe entre Bernard et le portrait. En parlera-t-elle à Richard pour justifier la dissemblance ? Richard ne croira pas à ce genre de rencontre. Il pensera plutôt à la véritable réminiscence qui est à l'origine de l'idée du portrait d'Isabelle, cet effacement lent au niveau du regard, transformation de l'œil en gestuelle enfin cristallisée au moment de ne plus rechercher la ressemblance exigée par le modèle. Mais le modèle est cruel. Amateur de miroir avec quoi il est facile de jouer ou de se jouer de la perversité des autres, ce qui est le propre de la mélancolique Isabelle. Je ne lui ai pas donné d'enfant. L'enfant, j'imagine que Constance cherchera à me le prendre. J'ai aperçu sa robe blanche. Je regardais à la fenêtre. J'étais attachée au lit. À ma demande, on a approché le lit à la fenêtre. C'est elle. Fugace. Apparue par hasard. Au bon moment. L'enfant est né il y a une heure à peine. Ils ont aboli la douleur. Je n'ai pas entendu le cri. Ils n'ont pas souhaité satisfaire mon instinct. J'ai entrevu les yeux clos et les pieds crispés. J'étais désespérée et je le disais. Mais les mots me manquaient pour exprimer mon malheur. Il n'y avait personne à qui parler. J'ai fini par me taire. Le sourire est revenu sur les lèvres de l'infirmière. Elle a accepté de m'abandonner au bord de la fenêtre que je ne franchirai pas autrement qu'avec les moyens du regard. Et Constance qui tente désespérément de m'arracher cet enfant parce que c'est l'enfant de Malcolm. C'est du moins ce que je m'imagine. Je me dis : c'est fait, il est né, n'en parlons plus, il faut que je guérisse, cette folie est le chemin le plus long de la vie à la mort, ce n'est pas l'enfant de Constance, mais c'est bien celui de Malcolm et c'est le mien même s'il n'a pas encore d'identité. Je me dis : ce n'est pas fini, je vais me rendre folle parce que c'est arrivé, Constance ne réussira même pas à les convaincre de sa bonne foi et de sa générosité : c'est l'enfant de l'homme que son époux a assassiné cet hiver. Mais elle ne devient pas folle. Elle accepte ce qui arrive. Antoine a disparu. Ils le trouveront. Ils le condamneront à ma place. Je n'ai plus cette force. D'ailleurs je n'ai pas lutté. J'ai attendu la naissance de l'enfant dans la plus grande solitude. Il n'y en a pas d'autres pour la femme qui est la cause du malheur. L'enfant s'est réveillé pendant que je dormais dans le même fauteuil. Malcolm y écrivait tout ce qu'il savait de l'enfance des autres pour y noyer la sienne. Je n'ai pas entendu la porte. Je rêvais. Deux rêves. Personne n'était encore mort et je n'étais pas sûre d'être enceinte. Je me suis réveillée parce que je cherchais ses mains. J'ai appelé. Il m'avait promis de passer la nuit avec moi. Ce n'était que la première nuit. Personne n'en devinerait le mensonge. Nous avions simplement dormi dans le fauteuil. Il s'était endormi le premier. Corps tendu à l'extrême. Je ne reconnaissais pas cette paralysie. Le rêve émergeait à la surface des lèvres. Ma pensée entrait lentement dans cette profondeur. Je n'avouerais jamais mon aventure avec Antoine. Personne ne s'en doutait. J'inventerais un personnage pour revivre ce mensonge. Mais je prendrais mes distances. L'instrument est une écriture mentale, biologique, loin de toute préoccupation réaliste. Pas d'histoire (« quand est-ce que ça commence et quand est-ce que ça finit ? » segment à dater et pas seulement en tant que question), pas de psychologie (« qui est qui ? »), pas de sociologie (on ne reconnaît pas les lieux, on ne sent pas le théâtre, on s'égare en route) et surtout pas d'écriture (la lisibilité qui s'engage sur le chemin d'une oralité qui ne peut plus être la mienne parce que je ne participe pas à la conversation). Texte biologique. Je l'écrirais. Une seule instance au fond. Parenthèses à rencontrer. Je n'y pensais pas. Je plagiais. Antoine dormait avec moi avant de disparaître. Ou l'enfant se réveillait pour me fuir. Je sortis. Je l'appelais encore. En vain. J'allais sur la route. La place du village était en fête. Cette lumière l'avait peut-être attiré. J'avais oublié la fête. Malcolm était fidèle à ces liesses. Je n'ai pas voulu l'accompagner. J'ai prétexté l'attente de cet enfant. Il ne m'a pas cru. Cela m'arrive tous les ans. Et puis il n'y a plus d'enfant parce que je ne le désire pas. Ce soir, il est parti en me reprochant cette manie absurde sur laquelle je ne veux même plus exercer ce qu'il appelle mon esprit critique. Il est descendu au village à travers champs. La nuit tombait. La place était éclairée depuis les premiers signes du couchant. J'ai pleuré de rage. Puis je me suis raisonnée en pensant à l'enfant. Rien n'était encore arrivé à ce rêve facile. J'ai eu l'idée de descendre en voiture. Le moteur a démarré au premier tour de clé. Je ne roulais pas vite à cause de la nuit et de cette lumière à la surface tremblante des arbres. J'ai aperçu le pont. Je n'avais pas conscience de la vitesse. J'ai vu l'eau de la rivière, tranquille et verte. Le parapet blanc. Malcolm à la surface de l'ombre. La robe blanche de Constance dans le pré noir. J'accélérai pour ne plus les voir. J'ai fermé les yeux au passage du pont. Mais je n'ai pas perdu l'enfant. Il est né ce matin, presque au début de l'automne, il n'a manqué que deux jours pour que ça arrive. C'est un enfant de l'été. Il est venu sans douleur. Je le reverrai peut-être s'il se souvient de moi. Tout dépend de ce qu'ils penseront de moi. Constance ne peut pas savoir que c'est l'enfant d'Antoine, ce qui explique son retour. J'ai téléphoné pendant qu'il dormait. Constance l'aurait sauvé. Il n'a pas résisté. Mais Malcolm n'était plus là pour donner un sens à ma trahison. J'ai commencé à donner des signes de folie. Ils ont tout de suite pensé à l'enfant que je portais. C'est l'enfant de tout le monde avant d'être le mien. Ils ont les moyens de savoir si c'est celui de Malcolm. L'apparition d'Antoine dans ma vie privée changerait tout. Cette cohérence m'angoisse. Je parle d'autre chose. Constance passe. Je n'en parle pas. Le lit voyage dans les couloirs et les ascenseurs. Je m'éloigne de l'enfant. Mais je suis heureuse. Je le dis. Personne ne me croit. On se montre aimable et impatient. L'ambulance voyage sur la route. Je regarde le paysage à travers une rayure de la peinture. Ils ne m'ont pas endormi. Ils ont pensé à ce sommeil. Je suis une victime jusqu'au moment où la biologie révèle la paternité de l'enfant. Ils n'ont pas encore pensé à ma culpabilité. Ils ont trouvé des traces de délires dans ma conversation. Mais c'est cohérent. J'ai vérifié tous les détails. Je ne suis pas folle. Je suis fragile. Un seul mot pourrait tout changer. Un gène latent. Silence d'or. On arrive dans ma nouvelle résidence. On me surprend le nez contre le carreau. On examine cette transparence sans me la reprocher. On ne défait pas mes liens. Le fauteuil est poussé dans l'allée sur des dalles lisses et lumineuses. C'est ici que je vais habiter. L'enfant est un vieux souvenir. Il vivra sa vie. Avec ou sans Constance. Raoul m'attend dans le salon. C'est la première fois que j'entre dans ce salon jaune et bleu. Raoul parle du futur. Rien sur l'enfant. Rien sur le délire. Rien sur la cohérence. Je ne l'écoute pas. La vie s'est radoucie. Je la sens plus facile. J'ai besoin de ces liens. Nécessité de mesurer l'espace à occuper en attendant. Je sais ce que j'attends. Je m'attends à écrire des livres où la souffrance ne s'explique pas. J'aurai ce temps. Je ne le partagerai pas. Je suis l'aînée d'une grande lignée. Il n'y a rien d'autre à dire. Et tout reste à écrire. Raoul partagera ce silence.