Patrick Cintas

 

Chanson de Kateb

 

poéme

 

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

 

 

 

Table

 

 

LE MINISTRE ET LE SECRÉTAIRE

DISCOURS DU PRÉSIDENT

DESCRIPTION DE L'OISEAU

DEUX OISEAUX PHÉNOMÉRIDES

LE THÉÂTRE DE PIERRE

LA VOIX DU PEUPLE

LES SEINS

ROMANCE

L'ÂNE ET LES FAUX TÉMOINS

ENCORE LA LETTRE !

LE SEXE DES FEMMES

LE SEXE DE KATEB

LA LETTRE REÇUE

LA CHAISE

HISTOIRE DE DIEU

LES ŒUFS DE PÂQUES

L'AVENTURE DE GNAFRON

GNAFRON AU PAYS DES MORTS

LA DISSECTION

SUR LA PLAGE

LE JEU

LA TÊTE DE KATEB

SAÏDA I

L'OISEAU

JEAN

PIERRE

THOMAS I

SAÏDA II

THOMAS II

FELIX

LES MORTS

LES BALLONS

LES OISEAUX

LA MORT DE KATEB

LES MIRACLES

SOLITUDE DE KATEB



 

 

LE MINISTRE ET LE SECRÉTAIRE

 

Il était une fois un royaume

il était une fois un homme

il était une fois Trapouz

Kateb c'est le nom de l'homme

le royaume a un nom

c'est un nom de royaume

lequel on ne sait pas

on ne peut pas tout dire

sinon ça servirait à quoi d'écrire

à rien

à dire des noms de royaumes

autrement dit à ne rien écrire de bon

 

ce qui est important

c'est le nom de l'homme

l'homme qui était une fois

il y a aussi un nom de femme

on s'en doutait un peu

un nom de femme

c'est doux comme la peau d'une femme

et ça s'écrit de la même manière

avec les mêmes mots

et forcément les mêmes lettres

 

l'homme vivait dans ce royaume

il vivait avec une femme

enfin près de la femme

c'est-à-dire à côté

il y a une distance entre l'homme et la femme

ils ne portent pas le même nom

ce qui n'a pas vraiment d'importance

vu qu'il est difficile à un homme

de porter un nom de femme

et le vice est versa

 

il y a des noms qu'on peut porter ensemble

par exemple Dominique

mais on se rencontre rarement de cette manière

il y a toujours un X et un Y

pour embêter le monde

où la femme ressemble à un trou dans une pomme

et l'homme à un ver

avec qui on peut mesurer les arbres

ce qui est bien utile

en temps de guerre.

 

il n'y avait pas de guerre

enfin pas encore

on n'enterrait que les malades et les vieux

et aussi les accidentés de la route

la route était très accidentée

on aurait dit un escalier

avec une rampe pour jouer avec la mort

et un grand nombre de marches

qui ressemblaient à des cercueils

 

Il n'y avait pas de guerre

dans le royaume où vivait l'homme

en question

les enfants faisaient la guerre

à l'aide de jeux vidéo

parce que les panoplies n'aidaient plus personne

à faire la guerre

on se déguisait en pixels multicolores

et on jouait à se déchirer le cœur

à coups de combinaisons aléatoires

sans rien savoir ni des combinaisons

ni même de l'aléatoire

on fait ce qu'on peut quand on est un enfant

et qu'il n'y a pas de guerre pour réveiller

ce qui dort.

 

L'homme travaillait au gouvernement

il était l'arbitre des Élégances

il y avait une grosse production d'élégances

dans ce royaume

et il fallait quelqu'un pour arbitrer

et c'est l'homme qui fut choisi

il dit : j'aurais préféré être gendarme

un gendarme ce n'est pas grand-chose

mais ça en impose

tandis qu'un arbitre c'est tellement noir

dans le stade

ou dans le tribunal

un arbitre c'est noir

et on voit des juges souffler dans leur hermine

et des arbitres de football

chatouiller l'oreille des greffières

qui rigolent quand même

parce qu'il vaut mieux être chatouillées

par un arbitre dans un stade

que par un juge qui applique la loi

quand c'est le cœur qui voudrait s'appliquer

et faire les choses comme il faut

exactement comme il faut

parce que l'amour c'est sérieux

on se caresse parce que c'est sérieux

si ce n'était pas sérieux

on se déchirerait le ventre

et on brancherait des piles électriques

sur les nerfs qui alimentent le sexe

les juges sont capables des pires choses

en matière d'amour

heureusement le sport c'est beaucoup plus chouette

que la justice.

 

— Arbitre des Élégances, dit l'homme

qui venait de recevoir son premier salaire

c'est bien payé

et puis on n'est pas obligé de porter l'uniforme

ce qui est un grand avantage

par rapport au métier de gendarme.

 

— Heureusement que tu n'es pas juge

dit sa femme en se grattant sous les bras

les juges sentent mauvais après l'amour

ce qui est un manque parfait d'élégance.

 

— J'arbitrerai si c'est mon destin

je déteste les comparaisons

mais je ferai ce qu'il faut faire

et je serai jugé pour ce que je ferai

de bon et de mauvais

je ne plairai pas à tout le monde

puisque le monde est divisé par définition

j'élèverai la main pour désigner l'Élégance

et certains s'en trouveront mal

ce qui est bien

puisque l'Élégance est une affaire de contradiction.

 

— Monsieur le Ministre, dit le secrétaire

voici votre bureau votre papier votre stylo

voici mes pieds mes mains et ma machine à écrire

et puis voici de l'aspirine

vous en aurez besoin tous les jours

c'est un sacré travail que vous avez choisi.

 

— Mais c'est que je n'ai pas choisi

dit l'homme en s'énervant un peu

parce qu'il ne voyait pas l'avenir

d'un bon œil

ni d'un bon pied d'ailleurs

le pied c'est important en matière de jugement

il faut se déchausser pour juger

et sentir un peu aussi

pour que tout le monde sache où il en est

 

— Je n'ai pas choisi, dit l'homme au secrétaire

je voulais être gendarme comme tout le monde

encore qu'une partie du monde

rêve de conduire des locomotives

le monde est divisé je vous dis

mais je n'aurai ni pistolet ni locomotive

j'aurai un bâton de pèlerin

et une bassine pour tremper mes pieds

c'est ça l'élégance monsieur

 

— Apportez-moi une serviette, dit l'homme

au secrétaire qui savait tout

du comportement des ministres

et le secrétaire lui apporta une serviette

soit pour ranger des papiers

soit pour s'essuyer les pieds

pieds ou papiers

c'est la question

 

C'était un secrétaire en forme de secrétaire

il avait toujours été secrétaire

ce qui ne l'empêchait pas de vivre avec des femmes

il n'avait jamais rêvé

ni de revolver

ni de locomotive

il avait rêvé chaque fois qu'une femme

l'avait embrassé dans le cou

les lèvres d'une femme dans le cou

ça le faisait rêver

et chaque fois que ça arrivait

il vivait un rêve

ce qui n'est pas donné à tout le monde

 

Qu'est-ce qui est donné à tout le monde ?

c'est l'esprit qui est donné à tout le monde

et le corps pour le ranger

quand on ne s'en sert plus —

 

La preuve, disait le secrétaire

à qui voulait l'entendre

j'écris des poésies que personne ne lit

et quand je fais l'amour à une femme

j'ai l'impression de jouer de la guitare

 

*

 

Le secrétaire ouvrit la fenêtre

regarda un passant très matinal

il regarda aussi les fenêtres d'en face

les fermées les ouvertes les condamnées

il les regarda toutes

avec le même sentiment d'inutilité que cette nuit

quand il regardait la fenêtre pas vraiment ouverte

et qu'il faisait de son mieux

pour caresser la femme de sa vie

 

— il y avait un grand vide dans sa tête

un vide qui ne se partage pas

il ne savait pas trop

ce que c'était le vide

il en avait entendu parler

le plus vaguement possible

ou alors avec fatalité

mais tout aussi vaguement —

 

Sur le mur blanc qui arrêtait tout

il fit défiler autant de fenêtres

que son imagination le permettait

Et les fenêtres s'ajoutaient aux fenêtres

c'était terrifiant cet objet d'accumulation

cette accumulation du même objet

pour former l'image de son désarroi

 

Sait-elle au moins

le prix que je paye

pensait-il dans sa tête de secrétaire

Si j'ajoute 1 et que je retranche 0

il ne reste rien : voilà ce qui m'arrive

Mais est-ce que ça m'arrive vraiment ?

 

Quelle drôle de question ! disait-elle

mais elle ne dit rien

et il écrit le poème suivant :

 

Il faut bien s'arrêter quelque part

mais où s'arrête-t-on ?

 

Nulle part

se dit-il pour interrompre son inspiration

j'écris deux vers

et ça me fait tellement mal

que je regrette d'être poète

à mes heures perdues

 

Il continua :

 

Nulle part

Je voudrais que ce soit nulle part

c'est quelque chose nulle part

facile à imaginer

facile de l'écrire

la preuve : je l'écris.

 

Qu'est-ce que j'écris ?

se demanda le secrétaire

il faut que j'écrive un poème

pour appeler le plaisir

 

Eh ! plaisir !

est-ce bien ton nom ?

 

Il faut bien s'arrêter quelque part

mais où s'arrête-t-on

Nulle part

je voudrais que ce soit nulle part

c'est quelque chose nulle part

facile à imaginer

facile de l'écrire

la preuve : je l'écris

 

Maintenant il comptait les fenêtres

et il faisait des paquets de dix

pour que ce soit conforme

au système décimal.

 

il fit des paquets de cent

il fit des paquets de mille

il fit des paquets de dix mille

il fit des paquets de cent mille

il fit des paquets d'un million

un million c'est beaucoup

c'est souvent beaucoup trop

mais c'est des millions de quoi ?

 

Il suffisait de fermer la fenêtre

pour arrêter le train et la locomotive

et le défilement de verre des fenêtres

et derrière chaque vitre il y a ton visage

et je ne vois pas si tu souris

ou si tu montres tes dents

qu'est-ce que tu fais derrière la fenêtre ?

derrière le million de fenêtres

qu'est-ce que tu fais à mon cœur ?

 

Quelle drôle de question ! disait-elle

mais elle ne dit rien

elle dort dans son corps

son âme est posée à côté

comme un mouchoir

et il pleure dedans

des larmes toutes chaudes d'amour

et de dépit.

 

— Monsieur le Secrétaire ! dit le Ministre

un peu brusquement

il donne du coude sur son bureau

le bureau résonne comme une église

Monsieur le Secrétaire, réveillez-vous !

et prenez note de ce que j'ai à vous dire

 

le secrétaire notait ce qu'il avait à lui dire

il notait ce qu'il ne disait pas

on ne sait jamais

s'il aimait à le dire

au lieu de dire ce qu'il a

 

— Monsieur le Ministre ! dit le Président

un peu fortement

entrompant l'encrier plein d'encre

et secouant le papier plein d'arbres

Monsieur le Ministre, cessez de rêver !

on ne fait pas d'omelette sans œufs

et pas d'œufs sans poule

cot cot codec Monsieur le Ministre

mettez le feu à votre rêve

de société égalitaire

 

mais le ministre regardait Kateb

Kateb le bel Arabe noir et or

Kateb détruit sur la plage

et les oiseaux qui secouaient le ciel

pour faire peur aux poissons

 

— Monsieur le Président ! dit Dieu

un peu bêtement

il souffle dans son doigt creux

et son épaule s'augmente d'un plastron

Monsieur le Président, soyons sérieux !

la question n'est pas de savoir

si j'existe

ou si je n'existe pas.

 

La question n'a jamais été là

pour les uns j'existe

et pour les autres je suis l'erreur des uns

qui autrement auraient raison

 

— Dieu ou pas Dieu, dit un enfant

je ferai ce je pourrai

sans doute pas grand-chose

comme la plupart des hommes

qui sont tous des êtres humains

ce qui les rapproche un peu des femmes

 

le Ministre n'écoutait pas les bruits

dans la tête du secrétaire qui composait

une Ode à la joie

il regardait Kateb

il buvait Kateb

il deviendrait Kateb si c'était permis

seulement voilà mes bons amis

ne devient pas Kateb qui veut

il faut avoir de la naissance

et tout le monde n'en a pas

 

— Moi, avait dit le Secrétaire à la femme de sa vie

je ne voudrais pas avoir un enfant

aussi stupide que celui-là

tout le désespoir l'aveugle

je voudrais un enfant qui sache se taire

quand le grand moment est arrivé

qu'il faut se résigner

que rien n'arrêtera la mort

pas même la vie

surtout pas la vie

ni même l'amour

celui qu'on fait et défait toute la vie

pour démêler en même temps

les filins et les chevelures

 

— Moi, dit l'enfant pour s'amuser

parce que c'était sa vocation

je ne voudrais pas qu'un pareil dieu existât

qui fait naître les secrétaires

dans la chaussure des ministres

uniquement pour que le Président

adresse à Dieu des messages de paix

que personne n'écoute.

 

— Donnez-moi cet enfant, dit Dieu

j'en ferai mon fils éternel

il écrira des livres que tout le monde lira

ce qui est une manière

de dire que j'existe

j'existe j'existe j'existe

cet enfant en témoignera

et j'existerai éternellement

si c'est la volonté des hommes.

 

Kateb souriait

pourquoi souriait-il ?

il n'était pas ministre

et donc n'avait pas réussi dans la vie

il faut avoir réussi dans la vie

pour devenir Ministre comme ça d'un coup

comme par miracle

comme si dieu existait vraiment

et qu'il n'y avait qu'à l'en prier

 

— Existe, dieu, existe autant que tu veux

les hommes qui réussissent dans la vie

deviennent ministres du gouvernement

ils font des sourires à tout le monde

et tout le monde croit que dieu existe

ce qui est faux bien entendu

mais tant pis puisqu'il existe quand même

Kateb, pourquoi souris-tu ?

tu n'as aucune raison de sourire

tu es complètement détruit

il a suffi d'un livre

et d'une femme pour le lire

et ta destruction a été envisagée

comme un mode d'existence littéraire.

 

qui détruit qui ?

 

Je suis un homme, dit le secrétaire

j'écris des poésies pour l'humanité

elle en fera ce qu'elle voudra

que dieu existe ou qu'il n'existe pas

je suis un homme et je souris

je souris parce que je ne suis pas devenu ministre

ce qui prouve que tout peut arriver

quand on a du talent.

 

Je détruis je

 

Je suis une femme, dit le Ministre

en prouvant le contraire

au moyen de sa virilité

qu'il trempe comme un doigt

dans l'encrier trop fin de sa mémoire

enfin j'aurais pu l'être

et je n'aurais pas aimé les hommes

et encore moins les enfants

qui sont comme des vieillards

ou le miroir qui les rapproche de la mort

ou la porte collée avec du chewing-gum

et le vent qui fait des bulles dans la serrure

ma porte est fermée à cette sorte d'amour

comprenne qui pourra

 

tu nous détruis

 

c'est plus exact, pensa le secrétaire

dans un livre farci de monologues intérieurs

comme avec des poignées de riz

on farcit les piments

 

au bout de la plage et au bord du ciel

commençait l'ombre de Kateb

et elle s'étirait jusqu'à nous

et nous en témoignons aujourd'hui

bien après l'avoir écrit

 

Quelle drôle de réponse ! disait-elle

mais elle ne disait rien

c'est une femme qui ne parle pas

ce n'est pas qu'elle se taise

il faut parler à sa place

dire ce qu'elle dirait si elle le disait

elle ne dit rien pour expliquer

on comprend que tout est dit

mais que dire après elle ?

faut-il parler d'amour

ou de la pluie et du beau temps ?

faut-il parler du chant de l'oiseau

ou de l'économie du raton laveur en terre d'Ariège ?

faut-il parler avec un peu de poésie ?

il arrive que la poésie soit la voix d'une femme

je n'ai jamais entendu cette sorte de poésie

la femme je l'ai rencontrée

mais elle manquait de poésie

parce que c'était une autre poésie

d'ailleurs j'entends très mal ce que je lis

il est vrai que c'est écrit avec l'encre abstraite

de ma mémoire esclave de la mémoire

qu'est-ce que j'ai de commun

avec cet empilement d'arbres dans ma chevelure

d'oiseau recomposé en partant des ailes

puis d'un coup de pinceau rageur

je dessinai le corps blanc et noir

et j'affinai le bec jaune et pointu

avec lequel l'oiseau que j'étais

tentait de tracer les lettres que ma mémoire

attribuait à la mémoire

 

Quel drôle de rêve que ton rêve !

disait-elle en rêvant la même chose

mais elle ne disait rien

parce qu'elle avait l'habitude de ne rien dire

elle écrivait pour ne pas oublier

elle n'oubliait rien à part le premier rêve

qui servait de décor

à sa nuit de femme fatale.

 

pensait le secrétaire

dans sa tête de secrétaire

tandis que le gouvernement s'interrogeait

sur la manière d'expliquer Kateb

enfin pas Kateb en tant que personne

expliquer la présence de Kateb

Kateb à la télé dans les journaux au cinéma

Kateb aux terrasses à la plage à l'école

à l'épicerie aux W.C. dans les postes de police

Kateb partout où on essaie d'exister

pour que ça se passe le mieux possible.

 

et chaque fois que le Ministre distrait

regardait par la fenêtre sans regarder

il voyait Kateb sur son estrade

Kateb expliquant sa composition

comptant les cellules de sa chair

et les aphorismes de son esprit

Kateb admiré par tous.

à l'œil nu ou dans l'écran

Kateb dont la voix était reconnaissable

 

pas moyen de lui échapper

il levait la tête pour vérifier

la hauteur de l'encre dans l'encrier

et Kateb apparaissait entre deux crayons

 

il secouait sa cigarette dans le cendrier

et tandis qu'il se frottait un œil

avec la jointure sclérosée d'une phalange

de l'index de sa main droite

Kateb clignotait au fond de la paupière

secouant ses innombrables os

et ouvrant la bouche toute grande

pour exprimer son profond étonnement

d' être encore de ce monde

malgré l'épouvantable destruction

qui augmentait son existence

d'un certain mystère

 

il déposait un très doux baiser

quelque part dans les cheveux d'une femme

et l'estrade se profilait avec la mèche

surmontée de l'oscillant Kateb

qui jouait à étonner le monde

en parlant dans une langue

qui n'était pas la sienne

 

Kateb qui lui-même se reconnaissait

dans le reflet télévisuel

qui parvenait sur les lieux mêmes de sa destruction

 

le Ministre arbitre rompit le silence

au moyen d'une feuille de papier

qu'il fit claquer en ses doigts

comme on tire les feuilles des arbres

et le Secrétaire sortit de sa rêverie

et il se mit à écrire sur la feuille sonore

sans doute un très joli poème

on ne doute pas que ce soit un joli poème.

même très joli en y regardant de plus près

qui dira le contraire

maintenant que c'est écrit

et puis qu'est-ce qui est le plus élégant :

écrire un poème qui manque d'élégance

ou l'effacer par manque d'élégance ?

 

en fait il n'écrivit pas le poème

pas sur la feuille de papier en question en tout cas

je dis en question en tout cas

comme j'aurais dit madame est-ce que

ou bien je ne sais pas si je dois

ou si j'ai mal fait c'est que

enfin vous voyez ce que je veux dire

la feuille entre les doigts du ministre en question

et le poème dans la tête du secrétaire en tout cas

le tout dans un bureau mitoyen

du bureau du président de la République

qui a d'autres choses à faire

que de se coltiner les histoires d'amour

d'un ministre et de son secrétaire

 

le monde rapetissait à vue d'œil

quelqu'un nourrissait le monde

quelqu'un on ne sait pas qui

et le monde se nourrissait à l'œil

et il se réduisait comme un savon

les lettres s'effaçaient à la surface

on ne voyait plus la marque

on ne savait plus comment s'appelait le monde

Pierre Paul Jean ou Ahmed ou Patrick

le monde n'avait plus de nom

et il diminuait et tout diminuait

et on ne voyait pas que ça diminuait

forcément puisque tout diminuait en même temps

les rapports ne changeaient pas

on ne s'apercevait de rien

on n'avait pas la sensation de l'infini

mais on y allait tout droit

et ça ne faisait pas mal du tout

simplement des doigts se levaient

pour demander des choses simples

comme de manger à sa faim

ou d'être aimé pour soi-même

et tant d'autres choses si simples

qu'on se demandait pourquoi

il y avait tant de doigts levés

sachant que tout le monde

n'avait pas la force de lever le doigt

pour poser la question

qu'il avait envie ou besoin de poser.

 

cela se passait dans le bureau mitoyen

entre un Ministre qui aimait le papier

et un secrétaire qui écrivait dessus

la fenêtre donnait sur la cour

et la cour sur la place

la place sur une autre place

et cette place sur l'avenue

au bout de laquelle il y avait

une marchande de pommes d'amour

et dans les pommes un goût de printemps

et dans le printemps une idée de l'amour

enfin de ce que pourrait être l'amour

si on avait vraiment envie qu'il existât

 

— Je me comprends de moins en moins

expliquait Kateb à un groupe de touristes japonais

qui avaient vu l'Alhambra et la Tour Eiffel

et à qui ça n'avait pas suffit

 

je perds ma forme humaine

en fait je me déforme

j'aurais pu m'abstraire mais non

il a fallu que je me déforme

je ne sais pas ce qui est le plus facile

se déformer ou s'abstraire

je sais que ce n'est pas la même chose

on ne se déforme pas comme on s'abstrait

et le vice est versa

on se déforme en dépit du bon sens

ce qui n'est pas le cas quand on s'abstrait

mais on s'abstrait sûrement sans douleur

ce qui ne manque pas de sens

si on y regarde d'assez prés

dans cette différence de résultat

est-ce que j'ai l'air de ne pas y toucher

à cette nuance qui me redonne la vie ?

 

Le Ministre baissa le son du haut-parleur

il diminua le contraste

et supprima toutes les couleurs

comme si le secrétaire allait le répéter

qu'il avait triché avec la réception des images

et que le son laissait à désirer !

 

il ferma les yeux pour ne plus voir

et il vit que c'était impossible d'oublier

quelque chose existait bien avant sa mémoire

et c'était peint sur le mur de la grotte primitive

regarde disait le premier

j'existe et je ne suis pas sûr de ton existence

toi tu ne peux pas douter de la mienne

mais tu ne sais pas ce que j'ai voulu dire

 

quand il rouvrit les yeux

il vit Kateb à la fois dans la télé

et dans l'écran de la fenêtre entre les rideaux

il vit deux Kateb dont un n'était que lumière

et l'autre simplement

un assemblage de couleurs

— dis-moi quelle est la différence

entre la lumière et la couleur

est-ce que tu me parlais de la même chose

quand j'ai appris ton existence ?

 

*

 

Donc le secrétaire écrivait des poésies

Et le ministre qui ne voulait pas être ministre

Était ministre quand même

— Mais que faisait Kateb ?

il n'était ni ministre ni secrétaire

il n'écrivait pas de poésies

il était simplement détruit

ce n'est pas facile d'être détruit

quand on n'est ni ministre ni poète

mais simplement un pêcheur d'oiseaux

et en plus complètement détruit.

 

Le Président de la République

avait convoqué le Ministre Arbitre des Élégances

suivi de son secrétaire poète à ses heures

et de sa femme qui jouissait d'une grande fortune.

 

— Monsieur l'Arbitre, dit le Président de la République

Kateb n'est qu'un Arabe de trop

ce qui n'est pas grand-chose

ayez l'élégance de me l'accorder —

Seulement voilà de trop ou pas de trop

c'est un Arabe qui existe

ce qui est vraiment très dur à avaler

quand on a soi-même du mal à exister

est-ce que vous me suivez ?

 

— Je vous suis parfaitement, dit l'Arbitre

qui suivait imparfaitement

mais qui mentait parfaitement

dans le but très louable

de parfaire l'imparfait.

 

— Il est très important que vous me suiviez

poursuivit le président de la République

qui était un grand escogriffe un peu poilu

dont la voix semblait sortir d'un haut-parleur.

 

— C'est très important, affirma l'arbitre

et très élégant je dois dire

c'est parfaitement dit

et je vais le noter sur le livre des Élégances

 

— Il y a un livre des Élégances ?

demanda le président en allumant un cigare

je n'en avais jamais entendu parler

ni même en Conseil des Ministres.

 

— Il y a un Conseil des Ministres ? dit l'arbitre

tout étonné qu'il y en eut un et qu'il ne le sût pas

 

— Certes il y un conseil des ministres

expliqua le secrétaire qui se sentait le droit

d'expliquer son métier à son maître de Ministre

dont la mauvaise volonté ne faisait pas de doute

 

— Voilà une bonne nouvelle, dit l'Arbitre

qui pensait que c'en était une mauvaise

vu qu'il y avait plusieurs ministres

et un seul conseil

ce qui est tout de même très embêtant

quand on veut imposer son point de vue.

 

— Ce n'est pas facile d'être ministre, dit le secrétaire

qui rêvait d'être ministre un jour

et qui se désolait que ce soit un rêve

rien qu'un rêve

un sale rêve de secrétaire

c'est-à-dire rien qu'un rêve

et pas autre chose qu'un rêve

autrement dit il ne serait jamais ministre

ce qui est dur à avaler

quand on rêve de l'être

et qu'on est secrétaire.

 

— Je m'en fiche d'être ministre ou cuisinier

dit le secrétaire au président de la République

l'important c'est d'aimer ce qu'on fait

sans vouloir vraiment le faire

je ne serais pas secrétaire si j'avais pu

mais j'ai pu être secrétaire

et poète à mes heures perdues

vu que je gagne mes heures

à faire le secrétaire

 

mon dieu ayez pitié de moi

je ne fais pas ce que je veux

je fais exactement ce que je ne veux pas

mais je le fais

pour l'amour d'une femme

c'est terrible et pas croyable

mais je le fais sans le vouloir

est-ce que c'est du temps perdu

ce que je gagne à ne pas tout perdre ?

 

— On ne prie pas dans le cabinet

du président de la République

dit la femme du Ministre

en donnant un coup de coude

dans les côtes du Ministre

 

— C'est vrai quoi, dit le Ministre

si c'est prier que vous voulez

allez prier ailleurs si j'y suis

et si je n'y suis pas

ce qui a de fortes chances d'être

revenez nous casser les oreilles

ce qui vaut mieux que ne rien entendre

 

— On devrait supprimer la poésie

dit le président de la République

on la remplacerait par la tauromachie

une bien belle chose qui manque à notre société

que cette chose incroyablement belle

qui fait figure de poésie quand elle manque

Qu'en pensez-vous monsieur l'Arbitre ?

 

— J'en pense, Monsieur le Président,

dit le ministre en se mouchant dans ses doigts

je pense que vous avez parfaitement raison

je ne voulais pas être ministre

je voulais être gendarme

pourquoi donc les poètes

ne deviendraient-ils pas des toreros ?

 

— Ou des secrétaires...

 

— Ou des secrétaires, oui, des secrétaires

ce qui ne les empêche pas d'être poètes

il y a des heures favorables à la poésie

entre une tâche bien remplie

et un hommage sexuel

il y a de la place pour la poésie

de la poésie élégante bien sûr

sinon ce n'est pas de la poésie.

 

— Monsieur l'arbitre des Élégances

vous ne serez jamais gendarme

dit le président de la République

moi je voulais être cordonnier

un beau métier la cordonnerie

eh bien je suis devenu président de la République

c'est comme ça je n'y peux rien

et je ne sais même pas si c'est élégant.

 

— Ce qui serait élégant, dit la femme du Ministre

ce serait qu'on m'offre de quoi m'asseoir

cette conversation m'a épuisée

j'espère que je ne suis pas venue pour rien

 

— Il y a, madame, que Kateb est un arabe

on ne s'assoit pas en présence d'un tel problème

et ce n'est pas manquer d'élégance

que de ne pas offrir un siège

je vous avertis que si vous continuez de vous plaindre

je vous désépouse et je vous donne à n'importe quel secrétaire

par exemple celui-ci

avec lequel vous ne vous ennuierez pas

puisqu'il écrit des poésies

et que ça ne manque pas d'élégances, paraît-il !

 

Écrire des poésies en un pareil moment

un moment où Kateb tente de se reconstruire

est-ce raisonnable, je vous le demande !

 

(ainsi commençait le discours du président)

 

 

 

DISCOURS DU PRÉSIDENT

 

Sadat ou sadati

je vous laisse le choix —

je peux dire : trapoutsacaraoulami

ou bien : je sais jouer de la guitare

ce qui ne veut pas dire la même chose

je veux dire que l'une proposition

n'est pas la traduction de l'autre

et le vice est versa

on ne fait pas de discours dans le but

de traduire ce qui ne veut rien dire

ou faire dire ce que ça veut dire

à ce qu'on ne dit pas

mais si vous choisissez

mesurez bien la mesure de votre choix :

ou bien je parle arabe

et personne ne comprend rien

ou bien je parle français

et tout le monde comprend pourquoi —

est-ce que vous me comprenez ?

 

Quelle folie de vouloir vivre à tout prix !

Ce qu'il faut payer, vous trouvez ça normal ?

Un jour tout va pour le mieux

le monde fait plaisir à vivre

et le lendemain tout va mal

quelqu'un est mort

ou bien un amour s'est achevé

ou on n'a pas trouvé la solution

et on vous condamne à la peine de mort

 

comment qui ça on ? nous nous tous vous tous

on se condamne à se casser les pieds

et on se casse les mains au travail

et le dos à faire des enfants

et la tête pour avoir des diplômes

et le cul pour pas grand-chose —

 

comment qui ça on !

 

on vit parce que c'est plus facile

et on meurt parce que c'est difficile de faire autrement.

 

Cassons-nous les pieds si c'est notre destin

moi je voulais être cordonnier

mais ce n'était pas écrit

et je suis devenu président par la force des choses

ou par le jeu démocratique si on préfère

j'étais un rêveur en cordonnerie

et me voilà moins rêveur

et pas du tout cordonnier

 

qui veut devenir cordonnier à ma place ?

moi je resterai président de la République

je sais très bien faire ce qu'il faut faire

pour diriger le royaume de la République

je ne sais plus très bien ce qui me plaisait

dans la cordonnerie

tant mieux j'y penserai moins

et je serai un fameux président du royaume

— que demande le peuple ?

 

tiens un oiseau vole

vous avez vu l'oiseau sur la corde à linge ?

on dirait un mouchoir de femme

avec un coin de rouge à lèvres

et un cheveu qui traverse la toile

il vole maintenant que je l'ai dit

je ne regrette pas vraiment ce qui est arrivé

le mouchoir est tombé dans l'herbe verte

et je l'ai ramassé pour le respirer

il sentait la bouche et la tête

un brin d'herbe me chatouilla le nez

c'était son doigt imperceptible

et ma narine un doigt de gant

pourquoi regretterais-je ce qui n'a pas eu lieu ?

j'ai marché jusqu'au bout de la rivière

le mouchoir se prenait pour un oiseau

il avait du rouge à lèvres sur son bec

il sentait sa chevelure et son épaule

je me serais jeté à l'eau

mais l'oiseau ne l'a pas voulu

 

— tu seras président de la République ou rien

dit l'oiseau en secouant ses plumes.

 

— Président de la République c'est quoi ?

j'ai demandé sans espérer aucune réponse

vu que je parlais en réalité à un mouchoir

j'ai volé le mouchoir

mais c'était par amour

je ne voulais pas être président de la République

je voulais être un oiseau

avec du rouge à lèvres au bout de l'aile

et un cheveu en travers de mon corps

qu'elle aurait transpercé sans rien dire

ayant compris le sens de mon rêve.

 

C'est quoi sident prédela pu réplique ?

je voulais être nierdocor

j'aimais une femme plus que toutes les autres

elle avait des cheveux noirs et des épaules blanches

j'écrivais des fantaisies musicales

dans ses cheveux

le vent ne m'a pas aidé à devenir musicien

j'ai écrit la symphonie de l'amour tombé à la renverse

mais je n'avais pas le sens du contrepoint

j'ai tout raté par excès d'instruments

et je suis devenu président de la République

 

— Quelle triste histoire ! dit l'oiseau

qui venait de l'inventer

pour faire plaisir à une petite fille

dont l'harmonieux derrière

ressemblait à un cor de chasse

 

moi, poursuivit l'oiseau des mers

je voulais devenir l'amant d'une femme

je me fichais pas mal de tout le reste

et je comptais sur mon charme naturel

 

— ça alors ! dit la femme en se réveillant

qu'est-ce que c'est que cet oiseau ?

 

— Je ne suis pas un oiseau, dit l'oiseau

je suis un amoureux, chantait-il

et je voudrais vous aimer, picorait-il

entre les cuisses qui jouaient avec l'ombre

que ses ailes portaient au bout du soleil.

 

— Je vois bien que tu es un oiseau

dit la femme en refermant ses cuisses

comme on ferme une porte à l'étranger

moi je n'aime que les présidents de la République

il n'y en a qu'un à la fois

et il ne peut pas aimer toutes les femmes

ce qui est un avantage considérable

quand on veut faire des enfants

 

Si tu connais un président de la République,

donne-moi seulement son adresse

et je lui donnerai tous les enfants du monde

si c'est ce qu'il veut.

 

— Je ne veux rien du tout

dit le président de la République

juste avant de se marier

avec la femme de sa vie

je veux simplement compter le nombre de mes doigts

et le diviser par le nombre de mes mains

pour voir si le résultat est impair

et plus proche de six que de trois

 

— Je ne connaissais pas ce problème

dit l'oiseau soudain intéressé

j'en connais un autre du même genre

mais qui n'a rien avoir avec le mariage

et encore moins avec les femmes

je ne dis pas qu'il n'y est pas question d'amour

parce que l'amour n'a pas de limite

 

— Voyons voir de quoi il s'agit

fit le président soudain intéressé

parce que l'oiseau soulevait de nouveau

dans la poussière volatile

de ce désert de l'amour et de la parole

que serait la femme

s'il n'y avait pas l'homme pour la fertiliser ?

 

— S'il n'y avait pas la femme

dit la femme en plumant l'oiseau

tu mangerais des clopinettes

et non pas de la volaille braisée comme il faut.

 

— Mince mon oiseau ! dit le président

quel dommage un oiseau si intelligent !

il faut être femme pour manger l'oiseau

et je ne suis pas un homme si je te laisse faire.

 

— Bas les pattes ! espèce de dictateur !

fit la femme en cherchant ses vêtements

je te donne de l'amour et tu ne le rends pas

tu n'es pas l'homme de ma vie

je te ferai avaler tous les oiseaux du monde

pour t'apprendre à vivre avec les femmes.

 

— Je ne veux pas vivre dans le péché !

dit le président de la République

qui avait beaucoup pêché sans le savoir

et beaucoup aimé cela sans y trouver

à redire ce que redisent les oiseaux

quand la femme pond des œufs.

 

Je veux vivre avec mon oiseau !

Je ne veux pas mourir sans mon oiseau !

 

— Ne fais pas l'enfant et mange

sinon tu rapetisseras comme tout le monde

et il n'y aura plus un seul bulletin de vote

dans l'urne blanche de ta destinée.

 

— Je me fiche de la démocratie !

Je veux vivre de la dictature

il paraît que ça rapporte beaucoup

si on a bien étudié le problème.

Ça rapporte de quoi vivre

plus longtemps que les autres

parce que la vérité elle est là mon vieux

si tu veux vivre vieux

il faut se payer le luxe de la vieillesse

sinon tu vis très jeune

ce qui n'est pas un luxe.

 

non ce n'est pas un luxe

ce n'est vraiment pas un luxe

mais j'aurais peut-être mieux fait

quand je n'étais pas encore assez jeune

c'est si vite fait un coup de couteau

en long en large ou en travers

on a vite fait de devenir un assassin

et pourtant on ne le devient pas

l'excuse c'est qu'on voudrait devenir cordonnier

alors qu'on sait très bien que tout est joué

qu'on deviendra président de la République

par le jeu de la démocratie qui vote

ou par le jeu de celle qui ne vote pas

 

j'étais très jeune en ce temps-là

je rêvais sous des peintures d'un temps passé

il y avait des animaux et des hommes

il y avait des armes pour tuer les animaux

mais on ne disait rien de la guerre

ni du destin des femmes

et je rêvais d'un ventre de femme

je rêvais d'un champ de bataille

et je coupais la gorge à un homme de couleur

et je violais sa femme avec délectation

et le champ de bataille se soulevait sous mes pieds

j'avais l'impression d'un nouveau voyage

et je ne me trompais pas

je voyageais en l'air

je traversais l'espace rond de ma mémoire

je me posais sur les branches

je signais mon nom avec mon aile

je picorais les fruits

et la branche giclait sous moi

et je voyageais encore

l'espace s'étirait en aval

je ne revenais plus

je m'éloignais

il y avait des croûtes de calcaire sous mon front

c'est ma mémoire qui s'écaillait

et je me demandais si la femme voyageait

si elle revenait au même endroit

si elle avait l'air d'un oiseau

quand le plaisir allumait son ventre

la fille des yeux aux yeux de jais

comme j'y tenais à deux mains

et comme je l'aimais sans le savoir

sous la peinture presque murale

il y avait notre lit de calcaire et de fer

notre lit de bauxite de pyrite d'or d'argent

et je rayais quelque chose dans la mémoire

je ne savais ce que c'était la mémoire

mais j'effaçais une ligne sur deux

et personne ne comprenait plus rien

de ce que j'avais à leur dire

 

ce que j'ai à vous dire je le sais

je sais toutes les courbes de son corps

mais c'était une excuse

de vouloir devenir cordonnier

en fait je voulais tuer quelqu'un

avec mes deux mains je l'aurais aimé

et en même temps je l'aurais détruit

première mort la destruction

et puis je l'aurais tué deuxième mort

et tout le monde aurait fini par l'oublier

troisième mort pendant que je finis de vivre

dans une prison d'encre et de papier

j'ai traversé la page avec une aiguille à coudre

 

qui a dit que les présidents n'aiment pas la République ?

C'est la République qui n'aime pas les présidents

et j'ai traversé une autre page avec la même aiguille

et puis une autre et puis une autre

c'était un rêve opaque dur lent

je traversais à bord de l'aiguille

je ne contrôlais pas la manœuvre

les arbres se réveillaient

les oiseaux s'éparpillaient

je savais que je n'étais pas loin de tout

au contraire je m'approchais de tout

et il y avait quelque chose de peint

quelque chose de rouge noir jaune

un pays de terre de pierre de sang

et pas une femme pour dire ce qui lui arrive

les animaux meurent sans un cri

on ne peint pas le cri des animaux qu'on tue

les flèches sont comme l'aiguille

elles traversent un champ de blé

il y a le mot « blé » qui s'écrit

elles traversent la poitrine d'un cerf

et le mot « cerf » s'écrit à côté du mot « blé »

cerf blé — blé cerf — ça ne veut rien dire

parce que l'homme ne se demande pas

si son destin est lié à celui de la femme qu'il aime

et le mot « amour » s'écrit aussi

le blé aime le cerf

le cerf aime le blé

l'amour du cerf pour le blé

ou l'amour du blé pour le cerf

le blé de l'amour et le cerf

le blé du cerf celui de l'homme

le blé de la femme

et la femme dans le cerf

il n'y avait rien que je comprisse

il n'y avait pas de mots

et je voulais qu'il y en eût

pour que mon destin ressemble à ma femme

pour que ma femme dise oui ou non

exactement comme ça lui plaît

et non pas comme je l'ai peint

sur le mur de la grotte préhistorique

où je n'ai aucun droit d'aventure.

 

c'est en cachette que je grave mon cœur

dans l'écorce des arbres de ton jardin

 

— mon petit bout de président

on t'a demandé de faire un discours

pas de raconter ta vie sentimentale

qu'on apporte un nouveau micro

celui-là a un défaut de langue !

 

on apporta un nouveau micro

au président qui épongeait son front

dans le revers de la manche de son veston

 

— Ce qu'on peut suer à la télé

dit-il pour tout commentaire

ce que tout le monde accepta de bonne grâce.

 

Le nouveau micro était une sorte de tube

de trois centimètres de diamètre

et vingt centimètres de longueur

il y avait un bout de fil d'un côté

et une espèce de pièce de monnaie de l'autre

la surface était bronzée comme le canon d'un fusil

il le trouva tellement joli

qu'il le montra à tout le monde

ce qui fut du plus bel effet

 

— Ce micro est une œuvre d'art

déclara un marchand de New York

et il acheta l'image télé pour un bon prix

avec quoi le président de la République

offrit à sa femme qui l'aima beaucoup

une limousine molle et verte

un jardin japonais avec un Japonais au centre

un Japonais avec un jardin dans la tête

une tête de jardin qui se plaignait

de n'avoir pas de jambes pour visiter

un visiteur qui aimait une visiteuse

un amour en carton-pâte

qui ressemblait à Bugs Bunny

un lapin qui se cachait dans les œufs de Pâques

une certaine quantité d'œufs

dont le moins qu'on puisse dire

si l'on a l'esprit bien affûté comme il faut

c'est qu'ils ne manquaient pas d'une certaine allure

qui rappelait à la fois

l'étonnante démarche de l'autruche qui a froid

et le parterre considérablement agrandi

des amateurs d'art sur le déclin

 

la femme du président de la République

acheta un grand sac avec ses économies

et elle mit tous les cadeaux dedans

et tout le monde fut stupéfait

de constater qu'après l'avoir secoué

le sac rempli de cadeaux était redevenu

le micro qu'il aurait dû toujours être

 

Le marchand au paroxysme de la joie

acheta cette deuxième version

pour un prix qui dépassait les limites

d'une imagination peu habituée

à créditer son compte dans la pensée

 

et le président de la République n'acheta rien

il courut au bordel pour tout dépenser

et on le vit à la télé

faisant des choses pas propres du tout

avec des femmes qui sentaient mauvais

le tout en couleur et en relief et en stéréo

et tout le monde sut alors

ce qu'en principe il n'aurait pas dû savoir

 

— j'aurais mieux fait d'acheter

un autobus avec une impériale

et une centaine de citadins

pour les mettre dedans

et jouer à l'autobus

avec l'enfant que je t'ai fait

avec celui que je t'ai donné

et avec celui ou celle dont tu m'as privé

on aurait creusé une route

en travers de l'appartement

une belle route avec des accidents

une route avec des pompiers

une route avec des avions crashés

et des personnages figés dans la mort

ce qui aurait certainement beaucoup amusé

l'enfant que je t'ai fait

celui que je t'ai donné

et celui ou celle dont tu m'as privé

espèce de remède contre l'amour !

dépensière ! dégoûtante ! culottée !

je t'aime encore parce que l'amour ne meurt pas

mais je n'ai plus envie de coucher avec toi

à quoi ça sert de coucher avec une femme

qui entretient des rapports équivoques

avec un marchand de New York ?

 

— Je ne répondrai pas à cette question

dit la femme en suçant le micro

il y a des questions qui ne regardent pas les autres

qu'ils regardent ailleurs s'ils ne veulent pas être surpris

par les visions de ma vie sexuelle.

tu aurais mieux fait de m'acheter

de la cervelle d'oiseau au fenouil

un carré de terre bien molle et verte

pour cultiver des plantes aromatiques

un livre livrant tous les secrets de l'aromathérapie

une guérison miraculeuse

un sachet de cailloux qui se mangent avec les doigts

et de l'eau de la grotte pour mes pieds

 

— Tu répondras à toutes les questions

qu'on te posera à la télé

sinon je vais passer pour un imbécile

je ne veux pas qu'on raconte n'importe quoi

à propos de ce marchand de micros

 

— Ce micro n'est plus un micro

c'est une parfaite œuvre d'art

mais tu n'as rien vu de sa beauté

et tu as perdu une occasion de te taire

 

quel beau micro ! quel minimum !

et quel maximum à lui tout seul !

je ne savais pas que c'était une œuvre d'art

je voulais acheter les quatre pattes d'un cheval

pour changer les pieds de mon bureau

dont le dessus a beaucoup servi

lors des dernières manœuvres de la marine française

en Mandchourie orientale

quel beau bureau j'aurais eu si j'avais su

mais j'avais rien su

j'avais un bureau et pas de pattes de cheval

qui aurait dit que ce sacré micro

aurait changé ma vie du tout au tout ?

personne à part quelques connaisseurs

dont un marchand de New York

il y avait aussi un paysan de la région de Moscou

mais le train était trop cher

et il n'y avait plus d'avion

dommage pour le paysan de la région de Moscou

il s'y connaissait vraiment

en matière d'œuvre d'art

il avait moins d'argent que le marchand de New York

mais il était plus sympathique

alors j'ai vendu le micro au marchand de New York

 

— Ce n'est plus un micro , dit le marchand de New York

en fait ça n'a jamais été un micro

ce qui est a toujours été

c'est le principe minimum de l'art

et ce qui sera n'existe pas encore

sinon dieu existerait

ce qui est impensable.

 

— Je ne comprends pas tout à l'art

pas tout à l'art , dit le président

moi je fais des discours électoralistes

ma femme me trompe avec un marchand d'art

ce qui n'a aucune influence

sur mon comportement d'amateur d'art

c'est dommage de ne pas profiter

de ce qui pouvait m'arriver de pire

mais la vie est une ombre qui marche

et le soleil ne sera jamais

dans le regard de la femme qui m'aime

qu'un reflet de la réalité

qu'il faut remettre à l'endroit

si l'on veut commencer à comprendre ce qui arrive

 

qu'elle est belle la femme qu'on aime

ce n'est pas qu'elle soit plus belle que les autres

on ne compare pas la femme qu'on aime

la femme qu'on aime est incomparable

ce n'est pas une œuvre d'art

pas un micro plus artistique que les autres

on ne met pas la femme qu'on aime dans un musée

pas même dans un livre

on ne se prive pas de lui écrire des lettres

de longues lettres qui ressemblent à des livres

tellement elles sont longues et douloureuses

parce que ça fait mal de t'écrire ma chérie

il faut faire attention à t'écrire vraiment

pas écrire « je t'aime » comme on écrit « je t'aime »

écrire « je t'aime »

comme on écrit d'un bout de l'oiseau à l'autre

décrivant le bec si ça s'impose

parsemant les ailes de taches d'encre

et glissant sur les pattes vers la branche

où j'ai vu ton sexe fleurir au bout d'une feuille

oh quel papillonnage avec la feuille !

quel cri de plaisir avec les bras et les mains

quelle lenteur avec les boucles de cheveux

je t'aime mais je ne l'écris pas

il ne vaut mieux pas l'écrire

ça ne sert à rien de l'écrire

il vaut mieux écrire des livres

qui ressemblent à des lettres

des livres en forme de pages d'ailes d'oiseau

avec des couvertures en forme de bec d'oiseau

et des lettres à l'encre de plume et de chant

qu'est-ce que ça peut siffloter dans ma tête

ce que j'ai envie de te dire

et que je ne te dis pas

parce que je ne sais pas écrire

ce que l'amour m'inspire

 

— Tu devrais te coucher, dit la femme

du président au président qui écrit

une lettre d'amour dans son bureau

un peu tard dans la nuit ce n'est pas normal

d'écrire si tard des discours pour le lendemain

pense la femme qui dit « tu devrais te coucher »

simplement pour exprimer son souhait

de ne pas être dérangée dans la nuit

par un président aux doigts tachés d'encre

qui bafouille encore de belles promesses

et des injures carabinées à l'opposition

 

— Me coucher avec qui dit le président

à la femme du président qui entend

« me coucher dans le lit » et qui répond

« où veux-tu te coucher imbécile »

je n'aime pas qu'on me traite d'imbécile

se dit le président sans rien dire

parce qu'il n'a pas envie de discuter

avec cette femme qui en est vraiment une

mais qu'il n'aime pas comme on aime une femme

quand on l'aime vraiment

 

Le président de la République n'a pas fini

d'écrire la lettre d'amour qu'il adresse

à une femme dont il est très amoureux

— ça me change d'être amoureux

ce que j'aimerais faire l'amour par amour

j'en ai marre de faire l'amour pour l'amour

quand je pense que je n'ai jamais fait l'amour par amour

et si souvent fait l'amour pour l'amour

quand je pense que je suis vraiment sûr

d'aimer une deuxième fois

cette fois je ferai l'amour par amour

ce sera beaucoup mieux que la première fois

quand j'ai beaucoup aimé

et que j'ai été très aimé

mais nous n'avions pas le sens de l'amour sans doute

et chacun est parti de son côté

pour aimer pour l'amour sans doute

mais cette fois je dirai tout

et je lui montrerai ce que je dis

et elle me dira la même chose

 

— La même chose que quoi, dit la femme

du président au président

mais le président ne daigne pas répondre

il se penche sur son écritoire

et il écrit encore une phrase qui veut dire « je t'aime »

et elle croit qu'il n'a pas entendu

la remarque qu'elle lui a faite

simplement pour exprimer sa crainte

d'être dérangée dans son sommeil

par un président qui écrit des discours

jusqu'au milieu de la nuit

et qui n'écoute pas ce que lui dit

la femme qui l'aime par ou pour l'amour

là n'est pas la question elle l'aime

et elle a envie de dormir

mais sans être dérangée dans son sommeil

par un président qui écrit des discours

jusqu'au milieu de la nuit

et qui n'écoute pas ce que lui dit

la femme qui l'aime tiens je me répète

dit la femme du président au président

qui se demande de quoi elle parle

cette femme qu'il n'aime que pour l'amour

 

et il écrit il écrit il écrit sur le papier moite

les mots que l'amour lui inspire

par exemple le mot « mésange »

il ne sait pas ce que c'est une mésange

sauf la mésange à tête noire

parce qu'il a été apiculteur

avant d'être président de la République

mais il aime tellement ce mot « mésange »

qu'il l'écrit aussi souvent que possible

c'est-à-dire aussi souvent qu'elle ne comprendra pas

ce que ce mot lui inspire

 

— et qu'est-ce qu'il t'inspire ce mot ?

demande la femme du président

au président qui se demande pourquoi

elle pose cette question intelligente

est-ce que c'est par ou pour l'amour ?

il voudrait bien savoir mais il faut répondre

 

ce qu'il m'inspire ce mot je ne sais pas

je ne sais pas c'est une manière de ponctuer

la phrase que je n'ai pas terminée

je ne sais pas ça ne veut pas dire je ne sais pas

c'est je ne sais pas attend un peu que je sache

parce que je sais très bien ce que ça m'inspire

et je sais exactement comment le dire

et je sais pertinemment si je dois le dire ou non

je te dis que je ne sais pas c'est je sais

ou ce n'est pas je sais c'est je ne sais pas

 

elle comprendra que le discours ne s'adresse pas à elle

elle lira la lettre et comprendra

que je fais la différence

entre l'amour qu'elle m'inspire

et celui que je dois à tout le monde

elle comprendra parfaitement ce que je lui dis

je n'aurai pas besoin de m'expliquer

on fera l'amour par amour

et des enfants si ça nous chante

qu'est-ce que ça serait chouette

d'avoir des enfants de président de la République

ce qui est normal quand on est président de la République

et des enfants de l'amour d'une femme

ce qui est le plus grand des bonheurs

même quand on est président de la République

et qu'on n'a pas forcément la chance

de croire à tout ce qui arrive de différent.

 

il me réveillera en plein milieu de la nuit

pas pour me faire l'amour

pour me pousser au bord du lit

prendre sa place de sommeil

parallèlement à l'amour

et j'attendrai la fin de la nuit

en regardant la chambre bouger

le blanc le noir ce qui danse

peut-être au fond de mes paupières

un rêve d'amour interrompu

comme si je ne savais pas qu'il ne m'aime plus

maintenant il écrit des lettres d'amour

au lieu d'écrire des discours

ah elle est belle la République

son président fait le joli cœur

et la présidente se réveille au milieu de la nuit

en se disant « tiens il a fini d'écrire

les cochonneries qu'elle a envie d'entendre »

il a fini d'écrire avec amour

il se couche avec amour

il dort avec amour

et il rêve

il continue d'écrire

les mots se croisent une nouvelle fois

mais n'est pas poète qui veut

les mots ne se décroisent pas

ils s'accumulent sans formes

ils ne déforment même pas

ils existent par absence de génie

que c'est triste de vivre l'amour de cette manière !

quand on est président de la République

et qu'on est amoureux d'une fille de vingt ans

qui n'a peut-être jamais fait l'amour

ni par amour ni pour l'amour

que c'est triste d'écrire des lettres d'amour

parce que rien n'existe encore

et qu'il faut crier l'existence

sous peine de vieillir d'un coup

et de n'avoir plus rien à écrire

que des lettres de mort à la mort

 

mais rêve encore si c'est possible

rêve tout près de moi je ne dors pas

je n'aime personne comme je t'aime

je suis simplement plus prés de la mort

je crois que c'est le sommeil et c'est la mort

comme j'ai cru que c'était l'amour

et c'était la vie de tous les jours

peut être parce que je suis une femme de tous les jours

que c'est moi qui aime la vie de tous les jours

comme j'aime le sommeil qui me ressemble

et le rêve qui s'y forme

impalpable mais si proche de moi

que je pourrais l'aimer s'il existait vraiment

 

mais qu'est-ce que je raconte

à la place de la femme que j'aime

et qui m'aime comme personne ne m'aime ?

il faut que je revienne à mon discours

au micro qui n'est pas une œuvre d'art

au lit qui n'est pas un lit de misère

au palais au ministère à la nation

je reviens tout à l'heure mes bons amis

d'abord je finis d'écrire la lettre d'amour

et puis je termine mon discours électoral

et puis je redeviens ce que j'ai toujours été

un président de la République qui aime

la présidente de la République qui aime

le président de la République qui aime

une jeune fille de vingt ans qui aime

un jeune homme de vingt ans qui l'aime

 

encore quelques instants de cette écriture

je dis je t'aime à la fille de mes yeux

je dis je t'aime à Saïda l'Heureuse

et Kateb peut bien aller se faire voir

c'est moi qui épouserai la belle Saïda

même si ça doit faire scandale

un président de la République française

qui épouse une Arabe noire et or

qu'un arabe noir et or voulait épouser

avant de se transformer en outre de sable et d'os

 

le président a crié dans son rêve

il a crié : Saïda je t'aime

il a crié : Kateb je te tuerai

et la femme du président de la République

qui ne dormait pas faute de sommeil

s'est dit : mon président est amoureux

elle s'est dit encore : ce n'est pas un assassin

et elle ne trouvait pas la solution

et le président s'est rendormi comme un enfant

ne pensant plus à rien que de très agréable

elle sent sa saucisse chaude contre sa cuisse

elle ne peut pas dormir dans ces conditions.

 

— Garde ! crie-t-elle dans la nuit

et aussitôt le garde entre dans la chambre

du président de la République

et de la femme du président de la République

qui a crié Garde ! sans le faire vraiment exprès

et elle montre ses seins au garde effarouché

qui gratouille le haut de sa hallebarde

en se disant : il ne se passe rien ici

qu'est-ce que je fais à reluquer ainsi

les nichons d'une femme qui n'est pas la mienne ?

et la femme du président de la République

dit : ce n'est rien et elle secoue son poignet

comme font les gens mal très mal éduqués

quand ils demandent qu'on se casse

il fait un demi-tour autour de la hallebarde

qui est peut être un fusil automatique

ou même une bombe thermonucléaire

on ne sait jamais ce qui se passe

dans les palais des présidents de la République

surtout quand ceux-ci sont amoureux

d'une belle Arabe noire et or

qu'ils ont aperçue au cours d'un meeting

et qui leur a souri pourquoi sourit-elle ?

est-ce qu'elle m'aime comme je l'aime ?

est-ce qu'elle voudra que je lui fasse des enfants ?

et qu'en pensera ma femme ?

est-ce qu'elle cafardera dans les ministères ?

 

— Vous savez mon mari de président de la République

il s'envoie en l'air avec une Arabe noire et or

je sais que vous n'en croyez pas un mot

mais c'est la vérité que je vous dis

 

— Ça alors ! dit le peuple interloqué

avec une Arabe noire et or

et Kateb qui ne dit rien qui laisse faire

 

— Que voulez-vous qu'il fasse le pauvre ?

demande une autre partie du peuple

qui cherche à comprendre ce qui arrive

ce qui ne veut pas dire du tout

qu'elle est prête à comprendre ce qui arrive

 

— Si on me demande mon avis

dit Kateb dans un gargouillement affreux

d'os de sable de salive et de fientes d'oiseaux

mais bien sûr on ne me demande rien

 

— On ne te demande rien

on ne te demande même pas

de continuer d'exister

ta reconstruction n'est pas à l'ordre du jour

d'ailleurs la leçon d'anatomie n'a rien éclairé

on n'a rien compris à cette science

ce qui n'est pas construit est détruit

et ce qui est détruit ne se reconstruit pas

nous ne sortirons pas de cette logique

 

(ici s'interrompit le discours

du président de la République

ce n'était pas une question de micro

ni de galerie d'art à New York

quelque chose avait traversé le ciel

quelque chose comme un oiseau

et tout le monde avait levé la tête

par habitude par habitude

quelle erreur ! quelle erreur !).

 

DESCRIPTION DE L'OISEAU

 

L'oiseau avait un bec jaune

deux plumes rouges des chiffres des lettres

il parlait plusieurs langues

la mort est à tout le monde disait-il

alors je parle à tout le monde

après tout pourquoi pas

c'est si vite fait le tour du monde

quand on est un oiseau de passage

de passage dans le ciel d'Arabie

 

regarde bien cet oiseau avait dit son père

ce n'est pas un oiseau comme les autres

si tu l'entends chanter le matin

c'est que tout va bien dehors

mais s'il chante le soir

c'est dedans que ça se passe

et c'est terrible quand ça se passe dedans

c'est terrible ça sent la mort

toi tu es trop jeune pour savoir

moi j'ai vu la mort de prés

quand je faisais la guerre

de l'autre côté du monde

l'oiseau sifflait dans ma tête

j'ai cru devenir fou

et je l'étais peut être en effet

parce que le monde est comme la lune

il y a un côté qu'on ne voit pas

c'est dieu ou quelque chose d'approchant

c'est une histoire à se rendre fou

que cette histoire de l'autre côté du monde

comme si le monde pivotait

pour faire de la lumière et de l'ombre

dans ma pauvre tête de petit soldat

 

mon dieu qu'est-ce que je dis ?

je ne voudrais trahir personne

et surtout pas l'oiseau qui passe

moi aussi j'ai des ailes

mais je ne sais pas encore voler

je suis une espèce d'oiseau

un oiseau qui ne vole pas

un oiseau qui pourrait voler

si le ciel n'appartenait pas à l'éternité

 

mon dieu qu'est-ce que je dis ?

je ne suis pas encore marié

c'est l'oiseau qui traverse ma mémoire

je devrais écrire ce que je dis

ce n'est pas tous les jours que ça arrive

et ma mémoire est une bonne branche

et le monde l'arbre qui s'enracine

je suis peut-être un oiseau sur la branche

je regarde passer les trains avec les vaches

j'aime la caténaire infinie

et le rail qui s'étire vers l'horizon

au bout il y a le même arbre

et je suis un avion pour faire le tour du monde

de branche en branche d'aile en aile

c'est à elle que je pense quand je pense

mais je ne pense pas beaucoup en ce moment

ce que j'ai semé n'a pas poussé

c'est la faute de la terre qui est mauvaise

la faute aussi de la vie qui n'est pas facile

j'ai rencontré tellement de médiocrité

quand j'ai posé mon aile immense

sur le monde qui s'étonnait

que cela puisse lui arriver.

 

mon dieu qu'est-ce que je dis ?

 

il y avait des lettres rouges et jaunes

les chiffres étaient noirs et il y avait

un message d'amour sur le ventre de l'oiseau

 

l'oiseau a raturé le ciel d'un coup d'aile

il racla le bleu

fit du blanc aux nuages

le désert brûle sous mes pieds

mon dieu qu'est-ce qui m'arrive ?

 

qu'est-ce qui m'arrive je ne sais pas

je devrais le savoir vous croyez

je n'ai pas regardé la télé depuis si longtemps !

 

mais on m'a nommé Ministre des Oiseaux

je n'ai rien à voir avec l'Arbitre des Élégances

je ne juge pas je contrôle

est-ce que tous les oiseaux ont volé aujourd'hui ?

je réponds oui ou non

ça dépend des jours

et j'écris le chiffre des oiseaux

sur mon calepin de Ministre d'État.

 

c'est important le chiffre

c'est important le nombre d'oiseaux

et je calcule ce qui reste

ce qui vit ce qui est mort

ce qu'on ne mangera pas

ah ce n'est pas facile comme l'Élégance

le Ministère des Oiseaux

 

je n'ai pas toujours volé

enfin pas aussi haut

j'ai été Ministre des Poissons

un obscur ministère sans gloire

— Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?

 

— dans la vie rien

mais quand je dors

je ne rêve pas que je suis ministre des Poissons

 

— Je ne souhaite pas que ça vous arrive

ni que ça arrive à personne

c'est terrible d'être ministre des Poissons

 

— Et vous comment va la vie ?

 

— Je ne suis pas encore président de la République

on m'a mis secrétaire d'État aux Toitures

c'est important les Toitures en temps de guerre

j'ai beaucoup de travail mais je ne me plains pas

il y a tellement de gens qui meurent de faim

faute justement de travailler à leur faim

 

— Moi je travaille pour l'amour d'une femme

dit le ministre des Problèmes Sexuels

c'est chouette pour un ministre des Problèmes Sexuels

de travailler pour la femme qu'on aime

la femme que j'aime me coûte beaucoup de travail

mais ce n'est pas bien grave

puisque je suis ministre des problèmes sexuels.

 

— Remarquez bien, dit l'Arbitre des Élégances

il y a de l'élégance partout où il n'y a pas de laideur

c'est élégant la beauté ou ça n'est pas.

 

— J'aime travailler pour la femme que j'aime

heureusement parce que sinon

ce serait vraiment très difficile

d'occuper un pareil ministère

avec les bruits qui courent de maladies et autres

on parle de crime contre l'humanité

mais enfin quand on est juge et partie

 

— hein ? qu'est-ce qu'il dit ? je ne comprends pas.

dit le ministre du Sable au bord de la Mer

 

— au bord de la mer — rectifia le ministre

du Nombre de chaussures

je mesure la profondeur des traces de pas

et par un savant calcul

dont je vous fais harmonieusement grâce

je trouve la chaussure

et je lui fais un procès

ce que c'est amusant

d'être ministre du Nombre de Chaussures.

 

— hein ? je ne comprends pas

j'ai tout le temps du sable dans les oreilles

je ne peux pas entendre tout ce qu'on me dit

ce n'est pas facile de tout comprendre dans ces conditions

mais qui donc m'a fichu un pareil ministère

 

— je n'étais pas encore président de la République

je ne l'étais vraiment pas encore

je traversais des rues minées en criant :

ne tuez pas le ministre ! ne tuez pas le ministre

et les enfants riaient de ma panique

mais c'est tellement difficile

d'être ministre des Toitures

et de ne pas traverser des rues minées par l'ennemi

enfin tout va bien je n'ai jamais sauté

ça ne m'est même pas venu à l'idée

je n'ai jamais eu le goût du suicide

est-ce qu'on se suicide

juste avant de devenir président de la République.

 

— J'aurais pu le devenir si j'avais eu les sous

dit le ministre des Coups de Pied au Cul

est-ce que ce mauvais juge

a mérité un coup de pied au cul ?

oui il a mérité ce que vous dites

Monsieur le ministre des Coups de Pied au Cul

mais on ne le lui donnera pas

parce que c'est comme ça et c'est tout

 

je n'ai jamais goûté de l'oiseau

vous en avez goûté vous ?

de l'oiseau rouge et jaune

et même du blanc et noir

et de celui couleur de sable

qui s'avance comme un serpent

et qui s'arrête comme un scorpion

je n'ai jamais goûté de l'oiseau

ce ne sont pas les occasions qui m'ont manqué

y a-t-il eu un moment de paix totale

dans ce monde qui nous appartient

parce qu'on n'a pas demandé la permission

de le prendre rien que pour nous ?

 

il faut s'accrocher à quelque chose qui dure

qui dure depuis longtemps

et qui durera encore longtemps

par exemple Dieu ou l'Histoire ou l'Art

c'est comme ça qu'on peut vouloir vivre

sinon on ne veut plus

et on se fait tuer à la guerre

ou on se tue tout seul

 

— j'aurais pu devenir président de la République

mais il y avait trop de mauvais juges

la bourgeoisie enfantait mal depuis quelque temps

et les juges n'apprenaient pas comme il faut

et ils devenaient mauvais

c'était comme ça et c'était tout.

 

— Vous avez déjà goûté de l'oiseau ?

moi je suis le nouveau ministre des Oiseaux

ah ce n'est pas aussi facile que l'Élégance

mais c'est quand même plus rémunérateur

que d'être ministre des Poissons

ou celui des Coups de Pied au Cul des Juges

 

— mais c'est tellement difficile

d'être juge et méprisable et méprisé

dit un juge qui passait par là

j'ai beaucoup travaillé depuis vingt ans

de secrétariat en secrétariat

maintenant vous pouvez me faire confiance

vous n'aurez pas l'occasion de me botter le cul

 

— qu'est-ce que tu en sais ?

et puis d'abord arrête de parler de ton cul

et puis toi arrête de parler de tes pieds

arrêtez tous de parler d'oiseaux de poissons

de cannibales de sable d'alcool de bois

de pigeons voyageurs d'arbres calcinés

arrêtez de parler de n'importe quoi

on n'est pas là pour rigoler

mais pour diriger le pays

pour que tout marche comme sur des roulettes

qu'il y ait de l'ordre dans les rangs

et de l'argent dans la poche de ceux qui aiment l'ordre

 

— mais qui a parlé de cette manière ?

celui-là a l'étoffe d'un président

montrez-le du doigt qu'on le voit.

 

— pas la peine je peux me montrer tout seul

est-ce que ma tête vous dit quelque chose ?

faut-il que je la change

ou bien va-t-on me la modifier ?

faire du neuf avec du vieux ?

supprimer ici modifier là

rajouter un peu où ça manque ?

ne vous dérangez pas pour moi

je ne suis pas encore ministre

et je ne le serai peut être jamais

oubliez ce que je vous ai dit

c'est que je n'en pouvais plus

il faut bien que ça sorte un jour

 

— mais c'est que ça sort bien et tout et tout !

est-ce que je peux vous inviter à prendre un verre

ISYWYBAD ? c'est comme vous voulez

exactement comme qu'est-ce que vous voulez

l'essentiel étant qu'on devienne des amis

et que vous deveniez président de la République

et moi votre ministre préféré

je coucherai dans votre lit

si c'est une chose qui vous convient

je n'ai pas de principes en matière d'amour

le plaisir n'aime pas les principes

il aime exister le plus souvent possible

mais ce n'est pas toujours possible

à moins que vous préfériez les femmes

évidemment c'est beaucoup plus tendre

plus blanc aussi plus parfumé

je ne discuterai pas le sens de vos goûts

tant je mets de l'espoir en vous

tiens pour commencer

je vais voter pour votre loi

 

— ma loi ? mais je n'ai pas de loi ?

 

— mais si vous en avez une

tous les amoureux ont une loi

dites ce qui vous vient à l'esprit

 

— la mer ricane et ça ne me plaît pas

je sens que si ça continue

je vais lui coudre un blason sur la peau

ce qui lui donnera l'air

d'un gâteau d'anniversaire

j'ai dit tout cela sans y penser

comme vous m'avez demandé de le faire

 

— c'est parce que vous êtes très amoureux

voilà votre loi — je vote pour

 

— vous votez pour ce que je n'ai pas pensé !

mais c'est complètement insensé

moi je vote pour mon retour sur terre

ramenez moi dans mon pays ensoleillé

avant que je ne me fasse entrompiner

par ce magistrat qui porte le nœud papillon

comme d'autres portent une clochette.

 

vous avez vu l'oiseau celui qui vole

je ne l'ai pas touché c'est le ciel

vous voyez ce que je veux dire ?

non n'est-ce pas ? vous ne voyez pas

mais on n'explique pas l'amour

on n'explique rien en la matière

c'est le ciel je ne sais pas je ne sais plus

 

— Y a-t-il un ministre du Culte ?

on demande un ministre du Culte ?

 

— qui demande ?

 

— un mourant monsieur vous demande

 

— je ne suis pas ministre du Culte

mais je suis ravi de l'apprendre

 

— c'est que vous n'êtes pas à l'article de la mort

dit le juge en tournicotant son nœud papillon

je tournicote ajouta t-il en se léchant la moustache

du bout de la langue

parce que je ne peux pas faire autrement

mais qu'on me dise s'il s'agit de la mort

ou simplement d'une menace

exercée par une maladie mortelle

 

— on ne te dira rien du tout

espèce de rastaquouère ! dit l'infirmier

en secouant la bouteille d'eau salée

foutez-moi ce juge dehors

et ramenez-moi la femme qu'il a épousé

ce n'est pas la femme de sa vie

il n'y a jamais eu de femme dans sa vie

ce n'est pas maintenant qu'il va commencer

 

— vous ne m'insulteriez pas si j'étais dans mon élément !

 

— vous n'y êtes pas et je vous insulte !

 

— et moi je meurs ! et moi je meurs ?

ou alors je suis très malade

et c'est peut-être mortel

mais si vous connaissez un moyen

de me sortir de cette douleur

et surtout de la peur qui cogne dans ma tête

bon dieu n'hésitez pas parlez !

 

— je ne connais pas le ministre du Culte

personnellement personnellement

mais je connais très bien personnellement

un proche parent du ministre du Culte

si cela peut vous être d'une quelconque utilité

 

— je ne veux pas mourir

je veux vivre comme tout le monde !

 

— on demande un ministre du culte

et on ne le trouve pas

est-ce qu'il y a un ministre du culte parmi vous ?

 

— un ministre du Culte ?

je ne savais pas que cela existait

est-ce qu'un gouvernement peut s'en passer ?

 

— si on demande un ministre du Culte

c'est qu'il existe pour exister

enfin je suppose que tous les gouvernements

ont compris ce principe de base

qu'est-ce que je vous disais à propos de rues

de pâtés de maisons bien entendu

ah oui les maisons je les aime toutes bien sûr

elles ont voté pour moi

 

— et pendant ce temps je me meurs

je finis mal ma vie

couché par terre sur le froid carrelage

d'un couloir de palais

j'ai froid j'ai mal je vais mourir

ne restez pas là à vous tordre les mains

faites quelque chose pour moi

ne me laissez pas mourir comme ça

 

je n'ai pas toujours été président de la République

pensait le président de la République

en jetant un regard circulaire

dans le couloir où tout le monde parlait

et fumait et se bousculait un peu

 

j'ai aussi été un enfant

je fumais déjà beaucoup à cet âge-là

pas de grosses cigarettes

des petites comme ça

 

— comme ça ?

 

— non plus petites que ça comme ça

 

— si petites ?

 

— puisque je vous le dis

et je ne mens jamais comme dit le singe.

 

— c'est ce qu'il dit

moi je ne sais pas

je ne dis jamais rien

je m'épouvante un peu

à garder le silence comme ça

 

— comme ça je vous dis pas plus grandes

et je les fumais avec les filles

 

— avec les filles ?

 

— les petites filles bien sûr

 

— ah vous m'avez fait peur

c'est que vous étiez très petit

 

— comme les cigarettes comme ça

 

— ah bon ? si petit que ça

 

— je vous le dis et je fumais

 

— mince alors ! et vous fumiez

 

— des cigarettes pas plus grosses que ça

toutes petites je vous dis !

 

— c'est ce qu'il dit

moi je ne dis rien alors

qu'est-ce que je pourrais dire d'ailleurs

j'aime la démocratie comme ma mère

et elle me le rend bien regardez

c'est ma nouvelle voiture pas mal — hein ?

 

— je mourrai si je veux

 

— et si elle ne veut pas

 

— elle voudra la même chose que moi

ce n'est pas comme ça qu'on parle de la mort

 

— on en parle comment

de la mort qui vous intéresse tant

par ces temps de démocratie ?

 

— je ne sais pas ce qu'il faut dire

mais je sais que ce n'est pas comme ça

qu'on parle de la mort

il faut un peu d'élégance je crois

pas vrai monsieur le ministre ?

 

— mais qu'est-ce que c'est que l'élégance ?

est-ce qu'on meurt ou est-ce qu'on en parle ?

 

— un ministre du Culte dites-vous

non je ne vois pas attendez non vraiment

 

— mais on parle de quoi à ma place ?

est-ce qu'on parle de ce que j'aime

ou ce que je n'aime pas fait parler les autres ?

 

— je ne veux pas mourir

je ne sais pas ce que c'est je ne veux pas

je sais ce que vivre veut dire

ce n'est pas tous les jours dimanche

mais je le sais

et je peux même le vouloir

si cela doit m'aider à ne pas mourir

est-ce que vous croyez que ça peut m'aider ?

 

— on ne soigne pas la mort

c'est que ce n'est pas une maladie

et puis je ne sais pas tout faire

moi aussi je mourirai un jour

 

— mourrai...

 

— Hein ? et puis quoi encore.

 

— non je dis : mourrai...

 

— ce n'est pas mon heure

fichez le camp avant que je me mette en colère

 

— je n'ai pas dit : mourez !

 

— qu'est-ce que je me fiche de ce que vous dites !

mais qu'est-ce que je m'en fiche !

et puis d'abord vous n'êtes pas ministre

cela se voit au nœud papillon

les ministres ne portent pas le nœud papillon

ou alors ils n'ont pas fait exprès d'être ministre

vous êtes un juge ou un balayeur

il n'y a que les juges ou les balayeurs

pour porter un nœud papillon

et bien sûr les faux ministres

dont vous êtes peut être

 

— ni l'un ni l'autre ni l'autre

je suis un photographe et je photographie

j'ai carré ta sale gueule de toubib

je l'ai carrément portraiturée

et ça ne t'est même pas venu à l'esprit

 

— saleté de mouches dans ma tête

ça fait un zinzément je ne vous dis que ça !

c'est bien le palais de la Présidence ?

 

— Crac ! Crac ! Crac ! je fais l'oiseau

mais tu sais pas l'oiseau avec un bec jaune

celui avec le bec rouge et bleu

il fait crac crac crac toutes les fois

que je le regarde et que j'ai envie

de l'empailler comme les autres

 

— moi je m'en fiche je grignote

non je ne mange pas je grignote

 

— on fait comment pour grignoter ?

comme les écureuils de la campagne ?

 

— exactement comme les écureuils

 

— qu'est-ce que c'est un écureuil ?

 

— un écureuil c'est ce que tu voudras

dis moi qu'est-ce que tu veux ?

 

— je veux un gros baiser dans ma bouche

 

— c'est trop sale je ne veux pas

 

— j'en veux un sur le front

 

— c'est pas assez sale j'en veux pas

 

— un sur le bout du nez ?

 

— non plus

 

— un sur la moustache ?

 

— d'accord sur la moustache

mais sans tirer les poils d'accord ?

 

— d'accord pour ne pas tirer les poils

 

— cochons ! non mais regardez-moi ça !

deux pédés sur les bancs de l'assemblée

on devrait interdire ce genre de chose.

 

— mais c'est interdit chère madame

et c'est par conséquent puni

vous savez que tout ce qui est interdit

fait l'objet de punitions

est-ce que vous savez cela madame ?

 

— je sais que je suis amoureuse

seulement voilà je suis trop grosse

et il nous faut faire cela perpendiculairement

ce qui fait rire tout le monde

 

— vous n'avez qu'à fermer la fenêtre

quelle idée de se donner en spectacle

dans une pareille position !

 

— je n'ai pas de fenêtre à fermer

c'est juste pour embêter tout le monde

si j'avais une fenêtre à fermer

je l'ouvrirais chaque fois que le monde

se mêlerait de mes affaires non mais !

 

— il est de quelles couleurs l'oiseau ?

 

— c'est une bonne question celle-là

quelqu'un a-t-il vu les couleurs de l'oiseau ?

 

— il est rouge et vert, dit quelqu'un

qui pensait le contraire

mais qui ne songeait qu'au contraire

 

— au contraire, dit un autre quelqu'un

il était bleu et jaune ou jaune et bleu

mais je ne vois pas la différence

entre bleu et jaune et jaune et bleu

 

— au contraire, dit encore un autre

qui avait le sens de la contradiction très poussé

au contraire au contraire

et encore au contraire

voilà ce que je peux dire des couleurs de l'oiseau

 

— est-ce que la réponse te satisfait ?

si ce n'est pas le cas...

 

— c'est le cas !

 

— mais laisse-moi terminer !

si ce n'est pas le cas...

 

— je te dis que c'est le cas

je suis entièrement satisfait

 

— mais je ne le sais pas moi !

car si ce n'est pas le cas...

 

— ...tu me ficheras ta main sur la tête je sais

 

— et je te mordrai l'oreille gauche

 

— je sais !

 

— et je te lécherai les narines !

 

— je sais !

 

— mais ce que tu ne sais pas

 

— ce que je ne sais pas...

 

— C'est que je t'aime quand même

je t'aime de tout mon cœur

est-ce que tu crois que j'ai un cœur ?

 

— où est le mort ? où est le mort ?

qu'on me laisse passer !

qu'on laisse passer le ministre du Culte

JE SUIS le ministre du Culte.

Où est le mort qui me réclame ?

 

— Par ici, monsieur ! par ici !

c'est ici qu'on se meurt de la mauvaise mort

parce que pour ceux qui l'ignorent

il y a une bonne mort

une mort qui n'achève pas la vie

une mort en douceur

mais je sais je sais je sais

c'est un rêve n'en parlons plus.

 

— secrétaire, secrétaire de l'Arbitre des Élégances

voilà ce que je suis

enfin si ça vous plaît.

 

— j'aime les secrétaires

 

— je suis aussi poète à mes heures

 

— j'aime les poètes.

 

— je sais chanter la femme.

 

— j'aime bien qu'on me chante

même si je ne suis pas une femme.

 

— alors c'est une méprise, je vous méprise !

 

— mais non mon petit secrétaire

ne t'inquiète pas

je suis une vraie femme

belle je ne sais pas

mais j'ai une paire de seins

et un sadinet comme tu les aimes

quand je dis que je ne suis pas une femme

c'est une manière de dire autre chose.

 

— et quelle autre chose dites-vous ?

 

— plein d'autres choses des choses de femmes

des choses avec des enfants dedans dessus en bas

des choses avec des oui des non des peut-être

je ne sais pas ce qu'il faut dire

est-ce que je dis « je t'aime » si je t'aime vraiment ?

est-ce que je suis une femme si je ne dis rien ?

plein de choses de femmes mon petit secrétaire

écris mais écris ne te prive pas d'écrire

il y a plein de choses à écrire à propos des femmes

tu peux écrire dessus si ça leur donne du plaisir

le trait de la plume dans la peau qui s'y attend

est-ce qu'on peut lire ce que tu écris ?

 

— je vous dis que c'était un oiseau !

 

— eh bien décrivez-le !

au lieu de rester comme ça à pantiner !

 

— à quoi !

 

— à pantiner monsieur

à faire le pantin si vous voulez

à vous comporter comme un pantin

si vous préférez qu'on le dise comme ça

 

— est-ce que je vais savoir le décrire au-moins ?

donnez-moi le premier mot pour m'aider.

 

— mais puisqu'on ne l'a pas vu !

comment veux-tu qu'on en dise quoique ce soit !

 

— mais dites quelque chose !

ne me laissez pas comme ça tout seul

dans cette absence de mot qui s'insinue en moi

comme une bête que je n'ai pas appelée à mon chevet.

 

— faites fuir les chiens et les chats

si ça doit lui permettre de s'exprimer !

 

— est-ce que le mot « bec » te dit quelque chose ?

 

— pas vraiment non.

 

— alors ce n'était pas un oiseau.

 

— oui ! c'était un oiseau dans le ciel

 

— un oiseau qui volait ?

 

— oui il volait de toutes ses ailes !

 

— et il n'avait pas de bec ?

 

— je n'ai pas dit cela

je n'ai d'ailleurs rien dit du tout.

 

— Faites-le taire il ne sait rien

il a lu une vague histoire d'oiseau

et il nous en fait un roman

c'est un pauvre bonhomme et ce n'est rien

 

— c'était un oiseau ! c'était un oiseau !

si j'avais eu des ailes je l'aurais empaillé

voilà ce que j'aurais fait si j'avais eu des ailes !

 

— seulement tu n'as pas d'ailes

et pas même une goutte d'imagination

et ton oiseau n'était pas un oiseau

et nous ne sommes pas ton public

 

— qu'est-ce que vous êtes alors ? hein ?

si ce n'est mon public ma démocratie

mon pays l'amour de ma vie ma nourriture ?

 

— on n'est rien de tout cela et on est tout

et toi tu es rien mais alors rien du tout !

 

— j'ai vu l'oiseau ! je ne mentirais pas

ni en disant que je ne l'ai pas vu

ni en lui inventant un nouveau plumage

l'oiseau volait et moi aussi je volais

et si j'avais eu ce qu'il fallait

ce qu'il fallait d'amour de véritable amour

je l'aurais empaillé pour vous le montrer

je l'aurais paralysé pour l'éternité

et vous auriez vu à quoi il ressemblait

et comme il s'est donné à moi

le temps d'un peu de ciel et de vent

 

— Crac ! Crac ! Crac ! c'est moi l'oiseau

j'aime Valérie même si elle me fait des piqûres

j'aime pas les piqûres mais j'aime Valérie

c'est Valérie qui me sauvera de la Démocratie

pas les piqûres ! pas les piqûres !

 

— il n'a pas vu l'oiseau

il ment comme il respire

 

— Voler n'est pas mentir

mais vous ne voyez rien

vous vous fermez les yeux pour ne rien voir

 

— Crac ! Crac ! Crac ! Crac !

 

— faites taire cet oiseau !

dit le ministre du Culte administrant

les derniers sacrements à un digne mourant

faites taire cet oiseau où je change de métier !

 

— surtout pas ça ! dit le mourant

je ne veux pas mourir sans ma démocratie

encore un peu de démocratie monsieur le Ministre

je veux mourir la bouche pleine

et je veux que tout le monde me voie mourir

pour qu'il voie comme je meurs bien

ni à droite ni à gauche bien au centre

j'ai un peu mal aux pieds c'est normal

c'est la mort qui s'accroche

et je glisse dans le même sens.

 

— quelle folie ! dit Kateb en haut du promontoire

ce qui se passe est pure folie.

 

— je ne sais pas, dit Saïda

tout le monde est amoureux de moi

je ne peux pas me donner à tout le monde !

 

— c'est toi qui est folle ! dit Kateb.

 

DEUX OISEAUX PHÉNOMÉRIDES

 

Deux oiseaux virevoltaient

dans le ciel d'un autre pays

c'était des oiseaux voleurs

ils avaient déjà volé beaucoup de lumière

beaucoup spéculé sur l'ombre

et dans le miroir de leur regard

il y avait le monde qu'ils avaient éteint

 

parle-moi des oiseaux de ce temps

demande l'enfant gyrovague

je boirai la parisette si c'est ce que tu veux

mais je préférerais t'entendre parler

de ces deux oiseaux voleurs de lumière

voleurs d'ombre et tout miroir

 

le premier oiseau arracha une page

une page bien composée

une page où tout était dit

et le deuxième oiseau envoya en l'air

le reste du livre qui se prit

pour un troisième oiseau de passage

 

je ne comprends rien à cette histoire

dit l'enfant en reprenant sa route

je ne comprends décidément rien

à l'histoire des deux oiseaux

qui se donnèrent un troisième oiseau

pour plaire à qui ? hein à qui ?

 

arrête de chanter Kateb

et regarde dans la foule qui t'observe

personne n'a entendu parler

de l'enfant qui faisait la route

ni de l'oiseau qui arracha la page

ni de celui qui fit voler le livre

ni de celui qui était né du livre

ils ont entendu parler d'un tas de choses

mais rien en ce qui concerne les trois oiseaux

rien à part ta chanson Kateb :

 

Deux oiseaux virevoltaient

dans le ciel d'un autre pays

c'étaient des oiseaux voleurs

ils avaient volé tant et tant

mais tant volé jusqu'à plus soif

voler jusqu'à ne plus voler

voler à exister coûte que coûte

deux oiseaux et un troisième

qui n'était autre qu'un livre volé

qu'ils avaient pris pour un oiseau

 

— on peut se tromper assurément

dit le premier oiseau qui s'y connaissait

en matière d'erreur humaine

 

— je comprends bien dit le deuxième

qui n'y connaissait rien

mais qui ne voulait pas que ça se sût

 

— ça se sût pas ! ça se sût pas !

dit le troisième parce qu'il trouvait ça amusant

si ça se sût , si ça se sût

on le saurait , on le saurait

seulement voilà on ne sait pas

on a tout fait pour l'ignorer

tout fait pour que ça nous arrive

ce goût amer d'éternité

qui croît avec la vie

qui croît avec la vie

 

Kateb regarda l'horizon blanc et rouge

les vagues s'amusaient à le guillocher

c'était un jour avant la tempête

et tout le monde savait que ça arriverait.

 

— mais on est où ici ? demandait un bonhomme

qui portait une brosse à chaussures

sur l'épaule droite et une chaussette

gonflée à l'hélium sur la tête

est-ce que je suis vraiment fou ?

on ne le dirait pas à me voir

on dirait que je m'amuse

eh bien je ne m'amuse pas du tout

je suis sérieux comme un pape peut l'être

et si on me donne un bâton de pèlerin

je le plante dans le derrière d'un éléphant

et je me laisse emporter dans la savane

traversant les lions coupant les bordures

marchant sur des serpents qui crient au vol !

et quand j'aurai atteint la méditerranée

l'éléphant plongera dans la mer agitée

et je le suivrai de la même manière

tapant des pieds dans l'eau pour avancer

et traversant des baleines noires et blanches

coupant les murènes et les sardines

et ayant bien fossoyé le corail

l'éléphant prendra pied sur les marches de l'Europe

et je l'empalerai encore plus

et il barrira et il barrira

traversant les Pyrénées infertiles

coupant Paris en deux ailes et l'oiseau

l'oiseau Seine prendra son vol

d'abord comme un albatros

puis comme un pigeon

sifflant comme une mouette

et comme un moineau chiant sur le balcon

et il étirera le monde vers la lune

comme un collier de perles

autour du cou de la femme univers

l'énorme femme qui me fait la fête

chaque fois que je rentre du travail

mais quel travail ! mes frères quel travail !

peindre les éléphants est un travail de brute

et je n'ai rien de la brute que vous voyez

ce n'est qu'une apparence de brutalité

approchez mes petits agneaux

buvez mon lait et laissez-moi peindre vos fronts

en rouge en jaune en vert

c'est exactement comme qu'est-ce que vous voulez !

je ne suis pas chien je suis homme

je ne fais pas ouah ouah

je parle comme tout le monde

écoutez comme je parle bien

encore un peu et je parlerai comme un poète

et la femme gigantesque dans l'univers

bougera son énorme bras de constellation

et d'un doigt poussant la Voie lactée

cherchera le soleil dans ma tête malade

ma tête malade de n'avoir rien à dire

je suis malade et je ne dis rien

et je m'en vais si c'est ce que vous voulez

je m'en vais sans rien dire de plus

 

l'oiseau qui jouait à être un livre

eut une larme à l'œil

il l'effaça d'un revers de son aile

et fit le pitre en se dandinant

d'un coin de couverture à l'autre

ce qui les corna un peu

 

— ne pleure pas, oiseau de malheur

dit l'homme à l'éléphant

je vais changer de couleur

en épousant une femme de ton pays

une femme bien blanche

et nous ferons l'amour dans les branches des arbres

ce qui étonnera tout le monde

sauf les oiseaux qui font ça tous les jours

 

— ce n'est pas que je pleure, dit l'oiseau

mais moi les éléphants, c'est comme les oignons

ça me fait pleurer quand on les épluche

va faire ta cuisine ailleurs

on n'a pas faim de cette nourriture

 

— je disais ça comme ça, dit l'homme

dont l'éléphant commençait à se fatiguer

j'ai un éléphant pour me tenir compagnie

c'est beaucoup moins bien qu'un oiseau

c'est gros incolore ça sent mauvais

mais c'est mieux que rien n'est-ce pas ?

si vous ne voulez pas m'entendre

j'irai plus loin que Paris

peut-être jusqu'à Moscou

vers le pôle Nord et même jusqu'au pôle Sud

je ne dis pas que j'en ai envie

je dis que c'est ce que je ferai

si vous continuez de m'asticoter

avec vos histoires de femmes blanches

et d'hommes blancs pour les épouser

et leur faire des enfants de couleurs

pour embêter les habitants de l'Afrique

dont certains sont tellement sauvages

qu'ils ne savent pas ce que c'est un homme.

 

— Tu peux rester si tu le veux

nous ça ne nous dérange pas

on a volé le livre qui était important

pour les blancs pour les noirs pour les jaunes

pour tous ceux qui croient à la couleur

soit parce qu'ils sont blancs

soit parce que ça leur changerait la vie

qu'on arrête de parler de couleur

 

— alors je reste mais pas longtemps

c'est à cause de mon éléphant

c'est une bête très impatiente

qui n'aime pas le camping.

 

L'homme qui avait un éléphant

pour animal de compagnie

planta sa tente dans le sol de France

quelque part non loin de Paris

et il jeta un coup d'œil sur la carte du monde

pour se donner l'impression d'exister.

 

— moi j'aime pas les nouveaux venus

dit un habitant des environs

un nouveau venu ça vient d'arriver

que ça arrive ce n'est pas grave

mais c'est que ça vient voilà qui est grave

ne m'écoutez pas si vous voulez

mais on en reparlera de cet éléphant

 

— je ne vois pas d'inconvénient

à coucher dans le même lit

qu'un éléphant venu d'Afrique

il y a des éléphants partout dans le monde

même dans la chambre des petits enfants

monsieur fit celui-ci en s'adressant

à l'habitant des environs

à qui il ressemblait comme une goutte d'eau

ne ressemble pas forcément à une autre goutte d'eau

sauf si on veut bien se forcer

à l'éclairer de ce côté de l'intelligence

monsieur je ne suis pas d'accord

avec votre vision des choses

qui est peut-être une vision du monde

auquel cas je m'élève contre la possibilité

de voir votre nom inscrit

sur les bancs de l'Assemblée Nationale

je ne vois vraiment pas pourquoi

j'éprouverais du déplaisir

à faire l'amour avec un éléphant venu d'Afrique

 

— mais c'est qu'il n'en est pas question

s'insurgea l'homme à l'éléphant

qui venait d'Afrique selon ses dires

et du cirque voisin d'après d'autres sources

faire l'amour avec un éléphant

quand on est un homme civilisé

cela suppose qu'on ne trompe personne

or monsieur vous êtes marié

et ce serait tromper votre ombre

que de donner de l'amour à mon éléphant

vous ne pouvez pas vous ne devez pas

ne vous risquez pas à tromper votre femme

elle vous arracherait les yeux

et ce serait bien fait pour vous

 

— on parle de quoi exactement

dans ce chapitre un peu obscur

qui ne me regarde pas peut-être

mais que j'écoute d'une oreille attentive ?

quelqu'un peut-il me dire

où en est la reconstruction de Kateb ?

 

— tout dépend de ce que vous souhaitez

qu'elle réussisse ou qu'elle échoue

je peux répondre à votre question

mais d'abord je veux savoir

si vous êtes ami ou ennemi

 

— ni l'un ni l'autre mon bon monsieur

je ne recherche pas votre amitié

car je n'en connais pas la valeur

et quant à vous faire la guerre

ce n'est pas mon genre

ma nudité ne fait pas de doute.

 

— une bien belle nudité à vrai dire

dit une vieille femme toute nue elle aussi

si vous préférez me poser la question

je ne vois pas d'inconvénient

à vous répondre sans condition

ni d'amitié ni de guerre

si vous voyez ce que je veux dire

il jurait que chaque fois que je le dis

cela se voit bien sur ma figure

malgré le fard et tout le reste

est-ce que je me fais bien comprendre ?

 

— il faut choisir c'est la démocratie

entre l'éléphant qui donne des boutons

et la vieille femme qui les cultive

ce n'est pas comme ça que je veux choisir

entre l'amour et la solitude

je retire ma question jusqu'au premier mot

et je vous tire ma révérence

au revoir mesdames messieurs

surtout n'oubliez pas de fermer la porte derrière vous

c'est pour empêcher les chats de rentrer

ils abîment la moquette et les tapisseries

je déteste les chats destructeurs de mon intérieur

 

— et l'éléphant qu'est-ce qu'on en fait ?

 

— n'en faites rien, ne jouez pas

avec cette masse architecturale

l'espérance est au fond et j'épouse Pandore

je vous donne rendez-vous à demain

à la même heure au même endroit

et ne buvez pas la parisette

j'ai encore besoin de vous

 

montreuse de cuisses musicales

elles ont tout fait pour m'exciter

et elles ont bien vu que je l'étais

ce qui a fait rire tout le monde

 

— vous n'avez pas vu mon livre heu heu heu

mon livre j'ai perdu mon livre

y a-t-il des voleurs parmi vous ?

je cherche le livre que je lisais

si quelqu'un me l'a volé

qu'il se dépêche de le lire

j'ai très envie de faire pipi

 

— je suis l'oiseau qui ne vole pas

 

— je suis l'oiseau qui t'accompagne

 

— je n'ai pas volé ce qui m'arrive.

 

— il m'arrive la même chose

 

— je reviendrai pour te le chanter

 

— je serai à tous les refrains

 

— la même chose ! la même chose !

 

— la chose m'aime ! la chose m'aime !

 

— fichez le camp les deux oiseaux

je suis tellement occupé

à mettre la main sur ce livre

auquel je tiens comme à la fille de mes yeux.

 

— elle va être contente la fille

 

— ils vont tout voir les yeux.

 

— et qui paiera les pots cassés ?

 

— ce n'est pas l'oiseau numéro 1

 

— ni l'oiseau numéro 2

 

— c'est l'oiseau numéro 3

 

— montreuses de cuisses, tristes féminités

ce n'est pas l'univers qui vous hante

on vous a simplement payées.

 

— et bien payées tu peux le croire.

 

— il faut payer cher les oiseaux

 

— c'est la vie qui coûte cher

 

— la mort ça ne coûte rien

 

— ça laisse des traces

 

— pas longtemps

 

— ça dépend qui meurt

 

— ça dépend qui a vécu

 

— oiseau numéro 1 !

 

— oui, oiseau numéro 2 ?

 

— ressemble-moi le mieux possible.

 

— je fais cela sans effort.

 

— oiseau numéro 3 ?

 

— oui, oiseau numéro 1 ?

 

— sais-tu lire ce que tu écris ?

 

— je ne sais pas toujours

 

— alors n'écris plus !

 

— je ferai comme il te plaira.

 

— montreuses de cuisses je vous aime

vous voyez bien que je vous aime

il faut que le plaisir m'arrive

en même temps que vous

mais le soleil spécule dans ma peau

c'est un miroir où valsent les oiseaux

vous les voyez les oiseaux voleurs ?

est-ce que vous voyez leurs ailes baladeuses ?

 

— ce que je vois c'est que je t'aime

 

— ce que tu vois n'est pas pour moi

 

— je peux voir la même chose que toi

 

mais où ? en quel endroit

dont le nom m'échappe

qui êtes-vous ?

 

— moi je sais qui je suis

je l'ai toujours su

est-ce que tu me crois quand je te le dis ?

 

— moi je sais aussi qui je suis

la preuve je te suis

est-ce que je peux continuer ?

 

— moi je sais ce qu'ils veulent dire

je m'en sortirai un jour

un jour prochain

est-ce que je peux espérer demain ?

 

n'espère rien mon beau nabot

il n'y a rien pour toi sur terre

la vie n'est pas ta nourriture

c'est la mort qui t'élève où tu es

mange la mort avec appétit

mange lui les os mange lui le foie

mange ses cheveux mange ses ongles

mange lui la langue si elle te parle

mange entre ses cuisses

mange sur la pointe de ses seins

mange la mort où elle se trouve

quelque part entre toi et la vie

il y a ta mort et tu ne manges pas

qu'est-ce que tu attends pour mourir ?

 

personne n'a voté pour moi

j'ai pourtant fait de beaux discours

il y aura d'autres élections

j'inscrirai mon nom sur la liste

mais en attendant je suis secrétaire

j'invente des oiseaux qui se multiplient

par l'opération du saint esprit

mais que multiplie l'opération de ma solitude ?

 

personne n'a voté pour moi

je vous avais promis la lune le Vésuve l'enfer

vous n'avez pas voulu de moi

et demain je serai comme hier

exactement comme j'étais

écrivant aux femmes des lettres d'amour

aux amantes des poésies

et aux mortes des histoires d'oiseaux

 

personne n'a voté pour moi

pas même une femme par amour

l'amour ne compte pas en politique

ce qui compte c'est de continuer de vivre

et de ne pas mourir à la place des autres

 

qui votera pour moi demain ?

un oiseau qui traverse mon ciel

un autre oiseau qui l'imite si bien

un troisième qui s'éparpille

comme les pages d'un livre ?

 

le secrétaire planta son stylo

dans le bois tendre de son bureau

le stylo se mit à saigner

et il le regarda saigner

comme on regarde un chien crever

un chien qu'on aime bien

mais qu'on n'aimera plus maintenant.

 

une légère brise traversa la fenêtre

et se répandit en volutes

il ferma les yeux pour ne rien dire

simplement penser à ce qu'il allait dire

 

— il faut que j'écrive, pensa-t-il

il faut que j'écrive ce qui m'arrive

il n'y aura peut-être personne pour le lire

mais il faut que je l'écrive

tu liras toi peut-être si tu m'aimes vraiment

tu liras ce que j'ai écrit pour vivre

et tu ne le confondras pas

avec ce que j'ai écrit pour toi

 

— je t'aime

 

— j'écrirai ce qui me rend malade

ce qui m'empêche de devenir ministre

ce qui fait de moi un petit secrétaire

les ministres ne savent pas écrire

pas plus que les ambassadeurs

et il y aura des oiseaux pour danser

autour de mon corps nu maculé de soleil

de mon corps à l'épreuve du désir

de toute ma chair entre leurs ailes passagères

 

— je t'aime.

 

— j'aimerai ces montreuses de cuisses

et ce n'est pas moi qui tomberai le premier

le soleil augmente mon désir

mais je me coucherai avec lui

je ferai l'amour à son disque

et des enfants à sa lumière

O Cité ne m'abandonne pas à mes écrits

une femme pourrait m'aimer

et je pourrais m'en satisfaire

 

— je t'aime

 

— Qu'est-ce que vous fabriquez avec ce stylo ?

demanda soudain le ministre Arbitre des Élégances.

 

— mais rien monsieur le ministre

j'écris oui c'est cela j'écris et m'en voilà heureux

 

— et vous écrivez quoi ?

rien à soumettre à mon arbitrage, j'espère

vous savez que je n'aime pas ce genre de concussion

vous le savez n'est-ce pas ?

 

— mais je n'y pensais pas

bredouilla le secrétaire

qui examina la plume avec tristesse

 

— et vous pensez à quoi ? demanda le ministre

il semble bien que vous pensez

au lieu de travailler à votre ouvrage

 

— ce sera un bel ouvrage, je vous le garantis !

pensa le secrétaire dans sa tête

pour ne pas avoir à penser tout haut

ce qu'il avait peut-être dit tout bas.

 

— travaillez ! travaillez ! répéta le ministre

l'amour c'est de la bagatelle rien de plus

donnez de la poésie à la politique

l'amour a déjà tout reçu des poètes

c'est fini l'amour on n'en parle plus

à moins qu'une femme ne vous trompe

avec un éléphant de votre connaissance

 

elle ne me trompe pas

elle parle comme il faut

elle prend ma sexualité

elle occupe mon amour

elle gagne ma vie

elle ne me fera pas mourir

 

j'ai abîmé la plume de mon stylo

c'est dommage un si beau stylo

la prochaine fois je voterai pour moi

ça me fera au moins une voix

puisqu'elle ne veut pas me donner la sienne.

 

le soir il rentra chez lui

accompagné des deux oiseaux

de celui qui volait

de celui qui l'imitait

et du troisième qui étudiait le vol

 

il rentra chez lui sans s'arrêter

ni au café ni au bordel

il traversa des rues longea des murs

s'arrêta au feu rouge

grignota des marrons chauds sur les quais

au loin

entre la mer et le ciel

s'élevait le promontoire de Kateb

et Kateb regardait la télé

il regardait des filles nues

il regardait leur lumière

il les trouvait bien construites

et il aurait aimé être aussi bien construit.

 

est-ce que c'est bien de la chair cette chair ?

se demandait Kateb devant la télé

c'est un effet de ma solitude

cette absence de nom à donner

à la femme qu'on regarde avec plaisir

 

il se sentait vraiment très seul

la nuit était tombée d'un coup

et les fenêtres des ministères s'étaient éteintes

sauf une bien entendu

et il voyait la silhouette de l'Arbitre des Élégances

et le bureau du secrétaire dans le fond

et le chapeau accroché au mur

et la carte de la nation

et la porte pour sortir et entrer

il voyait ce qu'il y a dans un bureau

quand un ministre s'interroge

sur le sens à donner à ce qui arrive

d'étrange et de déroutant

dans le monde qu'il faut gouverner

parce que les uns sont riches et les autres noms.

 

Kateb voyait bien la tristesse du ministre

et il aurait pu lui dire quelque chose

pour le rassurer sur l'avenir de l'humanité

il l'aurait dit à la télé

tout le monde croit ce qu'on dit à la télé

même les ministres le croient

quand c'est la télé qui le dit

 

— elle dit quoi la télé aujourd'hui

 

— elle dit que c'est un garnerin

 

— un quoi

 

— un garnerin

 

— c'est quoi un garnerin

 

— je sais pas mais c'est ce qui est

 

— si ça y est à la télé c'est que c'est

 

— un garnerin et pas autre chose

 

— et si on crache sur les marches du Palais de Justice ?

 

— garnerin

 

— et si on refuse la priorité ?

 

— garnerin.

 

— et si on ne paye pas ses impôts

qui sont en fait les impôts de l'état ?

 

— garnerin et pas autre chose

 

— bon j'ai compris je vais me coucher

 

— avec qui

 

— avec garnerin

 

— garnerin ? garnerin ?

non vraiment je ne vois pas...

 

— ils l'ont dit à la télé

 

— ah oui ! garnerin comme à la télé !

je comprends que ce sera une bonne nuit !

 

— puisque vous le dites.

 

— garnerin !

 

— comment ?

 

— je dis : garnerin !

à demain ! si vous préférez

et portez-vous bien mon ami

l'amour c'est la seule santé.

 

— puisqu'on le dit à la télé

 

— on parle beaucoup d'amour à la télé.

 

— garnerin ?

 

— d'amour !

 

— ah ! garnerin

 

— si vous voulez

remarquez bien que je n'y vois pas d'inconvénient

n'est pas garnerin qui veut

et qui ne veut pas peut-être

pour reprendre le commentaire

du garnerin qui produit l'émission.

 

— vous savez ce qu'il vous dit le garnerin ?

 

— non je vous en prie pas ici à la télé

 

— vous savez ce qu'il vous dit le garnerin ?

 

— il dit ce qu'il pense

puisque c'est le jeu à jouer

est-ce que je me trompe de chaîne ?

 

— Kateb mon pauvre Kateb

mais où as-tu mis les pieds

sur terre ? mon pauvre Kateb

c'est sur terre que tu te trémousses

 

le ministre murmurait tout cela

il n'y avait personne pour l'entendre

et Kateb était trop loin pour comprendre

ou pour lire sur ses lèvres

il ferma la fenêtre tira les rideaux

poussa les tiroirs ouvrit la porte la ferma

descendit l'escalier sortit dans la rue

rentra chez lui

il rentra chez lui

de l'autre côté de la ville

et il ne se coucha pas

il y avait une femme nue dans son lit

c'était toujours la même femme

une femme qui avait l'air d'une saucisse

et qui était peut-être une saucisse

c'est bien pratique pour faire l'amour

mais c'est un peu garnerin

quand il s'agit de faire autre chose

ce n'est pas avec elle qu'il boirait un jour la parisette

 

l'ombre du promontoire de Kateb

se profilait au-dessus de la ville

qu'est-ce que c'était impressionnant

ce pylône qui montait

et cette ombre qui bougeait à peine

cette ombre qui n'avait plus rien d'humain

tant c'était vieux et détruit

est-ce que Kateb avait une âme ?

est-ce qu'il répondait vraiment

aux questions qu'on lui posait ?

tout ceci se passait à la télé

fallait-il croire ce qui se disait

ce qu'on montrait ce qu'on voyait ?

la télé est porteuse de plus de lumière

que n'importe quel autre objet

il faut se méfier de la lumière

quand elle se partage l'ombre avec le premier venu

 

— qu'est-ce que tu regardes ? demanda la femme

 

— je regarde rien, dit le ministre

qui regardait quelque chose

mais qui ne voulait pas en discuter

 

— tu vas attraper froid ferme la fenêtre

 

— je vais attraper chaud j'ouvre la fenêtre.

 

— viens dormir plutôt la place est chaude

et je me sens toute chose ce soir.

 

— viens te réveiller ou plutôt ne viens pas

la place est froide et tu ne sens rien

 

— cesse de faire le pitre et couche-toi.

 

— continue, tu es sur la bonne voie

reste où tu es, c'est la bonne place.

 

— oh ! ce que tu es pénible quand tu t'y mets !

 

— ce que tu m'intéresses, mon amour.

 

— désolée de l'apprendre dans ces circonstances.

 

— ravi de te l'entendre dire, bonsoir !

 

tiens, le ministre ne dort pas

pensa Kateb qui ne dormait pas

sa femme dort et il ne dort pas

moi je n'ai pas de femme qui dort

alors je ne sais pas ce que ça fait

de ne pas dormir seul

 

demain il fera jour

c'est cher les émissions de nuit très cher

le soleil est un bon compagnon de route

j'aime la route que j'ai prise

je ne suis pas beau à regarder

mais j'intéresse tout le monde

même le ministre s'intéresse à moi

d'ailleurs il ne dort pas

sa femme dort elle ne m'aime pas

elle ne regarde pas assez la télé

c'est une femme qui ne pense qu'à l'amour

les femmes devraient penser à penser

les hommes aussi

moins souvent que les femmes

mais enfin le problème n'est peut-être pas là

si nous ne sommes que des chiens.

 

— viens te coucher ne sois pas bête

j'ai de l'amour plein mon sac à malices

viens voir comme c'est intéressant.

 

— je ne dis pas le contraire, répond le ministre

mais on fera ça demain tous les deux

ce soir j'ai autre chose à faire

 

il fait quoi quand il ne fait pas l'amour ?

 

il écrase des mégots sur son bureau

il taquine son poète de secrétaire

il reluque le Kateb en reconstruction

est-ce que les femmes l'intéressent ?

il y a combien de femmes au monde

qui ne refuseraient pas de faire l'amour avec lui ?

 

mais je rêve

je rêve tant

je rêve complètement

c'est que je suis une femme

j'écris comme ça vient

qu'est-ce qui vient après ça

je n'en sais rien

je n'en sais vraiment rien

une couleur plus hardie que les autres

non un adjectif

le mot comme ou le verbe paraître

je ne sais vraiment pas ce qui m'arrive

je viens de me réveiller

je suis la femme du ministre

je suis toute nue dans mon lit

il travaille dans son bureau

pourquoi ne fait-il pas l'amour ?

il regarde la fenêtre

le promontoire qui se profile

l'ombre qui bouge à peine

 

Kateb, tu veux de moi ? prends !

 

LE THÉÂTRE DE PIERRE

  

Serai-je à la hauteur ? Serai-je à la hauteur ?

répétait l'écrivain du dimanche

en serrant son manuscrit sous l'aisselle

si je ne suis pas à la hauteur

qui le sera ?

 

et il se demanda ce que fabriquait Kateb

perché sur sa tige d'acier

presque à toucher la mer

en d'autres temps

c'est le ciel qu'il aurait touché

et j'aurais compris de quoi il retournait

mais maintenant ça ne veut plus rien dire

c'est une émission de télé qui a du succès

c'est tout ce qu'on peut dire

mais ça ne veut rien dire

alors on regarde en mangeant des pop-corn

parce que l'imbécillité ça creuse

 

moi j'ai écrit ce qu'il fallait écrire

ou alors je me trompe

expliqua-t-il à l'Arbitre des Élégances

qui regardait par la fenêtre

comme on regarde la télé

 

— moi je veux bien le croire

dit le Ministre en tapotant le manuscrit

du bout de ses doigts rêveurs

d'ailleurs je crois tout ce qu'on me dit

par contre je fais très attention à ce que je lis

je ne crois pas tout ce qui est écrit

mais je lirai d'un bout à l'autre

et je relirai si c'est nécessaire

et je donnerai mon avis sur la question

la question étant de savoir

si ce livre est un bon livre ou un mauvais

si c'est un bon je le dirai

et tout le monde le lira pour me donner raison

mais s'il est mauvais

on vous donnera tort

et dieu sait ce qui peut arriver alors

 

l'écrivain se mit à détester le Ministre

il aurait pu le frapper

ou même tenter de le tuer

mais il sourit en posant un regard attendri

sur l'épais manuscrit que tapotaient les doigts

du Ministre qui pensait à autre chose

 

je pense que Kateb est une bonne idée

je ne sais pas ce qu'il vaut en tant qu'homme

mais c'est une idée de valeur je crois

d'ailleurs je vais m'en assurer moi-même

en écrivant quelques pensées là-dessus

bien sûr je ne suis pas écrivain

je n'écrirai pas ce qu'écrivent les écrivains

d'ailleurs ce n'est peut être pas un sujet d'écrivain

c'est un simple sujet de télévision rien de plus

appuyer sur la bonne commande

et changer le rouge en vert

c'est amusant et ça ne coûte rien

et si ça ne s'écrit pas comme il faut qu'on écrive

et bien au diable l'élégance

je ferai ce que je pourrai

ce qui n'est pas sorcier.

 

— mon prochain livre ne vous plaira pas

dit l'écrivain en se suçant le pouce

je vais donner dans le mauvais goût

juste pour voir ce que ça donne

et si ça paye mieux que le bon goût

parce que j'ai le bon goût de crever de pauvreté

alors voyez-vous si le mauvais goût

m'empêche de mourir j'écrirai

ce qu'il y a de pire à écrire.

 

— vous ferez comme vous voudrez

personne ne vous empêchera d'écrire

ce qui vous passe par la tête

que ce soit bon ou que ce soit mauvais

ce sera écrit pour être lu

et ce qu'on lira aura le goût qu'on voudra

pourvu qu'il ne suffise pas d'allumer la télé

pour éteindre ce qui est peut-être du talent.

 

— je vous remercie pour ce bon conseil

dit l'écrivain qui ne pensait pas un mot

de ce qu'il était en train de dire

je vais me mettre au travail

et écrire dans le sens que vous m'indiquez

peut-être sur Kateb

puisque personne n'a encore écrit sur le sujet

 

— Quoi ! s'écria le Ministre

écrire sur Kateb serait une infamie

et puis ce n'est pas une question de goût

restez en à ce genre de questions

bon ou pas bon le goût est une bonne matière

laissez Kateb aux gens de télévision

à ceux qui ne savent pas écrire

mais qui ont plein de choses à dire.

 

— Soit, dit l'écrivain qui n'était pas convaincu

j'écrirai sur les gens de la télévision

je dirai un mot ou deux des ministères de la République

et quand j'aurai vidé mon sac

je chanterai l'amour

et puis je le ferai

avec qui je ne sais pas

est-ce que c'est important

de savoir avec qui on fait l'amour ?

 

— C'est une question de mauvais goût

dit le Ministre en montrant la sortie

je ne peux pas y répondre

dans le cadre de mes fonctions officielles

mais s'il vous plaît de me rencontrer

où mes amis se plaisent à me visiter

je vous ferai savoir de quelle manière je réponds

à ce genre de questions qui en effet

obsèdent jusqu'à mon âme.

 

— Je suis content de savoir

que quelque chose vous obsède

dit l'Écrivain sur qui la porte se refermait

il n'est pas mauvais qu'on soit sujet à l'obsession

c'est de cette manière que tout arrive

voulez-vous que je vous fasse une confidence ?

 

Mais la porte s'était refermée

et l'écrivain se retrouva dans le hall

qu'un huissier martelait du talon.

 

— Gauche ! Droite ! scandait l'Huissier

il faut marcher de long en large

dans le sens de la longueur

et dans celui de la largeur

il faut marcher la tête droite

de la porte d'entrée à la porte du fond

et le vice est versa

de la porte du fond à la porte d'entrée

où je vous prie de reprendre votre chapeau

votre canne et vos souliers vernis

merci pour la p'tite pièce à vot'bon cœur

la prochaine fois changez d'eau de Cologne

je déteste ouvrir les fenêtres

pour laisser échapper les mauvaises odeurs

quel désordre ! non mais quel désordre !

ces odeurs qui se mélangent dans les lustres !

 

Dehors il s'assit sur un banc public

un banc qui était à tout le monde

mais où tout le monde ne pouvait pas s'asseoir

à la fois

on comprend pourquoi.

 

il leva les yeux vers l'horizon vertical

et vit la flèche d'acier

et l'ombre de Kateb immobile et informe

que le vent approchait

et que les étoiles se disputaient

on comprend pourquoi

 

il pouvait voir à quel point le monde avait changé

bien qu'on y fît l'amour de la même manière

et pour les mêmes raisons

on comprend pourquoi

 

un enfant le frappa avec un ballon

ce qui fit rire d'autres enfants

ce qu'il ne comprit pas

on comprend pourquoi

on comprend pourquoi

 

il resta longtemps assis sur le banc

il regarda les jambes des femmes

il chercha leurs yeux mais ne les trouva pas

on comprend pourquoi

 

fallait-il parler à Kateb ?

qu'allait-il se passer s'il le faisait ?

et s'il ne se passait rien

qu'est-ce que ça changerait ?

il ne répondit pas à ces questions

on comprend pourquoi

 

il traversa la ville sans se presser

passa devant les restaurants sans avoir faim

devant les pissotières sans avoir envie

devant les arrêts d'autobus sans s'arrêter

on comprend pourquoi

 

il s'arrêta sur la jetée

donna à manger aux oiseaux en bas

et aux poissons en haut

fit plaisir à une petite fille

en lui donnant sa réserve d'hélium

ce qu'il fit qu'il n'avait plus d'hélium

on comprend pourquoi

 

— pourquoi ce silence ? dit Kateb

dont les paroles glissèrent le long de la flèche

 

— je me tairais si c'était le silence qui m'y forçait

dit l'Écrivain pour dire quelque chose

je ne sais pas ce qui me force à te répondre

sans doute que je n'ai plus rien à dire

plus rien qui te concerne en tout cas

je gratte mon cerveau du bout de mon crayon

et tu ne redescends pas

tu existes comme je ne t'aime pas

est-ce que tu écriras un livre plus tard

pour raconter ton étrange aventure

et gagner de l'argent ?

 

— je l'écrirai si j'ai le temps

 

— admettons que le temps ne te manque pas.

 

— alors je l'écrirai pour gagner de l'argent

si j'ai le temps il me faudra aussi de l'argent

mais si je n'ai pas le temps

à quoi bon gagner de l'argent ?

 

— tu as raison, dit l'Écrivain

ne mélangeons pas ce qui est distinct

que chaque chose soit à sa place

le temps dans un tube de verre

et l'argent au bout d'un fil d'acier

suspendu de chaque côté de la vie

avec le tic-tac tout prés des oreilles

et la trace des pas sur l'échiquier

qui pourrait n'être que le parterre

applaudissant dés que le rideau est baissé.

 

— Qu'est-ce que tu racontes ? s'écria Kateb

qui trouvait cela très amusant

ces paroles prononcées sans rien écrire

au gré du vent et des fuites d'hélium

entre l'os pariétal et l'occiput

là où se loge comme un serpent

d'un bout à l'autre de la même vie

le tube de verre menacé de rupture.

 

Qu'est-ce que tu racontes de beau !

mais qu'est-ce que tu racontes pour me plaire !

qu'est-ce que tu racontes que je comprends !

 

— Je ne sais pas, dit l'Écrivain

je ne suis pas complètement détruit

j'ai de l'encre pour y tremper ma pensée

et ce sont des mots qui s'animent

ce pourrait être des couleurs

mais ce sont des mots et je les aime

mais qui comprendra que je n'ai pas goût

justement à cause de ça.

 

— Tu ferais mieux de me reconstruire

il faut mettre de l'encre dans les fissures

et des morceaux de plumes en travers

pour que ça tienne debout

et que ça ait l'air d'un livre.

 

— Tu ne sais pas de quoi tu parles.

Si tu savais, tu ne parlerais pas.

Tu existes mieux que les mots.

 

— Je veux redescendre

et voter comme tout le monde

et peut-être devenir député ou ministre

et pourquoi pas président de la République !

 

— tu peux bien faire ce que tu veux

mais tu ne seras jamais écrivain

même mort et oublié !

 

— Qu'est-ce que tu en sais ! dit Kateb désolé

de n'avoir pas le talent qu'il faut

pour ne pas mourir

et exister toujours dans la mémoire des hommes.

 

— En fait je n'en sais rien !

dit l'Écrivain en jetant un regard

vers la fenêtre éclairée qui semblait s'éclairer pourtant

 

je n'en sais rien, je n'en sais rien

je ne sais rien de ce qu'il faudrait savoir

j'aurais dû devenir peintre

et créer un modèle de beauté

ça aurait l'air facile

et ce serait inimitable

tandis que les mots me manquent

pour dire ce que j'ai à dire

et tout devient difficile

tellement difficile que j'ai envie de me taire

 

— Mais pourquoi ne tais-tu donc pas ?

 

— Hein ?

 

— Pourquoi ne te tais-tu donc pas ?

 

— Je ne sais pas c'est comme ça

il faut que j'écrive

il faut que je t'invente

chaque fois que trop de mots t'ont effacé

et je t'invente vraiment

et tu existes de nouveau

et il t'arrive quelque chose

quoi ? je ne sais pas — quelque chose

et tu grandis avec l'encre et le papier

c'est le destin des personnages, je crois.

 

et puis plus rien

le personnage de l'Écrivain s'était volatilisé

il avait disparu comme par magie

et le personnage de Kateb existait toujours

perché sur sa flèche d'acier et de lumière

dominant toute la ville

inquiétant les oiseaux virevolteurs

mais pas du tout les petites filles

qui ne voyaient aucun inconvénient

à ce qu'on ne leur explique pas

en quoi consistait le jeu.

 

— Si quelqu'un veut expliquer

dit une petite fille plus grande que les autres

qu'il ne se gêne surtout pas

non seulement on l'écoutera

mais en plus on comprendra

mais si personne ne veut expliquer

ce n'est pas ça qui nous empêchera

de jouer à la marelle avec les ballons

et au ballon avec les amoureux

tout le monde comprendra

qu'être une petite fille ce n'est pas

écouter des explications qui expliquent

ce qui est explicable ou ne l'est pas

mais on s'en fiche de savoir

ce qu'on est les seules à ignorer

ce que vous ne savez pas

est-ce que vous voulez bien qu'on vous explique ?

 

Livre intitulé Kateb !

je veux sortir de ton ventre ventre

verbal incantatoire

je veux m'extraire de ton vocabulaire

je ne veux plus exister

seulement par rapport à toi

ni en fonction de ce que tu impliques

dans mon existence quotidienne.

 

— Quel cri horrible ! dirent les petites filles

effrayées non pas par ce qui venait d'être dit

par la manière dont cela fut dit

car en réapparaissant à la page suivante

l'Écrivain s'était senti un peu mal

prêt à tourner de l'œil tant la douleur était forte.

 

— Je veux naître aujourd'hui

dit l'Écrivain dans l'oreille des petites filles

si je suis le personnage principal de ce roman

bien sûr

parce que si je suis un personnage secondaire

autant mourir tout de suite

ou même n'avoir jamais existé

et s'il s'agit d'un roman

ce qui n'est pas sûr.

 

en tout cas c'est aujourd'hui que je sors de l'ombre

 

Je suis un homme heureux comblé

je n'aime pas la mort

mais je l'accepterai

je préfère l'amour

c'est plus facile plus discret

et puis ça ne se fait pas tout seul.

 

— Qu'est-ce qu'il raconte ? demanda Kateb

aux petites filles qui s'assemblaient

pour écouter cet homme pas propre et mal habillé

qui prétendait faire l'amour mieux que la mort.

 

— l'amour je le fais avec ma femme

poursuivit l'Écrivain qui avait retrouvé son calme

je suis un homme c'est normal

je le ferais bien avec l'une de mes filles

mais c'est interdit par la loi

alors tant pis pour celle que je préfère

et qui aurait peut-être aimé ça

tant pis pour elle

et tant pis pour le monde

je ne lui ferai pas l'amour

puisque le monde ne le veut pas

ce que le monde veut n'est pas ce que je veux

le monde est rarement d'accord

avec l'esprit d'un homme

qui est d'ailleurs un homme d'esprit

et aussi cela va sans dire un homme du monde

même si le monde n'aime pas ça

je chante ce qui me plaît

pour le plaisir de me plaire

et non pas pour plaire à tout le monde

ce qui serait un manque total d'esprit

 

Je le chante tout haut

si ça ne coûte rien

je le chante tout bas

si la loi ne veut pas

 

l'amour ne me coûtera pas ma liberté

je préfère baiser ma vieille femme

par devant par derrière par côté en haut en bas

j'ai tous les droits en ce qui la concerne

je ne sais pas ce qu'elle en pense

elle peut bien penser ce qu'elle veut

pourvu que ça ne coûte rien

mais alors rien pas un sou rien rien rien

et qu'on s'en sorte chaque jour

avec l'envie de recommencer

 

C'est aujourd'hui que je sors de l'ombre

je viens dans la lumière pour m'éclairer

je veux voir mes mains d'ouvrier

dans la lumière qu'on me dispense

et dans le miroir me sourire

me reconnaître comme je m'aime

et tendre le miroir à qui voudrait le contraire

que je suis moche comme le cul de ma femme

comme si ma femme avait de l'importance

aujourd'hui que je vais paraître

comme je me suis toujours envisagé

c'est-à-dire à mon avantage

faisant de l'ombre à mon amour légitime

lorgnant l'épaule de mon amour interdit

et inventant de nouvelles amours

dans le regard des filles croisées

au hasard des trajets d'une place publique

 

Regardez-moi comme j'aime me voir !

Les vitrines n'aiment pas mon reflet

ce que je vends n'a pas de prix

qu'il fasse jour qu'il fasse nuit

je me fiche de reconnaître la lumière

mes mains sont visibles et ma trogne

et mon habit qui se déplie

et qui triomphe de l'immobilité

trempant ses ongles inattendus

dans l'eau de la mémoire.

 

Je ne ferai pas l'amour à celle que j'aime

je n'ai donc pas besoin de savoir pourquoi je l'aime

je l'aime c'est bien suffisant

il faut que ça suffise

sinon j'aurai de gros ennuis

et ce n'est pas ce que je cherche.

 

— C'est pourtant ce que vous avez trouvé

dit le juge en jouant au nœud papillon

sur les murs du tribunal

vous n'avez pas joué comme il fallait

on vous avait dit de vous tenir tranquille

mais non c'était plus fort que vous

il a fallu que ça vous arrive

et que ça ne plaise pas à tout le monde

 

— Mais je suis sage comme une image !

 

— Il n'y a pas d'image sage qui tienne

vous avez trouvé les ennuis que vous ne cherchiez pas

c'est un fait que tout le monde peut constater

 

— Tout le monde pourrait comprendre

si le monde avait de l'amour

pour ces choses qui font que l'amour

n'est pas donné à tout le monde

je suis le plus malheureux des hommes

j'ai fait le mal sans le vouloir

je savais que c'était mal mais je l'ai fait

j'ai voulu le faire et je l'ai fait

le monde pourrait comprendre ça !

Est-ce que le monde peut comprendre

que ce n'est pas facile d'aimer ?

surtout quand l'amour est interdit

et qu'il s'agit de ne pas se tromper

sinon le monde vous tombe dessus

et il vous juge et vous condamne

et s'en est fait de l'amour à jamais

mais qui fera l'amour à ma place !

Est-ce que le monde a songé à cela ?

il ferait bien de penser à tout le monde

avant de dire des choses

qui pourraient bien se retourner contre lui.

 

— Je vous condamne à ne plus faire l'amour

dit le juge en manière de sentence

car tout concordait

tout était parfaitement probant

et en plus c'était grave

ce qui justifiait la lourdeur de la peine

 

— Ne plus faire l'amour ! s'écria le condamné

mon dieu que ça va être difficile.

 

— Si vous doutez de vos compétences

dit le juge en reprenant son stylo

je vous condamne en plus à la mutilation

ce qui fait un peu mal il faut le dire

mais c'est le plus sûr moyen de ne pas se tromper.

 

— Je ne veux pas être mutilé

cria le condamné dans le micro

ça fait beaucoup plus mal que vous dîtes

et ça n'enlève pas l'envie d'assassiner

j'ai envie d'assassiner tout le monde

 

— Je vous ferai couper les mains !

cria le juge dans le micro

 

— Je me servirai de mes pieds !

 

— Je les ferai couper de la même manière !

 

— Je me servirai de ma tête

 

— Alors vous mourrez c'est sans remède

on meurt toujours d'être coupé

à cet endroit de l'anatomie

la peine de mort est interdite

mais on ne l'aura pas fait exprès.

 

— Mais coupez ! coupez ! coupez !

ce n'est pas le décor que j'avais demandé

il fallait des paillettes des femmes nues

des bottes de sept lieues des pattes de lapin

j'en ai assez de manquer de tout

chaque fois que je ne devrais manquer de rien !

 

— Je couperai si je veux !

cria le juge dans le micro

entre les ailes de son nœud papillon

qui se prit pour un papillon

et qui se transforma en chenille

pour embêter tout le monde

 

la loi m'autorise à tuer qui je veux

continua le juge qui était allergique aux chenilles

et si je ne veux pas il faut m'en remercier

Remerciez moi parce que je n'ai rien coupé

estimez vous heureux que ça vous arrive

 

donc vous ne ferez plus l'amour à personne

on ne pourra pas vous empêcher de rêver

ce qui arrive à tout le monde

si le monde est à l'endroit bien sûr

ce qui n'est pas toujours le cas

quand on écrit des romans modernes comme il faut

mais aux termes de la loi

le rêve ce n'est pas de l'amour

c'est du rêve

et la loi n'en a rien à foutre

alors rêvez si ça vous chante

moi ça ne me gêne pas le moins du monde

que le monde soit à l'envers ou à l'endroit d'ailleurs

il est normal qu'un homme rêve

si l'amour lui manque à ce point

qu'il ne trouve plus le sommeil

Huissier ! faites entrer le coupable suivant

s'il s'agit d'une petite fille

qu'elle attende encore un peu

j'ai l'estomac qui me tiraille

et je ne suis pas d'humeur à faire des galipettes

et vous greffier !

arrêtez de mâchouiller votre crayon

il n'y a aucune raison de se rendre nerveux

qui a dit que la justice est une folie comme une autre !

 

— On ne comprend pas tout ce qu'il dit

fit Thomas dans le micro

c'est son premier procès télévisé

il est nerveux il sue il pue il craque

ira-t-il au bout de sa pensée

qui peut le dire à ce moment de l'audience

 

Thomas occupait une partie de l'Écran

où il apparaissait en contre-jour

une lampe s'alluma dans les tringles

elle effaça le contre-jour

il régla le son de sa voix

ba ba bi ba ba ba bou

chut ! fit le juge avec l'index

un nouvel accusé s'assit dans le box

il croisa ses bras sur la balustrade

et donna un coup de pied

dans la serviette du gendarme qui s'excusa

on s'excuse toujours auprès des morts

pensa ce gendarme qui avait de l'expérience

en matière de justice expéditive.

 

— J'expédie mais ne romps pas

dit le juge à l'accusé qui ne comprit pas

que c'était à lui de plier

 

Serai-je à la hauteur ?

se demandait toujours l'Écrivain

qui se mettait à la place des autres

quand cela l'aidait à comprendre

les motivations de chacun

mais qui pourrait répondre à cette question ?

qui se mettrait à sa place

pour comprendre ce qui l'avait poussé

à écrire ce qu'il avait écrit

plutôt qu'autre chose peut-être mieux écrit

mieux pensé mieux restitué mieux mieux mieux ?

 

mieux quoi ?

maintenant que tout est dit

et que je vais être jugé pour ce que j'ai écrit ?

je ne devrais pas rester là à attendre

que la sentence me tombe sur la tête

et que ma tête s'ouvre par la bouche

pour exprimer ce que cela lui inspire

je ne devrais pas m'immobiliser

il faudrait que j'invente une guerre

j'inventerais la mort par conséquent

c'est si facile d'écrire

quand elle existe vraiment

et si difficile de le dire

quand on suppose sa nature

sans vraiment savoir ce qu'il en est.

 

Je dormirai si je veux

d'ailleurs je n'ai pas sommeil

je mangerai si j'ai faim

j'ai faim mais ça ne m'empêche pas de rêver

j'écrirai plus tard ce que j'ai vécu

personne ne me paiera pour ça.

 

— Kateb, viens boire un coup

mets un chapeau sur ta tête

et viens boire un coup par amitié

j'entre et je sors

je ne bois pas jusqu'à vider

il y avait de la lumière et je suis entré

j'aime bien les petites filles

je ne sais pas ce que c'est l'hélium

je ne le saurai sans doute jamais

mais j'aime bien aussi l'hélium

viens boire un verre et puis un autre

et puis un dernier pour finir

parce qu'il faut finir ce qu'on a commencé

 

Kateb regarda l'horizon

l'indéfinissable horizon peuplé d'autres oiseaux

dont le ciel est peut-être gourmand

qui sait ?

si le ciel se nourrit d'oiseaux

ou si ce sont les oiseaux qui le composent

d'un coup d'ailes décrivant sa profondeur

et d'un cri sa couleur

qui sait ?

si le ciel est l'esprit d'un seul oiseau

qui se multiplie pour mieux exister

dans l'assemblage des mots qui l'ont fait naître.

 

Je suis détruit

c'est ma première mort

il y en aura d'autres

il y aura la pourriture

il y aura l'oubli

est-ce que j'oublie une mort ?

j'ai vécu la première

je n'ai pas su tout de suite

que c'était la première

je croyais qu'on jouait

on ne jouait pas

on écrivait quelque chose de définitif

une bouffonnerie dans le ciel de l'éternité

et puis j'avais vraiment beaucoup d'amour

je t'aimais comme un fou

 

— Ce n'est pas une raison d'aimer.

 

— Je le croyais

il fallait que je sois fou

j'étais simplement détruit

 

— il fallait que je t'aime

mais je ne sais pas inventer l'amour

avec quelles couleurs l'arracher à l'ombre ?

 

— ni couleurs ni lumières ce sont des mots

ce sont des mots qu'il aurait fallu évoquer

et les écrire sur la page blanche

pour qu'ils forment ce qu'il y avait à dire

et qu'on le comprenne sans poser de question.

 

— il fallait que je t'aime mais c'était fou

et pas assez de lumière pour m'éclairer

pas assez de temps pour attendre

 

— ni lumière ni attente ce sont des mots

ce sont des mots que tout le monde devait comprendre

mais ce n'est pas facile de comprendre

si la vie n'est pas vraiment la vie

mais quelque chose qui approche de l'éternité !

et c'était le cas pour la plupart des gens

 

— Je ne comprends pas je ne comprends pas

 

Que pourrait-elle comprendre ?

On ne joue pas à jouer

On joue à écrire

ce n'est pas la même chose

ce ne sont pas les mêmes petites filles

et si l'hélium n'est pas de l'hélium

alors il n'y a plus rien à respirer

et on s'étire comme le verre

et on casse comme le verre

et on change de voix

comme le verre change de mains

mais toujours pour que tu y boives

et que tu m'accompagnes de verre en verre

et qu'on se mette à exister ensemble

parce que tu ne comprends pas que ce n'est pas un jeu.

 

Kateb avait crié bien sûr

ce genre de choses ça se crie toujours

et il y a toujours quelqu'un pour entendre

 

— Hein ? Quoi ? Comment ?

vous avez mal ? j'appelle un docteur ?

mais non

je n'ai pas mal

appelez le docteur quand même

on parlera de médecine

ça me changera de la littérature

je ne changerai pas de couleurs

j'ai de reflets de coquillage

je ne le fais pas exprès

c'est dans ma nature.

 

C'est du moins ce que s'imaginait le Ministre

de la fenêtre où il se tenait

tirant sur sa cigarette d'amères bouffées

il ne pouvait que s'imaginer

imaginer la pensée de Kateb

imaginer sa douleur

imaginer son sens de l'humour

son besoin de se faire aimer

son désir de changer de nature

qu'est-ce qu'on peut imaginer

quand on ne sait rien de la vérité ?

Kateb trônait au-dessus de la ville

informe au bout de la flèche métallique

vivant puisque tout le monde

était d'accord là-dessus

qu'arriverait-il s'il prétendait le contraire ?

mais non mais non vous vous trompez

Kateb est mort

ce que vous voyez est un cadavre

il se décompose

il n'y a qu'une mort

et c'est celle-là qui tue Kateb

mais Kateb leur disait le contraire

que ce n'était pas la mort qui tue

que c'était une mort qui ne tuait pas

quelle aberration !

Comme si la mort n'était pas la mort !

et tout le monde s'en fichait

ce que Kateb disait était important :

on meurt avant de mourir vraiment

ah bon ? et ça fait mal ?

ça fait très mal parce que c'est douloureux

et ça passe comme ça vient ?

ça dépend de l'oiseau

l'oiseau ? quel oiseau ?

mais l'oiseau qui vous empêche d'exister

quand c'est justement

ce que vous désirez le plus au monde !

et par exemple pour exister plus que les autres

vous écrivez des livres que personne ne lit

et vous demandez à l'oiseau

si vous existez plus que les autres

et l'oiseau vous répond : devine !

et comme il n'y a rien à deviner

on meurt avant de mourir

ce qui est logique puisque c'est l'oiseau qui le dit

enfin il ne le dit pas

il le laisse à penser

et on pense beaucoup.

est-ce que j'existe plus que Untel ?

ce serait dommage que j'existasse la même chose

parce que lui ne fait aucun effort

pour exister plus que les autres

il fait ce qu'on lui dit de faire

avec un maximum d'incompétence

et par-dessus le marché c'est un paresseux

on comprend pourquoi on a du mal

à accepter l'idée d'exister comme lui

pas moins que lui

parce qu'alors ce serait le comble

le comble de quoi je ne sais pas

le comble de ah ! non ce n'est pas possible

que j'existe moins que ce cancrelat

qui ne fait aucun effort pour exister

et que l'existence nourrit comme il faut

alors que la même existence ne me nourrit pas

et que c'est la raison pour laquelle

j'essaie d'exister ailleurs qu'ici

dans un monde où la faim

est une critique de la raison dialectique

 

C'est du moins ce que s'imaginait le Ministre

ne sachant rien de ce qui se passait

dans la tête détruite de Kateb

qui vit apparaître l'énorme cheval surgi du ciel

avec un étonnement tellement

tellement

 

LA VOIX DU PEUPLE

 

Est-ce qu'il va se passer quelque chose d'insensé

comme le ciel à l'envers

ou la mer à l'endroit

comme la destruction de Kateb

et son érection au-dessus de la ville

ou bien encore comme l'apparition énorme

du cheval de six mètres de haut ?

 

Que va-t-il se passer d'extraordinaire

pour redonner du génie à ce roman

où l'on commence sacrément à s'ennuyer.

 

Bon d'accord —

Kateb fait le gaillardet ou le penon

chaque fois que je tourne la tête

c'est pour m'apercevoir que rien n'a changé

qu'il est toujours au bout de sa flèche de verre

et je donne l'inclusive au visiteur

qui va me proposer des élégances

ou ce qu'il suppose être des élégances

alors même qu'il s'agit

d'une vague procidence de coupe-bourgeon

Voilà ce que c'est que de tendre le crayon

vers le flébile passe-peintre

qui se refuse aux gouliafreries contemporaines.

 

Le ministre des Élégances

marmonnait tout cela entre deux feuillets

et le secrétaire écrivait un poème d'amour

ou plutôt il le réécrivait

car le président n'était pas totalement dénué de talent

il lui manquait simplement

ce dont le secrétaire s'enrichissait tous les jours

je veux parler de la poésie

de la mer au bureau de tabac.

 

coupe-bourgeon toi même

pensait le secrétaire en cherchant une rime à dais

on n'a pas idée de se mêler de littérature

quand on s'y connaît à peine en élégances

est-ce qu'on épouse des femmes quand on est élégant ?

c'est une histoire de l'art

fabriquée par des commerçants

pleine d'argent et de couleurs

et ne signifiant rien —

 

à midi le secrétaire alla manger dans un restaurant

il détestait manger dans un restaurant

même avec la plus belle femme du monde

mais enfin ce jour-là elle n'était pas la plus belle

et puis il n'avait pas faim

sa tête était pleine de rimes stupides

et de déclarations purement sexuelles

qui n'impliquaient rien que de très temporel

elle mangea des saucisses de Strasbourg

avec des pommes de terre et du lard

et elle but un affreux vin du midi de la France

qui lui donna un hoquet tempéré

 

— Mon dieu ! ma belle, fit le secrétaire

qui n'aimait que les bonnes manières

ma belle tenez-vous un peu

je travaille pour le Ministère des Élégances

pas pour celui de l'Emploi

retenez votre trop-plein de nourriture

avec la main avec les pieds

enfoncez-vous une mèche de cheveux dans la bouche

ou bien mordez votre serviette

mais veuillez cesser ce concert de flaveurs

on en peut plus on étouffe on se meurt

ma belle à l'idée que c'est la cause

du vieillissement prématuré qui vous déforme.

 

— Merci pour le compliment, dit la femme

c'est tourné comme il faut c'est élégant

c'est surtout très efficace contre le hoquet

écoutez je ne hoquette plus je me tais

comme c'est extraordinaire

cet effet de l'élégance sur mon comportement

je reprendrais bien de la saucisse

si ce n'est pas trop vous demander.

 

— Mais vous ne me demandez jamais trop

et je donne juste ce qu'il faut

garçon ! de la saucisse pour cette dame

maintenant qu'elle contrôle son diaphragme.

 

— Mon amour, dit la femme très heureuse

de faire un tel effet sur un tel homme

je ne sais vraiment pas quoi vous dire

pour vous remercier de manger avec moi

cela vous dirait-il de toucher à mon sexe

histoire de se retremper aux sources

aux sources de quoi je l'ignore

mais ce sont des sources j'en suis sûre.

 

Et pendant que le secrétaire passait le temps

le ministre jeûnait dans son beau cabinet

en compagnie du président de la République

qui lorgnait les brouillons du secrétaire

sans oser y toucher.

 

— Organiser un concours d'élégances

marmonnait le Ministre en léchant un crayon

c'est facile à dire très facile

seulement voilà c'est autre chose de le faire

l'élégance est une science de la fragilité

est-il vraiment sérieux d'opposer des fragilités ?

Que se passe-t-il alors ?

Personne ne peut répondre à cette question.

Un concours n'est-il pas le meilleur moyen de nier l'élégance ?

En un mot est-ce bien élégant de concourir ?

 

— Là n'est pas la question, dit le président de la République

ce qui importe ce n'est pas que ce soit élégant

mais qu'il y ait un vainqueur

et le vainqueur je veux que ce soit Kateb

je veux être réélu président de la République

mais ce n'est pas possible sans Kateb

il faut donc que Kateb me doive quelque chose

c'est un arabe

il aime l'argent et les honneurs

que Kateb soit le plus élégant des hommes

et je serai président de la République

 

— Je comprends le raisonnement,

dit le ministre en se grattant les sourcils

je dirais même que je l'approuve

mais Kateb sera-t-il d'accord avec vous

je veux dire sur les principes

car il y a des principes directeurs

et ce ne sont pas forcément les principes de Kateb

 

— Mais qu'est-ce que vous en savez mon vieux !

Kateb est un original

il se donne en spectacle pour le spectacle

il n'a rien à dire d'important

ce n'est pas le prophète d'une nouvelle religion

c'est une vedette de la télévision

une bien plus grande vedette que moi

il sera un héros de la nation

et moi je présiderai à son destin

ce qui est normal quand on préside.

 

j'aimerais aussi écrire des poèmes d'amour

pensa le président sans sourciller

mais le secrétaire ne sera jamais un héros

ni une vedette de la télévision

pourvu qu'il ne me survive pas

 

— Je vais réfléchir, dit le ministre.

 

— Mais c'est tout réfléchi, dit le président

en claquant la porte derrière lui

laissant le ministre seul

face à ses responsabilités.

 

Quelle guigne ! pensa le ministre

il va falloir que je parle à Kateb

lui parler ne m'embête pas

mais lui parler d'un concours

d'un concours qu'il gagnera

parce que c'est décidé un point c'est tout

est-ce que c'est une manière de parler

à une vedette de la télévision ?

 

Quel problème ! pensait le ministre

voilà trois jours que je suis ministre

trois jours de calculs de projets d'espoirs

et voilà que ça me tombe sur la tête

voilà le mensonge qui montre son visage

qui me propose des complicités

la toile se trame doucement

et je n'ai toujours pas faim

ce qui fait que je ne mangerai pas.

 

il rentra chez lui se coucher.

 

Kateb ouvrit les yeux

je ne sais pas ce que j'ai en ce moment

pensa-t-il en étirant son corps informe

c'est peut-être parce que je manque d'amour

soit je n'aime pas assez

ce qui est difficilement mesurable

soit je ne suis pas assez aimé

ce que je devrais pouvoir mesurer

tiens encore un oiseau sur mon épaule

enfin si je peux parler d'épaule

à propos de cette protubérance

oiseau ne me mange pas le nez

enfin si je peux parler de nez

à propos de ce relief sous ma peau

est-ce entre les yeux que ça se passe

oiseau ne me parle pas de tes amours

je ne sais pas si les oiseaux sont amoureux

mais que se passe-t-il dans ma tête

enfin si je peux parler de tête

à propos de cette excroissance

qui dépasse entre mes deux yeux

pour laisser parler ma bouche

tiens l'oiseau n'écoute plus ce que je dis

il me croit fou sans doute

il ne comprend rien à la télévision

les oiseaux n'aiment pas la télévision

ils préfèrent le ciel et la mémoire

de leurs traces obliques ou circulaires

les droites ascendantes les angles obtus

c'est leur géométrie qui les anime

les oiseaux ne sont pas comme nous

c'est qu'ils n'ont pas un dieu

pour présider à leurs destinée

 

moi j'ai des amis

ce sont d'autres oiseaux

et c'est un autre ciel

les amis de Kateb sont la véritable explication

de ce qui m'arrive aujourd'hui et demain

 

mes amis ne me manquez pas

je ne ressemble plus à rien

je ne sais pas si j'inspire l'amitié

on dit que je suis fou

et qu'il faut m'enfermer

d'autres disent que je suis informe

et qu'il faut me jeter

mes amis que dites-vous ?

à quoi me destine votre amitié

si j'avais de l'amour pour faire l'amour

je poserais la même question

à la femme que j'aimerais

mais je n'ai plus le goût des mots

je n'ai plus envie de les assembler

j'ai envie d'attendre que ça arrive

que le livre s'achève sans moi

 

est-ce que je suis fou mes amis ?

est-ce que je suis informe ?

y a-t-il une femme qui m'aime ?

le monde est-il peuplé seulement d'oiseaux ?

n'y a-t-il de place que pour le ciel ?

je voudrais plonger ma tête dans la mer

là où fondent les étoiles de l'infini

à cheval sur le dos de la baleine blanche

avec un oiseau qui a traversé la mer

pour conduire mes voyages

seul devant moi silencieux

courbant les lignes droites au hasard des rencontres

jusqu'à ce que l'infini s'achève

qu'il s'achève pour ne plus exister

et l'oiseau posé sur le mur où tout s'arrête

l'oiseau donne un coup d'aile et plonge

il plonge dans le néant et je suis mort

je suis mort pour toujours

je n'existerai plus

c'est l'oiseau qui m'a trompé

ce n'est pas la baleine

la baleine est un livre d'images

et j'écris entre tes jambes

c'est sur terre que je l'écris

ne sachant pas ce qui m'arrive

ni pourquoi ni comment qui es-tu ?

je ne savais pas que tu existais

 

Oiseau montre-moi le chemin

je veux mourir aujourd'hui même

pose toi sur le mur où commence la fin

oiseau tu es blanc et noir

c'est écrit sur ta blancheur à l'encre noire

mais personne ne lit

personne ne sait lire

il faudrait avoir beaucoup vécu

mais c'est à chaque fois que ça s'arrête

et jamais rien ne recommence

les livres ne disent rien là-dessus.

 

mes amis je n'ai plus envie de parler

ma barque s'est enfoncée dans la mer

couverte d'algues et de coquillages

que peut-elle signifier maintenant ?

je n'ai plus rien à dire de nouveau

je me déforme jusqu'à l'horreur

il ne faut plus me regarder

il faut éteindre la télévision

faire tomber cette flèche d'acier

mettre les petites filles dans leur lit

ranger les ballons gonflés à l'hélium

plus rien n'existe de ce que j'ai créé

sauf les oiseaux bien sûr

parce qu'ils sont éternels

parce qu'on ne peut pas oublier le ciel

mais la mer n'a plus aucune importance

il faut noyer toute cette imagination

je peux fermer les yeux

plus rien n'existe

tout est mort noir sans issue

 

il y a encore une image au fond de ma mémoire

elle s'éteindra pendant que je meurs

ce n'est peut-être qu'une chandelle

dans ce cas elle s'éteindra comme je meurs

 

je n'ai plus d'amis.

 

— Kateb mon amour reviens

c'est vrai que ce n'est pas facile d'exister

les amis n'existent pas vraiment

et l'amour n'est pas une solution

je sais que l'amour ne répond pas à la question

et la question reste posée

et il n'y a toujours pas de réponse

et il faut que ça s'achève un jour

mais quel jour ?

moi aussi j'ai traversé la mer

j'ai rêvé sa profondeur

et je l'ai traversée

et de l'autre côté il y avait l'infini

et l'infini s'est arrêté

et je savais que c'était la mort

j'ai connu beaucoup d'oiseaux crois-moi

des oiseaux m'ont aimée

j'en ai aimé beaucoup

l'amour n'a rien empêché

ni les mots pour le dire

mais est-ce bien le jour ?

 

— plus d'amis plus d'amour plus de vie

rien que ma forme qui se déforme

la haute flèche métallique

le jeu des ondes qui répercutent mon étrangeté

que s'est-il donc passé ?

je n'ai pas tout compris

ce n'est peut-être qu'une chandelle.

 

— Je vis si c'est ce que tu veux savoir

je vis la preuve : je peux aimer

veux-tu que je t'aime comme je sais aimer ?

 

— une chandelle, une lampe, un éclat de verre

je ne sais pas exactement ce que c'est

faites-moi une piqûre et qu'on n'en parle plus

je veux m'éteindre maintenant

ma barque est une poussière de coquillages

les algues en traversent la matière

de leurs membres infiniment

qui suis-je si je prouve le contraire ?

 

— Bien sûr, dit le président de la République

il faudra inviter tous ses amis

vous les ferez boire plus que de raison

afin qu'ils s'expriment sans retenue

j'aime savoir ce qui fonde l'amitié

 

— Ce sera fait, monsieur le président.

 

— Et puis vous ferez venir des femmes

des femmes comme il faut je veux dire

pas trop mariées bien sûr

mais pas trop célibataires non plus

 

— Ce sera fait, monsieur le président.

 

— Je veux un discours pas ordinaire

un discours qui flirte avec l'histoire

mais pas trop de femmes tout de même

un peu de pudeur aux entournures

 

— Est-ce que vous fumerez un gros cigare

ou bien faut-il le faire fumer par quelqu'un d'autre ?

 

— Je le fumerai moi-même merci.

 

il faut ce qu'il faut, pensa le ministre

Arbitre des Élégances

et il n'avait pas tôt fait de le penser

qu'une sorte de hennissement se fit entendre

 

— un hennissement ! s'étonna le président

mais qui hennit à cette heure de la journée ?

pas un cheval tout de même ?

 

— Mais oui, monsieur le président

c'est un cheval qui hennit

et quel cheval je ne vous dis que ça

il fait au moins six mètres de haut

il s'est arrêté aux pieds de Kateb

et il lève la tête pour regarder Kateb

et que fait Kateb ?

il regarde le cheval d'un air étonné

étonné non pas qu'il s'agisse d'un cheval

mais que celui-ci ait six mètres de haut

Kateb dites quelque chose dans le micro

le micro ! Branchez le micro

le micro de Kateb n'est pas branché !

vous allez tout faire rater

Kateb tirez sur le fil s'il y a un fil

secouez le micro si c'est un micro

dites quelque chose dans la langue de votre choix

 

— Crabou Crabou bababa Crabou !

firent les haut-parleurs accrochés

à la flèche métallique qui étincelait

entre le bleu du ciel

et la blancheur incroyablement blanche

de la crinière du cheval gigantesque

qui donnait du sabot dans le sable

ce qui effraya les oiseaux

 

— Craboubouboubaboucra Cracra Cra !

 

— Mais faites quelque chose pour cette émission ?

 

les oiseaux se rassemblèrent sur la place

les uns virevoltant au-dessus des autres

et un oiseau noir et blanc les traversait

s'approchant du cheval par instant

entre la crinière et la flèche métallique

au bout de laquelle s'agitait la forme de Kateb

 

— Crababa Crabababinbin Cra Cracrabin Bin

 

— Ce foutu micro qui ne marche pas

et le temps qui passe et qui n'arrange rien

rouspétait l'ingénieur du son

manipulant les boutons dans tous les sens

 

l'oiseau noir et blanc se posa dans la crinière

l'oiseau noir et blanc était un micro

et les haut-parleurs rendirent le frémissement

le frémissement incroyable de la crinière

 

— Fum Fum Fum Frou Frou !

 

et soudain une main s'empara de l'oiseau

l'oiseau se débattit de toutes ses forces

il déploya ses ailes noires et blanches

et elles claquèrent dans l'air qui s'agitait

et puis elle approcha sa bouche de l'oiseau

l'oiseau qui était en fait un micro

mais qui ne le savait pas

et il cherchait à lui donner des coups de bec

mais elle souriait et elle le maîtrisait

et elle le serra contre sa poitrine

il ne pouvait plus bouger

on entendit son cœur

 

— Boum Boum Boum Boum

 

Elle était debout dans la crinière blanche

elle tenait l'oiseau dans ses deux mains

et le cheval s'était immobilisé

il quouillait un peu

car des oiseaux virevoltaient

mais il était calme et gigantesque

et elle se dressait dans sa crinière

tenant l'oiseau à bout de bras

l'oiseau qui cherchait à lui échapper

l'oiseau qui était un micro

et le cheval leva la tête vers Kateb

et Kateb vit ses grands yeux noirs de Cheval

un cheval de six mètres de haut

c'est-y possible que ça existe à c'te heure

il faut le voir pour le croire

et l'oiseau ne sait pas qu'il est un micro

il ne le sait pas et il voudrait mordre

il lui mordrait la bouche s'il pouvait

mais elle le tient à bout de bras

et il remue l'air avec ses ailes

mais l'air ne lui obéit pas

l'air remue sans le soutenir

l'air remue comme de l'eau

et l'oiseau voudrait crier son désespoir

mais elle rit

et tout le monde entend le rire

 

qu'est-ce que c'est que ce rire ?

et puis pourquoi rit-elle ?

que fait-elle dans la crinière du cheval ?

pourquoi un cheval ?

que signifie tout cela ?

 

mais le cheval n'a pas besoin de micro

il hennit de toutes ses forces

et tout le monde retient son souffle

et Kateb en est tout secoué

et il change encore de forme

il ne ressemble vraiment plus à rien

est-ce que ça va continuer ?

est-ce que le cheval existe ?

est-ce qu'elle va parler ?

pour dire quoi ?

on entend son cœur encore une fois

boum boum boum boum boum

et l'oiseau n'y peut vraiment rien

 

— si j'avais su que j'étais un micro

j'aurais donné la parole à Kateb

mais je ne savais rien de ma nature profonde

et elle m'a arraché à mon vol

l'air m'a abandonné

je ne sais plus ce que je fais

je remue dans tous les sens

il faut que je m'en sorte ou qu'elle parle !

 

mais l'oiseau ne peut rien

Kateb ne peut rien non plus

le président de la République demande

si c'est dans son pouvoir

de pouvoir quelque chose mais non

lui répond le ministre désolé non

il n'y a rien que vous puissiez faire il faut

attendre qu'il se passe quelque chose mais

il se passe quelque chose ce n'est pas suffisant

dit le ministre en buvant le verre d'eau

que le secrétaire réservait au président

 

elle est belle elle est très belle

on dirait une poissonnière

mais c'est une cavalière

et le cheval est le plus grand cheval du monde

il mesure six mètres de haut

on n'a jamais vu ça

sauf le cheval de Troie

qui était en bois

celui-ci est un vrai cheval

c'est une vraie cavalière

elle est belle comme une poissonnière

les poissons le savent bien

qui ont rêvé de la baleine ce jour-là !

 

l'oiseau n'en peut vraiment plus

il arrête de gesticuler

il ouvre le bec et elle approche sa bouche

il sent son haleine

elle va parler

il ouvre le bec

que va-t-elle dire qui est-elle ?

pourquoi le cheval pourquoi Kateb ?

il ouvre le bec c'est formidable

sa langue s'approche des dents

elle lèche ses lèvres elle va parler

mais parle donc dans mon bec

c'est dans mon bec qu'il faut parler

je ne suis pas un oiseau

je suis un micro un microphone

je travaille pour la télévision

Kateb aussi travaille pour la télévision

est-ce que vous travaillez pour la télévision ?

on paiera le prix qu'il faut payer ?

est-ce que le cheval est d'accord avec nous ?

 

mais le cheval ne répond pas

il lève la tête et regarde Kateb

et Kateb ne comprend pas ce que ça veut dire

et elle le regarde aussi maintenant

et elle lui fait un signe de la main

et il comprend qu'il doit la rejoindre

quelle mise en scène pense Kateb

ils auraient pu me prévenir

de quoi j'ai l'air maintenant

est-ce que je la rejoins dans la crinière ?

que va-t-elle penser si je ne le fais pas ?

qu'est-il prévu que je fasse ?

mais personne ne lui dit ce qu'il doit faire

alors il bouge un peu son corps qui grince

les os retombent dans le fond de sa peau

il s'approche du bord de la plate-forme

et personne ne lui dit ce qu'il doit faire

elle sait sans doute ce qu'il faut faire

si elle lui dit de venir la rejoindre

c'est ce qu'il doit faire

autrement la régie aurait dit le contraire

mais personne ne dit le contraire

tout le monde attend qu'il se passe quelque chose

et il ne se passe pas vraiment quelque chose

le cheval a planté ses quatre solides jambes

dans le sable que lui jalousent les oiseaux

et l'oiseau qui était en fait un micro

ne bouge plus

il tient dans une main

il sait qu'il est un micro

son rôle n'est pas de voler

mais de restituer le son qui lui arrive

mais il ne m'arrive rien, dit l'oiseau

il ne m'arrive rien

j'attends comme tout le monde

va-t-il se passer quelque chose ?

Kateb va-t-il rejoindre la femme dans la crinière ?

que va-t-il se passer alors ?

Va-t-on le savoir aujourd'hui ou demain ?

 

— Mais qu'est-ce qu'il fabrique ?

peste le président de la République

moi je n'hésiterais pas une seconde

il faut faire quelque chose pour que ça arrive !

 

mais ça n'arrive pas

Kateb a trop peur que ça arrive mal

et les haut-parleurs soufflent doucement

c'est le souffle de l'oiseau

et elle y mélange sa langue Viens Kateb

 

Viens elle a parlé ! Viens dit-elle

elle a parlé chut qu'on se taise

le micro marche à merveille elle parle

ce n'est pas un oiseau la preuve :

on entend sa voix dans les haut-parleurs

je vous disais que ce n'était pas un oiseau

et le cheval est-ce que c'est un cheval ?

la question n'est pas encore posée ?

mais elle se posera tôt ou tard

 

Kateb se reforme autour de ses os

la question du micro ne l'intéresse pas

et le cheval n'est pas autre chose qu'un cheval

mais elle ? qui est-elle ? que me veut-elle ?

elle approche sa langue

elle l'enfonce dans le bec de l'oiseau

l'oiseau ne peut plus respirer

il est devenu totalement un micro

il perd ses ailes son bec son sexe d'oiseau

la dernière plume s'accroche à ses cheveux

on entend sa langue dans les haut-parleurs

qui descendent le long de la flèche métallique

sa voix descend jusqu'à elle

elle boit sa langue

la crinière couvre à peine sa nudité

Kateb regarde le sexe

est-ce que je pourrai faire l'amour avec elle si je descends ?

demande-t-il à la régie

mais personne ne répond à cette question

et Kateb ne se décide pas

il regarde tout le monde

et tout le monde lui dit de descendre

mais il ne descend pas il attend

le temps passe on le perd

qu'est-ce qu'on est venu faire ici ?

le cheval ? quel cheval ?

on n'est pas au courant — mais saute !

 

mais Kateb ne saute pas

il prend un livre ouvre le livre lit le livre

il aurait une pipe

il fumerait la pipe

mais il n'a pas de pipe

il ne fume donc pas

il allume la lampe

il met ses lunettes

il éteint le soleil

il arrange la lune

eh oui c'est déjà la nuit

et il ne s'est toujours rien passé

le cheval n'a pas bougé

elle s'est assise dans la crinière

et tout le monde attend

l'oiseau garde le bec ouvert

on ne sait jamais

il ne veut pas être surpris

d'ailleurs ce n'est plus un oiseau

ça n'a jamais été un oiseau

ça a toujours été un micro

et il n'a jamais volé dans les airs

comme font les oiseaux véritables

qui ne deviennent jamais des micros.

 

— Kateb, déplace les étoiles

mêle-les aux oiseaux

il fera nuit de ce côté de la terre

personne ne verra si tu viens

personne n'entendra si tu parles

fais ce que je te dis

veux-tu que je t'aide ?

je connais les étoiles je les peux toucher avec toi

les oiseaux ne diront rien

ils dormiront avec les étoiles pour l'amour du ciel

c'est toujours ce qui arrive

quand un homme aime une femme

et le vice est versa

fais-moi confiance tu verras

je n'existe que pour toi

c'est le cheval qui te fait peur ?

tu n'as aucune raison d'avoir peur

c'est un cheval comme les autres

c'est le cheval que j'ai choisi

n'hésite pas viens avec moi

 

Kateb regarda les yeux du cheval

il ne savait pas que c'étaient les yeux de Jean

de Jean le plus merveilleux de ses amis

de Jean qui était mort

parce qu'il avait choisi de mourir

et comme il ne le savait pas

que c'étaient les yeux de Jean

il ne vit pas que c'étaient les yeux de Jean

et il ne vit que les yeux d'un cheval

et il les trouva stupides et ternes

et il cessa de les regarder

 

il ne savait pas que c'était Jean

le cheval s'appelait Naej

et Kateb ne savait pas

qu'un jour il s'appellerait Betak

que c'était le destin de tout le monde

de s'appeler un jour Ednom

Kateb ignorait cette loi de la nature

sinon il aurait sauté au cou du cheval

et il aurait dit : Jean Jean Jean

que je suis heureux de te revoir

Jean tu n'es pas mort c'est formidable

et le cheval lui aurait répondu : non

je m'appelle Naej Jean est mort

toi tu es vivant tu ne t'appelles pas Betak

et le monde n'est pas Ednom

je ne sais pas ce que tout cela veut dire

ce n'est pas moi qui l'ai inventé

je suis un cheval différent des autres chevaux

comme j'ai été un homme différent des autres hommes

tu comprendrais si tu étais mort

mais tu es encore vivant et tu tiens à la vie

la mienne m'a quitté parce que je n'y tenais pas

la tienne te quittera pour une autre raison

et Kateb ne saurait pas quoi répondre

il dirait tu es mon ami je t'aime tu n'es pas mort

bien sûr tu n'as plus la même forme

mais est-ce que je n'ai pas changé de forme moi-même ?

j'étais un homme et regarde !

qu'est-ce que je suis maintenant ?

peux-tu donner un nom à ce que je suis ?

ce n'est pas Betak ça n'a pas de nom

je suis détruit et je ne meurs pas

c'est parce que je suis vivant que je te reconnais

Jean Jean continue de m'aimer

mais Jean n'était plus Jean

d'ailleurs Jean ne parlait pas

il faisait comme tous les chevaux

il n'avait pas de langage

et il portait un nom sans le savoir

que c'était un nom

et que c'était le sien.

 

le ministre installa un fauteuil sur le balcon

et il posa un cendrier sur un bras

et sa main sur l'autre

il aurait pu jouer au tison avec sa cigarette

comme il le faisait quelques fois

pour amuser les petites filles

mais il n'avait pas l'esprit à jouer cette nuit

il n'avait pas envie de dormir non plus

il fumait pour trouver un peu de calme

et il regardait la flèche au-dessus de la ville

et l'ombre informe de Kateb qui ne bougeait pas

le cheval dormait debout

et elle avait disparu dans la crinière

l'oiseau dormait sur la croupe

émettant un léger ronflement

mais les haut-parleurs étaient coupés

et personne ne s'en plaignit.

 

— Viens te coucher, mon chéri

la nuit est fraîche tu vas attraper froid

et puis j'ai besoin d'un peu d'amour

viens te coucher prés de moi

allez viens ne fais pas l'enfant

 

de quoi parle-t-elle ?

il va se passer quelque chose

à quel niveau ?

c'est la langue qui se restructure ?

c'est la pensée qui s'appuie sur quelque chose ?

Il n'y a pas de fumée sans feu

et elle me parle de l'amour

de l'amour des femmes de celui des hommes

l'amour dont on fait les enfants

mais c'est la langue qui refait le monde

ce sont les mots qui le composent

voilà sur quoi je peux penser

je jette un pont entre moi et l'avenir

il faut que je touche pour m'en rendre compte

 

— Viens, rejoins-moi, il dort

et le micro est redevenu oiseau

la ville s'est endormie tout est noir

autant de raisons de m'aimer ne crois-tu pas ?

 

— Qui est-ce que je croirais si j'étais mort ?

pensa Kateb en refermant le livre

elle me parle c'est l'âme de Jean

l'âme de Jean qui veut faire l'amour avec moi

je ne sais plus ce que je dis

Jean est mort ce n'est pas Jean qui parle

c'est mon cerveau détruit qui me dérange

est-ce que j'ai droit à la parole dans ces conditions ?

 

— Viens, j'ai vraiment besoin de t'aimer

un peu d'amour ne te fera pas de mal

c'est vraiment ce qu'il te faut crois-moi

 

mais il croyait au cheval

à la femme dans le cheval

il croyait que le cheval c'était Jean

que Jean était mort

et que la vie était un cheval et que

la femme qui parlait d'amour était

l'âme et que l'âme l'aimait ce qui est normal

je crois au cheval à l'âme

je crois à l'éternité de ma pensée

je crois à la solidité de mon langage

et ma langue n'est pas pure

ma langue n'ouvre pas la bouche

ma langue est celle d'un oiseau

un cauchemar d'oiseau au pays des oiseaux

tire la langue parle transmet

est-ce que les haut-parleurs fonctionnent bien ?

est-ce que tout le monde a entendu

ce que j'ai dit ce que je n'ai pas dit

le cheval n'est pas un cheval de bois

ce n'est pas un cheval de chair et d'os

ce n'est pas un cheval de mots

c'est un cheval de langue

c'est un cheval fabriqué avec la langue

il faut que je lèche les plats

mais non je ne me prends pas pour un chien

je lèche parce que j'ai ma langue

laissez-moi laissez-moi

vous n'avez rien compris

c'est un cheval d'éternité

moitié homme moitié femme !

 

hi hi hiiiiii hi hi hi hiiiiiii

tu le vois le cheval !

tu le vois le cheval ! le secrétaire était tellement étonné

qu'il en avait oublié le respect dû à un ministre

 

— je le vois ! je le vois !

s'exclama le ministre

qui n'en croyait pas ses yeux

 

sur la plage

les oiseaux firent de la place

se partageant en deux colonnes agitées d'ailes

de chaque côté du chemin

que le cheval gigantesque et majestueux

allait emprunter en direction du palais présidentiel

(à cette époque

ils ont vidé le château jusqu'aux entrailles

il n'y a plus ni astronomes

ni malades mentaux

on a gardé les meubles de bonne présentation

mais sans souci d'en conformer l'agencement

à la mémoire légendaire de mon père)

 

— Ça alors ! fit le ministre

est-ce que le président est réveillé ?

 

— Il l'est ! il l'est !

dit le secrétaire en cherchant

la longue-vue dans un tiroir

regardez monsieur le ministre

il est d'une taille mémorable ce cheval

 

— j'espère qu'il n'est pas dangereux !

 

on pouvait voir Kateb complètement détruit

gigotant d'étonnement au bout du pylône

car le cheval s'avançait vers lui

et la petite femme qui habitait la crinière

lui disait quelque chose

quelque chose qui avait l'air de l'émouvoir.

 

— Je n'entends rien avec cette longue-vue !

allez me chercher une longue-ouïe

ordonna le secrétaire au ministre qui

oublieux du respect

que tout secrétaire doit à son ministre

se mit à chercher l'objet demandé

sachant parfaitement qu'il ne le trouverait pas

parce qu'il n'avait jamais possédé un tel objet

mais enfin ça le calmait de chercher l'introuvable

et il était à peine tranquille

quand le président entra dans le bureau :

 

— Qui est cette femme ? demanda-t-il

du ton ferme qui est celui des chefs

 

— Quelle femme ? dit le ministre

qui commençait à manquer de l'attention

qui ne doit jamais manquer à un ministre

sous peine que son obscur secrétaire

se prenne d'ambition pour ses fonctions :

 

— Est-il possible de le savoir ? fit le secrétaire

 

— Mais oui c'est possible !

dit le ministre qui revenait à sa réalité politique

Bien sûr que c'est possible m'sieur le Président !

comme si c'était le président qui avait posé la question.

 

— Je ne veux pas savoir qui a posé la question

ni qui sera le ministre de mon prochain gouvernement

je veux savoir qui est cette femme

si c'est la mienne, pendez-la !

 

et claquant la porte furieusement

le président de la République les laisse seuls

le ministre et son secrétaire

à se demander qui peut bien être cette femme

et si c'est la femme du président de la République

qui se chargera de l'exécution ?

 

— Après tout, dit le secrétaire

il s'agit peut-être de votre femme

 

— Ou de l'une de vos amantes

dit le ministre agacé

 

(ce qui est quelquefois la même chose

pour le secrétaire qui commençait à s'amuser).

 

— Un ordre est un ordre ! lança le ministre

il faut l'exécuter !

 

— Mais si ce n'est pas sa femme !

 

— Je m'en fiche ! Tirez dans le tas !

 

— Et le cheval ?

 

— Qu'a dit le président à son sujet ?

 

— Je ne sais pas. Je ne me souviens pas.

 

— Faites comme s'il n'avait rien dit !

 

— Et Kateb ?

 

— Le président en a-t-il parlé ?

 

— Je ne crois pas monsieur le ministre.

 

— Alors n'en parlons plus.

 

Le cheval s'était arrêté au bord du ciel

Kateb le dominait

car le pylône mesurait bien plus de six mètres

 

Le cheval dut lever la tête pour regarder Kateb

 

Le peuple s'était rapproché :

— nous on veut bien, dirent-ils tous

on veut bien d'un cheval de six mètres de haut

mais à condition qu'on nous explique

ce que fabrique cette femme impudique

qui s'accroche à sa crinière.

On pourrait peut-être lui poser la question

 

mais la femme ne répond pas

elle a connu tous les amours

maintenant elle va aimer Kateb

cette femme c'est le prochain amour de Kateb

c'est une femme d'une taille normale

ce qui rend le cheval gigantesque

voilà l'explication que cherche le peuple

et c'est Kateb qui la donne

 

— Encore Kateb ! crachote le président

encore ce mal blanchi jusqu'aux os

et il songe à la mort de Kateb

comme il a toujours songé à la mort des vivants

quand ils vivent encore

quand ils ne sont pas encore morts

 

— Eh bien oui, monsieur le président

dit le ministre en faisant les cent pas

tandis que le secrétaire essaie de lire

sur les lèvres de la femme

à l'aide de la longue-vue

 

— Vous lisez quelque chose ? s'impatiente le ministre.

 

— Je lis qu'elle rit en ce moment.

 

— Elle rit ! explose le président. Montrez-moi ça !

 

il arrache la longue-vue des mains du secrétaire

et il met son œil dedans

cherchant un peu avant de le mettre

car il est très énervé.

 

— Je ne sais pas lire sur les lèvres !

crie-t-il d'un coup en tapant du pied

mais qu'est-ce qu'elle peut bien raconter ?

 

Le secrétaire écrit sur son calepin

— Qui est cette femme ?

— Que raconte-t-elle ?

— Y a-t-il une troisième question ?

demande-t-il au président qui déteste le tutoiement

mais qui ne dit rien cette fois

parce qu'il n'est pas sûr d'avoir été tutoyé

par cette petite frappe de secrétaire

 

— Lisez-vous ! dit-il au secrétaire

en lui fourrant la longue-vue dans l'œil

 

— Elle rit encore, commenta-t-il.

 

— Et Kateb ?

 

— Il se répète.

 

— Et le cheval ?

 

— Il hennit.

 

— Bon, dit le président,

vivement les élections !

les campagnes électorales me fatiguent

je ne sais plus très bien ce que je dis.

Qu'est-ce que j'ai dit à propos de ma femme ?

 

— Des broutilles, monsieur le président, des broutilles !

fait le ministre en se triturant les doigts.

 

— C'est tout ce qu'elle mérite d'ailleurs !

elle rit encore je suppose ?

 

— Oui monsieur le président.

 

— C'est ce qu'elle a toujours fait.

 

— Mais ce n'est peut-être pas votre femme !

 

— Faites comme si c'était elle !

 

le secrétaire note dans son calepin :

cette femme est la femme du président elle rit

 

— Y a-t-il une autre question ?

demande-t-il en exhibant le calepin

 

— C'est là-dedans que vous écrivez des poésies ?

dit le président en pinçant le livre.

 

— Oui monsieur le président.

 

— Rien sur ma femme, hein ?

 

et il sort sans claquer la porte.

 

— Ouf ! fait le ministre ouf et reouf !

 

elle ne rit pas elle parle

il lit tout ce qu'elle dit

le cheval renâcle un peu

le peuple se tient à distance

et Kateb l'écoute sans rien dire

c'est qu'elle ne lui pose aucune question

elle montre le château légendaire

 

— Hein ? fait Kateb qui n'est pas encore reconstruit

 

le château mes amis

c'est là que je suis né

c'est là que j'ai vécu

 

— Vous ne lisez toujours rien ? demande le ministre

elle a cessé de rire et elle parle ?

non elle ne parle pas

qui est-ce en vérité ?

votre femme ou la mienne ?

une femme est une femme n'est-ce pas ?

 

le château de mes ancêtres

il fallait que ça arrive

il fallait qu'il y ait une histoire

 

*

 

— Jean, réveille-toi, c'est l'heure

il ne faut pas rater le train

tu sais comme sont les trains

ils n'attendent pas

 

— oui maman.

 

LES SEINS

  

Cependant que les autres jouaient

au gré des questions qu'on se pose

et des réponses qu'on ne se donne pas

Felix avait installé les tréteaux de son théâtre

non loin des pylônes entre lesquels Kateb

un peu indifférent à ce remue-ménage

mais toujours soucieux de sa reconstruction

observait le nombre des oiseaux

qui n'avait cessé de croître

depuis que les choses avaient commencé

à entrer dans la légende.

 

Felix avait beaucoup cloué agrafé ajusté

il était fatigué comme peut l'être un homme

qui vient de monter un théâtre

sous les yeux éberlués mais critiques

d'un public qui attend que ça se joue.

 

Une partie de la foule l'avait rejoint

abandonnant Thomas et ses jeux de micro

ils étaient assis maintenant

sur des chaises ou sur des genoux

ou même par terre

certains faisaient semblant d'être assis

pour avoir l'air sérieux qui convient

quand on assiste à une représentation

dont le monde a déjà dit le plus grand bien

 

Felix leur parla de l'amour

la petite dame boulotte se leva

elle montra ses deux charmants seins

et demanda si on les trouvait beaux

les myopes s'approchèrent

les aveugles touchèrent

c'étaient vraiment de très beaux seins

il n'y avait qu'à s'en servir pour le décor

la petite dame monta sur les planches

elle enleva tous ses vêtements

et chacun put constater

qu'à part les seins et peut-être aussi la bouche

elle n'était pas vraiment très belle

et qu'il valait mieux qu'elle se rhabille

— C'est à prendre ou à laisser, déclara-t-elle

si je monte sur les planches

c'est pour faire du strip-tease

et si on m'en fait descendre

je ferai la pute

ça ne me gêne pas de faire la pute

je peux jouer toutes les putes du répertoire

enfin celles qui ont un gros derrière

je montrerai mes seins moyennant finances

et les messieurs pourront entrer dans mon sexe

moyennant finances

je vais beaucoup moyenner dans la finance

il n'y a pas de raison que je me prive

alors qu'est-ce que je joue ce soir

la strip-teaseuse ou la pute ?

c'est à vous de choisir

moi je peux faire les deux

mais pas en même temps

si c'est mon gros derrière qui vous fait peur

ne le regardez pas

les messieurs penseront à toutes ces choses

et les dames n'en feront rien

je fais la pute ou je fais le décor ?

 

— Moi je préfère la pute

dit un vieil homme aux allures très courtoises

j'ai un peu d'argent à dépenser

je n'ai pas fait l'amour depuis dix ans

mais voilà que ça me reprend

je ne sais pas si c'est le derrière ou les seins

moi je préfère le derrière

mais les seins me plaisent bien aussi

c'est combien pour faire la pute ?

est-ce qu'on a le droit à la différence ?

ça ferait sans doute moins cher

on pourrait y revenir deux fois par exemple ?

bon dieu ! je perds la tête

chaque fois qu'on me parle d'amour

à mon âge ce n'est pas très sérieux

mais est-ce que c'est sérieux l'amour ?

non n'est-ce pas ?

un peu comme le nectar des fleurs

qui est leur véritable semence —

allez hop ! ma petite femme

fais la pute et on en parlera

tu as les plus beaux seins du monde

ça tout le monde le sait

pour le derrière tout le monde n'est pas d'accord

quoi ! je suis d'accord tout seul !

alors c'est bien moi l'homme de ta vie

Viens ! j'ai de l'argent plein les poches

et un zizi tout gonflé d'amour

dépêche-toi ! dépêche-toi !

l'amour et l'argent ne font pas bon ménage

il faut le faire maintenant

tant que l'amour n'est pas une question d'argent

et tant que l'argent n'est pas une façon

de payer l'amour qui n'est pas donné

 

Pas donné ! pas trouvé ! pas aimé !

qu'est-ce que j'ai fait de ma pauvre vie !

j'ai eu peur plus que de raison

et la raison ne me fait plus peur

je raisonne tes seins ton sexe tes pieds

ah ! que j'aime tes pieds

j'ai toutes les raisons de les aimer

est-ce que quelqu'un me comprend ?

personne ne comprend ce qui n'est pas raisonnable

le contraire ne serait pas normal

or l'humanité a toutes ses chances

elle n'a rien perdu au jeu de l'éternité

elle a beaucoup joué la vie

mais ce sont les hommes qui meurent

l'amour est une façon de payer sa dette

 

Viens ! on ne va pas s'ennuyer tous les deux

on va se frotter l'un contre l'autre

et puis je rentrerai tout entier dans ton sexe

c'est là que je veux habiter

et dilater toute ta chair

tu pourras regarder le ciel sans vertige

tes seins se rempliront d'étoiles comme l'infini

et mes livres se poseront au fond de toi

pour accrocher des mots qui m'ont manqué

mon propre sexe deviendra si petit

et le tien si énorme !

 

le vieil homme s'évanouit d'un coup

la foule l'ignorait

la petite dame boulotte se couvrit

et elle descendit dans la foule

elle s'approcha du vieil homme

il dormait doucement

— Ce n'est rien, dit-elle

c'est toujours comme ça la première fois

ce n'est vraiment rien

je sais tout de l'amour

tu peux me faire confiance

il n'y a rien de grave

je t'aimerai demain

tout ira vraiment mieux

je mangerai moins et je serai moins grosse

j'aurai toujours de très jolis seins

et mon derrière ne sera pas aussi gros

tu as bien aimé ma bouche n'est-ce pas ?

tu verras ce que je sais faire avec ma bouche !

je sais vraiment le faire

tu peux me croire sur parole

d'ailleurs je le ferai

je ferai tout ce qu'il te plaira

tu pourras me sodomiser si ça te plaît

ce n'est pas très poli

ce n'est pas très gentil non plus

mais j'aimerais que tu me le fasses

si c'est ce que tu veux me faire

est-ce tout ce que tu veux me faire ?

en matière d'amour

il y a tant de choses à faire !

j'ai des livres où tout est écrit

tout y est mesuré minuté calculé

on écrit bien ce qu'on aime

moi j'aime bien ce que tu écris

n'est-ce pas que tu écris vieil homme

et c'est pour ça que tu dors

au lieu de me faire l'amour

mais je suis très patiente

je saurai attendre le bon moment

il y a déjà beaucoup d'étoiles dans mes seins

pas toutes les étoiles parce que dieu existe

même si tu crois le contraire

il y a des étoiles pour chacun des enfants

que tu sauras me faire

les enfants ne peuvent pas vivre autrement

il faut les nourrir d'étoiles

ils ne meurent jamais

parce que les étoiles sont éternelles

mais toi tu prétends le contraire

au nom de quelle science

quelle science est présente

quand c'est par plaisir que je commence

à fabriquer des enfants par milliers

— ne te réveille pas

la foule ne veille pas sur toi

je l'agace un peu

parce que rien ne se joue sur la scène

je n'ai pas joué le strip-tease

je n'ai pas joué la pute non plus

on a parlé d'étoiles d'enfants

de sexe d'éternité de nourriture

on n'a pas parlé de la mort

parce que la mort n'existe pas

c'est en attendant mieux qu'elle existe

on dit : on n'a pas trouvé mieux que la mort

alors en attendant on meurt

ce n'est pas que ça nous enchante

ça nous fait un petit peu peur d'ailleurs

mais il n'y a rien de mieux que la mort

pour expliquer l'éternité

— ne meurs pas, mon chéri

mes seins sont pleins de vie

je te donne la vie

et donc l'éternité

c'est comme ça que je veux parler aux hommes

c'est comme ça que je te parlerai

quand tu te réveilleras

parce que tu vas te réveiller

et on ne se posera plus la question

de savoir si je dois m'effeuiller

pour montrer mon gros derrière

qui fait peur à tout le monde

ou bien si je dois faire la pute

et rendre malade tout le monde

pour que tout le monde soit puni

comme il convient.

 

— C'est vrai que, dit un petit garçon

moi les putes me font peur

elles ont toutes un gros derrière

et plein de poils entre les jambes

moi tous ces poils ça me fait peur

je comprends qu'on ait des cheveux sur la tête

les chauves font peur à tout le monde

mais qu'est-ce que ça peut bien servir à quoi

ces frisettes roses et noires

qui n'arrangent pas les culottes

même les plus soignées

Non vraiment je ne comprends pas

que dieu existe de cette façon !

quelle idée non mais quelle idée

saugrenue

de mettre des poils à cet endroit de la femme

il aurait pu y mettre des fleurs

pour que ça sente bon

ou bien un morceau de ciel bleu

ou la branche d'une étoile

ou le rayon d'un soleil

ou un petit torrent bien frais et plein de cresson

et pourquoi pas une bouse de vache

un pet de brebis ou une dent pourrie

quelle idée saugrenue

dieu n'est pas dieu tous les jours

ou alors il a de drôles d'idées

il avait vraiment envie que ce soit poilu

et il ne s'est pas gêné pour que ça le soit

et ça l'est

non mais regardez-moi ça

un beau gros beau derrière

et plein de poils autour

moi ça me dégoûte des femmes

je ne veux plus voir les femmes sauf en peinture

je les peindrai toutes lisses

avec juste quelques étoiles sur la peau

et j'installerai une plage de sable blanc

entre leurs cuisses

avec des coquillages et des barques

et je collerai mon oreille dessus

pour entendre la mer

et je serai fier d'avoir été utile à tout le monde

— qu'on ne me parle plus de poils !

qu'on ne me parle plus de femmes !

je veux entendre parler de la peinture

de la mer et des coquillages qui l'emprisonnent aimablement

ne me parlez pas de ce que je ne veux pas entendre

dieu est une fripouille pleine de sexe

et ce n'est pas la meilleure chose

que le monde ait vécue.

 

— Pauvre petit garçon, dit la petite femme

j'ai de la peine à te comprendre

mais c'est vrai

que je n'ai jamais été une petite fille

je t'aimerai peut-être

si ç'avait été le cas

mais c'est vraiment trop difficile

je renonce à comprendre tes blasphèmes.

 

— Je ne blasphème pas, dit le gosse

J'essaie simplement de comprendre

ce que personne ne comprend

on n'a pas envie de mourir

mais il n'y a rien à faire

il faut mourir un jour

avec ou sans amour

l'amour ne change rien

il fait passer le temps

il grise un peu la tête

et on n'est pas tout seul

on est deux à mourir

et c'est moins difficile

mais il n'y a rien à faire

et puis il faut vieillir

et s'aimer autrement

il faut s'aimer quand même

est-ce qu'on n'est pas tout seul

quand ça arrive

la mort elle est bien seule

et elle arrive

bon dieu ce que j'ai peur

pour moi-même pour ma peinture

la mort va me voler la vie

la vie me volera-t-elle ma peinture ?

je serai mort et toi le seras-tu

ma peinture en forme de femme

ma peinture pleine d'amour

ma peinture que personne n'a aimée

ou bien peut-être toi

à peine ton regard accroché à ma bouche

— qu'est-ce que je vais dire ?

qu'est-ce qu'il est important que je dise ?

je ne sais pas quoi te dire

certainement pas que je t'aime

j'ai horreur des femmes réelles

je préfère les femmes peintes

mais enfin tu existes

tu es belle comme une peinture

tu me plais

j'ai envie de te caresser

c'est plus fort que moi

je pourrais te peindre mais non

il faut d'abord que je te caresse

je connais toutes tes couleurs et toutes tes formes

je connais ta profondeur

et j'aime l'odeur de ton sexe

je pourrais prendre tout cela

mais c'est plus fort que moi

il faut que je caresse tes épaules

que j'embrasse ton cou tes yeux tes mains

je ne comprends pas

je peins si bien d'habitude

les femmes y sont nues

et le sable est si blanc

bon dieu qu'est-ce qui m'arrive

est-ce que je suis amoureux d'une femme réelle

moi qui n'aime que les femmes peintes

les femmes de couleur

les femmes transparentes

toutes les femmes qui ne te ressemblent pas

— je suis sûr que c'est à cause de tes yeux

tes yeux sont peints sur ton visage

voilà qui explique mon délire

tes yeux quelqu'un les a peints

ce n'est pas dieu

ce n'est pas moi non plus

d'ailleurs je ne suis pas un dieu

je ne peins pas des yeux sur des femmes réelles

qui a peint tes yeux ?

pourquoi les a-t-on peints ?

est-ce tout ce que tu veux me dire ?

c'est bien beau tout cela

ces yeux peints ces seins d'étoiles

ce sexe rose et noir et ton derrière si doux

c'est bien beau

mais c'est réel

et en plus c'est femme

ça ne me regarde donc pas

il ne faut pas que je regarde

d'ailleurs je suis trop petit

ce ne sont pas des choses

pour un petit garçon de mon âge

et puis mon sexe n'est pas assez gros

je ne pourrais pas faire ça tout seul

et bien sûr personne ne voudra m'aider

 

— Je t'aiderai moi, dit la petite dame

en chatouillant le sexe du petit garçon

je sais aider les petits garçons comme toi

j'en ai aidé beaucoup

veux-tu que je t'aide ?

ça ne te coûtera rien

 

— C'est quand même trop cher

je ne veux rien payer

à part mes tubes de couleurs

mes toiles mes pinceaux mes vernis

si tu veux faire le modèle

je te donnerai ce qui se donne

rien de plus

et si tu ne veux pas te déshabiller devant moi

va-t-en et laisse-moi tranquille

ce ne sont pas les modèles qui manquent

il y en a de tous les modèles

des grandes des petites des grosses des maigres

des avec beaux seins et des dont les seins ne sont pas beaux

des derrières en forme de confiture à la fraise

et d'autres qui rappellent tant de choses

des modèles j'en ai en veux-tu en voilà

mais ça ne me guérit pas

il y a quelque chose que je ne peux pas faire tout seul

ça s'appelle l'amour et ça me dégoûte

mais je le ferai quand même

je ne peux pas faire autrement

je le ferai avec celle que j'aime

je fermerai les yeux pour ne pas la voir

et je me fiche qu'elle me regarde

d'ailleurs que verra-t-elle

mon corps couvert de peintures

mon corps vert rouge bleu jaune noir et blanc

et violet et cadmium et ocre et terre

et quoi encore à coups de pinceaux

mon pauvre petit corps chatouilleux

qui ne veut pas mourir

et qui mourra quand même

non sans avoir vieilli

et qui aura aimé

pour rien bien sûr

parce que ça ne sert à rien d'aimer

je l'ai déjà dit

c'est juste pour se faire plaisir

on ne peut pas le faire tout seul

alors on le fait à deux

avec une petite fille si possible

quand on est un garçon

avec un petit garçon peut-être

quand on n'a plus l'âge

de porter des culottes de dentelles

— si tu veux m'embrasser tu peux

je fermerai la bouche

pour protéger ma langue

il ne manquerait plus que ça

que ta langue lèche la mienne !

 

— Je lécherai tes lèvres

c'est bien suffisant

tu ne vois pas d'objection à cela ?

 

— Non je ne vois QUE des objections !

l'amour n'est pas une solution

ce n'est pas la bonne réponse

il y a une autre réponse

mais je n'ai peut-être pas posé la bonne question

C'est que je suis si petit

il n'y a pas que mon sexe

il y a aussi ce que ma tête pense

c'est beaucoup et c'est peu

c'est beaucoup parce que je sais ce que je dis

c'est peu parce que je mourrai quand même

et je ne mourrai pas intelligemment

personne ne meurt de cette façon

on meurt atrocement c'est tout

avec qui ?

avec personne

on meurt tout seul

même si on aime beaucoup

même si on est aimé

on meurt d'une façon inexplicable

et on ne peut pas expliquer pourquoi on est seul

on peut toujours se vider une bouteille de whisky

avant de mourir

ce n'est pas conseillé

mais on peut

on peut aussi se faire péter la tête

avec des champignons ou des fleurs sauvages

on peut prier

c'est à essayer

sans réserve

il y a un tas de choses à faire avant de mourir

pour que ce soit plus facile

on peut faire l'amour si dieu le veut

il faut qu'il le veuille vraiment !

je ne pense pas qu'il le veuille

mais il peut le vouloir on ne sait jamais

« chérie je m'en vais pour toujours

aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !

— chéri ne t'en va pas

aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! »

qu'il est con ce dieu de l'amour !

 

On ne fera rien avant de mourir

c'est plus simple

ça ne complique rien

on attendra que ça vienne

on regardera les femmes peintes

et on fera semblant de peindre

sur les murs de la chambre

tu me regarderas avec tes yeux peints

par qui on ne le saura pas

toi peut-être tu le sais

qui a peint des yeux sur ton visage ?

tu ne réponds pas à cette question

tu préfères la suivante :

pourquoi a-t-il peint des yeux sur ton visage ?

mais tu ne réponds toujours pas

tu souris

et tu demandes si je demande pourquoi

oui pourquoi

tu vas me répondre

tu peux répondre à cette question

mais la mort m'emporte au diable

et je n'entends pas la réponse

il est trop tard

tu as trop attendu

il fallait que je sois mort

pour que tu te décides à parler

à parler de notre amour en termes humains

avec la raison humaine

et avec le cœur humain

pas avec tes tripes de femme

ton sexe de tripes de femme

et l'enfant de ton sexe de tripes de femme

— quel diable t'a faite femme ?

 

— Mon pauvre petit chéri de bout d'homme !

fit la petite dame boulotte aux beaux seins pleins d'étoiles

pauvre pauvre pauvre petit bonhomme

que t'arrive-t-il de si grave et de si peu femme ?

ne ferme pas les yeux quand je te parle !

je ne suis pas si moche que ça

et puis il ne t'en coûtera rien

enfin si peu

et plus tard

quand tu seras riche

quand je t'aurai épousé

enfin je veux dire que c'est toi qui m'épouseras

ce sont les hommes qui épousent les femmes

les femmes aux formes changeantes

qu'il est difficile de les épouser

minute après minute les épouser encore et encore

sans arrêt se conformer se déformer se reformer

et reparaître toujours au même corps

chaque fois un peu plus proche de la mort

et elle ne meurt pas

elle continue de vivre

elle est épousée chaque fois qu'elle change

et elle change tout le temps

tout le temps la refond

s'y insinue sans jamais mourir

elle ne meurt vraiment pas

enfin on ne le dirait pas

et tu ne peux pas le savoir

ton sexe est si petit

si petit

et si loin des étoiles

ses seins portent les étoiles

et ta tête sonne le creux

il n'y a rien dedans que du plaisir

et les mots qui tentent de le dire

c'est vraiment peu de chose la peinture

les femmes sont arrêtées

elles n'existent donc pas

elles meurent avec toi

il n'y avait pas d'amour

c'est de ta faute

tu n'avais qu'à ouvrir les yeux

tendre tes mains vers mes seins pleins d'étoiles

et doucement avancer ton ventre contre le mien

et tu m'aurais rempli doucement

doucement avec plaisir et réellement

et je n'aurais pas cessé de t'aimer

et la mort aurait cessé d'exister

 

— Je ne crois pas, je ne crois pas

je ne crois pas ce que je vois

je m'appelle Thomas

et j'ai de qui tenir

ce que je vois ne m'inspire pas

il faut que je ferme les yeux

pour chercher ailleurs

là où tu n'es plus qu'une ombre transparente

un glacis jaune et vert

sur le rouge soleil

je me confonds avec mon rêve

j'existe où mon rêve s'efface

il faut que je sache ce que je dis

je n'ai pas le droit de dire n'importe quoi

il y a deux mondes

et le mien n'est pas le tien

c'est le mien pour moi seul

les femmes y sont peintes

et je les aime toutes

l'amour n'est pas l'amour

c'est ici que je le trouve

l'amour c'est exactement l'amour

parce qu'il existe où je veux qu'il existe

regarde celle-là aux cheveux comme le blé

sa jambe enjambe ma tête

ses bras embrassent mes yeux

sa bouche bouche ma bouche

je décortique ses glacis

et son sexe est une tache de jaune cadmium

un coup de brosse vertical

un arrêt au moment où tout s'est arrêté

jaune vertical

glacis après glacis

sexe horizontal

entre la jambe et la jambe

et ses bras m'entourent à jamais

lumineuses épaules

cou droit

lèvres

yeux

au fond de ses yeux

l'amour

le mien

c'est le sien

l'amour au fond des yeux

là où je ne meurs plus

éternisant mon moi

taches glacis couleurs formes

peut-être aussi la lumière

et l'ombre qui la mesure

ce n'est pas une femme

c'est l'amour que je donne

ce n'est même pas l'amour

c'est une pensée

une pensée délicate et calculée

je te la donne pour que tu continues de m'aimer

je te la donne

et tu la donneras à qui tu voudras

c'est une pensée en forme de femme

parce que les femmes ne meurent pas

parce que les hommes n'aiment pas mourir

 

— Qu'il est tristounet ce bonhomme !

murmura tendrement la boulotte femme petite

Ouh ! qu'il est triste

on en mourrait si on ne savait pas

que tout ceci n'est que du théâtre

rien d'autre que du théâtre

et que chacun a joué son rôle

avec amour

avec fidélité

sincérité loyauté confiance

avec cœur comme on dit quelquefois

 

Faut-il baisser le rideau sur cette tristesse d'enfant ?

 

La petite femme boulotte aux très beaux seins

le vieil homme qui n'était autre que Felix

et le petit Thomas qui avait joué le rôle du petit garçon

remontèrent sur les tréteaux

et tout le monde applaudit

ils saluèrent en se penchant

comme font les comédiens

ce qui est quand même plus pratique

que d'aller serrer la main à tout le monde

et puis le rideau tomba

et ils s'éclipsèrent dans les coulisses

le public se mit à croquer des choses croquantes

en attendant le deuxième acte

qui ne saurait tarder.

 

Dans les coulisses

la petite femme boulotte couvrit ses seins

Felix le regretta un peu

et il l'embrassa sur la joue

en signe d'affection.

Il effaça son maquillage de vieillard

et il frissonna un peu

quand il la vit effacer ses seins sur sa poitrine

elle effaça aussi son gros derrière

la toison qui masquait son ventre

elle effaça tout

et quand elle fut entièrement effacée

il regarda de nouveau dans le miroir

et il vit qu'elle existait toujours un peu

quelque part dans son propre regard

il eut un profond soupir

et il ouvrit la boîte à maquillage

il commença alors un long maquillage

mais vraiment très long

c'était pour un très beau rôle

mais vraiment très beau

il espérait beaucoup de succès

il était sûr qu'il ne manquerait pas

c'était comme ça tous les soirs

ce rôle était vraiment un très grand rôle

et le public était connaisseur

en matière de très grands rôles

il allait applaudir à tout rompre

et il savait que les choses se rompraient au bon moment

maintenant il soignait son maquillage

il dessinait bien les contours

et approfondissait bien les ombres

la lumière ferait le reste

 

Pendant ce temps

le petit garçon faisait patienter le public

en lui montrant son adresse de jongleur

et de prestidigitateur

le public applaudissait toujours au bon moment

fidèle à ses principes

et chaque fois Thomas leur donnait un sourire

et ils approuvaient encore en secouant la tête

 

— Public chéri, pensait Thomas

tandis que les balles jonglaient toutes seules

public chéri que je chéris

c'est toi mon spectacle

c'est toi que j'applaudis

c'est à toi que je rêve dans mon sommeil

c'est un sommeil d'enfant de la balle

un long sommeil de la vie à la mort

tout en spectacle illuminant la vie

et la mort n'est plus rien qu'un fait divers

regarde-les bien ces balles lumineuses

elles éclatent en jonglerie

pour arrêter le temps

ce que je sais faire

tu pourrais le faire

mais tu ne le fais pas

parce que c'est moi qui le fait

et cette femme aux si beaux seins

nous l'avons peinte avec de la lumière

et puis cette même lumière éclaire ton spectacle

y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi ?

à part créer des formes de lumière

dont les seins te séduisent

à part jongler avec des rayons de lumière

qui te donnent le vertige

y a-t-il quelque chose qui te ferait plaisir ?

quelque chose que tu n'as pas encore demandé ?

laisse ta tête à la lumière

et demande-moi ce que tu veux

je suis sûr que je sais le faire

et il n'y a rien que je ne sache faire

je suis fait pour savoir faire

profite de ma présence

demain je serai ailleurs

avec un même public

et les mêmes questions se poseront

je réponds toujours aux questions qu'on me pose

mes réponses de lumière t'étonneront

vas-y n'hésite pas laisse-toi faire

je suis ton comédien

tu peux écrire pour moi

ne te gêne pas tu sais écrire écris !

 

— Moi, dit une petite fille

je me demande pourquoi je ne suis pas morte

est-ce que tu peux répondre à cette question ?

 

— Je regrette, dit Thomas en haussant les épaules

je ne réponds pas aux questions des petites filles

d'abord c'est interdit par la loi

et je ne veux pas avoir d'embêtements

ensuite ça risque de gêner les grandes personnes

et je ne veux pas perdre ce public

enfin les questions des petites filles sont toujours stupides

ce qui est une raison suffisante pour ne pas y répondre.

 

— Tu es gonflé, toi, dit une autre petite fille

non mais qu'est-ce que c'est que ce petit garçon

qui se prend pour un comédien

on a payé notre billet

on peut poser les questions qu'on veut

et tu dois y répondre —

on se fiche pas mal de tes réflexions

d'ailleurs on est des petites filles

et on n'a pas besoin des petits garçons

tu n'as qu'à aimer qui tu veux si ça te fait plaisir

ce n'est pas une raison pour nous embêter.

Réponds à la question si tu peux bien sûr

si tu ne peux pas on n'y peut rien

mais tu n'as pas le droit de ne pas vouloir.

 

— C'était quoi la question, dit Thomas

un peu troublé par cet assaut de vérités

 

— Je voudrais savoir pourquoi je ne suis pas morte,

dirent toutes les petites filles ensemble.

les grandes personnes applaudirent

sans doute pour impressionner le jeune comédien.

 

— Tu n'es pas morte, c'est un fait,

dit Thomas en ouvrant un livre

pour se donner un air sérieux qui convient.

pourquoi n'es-tu pas morte je n'en sais rien

on meurt rarement à ton âge

sauf si on a ouvert toutes grandes les portes du malheur.

tu n'as pas ouvert ces portes-là

je crois que c'est ça la bonne réponse.

 

— Je croyais que c'était un malheur de vivre

dirent les petites filles d'une seule voix

si c'est un malheur il n'y a plus qu'à mourir

 

— Eh bien mourez et qu'on n'en parle plus !

fit Thomas en refermant le livre.

 

Les parents froncèrent le sourcil

les petites filles étaient bien contentes

d'avoir posé un problème à Thomas

ça leur faisait un problème en moins

non mais ! qui c'est ce Thomas ?

il est tout petit

on a du mal à l'entendre

il amuse les grands

et puis quoi encore !

 

les petites filles ont le droit d'exister

et elles ne vont pas se gêner

elles n'aiment pas la peinture

et elles n'aiment pas montrer leurs seins

 

tout ça c'est du théâtre à bon marché

ce qui compte ce n'est pas l'amour

l'amour ça donne envie de faire pipi

nous on préfère jouer à la maman

on n'a pas encore un gros derrière

pour le gros derrière on verra plus tard

on a bien le temps d'y penser

mais pour jouer un petit derrière c'est suffisant

d'ailleurs on ne fait que de jouer

 

dis Thomas tu veux pas me souffler dans mon derrière

j'aurai l'air d'une femme et tu m'aimeras

tu sais au fond que je t'aime bien

je soufflerai dans ton zizi

si l'amour ne te suffit pas.


ROMANCE

 

Pierre examina le rideau

il y avait une longue déchirure verticale côté jardin

il l'écarta avec précaution

redoutant qu'elle ne s'aggrave

et il poussa un soupir de découragement

en constatant que la toile était fendue de haut en bas

cela nécessitait une grosse réparation

il retourna dans les coulisses

pour aller chercher du fil et une aiguille

l'entracte durerait dix minutes encore

il avait largement le temps de réparer

 

Qui avait bien pu déchirer la toile ?

de cette horrible façon —

et sans que personne ne vît rien

ni n'entendît le bruit de la déchirure

parce qu'il y avait aussi le bruit

un bruit qui commençait et qui s'arrêtait

et qui continuait d'exister

dans la tête du coupable

non pas que le remords l'étreignît à ce point

il se fichait pas mal de ce qu'il avait fait

ce n'était ni bien ni mal

il avait déchiré la toile d'un coup

de bas en haut

et maintenant il fallait inventer un pli

pour cacher une couture disgracieuse

bien que parfaitement exécutée

Pierre avait appris à coudre

le temps d'une guerre

qu'il n'avait pas vraiment vécue

il cousait maintenant la toile d'un théâtre

une toile qui avait été déchirée

par quelqu'un qui se gardait bien

de dire son nom

tout le monde pouvait le savoir

ce n'était pas difficile

il suffisait de réfléchir un peu

un reflet dans une bouteille

est révélateur de ce genre de chose

— Qui a déchiré la toile ?

Qui a bu la bouteille ?

c'est la même personne

on la connaît

on peut même dire que son nom

est connu de tous

et maintenant les minutes passent

les points se succèdent et s'additionnent

Pierre fait ce qu'il peut

la toile sera réparée à temps

— Si je mettais la main sur ce vaurien

qui déchire les toiles de mon théâtre

voyons... qu'est-ce que je lui ferais ?

je lui tordrais les doigts

je lui mordrais les oreilles

je lui écraserais les pieds

et pendant ce temps la toile n'est pas réparée

il faut que je me dépêche

le rideau va se lever

il faut vraiment que je me dépêche

le spectacle n'attend pas.

 

Il jeta un coup d'œil sur les fils

les marionnettes y suspendaient

une étrange immobilité

elles avaient les yeux clos

et semblaient faire semblant de dormir

elles se moquaient de ce qui lui arrivait

ce n'était pas grave

ni les moqueries ni la déchirure

les marionnettes faisaient ce qu'elles voulaient

quand elles ne jouaient pas

et elles faisaient exactement ce qu'il voulait

quand il les jouait dans le spectacle

c'était là toute l'importance

il n'y avait rien d'autre à préserver

 

La déchirure était réparée

pas bien réparée mais réparée quand même

il arrangea un pli

en modulant un godet dans les tringles

on ne voyait vraiment pas la déchirure

on voyait bien qu'il y avait un pli de trop

dans la descente du rideau sur la scène

côté jardin

mais on ne voyait vraiment pas pourquoi

et on n'était de toute façon

pas obligé de se poser la question.

 

Encore quelques minutes

et il reviendrait pour s'asseoir

il lèverait le rideau

il avait dévissé une ampoule côté jardin

pour faire de l'ombre sur la blessure

il la revisserait en s'amusant

et il amuserait le public ainsi

il improviserait un dialogue avec l'ampoule

et avec le culot qui refusait de la visser

— Comment cela tu ne veux pas visser !

je te dis que c'est une ampoule

elle attend d'être vissée

si tu ne la visses pas

elle t'en voudra

ne me dis pas que tu n'as pas envie de la visser

tous les culots aiment visser

visse-la en vitesse

avant qu'elle prenne la poudre d'escampette !

 

Il arrangerait ça comme il faut

et tout le monde trouverait ça amusant

il fallait que le monde s'amuse

le monde est un peu triste

tout le monde le sait

ce n'est pas en s'amusant

qu'il se détriste

mais c'est tellement amusant

de s'amuser

 

le spectacle pouvait reprendre

le public fut plongé dans le noir

la scène s'éclaira

le rideau se leva

l'éclairage était vraiment de bonne qualité

on ne voyait pas les fils

pourtant il y en avait

des tas de fils qui partaient de ses doigts

et les personnages s'animaient

ils ouvraient leurs grands yeux de carton

leurs bouches parlaient comme il faut

ils évoluaient dans le décor

exactement comme font les hommes

dans le décor de leur vie

avec des femmes qui entrent et sortent

de grands lits pavoisés

c'est chouette cette ressemblance

exacte et parfaite

cette vie qui est la nôtre

exactement et parfaitement

 

le spectacle continue :

 

Felix achevait de se grimer

il regarda le personnage avec attention

c'était parfait

il lui ressemblait parfaitement

il regarda sa montre

il avait encore le temps

il le prendrait en buvant un peu de vin

pas trop de vin

la mémoire n'aime pas le vin

la mémoire préfère le texte

 

Il griffonna la petite dame dans le miroir

juste quelques traits sans importance

sans intention de recommencer

ce qu'il avait effacé sans regret

il s'appliqua à lui dessiner de beaux seins

il lui donna un derrière moins gros

et elle avait toujours cette bouche

qu'il ne pouvait dessiner autrement

il crayonna les cheveux en forme de vent

et elle sourit

elle aimait bien ce vent

il ne l'avait pas vêtue

mais le vent était chaud et elle aimait ça

et puis elle savait qu'il était très épris d'elle

de sa nudité

de son regard

et elle avait entre les cuisses

(mais il n'avait rien dessiné à cet endroit)

le plus beau sexe de femme

qu'il avait jamais observé

c'était un argument de poids

ce sexe

mais il ne l'avait pas dessiné

et elle attendait qu'il le fît

sachant que c'était la première caresse

qui comptait le plus

et que les autres n'étaient que les recommencements

pour que l'amour existe

ce qui est très difficile à réussir

quand on n'a pas été longtemps à l'école

ce qui est le cas de la plupart

des hommes et des femmes.

 

— Dessine-le, dit-elle doucement

qu'est-ce que ça te coûte de le dessiner ?

rien de plus que quelques secondes de ton existence

je ne suis pas grand-chose

si tu ne le dessines pas

et qu'es-tu toi-même s'il te manque ?

 

elle s'était tournée vers lui

elle était transparente

et immobile sur son propre visage

et elle montrait le vide entre ses cuisses

et elle parlait parlait parlait

il semblait qu'elle ne s'arrêterait jamais

qu'elle trouverait toujours les mots

et il pouvait se voir à travers elle

grimé comme c'était nécessaire

et déjà tragique comme son personnage.

 

— Dessine-le, rien qu'un trait vertical

entre mes cuisses

pour le reste on verra

je peux me passer de la couleur

je me passerai de l'ombre et de la lumière

je peux exister comme coups de crayon

dans le miroir où tu n'es plus toi-même

dessine-le, je suis une femme

pas un personnage de comédie

griffonné dans le coin du miroir

pour aider la mémoire à jouer

— qu'est-ce que tu veux jouer avec moi ?

dessine-le et je te le dirai

je sais ce genre de choses

les femmes savent tout sur ce sujet

dessine-moi un sexe

rien qu'un trait vertical entre mes cuisses

et je serai ta femme

pour toujours je ne sais pas

mais au moins le temps d'une comédie

c'est le temps qu'il nous faut

pour aller au bout de notre amour

il existe notre amour tu le sais

alors dessine-moi un sexe

ce n'est pas difficile

je suis presque parfaite

ma bouche mes yeux mes épaules

mes seins mes cuisses tout y est

sauf ce trait vertical

simple trait et je suis ta femme

rien que ce trait ce n'est pas beaucoup

ce n'est vraiment rien

dans la mémoire d'un homme

et je serai tout

si l'amour existe

 

Dessine-le, dit la petite dame dans le miroir

dessine-le, c'est facile

je ne peux pas le faire à ta place

regarde (et elle montrait avec un doigt)

c'est si facile un simple trait

ce n'est pas un pacte bien compliqué

tu ne t'engages que pour l'amour

et l'amour une fois terminé

tu peux partir et m'oublier

et dessiner des femmes qui ne me ressemblent pas

des femmes de couleur comme tu les aimes

oui — donne-moi la couleur

n'importe quelle couleur je suis à toi !

quelle couleur te plairait

le bleu ? le vert ? le rouge ? le jaune ?

ce n'est pas difficile

supprime ma transparence

au bleu du ciel

au vert de l'herbe

au rouge au jaune au blanc au noir —

je veux être noire

si c'est pour te plaire

donne-moi la peau noire

et je t'aimerai toute la vie

— non pas toute la vie

l'amour ne dure pas

je l'avais oublié

j'avais oublié ta mémoire de comédien

le spectacle s'achève de toute façon

 

la petite dame se mit à pleurer

il lui caressa les seins du bout des doigts

elle le regarda tristement

— donne-moi la couleur

je ne peux pas exister sans la couleur

je peux exister sans ton amour

on peut toujours exister sans amour

mais on ne peut pas se passer de la couleur

la couleur des yeux de la bouche de la peau

mon sexe sera une ombre bleue si tu le veux

et tu mettras une tache de jaune

sur la pointe de mes seins

pour que ça fasse de la lumière

mon corps a besoin de lumière

mes seins la porteront

puisque tu les as dessinés si beaux

— ne m'efface pas maintenant

donne-moi un peu de couleur

tu peux le faire sans crainte

je n'existerai pas sans toi

 

Felix mit un peu de jaune

sur la pointe des seins

et du bout du doigt

il étala du bleu

sur tout le reste du corps.

 

— Une femme bleue, dit-elle en riant

tu en as de drôles d'idées

est-ce que je te plais comme ça ?

je suis sûre de te plaire

quelle belle lumière sur mes seins !

et que ma peau est douce !

est-ce la couleur bleue qui la rend si douce ?

tu dois le savoir toi

tu sais tellement de choses

à propos de couleur

mais pour la bouche

je suis un peu déçue

une bouche bleue n'est pas une bouche

il faut du rouge si je ne me trompe pas

mets du rouge sur mes lèvres s'il te plaît

ça ne te coûtera rien

et je serai bien plus belle

n'est-ce pas que ça compte que je sois belle ?

tu le sais mieux que les autres

ah ! ces lèvres rouges

et cette lumière sur mes seins

et mes yeux ? mes yeux, as-tu vu mes yeux ?

c'est à peine s'ils sont ouverts

mets du vert dans mes yeux

et je te regarderai avec amour

c'est comme ça que tu veux qu'on te regarde ?

mes yeux verts, mes yeux verts !

et mes cheveux ? est-ce noirs que tu les veux ?

oui, c'est bien comme ça,

noirs mes cheveux et rouge ma bouche

verts mes yeux et mes seins de lumière

je suis presque une femme

on pourrait presque faire l'amour !

 

elle le regarda d'un air tout triste

mais avec un petit sourire

et la lumière s'accrochait

à la pointe de ses seins

et il mit le doigt entre ses cuisses

et il traça un trait vertical.

— bien sûr, ça ne compte pas, dit-il

c'était juste pour voir

il n'y a d'ailleurs rien de dessiné

je n'ai rien joué

j'ai rêvé un peu

là entre tes cuisses

où il n'y a rien encore

 

— Encore ? demain peut-être alors ?

fit la petite dame très excitée

alors efface-moi du revers de la main

ça fait un peu mal

mais ce n'est pas grave

j'aurai mal jusqu'à demain seulement

efface-moi demain on recommence

et tu dessineras mon sexe

c'est tout ce qui manque à notre amour

il y a tout sauf ça !

et tu sauras si bien le dessiner

et j'aurai tellement de plaisir

quand tu ouvriras mon corps

par ce simple trait

qui manque à notre amour.

 

Efface-moi, ce n'est pas difficile

je n'en mourrai pas

mes couleurs et mes traits répandus

entre le miroir et ta main

ta main qui recommencera demain

ta main où sont nées toutes les femmes

qui peuplent ta mémoire

— mais moi je ne suis pas vraiment une femme

je le serai demain si tu veux

dès que tu auras dessiné mon sexe

c'est si simple un sexe de femme

un trait vertical entre les cuisses

c'est facile regarde !

je les ouvre pour que tu vois

il ne s'agit pas de se tromper

c'est important la qualité du trait

c'est vraiment très important

ni trop court ni trop long

ni trop gros ni trop maigre

il n'y a pas d'autres traits que celui-là

je t'en prie fais bien attention

il faut que ce soit joli

il faut que ça te plaise

il faut que ça inspire l'amour

c'est bien l'amour qui nous fait chanter ?

 

Elle était triste de nouveau

elle doutait un peu d'elle-même

elle était très séduisante

mais elle ne pouvait pas séduire tout le monde

quelle peine elle aurait si elle ne séduisait pas

justement celui qui lui plaisait

quelle peine ce serait

de devoir renoncer à l'amour de cette façon

et puis quoi faire après

n'importe quel homme lui dessinerait un sexe

ce serait vite fait tu parles !

et il faudrait effacer et recommencer

et effacer et recommencer jusqu'à quand !

il devait bien avoir un moment

entre tous les moments de l'amour

où l'amour se reconnaissait sans difficulté

un moment où l'on n'a pas besoin de poser la question

est-ce l'amour ? c'est quoi l'amour ? je me trompe

j'efface on recommence dis monsieur

tu veux bien me dessiner un sexe ?

si tu le dessines bien

je ferai l'amour avec toi

ce sera entièrement gratuit

tu n'auras rien à payer

sauf si tu veux donner quelque chose

mais donner n'est pas payer

une fois acquis ce principe-là

on peut faire ce qu'on veut

effacer un bout du trait par exemple

réduire le sexe en quelque sorte

jusqu'à ce qu'il n'existe plus

se refuser à l'amour sous n'importe quel prétexte

et poser la question à un autre

qui s'étonne de ne pas voir de sexe

à l'endroit où toutes les femmes en ont un

mais qui ne se pose pas de questions

du genre : pourquoi toi ?

à quoi il n'y a pas de réponse

— moi je suis dessinée, répond-elle

on fait de moi ce qu'on veut

c'est triste mais c'est comme ça

mais ça peut ne pas être triste

c'est ça qui est chouette

on peut me faire l'amour par exemple

à condition de me dessiner un sexe

on ne peut pas faire l'amour autrement

ou alors je ne sais pas comment

moi aussi je peux dessiner un sexe

c'est possible que je te dessine

je te ferai un sexe sans que tu me le demandes

je ne poserai pas de condition

— c'est quoi un sexe d'homme

pas un trait — une tache ? une quoi ?

je n'en ai jamais dessiné

mais je saurai le faire s'il le faut

ce n'est pas difficile de dessiner une saucisse

tout le monde sait faire cela

même un enfant pourrait le faire

bien sûr les enfants n'ont pas de sexe

ils n'ont pas d'imagination en la matière

mais si on leur demande de dessiner une saucisse

ils dessinent une saucisse

et si on leur demande — c'est un jeu

de faire un trait au bon endroit

ils font un trait qui a l'air d'un sexe

et qui en est un si l'on regarde bien

 

c'est vraiment pas facile l'amour

je regrette d'en savoir autant

sinon je me contenterais d'une tache de lumière

sur la pointe de mes seins

qu'est-ce que tu les as bien dessinés !

je veux croire qu'ils te plaisent

c'est comme ça que tu les voulais

c'est comme ça que tu les as

ce que tu dessines bien quand tu dessines !

dommage que tu n'achèves jamais rien

et tout ça pour un trait

un petit trait entre mes cuisses

je les écarte autant que je peux

il faut que tu vois que je n'existe pas encore

je parle mais je n'existe pas

— dessine-moi un sexe mon amour

ce n'est vraiment pas difficile

essaye — tu verras — je t'aime

c'est parce que je t'aime que c'est facile

ce serait si facile si tu m'aimais

un tout petit trait pas plus grand que ça

et je suis la femme de ta vie

et tu es l'homme de toute ma vie

rien d'autre qu'un trait

un trait noir et égal entre mes cuisses.

 

Felix l'efface jusqu'au ventre

il barbouille le miroir soigneusement

puis il s'essuie les mains

— Pas ce soir, dit-il d'une voix calme

je ne penserai pas à l'amour ce soir

je dois penser à mon rôle

mon personnage ne m'habite pas encore

je ne dois pas décevoir mon public

— j'aime tes seins

et la lumière qu'ils accrochent

j'aime ta bouche j'aime tes yeux

j'aime la femme bleue de mon rêve

c'est une femme de théâtre

elle n'existe que parce que je lui donne la réplique

elle aura le sexe de qui la jouera

ce n'est pas moi qui le dessinerai

c'est un sexe de femme

il existe déjà

c'est une comédienne de grand talent

j'adorerai lui donner la réplique

elle aura du succès

et je l'aimerai à cause de cela

et puis un jour je la tuerai par jalousie

et les hommes me couperont la tête

pour m'apprendre à vivre avec les femmes

— non je ne te donnerai pas un sexe

un simple trait ne suffirait pas

c'est beaucoup plus compliqué que ça

ici on ne vit pas — on joue et on rejoue

on ne dit pas toute la vérité sur l'amour

on fait l'amour pour inspirer l'amour

ce n'est vraiment pas de l'art

mais ce qui compte c'est le succès

et l'amour fait toujours recette.

 

— Eh bien moi elle me plaît figure-toi !

 

le spectateur qui avait crié cela

était un homme maigre et gigantesque

il s'était dressé dans la foule

et sa haute stature faisait impression.

il arracha sa chemise

faisant sauter les boutons et

confiant le reste de ses habits

à une vieille dame qui riait aux éclats

(elle savait que tout cela n'était que comédie

tant elle avait vécu)

il se précipita sur la scène

bouscula les marionnettes qui n'avaient pas encore fini dans les coulisses

et s'arrêtant à deux pas de Felix

et le regardant d'un air méchamment puissant

lui déclara non sans orgueil :

— Cette femme me plaît

va te faire voir ailleurs si elle ne te plaît pas

non mais qu'est-ce que c'est que toutes ces histoires

à propos d'un simple trait

que tout le monde peut dessiner

monsieur fait des manières

et ne s'intéresse nullement

à ce que madame désire le plus au monde

mais qui est-ce qui m'a fichu cet apprenti

qui parle aux dames

comme on parle à une photographie !

donne-moi un crayon espèce de sagouin !

mille excuses, madame, pour le dérangement

il va falloir redessiner tout le bas

ça ne va pas être facile

mais je vais y arriver

et je vais vous le dessiner moi ce sexe

je peux même vous en dessiner deux

est-ce que ça vous fait plaisir ?

un seul suffira dites-vous ?

et c'est parti pour un seul sexe

entre les cuisses de cette jolie dame !

 

le bonhomme tira la langue soigneusement

ainsi que font les gens qui vont s'appliquer

et il pointa le crayon en direction de la petite dame

il vit le crayon s'approcher de son reflet

et au moment du contact la petite dame cria

— arrêtez ! je ne suis pas prête

il faut que je respire un peu

vous ne me laissez pas le temps de souffler

reculez-vous un peu

ne soyez pas si pressé

je ne suis qu'une marionnette en forme de dessin

regardez-moi ce que vous avez fait de mes fils

oh ! quel empoté ce quinaud-là !

mais qu'est-ce qu'il m'a cadelé !

Felix mon chéri fais quelque chose

je ne pourrai jamais m'en sortir toute seule

 

— Felix ? qui est Felix ? grogna le bonhomme

je veux savoir qui est ce Felix

est-ce que c'est toi ? fichu artiste

même pas capable de dessiner un trait

c'est bien cela qu'il faut dessiner n'est-ce pas ?

alors allons-y pour un trait

il faut d'abord dessiner le ventre

(il s'applique mais le ventre est énorme)

ensuite une belle paire de fesses

(elles sont affreusement lourdes)

et voici une jambe (trop courte)

et une autre jambe (trop longue)

je ne fais pas les pieds

je les ferai plus tard

quand je saurai dessiner

les pieds c'est très difficile

je n'ai pas encore tout étudié

je sais faire ce que je sais faire

ce n'est pas terrible mais ça marche

 

Il se recule un peu pour contempler son œuvre

la petite dame est épouvantée

elle essaie de marcher elle boite

son gros derrière ballotte comme un paquet

— C'est un marchand au pot renversé !

pleure-t-elle en se tenant le ventre

 

— Oui c'est ça, dit le bonhomme

que la fièvre de la création rend fou de joie

soulève un peu le ventre

c'est là-dessous que les cuisses se rejoignent

à l'endroit même où il faut dessiner le sexe

je vais faire un très beau sexe

je n'ai jamais dessiné de sexes de femme

mais il faut bien commencer un jour

ce jour est arrivé

ce n'est pas le moment de mollir

en avant sacré bonhomme

tiens-le bien ce ventre

et écarte bien les cuisses

 

Mais un des fils se rompt d'un coup

et le crayon dessine une grande rayure

du nombril jusqu'au bas du miroir —

le bonhomme est désolé

il rigole un peu

il a dessiné un très grand sexe

ça ne lui va pas du tout

et puis il dépasse

et il traîne par terre

avec une jambe plus courte que l'autre

un ventre qui tombe

et un derrière qui n'arrête pas de bouger

cette femme n'est pas faite pour l'amour

c'est une évidence

et le bonhomme pose la question au public

— Hein qu'on n'a pas envie de lui faire l'amour ?

 

— Sûr que non, dit le public très amusé

on n'a vraiment pas envie de ça

le mieux c'est de l'effacer entièrement

et de l'oublier totalement

c'est ce qu'il y a de mieux à faire

 

— On s'amuse bien quand même,

dit le bonhomme en pinçant les seins

de la petite dame qui pleure qui pleure

si on efface tout

je vous dessinerai la femelle de l'éléphant

et je lui dessinerai un sexe

qui partagera l'Afrique en deux parties

d'un côté il y aura les noirs qui ont faim

et de l'autre les noirs qui leur donnent à manger

je sens qu'on va bien s'amuser !

 

Quelle merde ! pensa Pierre

en constatant les dégâts

maintenant tous les fils sont emmêlés

je vais avoir un mal fou

à reconstruire ce guignol

ils ont vraiment tout saccagé

quel idiot ce bonhomme !

quelle imbécillité de ne pas savoir dessiner !

il redressa la marionnette de Felix

et vit que les fils étaient désormais inutilisables

la tête était un peu tordue

et un peu de peinture s'était écaillée sur le front

ce n'était pas très grave

ce serait vite réparé

 

plus grave était l'état de la petite dame

sans parler du ventre des fesses

des jambes et du sexe

le reste aussi avait été endommagé

tout le monde avait voulu caresser les seins

on comprend tout le monde

mais tout de même

une marionnette si petite

et en plus en forme de dessin !

la lumière était effacée

et les pointes avaient disparu

tout le monde ne l'avait pas embrassée

mais ceux qui l'avaient fait

l'avaient fait de façon dégoûtante

et la bouche avait disparu aussi

ce qui est pénible quand on a besoin de pleurer

c'est vrai que c'est pénible

ce livre qu'on a besoin de mordre

et qui n'existe pas

difficile de pleurer dans ces conditions

 

personne n'avait touché les yeux

on les avait beaucoup regardés

mais on n'y avait pas touché

on touche rarement les yeux d'une dame

sauf si c'est la seule chose qu'on peut toucher

auquel cas on les touche

en pensant à autre chose

qu'on ne touche pas de toute façon

 

— Tu vis donc toujours, dit Pierre

à la petite marionnette martyrisée

je suis si content que tu sois vivante

je vais très vite te réparer

et tu pourras encore rêver à l'amour

 

la petite dame secoua la tête

il y avait de grosses larmes dans ses yeux

elle semblait dire : rêver d'amour ?

je ne peux plus rêver

je veux faire

j'en ai assez de ce personnage

c'est trop difficile à jouer

confie le rôle à une autre que moi

je préfère mourir plutôt que recommencer

ce qui s'achève toujours par un drame

dans quel état je suis !

et laide par-dessus le marché

Maître Pierre je t'en supplie

fais-moi mourir une bonne fois

je ne veux plus recommencer

donne-moi un autre rôle

je sais jouer beaucoup de choses

tu sais que je peux

donne-moi l'amour au moins une fois

je le ferai une bonne fois pour toutes

et ensuite je serai qui tu voudras

exactement comme tu voudras.

 

— Je ne sais pas, dit Pierre

il faut que je réfléchisse

on ne change pas un répertoire comme ça

je ne suis pas un bon magicien

mais d'abord tu as besoin de grosses réparations

je vais y passer toute la nuit

demain le spectacle continue

la petite dame semblait se taire maintenant

elle était très triste

et il ne dessina pas la bouche de suite

il effaça les larmes dans les yeux

et il lui demanda de ne plus recommencer

elle secoua la tête

peut-être pour dire non

qu'elle recommencerait de toute façon

parce que c'était plus fort qu'elle

qu'il y avait en elle quelque chose de fort

et qu'elle ne pouvait rien contre cette chose

et que même elle n'avait pas envie

de pouvoir quoi que ce soit

elle secouait la tête

il ne dessina pas la bouche

mais il savait exactement ce qu'elle aurait dit

 

il redessina les seins

ce n'était pas difficile

ils étaient très beaux

il chatouilla doucement la pointe

avec le bout de son nez

la petite dame fronça les sourcils

et il se mit à rire en continuant

puis il embrassa une épaule puis l'autre

et elle lui faisait toujours de mauvais yeux

elle n'était plus triste maintenant

elle était coquette

et elle n'avait pas de bouche pour le dire.

 

il effaça l'horrible ouvrage du bonhomme

qui avait semé tant de pagaille

la petite dame en parut soulagée

et il lui dessina un beau derrière

et des jambes bien égales

elle regarda tristement entre ses cuisses

et il les referma doucement entre ses doigts

 

— Maintenant je vais te dessiner la bouche

dit-il en la regardant dans les yeux

promets-moi de ne pas me parler d'amour

 

mais la petite dame ne pouvait rien promettre

et il y avait tant d'amour dans son cœur

elle joua distraitement avec la pointe de ses seins

et Pierre s'en amusa

non décidément elle ne pouvait rien promettre

surtout pas de renoncer à l'amour

au moins le temps qu'il se repose

jusqu'au matin où elle ouvrirait les yeux

et lui dirait qu'elle a envie d'une nouvelle toilette

pourquoi ? pour qui ?

comme ça ? pour être belle ? et puis après ?

 

il ne dessina pas la bouche

elle avait trop envie de parler

et il n'avait pas envie de l'entendre

il savait exactement ce qu'elle dirait

elle dirait ce qu'elle disait toujours

chaque fois qu'il lui dessinait une bouche

après que le public l'ait effacée

à force de coups de langue.

 

pourquoi parler, petite dame

pourquoi me répéter ton rôle

je le connais par cœur

et j'aime ton interprétation

c'est ton rôle

et personne d'autre que toi ne le jouera

je te dessinerai une bouche demain soir

juste avant le lever du rideau

comme ça tu ne m'ennuiera pas toute la journée

et patati et patata.

dire qu'il suffit d'effacer la bouche

et tout est parfait pour ainsi dire

bla bla bla bla bla bla bla

comme sont les femmes quand elles parlent

quand elles n'arrêtent pas de parler

parlant de ne jamais s'arrêter

si on cherche à parler d'autre chose

et bla bla bla et bla bla bla

 

c'est chouette de dessiner les femmes

on n'est pas obligé de tout dessiner

par exemple on ne dessine pas la bouche

et on est tranquille

on dessine toujours les yeux

ce que c'est beau les yeux d'une femme

le sexe ? quel sexe ? il y a un sexe ?

 

et très distraitement

mais alors d'une façon très très distraite

il fit un petit trait vertical entre les cuisses

et il attendit patiemment qu'elle s'en rendît compte.

 

L'ÂNE ET LES FAUX TÉMOINS

 

— Mais c'est la petite dame passe-peintre

dit Thomas dans le micro

et la foule se tourna vers la petite dame qui rougit

quels beaux seins ! s'écria Thomas

— quels beaux seins ! répéta la foule

— et quel beau derrière !

— oui ! quel beau derrière !

Thomas s'approcha de la petite dame

qui se mit à rougir encore plus

elle était toute chaude

et il se serra tout contre elle

c'est tellement chouette une dame qui rougit

il la regarda bien dans les yeux

elle avait les plus beaux yeux du monde

et tout en lui caressant les seins il lui dit :

— il me semble que vous ayez un sexe.

— je sais, dit-elle d'une voix timide

je sais bien que j'ai un sexe

je m'en suis rendue compte ce matin

ça m'a fait tout drôle

je n'en reviens toujours pas

c'est pour ça que je suis venue à la télé

j'étais au théâtre et je n'ai pas tout compris

à la télé je comprendrai ce qui m'arrive

pourtant je n'ai pas joué

je le saurais si j'avais joué, n'est-ce pas ?

et pourtant j'ai gagné

regardez comme il est mon sexe

rien qu'un petit trait pas bien grand

trop petit peut-être je n'en sais rien

je ne l'ai pas encore essayé

vous voulez l'essayer avec moi

ça ne vous engage à rien

je vous promets de ne pas faire d'enfant

(la foule rit de bon cœur)

avec les femmes

il faut s'attendre à ce genre de chose

mais pour avoir un enfant

il faut le vouloir très fort

je ne le veux pas

je veux simplement essayer mon sexe

faites-le avec moi

vous pouvez continuer à me caresser les seins

tout le monde les trouve très beaux

il n'y a pas de raison de ne pas s'en servir

si quelqu'un veut me caresser les fesses

c'est possible

mais alors un à la fois

parce que j'ai du mal à compter sur mes doigts

— je parle je parle qu'est-ce que je parle !

je ne sais pas s'il faut parler en même temps

(la foule murmure son conseil éclairé)

je ferai comme ça me vient de toute façon

il paraît que dans ces moments-là

on ne sait plus ce qu'on fait

même qu'il vaut mieux ne pas le savoir

on goûte le plaisir de cette façon

et il n'en est pas question

— qui veut essayer avec moi ?

il est tout petit mais je m'en fiche

qui est-ce qui s'en fiche qu'il soit petit ?

Thomas mon petit chéri

on dit que le tien est petit aussi

est-ce que tu veux le comparer au mien

c'est celui qui a le plus petit qui gagne

— il gagne quoi celui qui a gagné ?

 

Une petite fille s'écria : un ballon rouge !

 

— Oui mais comment on va le gonfler le ballon ?

 

— En soufflant dedans ! dit la petite fille.

 

Et elle se mit à souffler dans un ballon

qui gonfla gonfla gonfla

et quand il fut entièrement gonflé

elle montra le résultat à la foule éberluée

— On ne savait pas que les petites filles savaient faire ça

on ne sait pas grand chose des petites filles

c'est vrai

mais alors quel gros ballon

mais qu'il est gros

heureusement qu'elle ne l'a pas gonflé à l'hélium

il est chouette ton ballon petite fille

est-ce que tu veux en gonfler un autre ?

tu préfères manger une pomme d'amour avant ?

donnez donc une pomme d'amour à cette petite !

ce n'est pas le moment de la faire pleurer

quand elle se sera bien régalée

elle gonflera un autre ballon

ça ne te fait rien si c'est un ballon bleu

ne faites pas pleurer la petite fille

donnez-lui un ballon rouge

si c'est ce qu'elle veut

si elle pleure elle ne gonfle plus

et nous on aime les petites filles qui gonflent

c'est vrai que c'est chouette une petite fille

pas de seins un tout petit derrière

et un sexe juste pour faire pipi

elles aiment les chatouilles sur le ventre

mais c'est juste pour rigoler

on devrait épouser les petites filles

on ne leur ferait pas d'enfant

on les regarderait gonfler les ballons

elles mangeraient beaucoup de pommes d'amour

et nous on serait heureux comme des rois

mais il ne faut pas trop rêver

nos femmes ont un gros derrière

un gros sexe de grosses jambes

de gros yeux pour nous surveiller

des fois qu'on montrerait notre sexe aux petites filles

quel mal y a-t-il à montrer son sexe

à une petite fille qui n'en a pas ?

est-ce que quelqu'un peut dire le mal ?

les petites filles savent très bien

ce qu'il faut faire dans ce cas

il ne faut pas souffler dedans

et si on a soufflé dedans

il faut appeler sa maman

pour manger la pomme d'amour avec elle

quand on est une petite fille modèle

on partage tout avec sa maman

surtout les pommes d'amour

parce que c'est fête une fois l'an

seulement

et les hommes qui montrent leurs zizis

un jour qui n'est pas fête

le font parce qu'ils ont de mauvaises idées

et il faut s'en méfier comme de la peste

ce qui n'est pas si difficile

parce que c'est seulement les jours de fête

qu'on peut confondre le sexe des hommes

avec les ballons rouges.

 

— Voilà ce que je sais de la sexualité

dit la petite en observant le sexe de la petite dame

est-ce que je peux mettre un doigt dedans ?

si ce n'est pas interdit

je peux le faire

est-ce que c'est toi qui interdit

ou est-ce qu'il faut une loi pour ça ?

si c'est une loi je ne veux plus jouer

l'anatomie est une science sérieuse

exactement comme les petites filles

alors ! je peux ou je ne peux pas ?

 

et sans attendre la réponse

elle mit le doigt dans le sexe de la petite dame

et la petite dame rougit encore

et Thomas ouvrit de grands yeux

et il mordilla nerveusement le micro

ce qui produisit des craquements

dans les haut-parleurs sur les pylônes

et Kateb qui dormait un peu

depuis le début de la cérémonie

se réveilla tout à fait en rouscaillant

— qu'est-ce que c'est que cette pornocacographie !

s'écria-t-il d'une forte voix

a-t-on idée de ce que c'est

on devrait interdire ce genre de spectacle !

 

— Ce n'est pas un spectacle, monsieur !

dit la petite dame qui aimait beaucoup

ce que lui faisait la petite fille

c'est une conversation entre gens aimables

je ne sais pas qui vous êtes

ni ce que vous faites ici

mais je vous trouve bien importun

vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas

d'ailleurs vous n'êtes même plus un homme

vous êtes détruit à ce que je vois

c'est bien fait pour vous

vous l'avez bien méritée cette destruction !

 

— Dites donc espèce de petit boudin !

cria Kateb dans une colère terrible

va donc te rhabiller eh poufiasse !

tu n'as pas honte de te promener toute nue

avec ce sexe tellement ridicule

on dirait un coup de crayon

je suis sûr qu'on ne peut rien mettre dedans

et surtout pas ce que je pense

 

— Et tu penses à quoi, pleuronecte !

tu ne sais même pas ce que c'est une femme !

 

— Je ne sais pas, moi ? non mais

je dois en épouser une pas plus tard que demain

et j'en ai épousée une il y a au moins dix ans

je sais ce que c'est une femme

et je sais ce que c'est un sexe de femme

je peux te dire que ce trait ridicule

n'est pas un sexe de femme

mais bien sûr je ne peux pas essayer avec toi

je suis complètement détruit

et j'ai peut-être perdu un os ou deux

dans l'affolement qui a suivi

je voudrais que ce soit une phalange ou deux

ou même un tibia ou deux

mais peut-être que c'est plus grave

peut-être que je ne pourrai plus faire pipi

ce qui m'embête un peu

mais pas autant que ce qui m'embête beaucoup

si tu vois ce que je veux dire

pourvu que ce soit un ou deux tibias

ou même deux os du crâne

pourvu que ce ne soit pas celui-là

j'aime bien cet os

des femmes l'ont aimé

et je ne peux plus rien prouver

l'amour est un art éphémère

c'est un art populaire

et le peuple a souvent une mauvaise langue

ce qui n'est vraiment pas artistique

— mais je m'égare avec ces histoires de sexe

ne reste pas toute nue devant tout ce monde

et demande à cette petite fille

d'aller jouer à la corde avec ses amies

elle ne sait pas ce qu'elle fait

moi je ne sais pas si je sais encore

— quel fatras d'os !

habille-toi petite dame je t'aime bien

ce que tu m'as fait dire

m'a fait beaucoup de bien

il fallait que je le dise

j'ai tellement peur de donner raison à la malchance

habille-toi légèrement

et viens fouiller dans mes os

tu trouveras peut-être celui que tu cherches

je ne peux pas t'aider

il me faudrait des mains

et je ne sais même pas où sont mes phalanges

 

petite dame excuse-moi si j'ai été impoli

d'habitude je ne manque jamais de politesse

mais j'ai tellement peur

avec cette télé qui me casse les oreilles

et ce théâtre où il ne se passe rien

viens avec moi on parlera

et tu trouveras ce que tu cherches

aide-moi à le trouver

ce que tu cherches m'intéresse autant que toi

je crois que c'est ça l'amour

on cherche la même chose

au début on ne le sait pas

que c'est la même chose qu'on cherche

et puis un jour on se met à le savoir

et on s'étonne d'avoir eu la même idée

et on se dit qu'on cherche la même chose

que cette chose ce n'est pas l'amour bien sûr

on est sincère mais pas à ce point

cette chose c'est une chose sans importance

sauf que la trouver c'est très important

que la chercher ce n'est pas mal non plus

si on cherchait ensemble hein chérie ?

de temps en temps on pourra arrêter de chercher

et on se chatouillera partout où ça nous fait plaisir

on inventera un grand lit

ce sera notre lit

et il n'y aura personne d'autre dedans

que toi et moi

moi je serai entièrement reconstruit

j'aurai des mains et des yeux

pour redessiner ton sexe comme il faut

c'est vrai qu'il est riquiqui ton sexe

celui qui l'a dessiné manquait d'inspiration

ou alors il a eu peur de quelque chose

on ne fait pas ça à une femme

un petit trait et puis s'en va

et la chair toute rose ?

et l'huile pleine de reflets ?

et cette douceur qui n'emprisonne pas ?

il fallait dessiner ces choses aussi

mais pour cela il faut ouvrir le sexe

et il n'a pas osé le faire

quelque chose lui a fait peur

il a tracé un trait

comme une caresse verticale

et puis il a fermé les yeux

parce que ça lui faisait vraiment peur

et il t'a laissée partir vers d'autres hommes peut-être

mais quel homme peut deviner sa détresse

dans ce simple trait de crayon ?

 

Viens petite dame bleue

j'aime ta couleur moitié ciel moitié mer

je vais ouvrir ton sexe si tu le veux

et je te dessinerai de la chair

il faut de la chair à cet endroit-là

c'est une chose que je dessine parfaitement

je lui donnerai la couleur que tu voudras

bleu si c'est le bleu que tu préfères

ou jaune comme un tournesol

noir si le noir te donne des idées

la couleur de ton sexe c'est ton affaire

moi je donne je ne choisis pas

je peins je ne mesure rien

 

Qu'est-ce que je t'aime petite dame !

dommage que je sois détruit

je t'aurais enlevée à cette foule idiote

et je t'aurais fait l'amour au pays des oiseaux

seulement voilà voilà voilà

je ne suis pas le maître de cérémonie

et perché sur cette hauteur je ne vois pas bien

si tu m'aimes ou si tu t'en fiches

 

Habille-toi pour qu'ils ne te regardent plus

et monte jusqu'à moi

je veux lire dans tes yeux

il y a quelque chose d'écrit je le sais

il faut que je lise ces mots tu veux ?

 

la petite dame baillait aux corneilles

elle regardait la voix de Kateb

entre les deux pylônes

il parlait peut-être pour ne rien dire

ce qui arrive quelquefois aux hommes

moins souvent qu'aux femmes c'est vrai

mais ça leur arrive de temps en temps

et quand ça leur arrive c'est pour de bon

 

Est-ce que c'est bon ? se demanda la petite dame

est-ce que c'est vraiment aussi bon que je le souhaite ?

je commence à me poser de drôles de questions

— Prête-moi tes habits, dit-elle à la petite fille

qui à force de caresses

avait presque effacé le trait

— Mes habits ! ma robe et mon chapeau ?

tu veux rire ? comme ça ? devant tout le monde ?

on va me voir toute nue

et peut-être même qu'on me caressera le derrière ?

cette idée ne m'excite pas tellement tu vois ?

ne veux-tu pas demander à une autre petite fille ?

ce serait plus simple

et ça ne me compliquerait pas l'existence !

 

— Fais ce qu'elle dit, dit Thomas dans le micro

je caresserai moi-même ton derrière

ce qui empêchera les autres de le faire

 

— Dans ces conditions je veux bien

déclara la petite fille en se déshabillant

ceux qui pensaient me caresser sont bien attrapés !

il n'y en aura pas pour tout le monde hein Thomas

juste pour toi et encore je ne sentirai rien

 

— Tu sentiras si tu veux sentir, dit Thomas

en recommençant de mordiller le micro

ce qui n'irrita pas Kateb le moins du monde

parce que la petite dame

avait plongé un bras dans sa bouche

et elle remuait les os fiévreusement

certaine de reconnaître rien qu'en le touchant

celui qu'elle cherchait avec Kateb.

 

Pendant que d'une main

Thomas caressait le derrière de la petite fille

de l'autre il tenait le micro contre sa bouche

et il inventait un nouveau jeu

pour amuser le public

ce qui ravit encore une fois le producteur

qui fumait beaucoup de cigares

parce qu'il était producteur.

 

— Il nous faut un gagnant, expliqua Thomas

et nous n'avons pas de gagnant.

 

— Est-ce que je n'ai pas gagné moi !

s'écria la petite fille en tirant la langue

(de la manière la plus grossière qui soit

ce qui épouvanta les vieilles dames)

aux messieurs qui regrettaient beaucoup

très sincèrement et avec beaucoup d'amour

de ne pas caresser un si beau derrière

petit mais beau

beau et donc pas si petit que ça

parce que ce qui compte c'est le plaisir

c'est-à-dire une certaine façon

de se mesurer avec la vie

sans risquer la mort

 

— Non, tu n'as pas gagné, dit Thomas

il faut jouer pour gagner

et je ne t'ai pas vue jouer

si tu veux jouer tu ne seras pas seule

et par conséquent tu ne gagneras pas forcément

et si c'est un autre qui gagne

tu devras accepter sa victoire sans pleurer

et sans me reprocher d'avoir triché

ou d'avoir préféré ses yeux plutôt que les tiens

j'aime bien tes yeux

mais ce n'est pas une raison

pour te rendre jalouse

as-tu compris ce que je viens de dire ?

 

— Si je n'ai pas compris, qu'est-ce que je gagne ?

 

— Je te pince les fesses et tu vas te rhabiller !

 

— Et si je ne me rhabille pas ?

 

— Je te montre mon zizi pour te faire peur.

 

— Et si je n'ai pas peur ?

 

— Alors je t'aimerai beaucoup

et j'arrêterai de faire de la télévision

c'est un métier épouvantable

des fois je ne sais plus ce que je dis

et ça me fait beaucoup de peine

après tout je suis quelqu'un de bien

avec une tête des bras des jambes

je ne sais pas si je suis marié

et si j'ai des enfants

il faudra que je me pose la question un jour

est-ce que tu veux te la poser avec moi ?

 

— C'est une question trop difficile

pour une petite fille pas très grande

je peux toujours me la poser

avec toi si tu veux que ce soit avec toi

mais alors question réponse

ne compte pas trop sur moi

je suis un peu nunuche vois-tu

je parle beaucoup et je me crois

je suis vraiment très très petite

mais si tu continues de me caresser

je vais devenir très très grande

et je vais te manger d'un coup

dis ? tu aimes les grandes petites filles ?

 

— Je ne sais pas si on peut le dire à la télé

possible que ce soit possible

on dit qu'on peut tout dire

mais c'est un sujet vraiment délicat

les petites filles n'ont pas de sexe

ou alors très petit

est-ce qu'on peut parler

de ces petites choses à la télé

je ne sais pas je ne sais vraiment pas.

 

— Coupe le micro c'est le moment de la pub

on va pouvoir rigoler un peu tous les deux

ça ne t'embête pas de rigoler avec moi

j'ai vu à la télé tout ce qu'il faut faire

les trucs les machins les choses les bidules

il y a un tas de choses que je sais

par exemple pour embrasser

pas sur la bouche c'est trop cochon !

ne m'embrasse jamais sur la bouche

c'est ma bouche je fais ce que je veux

toi tu ne peux pas faire ce que tu veux

dépêche-toi c'est bientôt la fin de la pub

oh mince c'est déjà fini quel dommage !

c'est toujours quand ça commence que ça finit

j'en ai marre de cette vie

quel printemps d'hôtellerie !

 

la petite fille était vraiment déçue

elle se mit à bouder

à grimacer

à se dandiner

Thomas parlait dans le micro :

— Mesdames et messieurs il faut choisir

entre un spectacle pornographique

montrant les ébats d'une petite fille

avec un célèbre présentateur de la télé

et la leçon d'anatomie

nécessaire à la reconstruction de Kateb

si vous souhaitez le spectacle porno

vous toussez grassement dans votre main droite

et vous dites je le jure !

si par contre vous préférez vous cultiver

et qu'alors vous êtes particulièrement intéressés

par la leçon d'anatomie

et par la reconstruction de Kateb

(je vous rappelle que Kateb est un ami personnel

à vrai dire je suis son cousin germain

et de façon réciproque

il est l'oncle de la tante de mon grand-père

lequel n'a jamais été le père de mon père

ni celui de ma mère

mais mon propre père

ce qui paraît incroyable mais)

si donc vous préférez la science de l'anatomie

vous vous pincez le nez fortement

vous ouvrez la bouche toute grande

et vous imitez le cri de l'âne qu'on châtre

est-ce que tout le monde a compris ?

ceux qui n'ont pas compris

n'ont qu'à jouer de la trompette

et ceux qui n'ont pas compris

qu'ils devaient jouer de la trompette

n'ont qu'à demander aux autres

pourquoi on leur interdit de jouer du tambour.

 

— Est-ce que tout le monde a bien compris

et est-ce que ceux qui n'ont pas compris

savent jouer de la trompette ?

les joueurs de binious n'ont qu'à bien se tenir !

un deux trois c'est parti !

on vote comme on veut

vive la liberté !

 

Ceux donc qui avaient choisi la pornographie

se mirent à tousser grassement dans leurs mains droites

et ils disaient « je le jure » au bon moment —

en même temps les amateurs d'anatomie

tentèrent d'imiter la castration des ânes

et toujours dans le même temps

d'autres jouèrent de la trompette et du tambour

les joueurs de biniou ne savaient pas quoi faire

parce que le biniou a beau faire beaucoup de bruit

il devenait très difficile de se faire entendre

inutile de jouer dans ces conditions

 

Thomas rigolait comme un singe

il avait mis le micro sous son bras

et il applaudissait le vacarme incroyable

qu'il avait provoqué

en grand présentateur qu'il était

la petite fille n'avait pas tout compris

et elle tapait des mains en regardant Thomas

elle le trouvait très amusant

et tout le monde était très amusant

on s'amusait bien c'était très amusant

de s'amuser comme ça en s'amusant

il y a des choses plus amusantes que l'amour

la preuve regardez ce qu'on s'amuse bien

et pourtant on ne s'aime pas du tout

on se fiche complètement

de ce qui peut arriver aux autres

de bien ou de mal

de mal surtout

parce que le bien ça rend jaloux

et alors là on ne s'amuse plus du tout

mais ce soir la télé est géniale

on se sent transporté dans un autre monde

on jure de tousser le plus grassement possible

on châtre les ânes pour faire de la musique

et ceux qui ne comprennent rien à l'amour

peuvent jouer de l'instrument de leur choix

pourvu qu'on entende pas les gaitas !

 

Qu'est-ce que tu es beau Thomas !

tu as quel âge par rapport à moi ?

c'est l'âge qui compte celui-là

même si ça fait beaucoup c'est peu

on ne vit pas si longtemps

pour aimer tout le monde

il faut plusieurs vies

or on en a qu'une

une vie qui fait peur

parce qu'elle est toute seule

et quand elle n'est pas seule

et qu'on a bien fermé les yeux

pour ne pas voir ce qui se passe

juste à côté

alors on se sent vraiment bien

tout nu contre l'autre qui est tout nu

on peut se mentir encore

parce que la nudité n'empêche pas le mensonge

mais on est vraiment bien pas tout seul

tous les deux seuls

ce qu'on est bien

même si l'âge ne compte pas

même si on n'est pas là pour faire des bébés

même si on a bu un coup de trop

et qu'on a très sommeil

j'aime bien imaginer tout ça

pensait la petite fille qui n'entendait plus

le vacarme télévisuel

ça me fait du bien de penser que c'est moi

et pas une autre

ce sera peut-être moi je l'espère

ce sera moi si je ne suis pas trop bête

j'ai bien le temps d'y penser

et quand je l'aurai bien pensé

je serai une véritable bête d'amour

et il ne me viendra pas à l'idée de jouer de la cornemuse !

 

et Thomas rigolait rigolait rigolait

on ne jouait pas mais qu'est-ce qu'on s'amusait !

— eh espèce de vieux croupion

qu'est-ce qui pend à ta barbe ?

est-ce que c'est la vérité qui dégouline ?

tu peux tousser personne ne t'écoute —

eh patte-pelus ! prépuces de mer !

est-ce que les ânes jouent de la gaita !

ce serait amusant mais ce n'est pas possible !

jouez ! jouez ! jouez !

je suis le meilleur de tous les présentateurs !

la télé c'est moche comme un vieux derrière

mais c'est tellement divertissant !

au diable les querelles intestines !

il faut que les ondes abondent

et c'est reparti pour un tour :

— on tousse dans sa main droite

et on dit : je le jure

on jure quoi espèces de brouailles !

on jure que c'est bien gras

que c'est gras le mieux possible

quel foutu tribunal que la télé !

— et on châtre les ânes

ou bien ils se châtrent tous seuls

ils n'ont qu'à mordre dedans

et tirer d'un coup sec

il faut cracher avant de crier

ah bon dieu ! que je suis malheureux

tant que je n'ai pas vidé ma bouteille

bon dieu ! que l'amour me manque

et que les femmes sont belles !

n'hésitez pas à nous écrire

sur carte postale seulement

avec un timbre pour la réponse

parce qu'on vous répondra

bande de rastaquouères !

je vous ramènerai cent prépuces de Philistins

et je vous les ferai bouffer

ça vous dégoûtera de la télé

j'aurai moins d'argent mais j'aurai tout gagné

ce que c'est chouette de se foutre de la gueule de monde !

il faudra que je recommence !

 

Remarquez bien que vous pouvez voter

pour les deux spectacles en même temps

je me vois très bien en train de forniquer

avec cette charmante demoiselle

et dans le même temps je commenterai

la leçon d'anatomie

laquelle est illustrée en principe

par une dissection cadavérique —

je crois que ça m'excitera beaucoup

j'oublierai que cet amour n'est pas normal

et je m'en porterai bien

je ferai de la pornographie avec délice

et de l'anatomie avec beaucoup d'amour

 

Qu'on m'apporte un cadavre !

et qu'on écarte les cuisses de cette jeune fille

je vais montrer au monde

ce que c'est que l'amour

un sexe de présentateur de télé

est un gros sexe

et une petite fille est une petite fille

je m'en vais te barbouiller tout ça

de chair en décomposition

bon dieu ! je suis déjà malade

je vais vomir ça va puer

ce bruit cette odeur ce corps !

je ne sais plus si c'est vraiment de la télé

qu'on me dise si c'est la télé

ou ma tête qui explose

est-ce que je suis encore présentateur

ou est-ce que je suis malade à crever

 

Arrêtez de tousser, de jurer, de châtrer, de jouer

il n'y a plus de télé

on joue pour rien

il n'y a plus rien à gagner

et toi petite conasse en forme de femme

retourne à l'école pour apprendre à compter

est-ce qu'on mesure le sexe avec une calculatrice ?

non n'est-ce pas ? alors tire-toi

je vais vomir sur mes genoux

je vais crever à force de vomir

je ne sais plus si la télé est toujours branchée

qu'on me fasse un signe pour confirmer

est-ce que quelqu'un veut me faire un signe ?

 

— Pauvre Thomas, dit Kateb doucement

et pauvre de moi

ce n'est pas aujourd'hui qu'on me reconstruira

quelle idée de jouer ainsi avec ma vie

enfin ! c'est comme ça la télé

c'est à prendre ou à laisser

 

— C'est dégoûtant ! fit la petite dame

qui secouait les os au fond de Kateb.

 

— Alors laisse tomber si ça te dégoûte.

 

— Oh mais je ne parlais pas de tes os !

Je les aime tes os

et je trouverai celui avec lequel l'amour se fait

ce qui est dégoûtant

ce sont ces histoires de pornographie

que c'est dégoûtant de penser à ces choses

c'est pas humain

et ce n'est pas bien pour les petites filles

qu'est-ce qu'elles vont penser de ce monde

de ce monde où on leur demande de vivre

et d'aimer

on comprend vite qu'on ne peut pas faire autrement

que de vivre

mais ne se pose-t-on pas la question

de savoir si ça vaut vraiment le coup

d'aimer et de se faire aimer

quand on voit de pareilles choses

et qu'on est une petite fille

est-ce qu'on a vraiment envie

de se chatouiller

et de rire

et d'écrire des lettres d'amour ?

 

La petite dame était assise maintenant

sur le bord de la civière

Kateb était très laid

il avait la forme d'un sac

et elle aurait pu rire

de la bouche entre les deux yeux

— le petit garçon a bien essayé

expliqua Kateb en frissonnant

mais il n'a pas réussi à me reconstruire

la télé le fera peut-être

c'est un jeu mais pourquoi ne pas le jouer ?

 

— Je ne jouerai pas mon beau sexe à la télé

dit la petite dame en le caressant

il est déjà presque effacé

j'ai eu tant de mal à l'avoir

je pleurerais s'il n'en restait plus rien

bien sûr je ne l'ai pas essayé

je ne sais pas ce qu'il vaut

l'amour devrait lui plaire à ce qu'on dit

on dit aussi qu'on est quelquefois déçu

est-ce que l'amour t'a déçu toi Kateb ?

 

— Non, pas l'amour, mais je suis déçu quand même

je ne pense pas que ce soit la même chose

l'amour n'est pas un médicament

on n'aime pas pour se soigner

on se soigne pour aimer mieux

mais je ne suis pas vraiment malade

je suis détruit

et je n'ai pas perdu une seule de mes pièces

ou alors une ou deux pas plus

pourvu que le meilleur de mes os ne soit pas perdu !

c'est tout ce que je souhaite

et tu vas chercher encore hein ?

rentre tout au fond de moi

je ne suis qu'un sac ce n'est pas difficile

 

La petite dame entra toute nue

il observa son beau derrière qui remuait

il avait deux yeux pour ça

et pas d'os pour aimer

il l'aima quand même de tout son cœur

l'os était quelque part dedans

elle le trouverait c'était sûr

elle cherchait avec beaucoup de méthode

classant les os par grandeur

puis par diamètre

puis par poids

puis par couleur

elle savait ce qu'elle faisait

et elle le faisait bien

il avait tellement confiance en elle !

 

De l'autre côté, au théâtre

le vacarme des téléspectateurs avait inquiété Felix

il n'avait jamais vu un pareil public

il avait d'abord entendu comme un grondement

un peu comme une catastrophe naturelle

qui se prépare et qui va tout dévaster

il avait mis le nez à la fenêtre

son propre public était silencieux

un peu inquiet peut-être

parce qu'il se passait quelque chose

ailleurs que dans le théâtre

ce qui était un paradoxe insoutenable

quelques-uns — des moins fidèles

avaient rejoint la télé

sans poser de questions

et maintenant ils jouaient

à tousser dans leurs mains droites

et à dire je le jure

ou bien ils faisaient l'âne qui a mal

et qui le fait savoir d'une voix déchirante

ils avaient tous compris

et pas un ne joua de la trompette

du tambour

et encore moins de la cornemuse

le public du théâtre

même déserteur

c'est un public intelligent

on ne lui fait pas jouer de la cornemuse

ou alors si la partition

est une bonne partition

ce qui arrive quelquefois

et ce qui évite de faire l'âne

ou le faux témoin.

 

ENCORE LA LETTRE !

 

« Je dépose un baiser entre tes cuisses :

c'est là que je veux aller »

 

C'était les premiers mots de la lettre

Saïda rougit

son père avait écrit cela

à qui ?

elle avait lu un peu vite

et juste les premiers mots

entre tes cuisses...

les cuisses de quelle femme

une femme comme toi

avec entre les cuisses un...

il en a de drôles d'idées

et elle va aimer ça

moi j'aimerais bien que ça m'arrive

Kateb m'a embrassé sur la bouche

il me léchait les lèvres

il aurait pu me lécher le...

il y a toujours une différence

entre ce que l'on écrit et ce qu'on fait

on écrit mal ce qu'on fait

et on ne fait pas toujours ce qu'on écrit

c'est juste un baiser rien de plus

un baiser écrit

entre les cuisses d'une femme qui existe

elle fera ce qu'elle voudra

elle ne dira pas non

les femmes ne disent jamais non

personne ne lira la lettre

personne ne lui volera ce baiser

il peut être content

il a fait ce qu'il devait faire

et elle aime qu'il le fasse de cette façon

l'écrivant

ce doux baiser entre tes cuisses

dommage que ce soit mon père

je l'aurais volé ce baiser

entre mes cuisses

Kateb ne sait pas embrasser de cette manière

viens mon petit amour

ta bouche entre mes cuisses est un autre sexe

c'est un sexe de femme et je l'aime

écris-moi que tu m'aimes

ce n'est pas difficile de dire je t'aime

c'est beaucoup plus difficile

de me baiser entre les cuisses

tu le feras

pas maintenant

il faut que tu le fasses

je t'aime tant.

 

c'est là qu'il veut aller

quelle belle attention

et quel beau projet

il est un peu fou

ça ne lui ressemble pas

« Saïda ! tes cuisses

c'est fait pour marcher

pas pour en faire un spectacle

à bon marché

fichez le camp vous autres !

le spectacle est terminé rideau !

tu pourrais leur montrer ton derrière

tes épaules tes seins ton...

— mon quoi ?

— ton rien ! il n'y a rien que tu puisses montrer

en tout cas pas de cette façon

— quelle façon ?

— il y a des façons de le montrer

on ne le montre pas comme ça

écris des lettres ça t'amusera

on ne verra plus tes cuisses

mais on saura où tu veux en venir

— Où ?

— ne te fiche pas de moi

tu recherches le plaisir rien que ça

ce n'est pas de ton âge

— quel âge ?

— le mien le leur l'âge de tout le monde

sauf de ceux qui ne l'ont pas

et qui ne sont pas tout le monde

il y a un âge pour ça aussi

ne montre pas tes cuisses

en tout cas pas de cette manière

serre bien les genoux et tais-toi

tu peux boire du vin si tu veux

fumer du tabac ou autre chose

je ne sais pas exactement ce que tu peux faire

mais je sais ce que tu ne dois pas faire

— Faire ?

— oui faire — faire et défaire

c'est comme ça que la vie se passe

on fait et on défait

jusqu'à ce que ça ne se refasse plus

il arrive toujours ce moment-là

il ne manque pas d'arriver

— Pourquoi ?

— est-ce que je sais s'il y a une raison ?

on fait l'amour toute sa vie

et ce n'est peut-être pas ce qu'il fallait faire

— Quoi d'autre ?

— je ne sais pas je ne sais pas

ne leur montre pas ton derrière

ils le caresseront par amour

et ce n'est pas l'amour qu'il faut faire

— Le faire avec qui ?

— Fais-le toute seule en attendant

et ne montre rien à personne

je te dirai quand il faudra montrer

il y a un moment qu'il faut choisir

une conjonction de regards

un point de rencontre favorable

je l'ai lu dans des entrailles peut-être

— j'attendrai que tu me dises

tu peux continuer d'écrire ta lettre

à qui écris-tu

— à quelqu'un que j'aime beaucoup

— tu peux aimer toi ?

— je l'aime vraiment beaucoup

— alors écris la lettre d'amour

— ne me dérange plus s'il te plaît

et ne leur montre plus tes cuisses

— je ne montrerai plus rien

tu peux écrire la lettre

je la porterai si tu veux

— il faut que je l'achève d'abord

mais tu ne la porteras pas à celle que j'aime

je ne veux pas que tu saches

promets-moi de ne pas chercher à savoir

— je te le promets

tu peux écrire

je te promets de ne pas lire. »

 

promesse non tenue

« et mille baisers sur la chair de tes seins... »

mille baisers

rien que ça

ça en fait des chatouilles !

 

moi aussi je pourrais écrire une lettre

c'est peut-être un bon conseil

je lui dirai je lui écrirai voyons

je dépose un baiser sur ton...

non il n'aimera pas ça

il n'aimera pas que j'écrive ce genre de chose

— veux-tu embrasser mes seins ?

je sais que tu en meurs d'envie

alors ne te gêne pas embrasse-les

écris-moi que tu les embrasses très fort —

il aimera ça

je l'écrirai dès que je pourrai

je n'ai pas le temps maintenant

ce soir je saurai écrire

il faudra attendre qu'il lise

cela durera quelques jours

et il m'écrira : mille baisers amoureux

sur la chair de tes seins

quel plaisir ! quel amour !

je n'ai pas tenu ma promesse

il faudra me tirer les oreilles

pour m'apprendre à vivre !

 

à moins que je sache vivre déjà

on dirait bien que je sais vivre

mon corps mon beau petit corps frémissant !

est-ce que tu sais vivre déjà ?

on le dirait bien à te caresser

est-ce qu'il faut te caresser souvent ?

— tu peux déposer un baiser entre mes cuisses

si tu veux —

et il m'écrit : je dépose un baiser amoureux

entre tes cuisses mon amour

 

ce que c'est chouette

d'écrire ce qu'on a envie de faire !

on ne le fait pas toujours

mais qu'est-ce que c'est amusant

quand on le fait vraiment —

en fait je n'en sais rien

j'imagine que c'est amusant

je le saurai un jour

pas plus tard que demain

après le repas de noces

il surgira dans la salle à manger

à cheval sur son cheval

et à coups de sabot sonores

il fera déguerpir tout le monde

il cassera les bouteilles d'alcool

il piétinera les douceurs

renversera les tables et les chaises

et les vieilles dames qui font tapisserie

se raconteront des choses rigolotes

et il me saisira par les cheveux

et il m'emmènera dans son château

dans la chambre où il écrit des lettres

à toutes les femmes qu'il rencontre

— je mords la pointe de tes seins —

si c'est ce que tu veux faire mords !

si c'est que tu as écrit

que tu voulais faire avec moi mords !

mords toute ma chair

et rentre dedans avec toute ta chair !

j'aime tout ce que tu écris

et faire aussi ce que tu n'as pas osé écrire

 

entre mes cuisses

tu peux voyager

fermer les yeux respirer

embrasser ma chair trembler

entre mes cuisses et toi

il y a un monde que je ne connais pas

c'est toi qui l'a écrit

et je n'ai pas tout lu

 

entre mes cuisses

à la surface de mes lèvres

effleure ce qui te plaît d'écrire

effleure-le du bout des doigts

je suis là pour te plaire

et je te rendrai tous tes baisers

 

entre mes cuisses

entre la femme que je suis

et la femme que tu écris

je te donne de l'amour

mon huile c'est ton huile

sur le bout de ta langue

comme si tu allais mourir

pour toujours

 

ne meurs pas mon amour

ce n'est pas le moment

quelque chose commence

rien qu'un baiser

au bord de mes lèvres

et toute ta chair est la mienne

 

Je ne devrais pas penser

à ces sortes de choses

se dit Saïda en souriant un peu

elle avait envie de rire

mais il n'y avait pas de raison pour les autres

et elle mit la main sur sa bouche

et personne n'en chercha la raison

elle marchait d'un pas alerte

elle sentait le baiser entre ses cuisses

et personne ne s'en apercevait

son ventre fourmillait de sensations

et elle avait un petit peu froid aux pieds

elle avait toujours froid aux pieds

quand son joli joli la chatouillait en dedans

et elle se mordillait doucement la lèvre

jetait de gros regards profonds autour d'elle

il embrassait vraiment très bien

sa bouche était chaude

comme un sexe de femme

et elle aimait bien cette caresse

elle entendait le clapotis de la langue

elle eut peur qu'on l'entendît aussi

mais personne n'entendait rien

il écrivait comme il faut qu'on écrive l'amour

sans en avoir l'air

entre deux mots mordant la chair

du bout des dents la recréant

comme font les dieux avec les mains

la chair du cou des épaules des seins

du ventre les cuisses les bras

toute la chair sucée entre les cuisses

par la bouche en forme de sexe

qui écrit ce qu'elle veut

avec les mots qu'elle a choisis

et qu'elle ne partage pas

qu'elle absorbe d'un coup

— j'espère que tu m'aimes vraiment

je n'ai pas tenu ma promesse

j'ai agi comme une petite fille curieuse

mais je n'ai pas tout lu

tu ne m'as pas dit son nom

est-ce que son nom

est un mot plus beau que les autres ?

oui bien sûr il est beaucoup plus beau

écris-le doucement qu'on ne l'entende pas

est-ce qu'il est écrit bellement

ou bellement sonore ?

dis-moi ce que tu sais de son nom

les femmes ont de si jolis noms

épaule

sein

cuisse

derrière

sexe

lèvres

plaisir

amour

les noms m'échappent

moi je m'appelle Saïda

c'est le nom d'une ville où il fait bon vivre

je ne sais pas

si je t'aime autant que je dis

je t'écris une lettre d'amour

parce que ça ne tue pas

sinon je me tairais à jamais

et tu ne saurais rien de mon amour

ni de tes baisers entre mes cuisses

ni du nom que je donne à l'amour

 

la prochaine fois je tiendrai ma promesse

— ne lis pas la lettre

ce sont des choses que les hommes écrivent aux femmes

— et que répondent les femmes ?

— elles disent simplement : je t'aime

et ça veut tout dire

tu le diras demain si tu es sage

— et si je ne suis pas sage ?

— je te vendrai à un marchand d'esclaves

et il fera de toi une courtisane

et les hommes te pinceront les fesses en riant

— est-ce que je gagnerai beaucoup d'argent ?

 

je tiendrai ma promesse

ou je me mordrai la langue

en signe de protestation

on ne donne pas de l'argent

aux petites filles qui lisent

ce qu'il ne faut pas lire

 

écris-moi que tu m'aimes

écris-moi ce que l'amour t'inspire

parle-moi de l'argent et du plaisir

prouve-moi que la vie est éternelle

je ne veux pas mourir autrement

ta bouche c'est mon sexe

c'est mon sexe qui baise le mien

je sais ce que je dis mon amour

même si je ne sais pas écrire

je dis ce que tu pourrais écrire

si tout ce que tu dis est vrai

par exemple mes mains

et les caresses qu'elles te donnent

le sexe qu'elles érectent

à la pointe de ton corps

par exemple ma bouche

les mots qu'elle ne connaît pas

et les mots que tu aimes entendre

par exemple mes lèvres

mes lèvres et mes lèvres

et tes lèvres dedans

pour dire que tu m'aimes

avec plaisir

 

elle tendit la lettre à Felix

— il m'a dit que vous sauriez à qui la donner

— je le sais et je la donnerai

— elle a un nom cette dame ?

— C'est une dame en effet

et elle a un très joli nom

— vous le trouvez joli vous aussi ?

— tout le monde le trouve joli

— tout le monde l'aime alors ?

— tout le monde l'aime bien

mais l'amour n'est pas facile

— vous l'aimez comment vous ?

— beaucoup moins que vous

je vous trouve très charmante

jeune maigre mais charmante

c'est important d'avoir du charme

— je vais me marier avec Kateb

— il a beaucoup de chance

il y a beaucoup de Kateb dans le monde

mais il n'y a qu'une Saïda

— il y a combien de Felix ?

— deux ou trois à ma connaissance

mais pas plus je te le promets.

— et vous aimez combien de femmes ?

— deux ou trois mais pas plus

je tiendrai ma promesse

— moi je ne l'ai pas tenue

— ah ? tu connais donc les hommes

à ton âge ce doit être terrible

— ils écrivent ce qui leur fait plaisir

— ils écrivent des lettres d'amour ?

— ils m'embrassent entre les cuisses

— ce doit être très agréable

— vous pouvez vous aussi si vous voulez

— je ne veux pas

— alors ne le faites pas c'est tout

est-ce que vous écrivez beaucoup de lettres ?

— deux ou trois cela m'arrive

deux ou trois fois pas plus

— et vous les embrassez entre les cuisses

— parfois et parfois non

je les embrasse où ça leur fait plaisir

mais je tiens compte de la politesse

— il y a moins de politesse quand on aime

je le sais depuis longtemps

d'ailleurs je n'aime pas la politesse

on ne fait pas l'amour avec politesse

— on peut être poli avant de le faire

et se contenter d'un baiser sur les mains

— d'un baiser avec la bouche ?

— c'est préférable en effet

si l'on veut être bien poli

— je ne veux pas être polie

tu sais ce que la fille répondait à sa mère

dans une chanson que je te chanterai :

« aujourd'hui ma mère je garçonne

et demain je me marierai »

— tu veux donc garçonner aujourd'hui

— je veux faire l'amour

— il faut le demander à Kateb

— je te le demande à toi

donne-moi un rôle dans ton théâtre

on fera l'amour devant tout le monde

et tout le monde croira que c'est du théâtre

j'aimerais bien aimer de cette façon

tu m'embrasseras entre les cuisses

et ils n'y verront que du feu !

— il faut écrire le rôle

il faut le jouer sans public

et quand il est parfaitement joué

alors on peut lever le rideau

c'est comme ça qu'on fait l'amour au théâtre

— fais-moi l'amour au théâtre

— ce soir je joue un autre personnage

il ne fait l'amour à personne

— c'est vrai qu'il faut écrire l'amour

avant de le jouer

j'avais oublié cette règle élémentaire

je suis si gourde quelquefois

écris-moi un baiser entre les cuisses

c'est important ce baiser

c'est comme ça que je veux t'aimer

mais ce sera pour une autre fois

est-ce que tu veux que ce soit pour une autre fois ?

— je veux toutes les fois où tu joues bien ton rôle

c'est la loi du théâtre

il faut jouer bien

ou bien se tirer une balle dans la tête

je n'ai aucune envie de mourir de cette façon

— je te ferai mourir d'amour

— on ne meurt pas de cette façon

on croit ne pas mourir et on se trompe

l'amour est un reflet et non pas le miroir

— tu parles comme un livre

est-ce que tu lis beaucoup ?

— je lis des histoires d'amour

qui ne finissent pas toujours bien

— ce sont de tristes lectures

et tu tiens toujours tes promesses ?

— je les tiens si c'est possible

— tu ne lis jamais les lettres des autres ?

— je les lis si c'est nécessaire

— tu ne les lis pas simplement pour savoir

pour savoir comment ils s'aiment

et compter le nombre de leurs baisers.

— je ne connais pas ces calculs

— mille baisers sur mes seins

sur la chair de mes seins

et un baiser entre mes cuisses

est-ce que tu as compté avec moi.

— c'est un calcul facile je crois

— je ne crois pas que ce soit facile

mais je crois que c'est possible

j'aime cet amour des chiffres

un baiser deux baisers trois quatre

c'est si long mille baisers

plus un baiser entre mes cuisses

sur mes lèvres que j'ouvrirai peut-être

si c'est vraiment de l'amour

si c'est vraiment bien écrit

et si c'est fait proprement

— tu ne parles plus de l'amour maintenant

— je parle de ce qui est écrit

je ne sais pas si c'est de l'amour

et si c'est l'amour je le veux

sinon j'efface tous les baisers d'un coup de langue

— un coup de langue sur ma bouche ?

— un coup de langue dans ta tête

pour te faire mal bien au fond de toi-même

— je ne sais pas si je vais t'aimer

tu me fais un peu peur

— je dis ce que je veux

il faut savoir ce qu'on veut

l'amour n'est pas un à-peu-près

il faut aimer exactement

au bon moment et la lumière

n'est pas le meilleur moyen de tout savoir

— savoir tout, quelle horreur !

j'aurais l'impression que tout est fini

et qu'il faut en aimer une autre

et encore une autre et une autre

est-ce que ça s'arrête un jour

l'amour est une pluie de rosée

il y en a pour tout le monde

mais le monde ne le sait pas

et on est tout seul à se réveiller

— je comprends ce que j'aime qu'on m'écrive

écoute : ouvre tes cuisses mon amour

et laisse-moi faire ce que j'aime

parce que j'aime que tu aimes

il écrit bien ce qu'il faut dire

ce sont les mots que j'aime

ils ne veulent pas dire grand-chose

si je ne les aime plus

ils ne diraient rien à personne

si on ne savait pas

à qui ils sont destinés

mais on le sait parfaitement

l'amour est un cri de joie en public

et tant pis pour ceux qui n'aiment pas

tant pis pour ceux qui ne se font pas aimer

ce qui est écrit ne les concerne pas

ils liront les lettres d'amour comme des romans

et ils ne comprendront rien de ce qui se passe

ils ne sont peut-être pas faits pour l'amour

moi je suis faite pour l'amour

mon corps est une preuve d'amour

et les bijoux seront la meilleure preuve

que je ne me suis pas trompée de plaisir

 

Felix achevait son maquillage

et il observait son reflet dans le miroir

elle était assise sur un pouf

et l'ombre l'absorbait presque entièrement

il voyait ses yeux et le reflet de ses yeux

vaguement ses épaules et l'ombre d'un genou

elle ne disait plus rien maintenant

et il avait envie de l'entendre encore

de l'autre côté sur les planches

le petit Thomas faisait ses jongleries

le public applaudissait à son adresse

et chaque fois le corps de Saïda frémissait

et elle le regardait à travers le miroir

semblant lui dire : laisse-moi jouer

je suis née pour être une comédienne

je sais lire les lettres d'amour

que les autres s'écrivent pour s'aimer encore

donne-moi le rôle qui est écrit

je le jouerai toute nue si tu veux

et je ferai l'amour avec toi devant tout le monde

et ils ne sauront pas que c'est de l'amour

ils diront que c'est de la comédie

et qu'on peut recommencer quand on voudra

et qu'ils seront toujours là pour applaudir

applaudir de toutes leurs mains

et nous aimer encore comme on s'aime vraiment

devant tout le monde entièrement nus

 

donne-moi le rôle

écris-le pour moi

j'ai lu la lettre malgré moi

je savais un peu ce qu'elle contenait

je ne savais pas tout

parce que je n'ai pas vécu l'amour

mais ce que je sais est entre mes cuisses

et tu m'as embrassée sur mes lèvres

dis-moi que ce n'est pas un mensonge

que j'ai lu ce qui est écrit

et que ce qui est écrit tu le feras

tu le feras avec moi dans moi

et tu n'oublieras jamais que c'est moi

 

Je l'écris ce rôle de femme

une femme dans mon théâtre

jouera le rôle que j'aurai écrit pour elle

et elle le jouera pour me donner du plaisir

et elle aura tout l'argent qu'elle voudra

et ma bouche sera le sexe de la femme qu'elle aime

et ses mains érecteront mon sexe d'homme

et j'y trouverai le plaisir que j'écris pour elle

 

elle est à peine la lumière et toute l'ombre

elle le regarde avec ses yeux de merlan frit

il ne sait pas ce que c'est le merlan frit

il en a mangé souvent

mais sans s'en rendre compte

et il n'a pas bien regardé les yeux qu'il fait

quand il est bien frit et bien mort

le merlan qu'on pêche au lever du jour

quand l'amour n'est pas encore écrit

et que la bite, toute frémissante

de pensées érotiques, se dresse toute seule

sans qu'on lui ait rien demandé

et elle se gonfle jusqu'à ce que ce soit écrit

et se regonfle tant que ce n'est pas bien écrit

et se dégonfle quand elle ne rit plus

et elle se couvre de bijoux

avec le drap les inonde de lumière

compare son épaule à l'or de l'anneau

et mes yeux se ferment doucement

j'ai eu le plaisir et je n'ai plus l'argent

j'ai eu ce que j'ai mérité je l'ai écrit

je me plaindrai quand je serai vieux

mon sexe sera devenu très petit presque mort

et j'aurai une très forte envie de mourir

je penserai peut-être au plaisir

la peur me donnera le plaisir

que ma chair aura oublié

et le rideau tombera sur l'énorme lumière

de son gros derrière fait pour l'amour.

 

ouais, se dit-il en ajustant le maquillage

il y a trop de lumière sur ce monde

je fermerai les yeux plus souvent

et l'amour sera moins difficile

elle aura moins d'éclat

et je dépenserai beaucoup moins d'argent

ce qui sera bien pour tout le monde

et particulièrement pour mes créanciers

 

pourquoi me regarde-t-elle comme ça ?

on dirait qu'elle m'aime vraiment

quel beau regard et je l'évite

pour ne pas tomber dedans

je tomberai avec plaisir

logarithme me le dira dans l'oreille

il dira : tu l'aimes — elle t'aime

et je dirai : je l'aime — elle m'aimera

et il dira : elle t'aime — elle t'aime

et je dirai : je l'aime — elle doit m'aimer

logarithme me le dira à voix basse

et je l'écouterai me parler de ses seins

et de son gros derrière qui m'inspire

et de ses mains qu'elle me tend

logarithme sait ce qu'il veut

il veut toujours bien ce qu'il sait

je ne joue plus un rôle j'aime

et je détesterai faire l'amour devant tout le monde

parce que ça amuse le monde

et que ça me la coupe !

 

— alors ce rôle ? dit-elle enfin

tu l'écris ou je pleure ?

tu préfères que je pleure

ou que je te fasse l'amour ?

 

— tu pleureras bien un peu

on pleure souvent quand on aime

on se donne toutes les raisons

mais j'écrirai le rôle de ta chair

le rôle que ta chair joue dans l'amour

et l'amour que je joue pour toi

j'écrirai et tu joueras

c'est la meilleure chose qui peut nous arriver

 

— mon petit amour de poète

qu'est-ce que j'aime ta poésie

et quel plaisir l'amour que tu me donnes !

pour l'argent on en reparlera

ce n'est pas très poétique l'argent

et on ne l'aime pas beaucoup

on lui donnera des coups de pied

pour qu'il se tienne tranquille

et qu'on en ait beaucoup

histoire de ne pas paraître ridicule

je veux une riche nudité

avec un bijou ici un bijou là

une couronne dans mes cheveux

tu ne peux pas savoir mon chéri

comme j'ai envie de ressembler à une reine

toi tu seras simplement un homme

c'est tellement ridicule

un homme qui se prend pour un roi

mais tu seras aussi poète

pas tout le temps mon chéri

parce que les poètes ont un tout petit sexe

et il n'y a aucune poésie dans l'amour

pour l'amour tu seras un homme

simplement un homme

avec un gros sexe tout rouge et tout droit

promets-moi de ne pas m'aimer avec ta tête

je connais les poètes

ils sont un peu fous

on ne fait pas l'amour avec sa tête

et je ferai la terre qui fleurit

et tu brûleras ma peur

comme le soleil dégouline en nectar

et pendant que je rêverai à d'autres plaisirs

tu écriras la suite de mon rôle

il faudra beaucoup de bijoux

et beaucoup d'argent pour les acheter

ma peau aime l'or et l'argent

mes yeux aiment la pierre

ma bouche peut mordre toutes les rivières

et ton sexe sera le seul bijou entre mes cuisses

ah mon gros troufignon de poète

j'aime la poésie et j'aime le théâtre

fais-moi la poésie avec amour

et le théâtre avec plaisir

je crierai chaque fois que je serai satisfaite

tu sauras quand tu te trompes

et je ne te tromperai jamais

avale tous mes cris

ce sont les mots que tu cherches

assemble-les pour le plaisir

je te dirai si je comprends

 

elle avait fermé les yeux

 

maman aujourd'hui je garçonne

le mariage c'est pour demain

 

je dépose un baiser entre tes cuisses :

c'est là que je veux aller.

 

eh bien vas-y ne te gêne pas

de toute façon

je ne tiens jamais mes promesses

j'ouvre toutes les lettres

et je lis ce qui est écrit

ce n'est pas bien de lire

ce qui est écrit pour une autre

mais je m'en fiche

je fais ce que je veux comme je veux

je ne demande conseil à personne

je me caresse si c'est bien

je referme soigneusement

ni vu ni connu

je sais tout mais je ne dis rien

continuez de vous aimer sans moi

petits cochons que vous êtes

avec vos baisers tout moites

dans les endroits les plus moites

petits cochons roses et bleus

je vous aime de tout mon amour

vous m'avez fait rêver

et j'ai aimé le rêve

 

elle ne disait toujours rien

elle avait fermé les yeux

elle ne dormait pas

elle rêvait

les femmes ne dorment pas

quand elles rêvent

 

— Ce soir le public sera fou de moi

pensa Felix en contrôlant le maquillage

et je serai fou d'elle

il faudra qu'ils le sachent

je ne peux pas me taire

tant pis pour l'argent

j'aimerai les bijoux comme sa propre chair

mais que les plaisirs que réclament !

quelles chairs m'annoncent !

vous applaudirez plus fort que d'habitude

et vous saurez pourquoi quand vous la verrez

vous n'aurez pas de mal à deviner sa chair

et ma propre chair dans tous ses angles

et ses rondeurs

c'est la femme que je sacrifie au théâtre

et vous partagerez son plaisir

tel que je vous le donnerai

 

c'est le rôle que j'ai écrit pour qu'elle joue

et elle jouera exactement comme c'est écrit

j'aimerai toute son écriture

et son écriture sera la mienne

 

Felix fit tomber le dernier voile

il sentit son sexe croître contre ses reins

il caressa lentement toute sa chair

descendant depuis les seins jusqu'au ventre

et il frissonna brusquement

lorsque ses doigts touchèrent entre les cuisses

elle se retourna

il ne voulut pas la regarder

il lécha la bouche qu'elle ouvrait

 

eh Felix c'est l'heure eh Felix

oh oh oh c'est pour toi les trois coups

le rideau va se lever

le maquillage va bien

dépêche-toi dépêche-toi

tu as l'air de dormir ne rêve pas

le public est chouette ce soir

c'est le moment de leur montrer ce que tu sais faire

la lettre ? quelle lettre ?

bon bon je la porterai à qui ?

elle s'appelle comment ton amoureuse ?

ce n'est pas ton amoureuse

un ami à toi qui aimes la femme que tu aimes

ah merde Felix pas ce soir

pas de chagrin d'amour avant de jouer

tu vas leur montrer ce que c'est qu'un acteur

dis leur bien des choses de ma part

je cours porter la lettre à la belle dame

elle n'est pas belle

comment se fait-il que tu l'aimes

ah tu voulais dire qu'elle est belle

et tu ne l'aimes pas vraiment

est-ce que je peux te donner un conseil Felix ?

l'amour c'est simple comme l'eau

on voit à travers

pas très bien mais on voit

non on ne boit pas on voit

je te dis qu'on ne voit pas très bien

ah et merde pour les conseils

tu feras l'amour une autre fois

elle lira la lettre j'en suis sûr

un ami à toi ?

ah c'est vrai celui qui aime ta femme

est-ce qu'elle l'aime elle ?

elle l'aime et tu t'en fous !

tu ne préfères pas que je brûle la lettre ?

ce serait plus simple pour tout le monde.

 

LE SEXE DES FEMMES

 

Là-haut sur la civière entre les pylônes

la petite dame cherchait toujours

et Kateb s'impatientait

elle avait un vraiment très beau derrière

ça doit être chouette

d'épouser une femme

qui possède un si beau derrière

je n'ai pas vu le derrière de Saïda

il est peut-être beau

ce serait dommage qu'il soit moche

elle est si belle

ce serait vraiment dommage

mais il n'y a pas de raison

on peut aimer les beaux derrières

et aimer quand même la femme qu'on aime

c'est chouette d'aimer la femme qu'on aime

on peut jouer avec ses seins

comme avec les seins de n'importe quelle femme

ça m'embêterait de ne pas l'aimer

mais j'ai confiance dans la télé

demain j'épouserai Saïda mon amour

et je la couvrirai de mille baisers

mille c'est beaucoup mais j'y crois

l'amour c'est mille et même plus

en dessous de mille c'est une autre femme

on l'aime bien mais juste pour aimer

la petite dame a un beau derrière

son sexe est tout petit et presque effacé

je ne sais pas si on peut s'en servir

je lui ferai neuf cent baisers

des pieds jusqu'à la tête

neuf cent baisers pleins d'amour passionné

même si c'est Saïda que j'aime

je peux aimer qui je veux

même si je ne l'aime pas vraiment

j'ai tellement confiance dans la télé

demain on aura reconstruit mon corps

et je montrerai mon sexe à tout le monde

je dirai à qui voudra l'entendre

mais il faudra se boucher les oreilles pour ne pas l'entendre

avec ce beau sexe reconstruit grâce à la télé

ce soir je vais aimer la belle Saïda

je ne sais pas si elle a un beau derrière

je ne sais rien de ses seins ni de ses épaules

mais son sexe est à la bonne dimension

et personne n'a tenté de l'effacer

Saïda mon amour il faut me pardonner

ce retard

 

— Oh ! s'écria soudain la petite dame

qui avait presque disparu dans la bouche de Kateb

j'ai trouvé un os de sexe

 

— Chouette ! dit Kateb en faisant bien attention

de ne pas mordre le beau derrière

de la petite dame

tout en parlant

Chouette ! on va pouvoir s'amuser

 

— seulement voilà, dit la petite dame

c'est un os de sexe de femme.

 

et elle montrait l'os de sexe de femme

 

— Quoi ! fit Kateb complètement abasourdi

c'est que je ne suis pas une femme

je suis un homme avec un sexe d'homme

il ne peut pas en être autrement

 

— C'est pourtant un os de sexe de femme

et si ce n'est pas ton os de sexe d'homme

c'est celui d'une femme que tu as aimée

il n'est pas possible de confondre les os

si l'amour n'y est pas pour quelque chose

 

— Je n'ai connu qu'une femme dans ma vie

et elle ne m'a pas donné son os de sexe

elle m'a écrit une lettre cochonne

et encore en se faisant aider par une amie

qui était bien plus cochonne qu'elle

il n'y avait pas d'os dans la lettre non plus

c'est peut-être un os de cochonne

quelqu'un aura mangé le sexe d'une cochonne

après l'avoir fait griller sur un feu de bois

et il l'aura jeté dans ma bouche par erreur

tellement j'ai l'air d'une poubelle

depuis que j'ai perdu l'esprit

 

— Moi je te dis que c'est un os de femme

dit la petite dame qui n'était pas jalouse

et qui était même très amusée

par la confusion du pauvre Kateb

elle mit le doigt dans son petit sexe

on ne sait jamais pensa-t-elle

ce n'était pas son os de sexe

mais peut-être n'en avait-elle pas

et c'était une occasion à saisir

 

— Pourquoi te mets-tu le doigt dans le sexe

espèce de cochonne pleine de cochonneries !

n'as-tu pas honte devant tout le monde

et les enfants qui te regardent

et qui veulent en faire autant

quand leurs parents auront le dos tourné !

 

— Je ne me fais pas des cochonneries !

dit la petite dame très sèchement

non mais pour qui te prends-tu

tu ne me donneras pas de leçon

je vérifie simplement qu'il y a bien un os

dans mon petit sexe qui s'efface encore

dépêche-toi de lui faire l'amour

avant qu'il ne soit complètement effacé

mais pour ça il te faudrait un os

et je n'ai trouvé que cet os de sexe de femme

je ne veux pas de cet amour-là !

 

— Mais est-ce que je sais à qui il est cet os !

peut-être que les hommes ont deux sexes

et par conséquent deux os de sexe

deux et deux ça fait quatre

le compte y est si je calcule bien

un os est un os

essayons avec celui-là

notre connaissance de l'anatomie est limitée

allons à la découverte du nouveau

fiche-toi cet os dans le sexe

et dis-moi que tu m'aimes !

 

— Ce que tu es grossier Kateb

ça ne te ressemble pas

je te souhaite beaucoup d'amour

une fois reconstruit

 

— Je ferai l'amour quatre fois par jour

huit jours par semaine

pour que le compte soit bon

et que l'amour soit vraiment de l'amour

 

— Tu feras ce que tu pourras

et elle aimera bien ce que tu feras

moi j'aimerais bien aimer

ou tout au moins essayer

le sexe de Thomas est trop petit

le tien est introuvable

je suis complètement désespérée

il faut que je l'essaye

avant qu'il ne s'efface

il s'effacera de toute façon

et je suis triste que ça n'arrive qu'à moi

fais-moi au moins un petit baiser sur la bouche

la langue est aussi un joli sexe

je ferai la femme et tu feras l'homme

ce sera toujours une question de sexe

mais le sexe sans le sexe

ce n'est pas tout à fait de l'amour

qu'est-ce que je suis triste quand je m'y mets !

 

— ma pauvre petite dame, soupira Kateb

qui avait oublié qu'il avait été une femme

avant de devenir un enfant puis un homme

je ne sais pas exactement de quoi tu parles

j'ai un sexe mais je ne le trouve pas

est-ce que c'est difficile de le trouver

quand on a vraiment envie de le chercher ?

 

— Il faut faire confiance à la télé

il y aura une solution pour tout le monde

et ton corps sera reconstruit comme il faut

avec un sexe bien droit et bien gonflé

et toutes les femmes t'aimeront

et Saïda sera la plus heureuse.

 

— Qu'est-ce qui va t'arriver, ma petite dame ?

est-ce que tu vas mourir bientôt ?

on ne peut pas vivre sans amour

et tu ne le pourras pas plus que les autres

tu es comme tout le monde

tu ne sais pas dessiner entre tes cuisses

personne ne sait faire cela

et moi je ne sais plus faire l'amour

ce que tout le monde sait faire

tu n'as pas de chance petite dame

je ne peux pas t'aimer moi non plus

 

— je ne sais pas si j'aimerai jamais

peut-être vaut-il mieux tout effacer

et attendre la mort doucement

je n'ai existé que pour mourir

que c'est triste quelquefois

et je n'arrive même pas à pleurer

 

— veux-tu que je te caresse les seins ?

ça te fera du bien et ça m'occupera

peut-être que je sentirai mon os parmi les autres

c'est un os de sexe

et mes mains lui disent qu'ils sont beaux

et qu'il faut les aimer

 

— Tes mains, Kateb ! mais tu rêves

tu n'as plus que les yeux et la bouche

mes seins tu peux les regarder

et avec les mots tu peux les baiser

mais tes mains manquent à l'amour !

 

Kateb avait envie de pleurer

on ne peut pas pleurer

et faire l'amour en même temps

mais comme il ne faisait pas l'amour

il pouvait pleurer de tout son cœur

il ne pleura pas cependant

il jeta un coup d'œil à l'intérieur de lui-même

l'os de sexe est un os amusant

tous les autres os ont un air un peu triste

parce qu'ils ressemblent à la mort

mais l'os de sexe amuse tout le monde

et il n'est pas difficile de le reconnaître

parmi les autres

peut-être que la petite dame ne le sait pas

elle est triste parce que les os sont tristes

elle ne voit pas ce qui est amusant

c'est toujours comme ça quand on est triste

surtout quand il y a des raisons d'être triste

tout est triste et rien n'amuse

et si quelque chose est amusant

on fait comme si ça n'existait pas

et on continue d'être triste et de mourir

il faut être heureux pour aimer le sexe

et l'os de sexe est vraiment très amusant

on le reconnaît du premier coup d'œil

on ne peut pas se tromper

ce n'est pas le tibia ni l'humérus

pas la mâchoire ni la phalange du pouce droit

la petite dame ne sait pas ce que c'est

de s'amuser

on s'amuse pour s'aimer

et vice et versa

personne ne sait ce que sait le versa

mais on aime bien le vice

c'est pour s'aimer qu'on s'amuse

et vice et versa

la petite dame ne comprendra pas

tout de suite

elle comprendra quand elle s'amusera

elle comprendra tout d'un coup

et son visage s'éclairera

comme une ampoule

et il y aura de la lumière pour tout le monde

 

— Ce serait vraiment très amusant

dit Kateb en riant

comme si la petite dame avait entendu

ce qu'il n'avait pas dit

mais pensé

 

— je n'ai pas envie de m'amuser

dit la petite dame qui avait envie de mourir

je n'ai même plus envie de faire l'amour

j'en ai marre de cette envie idiote !

 

et d'un coup de main elle effaça

le petit sexe en forme de trait de crayon

et elle se mit à pleurer violemment

et Kateb sentit son cœur se gonfler

se gonfler d'amertume et de mort

lui qui avait tellement envie de vivre

 

— Ce n'est pas juste, dit-il en retenant ses larmes.

 

— Je fais ce que je veux, dit la petite dame

qui se fichait complètement du monde

 

— Donne-moi un crayon, dit Kateb

 

— Je ne veux pas que tu me dessines un sexe

 

— Je veux t'aimer ! Je veux t'aimer !

tu ne peux pas m'empêcher de t'aimer

 

— Ce n'est pas moi qui t'en empêche

l'amour n'existe pas c'est tout.

 

— Je t'aime parce que tu m'aimes

 

— Je ne t'aime pas ! Je ne t'aime pas !

 

— l'amour existe je suis sûr qu'il existe

 

— Mais tu n'es pas tout à fait un homme

et je ne suis pas tout à fait une femme

l'amour ça se fait entre homme et femme

et il faut avoir un sexe pour ça

 

— Je te dessinerai un sexe, dit Kateb

qui avait presque l'air en colère

et qui l'était un peu c'est vrai

parce que la petite dame

commençait à lui casser les oreilles

il ouvrit le livre d'anatomie

à la page du sexe des femmes

il savait ce que c'était un sexe de femme

il en avait regardé beaucoup

il en avait vraiment aimé quelques-uns

mais il ne savait pas trop comment c'est fait

il savait ce qu'il fallait caresser

si l'on veut se faire aimer beaucoup

mais il ne savait pas tous les noms

 

la petite dame sanglotait doucement

elle était si triste et si amoureuse

c'est difficile d'être triste et amoureuse

elle en savait quelque chose maintenant

mais elle ne pleurait pas tout à fait

elle était en train de mourir

 

Kateb avait beaucoup de mal à lire

il fallait bien lire pour ne pas se tromper

on ne dessine pas un sexe n'importe comment

et surtout pas un simple trait de crayon

qui ne veut rien dire

au fond il valait mieux

que les choses se passassent ainsi

son petit sexe n'était pas fait pour l'amour

c'était un sexe de petite fille

un peu chatouilleuse mais sans plus

lui, Kateb, il allait lui dessiner

un vrai beau grand sexe de femme

un sexe avec de l'amour dedans

un sexe très confortable

tellement confortable

qu'on aurait envie de rester dedans

et on aimerait tellement cela !

le sexe c'est le pays de l'amour

et l'amour

c'est l'art d'exister

voilà ce que pensait Kateb

et il tournait les pages du livre

et il regardait les dessins compliqués

il ne comprenait pas toujours

mais il s'appliquait à comprendre

c'est compliqué un sexe de femme

ce n'est pas un simple trait de crayon

pas un petit trou rose entre les cuisses

il faut de la poésie pour faire des enfants

et beaucoup de plaisir pour faire de la poésie

on aime ou on n'aime pas

mais quand on aime

il faut savoir bien dessiner

des fois qu'il faille refaire

ce qui a été fait de travers

ce qui a été mal compris ou mal vécu

au fond du trou il y a un fond

c'est là qu'il faut s'arrêter

il ne s'agit pas de tuer le temps

 

Kateb avait beaucoup tué le temps

il n'avait pas tué de femme

parce qu'aucune n'avait cherché à le tuer

il les avait aimées de tout son cœur

et il avait bien regardé entre leurs cuisses

et il n'avait pas toujours vu la même chose

alors il tuait le temps

et le temps mourait

et ça lui faisait mal au cœur

il n'aimait pas tout à fait comme il faut

son cœur le savait

mais sa tête tuait le temps

et le temps mourait doucement

et l'amour n'avait plus le goût de l'amour

— Kateb veux-tu m'épouser ?

toi et moi ce sera formidable

— est-ce qu'on fait l'amour

quand on est épousé ?

— tu me feras l'amour dans le grand lit

et dans le petit lit tu me feras des enfants

et par terre je ferai pipi

chaque fois que je ne serai pas satisfaite

— est-ce que je veux t'épouser ?

— oui tu le veux et tu m'aimes

je t'ai rendu fou en ouvrant mes cuisses

dedans il y a tellement d'enfants

et dehors si peu pour les nourrir

mais j'aurai les plus gros seins du monde

et personne ne mourra de faim

— j'aime les femmes avec des gros seins

ça me donne plein d'idées

mais ce n'est pas suffisant pour écrire des livres

je ne t'épouserai donc pas

— salaud ! rends-moi mes seins mon cul

mon sexe mes épaules mes yeux

— mon amour, je ferai ce que je pourrai

 

APPAREIL GÉNITAL DE LA FEMME

autrement dit le joli

on dirait un oiseau

que d'apparaux apotomiques !

s'écrierait Kateb s'il avait de la science

mais il veut simplement dessiner

bien dessiner comme il faut

un beau sexe de femme amoureuse

pour la couleur on verra plus tard

la couleur c'est une question de goût

on peut la changer ça ne change rien

par contre le dessin peut tout changer

il faut que je m'applique

il faut que je comprenne tout

et surtout

il faut que je me fasse comprendre

ce qui n'est pas le plus facile

c'est même le plus difficile

mais je réussirai cette entreprise

j'hésite un peu il faut me comprendre

je n'ai jamais dessiné de sexes de femme

sur des bouts de papier oui

ou au coin d'un livre

en rêvant

mais aujourd'hui je ne rêve pas

elle va écarter ses cuisses

amoureusement

et je vais tracer le premier trait

elle aimera cette première caresse

elle en souhaitera d'autres

et je ne barbouillerai pas

je ferai tout bien comme il faut

et elle sentira son sexe naître

il n'y aura aucune douleur

rien que du plaisir

et quand ce sera bien terminé

elle pourra regarder

ouvrir les yeux la bouche respirer

et regarder ce que j'ai fait tout seul

rien qu'avec un peu d'imagination

et beaucoup d'amour

et elle me dira que c'est exactement ce qu'elle voulait

que rien ne manque

ni à son plaisir ni à son amour

 

— Je veux te dessiner un sexe

dit Kateb à la petite dame

dont les yeux s'effaçaient à force de larmes

ouvre doucement tes cuisses et laisse-moi faire

je ne me tromperai pas

je sais ce qu'il faut faire

fais-moi confiance

en échange je te donnerai mon cœur

et tu pourras en faire ce que tu voudras

tu l'aimeras si tu veux

tu ne l'aimeras pas si tu en aimes un autre

 

— Mon pauvre Kateb j'ai trop pleuré

je ne pourrai plus jamais aimer

je vais mourir c'est plus simple

c'est beaucoup plus simple que d'aimer

mais si tu veux me dessiner un sexe

dessine-moi un sexe

ça te fera plaisir

c'est dans ta tête que ça se passe

ça se passe où tu veux

mais moi je ne sens rien

et je ne sais pas dessiner

 

— Tu me dessineras un sexe

dit Kateb qui n'y croyait pas trop —

les femmes ne savent pas dessiner

ou alors tellement mal —

 

— Je ne saurai pas le faire comme il faut

dit la petite dame en mourant un peu

mais je veux bien essayer

après tout l'amour est une chance

il ne faut pas la refuser

elle arrive ou elle n'arrive pas

en tout cas on meurt quand même.

 

— Ne penses pas à ces choses tristes

c'est triste à mourir et tu en meurs

mon dessin c'est ta chair qui le peint

et ta chair est une preuve d'amour

ouvre tes cuisses et laisse toi dessiner

laisse-moi t'inventer le bonheur

et arrête de mourir

arrête je t'en supplie

pense à mon sexe mon amour

pendant que je dessine le tien

pense à ce morceau de chair tendue

qui te caressera aux caresses de ta chair

se caressant pour t'aimer

et t'aimant pour se caresser doucement

au moment où l'amour est le plaisir

et le plaisir tout près de la vie

la vie commence un bond après l'amour

et nous recommencerons chaque fois

que la vie nous paraîtra triste

c'est-à-dire le plus souvent possible

et cela simplement parce que nous aurons deux sexes

et qu'ils s'emboîteront exactement

et qu'on aimera ça plus que toute autre chose

toi et moi on aimera le plaisir

et on le cherchera chaque fois que la mort

nous assassinera

 

Kateb essuya les larmes de la petite dame

avec beaucoup de précautions

il n'évita pas le triste effacement

de quelques-uns de ses traits

et d'un peu de couleur

il recommencerait

petit à petit

trait après trait

tache après tache

il recommencerait tout si c'était nécessaire

mais elle retrouverait le sourire

et le goût de l'aventure

 

c'était une chouette petite femme

elle était bien dessinée

un peu effacée mais bien très bien dessinée

et il lui dessinerait un sexe digne de ce nom

qui est un joli nom

un nom de femme sans majuscule

donc très doux

 

bien sûr il épouserait Saïda demain

il avait promis de l'épouser

et il l'épouserait

Saïda avait déjà un sexe

il ne l'avait pas vu

mais il en avait entendu parler

il n'y avait donc pas lieu de s'inquiéter

et dès qu'il serait reconstruit

ce qui supposerait qu'il eut un sexe

il le mettrait dans celui de Saïda

et il chercherait le plaisir

on se marie ou on ne se marie pas

on ne fait pas ce qu'on veut

 

Saïda était une chouette femme

elle était très amusante

c'est chouette les femmes qui amusent les hommes

et pas simplement pour s'amuser

ce qui est terriblement frustrant

mais surtout pour aimer

aimer comme il faut

en écartant bien les cuisses

et en buvant le plaisir comme le vin

du verre à la bouteille

en riant de toutes ses dents

pourvu qu'on se nourrisse de son rire

et qu'on y meure le plus tard possible.

 

la petite dame était une chouette dame

elle lui dessinerait un sexe

elle n'avait pas besoin de la télé

elle saurait le faire de mémoire

ou elle l'étudierait dans le livre d'anatomie

on y compare les deux sexes

mais on ne les met pas l'un dans l'autre

on en parle même pas

on mesure

mais on ne dit rien de l'amour

l'anatomie est une science exacte

l'amour n'est pas une science

et il est totalement inexact

il y a de l'amour dans les livres d'amour

et de l'anatomie dans les livres de médecine

il ne faut pas confondre l'amour et la médecine

l'amour ne soigne rien

il ne guérit jamais

on le fait ou on ne le fait pas

c'est simple comme le ciel

on y vole ou on n'y vole pas

les oiseaux font l'amour dans le ciel

les hommes font le ciel dans l'amour

et les femmes préfèrent les oiseaux

mais c'est une autre histoire

 

il s'appliqua beaucoup

du pinceau et du crayon

de la couleur et du clair-obscur

cela lui procura beaucoup de plaisir

il regretta son absence de sexe

il aurait pu essayer au fur et à mesure

en faisant bien attention

de ne rien effacer

il est tellement difficile de refaire

ce qu'on a effacé

on refait mais pas aussi bien

mais la question ne se posait pas

il faisait l'amour avec ses yeux

ce qui est mieux que rien

mais beaucoup moins bien

que ce qui est le mieux

on fait toujours ce qu'on peut

c'est dommage pour tout le monde

le monde préfère ce qu'il veut

et quand le monde est une femme

il veut souvent ce qu'on ne peut lui donner

 

Kateb tu t'aventures

tu n'as pas assez réfléchi

tu dessines bien le sexe

et elle aimera tout ce que tu dessines

elle dessinera ton sexe comme elle pourra

elle pourra le mieux possible

mais tu sais comme sont les femmes

elles préfèrent les bijoux

 

Kateb tu vas trop loin

l'amour n'est pas un jeu d'enfant

on ne dessine pas l'amour

surtout pas avec une femme

tu ne veux pas écouter ce que je dis

tu continues de t'aventurer

dans les chairs roses et blanches

qui occupent tout ton esprit

 

c'est elle qui va te reconstruire ?

tu auras l'air de quoi ?

d'un gros sexe trop gros

bien sûr elle aura vu grand

elle est gourmande

et tes mains tes jambes ta tête ?

Kateb est un homme pas un sexe

Kateb a un sexe c'est vrai

il faut un sexe pour l'amour

méfie-toi Kateb c'est une femme

ne la laisse pas te reconstruire

elle fera ce qu'elle voudra

et ce qu'elle veut n'est pas toi

 

ses larmes ? quelles larmes mon pauvre Kateb ?

elle pleure pour que tu existes

comme elle veut que tu existes

et tu existeras comme elle veut

si tu continues de l'aimer

 

tu peux l'aimer, c'est vrai

et même tu peux lui faire l'amour

pour qu'elle sache que tu l'aimes

ou qu'en tout cas tu aimes l'amour

ce qui est la même chose ou à peu près

aime-la dans un lit

avec des draps bien propres et de la lumière

empêche-la de crier si c'est possible

personne n'a besoin de savoir

qu'elle aime l'amour plus que toi

et donne-lui à boire du vin

ça lui donnera un goût de poufiasse

qui ne sera pas du goût de tout le monde

on sait ce que fait le monde quand il goûte

surtout s'il s'agit de la femme de l'autre

 

Kateb ne t'aventure pas

fais l'amour puisque tu veux le faire

personne ne peut t'en empêcher

et si tu le fais fais-le bien

fais-le avec tout le plaisir possible

ne mesure pas

baise

mais ne t'aventure pas

tu ne sais pas où tu vas

et qui peut le dire ?

personne ne te renseignera exactement

mais l'amour est une inexactitude

je n'ai pas dit que c'était faux

je dis que c'est inexact

il y a une différence nom d'un chien !

même si ça s'emboîte exactement

et qu'on est content que ça se passe comme ça

on est content parce qu'on ne sait pas tout

si on savait tout

on ne ferait pas l'amour aux femmes

on ferait l'amour

parce que c'est humain

mais certainement pas aux femmes —

 

Mais Kateb acheva le sexe

elle ne sentit plus le pinceau dans sa chair

et elle devina que c'était un sexe

et rien d'autre qui bougeait dans sa tête

— Est-ce que je peux ouvrir les yeux ?

dit-elle en souriant très loin de la mort

 

— Je crois que tu peux, dit Kateb

qui regrettait de n'avoir pas de sexe —

on ne peut pas s'en servir tout de suite

il faut attendre que ça sèche

 

et il mit un oiseau entre les cuisses de la petite dame

 

— Un oiseau ? demanda-t-elle doucement

c'est un drôle d'oiseau pour faire l'amour ?

C'est avec toi que je veux faire l'amour

pas avec un oiseau que je ne connais pas

 

— C'est en attendant mieux, dit Kateb

 

et l'oiseau fit l'amour à la petite dame

il entra tout entier dans son sexe

et il caressa toute la chair avec ses ailes

la petite dame se mordit les lèvres

et Kateb trouva cela très amusant

et il lui caressa les seins avec la bouche

et il se secouait tellement

que ses os firent un bruit épouvantable

qui se répandit dans les haut-parleurs.

 

— Eh ! là-haut, cria Thomas dans le micro

qu'est-ce que c'est que ce vacarme ?

il est interdit de faire de la pornocacographie

vous êtes à la télé et il y a des enfants

arrêtez tout de suite ces cochonneries.

 

— On arrêtera si on veut, dit l'oiseau

qui battait de l'aile avec plaisir

on arrêtera quand ça s'arrêtera

c'est comme ça l'amour

on ne peut rien arrêter jusqu'à ce que ça s'arrête

 

— Alors coupez les micros ! ordonna Thomas

 

et le régisseur en chef de la régie principale

coupa tous les micros

sauf celui de Thomas

qui avait encore pas mal de choses à dire

à propos de l'amour

 

la petite dame ne disait rien

elle n'entendait plus le bruit des os de Kateb

ni les ratiocinations de l'oiseau dans son sexe

elle ne voyait que le bon côté de l'amour

et ça lui faisait terriblement plaisir

l'oiseau la caressait avec tellement d'amour

qu'elle se mit à l'aimer

ce qui arrive tout le temps aux femmes

même si ce n'est pas normal

pour une femme d'aimer un oiseau

mais les femmes aiment les oiseaux

elles finissent toujours par les aimer

on l'a dit cent fois et on le redira

même si ça nous embête de le dire

 

elle ne disait rien mais elle aimait bien

ses seins étaient devenus énormes

et Kateb avait l'air d'une mouche

mordillant l'énorme téton

qui se dressait devant lui

 

— Quel spectacle infâme ! rouspéta Thomas

en caressant le derrière de la petite fille

qui regardait comme tout le monde

les seins gigantesques qui grandissaient encore —

on n'a pas le droit de faire l'amour à la télé

on peut caresser le derrière des petites filles

parce que les petites filles ignorent tout de l'amour

donc ce n'est pas pornocacographique

et par conséquent très télégénique

 

mais personne ne l'écoutait

tout le monde regrettait de ne pas bien entendre

tout cela se passait si haut

et tout d'un coup les seins doublèrent de volume

on ne voyait plus Kateb agrippé au téton

la petite dame referma soudain ses cuisses

et l'oiseau s'envola sans rien dire

vers l'horizon dont on ne savait toujours pas

ce qu'il pouvait vouloir dire pour tout le monde

on n'entendit vraiment rien

et l'oiseau disparut

les seins se dégonflèrent sans bruit

et Kateb redescendait

après être monté très haut

et puis la petite dame s'assit

elle regarda son sexe en souriant

et elle dit quelque chose que personne n'entendit :

 

— Ouvrez les micros ! cria la foule en colère

ouvrez les micros ! la petite dame parle

si elle parle c'est pour nous dire quelque chose

et les micros furent de nouveau ouverts

malgré l'avis contraire de Thomas

qui montrait son petit sexe

à la petite fille éberluée qui le toucha

— ne touche pas, dit Thomas irrité

tu peux regarder mais pas toucher

tu n'es pas assez grande pour toucher

tu toucheras quand tu auras l'âge.

 

la petite fille haussa les épaules

et elle regarda la fin du spectacle pornocacographique

la petite dame accepta un micro

mais elle était très intimidée

c'est très intimidant de faire l'amour

devant tout le monde

tout le monde ne le fait pas

et surtout pas aussi bien

c'était un peu pornocacographique

Thomas avait un peu raison de s'inquiéter

mais la petite fille avait trouvé cela très marrant

et comme elle avait envie que ça recommence

elle se mit à battre des mains

et la foule applaudit en suivant

et la petite dame était très rouge de confusion

 

alors on hissa la petite fille

tout en haut des pylônes

elle avait un bouquet de fleurs dans les mains

et d'en bas on lui expliquait qu'il fallait l'offrir

à qui ? à Kateb ? à la petite dame ?

pas à l'oiseau, il est parti

moi j'aurais offert des fleurs à l'oiseau

quand je serai une femme

je ferai exactement comme toutes les femmes

j'aimerai les oiseaux de tout mon cœur.

 

LE SEXE DE KATEB

 

Elle avait dessiné le sexe de Kateb

vraiment tellement gros

qu'il était impossible de le mettre dans le sien

elle était toute rouge de confusion

et Kateb riait de bon cœur

en secouant ses os.

— quel gros machin ! disait-il

et elle rougissait encore plus

non mais vraiment quel gros machin !

jamais je ne pourrai faire l'amour

avec un sexe de cette taille

ou alors il faudrait redessiner le tien

ce qui n'est pas souhaitable.

 

— Je ne sais pas ce qui m'a pris

murmura-t-elle en se mordant les lèvres

j'ai trop rêvé voilà tout

je n'ai plus qu'à tout recommencer

 

— Tu aurais dû lire le livre plus sérieusement

il y a toutes les dimensions là-dessus

longueur diamètre et toutes les formes

en haut en bas au milieu

ne dessine pas ce que l'amour t'inspire

tu vois ce que ça donne

ce monument n'est pas fait pour l'amour

lis le livre et recommence tout

maintenant j'ai deux sexes

cet énorme pylône et l'os que j'ai perdu

je suis deux fois plus amoureux

de la même femme

c'est-à-dire de toi

mon petit amour enfin sexué

dessine-moi un sexe à la dimension de notre amour

 

Kateb fut très fâché cette fois

elle avait dessiné un sexe si petit

qu'il était impossible de faire l'amour avec

on ne pourrait même pas faire pipi

ou alors ça faisait très mal

elle avait très honte de sa bêtise

parce qu'elle était bête comme ses pieds

elle ne savait pas dessiner un sexe normal

donc elle était bête

qu'est-ce qu'il faut être bête

pour aimer aussi bêtement

 

— Je ne suis pas si bête que ça

dit-elle en pleurant de honte

et de colère un peu aussi

parce qu'elle avait un drôle de caractère

ce qui n'était pas toujours très drôle

mais enfin quand on aime

ce qu'on veut c'est s'amuser

même si ce n'est pas toujours drôle

 

— Pas bête ? dit Kateb en faisant les gros yeux

et en donnant à sa bouche

une forme épouvantable

bien sûr que tu es bête comme tes pieds

et en plus tu ne sais pas lire

c'est écrit dans le livre d'anatomie

ce n'est pas difficile de comprendre

mais toi tu ne comprends rien

de quoi j'ai l'air moi

avec ce sexe si ridicule

qui ressemble à un bout de crayon ?

je n'ai pas l'air d'un amoureux

et pourtant je t'aime

avec rien mais je t'aime

imagine comme je pourrais t'aimer

si j'avais un sexe à la bonne dimension

je le mettrais dedans le tien

et ça me plairait plus que tout

et tu aimerais ça aussi

et tu voudrais que je le fasse tout le temps

et on le ferait chaque fois

qu'on aurait de l'intimité

 

Aujourd'hui on n'a pas d'intimité

on fait de la pornocacographie à la télé

ce n'est pas du goût de tout le monde

mais ça plaît au plus grand nombre

on aime tous ton beau derrière

et tes seins qu'on a envie de mordre

tout le monde est d'accord pour dire

que je t'ai dessiné un très beau sexe

tout le monde l'a vu et a envie de l'embrasser

c'est comme ça qu'on réussit à la télé

il faut que les lèvres s'approchent de l'écran

pour embrasser ta chair

et pour qu'elle frémisse doucement

mais maintenant il faut qu'on fasse l'amour

avec quoi hein ? je te le demande

avec un sexe trop gros

ou un autre trop petit

ah mon dieu que je suis malheureux !

je n'ai pas de chance avec les femmes

elles ont toutes un très beau sexe

et j'aime les embrasser dedans

et elles savent que c'est une preuve d'amour

de grande qualité

mais elles ne savent pas dessiner

elles font n'importe quoi

en matière de dessin

et de quoi j'ai l'air avec ce petit machin

qui est beaucoup trop petit

et même plus petit que leur bidule

qui est déjà très petit ?

j'ai l'air d'un imbécile qui ne sait pas ce qu'il veut

seulement ce n'est pas moi l'imbécile

c'est toi espèce d'imbécile !

est-ce que tu veux faire l'amour oui ou non ?

alors dessine-moi un beau sexe

ce n'est pas difficile

c'est écrit dans le livre

lis le livre mon amour

prends le temps de le lire

je suis si malheureux si malheureux.

 

Elle fit un autre essai

elle ajusta bien la longueur

le diamètre était bon aussi

et elle le caressa doucement

pour qu'il soit comme il faut

elle n'avait pas mis la couleur

parce qu'elle avait peur de tout rater

en débordant les traits

ce qui est toujours gênant quand on fait l'amour

Kateb accepta

— faute de mieux ! dit-il

on fera l'amour faute de mieux.

 

elle savait bien que ce n'était pas ça

— je ferais mieux de recommencer

proposa-t-elle en rougissant un peu

parce qu'à force de dessiner des sexes d'hommes

elle était devenue un peu coquine

et elle ne pouvait pas s'empêcher

de se mordiller les lèvres

en se disant que c'était vraiment chouette

de caresser tous ces sexes

pour vérifier s'ils étaient comme il faut.

 

— Je ne dis pas qu'il me plaise vraiment beaucoup

dit Kateb en étudiant la question

ce n'est pas le sexe dont je rêvais

et puis cette absence de couleur

me fait douter de moi

et c'est toujours très embêtant de douter

quand la femme qu'on aime

est prête pour l'amour.

 

Je crois qu'il vaut mieux

que tu en dessines un autre

n'efface pas celui-là

on ne sait jamais

dessines-en un autre juste à côté

je ne suis plus à un sexe près

je ne sais pas si je vais supporter tout ce plaisir

 

et elle dessina un autre sexe

et Kateb ne disait rien

il tournait ses yeux en rond sur sa tête

et elle comprenait qu'il fallait recommencer

ce qu'il était embêtant ce Kateb

et comme elle n'effaçait jamais

Kateb se réservant pour le choix final

les sexes s'accumulaient les uns à côté des autres

et quand il n'y eut plus de place sur Kateb

elle les superposa

et Kateb devint une montagne de sexes

et elle les caressait de tout son corps

pour vérifier s'ils étaient comme il faut

et son corps devenait trop petit

elle ne pouvait pas caresser tout le monde à la fois

et soudain elle fut très fatiguée

elle laissa aller le crayon entre les sexes

traçant une ligne douloureuse

jusqu'en bas de Kateb

 

— Aïe ! fit Kateb en secouant

tous ses os et tous ses sexes

ne peux-tu donc pas faire attention

à ce que tu fais !

décidément je ne sais pas

si j'ai raison de t'aimer

au point de vouloir te faire l'amour

assurément j'ai tort

si j'en juge par le fait

que tu n'as pas été simplement capable

de me dessiner un sexe digne de ce nom

 

— J'ai fait ce que j'ai pu !

dit la petite dame en se réveillant un peu

je l'ai fait parce que je t'aime

ce n'est pas ma faute si je ne sais pas dessiner

je dessine comme je sais

et je ne sais pas colorier

ce qui est regrettable

je le reconnais

mais tant pis

j'en ai assez de dessiner des sexes

je suis devenue vraiment très coquine

et ça me donne mal à la tête

 

— elle a mal à la tête !

non mais qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre !

et moi espèce de vilaine haha

est-ce que je n'ai pas mal au sexe

j'ai tellement mal que je vais pleurer

c'est malin de me faire pleurer

au lieu de me faire l'amour

l'amour comme je l'aime

avec une femme qui m'aime

parce que je suis aimable

et simplement pour cette raison

hein que tu me trouves aimable

et que tu as envie de me faire l'amour

pour m'en expliquer le sens

et l'étymologie

il y a si longtemps que l'amour existe

on devrait savoir le faire sans faute

il y a des fautes que je ne reconnais pas

parce que c'est la première fois que je les commets

pour les fautes dont j'ai l'habitude

je me les pardonne tous les jours de ma vie

c'est pour ça que je fais l'amour aimablement

et j'embrasse les femmes entre les cuisses

pour leur dire que l'amour n'existe

que dans ma tête

 

la petite dame se mordillait les lèvres

elle trouvait tout cela très coquin

elle avait des fourmis dans son sexe

mais il n'y avait pas de sexe dedans

c'était dommage ce sexe de femme

avec aucun sexe d'homme dedans

mais c'était une réalité qu'il fallait accepter

il n'y avait pas d'autre réalité

d'ailleurs il n'y avait qu'une réalité

on y faisait l'amour

pas tout à fait comme on voulait

mais on le faisait avec plaisir

et on n'avait pas envie de mourir

et on prenait ses désirs pour des réalités

ce qui n'allait pas sans poser des problèmes.

 

— Je t'aime Je t'aime Je t'aime

j'ai maintenant assez de sexes

pour aimer toutes les femmes du monde

mesdames ouvrez bien vos cuisses charmantes

l'oursin amoureux va vous rendre visite

et il n'a pas de temps à perdre

vous êtes si nombreuses

et si éternelles quelquefois

je vous aime dans toutes les couleurs de la peau

et dans toutes les formes de seins

j'ai pour vos yeux des regards éperdus

il m'arrive de ne plus savoir ce qui m'arrive

je suis le plus grand amoureux de tous les temps

 

un tonnerre d'applaudissements

s'éleva de la foule

Felix avait joué le rôle de Kateb

avec un génie que personne n'égalerait plus jamais

les gens se levèrent pour mieux fêter

et on sentait bien que leur admiration était sincère

on criait le nom de Felix et celui de Kateb

les gens ne savaient plus qui était qui

ils aimaient Felix autant que Kateb

et ils ne voulaient rien oublier

de cette incroyable représentation de la vie

et des éléments qui la composent

quand il regagna sa loge

accompagné de Saïda

qui avait elle aussi joué son rôle à la perfection

et que le public adorait comme une déesse,

la foule les acclamait encore

secouant les fauteuils

ne se lassant pas de commenter

ce qui avait été le meilleur moment de leur vie.

 

Felix embrassa Saïda entre les cuisses

et elle trouva cela très aimable

et elle rajusta sa robe sur ses jambes

parce qu'elle ne voulait pas tout dire ce soir

— tu seras une grande actrice, dit Felix

en lui caressant les cheveux

et je t'écrirai les plus beaux rôles

fais-moi confiance ma petite Saïda

tu aimeras l'amour que je te donne

c'est l'amour du théâtre et des gens

au théâtre il n'y a pas d'homme ni de femme

il y a des gens et on les aime

 

Saïda se leva lentement

et elle alla s'asseoir plus loin

elle ne voulait pas tout dire ce soir

son personnage était en elle

exactement comme un sexe

elle savait si peu de choses de l'amour

beaucoup moins que la petite dame

qui cachait beaucoup de choses à son public

mais c'était le jeu à jouer

ce n'est pas facile de jouer toute nue

et de montrer son sexe à tout le monde

le monde aime bien que ça lui arrive

et c'est vraiment bien s'il aime ça

mais ce n'est pas facile de jouer le jeu

et de dire tous les mots qui sont écrits

de les dire pour qu'ils soient compris

et qu'on en parle longtemps après

se souvenant que le baiser entre les cuisses

c'était un rêve d'amour

et que rien n'a existé que l'amour

 

la petite dame n'avait pas fait l'amour avec Kateb

elle avait caressé ses innombrables sexes

et ils s'étaient tous dressés comme il faut

et elle avait senti son cœur battre la chamade

son petit sein en était tout frémissant

elle était assise sur le bord de la scène

entre deux lampes

Kateb faisait l'amour avec toutes les femmes du monde

c'était son rôle

et il le jouait bien

et elle regardait le public qui se félicitait

de ne pas s'être trompé de spectacle

ce qui arrive quelquefois

quand on n'est pas très bien informé

tout le monde écoutait Kateb

qui racontait ses aventures avec les femmes du monde

il y avait des femmes du monde

sur tout son corps

elles se disputaient ses innombrables sexes

se tirant les cheveux

et se mordant les seins

et le public riait de bon cœur

tandis que la petite dame attendait

assise sur le bord de la scène entre deux lampes

que quelqu'un vienne l'embrasser entre les cuisses

pour lui dire je t'aime d'une façon originale

quelqu'un avec un sexe d'homme

qu'elle n'aurait pas besoin de dessiner

et qui entrerait dans son sexe de femme

sans qu'on ait besoin de l'écrire.

 

Saïda ferma les yeux en pensant à cela

elle aimait Kateb de tout son cœur

c'est lui qui l'embrasserait entre les cuisses

et après il lui ferait l'amour dedans

et elle aimerait ça plus que tout

même plus qu'un rôle de femme au théâtre.

 

Pierre manipula les fils

et Felix s'endormit dans le fauteuil

et il éleva doucement Saïda

et il la serra tout contre sa joue

— qu'est-ce que je t'aime petite marionnette

dit-il très doucement

pour que le public ne l'entende pas

je ne regrette pas de t'avoir inventée

tu es exactement comme je voulais

dommage que tu ne sois pas une femme

et dommage que ce ne soit pas un conte

 

le public s'impatientait

sur la scène il n'y avait plus grand-chose

Felix dormait dans un fauteuil

et Saïda s'était élevée dans les cintres

sans qu'une explication ne fut donnée

le public trouvait cela très imparfait

et il commençait à le dire

le théâtre a beau être moderne

ce n'est pas une raison pour jouer l'injouable

que Pierre s'explique sur ses intentions

nous on ne comprend plus ce qui se passe

ce qui est le comble pour un public averti.

 

et le public se mit à parler de plus en plus fort

Pierre jeta un coup d'œil depuis les cintres

il y avait été un peu fort

trop moderne quoi

et les gens avaient raison de rouscailler

il démêla aussi vite qu'il put

les fils de Saïda

et sans donner l'explication attendue

il fit redescendre doucement Saïda

qui se posa comme un oiseau

sur les planches du théâtre

c'était un événement de taille

enfin l'auteur savait ce qu'il faisait

on comprendrait plus tard

peut-être à la lecture

quand la pièce serait publiée

pour l'instant tout le monde se rassit

et croisant les mains sur les jambes croisées

chacun observa avec attention

ce qui se passait dans la suite de la pièce

l'auteur n'allait pas ménager les surprises

selon la règle bien connue

il n'est de bon théâtre qui ne surprenne

 

— C'est la même chose à la télé,

dit Thomas dans le micro

la télé doit beaucoup au théâtre

c'est une question de petite fille.

 

— Dis, Thomas, demanda la petite fille

dont le derrière était tout rouge à force de caresses

pourquoi tu as un sexe si petit ?

 

— Je ne sais pas, dit Thomas

peut-être parce que j'aime les petites filles.

 

— Mais les petites filles ne sont pas faites pour l'amour.

 

— Ou alors c'est toi que j'aime

 

— Tu crois que je suis faite pour l'amour ?

 

— Je me demande si je t'aime

je ne sais pas si c'est possible

je me pose la question pour savoir

 

— Qu'est-ce que tu sais de l'amour ?

 

— Je sais que c'est nécessaire

si on veut continuer de vivre

je sais qu'il faut être deux

et qu'il faut mettre un sexe dedans l'autre

je sais que si tu caresses le mien

il faudra que je caresse le tien

et que c'est comme ça que l'amour commence

 

— C'est tout ce que tu sais ?

ce n'est pas beaucoup

l'amour ça doit être beaucoup plus

sinon ce n'est pas grand-chose

 

Je sais encore un tas de choses

mais ce ne sont pas des choses

qu'on peut dire à une petite fille

sauf si on l'aime comme une femme

ce qui arrive quelquefois

on dit que ce n'est pas très beau

mais que c'est beau quand même

s'il n'est pas question de sexe

et s'il en est question

alors ça devient très laid

et on met tout le monde en prison

même la petite fille qui se demande

si elle est aussi cochonne qu'on le dit

 

— bon dieu que c'est compliqué l'amour

c'est compliqué avec les hommes

est-ce que c'est compliqué avec les femmes ?

 

— moins compliqué qu'avec les petites filles

mais c'est compliqué quand même

parce qu'un sexe de femme est une bouche

 

— Qu'est-ce que ça peut faire que ce soit une bouche ?

 

— Ça fait que si ce n'était pas une bouche

ce serait beaucoup moins compliqué

 

— Est-ce que tu m'aimes comme tu dis

ou est-ce que tu le dis pour la télé

juste pour faire de la pornocacographie ?

 

— Caresse-moi le bout du sexe

il faut que tout le monde le sache

si je t'aime pour rigoler un peu

et faire de la pornocacographie

ou bien si je t'aime parce que je t'aime

et que personne n'y peut rien

 

— Je le caresserai plus tard

quand tout le monde sera parti

il est vraiment très petit

et je ne voudrais décevoir personne

surtout toi si tu m'aimes beaucoup

 

— On ne fera donc pas de pornocacographie

avec une petite fille amoureuse

vous pouvez éteindre vos magnétoscopes

la pornocacographie c'est pour une autre fois

mon sexe est vraiment trop petit

il n'inspire même pas les petites filles

est-ce qu'une petite fille veut faire l'amour avec moi ?

 

— Oui moi je veux bien je le veux !

s'écria une vieille dame toute nue

qui s'amena en courant comme une folle

je suis une très vieille petite fille

et je ne le trouve pas si petit que ça

ce petit sexe d'homme qui ne veut pas grandir

cette petite fille est d'une parfaite stupidité

elle ne sait pas ce qu'il faut faire

elle ne l'a jamais fait c'est normal

je vais te montrer ce qui plaît aux hommes

en matière de sexe

 

le sexe de Thomas

était devenu tellement gros

que la petite fille en fut étourdie

— ça alors ! fit-elle en reculant

je ne suis vraiment pas faite pour l'amour

il va falloir que je grandisse encore

et que je prenne beaucoup de poids

 

— ce sont les vieilles qui m'excitent !

s'écria Thomas en enfourchant la vieille

qui se mit à hurler de joie

on ne sait jamais exactement

ce qui nous convient en matière d'amour

moi je ne savais pas du tout

je suis enfin dépucelé

je t'aime mieux machin tout fripé

tu vas mourir bientôt

et je vais te regretter

est-ce que toutes les femmes

vivent aussi longtemps que toi ?

 

— Je n'ai vécu que pour l'amour

dit la vieille en se secouant de plaisir

j'ai connu la jeunesse et la maturité

mais ce que je préfère c'est la vieillesse

pourvu que tu m'aimes trois fois par jour

et que tu ne me laisses jamais tomber.

 

— J'aurais préféré un peu plus de tendresse

surtout avec une vieille femme comme toi

mais si tu préfères le plaisir à l'amour

on se fera plaisir trois fois par jour

jusqu'à ce que tu meures de vieillesse.

 

— Quand tu seras bien vieux, dit la vieille

qui bavait dans la bouche de Thomas

je te souhaite tout l'amour de la terre

tu penseras à moi, la vieille dépuceleuse

la mangeuse de prépuce récalcitrant

l'avaleuse de gland

la suceuse de sang

et tu dépucelleras toutes les petites filles

qui auront pensé à l'amour avant les autres

 

tu ne veux pas essayer ma petite ?

viens avec moi on va le faire mourir

le plaisir va lui crever les yeux

 

— mais c'est que je ne veux pas qu'il meure

dit la petite fille épouvantée

à l'idée de mettre ce gros sexe dedans le sien

je l'aime trop et je veux qu'il vive

en attendant tu peux lui donner du plaisir

moi je n'aurai pas ce plaisir-là avant longtemps

je suis vraiment très petite

d'ailleurs tu seras peut-être morte

quand je serai une femme

je préfèrerai que tu sois morte

ça me fera un problème de moins à résoudre

je n'aime pas les problèmes qui se posent à l'amour

j'ouvrirai mon sexe de toutes mes forces

et il mettra le sien comme il faut

et tu ne seras pas là pour critiquer

et patati et patata

« ce n'est pas comme ça que tu donneras du plaisir aux hommes

laisse-moi faire je vais te montrer

à toutes les deux c'est beaucoup mieux »

et patati et patata

je ne suis pas aussi cochonne que toi

j'aime bien les petites cochonneries

mais pas les grosses

je te trouve un peu dégoûtante

mais si ça lui plaît vraiment

tu peux vivre encore un peu

 

la vieille mit sa langue dans la bouche de Thomas

— tais-toi, dit-elle dans la bouche de Thomas

ne commente pas les commentaires

de cette petite cochonne

qui veut devenir grande

c'est moi qui t'ai dépucelé

c'est moi que tu aimes en premier

est-ce que je ne fais pas bien l'amour ?

 

— Je saurai ce que c'est l'amour

quand je l'aurai fait deux fois.

 

— Qu'à cela ne tienne, s'écria la vieille

et elle mordit le sexe de Thomas

qui devint gros comme un boudin

 

— Je saurai ce que c'est l'amour

quand je l'aurai fait trois fois.

 

— Trois c'est peu si on compte bien

et elle mit le sexe de Thomas dans son derrière

et Thomas fit l'amour pour la troisième fois.

 

— Je saurai ce que c'est l'amour

quand je l'aurai fait quatre fois.

elle secoua le sexe de Thomas entre ses seins

et Thomas avait fait l'amour quatre fois

— est-ce que tu sais compter jusqu'à cinq ?

lui demanda la vieille dame en sueur

elle se tâta le pouls avec inquiétude

non d'une pipe dit-elle en soufflant

ce ne sont pas des choses de mon âge

j'ai abusé un peu de mes artères

je n'ai pas envie de claquer

permets-moi de me reposer un peu

 

et elle s'écroula par terre

 

— Qui sait compter jusqu'à cinq ?

demanda Thomas dans le micro.

 

— Moi ! fit la petite fille tout heureuse

de savoir quelque chose que tout le monde sait

 

— Alors viens compter avec moi allez hop !

ceci est un spectacle de pornocacographie

très réussi.

 

Note de l'auteur :

l'objet de ce livre n'étant pas d'écrire des cochonneries

le lecteur est prié de sauter les pages

où Thomas commet l'irréparable

la petite fille est consentante

mais à son âge on ne compte pas.

les pages étant sautées de la belle manière

le lecteur peut continuer sa lecture

rien ne continuera de choquer son esprit

enfin je veux dire

tout continuera de ne pas le choquer

gardez ouvert le livre d'anatomie

pour expliquer les passages obscènes

 

Thomas exhiba le bocal

qui contenait son sperme

— et encore, dit-il d'un air très fier

il doit encore en rester dedans

 

et en effet la petite fille

observait son sexe mouillé

d'un air tranquille

qui ne peut pas être

celui d'une petite fille

qui vient de faire l'amour

avec l'homme qu'elle aime

de tout son cœur.

 

— C'est dégueulasse ! fit un spectateur.

 

— C'est dégueulasse, dirent d'autres spectateurs

qui trouvaient tout ça vraiment dégueulasse.

 

— On ne devrait pas écrire des choses pareilles.

qu'elles se fassent n'est déjà pas normal

les écrire c'est absolument anormal

les jouer ça mérite la mort !

 

— Eh ! Eh ! fit Pierre très inquiet

dont la tête apparut dans le décor

je ne suis qu'un montreur de marionnettes

les marionnettes n'existent pas

donc je ne montre rien

et quand bien même elles existeraient

ce que je montre n'a aucune réalité

donc il ne s'est rien passé.

 

— Alors remboursez ! s'écria un individu

qui avait envie de faire rire les autres

 

— Rembourser quoi ? demanda Pierre

vous n'avez rien payé

et je vous ai tout donné

et puis tout cela n'a pas existé

existez-vous vous-même ?

non n'est-ce pas ?

 

— Mais enfin, dit Thomas

dont les fils s'étaient gravement emmêlés

qu'est-ce que c'est que cette méthode

qui consiste à condamner le marionnettiste

simplement parce que l'auteur

se cache parmi vous ?

allez hop ! tout le monde dehors

on fera de la télé plus tard

quand vous serez un peu moins bêtes

ce qui va prendre du temps

parce que vous êtes très bêtes.

 

— C'est vrai quoi, dit la petite fille

qui se fichait pas mal de se montrer toute nue

on a fait l'amour parce qu'on en avait envie

de toute façon la vieille dame était fatiguée

et la petite dame n'a pas dessiné le sexe

moi je suis une petite fille pleine d'amour...

 

— non, dit Felix d'une voix très douce

que les comédiens appréciaient beaucoup

« moi je suis une petite fille

— là tu respires

ils savent bien que tu es une petite fille

mais quelle petite fille ?

ils le savent aussi

mais ils ne savent pas comment tu vas le dire —

pleine d'amour... pleine d'amour »

 

— pleine d'amour, répéta Saïda

en regardant bien les yeux de Felix

et ils lui disaient toujours gentiment non

ce n'est pas comme cela que tu es pleine d'amour

 

— pleine d'amour, répétait Saïda

mais elle ne trouvait plus sa voix

et elle allait se mettre à pleurer

si Felix continuait de la tarabuster

mais il lui flattait doucement la joue

et elle se détendit en souriant

— pleine d'amour, dit-elle encore

en regardant son sexe, pleine d'amour

les gens vont trouver ça très marrant

c'est ça la pornocacographie à la télé

c'est marrant parce que ça sort du sexe

ce serait autre chose ce serait moins marrant

j'ai tellement envie d'aller au bout de mon rôle

je le peux si tu m'aides

c'est un beau rôle écrit pour moi

qu'est-ce que je joue le mieux

la petite fille au petit derrière

la vieille dame au gros sexe profond

ou la petite dame qui fait pipi

en attendant qu'on lui fasse l'amour ?

 

Oh mon dieu la lettre !

la lettre de papa pour qui pour elle

il a écrit une tellement belle lettre d'amour

et il avait tellement confiance en son ami Felix

mais la lettre est toujours sur la table

je l'ai ouverte par plaisir

je n'ai pas tenu ma promesse

mais le plaisir me pardonne

je ne sais pas toujours ce que je fais

j'aime ce que je fais

mais je suis comme je suis rien d'autre

j'ai beaucoup aimé la lire

ce baiser entre les cuisses

où ?

entre les cuisses entre les cuisses

comme c'est amoureux !

 

Je lui porterais la lettre si je savais

— qui elle est

— où elle est

— si elle l'aime vraiment

— si ce baiser lui plaît

— et pourquoi lui plaît-il

— pourquoi en parle-t-elle

— pourquoi à moi

je lui porterais la lettre mais je ne sais pas

 

Felix me le dira si je l'aime

on dit tellement de choses quand on aime

on dit je t'aime et ça ne suffit pas

on aime de tout son corps

et ça ne suffit pas

il faut encore parler et tout dire

et ça suffit quelquefois

 

qui est-elle ? où est-elle ?

je veux lui parler de la lettre

je veux qu'elle me parle du baiser

je joue si bien l'amour

je jouerai tous les rôles

le sien si c'est possible

est-ce que je peux jouer le rôle de la dame ?

est-ce que c'est écrit pour moi ?

j'y mettrai tout l'amour

que ce baiser m'inspire

moi aussi je le recevrai entre les cuisses

et il me fera rêver

de mon vrai rôle de femme

celui que je ne jouerai pas

celui que je serai pour qui ?

il y a un nom que je ne sais pas encore écrire.

je l'écrirai

nous l'écrivons toutes

 

LA LETTRE REÇUE

 

Elle était assise et elle attendait

je ne dirai pas son nom

qui est-ce ?

je ne le dirai pas non plus

on ne dit pas ces choses-là

on dit exactement ce qui s'est passé

mais il faut changer les noms

celui qui écrit n'est pas celui qui raconte

et il n'a jamais rencontré celle qui est écrite

 

elle attend une réponse à sa lettre

elle a écrit une belle lettre d'amour

elle sait que l'amour existe

et elle a confiance

elle aime la vie

elle la donnera si c'est bien

elle ne sait pas encore

il y a tellement de plaisir à épuiser

il y aura toujours du plaisir

elle mourra centenaire

elle le fera le plus tard possible

avec mille regrets à la place du plaisir

mais la vie est éternelle

il faut mourir pour le croire

et beaucoup aimer si c'est vrai

 

ce ne sont que des mots

elle a choisi leur musique

il n'y a pas d'image

il ne verra rien

il entendra la main sur la peau

et la langue dans la bouche

il verra s'il entend cette sonorité

et s'il ne l'entend pas ?

je l'aimerai beaucoup moins

je l'aimerai encore

mais quelque chose aura changé

il me demandera des images

mon corps est la plus belle image

et les mots de mon corps

sein ventre bras lèvres sein sexe épaule

mots images de mon corps

s'il n'entend pas ce que j'ai dit

de ma plus belle voix

la voix de nos caresses imaginaires

les tintements du plaisir avant le plaisir

la source où je bois le corps

mots après mots lui répondant

de ma plus belle voix

 

il a toute ma confiance

j'ai embrassé son sexe en fermant les yeux

en les fermant très fort

parce que je n'ai rien embrassé du tout

je l'embrasserai chaque fois

avant de faire l'amour

en signe de reconnaissance

et pour le faire sourire aimablement

et il me rendra mon baiser

pour que j'ouvre mes cuisses

j'accepterai l'amour sonore

et je recevrai tous les mots sur ma langue

je serai belle comme un dictionnaire

de la langue française

 

J'ai peur parce que je n'ai pas peur

qu'est-ce que je suis en train de faire de ma vie ?

qui me reprochera de m'être trompée ?

est-ce que je me trompe

si j'aime faire l'amour

avec mon sexe en forme de bouche ?

je n'ai pas peur de ne pas mourir

l'éternité me va très bien

j'adore les bijoux qui durent très longtemps

je le porterai chaque jour

ce bijou d'éternité

dans son écrin de chair toute rouge

 

la dame montra son sexe au public ébahi

elle avait soulevé la robe sur ses cuisses

elle la mordait en souriant pour la retenir

à la limite de son ventre

et d'un doigt d'anatomiste patenté

elle montrait la bouche

sa langue ses mots son ombre au fond

— je ne sais pas si vous aimez

cette leçon d'anatomie

moi je la trouve un peu longue

mais celui qui écrit est très amoureux

et il veut le faire savoir

apparemment il se fiche d'ennuyer tout le monde

il aime une femme au beau regard

de Berbère andalouse

et l'amour lui a inspiré l'anatomie

comme à d'autres il inspire la musique

la musique c'est l'art d'attendre

ce qui n'arrive peut-être pas

en attendant je vous montre mon sexe

il ressemble à tous les sexes de femme

on a envie de l'embrasser

parce qu'il ressemble à une bouche

on aime aussi le caresser

la chair en est tellement douce

est-ce que quelqu'un veut le caresser ?

je préférerais que ce soit un homme

il caressera sans regarder

ce sont les autres qui regarderont

les amateurs ne manquent pas

à ce que je vois

les hommes aiment beaucoup

caresser le sexe des femmes

 

monsieur aime les caresses ?

celles qu'il donne bien sûr

je ne suis qu'une comédienne

je donne ce qui est écrit

par exemple ma robe retombe sur mes jambes

on ne voit plus mon sexe

tout le monde le regrette

tant pis pour le monsieur

qui s'était si bien préparé

oh et puis tant pis pour ce qui est écrit !

venez monsieur venez caresser

sous ma robe est un joujou d'écrin

qui adore qu'on le caresse

venez venez il n'y a pas de honte

le plaisir est pour tout le monde

donnez-moi votre main

le sexe c'est par là vous le savez

vous savez cette chose-là ?

vous l'avez déjà faite ?

vous aimez les femmes et rien que les femmes ?

vous m'aimez moi aussi ?

monsieur je ne sais plus ce qui est écrit

j'attends une lettre qui n'arrive pas

j'ai envie de caresses et je les imagine

vous voulez m'aider à les imaginer ?

dites-moi ce que l'imagination vous inspire

 

— Je ne sais pas si je saurai le dire

votre sexe est si doux

je m'attendais si peu

à caresser votre sexe ce soir

qu'est-ce que je peux dire de plus ?

est-ce tout le sujet de la pièce ?

si ce dialogue n'est pas écrit

que faut-il écrire maintenant ?

et qui l'écrira à ma place ?

 

— Cette caresse m'a beaucoup plu

je vous remercie de me l'avoir donnée

je n'ai pas bien compris votre désir d'écrire

mais si mon sexe vous inspire

n'hésitez pas à me le faire savoir

j'écouterai toute la musique

je la jouerai si le public l'aime

et je serai toute nue pour la chanter

est-ce que votre imagination est satisfaite

ou est-ce qu'il faut tout recommencer depuis le début ?

 

— mon imagination ne sait pas faire l'amour

moi je sais mesurer les caresses

à la mesure de ton beau regard noir

je suis amoureux

j'ai caressé celle que j'aime

elle ne joue pas la comédie

 

— Eh ! doucement mon beau monsieur

ce n'est que du théâtre rien de plus

remettez-vous à l'endroit

je ne suis pas du tout amoureuse

je joue ce qui est écrit c'est tout

 

— Mais puisque ce n'est pas écrit

ce ne sont pas les mots que tu devais dire

et c'est bien le sexe que tu m'as demandé de caresser

 

— Je ne te demande plus rien

assieds-toi sur cette chaise

et regarde et écoute la suite

on n'y caresse plus mon sexe

ce que je regrette un peu

et j'attends une lettre qui n'arrive pas

je te propose d'attendre avec moi

et peut-être qu'à la fin de la pièce

je ferai l'amour avec toi

non pas par amour

parce que je ne t'aime pas

mais par plaisir

parce que j'aime ça

j'aime l'amour et le théâtre

mais je ne fais jamais l'amour au théâtre

et très peu de théâtre quand je fais l'amour

est-ce que ma proposition te convient ?

elle te convient n'est-ce pas ?

exactement comme c'est écrit

on jouera ce qui est écrit

et uniquement ce qui est écrit.

 

la dame retourna s'asseoir

près de la fenêtre

entre un bouquet de fleurs et un rideau

— il ne me répondra pas

j'attendrai toute la journée mais en vain

est-ce que je sais ce qu'il faut écrire

quand on est amoureuse

j'ai écrit ce qui me passait par la tête

j'ai fait un peu d'anatomie

parce que c'est le sujet de ce livre

mais je n'en ai pas abusé

enfin je ne crois pas

 

réponds-moi mon amour réponds-moi

je n'ai pas oublié un seul de mes mots

je te les donne avec amour

les mots n'ont plus le même sens

quand on les donne avec amour

par exemple on ne s'assoit plus sur la chaise

je ne sais pas ce qu'on fait avec la chaise

mais on ne s'assoit plus dessus

justement parce qu'on est amoureux

les mots n'ont plus le même sens

par exemple on ne mange pas avec une cuillère

on mange avec les doigts

parce qu'on est amoureux

les mots aiment l'amour qui les dénature

c'est fait pour ça l'amour

on ne fait d'ailleurs plus l'amour

quand on s'aime

parce que les mots n'ont plus le même sens

on fait l'amour quand même

mais ça ne veut pas dire la même chose

parce que les mots ne savent plus

si tout cela a un sens

ou bien si c'est l'éternité qui s'amuse

avec le sexe.

 

— elle s'amuse bien l'éternité quand elle s'amuse !

il y a de l'amour dans tous les cœurs

mais le cœur ne dure pas

c'est vraiment très amusant

hier j'étais pucelle

aujourd'hui amoureuse

demain je serai morte

quel drôle de haïku celui-là !

on n'en fera pas d'autre

à moins que dieu existe

auquel cas il vaut mieux renoncer à l'amour

c'est beaucoup plus facile que de renoncer à dieu

si dieu existe

s'il est amour

et si l'amour ne dure pas

autant que l'on voudrait.

 

il y a une réponse

il l'écrira de sa belle écriture d'écolier

il aura choisi tous les mots

bien regardé la définition dans le dictionnaire

et le sens sera exact comme une horloge

et je saurai exactement si l'amour existe

s'il existe comme je veux

ou si les mots lui donnent la couleur de ses yeux

ou si ses yeux ne colorent pas que les mots

la réponse peut tarder

ses yeux existent pour moi seule

tant que les mots ne disent rien

ni l'amour ni pas l'amour

les mots silencieux ne sont pas encore choisis

 

on va où tous les deux, tu le sais ?

moi je sais où je veux aller

est-ce que tu connais les lieux de mon amour ?

est-ce qu'il y a du soleil là-bas

ou est-ce qu'il fait encore noir ?

c'est la nuit et tu ne veux rien dire

tu ne sais pas très bien comment le dire

tu ne sais pas ce que je veux entendre

de ta bouche

ce que je veux lire

dans tes yeux et goûter

à ta langue qui ne parle pas

parce que les mots ne sont pas ceux

que tu aurais choisi

si tu avais eu le choix

 

ce n'est pas difficile d'aimer

il suffit de le dire

ces mots ne sont pas des mots d'amour

les mots d'amour ne viennent pas à l'esprit

ils n'existent que pour l'amour

on n'écrit rien de bon quand on aime

on écrit ce qu'on aime

est-ce qu'on aimerait ne pas aimer

si c'est possible

si ça n'engage à rien

si ça ne change rien à l'amour

enfin pas trop de choses

on écrit ce qui semble durer

ce qui va durer toute la vie

si la vie est éternelle

et si elle ne l'est pas tant pis

on écrit ce qui serait éternel

si la mort n'était pas ce qu'elle est pour tout le monde

 

mon petit amour en forme de lettre

ma chère lettre en forme de mot

que dis-tu de l'amour qu'on ne fait pas

parce que je ne sais pas encore si tu m'aimes ?

 

tu dis que l'amour

c'est plus chouette que l'amour

et que l'amour plus chouette que l'amour

ça ne vaut pas l'amour

 

on fera l'amour si tu écris bien

si tu écris mal on le fera mal

et si tu n'écris pas je le ferai toute seule

 

oh ! le vilain petit haïku de mon cœur !

je ne veux pas que ça m'arrive

je m'aime bien mais pas à ce point !

écris-moi un autre haïku

un haïku où l'amour existe

parce qu'on le fait

et qu'on aime ça

on se fiche de ce que pense les autres

ce que tu écris tu l'écris pour moi

et je leur ferai la lecture

s'ils ne montrent pas leur indifférence.

 

elle avait un sexe en forme de bouche

et j'aimais cette bouche

ce n'est pas moi qui parle

 

je ne comprends pas cet haïku

il n'est pas triste j'en suis sûre

mais je ne sais pas ce qu'il veut dire

écris-moi un haïku qui me fasse plaisir

parle-moi de ma chair de ta chair

de la chair de tout le monde

de ce qu'on fait avec la chair

quand on aime le plaisir

et de ce qu'on ne fait pas

parce qu'on n'ose pas encore

parle-moi de ce monde de chair

où ma chair est toute la chair

 

Je t'aime

tu m'aimes

nous ne nous aimons pas

 

c'est moi qui écrit celui-là

je suppose que tu m'aimes

mais tu ne m'aimes pas

ça ne change rien

on ne s'aime toujours pas

ça fera moins de caresses

j'aurais tant aimé les compter !

tu aurais trouvé le mot pour chacune d'elles

 

cette caresse c'est la mer

celle-là c'est toi

et celle-là n'est plus tout à fait moi

 

demain je te dirai ce que je pense

aujourd'hui je te parle du plaisir

c'est peut-être la même chose

 

le rideau tomba sur ces mots

le public applaudit doucement

la dame était une très belle dame

et elle avait de jolies jambes

 

de l'autre côté du rideau

la dame qui jouait la dame

se rafraîchit en croquant un fruit

le monsieur qui avait joué la caresse sur son sexe

n'osait pas bouger de sa chaise

il ne savait pas s'il était vraiment assis dessus

il regardait la dame qui ne le voyait pas

et quand elle se gratta nonchalamment la cuisse

il fut certain de ne pas être assis sur une chaise

il avait vu beaucoup de cuisses

dans sa vie d'amoureux

mais celles-là sentaient l'amour

il faut que l'amour ait une odeur

par exemple celle de l'huile d'olive

ça ne plaît pas à tout le monde

mais c'est l'odeur que l'amour peut avoir

si l'on a très faim

et le monsieur avait très faim

il aurait bien mangé un fruit lui aussi

pas pour se rafraîchir

il avait autre chose à penser

mais parce que les fruits se mangent bien

quand l'amour n'a pas encore l'odeur

qui lui convient le mieux.

 

le rideau se leva de nouveau

la dame cacha le trognon

dans le bouquet de fleurs

et elle reprit le rôle comme il venait

la robe relevée sur ses cuisses

qu'elle gratouillait du bout des doigts

comme pour rappeler le texte

qui ne voulait pas venir

exactement comme il était écrit

le monsieur fit un petit bruit avec sa bouche

et la dame le regarda d'un air étonné

il voulait l'aider et non pas l'étonner

pour l'étonner il ferait autre chose

qu'un petit bruit avec sa bouche

il ferait tout le bruit

qui lui passerait par la tête

et l'amour s'en porterait bien

mais il était assis sur une chaise

et comme elle regardait sans rien dire

il dit : je t'aime et elle ne comprit pas

alors il répéta exactement la même chose

comme c'était la même chose

mais très exactement la même

elle aurait dû ne pas comprendre

si vous dites : je t'aime à une femme

et qu'elle ne comprend pas

et si vous lui dites encore : je t'aime

elle ne comprendra toujours pas

mais celle-là était une dame de théâtre

elle ne ressemblait pas aux autres femmes

et quand il répéta : je t'aime

elle comprit ce qu'il voulait dire

et elle lui dit : je n'avais pas entendu

ce qui était un mensonge

parce qu'elle n'avait toujours pas compris

ou alors elle avait compris la première fois

et elle ne voulait plus comprendre

ce qui était terrible pour le monsieur

qui était vraiment très amoureux

terrible de dire : je t'aime à une femme

à une femme au beau regard noir

et de ne rien entendre qui lui ressemble

un simple : je t'aime comme un écho

qui a parlé ? c'est toi ? c'est moi ?

on a parlé en même temps

et on a dit la même chose

comme c'est beau de parler la même langue

on se comprend sans difficulté

on sait exactement ce qu'on veut dire

ce qui prouve que l'amour

est une science exacte

si on parle la même langue

et si on parle des langues étrangères

et que l'amour ne se dit pas de la même manière

alors il n'est pas possible de s'aimer

raisonnablement

on peut toujours s'aimer à la folie

l'amour fou aime toutes les langues

mais c'est un sujet qui sort du cadre de ce livre

ici quand on dit : je t'aime à une femme

c'est qu'on a raison de le dire

et elle a ses raisons de ne pas répondre

ou de répondre de travers

 

— Je t'aime, répéta le monsieur

pour la troisième fois

je ne sais pas si c'est dans le texte

mais je ne peux rien dire d'autre

je t'aime je t'aime je t'aime

je n'ai que ce mot-là à la bouche

je le dis avec facilité

et tu ne réponds rien

et je le répète autant de fois que tu ne dis rien

et tant pis pour la dramaturgie !

 

— Je n'avais pas entendu, dit la dame

en se grattant nerveusement les cuisses

ce n'est pas de ma faute tout de même

si ta voix n'est pas bien placée

tu n'es pas un comédien de métier

tout le monde comprend cela

mais ce n'est pas une raison pour ne pas dire le texte

 

— Je dis ce que je veux quand je suis amoureux

je dis : je t'aime si l'amour existe

et : je te veux s'il y a des chances pour que ça dure

est-ce que je sais ce que c'est qu'un texte !

est-ce qu'il faut l'apprendre par cœur

et ne dire que ce qu'il y a dedans ?

s'il y a écrit : je ne t'aime pas

tu me dirais : je ne t'aime pas

même si tu m'aimes de tout ton cœur !

en voilà un texte qui ne sait pas ce qu'il dit

on ne peut pas savoir ce que tu vas répondre

tu diras : je t'aime ou je ne t'aime pas

aucun texte ne peut le dire à ta place

fais-moi une place dans ton cœur

et tu verras ce que j'en fais du texte !

je t'aime, voilà ce que j'écris

je l'écris avec tout mon amour

je l'écris parce que je t'aime

est-ce que je l'écrirais si je ne t'aimais pas ?

 

— Ce qui n'est pas écrit n'est pas écrit

dit la dame en ajustant sa chevelure

ce n'est pas moi qui décide

il n'est pas écrit que tu m'aimes

et il n'est pas écrit non plus que je t'aime

ce qui ne veut pas dire que tu ne m'aimes pas

ni que je ne t'aime pas

l'amour n'est pas le sujet de la pièce

le sujet c'est une lettre d'amour

je l'ai écrite à quelqu'un qui n'est pas toi

et j'attends sa réponse en t'aimant peut-être

mais je n'ai pas le droit de le dire

 

— Si je te caresse le sexe tu le diras !

 

— Je ne dirai rien même si tu me caresses le sexe

je dirai ce que le texte dit

et tu me caresseras le sexe si c'est écrit.

 

— Au diable le théâtre ! Je vais tout casser !

je vais supprimer le théâtre

de la surface de la Terre !

il n'y a plus de théâtre

pour m'empêcher de te faire l'amour !

on fera l'amour sur les ruines du théâtre

 

et le monsieur fut saisi d'une rage terrible

il se mit à tout casser

la chaise le rideau la fenêtre le bouquet

et la dame riait aux éclats

elle trouvait cela tellement amusant !

ce n'était pas prévu

mais le public aimait bien le spectacle

il attendait que le théâtre soit détruit

afin d'assister à la scène d'amour finale

et la dame le savait bien

qu'il lui ferait l'amour

et que le public en redemanderait

ce n'est pas normal de faire l'amour en public

mais en matière d'amour

ce qui arrive est toujours de l'amour

et il n'y a aucune raison de se vexer.

 

— Nom d'une pipe et de trois chapeaux !

hurlait le monsieur très amoureux

est-ce qu'il y a encore quelque chose à casser ?

il ne doit rien rester de ce foutu mensonge

je ferai exactement le contraire

de ce qu'on me dit de faire

et si l'on me dit de vraiment tout casser

je reconstruirai le théâtre de mes propres mains !

 

Mais c'était des mots rien de plus

le théâtre n'existait plus du tout

il avait cassé même l'âme du théâtre

et la dame trouvait tout cela très charmant

comme il avait tout cassé

et que par voie de conséquence

il n'y avait plus rien à casser

il la regarda avec des yeux pleins de désir

qui voulaient dire : je t'aime

et je vais te montrer si je mens moi !

elle le regarda aussi mais elle riait

— Fais-le moi puisque tu l'as écrit

je ne jouerai que ce qui est écrit

tu as écrit cette scène d'amour

je la jouerai avec toi ou avec un autre

je me fiche de savoir

qui me donne la réplique

il faut que je joue de toute mon âme

et que tout mon plaisir soit le plaisir du public

 

— Ça alors, fit le monsieur désespéré

je ne peux pas faire l'amour dans ces conditions

je ne ferai rien de ce qui est écrit

ça aussi je l'ai écrit

tant pis pour mon corps et pour mon âme

l'amour je le trouverai dans un autre théâtre

je le détruirai s'il me refuse l'amour

je le reconstruirai si l'amour existe quand même

mais je n'écrirai rien

je n'ai pas la patience d'attendre

il faut que je fasse l'amour

avec celle que j'aime

et c'est toi que j'aime

même s'il est écrit que je t'aime

et je te ferai l'amour

même s'il est écrit que je te le ferai

je ferai exactement ce qui n'est pas écrit

parce que les poètes écrivent mal

ce que l'amour ne leur donne pas

mon cher amour je ne veux pas jouer

je t'aime parce que tu existes

et je te veux pour exister moi-même

parle-moi de l'amour qui existe

parle-moi de ton cœur de femme

je reconstruirai le théâtre si c'est ce que tu veux !

 

le public voulait de l'amour

il se fichait pas mal de la lettre d'amour

le monsieur voulait faire l'amour

parce qu'il aimait la dame de théâtre

et la dame voulait aussi faire l'amour

parce que c'était écrit dans le texte

il n'y avait donc aucune raison

de ne pas faire l'amour

comme il était écrit

ou comme on allait l'écrire

s'il n'était pas encore écrit

 

la dame savait tout cela

elle avait une longue expérience du théâtre

elle arrêta de se gratter les cuisses

ce qui énervait tout le monde

et elle enleva sa robe de théâtre

tout le monde admira son corps de théâtre

et elle s'avança sur le devant de la scène

marchant lentement dans la lumière

— qu'en dites-vous mes beaux messieurs ?

dit-elle en souriant

il est écrit que je me déshabille

n'est-ce pas que c'est écrit ?

quelqu'un peut-il me dire maintenant

avec qui je fais l'amour ?

 

tout le monde avait envie de faire l'amour avec elle

même les femmes

au théâtre ça ne compte pas vraiment

mais ça fait quand même plaisir

ça fait plaisir un point c'est tout !

 

le monsieur s'avança lui aussi

pourquoi avait-elle posé cette question ?

cette question ne se posait pas

c'est lui qui avait envie de faire l'amour

tout le monde pouvait en avoir envie

mais ce n'était pas une raison

pour devenir comédien

et profiter des avantages du métier !

 

— la question ne se pose pas !

dit le monsieur d'un ton péremptoire

 

— Eh bien moi je n'aime pas les monsieurs péremptoires !

dit la dame en lui tournant le dos

 

— Qu'est-ce que ça veut dire ? dit le monsieur

tu ne veux plus jouer ce qui est écrit ?

 

— Je jouerai ce qu'il me plaira de jouer

et puis je n'aime pas les messieurs

qui demandent ce que ça veut dire

 

— Mais c'est que j'ai envie de te faire l'amour !

 

— Je n'aime pas mais alors pas du tout

les messieurs qui ont envie de faire l'amour

avec moi ou avec une autre

 

— tu dis ça pour me faire languir

 

— Je n'aime pas les messieurs qui languissent

et qui le font savoir à tout le monde

 

— Je ne dirai plus rien !

 

— Je n'aime pas les messieurs qui se taisent.

 

— Dis-moi comment tu les aimes

les messieurs qui peuvent te faire l'amour

 

— Je les aime comme tu n'es pas

comme tu ne peux pas être

comme tu ne seras jamais !

 

— Je ne ferai pas l'amour ce soir

 

— Moi je le ferai ce soir et même demain

et chaque fois qu'il me plaira

avec des messieurs qui me plairont

et pas seulement parce que je leur plairai

 

— Tu n'es pas une comédienne, dit le monsieur

en regardant le public pour se faire approuver

mais la dame avait de très jolis seins

et personne n'avait envie d'approuver

les délires verbaux du monsieur —

laisse-moi au moins embrasser ton sexe

ce sera un petit signe d'amour

tu aimeras ce baiser d'amoureux

tu me diras que tout est oublié

laisse-moi t'embrasser entre les cuisses.

 

— Embrasse-moi où tu veux, je m'en fiche !

je ne sentirai rien et je ne t'aimerai pas

est-ce qu'il faut que j'attende encore la lettre ?

demanda-t-elle en regardant vers les coulisses

s'il faut que je l'attende dites-le moi

je commence à avoir froid dans cette tenue

il faudrait songer à chauffer le théâtre

surtout quand on a écrit

la nudité de la comédienne principale

j'ai froid vous dis-je

qu'on me dise ce que je dois faire

est-ce que je peux m'habiller maintenant ?

 

Elle n'attendit pas la réponse

et revêtit sa robe de théâtre

qu'elle avait négligemment jetée

sur le dossier de la chaise

où le monsieur avait confondu l'amour

et l'illusion de l'amour

elle retourna s'asseoir près de la fenêtre

remonta la robe sur ses cuisses

et elle les gratta en signe d'attente

 

le monsieur ramassa les fleurs

et il recomposa le bouquet

— ce sont des fleurs de théâtre

elles ne sentent rien

et surtout pas l'huile d'olive

et je ne peux pas te les offrir

ni en signe d'amour

ni parce que l'amour est une illusion

moi je croyais que c'était des mots

et qu'on pouvait parler avec

dire je t'aime à la femme qu'on aime

et je ne t'aime pas mais je t'aime quand même

à toutes les autres femmes

et faire l'amour dans un grand lit

avec l'odeur de l'huile d'olive

entre tes cuisses amoureuses

où je ne compterais pas les baisers les caresses

pour t'en laisser le soin

toi qui aimes classer compter mesurer

 

est-ce que tu as mesuré la longueur de mon sexe ?

et bien vérifié dans le livre d'anatomie ?

est-ce que tu as compté mes boutons d'amour

sur mon front et sur mes joues ?

 

la dame n'avait pas écouté

et le monsieur redescendit dans le public

on le regarda de travers

il n'avait pas su imposer l'amour

et tout le monde était frustré

la scène s'achevait d'une triste façon

sans amour sinon l'attente d'une lettre

et une autre lettre et encore une lettre

avec des mots d'amour

et des taches de sperme

des larmes silencieuses

et des traces de doigts

 

qu'est-ce qui s'effacerait un jour ?

on ne sait pas ce qui va s'effacer

on sait ce qu'on a dit et ce qu'on a écrit

on sait tout cela par cœur

et ce qui s'effacera n'a peut-être jamais été écrit

c'était un mot d'amour

entre deux orgasmes

et personne ne l'a écrit

et il s'est effacé sans qu'on s'en rende compte.

 

la dame pensait à tout cela avec tristesse

elle pensait aussi à son rôle

à sa nudité de comédienne

et à sa nudité de femme

c'était peut-être la même nudité

le même amour déçu

on ne sait pas où s'arrête la comédie

et où finit la vie

on sait que l'amour existe

on aime le faire s'il existe vraiment

et on joue le rôle s'il faut jouer

et s'il n'y a rien à jouer

il faut attendre la réponse

assise près de la fenêtre

sachant qu'on a tout dit

qu'on a bien embrassé entre les cuisses

sur le sexe et dans le sexe

on a vraiment rien oublié pour se faire aimer

on a parlé de la vie

on a parlé du corps

on a parlé de ce qu'on espérait

on a parlé de ce qu'on voulait

de ce qu'on savait vouloir

on a tout dit avec des mots

on a embrassé avec des mots

on a dit je t'aime avec des mots

autrement ce n'est pas possible

et on attend près de la fenêtre

vêtue seulement d'une robe de théâtre

dont les transparences ne trompent personne.

 

LA CHAISE

 

— Houm ! vous sentez bon

ce sera une belle soirée

c'est important cette odeur —

dit le comédien en respirant le public

qui ne comprenait pas très bien

ce qui leur arrivait de nouveau

mais qui était très heureux

que ça lui arrive justement ce soir.

 

— Ce soir je vais jouer devant vous

dit le comédien en ouvrant bien les yeux

j'espère que ça vous plaira

je ne jouerai pas que le texte

je ne le jouerai pas totalement

ce n'est pas qu'il soit mal écrit

je crois au contraire que c'est un chef-d'œuvre

est-ce que je peux vous dire pourquoi

je n'en jouerai que quelques morceaux ?

est-ce que je peux vous dire

ce que vous n'avez peut-être pas envie d'entendre ?

qu'est-ce que vous voulez entendre ce soir ?

Ma voix ou celle des autres ?

des autres moi-même je veux dire

des moi-même que je sais jouer

parce que j'ai appris le rôle par cœur

des moi-même en forme de personnages

le plus souvent il s'agit de personnages

mais je peux jouer aussi un objet

n'importe quel objet dans votre cuisine

ou dans votre chambre à coucher

ou au coin d'une rue qui sommeille

voulez-vous que la rue sommeille encore ?

la rue sommeille et je suis un réverbère

voulez-vous faire l'amour dans votre lit ?

je joue le rôle de la lampe de chevet

j'aime jouer la lumière comme vous voyez

j'aime jouer l'ombre

si c'est l'ombre de la lumière

je n'aime pas l'ombre de l'ombre

mais je la jouerai quand même

si c'est ce que vous voulez que je joue

je jouerai exactement ce que vous voulez

je le jouerai à l'heure qui vous plaira

avez-vous bien dîné ce soir ?

ferez-vous l'amour après le théâtre ?

je ne poserai plus de questions

si vous estimez que ce n'est pas mon rôle

voulez-vous que je me pose

les mêmes questions que vous ?

je ferme les yeux à cause de la lumière

et je serre les poings à cause de l'ombre

vous sentez bon

je respire la bonne odeur de vos pensées

la sentez-vous avec moi ?

la pensée de madame est bien jolie

c'est gentil de penser de cette manière

vous pensez à l'amour avec tant d'amour

je suis sûr que si l'on vous pose la question

vous répondrez : oui je suis amoureuse

pas de vous ni de vous ni de vous

d'ailleurs vous ne le connaissez pas

son nom ne vous dirait rien

et puis je ne sais pas je ne sais pas bien

 

— Qu'est-ce que vous ne savez pas ?

l'amour a l'air si beau dans vos yeux

 

— Je ne sais pas s'il répondra

dit la dame dans le public

il répondra s'il m'aime

et s'il ne m'aime pas

il répondra qu'il ne comprend pas

mais qu'il a apprécié le baiser

le baiser de papier

le baiser écrit avec le papier

 

— Ma pauvre dame amoureuse

il ne faut pas pleurer pour si peu

 

— Mais il est tout pour moi, je l'aime !

 

— Il aimera aussi

si l'amour lui convient

si le baiser l'anime

et si le temps le veut

il aimera il aimera

ce qui est écrit est écrit

l'amour témoigne de l'amour

il faut simplement attendre.

 

— Et j'attends si bien n'est-ce pas ?

j'attends avec tant d'impatience

il faut de l'impatience pour aimer

et je sais tout écrire si je veux

 

— On peut jouer aussi à l'amour

le théâtre c'est fait pour jouer

venez, montez sur la scène avec moi

on va jouer à l'amour

 

— Je ne veux pas jouer avec vous

en tout cas pas devant tout le monde !

 

— le monde veut vous voir jouer

ce n'est qu'un jeu rien que pour jouer

on fera semblant de faire l'amour

c'est comme ça qu'on joue

il n'y a pas d'autre manière de jouer

il y en aurait une autre je le saurais

deux — je voudrais le savoir

trois — je tuerais ma mère pour le savoir

quatre — mais je vendrais mon âme au diable !

cinq...

 

— Ça suffit ! ça suffit ! je vais jouer

puisque c'est ce que tout le monde veut

on parlera du diable un autre jour

vous en parlerez sans moi

j'ai tellement peur de ces choses !

 

— N'ayez pas peur, et montez sur la scène

on va jouer ce que je sais jouer

 

— Je ne sais pas si je saurai.

 

— Vous savez exactement ce que je sais

si vous savez danser

et que je danse avec vous

nous dansons tous les deux

et si vous savez parler aux hommes

comme vous écrivez

vous jouerez le rôle que je vous donne

et tout le monde applaudira.

 

— Parler ne me gêne pas du tout

je peux parler à tout le monde

je suis un peu bavarde

je peux dire tout ce qui me passe par la tête

ce ne sont pas les bavardages qui me font peur

j'ai peur de faire l'amour avec vous

enfin de faire semblant

de ne pas le faire mais de le jouer

c'est bien ce que vous voulez

c'est ce que tout le monde veut

je le veux moi aussi mais j'ai peur

j'ai peur de me déshabiller

et de me montrer comme ça à tout le monde

je ne plairai pas à tout le monde

on ne plaît jamais à tout le monde

je plairai aux autres

je plairai peut-être aux femmes

moi j'aime bien les femmes

mais je n'ai jamais essayé

est-ce que je peux essayer ce soir ?

écrivez-moi un autre rôle

je ferai l'amour avec une femme

et vous vous ferez le commentaire

j'aurai moins peur d'une femme

je ne crains pas les baisers de la femme

et puis il y a la question du sexe

j'ai peur que cette question ne soit la bonne

je ne veux pas que vous mettiez votre sexe dans le mien

au théâtre on fait n'importe quoi

pourvu que le public soit content

le public aime bien les grèches-dents

avec la lumière qui sort des yeux

pour éclairer les corps qui font semblant de s'aimer

mais qui le font quand même

pour que ça ait l'air vrai

et que le public en redemande.

 

non vraiment je ne sais pas quoi vous dire

l'amour m'inspire plein de jolies choses

qui me chatouillent le bout des seins

mais l'idée d'une scène d'amour

ce n'est pas l'idée que je veux avoir

pour que ma tête crève d'amour

et de soif.

 

— Je suis vraiment désolé, dit le comédien

au public qui se posait des questions

sur son talent d'improvisation

à la gomme

 

— Faudrait voir, dit le public

faudrait voir à avancer un peu

on en a marre de se faire allumer

l'amour est une question très délicate

mais ce n'est pas une raison pour ne pas le jouer.

 

— Je vais le jouer, dit le comédien

en se demandant avec qui il allait le jouer

il jeta un regard désespéré à la dame

mais elle haussa les épaules d'un air désolé

 

— Je ne peux vraiment pas, s'excusa-t-elle

je peux vous écrire une lettre si vous voulez

et je jouerai le rôle de la femme qui attend

qu'on veuille bien lui répondre

c'est un rôle que je joue à la perfection

c'est le rôle que je joue dans la vie

je répéterai ce que j'ai vécu

en résumant un peu toutefois

parce qu'il y a des longueurs insupportables

que le public n'apprécierait peut-être pas

 

— L'attente n'est pas un sujet de théâtre

dit le comédien qui savait tout de son art

et s'adressant au public témoin de sa science :

imaginez une pièce qui commence

par l'expédition d'une lettre d'amour

une femme écrit à l'homme qu'elle aime

elle porte la lettre à la porte du village

ou dans la boîte du coin de la rue

et elle attend que l'autre lui réponde

elle attend

et tout le monde attend

on attend quelque chose

et rien n'arrive

on se pose la question :

qu'est-ce qui va arriver ?

la lettre du monsieur

bon, on a répondu à la question

on a le droit d'attendre encore un peu

deuxième question

qu'on a le droit de se poser

si on a attendu suffisamment longtemps

une petite lumière rouge s'allume sur la scène

pour indiquer qu'on peut se poser la question :

que répond le monsieur ?

question difficile

on ne sait pas

donc on n'a rien répondu

donc on a perdu

donc on a mérité d'attendre encore

et cette fois il faut attendre longtemps

le regard fixé sur la lampe qui ne s'allume pas

et on se pose des questions sur sa propre existence

pourquoi le théâtre existe

et pourquoi j'existe moi aussi

et pourquoi je n'aime pas le théâtre

est-ce que je peux répondre à cette question

sans déroger aux règles du jeu

et pourquoi on ne joue rien

parce qu'il n'y a rien à jouer

on ne jouera rien tant qu'on n'a pas la réponse

on l'aura quand cette réponse ?

un jour ou l'autre

il y a des chances pour que ce soit plutôt l'autre

l'autre ça ne veut pas dire grand-chose

surtout si l'on n’a rien à faire

mais alors rien du tout du tout

on a acheté le billet pour rien

ou alors pour attendre qu'il ne se passe rien

c'est peut-être le sens de la pièce

si elle a un sens

ce qui est possible

mais pas forcément vrai

alors peut-être que la lumière rouge s'allume

on est un peu surpris

on ne l'attendait plus

oui ? quoi ? comment ?

il y a une question à poser

non ? c'est une réponse qu'il faut donner

je ne me rappelle plus la question

personne ne se la rappelle ?

ah oui, pourquoi avoir attendu si longtemps

avant de quitter le théâtre

en promettant de ne plus jamais

y remettre les pieds ?

Réponse : on ne sait pas bien

on a une pulsion incontrôlée

mais maintenant ça va beaucoup mieux

on mange des marrons glacés

sur les quais de la Seine

ça réchauffe les doigts et c'est dégueulasse

qu'est-ce qu'on fout là à vivre la misère ?

pourquoi on n'a pas épousé toutes les femmes ?

y a-t-il une femme qui veuille m'épouser ?

je voudrais aussi m'acheter un cheval

et galoper dans la Cour des Lions

en chantant des chansons d'amour

je voudrais marcher dans la merde d'un roi

et me laver les pieds

dans le purin d'une princesse encore pubère

je voudrais donner la messe

à Saint Pierre de Rome

et manger toutes les hosties

en montrant mon zizi aux bonnes sœurs

je voudrais manger les pieds

de la Présidente de la République

mais je ne les mangerai pas

s'ils sentent bon

je voudrais me tailler une part du gâteau

et l'offrir aux pauvres

je voudrais avoir un corps de femme

et faire l'amour aux femmes

je voudrais me faire cuire un œuf

et le partager avec la femme de ma vie

je voudrais faire pipi derrière les portes

comme Louis XIV et toute sa cour

et soulever les robes de toutes les dames

pour voir si elles font vraiment caca

quand elles en ont envie

je voudrais être un bon public

ne pas attendre qu'on me demande mon avis

et faire l'amour à une comédienne

je n'ai jamais fait l'amour à une comédienne

j'ai fait l'amour à une boulangère

à deux étudiantes

à la femme d'un dentiste

à celle d'un architecte

à une employée de la RATP

à une femme de militaire

dont j'ai oublié le grade

ce qui ne m'a pas empêché de faire l'amour

j'ai fait l'amour à une lycéenne

mais c'était quand j'étais lycéen

alors ça ne compte pas

ça aurait été plus amusant

si elle avait été lycéenne

et moi employé de chemin de fer

j'ai fait l'amour à vingt-trois putains

moins une putain qui avait l'air d'une putain

mais qui ne le faisait pas exprès

j'ai fait l'amour à une femme riche

elle aimait que je lui fasse l'amour

et elle voulait que ça continue

ça n'a pas continué

parce que je suis devenu impuissant

et il a fallu que je redevienne pauvre

pour faire l'amour de nouveau

je suis devenu tellement pauvre

que je me nourrissais d'amour

j'aime l'amour parce que c'est nourrissant

et je me suis nourri

de la femme d'un médecin

de la fille du même médecin

et de sa cousine

qui s'appelait Claire

et qui avait un sexe si beau

que c'est le plus beau de ma mémoire

et je l'ai embrassé si souvent

que j'en ai encore le goût dans la bouche

je t'aime Claire je t'aime je t'aime

je n'ai rien oublié de tes cuisses

je n'ai pas oublié non plus

tes rêves d'enfant gâtée

et si je ne les ai pas aimés

autant que tu aurais voulu

c'est que j'étais moi-même vraiment très gâté

et que je ne pouvais pas faire mieux

je t'aime encore du même amour

et je baise ta tombe

ta pauvre petite tombe d'accidentée de la route

et j'ai baisé encore la femme d'un artisan

qui magouillait dans la mécanique

automobile

j'ai adoré le sexe de Christine de Dolores

de la petite gitane toute noire

qui n'a jamais voulu me dire son âge

et que j'ai aimé cinq années

chaque fois que les roulottes s'amenaient

jetant le doute chez les gens

et l'amour me sautait au cou

tu avais encore grandi de trois centimètres

et tes seins étaient devenus tellement gros

et tellement amoureusement beaux

que je les ai moulés dans du plâtre

et tu as trouvé ça très amusant

et j'ai voulu mouler le reste du corps

pour passer l'hiver avec toi

en attendant ton prochain arrêt

mais il n'y avait pas assez de plâtre

et tu as souffert avec le sourire

de ma maladresse

et du plâtre qui avait séché

dans tes innombrables poils

de gitane amoureuse de moi

et puis je ne t'ai plus jamais revue

tu es revenue parce que tu m'aimais

même si c'était défendu

mais j'avais quitté ce monde pour un autre monde

et je t'avais oubliée

plus tard je me suis souvenu

en regardant les bras d'une gitane

qui te ressemblait

je me suis souvenu de tes jambes contre les miennes

et j'ai pensé être très bête

mais j'avais fait l'amour

à une négresse qui voulait que je l'épouse

et qui se demandait

si nos enfants seraient blancs

ce qu'elle souhaitait

moi je les voulais noirs comme sa peau

et je l'ai remplie de mon sperme

mais l'enfant n'est pas venu

et on a cessé de faire l'amour

et même de s'aimer

j'ai fait la fête avec la femme d'un bourgeois

qui était banquier ou politicien ou astrologue

je ne sais plus ce qu'il était

il se photographiait tout nu

en compagnie de sa femme

qui avait vingt ans de moins que lui

et elle tenait sa verge dans sa main

une petite verge de bourgeois

et elle serrait fort

pour que le gland ait l'air d'un gland

je ne l'ai pas aimée comme j'aurais dû

mais je l'ai bien baisée

sans jamais me faire mal

j'ai eu une aventure merveilleuse

avec deux institutrices

qui portaient le même prénom

je trouvais ça très amusant

et elles ne se rencontrèrent jamais

bien qu'elles connussent chacune

l'existence de l'autre

elles m'ont frappé au visage

en me disant des choses horribles

à une semaine d'intervalle

et j'ai vécu l'enfer

mais je n'en ai jamais parlé

j'ai connu une unijambiste

qui avait perdu sa jambe

dans un accident de moto

elle avait un joli sexe très profond

et un moignon caressant

elle est morte en buvant du gin

rue de Rennes à Paris

sur le trottoir glacial de décembre

à l'approche des fêtes

je ne l'ai pas assez aimée

je l'aimerais si elle était vivante

et je boirais du gin avec elle

pour mourir moi aussi sur un trottoir glacial

parce que j'ai honte

j'ai tellement honte de l'avoir si peu aimée

elle qui donnait tant à l'amour

c'était peut-être elle la femme de ma vie

elle faisait des économies pour acheter une prothèse

c'est cher une prothèse de qualité

une prothèse qui ressemble à une jambe

pour qu'elle ressemble à une femme

c'est moche une femme avec une seule jambe

c'est moche qu'elle boite

c'est moche de penser à une seule cuisse

et à un morceau de cuisse rouge et bleu

et à l'espèce de chaussette qu'elle mettait dessus

pour cacher le rouge et le bleu

la chaussette qui griffait ma hanche

pour me dire des choses atroces

et je ne la trouvais pas belle

et je ne l'aimais pas comme il faut

j'avais besoin d'amour

et au lieu de l'aimer

je lui faisais l'amour

je me pardonne j'étais jeune

elle était beaucoup plus vieille que moi

et elle sentait un peu la mort

le gin sent la mort

je n'aime pas le gin

ni les trottoirs glacés

ni la rue de Rennes

ni Paris

c'est elle que j'aime

mais elle ne le sait plus

 

que te dire de mes amours

je les ai aimées

et je ris ou je pleure ça dépend

ça dépend si je voyage

ou si la vie me fait chier

je pleure souvent maintenant

ça me fait du bien

parce que j'aime la vie

la vie est belle comme un livre

comme une femme qui lit mes livres

et j'aime cette femme

est-ce que je l'aime bien ?

bien comme il faut aimer ?

comme il faut aimer une femme ?

une femme si proche de moi ?

 

je n'ai pas assez aimé

j'aurais dû aimer dix fois plus

j'aurais aimé les bergères les serveuses

les balayeuses du métro

les vendeuses de beignets

les vendeuses de charmes

les pompistes dans les stations d'essence

les femmes des pêcheurs

les femmes des présentateurs de télé

les filles des présidents de sociétés commerciales

il manque tellement d'amour à mon amour

et j'ai si peur de mourir tout seul

je veux que tu sois là quand je mourrai

je serai dans mon lit

maigre et pâle comme il convient

et je te prendrai la main

et je la serrerai contre mon cœur

je ne penserai pas à mon sexe

je n'aurai plus de sexe

et je penserai à ton sexe

et tu ne me le montreras pas

on ne montre pas son sexe à un mourrant

tu le sais bien

ce n'est pas ce qu'il faut montrer

mais en te penchant un peu

pour m'embrasser sur le front

je verrai tes deux seins magnifiques

je verrai l'ombre qu'ils dessinent sur ta poitrine

et je saurai qu'ils sont gonflés d'amour

d'amour de moi et de ma vie qui fout le camp

et j'aurai envie de t'embrasser sur les seins

et je ne penserai même pas à t'embrasser entre les cuisses

comme j'ai toujours fait

pour te demander de l'amour

et pour te remercier de me le donner

chaque fois avec autant de plaisir

mais je ne dirai rien

tu n'ouvriras pas ta robe

je ne toucherai pas la pointe de tes seins

je fermerai les yeux sous ton baiser

et je serrerai un peu plus ta main

et je te dirai : chérie je t'ai menti

je t'ai menti je t'ai toujours menti

et tu te relèveras et tu me regarderas

en me pardonnant d'avance mes mensonges

toi aussi tu as menti et je te pardonne

et tu veux bien me pardonner

mais je regarderai tes seins avec frayeur

et tu liras ma terreur d'homme qui va mourir

et je crierai : je t'ai menti je t'ai menti

et tu me diras que ce n'est pas grave

tu penseras que c'est le délire

parce qu'à l'approche de la mort

le délire calme un peu la peur

mais ma peur sera intacte

mon esprit parfaitement mesuré

seule mon âme fera une tache sur tes seins

une tache que tu n'effaceras pas

je ne veux pas que tu l'effaces

ce sont les seins que j'ai caressés

je n'ai plus de sexe à mettre dans le tien

mais je peux embrasser tes seins

les lécher de toute ma force

et te crier dans la poitrine

je t'ai menti chérie je t'ai menti

je t'ai menti toute la vie

et tu ne me croiras pas

tu te ficheras de ce mensonge

tu veux te souvenir de l'amour

tu veux garder cette mémoire pour ta mort

et dans un dernier soupir

dans un râle qui est le premier et le dernier

je crierai : Je ne t'ai jamais aimée !

 

voilà pourquoi je ne peux plus attendre

monsieur le comédien

madame la comédienne

(qu'est-ce que je regrette

de n'avoir jamais fait l'amour à une comédienne)

je vous dis bonsoir

je vais me coucher dans mon lit

je vais rêver que l'amour existe

et secouer la boîte à pute

vous savez ce que c'est la boîte à pute

c'est une vieille boîte de pastilles Valda

j'y économise le plaisir

jour après jour pour une heure seulement

le public aime beaucoup les putes

il ne veut pas mourir idiot

il n'aimera pas la femme qui aime.

 

— Ça alors ! fit la comédienne

en s'asseyant sur le devant de la scène

entre deux lampes qui l'éclairaient

le public a fichu le camp

il n'y a plus personne dans la salle

est-ce qu'on peut faire l'amour dans ces conditions ?

 

— Moi je veux bien le faire si c'est pour jouer !

 

un petit homme chevelu surgi d'entre deux strapontins

s'approcha de la scène en se tordant les mains

— je n'aime pas le théâtre, expliqua-t-il

je n'ai pas assez de patience

ce que je veux il me le faut tout de suite

par exemple je veux faire l'amour avec une comédienne

et je vous pose la question

est-ce que vous voulez jouer une scène d'amour avec moi ?

Oh ! juste quelques baisers

comme dans l'ancien temps

et quelques caresses sur les mains

et le même banc pour s'asseoir

le même regard pour s'aimer

j'aime l'amour des amoureux

si vous voyez ce que je veux dire

j'aime que l'amour soit beau

et puis je n'oserais pas vous demander

d'enlever tous vos vêtements

et d'enlever les miens par-dessus le marché !

non, je veux bien dire le dialogue

et bien vous embrasser au bon moment

et le rideau tombera

et la salle s'éclairera

et tout le monde pourra imaginer la suite

nous on boira du champagne

pour fêter le succès

est-ce que cette proposition vous convient ?

 

la comédienne ne savait pas trop

que répondre à cet homme charmant

qui avait l'air de savoir beaucoup de choses

sur l'amour et sur les femmes

— je sais si peu de choses sur l'amour

dit-elle en rougissant

je sais ce qui est écrit dans le texte

ce n'est pas toujours la vérité

mais ça ressemble toujours à l'amour

je ne sais pas ce que vous voulez me dire

vous m'aimez d'un amour si doux

j'aime cette douceur qui éclaire vos yeux

vous avez de si beaux yeux !

venez vous asseoir près de moi

on ne se déshabillera pas

ôtez votre chapeau

et puis vos chaussures aussi

sauf si vos pieds sentent mauvais

ils sentent bon ?

c'est comme mes cheveux

tenez sentez mes cheveux

ils sentent bon n'est-ce pas

je les ai parfumés ce matin

vous avez parfumé vos pieds ?

non n'est-ce pas suis-je idiote

les hommes ne se parfument pas

sauf quand ils sentent mauvais

vous sentez bon parce que vous sentez bon

c'est la meilleure odeur que je connaisse

c'est comme pour l'amour

il existe parce qu'il existe

on ne se pose d'ailleurs pas la question

et on s'aime si ça sent bon

ne trouvez-vous pas que je sens bon ?

 

— Vous sentez un peu le pipi

mais ça ne me gêne pas

il est normal que vous ayez envie de faire pipi

faites-le si ça doit vous faire du bien

faites-le dans mon chapeau

c'est un beau chapeau tout neuf

il n'abîmera pas votre derrière

allez-y asseyez-vous dessus

et faites pipi comme il vous plaira

 

c'est bon n'est-ce pas

de faire pipi quand on en a envie ?

moi je n'ai pas envie

heureusement, il n'y a plus de place

dans le chapeau

alors si j'ai envie de faire pipi

je me retiendrai

je sauterai sur mes pieds

en attendant que vous soyez partie

et alors je ferai pipi comme un gros dégueulasse

dans les rideaux sur la table

entre les chaises et même

dans la pipe de grand-père !

mais pour l'instant ça va je n'ai pas envie

je préfère respirer le parfum de vos cheveux

je me prépare à vous embrasser

il faut d'abord que je vous mordille les lèvres

j'adore mordiller les lèvres

et puis je lécherai votre langue

et vous vous laisserez faire sans rien dire !

ne parlez pas pendant que je vous embrasse

ce serait vraiment très gênant

et ne me caressez pas dans le cou non plus !

mettez vos mains dans vos poches

et gardez les genoux bien serrés

les pieds joints et les coudes au corps !

 

non mais ! on ne s'embrasse pas de la même façon

ce n'est pas une raison

pour avoir tout d'un coup

l'envie de se déshabiller

pour faire quoi une fois tout nus ?

hein qu'est-ce qu'on fait quand on est tout nu ?

on ne s'embrasse plus de la même manière

ce qui veut dire qu'on ne s'embrasse plus

je ne sais pas si ça porte un nom

le fait d'être tout nu et d'aimer ça

le nom existe c'est sûr

s'il n'existait pas

quelque chose nous empêcherait de nous déshabiller

or, rien ne nous en empêche

vous avez fait pipi

je n'en ai pas encore envie

je vous ai embrassé comme j'ai voulu

mais vous avez bougé

si ! vous avez bougé les pieds !

ce qui veut dire si je ne me trompe pas

que vous avez envie de vous déshabiller

eh bien moi pas ! pas le moins du monde !

si vous voulez faire l'amour avec moi

vous caressez mes vêtements

je les tiens bien boutonnés

par-devant et par derrière

on ne sait jamais avec les femmes

des fois elles ont de ces idées !

des idées qui les font courir toutes nues

pour que les hommes les regardent

et qu'ils voient leurs chairs secouées

et les vibrations de la peau

et l'écartement des cuisses

et la bouche qui souffle qui souffle !

tout cela est tellement dégoûtant.

 

— Embrassez-moi encore, monsieur !

demanda la comédienne un peu confuse

d'avoir bougé les pieds inopinément.

 

— Je veux bien vous embrasser, dit le monsieur

mais promettez-moi de rester habillée

 

— Je le promets ! promit la comédienne

en se demandant si elle pouvait tenir

un pareille promesse

 

— Je vais d'abord vous mordiller les lèvres

donnez-moi vos lèvres comme pour dire « U »

dites « U » avec vos lèvres

vous voyez comme je mordille bien

et maintenant faites « O »

faites « O » sans vous poser de question

vous sentez ma langue sur votre langue

c'est adorable comme sensation n'est-ce pas ?

faites « i » maintenant « I » « i » « i »

ce sont vos dents que je lèche

faites « i » j'aime lécher les dents

des dames pour qui j'ai de l'amour

et maintenant « A » faites « A »

un grand A majuscule et bien dit

un A bien au fond de la gorge

vous sentez comme ma langue est adroite ?

et comme je vous aime !

et maintenant le plus difficile

faites bien attention de ne pas bouger les pieds

c'est le moment où tout se joue

vous faites « E » faites « E » « E » « E »

et voilà le moment où je retire ma langue

est-ce que vous avez bougé les pieds ?

y a-t-il une larme dans vos yeux ?

les genoux sont-ils bien serrés ?

 

Vous êtes parfaite ! s'écria le monsieur

vous êtes exactement la femme que j'aime

je ne sais pas si vous m'aimez

mais en ce qui me concerne le tour est joué !

je suis amoureux fou de vous

tellement amoureux

que je suis prêt à recommencer

voulez-vous que je vous embrasse encore ?

 

— Je ne sais pas si je veux

dit la comédienne avec un air tellement désolé

qu'elle donnait l'impression d'avoir oublié son texte

mais il n'y avait pas vraiment de texte

je le veux certainement

je suis une femme

et il n'y a pas de raison de ne pas le vouloir

mes mains sont moites dans mes poches

est-ce que vous voulez les lécher ?

 

— Voyons si elles sont assez chaudes.

 

HISTOIRE DE DIEU

 

— C'est peut-être encore le même monsieur

les messieurs se ressemblent tellement !

je ne sais pas si je dois dire oui

je dirais non si j'en avais la force

mes mains sont toutes chaudes

il les a embrassées avec une certaine gourmandise

il était sûr qu'elles seraient chaudes

moi je ne savais pas ce qui m'arrivait

il m'arrive ce que j'ai bien cherché

mais le voici qui revient

je ne vous ai rien dit

et vous n'avez rien entendu !

 

— Sont-elles encore bien chaudes ?

je suis allé faire pipi

je ne pouvais pas faire ça devant toi

c'est bon signe cette envie de faire pipi

c'est l'amour ou je me trompe

mais je ne crois pas me tromper

l'amour ne trompe personne

 

— Je ne sais pas, dit la comédienne

qui avait encore oublié le texte

je ne sais pas ce que je dois répondre

dit-elle complètement affolée

par ce qui lui arrivait

 

— C'est bien fait pour toi, dit le monsieur

avec une vilaine grimace

chaque fois que je te pose une question

il se trouve que tu oublies le texte

dans ces conditions on ne fera jamais l'amour

et le public est venu pour le voir

il est venu pour voir ton beau derrière

secoué dans la lumière

par l'ombre de mon corps amoureux

mais toi tu te fiches de l'amour

tu oublies ce qu'il faut dire

et tu veux me faire passer pour un comédien

mais je ne suis pas un comédien

je suis un vieux monsieur tranquille

j'habite une rue où les gens n'ont pas d'enfant

ça sent un peu mauvais derrière les portes

et les plus belles femmes sont des statues

ou des fontaines ou des poignées de porte

je suis venu au théâtre

pour faire l'amour avec toi

je n'ai jamais fait l'amour avec une comédienne

je sais que c'est un peu cochon

de faire ça devant tout le monde

mais je n'y peux rien

je suis amoureux

je n'explique rien

ma tête me donne un de ces mals !

et mon sexe qui me gratouille

et mon cœur qui a du mal à respirer !

si ce n'est pas de l'amour hein ça !

pas de l'amour le pied droit qui se heurte aux meubles ?

pas de l'amour mes lunettes que je ne trouve pas ?

pas de l'amour l'escalier

dont je ne sais plus s'il monte ou s'il descend ?

pas de l'amour le goût du café qui a changé ?

pas de l'amour les jeunes filles assises près de la fontaine ?

pas de l'amour ?

tu parles si ce n'est pas de l'amour

c'est de l'amour et on en parle

on le fera si dieu le veut

dieu veut ce qu'il veut en matière d'amour

s'il veut des enfants on a des enfants

s'il veut un livre cochon on fait des cochonneries

et s'il ne veut rien on se marie

on achète une voiture avec un radio-cassette

et on fait le tour du monde pour épater les pauvres

s'il ne veut rien on s'embrasse quand même

on vendra la voiture à un paysan du Tibet

on donnera la radio à une pute de Manille

en attendant qu'elle devienne une femme

et pour le tour du monde

on le fera à l'envers

et tu me feras l'amour comme un homme

et je me mordrai la langue comme une femme

et on se mariera de nouveau

devant toutes les églises du monde

pour que les choses soient bien claires

je suis la femme et tu es l'homme

et on le joue sur tous les théâtres du monde

pour embêter le monde et pour l'aimer

et chaque fois tu oublieras ton texte

je te ferai une bise entre les cuisses

et tout le monde trouvera ça très gentil

et il reviendra pour que tu oublies ton texte

et que je recommence ce que je veux toujours

t'embrasser t'embrasser t'embrasser !

 

— Ce que tu es amoureux ! fit la comédienne

voyons si tu embrasses aussi bien que tu le dis

 

Et tournant le dos au public

qui poussa un soupir contrarié

elle souleva la robe sur son ventre

et le monsieur regarda la bouche

il regarda ce qu'il n'avait jamais vu

sauf dans des livres pornocacographiques

et dans les pubs à la télé

il regarda ce que certains appellent un sexe

d'autres un appareil génital

ce qui au fond est la même chose

si on a très envie de faire l'amour

il s'approcha un petit peu

pas trop parce que c'était peut-être un rêve

et il ne voulait pas que ça s'éteigne

il sortit du fond de sa poche

le bouquin d'anatomie comparée

et il compara l'image du livre

et le rêve de sa réalité

et il vit que c'était la même chose

et que par conséquent ce n'était pas un rêve

bien que ce ne fut peut-être pas la réalité

il fallait simplement voyager entre les cuisses

et respirer comme ça sentait bon

et se faire tout petit et encore plus petit

et se poser dans la chair ouatée

comme un oiseau se pose sur une branche

 

La comédienne se disait que c'était de la comédie

mais ce n'était pas une raison

pour l'embrasser réellement

elle lui tira un peu l'oreille

pour qu'il arrête de faire des cochonneries

le public pouvait imaginer ce qu'il voulait

mais ce n'était pas nécessaire de faire vrai

et en plus ça la chatouillait beaucoup

et elle avait envie de beaucoup de chatouilles

elle lui tirait quand même l'oreille

en se disant qu'il aimerait ça

qu'on lui tire l'oreille pendant qu'il embrassait

ce qui n'avait jamais été

une source de comédie

et il aima beaucoup ce pincement

en haut du pavillon

ça faisait un petit bruit douloureux

au fond de son oreille interne

tout près du cerveau qui mesurait le plaisir

avec infiniment de calculs et de lois

 

— Qu'est-ce que c'est chouette

de jouer la comédie

en tournant le dos au public !

s'écria la comédienne en riant

ce qui fit rire tout le monde

tout le monde se demandait

si c'était du lard ou du cochon

on voyait bien une vibration dans les genoux

de chaque côté de son dos

on apprend ça dans toutes les écoles de comédie

et elle répétait : que c'est chouette

la comédie de l'amour qu'on joue !

 

ou alors elle n'avait pas les mains assez chaudes

il fallait qu'elle les remette dans ses poches

et qu'il retourne faire pipi

pour vérifier s'il était vraiment amoureux

et il n'oublierait pas de vérifier ses mains

d'en contrôler la chaleur contre ses joues

et de dire la vérité à tout le monde

elles sont assez chaudes

ou il faut attendre encore un peu

et exécuter un numéro de cirque

pour faire patienter tout le monde

pendant qu'elle fermerait les yeux

pour penser très fort à l'amour

et se rendre les mains assez chaudes

pour qu'on accepte de lui faire l'amour.

 

pas de l'amour ? pas de l'amour ?

un peu que c'est de l'amour

et pas n'importe lequel

il y a amour et amour

celui-là c'est de l'amour

pas de l'amour rien que de l'amour

et si tu ouvres encore un peu tes cuisses

le public constatera de lui-même

qu'il y a une télé dedans

et qu'on y joue des variétés

ce qui plaît à tout le monde

parce que c'est gai un peu bête

et que ça n'engage à rien

à rien de difficile ou de terrible

à rien qu'il faille reconnaître un jour

à rien qui empêche de vivre

à rien qui trouble le sommeil

rien qui empêche de mourir

mais on se sent vraiment bien avec la télé

entre les cuisses d'une femme amoureuse

qui programme les feuilletons policiers avec goût

et le journal télévisé avec le mauvais goût qu'il faut.

 

le rideau tomba devant le public silencieux

il fit : hein ? et il se regarda dans les yeux

il n'avait pas fini ses paquets de pop-corn

et le spectacle était fini

on pouvait venir le revoir un autre jour

ce serait exactement le même

à la fin elle montrerait son sexe

à tout le monde

et c'était la télé qu'il avait embrassée

il l'avait embrassée sur l'écran

et il avait fait des taches de salive partout

ce qui troublait l'image du feuilleton

à la sortie on vendait des télés

pour ceux que ça intéressait

ils les vendaient avec la cassette vidéo

du spectacle qui avait été joué

et à la fin on voyait bien la télé entre ses cuisses

et on n'avait pas envie de lui faire l'amour

avec quoi on le lui aurait fait

qu'est-ce qu'on met dans la télé

pour lui donner du plaisir

et en avoir aussi ?

on ne met rien, on regarde

on s'assoit et on mange des pop-corn

des pop-corn télévisuels

qui n'ont pas le même goût

que les pop-corn de théâtre

d'ailleurs on mange très peu de pop-corn au théâtre

on regarde manger les autres

ça fait moins de bruit

et on peut bien profiter du spectacle

tandis qu'à la télé il n'y a pas de spectacle

on ne sait pas s'il faut faire l'amour

ou s'il faut laisser faire

il n'y a pas de télé entre les cuisses des hommes

on ne sait pas encore ce qu'il y a

entre les cuisses des hommes

peut-être un vaisseau spatial

pour un futur voyage dans le monde

ou alors c'est un oiseau blanc et noir

un oiseau comme il en existe depuis longtemps

qui vole les images

qui appuie sur les boutons

qui dérègle l'antenne

qui change de chaîne

et qui se donne des airs importants

parce qu'on lui a accordé un crédit

 

Je n'irai plus jamais au théâtre

je l'ai déjà dit mais je le répète

on ne peut pas me demander

d'acheter un billet à l'entrée

et une télé à la sortie

on peut me demander de me taire

parce que je fais du bruit

en mangeant des pop-corn

ce qui est rare au théâtre

on peut me demander de poser une question

à la comédienne qui a oublié son texte

je pose la question et elle ne répond pas

c'est normal il y a une télé à la place de son sexe

c'est dommage cette femme et cette télé

mais c'est le sujet de la pièce de théâtre

et il est interdit de discuter le sujet à l'auteur

sauf si l'on a quelque chose à dire

auquel cas on peut remplir le formulaire

et faire le procès qui convient.

 

Au diable le théâtre et les comédiens

allons plutôt regarder la télé

là au moins les femmes ont un sexe de femme

elles font de la pornocacographie

avec beaucoup de talent

et le présentateur aime les petites filles

ce qui est très érotique

pas pour tout le monde bien sûr

parce qu'il y a des esprits chagrins

qu'ils aillent se faire voir au théâtre !

 

Kateb aussi était de cet avis

on avait perdu beaucoup de temps

à jouer la comédie

et pendant ce temps

le temps a passé

ce qui est normal mais insupportable

Pierre avait fermé le théâtre

et rangé les marionnettes dans la boîte

et il s'était approché de la télé

nonchalamment les mains dans les poches

n'ayant pas du tout l'air

de celui qui a embêté tout le monde

personne ne lui en voulait vraiment

il avait essayé de faire de la télé

mais il n'avait pas la manière

quelle idée de mettre une télé

entre les cuisses d'une femme

à qui on aurait bien fait l'amour

par amour !

et uniquement par amour.

 

— Assez parlé de sexe ! lança Thomas dans le micro

l'anatomie est une vaste science

et le sexe n'est qu'un chapitre parmi d'autres

si on parlait du pied et de ses cinq doigts

de sa plante et de son coup

de ses chevilles et de son talon ?

Est-ce que tout le monde est d'accord

pour dessiner le pied sur le dos du voisin ?

on ne peut pas dessiner sur le derrière des femmes

et on laisse tranquille le ventre des petites filles !

 

personne n'avait envie de dessiner un pied

l'anatomie est une science passionnante

quand elle permet d'expliquer l'amour

et de vérifier si on l'a bien fait

c'est une science qui n'intéresse plus personne

dès lors qu'il s'agit de dessiner des pieds.

 

— Je ne veux pas qu'on me dessine un pied !

dit Kateb aux femmes qui l'aimaient

je ne veux pas qu'on efface un seul de mes sexes

sous prétexte qu'il n'y a plus de place

et que je n'ai pas de pieds pour marcher

je marche très bien sans mes pieds

et l'amour ne me fait pas peur

est-ce que je fais l'amour avec mes pieds ?

non n'est-ce pas ?

alors ne me cassez plus les pieds

et laissez-moi aimer toutes les femmes

qui savent ce que c'est qu'un homme

les autres femmes peuvent aussi m'aimer

je ne refuse rien à l'amour

je ne tiens pas à mourir idiot

si les petites filles veulent se faire

une place dans mon cœur

qu'elles n'hésitent pas à en faire la demande

je donnerai du plaisir à toutes les femmes

même à celles qui ne le sont pas encore.

 

— On a bien fait l'anatomie du sexe !

expliqua Thomas dans le micro

mais maintenant que c'est fait

on peut changer de sujet

et faire l'anatomie de quelque chose

qui appartient au corps humain

le sexe c'est très intéressant

ce n'est pas une raison pour ne faire que ça

et si l'anatomie du pied n'intéresse personne

eh bien anatomisons autre chose

par exemple le système circulatoire

ou l'oreille ou la langue ou je ne sais pas

il y a tellement de choses dans le corps !

 

— En ce qui me concerne, dit Kateb à la foule

mon corps n'existe que par le sexe

et à part une bouche pour parler

deux yeux pour regarder

un tas d'os pour faire du bruit

et une peau pour les mettre dedans

je ne vois pas très bien ce que l'anatomie

pourrait ajouter à ma science de l'amour

l'amourologie c'est quand même autre chose

que l'anatomie comparée de la main et du pied

et si en plus on fait de la pornocacographie

ce qui est très télégénique

alors on a atteint le sommet de l'art populaire

qui consiste à jouir de ce qu'on a payé

après avoir payé ce qui ne pouvait jouir

sadat ou sadati

ne vous laissez pas faire

dans le fond je suis bien reconstruit

j'avais un corps d'homme et un sexe d'homme

maintenant j'ai un corps de sexes

et je suis toujours un homme

bien sûr ça ne fait pas plaisir à tout le monde

surtout ceux dont la femme est la mienne

parmi toutes les femmes qui ne sont pas les miennes

il faut accepter le sort tel qu'il arrive

et tel qu'il n'arrive pas

d'ailleurs c'est une loi mathématique

un sexe égale un sexe

deux sexes égalent deux sexes

une multitude de sexes égale une multitude de sexes

je ne sais pas s'il est possible

de compter mes innombrables sexes

on pourrait savoir combien

il y a de cœurs sur la terre

ce qui au fond n'intéresse personne

comme quoi ma vie sexuelle n'est pas un roman

je ne conseille à personne de l'écrire

 

pendant que vous réfléchissez à tout ça

je vais continuer de faire l'amour

il faut aussi que je mange beaucoup

pour nourrir tous ces sexes

si les femmes veulent me donner du lait

en échange de mon sperme

je les aimerai plus que les autres

et elles s'en rendront compte

pour les hommes que la jalousie rend aveugles

au point de vouloir m'assassiner

réfléchissez bien avant de me tuer

mes femmes ne sont plus les vôtres

et elles m'aiment vraiment beaucoup

elles auront vite fait de vous faire fuir

et c'est la honte qui vous tuera

la honte d'avoir été vaincus par des femmes

je n'aimerais pas être un de vos enfants

je ne survivrais pas à cette honte

et je détesterais les femmes

heureusement je ne suis pas votre fils

je ne compte pas les femmes

et elles comptent sur moi

pour repeupler le monde

d'une manière impeccable

c'est peut-être comme ça

que naissent les dieux

si je dois être dieu un jour

les prêtres seront des femmes

et les hommes des paysans

les femmes seront poètes

et les hommes chasseurs

tout le monde mangera des crevettes

avec de la sauce mayonnaise

sauf les hommes qui mangeront de la viande

pour qu'elle fermente dans leurs intestins

il ne faut pas souhaiter

que je devienne un dieu

je le deviendrai si les femmes le veulent

si elles aiment l'amour

et si l'amour ne me fait pas peur

je ne sais pas si j'ai peur de l'amour

je devrais en avoir un petit peu peur

et même beaucoup

vu le nombre de mes sexes

mais une femme me le dira un jour

elle me dira exactement où j'en suis

et je l'aimerai de tout mon cœur

et chaque fois que j'embrasserai son sexe

je n'oublierai pas de dire son nom

pour qu'elle me reconnaisse

qu'elle sache que je la reconnais toujours

et que je l'aime plus que les autres.

 

— Kateb a raison ! dit la foule qui avait écouté

l'anatomie est la science du sexe

on ne veut rien savoir de la science du pied

ou de celle de l'articulation du fémur et du tibia

on veut savoir le sexe des femmes

et aussi celui des petites filles

et celui des hommes qui aiment les femmes

et celui des hommes qui n'aiment personne

en particulier

Kateb est un monument de pornocacographie

c'est peut-être un dieu

que les femmes chanteront éternellement

Kateb est entièrement reconstruit

grâce à notre connaissance du sexe

c'est-à-dire de l'anatomie comparée

du sexe de la femme

et du sexe de l'homme

désormais nous sommes des savants

nous ne sommes pas encore amoureux

parce qu'on n'a pas rencontré

la femme de notre vie

mais on sait ce qu'il faut faire

et on le fera avec plaisir le moment venu

qui veut venir en attendant ?

on est prêt à faire ce qu'il faut

dans un souci d'étude et de comparaison

 

le régisseur n'avait pas assez de caméras

et rouspétait après la direction

et il manipulait tous les boutons

pour bien montrer ce qui se passait

il aurait bien voulu participer

mais son devoir passant avant tout

il ne descendit pas dans la foule

pour faire l'amour à toutes les femmes

et son assistante qui crayonnait

nerveusement dans son calepin

ne descendit pas non plus

pour faire l'amour à tous les hommes

 

la foule était entièrement déshabillée

et les enfants prenaient des leçons d'anatomie

qui ne se résument pas

comme on vient de le dire

à la mesure des parties du corps

mais au calcul

ce qui est beaucoup plus savant

du plaisir qui existe dans le sexe

moins dans le plaisir qu'on mange tout cru

il reste ce qu'on n'a pas bien fait

et qu'on se promet de refaire

avec un sourire complice

parce qu'il faut beaucoup de complicité

dans les affaires de cœur

les enfants le comprenaient très bien

et les petits garçons regrettaient beaucoup

que les petites filles ne soient pas faites pour l'amour

et que les femmes ne soient pas faites pour les petits garçons

on ne peut pas tout avoir

même quand on est un petit garçon

et qu'on montre son zizi aux petites filles

qui trouvent ça très marrant

et qui ne savent pas très bien ce que ça veut dire

sachant bien que ça veut dire quelque chose

et que c'est meilleur que la guimauve

et que les cornichons à la crème fraîche.

 

Kateb était fou de joie

il allait devenir le dieu des hommes

et les femmes seraient ses prêtresses

il écrirait un livre sacré

en trempant sa plume

dans le sexe des femmes

et elles souffleraient doucement dessus

pour apaiser sa chaleur insatisfaite

 

le premier chapitre expliquerait la création

il fallait toujours commencer par là

les hommes ne comprennent rien

si on ne leur explique pas tout

dieu aurait donc créé la femme à son image

et la femme lui aurait dessiné des sexes

sur tout le corps

il aurait trouvé cela très amusant

et il aurait créé plein de femmes

juste pour faire l'amour avec elles

et quand elles seraient un peu fatiguées

de faire l'amour

elles feraient des enfants

qui poseraient la question de dieu

et ils trouveraient la réponse dans des signes

par exemple il embraserait le ciel

un jour d'orage ou de grand vent

et les enfants diraient aux femmes :

qu'est-ce que c'est que ce feu ?

et les femmes répondraient :

c'est votre père qui a envie de faire l'amour

allez vite vous coucher avec vos nounours

vos mamans vont faire l'amour

ce n'est pas un spectacle pour les enfants

et les enfants prieraient très fort

pour que leurs mamans aient beaucoup de plaisir

et que dieu en ait beaucoup aussi

et ils souhaiteraient que le plaisir leur arrive

mais avec un seul sexe ce n'est pas possible

et ils renonceraient à ce projet insensé

et les petits garçons ne grandiraient jamais

et les petites filles ne seraient jamais prêtes pour l'amour

et elles n'auraient pas vraiment envie de le faire

et elles chatouilleraient le zizi des garçons

en pensant à autre chose

et les garçons regarderaient leurs petits derrières

en y pensant très fort

mais pour des raisons

qui n'auraient rien à voir avec le sexe

 

Kateb serait un chouette dieu pour tout le monde

un dieu qui fait l'amour aux femmes

sans distinction de race

ni de religion d'ailleurs

c'est un dieu qui inspire la vie

et tant pis pour la mort si elle est éternelle

 

la petite dame avait très mal au sexe

elle avait beaucoup fait l'amour

et les hommes ne l'avaient pas ménagée

elle avait rempli son sexe de pommade

et elle le montrait aux hommes

qui lui demandaient si elle voulait

ils comprenaient très bien la situation

et ils allaient chercher leur bonheur ailleurs

elle remonta sur la civière entre les pylônes

elle tira les cheveux des femmes

elle les mordit aux bras et dans la cervelle

chaque fois qu'une d'elles l'empêchait de passer

et elle arriva près de Kateb

qui cessa d'un coup de faire l'amour

toutes les femmes se mirent à secouer

ses innombrables sexes

mais Kateb ne faisait plus l'amour

et il les congédia du revers de la main

elles glissèrent le long des pylônes

se chamaillant un peu

s'accusant de jalousie

et elles se mordaient le derrière

un peu pour s'amuser

et un peu pour se venger

 

enfin la petite dame

se trouva seule avec Kateb

il avait un peu honte de tous ces sexes

mais c'est elle qui les avait dessinés

il vit la pommade entre ses cuisses

et il se douta qu'elle avait abusé de l'amour

il lui avait dessiné un très beau sexe

et il ne l'avait même pas aimée

il aurait bien aimé l'aimer en premier

mais maintenant c'était trop tard

elle avait connu l'amour sans lui

et même s'il effaçait le sexe

il n'effacerait pas la mémoire du plaisir

on peut dessiner tous les sexes qu'on veut

et les peindre dans la couleur de son choix

mais on ne dessine rien dans la tête des femmes

et on n'efface rien non plus

on ajoute de nouveaux souvenirs

et tout meurt avec elle comme c'est venu

d'un coup

un petit coup dans son sexe

et un autre dans son derrière

et un qui n'arrive jamais

parce que rien n'est arrivé.

 

est-ce que tu m'aimes si je te le demande ?

elle ne répondra pas à cette question

il y a trop d'amour dans son cœur

l'amour il faut le manger avec de la sauce

comme on mange les enfants quand on les aime

et l'amour d'une femme c'est bon comme la viande

et ça donne toute la force qu'on voulait

on voulait de la force pour aimer les femmes

on voulait de l'amour

pour qu'une femme en parle

elle parlera si je l'aime vraiment

elle dira tout ce que je sais

et tout le monde saura

il saura que les enfants n'ont pas de sexe

que les enfants ne font pas des enfants aux enfants

et que l'amour n'existe pas encore

même si le sexe est bien dessiné

et si on a bien compris la leçon d'anatomie.

 

— Tu peux effacer tous mes sexes

dit Kateb avec un tremblement dans la voix

je n'aurai plus aucune chance de devenir dieu

mais je ne le souhaite pas vraiment

je t'aimerai avec un sexe comme tout le monde

et personne ne m'en voudra

et je n'aurai pas honte d'être comme tout le monde

un peu jaloux mais vraiment amoureux

c'est toi que j'aime et le monde m'aime

le monde t'aime aussi

et tu vas l'aimer beaucoup

l'amour c'est fait avec de la vie

comme les maisons avec de la boue

et le ciel avec des oiseaux

efface tous mes sexes

et dessine celui que tu veux

un petit un grand peu importe

je serai comme tu voudras

et je t'aimerai comme tu veux

il n'y a pas de raison de ne pas s'aimer

il y en a au moins une qui réclame l'amour

ce n'est pas dessiné

mais ça existe dans notre tête

ta tête et ma tête l'une contre l'autre

comme les deux vers d'un poème qui rime bien

et qui chante comme chante la poésie

 

Je vais manger toute la pommade

elle a un goût d'oiseau de mer

c'est un vieux remède de bonne femme

 

— Tu peux la manger si tu veux

dit la petite dame en y goûtant

c'est vrai que ce n'est pas mauvais

ça ne te rendra pas malade

et je vais effacer tout ce mauvais travail

et refaire ce qu'il faut que je fasse

je ne sais pas si c'est le bon endroit

plus personne ne regarde par ici

le monde est occupé à faire l'amour à la télé

et la télé enregistre tout

même quand tu manges la pommade

et même quand j'efface un à un

ces pauvres sexes qui ont manqué de couleurs.

 

Kateb mangea toute la pommade

il ne laissa rien qu'un autre put manger

et il en profita pour bien caresser

ce qui la faisait se tortiller

sur son siège de peintre en sexe

et elle peignit le sexe aux couleurs du soleil

jaune orange jaune vert

ce sont les couleurs du soleil

pour ceux qui ne le savent pas

et Kateb sentit son sexe se dresser

il ne regarda pas parce qu'il avait peur

qu'elle ait encore dessiné n'importe quoi

c'était un sexe qui marchait bien

il sentait la térébenthine et le baume de Venise

et il craquait un peu aux entournures

et elle le mit dans son sexe de femme

et il sentit toutes les couleurs du soleil

le jaune l'orange le jaune le vert

et il sut qu'elle avait bien travaillé

et il lut dans ses yeux

dans ses beaux grands yeux noirs

où l'amour était un infini de sensations

dans ses yeux il lut qu'elle l'aimait

et il aima beaucoup ce plaisir-là.

 

Quand ils eurent fini de faire l'amour

ils tirèrent un peu sur les fils

parce que Pierre avait fermé les yeux

et il ne se passait plus rien

Kateb était entre les cuisses de la petite dame

et elle lui caressait tendrement la nuque

mais il fallait que le spectacle continue

ou bien qu'il s'arrête et qu'on n'en parle plus

qu'on revienne le voir pour éviter d'en parler

voir comment Kateb fit l'amour à la petite dame

et comment la petite dame lui fit l'amour

et comment on ne vit jamais d'erreur

de manipulation

comment les fils ne s'emmêlèrent jamais

et comment Pierre s'y prenait-il

pour que ça ait l'air vrai

et qu'on ait envie de recommencer

de s'asseoir et de regarder

en se disant que Kateb

était reconstruit pour toujours

et que c'était une chance pour l'humanité

qu'il ne fut pas devenu dieu des hommes

et que les femmes ne fussent pas ses prêtresses

une pareille religion aurait manqué de sens

et les enfants auraient grandi quand même

et ils auraient tué le dieu vivant

et mort ils l'auraient enterré

et enterré ils auraient interdit qu'on l'aimât

 

Pierre éteignit toutes les lampes

le public s'en allait en chuchotant

il donna un coup de chiffon

entre les cuisses de la petite dame

maintenant désarticulée

et il vérifia le mécanisme de Kateb

afin qu'il ne fit pas défaut

au moment de la fin

qui était en principe

le moment que tout le monde attendait.

 

Il avait bien aidé Kateb à sa reconstruction

et il lui avait offert l'amour

ce à quoi tout le monde n'avait pas songé

Qu'en serait-il à la télé ?

il faut s'attendre à tellement de choses

quand la télé se met à reconstruire

les hommes qu'elle a détruits

peu importe ce que ferait la télé

elle le ferait de toute façon

et ça ne plairait pas à tout le monde

il était sûr de ne pas aimer

le Kateb de la télé

il l'aimerait un peu parce que c'était Kateb

mais il préférerait toujours

la marionnette à l'image

ce qui était bien pensé

de la part d'un homme de théâtre.

 

— Regarde comme tu es écrite

avait dit Kateb à la petite dame

tu es comme un oiseau

est-ce que tu t'envoleras ?

Je ne rêve pas, dis-moi que je ne rêve pas

 

— Tu rêves, dit la petite dame

 

— Je te ferai huit enfants et demi

parce que je n'aime pas les comptes exacts

et puis l'amour est une exactitude

je l'ai déjà dit à tout le monde

 

— Que veux-tu que je fasse d'une moitié d'enfant ?

est-ce que je devrai l'aimer comme les autres ?

je ne sais pas si je pourrai

il n'y aura rien entre ses cuisses

sauf pour faire pipi

dessine-moi un truc pour faire pipi

ne dessine pas le sexe

dessine seulement le truc pour faire pipi

dessine-le entre les cuisses de notre moitié d'enfant

il fera pipi comme tout le monde

mais il ne pensera jamais à l'amour.

c'est peut-être lui le dieu que tu cherches.

 

LES ŒUFS DE PÂQUES

 

Quoi la télé ! Quoi la télé !

la télé existe et ça me suffit

on s'amuse et on rit

n'est-ce pas que c'est l'essentiel ?

on couvre l'évènement

pour faire du spectacle

par exemple Kateb est détruit

nous n'y sommes pour rien

nous les gens de la télé

les présentateurs les présentatrices

les montreuses de cuisses

et les magiciens de la dent blanche

la destruction de Kateb

est un fait de haute littérature

bien sûr la littérature ne nous intéresse pas

je veux dire pas en soi

qu'est-ce que ça vaudrait une émission littéraire ?

rien pas grand-chose ou très peu

mais alors vraiment très peu

et puis ce ne serait plus de la littérature

par la force des choses

et par la volonté de dieu

— nous sommes ici pour faire de la pornocacographie

qu'on se le dise !

qu'on se le répète !

qu'on se l'avale

et qu'on ne recrache rien !

la pornocacographie est un nouveau mode de vie

c'est la télé qui l'a inventée

elle l'a inventée avec des images

et un commentaire dessus les images

pour que ça fasse comme un cornet de glace

que ce soit bon et que ça coule sur les doigts

 

la destruction de Kateb est un évènement

qui nous intéresse bien plus

que l'assassinat du Président du Bongou

par le Président du Movégou

on se fiche de savoir qui a mangé qui

et qui a commencé le premier

et qui s'en est sorti vivant

pour emmerder le peuple

la destruction de Kateb

suppose sa reconstruction

le mot d'ordre est : il faut reconstruire Kateb !

 

— IL FAUT RECONSTRUIRE KATEB !

hurla la foule des téléspectateurs

qui assistaient en direct

à la tentative de record mondial

de la reconstruction de l'homme

par les temps qui courent

 

— Il faut reconstruire Kateb

répéta Thomas dans le micro

et il offrit un bouquet de fleurs

à une petite fille qui lui plaisait bien

 

Kateb ne savait pas trop quoi penser

bien sûr au théâtre

il n'était qu'une marionnette de carton

il y avait été reconstruit

et il avait connu l'amour

ce qui n'était pas mal non plus

mais le théâtre n'est pas la réalité

le théâtre est une supposition que ça arrive

et ça n'arrive pas tous les jours

on ne peut pas vivre dans l'approximation

il faut de la réalité pour vivre

un peu d'amour aussi

et beaucoup de sexe

mais ça c'est beaucoup plus cher

que la réalité

Ce qui était important maintenant

c'était qu'il fut reconstruit parfaitement

encore plus parfaitement qu'avant

tant qu'on y était

on pouvait lui reconstruire des yeux supplémentaires

derrière la tête au bout des doigts et sur les pieds

ça ne dérangerait personne

et ça lui rendrait bien service

un pêcheur d'oiseaux

a besoin de beaucoup de regards

c'est que ça vole un oiseau

ce n'est pas facile de voler avec lui

Question sexe, pas question

de lui reconstruire deux sexes

en tout cas du même sexe

de deux sexes différents c'eut été amusant

mais on ne peut pas être à la fois

un homme et une femme

on n'a jamais essayé

et Kateb ne voulait pas servir de cobaye

à l'humanité

question sexe

un sexe ce serait largement suffisant

ça lui éviterait de faire l'amour

avec plusieurs femmes en même temps

ce qui est terriblement fatigant

quand on a plusieurs sexes

et qu'on est donc un dieu parmi les hommes

question sexe

il savait bien ce qu'il voulait

et question femme

il épouserait Saïda l'heureuse

elle n'avait qu'un seul sexe

de telle manière qu'elle ne pouvait faire l'amour

qu'à un seul homme à la fois

ce qui est vraiment très convenable

pour celui qui lui fait l'amour

même si un autre homme

lui fait l'amour dans un autre temps

question femme

Saïda était tout ce qu'il lui fallait

il l'épouserait contre dix oiseaux

et sept permissions de regarder les oiseaux

quand ils font l'amour

pour faire des enfants

et deux permissions seulement de les regarder

quand ils font l'amour

rien que pour le plaisir

c'était une bonne affaire non ?

un capital qui pouvait rapporter

à condition de ne pas le confier à n'importe qui

de son côté

Saïda amenait le linge de maison

le linge de son corps

le linge des futurs enfants

les meubles pour mettre dedans tout le linge

et les ustensiles

pour nourrir tout ce monde

Kateb avait promis de l'engrosser

trois fois par an

ce qui est tout de même pas mal

pour un pêcheur d'oiseaux

les éboueurs font beaucoup mieux

mais leurs enfants ne vont pas à l'école —

 

Ce serait un beau mariage

avec du vin et des filles pour tout le monde

Kateb ne boirait pas de vin

et il n'embrasserait pas les filles

le marié doit aimer la mariée

c'est la règle du jeu

et il doit lui faire dix enfants d'un coup

dans la nuit de noces

c'est ça le plus angoissant

ces dix gosses qu'il faut fabriquer

et les fabriquer avec plaisir

sinon tout est gâché

et la mariée fait la grimace

jusqu'à la fin de ses jours

ce qui n'est pas une bonne affaire

et tout ça, pour une nuit sans plaisir !

 

Les dix gosses, il les ferait

il mangerait beaucoup de fenouil

qu'il saupoudrerait de cannelle

et de poussière de rhinocéros

c'était un bon remède contre la toux

il verserait donc trois litres et demi de sperme

dans le sexe de Saïda qui mesurerait bien

des fois qu'il aurait toussé en cachette

et alors elle lui dirait qu'elle n'en peut plus

qu'elle a eu beaucoup de plaisir

mais que ça lui fait un peu mal

ce qui est normal

vu qu'il aurait un peu mal lui aussi

les choses se passeraient ainsi

Saïda glouglouterait comme une bouteille

chaque fois qu'il lui chatouillerait le ventre

et il lui ferait l'amour quatre fois par jour

la remplissant de sperme

et quand elle serait bien remplie

qu'il n'y aurait plus de glougloutements

il lui pincerait gentiment les fesses

et elle pondrait de gros œufs bien frais

que tout le monde viendrait regarder.

 

— Qu'ils sont beaux ces œufs !

Et il y en a beaucoup !

combien en avez-vous pondu ?

rien que ça ! ma chère petite

que de sperme ! que de sperme !

 

Et Kateb l'aiderait à peindre les œufs

de toutes les couleurs

pour le jour de Pâques

et on respecterait la tradition

qui consiste à cacher les œufs

pour que les enfants les trouvent.

 

— Dis maman, comment on fait les œufs ?

 

— Il faut du sperme, ma fille, du sperme

beaucoup de sperme beaucoup de sperme !

 

— Dis papa, comment on fait le sperme ?

 

— Il faut de l'amour, mon fils, de l'amour

beaucoup d'amour beaucoup d'amour.

 

Et les enfants les trouveraient

mais ils ne les mangeraient pas

les mœurs ont beaucoup évolué

et on ne mange plus les œufs de Pâques

c'étaient des mœurs barbares

mais les enfants ne se rendaient pas compte

les parents non plus d'ailleurs

mais ils avaient été des enfants

et ils ne s'étaient pas rendu compte non plus

donc les œufs on ne les mangeait plus

on les ramenait à la maison

et on les rangeait dans une armoire

sur des étagères couvertes de papier vichy

et on attendait que le temps passât

et il passait même si on n'attendait pas

on ne savait jamais ce qui allait se passer

on savait que ça se passerait

et que personne n'y pouvait rien

ni les femmes

qu'elles glougloutassent ou non

suivant l'état de leur grossesse

ni les hommes

qu'ils versassent leur sperme

ou qu'ils ne le versassent pas

 

Les enfants ne comprenaient pas tout

ils comprenaient l'amour et le sperme

ils comprenaient les œufs

ils comprenaient que le jour de Pâques

ce n'était pas le jour de Noël

mais c'était à peu près tout ce qu'ils comprenaient

le reste était écrit dans des livres

mais ils ne savaient pas lire

ils n'aimaient pas l'école

et il leur arrivait de ne pas vouloir grandir

et quand on leur demandait pourquoi

ce qui était rare

tellement on se fichait de le savoir

les petites filles parlaient d'avoir eu peur

en entendant glouglouter leurs mères

et les petits garçons se demandaient

si c'était vraiment un but dans la vie

de verser du sperme toutes les nuits

tout ça pour faire des œufs de Pâques

qu'on n'avait même pas le droit de manger

depuis que les mœurs avaient évolué

qui donc avait voulu les faire évoluer

c'était personne en particulier

et puis de toute façon c'était des statues

avec des trous à la place des yeux

et une plaque avec le nom

la date de naissance

et la date de la mort

ce qui ne voulait pas dire grand-chose

quand on venait de sortir de l'œuf

 

Les parents comprenaient mieux

depuis qu'ils avaient eu droit au crédit

pour acheter ce qui leur faisait plaisir

ils n'avaient pas assez du plaisir

de faire l'amour quatre fois par jour

il leur fallait d'autres plaisirs

qu'un cinquième amour

ne pouvait pas remplacer

on comprend bien la chose

pour ceux qui ne faisaient l'amour

que deux ou trois fois par jour

pour ceux qui ne le faisaient pas tous les jours

et pour ceux qui ne le faisaient jamais

mais l'essentiel c'était que les parents

comprissent mieux l'histoire des œufs

s'ils avaient acheté une voiture

plutôt que s'ils n'en avaient pas acheté

 

Le monde n'est pas fait pour être compris

les œufs et les voitures vivent dans le même monde

et les hommes et les femmes s'aiment

pour fabriquer des œufs et des voitures

des œufs pour repeupler le monde

et que ça recommence

et des voitures pour aimer les œufs

qui en ont bien besoin

surtout qu'ils ne comprennent jamais

pourquoi on leur peint le nombril en bleu.

 

Bien sûr tout ça ne valait pas

le vin et les filles

qu'est-ce qu'elles sont belles les filles

quand on ne les a pas encore épousées !

et qu'est-ce qu'on a envie de leur faire l'amour !

on a envie de soulever leurs jupes

pour regarder si elles ne mentent pas

si elles sont bien prêtes pour l'amour

et si c'est seulement pour le plaisir

mais il ne faut pas soulever les jupes

c'est très amusant pour tout le monde

et particulièrement pour les filles

mais il y a des statues qui nous regardent

avec leurs trous à la place des yeux

et on a beau savoir qu'elles ont vécu

ce que vivent les statues

le temps d'une révolution

on n'en est pas moins impressionné

et on hésite à soulever les jupes

ou alors à peine un peu

pour deviner la cuisse

et ce qu'elle annonce de pétillant

de poilu et de grassouillet

ce qui n'a pas de nom

sauf que c'est joli

et qu'on peut l'appeler comme ça

parce que c'est joli.

 

— Madame, est-ce que je peux voir votre joli ?

 

— C'est que je ne suis pas encore veuve.

 

— Vous me le montrerez quand il sera mort ?

 

— Il faudra me traiter en jeune fille.

 

— Mademoiselle est-ce que je peux voir votre joli !

 

— Je ne sais pas si maman voudra.

 

— Si elle veut, je pourrai le toucher ?

 

— Je n'y vois pas d'inconvénient.

 

— Monsieur, voyez-vous un inconvénient

si je touche le joli de votre fille ?

 

— Il n'y a aucun inconvénient

si vous avez les diplômes requis

et si vous avez fait votre service militaire.

 

Je n'ai pas les diplômes

je n'ai pas fait mon service militaire

je suis encore puceau

et les femmes me font peur

est-ce que je peux devenir curé

dans ces conditions ?

 

— Mon fils, il faudra vous la couper !

 

Je ne veux pas qu'on me la coupe

je préfère me marier avec une femme de mon âge

et lui faire des enfants

qui ne seront pas éternels

puisque c'est la volonté de dieu

je ne veux pas qu'on me la coupe

je ne demanderai plus rien aux femmes

et je ferai semblant de ne pas les aimer

pour qu'elles ne me demandent rien

ce qui m'évitera de leur faire des enfants

et de les tuer par la même occasion

ce qui me rendrait fou

sauf si je les aime beaucoup

ce dont je ne suis pas certain.

 

Ou alors je me ferai faire un enfant par une femme

le monde aura beaucoup changé

ce n'est pas demain la veille

mais on peut rêver

est-ce qu'on peut rêver à la télé

si ce n'est pas pornocacographique ?

 

— Bien sûr qu'on peut rêver, dit Thomas

voulez-vous que je vous raconte

l'histoire de l'homme qui se fit faire

un enfant par une femme ?

 

— Est-ce que c'est pornocacographique ?

dit le public en croisant les bras

parce que c'était un débat télévisé

où on se croisait les bras pour montrer

à quelle classe sociale on appartenait

on n'apprend pas à se croiser les bras

dans toutes les classes sociales

certaines classes se croisent les pieds

d'autres croisent le fer

d'autres encore croisent les voitures

certaines croisent les croix

il y en a qui croisent sur la ligne blanche

et d'autres qui croisent l'incroyable

des classes sociales il y en a des paquets

à croiser tout ce qui peut se croiser

mais les moins cons se croisent au morpion

c'est beaucoup plus amusant

et il n'y en a qu'un qui gagne.

 

— Est-ce que c'est pornocacographique ?

 

— Non, pas vraiment, dit Thomas.

 

— Alors on ne veut pas l'écouter ton histoire

nous on est venu pour voir de la pornocacographie

on nous a cassé les oreilles

avec des histoires de théâtre

qui nous ont énervés

tu ne nous feras pas mourir d'ennui

avec cette histoire inventée de toutes pièces

qui n'amusera que les contemplatifs.

 

— Je peux y mettre le grain de sel, proposa Thomas

pour faire un enfant

que ce soit l'homme qui le fait à la femme

ou la femme qui le fait à l'homme

il faut mettre un sexe dans l'autre sexe

et c'est terriblement pornocacographique

qu'en pensez-vous mesdames et messieurs ?

 

— Dans ces conditions on accepte

on paiera la redevance avant l'échéance

 

— Un volontaire pour faire le rôle du monsieur

et une volontaire pour faire la dame !

lança Thomas dans le micro.

 

— Est-ce que ça fait mal ? demanda un homme

qui commençait à se déshabiller.

 

— Est-ce qu'on fait semblant ? demanda une dame

qui vivait toute nue tous les jours de l'année.

 

— La pornocacographie est une réalité

on ne peut pas faire semblant de pornocacographier

ce ne serait pas télégénique

et on a besoin de la redevance

faites exactement ce que je raconte

ce n'est pas difficile entre homme et femme

nous sommes fait pour nous pornocacographier

n'ayons pas honte de notre nature

monsieur est-il prêt à nous faire un enfant ?

madame est-elle prête à faire le monsieur ?

le chronomètre est parti

la première question est la suivante :

qui a inventé la non-chaise ?

 

— Gutenberg ! Rubens ! Rimbaud ! Breton !

le roi de Jordanie ! celui du Maroc !

 

— Non, la réponse est : Alpenstock.

 

Deuxième question :

qui a dit : le soleil est mon père ?

 

— Tabarly ! Kepler ! Haroun al Rachid !

Mourousi ! Brassens !

 

— Non, la réponse est : Plateraine !

 

— Ce jeu est trop difficile

et pas assez pornocacographique

dit la foule qui avait mal à la tête.

 

— Je n'y peux rien, c'est le jeu

fit Thomas en remuant les fiches

si je vous raconte une histoire

c'est beaucoup plus facile

mais personne ne gagne

ce qui est beaucoup moins intéressant.

 

— Voyons ce que c'est ton histoire.

 

— C'est l'histoire de l'homme

qui se fait faire un enfant par une femme

c'est une histoire très pornocacographique

que les âmes prudes éteignent la télé

ce n'est pas un spectacle pour elles

donc un jour ce monsieur lit dans le journal

que désormais les hommes vont pouvoir décider

aussi bien que les femmes

si ça leur plaît ou non d'avoir un enfant

Tiens, se dit l'homme qui n'était pas marié

et qui n'avait jamais eu d'enfant

du moins à sa connaissance

voilà une affaire bien intéressante

une affaire qui m'intéresse au plus haut point

une affaire qui m'intéresse

comme aucune affaire ne m'intéressera jamais

et lisant bien entre les lignes

il lit l'adresse de l'institut pornocacographique

où les hommes peuvent se faire faire des enfants

moyennant finance bien sûr

dans un souci légitime d'économie.

Notre homme qui n'est pas sans le sou

écrit de sa plus belle plume

une déclaration d'amour à celle qui voudra

contre monnaie sonnante et bien sur ses jambes

lui faire un enfant digne de ce nom

il demande un rendez-vous

propose de verser des arrhes

et il adresse le pli à l'institut en question

en portant la lettre il croise une postière

au décolleté vertigineux

il se demande s'il fait bien

de dépenser de l'argent

et s'il ne serait pas plus économique

de se faire faire un enfant par une postière

dont la poitrine est un gage de prospérité

il ne lui pose pas la question

craignant qu'elle ne soit déjà mariée

mais il a un petit pincement au cœur

en se disant que la vie est mal faite

ce qui n'est pas le cas des seins de la postière.

 

Le temps passe, inexorablement

et un jour arrive la réponse

dans une enveloppe à en-tête

qu'il déchire nerveusement

le rendez-vous est fixé pour le lendemain

à neuf heures du matin précise

c'est une bonne heure pour faire l'amour

d'arrêter de fumer et de boire de l'alcool

il se bourre de vitamines

il essaie de dormir mais ne peut pas

et le lendemain à neuf heures

il frappe à la porte de l'institut

une grande porte en canard laqué

avec un regard qui porte un monocle

et un bas de porte chaussé de vernis

ce qui est très classe pour une porte

la porte s'ouvre avec un bruit d'engrenages

qui s'égrènent les uns dans les autres

mastiquant la graisse qui les sépare

et il s'engage dans le seul couloir

avisant une seule porte

sur laquelle il frappe du plat de la main

la porte s'ouvre

une jeune fille pas très belle le fait entrer

elle a une tête pas aimable

elle sourit sans le faire exprès

le monsieur espère soudain

que les femmes qui font des enfants aux hommes

sont semblables aux femmes

à qui les hommes font des enfants

sans le faire exprès.

il a raison de ne pas douter

une femme en tablier blanc arrive

une superbe femme avec deux seins

deux jambes et sans doute un beau sexe

une femme qui ne ressemble pas à un boudin

il a envie de lui faire l'amour

il lui ferait bien un enfant aussi

mais il n'est pas venu pour ça

il faut d'abord remplir la fiche

signer le chèque

et se faire tirer le portrait

la belle dame fait tout cela sans faute

on voit qu'elle a l'habitude des hommes

elle montre ce qu'il faut montrer

ce n'est pas beaucoup mais ça donne envie

de croire à la vie éternelle.

— Est-ce que vous me présentez d'abord ?

demande le monsieur un peu étourdi.

 

— Vous présenter ! fait la belle dame en tablier blanc.

Qui voulez-vous que je vous présente ?

 

— Eh bien, la dame qui va me faire un enfant.

Je voudrais d'abord lui parler

lui dire combien je l'aime

je veux savoir si elle m'aime

 

— Je ne vous aime pas, dit la dame

en riant un peu, je vous ferai un enfant

soyez sûr que le travail sera bien fait

mais ne me demandez pas de vous aimer.

 

l'homme n'en revenait pas

c'était elle qui allait lui faire un enfant

elle le ferait avec amour

on ne peut pas faire autrement

elle ne l'aimerait pas

elle n'était pas payée pour ça

mais lui il l'aimerait beaucoup

et il n'oublierait pas

qu'elle serait la mère de son enfant

 

— Suivez-moi, dit-elle gentiment

après lui avoir flatté la joue

ce qui était compris dans le prix

et nécessaire pour la suite des évènements

elle marcha devant lui

ce qui était nécessaire

et il essaya de la deviner

en train de lui faire un enfant

avec un plaisir qui ne pouvait être que grandiose.

 

Mais, changement de décor,

elle poussa la porte d'une grande salle blanche

où il était interdit de fumer

elle fit de la lumière

car il n'y avait pas de fenêtre

à cause de la pollution extérieure

et il vit que la pièce était presque vide

et aveuglante à force de blancheur

il y avait une table d'examen au milieu

avec une serviette blanche dessus

il ne savait pas que c'était comme ça

que les femmes faisaient des enfants aux hommes

ce n'était pas très poétique

mais il fallait accepter les faits

il allait faire l'amour dans une sorte d'hôpital

dans une espèce de salle d'opération

et la lumière était blanche comme la propreté

il regarda les mollets de la belle dame

juste pour se donner des idées

puis les bras qu'elle avait un peu musclés

et il retrouva les idées qui conviennent

quand on est sur le point de faire l'amour

avec une femme très esthétique.

 

— Déshabillez-vous, dit-elle doucement

et allongez-vous sur la table

je reviens dans un instant.

 

elle sortit par une autre porte

elle allait revenir dans un instant

il l'entendit remuer des instruments métalliques

dans la pièce à côté

les bonnes idées s'envolèrent d'un coup

il s'allongea sur la table

la serviette était trop petite

et le vinyle très froid

il regarda son sexe

mais il n'avait plus d'idées

il essaya de se rappeler un autre corps

n'importe lequel dans sa mémoire

mais les idées ne revenaient pas

et il se demanda si on allait

lui rembourser les arrhes qu'il avait versées.

 

Et puis soudain elle apparut

entièrement nue

elle laissa la porte se refermer derrière elle

et elle le regarda en souriant

pour que les idées lui viennent en foule

et pour que l'enfant soit vraiment très beau

il se tordit le cou pour la regarder

elle n'avait pas d'instrument dans ses mains

juste une bague au reflet rouge

et elle avança sur ses pieds nus

et il devint fou de son corps

et il se demanda

s'il était possible de payer un supplément

 

Elle grimpa sur le lit

et elle s'assit sur ses cuisses

il avait envie de parler

de lui dire combien il la trouvait belle

qu'il n'avait jamais fait l'amour

avec un corps de cette qualité

mais elle mit son sexe dans le sien

et il ferma les yeux

caressant ses cuisses du bout des doigts

l'écoutant clapoter comme une vague

et il eut l'impression de voyager dans un autre pays

où les femmes ne mangent pas de la viande

mais où elles boivent tout le vin

que les hommes ne peuvent pas finir.

 

C'était fini

elle l'embrassa tendrement sur le front

et il n'eut pas le temps de lui rendre son baiser

il n'avait même pas touché ses seins

elle se leva d'un bond

et retourna dans la pièce pleine d'instruments

— Vous pouvez vous rhabiller, dit-elle

revenez pour l'accouchement

tout se passera bien

revenez dans un mois.

 

— Un mois seulement, dit l'homme

qui ne savait plus très bien ce qu'il disait.

 

— Pour les hommes, c'est un mois

c'est normal mon chou

les hommes c'est si fort si grand

reviens me voir dans un mois.

 

— Je peux vous dire au revoir

si ce n'est pas trop vous déranger

 

— Ça ne me dérange pas, dis-le

et reviens me voir dans un mois

ne te fais pas trop de soucis

ne fume pas ne bois pas d'alcool

 

— Je voudrais vous embrasser

c'est ce que je veux dire

un petit baiser d'au revoir.

 

— Pas de baiser, mon chou

ce n'est pas sur la facture

va boire un bon café, ça te passera.

 

Les femmes !

il ne lui avait même pas caressé les seins

ni les fesses ni les épaules

pour le même prix !

il lui en voulut pendant quelques jours

et puis sa colère passa

quand il vit son ventre se gonfler

l'idée d'être un vrai papa

et non pas une espèce de faire-valoir

le remplissait d'une joie incroyable

et il suivait bien tous les conseils

qui figuraient dans le manuel

qu'on lui avait remis après l'amour

à la sortie de l'institut

il avait pris un mois de congé

pour ne subir aucun stress

cet enfant avait vraiment de la chance

d'être le fils d'un père

 

un mois passa sans douleur

le ventre était un peu gonflé

il gargouillait aussi

mais aucune douleur ne le réveillait la nuit

il se rendit donc à l'institut

où la belle dame le reçut chaleureusement

elle le conduisit dans la même salle

et il se coucha nu sur la même table

cette fois elle ne se déshabilla pas

elle mit un masque et des gants

et elle prit le sexe dans ses mains

l'examina attentivement

elle sourit un peu

ce qu'il vit à ses yeux

du résultat de ses manipulations

et l'homme fut très heureux d'avoir autant d'idées

le jour de la naissance de son premier enfant.

 

— Toujours pas de douleur ? demanda-t-elle

 

Il répondit que non

que le manuel ne prévoyait pas de douleur

qu'elle devait le savoir

et qu'il était en droit de se demander

pourquoi elle posait cette question

est-ce qu'il y avait une douleur

dont on ne l'avait pas prévenu ?

pourquoi mentir au client

alors qu'il a payé le juste prix ?

est-ce que c'était une douleur aussi insupportable

que celles qui font souffrir les femmes

auquel cas il préférait mourir tout de suite

et même ne plus faire l'amour à aucune femme ?

 

il parlait, il parlait, il parlait

cette histoire de douleur atroce

lui avait enlevé toute idée

de faire l'amour dans les mains gantées

de la belle dame au tablier blanc.

C'était peut-être ce qu'elle voulait

et elle regardait le sexe maintenant réduit

et ses yeux ne souriaient plus

elle avait toujours des seins magnifiques

et ses bras étaient faits pour l'amour

mais il ne fallait pas avoir des idées

il fallait en manquer totalement

et pousser pousser pousser

pousser de toutes ses forces

quelque chose était arraché à sa substance

ce n'était pas une douleur

mais ça faisait très mal quand même

pourquoi le manuel n'en parlait-il pas ?

pourquoi mentait-on dans cet institut ?

il y avait des tas d'instituts dans le monde

et il y en avait qui ne mentaient pas

on vous disait tout sur cet arrachement du cerveau

sur ce morceau de votre chair

qui se détache pour vous traverser le sexe

et venir à la vie

il y avait d'honnêtes instituts

où les hommes se faisaient faire des enfants

par des femmes peut-être moins belles

mais des femmes qui ne mentaient pas

qui vous regardaient dans les yeux

vous tenant le sexe entre leurs doigts

et plaignant votre souffrance

et vous leur caressiez les seins et les cuisses

pour tenter de vous faire une idée

de ce qui vous arrivait

et soudain la douleur devenait insupportable

et elle s'arrêtait

et on avait l'impression que ça pouvait recommencer

mais la femme très belle se levait

elle vous tapotait le ventre gentiment

et elle vous demandait d'ouvrir les yeux

et vous ouvriez les yeux

la douleur avait totalement disparu

vous pouviez sourire à la belle dame

elle souriait aussi en tendant la main

— On ne voit pas bien si c'est une fille ou un garçon

disait-elle en se mordant les lèvres

et vous vous demandiez ce qu'elle voulait dire

et vous regardiez dans le creux de sa main

et c'était étonnant ce qui arrivait

ce petit être bafouillant

dans la paume de sa main

dont on ne savait pas

même en regardant bien

si c'était un garçon ou une fille.

 

— Il est vraiment petit, disiez-vous d'un air désolé.

 

— C'est que, disait la belle dame

un sexe d'homme

c'est beaucoup plus petit qu'un sexe de femme.

 

L'AVENTURE DE GNAFRON

 

Ainsi naquit Gnafron

le complice de Guignol

au théâtre des marionnettes

et toutes les petites filles

que comptait la terre à l'envers

se rassemblèrent sur la plage

au grand étonnement des oiseaux

qui n'avaient jamais

vu autant de petites filles d'un coup

 

Gnafron le nain avait gagné

au jeu des ballons qu'on crève

pour gagner le jeu

il faut jouer le jeu

si on ne veut pas perdre

et pour gagner il faut savoir

comment on crève les ballons

sans faire pleurer les petites filles

la règle est la suivante :

pour crever les ballons

sans faire pleurer les petites filles

sauf quelques unes bien sûr

qui n'ont rien compris au jeu

juste pour embêter tout le monde

ce sont de vilaines pétasses

et on n'en parle plus

d'autant que leur derrière

n'est pas beau à voir

une chose expliquant l'autre

parce que notre belle terre

contrairement à l'avis des savants

qui ne savent rien du tout

comme disent les philosophes

qui savent ce que tout le monde sait

sur notre belle terre

qui a la forme d'un chapeau chinois

sur la tête d'un guerrier berbère

dont le sexe est celui d'une femme

ce qui met en colère le prêtre de l'église

qui ne veut pas voir un seul genoux

et pas même une cheville

d'ailleurs il ne veut rien voir

ça lui fait trop mal à la tête

de rêver à l'amour

et de le faire avec son matelas

qui sent mauvais

qui sent l'amour tout seul

avec l'odeur des pieds

de la cire encaustique

et du parfum printanier de la bonne

ça sent quand même la vie

et on lui souhaite beaucoup de bonheur

à notre petit curé de campagne

qui vieillira bien un jour

et qui aura moins envie

de chatouiller le derrière des femmes

avec les mains et aussi avec le nez

qu'est-ce que ça doit être bon

de chatouiller leurs derrières

avec le bout du nez

pense le petit curé en regardant d'un air amusé

son zizi tout droit et tout rouge

je devrais essayer avec la bonne

elle sent bon la primevère

l'églantine et le pince-moi

mais la bonne est déjà mariée

et dieu n'aime pas l'adultère

tant pis je le ferai tout seul

dans ma chambre de solitaire ami de dieu

je me caresserai comme une femme

et à travers les barreaux de ma prison

les petites filles riront de ma solitude

et de mon plaisir

 

sur notre belle terre rien n'est facile

pensait le curé en se grattant discrètement

ce n'est pas moi qui ai inventé les petites filles

d'ailleurs si ç'avait été moi

je les aurais faites un peu plus grandes

je leur aurais donné des seins bien ronds

et un derrière bien joufflu

et je leur aurais interdit

de manger des pommes d'amour

en me faisant l'amour

 

sur notre belle terre il n'y a que l'homme qui compte

mais rien ne ressemble à l'amour

les petites filles sont trop petites

les femmes sont trop grandes

il n'y a que les fleurs qui sentent bon

elles sentent la bonne et le mariage de la bonne

elles sentent le printemps

et la cuisine au beurre

j'aime les fleurs de mon église

pensait le petit curé en carton-pâte

dont les fils ne s'étaient pas encore animés.

 

la règle n'est pas compliquée

expliquait la petite fille en se mordant les lèvres

quelqu'un lui avait volé sa culotte

cela faisait rire tout le monde

parce que tout le monde savait qui c'était

la petite fille ne le savait pas

mais elle savait ce qu'elle voulait

et elle s'en fichait pas mal

des mains qui lui chatouillaient le joli

sans l'aimer vraiment

juste pour s'amuser et se donner des idées

tout le monde a le droit d'avoir des idées

surtout quand l'amour est difficile

la petite fille savait cela

parce qu'elle avait un zizi d'homme

dans son joli joli

elle ne l'avait dit à personne

pour ne pas faire de jalouses

les petites filles sont tellement jalouses

et tellement cruelles

ce n'était pas un gros zizi comme celui du curé

c'était un zizi beaucoup plus petit que le doigt

mais c'était un zizi quand même

et la petite fille était très heureuse

d'être aussi un petit garçon

si je ne trouve pas un amoureux

je me ferai l'amour toute seule

je mettrai mon zizi dans mon joli

et je ferai ce qu'il faut faire

et j'attendrai ce qui doit arriver

et je ferai une vilaine grimace rouge

comme le curé à travers les barreaux

et tout le monde saura que je suis amoureuse

ce qui est très pratique

quand on rêve d'être une femme du monde

 

— Explique-nous la règle

dirent les autres petites filles

au lieu de nous raconter ta vie

qui ne nous intéresse d'ailleurs pas

tu rêves d'amour inutilement

tu n'as pas un corps fait pour l'amour

ton corps est fait pour les câlins

ce qui n'est pas la même chose

qui voudra tomber amoureux

d'une petite fille aux idées bizarres

qui rêve de se faire l'amour toute seule

avec quoi tu le feras l'amour

avec la main ce n'est pas de l'amour

avec un zizi de carton ce n'est pas de l'amour

avec le nez de ta copine

c'est de l'amour mais c'est cochon

l'amour des amoureux n'est pas cochon

même s'ils font pipi avec leur zizi

d'ailleurs nous on fait des enfants avec notre joli

ce qui n'est pas plus propre

si on se donne la peine de réfléchir

à quoi ça sert de faire des enfants ?

pour jouer d'accord c'est une bonne affaire

on adore jouer avec les jouets des autres

et on ne prête jamais les nôtres

il n'y a pas de règle dans notre jeu

on fait ce qu'on veut et on grandit

on devient une femme et on fait des enfants

les enfants meurent et on les met dans des boîtes

on les met dans les boîtes avec les pots de confiture

et on attend que le temps passe

on n'arrive pas à mourir

parce que la vie est éternelle

on n'aime plus les hommes

mais on fait l'amour quand même

on ferait l'amour à n'importe qui

pourvu que ce soit un homme

les hommes meurent si facilement

on les met aussi dans des boîtes

et on les range avec les boîtes de conserve

avec les champignons farcis

les coqs au vin et les magrets gras

on ne mange pas les hommes

on ne tartine pas avec des enfants

on mange du pain comme tout le monde

et on rêve que le plaisir est une espèce de mort

et tout recommence avec le même sexe

 

Explique-nous la règle

du jeu qui consiste

à crever les ballons

sans crever les yeux

des petites filles qui pleureront après

quand tout le monde sera parti

et qu'elles seront seules

pour compter ce qui reste

de leur chagrin

et du plaisir

qui ne vient pas

 

Explique-nous la règle du jeu

on les crève comment ces ballons

est-ce qu'il faut prendre un oiseau

le mettre bien droit en tirant dessus

et en lissant ses plumes blanches

les ailes bien collées au corps ?

ensuite faut-il jeter le bec en avant ?

les oiseaux n'aiment pas ça

ils sont faits pour voler

pas pour être jetés comme des pierres.

 

Oiseaux, oiseaux,

on va jouer au jeu des ballons qu'on crève

est-ce que vous voulez jouer avec nous ?

il y aura beaucoup de petites filles

et on pourra les caresser du bout de l'aile

ceux qui aiment les femmes pourront faire l'amour

ce n'est pas très réglementaire

mais on fermera les yeux

 

Gnafron avait gagné

il n'en revenait pas

lui si petit si chétif et si pauvre

il avait lancé les oiseaux avec rage

il voulait gagner dans la télé

c'était le moment où jamais de gagner

c'est par hasard qu'il avait tiré le bon numéro

par hasard aussi si les oiseaux avaient bien voulu

jouer le jeu

et il avait visé les ballons en tirant la langue

et il en avait crevé quatre cent cinquante-six

sans blesser un oiseau

sans crever un seul œil de petite fille

et tout le monde en était resté baba

comment un homme aussi petit

avait-il réussi à crever autant de ballons

c'est-à-dire plus que tous les autres réunis ?

hein ? comment il avait fait le Gnafron ?

ça c'était une chouette question à se poser

et tout le monde se la posait

on ne pouvait pas soupçonner de la triche

on avait tout vu de ses propres yeux

personne n'avait triché c'était sûr

Gnafron avait tiré le bon numéro

les oiseaux avaient joué le jeu

les petites filles aussi

personne n'avait été blessé

c'était une réussite parfaite.

 

— Qu'est-ce que j'ai gagné ? demanda Gnafron

à Thomas qui réglait le grossissement

Est-ce que j'ai gagné le droit de rejouer ?

Ça me ferait tellement plaisir

de le refaire de la main gauche !

je suis sûr de gagner encore

sauf si je ne tire pas le bon numéro

et si les oiseaux ne jouent pas le jeu

et si les petites filles font exprès

de se faire crever les yeux

 

— Tu as gagné le droit d'épouser

la petite fille de ton choix

déclama Thomas dans le micro

et le public était fou de joie

à l'idée pornocacographique

qu'on pouvait tirer de ce formidable sujet

 

— Quelle aventure ! s'écria Gnafron

et il lorgna en direction des petites filles

qui faisaient semblant de rien

mais qui travaillaient beaucoup leur regard

sachant que c'est le meilleur instrument

pour séduire les hommes

quand on n'a pas été prévenue

qu'il fallait les séduire

et qu'on n'a rien préparé de plus consistant

l'amour est une cuisine délicate

et il faut toujours avoir un plat préparé

le regard est le meilleur d'entre eux

ça marche presque toujours

bien sûr il y avait beaucoup de petites filles

3 018 457 001 petites filles exactement

ça faisait vraiment beaucoup

mais il vaut mieux beaucoup que rien

d'autant que Gnafron avait confiance

il était sûr de tirer le bon numéro

elles avaient toutes le même regard

et s'il en croyait leurs yeux

il n'y avait aucune raison

d'en choisir une plus que les autres

mais il ne croyait pas leurs regards

ni les tentatives frauduleuses

de montrer ce qu'il aimait le mieux

en matière de corps féminin

il se gratta la tête en pensant

que l'amour est une affaire de calcul

il divisa le nombre des petites filles

par le même nombre

cela faisait un exactement

c'était formidable que ça fasse un

parce que si dieu avait voulu que ça fasse deux

ça aurait fait deux

et c'était très embêtant

pour la suite des aventures de Gnafron.

 

la petite fille savait compter jusqu'à un

elle ne savait pas diviser

bien que un divisé par un

ça fait somme toute le même résultat

que le nombre total de petites filles

divisé par leur nombre exact

mais elle ne savait rien de la division

elle ne savait même pas qu'on pouvait diviser

elle disait un quelque chose

c'était tout ce qu'elle savait des mathématiques

et donc de l'amour

et en plus elle se fichait complètement

de l'univers merveilleux des mathématiques

ce qui comptait pour elle c'était l'amour

ça faisait un

un quelque chose qui comptait

elle ne savait même pas que un égale un

ce que tout le monde sait

mais ce que le monde sait

est écrit dans les livres

et pas dans la tête d'une petite fille

elle voulait un amoureux

ça faisait un si elle comptait bien

elle était une petite fille

ça faisait toujours un

donc ses calculs étaient exacts

elle ne retrouvait plus sa culotte

tout le monde avait vu le voleur

mais personne ne le dénonça

 

Pauvre voleur de culotte !

qu'est-ce que tu vas être déçu

quand la petite fille épousera Gnafron !

mais qu'est-ce que tu vas être déçu

de ne pouvoir rien mettre dans la culotte

à part ton vieux micro télévisuel !

 

Gnafron avait rencontré

le regard de la petite fille

elle n'avait pas de culotte

ce qui prouvait que ce n'était pas

une petite fille sérieuse

c'était un mauvais signe

pour l'avenir de leur vie conjugale

mais Gnafron ne savait pas pourquoi

pourquoi il préférait celle-là plutôt qu'une autre

avec ses taches de rousseur et son petit nez pointu

ses seins en forme de chapeau chinois

ses jambes comme des baguettes de pain

son ventre lisse comme un miroir

elle n'était pas vraiment la plus jolie

ses yeux ne disaient pas toute la vérité

les petites filles amoureuses

ne peuvent pas s'empêcher de mentir

elle montra ses dents toutes blanches

et toutes les petites filles l'imitèrent

elle se mit à rire de bon cœur

et les autres petites filles rirent aussi

mais de mauvais cœur

parce qu'elles savaient qu'elles avaient perdu

c'est dur de perdre ce qu'on a espéré

il y a toujours quelque chose à gagner

et on ne gagne pas toujours comme on veut

3 018 457 000 petites filles tristes

ce n'est pas vraiment beaucoup

si on compte bien

mais sur le coup ça fait de la peine

c'est émouvant comme la fin d'un film

et on ferme la télé

avec une bonne larme à l'œil

une petite tristesse qui fait du bien au cœur

c'est un entraînement au bonheur

il faut beaucoup s'entraîner pour être heureux

et pour ça la télé c'est formidable !

 

— Quel bonheur d'être avec toi, dit Gnafron

dans l'oreille de la petite fille

qui avait enlevé ses boucles d'oreilles

en cas d'ivresse.

 

— Moi aussi je t'aime, dit-elle

je ne suis pas encore faite pour l'amour

il faudra que tu attendes un peu

ça ne durera pas si longtemps

on dit que la vie est courte

je ne sais pas ce qu'elle dure

mais je veux t'aimer toute la vie

ce qui ne veut pas dire jusqu'à la mort

parce que là

je ne sais plus ce que je veux

je n'y ai pas encore réfléchi

est-ce que tu veux faire l'amour avec moi ?

 

Gnafron était vraiment petit

à peu près grand comme le pouce de la petite fille

il lui montra son zizi bien droit et bien rouge

et elle le trouva très beau

— Je crois qu'il est un peu petit, dit-elle

tu ne grandiras plus jamais

ce qui n'est pas mon cas

donc ton zizi sera plus petit encore

quand j'aurai l'âge de faire l'amour

je crois que ça va poser un problème

on s'est un peu précipité

l'amour nous a fait faire une bêtise

tu ne pourras jamais me faire l'amour

et c'est ce que je veux qu'on me fasse.

 

— Je sais faire l'amour aux femmes

déclara Gnafron en se mettant tout nu

mon zizi est bien assez grand

pour faire l'amour et pour faire des enfants

lève ta jupe et écarte les cuisses !

 

— Que veux-tu faire entre mes cuisses ?

tu ne pourras rien faire du tout

d'ailleurs je ne sentirai rien

je ne suis pas encore faite pour l'amour

 

— Ce qui n'est pas mon cas, dit Gnafron

en remontant le long de la cuisse

est-ce que ça te chatouille déjà ?

 

— Un peu, je dois l'avouer, dit la petite fille

je ne suis pas encore faite pour l'amour

mais je suis déjà presque une femme

alors ça me chatouille un peu

mais vraiment pas beaucoup.

 

Gnafron arriva tout près du joli

— Quel joli joli, dit-il en rêvant

Et qu'est-ce qu'il est grand !

 

— Je t'avais prévenu, fit la petite fille

qui croisa ses bras pour manifester sa déception.

 

— Et qu'est-ce qu'il est doux ! ajouta Gnafron

 

— Je sais bien qu'il est doux

mais il n'est pas encore fait pour l'amour

ça me chatouille bien un peu

mais ce n'est pas assez pour faire l'amour

d'ailleurs tu es vraiment trop petit

on n'aurait pas dû se marier

c'est une erreur on va le regretter

 

et patati et patata et bla bla bla

pensa Gnafron en entrant dans le joli

il avait oublié son livre d'anatomie

et il ne se rappelait pas tous les mots

c'était dommage de ne pas connaître le nom

de ce qui avait l'air d'une bouche

ou de ce qui ressemblait à son zizi

mais en cent fois plus gros

et de ce tuyau presque fermé

où il voyagerait parce qu'il en avait envie

mais l'ascension le long de la cuisse

avait été terriblement éprouvante

et il avait fait de gros efforts

pour quitter la cuisse

et parvenir à l'entrée du joli

il se coucha sur le dos et regarda le jour

elle ne mettrait pas sa culotte

et elle garderait sa jupe levée

il s'endormirait avec le jour sur son visage

et elle attendrait de devenir une femme

avec une belle impatience de petite fille

posant de temps en temps une question

et savourant chaque fois la réponse.

 

— Gnafron ! ne fais pas l'imbécile !

je te préviens, je vais faire pipi

tu ne peux pas rester là-dedans

et surtout pas dormir sur tes deux oreilles

quand moi je me pose des questions

sur l'avenir de notre vie conjugale

qui me semble bien compromise

vu la taille de ton zizi

ne fais pas l'imbécile, reviens parler avec moi

on a tellement de choses à discuter

il y a aussi la question de l'argent

et celle de l'héritage et celle du crédit

et celle de l'éducation de nos futurs enfants

ne t'endors pas dans mon joli

je te ferai pipi dessus

si tu te moques de moi

ah ! elle commence bien notre vie conjugale !

papa fait de l'anatomie

maman rêve d'amour

et les enfants lorgnent notre héritage !

Gnafron ! une dernière fois

sors de là, sors de mon joli, je fais pipi !

 

Eh bien fais pipi si tu veux faire pipi

je ne déteste pas le pipi

c'est très érotique le pipi

dégueulasse mais érotique

et même un peu pornocacographique

je vais d'ailleurs te caresser le zizi

je vais le mordre le serrer dans mes bras

et je ferai un petit trou dedans

pour y mettre le mien

ça ne te fera pas mal

il faut bien qu'on ait du plaisir ensemble

sinon à quoi ça sert de se marier !

 

A quoi ça sert d'aimer les petites filles ?

se demandait Thomas dans le micro

elles ne sont pas faites pour l'amour

pas encore

et elles ne sont pas toujours des petites filles

tout le monde change

moi aussi un jour je serai vieux

et je mangerai des pommes d'amour

en dépensant tous mes sous à la fête foraine

je reluquerai les petites filles

et je ferai la cour à leur maman

j'achèterai des pommes d'amour

à la marchande de pommes d'amour

j'achèterai l'amour

à la marchande d'amour

et je croquerai la pomme

avec une dernière petite fille

qui me conduira au paradis

on sera tout nus tous les deux

je serai vraiment très vieux et disloqué

elle sera alerte comme un jouet très neuf

et Pierre nous regardera d'un bon œil

il ouvrira la bonne porte

celle du paradis des petites filles

on y joue à la poupée

à la marchande à la maman

on se met tout nu pour se regarder le zizi

on sait que c'est une preuve d'amour

mais on ne sait pas comment

on ne sait pas comment ça compte

si ça compte avec des haricots

des allumettes ou des pommes d'amour

maman, je veux apprendre à compter

c'est important de savoir compter

si on veut beaucoup aimer

maman, achète-moi une pomme d'amour

Touma est tout triste ce soir

la petite fille n'a pas été gentille avec lui

elle n'a pas voulu manger la pomme d'amour

le caramel était trop dur

c'est la faute à la marchande

je la tuerai celle-là avec ses gros nénés

il y a plein de poils dessus

et ils n'arrêtent pas de bouger

quand elle touille le caramel

à quoi ça sert ces gros nénés

puisque le caramel est trop dur ?

maman j'aime bien tes nénés

mais je préfère ceux de ma copine

ils sont petits comme des coquillages

elle les montre à tout le monde

et personne ne les regarde

c'est pas comme les nénés de la marchande

tout le monde rit tellement ils sont gros

un jour son tablier s'est dégrafé

et les nénés se sont mis à bouger tout seuls

il y avait un énorme coquillage au bout

et j'aurais voulu que la mer le brise sur les rochers

à quoi ça sert une marchande

qui ne sait pas faire le caramel

au goût de la petite fille que j'aime !

 

ce n'est pas de cette manière

qu'on peut aimer les petites filles

il faudrait tuer la marchande

et la remplacer par une autre marchande

qui aurait des seins convenables

il y aurait un coquillage au bout

parce qu'on ne peut pas faire autrement

mais le caramel serait bien comme il faut

et ma petite amie y croquerait dedans

sans se faire mal à la langue ni aux lèvres.

 

Tuez la marchande de pommes d'amour !

tuez-la sans la faire souffrir

ça ne servirait à rien de lui faire mal

mais tuez-la pour qu'elle comprenne que la mort

est tout ce qu'elle mérite !

à cause d'elle je n'ai pas fait l'amour

à une petite fille

depuis vingt ans !

 

Qu'est-ce que je t'aime ! soupirait Gnafron

en caressant le zizi de la petite fille

il voyait bien que ça lui faisait plaisir

d'abord le zizi était beaucoup plus gros

ce qui est un signe de plaisir

et puis maintenant il faisait très clair

dans le joli joli

et on voyait toute l'anatomie sans défaut

il aurait pu écrire un livre sur ce sujet

mais il ne savait pas écrire

il préférait aimer

c'est moins difficile c'est vrai

mais il n'aimait pas la solitude

et il adorait faire plaisir

même si tout le monde doutait de sa capacité

à arracher des cris aux petites filles

et même aux femmes qui le réclamaient encore

il avait épousé la petite fille par jeu

il aurait préféré une femme

les femmes ont des cheveux à cet endroit

et leur zizi est encore plus gros

on peut y faire tous les trous qu'on veut

et chaque fois qu'on y met le sien

elles se mettent à ronronner comme des chats

et on a envie de devenir très grand

pour caresser leur corps entier

de la tête aux pieds

d'un coup de main amoureux.

 

la petite fille avait l'air d'aimer ça

elle ne voulait plus faire pipi

ou alors si elle le faisait

ce serait sans faire exprès

en oubliant les bonnes manières

parce que le plaisir est infini

ce qui n'est pas le cas des manières ordinaires.

 

Gnafron ne rêvait plus de devenir grand

il était comme il était un point c'est tout

son papa l'avait beaucoup aimé

et il avait beaucoup souffert pour le mettre au monde

son papa n'était pas normal

tout le monde le disait

mais le monde médisait

son papa était un poète

il avait aimé la plus belle femme du monde

et la plus gentille aussi

ce qui la rendait encore plus belle

elle lui avait fait un enfant

ce qui était normal

malgré ce que pensaient les gens

et il avait eu très mal en lui donnant le jour

ce qui est un signe d'amour

ce qui est normal

et parfaitement sensé

contrairement à l'avis des gens

qui pensent le contraire pour ne pas s'embêter

ce qui embête ceux qui pensent vraiment

comme c'était le cas de son papa

qui pensait à tout le monde

en termes très chaleureux.

 

— Quand je serai grand, avait dit Gnafron

en essayant d'apprendre à compter

à lire et à écrire et à se taire

et aussi à dire ses quatre vérités

au monde qui n'arrête pas de mentir

parce qu'il fait l'amour de travers

même si son zizi à la bonne taille qu'il faut —

quand je serai grand —

mais il ne savait pas qu'il ne grandirait plus jamais

et il parlait de grandir

parce que c'était normal

pour un petit garçon de son âge

d'espérer grandir comme tous les autres

même si les autres étaient déjà très grands

et très au fait des choses de l'amour —

quand je serai grand —

il se souvenait d'avoir dit cela

en gonflant sa chétive poitrine

et en se dressant sur la pointe des pieds

comme une ballerine

il se souvenait du regard triste de son père

qui comptait sur ses doigts

les mots que la poésie ne lui donnait pas

il se souvenait que son ombre

n'existait presque pas

au pied de la bougie immense

qui faisait une flaque

où le temps se prenait les ailes —

quand je serai grand —

est-ce que tu avais pensé au plaisir des femmes ?

le plaisir en forme de pomme d'amour

entre le goût incroyable du caramel

et la douceur acide de la pomme rouge et verte ?

c'était un plaisir pour les femmes aussi

des femmes avec de belles fesses rondes

des fesses amusantes et vives

et le joli s'ouvrait comme une fleur

et à l'intérieur il y avait une fête foraine

avec la grande roue qui fait le paon

le manège et le monde qui tourne autour

la marchande de pommes d'amour

qui fait la coquette

et qui essuie le bout de son doigt sucré

dans le sillon de ses seins magnifiques

en regardant les petits hommes

les petites femmes

les petits enfants

les petits chiens

les chats les pigeons les curés les bonnes

d'un seul regard envisageant le monde

comme s'il naissait de ses cuisses énormes

et que le monde voulait y retourner

mais pas sans plaisir

pas sans caresser la chair ronronnante

et la croûte terrestre s'ouvrirait soudain

comme la bouche rouge et blanche de la marchande

et une goutte de sperme

jouerait avec le reflet de ses dents

ou avec la lumière de sa roche brisée

et le monde serait toujours le monde

avec un poète pour mesurer les mots

et une marchande de pommes d'amour

pour faire rêver d'amour et de pommes.

 

— Je mangerais bien une pomme

dit le curé en songeant à l'amour

un amour de pomme me ferait plaisir

si on partageait cet amour hein ma mie

je veux dire : si on partageait la pomme

dieu aime qu'on partage

ce qui est à moi est à toi

tu me laisseras caresser tes seins ?

j'augmenterai ton salaire mensuel

si tu ne mets plus d'ail dans la soupe

je ne sens pas si mauvais que ça

si on partageait la pomme comme c'est écrit

on apprendra à faire des enfants

tu as tellement envie de faire des enfants

je t'en ferai un tous les jours

tu choisiras la couleur que tu veux

et on leur achètera des chapeaux

pour que le soleil ne les rende pas fous

je mangerais bien une pomme d'amour

les petites filles peuvent bien se moquer

mon zizi ne leur fait pas peur

elles ne savent pas que c'est un zizi

ce qui les impressionne c'est la grimace

j'espère que ça ne leur fait pas peur

je m'en voudrais de leur inspirer la peur

il ne faut pas avoir peur de l'amour

même si les enfants font mal au ventre

et s'ils coûtent cher en études

les petites filles seront bien gentilles

de me laisser bénir l'union de leur copine

avec cet impensable Gnafron

auquel il faut quand même penser

parce qu'il existe et qu'il aime

la bonne ne mettra plus d'ail dans la soupe

je me laverai les pieds deux fois par jour

et je garderai mon plaisir dans un bocal de verre

je le rangerai avec les confitures

et je mélangerai les étiquettes

je suis un vilain garnement quand je m'y mets

je ne sais pas ce que je ferais aux petites filles

si j'en trouvais quelques-unes dans ma chambre

je leur tirerais les oreilles en grondant

et je leur montrerais des photos pornocacographiques

ça leur inspirerait l'horreur du sexe

je leur parlerais alors de l'amour

je les caresserais avec un gant de crin

et quand leur peau serait bien rouge

je poserais mes lèvres dessus

et je me régalerais de cette chaleur

 

Gnafron ! soupirait la petite fille

en écartant bien les cuisses

pour faire pénétrer le jour

à l'intérieur de son joli Gnafron !

je sens que je vais devenir une belle femme

je me ferai toute petite pour t'aimer

et ton zizi sera bien assez gros !

la preuve, je ne sais plus où j'en suis

est-ce que je suis une petite fille ?

une femme ? une amoureuse ?

une enfant de dieu ? un rêve d'amour ?

Gnafron j'ai bien fait de t'épouser

je t'ai menti un peu à propos de ma culotte

mais quand tu sauras la vérité

tu me pardonneras gentiment

tu me diras que toutes les petites filles sont des menteuses

ce qui n'est pas une raison de ne pas les aimer

et je croirai tout ce que tu me diras

je te mordrai le dos pour que tu ne meures pas

je te réveillerai chaque fois que la mort

viendra te visiter pour prendre et détruire

notre amour pas commun

notre amour de carton-pâte et de papier mâché

notre amour par hasard

notre amour rejoué à la télé

chaque fois qu'il y a quelque chose à gagner

je suis une écriture

regarde comme je suis écrite

les mots n'ont pas de sens

mais je sais où je vais

 

— C'était très bien, cria Thomas triomphant

dans le micro qui secoua tout le monde

on applaudit bien fort le gentil candidat

et on envoie le générique.

 

GNAFRON AU PAYS DES MORTS

 

— Question reconstruction, ça laisse à désirer

se lamentait Kateb qui regrettait doucement

la petite dame nue au théâtre de Pierre

la télé c'est plus spectaculaire

que le théâtre

mais c'est plus difficile à comprendre

quand on attend une reconstruction

j'ai de l'espoir mais je suis inquiet

est-ce que quelqu'un peut me donner l'heure ?

ils n'entendent pas ce que je demande

ils ne lèvent même pas le nez

Gnafron est le héros du jour

parlez d'un héros

crever plus de quatre cents ballons

et pas une petite fille blessée !

et mesurer pas plus de trois centimètres

et épouser la plus belle des petites filles

et lui donner le plaisir de l'amour

et tout ça dans la même journée

avec une vague odeur de pornocacographie

ce qui ne déplaît pas du tout

contrairement à ce qu'on aurait pu croire

et la journée n'est pas terminée

le plus dur reste à faire pour Gnafron

il faut un cadavre pour la leçon d'anatomie

on ne fait pas une dissection cadavérique

sans cadavre

c'est Gnafron qui a gagné le jeu

la petite fille ne compte pas

ce serait trop beau

il faut aller au bout de la victoire

c'est le destin de tous les héros

les héros de guerre

et les héros de la télé

ce sont quelquefois les mêmes

d'ailleurs

mais ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui

on parlera de la guerre dans un prochain volume

ce sera le dernier

parce que la guerre apporte la mort

et la mort termine les grands livres.

 

— Je veux aller avec toi

dit la petite fille à Gnafron

en tapant un peu du pied

mais pas trop comme font les jeunes mariées

tapant du pied en mordillant l'oreille

ou en déposant un baiser sur l'épaule

ou dans le creux de la main

mais tapant du pied quand même

parce qu'il ne faut pas exagérer !

je veux aller avec toi au pays des morts

tu ne peux pas m'abandonner

j'ai perdu mes vêtements

je n'ai plus rien à me mettre

je fais envie à tous les hommes

et ils ne s'empêcheront pas de me caresser

ne pars pas sans ta petite amoureuse

le voyage sera long

je ne t'ennuierai pas

je te ferai tous les câlins que tu voudras

et tu pourras me faire toutes les choses

que j'ai lues dans les livres sous mes draps

 

— Bon d'accord, dit Gnafron

qui ne savait pas résister aux femmes

même quand elles ne sont pas

encore faites pour l'amour

mais habille-toi chaudement

je ne veux pas que les morts se fassent des idées

en te voyant toute nue

pendant que je leur pose la question

de savoir si ça leur plairait

d'être disséqué sur la place publique

pour le bien de l'humanité.

 

— Mon petit bout de Gnafron adoré !

je vais m'habiller avec du papier tue-mouches

comme ça je ne risquerai rien

au niveau de l'amour

je n'ai rien à mettre sur mon petit corps

tant pis pour les morts

s'ils se posent des questions

sur mon comportement sexuel.

 

— Les morts se posent des tas de questions

dit Gnafron pour faire de la philosophie

et ce n'est pas aux petites filles d'y répondre

surtout quand elles sont mariées

à l'homme le plus petit du monde

qui est unique par définition

de quoi il résulte que tu es unique

mais aussi parce que je t'aime

et que j'ai peur que le papier tue-mouches

ne facilite pas nos rapports sexuels.

si un mort te pose une question

demande-lui de t'acheter une pomme d'amour

il te répondra qu'il n'y a pas de pommes d'amour

au pays des morts

parce qu'il n'y a pas de fêtes foraines

au pays des morts.

réponds-lui alors que ça ne fait rien

et tu comprendras pourquoi

le papier tue-mouches n'est pas la bonne solution

au problème que pose ta nudité.

 

— Je ne comprends pas tout ce que tu dis

mais si je suis toute nue

ce n'est pas de ma faute !

 

— Je ne peux pas faire l'amour aux filles

sans dévorer d'abord leurs vêtements

je suis un grand mangeur

de fibres et d'élastiques

ça ne me donne pas mal au ventre

et ça m'excite.

 

— Les cochons plus c'est petit plus c'est cochon

accroche-toi à la pointe de mon sein droit

on va aller au pays des morts

et tant pis s'ils me violent !

 

Gnafron s'assit à califourchon

sur la tétine dilatée

et la petite fille s'avança

au bord du ciel

 

Les oiseaux se rinçaient l'œil

en faisant des discours politiques

et la foule demeurait silencieuse

c'est à peine si l'on entendait

le souffle du micro dans les haut-parleurs.

 

— Bonne chance, dit Thomas

 

— Bon voyage de noces, dit Kateb

 

— Faites beaucoup d'enfants, dit la foule

 

— Ne marchez pas sur la pelouse, dirent les oiseaux.

 

Et la petite fille s'avança jusqu'à mi-cuisse

dans le ciel peuplé d'oiseaux

— L'air est un peu frais, dit-elle en tremblant

il faut que je m'habitue

les cuisses ce n'est rien

le ventre c'est autre chose

après ce sera plus facile

je plongerai la tête la première.

 

— eh ! fit Gnafron en mordant la tétine

ne te prends pas pour un oiseau

tu ne sais pas encore voler

ne confonds pas le plaisir de l'amour

et la réalité aérodynamique

ce n'est pas la même chose

 

— Ne t'inquiète pas, mon petit Gnafron

je sais ce que je fais

l'air n'est pas à la bonne température

ou bien c'est mon petit corps qui est trop chaud

donne-moi ton avis mon petit Gnafron.

 

— ne m'appelle pas petit

je le sais bien que je suis petit

de quoi j'ai l'air à côté de ton sein !

les gens se posent des questions

est-ce qu'elle a bien fait de l'épouser ?

et comment seront les enfants ?

petits, normaux ou entre les deux ?

est-ce qu'elle prend vraiment plaisir

à faire l'amour avec un nain ?

il faut du plaisir

pour que les enfants soient beaux

est-ce que les enfants seront beaux

s'ils sont petits ?

 

— Et qui répond à toutes ces questions ?

dit la petite fille en avançant un peu

l'air frais lui titilla les seins

Gnafron lui fit signe que tout allait bien

et elle s'enfonça d'un coup dans le ciel.

Les oiseaux n'en revenaient pas.

 

Elle descendit jusqu'au bord du plateau

là la terre s'enfonçait d'un coup

dans le ciel devenu noir

le pays des morts commençait au moment

où le ciel avait changé de couleur

il fallait se pincer le nez

et descendre prudemment le long de la roche

ce n'était pas facile pour une petite fille

et les oiseaux en profiteraient

pour lui caresser le derrière

ce qui mettrait Gnafron dans tous ses états

il aimait bien les oiseaux

à cause de leur manière de voler

qui est plus belle que celle des hommes

mais il détestait leur manière

de considérer les choses de l'amour

les oiseaux font l'amour avec leurs ailes

c'était toute l'explication

mais Gnafron ne comprenait pas

ce qui inspirait les oiseaux.

 

Et la petite fille s'accrochait à la roche

elle se blessait les pieds et les mains

et elle avait envie de pleurer

mais Gnafron lui avait fait confiance

elle irait au pays des morts

et ses mains et ses pieds saigneraient

et elle aurait des larmes plein les yeux

 

— C'est drôle, dit Gnafron en caressant

la peau autour de la tétine

il a suffit que je gagne un jeu à la télé

et me voilà en compagnie d'une petite fille

sur les pentes du pays des morts

 

— C'est drôle, dit la petite fille en rougissant

il a fallu que je perde ma culotte

et me voilà amoureuse d'un nain

qui fait des affaires avec les morts

pour le compte des vivants.

 

Ils rencontrèrent leur premier mort sur la pente

il remontait avec beaucoup de peine

il était presque un squelette

mais comme il avait perdu toutes ses dents

il n'avait pas du tout l'air terrible

qu'ont les morts qui sont morts

avec toutes leurs dents

— J'en ai marre d'être mort

dit-il pour expliquer son ascension

je m'embête depuis plus de vingt ans

sans femme ni plaisir

et je n'ai rien pour écrire

je retourne sur la terre des vivants

je sais que ça ne se fait pas

que chacun doit rester à sa place

mais c'est plus fort que moi

il faut que je tombe amoureux

d'une femme si c'est possible

mais je serais heureux d'aimer un arbre

une fleur des champs une fontaine Wallace

un bateau de pêche

n'importe qui n'importe quoi

pourvu que l'amour me tourmente

me fasse pleurer de grosses larmes

et rire de tout mon cœur

je n'ai plus de cœur et plus d'yeux pour pleurer

je parlais au figuré

les morts parlent au figuré

et le figuré leur parle du plaisir

du plaisir d'être amoureux quand on est vivant

du plaisir d'être mort

quand l'amour n'est plus un plaisir

le figuré c'est la langue des morts

et je la connais par cœur

il m'a fallu vingt ans pour l'apprendre

et j'en connais l'ardente richesse

voulez-vous que je vous parle au figuré ?

ça me ferait tellement plaisir

de parler avec des vivants

dans la langue des morts.

 

— Moi je veux bien, dit la petite fille

mais vous ne pouvez rien nous donner en échange

vous n'êtes même plus bon pour une dissection

sinon on vous aurait demandé

de vous faire découper en savants morceaux

en échange de vos discours

 

— C'est dommage en effet

que je sois un vieux mort

les morts jeunes préfèrent la mort

et je ne sais pas s'ils accepteront

l'opportunité d'une dissection

à ce moment-là c'est vous

qui ne pourrez rien donner en échange

 

— Est-ce que les jeunes morts

aiment le langage abstrait ?

demanda la petite fille qui avait fait des études

je parle très bien ce langage

surtout en matière d'amour

 

— Mais l'amour n'intéresse pas

les jeunes morts

surtout s'ils sont morts d'amour

ne parlez de l'amour qu'aux vieux morts

en langage abstrait

si c'est ce qui leur convient

ou bien avec d'innombrables figures

si l'amour les inspire encore.

 

— Pourtant c'est un jeune mort qu'il nous faut

ou une jeune morte, dit la petite fille

qui commençait à désespérer

de jamais trouver le mort

qui convenait à la dissection cadavérique

elle n'avait aucun intérêt

dans la reconstruction de Kateb

qui était un monument national

c'est-à-dire qu'on pouvait très bien s'en passer

et faire des enfants avec plaisir

entre hommes et femmes distingués.

 

— Les jeunes morts aiment la mort

dit le vieux mort squelettique

en offrant un de ses os à sucer

à la petite fille qui vomit d'un coup

ce qui ravit le vieux mort

qui avait fait exprès d'être dégoûtant

parce qu'il détestait les petites filles

qui se mêlent des affaires du monde

notamment de l'amour

pour lequel elles ne sont pas encore faites.

 

— On ferait mieux de continuer

dit-elle à Gnafron qui avait du mal

à se tenir sur le téton

depuis que la petite fille avait vomi

et qu'elle avait moins envie de l'amour

il la mordilla mais en vain

elle était très émotionnée

elle avait peut-être peur de la mort

ce qui est le pire des remèdes contre l'amour

 

— C'est ça, continuez, dit le vieux mort

qui n'était pas mécontent

de l'effet qu'il avait produit

enfin je parle au figuré, ajouta-t-il

en se donnant un air inquiétant

ce qui était difficile sans les dents

qu'il avait perdues dans un accident de moto.

 

Un peu plus bas il rencontrèrent un autre mort

il était assis sur la pente

et il tenait sa tête penchée entre les genoux

il n'était ni jeune ni vieux

mais il ne pouvait vraiment pas servir

à une dissection cadavérique

la petite fille lui demanda son chemin

et il la regarda fixement

c'est pas drôle d'être regardée

par cette absence d'yeux

pensa la petite fille terrorisée

le mort ne lui répondit pas

elle haussa les épaules

et continua son chemin

elle ne pouvait pas savoir que ce mort

était le cadavre d'un touriste étranger

et que quand il parlait de quelque chose

qui avait l'air de l'intéresser

on ne savait jamais si c'était au figuré

ou parfaitement abstrait.

si la petite fille l'avait su

elle aurait appris les langues étrangères

et elle se serait livrée à la prostitution

pour attraper des maladies

et les donner à tout le monde

 

le cadavre suivant n'était pas entier

c'était un morceau de cadavre

qui cherchait sa moitié

il ne parlait pas non plus

et de toute façon il n'aurait pas pu dire

si sa moitié parlait mieux que lui

puisqu'il ne savait pas

si cette moitié avait toute sa tête

comme il n'avait pas de tête

et rien pour regarder autour de lui

la petite lui vola un os bien sec

bien blanc et bien propre

elle ne savait pas pourquoi elle avait fait ça

ce n'était pas aussi dégoûtant

que de voler un os encore humide

jaune et couvert de ligaments

mais il y a dans la vie d'une petite fille

des choses qu'on n'explique pas

surtout en matière d'anatomie

 

elle descendait toujours

avec la même détermination

c'était une petite fille déterminée

comme le sont souvent les petites filles

et au moment où elle s'y attendait le moins

tandis qu'elle creusait du bout du pied

un morceau de terre instable

un mort apparut dans son dos

et lui caressant le derrière d'une main experte

lui posa la question qu'elle redoutait

et à laquelle elle devait répondre n'importe quoi

— Que fait une petite fille toute nue

si près du pays des morts

et si loin du pays de l'amour qu'elle inspire ?

demanda le mort tout excité

à l'idée que la réponse de la petite fille

serait exactement celle qu'il espérait.

 

— Elle va faire une pirouette

et se retrouver sur le derrière

ce qui n'est pas une position

très amoureuse, dit n'importe quoi

comment la petite fille

pour respecter la règle du jeu

qui veut que les morts ne comprennent pas

ce que tout le monde comprend.

 

— Vous n'avez rien à déclarer ?

demanda subitement le mort

qui n'appréciait pas qu'on se moquât

de ses dispositions amoureuses

qu'il avait si délicatement exposées.

Qu'est-ce que c'est que cette marionnette ?

ajouta-t-il très en colère

en montrant le pauvre Gnafron

qui chevauchait le tendre téton de son épouse.

 

— Ce n'est pas une marionnette !

déclara la petite fille

puisqu'on lui avait demandé de déclarer

quelque chose qui ne fut pas rien

C'est mon époux, il s'appelle Gnafron

et il a gagné au jeu de la télé

1 — le droit de m'épouser et de me faire l'amour

2 — le droit de fournir le cadavre

pour la leçon d'anatomie.

Je vous prie de lui parler avec respect

et de cesser de me parler avec amour !

 

— Je ne vous parle pas avec amour

il y a erreur sur la personne

je vous avais prise pour une morte

ce qui peut arriver à tout le monde

j'ai horreur des petits derrières tout chauds

et le vôtre est particulièrement brûlant

je souhaite bien du plaisir à monsieur

qui s'est engagé dans une voie dangereuse

en choisissant pour épouse éternelle

la pire des petites filles qui existent !

 

— Ça alors ! dit la petite fille au mort

en se retenant de lui faire pipi sur les pieds

vous n'avez pas le droit de vous mêler de nos affaires

on fait ce qu'on veut avec nos petits corps

et ça ne regarde personne

et surtout pas les morts !

 

— Passeport ! hurla le mort en ajustant son képi

je ne vous l'avais pas dit mais je suis douanier

c'est moi qui fais la loi sur la frontière

entre le monde des vivants

et celui des morts

cette ligne est le royaume des douaniers

qu'ils soient vivants ou morts

et on ne passe pas sans passeport

parce que c'est interdit par la loi !

 

— Puisqu'on vous dit que c'est un jeu !

expliqua Gnafron pour tenter de calmer le mort

qui s'était emporté à cause de la petite fille

qui était il faut le reconnaître

une véritable petite peste.

 

— Je n'ai pas la télé ! répliqua le mort

mais si vous me chantez une chanson

je fermerai les yeux et je l'écouterai

tandis que vous entrerez en fraude

j'ai bien dit : en fraude

ce qui est interdit par tous les règlements

vous entrerez donc en fraude

dans le royaume des morts

où la fraude est punie de mort

je ne devrais pas vous le dire

mais tant pis je l'ai dit

allez vous faire couper la tête tout de suite

c'est la deuxième rue à droite en sortant.

 

la petite fille n'avait aucune envie

qu'on lui coupe la tête pour si peu

— Je remonterai toute la pente

dit-elle à Gnafron qui la chatouillait

pour avoir un peu plus de place

on se fera faire des passeports

ça va demander du temps

ils n'avaient pas prévu ça à la télé

il n'y a pas de pays sans douane

et pas de douane sans douanier

tout le monde sait cela

sauf les responsables de la télé

quand je pense à tout ce temps qui est perdu !

remarque bien que le temps qui passe

me rapproche de la femme que je serai un jour

je ne perds pas vraiment mon temps

mais que c'est stupide cette histoire de passeport

n'y a-t-il pas un moyen de s'arranger

sans se faire couper la tête ?

je n'ai pas envie de mourir aujourd'hui

je n'ai pas encore connu l'amour

est-ce que les petites filles mortes deviennent des femmes ?

 

— Je vois bien un moyen, dit le mort

en offrant un bout de sa chair à la petite fille

qui se retint de mourir

ce n'est pas un moyen très légal

mais c'est un bon moyen de rentrer

au pays des morts sans mourir toutefois.

 

— Et quel est ce moyen ! fit la petite fille

en tapant du pied

 

— Tu dois m'embrasser sur la bouche,

dit le mort en montrant ses affreuses dents blanches

et tu ne dois pas être dégoûtée

tu me diras que ma bouche

a un goût de confiture à la fraise

et je te répondrai que tu te trompes

que je n'ai jamais mangé de fraise de ma mort

mais que j'ai vidé le pot de myrtilles

ce qui a énervé tout le monde

seulement voilà je suis douanier

je fais ce que je veux avec la confiture

et je me fais embrasser sur la bouche

par les petites filles en décomposition

ou par celles qui voyagent

pour connaître le monde

et l'amour qui le tourmente

que penses-tu de ce jeu érotique ?

c'est moi qui l'ai inventé tout seul

je n'ai pas de diplôme

j'ai un képi sur la tête

et la tête sur les épaulettes

je suis un douanier de première

je sais faire l'amour et je le fais savoir

alors dis-moi ce que tu penses

 

— Je pense que tu es complètement taré !

lança la petite fille en bousculant le mort

la prochaine fois que tu veux faire l'amour

ne demande pas ses papiers

à la fille que tu veux culbuter

écris-lui une lettre d'amour

elle fera pipi dessus

pour te dire qu'elle est d'accord

au sens figuré ou de manière abstraite

ça dépend de la couleur de ses cheveux !

et la petite fille entra toute nue au pays des morts

sans passeport et avec un passager clandestin

qui ressemblait à un jouet

ce qui est strictement interdit

au pays des morts

où on ne joue jamais

sauf à la roulette russe

et au jeu du flacon sans étiquette.

 

— Non mais ! fit la petite fille

serrant bien contre son sein

le pauvre Gnafron qui avait eu très peur

je ferai l'amour avec qui je veux

je le ferai toute nue ou en habit de soirée

dans une forêt de bambous

ou dans un musée national

on fait ce qu'on veut avec l'amour

pourvu qu'on le fasse à deux

et qu'on soit d'accord sur les principes

si on ne fait pas ce qu'on veut

c'est la guerre !

 

— Moi, dit Gnafron, je ne veux pas faire la guerre

la guerre est terrible avec les corps

elle les casse les déchire les coupe en morceaux

on ne peut plus faire l'amour dans ces conditions.

 

— Tu as raison, mon petit amour

le premier qui me touche le derrière

je lui envoie mon pied dans les tibias

et ma main dans les roustons !

je ne ferai pas l'amour avec n'importe qui

c'est toi que je veux dans mon sexe

et je ferai la guerre si ce n'est pas le cas !

 

Au passage elle bouscula deux morts

qui jouaient à la roulette russe

pour se rappeler le bon vieux temps

ils se répandirent dans le même fracas

tout étonnés qu'une petite fille

pût faire preuve d'autant d'énergie.

 

— Quoi ! lançait la petite fille autour d'elle

en montrant ses petits poings tout blancs de rage

il y a quelqu'un à qui je ne plais pas

j'écrabouille les figures et j'arrache les yeux

voilà ce qui me plaît de faire

aux individus mal intentionnés

qui se moquent de ma sincérité.

 

— Holà ! fit un mort qui n'appréciait pas

qu'un vivant donnât des leçons aux morts

pour leur apprendre à vivre, ce qui est insensé !

si tu veux faire du mal à quelqu'un

retourne dans ton pays de chair et de sang

ici le monde est tranquille

et l'amour est un souvenir

je ne te conseille pas de me faire la guerre

je te mordrai les pieds avec rage

et je te transmettrai la mort par les narines

approche un peu pour voir

essaie de me détruire

je vais te rasouiller les couettes

je tourmenterai tes oreilles et ton nez

voyons si tu as autant de courage que tu dis !

 

le pauvre mort vola en éclats

et se répartit aux quatre coins du monde

ce qui étonna le reste des morts

qui demeurèrent tout d'un coup pensifs.

 

— Quand je fais l'amour, dit la petite fille

je ne le fais pas à moitié

et quand je fais la guerre

c'est pareil

sauf que ce n'est pas la même chose

l'amour procure du plaisir et des enfants

la guerre donne du plaisir et des morts

la différence entre l'amour et la guerre

c'est la vie moins la mort

autrement dit l'éternité !

 

la petite fille avait de la philosophie

ce qui plaisait beaucoup à Gnafron

elle avait des allures de boxeur

et c'était très efficace

la preuve, les morts ne bougeaient plus

ils ne menaçaient plus leur amour

ils se taisaient, immobiles et blancs

et la petite fille les regardait d'un air insolent

et elle demandait avec autorité

qu'on se déclarait si on était encore

en état de faire un bon cadavre

pour une dissection cadavérique

qui avait pour but d'apprendre l'anatomie

à la nation tout entière

dans l'espoir de reconstruire Kateb

qui avait été malencontreusement détruit

ce qui était tout de même moins grave que la mort

sur laquelle on ne peut rien construire

comme chacun sait.

 

— Mesdames et messieurs,

disait la petite fille dans le micro

je suis toute nue mais je ne suis pas folle

j'ai perdu mes vêtements dans un jeu stupide

tout s'explique

est-ce que tout le monde est satisfait de mon explication ?

 

Les morts firent oui de la tête

ce qui occasionna quelques dérangements

ils n'étaient pas vraiment d'accord

mais la petite fille était une chipie

et il valait mieux être d'accord avec elle

 

— Alors, dit la petite fille, j'attends

personne ne m'offre une cigarette ?

pas même un verre d'eau pour m'étourdir ?

est-ce que mon joli est trop petit ?

est-ce que je n'ai pas assez de seins ?

j'attends qu'on veuille bien m'inviter

à faire un tour de danse sur la piste

je sais frotter mon petit ventre rond

je sais faire lever le sexe des hommes

et je sais le caresser avec mon sexe de femme

allons ! allons ! qui veut me faire danser ?

qui veut passer une nuit d'amour avec moi ?

 

Gnafron était épouvanté

la petite fille parlait comme une femme

mais elle n'était pas une femme !

elle imaginait ce qu'une femme disait

pour vendre son corps au plus offrant

mais elle n'avait pas assez d'imagination

c'était une imagination de petite fille

tout était simple dans sa tête

alors que la vie est si compliquée.

 

— Qui veut m'acheter le droit de m'aimer ?

clamait la petite fille en roulant les yeux

ce qui est très facile à faire

quand on est une petite fille.

 

— Moi je veux bien ! fit une voix très nette

et la petite fille fut très impressionnée

par la qualité sonore de cette voix.

 

— C'est qui, moi ? dit-elle sans perdre son assurance

de petite fille qui deviendra femme

quoi qu'il arrive.

 

— Je m'appelle Jean, dit la voix

je viens de mourir et je le regrette un peu

Kateb est mon ami de toujours

si je peux lui être utile, je suis d'accord

pour être disséqué sur la place publique

et si tu veux me faire l'amour avant

je ne dirai pas non

j'adorais faire l'amour aux femmes.

 

— Ce n'est pas encore une femme !

gronda Gnafron qui devenait menaçant

 

— Est-ce que tu es en bon état ?

demanda la petite fille en se mordant les lèvres

comme elle faisait chaque fois

qu'elle sentait le vent tourner en sa faveur

montre-toi un peu qu'on te voie

je ne peux rien juger à t'entendre

allez montre-toi ! les morts aussi sont nus

je verrai si tu mens quand tu parles d'amour.

 

Jean sortit de la foule, nu et impérial

il montra à tout le monde

le grand sexe qu'il avait bandé

pour impressionner la petite fille.

 

— C'est trop gros, fit-elle, je n'en veux pas.

ce n'est pas un sexe, ce n'est pas pour moi

d'ailleurs je ne suis pas encore une femme

et quand je le serai enfin

tu auras complètement pourri

ce qui incompatible avec l'amour.

 

La foule était déçue

Jean avait fait de gros efforts

et la petite fille n'avait pas tenu sa parole

elle paraissait un peu minable maintenant

elle avait parlé de l'amour sans savoir ce que c'est

ce qui arrive souvent aux petites filles

elle était rouge de confusion

et elle avait honte de sa nudité

mais elle ne pouvait pas la cacher

à moins de s'enterrer vivante

ce qui l'aurait soustrait au regard amusé

de Jean qui sans tenir compte de son refus

s'approchait d'elle lentement

insensible aux récriminations de Gnafron

et porté par le soupir de la foule

qui reprenait goût à la vie.

 

D'une pichenette il envoya Gnafron sur les rochers

la petite fille ne put s'empêcher de rire

en entendant la marionnette se briser

sans un cri

sa voix stupide s'était éteinte pour toujours

 

— On ne va pas faire ça devant tout le monde,

dit la petite fille d'une voix très douce.

 

— Ça fera plaisir à tout le monde

que tu soupires pour tout le monde

et pas seulement pour moi.

Et puis les oiseaux seront témoins

de toute façon.

 

— Les oiseaux, ce n'est pas pareil

ils s'envolent et on ne sait jamais

si c'était celui-là ou un autre

 

— Les oiseaux sont de stupides bavards

ne les entends-tu pas jacasser ?

ce qu'ils disent de ta peau, de tes yeux

ce qu'ils disent de ton superbe coquillage

crois-tu que personne ne l'entend ?

ce qu'ils disent de ta voix, de tes mots

ce qu'ils disent de tes cuisses qui s'ouvrent

crois-tu que personne ne l'entend ?

ce qu'ils disent de ton cri, de ta joie

ce qu'ils disent du plaisir que tu respires

crois-tu que personne ne l'entend ?

les oiseaux sont d'éphémères paroles

mais tout le monde en entend le sens

le crois-tu ? ou bien crois-tu les oiseaux

qui mentent chaque fois que leurs ailes

nous redonnent le plaisir et l'amour ?

ou bien ne mentent-ils que pour nous plaire

et notre amour existe bel et bien

et le plaisir n'est pas la moindre de nos erreurs.

 

Jean se pencha sur elle

elle avait fermé les yeux

elle ne voulait rien voir rien entendre

il n'y avait plus rien à respirer à goûter

seule sa peau en murmurait encore

le glissement masculin.

 

LA DISSECTION

 

— Je ne suis pas encore tout à fait mort

dit Jean en caressant les seins de la petite fille

et tu es tellement vivante

je vais pourrir demain

on n'y peut rien

mais avant je te ferai un enfant

un enfant de chair et d'os

il faut que ma sève remonte

il faut que je remplisse ton ventre

je n'ai pas fait d'enfant

à aucune des femmes que j'ai connues

et j'ai choisi la mort sans y penser

je n'ai pas pensé à un enfant de chair et d'os

j'ai revu leurs cuisses amoureuses

mais je n'ai pas pensé à l'enfant

que j'aurais pu avoir

de chair et d'os

de chair de femme et d'os de femme

et toute mon âme dedans

pour l'éternité.

 

— Je ne peux pas avoir d'enfant

on peut caresser mon joli

même si c'est interdit par la loi

mais je ne te donnerai pas un enfant

je suis trop petite

et sans doute pas assez amoureuse

enfin je ferai ce que je pourrai

je vais crier le plus fort possible

je ne sais pas si ça aidera

je l'ai vu au cinéma

et ça les aidait bien

mais je n'ai jamais vu personne

faire l'amour avec un cadavre

encore chaud.

 

— la mort ne compte pas,

le premier ver n'est pas né

je suis encore vivant

même si je meurs

il me reste de l'amour

il me reste des liqueurs

il me reste ta peau

et la mort n'attend pas.

 

La petite fille mit sa langue

dans la bouche de Jean

ce n'était pas très propre

de faire ça avec un mort

parce que les morts sentent mauvais

et elle sentit le goût sur sa langue

et elle trouva ça un peu dégoûtant

mais c'était la première fois qu'elle faisait l'amour

et elle se fichait pas mal que ce soit dégoûtant

l'important c'est que ce soit fait une première fois

pensait-elle en donnant son baiser

ensuite je le ferai deux fois par jour

sauf le jour de Pâques à cause des œufs

 

Jean l'aimait vraiment beaucoup

il avait mis son gros zizi dans son joli

et elle n'avait pas eu mal du tout

et il la caressait maintenant

et elle attendait le plaisir

 

et puis soudain elle sentit son ventre se gonfler

une douleur immense la remplit tout entière

elle se mit à crier de toutes ses forces

elle sentit qu'elle allait mourir

le plaisir avait disparu d'un coup

il s'était annoncé en s'insinuant doucement

dans toutes les fibres de sa chair

et d'un coup il se transformait en douleur

une souffrance insoutenable

et elle criait pour refuser l'amour

mais il était trop tard

elle sentait bien qu'elle allait mourir

elle s'ouvrait lentement

le sang se répandait autour d'elle

et le sexe de Jean continuait de gonfler

il gonflait devenait noir et dur

et il la déchirait comme un oiseau

et elle ne pouvait plus crier

griffant la chair de Jean qui se changeait

elle vit la crinière les dents blanches

le reflet des sabots la queue en panache

elle ne comprenait pas

elle voulait le plaisir

elle aurait fait un enfant si cela avait été possible

mais Jean se changeait en cheval

et sa verge gigantesque la coupait en deux

elle cessa de vivre.

 

Les morts étaient terrorisés

ils n'avaient jamais vu ça

de toute leur existence

le cheval mesurait six mètres de haut

majestueux et noir

il hennit puissamment

et se cabra au-dessus du cadavre ensanglanté

ses sabots piétinèrent le corps disloqué

et il ne resta plus de la petite fille

qu'une tache rouge et blanche

qui n'était même pas la mort.

— Qu'en as-tu fait ? demandèrent les morts

pourquoi l'avoir écrabouillée de cette manière

tu es un monstre de fureur

ta cruauté dépasse l'imagination

elle te l'aurait donné

cet enfant de chair et d'os

pourquoi l'avoir ainsi écrasée

pourquoi l'avoir réduite à ce fracas

ça nous donne envie de vomir

 

— Elle n'existe plus, dit le cheval

elle n'est même pas morte

je n'ai pas pu faire autrement

mon existence de cheval légendaire

commence par un assassinat

et je tuerai encore sans le vouloir

ma sauvagerie est une forme d'écriture

tant pis pour ceux qui ne lisent pas.

 

— Moi, dit un mort qui fumait la pipe

ce qui était étrange pour un mort

car la pipe est un plaisir de l'existence

et non pas de l'au-delà,

j'ai déjà assisté à une métamorphose

une seule dans toute ma vie

mais celle-là dépasse toutes celles

que j'aurais pu imaginer

pour ne pas m'ennuyer

si la petite fille n'est pas morte

c'est qu'elle est vivante

elle est simplement détruite

nous pouvons donc la reconstruire

si c'est ce que nous voulons.

 

— Faites ce que vous voulez, dit le Cheval

elle ne m'intéresse plus maintenant

j'ai fait ce que j'avais à faire

si vous voulez la reconstruire

il vous faudra apprendre l'anatomie

c'est une science très difficile

qu'on ne peut pas comprendre

si on n'a jamais fait l'amour

Moi je vais effrayer le monde des vivants

c'est ainsi que continue mon existence

je ne sais pas comment elle se terminera

c'est d'ailleurs sans importance

l'essentiel étant que j'exerce ma cruauté

comme je l'ai fait avec ce bout de chou

elle ne savait pas faire l'amour

mais elle aurait appris à le faire

je parle en connaisseur

mon existence d'homme

fut tout entière consacrée à la femme

j'en ai étudié l'anatomie et la physiologie

et j'ai toujours fait l'amour

en me fiant aux résultats de mes calculs

ça ne m'a pas empêché de mourir

ce qui est un drame comme les autres

ni plus ni moins

 

Écartez-vous de mon chemin !

dit le cheval en exécutant

une formidable ruade

qui projeta en l'air cailloux et verdure

Reconstruisez son petit corps

si c'est tout ce que vous voulez

elle vous en remerciera sans doute

si son corps est fait pour l'amour !

 

Et le cheval se mit à galoper dans la pente

faisant sonner ses sabots sur les rochers

les morts s'approchèrent de l'énorme crotte

qui sentait l'herbe des champs

— Qu'est-ce que c'est que cette chose ?

demandèrent plusieurs d'entre eux

en enfonçant des bâtons dans la crotte fumante.

 

— Ne voyez-vous pas que c'est une crotte !

dirent les plus savants en reculant

tous les chevaux font des crottes n'importe où

ils ne peuvent pas se retenir

c'est la nature on n'y peut rien

on y fera pousser des fleurs

les morts aiment bien les fleurs

et les fleurs aiment bien le fumier.

 

ensuite ils se rassemblèrent en silence

autour du corps écrasé de la petite fille

elle ne respirait plus

elle ne ressemblait plus à une petite fille

elle avait l'air complètement morte

mais le cheval avait sans doute raison

elle était simplement détruite

à quoi ça sert de détruire les êtres vivants

certainement pas à les faire mourir

quand on veut faire mourir un être vivant

on le tue, on ne le détruit pas

c'est tellement cruel de détruire les gens

et tellement difficile de les reconstruire

c'est pourtant ce que les morts allaient tenter

ils reconstruiraient la petite fille

ils n'avaient pas la télévision

ils n'avaient aucune raison

de ne pas avoir la télévision

mais enfin ils ne l'avaient pas

ce qui ne les empêcherait pas de reconstruire

la petite fille

et elle serait aussi belle qu'avant

un peu moins nue toutefois

afin de ne pas s'attirer des ennuis

ils mettraient le temps

le temps ne leur manquait pas

et un jour la petite fille serait vivante

et elle irait courir dans le monde des vivants

pour se chercher un mari

et lui faire des enfants

beaucoup de morts avaient des enfants

des enfants morts et des enfants vivants

et ils auraient bien aimé épouser une petite fille

rien que pour lui faire des enfants

qui mourraient un jour.

 

est-ce qu'elle pouvait parler au moins ?

est-ce que la bouche avait été détruite ?

non ? la bouche peut parler

c'est la tête qui n'a plus rien à dire

il faut reconstruire toute la tête

et donner à manger à la bouche

sans exiger rien d'autre

en attendant que le travail soit fini

ce serait long et difficile

on se tromperait quelquefois

ou bien la beauté ne serait pas recherchée

et on en trouverait une autre

et on apprendrait à chercher la beauté

et on trouverait celle qui conviendrait le mieux

à l'âme désormais tourmentée

de la petite fille toute nue

qui avait connu l'amour trop tôt

avec un mort qui ne voulait plus mourir

ce qui est rare et souvent impossible

et qui s'était transformé en cheval

en cheval légendaire et énorme

ce qui n'était pas du tout prévu

et qui changeait le cours de l'histoire.

 

Les morts rassemblèrent tous les morceaux

et ils remplirent beaucoup d'étiquettes

ils avaient une méthode infaillible

à défaut d'avoir une télévision

la bouche de la petite fille

leur souriait gentiment

elle avait perdu la tête

mais elle savait reconnaître ses amis

elle ne se souvenait plus que l'amour existe

ce qui n'avait vraiment aucune importance

pour une petite fille détruite

elle se contentait de sourire

elle ne savait pas très bien pourquoi elle souriait

et les morts avaient arraché toutes leurs dents

pour ne pas l'effrayer

 

Que c'est beau, tous ces morts si gentils

pensait la petite fille détruite

ils sont si gentils

que j'ai envie de les embrasser

ils sentent mauvais c'est normal

ils se parfument d'éternité

moi je sens bon encore un peu

qu'est-ce que j'aimais me parfumer !

ça me donnait un regard coquin

ce parfum où je baignais mes yeux

j'avais tellement envie de vivre !

j'aurais fait l'amour avec tant d'amour !

ce que c'était beau l'amour

quand il se réveillait en moi

et que je souriais

et qu'on me trouvait gentille

mais la vie n'a pas voulu de moi

l'amour me souriait aussi

entre un bouquet de fleurs

et l'envol de ma jupe

j'ai souri et je n'ai pas compris

le cheval a fait ce qu'il devait faire

j'ai eu très mal

j'ai cru que j'étais morte

je ne voulais pas mourir

les morts ne font pas l'amour

moi non plus je ne l'ai pas fait

il faudra que ça m'arrive un jour

je ne me déchirerai pas en saignant

je n'appellerai pas les pompiers

il n'y aura aucun cheval entre mes jambes

et je ne serai pas piétinée

je ferai l'amour une deuxième fois

et il me mordra l'oreille

et trois et quatre et cent et mille

et tant que ça m'arrivera

je n'aurai pas peur de la mort

l'amour la mort

je ne sais pas ce que ça donne

dans les autres langues

en français c'est terriblement vrai

on a envie de se taire

je fais l'amour

tu fais le mort

nous faisons ce que nous pouvons

quand le français

est notre langue maternelle.

 

là-haut Kateb s'impatientait

— Voilà cinquante ans que ça dure

se lamentait-il en regrettant amèrement

d'avoir préféré la télé au théâtre

elle a dû beaucoup vieillir depuis

est-ce qu'on peut jouer dans ces conditions ?

 

— Moi je ne peux rien commencer

dit Thomas dans le micro

si je n'ai pas un cadavre sous la main

on ne peut pas exécuter proprement

une dissection cadavérique

si on n'a pas un cadavre à disséquer.

 

— Il n'y a qu'à tuer quelqu'un

dit Kateb en désespoir de cause

je sais que c'est interdit par la loi

mais on peut toujours essayer

si on se fait prendre tant pis

 

— Veux-tu te taire espèce de crétin !

dit Thomas en mettant le micro sous son bras

je ne veux pas entendre parler d'assassinat

à la télé on fait de la pornocacographie

l'assassinat y est interdit

ce n'est pas de ma faute mais c'est comme ça

il ne peut y avoir de solution

que pornocacographique

 

— On peut bien tuer pornocacographiquement

dit Kateb d'un air entendu

c'est très pornocacographique la mort

il suffit de savoir s'y prendre

on pourrait au moins étudier la question

ça nous ferait passer le temps.

 

— Non, non, le public n'est pas encore prêt

à débattre de ce sujet devant tout le monde

je ne tiens pas à me faire éjecter

de mon siège de présentateur à la télé

on peut en discuter tous les deux si tu veux

ça me donne des idées pour faire l'amour aux femmes

au lieu de leur faire pipi sur le ventre

pornocacographiquement parlant

on les tuerait d'un coup de revolver

et quand elles seraient bien mortes

on leur dirait qu'on les aime

ce serait plus facile si on est timide

c'est tellement difficile de dire à une femme

l'amour qu'elle nous inspire

ce serait plus facile si elle était morte

bien sûr on ne pourrait plus faire l'amour avec elle

ce qui est un inconvénient

on continuerait de le faire

avec les femmes qu'on n'aime pas

et puis on disséquerait des cadavres bien chauds

et ta reconstruction ne poserait plus aucun problème

c'est comme ça que je vois les choses

c'est comme ça qu'elles arriveront

qu'en penses-tu Kateb ?

est-ce qu'on commence maintenant ?

j'ai une grosse envie de faire l'amour

ce ne sont pas les femmes qui manquent

j'en veux une avec de gros seins

et plein de poils sur le joli

qui veut mourir pour une bonne cause ?

est-ce que je leur pose la question ?

je vais me faire virer sans tambour ni trompette

Kateb je trouve tout cela bien cochon

j'ai terriblement envie que ça arrive

mais ça n'arrivera pas

je n'ai aucune morale

mais j'ai peur d'aller en prison

je préfère me priver d'amour

plutôt que d'aller en prison !

 

— Alors on attendra que ça vienne

dit Kateb, on attendra le déluge

parce que c'est bien ce qu'on attend ?

la petite fille était trop nue

et sa marionnette de bois bien trop petite

elle ne trouvera pas le cadavre qu'il faut

elle ne sait pas ce que c'est qu'un cadavre

et puis il y a les oiseaux

tu y as pensé aux oiseaux toi ?

elle les a regardés

elle s'est arrêtée pour les regarder

et ils lui ont plu

les oiseaux aiment faire l'amour

surtout aux petites filles

qui se promènent toutes nues

avec une marionnette bleue

entre leurs seins au coquillage

je n'aime pas les petites filles

je préfère les femmes bien en chair

et depuis cinquante ans je ne fais plus l'amour !

j'ai eu tort de choisir la télé

la petite dame du théâtre

ne savait pas très bien faire l'amour

mais elle le faisait !

avec moi

j'étais reconstruit un peu n'importe comment

de bric et de broc comme on dit au théâtre

mais j'existais !

avec elle

et tu ne veux pas tuer la femme que tu aimes !

 

Kateb avait raison

quelle idée d'avoir confié une mission

de cette importance

à une petite fille complètement nue

qui ne savait rien de l'amour

à part sa marionnette bleue

en collier sur ses seins

les oiseaux l'avaient sans doute séduite

et depuis ils la remplissaient d'enfants d'oiseaux

et elle enfantait des oiseaux

malgré la jalousie terrible

de sa marionnette bleue.

c'est comme ça que les choses avaient dû se passer

il fallait l'expliquer aux téléspectateurs

mais personne ne voudrait mourir

pour être disséqué devant tout le monde

on ne gagne rien à être disséqué

on peut jouer mais on ne gagne rien

et il n'y a aucun plaisir à jouer à ce jeu

d'ailleurs est-ce vraiment un jeu

que de se faire tuer

d'un coup de revolver dans la rue

ou d'un coup d'épée dans l'eau ?

non ça ne nous intéresse pas

d'ailleurs on va éteindre la télé

boire une tisane de verveine

et faire le tour du monde en 80 jours

ça nous distraira de ce mortel ennui

et puis que Kateb se débrouille

il n'est pas mort après tout

il peut très bien vivre longtemps

n'oubliez pas d'éteindre la lumière

on va encore avoir une note d'électricité

qui va nous faire regretter la vapeur.

 

En bas, les morts s'affairaient avec méthode

ils rangeaient les morceaux

enlevaient bien les petits cailloux et les brins d'herbe

pas question de reconstruire la petite fille

si c'est pour qu'elle se gratte toute la journée

à cause des cailloux et des brins d'herbe

pour reconstruire un être vivant

il faut de la méthode

la petite fille était très patiente

elle attendrait tout le temps qu'il faudrait

l'essentiel étant d'être bien reconstruite

sans cailloux ni brins d'herbe

il n'y a rien de pire que les cailloux

et que les brins d'herbe

pour empêcher de faire l'amour

comme il faut le faire

quand il n'y a rien pour l'empêcher

la petite fille avait connu le plaisir

elle l'avait inventé avec la marionnette

elle l'avait deviné avec Jean

un jour elle le connaîtrait

et elle en voudrait encore

non pas pour le connaître mieux

ce qui n'est pas vraiment intéressant

sauf pour les érudits —

mais pour que ça recommence

et que ça continue de recommencer

en s'arrêtant de temps en temps

pour régler les affaires ordinaires

et donner à manger aux enfants

et peut-être aussi pour aller voter

parce qu'on ne peut pas faire l'amour

si la loi l'interdit

surtout si la peine de mort

menace de s'appliquer

chaque fois qu'on efface les traces

de la nuit.

 

— Tu m'as cassé, disait la marionnette bleue

qui s'était un jour appelée Gnafron

et tu n'as même pas pleuré

en me voyant mourir.

 

— Tu n'es pas mort, et moi non plus

nous sommes simplement détruits

on a été un peu fous de jouer à ce jeu

on aurait pu mourir vraiment

et ne jamais connaître l'amour.

 

— Mais je t'ai donné de l'amour !

dit la marionnette en mille morceaux

ne me dis pas que tu l'as oublié !

 

— Je n'ai rien oublié du tout

mais depuis les choses ont changé

et puis on en reparlera plus tard

quand je serai entièrement reconstruite

pour l'instant je n'ai pas toute ma tête

je ne sais pas très bien ce qu'il faut en penser

et puis j'ai trop envie de faire l'amour

 

— Personne ne me reconstruira

les morts aiment les petites filles pas les jouets

je vais tout simplement disparaître

sans laisser de traces

et tu ne te rappelleras plus mon existence.

 

— Je ne t'oublierai pas

mais que veux-tu que je fasse

si personne n'a envie de te reconstruire ?

je ne peux rien pour toi, je le regrette

les morts ne jouent pas avec les marionnettes

avec les petites filles non plus d'ailleurs

mais une petite fille est vivante

les marionnettes sont toutes mortes

elles n'existent que pour jouer

tandis que les petites filles existent pour faire l'amour

ce qui est très beau du point de vue des morts

et même inoubliable

sais-tu ce que veux dire « inoubliable » ?

tu le saurais si tu n'étais pas une marionnette

 

— Je n'ai pas envie d'être oublié

moi aussi je veux faire l'amour

est-ce que je ne le fais pas bien ?

tu as bien ouvert tes cuisses pour que j'y aille

et j'y suis allé sans discuter

et je t'ai fait ce que j'ai fait

je te l'ai fait combien de fois ?

tu ne te rappelles déjà plus

veux-tu que je te dise

combien de fois je l'ai fait ?

 

— Ça ne compte pas, dit la petite fille

un peu irritée par la marionnette bleue

ce qui compte c'est le plaisir

et je te remercie de l'avoir inventé

mais ce n'est pas toi qui me l'a donné.

 

— Personne ne te l'a donné !

il est venu et il est reparti

tu n'as rien vu rien senti

tu n'as rien dit de plaisant à ce sujet

il ne s'est rien passé et tu le sais bien.

 

— Il ne s'est rien passé et je ne veux pas le savoir !

Je ne savais pas que je faisais l'amour

avec un cheval

mais je ne recommencerai pas

la prochaine fois je le ferai avec un homme

et tout se passera comme il faut

et je connaîtrai le plaisir qui me manque

 

— S'il ne te manquait que le plaisir !

dit la marionnette en riant un peu

il te manque deux ou trois autres choses

par exemple tu as une cervelle d'oiseau

c'est normal tu aimes les oiseaux

et ils te le rendront un jour

par exemple tu as un cœur de pierre

ce qui est normal

tu es toute remplie de cailloux

et de brins d'herbe

les morts te reconstruiront n'importe comment

ils ne savent pas l'anatomie

as-tu pensé à ce à quoi tu ressembleras

quand ils passeront le dernier glacis ?

les morts n'ont aucun goût

en matière d'esthétique féminine

je suis vraiment désolé pour toi

 

— Tu es jaloux comme une marionnette !

d'ailleurs tu ES une marionnette

et je ne veux plus parler avec toi.

 

Plus loin, dans la pente,

le cheval de six mètres de haut

avait oublié qu'il avait été un homme

et qu'il avait fait l'amour à une petite fille

il galopait remontant la pente

et la terre et la verdure volaient autour de lui

et les oiseaux effrayés par tant de gigantisme

se carapataient en piaillant à tue-tête.

le cheval regardait droit devant lui

il s'éloignait du pays des morts

à une vitesse vertigineuse.

il voulait vivre maintenant

et il traversait des contrées magiques

sans y prêter la moindre attention

toutefois, arrivé à l'orée d'un bois

il aperçut au loin sur sa route

une silhouette qui s'avançait dans sa direction

il ralentit un peu le pas

clignant des yeux pour deviner

non pas qui cela pouvait être

car il ne connaissait personne

mais ce qu'on voulait de lui

en un moment si important de sa vie.

en s'approchant,

il vit que c'était une femme

et elle lui faisait signe de s'arrêter

il s'arrêta en effet

mais loin devant elle

elle n'avait pas l'air d'avoir peur

elle souriait un peu bêtement

comme font quelquefois les femmes

quand elles veulent obtenir quelque chose

et elle s'approcha d'un pas décidé

elle aurait dû se méfier

d'un cheval de six mètres de haut

ce qui n'est pas une chose courante

dans le monde où les hommes sont ordinaires

elle ne se méfia pas

et elle se planta toute droite devant lui

retenant ses cheveux que le vent agitait

le cheval renâcla un peu

il ne voulait pas la menacer

il aurait pu l'ignorer

ou bien l'écraser sous son sabot

il avait bien écrasé une petite fille

pourquoi pas une femme ?

mais il ne bougea pas

il la regarda

et il frémit un peu en rencontrant ses yeux

qu'elle avait noirs et profonds

et dont elle savait se servir

pour qu'on l'écoute.

elle parla la première cependant

— Est-ce que tu es un cheval ?

dit-elle, est-il possible que tu sois un cheval ?

je n'ai jamais vu un cheval aussi grand.

Tu mesures au moins six mètres de haut

Veux-tu me porter sur ton dos ?

Je reviens sur la terre des hommes

j'ai été l'amante des oiseaux

pendant bien des années

et les oiseaux m'ont fatiguée

j'ai manqué de l'amour dont j'ai besoin pour vivre

et que dire du plaisir que je ne trouve plus

dans leurs ailes blanches et noires !

Veux-tu me porter sur ton dos ?

Je m'accrocherai à ta crinière de vent

je ne te dirai rien de ce que je sais

sauf si tu veux parler

dans ce cas je te parlerai de l'amour

Est-ce que tu connais l'amour ?

Y a-t-il une jument de cette dimension

dans ce monde incroyable ?

Je n'en ai jamais vue d'aussi grande que toi

 

Le cheval recula un peu

cette femme parlait trop

pourquoi parlait-elle d'amour

à un cheval qui ne connaissait aucune jument ?

les amantes d'oiseaux ont le bec bien pendu !

 

— Si tu ne veux pas, ce n'est pas grave

dit la femme en s'écartant du chemin

mais je t'en prie

ne m'écrase pas dans tes sabots

je veux vivre encore après ce que j'ai vécu

je veux connaître des hommes

les oiseaux m'ont fatiguée de l'amour

maintenant je veux boire

est-ce que tu bois quand tu es malheureux ?

 

Le cheval ne répondit pas

qu'aurait-il répondu d'ailleurs ?

il était sauvage comme le vent

il ne connaissait aucune loi

et il pourrait écraser n'importe qui

que ça plaise ou non

que ce soit bien ou pas

 

— Je suis contente de t'avoir connu

dit la femme qui s'assit par terre

continue ton chemin si tu veux

je parlerai toute seule ou avec mon âme

est-ce que tu sais si j'ai une âme ?

non, tu ne sais rien de la mentalité des femmes

je vois bien que tu n'es qu'un cheval

je t'avais pris pour un homme

un homme pas ordinaire

mais je me suis trompée

ce n'est pas ma route que tu choisis

va, galope jusqu'à la terre ferme.

les hommes t'attendent peut-être

ils adorent le spectaculaire

tu t'engageras dans un cirque

c'est très amusant de jouer au cirque

j'ai été une danseuse autrefois

et j'ai montré mes seins dans la lumière

est-ce qu'ils étaient beaux mes seins ?

tu ne t'en souviens pas bien sûr

tu es un cheval si étonnant

veux-tu m'étonner vraiment ?

donne-moi cette ruade en pleine tête

qu'elle éclate en mille morceaux

et que les oiseaux se régalent de mes restes

ils m'ont fait l'amour pendant des années

et j'ai aimé ça plus que tout

j'ai adoré le plaisir dans leurs ailes

mais ce sont là des choses du passé

maintenant je parle à un cheval

ça ne me trouble pas l'esprit

il y a tellement de choses étranges

qui ne me dérangent pas l'esprit

j'aurais adoré parler à un cheval

un cheval de six mètres de haut

avec une verge fantasmatique

et des yeux pour tomber amoureuse !

des yeux je ne vous dis que ça !

 

le cheval avait envie de parler maintenant

mais il ne dit rien

il ne donna aucune ruade

il ne se mit pas à galoper aveuglément

il demeurait immobile

et la femme le regardait

et elle racontait des choses de sa vie

et il ne comprenait pas tout

il comprenait que c'était une bonne cavalière

une cavalière sauvage comme lui

elle pouvait monter sur son dos

et s'accrocher à sa crinière de vent

il ferait exactement ce qu'il voulait

et il n'aimerait pas le vent

il n'écouterait pas les oiseaux

il ne répondrait rien à ses questions

il galoperait à travers le monde

avec une femme sur son dos

une femme bien plus petite que lui

mais aux dimensions exactes

une femme qui avait aimé les oiseaux

après avoir montré son anatomie dans la lumière

elle n'aimait plus les oiseaux

elle faisait ce qu'elle voulait de son anatomie

elle était simplement mêlée à sa crinière

elle lui parlait dans l'oreille des choses du monde

des choses qu'il ne savait pas

et qu'il oubliait

des choses qui revenaient l'habiter encore

et qui le quittaient quand le temps le voulait.

 

Voilà comment Kateb vit le cheval

le cheval de six mètres de haut

un cheval gigantesque et magnifique

avec un regard droit et impassible

il y avait une femme sur son dos

elle s'accrochait à la crinière de vent

c'était deux êtres sauvages

que personne ne maîtriserait jamais

ce cheval avait fait l'amour

cela se voyait

la femme avait fait l'amour aussi

peut-être avec les oiseaux

les femmes font beaucoup l'amour avec les oiseaux

et puis elles deviennent belles et sauvages

et celle-là ne conduisait pas le cheval

elle se laissait conduire

elle allait où il voulait aller

et ils avaient surgi du ciel

magnifiques dans leurs voiles de nuages

ils s'étaient arrêtés au bord du ciel

la femme parlait au cheval

comme si elle revoyait ce qu'elle avait connu

et le cheval semblait découvrir le monde

en l'écoutant parler de ce qui avait changé

et de ce qui n'avait pas bougé

Kateb aima le cheval tout de suite

il aima cette sauvagerie pure

il voulait la dompter

il la dompterait

et la femme aimerait ça

elle aimerait cette reconstruction lente.

 

SUR LA PLAGE

 

Allez hop ! je vous dis

on cherche à se souvenir de Kateb

il n'y a plus personne sur la plage

il fait nuit

tout le monde dort

même les oiseaux dorment

c'est vous dire le sommeil

Kateb n'est plus ce qu'il était

vous vous souvenez sa bouche ses yeux

sa peau ses os le sable le vide

que se passe-t-il pourquoi comment etc. ?

et une petite voix qu'on entend à peine

qui chatouille l'oreille qu'il ne trouve pas

mais elle existe pourtant cette oreille

une voix qui ressemble à de la moelle

une voix entourée d'os

elle ressemble à la moelle dit :

« Voilà ce que c'est

de rechercher les preuves

de son autobiographie »

il n'y a pas eu de confidences

une simple histoire d'amour

entre deux personnages de roman

dont l'un est le créateur de l'autre

voilà ce que c'est !

enfin on n'y peut rien ou pas grand-chose

parce que ce qu'on peut ne sert à rien

 

Kateb est seul et il s'embête

le soleil ne s'est pas encore levé

c'est embêtant et ça esseule

il se lèvera quand ce sera l'heure

ce n'est pas l'heure et il reste couché

il cherche des yeux dans sa tête

ce n'est pas le moment de jouer

on ne peut pas dire que le moment est bien choisi

on peut dire qu'il est mal choisi

on peut se taire mais on a envie de jouer

alors on joue et on ne se tait pas

on joue à quoi et qu'est-ce qu'on dit ?

on joue à fouiller dans la mémoire

une partie de la mémoire est consacrée aux jeux

il ne faut pas se tromper de partie

si on se trompe on ne joue plus

on risque même de s'embêter

je ne veux pas m'embêter, pense Kateb

il faut que je joue à quelque chose

à un jeu de mon âge si c'est possible

si ce n'est pas possible

n'importe quel jeu fera l'affaire

je paierai le prix qui convient

même si c'est cher payé

on ne paye jamais assez pour s'amuser

et tellement pour s'embêter à être des hommes

dire qu'on a été des enfants

comment le dire ? c'est difficile !

j'irais bien ramasser ce coquillage

on dit qu'il est habité par un enfant

toc toc toc est-ce que je peux entrer ?

ou plutôt soyons plus précis

est-ce que mon imagination peut entrer ?

bonne question et pas de réponse

toc toc toc ou bien faut-il imiter la sonnette

dreling dreling qui est à la porte ?

c'est moi je m'embête je veux jouer

est-ce que tu veux jouer à des jeux ou à autre chose

je préfère les jeux

bien que mon imagination m'interdise

de penser à autre chose

j'ai bien un jeu mais je ne sais pas

si on peut jouer avec

est-ce qu'on peut essayer sans risque

on ne risque rien à gagner jouons

sur le tapis derrière l'arbre sous la robe

il faut jouer à ce jeu formidable

quel est le dernier livre à la mode ?

comment le retrouver s'il est perdu ?

mince ! je ne connaissais pas ce jeu-là

on ne peut pas gagner mais c'est jouable

jouons encore si vous le permettez

pourquoi Nicolas aime Pernelle ?

parce que ce n'est pas pourquoi c'est comment

qu'il faut dire si on ne veut pas se tromper

 

— fripons ! gueux ! traîtres ! imposteurs !

allez jouer ailleurs infâmes ! coquins ! insolents !

sinon je vais me fâcher

et écrire dans le journal

des choses qui diminueront

le chiffre de vos tirages

quand vous serez bien pauvres

vous m'en direz des nouvelles

de la manière dont je satirise

ce qui ne convient pas au monde !

allez jouer de la mandoline ou du pipeau

il faut savoir croquer dans la myéline

est-ce qu'on joue avec de telles connexions ?

bandits ! voleurs ! chenapans ! voyons voir

si vous faites toujours les malins

quand il n'y a plus de jouet pour jouer !

 

alors comme ça on veut jouer ?

et on se met à jouer avec n'importe qui

et donc de n'importe quelle manière

d'une manière qui n'est pas constructive

et on s'étonne de ce qui arrive !

est-ce qu'on s'étonne de ce qui arrive ?

un peu tout de même même plus qu'un peu !

et alors, qu'est-ce qu'on dit à son mentor ?

qu'est-ce qu'on dépose sur ses lèvres

à part le baiser obligatoire ?

il y a des preuves d'amour qui se passent d'amour

je vais vous faire savoir moi

de quoi il est question non mais !

 

Kateb n'arrivait pas à jouer

il y mettait du sien mais rien à faire

on ne peut pas bien jouer si on n'est pas bien construit

et Kateb ne l'était pas

il avait été un homme comme les autres

et puis il avait dû subir une intolérable destruction

et maintenant il n'y avait rien à faire

il était détruit et il le resterait

en attendant de mourir vraiment

et il n'arrivait pas à jouer pour passer le temps

il ne désirait pas jouer

pour découvrir quelque chose de nouveau

qu'il offrirait à l'humanité éberluée

qu'il ait réussi sa reconstruction

d'une manière aussi extraordinaire

non il n'avait pas le goût de la découverte

quand il pêchait quelque chose

du temps où il était encore construit

il savait toujours ce qu'il ramènerait

et c'est exactement ce que l'humanité attendait de lui

et c'est toujours comme ça que les choses s'étaient passées

maintenant il voulait jouer pour s'amuser

ça fait une sacrée différence

jouer pour s'amuser

c'est différent de jouer pour découvrir

c'est différent aussi de jouer pour pêcher

voilà trois manières de jouer

qui font toute la différence

c'est-à-dire qu'au goût improbable de la découverte

il faut enlever le goût du commun des mortels

et on obtient en principe

si le calcul est bien posé en termes clairs

un jeu dont on peut dire sans se tromper

que c'est le plus amusant qui soit

mais tout ceci n'est pas un jeu

c'est sérieux comme un calcul mental

et il vaut mieux l'écrire pour s'en souvenir

parce qu'on est prêt à tout oublier

tellement on a envie de jouer

 

non ce n'est pas l'envie qui me manque

répétait Kateb dans sa tête sans forme

l'os de ma tête est quelque part au fond de moi

et je n'ai pas envie de jouer à le retrouver

d'ailleurs à quoi ça me servirait ?

ça me servirait à trouver l'os de ma tête

ce qui ne sert à rien on le sait

on peut très bien penser sans os

à l'intérieur de la tête

je connais des tas de gens

qui n'ont pas d'os à l'intérieur de leur tête

et qui pensent fort bien malgré ce manque

ce qui prouve que l'os ne sert à rien

si tout se résume à bien penser

ce qu'on va dire à propos de soi

 

enfin chacun est libre je crois

de faire ce qui lui plaît de ne pas faire

c'est là une vérité sans réciproque

parce que celui qui est content de n'être rien

n'est pas forcément aussi libre qu'il dit

il y a des choses qui me traversent l'esprit

qui s'imposent à moi comme des vérités

celle-là en est une et je l'écris

je n'écris pas tout ce que je pense

bien que ce soit parfaitement possible

je ne veux vexer personne

surtout parmi les gens que j'aime

et qui sont une partie de mon anatomie

il faut deux âmes au moins

pour fabriquer un être convenable

 

et Kateb avait tellement envie de jouer

tellement envie de bien goûter chaque seconde

et les secondes passent si vite si vite

il aurait pu lire un livre

il n'y a pas de livre sur la plage

tout le monde sait cela même les oiseaux

qui d'ailleurs ne font pas un réel effort de lecture

mais il y avait tant de livres dans sa tête

il y avait un livre pour chaque fête patronale

ce qui faisait un grand nombre de livres

et il aurait pu se souvenir de l'odeur du papier

mais ce n'était pas un jeu vraiment amusant

on pourrait jouer à autre chose

par exemple à compter les feuilles d'un arbre

ce qui n'est pas très amusant c'est vrai

mais comme ça fait passer le temps

on peut faire comme si c'était un jeu

et trouver cela très amusant au fond

ou alors on irait faire un tour en Chine

là où vivent les Zoulous

et on jouerait de leur instrument national

qui est une sorte de guitare mais sans les cordes

on la coupe en morceaux égaux

et on se la partage équitablement

mais comme il manque toujours un morceau

c'est le jeu

il y a quelqu'un qui trouve que c'est triste

de jouer sans lui

et tout le monde lui répond

que personne ne se sent triste

ce qui prouve qu'il y en avait assez pour tout le monde

le pauvre type retourne sur ses pas

il ne retrouve plus ses pas et il se perd

il raconte ce qui lui passe par la tête

et il se met à parler de son enfance

parce que c'est là qu'il veut retourner

si j'en parle, se dit-il

c'est parce que j'aimerais bien regoûter à l'enfance

mais sans toutefois redevenir un enfant

parce qu'alors ça ne servirait à rien

quand j'étais un enfant je ne savais pas

maintenant je sais mais c'est trop tard.

 

enfin c'est le genre de choses qu'on se dit

quand on se rend compte soudain

qu'il ne reste plus grand-chose à vivre

on est prêt à faire des concessions

et on trouve que le monde est super

et qu'il n'y a aucune raison de désespérer

c'est comme ça qu'on devient à force de jouer

on pense que c'est amusant

parce que c'est la dernière fois

 

toc toc toc est-ce que je peux entrer

— on n'entre pas et on ferme sa gueule

ou alors on va jouer plus loin

je ne supporte pas la vie à deux

 

toc toc toc un enfant habite dedans

c'est un coquillage d'ivoire et d'ébène

avec une fenêtre de verre

et un rideau de papier

 

toc toc je ne sais pas ton nom

tu lis des livres que j'ai oublié

et je m'excuse de te déranger

à une heure aussi matinale

 

toc toc toc c'est la matin au coquillage

un enfant habite dedans

est-il aussi seul qu'il le dit

est-ce qu'il a l'âge que l'on croit

toc toc toc ce n'est pas l'âge qui compte

c'est le nombre de pages

ce n'est pas l'encre qui tache

c'est ce qu'on a écrit

sans le vouloir vraiment

 

encore une chanson ! se dit Kateb

en regrettant de ne pas savoir chanter

si j'avais appris à chanter

je ne serais pas aussi stupide

dommage qu'il n'y ait plus de petites filles

ce serait plus facile pour jouer

j'aurais beaucoup d'imagination

et ça amuserait tout le monde

enfin il n'y a personne pour le moment

j'attendrai qu'il y ait du monde

et je montrerai comment je sais jouer

ce qui n'est pas une mince affaire

il n'y a personne c'est dommage

c'est plus facile de jouer avec les autres

et puis jouer tout seul ce n'est pas sain

on passe le temps mais pas comme il faut

on le passe comme il ne faut peut-être pas

et si ce n'est pas la bonne manière de le passer

qu'est-ce qui se passe si on s'est trompé

est-ce qu'on est accusé de faux en écriture ?

 

ce serait terrible une pareille accusation

on ne s'en remettrait pas en aucune façon

et puis tout le monde nous oublierait

ce qui serait juste et de bon goût

on n'a pas idée de tromper les gens

les gens sont comme les lignes droites

il y en a qui se croisent

ça fait un point

par quoi il est toujours possible

de faire passer une autre droite

sans risquer de se faire accuser

de ce que le monde redoute

c'est qu'il a peur le monde

les gens aussi ont peur

parce que les gens croisent le monde de temps en temps

pas tout le temps

parce qu'ils ont peur aussi de la géométrie

mais enfin un point est un point

et on peut s'y arrêter pour reprendre son souffle

au pied d'une majuscule gigantesque

dont il n'est pas possible de dire avec certitude

si elle appartient à l'alphabet

on dit l'alphabet

prononcer alpha bête

mais c'est un pauvre pléonasme

parce que l'alpha est la plus bête de toutes

par exemple B est plus bête que C

et C est plus bête que D et ainsi de suite

ce qui fait que Z n'est pas plus bête qu'une autre

ce qui n'est tout de même pas mal

pour la dernière de la classe

et ainsi de suite

mais vite parce que ça presse !

 

mais le point

ce n'est pas qu'un arrêt ou une rencontre

on s'arrête pour réfléchir

on se rencontre pour s'aimer

un point c'est tout, dit la majuscule

dont la dernière syllabe est si belle

qu'on a envie de l'aimer sans condition

un point c'est aussi un angle

un échange de droites

un nouveau soleil

une nouvelle orientation

après le point

on peut changer de personnalité et

voir le monde avec les yeux d'un autre

le cercle n'y passe qu'une fois

mais c'est suffisant pour exister

et vivre d'une autre vie qui doit être éternelle.

 

toc toc toc est-ce bien un enfant

qui habite le coquillage

le coquillage noir et blanc

 

toc toc toc il a dit son âge

mais je n'ai pas bien entendu

non je n'ai pas voulu entendre

je suis menteur comme un enfant

 

toc toc toc je frappe pour entrer

est-ce comme ça qu'on fait avec les coquillages

ou bien faut-il chanter

comme on fait avec les oiseaux

 

toc toc toc ouvre-moi la porte au coquillage

toc toc toc j'ai vieilli mais pas tant que ça

on ne vieillit jamais trop

la porte est ouverte à tout le monde

si le monde est écrit pour ça

 

toc toc toc tant pis si tu n'ouvres pas

je rêverai l'enfance

tant pis si tu n'as pas entendu

je dormirai tout seul

 

Kateb commençait à s'amuser un peu

pas beaucoup c'est vrai mais un peu quand même

quand il disait toc toc toc

il se mettait à loucher

et ça lui donnait la nausée

et il chantait le couplet avec l'envie de vomir

ce qui lui donnait un ton particulier

enfin particulièrement drôle

par ce qu'il pouvait en juger

on n'est pas obligé d'aimer la drôlerie

il faut être triste pour ça

mais il faut savoir que la tristesse existe

qu'il y a des gens qui ne trouvent pas ça drôle

il y en a même qui inventent des potions

des potions composées pour guérir bien sûr

et il y en a qui guérissent c'est vrai

ils ne trouvent pas ça drôle mais ils guérissent

on dit d'eux qu'ils ne sont plus tristes

bien qu'il n'y ait aucune preuve de rapportée

il paraît qu'on peut se passer de preuves

on n'est pas au tribunal

il n'y a rien à prouver

on guérit ou on ne guérit pas

un point c'est tout

— Je suis guéri, dit un homme

qui avait été triste pendant vingt ans

on ne le dirait pas mais je suis guéri

je vais faire du sport et manger bio

comme ça on verra que je suis guéri

personne ne pourra plus douter de ma sincérité

un autre homme

qui n'était triste que par instant

il clignotait

un autre homme s'écria : moi aussi

j'ai quelque chose à dire

au sujet de la tristesse

je trouve que c'est triste

de ne pas pouvoir faire autrement

mais si vous continuez à rigoler

je vais rire plus fort que vous

mais j'ai plutôt envie de pleurer

je me mangerai les mains

ce sera drôle de ne plus pouvoir serrer les vôtres

vous ne m'en voudrez pas hein les amis ?

triste triste cette époque décadente

je vais me pendre demain à l'aube

et pour être sûr de ne pas me rater

je me ferai couper la tête avant

y a-t-il une question qui vous traverse l'esprit ?

 

l'homme rit de bon cœur

et il se servit une autre bière

qu'il avala d'un coup sans rire

ce qui le rendit triste et pleurnichard

Kateb ne supporta pas cette image

et il se passa la langue sur les yeux

les mots n'avaient plus le même goût

et il fut triste de nouveau

 

combien de temps je vais m'embêter

se demanda-t-il sans se répondre

parce qu'il savait déjà la réponse

la nuit s'achève un jour ou l'autre

non monsieur elle s'achève un jour

l'autre c'est pour demain

ne mélangeons pas le temps

il pourrait nous en vouloir

et ce serait alors difficile de vivre.

 

c'est difficile de toute façon

quand on s'embête c'est difficile

de ne pas dire n'importe quoi

il n'y a rien pour nous en empêcher

et puis ce qui est dit est dit

on ne peut rien effacer

rien cacher sous les ratures

on ne rature pas une parole qui s'envole

on rature le ciel

on crève les nuages au bout de sa plume

mais les mots sont des oiseaux

ils font de la géométrie

la langue n'est plus leur fort

 

écoutez les mots dans le ciel

ils piaillent et s'arrachent des plumes

les nuages s'en foutent

ce n'est pas leur affaire

le soleil se demande toujours

s'il a la tête en bas

et la lune lui donne des coups de pied dans la tête

je sais au moins où est ma tête

dit-il en encaissant les coups

ce qui ne m'avance pas

sur le chemin de ma découverte

attention de ne pas écorcher les nuages

les oiseaux m'en voudraient

les nuages c'est la ponctuation

et sans ponctuation on ne comprend plus rien

les mots sont des oiseaux la vie c'est le ciel

si j'ai la tête en bas

il y a une raison

il y a toujours une raison

sinon plus rien n'existerait

les oiseaux sont des mots le soleil c'est le temps

si j'ai la tête à l'endroit

je ne vois pas pourquoi

je ne continuerais pas d'exister

— ce n'est pas notre affaire

ce n'est pas notre affaire

on ne s'intéresse qu'à nos affaires

les affaires des autres c'est pour les autres

et le ciel est plus beau

les oiseaux ont un sens

ce n'est pas le cas du soleil

que personne ne comprend

— c'est la faute aux nuages

c'est la faute aux nuages

— non c'est la faute à la mer

qui a changé de place

pour aimer les poissons

qui vivaient dans le ciel

maintenant ils vivent dans l'eau

et les oiseaux n'ont pas perdu

leur âme de poissons

 

c'est comme ça que tout s'explique

pensait Kateb pendant que le jour se levait

les rayons n'étaient pas encore des rayons

ce qui explique bien des choses

 

Kateb tenta d'étirer son corps détruit

c'était difficile à cause des os

qui formaient un tas d'os

et de la peau qui formait un sac d'os

et puis ça faisait mal aux entournures

particulièrement aux commissures des lèvres

et puis au croisement des paupières

mais une fois la douleur éteinte

il se sentit beaucoup mieux presque reposé

un peu comme s'il avait dormi

ce n'était pas le cas tout le monde le sait

cette nuit Kateb n'a pas dormi

ou plus précisément il n'a pas fermé l'œil

ce qui n'est pas la même chose

chez un être dont les yeux

au nombre de deux comme chez tout le monde

dont les yeux n'ont jamais sommeil

même s'ils ont vu beaucoup de rêves

ce qui n'est pas un motif d'orgueil

 

Je ne sais pas ce qu'il faut mesurer

et même s'il y a quelque chose à mesurer

dans l'entrejambe qui raccourcit

la perspective qui me donne la chair de poule

vers un point de fuite qui se dédouble

il augmente le ciel et le nombre des oiseaux

mais tout ceci n'est qu'une pâle reproduction

la main qui a gravé l'acide

ne savait pas ce qu'elle faisait

l'œil le savait mais n'en a rien dit

je suis très heureux de vous apprendre la nouvelle

les journaux n'en parleront pas

mais c'est une nouvelle qu'il ne faut pas ignorer

il faut même la prendre au sérieux

ne pas s'asseoir sur les écrits qu'on a écrit

à propos du destin de l'homme

asseyez-vous sur le derrière d'un oiseau

il y a une plume pour chaque mot

ouvre une veine pour faire de l'encre

on ne peut pas écrire autrement

n'écrivez pas autrement

pourquoi avez-vous écrit autrement

c'est chouette de ne pas savoir ce qu'on fait

c'est comme ça qu'on fait ce qu'on veut

c'est la règle qu'il ne faut pas ignorer

dans l'entrejambe qui existe pour soi

par la perspective qui l'inaugure

par le point de fuite qui l'a déserté

la nouvelle est une bonne nouvelle

on ne l'écrira pas dans les journaux

apprenez-la comme vous pouvez

par exemple en plongeant votre tête

dans un baril de spermaceti

ne faites pas un pied de nez au passant

qui se demande si tout va bien

il ne sait pas qu'il y a une nouvelle

il faut de l'encre pour l'écrire

une plume pour chaque mot

et un oiseau pour chaque plume

ce n'est pas juste, s'écrie le nouveau gendarme

j'ai été désigné pour tuer des gens

il n'y a pas de gens dans cette campagne

et pas de tabac pour ma pipe

qu'on me renvoie d'où je viens

par la poste si c'est possible

je n'éprouve aucun plaisir

à lire ce que vous écrivez

à propos des armes à feu

bon sang, que m'arrive-t-il maintenant !

il faut que je lise un livre

je n'ai pas tout oublié

il doit rester un livre quelque part dans ma tête

rien qu'un chapitre n'importe lequel

le premier le dernier un chapitre à lire

dans les cases de ma mémoire

je veux être vivant avec le jour

ce ne sont pas les premiers rayons pas encore

le temps va s'écouler avec lenteur

et il n'y a rien à savourer

il faut que je m'absente c'est le jeu

 

il aurait bien aimé fumer une cigarette

c'est une chose qu'il ne faut jamais faire

c'est comme ça qu'on met le feu au livre

celui qu'on est en train d'écrire

et qu'on n'aime pas encore

on allume la cigarette du personnage

et il laisse traîner le mégot en bas de page

il n'y a pas de fumée sans feu

il y a du feu qui ne fume pas

interdit les cigarettes

interdit les cheminées

il faut interdire la guerre aussi

c'est un feu qui brûle tout même le souvenir

il n'y a pas de feu dans le livre

tout simplement parce qu'on est prudent

on aime la prudence on préfère

les livres sont comme le papier

il suffit d'un peu de feu

et ils disparaissent à jamais

attention à la mémoire de papier

peu importe si elle se froisse

il ne fumera pas cette cigarette

pourtant qu'est-ce que c'est beau

une volute de fumée

sur l'ombre blanche

et l'aile blanche

de la mémoire.

 

que va-t-il m'arriver maintenant ?

je ne sais pas me reconstruire

qui m'aimera assez ?

il faudra que le soleil m'éclaire

on jouera aux ombres chinoises sur ma peau

au tambour sur ma peau

deux os longs et blancs battant ma peau

doum doum les os battent ma peau

et des ombres s'amusent à créer leur histoire

qui m'aimera à ce point ?

on ne reconstruit pas un homme

avec des mots que le papier profile comme de l'acier

il faut de l'amour et je n'ai pas de l'amour

il faut de la science et je n'en sais rien

qui passera entre deux ombres s'arrêtant

et espérant me reconstruire

doum doum ce sont des os qui jouent

battant la peau que la lumière tend

entre les deux pôles de l'amour absolu

 

c'était peut-être un premier rayon

alors c'était déjà le jour

et la nuit s'éclairait

 

Kateb éprouva tout d'un coup une grande fatigue

le ciel ressemblait à la mer maintenant

et les premiers oiseaux tracèrent les premières lignes droites

le jour se levait c'était une certitude

le vent agitait l'écume de nuages dans le sable

Kateb poussa un soupir désespéré

et il y eut un oiseau pour s'en étonner

tête immobile à la surface du ciel

bec entrouvert sur une absence de voix

il regarda Kateb d'un air morne

puis se replongea dans les profondeurs

le ciel s'écoulait par une brèche.

 

— je suis fatigué parce que je n'ai pas dormi

se dit Kateb sans trop y croire

je n'ai pas dormi parce que ce n'était pas le moment

je dormirai même s'il fait jour

la lumière aussi peut éclairer les rêves

 

il chercha encore le livre dans sa tête

il y avait tant de choses à lire pour ne pas s'embêter

et ainsi on ne se sentait plus fatigué

on avait envie de vivre encore une fois

et on revivrait comme ça chaque fois

qu'il se présenterait une occasion de lecture

mais il avait beau fouiller dans sa tête

remuer tout ce qui composait sa mémoire

il ne trouva pas le livre qu'il avait envie de lire

ce n'était pas un livre ordinaire

et dans sa mémoire il n'avait pas une place ordinaire

mais sa mémoire avait subi les contre-coups

de la destruction inattendue de son corps

et les pages étaient écrites de la même encre

et personne ne pouvait soupçonner

que certaines avaient beaucoup vieilli

c'était les pages qu'il fallait oublier

des pages menaçantes d'histoires anciennes

et la voix qui parlait au fond de lui disait :

— Voilà ce que c'est que de rechercher

les preuves de son autobiographie !

il savait que le coquillage noir et blanc

était habité par un enfant de son âge

c'était son âge à un jour près

quand il rêva lui-même

d'habiter les coquillages de la plage

il y avait des tas de gens qui rêvaient la même chose

et il y avait assez de coquillages pour tout le monde

mais tout le monde ne frappe pas à la bonne porte

et toutes les portes ne s'ouvrent pas

et il avait certainement raté quelque chose

quelque chose d'important et d'inexprimable

quelque chose dont on n'avait d'ailleurs pas

besoin de dire l'importance

quelque chose d'entièrement faux

qui devait nourrir toute la vérité

et dont la vérité ne pouvait se passer

 

et maintenant il feuilletait les pages de sa mémoire

il y avait tant de choses inutiles

si peu de choses consacrées à la vérité

et tant de choses de disputées aux voisins

aux amis aux juges aux parents

tant de choses arrachées

que la vie ne retient pas

sauf qu'il faut manger pour vivre

et qu'on n'est pas tout seul à avoir faim

que de temps perdu

quand le temps est compté !

il faudrait vivre seul

à la limite de la mort

et savourer le temps qui passe

chaque mot sonnant le glas

chaque mot comme un oiseau

traçant l'incroyable géométrie

qui augmente sans cesse ses volumes

qui ne cesse d'augmenter

qui croît dans l'infini

toujours proche de zéro

créant sa symétrie parfaite

de l'autre côté de la page

où la vie se déroule à l'envers

seul et sachant que le langage n'est pas un vain mot

que c'est par lui que tout existe

que tout commence et que tout finit

que le monde n'a pas existé avant le premier mot

et qu'il cessera d'exister pour tout le monde

quand tu auras parlé pour la dernière fois —

il faudrait de la solitude

il faudrait de l'essentiel

contempler le mur de la vie

c'est aussi celui de la mort

pierre après pierre le démonter

et parler avec la mort

jusqu'à ce qu'elle commence d'exister

c'est un simple transfert de langage

il n'y a pas de douleur malgré la douleur

le dictionnaire est un piètre compagnon de voyage

 

il y a assez de rayons pour faire de la lumière

et Kateb constate l'ampleur des dégâts

son ombre sur le sable

a une allure déconcertante

il évite de la regarder

mais c'est difficile parce que c'est lui

informe terrifiant peut-être qui sait ?

il est très loin maintenant de ce qu'il a été

il n'a jamais été aussi loin

il s'est égaré il est perdu

il regrette ses audaces

il jure de ne pas recommencer

une pareille folie est inconcevable

et pourtant elle arrive

et personne n'y peut rien

même avec une bonne boîte à outils

il n'y a rien à faire

on ne retourne pas sur les pas

que des oiseaux furieux mélangent

c'est arrêté

doum doum doum l'os bat la peau

ce n'est pas le moment de danser

toc toc toc est-ce que tu y habites vraiment ?

l'os mesure le temps doum doum

la peau étire des ombres chinoises

toc toc toc frappe le coquillage

à la fenêtre on ne voit rien

il y a trop de lumière

l'escalier ne ressemble pas à un escalier

toc toc toc on n'entre pas c'est fermé

on ouvrira demain si la loi le permet

doum doum l'ombre manuelle résiste

aux éclats de lumière

où le jour se retrouve

est-ce que tu es vraiment entré là-dedans

il semble que ce soit trop petit

mais on entend battre ton cœur d'ermite

ouvre la porte pour qu'on te voie

laisse entrer la lumière

elle effleure les rideaux rature les tapis

est-ce vraiment ici que tu vis

il y a du sable sur les marches

on ne peut pas croire que c'est vrai

c'est une vision tellement artificielle

est-ce que Nicolas a bien touillé

est-ce que Pernelle a bien goûté

doum doum doum l'os choque l'os

on dansera même si ça ne plaît à personne

mais ça plaira à tout le monde

tu verras comme le monde est souriant

la mémoire est une manière d'oublier l'essentiel

laisse les pages à la savante numérotation

il faut une page un

et la dernière n'est qu'un arrêt

l'os bat la peau choque l'os

je vais retrouver la mémoire

la mémoire à la bonne page

la première est le bon repère

la mesure est une question de temps

voyons ne nous énervons pas

danser nous fera le plus grand bien

la solitude n'est plus qu'un souvenir

d'ailleurs je ne m'en souviens plus

j'ai même oublié le mot pour la nommer

qu'est-ce que j'ai voulu nommer

est-ce que j'ai voulu donner un nom à quelque chose ?

c'est quoi quelque chose dont on ne se souvient pas

est-ce que c'est encore quelque chose

 

Kateb sent la rosée sur sa peau

elle forme des gouttelettes

et il se voit dedans à l'envers

c'est amusant cette multiplication

il frissonne un peu

pas facile cette multiplication

ce n'est pas un simple exercice de calcul

 

doum doum doum

toc toc toc

l'os choque l'os bat la peau

le coquillage résonne comme un tambour

c'est un signe de vie

ne me dis pas que tu habites là-dedans

choque l'os bat la peau tape tape

je dis ce que je pense

je n'ai rien à cacher

j'habiterai un coquillage

si je dois y trouver le bonheur

 

LE JEU

 

Mesdames et messieurs, dit Thomas dans le micro

mesdames et messieurs il n'y a pas d'autres jeux

voici le chapitre le plus complet

le plus profond le plus passionnant le plus des plus

c'est le chapitre où l'on fait joujou avec la télé

le chapitre qui amuse tout le monde

c'est-à-dire les cailloux et les cancres

les bons et les mauvais le monde c'est

un mélange très simple de valeurs contraires

c'est du moins ce que nous pensons

c'est pourquoi ce jeu s'intitule « le Jeu »

il y en a d'autres mais est-ce qu'on s'amuse vraiment

quand on s'amuse moins ?

est-ce la première question que je pose aux candidats

en posant cette seconde question ?

je ne sais pas si je peux répondre

à la place de tout le monde

je ne sais même pas si cette remarque

à propos de cette première réponse

est la deuxième réponse à la deuxième question

qui en comprend deux

ce qui vaut toujours mieux

que de ne comprendre rien du tout.

 

Ayons l'art et la manière

personne ne nous en voudra

ce qu'on joue n'est pas joué

ce qui ne veut pas dire qu'on triche

est-ce qu'on triche est-ce qu'on joue

je pose les questions et vous y répondez

il y a des oui qui veulent dire non

et des non qui ne veulent rien dire

le principal est de se faire aimer

pourvu qu'il ne nous naisse pas un monstre

une de ces machines déchromosomées

que la loi nous oblige à aimer

le contraire nous aurait étonnés

nous avons le cœur sur la main

et la main devant les yeux

où avons-nous les yeux ?

ils sont juste derrière la vue

c'est pour ça qu'on ne voit pas grand-chose

heureusement nous connaissons par cœur

le mécanisme des miroirs

nous avons progressé sur le chemin de la mort

le chemin de la vie, moins abrupt

nous a quittés depuis longtemps

 

Le premier jeu est plus simple

c'est un question-réponse

on pose cent questions

celles qui viennent à l'esprit

quand on a peur d'en manquer

et on trouve cent réponses

peut-être pas exactement

parce qu'on est sûr que de la mort

et que ce n'est pas suffisant pour vivre

c'est un jeu facile à jouer

un jeu pour les enfants et pour les vieux

un jeu qui ne demande pas une réelle présence

on n'existe pas encore tout à fait

ou bien c'est bientôt l'heure de cesser d'exister

une bonne question est une question de temps

on a le temps de répondre

ou bien le temps va nous manquer

ce qui n'empêche pas la question d'exister

ce qui n'empêche rien d'ailleurs

tout peut arriver même rien

par exemple on croit se voir dans un miroir

on se pose la question

et on se répond de la même manière

on trouve cela très amusant

et on recommence —

voilà ce qui s'appelle jouer

il n'y a pas d'autres manières

il y a des manières de ne pas jouer

qui ressemblent sacrément

aux règles énumérées d'un jeu

auquel personne ne veut jouer

parce qu'il n'y a rien à gagner

je donne un autre exemple

de ma manière de voir les choses

en matière de jeux télévisuels

regardez le pied du passant qui boit

regardez le bois du pied qui chemin

je ne sais pas ce que vous voulez dire

mais ça veut sûrement dire quelque chose

quelque chose de très spirituel

c'est dire si ça fait du bien à l'esprit

on y trouve de quoi remonter à l'échelle

un autre exemple de ma sagacité

de présentateur de jeux télévisuels

prenez un morceau de chiffon humide

respirez-le avant de le donner au pauvre

le pauvre se lève d'un coup

il ne sait pas ce qui lui arrive

mais il sait au fond de lui-même

qu'il n'y a pas de bons présages

quand on n'a pas de quoi se payer un cierge

 

tel est le jeu des questions-réponses

mais avant de le jouer —

faut-il rappeler que nous sommes en train de jouer ?

— il faut que je vous présente un autre jeu

le jeu qui consiste à remonter la mécanique

avec une paire de bottes de caoutchouc

le pauvre Kateb n'aura pas le secours du miroir

le miroir ne soigne pas ce genre de maladie

il faut remettre ses os dans l'ordre

qui a dit qu'il n'y avait pas d'ordre

et qu'il fallait cracher dans la main de dieu ?

il faut remonter Kateb

sous peine de disparaître avec lui

pour cela il nous faut une bonne leçon d'anatomie

et j'en sais un à qui il ne déplaira pas

de faire savoir ce que tout le monde ne sait pas

n'est-ce pas monsieur le docte machin chouette ?

 

— Je suis tout à fait de votre avis

c'est-à-dire que je ne suis pas d'un avis contraire

il faut un 1 pour faire un 2

mais jamais vous ne ferez un 1 avec un 2

s'il s'avère que 1 n'existe pas

c'est de la logique élémentaire

je suis prêt à en expliquer toute la science

mais je vois que ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui

nous parlerons donc d'anatomie

dans cet énorme chapitre qui porte le numéro XVII et suivants

et que l'opinion générale en assemblée

a décidé de consacrer à l'étude de l'anatomie

dans le but avoué de reconstruire Kateb

que des évènements imprévus ont détruit

ce qui est dommage pour toute la communauté

j'aurais préféré prouver l'existence de 1

c'était beaucoup plus difficile

et beaucoup plus utile à l'humanité

si 1 n'existe pas ce que je redoute

alors la multiplication est un faux en écriture publique

et l'addition le seul moyen d'existence

mais je constate et je vois à mon grand regret

que les lois de ce monde ne gouvernent pas les hommes

nous ferons donc de l'anatomie

nous donnerons dans l'os et dans le muscle

il y aura du sang sur nos écrans

ça amusera les petits enfants

un et un ça fait deux moins un ça fait un

c'est comme ça qu'on tourne en rond

et si on enlève un il ne reste plus rien

ce qui est une chouette façon de mourir

un que multiplie un ça fait un

et que multiplie tous les uns du monde

ça continue de faire désespérément un

ce n'est pas un secret de jouvence

c'est une tromperie à laquelle moins un

enlève toute probabilité de vivre un jour de mieux

 

Après cette longue tirade du docte bidule

les gens ne savaient pas trop quoi penser

on fait de l'anatomie ou on n'en fait pas

il faudrait savoir

on n'a pas que ça à faire

il faut aussi fabriquer des enfants

et faire des trous dans le jardin familial

non vraiment quelle plaie ce savant trougniole

c'est le genre de personne qui peut parler

d'un bout de la vie à l'autre

sans jamais s'arrêter

sauf pour manger

ce qui n'intéresse personne

et quand il s'arrête enfin de parler

on n'est pas sûr qu'il soit vraiment mort

alors on lui élève une statue

justement parce que les statues ne parlent pas

non mais ! on ne va pas se laisser faire

alors qu'il est si simple de fabriquer des statues

bien sûr c'est un peu encombrant

on ne peut pas les mettre n'importe où

on en case le plus possible sur nos places publiques

à l'angle de deux rues qui portent un nom célèbre

sur le fronton des maisons bourgeoises

dans les jardins des ministères

on fait ce qu'on peut avec les statues

mais on ne peut pas éviter

d'en avoir quelques-unes chez soi

il faut vivre avec c'est triste

d'autant que les enfants ne comprennent pas

le sens de notre démarche

ils croient que les statues ont un rôle éducatif

et ils les contemplent avec respect

c'est triste un enfant devant une statue

mais un spectacle courant dans nos villes

à la campagne un peu moins c'est vrai

on a remplacé les statues par des arbres

c'est autre chose et les enfants

aiment bien grimper aux arbres

ça leur donne le vertige

c'est comme ça qu'on devient intelligent

il faut grimper aux arbres et vomir un peu

dans nos villes les statues se font grimper par les pigeons

les enfants n'ont pas ce droit

il y a de lourdes peines

pour les enfants qui ne respectent pas les statues

les pigeons sont d'intraitables juges

 

— En ce qui concerne l'existence du un

dit le chouette machin en se curant le nez

est-ce bien poser la question

que de la poser en terme d'existence ?

je sais que cette question n'intéresse personne

que tout le monde préfère l'anatomie

mais comme je suis le seul à savoir l'anatomie

je vais me permettre d'en profiter un peu

pas beaucoup parce que votre soif de savoir

pourrait bien s'étancher ailleurs

je parle d'expérience

l'année dernière j'ai été violé par douze vierges

j'en garde un merveilleux souvenir certes

et je ne cherche pas le renouvellement

de ces merveilleux instants

l'anatomie est une science exacte

et je serai au rendez-vous avec tout le monde

Cependant puis-je me permettre

de dire quelques mots de l'existence du un

ou de son inexistence si on préfère

calculer par les contraires

un existe parce que zéro n'existe pas

en termes clairs

1 existe parce que 0 n'existe pas

si 0 existe alors 1 n'existe pas

qu'est-ce qui existe hein 0 ou 1 ?

si 1 n'existait pas

2 n'aurait pas plus d'existence

qu'un 3 qui ne vaudrait pas un 4

tout simplement parce que 0 existerait

0 existe seul c'est la règle

si 0 existe bien sûr

mais est-ce exister que d'être seul ?

est-ce être vraiment que d'être nul ?

il y a de quoi douter

tout ce qu'on peut dire

c'est que 0 n'existe peut-être pas

ce qui revient à dire

que 1 existe peut-être

et 2 et 3 et 4 et ainsi de suite

je doute que 0 existe

donc il y a des chances pour que 1 existe

voilà comment on pose le problème de l'homme

voilà comment on évite de répondre

aux questions essentielles.

 

— Ça alors, se dirent les gens

qui avaient envie de s'amuser

aux jeux que Thomas avait promis

il se fiche de notre pomme

on n'est pas des trognons

on va lui faire savoir ce qu'on sait

à ce machin scientifiquement négatif :

pour que 1 existe

il faudrait d'abord qu'on sache compter

ce qui n'est pas le cas

zéro zéro et encore zéro

voilà ce qu'on vaut en matière de calcul

si quelque chose existe c'est bien zéro

on sait compter jusqu'à zéro

tout le monde sait faire cela

c'est pour ça qu'on est tout le monde

espèce de robinet qui grince

ce qu'il peut nous énerver celui-là

avec ses chiffres qui se multiplient à l'infini

non mais ce qu'il peut nous raboter les nerfs

cet hurluberlu qui ne vaut pas un clou

un clou multiplié par un clou ça ne fait rien

un clou plus un clou ça fait des clous

combien on ne sait pas

plusieurs clous est une bonne réponse

puisqu'on ne peut pas dire le contraire

bon — maintenant si on arrêtait de jouer à s'embêter

si on jouait à s'amuser

entre hommes et femmes

qu'est-ce qu'on peut faire

à part l'amour ?

 

— Et un chapeau, hein ?

qu'est-ce qu'un chapeau

qu'on ne porte pas sur la tête

et qui sent l'ail hein ?

qu'est-ce que c'est que ce chapeau

ce n'est pas un chapeau

c'est une cagouille bien cuisinée !

 

dit le savant docte machin très fier

d'avoir trouvé une réplique adaptée.

 

— Quel traquet de moulin ! dirent les gens

il ne pense qu'à son estomac

il se nourrit de chapeaux maintenant

est-ce un mangeur de chapeaux

est-ce un anatomiste déclaré ?

 

— Tant pis pour vous, cria le savant

qui avait envie de se faire violer

par une douzaine de vierges au moins

je m'en vais calculer ailleurs

et vous ferez de l'anatomie sans moi

c'est-à-dire que vous n'en ferez pas.

 

Mais Thomas lança le micro

dans la tête du savant

et la tête se mit à saigner

un sang fait de 0 et de 1

 

— Et ça hein qu'est-ce que c'est ? dit Thomas au savant

en trempant sa main dans le sang

et en montrant avec l'autre main

les innombrables 0 et 1 qui la maculaient.

 

— Ça ce n'est rien, bafouilla le savant

c'est une erreur de calcul rien de plus.

 

— Une erreur de calcul ? et puis quoi encore ?

et Thomas appliqua sa main saignante

sur le visage du savant qui se mit à pleurer :

 

— La première fois que j'ai saigné

expliqua-t-il en essuyant ses larmes

j'étais un tout petit enfant

et je ne savais pas compter

j'ai su alors que je pouvais compter jusqu'à un

en admettant que c'était une absurdité

de prétendre compter jusqu'à zéro

c'est pour ça que je suis devenu un savant

je sais que l'infini existe

non pas parce que j'ignore qu'il existe

mais parce que je sais compter jusqu'à un !

maintenant fichez-moi la paix

je n'ai même plus envie de me faire violer

ou alors il faudrait qu'elles soient très vieilles

on fera de l'anatomie plus tard

quand j'aurai retrouvé mes esprits

 

Plus loin, tandis que les gens riaient

et que Thomas enregistrait leurs rires

le savant s'arrêta et sans se retourner dit :

 

— Vous ne savez pas ce que c'est une enfance studieuse

c'est délicieux

et je l'ai aimée d'un bout à l'autre

je l'aime encore

et j'en mesure toute la distance

vous n'êtes pas des frères

vous êtes peut-être des ennemis

je n'en sais rien

je saurais si j'avais fait la guerre

je la ferai peut-être un jour

et je tuerai mes ennemis

voilà ce que je ferais

si la guerre éclate un jour

je suis sûr qu'elle éclatera

je serai parachutiste

j'aimerai les enfants et je tuerai les enfants

j'aimerai les femmes et je les tuerai

je détesterai les hommes

et je les tuerai quand même

 

vous ne savez pas ce que c'est

d'étudier du matin au soir

vous n'avez pas eu ce plaisir-là

vous n'avez eu aucun plaisir

parce que vous n'avez pas vécu l'enfance

il faut de longues études pour faire une enfance

vous n'avez pas d'enfance

vous n'avez rien vécu qui mérite de l'être

je vous aime et je vous tuerai

 

— C'est ça, dit Thomas dans le micro

va te faire voir ailleurs triste chouette !

on fera de l'anatomie tout seuls

qu'est-ce qui compte sinon le nombre ?

qui peut dire le contraire ?

il n'y a pas de contraire au nombre

il sait son anatomie

et il va le faire savoir

 

Thomas leva le micro comme un goupillon

et les gens applaudirent de toutes leurs forces

c'était si fort que les enfants

se bouchaient les oreilles avec de la terre

et les vieux croquaient leurs dents

en tirant sur leurs pipes éteintes

l'ingénieur du son manipula les curseurs

il vit la courbe s'élever

monter vers le haut de l'écran

il y a une erreur de programmation

dit-il en tapant du poing sur l'écran

je n'ai jamais vu une courbe semblable

il faut que je le signale à ma direction.

 

— Il n'y a plus de direction, dit la direction

il faut prendre la poudre d'escampette

on ne peut pas travailler dans ces conditions

vidons la caisse et tirons-nous

il va y avoir un sacré grabuge

l'anatomie est une science exacte

et personne n'est parfait.

 

Thomas fit le signe de la croix

ça ne voulait pas dire grand-chose

mais tout le monde fut très impressionné

et tout le monde se tut en silence

Thomas était grandiose

il avançait dans le sable au bord du ciel

et la foule reculait

les oiseaux s'immobilisaient

même Kateb n'en croyait pas ses yeux

Thomas fit un autre signe moins solennel

et deux gaillards en bras de chemise

se ramenèrent avec un brancard

sur lequel ils installèrent Kateb

puis ils hissèrent le brancard

sur deux pylônes prévus à cet effet

et la foule poussa un cri d'admiration

Kateb était élevé à douze mètres de haut

et entre les deux pylônes

ils calèrent du mieux qu'ils purent

un autel de marbre et de bois doré

derrière lequel Thomas se planta fermement

il éleva encore une fois le micro

et les haut-parleurs émirent un souffle rauque

 

— Nous jouerons, dit Thomas dans le micro

puisque c'est pour cela qu'on est venu

on est venu pour jouer à reconstruire Kateb

ce n'est pas une tâche facile on le sait

mais on a du courage plus qu'il n'en faut

et notre reconstruction sera phénoménale

Kateb tu peux compter sur nous

on t'aime comme si on t'avait fait

on te refera et on t'aimera encore

 

la foule applaudit impatiemment

Thomas disait juste comme d'habitude

ni trop haut ni trop bas juste comme il faut

 

— Nous reconstruirons ce qui a été détruit

tel est le jeu que nous avons décidé de jouer

pour cela il nous faut savoir de l'anatomie

ce qu'il faut savoir pour ne pas se tromper

l'anatomie n'est pas facile elle est exacte

nous détesterons l'approximation

et nous condamnerons l'homme approximatif

il nous faut des rimes bien sévères

pour que notre ouvrage ressemble à cette exactitude

nous en trouverons où nous savons en trouver

s'il y a un dieu qu'il parle !

sinon qu'il se taise à jamais !

c'est le moment d'un pur recommencement

 

Nous étudierons donc l'anatomie

elle nous enseignera l'ordre du corps humain

il y a un ordre et nous ne savons pas lequel

pour le savoir il faut démonter le corps

nous démonterons donc le cadavre d'un homme

et nous saurons avec exactitude

ce qui fait que l'anatomie de l'homme

n'est pas celle du chien ou de l'oiseau

ce sera un jeu formidable

que de pêcher un mort au pays des morts.

 

La foule fit oui de la tête

elle approuvait ce qui venait d'être dit

elle attendait ce qui allait se dire

 

— Nous jouerons à ce jeu, poursuivit Thomas

et le gagnant gagnera beaucoup

ensuite nous démonterons le mort

et nous écrirons tout sur un papier

tout le monde verra le démontage

on pourra lire comment c'est écrit

ce sera utile pour tout le monde

et sachant ce qu'il faut savoir

en matière d'anatomie

nous reconstruirons notre ami Kateb

en connaissance parfaite de cause

voilà ce qui est formidable dans le jeu !

 

Bien sûr il y a des âmes tristes

elles renonceront en chemin

qu'elles renoncent tout de suite

nous n'avons pas de temps à perdre.

 

Voilà ce que je vous propose, mes amis.

premièrement pêcher un mort

deuxièmement le décortiquer

troisièmement reconstruire Kateb

en connaissance parfaite de cause.

 

Mais avant de commencer par le commencement

et vu le nombre nombreux que vous êtes

il va falloir sélectionner couper choisir

choisir celui ou celle qui lancera la ligne

pour attraper un mort du pays des morts

pour cela il nous faut un jeu

inventons en un comme nous savons le faire

un jeu qui nous amusera

en même temps qu'il sélectionnera

d'une pierre nous ferons deux coups

ce qui n'est pas la moindre des choses

quelqu'un parmi vous a-t-il de l'inspiration ?

il faut un jeu qui plaise à tout le monde

ce n'est pas facile c'est même très exact

nous avons en horreur les approximations

qu'on se le dise si l'on veut jouer !

 

La foule baignait dans le regard impeccable de Thomas

un petit homme hirsute leva le doigt

— J'ai une idée mais je ne suis pas sûr de moi

balbutia-t-il pendant que la foule riait de sa timidité.

 

— Il n'y a pas de honte à avoir des idées

dit Thomas d'un ton rassurant

je dirais même qu'on devrait avoir honte de manquer d'idée

cette proposition me paraît plus juste

décrivez-nous cette idée amusante

 

— C'est que, dit le petit homme,

je crains tellement de vous décevoir

je ne sais même pas si c'est une idée amusante

je m'amuse rarement si rarement

en fait je m'embête tous les jours que dieu fait

sauf bien sûr si un jeu m'amuse

ce qui est rare comme je vous le disais

est-ce que je me fais bien comprendre ?

non n'est-ce pas je suis triste à mourir

je vois bien que je n'amuse personne

et pourtant tout le monde est prêt à rire

il faudrait si peu de talent

pour que le rire explose sur vos lèvres !

je regrette de vous avoir fait perdre du temps

je vais rentrer chez moi et m'embêter

je ne mérite pas de m'amuser avec vous.

 

Il salua timidement autour de lui

et il traversa la foule éberluée

— Ça alors, dirent les gens très étonnés

nous étions sur le point de nous amuser

mais on ne savait pas si c'était du lard ou du cochon !

 

ils chantèrent en s'amusant :

Du lard ou du cochon

on préfèr'le cochon

le lard c'est pas mauvais

mais on ne sait jamais

 

Qu'est-ce qu'on ne sait jamais

on ne le dira pas

on préfèr'le goret

ça n's'discute pas

 

On veut bien rigoler

on n'peut pas tout savoir

l'problème n'est pas d'aimer

mais de n'pas s'faire avoir

en matière d'aliment

on a not'mot à dire

on dira c'qu'i faut dire

et on le dira bien

 

— Moi, dit un petit homme très gros

avec une moustache sur le menton

je ne demande qu'à m'amuser

je manque de souffle c'est vrai

mais je ne suis pas le dernier

je veux bien aller pêcher un mort

je trouve ça un peu dégoûtant

mais j'ai bien compris que c'est nécessaire

si tout le monde est d'accord j'irai

comme ça on n'aura pas besoin de jouer

pour désigner le pêcheur

je propose que ce soit moi

moi ou un autre quelle différence ?

 

— La différence c'est moi

dit un autre qui portait des lunettes

et qui semblait savoir s'en servir

il ne me viendrait pas à l'idée

de faire une pareille proposition

il faut un gagnant donc un jeu

c'est la règle ou alors on ne joue pas

 

— Je suis d'accord je veux jouer

il n'y a pas de raison de ne pas jouer

qu'est-ce que c'est que ces manières

de demander l'impossible devant tout le monde

il y en a qui manquent de pudeur

quel dommage qu'il n'y ait pas de loi

pour interdire de pareilles prétentions.

 

— Et pourquoi pas ? pourquoi ne pas jouer ?

qu'il aille le chercher son cadavre

qu'on se dépêche d'étudier l'anatomie

je suis vieux et je suis pressé

je n'ai pas le temps de m'amuser

je vais disparaître pour toujours

cette idée me terrifie et tout le monde s'en fiche

regardez comme tremblent mes mains

c'est d'une tristesse mes enfants

d'une tristesse à n'en plus dormir

ne perdons pas le temps qui me manque

ramenons un cadavre au bout d'une ligne

peu importe qui pêche il pêche

pour tout le monde

l'essentiel est de vivre jusqu'au bout

ce qui n'arrive pas à tout le monde

non vraiment ça n'arrive qu'à moi

ce temps perdu qu'on ne retrouve pas

et qui ne signifie plus rien d'important

parce que ce qui va arriver

recueille tout le sens possible

ne laissez pas parler mon imagination

elle me terrifie

je ne connais pas tout son vocabulaire

et je n'ai plus le temps d'apprendre

j'espère que vous avez tout compris

et si ça n'est pas le cas tant pis

je fumerai une autre pipe

j'ai bien le temps de fumer

et puis ça fait passer le temps

 

le temps il faut le faire passer

je ne connais pas d'autre moyen

j'ai vécu longtemps pour le savoir

et ça sert à quoi de le savoir

je vous le demande entre quatre yeux

à quoi ça sert d'avoir vécu si longtemps

et de n'avoir qu'une si mince idée du temps ?

 

le vieux qui avait parlé

fit une première pirouette

mais à la deuxième il tomba sur la tête

il se fracassa le crâne

et il avala une dent

— décidément, dit-il en saignant de la bouche

je ne fais rien comme les autres

pas même les pirouettes

si on jouait au jeu des pirouettes ?

ceux qui se fracassent le crâne sont éliminés

ils avaleront une dent en punition

il faut punir ceux qui ont perdu

il n'y a pas de jeu sans châtiment

regardez-moi par exemple

je n'ai pas attendu qu'on me le dise

j'ai avalé une dent ça fait mal

mais je comprends ma douleur

ça me soulage de la comprendre

c'est ma manière de tricher

je suis un tricheur impénitent

on triche comme on peut

un tricheur un pélican on a le choix

je choisis le pélican au bec gourmand

et je bois du coca-cola

en attendant que ça passe

— ça passera, me dit une voix

qui a sa place dans mes entrailles

ça passera comme les pirouettes

après les pirouettes sur les galets

l'amour dans des draps bien propres

et puis le lit se transforme en tapis volant

ça ne vaut pas un bon vieux zinc

mais ça fait marrer les petits enfants

— on punira ceux qui n'ont pas des petits enfants

pour avoir des petits enfants

il faut avoir des enfants

on ne sait pas toujours comment ça se fabrique

puisque l'amour ne suffit pas

on fait ce qu'on peut en matière d'enfants

et on se trompe si souvent

— Prenez en exemple ma propre expérience des femmes

j'en ai connu onze qui aimaient les enfants

dix autres ne les aimaient pas

pour diverses raisons qu'elles ne donnaient pas

vingt et une femmes m'ont donné soixante-huit gosses

dont les trois quarts étaient des hommes

j'ai aujourd'hui neuf cent quatre-vingt-trois petits enfants

et ça ne m'empêche pas de me fracasser le crâne

en exécutant une simple pirouette

j'ai avalé la dent

on ne peut rien me reprocher

je suis puni comme il faut

je ne dois rien à personne

et si je tente encore une fois

l'impossible

et que mon crâne s'ouvre comme une orange

je mangerai ce qui me reste de dents

ça me fera mal

mais je n'en mourrai pas

je survivrai mais jeune mon repas

 

Voilà ce que je pense de la philosophie

j'ai été à l'école jusqu'à l'âge de deux cent trois ans

ce qui est beaucoup pour un pauvre cordonnier

j'ai appris l'anatomie du pied

et les formes de la chaussure

j'ai appris à marcher en regardant à gauche

sans écouter aux portes

et derrière les portes il y avait des amantes

qui n'aimaient plus leurs amants

et je ne le savais pas

j'ignorais tant de choses à cause de mon métier !

 

L'anatomie, bien sûr, c'est une autre question

que la philosophie

maintenant que mon crâne est ouvert

je comprends mieux l'anatomie

et je sais suffisamment de philosophie

pour expliquer ma chute

comme l'échec de ma pirouette

j'explique ce que je peux comme je peux

à mon âge n'est-ce pas

les pirouettes ont un goût d'aventure

il souffle un vent froid

et les montagnes s'embrument

les ours se font les ongles

dans l'écorce des arbres

où sommeillent les abeilles

je connais un serpent long comme une rivière

il clapote car l'eau n'a pas de secret pour lui

et il aime chatouiller les algues

à la tangente de ses anneaux mobiles et froids

 

Pour revenir à la question de l'anatomie

et puisque je constate qu'on m'écoute

et qu'on se tait

je dirais que c'est une affaire de connaissance

regardez les ombres de mon cerveau dénudé

tout le monde en comprend-il la lumière ?

non n'est-ce pas il s'en fout !

donnez-moi un miroir que je jette un coup d'œil

le jeu consiste à compter les photons

et à deviner le sens de leur nombre

ce n'est pas un jeu facile

ceux qui craignent l'échec échoueront

ceux qui ne le craignent pas n'ont pas gagné d'avance

on peut compter sur les doigts des voisins

si on n'a pas assez de ses dix doigts

et si le voisin accepte de se prêter à ce jeu

on commence quand vous voulez —

 

— Qu'est-ce qu'on commence ? demandèrent les gens

est-ce qu'on danse sur un pied avant de commencer ?

quel est le pied sur lequel il faut danser ?

ne pas nous le dire serait injuste et pas clair

on n'est pas chiens en matière de règlement

dites ce qu'il faut dire et on comprendra.

 

— Qui veut poser la première question ?

Qui veut poser la première question ?

répéta le micro dans la voix de Thomas

la petite speakerine en forme de citron

avait filé le bas nylon de sa jambe droite

et elle avait posé un doigt distrait

sur la dernière maille

— Qui veut poser la première question ?

gargota le haut-parleur entre les pylônes

y a-t-il quelqu'un qui veuille poser la première question ?

Thomas jeta un regard circulaire dans la foule

— S'il n'y a pas de première question, dit-il

en signe d'avertissement

il n'y en aura pas une deuxième

et a fortiori une troisième

et encore moins une dernière

on n'a pas idée de vouloir jouer

si c'est pour ne pas jouer le jeu

pour jouer il faut jouer le jeu

difficile de jouer autre chose

une première question est nécessaire

moi je ne joue pas

je ne peux donc poser

les questions que je voudrais qu'on pose

je ne veux influencer personne

surtout pas la petite dame boulotte

qui se ronge les ongles au premier rang

Madame ! une question vous embarrasse-t-elle ?

voulez-vous la poser pour le grand bien de tous ?

 

— Je veux bien, dit la petite dame

qui avait de très jolis seins

que tout le monde avait envie de caresser

Je veux bien mais qu'on ne se moque pas de moi

on se moque souvent de mon petit ventre rond

et de mon beau derrière un peu gros

vous aimez mes seins ?

ils sont beaux n'est-ce pas

presque aussi beaux que ma bouche

vous aimez aussi ma bouche

je ne peux pas embrasser tout le monde

je ne peux pas non plus donner le sein à tout le monde

il faut que je choisisse

est-ce qu'on est obligé si on est choisi ?

moi j'aimerais bien qu'on soit obligé

par exemple si je choisis ce beau jeune homme brun

oui toi là-bas yeux noirs et longues mains

c'est toi que je choisis

tu peux m'embrasser sur la bouche

tu peux aussi me caresser les seins

ils sont très beaux on l'a déjà dit

viens ! c'est toi que je choisis.

pourquoi ne viens-tu pas ?

as-tu peur ? ou bien tu t'en fiches ?

ça ne te fait rien d'être aimé par une femme ?

ou bien ce sont mes seins qui ne te plaisent pas ?

n'est-ce pas qu'ils sont beaux

tout le monde le dit

je les montre à tout le monde

et tout le monde les trouve beaux

seulement toi tu t'en fiches

tu ne veux pas entendre parler d'amour

quand c'est ma bouche qui te le dit

 

voilà j'ai posé la première question

personne n'a trouvé la réponse

je vais me caresser les seins toute seule

je ferai comme s'il y avait du monde

mais je serai vraiment très seule

et je mourrai sans avoir connu l'amour

 

— Qui veut poser la deuxième question !

 

LA TÊTE DE KATEB

 

Kateb, mon pauvre Kateb,

où as-tu mis les pieds ?

 

— Sur terre — Quel malheur !

Oh quel malheur tes pieds sur terre !

 

La tête saignante de Kateb

montait vers le ciel

c'était un ciel d'orage

la foudre venait de la terre

la terre illuminait le ciel

comme le soleil

les yeux de Kateb regardaient encore

en tournoyant avec la tête

ils regardaient le ciel la terre

ils ne verraient plus le soleil

la dernière lumière l'avait tué

dans un grand bruit de fête

de pétarades de cris de chants

la tête montait vers le ciel

toute seule elle montait

tournoyait dans le ciel

seule et illuminée

avec ses yeux ses oreilles son nez

sa bouche grande ouverte

où le vent se cherchait

et la pluie dans les yeux

peut-être que ce sont des larmes

Kateb a pleuré quelquefois

pas souvent quelquefois

pas beaucoup ce qu'il faut

la pluie pleure ce qu'il faut

quand il faut s'il le faut

 

C'est la tête de Kateb

qui monte dans le ciel

saignante

la bouche ouverte

le regard encore là

dans les deux yeux qui n'avaient pas tout vu

et dans la bouche qui n'a pas tout dit

Ce peu de sang

qui lui ait monté à la tête

peu de sang à vrai dire

il n'a donné que peu de sang

le pauvre corps de Kateb

que la terre les flammes les cris

que le fer le feu les larmes

que la terre soulevée

que le ciel secoué

que les arbres calcinés

que la rivière empoisonnée

que tout enfin

tout ce que la terre lui avait donné

en même temps que la vie

que tout a quitté en même temps que la mort

 

Sur terre oh ! quel malheur !

C'est sur terre que ça a commencé

que tout a fini

c'est comme ça tout le temps

depuis longtemps

et pour tout le monde.

 

Ta tête aussi retournera à la terre

tôt ou tard elle retournera

pas loin de ton corps

elle se posera comme un oiseau

sur une branche ou sur un mur

sur l'épaule d'un enfant

le bras d'une femme

qui sait qui sait

sur quoi elle se posera

comme un oiseau majestueusement

et elle enchantera sans doute

souhaitons qu'elle enchante

que ça serve à quelque chose

que rien ne s'est passé pour rien

 

Ta tête est un oiseau, Kateb

c'est un bel oiseau pas triste

il monte dans le ciel pas triste

et pas triste redescend

et se pose n'importe où

et enchante n'importe qui

ta tête n'est pas un objet inutile

arraché à un corps sans intérêt.

ta tête redescend

le long du vent elle vole

et se pose et enchante

ta tête est une belle preuve d'amour

si l'amour existe bien sûr

 

et s'il n'existe plus tant pis

tu ne peux pas mourir pour rien

on trouvera bien quelque chose

quoi je ne sais pas quelque chose

ta tête est montée si haut

dans ce ciel de désastre

on a peine à croire à l'oiseau

difficile d'y croire

il est mort tant de gens

tant de gens qui s'attendaient à mourir

mais pas de cette manière

pas si vite

et pas si loin de tout.

 

Un jour je serai grand

et Kateb sera mort

un jour je serai vieux

et Kateb sera mort

un jour je serai mort

et Kateb non plus

 

Donc, un matin, Kateb

qui avait les yeux presque aussi noirs que sa peau

et les cheveux beaucoup plus frisés que sa mémoire

un matin Kateb se réveille

et voit le jour

comme tous les jours que dieu fait

et défait

il voit le jour après le dernier rêve.

après que le dernier rêve ait cessé d'exister

dans sa tête ensommeillée.

il voit le matin

et respire l'air frais du matin

la rosée a des reflets d'or

c'est normal

la brise transporte des algues

le soleil a des apparences de verre

tout est normal

en ce matin qui commence à peine.

Et puis rien n'est normal

comme ça d'un coup

tout bascule se retourne

l'ombre est à la place de la lumière

il se frotte les yeux

n'en croit pas ses oreilles

et plus il se frotte les yeux

et plus la mer est à la place du ciel

et plus le ciel est à la place de la mer

 

Il s'est passé quelque chose

quelque chose que je ne comprends pas

quelque chose d'impossible

quand tout est normal

quelque chose d'anormal

quand tout est possible.

 

mais les choses sont ce qu'elles sont

il s'approche de l'impossible

il voit que c'est anormal

il sait que ça ne peut pas exister

mais ça existe

ce n'est pas normal

mais c'est possible

 

il y a de quoi devenir fou

de quoi s'enfuir à toutes jambes

enfin à deux jambes

restons possible

et normal si ce n'est pas trop demander

c'est qu'on demande beaucoup

dans ces cas-là

quand tout fout le camp

et qu'il n'y a rien à faire pour le rattraper

même avec une jambe de plus.

 

Mais Kateb se raisonne

Je ne suis pas plus bête qu'un autre

se dit-il dans sa pauvre tête

simplement il m'arrive des choses

qui n'arrivent pas aux autres

il faut croire que j'ai de la chance

ce qui arrive est toujours bon à prendre

je ne vais pas rater ça.

 

Rater quoi ?

 

Je l'ai dit :

le ciel est à la place de la mer

et à la place du ciel

la mer !

 

il s'affole un moment :

le monde est à l'envers

le monde est à l'envers

que peut-il nous arriver de pire !

— Rien, dit dieu. Je suis désolé.

 

Il secoue la tête

parce que ça se passe dedans

et ouvre grand les yeux

pour que ça sorte par quelque part

il ferme la bouche

parce que c'est par là que ça entre !

 

Les choses sont ce qu'elles sont :

le ciel a quitté sa place habituelle

la mer en a fait autant

et chacun a pris la place de l'autre

et s'il lève la tête pour regarder le ciel

des poissons volent

et s'il baisse les yeux

des oiseaux nagent.

 

Tout est normal :

les oiseaux sont dans le ciel

et les poissons dans la mer

voilà ce qui est normal

c'est simple comme le monde

ce qui a changé :

le ciel la mer

rien n'a changé sinon

que le ciel est à l'endroit où l'on nage

et la mer à l'endroit où l'on vole.

d'ailleurs s'il lève la tête

il voit des poissons

et dans le ciel à ses pieds

des oiseaux plein d'oiseaux

qui n'ont rien compris

ou qui s'en fichent.

 

Le ciel est aux oiseaux

et la mer aux poissons

il y a eu du changement

mais pas pour les oiseaux

et pas pour les poissons

il y a eu du changement

dans la vie de Kateb

dans la vie des chevaux aussi

qui vont avoir beaucoup de mal

à s'y faire

 

En tout cas

c'est un matin comme les autres

pour tout le monde

il faudra faire attention

de ne pas plonger dans le ciel

et pour se baigner

il faudra sauter très haut

ou bien se servir d'une échelle.

 

J'ai une très bonne échelle, se dit Kateb

il ne faudra pas que je l'oublie

avec ma pelle mon seau et ma serviette éponge

si je veux me baigner

et puis en attachant une corde à un arbre

je pourrais aller faire un petit tour dans le ciel

ça me changera les idées

heureusement la terre est restée à sa place.

où pourrait-elle aller d'ailleurs ?

 

Et qu'irait-elle y faire ?

Là-bas, si loin de tout

loin des hommes

et du ciel et de la mer —

elle est bien où elle est

sous mes pieds de bonhomme

mes bonhommes de pieds

et la terre dessous

et la mer dessus

et le ciel à côté

 

La mer est le toit du monde

chante Kateb

qui sait chanter

et pas seulement raconter des histoires

tout le monde l'écoute

même les vieux qui jouent aux dés

même les femmes qui ont autre chose à faire

— la mer est le toit du monde

où marchent les poissons

et le ciel est un puits

où plongent des oiseaux

et mes yeux ont des ailes

ma bouche fait des bulles

je suis un homme quand tout va bien

une femme quand le ciel est gris

un enfant si la nuit est noire

 

On dirait que les poissons

se prennent pour des oiseaux

mais il n'en est rien

tant qu'il y a de l'eau pour nager !

disent les poissons

et un ciel pour faire la nuit et le jour

un ciel pour décorer la saison des amours

et faire le tour du monde

dans les plumes d'un oiseau !

 

Vive le ciel, disent les oiseaux

pourvu qu'il soit profond

et bleu comme tes yeux

un ciel qui ressemble à la mer

et où le vent se grise

de parfumer ta peau

aux couleurs de la terre

 

Vive la terre, dit Kateb aux villageois

vive la terre et vive la vie

il n'y a de fleurs que pour t'aimer

et le vent pour t'emporter loin des tiens

il y a des arbres pour que l'amour soit frais

et qu'il soit chaud quand c'est le moment

il y a le fleuve qui monte dans la mer

et les poissons qui ouvrent la bouche

au-dessus de nos têtes

les oiseaux sortent la tête du ciel

jettent un coup d'œil sur la terre

un coup d'œil dans la mer

et replongent à tire-d'aile

dans le bleu qui s'étire

à l'infini

 

Il n'y a pas de quoi en faire un plat

il va falloir s'habituer

à cette nouvelle situation

— et Kateb tire un coup de fusil dans la mer

et cent poissons leur tombent sur la tête

il lance la ligne dans le ciel

et ramène mille oiseaux aux becs sanglants

— c'est une question d'habitude.

Je me ferai pêcheur d'oiseaux.

ma barque flottera dans le ciel

flottera-t-elle ta barque dans le ciel ?

je n'en sais rien

il faudra essayer

ça coûtera peut-être un peu

rien ne dit qu'elle flottera

on ne dira d'ailleurs plus qu'elle flotte

elle ne volera pas non plus

une barque est une barque pas un avion

on pourrait aussi se servir d'un avion

pour aller à la pêche aux oiseaux

pourquoi pas, dit Kateb

aux villageois éberlués

il faut un bon outil pour travailler

et si l'avion est meilleur que la barque

on flottera dans des avions

pour pêcher les oiseaux du monde

 

Et la barque

on la mettra au musée

avec les vieilles choses de ce monde

les choses qui ne servent plus à rien

qui ne serviront plus jamais

à moins que la mémoire oublie

— d'accord pour les oiseaux

dirent les villageois un peu affolés

pour les oiseaux nous sommes d'accord

mais les poissons hein Kateb les poissons ?

— les poissons je m'en moque

je suis pêcheur d'oiseaux.

voilà le métier que j'ai choisi

vous mangerez des oiseaux

et j'aurai beaucoup de travail !

que peut souhaiter un homme

à part le travail

et un bon ragoût d'oiseaux

pour se donner de la force

il faut de la force pour aimer

les oiseaux donnent de la force

j'en pêcherai des quantités

qui me rapporteront une fortune

En plus je serai riche

ce qui ne gâte rien

alors les poissons, vous voyez

je m'en moque éperdument

j'ai toute la vie devant moi

tout le bonheur qu'on peut souhaiter

un avenir formidable

je ne peux plus mourir

les pêcheurs d'oiseaux ne meurent pas

c'est une loi fondamentale

il faut être bigrement ignorant

pour ignorer ça

les ignorants n'ont qu'à manger des poissons

ça nourrira leur ventre

puisque c'est tout ce qu'il importe de nourrir

quand on n'a pas la vocation

d'un pêcheur d'oiseaux

Vous attendez la pluie

elle vient de la mer maintenant

c'est le nouvel ordre des choses

il y aura forcément quelques poissons

qui auront envie de faire un tour sur la terre

les poissons sont comme les hommes

ils aiment voyager

et la terre a l'attrait du lointain

— Je vous souhaite beaucoup de sardines

en pluie sur les pelouses de votre jardin

et quelques vraies baleines

sur le toit de vos maisons.

des murènes dans le lit de vos femmes

et des requins dans votre fauteuil préféré

je vous souhaite des histoires de poissons

aussi bonnes que mes histoires d'oiseaux

 

Kateb, le bel Arabe noir et or

Kateb est un peu ivre

toutes ces choses qui lui ont tourné la tête

ce sont les choses du matin

les choses qui arrivent au réveil

alors qu'on ne les attend pas

on s'attend à un tas de choses

le matin au réveil

mais rarement à celles qui arrivent

et qui mettent du gris dans la tête

comme le vin et les femmes

du gris qui trouble le regard

qui empâte la bouche

et bouche les oreilles

 

Le matin est un merveilleux moment

entre le sommeil et la vie

comme un fruit suspendu

à la branche d'un arbre

entre le soleil et la rosée

et ta langue au goût de miel

tes mains sonores sur ce qui bouge

tes mains en forme d'olivier

tes mains aux reflets d'argent

sur ce qui bouge de sonore et d'éternel

 

Rien n'a changé

tout est suspendu

l'air est trembleur

l'oiseau est un froissement de papier

sur ma table d'écriture

rien n'a changé

pas le fruit

l'arbre non plus

tu t'éveilles

à la rayure de la rosée

entre deux vitres froides

il y a de l'éternité

entre le vieux très vieux passé

et le lointain futur

un moment de fraîche éternité

une tache d'encre

blanche sur le papier noir

où rien n'est écrit

rien ni hier ni demain

à peine maintenant

un reflet entre deux moments

la brève éternité d'une tache

l'éternelle amertume de ta bouche

qui n'a rien dit

et qui aurait voulu tout dire

 

merveilleuse attente

il ne s'est rien passé

et tout peut arriver

 

Le soleil ricoche dans la mer

dans la vitre

le mur blanc

le drap ta peau

ricoche et retourne au soleil

le soleil

l'air bouge

fenêtre mur toi l'air

est passé

je me réveille

tout est clair

tu existes

 

et puis cette folie

ce moment d'écriture

cette invention maladive

cette eau secouée en lumière cassée

cette eau qui passe

entre deux pierres qui n'étaient pas là

au commencement

cette eau qui roule

qui accroche

qui étire

qui pleut

qui emporte

l'eau qui éclaire

 

Kateb, quel malheur

mais vraiment quel malheur

mais c'est sur terre que ça se passe pour toi

il y a des cœurs sur toutes les planètes

et dans tous les mondes

le bien c'est sur terre qu'il existe

c'est sur terre qu'il te sera arraché

le moment venu.

 

Les villageois ouvrent de grands yeux étonnés

le bel Arabe noir et or s'est tu

on ose à peine respirer

on se frotte les uns contre les autres

c'est un témoignage d'existence réciproque

on se regarde on attend

et Kateb relève la tête

il la secoue il sourit en la secouant

on sourit aussi

pour faire comme tout le monde

le bel Arabe noir et or ne dit rien

et il montre le ciel là-bas au pied des montagnes

et la crête des montagnes

qui disparaît dans le bleu vert de la mer

et le soleil qui ne sait plus où donner de la tête

 

Les filles se sont approchées de Kateb

elles le touchent à peine

pour qu'il continue d'exister

c'est à lui ce monde-là

on y est bien après tout

même si ce n'est pas très conforme

à l'idée qu'on se fait du monde

quand on croit en dieu

ce n'est pas conforme mais c'est arrivé !

disent-elles comme pour s'excuser

d'avoir touché le bel Arabe noir et or

c'est arrivé, on n'y peut rien

alors tant pis, la vie continue

il faut bien qu'elle continue

on fera tout ce qu'il faut pour ça

n'est-ce pas Kateb qu'on le fera

on le fera avec toi

et le monde sera aussi beau

et très peuplé

avec toi c'est possible

alors pourquoi se gêner

on t'aime de tout notre cœur

tu peux choisir si tu veux

mais ce n'est pas une obligation

nous ne sommes pas jalouses

nous aimons comme il faut qu'on aime

chacune à son tour

et toutes de la même manière

nous ne sommes pas avares

nous savons partager

c'est une qualité essentielle

si l'on veut avoir beaucoup d'enfants

et nous les enfants on aime ça

on les aime de tout notre cœur

nous sommes prêtes à te multiplier

par dix, par cent, par mille

il y a un peuple dans nos ventres

c'est écrit dans ta tête

nous avons lu ce qu'il faut lire

et nous sommes à toi, Kateb

toutes à toi et rien pour les autres

tu es celui que nous avons choisi d'aimer.

 

— À cause du ciel !

à cause de la mer !

dit Kateb qui redoutait la jalousie

des autres hommes du village.

Je ne mérite pas tout cet amour.

Je n'ai rien fait pour le mériter.

Il y a eu du changement

et j'en ai parlé comme j'ai pu

c'est tout ce dont je suis capable

rien de plus n'est sorti de ma bouche

qu'un peu d'amour

un peu d'orgueil aussi

et je m'en excuse

je ne suis qu'un pauvre pêcheur d'oiseaux

je parle souvent pour ne rien dire

comme tout le monde parle

il faut bien parler

sinon plus rien n'existe

le monde papote depuis si longtemps !

non, mes belles aventurières,

je n'ai pas le goût des épousailles

j'aime bien aimer

c'est très normal

aimer les femmes

ça se comprend

mais les aimer toutes

et leur faire des enfants

et vieillir en même temps

c'est une œuvre sans lendemain

j'ai bien peur de vous décevoir

mais vous reviendrez un autre jour

je me sens soudain très fatigué

et puis j'ai faim et très soif

et j'ai besoin de solitude

je suis déjà très seul dans ce monde

mais ce n'est pas assez

la solitude me va bien

elle ne me gêne pas aux entournures

je m'y sens bien

et j'ai raison

au revoir j'ai beaucoup à faire

et surtout pas des enfants

pour l'amour je suis d'accord

c'est quand vous voudrez

mais pour le reste pour le monde

il faut aller voir ailleurs

je n'y suis pas et c'est tant mieux.

 

Tout le monde se tait

Kateb se lève et marche vers sa maison

au bout de la plage.

Il n'entre pas il s'assoit

il regarde le ciel

qui s'avance dans le sable

des oiseaux virevoltent en ombres

il regarde la mer

quelques poissons la tête en bas

jettent un regard distrait

sur les choses de la terre et du ciel

ils s'accrochent à l'eau

de toutes leurs nageoires

il en tombera un c'est sûr

et il en tombe deux

tout près de Kateb

qui a eu un peu peur

deux poissons de bleu et d'argent

qui s'agitent dans le sable

et le cœur de Kateb cesse de battre

Qu'est-ce qu'ils font là ces deux-là ?

Quels maladroits et quels fichus poissons

que ces deux poissons-là !

la journée est presque terminée

le soleil va se coucher où il n'en sait rien

il ne sait plus où il en est le soleil

il a peur de se mouiller

on le comprend

et le ciel ne lui dit rien qui vaille

il se couchera de toute façon

ça c'est une chose qui ne changera jamais

il se couchera et je serai bien tranquille

enfin j'aurais pu être tranquille

en cessant de vivre et en dormant

moins vite que ces deux fichus poissons

qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas !

ils sautillent comme joyeux

ils n'ont pas l'air de s'ennuyer

d'ailleurs ils sont venus sur terre

pour ne pas s'ennuyer

ils étouffent et se crèvent

ils passeront avant la fin du jour

je ne me poserai pas de question

pas question que je m'en pose

et le soleil qui n'est pas pressé

le soleil qui hésite et qui me casse la tête !

couche-toi et qu'on n'en parle plus

j'ai eu mon compte pour aujourd'hui

il ne manquait plus que ces poissons

ils vont me poser des questions

et je n'ai pas de réponses

j'ai gaspillé toutes mes réponses

cette après-midi

avec les gens du village

il faisait beau

et je n'ai pas vu le temps passer

j'ai tout donné

même les points et les virgules

je n'ai plus rien qui vaille la peine d'être écouté

allez hop ! retournez d'où vous venez !

 

et d'un geste machinal

il jette les poissons dans la mer

seulement voilà

la mer n'est plus où elle était

même si elle continue d'exister

et les deux poissons s'enfoncent dans le ciel

mince ! dit Kateb ils vont se noyer

tant pis pour eux

ils auraient pu attendre demain

on aurait eu une bonne conversation

entre gens de bonne moralité

mais voilà le soleil va se coucher

et je n'ai plus toute ma patience

j'ai sommeil

et je me fiche qu'ils se noyent

dans ce qui n'est plus la mer

mais quelque chose qui m'échappe

à demain tout le monde

je vais me coucher !

 

— Ah ! pas question pas question !

dit un oiseau surgi du ciel

pas question d'aller se coucher

avant d'avoir remis ces poissons à leur place

non mais qui es-tu

pour oser déranger tout le monde

à une heure pareille

 

et d'un geste majestueux

l'oiseau balance un poisson

sur la tête de Kateb

— Remets-le à sa place

et ne recommence plus

sinon je vais me fâcher !

 

Kateb remet le poisson dans la mer

il le remet doucement

mais le poisson ne tient pas

et retombe dans le sable.

— Maladroit espèce de cancre !

dit l'oiseau surgi du ciel

— ah ! ne m'insulte pas, dit Kateb

en montrant son poing

je fais ce que je peux

il faut aussi qu'il y mette du sien

— Je ne mettrai rien, dit le poisson

et certainement pas du mien

je m'en fiche

— Il y avait deux poissons, dit Kateb

Donne-moi l'autre poisson,

dit-il à l'oiseau surgi du ciel

l'un raisonnera l'autre

c'est plus facile à deux

donne-moi l'autre poisson

— Je ne peux pas je l'ai mangé

je voulais t'éviter des problèmes

j'ai entrepris de les manger tous les deux

mais le premier m'est resté sur l'estomac

fais ce que tu peux

ça ne me regarde plus.

— Tu es gonflé comme oiseau !

dit Kateb en s'approchant du bord du ciel

tu as de la chance

que je ne sache pas voler

— J'ai de la chance d'être un oiseau !

— Et toi, maudit poisson,

retourne d'où tu viens

ou je te fais rôtir entre deux pierres

— Tu ne feras rien rôtir du tout

D'ailleurs tu ne manges que les oiseaux

depuis que tu as changé de métier

— Je pourrais bien en changer de nouveau

et te croquer tout vivant et tout cru !

— Ça va, ça va ! Je retourne d'où je viens

on en reparlera demain

dit le poisson en haussant les épaules.

Kateb le jette dans l'eau

et le poisson

qui a perdu beaucoup de force

agite toutes ses nageoires

pour ne pas retomber sur terre

Kateb l'aide un peu

et le poisson fait un saut périlleux

et se retrouve la tête en bas

comme sont tous les poissons curieux

de ce qui se passe en bas

— À demain, dit-il en soufflant

je dis toujours ce que j'ai à dire

personne ne m'empêchera de le dire

et surtout pas toi

pas plus que ce misérable volatile

qui se prend pour un oiseau !

— Volatile toi-même ! dit l'oiseau

et tout rentre dans l'ordre

le poisson file d'un coup

au plus profond de la mer

et l'oiseau se met à croiser les nuages

vers l'horizon qui s'éteint doucement.

 

Kateb s'assoit, pensif

il y a peu de lumière maintenant

on n'y voit plus grand-chose

la mer est toute noire

elle respire à peine

quelques gouttes d'écume se répandent dans le sable

il y a des reflets qui se répandent dans le noir

la mer est un immense chapeau

sur une tête de ciel et de terre

 

Le soleil s'est arrêté sur l'horizon

il trace des routes de lumière jusqu'à moi

et je voyage loin de ma maison

la vie me quitte peu à peu

doucement se détache de moi

de ma tête de mon ventre doucement

la vie n'est plus qu'un souvenir

ce n'est pas le sommeil

il reste encore un peu de lumière

un peu de lumière que le soleil arrête

au bord de l'horizon

entre le ciel et la mer

la vie est suspendue

tiède et raisonnable

elle attend que ça s'éteigne

que ça ne voyage plus

et c'est sur le point de s'arrêter

on n'entend plus rien

ni le clapotis de l'eau

ni le frottement des ailes d'oiseau

la lumière se ponctue

devient étoiles reflets rayons

suspendue un peu tiède

peut-être moite après tout

et le premier rêve se présente

nu dans l'ombre transparente du sommeil

et plus rien n'existe que lui.

 

Oiseau moqueur Oiseau rieur

oiseau avec un O

ne te moque pas de moi

je ne l'ai pas fait exprès

c'est arrivé comme ça

je ne l'ai pas voulu pas souhaité

c'est arrivé un point c'est tout

on n'enferme pas les gens pour ça

il y a des motifs plus graves

que la littérature

plus graves que la poésie

il faut survivre

c'est long pas facile

c'est amer quelquefois

mais ça se passe bien après tout.

la preuve je dors et je rêve

la nuit est douce sur mes lèvres

et je peux parler tranquillement

sans être interrompu par des questions

qui ne sont pas les miennes

sans avoir à chercher des réponses

qui m'éloignent de moi-même

je soulève mon sommeil à bout de bras

je suis fort quand je le veux

les rêves peuvent compter sur moi

j'ai de quoi écrire

du papier un crayon

et le silence autour de moi

très loin autour de moi le silence

parce que je sais me taire

si c'est le moment de se taire

 

c'est important le silence

c'est la propreté du langage

les rêves s'y abreuvent

pour nourrir leur histoire

à quoi tient un rêve ?

à la blancheur qui s'est tue

au milieu de la nuit

la vie arrêtée mais pas morte

la vie prête à respirer à pleins poumons

de l'autre côté de la nuit

si c'est nécessaire

si c'est important

inévitable

 

dans son rêve de silence et de vent

Kateb refermait la porte du monde

derrière lui

et il attendait que quelque chose se passe

au commencement de ce qui devait être

un autre monde

un monde de ciels et de vagues

où il était le seul à exister

connaissant toutes les ficelles de la vie

et jouant avec elles

pour que la marionnette émeuve jusqu'aux larmes

un public attentif à sa propre émotion

ayant payé pour ça un appréciable prix

dont il se nourrissait.

dont il vivrait longtemps encore

car il n'était qu'au début

d'une longue carrière de pêcheur d'oiseaux

ces pêcheurs-là ont la vie dure

en tout cas c'est ce qu'on raconte

 

au matin du deuxième jour

Kateb noua une solide corde

autour de l'arbre le plus proche du bord du ciel

et il entreprit de descendre

dans cet abîme de bleu et d'oiseaux

il vit tout de suite que le ciel était beau

et de quelle manière il l'était

et comment l'écrire sans tromper personne

 

 

SAÏDA I

 

C'est très tôt le matin

que Kateb descendait dans le ciel

il vérifiait d'abord l'arrimage

de la corde autour de l'arbre

puis il descendait lentement

se tenant à la corde

et regardant en bas

le plus loin possible au-dessous de lui

là où le ciel devenait opaque

après mille transparences

que les oiseaux traversaient d'un coup d'aile

il sentait sous ses pieds

la terre se dérober

des herbes se pliaient

des cailloux s'entrechoquaient

roulaient plus bas

et disparaissaient sans bruit

avalés par le silence bleu

la surface du ciel ondulait comme l'eau

il y avait des reflets de miroir

des éclats de verre et de métal

et l'oblique chant des oiseaux

le ciel d'un coup d'aile traversé

des moments d'humidité

d'autres de soleil insoutenable

le soleil vertical comme un arbre

vert aux extrêmes du jour

et la lumière qui giclait d'un éclat de corail

que la mer avait oublié là entre deux pierres

près d'une épave poussiéreuse

ou du squelette blanc et gigantesque

de la dernière vraie baleine.

 

une fois rien qu'une fois

il coinça le bout de la corde sous son pied

puis il chercha une pierre assez grosse

en trouva une qui convint

et la posa sur la corde

qui sembla s'immobiliser

aussi haut qu'il put voir

il se retourna regarda dans l'abîme

et il s'éloigna de quelques pas

il respirait très fort

et il n'aimait pas cette sensation

mais il continua de marcher

et il atteignit une plate-forme de sable blanc

qui se souleva sous ses pieds

et que le vent répandit autour de lui

il y avait peu de vent

il était un peu frais

mais cela ne gênait pas les oiseaux

qui se croisaient plus près de lui maintenant

il s'approcha du bord de la plate-forme

et vit la terre s'allonger

en une vertigineuse pente

de rocs et d'herbes grises

des oiseaux s'y posaient

y dépliaient des ailes fatiguées

noires et blanches

et le soleil était jaune et vague

plus loin le bleu était noir

parcouru de rayons opaques et verts

qui mouraient d'un coup

faute de lumière

la terre finissait par effacement

et des oiseaux disparaissaient d'un coup

en changeant de couleur.

 

Kateb n'alla jamais plus loin

il ne songea pas à allonger la corde

d'au moins la longueur du visible

il tendait ses filets

jetait les lignes

attendait que les cris d'oiseaux piégés

le tirent d'une certaine somnolence

avare de rêves

n'étant pas le sommeil

puis il remontait la pente poussiéreuse

tirant les lignes saignantes

amenant les filets gémissants

la pêche était toujours bonne

les oiseaux étaient nombreux

et leur chair était bonne

telle que tout le monde l'aimait

c'était une sacrée chance

pour un pêcheur d'oiseaux

qu'il y eut des oiseaux

et des gens pour les manger

Kateb avait de la chance

mais il n'en abusait pas

il s'en servait une fois par jour

pour aller à la pêche

et la pêche finie

il se couchait après avoir bu du vin

ou bien il sculptait d'étranges animaux

dans des os de baleine

avec la pointe effilée de son couteau

ou bien il nageait dans la mer

observait le comportement des poissons

jouait avec les algues et les méduses

toutes sortes d'activités

qui n'avaient pas besoin de chance pour exister

 

bien sûr tous les jours ne se ressemblaient pas

il y en avait de bons et de mauvais

quelquefois le vent se levait

et soufflait sur la terre

secouant les tuiles du toit

et la maison tremblait

la cheminée ne voulait plus fumer

ou elle fumait trop

les oiseaux allaient se réfugier très loin dans le ciel

et c'était très inquiétant

de les voir disparaître ainsi

de ne plus les entendre même

ils avaient tous changé de couleur

et semblaient avoir disparu pour toujours

mais il n'en était rien

le vent finissait par se calmer

le soleil le trouait de toutes parts

et les oiseaux revenaient

pour faire de la géométrie

et puis nourrir les hommes.

Quelques-uns étaient morts toutefois

et leurs cadavres blancs et noirs s'élevaient vers la mer

et l'eau les absorbait par autant de bouches

on voyait alors les poissons descendre

étincelants au retour du soleil

et l'eau était agitée de blanc et de rouge

comme à un enterrement

 

quelquefois aussi le vent touchait la mer

elle se creusait en frissonnant

se brisait en écume blanche

puis les vagues devenaient noires

de bleues qu'elles étaient

elles devenaient noires et menaçantes

et elles déferlaient sur la terre et dans le ciel

et il faisait très froid alors

même tout près de la cheminée

où le bois fumait à toute vapeur

 

mais les jours ordinaires étaient de bons jours

chacun y était à sa place

sauf le soleil qui ne savait pas trop

et qui se posait trop de questions

qu'une cervelle de soleil a du mal à soutenir

comme il est le seul de son espèce

qu'il n'a personne à qui parler

et tout le monde à éclairer

ce n'est pas facile d'être tous les jours à la hauteur

et il y avait des jours sans soleil

des jours tristes à mourir

et longs comme ce qui meurt

des jours à éviter mais comment

des jours impossibles et pourquoi

mais les vignes avaient déjà du corps

et les champs de blé sentaient bon le froment

alors le soleil croyait répondre

aux grandes questions de ce monde

et le vin était le meilleur qui soit

et le pain et la vie et les femmes

et tout ce qui passait dans la tête de Kateb

Kateb endormi au pied d'un arbre

ou bien la joue contre l'herbe

observant un coquelicot

ou le derrière d'un grillon

 

— Il fait beau, Kateb !

Viens te baigner avec nous

Viens, que ton corps réchauffe l'eau

où nous baignons nos corps solitaires

Viens, ne fais pas semblant de ne pas entendre

l'eau n'est bonne que près de toi

 

c'était les filles qui chantaient ainsi

ça se passait sur le coup de quatre heures

l'après-midi après la sieste

et les filles passaient devant la maison

en chantant des obscénités

leur peau ruisselait de lumière

elles s'arrêtaient près de la maison

elles inclinaient la tête sur le côté

en clignant des yeux

et leurs dents étincelaient

dans l'ombre de leur chevelure

alors Kateb ouvrait les yeux

il les frottait l'un après l'autre

du revers de la main

et il souriait en secouant la tête

et elles lui lançaient des plaisanteries

et il ne répondait pas souriait

secouait la tête ouvrait la bouche

elles étaient blanches et noires

et Kateb aimait bien leur apparition

il aimait bien leurs voix

en forme de cri de mouette

il n'écoutait pas ce qu'elles disaient

mais leurs voix lui plaisaient plus que tout

et leur peau noire aux blancs reflets

et leur chevelure en forme d'écume

elles étaient une agréable apparition

et le soleil y mettait beaucoup de lumière

pour ajouter du désir

et l'ombre était porteuse de beaucoup d'amour

enfin elles promettaient beaucoup

elles promettaient de l'or

des fleuves d'or

et la mer se nourrissait de baignades

où l'amour étudiait le futur

avec une certaine malice

 

Kateb fermait les yeux

écoutant le clapotis de l'eau qui bouge

et le sommeil revenait doucement

pour fermer la porte de la vie

et ouvrir celle du rêve

puis elles revenaient de la plage

tant pis, disaient-elles

ce sera pour une autre fois

tu nous a beaucoup manqué

les choses auraient été différentes avec toi

mais tout s'est bien passé

l'eau était bonne une merveille

et le soleil doux comme une éponge

et le vent à peine frais

ça a vraiment été très bon, Kateb

vraiment bon c'est dommage

que tu ne sois pas venu avec nous

mais ne vas pas le regretter

ne te réveille pas pour ça

il n'y a rien à regretter

nous passerons demain à la même heure

nous y serons toutes

et nous serons très belles

personne ne vieillira

et tu nous aimeras toutes

pas autant que nous t'aimons

tu aimeras comme il faut

tu aimeras à ta manière

demain si c'est possible

ou après-demain un jour viendra

elle ou elle ou moi ou elle

n'importe laquelle d'entre nous

la plus belle sans doute

et la plus douée pour les choses de l'amour

la plus éternelle parce que la vie est courte

elle est là c'est elle ou moi

je ne sais pas

je voudrais que ce soit moi

j'ai bien raison de le vouloir

qui voudrait à ma place n'est-ce pas

qui voudrait t'aimer

toutes

avec moi elles sont toutes

vraiment l'eau était très bonne

on s'est amusé comme des folles

nous sommes folles de nous amuser ainsi

mais faute d'amour

et faute d'exister avec toi et pour toi

que pourrions-nous faire d'autre ?

 

et puis soudain c'était des ombres qui s'éparpillaient

le soleil rasait les murs

les arbres devenaient gigantesques

la mer changeait d'odeur

et le ciel respirait beaucoup plus lentement

alors Kateb se grattait le menton

il lui venait un goût de vin et de fruits

quelque chose pesait sur sa poitrine

et il se disait

« Mais qui a parlé ?

laquelle d'entre elles a pris la parole

pour me dire ce qui m'a semblé être la vérité ? »

 

Qui ?

l'une d'entre elles

mais laquelle

l'une d'entre elles

n'importe laquelle ?

Certes non

ce n'est pas n'importe laquelle

celle-là sait ce qu'elle dit

et elle le dit si bien

elle dit exactement

ce que tu veux entendre

elle ne dit pas son nom

mais elle existe

elle est pour toi

c'est un don du soleil

c'est le vent qui te l'a apportée

comme il apporte des oiseaux

le vent s'est dérangé pour toi

et le soleil t'a tendu la main

il y a une femme dedans

elle est pour toi

c'est pour toi qu'elle chante

écoute écoute bien c'est elle

qui répond à l'appel de son nom

 

Il y avait déjà une femme dans la vie de Kateb

pas dans son cœur

elle n'était pas dans son cœur

mais la vie est-ce qu'elle est

elle était dans la cuisine au jardin

entre deux marmites

derrière une lessiveuse

elle était dans le lit parce que c'était sa place

elle était douce silencieuse

elle était ailleurs

et le cœur de Kateb ne battait pas pour elle

il battait mais pas pour elle

quelquefois oui

quand les choses n'allaient pas comme il faut

il battait tout près d'elle

presque pour elle

pas tout à fait

ou bien ce n'était pas elle

ou il n'était plus lui-même

ce qui arrive quelquefois

quand il n'y a pas d'amour

 

du linge propre et parfumé

une cuisine bien épicée comme il faut

le lit bien fait

et le vin toujours tiré à la bonne heure

souvent il n'en faut pas plus

tout va bien jusqu'à la mort

mais jusqu'à la mort seulement

elle est peut-être encore là

pour attacher le dernier bouton

de la dernière chemise

elle est toujours là quand il faut

elle lessive les murs

ouvre et ferme les fenêtres

elle allume les lampes

elle active le feu coupe le bois

et son gros derrière est une preuve d'amour

sûr que c'est une preuve d'amour

mais ce n'est pas tout l'amour

pas tout ce qu'un homme peut souhaiter

pas ce qu'un homme attend de la vie

qu'elle lui donne une raison

de partir avec tous les regrets

qu'un cœur peut contenir

 

il regrettera à se rendre malade

c'est comme ça qu'il s'accrochera à la vie

il lui en fera voir de toutes les couleurs

et elle durera jusqu'à la dernière goutte

il ne se passera rien avant la dernière goutte et puis tout deviendra blanc

à force de couleurs

 

il y en a une qui parle mieux que les autres

elle sait ce qu'elle dit

et elle le dit bien

elle parle mieux

elle parle juste

elle s'arrête dans le sable

elle repousse la mer

et sa voix est la meilleure

elle existe mieux que les autres

plus près que les autres

plus chaudement

elle s'est arrêtée dans ton regard

à la manière d'une vague

plus proche et plus immobile

son écume éclabousse ta langue

 

Kateb se retourne dans son lit

il n'arrête pas de bouger

il l'empêche de dormir

mais elle ne dit rien

elle ferme ses gros yeux

sa grosse main efface une grosse larme

elle a un gros chagrin

mais sa grosse poitrine est très grosse

elle contient beaucoup de chagrins

en voici un de plus

elle chantera doucement dans la cuisine

il l'entendra sans l'écouter

et elle sera toujours plus grosse

elle occupera tant de place

dans sa pauvre vie de pêcheur d'oiseaux !

 

Heureusement il y a les oiseaux

il n'y a pas que les femmes

il y a la pêche

et de sacrés bons moments à passer

dans ce ciel si bleu et si vaste

et toujours si nouveau

il n'y a pas que les femmes

il y a aussi celle qui répond le mieux à son appel

elle n'a pas dit son nom

elle ne s'est pas bien montrée

et il ne l'a pas bien vue

mais il l'a aimée tout de suite

il ne s'est pas fait prié

elles se sont tues les une après les autres

et maintenant elle est seule à parler

elle a l'esprit critique

mais avec beaucoup d'esprit

ce qui est rare

elle se détache de l'ombre

elle absorbe le contre-jour

comme au cinéma

et le cœur de Kateb s'arrête

 

plus rien n'existe

tout a disparu

il tourne de l'œil

il voit les choses

où elles ne sont pas

il les entend

quand elles se taisent

il fait tout à l'envers

il arrête son cœur

il s'arrête de vivre

un oiseau s'est immobilisé

entre le ciel et la mer

 

— Kateb ! je te parle

As-tu pêché beaucoup d'oiseaux aujourd'hui ?

Je n'ai pas encore mangé

Cette baignade m'a donné faim

J'ai si faim quand je sors de l'eau

pas vous les filles

une faim qui me donne le tournis

j'ai l'impression d'avoir beaucoup bu

tu me crois Kateb

ma tête est une éponge

je ne sais plus où sont mes yeux

touche mes yeux Kateb

touche-les et touche mes lèvres

j'ai faim et tu ne dis rien !

dis quelque chose à la fin

dis-moi ce que tu penses

de cette fabuleuse journée

tu ne l'oublieras pas

l'oublieras-tu Kateb

alors que j'ai si faim

et qu'il n'y a plus rien à manger

que ma langue

 

n'existe rien plu

disparu a tout

l'œil de tourne il

choses les voit il

pas sont ne allés où

 

la mer est à la place du ciel

et le ciel à la place de la mer

ça c'est passé un bon matin

un matin comme les autres

du point de vue du soleil

mais le soleil sait rarement ce qu'il dit

il parle beaucoup pour ne rien dire

il occupe le temps

il calcule l'histoire

il jongle avec les ombres

et la lumière est toujours la même

 

elle s'appelle Saïda

elle est longue étroite

elle a de longs cheveux d'argent

et ses yeux ont la couleur de la nuit

sa peau est dorée comme la rosée

ses mains sont des ombres sur le mur

et elle parle comme le vent couche les herbes

 

il est seul avec elle maintenant

elles se sont toutes envolées

comme les feuilles d'un arbre au coup de vent

elle a à peine frémi

et le vent l'a couchée

longue étroite

dans ses cheveux métalliques

il s'est couché aussi

plus près de l'iode

plus près du cœur

et ses mains ont rencontré

des coquillages

 

elle est seule à la fenêtre

le ragoût glougloute derrière

elle appuie sa grosse main au goût de poisson

sur ses grosses lèvres

elle ne va plus crier

ce n'est pas le moment

le miroir se briserait

et plus rien ne serait comme avant

les reflets ne changeront pas

ils ne changeront pas si elle se tait

mais elle ne peut pas ne pas regarder

elle ne peut pas ne pas écouter

elle peut se taire c'est tout ce qu'elle peut faire la grosse

elle peut se taire

et touiller la marmite

elle se taira

et la cuisine sera toujours aussi bonne

le miroir ne sera pas brisé

une larme l'aura à peine troublé

mais ça ne paraît pas

les oiseaux nagent dans le ciel

les poissons volent dans la mer

entre le ciel et la mer

il y a une zone d'incertitude

et c'est là que vivent les hommes

c'est là que pleurent les femmes

si c'est le moment de pleurer

c'est là qu'elles enfantent

si tout c'est bien passé

il pousse des enfants comme des fleurs

et la mort n'est pas une maladie

c'est un mauvais moment à passer

et ça passe

 

Elle pense trop à la mort

elle n'y pensait pas avant

quelquefois mais pas trop

mais maintenant tant de choses ont changé

rien n'est plus comme avant

l'amour était simple comme la cuisine

bon comme un plat du dimanche

si simple et si bon

qu'elle ne posait jamais de questions

qu'il lui suffisait de se taire

et d'exister doucement

mais sous le soleil couleur de rouille

à l'ombre des oliviers

ils existent eux aussi

ils viennent tout juste d'exister

elle ne le savait pas avant de l'avoir vu

elle ne savait pas que Kateb

avait tant d'amour dans son cœur

elle savait tout de Kateb

sauf ce détail qui n'était pas un détail

tant d'amour et si peu pour elle

tant pour une autre qu'elle ne connaissait pas

une autre qui avait l'air d'une ombre

passante dans le soleil couleur de rouille

et s'arrêtant dans le cœur de Kateb

pour y voler l'amour

l'avaler en silence

aux yeux de tout le monde

et le monde riait

non pas d'elle qui n'existait déjà plus

mais riait de bon cœur

parce que Kateb était heureux

et qu'elle était plus belle que le soleil

 

alors elle pense à la mort

elle pense qu'elle vieillit

et que c'est déjà fini

que ça ne vaut plus la peine

que ça peut s'arrêter

il n'y aura plus d'amour

pas de cuisine non plus

et plus de linge propre et parfumé

il y aura sa grosse bedaine

ses mains moites ses lèvres humides

son regard immobile

sa fenêtre préférée

son fauteuil à bascule

son attente longue attente

attendre pour que ça ne vienne pas

qu'il n'en soit jamais question

du moins pas dans cette vie

il faudra mourir pour ça

il faudra d'abord éteindre la lumière

mais qui l'éteindra

qui se souciera de l'éteindre

il n'y a plus d'amour plus de lumière

il n'y a plus personne

plus rien dans le cœur que de l'amertume

pas même un peu de jalousie

rien pour s'accrocher à la vie

tout pour ne plus espérer.

 

Kateb remonte de la plage

avec d'autres rayons de soleil

sous la véranda

il jette un coup d'œil aux cordages

au filet aux lignes aux hameçons

il a l'air parfaitement bien

il se gratte le menton en souriant

il ne veut pas sortir de son rêve

alors il reste sous la véranda

tandis que le soleil se couche

et que les derniers oiseaux s'épanchent dans le ciel

il chantonne imperceptiblement

tambourine du bout des doigts contre la barrière

respire une fleur dans un bouquet

mais qu'est-ce qui se passe dans sa tête

je vais te le dire moi ce qui se passe

je vais te dire pourquoi je chante

pourquoi je t'ai oubliée

et pourquoi je n'ai plus faim

je vais tout te dire de mon bonheur

et tu pourras le raconter à tout le monde

ils te croiront quand ils me verront

la fumée de ma pipe n'a plus la même couleur

d'ailleurs je ne fume plus

c'est mauvais pour la santé

et je veux toute ma santé

je veux mesurer mon vin et mon sommeil

tout se passera bien

il ne pleuvra pas dessus

le soleil aura un goût de miel —

de la douceur

c'est le poète qui a raison

tout manquait de douceur

il fallait que ça change

et voilà venu le bon moment

le moment d'ouvrir la bouche

pour que tout le monde l'entende

il faut que tout le monde sache

que Kateb est heureux

et qu'il trompe sa femme

avec une étoile

venue du ciel

dans le bec d'un oiseau

qui écrit une histoire d'amour

 

Oiseau, as-tu écrit le dernier mot

celui qui s'achève dans un baiser ?

il faudra que je te pêche

et que je mange ta cervelle

il faudra que je regarde

dans le fond de tes yeux

et que je goûte ta salive

que je lisse tes plumes

il faudra que je fasse le tour

de ton étrange personnalité

tu m'as donné l'amour

et je te le rendrai

 

Cette nuit Kateb ne trouva pas le sommeil

aussi quand le soleil se leva

il ne trouva pas la force

de préparer le matériel de pêche

et il renonça à descendre dans le ciel

il descendrait demain

les oiseaux pouvaient bien attendre

jusqu'à demain

tout le monde peut attendre

quand Kateb est heureux

même les oiseaux impatients

ils attendront leur tour

un jour de plus ne leur fera pas de mal

et il regarda les oiseaux

s'approcher de la mer

 

Je l'épouserai demain se dit-il

je l'épouserai et on en parlera plus

ce sera moins beau après les épousailles

mais je ne veux pas rater cette noce

ce sera la plus belle noce de ma vie

il n'y en aura pas d'autres

il y en a trop eu

il faut que ce soit la dernière

puisque c'est la plus belle

et puis on en parlera plus

je me sentirai bien mieux après

je refumerai la pipe

je reboirai du vin

elle ne m'en voudra pas

elle sera toujours belle

jamais vieille toujours belle

et il faudra que le temps se passe

comme il passe toujours

quand on en parle plus

et que le vin est bon

et la fumée de nos pipes

je l'épouserai demain toute la journée

et je serai le plus heureux des hommes

demain il n'y aura pas d'autres noces

 

Elle avait l'air toujours plus grosse

elle avait une odeur de pipi de chat

elle dormait profondément

ou elle ne dormait pas peu importe

elle négligeait tant de choses ces temps-ci

tant de choses lui échappaient

il se leva et sortit sous la véranda

le soleil hésitait encore

la mer avait la bonne odeur de la marée

il y avait des algues et des coquillages dans cette odeur

le soleil transportait

des taches de lumière

et les premiers oiseaux mesuraient l'air

il imagina qu'elle pouvait être là près de lui

le frôlant de son bras magique

de ses lèvres toujours proches

et il ferma les yeux dans cette attente

 

tout allait bien

la mer était toujours à la place du ciel

et le ciel à la place de la mer

les poissons ne se prenaient pas pour des oiseaux

et les oiseaux ne jouaient pas aux poissons

le soleil n'était pas au mieux de sa forme

mais c'était sans importance

Kateb pensa que tout allait bien

et qu'un jour de repos

le ferait aller encore mieux

et rien ne serait mieux

qu'après les épousailles

longtemps après très longtemps

il y aura toujours du temps

on trouvera toujours le temps

on vivra très longtemps

avec cette sensation d'éternité

Kateb allait très bien

et le monde allait bien

le ciel la mer les oiseaux les poissons

tout allait et allait bien

il pouvait garder les yeux fermés

rien ne viendrait troubler cette tranquillité

elle était là dans son cœur

et il le gardait bien

 

c'est le moment que choisirent les gens du village

pour frapper à sa porte

il ronchonna un peu

et il s'assit parmi eux

un morceau de son rêve

était resté accroché à ses yeux

et ça lui donnait l'air d'être ailleurs

alors quelqu'un demanda si on le dérangeait

et il répondit que rien ne l'avait jamais dérangé

et qu'il n'y avait aucune raison

pour que ça changeât

parfait je suis content de savoir

que tu es toujours prêt à écouter

d'ailleurs nous sommes venus te voir

pour te féliciter

et te souhaiter tout le bonheur possible

le bonheur tu ne l'as pas volé

tu l'as bien cherché et tu l'as trouvé

ce n'est pas le cas de tout le monde

tant pis pour ceux qui n'ont rien trouvé

il faut de tout pour faire un monde

il y a des petits et des grands bonheurs

il n'y en a pas pour tout le monde

mais ça n'empêche pas le monde d'exister

ni le bonheur de rendre heureux

Qu'elle soit donc la plus belle

et qu'elle soit éternelle

c'est tout le mal qu'on te souhaite

et tant pis pour ceux

qui ne savent pas ce que c'est

tu auras bien vécu la vie

et tu ne seras pas le dernier

 

la mer et le ciel et la plus belle des femmes

sont venus à toi sans que tu demandes rien

c'est donc que tu avais beaucoup à dire

et nous t'écouterons toujours

nous savons ce que vaut ta parole

et nous ne pouvons plus attendre

il faut te dire ce que nous pensons

tes oiseaux sont les meilleurs du monde

il n'y a pas de meilleur pêcheur que toi

et voilà que tu n'as pas la place que tu mérites

les uns sont princes

les autres sont maçons ou financiers

les rues leur appartiennent

et les théâtres jouent leurs vies

toi tu es notre pêcheur d'oiseaux

nous t'aimons plus que tout

et pourtant tu ne nous appartiens pas

 

Kateb, ce jour est un jour comme les autres

pour tout le monde,

et si tu acceptes notre amour

rien ne changera

mais nous saurons que nous avons eu raison

de t'aimer

 

Kateb alors se réveilla tout à fait

il oublia le dernier rêve

et il les regarda d'un air amusé

ils s'amusèrent aussi et ils rirent

et Kateb rit aussi

et on voyait qu'ils avaient l'air tous parfaitement

heureux.

 

L'OISEAU

 

Comment Kateb parlait aux enfants

 

Ils étaient tous vraiment heureux

et ça se voyait sur leurs visages

le bonheur est une sacrément bonne lecture

et un visage d'homme heureux

la meilleure des rencontres

 

Ils virent donc passer Pierre le Chasseur

et comme il grimaçait étrangement

en regardant la mer

(on ne peut plus dire en l'air dans ce cas)

ils s'égaillèrent dans le jardin de Kateb

et Kateb sortit sur le seuil de la maison

et lui aussi regarda Pierre qui s'éloignait

regardant la mer de son œil impeccable

On parlera de Pierre un peu plus tard

quand ce sera le moment d'en parler

il faut mettre de l'ordre dans ce qu'on écrit

à l'attention des hommes

il faut de l'ordre sinon on ne sait plus

qui est qui

laissons passer Pierre

et sa tristesse de chasseur

laissons un rayon de soleil

jouer avec le canon de son fusil

et revenons à nos moutons

à nos enfants et à notre Kateb

qui n'est plus un enfant

c'est dommage mais c'est comme ça

c'est vraiment dommage

qu'il ne soit plus un enfant

on aurait écrit un autre livre

celui-là même qu'on aurait voulu écrire

mais c'est trop tard

l'enfance est le plus court moment

de la vie des hommes

c'est donc celui qui passe le plus vite

celui dont on sait le moins de choses

et sur quoi il est difficile d'écrire

sans se tromper au moins un peu

mais enfin tant pis

Kateb est un pêcheur d'oiseaux

ce n'est déjà pas si mal

et les enfants du village ont bien vu

qu'il valait mieux que Pierre

que Pierre le Chasseur

le Chasseur de Poissons

parlez d'un métier que celui-là

les poissons sentent mauvais quand ils sentent

et s'ils ne sentent rien

c'est qu'ils n'existent pas

les oiseaux n'ont pas d'odeur

mais ils sont beaux comme des oiseaux

Qu'est-ce qui est plus beau qu'un oiseau

la réponse est un oiseau

il n'y en a pas d'autre

et comme il n'y a qu'une question

il n'est pas question de se tromper

 

— Soyons clairs, dit Kateb aux enfants

les choses ne sont plus à leur place

mais est-ce vraiment cela qui a changé ?

Qu'est-ce que ça change

qu'on pêche les oiseaux

qu'on ne les chasse plus

qu'on chasse les poissons

qu'on ne les pêche plus

ça change pour les oiseaux

parce qu'il faut s'élever haut

pour plonger dans la mer

ça change pour les poissons

parce qu'il leur arrive

de tomber dans le ciel

ce qui était autrefois impossible

Mais pour nous, qu'est-ce qui a changé ?

On préfère toujours les oiseaux

parce que les poissons ne chantent pas

On marche pieds nus si ça nous chante

et on met un chapeau

ou on n'en met pas

les graines continuent de pousser dans la terre

quelques-unes dans la mer

et très peu dans le ciel

 

Ce qui a changé

je vais vous le dire

une chose a changé

mais alors du tout au tout

et vous savez ce que c'est

non bien sûr

puisque je vous pose la question

ce qui a changé

c'est qu'on ne jette plus les lignes de la même façon

avant c'est dans la mer qu'on les jetait

et il y avait une pierre au bout

et un bouchon à l'autre bout

et ça marchait si bien

que la pêche était toujours bonne

le bouchon était plus léger que l'eau

et c'était une sacrée chance

sans quoi nous serions morts de faim

c'était l'époque où nous ne mangions que des poissons

et nous avions l'haleine forte

mais ça ne nous gênait pas

sauf quand on parlait aux oiseaux qui

comme tout le monde le sait

ne peuvent pas se pincer le nez

les oiseaux ont toujours eu beaucoup de patience

mais nous ne savions pas tout des oiseaux

et nous parlions beaucoup trop

et ils nous écoutaient

parce que les oiseaux sont très courtois

surtout quand ils arrêtent de chanter

pour écouter les hommes parler

Et puis les choses ont changé

le monde s'est mis à l'envers

et le bouchon était plus lourd que l'air

ce que nous ne savions pas

avant d'en avoir fait l'expérience

et chaque fois que je jetais la ligne dans le ciel

elle disparaissait avec le bouchon

et elle était inutilisable

et comme désormais

nous aimions les oiseaux

au point de les manger

et comme il n'y avait pas

d'oiseaux à manger

dans nos assiettes vides

on s'est mis à désespérer

c'est-à-dire qu'on a d'abord eu faim

et puis ça s'est mis à faire mal

et on a eu peur que ça continue

il y avait des montagnes d'oiseaux

mais elles étaient trop hautes

et nous avions peur du vide

mais la faim donne des idées

pas toujours

quelquefois

on ne peut pas dire

que la faim donne des idées

on peut à peine dire

que ça arrive quelquefois

nous n'avions pas si faim que ça

nous étions simplement pris au dépourvu

mesurons nos paroles

à la mesure de notre faim

d'ailleurs nous avons un appétit d'oiseau

et je remplaçai le bouchon

par un ballon gonflé à l'hélium

la petite fille à qui je l'avais volé

pleura beaucoup

mais qu'est-ce qu'une petite fille qui pleure

pas grand-chose

son ballon gonflé à l'hélium

ne mérite pas tant de larmes

elle ne mérite pas non plus

qu'on s'intéresse à elle

enfonçons-lui la tête dans le sable

et quand elle aura la bouche pleine de sable

elle comprendra ce qu'on attendait d'elle

 

Donc un bout de la ligne s'éleva

tandis qu'à l'autre bout

une solide pierre la maintenait

le ballon gonflé à l'hélium

flottait à la surface du ciel

comme un bouchon aurait flotté

à la surface de la mer

si cela avait été encore possible

À ce sujet je précise

mais on en a déjà parlé

dans un chapitre précédent

qu'entre le ciel et la mer

on a encore rien mis de précis

on ne dit pas qu'on n'a rien mis

la logique voudrait qu'il y eut un horizon

on peut appeler ça un horizon

ce serait une facilité de langage

tout à fait acceptable

mais on peut aussi l'appeler

par n'importe quel nom

qui ne signifie plus rien

dans l'état actuel des choses.

C'était une parenthèse

c'est malheureux d'avoir à faire des parenthèses

pour se faire comprendre !

l'essentiel étant qu'entre la pierre

et le ballon gonflé à l'hélium

un grand nombre d'oiseaux

tous plus beaux les uns que les autres

avait une goutte de sang qui perlait

à l'endroit où l'hameçon

avait percé leur ineffable bec.

Ce fut la première pêche

elle était réussie

et depuis nous n'en avons raté aucune

nous avons du talent

nous sommes de bons techniciens

la leçon est bien entrée

elle ne sortira pas de sitôt !

 

C'est ainsi qu'un jour

ramenant la ligne

et décrochant les oiseaux

aux becs ensanglantés

je fis la connaissance de l'Oiseau-Pierre

un drôle d'oiseau celui-là

un oiseau différent

d'abord parce qu'il avait un nom

ce qui n'est pas le cas

de l'oiseau ordinaire

qui a un genre

et c'est tout

— Oiseau-Pierre ! Oiseau-Pierre, dis-je

pourquoi Oiseau-Pierre.

— Et pourquoi pas, dit l'Oiseau-Pierre

il faut un nom c'est la loi

et il ôta lui-même l'hameçon de son bec

et il regarda les autres oiseaux

s'entasser dans les cages

il eut un soupir

et il secoua la tête

— On ne met pas en cage

un oiseau qui a un nom

j'ai le bec un peu meurtri

mais ça ne m'empêche pas de parler

 

Ce que dit l'Oiseau-Pierre à Kateb

 

Il essuya son bec sanglant

du revers de son aile blanche

et, « je vais te raconter ma vie, dit-il

ça te fera un excellent exercice

de diction »

et l'Oiseau-Pierre alluma sa pipe

en forme de baleine fabuleuse

« Je ne te raconterai

ni le début ni la fin

non pas par principe littéraire

mais parce que je n'ai aucun souvenir du début

ce qui est normal

et que comme tu peux le constater

je ne suis pas encore mort

d'ailleurs vais-je mourir un jour

rien n'est moins sûr

il n'y aurait alors pas de fin

et je pourrais supposer

qu'il n'y eut jamais de commencement

pourquoi ne pas rêver un peu

la vie est si courte

un homme ne meurt pas proprement

s'il n'a goûté à l'éternité

moi je veux mourir proprement

pas dans une cage

avec d'autres oiseaux

qui ne chantent plus

parce que tu as blessé leur bec

ça me fait mal de chanter

ça me fait mal jusqu'aux tripes

mais je me fiche d'avoir mal

à l'approche de la mort

cui-cui tireli-reli

cui cui cui

pirouli pirouli

je n'ai plus mal

tu peux me couper la tête

et le sifflet en même temps

cui cui cui

ti ti ti tut pireli titi tutu

me couper la tête et le sifflet

tut tut retitirelitutu

je ne suis pas encore mort

je ne suis pas encore mort

je ne suis pas encore mort !

 

— Mais je ne vais pas te tuer ! dit Kateb

je t'accrocherai sur mon épaule

et je te peindrai de toutes les couleurs

— Quoi ! comme un perroquet !

je ne suis pas un perroquet

je suis un oiseau noir et blanc

un oiseau à la plume et au crayon

et je n'ai pas l'intention de me laisser peindre

et qu'on m'accroche à une épaule

et qu'on me caresse sous le bec

et patati et patata

je ne suis pas n'importe qui

je suis un oiseau qui parle

et quand je parle je chante

ce qui est mieux que de ne rien dire

tristes sires que vous êtes

dit-il en s'adressant aux oiseaux en cage

vous n'avez pas même une idée du bonheur

pas la moindre étoile d'idée

rien dans vos caboches au bec meurtri

rien pour vous dérider

vous allez mourir comme des oiseaux

les oiseaux meurent si tristement

cui cui tireli tutupireli

je ne suis pas mort je ne suis pas mort

et je suis heureux si heureux !

 

— Mais rien ne t'empêche d'être heureux

dit Kateb en caressant l'aile de l'Oiseau-Pierre

je soignerai ton bec

et tu nous enseigneras le bonheur.

 

— Je ne t'enseignerai rien du tout

je suis jaloux de ce que je possède

je possède tant de choses que tu n'as pas

je suis un riche oiseau plein de bonheur

et le sang séchera sur mon bec

et mon chant ne te dira rien

et tu mourras comme un homme

la bouche ouverte comme pour la tétée

mais ce sera fini et bien fini

ce sera fini pour toi et pour les autres

vous ne saurez rien de mon bonheur

dit l'Oiseau-Pierre en pleurant.

 

— Qu'est-ce que c'est que ce bonheur

qui t'arrache des larmes !

 

— C'est un bonheur d'oiseau

un bonheur simple

et j'ai failli le perdre par ta faute

et tout allait se compliquer

j'ai pleuré pour simplifier

encore quelques larmes

et il n'y paraîtra plus

j'ai eu vraiment très peur

j'ai cru que tout était fini

et les autres qui ne disaient rien

les autres qui ne chantaient plus

qui pendaient à leur bec et saignaient

qui ne voulaient rien dire rien entendre

et le vent chahutait dans nos plumes

il avait cette voix et cette humidité

qu'on oublie plus

et ce froid qui me perçait le cœur

j'avais mordu à l'hameçon

c'était salé un peu juteux

et je ne regrettais rien

c'était arrivé un point c'est tout

et puis le sang avait un autre goût

mon sang d'oiseau

et puis ma peur

voyant les autres qui ne bougeaient pas

qui rouspétaient quand je bougeais

un peu

pour dégager mon aile

ou pour que ma langue me libère

d'un caillot plus gros que les autres

c'était comme une guirlande

accrochée dans le ciel

et le ballon gonflé à l'hélium

avait l'air d'un derrière de petite fille

bien sûr moi je suis un oiseau

les derrières de petites filles

sont des derrières de petites filles rien de plus

mais enfin quand même

là à l'approche de la mort

attendant que ça arrive mais comment

attendant dans le silence morne

et balancé par le vent

et le ballon gonflé à l'hélium

rouge et vert ou bleu et jaune

je ne sais plus quelles couleurs

je ne sais plus de quoi il avait l'air

ah oui d'un derrière

d'un derrière de petite fille

et je ne suis qu'un oiseau

un maigre oiseau suspendu

deux ailes au gré du vent

un bec et mes yeux larmoyants

qu'est-ce qui va m'arriver ?

qu'est-ce qui va m'arriver ?

quelque chose c'est sûr

avec la mort on ne sait jamais

je veux parler de la mort des oiseaux

qui n'est pas celle des hommes

je ne sais rien de la mort des hommes

c'est une mort sale à ce qu'on dit

sauf dans certains cas exceptionnels

mais tellement exceptionnels

qu'il faut en inventer

on n'invente pas la mort d'un oiseau

on ne triche pas avec la mort

quand on a l'âme d'un oiseau

et je regardais autour de moi

et le vent nous arrachait les plumes

et il séchait nos larmes

et le moindre mouvement était si douloureux

la moindre tentative de vol un supplice

ne bouge plus me disais-je

il te reste encore la chance

il ne faut pas négliger la chance

cette douleur ne durera pas

il faudra qu'elle s'arrête un jour

et alors tout ira bien

il ne faudra pas se souvenir

il faudra se taire aussi

ne rien écrire

ne pas dire comment pourquoi

personne n'en parlera plus

le bonheur est si fragile

le moindre souvenir

la moindre douleur

si fragile si fragile

le moindre vent

un ciel à peine gris

il n'en faut pas beaucoup

il ne faut rien

le vide autour de soi

l'ombre après ce qui existe

rien pour effacer

rien rien rien !

 

— Que c'est donc triste un oiseau heureux !

fit Kateb en enlevant son chapeau

j'ai dû attraper un coup de soleil

qui aura faussé mon jugement

je pêche des oiseaux pour me nourrir

ce que je mange

ne doit pas me rendre malade

il faut que je fasse attention

il y a de mauvais coups

et ce soleil-là n'en est pas avare !

 

— Qu'est-ce que tu sais du soleil !

Qu'il éclaire et qu'il chauffe !

Que s'il n'existait pas

tu ne serais pas homme

tu serais pierre ou feu

et tu n'aurais pas un oiseau dans la tête

Kateb je suis fatigué

de parler

de chanter

d'être un oiseau

d'être heureux

de ne pas être un homme

je suis fatigué

je n'en peux plus

rejette-moi dans le ciel

il faut que j'essaie mes ailes

elles ne sont plus ce qu'elles étaient

avoir été heureux

et savoir que tout s'achève

ça m'a fichu un coup

c'est plus que mon cœur ne peut supporter

Embrasse-moi sur le bec

je caresserai ton œil du bout de mon aile

disons nous adieu

on se reverra entre ciel et mer

là où brille le soleil

tu ne m'as rien appris

je ne t'ai rien donné

on est quitte ne crois-tu pas

tu ne mangeras pas ma chair délicate

parce qu'il y a des mots dedans

et je ne t'insulterai pas

parce que tu as une bonne tête

parce que tu me plais

que j'aurais bien fait ma vie avec toi

si tu avais été un oiseau

je t'aime bien mais je n'ai plus le temps de discuter

maintenant que je sais

que tout a une fin

même moi même mon chant

tu te rends compte Kateb ?

c'est triste et je dois être heureux

c'est que je n'ai pas encore tout compris

espérons que je vivrai assez de temps

pour tout comprendre

pour comprendre ça surtout

tellement de choses sont sans importance

tu sais de quoi je parle

allez hop ! jette-moi dans le ciel

et qu'on n'en parle plus

enfin tu en parleras plus tard

s'il est utile d'en parler

je suis un personnage comme les autres

je répondrai à mon appel

si le besoin s'en fait sentir

je suis à ta disposition d'homme-livre »

 

Et Kateb jeta l'oiseau dans le ciel

et le vit tomber comme une pierre

et puis les ailes se déployèrent

blanches et noires comme le jour et la nuit

et l'oiseau s'éleva

et il toucha la mer du bout du bec

ça le piquait un peu

mais c'était si bon de vivre

nom de nom ce que c'était bon

quelque chose s'était détruit dans sa tête

bien sûr personne ne peut le nier

surtout pas lui

c'est un drôle d'oiseau

et il sait beaucoup de choses

mais c'était bon

et les poissons avaient un drôle d'air

et les bulles éclataient en silence.

 

Ce que les enfants répondirent à Kateb

 

Ce qu'elle est triste ton histoire !

qu'elle est triste ! qu'elle est triste !

ah ! mon dieu quelle triste histoire

nous qui étions venus pour respirer un peu

échapper à la morosité de tous les jours

boire un peu de nouveau

quelle triste histoire que cet oiseau

dont on ne sait même pas

s'il a existé vraiment

on suppose que non

les histoires ont toutes le même goût

et patati et patata

et il était une fois

et si tu fais ceci

il t'arrivera cela

voilà le bon exemple

ce qu'il ne faut pas faire

et comme on souffre

et comme on est heureux

et patati et patata

nous sommes des enfants

ce n'est pas une raison

pour nous assommer

on aime vivre nous aussi

on sait bien qu'il y a des oiseaux

il y a aussi des lions

des baleines des vaisseaux spatiaux

il y a un tas de choses

dont on peut parler

elles existent ou elles n'existent pas

on s'en fiche un peu

on se fiche de savoir

qui a raison et qui a tort

on choisit ses couleurs

et on boit de la bière

un point c'est tout

c'est bien gentil tout ça

mais qu'est-ce qu'on a vécu ?

il fallait faire ceci

on a fait cela

et il arrive ceci

alors qu'il aurait pu arriver cela

bon d'accord

c'est une belle histoire

on essaiera de ne pas l'oublier

on n'a pas l'habitude

et on est un peu con

et puis on ne rêve pas que la nuit

on a nos moments de grandeur

de bons moments

il faut les vivre

il faut vivre pour savoir les vivre

on n'a pas encore beaucoup vécu

mais on sait ce que vivre veut dire

on aurait préféré un peu plus d'amour

et beaucoup moins de baratin

la petite fille avait un joli derrière

à ce qu'il paraît

on est resté sur notre faim

on aurait voulu en savoir un peu plus

on n'est pas riche

alors on tend la main

et puis il n'y a pas que son joli derrière

qui soit joli

il y a aussi ce qui est joli

et ça nous intéresse

ça nous ferait chanter comme des oiseaux

et peut-être que ça lui plairait

elle essuierait ses larmes

elle oublierait le ballon gonflé à l'hélium

elle nous regarderait

ce serait une belle apparition

et on verrait l'ombre de son petit derrière

portée sur les pâtés de sable

et ce qui est joli nous ferait chanter

ce qui est joli nous ferait voler

comme des oiseaux comme des oiseaux

chantent volent

nous sommes pleins de poésie

ces temps-ci

et on aime les petites filles

qui ont un joli derrière

et qui ont un joli joli

pour nous plaire

voilà une bien belle histoire

bien sûr toi tu vas te marier

alors tu te fiches de ce qui est joli

l'amour t'aveugle et tu souris

et tu n'as pas vu ce qui est joli

et tu as beau nous raconter des histoires

la petite fille a beau avoir tout beau

et l'oiseau n'est plus qu'un oiseau dans le ciel

un oiseau parmi les oiseaux

sauf une tache au coin du bec

une tache rouge comme ton sang

une tache qui signifie tout pour toi

et rien pour les autres

pas grand-chose pour nous

qui avons écouté jusqu'au bout

ce que tu voulais dire

ce que tu croyais chanter

ce que nous avons entendu

sans trop y croire

nous ne sommes que des enfants

la petite fille a le derrière en l'air

et la bouche dans le sable

on ne voit pas très bien son joli joli

mais on le devine

on a beaucoup d'imagination

et puis on a tout écouté jusqu'au bout sans rien dire

on parle maintenant que tu te tais

on aurait pu attendre encore un peu

peut-être qu'on te fait du chagrin

tu l'aimais bien la petite fille

la petite fille au goût de sable

elle dort quelque part dans ton cœur

et tu racontes des histoires

des histoires d'oiseaux dans le ciel

et de ciel dans la tête

des histoires où le ciel est tout

et la tête dedans

elle a la bouche pleine de sable

il fallait bien la faire taire

il le fallait c'est une certitude

c'était une voix de trop dans la conversation

et cette conversation était tant attendue

elle avait lieu au bon moment

il y avait un oiseau comme il faut

avec un bec saignant

des ailes fatiguées

et des mots plein la bouche

il était là enfin

il avait la priorité

elle n'avait qu'à se taire

il était le plus beau

elle mangerait du sable

chaque fois qu'il paraîtrait

noir et blanc et bleu de ciel

toute la terre montant jusqu'à lui

jusqu'à son chant

jusqu'à ce qu'il n'existe plus

dans ta tête à l'envers

ce qui arrivera un jour

tu sais que ça arrivera

c'est comme une goutte en suspens

il y a ton visage dedans

tes yeux tes dents

elle tremblote

on ne respire plus

elle se détachera

comme une feuille de l'arbre

et la feuille comme un nuage

arrachée au soleil

et le nuage comme l'écume

au bord de la vague et la vague

comme tes lèvres au moindre mot

le mot comme une goutte

la virgule d'un reflet te ressemble

 

mille regrets papa Kateb

oh bel Arabe noir et or

mais le sommeil nous visite

on ne va plus pouvoir parler

comme tu voudrais qu'on parle

notre sommeil a un goût de miel

notre bouche s'est ouverte pour goûter

on va disparaître pour un temps

demain il fera jour

tu nous raconteras une autre histoire

on aimerait une histoire de lions

avec de vrais lions bien sûr

tu nous amèneras au cirque une autre fois

quand on sera plus grand

et qu'on pourra comprendre

aujourd'hui on rêve d'Afrique

de ses vertes collines de ses chapeaux de neige

de ses roses des vents et de ses arabesques

l'Afrique c'est là où on veut aller

la prochaine fois que tu parleras

 

Ce que Kateb fit ensuite

 

Les enfants s'endormirent près de la maison

et Kateb s'approcha du ciel

qui brillait comme une ampoule

les oiseaux s'éloignaient

c'était des ombres déjà

et elles se ressemblaient

mais l'Oiseau-Pierre était perché sur un rocher

il dit « ce soir je ne vais pas me coucher

autant rester ici avec toi

je suis une triste compagnie

mais j'accompagne bien

j'aime bien aussi la petite fille

c'est vrai qu'il est joli son joli joli

j'ai déjà vu beaucoup de jolis jolis

mais celui-là est particulièrement joli

il est vrai que la nuit tombe doucement

elle est menteuse cette lumière

je ne crois pas tout ce qu'elle montre

mais c'est plus fort que moi

je crois tout de ce très joli joli joli

je crois parce que je t'aime

je t'aime comme je n'ai jamais aimé personne

je t'accrocherai avec d'autres étoiles dans le ciel

oui je t'aimerai toujours »

 

L'oiseau se tut

on ne pouvait voir que son ombre

il n'avait ni regard ni bouche ni plumes

c'était une ombre et une voix

cela durerait toute la nuit

et Kateb ne dormirait pas

il regarderait et il écouterait

et il penserait à ce qu'il raconterait aux enfants

demain quand ils se réveilleraient

et qu'ils auraient soif d'aventures

et qu'ils seraient très exigeants

il leur faudra des personnages dignes de ce nom

mais qu'est-ce qu'un personnage

qu'est-ce qui est digne

de quel nom s'agit-il

bon sang que c'est difficile

d'être un Arabe noir et or

et d'avoir tant d'enfants à nourrir !

et le ciel est épuisable

et la mer est infinie

et le nombre des étoiles n'a pas changé

et la Voie lactée est une mer de corail

 

La nuit était un peu fraîche

mais elle avait un goût de ciel et de mer

et c'était suffisant pour ne pas dormir

et réfléchir à un tas de choses

qui s'éclairent entre deux infinis

et qui n'ont plus de significations

quand on tente d'échapper

à cette drôle de conception

du monde et des choses

si seulement ma cervelle d'oiseau

pouvait arrêter des limites

mais je suis comme tout le monde

je vois plus loin que le visible

et c'est là tout mon malheur

 

il ne faudra pas le dire aux enfants

ça leur ferait très peur

cette bête sans grâce

qui enfonce ses membres

dans la tête des hommes

et qui mange leur esprit

et qui sauve leur âme

ainsi que c'est écrit

 

Les enfants aiment les lions les baleines

ils croient aux lions

croient aux baleines

il y a des étoiles pour le dire

dans le ciel de l'Afrique

les enfants n'aiment pas mourir

ça fait mal quand on meurt

et ça n'est pas joli

pour ceux qui regardent

même s'ils n'aiment pas les lions

s'ils ont les baleines en horreur

comme cela arrive souvent

mais les enfants n'aiment pas mourir

ils sont comme tout le monde

ils sont comme les lions

comme les baleines

la mort n'est pas jolie

c'est la faute à la vie

c'est-à-dire à tout le monde

il y a un soleil pour effacer

les chagrins qui n'existent plus

dans le ciel de l'Afrique

il y a la lune

un arbre centenaire

où dorment les singes lointains

non vraiment les enfants n'aiment pas mourir

 

je leur raconterais bien

une histoire qui m'est arrivée

quand j'avais à peu près leur âge

mais je ne suis pas sûr

d'en être le personnage principal

il y a d'autres personnages

il y a des dialogues

et je ne savais pas parler

surtout je ne savais pas compter

ce qui est grave

quand on raconte des histoires

 

Ils dorment et leurs rêves s'accumulent

tache après tache composant le tout

pourquoi il faudra paraître un jour

ils dorment et ils sont beaux

ils seront toujours beaux

si le sommeil le veut

le sommeil c'est le maître à penser

ils dorment et je rêvasse

j'aime bien rêvasser

j'ai tout le temps devant moi

et si je n'ai pas tout le temps

qu'est-ce que ça change ?

je ne change rien

j'écris avec les plumes d'un oiseau

qui vivra toujours

je sais ce que j'écris

je sais ce que ça vaut

j'aime bien ce que j'écris

j'aime bien les oiseaux

j'aime le monde

j'aime l'Afrique

où je suis né

je suis plein d'amour

pour un tas de choses

qui me le rendent bien

alors je ne me prive pas

je peins l'ouverture

et la fermeture des portes

je peins ce qu'il y a dedans

et ce qu'il y a derrière

je fais comme j'aime qu'on me regarde

je ne suis plus un enfant

j'ai le sommeil agité

je ne suis plus très beau

j'ai du mal à rêver

alors je rêvasse

et j'ombre de nuit

ce que je ne comprends pas

j'éclaire de soleil

ce que j'ai cru comprendre

je me réserve la lune

pour les mauvais jours

 

— Bien parlé, dit l'oiseau

Tu peux écrire le chapitre suivant.

 

JEAN

 

Jean était parmi eux

il était nu

et un juge lui demandait pourquoi

et il lui expliquait

que rien n'interdisait à un homme

de mourir nu

— C'est exact, dit le juge

rien ne l'interdit

mais cependant rien ne l'autorise

il y a là matière à discussion

c'est-à-dire qu'un procès se prépare

j'ai deux ou trois collègues

que la question intéresserait

si vous n'y voyez pas d'inconvénient

de toute façon

peu importe les inconvénients

que cela vous procure

ce qui compte

c'est la justice

rien d'autre

pas même la satisfaction

de produire de la jurisprudence

avec mon nom de juge

au bas de l'arrêté

non ne parlons pas de moi

c'est de vous qu'il s'agit

qu'est-ce qui vous autorise

à mourir nu

qu'est-ce qui ne vous interdit pas

de mourir nu

voilà la question plus justement posée

voyons et jugeons

il y a de la matière

cela va prendre du temps

vous mourrez un peu plus tard

quand nous aurons une réponse

et puis

jusqu'à l'heure de votre mort

personne ne doit mourir

sans connaître la réponse

en forme de jugement

que ma cervelle aura produite

j'interdis qu'on meure

jusqu'à nouvel ordre

Oyez tous oyez et obéissez

personne ne doit mourir

une question est posée

et elle est sans réponse

on ne mourra pas aujourd'hui

on ne tuera pas non plus

on peut bien sûr se préparer

c'est la moindre des choses

tambours ! trompettes !

tout le monde doit savoir

Jean peut-il mourir nu

d'autres le pourront-ils après lui

rien ne l'autorise

qu'est-ce qui peut bien l'interdire

y a-t-il quelque chose qui l'interdise

en termes juridiques

je pose la question

bien qu'en termes humains

elle ne se pose pas

je suis là pour ça

je suis un juge pas un homme

méprisez-moi mais obéissez-moi

qu'on arrête ce massacre

qu'on le remette à demain

fermez les portes

ne remboursez pas les billets

vous reviendrez plus tard

ceux qui veulent mourir le pourront

ce n'est que partie remise

ils mourront nus

si rien ne l'interdit

en avant la police

en avant les ministres les députés

tous au palais de justice

qu'on me suive et qu'on se taise

c'est moi qui règne

on ne vote plus

on écoute

je vais parler

je vais juger

j'ai un nom

et je veux le faire savoir

 

— Mais enfin, dit Jean encore nu

laissez-moi mourir tranquille

qu'ai-je à faire de la justice

elle ne me concerne plus

je suis nu et je vais mourir !

 

— Rhabillez-moi ce délinquant !

je vais perdre le sourire

ce qui ne m'empêchera pas d'être serein

on se tait quand la justice parle

et on fait attention à ce qu'on dit quand elle ne parle pas

 

— Monsieur le juge ! Monsieur le juge !

dit la greffière mal coiffée

qui n'avait pas mis sa culotte

Monsieur le juge ! Monsieur le juge !

il n'y a pas erreur bien sûr

et c'est encore moins une faute

mais la loi est si compliquée

même les juges peuvent se tromper

sans que ça soit une faute ni une erreur

c'est se tromper tout simplement

comme on se trompe quand on est juge

Monsieur le juge ! Monsieur le juge !

je n'ai pas mis ma culotte ce matin

parce que je souffre d'incontinence

mais on ne voit pas mon hideux derrière

c'est une chance pour tout le monde

car ce que j'ai à dire est très important

aussi ne le dirai-je qu'à vous

mon gros petit bonhomme de juge que j'aime

mais ce n'est pas le moment

de se chatouiller le nombril

il faut être sérieux

quand on est habillé de noir

il faut avoir l'air de croque-morts

on a l'air de croque-morts

on a l'air qu'il faut qu'on ait

vous avec votre petit nœud papillon

moi avec ma verrue au coin de la bouche

vous avec votre petit air pincé

moi avec ma tête de chauve-souris

Monsieur le juge ! Monsieur le juge !

il faut que je vous parle

non pas pour demander une faveur

j'ai passé l'âge des faveurs

malgré mon très jeune âge

mais que voulez-vous !

il y a des métiers qui usent

ou alors j'étais déjà usée

ce qui est bien possible

parce que je n'ai pas l'impression d'avoir changé

Quoi qu'il en soit, monsieur le juge

quoi qu'il en soit

c'est une façon de parler

quoi qu'il en soit

je ne sais plus

ce que je voulais dire

qui avait de l'importance

qui pourrait bien n'en avoir pas

puisque j'ai tout oublié

que voulez-vous !

j'ai trop de problèmes

j'aime tout le monde

et personne ne m'aime

je fais ce que je peux

je ne peux pas beaucoup

mais ce n'est déjà pas si mal

ce qu'il est chouette votre nœud papillon

on dirait un vrai papillon

ah oui

je voulais vous parler des papillons

des chenilles aussi

parce qu'il est difficile

de parler des papillons

sans parler des chenilles

je ne sais plus exactement

ce qu'ils m'ont fait ces papillons !

je ne sais plus

mais en réfléchissant bien

et en secouant la poussière

comme je sais la secouer

les papillons auront de l'estime pour moi

et peut-être que le vôtre s'envolera

et se posera sur mon épaule

et il me regardera dans les yeux

et je verrai autre chose que le monde

je ne sais pas ce que je verrai

mais le monde n'y sera pas

il est tellement laid le monde

je le déteste

et je déteste tout le monde

sauf ce beau papillon posé sur mon épaule

un papillon un seul

qui me fait perdre la tête

tiens ! allez ! laissez-moi

je vais pleurer avec mon papillon

et il pleurera avec moi

on pleurera tous les deux

et je détesterai les montagnes

allez vous faire voir

beaux messieurs

je ne suis belle que pour moi

et je n'ai rien à vous dire

 

— Il me semble que non

dit le juge tourneboulé

en grattant le nœud impeccable

de son papillon

il me semble justement

que vous aviez à nous dire

quelque chose de notre erreur

remettez votre tête à l'endroit

la bouche sous les yeux

et les narines vers le bas

secouez-la si ça vous fait du bien

mais dites-nous en quoi consiste

ce qui vous a mis dans cet état

il nous est difficile de considérer

qu'il s'agit là d'errements

il semble que c'est important

 

— C'est que, dit la greffière en sanglotant

s'il est vrai que la loi n'interdit pas

qu'on meure nu

la chose s'est déjà produite

et la justice n'a rien trouvé à redire

elle a même dit et c'est écrit

que chacun a le droit de mourir

avec ou sans vêtements

c'est écrit là monsieur le juge

c'est écrit en petit mais c'est écrit

 

— Ceci ne te donne pas raison

dit le juge à Jean toujours nu

nous t'avons évité un procès

par la qualité de notre discussion

et la profondeur de nos recherches

embrasse la justice

à l'endroit à l'envers

embrasse-moi sur la bouche

c'est permis je le permets

et puis j'aime ça

et si tes mœurs te le permettent

je n'y vois pas d'inconvénient

la loi non plus

tant pis pour la jurisprudence

je signerai un autre jour

un jour viendra où je signerai

les juges sont pauvres en signatures

mais il ne faut pas désespérer

il est vrai que les écrivains

sont rarement des assassins

quelquefois de mauvaises langues

 

— Ça alors, dit Jean

je l'ai échappé belle

enfin je mourrai comme je veux

c'est l'essentiel n'est-ce pas

il est très important

de mourir comme on veut

ce n'est pas aussi important qu'un livre

ou qu'un tableau de peinture

ne rêvons pas

ce serait trop facile

et rien n'est facile quand on va mourir

en tout cas je t'attends

 

il était parmi eux

il y en avait exactement

quatre-vingt-huit

hommes et femmes de tous âges

il n'y avait pas d'enfants

la loi l'interdit

une fois par an

ceux qui voulaient mourir se rassemblaient

sur la place publique

chacun avait ses raisons

et personne ne les discutait

ceux qui ne voulaient pas mourir

enfin pas encore

parce que de toute façon

il faut vouloir un jour

et si on ne veut pas

c'est pire

ceux qui ne voulaient pas mourir

s'asseyaient à la périphérie

de la place publique

une fois que les juges avaient jugé

si tout était conforme à la loi

les conversations reprenaient

et l'on discutait de tout et de rien

de la mort si le sujet avait de l'importance

de la vie si la mort comptait peu

on mangeait des churros

et on se régalait de pastèques

on attendait la nuit

rien ne pressait bien sûr

on avait tout le temps de mourir

ceux qui avaient choisi de vivre

avaient une petite larme au coin de l'œil

mais rien qu'une petite larme

on pleurerait après

qu'ils fussent morts

on les regretterait

on se demanderait

pourquoi on veut mourir

maintenant plutôt que demain

on respectait le choix de chacun

mais la mort n'est pas souhaitable

 

— Je ne souhaite pas mourir

dit Jean à Kateb qui était venu le saluer

 

il était venu

avec un lointain cousin

qui avait une autre éducation

et le cousin était très impressionné

parce que chez lui

on ne choisissait pas la mort

elle arrivait un point c'est tout

alors on était condamné

et il n'y avait rien à faire

c'était horrible d'être tué par d'autres hommes

mais ça arrivait de temps en temps

moins souvent que la guerre

où l'on n'est pas vraiment tué par d'autres hommes

c'est la machine qui tue

et puis on meurt beaucoup

ça ne ressemble pas à un assassinat

il y avait ceux

qui mettaient fin à leurs jours

c'était interdit par la loi

— Je suis vraiment très impressionné

dit le cousin en regardant

ceux qui allaient mourir

je n'ai jamais vu cette mort-là

et puis c'est la première fois

que j'adresse la parole

à un homme nu

c'est très impressionnant

je dois être un peu amoureux

il faut me pardonner

je n'ai pas l'habitude des cérémonies

 

— C'est bien d'aimer, dit Jean

moi je trouve que c'est bien

c'est bien et ça fait du bien

il n'y a rien à pardonner

si vous voulez m'aimer vous pouvez

mais il faut faire vite

vous pensez !

je meurs ce soir

je devrais dire : enfin

je ne dis rien, ça vaut mieux

d'ailleurs je ne meurs pas tristement

c'est pour ça que je veux mourir nu

on voit bien que je ne suis pas triste

et je suis bien comme ça

non vraiment je n'en veux à personne

 

— Mais enfin, dit le cousin très gêné

qu'est-ce qui vous permet de mourir ainsi ?

 

— C'est la loi, dit Kateb qui était triste

c'est la loi on n'y peut rien

les innocents ont le droit de mourir

une fois l'an seulement

mais c'est déjà pas mal

on ne peut pas faire moins

dit-il avec un peu d'humour

pour que ça lui fasse du bien

une fois l'an on tue les innocents

seulement ceux qui veulent

ceux qui ne veulent pas sont épargnés

on ne tue pas les coupables

ceux-là ne choisissent pas de mourir

ils vivent jusqu'à la mort

la mort sale

celle qui met fin

celle qui arrête

celle qui efface

une mort vraiment très sale

il faut être coupable pour la mériter

nous avons peu de coupables

car nous sommes des gens heureux

nous en avons quelques-uns

et on ne leur interdit pas de se suicider

Ainsi chaque année que dieu fait

un certain nombre d'innocents

se rassemblent ici

leurs cas sont examinés par la justice

c'est normal on a de l'ordre

et puis à la tombée de la nuit

ils sont tous exécutés

à la manière qu'ils veulent

les uns sont pendus

d'autres écartelés

brûlés électrocutés coupés en tranches

que sais-je comme on peut mourir

mais la plupart choisissent la noyade

parce que c'est une noble façon de mourir

Qu'as-tu choisi, Jean ?

 

— Je suis comme tout le monde

sauf que je suis nu

je serai noyé dans la Grande Citerne

et on ne parlera plus de moi

je suis triste de partir ainsi

j'aurais pu choisir plus tard

j'aurais cultivé la vie un peu plus longtemps

mais à quoi bon cultiver

j'ai de bons amis

je suis heureux

qui sait ce qui se passerait demain !

demain il ne se passera rien

c'est bon de le savoir

et j'aime le savoir

voilà pourquoi je meurs

il y a longtemps que j'aurais pu mourir !

 

— Je suis si triste, dit Kateb

c'est un ami qui me quitte

le plus cher de mes amis

je te regarderai vivre

jusqu'à la dernière seconde

et puis il faudra que je t'oublie

ce n'est pas bon de se souvenir

on peut se rendre malade

et il faut se souhaiter beaucoup de bonheur

 

— Je t'en souhaite, dit Jean

je te souhaite tout le bonheur du monde

je sais que tu vas te marier

c'est la plus belle des filles du village

peut-être que si je m'étais marié

peut-être mais ce n'est pas sûr

je te souhaite d'autres femmes

et quand la mort t'apparaîtra

il faudra qu'elles lisent dans tes yeux

à quel point tu les aimais

 

— Ne parlons pas de moi, dit Kateb

il reste peu de temps

regarde le soleil a changé de couleur

il compte le temps désormais

si peu de temps pour aimer

et puis il faudra se passer de toi

c'est une nourriture qui n'apparaît plus

on a envie de te rejoindre

c'est comme ça qu'on meurt proprement

il faut voir mourir un ami

il faut aimer sa mort

applaudir avec tout le monde

et la minute qui suit

est la plus longue de toutes

on a vécu un rêve

ou on n'a pas vécu du tout

c'est encore un moment d'éternité

on touche dieu du bout des doigts

mais la nuit est noire maintenant

il faut se coucher

et le sommeil fait son office

remplit de rêves le pot à rêves

et il faut boire jusqu'au réveil

boire sans ivresse

boire jusqu'à se faire mal

et ce n'est plus le même soleil

ce n'est plus la même lumière

la vie a changé

mais il faut la vivre

il le faut c'est elle qui le veut

elle veut sans demander

c'est une outre

qui la boira ?

 

— Arrête de te faire mal, dit Jean

demain sera un jour comme les autres

ni plus ni moins

on jettera les cadavres dans le ciel

et les oiseaux s'en nourriront

c'est un peu pour ça qu'on meurt

pour être mangé par les oiseaux

 

— Votre loi est des plus étrange

dit le cousin visiteur en frissonnant

et vos mœurs ne sont pas les miennes

c'est normal que je ne comprenne pas tout

je comprends ce qui me ressemble c'est normal

mais je ne voudrais pas mourir de cette façon-là

moi il faut que la mort me dévore d'un coup

par exemple quand je fume ma pipe

je regarde la mer

j'écoute le chant des coquillages

et d'un coup la mort me dévore

à la surprise de tout le monde et de moi-même

je n'ai rien vu

et j'en suis heureux par avance

enfin je pourrais l'être

parce que les choses jamais ne se passent

comme on voudrait

il y a l'ignoble maladie

la vieillesse hideuse

il y a aussi la solitude

c'est beaucoup pour un homme

qui ne veut pas mourir

c'est beaucoup mais on peut espérer

un peu de clémence

qui sera clément

mais qui cela peut-il bien être ?

 

ils se turent soudain

la foule se resserrait

et puis voilà qu'elle s'orientait

vers un coin de la place publique

il se forma un cortège

et ceux qui voulaient mourir

poussèrent un cri de terreur

le moment était venu

tous les yeux se tournèrent vers le soleil

qui changea encore de couleur

et le cortège s'ébranla

un murmure s'éleva vers la mer

il y avait des prières des conversations des chants

on s'étreignait beaucoup

certains avaient un peu peur

et ils avaient le regard fixe

d'autres plaisantaient ceux qui allaient

continuer de vivre

d'autres encore ne disaient rien

ils regardaient autour d'eux en hochant la tête

il ne leur venait pas de mots

pour exprimer une petite chose

pas grand-chose mais quelque chose

une dernière parole bien tournée

pour que ça reste dans la mémoire

mais leur bouche était vide

il n'y avait rien dedans

vraiment rien pas un mot

c'était terrible de n'avoir rien à dire

avant de mourir

c'est-à-dire rien à dire

avant de disparaître corps et âme

rien à dire au moment de vivre

la seconde qui va effacer toutes les autres

 

On regardait Jean parce qu'il était nu

il faisait ce qu'il voulait après tout

celles qui n'avaient jamais vu un homme nu

en voyaient un pour la première fois

et il allait mourir sans dire son nom

c'était dommage parce que c'était un bel homme

et les belles filles aiment les beaux hommes

mais enfin celui-là allait mourir

il ne marchait pas plus vite que les autres

il avançait au rythme de la foule

il regardait ceux qui vivaient encore

il regardait leurs yeux

pour y lire n'importe quoi

qui le ferait changer d'avis

mais on le regardait parce qu'il allait mourir

il n'y avait pas d'autres raisons

il n'y avait aucune raison pour qu'il changeât d'avis

 

Le cortège des suppliciés s'arrêta

un héraut fit l'appel de ceux

qui ne voulaient pas mourir

dans la grande citerne

ils furent quelques-uns

qu'on pendit sur le champ

un qu'on guillotina

il y eut même une femme

qu'on eut beaucoup de mal à hisser

au haut d'un immeuble

elle se jeta ensuite dans le vide

mais elle ne mourut pas de suite

elle souffrait beaucoup

elle ne voulut pas qu'on l'achevât

après tout c'était à elle de choisir

 

et puis le cortège se dirigea vers la Grande Citerne

Jean frissonna

il avait vraiment très froid maintenant

il baissa la tête

il aurait voulu être aveugle

il n'aurait pas vu tous ces yeux

et puis la Grande Citerne ne serait pas apparue

gigantesque et grise

et il n'aurait pas entendu le cri de terreur

qui naissait dans sa tête

 

C'était un fantastique édifice de pierre et de métal

ça ressemblait un peu à un stade de football

il y avait une grande porte

et elle était ouverte

et tout le tour des hublots aux verres épais

ça ressemblait aussi un peu à un paquebot

les hublots

c'était pour ceux qui voulaient

qu'on les voie mourir

ils n'avaient qu'à s'en approcher

et ceux à qui était destiné

le spectacle de leur mort

pouvaient s'en rassasier

et puis les corps se rassemblaient

au fond de la Grande Citerne

et on vidait toute l'eau

on ouvrait la porte

et on pouvait se dire

que c'était vraiment fini

qu'il n'y avait plus rien à faire

et qu'il fallait attendre l'année prochaine

s'il y en avait une

et si la mort se vendait toujours bien.

 

Pierre vérifiait le fonctionnement des vannes

— Bonjour Pierre, dit Kateb.

— Bonjour Kateb, bonjour Jean, bonjour monsieur.

— Bonjour Pierre.

— Bonjour monsieur.

Pierre était taciturne

il n'aimait pas ce travail-là

il était chasseur de poissons

pas noyeur d'hommes

mais il connaissait l'eau comme personne

c'est lui qui actionnait les vannes

c'était un travail ordinaire

mais il fallait que quelqu'un le fasse

je ne suis pas bourreau, disait Pierre

je fais ce qu'on me dit de faire

un point c'est tout

et ça ne me flatte guère

je n'ai aucun goût pour ce genre de travail

et puis chacun fait ce qu'il veut

on est libre d'entrer dans la Grande Citerne

pour y mourir comme on estime

qu'un homme doit mourir

je suis libre d'ouvrir les vannes

ou de ne pas les ouvrir

mais il n'empêche que je n'aime pas ce métier-là

je n'ai d'ailleurs jamais regardé

à travers un hublot

ce doit être atroce

de voir mourir un ami

et de ne rien pouvoir pour lui

pas même l'écouter

puisque l'eau noie même son cri

il doit bien y avoir un cri

on ne meurt pas sans crier

même si l'on a choisi de mourir

et puis l'eau change de couleur

les noyés ne saignent pas

mais il n'empêche

que l'eau n'a plus la même couleur

la mort a bien une couleur

mais la lumière n'en sait rien

ni l'ombre qui s'accumule

je suis chasseur de poissons

on me demande d'ouvrir les vannes

j'ouvre les vannes

on me demande de les fermer

je les ferme

je vois bien que l'eau a changé de couleur

mais je ne compte pas les morts

ça non je ne les compte pas !

 

L'heure de l'exécution approchait

« Bien sûr, dit Jean

il est encore temps de renoncer

personne ne m'en voudra

je peux toujours remettre ça

à une autre fois

ça ne regarde que moi

j'ai ma vie et j'ai ma mort

je peux perdre ma vie dès maintenant

je ne gagnerai rien

il est vrai que je n'ai pas joué

j'aurais bien aimé jouer

je n'en ai pas eu les moyens

il faut avoir de quoi jouer

à quoi ça tient-il ?

un héritage

un mariage en or

un coup de pot

je ne sais pas

je n'ai pas joué

j'ai simplement vécu

maintenant je suis nu

et je prétends mourir ce soir

c'est ce que je dis

je peux dire le contraire

je ne me serais pas trompé

j'aurais simplement changé d'avis

je pourrais en discuter

mais ça ne regarde que moi

qui d'autre cela pourrait-il regarder ?

il n'y a personne que moi

c'est absurde

je ne peux pas mourir comme ça

j'aurais pu choisir la guillotine

ça m'aurait peut-être plu cette mort-là

j'ai préféré mourir

d'une manière ordinaire

je vais donc respirer de l'eau

nous respirerons la même eau

et peut-être qu'on se regardera

une minute pour se regarder

le dernier regard avant de mourir

ce sera le tien ou le tien

peut-être le tien je ne sais pas

qui sait comme ça se passera

personne ne peut savoir ce genre de choses

j'aurais pu mourir d'une autre manière

je n'ai pas vraiment choisi

je me suis dit que le moment était venu

il n'y a pas vraiment de raisons

le moment est venu

c'est tout ce qu'on peut dire

peut-être que quelque chose s'est terminé

et qu'avec cette fin tout est fini

j'aimerais bien que ça soit déjà fini

il n'y aurait plus rien à dire

ce serait beaucoup plus simple

mais ce n'est pas encore simple

ça devient très compliqué

ce n'est pas que j'ai peur

il y a longtemps que je n'ai plus peur

longtemps que je suis prêt

je crois que je voudrais revivre

bien sûr je m'imagine que ce serait différent

je sais bien que non

on ne change pas comme ça

d'un coup de baguette magique

ce qu'on refait a un nom

c'est le nôtre

il n'y a pas d'autres noms

on ne fait que se croiser

j'aime bien mon imagination

jusqu'à un certain point

je ne peux pas me tromper comme ça

je ne tente pas un voyage

je ne vais pas recommencer

je ne laisse pas une mémoire

je disparais

je n'existe déjà plus

non je ne peux pas mourir comme ça

j'ai pris un mot pour l'autre

cela m'arrive quelquefois

mais je n'ai pas joué à être mort

non plus

je n'ai joué à rien

j'ai vécu quoi ? je n'en sais rien

je vais mourir quoi ?

la question est absurde

je vais mourir comment

je vais mourir quand où

peut-être même pourquoi

on peut répondre à cette question

même si on a toutes les chances de se tromper

mais qu'est-ce que je vais mourir demain ?

c'est aujourd'hui que je meurs

c'est aujourd'hui que ça s'arrête

je ne peux pas me faire à cette idée

il le faudra bien pourtant

une fois que la porte est fermée

est-ce qu'on peut renoncer ?

quel est le dernier moment ?

est-ce qu'on peut choisir ?

est-ce qu'on peut demander aux autres

d'arrêter de mourir un petit moment

juste le temps de revenir à la vie ?

non techniquement impossible

n'est-ce pas mon ami Pierrot ?

on ne peut pas leur demander ça

moralement impossible pas vrai Kateb

et vous monsieur le cousin lointain

qu'est-ce qui vous passe par la tête

en ce moment terrible ?

j'ai dit : terrible

c'est vrai je l'ai dit

je l'ai pensé alors je l'ai dit

je suis comme ça

pas pour longtemps

mais rien n'est joué n'est-ce pas ?

c'est donc quand la porte se ferme

qu'il faut avoir du courage ?

il y a un clic de serrure

le dernier son est métallique

et puis les jets d'eau

les bulles les battements de mains de pieds

le coup de tête dans le couvercle

ce qu'on a envie de crier

et qui ne sort pas

une dernière vibration

presque un plaisir

et il vous semble qu'on a éteint la lumière

il va falloir rentrer à tâtons

vous vous cognerez à vos maisons

bon sang mais qu'est-ce que j'ai ?

je tremble comme un oiseau

j'ai envie de chanter

j'ai besoin de communion

voilà ce qui ne va pas

je suis seul et nu

et j'ai un tas de choses à dire

il me faut un auditoire

il faut qu'on applaudisse

après que j'ai parlé

et il faut que je parle

après qu'on m'ait applaudi

il ne faut pas que ça s'arrête

le public est vraiment formidable

je l'aime de tout mon cœur

je reviendrai l'année prochaine

c'était un faux départ

on est comme ça un peu artiste

on a toujours quelque chose à dire

et le temps passe

on ne se voit pas vieillir

on applaudit on applaudit

rien ne presse mes amis

rien ne presse

on a tellement de temps

et on se reproduit si bien ! »

 

La porte s'était refermée

Pierre escalada la grande échelle

et il manœuvra la vanne principale

il y eut d'abord un chuintement

puis l'eau se mit à siffler

et toute la conduite vibra tout le long

enfin l'eau ronronna

très égale

et des visages très calmes

sont apparus derrière les hublots.

Nous nous avançâmes le cœur serré

et il y avait un grand silence dans notre tête.

 

PIERRE

 

Ce matin

Pierre était allé à la chasse

comme tous les matins

il avait vérifié

l'état du matériel

son fusil les cartouches

il avait flatté son chien

il avait regardé le premier soleil

d'un œil expert

là-haut, la mer était apparue

et les premiers oiseaux venaient y picorer

il mangea un morceau de pain avec du lard

du lard de baleine

il but de l'eau avec du vin

et enfin il se mit en route

il escalada le rocher au bord du ciel

et se posta sur une hauteur embrumée

tout près de l'eau qui clapotait

c'était un sacré chasseur Pierre

il ne lui arrivait jamais de rentrer bredouille

et il tuait toujours

ce qu'il avait prévu de tuer

une baleine ou de simples harengs

des congres des bernards des crabes

il tuait proprement

d'un coup de fusil là où il faut

il n'aimait pas faire souffrir

après tout les poissons ont une âme

enfin on suppose qu'ils en ont une

il est difficile d'imaginer

qu'on peut exister sans avoir une âme

au moins une toute petite

il faut une âme pour exister

tous les chasseurs savent cela

sinon quel plaisir éprouverait-on à tuer !

 

Ce matin, il était inquiet

c'était le grand jour de la Grande Citerne

et la communauté l'avait désigné

pour s'occuper des eaux

c'était un sale boulot

en ouvrant les vannes

il avait l'impression de tuer

ceux qui voulaient mourir

évidemment ce n'était pas lui qui tuait

d'abord parce qu'ils voulaient mourir

on ne les tuait pas

ils mouraient selon leur volonté

il faut le préciser

pour qu'il n'y ait pas de confusion

c'est terrible les confusions

il vaut mieux les éviter

et écrire ce qu'il faut dire

comme ça on est sûr de ne pas se tromper

voilà pourquoi il ne les tuait pas

il y avait une deuxième raison

beaucoup plus profonde

et chère à son cœur

mais je l'ai oubliée j'ai oublié

la deuxième raison

pourtant il y en a une

peut-être même une troisième

une quatrième une cinquième

toutes les raisons du monde quoi

il ouvrait les vannes et ils mouraient

c'était simple

mais il ne tuait personne

il faisait ce qu'on lui disait de faire

 

Pierre n'entretenait pas de bons rapports avec ses concitoyens

on ne l'aimait pas beaucoup

on ne le détestait pas bien sûr

on l'évitait le plus possible

on faisait comme s'il n'existait pas

mais il continuait d'exister

malgré la volonté ambiante

il chassait des baleines

et il n'y avait aucune loi pour le lui interdire

c'était sa manière à lui d'exister

ça ne plaisait pas à tout le monde

en fait ça ne plaisait à personne

pas à cause des baleines

elles avaient ce qu'elles méritaient

elles mouraient comme on voulait

les baleines n'avaient pas d'importance

c'était comme si elles n'existaient pas

sauf bien sûr quand elles tombaient sur la voie publique

ce n'était jamais sans dommage

une fois Pierre avait tiré un coup de fusil au hasard

et la baleine était tombée sur un jardin d'enfants

et les enfants étaient tout aplatis

et on avait d'abord trouvé ça drôle

parce que c'était drôle

et puis on avait trouvé ça triste

parce que c'était triste

mais enfin il arrive ce qui arrive

une baleine est un énorme poisson

(si si c'est un poisson)

et les enfants sont si petits

il n'y a pas de commune mesure

il faut que l'un écrase l'autre

c'est ce qui est arrivé ce jour-là

on a fini par pleurer

parce que les enfants

c'est quand même gentils

ce qui n'est pas le cas de la baleine

ce n'était pas la faute de Pierre

il avait tué par hasard

il aurait pu tomber des sardines

et les enfants auraient eu de quoi manger

et ils auraient trouvé ça très bon

ils auraient même un peu aimé Pierre

ils l'auraient aimé un petit peu

mais la baleine était trop grosse

ils n'avaient pas pu la manger

et elle les avait aplatis

d'une manière vraiment comique

 

une autre fois c'est une pieuvre

qui s'est accrochée au clocher de notre église

le coup de fusil l'avait blessée

mais elle avait décidé de ne pas mourir

elle avait décidé aussi de vivre

pour embêter tout le monde

et elle était accrochée au clocher

et on ne pouvait rien faire pour la décrocher

on demanda à Pierre

de tirer une seconde fois

elle avait beau s'accrocher à la vie

elle finirait bien par mourir

il n'y avait pas d'autres solutions

et Pierre tira un coup de fusil

et personne n'avait vu le curé

qui tentait de débloquer les cloches

et le coup de fusil le frappa

et il se transforma en œuf de pieuvre

il en avait de la chance le curé

sinon la pieuvre l'aurait mangé

comme mangent les pieuvres

un peu à la manière des sauterelles

c'est dégoûtant et ça fait du bruit

enfin il ne fut pas mangé

et il aima un peu Pierre

il l'aima un petit peu

parce qu'il avait failli mourir

et que ça ne lui arriverait plus jamais

il avait compris la leçon.

 

il y eut d'autres incidents de ce genre

pas beaucoup mais c'était trop

comme le jour où un vieux du village

tandis qu'il cherchait sa pipe

entre deux nuages

se mit à ressembler à un bernard-l'hermite

ni une ni deux Pierre tire un coup de fusil

et le vieux se retourne

et avec des yeux pleins de reproches il dit :

« ce n'est pas de cette manière

qu'on cherche la pipe qu'on a perdu

tu n'as pas appris les bonnes manières

et maintenant il est trop tard

je ne suis pas un coquillage

je suis un vieux bonhomme

qui a perdu sa pipe

mais comme je vois

que tu n'es pas convaincu

je la chercherai un autre jour

et le vieux s'enfuit à toutes jambes

les bernards n'ont pas de jambes

ils ont des pattes

on dirait des insectes

ce sont des crustacés

et ils ne fument pas la pipe. »

 

Une autre fois

Pierre tira sur un requin monstrueux

tous les requins sont monstrueux

parce qu'ils ont plus de dents que nous

mais celui-là en avait vraiment beaucoup

il était très monstrueux

pas mangeable mais monstrueux

alors Pierre lui tire dessus

mais le coup ne part pas

il reste dans le fusil

il s'est coincé quelque part

et Pierre a beau secouer le fusil

le coup ne veut pas partir !

Vous avez déjà vu un requin rigoler ?

vous auriez dû être là ce jour-là

le requin dit :

« je l'ai échappé belle

mais c'est comme ça

je fais peur à tout le monde

même aux fusils »

Le fusil de Pierre n'avait jamais eu peur de personne

c'était la première fois que ça lui arrivait

et Pierre eut peur un petit peu lui aussi

il avait déjà eu peur

mais jamais de cette façon.

 

Les gens n'aimaient pas

les histoires de Pierre

elles ne faisaient rire personne

et les gens n'aiment pas

ce qui ne fait pas rire

ils aiment rire ou pleurer

il faut que ce soit l'un ou l'autre

les deux à la fois ce n'est pas possible

à moins de tricher

mais il est rare qu'on triche

on se trompe souvent

on ne triche jamais

en tout cas les histoires de Pierre

je veux dire celles qui arrivaient à Pierre

et par conséquent à tout le monde

ces histoires n'avaient rien pour plaire

on pouvait les raconter

mais ça n'intéressait personne

on était triste pour les enfants aplatis

on avait toujours de l'estime pour le curé

on comprenait que les vieux

font semblant de perdre leur pipe

alors qu'ils l'ont cassée par maladresse

et puis les requins n'ont jamais existé

que dans le cerceau des unijambistes

qui cherchent à expliquer

ce qui leur est arrivé.

 

Pierre n'était pas unijambiste

et il ne cherchait pas à expliquer

ce qui lui arrivait

il disait

mais personne ne l'écoutait

qu'il faisait son travail

que le travail était le travail

et qu'il n'y avait rien d'autre à dire

il tirait des coups de fusil dans la mer

et les habitants de la mer mouraient

et ils tombaient sur la terre

et les habitants de la terre

ne tombaient jamais dans la mer

parce que personne ne leur tirait dessus

les poissons n'aiment pas les hommes

ils mangent des poissons

les hommes n'aiment pas les poissons

ils mangent des oiseaux

et les oiseaux vivent dans le ciel

c'est-à-dire ni dans la mer ni sur la terre

 

d'ailleurs Pierre n'aimait pas les enfants

il n'aimait pas les curés non plus

et il détestait les vieux

il n'était ni enfant ni curé ni vieux

et tout ce qui ressemblait

à un enfant à un curé ou à un vieux

ne lui inspirait que du dégoût

les enfants avaient beau être aplatis

et faire rire tout le monde !

les curés pouvaient bien se transformer en œuf !

et les vieux, ils n'avaient qu'à fumer

autre chose que la pipe !

les baleines, c'est quand même autre chose

voilà ce que j'aime par-dessus tout

les baleines majestueuses et gigantesques

je suis sûr que j'aimerais les lions

si les lions vivaient dans la mer

C'est si loin l'Afrique

 

Le soleil était maintenant bien levé

de quelle manière

on ne va pas revenir sur la question

on ne l'a pas résolue

dans le chapitre précédent

je ne vois pas pourquoi

on ferait mieux dans celui-ci

il faisait jour

et Pierre n'avait rien tué

c'était comme ça tous les matins de la Grande-Citerne

il ne pouvait pas tuer

sachant que dès la fin du jour

tant de gens continueraient

de vouloir mourir

et mourraient sans changer d'avis

sans que rien ni personne

ne les fassent changer d'avis

Pierre n'avait aucune envie de mourir

il n'en voyait pas l'intérêt

à quoi ça sert, pensait-il

(mais il était chasseur

alors il ne comprenait pas tout)

à quoi ça sert de mourir

alors qu'il est si simple de vivre ?

non vraiment Pierre ne comprenait pas

la moitié de ce qui lui arrivait

il avait l'âme d'un chasseur

il était peut-être éternel

moi je crois qu'il était éternel

mais il ne faut pas tenir compte de mon avis

je ne suis pas un personnage

je n'ai rien à faire ni à dire dans cette histoire

oubliez-moi.

 

Il aperçut Kateb dans le ciel encore rouge

il avait maintenant modifié sa barque

après avoir abandonné l'idée

un peu folle il faut le dire

d'acheter un avion

il avait calculé

qu'il fallait cinquante deux

ballons gonflés à l'hélium

pour soulever la barque dans le ciel

il les vola à cinquante-deux petites filles

et comme tout le monde aimait bien Kateb

personne ne trouva à redire

les cinquante deux petites filles

firent cinquante deux crises de larmes

mais Kateb avait raison

selon l'opinion générale

et on ne fit rien pour les consoler

elles finirent même par énerver tout le monde

et on les gifla

et elles pleurèrent encore plus fort

et comme il semblait

selon l'opinion générale

qu'il n'y avait rien à faire pour les calmer

on les donna à manger aux oiseaux

après les avoir coupées en petits morceaux

parce que les oiseaux

ont un petit bec

le bec c'est ce qui leur sert de bouche

une petite fille ne rentre pas dedans tout entière

on peut la faire rentrer par morceaux

ça fait beaucoup de morceaux une petite fille

d'autant plus que les oiseaux sont petits

enfin le problème avait été résolu

de cette manière-là

et Kateb le pêcheur d'oiseaux

pouvait voler dans sa barque

et les ballons gonflés à l'hélium

avaient de très belles couleurs

 

Kateb le salua de très loin

et il n'entendit pas ce qu'il lui disait

il le salua aussi

mais il ne dit rien

il regarda la barque s'éloigner

avec son cortège de ballons

gonflés à l'hélium

Kateb avait sacrément bien perfectionné son matériel

c'est vrai qu'il est plus difficile

de pêcher les oiseaux

que de chasser les poissons

c'était l'opinion générale

c'était aussi l'opinion de Pierre

mais il ne l'avoua jamais

jamais il n'aurait avoué une chose pareille

ceci dit Kateb avait vraiment de l'allure

dans son vaisseau aérien

 

Pierre n'avait pas de vaisseau

les barques autrefois en usage

ne tenaient pas dans la mer

elles tombaient et se fracassaient sur la terre

il aurait pu monter sur le dos d'une baleine

mais les baleines ne sont pas obéissantes

et le dos d'une sardine est trop petit

c'est dommage

parce que les sardines sont très obéissantes

et puis il n'avait pas besoin de vaisseau

il suffisait de tirer un coup de fusil au bon endroit

et il avait tout le poisson qu'il voulait

le poisson se vendait mal

seuls les pauvres en achetaient

alors forcément il n'était pas cher

et Pierre en mangeait beaucoup

il ne mangeait jamais d'oiseaux

il ne comprenait pas qu'on mange les oiseaux

les oiseaux c'est fait pour voler

non pour être mangés

mais ça c'était l'opinion de Pierre

ce n'était pas l'opinion générale

et Pierre ne partageait pas

le bonheur de tout le monde

il ne savait pas

si les oiseaux étaient malheureux

il supposait que oui

il ne parlait pas l'oiseau

et puis de toute façon

il n'aurait jamais osé leur demander

des nouvelles de leur bonheur

ça ne se fait pas, se disait-il

on peut parler de la pluie et du beau temps

avec les mêmes mots

dans toutes les langues

mais demander à un oiseau

s'il est heureux s'il est malheureux

c'est quelque chose que je ne comprends pas

ce n'est pas poli

ce n'est pas courtois

c'est absurde

ça n'a aucun intérêt

les oiseaux sont des oiseaux

ils parlent l'oiseau

et volent comme des oiseaux

nous sommes des humains

on parle l'homme ou la femme

ça dépend si on est amoureux ou pas

on parle l'enfant aussi

si on rêve de voler comme les oiseaux

non décidément je ne comprends pas

qu'on demande aux oiseaux

Vous êtes heureux ?

Vous êtes malheureux ?

et pourquoi pas leur demander :

Vous êtes des oiseaux ?

Ça se voit non qu'on est des oiseaux

d'abord on vole

c'est un premier indice

ensuite on parle oiseau

et puis on a des plumes

et le ciel est notre royaume

est-ce qu'on demande à un chien

s'il est un chien ?

essayez pour voir

il est capable de vous mordre

ou de vous enseigner l'aboiement

ce qui est pire que tout

mais vraiment pire que tout !

 

Il vit alors un homme

qui marchait sur les mains

« Moi, monsieur le chasseur, dit l'homme

qui marchait sur les mains

je n'aime pas le monde

tel qu'il s'est retourné

la place normale du ciel est dans le ciel

et celle de la mer dans la mer

et ainsi le soleil ne se pose plus de questions

moi monsieur j'aime le monde

tel que je l'ai connu dans mon enfance

les étoiles étaient de lumière

et chacun avait son étoile

accrochée dans le ciel

je n'aime pas les étoiles de mer

elles sentent mauvais

elles sentent le poisson

je n'aime pas les poissons non plus

je suis un homme normal

alors je marche sur les mains

et le monde est à l'endroit

il ne me plaît que comme ça

sinon je n'aurais plus qu'à mourir

et j'aime trop la vie

j'en ai connu un

qui s'est construit une machine à miroirs

ainsi il voit le monde comme il l'aime

et il le vit comme il peut

mais je trouve que c'est une manière

bien artificielle de vivre le monde

je préfère marcher sur les mains

j'aurais pu marcher sur la tête

mais ce n'est pas pratique

et puis j'abîmerais mon chapeau

ce qui est loin d'être commode

et puis pourquoi me regarder comme ça

je suis à l'endroit moi monsieur

c'est le monde qui est à l'envers

vous êtes-vous posé la question

de savoir comment

la mer tient en l'air

et comment le ciel fait-il

pour ne pas s'envoler ?

la terre est restée à sa place

c'est curieux non

qu'il ne soit rien arrivé à la terre ?

Vous ne trouvez pas ça curieux ?

et puis autrefois, monsieur

c'était le ciel qui jouait l'infini

mais on ne me fera pas croire

que la mer peut faire la même chose

il y a là quelque chose d'incroyable

je me demande même si ce n'est pas impossible

Vous êtes-vous posé la question ?

Essayez de marcher sur les mains

essayez d'être normal

et vous verrez que le monde est encore vivable

bien sûr j'ai un peu mal à la tête

la loi de la gravitation n'a pas changé

alors le sang me monte à la tête

oui monsieur je dis bien qu'il monte

comment cela les baleines ne sont pas des poissons !

je vais vous montrer de quoi il retourne

mais il faudrait pour ça

que je me mette à l'envers

ça ne vaut pas le coup

et puis mes pieds n'ont plus l'habitude

regardez mes mains monsieur

ce sont de solides mains

j'ai été charpentier autrefois

aujourd'hui je n'ai plus de métier

mes pieds n'ont aucune habileté

ce n'est pas faute de travail

mais un pied est un pied

c'est ça qui est terrible

on peut se mettre à l'envers

rien n'interdit de le faire

je dirais même que c'est facile

c'est presque à la portée de tout le monde

mais à la fin

on n'a rien changé

on vit autre chose c'est sûr

mais on est toujours le même

et le monde fait ce qu'il veut

il change de couleur de forme

il est à l'envers ou à l'endroit

il est rond ou carré

il ressemble à un cheval

ou à un coquelicot

mais nous ce n'est pas la même chose

c'est fragile la chair

et c'est petit ce qu'il y a dedans

il ne faut pas abuser

il faut faire très attention

on pourrait se rendre malade

et ça ne sert à rien de vivre

si quelque chose s'est cassé !

ça s'arrête si c'est cassé

et on voudrait que ça continue

mais les choses sont ce qu'elles sont

ce qui est cassé est arrêté

c'est-à-dire mort et enterré

et ce qui marche est à l'envers

c'est-à-dire à l'endroit ! »

 

Mieux valait ne pas répondre

L'homme comprit qu'il n'y aurait pas de conversation

il s'éloigna en direction du village

il titubait un peu

ses pieds avaient l'air de deux oiseaux

à qui on a coupé les ailes.

À peu de temps de là

il rencontra un homme nu

qui le salua : — Monsieur bonjour.

— Bonjour, monsieur

je marche sur les mains

mais il n'y a là rien d'extraordinaire

c'est simplement plus fatigant

que de marcher sur les pieds

ça m'est égal que ce soit fatigant

ce n'est pas ce que je recherche

c'est que de cette façon j'ai l'impression

que le monde n'est plus à l'envers

les choses qui ont changé de place

ainsi retrouvent leur endroit

je suis très heureux d'être comme je suis

et je n'en veux à personne

de ne pas être comme il faut

qu'on soit

chacun est libre de marcher

comme il veut

ce n'est pas important

la façon de marcher

ce qui compte c'est le monde

et il faut le voir comme il est

c'est-à-dire à l'endroit

et non comme il paraît

avec un sens du dessus dessous

qui n'est pas de bon goût

 

L'homme qui marchait sur les mains se coucha sur le côté :

c'est vraiment très fatigant

de ne pas faire comme les autres

mais quand on ne peut pas faire autrement

que voulez-vous qu'on fasse ?

Il n'y a rien à faire que ce qu'on fait

d'ailleurs on ne fait rien d'autre

et les choses sont mieux ainsi

en tout cas je les préfère de cette façon

prenons un exemple : la mer

j'aime la mer

ça ne se discute pas

j'aime la mer

parce qu'il y a de l'eau dedans

en fait j'aime l'eau

j'aime aussi les fontaines

les jets d'eau sur les places publiques

j'aime les regards des femmes

j'aime les rues de ma ville

la ville où je suis né

où le monde est si beau

et les rêves si vrais

l'eau me donne sommeil

envie de me coucher

mais se coucher où

pas dans la mer

elle est en haut

pas dans le ciel

il est à la place de la mer

alors je me couche sur la terre

je me couche sur mes empreintes

elle est dure la terre

et elle est poussiéreuse

elle est toujours au même endroit

mais le soleil n'est plus le même

ce n'est plus le soleil

c'est de la lumière de la chaleur

c'est de la gravité

mais ce n'est plus le soleil.

 

L'homme qui était nu s'appelait Jean

il n'avait aucune raison de s'appeler ainsi

mais c'est le nom qu'on lui avait donné

et tout le monde s'en servait pour le dire

il était trop tard pour en changer :

ce serait un peu

comme si je me mettais à marcher sur les mains

ce serait stupide

et ça ne voudrait rien dire.

 

— Ce n'est pas la même chose

dit l'homme qui marchait sur les mains

je ne m'appelle pas Jean

évidemment si je m'appelais Jean

les choses seraient différentes

et j'éviterais de marcher sur les mains

devant tout le monde

mais je ne m'appelle pas Jean

et le problème n'est pas posé

il se pose pour Jean

qui d'ailleurs ne marche pas sur les mains

il marche nu c'est différent

ça ne veut pas dire la même chose

Jean est Jean

et Pierre est Pierre

ce n'est pas la même personne

et ce n'est pas la même façon de marcher.

 

— Moi je trouve stupide de s'habiller

dit Jean en regardant le soleil

je ne crains pas les coups de soleil

sauf sur la plante des pieds

mais je ne marche pas sur les mains

alors je n'ai pas peur du soleil

 

— Moi j'en ai terriblement peur

depuis que je marche sur les mains

pas à cause de la plante de mes pieds

c'est une plante verte

et elle fleurit deux fois par an

alors j'ai deux chapeaux

un pour chaque saison

et je mets mes deux pieds dedans

non la plante de mes pieds

ne me pose aucun problème

c'est une plante comme les autres

 

— Je n'ai pas de plantes

mais j'ai des cheveux sur la tête

ils me servent de chapeau

c'est un joli chapeau

qui fleurit quatre fois par an

parce que si je compte bien

il y a quatre saisons et non deux

 

— Vous comptez bien

dit l'homme qui marchait sur les mains

mais vous ne savez pas calculer

votre tête est trop près du soleil

et le soleil est un voleur

méfiez-vous des mains du soleil

surtout le matin

quand il fait semblant de se réveiller

alors qu'il a simplement ouvert

son manteau de nuit

 

— Je ne calculerai plus jamais

dit Jean en s'asseyant

à côté de l'homme qui marchait sur les mains

et qui était couché maintenant

de telle sorte que personne ne pouvait dire

de quelle manière il marchait

les calculs sont ennuyeux

et je regrette d'avoir appris à compter

j'aurais mieux fait d'apprendre

à marcher sur les mains

j'aurais gagné du temps

que je perds aujourd'hui

si mes calculs sont bons.

— C'est vrai que je suis mauvais en calcul

je n'ai rien sur la peau

c'est-à-dire zéro

mais je suis toujours le même

c'est-à-dire un

je ne peux pas compter plus loin

et si j'ajoute 1 à 0 ça fait 1

et si je retranche 0 à 1 ça fait 1

et si je multiplie 0 par 1 ça fait 0

si je divise 0 par 1 ça fait 0

le monde a retranché 1 à 0 et ça fait 1

ce qui est terriblement déprimant

vous, vous avez divisé 1 par 0

et ce qui ne vous frappe pas l'esprit

c'est que c'est impossible

enfin jusqu'à la preuve du contraire

mais vous n'avez pas l'esprit de contradiction

vous voulez simplement remettre à l'endroit

ce qui est à l'endroit pour tout le monde

vous n'avez pas de méchanceté

et vous ne cherchez pas à mettre à l'envers

ce qui est déjà à l'envers

ah ! si je n'étais pas nu comme je suis

et comme vous pouvez voir que je suis

je vous aimerais de tout mon cœur

mais les gens pourraient se tromper

dans le calcul de notre amitié

le résultat serait faussé

par leur manque de savoir-vivre

et nous passerions pour deux amoureux

ce que nous ne sommes pas

quoique les gens continuent de trouver étrange

qu'un homme qui marche sur les mains

fasse la conversation à un homme nu.

 

— J'ai bien peur que vous ayez raison

dit l'homme en marchant de nouveau sur ses mains

de sorte qu'il ne pouvait plus y avoir de confusion

d'ordinaire les gens nus n'ont pas de jugement

mais l'ordinaire n'est pas le nôtre

et je suis enchanté d'avoir fait votre connaissance

On a parlé un peu pour ne rien dire

mais c'est la meilleure manière de se comprendre

de 1 à 0 il y a un infini

ce n'est pas facile à comprendre

parce que ça n'explique rien

mais c'est bon de le savoir

parce que c'est avec de tels principes

qu'on se fait des amis

Monsieur Jean je vous salue bien

n'attrapez pas froid surtout

méfiez-vous du soleil

quand il se met à tousser

le vent est chaud alors

et l'ombre si froide

c'est une chose qui n'a pas changé

on attrape froid et on en meurt.

 

— Ravi mais tellement ravi

votre chapeau est magnifique

mais un peu trop habillé

je vous remercie de ne pas me l'offrir

ça me ferait mal de ne pas le mettre sur ma tête nue

et qui doit le rester

je vais mourir ce soir

puisque je l'ai choisi

on ne se reverra donc plus

mais c'est sans importance n'est-ce pas

puisqu'on s'est rencontré

une bonne fois pour toutes

 

— J'espère en effet que cette fois est la bonne

— et ils se séparèrent et Pierre les salua de loin

il n'avait pas tout compris

de ce qui s'était dit sans lui

mais il avait aimé la façon

dont les deux hommes s'étaient salués

les politesses qu'ils avaient cultivées

les formules qu'ils avaient dépensées

c'était des bonnes manières pas faciles

des manières très chères et précieuses

des manières de gens très biens

et qui avaient de la fortune

Pierre n'avait pas de fortune

il n'avait même jamais failli en avoir

il connaissait deux ou trois personnes

qui avaient failli devenir riches

et qui ne le devinrent pas

et qui par conséquent ne l'étaient pas

c'était des personnes sans éducation

des gens qui ne savaient ni se rencontrer

ni se séparer

c'était des personnes très seules et très bavardes

et on ne gagnait rien à les fréquenter.

 

Pierre caressa la tête grise de son chien

il eut droit à un baiser sur le doigt

un baiser de chien plein de salive

ce chien était un brave chien

il avait tout le temps l'air de sourire

et de se plaire dans le monde où il vivait

bien sûr il avait tout le temps faim

mais il mangeait de tout

même les poissons et les os de baleines

ce n'était pas un chien difficile

sur la question de l'alimentation

il avait peu d'idées

et de toute façon ne les partageait pas

le monde lui plaisait

et la nourriture était bonne

il était amoureux deux ou trois fois par an

et chaque fois avec une fièvre telle

qu'aucune chienne qu'il avait aimée

ne pouvait oublier que c'est lui qui aimait

il aurait pu écrire un livre sur ses amours

mais les chiens n'écrivent pas

enfin quand ils écrivent

ils n'écrivent pas des livres

et ça n'a donc aucun intérêt

il aurait pu en parler à Pierre

mais les chiens n'aiment pas comme les hommes

et puis ils n'aiment pas les femmes

et il y avait toutes les chances

pour que Pierre n'aimât pas les chiennes.

 

THOMAS I

 

Thomas arriva par la grande route

qui disparaît dans les montagnes

loin très loin après le village

voilà deux jours qu'il pouvait voir le ciel

il n'avait jamais vu le ciel

il vivait dans une région sans ciel

où les rivières étaient de vraies rivières

il n'était pas venu pour voir le ciel

c'était un voyage d'affaires

et il ferait très attention

à ne pas mêler le plaisir aux affaires

et maintenant qu'il avait le ciel à ses pieds

il avait presque envie de pleurer

tellement ça lui faisait plaisir

il n'avait jamais vu d'oiseaux non plus

sauf sur des photographies

où on ne voyait jamais le ciel

et les oiseaux piaillaient tout près

il vit des plumes sur les rochers

et il en ramassa une ou deux

qu'il observa et qu'il respira

ça avait l'odeur du ciel

une odeur incomparable

et il ne trouva pas de mots

pour exprimer son contentement

c'était donc là que Kateb travaillait

c'est là qu'il chassait les oiseaux

c'était un peu cruel de chasser les oiseaux

surtout pour les manger

mais à chacun son métier

pensait Thomas en regrettant un peu

que la vie n'ait pas fait de lui

un chasseur d'oiseau

au pays du ciel

 

Thomas était un homme d'affaires

il n'avait pas choisi ce métier

il l'avait hérité

il avait étudié dans ce sens

il avait vécu toute sa jeunesse

dans l'optique de ce métier-là

et il était devenu un homme d'affaires

pas un grand ni riche par conséquent

un homme d'affaires très modeste

et quand il eut l'âge de faire la guerre

ce qui arrive à tout le monde

il n'eut pas assez de relations

pour éviter les champs de bataille

il en connut une dizaine

ce qui est beaucoup

ce qui est un sacré manque de chance

et comme il n'avait vraiment pas de chance

il perdit une jambe

et ne la retrouva pas

la guerre est une belle cochonnerie

il n'y en a pas d'autre

pensait quelquefois Thomas

quand il avait le loisir de penser

ce qui est rare dans ce métier

et de plus complètement inutile

 

C'est vrai qu'il ne pensait pas souvent à la guerre

pourtant il y en avait toujours une en préparation

dans la tête des hommes de ce monde

maintenant que les fleuves se jettent dans la mer

il pensait souvent à sa jambe

celle qui lui restait

et qui lui était très utile

parce qu'il faut avoir de bonnes jambes

pour exercer ce métier

c'était encore possible avec une seule jambe

cela faisait six jambes en tout

parce que les chameaux

ont une cinquième jambe

 

— Je viens acheter des oiseaux

dit-il à son cousin Kateb

 

— Ça tombe bien, dit Kateb

je suis pêcheur d'oiseaux.

 

— Chasseur, corrigea Thomas

on ne pêche pas les oiseaux

il y a un tas de choses qu'on fait de travers

mais pas celle-là.

 

— Ici on pêche les oiseaux

je suppose qu'il y a des poissons dans vos rivières

la confusion n'est pas possible

les oiseaux c'est vraiment autre chose

 

— en tout cas, dit Thomas

qui n'avait pas vraiment compris

nous paierons le prix

nous sommes décidés

rien ne nous arrêtera.

 

— C'est donc que je vais encore m'enrichir

dit Kateb en regardant le ciel

je n'ai pas besoin de la richesse

elle m'arrive sans que je demande

c'est vrai que c'est bien la richesse

ça permet d'être riche

et il vaut mieux être riche que pauvre.

 

— Nous autres hommes d'affaires

nous aimons que les autres soient riches

mais il faut des pauvres pour créer la richesse

c'est une fatalité qu'il nous faut accepter

ce qui est inacceptable

c'est d'être pauvre soi-même

heureusement on peut devenir riche

ce qui n'est pas une maigre consolation.

 

— Je pêcherai donc beaucoup d'oiseaux

dit Kateb qui n'avait pas tout compris

je suis vraiment heureux de te rendre service

la dernière fois que je t'ai vu

tu n'étais pas plus haut qu'un pissenlit

tu as beaucoup grandi depuis

comme le temps passe !

comme il passe ce temps qui nous reste !

 

— Il faut être riche pour s'en rendre compte,

dit Thomas pour changer de sujet

ta femme est d'une beauté vraiment particulière

je ne sais pas si tu as bien fait de l'épouser.

 

— Toutes les femmes ne sont pas belles

et tous les hommes non plus

qu'est-ce qu'on peut faire

même riche et veinard !

on ne fait rien contre la laideur

on la regarde ou pas

on en parle ou on se tait

elle existe de toute façon

mais est-ce que c'est vraiment laid

une chair qui n'est pas faite belle ?

 

— Je ne sais pas de quoi tu parles

dit Thomas pour revenir

au sujet précédent

on dit que tu vas épouser la plus belle de toutes

ce n'est pas à moi que ça arriverait

mais tu es riche toi

et tu as de la chance

alors forcément on ne se ressemble pas

et il ne nous arrive pas les mêmes choses.

 

— Je suis désolé si ça te fait de la peine

désolé mais pas malheureux

si tu vois ce que je veux dire.

ce sera les plus belles épousailles

qu'on ait vu au pays du ciel

enfin je voudrais que ce soit ainsi

mais ce que je veux

n'est qu'un moment d'égarement

j'espère que tu te plairas ici

je ferai en sorte que ton séjour parmi nous

soit le plus agréable

qu'il t'ait été donné de vivre

je te couvrirai d'oiseaux

et en échange tu paieras le prix

tu connais le prix d'un oiseau

et tu sais multiplier

ce qui est un mode de calcul

plus rapide que l'addition

les comptes seront justes

et il n'y aura que des amis pour s'en féliciter.

 

— Ce qui me ferait plaisir vois-tu

dit Thomas en baissant les yeux

mais il s'agit là de plaisir non d'affaires

et tu connais mon intransigeance

pas de plaisir dans les affaires !

et rien que du plaisir où le plaisir existe !

tu me connais !

nous sommes cousins

nous sommes aussi de vrais amis

je t'aime comme si je t'avais fait !

ne parlons plus d'argent

parlons du plaisir que je suis venu chercher

 

— Je t'écoute, dit Kateb pensif

 

— Je n'avais jamais vu le ciel

sauf dans les lettres que tu m'écrivais

tu écris bien Kateb

tu écris vraiment très bien

et le ciel de tes lettres

mérite d'exister

mon âme y a volé

ses premières amours

tes oiseaux étaient beaux

et ils volaient si bien

je ne savais pas ce que voler voulait dire

mais je savais que c'était possible

puisque tu l'écrivais

et je vivais le ciel

que ton âme transportait dans mon âme

il a existé avant même d'exister

voilà ce que tes mots voulaient dire

ce qu'ils me disaient à voix basse

peuplant d'oiseaux ma tête

mangeant les algues de mon imagination

j'ai aimé plus que tout

le ciel de tes poèmes

 

— Je ne regrette donc pas d'avoir écrit ce que j'ai écrit

dit Kateb en essuyant une larme

il y a peu de choses

que j'ai souhaité écrire

le ciel en est une

mais ce n'est pas la seule

je suis vraiment heureux

que mon ciel ait peuplé d'étoiles

ta lointaine présence !

je t'aime bien tu sais —

 

Je t'aime moi aussi

et puis je viens de si loin

et le ciel est si beau

et les oiseaux chantent si bien

tu m'emmèneras faire un tour dis ?

tu me baladeras dans ton ciel magique ?

il faut que je vois ça

il faut que je le touche

il faut que je le boive

je ne peux pas rater ça

je m'en voudrais jusqu'à la mort

un bain de ciel dans ton incroyable vaisseau

porté par des ballons

et les pleurs des petites filles

nous servent d'alizés

Kateb emmène-moi dans ton énorme ciel

il faut que je caresse des oiseaux

il faut que je vole avec eux

il faut que je me modifie

c'est possible Kateb

je l'ai lu dans les livres

les livres ne se trompent pas

les mots sont plus vrais que nature

révèle-moi dans ton ciel littéraire

elle doit bien exister cette coïncidence !

 

— Mon pauvre vieux Thomas !

dit Kateb qui avait maintenant un peu peur

mon pauvre vieux Thomas

je ne suis qu'un pêcheur

je ne suis pas un capitaine

ma barque n'est rien qu'une espadrille

la corde en est fragile

nous voguerons si tu le veux

mais il faudra beaucoup imaginer

et même si les oiseaux sont proches

ils sont inaccessibles

ils sont comme les fleurs

ils n'existent pas

ils sont de passage

et si leur vol est fantastique

ce n'est pas pour toi qu'il existe

tu n'es qu'un visiteur

tu n'as pas le droit de parler

tu n'as pas le vocabulaire qu'il faut

ni moi non plus d'ailleurs

et personne que je connaisse

il y a des oiseaux

et le ciel est leur royaume

que veux-tu qu'on dise de plus ?

il n'y a rien d'autre à dire

c'est vrai qu'il vaut mieux se taire

je sais de quoi je parle

quand je parle de silence.

 

— J'ai peut-être un peu rêvé

mais pourquoi ne pas rêver ?

J'étais loin quand j'ai rêvé

et maintenant que je suis tout proche de mon rêve

il faut que je me sépare de lui

ce n'est pas si facile

j'aime bien mon rêve

il m'a porté jusqu'ici

il m'a nourri de son existence

il faut que je dorme encore

et alors nous irons dans le ciel

y trouver des jeux vraiment amusants.

 

Thomas posa sa tête sur l'aviron

et il s'endormit doucement

l'aviron ne servant à rien

parce qu'il n'y avait pas d'eau dans le ciel

et le sommeil de Thomas

ne pouvait pas déranger le silence

La barque s'éloigna de la côte

et bientôt Kateb ne vit plus le rocher

ni le phare ni les voiles dans le port

 

— C'est ton cousin Thomas, n'est-ce pas ?

dit l'Oiseau-Pierre en virevoltant

au-dessus de la barque

c'est un homme dangereux à ce qu'on dit

il n'en a pas l'air

mais c'est ce qu'on dit

et je préfère croire ce qu'on dit

plutôt que de risquer ma vie

je l'ai vu descendre de la montagne

il n'a pas dormi depuis deux jours

et voilà qu'il se met à dormir

quand ce qu'il attendait lui arrive

il est comme les enfants

qui s'endorment avec leur rêve

ce qui ne les empêche pas de rêver encore

 

— Ce n'est pas un enfant, dit Kateb

c'est un homme d'affaires

il vient ici pour faire des affaires

et entre deux affaires il dort

c'est son droit

il va m'acheter tous les oiseaux possibles

tous les oiseaux du monde si c'est possible

je ne sais pas si c'est possible

mais je vais devenir très riche

ce n'est pas ce que j'ai souhaité

mais on ne devine pas la vie

 

— Tous les oiseaux

je te le dis tout de suite

ce n'est pas possible

il n'y a pas de ciel sans oiseaux

tu connais mes secrets !

 

— C'est une façon de parler

de toute façon il n'y a pas assez d'hommes

ni de femmes ni d'enfants

pour manger tous les oiseaux

il y a beaucoup trop d'oiseaux

le ciel est infini

 

— Je n'aime pas les acheteurs d'oiseaux

dit l'Oiseau-Pierre en se posant

sur l'aviron immobile

il regarda Thomas de près

non je n'aime pas ces gens-là

je pardonne aux mangeurs

parce qu'ils ont faim

je pardonne aux pêcheurs

parce que chacun a le droit de devenir riche

même si c'est une erreur de jugement

mais les acheteurs me font horreur

je n'aime pas les intermédiaires !

 

— Ne parle pas si fort, dit Kateb

tu vas le réveiller !

mais Kateb n'a pas fini de parler

que Thomas se redresse d'un coup

et crie : je veux cet oiseau-là

il parle c'est formidable

et il vole comme un oiseau

ce n'est pas un oiseau et c'est un oiseau

il y a là quelque chose d'inoubliable

donne-moi ton fusil

je vais lui faire sa fête !

 

— Un fusil ! dit l'Oiseau qui s'enfuit

et puis quoi encore !

un fusil pour me clore le bec !

il rêve cet oiseau-là !

 

— Je n'ai pas de fusil, dit Kateb

je ne suis pas chasseur de baleines

je pêche les oiseaux

et celui-là ne se pêche pas

 

— Je ne le tuerai pas bien sûr

je le blesserai seulement

il continuera de parler

il fera ma fortune

je l'ai vu le premier

il est à moi il me le faut

quel dommage ce fusil

je n'ai même pas un lance-pierre

qu'est-ce que je pourrais lancer ?

mes lunettes non — ma jambe de bois !

ma jambe de bois t'atteindra en plein cœur !

 

— On se reverra un autre jour

dit l'Oiseau-Pierre en plongeant au fond du ciel

suis-moi si tu sais voler

mais tu ne sais pas

quel dommage que tu ne saches pas voler !

 

— Un oiseau qui parle

crie Thomas en se frottant les yeux

je l'ai entendu donc il parle

je ne savais pas que cela pouvait exister

j'aime le ciel pour cet oiseau

voilà le prix de mon amour

c'est un oiseau qui parle

il me le faut il me le faut

 

— Calme-toi, dit Kateb

c'est toujours comme ça la première fois

il nous monte à la tête

et on ne sait plus ce qu'on fait

tu as manqué de nous faire chavirer

il ne manquerait plus que ça !

je détesterais tomber dans le ciel

et croiser des oiseaux étonnés

qui savent que les hommes ne volent pas

ils ne savent pas non plus qu'un oiseau parle

c'est un secret entre lui et moi

c'est un secret que tu dois partager

il n'est pas possible que cela se sache

nous sommes seuls dans le secret.

 

— Je veux cet oiseau, dit Thomas

je le mettrai en cage

et un rideau devant la cage

et chaque fois que le rideau se lèvera

je serai encore un peu plus riche

j'adorerais mourir riche

il faut que je meure de cette façon.

 

— Mais ce n'est pas une façon de mourir !

dit Kateb en s'accrochant aux ballons

tu vas nous faire chavirer

ça c'est une façon de mourir

ce n'est pas celle que j'ai choisie !

 

— Reviens, oiseau, dit Thomas

en regardant dans le ciel

reviens reviens reviens

ce n'est pas possible que tu me quittes

on s'est à peine rencontré

il faut que ça dure encore

je vendrai des canaris chantants

je vendrai des perroquets répétants

je vendrai des merles siffleurs

des mouettes gaviotant des tutus imiteurs

mais toi je t'aimerai

je t'aimerai comme je n'ai jamais aimé personne

on se parlera sans arrêt

on se dira tout ce qu'on sait

reviens oiseau à peine entrevu

tout ne va pas s'arrêter comme ça

tu ne peux pas me faire ça

tu dois revenir ou bien je vais mourir

qu'est-ce que tu diras de ma mort

toi que les dieux ont initié

qu'en diras-tu si je suis mort ?

 

— Je préfère cette rengaine

dit l'oiseau qui se percha sur le plat-bord

je préfère l'amour au fusil

même l'amour bavard

vaut mieux qu'un coup de fusil

puisque tu m'aimes

il faut que je te regarde de près

je n'ai jamais vu un amoureux de près

sauf Kateb

mais ce n'est pas moi qu'il aime

il aime une femme

et tout le monde trouve ça normal

parce que c'est normal

toi tu prétends aimer un oiseau

alors l'oiseau te dit : voyons ce que ça donne !

 

— Je te tiens, oiseau bavard !

exulte Thomas en sautant sur l'oiseau

Tu vas beaucoup parler

parce que je t'aime beaucoup

tu vas parler tous les jours de ma vie

et je serai chaque jour plus riche !

 

— Tu veux que je te dise un dernier mot ?

dit l'oiseau en secouant ses plumes

je te dirai un dernier mot

et tu ne gagneras pas un sou

le dernier mot sera pour toi

et tu seras plus pauvre !

 

— Je reconnais bien là mon oiseau préféré !

dit Kateb en flattant l'épaule de son cousin

cet oiseau a une parole

il fera ce qu'il dira

il fait toujours ce qu'il dit

je le préfère dans le ciel

il parle quand il veut

il répond quand ça lui plaît

c'est un oiseau de collection

il a besoin de liberté pour exister

laisse-le voler comme il aime

il parlera comme tu veux

et tu ne seras ni plus riche ni plus pauvre

tu m'avais promis de ne pas mêler

les affaires au plaisir

je croyais que tu avais des principes

tu n'en as pas pour l'oiseau et tu as tort

c'est le plus bel oiseau du monde.

 

Thomas ne parle plus

il ouvre ses mains

et l'oiseau arrange ses plumes

avant de s'envoler :

je l'ai échappé belle

j'aime les hommes

c'est plus fort que moi

je m'approche de trop près

je respire tant d'amour

quand je respire

il faudra que je me méfie de ma nature d'oiseau

elle me jouera des tours

mais tous les oiseaux ne parlent pas

et si je parle

c'est pour le dire.

 

— Je suis désolé, dit Thomas

je suis vraiment absolument désolé

je me suis laissé emporter

par ma nature d'homme

ce qui parle a l'attrait de l'éternel

j'ai cru que je pourrais mettre la main

sur un sacré magot

c'était un bon rêve

et je ne l'oublierai pas

je ne crois pas que je t'oublierai

j'ai respiré comme jamais

je n'avais respiré

je suis désolé mais c'est ainsi.

j'ai un cœur et j'y pense souvent.

c'est là toute l'explication.

 

— Je n'aime pas les explications

dit l'oiseau un peu flatté

elles expliquent trop

ce qu'on n'explique pas

quand on aime vraiment

moi je préfère les larmes

elles n'expliquent rien

mais elles éclairent tout

quand on a cessé de s'aimer.

 

— Je ne suis pas un homme qui pleure

dit Thomas en montrant ses yeux

si tu trouves une larme là-dedans

ce n'est pas la mienne

mais c'est bien possible

que quelque chose pleure

au fond de moi

ce n'est pas moi mais je l'accepte

j'accepte ton mouchoir

c'est une plume bien douce à mon regard

donne-moi une plume

j'ai envie de pleurer !

 

— Brave garçon, dit Kateb

je t'aime bien, Thomas, je t'aime.

 

— Je l'aime bien aussi, dit l'oiseau

dommage qu'il ne vole pas.

 

La barque touchait l'horizon maintenant

Les vagues de ciel

se brisaient doucement

en écume de soleil

et le vent aimait ces embruns

et c'était sacrément bon

de respirer la fumée de sa pipe dans cet air-là

l'air du large et une bonne pipe

et deux amis qui font connaissance

pensait Kateb

je suis un sacré veinard

non vraiment j'ai de la chance

j'ai les meilleurs amis du monde

et le monde est plein de poésie

 

— Non d'un caca d'oiseau !

s'écria soudain l'oiseau

ils regardèrent dans la direction

qu'il désignait de son bec

et ils poussèrent un soupir de contentement

et Thomas dit : — Non d'un oiseau qui parle !

et Kateb dit : — Non d'une petite fille qui pleure !

Non d'une pipe, dit l'oiseau.

Dommage que Jean ne soit plus là

dit Kateb, vraiment dommage.

et ils s'appuyèrent sur le plat-bord

et la barque pencha un peu

mais les ballons gonflés à l'hélium

avaient fait pleurer beaucoup de petites filles

alors il n'y avait pas de risque

pour que la barque chavirât

 

Remarquez que c'eut été dommage

ils avaient dérivé vers la côte

et sur la plage qui s'étirait maintenant

d'un bout à l'autre du ciel

Saïda prenait un bain de ciel

et c'était le plus beau spectacle du monde.

 

— Qu'est-ce que c'est chouette une fille nue !

s'exclama Thomas en hochant la tête

qu'est-ce que c'est chouette

c'est sacrément plus chouette

qu'un oiseau qui parle.

 

— Je ne te remercie pas, dit l'oiseau

mais je suis de ton avis

ce qui serait vraiment très chouette

c'est que je sois un homme

je saurais alors ce qu'il faut faire

et rien ne pourrait m'arrêter

ni la police ni les coups de fusil

je leur montrerais moi

à tous ces bons à rien

comment je sais éterniser l'amour !

 

— Tu n'éterniseras pas celle-là

dit Kateb en arrachant une plume à l'oiseau

ce qui était une marque d'affection

c'est la femme que je vais épouser

c'est la plus belle et je vais l'épouser

tu ne trouves pas ça fantastique

que ce soit moi qui épouse la plus belle !

 

— Ce que je trouve fantastique

dit l'Oiseau

c'est d'être là pour en témoigner

 

— C'est la plus belle

et c'est Kateb qui l'épouse !

cria Thomas en embrassant son cousin

sur les deux joues

je suis l'homme le plus heureux du monde

la plus belle de toutes n'est pas loin de moi !

 

L'oiseau cligna des yeux

Kateb avait l'air si heureux !

et il embrassait son cousin sur les deux joues

et l'oiseau clignait des yeux

et ça lui donnait un air étrange

mais il souriait

et Kateb aimait le voir sourire

parce que l'oiseau était un oiseau triste

un oiseau avare de sourire

un oiseau enchanteur mais triste

et Thomas se réjouissait avec bruit

d'avoir une cousine aussi belle et aussi rare

et l'oiseau clignait des yeux

« Ce qu'elle est belle ! disait Thomas

en embrassant son cousin sur les deux joues

Quel bonheur que ce soit toi qui l'épouse !

Ce pourrait être moi

l'oiseau aussi pourrait l'épouser

on dit qu'il aime les femmes

et que les femmes ne le dédaignent pas

méfie-toi de cet oiseau, mon cousin

il parle bien et il sait vivre

il pourrait bien l'aimer

faute de l'épouser

c'est un oiseau qui sait ce qu'il veut

il a du charme et il le fait payer »

et Thomas riait en chatouillant son cousin

avec une plume arrachée à l'oiseau

l'oiseau clignait des yeux

il fouillait l'ombre

il atténuait la lumière

et l'ombre était transparente

mais il n'avait pas cet air triste

que Kateb regrettait

il y avait un sourire dans son bec d'oiseau

et Kateb aimait bien ce sourire nouveau

et il écartait doucement la plume de son nez

et Thomas faisait beaucoup de bruit

tellement il était heureux

que son cousin épousât la plus belle

des filles de ce pays de ciel

 

— Quel vraiment beau pays ! dit-il

je ne suis qu'un homme d'affaires

et je ne décide de rien

mais je me souhaite un pays comme celui-là !

 

— il n'y en a qu'un, dit Kateb

on ne l'invente pas

il existe où il est

et on y est heureux

tous les oiseaux ne parlent pas

ils chantent si bien

et c'est un vrai bonheur

de chanter avec eux

c'est mon pays que j'aime

et qui me le rend bien

c'est ici que je veux mourir

 

— De quelle mort parle-t-il ? s'écria Thomas

on ne meurt pas

il s'agit de vivre

et j'ai tellement envie de vivre

j'aurais bien chouravé ce bavard

et fait fortune dans mon pays sans ciel

c'était déjà une bonne affaire

mais il n'est pas question d'affaire

je n'épouserai pas la plus belle

mais elle sera si près de moi

si près que je pourrai

si près qu'il me sera possible

je peux toujours rêver

en matière de plaisir

le rêve est une bonne marchandise

j'ai de quoi payer le prix !

 

— Que parle-t-il de payer

cet homme d'affaires de cousin

qui vient d'un pays où le ciel

est une reproduction qu'on monnaye !

Tu ne paieras rien du tout

tu es mon hôte et je t'invite

a cesser de me chatouiller l'oreille

avec cette plume qui ne t'appartient pas !

 

— Avec cette plume

j'écrirai dans ton oreille

des chansons que tu n'entendras pas !

 

— Pourquoi me les chanter alors !

 

— Justement pour que tu n'entendes pas !

 

— Je ne comprends rien de ce que tu me chantes !

 

— Je ne chante pas pour toi

je chante parce que je suis heureux

et mon bonheur est un secret.

 

— Si c'est un secret, dit Kateb

et s'il s'agit de bonheur

tu partageras si c'est possible

je sais ce que c'est le bonheur

j'ai un secret moi aussi

dans le fond de mon cœur

mais je ne le partagerai

pas avec toi ni avec l'oiseau

je vous aime bien

mais pas à ce point

et puis ce ne serait pas beau

ce serait contre nature

et un peu dégoûtant

tandis que sa peau

est un ciel infini

où je ne finis pas

d'exister

j'aime les secrets de ses yeux

j'aime qu'ils me mentent et m'éclairent

il y a de l'amour dans ses bijoux

et je suis une goutte de rosée

où l'or s'épanche

je connais toutes les ombres

et il y a de la lumière dans son âme

 

— C'est le prix à payer, dit l'oiseau

 

Thomas ne disait plus rien maintenant

il regardait et il était immobile

il voyait à quel point il pourrait être heureux

si une pareille chose lui arrivait

mais dans son pays d'ombre et d'humidité

il n'y avait pas de ciel pour les filles

il y avait des rivières

où elles se baignaient

et il n'était pas interdit de les chatouiller

c'était même recommandé

et il ne s'en privait pas

il chatouillait avec beaucoup d'entrain

il y avait de l'art dans les chatouillements

qu'il prodiguait aux plus rieuses —

parce que les plus rieuses

sont les plus chatouilleuses

et parce que les plus chatouilleuses

sont les plus proches

dans son pays de vert et de bleu

il avait acquis beaucoup de science

dans l'art du chatouillement

il y cultivait beaucoup de plaisir

et il ne lui arrivait jamais

de regretter qu'un ciel

n'en illuminât pas

les contours rieurs

l'eau était une bonne compagne

et elle coulait en abondance

et le ciel n'avait pas l'importance

qu'il lui donnait maintenant

 

Elle était vraiment très belle

le ciel l'éclaboussait

et il pouvait voir son visage

et les couleurs de ciel vert et rouge

comme un fard

et les yeux la bouche le cou

repoussant les bijoux

toute la nudité imitant le ressac

dans l'écho d'un coquillage qu'elle manipule

 

Je peux aimer ses mains

je n'ai pas le droit de l'épouser

demain est un jour mal choisi

on évitera toujours de se souvenir

il ne s'est rien passé mon amour

tes mains sont une esquisse du possible

je n'ai pas vu le temps passer

tes mains ne sont pas inépuisables

et je n'ai aucun droit à opposer

à cet assaut de lumière que je n'attendais pas

 

L'oiseau ferma les yeux et elle disparut

Thomas n'existait plus

et il sentait la douce chaleur de Kateb

et il avait vraiment beaucoup d'amitié pour lui

une amitié solide jusqu'aux larmes

et il ferma les yeux encore

et Kateb avait une bonne odeur

et il ferma les yeux tellement

qu'il eut mal dans sa tête

il pouvait les fermer encore

il supporterait la douleur

il y avait une très grande douleur

et elle n'avait pas de prix

et tout cela se passait dans sa tête

 

SAÏDA II

 

Saïda avait envie de faire un rêve

elle n'avait pas sommeil

elle n'était pas fatiguée

elle se sentait bien

elle avait simplement envie

d'un rêve inoubliable

un morceau de mémoire bien pesé

découpé quelque part dans le noir

et chaque couleur serait à sa place

et on pourrait compter sur la lumière

il fallait jouer avec la lumière

pour que ça existe vraiment

 

elle aimait bien ces jeux

avec la lumière au fond de ses yeux

il y avait des visages

des commencements de rêves

les premiers mots d'une histoire

qui deviendrait la sienne

si bien sûr elle ne l'oubliait pas

et il fallait des mots pour s'en souvenir

et chaque moment avait ses mots bien à lui

et il n'était pas possible de tricher

avec le vocabulaire

 

c'était un vieux livre aux pages moites

il y avait une image pour chaque mot

et une couleur pour chaque circonstance

un vieux livre à la mémoire alambiquée

une vieille histoire d'amour

qui commençait par la solitude

qui racontait l'attente interminable

et qui finissait bien comme par miracle

parce que l'attente était une épreuve

et qu'on l'avait surmontée avec courage

c'était ce livre-là qui comptait

dans la mémoire de Saïda

et elle avait fermé les yeux

elle n'avait pas sommeil

elle voulait rêver

et dans son rêve

les mots avaient beaucoup d'importance

parce qu'il y avait une dernière page

 

son père finissait d'écrire une lettre

il était penché sur son bureau

près de la fenêtre et de la lumière

il écrivait et la page était noire

et il avait l'air préoccupé

c'était la lettre qui le chagrinait

on aurait dit qu'il avait beaucoup de mal à l'écrire

et il s'arrêtait à chaque ligne

pour raturer des mots

et les mots revenaient sous sa plume

et il secouait la tête en murmurant

il avait peut-être l'air malheureux

et la page était toujours plus noire

et il avait fini par la plier dans l'enveloppe

et maintenant il regardait l'enveloppe blanche

et il s'interrogeait sur le bien-fondé

des choses qu'il avait écrites

il y avait des mots qui ne convenaient pas

ce n'était pas les mots qu'il fallait

pour dire ce qu'il avait à dire

à ce moment précis de son existence

et il avait fermé l'enveloppe d'un coup de langue

c'était une enveloppe blanche

il n'y avait rien d'écrit dessus

et il ne semblait qu'il eût voulu

y écrire quoi que ce soit

 

il dit : — Saïda ma chérie

ce n'est pas le moment de dormir

ouvre tes yeux écoute-moi

c'est une lettre que j'ai écrite

tu la porteras toi-même à son destinataire

tiens je vais écrire le nom

c'est de l'autre côté du village

tu demanderas on te dira

et puis tu reviendras

et nous parlerons d'autre chose

et il écrivit le nom du destinataire

mais la lumière absorbait l'encre

c'était une fenêtre pleine de lumière

et il n'y avait rien d'écrit sur l'enveloppe

pas tant que cette lumière existât

 

— Ne traîne pas en route

je te connais tu es bavarde

et curieuse comme un oiseau

ne te laisse pas distraire

et ne fais pas de commentaires

il s'agit de remettre la lettre

à son destinataire c'est tout.

 

il sourit en disant cela

c'était sa manière à lui

de se faire pardonner

sa curieuse autorité

il sourit et il était beau

et Saïda l'aimait beaucoup.

 

— Ce n'est pas la première fois

que je joue au messager

dit Saïda en souriant elle aussi

elle se détachait de son rêve

mais ce n'était pas facile

il y avait tant de choses à dire

et si peu de temps pour les dire !

tu écriras d'autres lettres

ajouta-t-elle en se frottant les yeux

et je serai toujours là

pour jouer le messager

c'est un rôle qui me plaît

je ne sais pas ce que tu as écrit

je ne sais pas ce que tu as voulu dire

mais j'ai un rôle à jouer et je le joue

et je ne suis pas aussi bavarde que tu le dis

je serai à l'heure comme d'habitude

pourquoi me taquiner à ce sujet ?

tu sais bien que je suis sérieuse

je reviendrai sans la lettre

et sans savoir ce que tu as écrit

et alors je retournerai à ma recherche de rêves

et je trouverai le rêve exact

et je ne l'oublierai jamais

c'est important de ne pas l'oublier

il est si difficile de mourir !

 

— Pense plutôt à tes noces prochaines !

Kateb est une espèce de poète

et je suis sûr que c'est un amant de qualité

je lui donne ta main sans regret

il n'y a rien que je regretterai

je n'aurai que de bons souvenirs

et les jours auront moins d'importance

un peu quand même

parce que rien n'arrête le temps

porte ma lettre

et ne me pose plus de question

nous parlerons demain de ton bonheur

nous parlerons des fruits que tu nourriras

et il n'y aura que des mots ciselés

sur la page de ma mémoire.

 

et Saïda se met en route

elle arrange ses cheveux

prépare les bijoux

parfume sa peau

elle s'habille de vent

elle traverse le village

rien ni personne ne la distrait

elle tient contre son cœur

l'enveloppe blanche et la lettre noire

elle a bien retenu le nom

elle sait où est la rue quelle maison

elle fera les choses si bien

et les choses arriveront exactement

au moment où on les attendra

c'est une lettre qui ne pèse pas lourd

et son cœur bat au rythme de ses pas

elle rencontre le vent

et les arbres s'inclinent et se froissent

au bout de l'allée il y a un kiosque à musique

il y a un musicien qui attend

il est seul et il ne joue pas

il va jouer bien sûr

et tout le monde est prêt à applaudir

il n'y aura aucune raison de ne pas applaudir

le violon est encore dans son écrin

le musicien manipule un mouchoir

il a les mains moites

et il a l'air inquiet

c'est normal il va jouer

et on n'est jamais sûr de rien

on a beau être un bon musicien

avoir bien étudié ce qu'il faut étudier

un violon est un violon

et c'est comme ça pour toutes les choses

prenons une quille dans un jeu de quilles

il y a le jeu

et il y a les quilles

il y a le fait qu'on peut jouer

mais ce n'est pas une obligation

on peut gagner ou pas

il y a ceux qui applaudissent

et ceux qui se taisent

et il y a des jours qui se ressemblent

il y a aussi des à-peu-près

et ce n'est pas facile de les accepter

mais c'est si difficile l'intransigeance

et la quille est un mauvais exemple

pour illustrer le propos en question

et puis à quoi bon illustrer

ce qui existe pour tout le monde

on ne peut pas exister sans le monde

et le monde n'est rien

s'il n'y a rien à jouer

 

jouer de la musique est une autre façon d'aimer la vie

dit le musicien en regardant Saïda

qui a l'air d'une petite fille

quand elle pose ce genre de question

c'est malin de sa part

parce qu'on se sent obligé de lui répondre

et elle aime les réponses

parce qu'elle est boulimique.

 

— Ah bon, dit-elle au musicien

je croyais que mourir était très difficile

il faut d'abord vieillir ou devenir malade

ce qui est toujours une grande perte de temps

et puis il faut avoir très mal

sinon ça ne compte pas

il faut tout recommencer à zéro

on n'a pas joué comme il faut

si on n'a pas bien mal partout

et ce n'est jamais facile de recommencer

il faut revivre ce qui a été vécu

mais je suis heureuse de savoir qu'il n'en est rien

que la musique est un remède contre la toux

qu'il n'y a pas de danger si l'air est frais

et que vous êtes le meilleur des musiciens.

 

— Le meilleur est une bonne question

mais ce n'est pas le moment de se la poser

il y a un moment pour chaque chose

sinon il n'y aurait pas de musique

est-ce que tu as compris cela ?

si tu ne l'as pas compris

il faut que tu t'arrêtes

tu ne peux pas continuer ton chemin

si tu n'as pas compris ce que vivre veut dire.

 

— Mais je dois porter cette lettre, dit Saïda

et je ne dois pas me laisser distraire.

 

— Je ne suis pas une distraction !

et qui me dit que cette lettre a de l'importance !

 

— Ça ne te regarde pas, dit Saïda

ça ne te regarde en aucune façon

mon père a écrit cette lettre

elle lui a coûté beaucoup d'efforts

personne ne t'a demandé ton avis

et je t'interdis de me distraire

j'aime mon père et je ne te connais pas.

 

— Si je joue c'est pour toi

c'est pour ta mémoire auditive

veux-tu que je joue

ou bien est-ce trop demander ?

je veux bien croire que ton père

a des raisons de te faire confiance

est-ce que j'ai dit le contraire ?

que te plairait-il d'entendre ?

dis-moi quel est ton répertoire

je jouerai ce que tu voudras.

 

— Je n'ai pas de temps à perdre

j'aime bien ton idée

de vouloir jouer pour moi

elle me fait plaisir

et je t'aime beaucoup pour ça

mais je dois porter cette lettre

mon père l'a écrite pour qu'on la lise

il doit y avoir un temps pour la lire

puisque je ne dois pas me laisser distraire.

enfin moi je fais ce qu'on me dit de faire

je vais me marier très prochainement

et je ne veux pas m'attirer des histoires

Kateb est vraiment un gentil garçon

et je l'aime de tout mon cœur

 

— Tu es belle parce que tu ne mens pas,

dit le musicien avec une larme à l'œil

moi je joue toujours le mieux possible

je joue comme si c'était la dernière fois

et bien crois-moi si tu veux jeune fille

mais c'est très dur de mourir à chaque fois

que je cesse de jouer

il y a des jours où je ne le supporte pas

et j'ai envie de me jeter sous un train

mais heureusement ce n'est qu'un mot de trop

et je suis le premier à ne pas l'entendre

tous les applaudissements me réchauffent le cœur

 

le musicien se tut tout d'un coup

il tortillait le mouchoir dans ses mains

il soupira enfin

et il sortit le violon de son écrin

— Je vais jouer, dit-il, c'est ce que j'ai de mieux à faire

je ne suis pas fait pour les bavardages

et je ne veux pas te retarder

tu n'écouteras pas ma musique tant pis

j'aurais aimé te montrer

ce que je sais faire avec un violon

un autre jour peut-être.

 

— Un autre jour, dit Saïda, certainement

et elle traversa la foule en courant

et elle sortit du jardin public

elle entendit à peine

les premières phrases du violon

quel musicien stupide, se dit-elle

bien sûr je n'ai pas voulu le vexer

je ne sais pas jouer du violon

mais ce n'est pas si rare

qu'on se prenne pour le roi des arts musicaux

ou bien il m'a plaisantée

parce qu'il m'a trouvée à son goût

c'est bien possible je le sais

les musiciens savent jouer

mais je ne veux pas rire avec lui

mon père m'a confié une lettre

je dois la remettre à son destinataire

je n'ai pas le temps de jouer.

 

Comme elle le pensait

elle s'approcha de la haie d'aubépines

qui bordait le jardin d'une maison

au pied d'un arbre

qui pouvait être un chêne

il y avait un homme nu couché sur le dos

— C'est mon homme, dit une voix

on peut regarder mais pas toucher !

— Je n'ai pas l'intention de toucher

dit Saïda un peu surprise

je vais me marier prochainement

ajouta-t-elle pour tout expliquer

— Je vous souhaite beaucoup de bonheur

dit la voix qui était celle d'une femme

d'une femme vraiment très belle

qui tenait un arrosoir au bout de son bras d'ivoire

— Je regardais ce que je n'ai jamais vu

c'est ce que je verrai n'est-ce pas

je préfère savoir avant que ça n'arrive

je serai moins surprise

mais pas moins experte je suppose

qu'en pensez-vous madame ?

 

— Je pense que cet homme est le mien

et que le tien sera plus beau à tes yeux

tu peux regarder si tu veux

je n'y vois pas d'inconvénient

je l'arrose deux fois par jour

et il est chaque fois plus beau

vois-tu à quel point il est beau

c'est ce que j'aime de toute ma force

il est à la mesure de mon amour

je suis moi-même une très belle plante

comme tu peux le constater

et je sais le nourrir de ma force

il faut savoir ce genre de chose

il n'y a pas d'amour autrement

c'est mon jardin et je le soigne

il y a de l'eau et du soleil

dans ma force de femme

as-tu songé à ce genre de chose

avant de dire oui à ton père

car je suppose que tu n'as rien refusé

tu sais ce que tu veux

et tu diras de nouveau oui

et les choses seront jouées une fois pour toutes

mais je n'ai rien à t'apprendre

c'est une plante qu'il faut soigner

un peu d'eau et beaucoup de soleil

je ne vieillirai pas

il n'est pas possible que ma peau se fane

pas possible que mes seins ces fleurs !

pas possible pas possible la vieillesse

je le soigne trop bien pour que ça arrive

il faut de l'amour

et je n'en manque pas

il croît auprès de mon arbre

et je partage l'ombre et la lumière

mon jardin est rempli de délices

et sa bouche en parle si bien

si bien de moi et si bien de l'amour

que je cultive sur sa peau éternelle

si bien qu'il n'est pas possible

que ça s'arrête un jour

pour cause de vieillesse

c'est de l'eau de source

et le soleil ne se couche jamais

vois comme mon amour est éternel

tu peux le respirer encore

je ne suis pas jalouse

respire-le ne te gêne pas

 

— C'est que j'ai une lettre à remettre

à quelqu'un que je ne connais pas

mais qui entretient avec mon père

des relations dont j'ignore la nature

 

— Ne te presse pas surtout

la mort est présente partout

elle habite la vie

et la vie n'est qu'un vêtement

il faut de l'amour pour survivre

il peut faire très froid quelquefois

et la vie est si mince

c'est un voile léger

le vent s'y déchire parfois

et le cœur s'arrête

pour que tu écoutes

pour que tu te réveilles

pour que tu revives

méfie-toi du vent

il aime la mort

 

La femme s'éloigna vers l'arbre

qui pouvait être un chêne

et elle arrosa le corps de l'homme

qui demeurait immobile

— C'est l'heure, dit-elle

c'est comme ça deux fois par jour

il faut beaucoup d'eau mais pas trop

il faut savoir ce qu'il faut

il faut avoir vécu tu es si jeune

je te trouve vraiment très jeune

 

— Mais je suis amoureuse, dit Saïda

qui n'avait pas envie d'être triste

mais simplement amoureuse

je suis amoureuse et je veux m'informer

je vous ai écoutée avec beaucoup d'attention

et je vous remercie de m'avoir parlé de l'amour

je ne vous remercie pas pour la mort

j'aurais préféré ne pas en parler

j'ai le temps

j'en parlerai plus tard

quand ce sera le moment

mais je ne vous en veux pas

je vais porter la lettre à qui je ne sais pas

j'ai le temps

il ou elle peut attendre je suppose

qu'est-ce que je dois supposer à ce sujet ?

qu'il ou elle existe

est-ce qu'il y a une histoire d'amour

est-ce que mon père est amoureux

en voilà de drôles de questions

qui me viennent à l'esprit

comme ça sans que je le veuille

c'est parce que je discute avec vous

on a parlé d'amour et ça m'inspire

on n'aurait pas dû parler de la mort

ça change le sens de notre conversation

ça ne veut plus dire la même chose

on n'en parlera plus c'est mieux

on a de l'inspiration

puisqu'on est amoureuses

mais on bavardera un autre jour

non vraiment je n'ai pas le temps

il faut que je me sauve

que penserait mon père

oui que penserait-il

si la lettre n'arrivait pas

et si c'était ma faute

on a de l'imagination

mais pas à ce point

je ne veux pas penser à ce genre de choses

et je ne veux pas savoir qui est-ce

un homme ou une femme

c'est quelqu'un qui attend

ou qui n'espère plus

je ne sais pas et je ne dois pas le savoir

je suis contente d'avoir parlé d'amour

avec une aussi jolie femme que vous

tant pis pour la mort qui a tout gâché

il faut que je me sauve

embrassez-le pour moi

je l'aime autant que vous

 

— Ne perds pas du temps en mondanités

dit la femme en arrosant

passe me voir quand tu veux

et surtout ne vieillis pas

je ne supporte pas les vieilles femmes

elles ont beau avoir aimé

elles ne sont que les ombres

d'un amour qui n'est plus

qu'un tas de feuilles jaunies

parce que c'est la saison

et seulement pour cette raison

regarde-moi encore une fois

il y a de la lumière dans ma chair

c'est une chose que tu dois voir

n'est-ce pas que tu la vois ?

 

— Je vois que je suis encore là

à papoter pour dire quoi

pour dire que l'amour

voyons qu'a-t-on dit de l'amour

tout non bien sûr c'est long si long

laissez-moi regarder encore une fois

il ou elle peut attendre

tandis que je m'informe

des choses de l'amour

papa ne m'avait rien dit

et j'en suis vraiment désolée

j'imagine ma surprise

si vous ne m'aviez prévenue

tiens je vous aime comme ma mère

sauf la mort dont vous avez parlé

et qui n'était pas hors sujet

mais qui aurait pu attendre

on a toujours le temps pour ça

vous avez été si légère

mais je ne vous en veux pas

je vous ai dit que je vous aime

maintenant il faut que je me sauve

je n'ai plus de temps à perdre

encore une rencontre de ce genre

et mon père n'aura pas la réponse

qu'il attend avec tant de patience

ce qu'il est patient

et ce que je suis bavarde

mais j'aime tout le monde

depuis que je suis amoureuse

est-ce que je vais l'aimer

pourquoi pas je n'en sais rien

c'est il ou elle qu'il faut dire ?

il s'agit d'amour ou d'argent ?

pas des deux j'espère

ce serait une triste histoire

et je leur souhaite beaucoup de bonheur

il faut du bonheur pour vivre

pas que du bonheur

parce que ce n'est pas possible

mais du bonheur par-ci par-là

du début à la fin

du bonheur inattendu et même rare

enfin je ne sais pas de quoi je parle

je parle d'amour de bonheur

de mort puisque vous en parlez

je parle parce que je suis bavarde

et non parce que je sais

enfin je sais ce que je sais

et je ne serai jamais très riche

au revoir madame au revoir monsieur

aimez-vous bien sous l'arbre

qui est peut-être un chêne

moi je vais porter cette lettre

et je vais savoir si c'est l'amour ou l'argent

qui me fait courir aujourd'hui.

 

De l'autre côté du village

il y avait un pré fleuri

où paissaient vaches et chevaux

et il y avait des ruches à la bordure du pré

des arbres fruitiers aussi des cerisiers

il y avait des mûriers des églantiers

des mirabelliers des noisetiers des figuiers

c'était un pré qui sentait bon l'éternité

et Saïda s'arrêta un instant

rien qu'un instant parce que je suis pressée

mais enfin qu'est-ce qui presse

et elle s'assoit dans l'herbe fleurie

elle arrache quelques fleurs autour d'elle

elle les respire et en fait un petit bouquet

qu'elle accroche à sa chevelure

c'est classique et ça ne coûte rien

c'est un cliché beau comme un sourire

c'est un instant de repos bien mérité

elle est belle et rien ne s'oppose à sa beauté

il y a même le ruisseau musical

et les reflets dans l'onde musicale

et la mousse sur les cailloux

la fraîcheur qui monte le long des jambes

et les yeux fermés qui arrêtent le temps

il y a tout je vous dis

il y a tout pour être heureux

excepté cette lettre qui me brûle les doigts

je ne l'ouvrirai pas

je n'en ai pas le droit

l'envie non plus je ne veux pas savoir

ce qui se passe dans la tête de mon père

je ne veux pas qu'on sache

ce qui ce passe dans la mienne

je suis un peu grise j'ai bu

je ne sais pas ce que j'ai bu mais j'ai bu

il faudra que je me méfie de ma soif

quel plaisir d'être jeune !

quel plaisir d'être belle !

 

Le grillon faisait la sieste

il avait creusé une profonde galerie

entre les racines de sainfoin

et il dormait quand elle se mit

à lui chatouiller le derrière

avec une brindille d'herbe

 

— À ton âge, dit-il en rouspétant

ce n'est plus un jeu de ton âge !

 

et il était apparu les yeux éblouis

parce qu'au fond de la galerie

il faisait très sombre forcément

il n'avait prévu aucune fenêtre

— Arrête de me chatouiller le derrière

cria-t-il, arrête de m'enquiquiner

j'ai autre chose à faire que de jouer

avec une femme qui joue à la petite fille

j'accepte que les petites filles

mais aussi les petits garçons

me titillent pour que je chante

et pour que je vienne voir

qui frappe à ma porte

de cette drôle de façon !

ça oui j'accepte bien des choses

et en particulier les chatouilles

mais pas d'une femme ma foi belle

qui n'a rien de commun avec l'enfant

que peut-être elle a été

que je n'ai pas connue

et que je le regrette

parce que tu as vraiment un beau derrière

ce n'est pas une raison pour s'asseoir sur ma maison !

 

— Excuse-moi, dit Saïda

qui avait envie de rire un peu

excuse-moi d'avoir un gros derrière

et de ne plus être une petite fille

de toute façon pas question tu entends !

pas question !

qu'un grillon me fasse la cour !

j'ai une lettre de mon père

là tu vois — dans mon corsage

là vois-tu là mais enfin petit grillon

qu'est-ce que je t'ai fait

tu ne vois pas que j'ai une lettre ?

 

— Je te remercie de m'avoir chatouillé le derrière

ça m'a fait du bien

et puis je suis sorti

c'est plus fort que moi

quand on me chatouille le derrière

il faut que je sorte et que je vois

qui tient la brindille d'herbe

je suis heureux que tu sois une femme

ça me permet de discuter avec toi

veux-tu que je joue de mes ailes ?

 

— C'est vrai que tu joues bien grillon

mais il faudra te contenter de ce jeu

tu ne joueras pas avec moi

je te vois venir

d'abord tu rouspètes

parce que je ne suis plus une petite fille

ensuite tu me trouves belle

et puis tu préfères que je sois une femme

et maintenant tu donnes dans la musique

et tu te rapproches de moi

et tu me caresses un peu

si si ne le nie pas tu me caresses

mais qu'est-ce que c'est que ces petites pattes !

ne dis pas le contraire

tu voudrais que je joue avec toi

pas avec les ailes je n'en ai pas

mais j'ai un joli joli

et il te plaît mon joli joli

ne dis pas le contraire

et ne ferme pas les yeux quand je te parle

ils sont pleins de choses que les grillons

aiment donner aux femmes

quand ils en rencontrent une

ce qui est rare mais ça arrive

alors ils rouspètent

et ils mettent le nez à la porte

avec un air de pas-y-toucher

et puis ils demandent pourquoi le monde

n'est pas rempli de petites filles

ce qui vaut mieux que les femmes

et ils se mettent à chanter

ils effleurent et s'excusent

ils chantent et ils reluquent

et voilà bien le joli joli qui les fait rêver

ils auraient pu le dire tout de suite mais non

ils ont préféré attendre

qu'est-ce que tu attends petit grillon malicieux

pourquoi ne pas le dire et puis voilà

 

— C'est vrai, dit le grillon en rougissant

c'est vrai mais je suis tellement poli !

tu ne sais pas à quel point je suis poli

est-ce que tu es polie toi ?

tu demandes s'il vous plaît ?

et tu prends merci ?

tu sais donner aussi

le joli joli par exemple

pas tout le temps mais quelquefois

 

— Plus jamais, dit Saïda, plus jamais, dit-elle

avec un petit sourire malicieux.

 

— Plus jamais ! dit le grillon épouvanté

mais c'est toi que j'attendais

il faudra bien que tu me le donnes

à quoi bon ma vie et même ma mort

si tu ne me le donnes pas ?

 

— Je l'ai déjà donné

enfin pas encore

j'ai un papa qui m'aime

et je l'aime moi aussi...

 

— Tu l'as donné oui ou non !

je veux savoir

il n'est pas trop tard

dis-moi ce qui s'est passé

cria le grillon très anxieux

en espérant que rien n'était joué.

 

— Pas encore, t'ai-je dit

mais je le ferai je le ferai je le ferai !

 

Le grillon eut un peu peur

parce que Saïda avait un peu crié

il avait peur que ce fût de sa faute

qu'elle criât et qu'elle lui en voulût

de lui avoir posé une stupide question

une question qui ne se posait pas encore

parce que rien n'était joué

mais Saïda lui sourit aussitôt

et elle cacha le joli joli

et il regretta de ne plus le voir

bien sûr il n'avait pas touché

ça ne se fait pas la première fois

elle avait simplement voulu lui montrer

qu'il était vraiment joli ce joli très joli

et que ça ne lui coûtait rien de le montrer

parce qu'il avait promis de ne pas y toucher

il n'avait qu'une parole

et des ailes tellement chantantes

qu'on pouvait lui faire confiance

les yeux fermés comme on dit

c'était un bien gentil grillon

comme il y en a dans les contes de fées

et les fées aiment bien les grillons

elles les aiment tant

qu'il y en a à toutes les pages

et c'est tant mieux pour la musique

et tant mieux pour la vie aussi

parce qu'une vie sans musique

c'est triste comme un jour sans pain

 

— Je t'invite à ma noce gentil grillon

tu seras le symbole de mon amour

pour l'homme de ma vie, dit Saïda

en embrassant le noir insecte.

 

— Tant mieux pour l'homme, dit le grillon

qui se sentait un peu triste

maintenant que les choses étaient jouées

symbole c'est pas mal comme occupation

j'occuperai du mieux que je pourrai

enfin j'accepte puisque je t'aime

et que je n'ai pas le droit de toucher

est-ce que je pourrai regarder de temps en temps

non plus on ne regardera plus

bon ni toucher ni regarder c'est la vie

on est un symbole ou on n'est rien

je ne vais pas me rendre triste

j'aurais pu être une abeille

ou une sauterelle : un caméléon !

un mangeur d'insectes oh dis-moi

est-ce que les mangeurs d'insectes ont la côte !

au pays où les femmes sont belles

et les insectes si déprimés !

 

il vit l'anneau qui lui était destiné

sur le chaînon autour du cou

et il s'y accrocha de toute sa force

et Saïda vérifia que le pendentif

allait bien avec la couleur de ses cheveux

elle a les cheveux noirs et la peau dorée

c'était une belle Arabe et elle vit

au pays où le ciel est à la portée de tout le monde

ce matin son père lui a confié une lettre

mais elle l'a oubliée

elle n'y pense vraiment plus

elle a suspendu le grillon à son cou

et le grillon est très fier de son rôle

c'est un symbole que tout le monde comprend

parce que c'est facile de tout savoir

c'est tellement facile qu'on n'y pense pas

 

Saïda s'est approchée du bord du ciel

elle a envie d'un bain

elle enlève tout sauf le grillon

et le grillon est fier comme un grillon

il bombe le torse et il examine

les merveilleuses courbes autour de lui

il touche ce qu'il peut toucher

et il trouve cela très agréable

qu'en pense-t-elle pas grand-chose

elle s'approche du ciel

elle entre dans le ciel jusqu'aux genoux

elle prend le ciel dans ses mains

et elle s'en asperge le visage

et puis le ciel s'accroche à ses cheveux

elle a des perles de ciel sur tout le corps

le grillon est un peu ivre

il a du mal à respirer

il caresse ce qu'il peut caresser

il y prend du plaisir

mais ça fait vraiment beaucoup de ciel

beaucoup trop à la fois

elle ne sait pas se mesurer

et elle s'éclabousse et elle plonge

et le ciel se répand en courants d'air

un peu comme l'écume dans l'eau

on l'a dit : le monde est à l'envers

pourquoi le répéter

ça servirait à quoi

ça servirait à se répéter rien de plus

alors on ne répète plus

et on ne sert à rien non plus

on écrit et on se tait ça vaut mieux

 

Saïda a bien vu qu'ils l'observent

la barque de Kateb et les ballons

les ballons gonflés à l'hélium

et les cris des petites filles frustrées

et Thomas vissé dans ses jumelles

et l'oiseau qui rigole

et Kateb un peu confus

elle les a vus

mais elle ne les regarde pas

et tout d'un coup elle arrache le grillon

à la chaîne qui pend à son cou

et elle se le fourre dans son joli

mais alors vraiment très joli

que dis-je très très joli joli joli

mais qu'est-ce que c'est joli !

 

THOMAS II

 

La caméra descend lentement

Thomas a trouvé la lettre

il ne sait pas lire il a quatre ans

à quatre ans on ne sait pas lire

Thomas ne fait pas exception

contre-plongée noir et blanc pas de son

qui a frappé à la porte ?

c'est moi dit Thomas c'est Thomas

j'ai trouvé une lettre dans le sable

c'est sur la plage que je l'ai trouvée

il y a quelque chose d'écrit

forcément c'est une lettre

Kateb pêchait des oiseaux

il y avait son cousin

et aussi ce drôle d'oiseau

pourquoi ne le pêche-t-il pas

il lui parle comme à un homme

il y a cinquante-deux ballons

c'est une invention de Kateb

et il va se marier la semaine prochaine

est-ce que je peux lire la lettre ?

c'est moi qui l'ai trouvée

je peux la lire dans un an et un jour

c'est la loi je suis certain de ce que je dis

un an et un jour ce n'est pas long

j'aurai cinq ans et quelques jours

je saurai lire le style épistolaire

et après je lirai des romans d'aventures

parce que j'ai envie de vivre

je vivrai quand je saurai écrire

en attendant je demande l'aumône d'une lecture

mon nom Thomas âge cinq ans

je posséderai bientôt

la lettre que j'ai trouvée

vous n'avez pas le droit de la lire

quelqu'un l'a écrite pour quelqu'un

on ne connaît pas ces deux personnes

il y avait une femme nue sur la plage

elle faisait des simagrées

dans dix centimètres de ciel

moi je mesure quatre-vingts centimètres

je suis grand pour mon âge

et si j'avais un ballon gonflé à l'hélium

j'irais où je n'ai pas pied

et ce serait comme si le ciel était à moi

parce que je n'ai pas peur des oiseaux

qui me mordent les pieds

ils ne le font pas par méchanceté

c'est un jeu et il y a un gagnant

je ne connais pas les règles

je ne suis pas un oiseau

je connais bien une petite fille

mais elle n'a pas de ballon rouge

elle a un chewing-gum à la menthe

elle m'appelle Touma

c'est presque mon nom

— Touma tu veux jouer à la poupée

je sais que les garçons détestent ça

mais si c'est moi la poupée tu veux ?

— Je ne veux pas jouer à la poupée

même si c'est toi qui fait la poupée

je ne sais pas quoi dire à une poupée

on peut parler à une petite fille

même si on est un petit garçon

jouons plutôt à la petite fille

c'est un jeu de notre âge

et il n'y a pas de raison que je n'y joue pas

 

la lettre quelle lettre ?

 

— Ne fais pas l'innocent Thomas

tu as trouvé une lettre

et je veux la lire

donne-moi ce bout de papier

tu ne sais pas ce que ça coûte d'écrire

bien sûr tu ne sais pas écrire !

 

— Je sais écrire le nom des oiseaux : deux ailes.

 

— Tu vois bien que tu ne sais pas écrire

tu ne sais pas former le pluriel des noms

il n'y a qu'un « l » à l'oiseau

et un « x » quand ils sont plusieurs

deux par exemple c'est plusieurs

trois quatre dix cent mille c'est plusieurs

c'est comme ça que l'on compte

quand on sait l'orthographe

on peut aussi faire des mathématiques

mais ça n'est pas donné à tout le monde

il faut accepter de ne jamais diviser par zéro

il faut le jurer sur la tête de sa petite sœur

et il faut tenir sa parole de mathématicien

ce qui n'est pas facile je te le dis

d'avoir une parole quand on sait compter

 

— Ça alors, dit Thomas, c'est fort !

il faudrait mesurer trois mètres de haut

et peser vingt tonnes

jamais la nature ne le permettra

 

— Qu'est-ce que tu racontes ? fait Marie

qui s'appelle Marie

tu racontes des sornettes comme d'habitude

dans la vie il faut savoir écrire

écrire le nom des oiseaux par exemple

et il faut savoir compter

compter des oiseaux ce n'est pas facile

à cause des ailes qu'il faut multiplier

et de la vitesse qu'il faut soustraire

non vraiment tu n'as aucune chance

de devenir un savant un poète

tu ne sais même pas ce que tu veux devenir

 

Savoir Vouloir Devenir

elle parle bien cette petite fille

moi je veux bien jouer à la poupée

avec une petite fille très scientifique

qui sait vouloir devenir

qui veut savoir devenir

et qui devient ce qu'on veut sans le savoir

ou qui devient ce qu'on sait sans le vouloir

je jure de ne plus faire de fautes d'orthographe

et de mesurer mes mots avec un compas

je l'embrasserai sur la bouche

et je ne l'épouserai jamais

on n'épouse jamais son premier amour

et on ne l'oublie jamais

ça vaut bien une partie de poupée

 

— Qu'est-ce que tu fais de mes rêves ?

questionna Marie qui connaît la réponse

Thomas réfléchit un moment

parce que les rêves c'est sérieux

on ne joue pas avec les rêves

comme avec une poupée

on ne joue pas sans risque

au pays du sommeil

— Il y a ceux que je connais, dit Thomas

et ceux dont tu ne m'as jamais parlé

je peux répondre pour les uns

et rien pour les autres

ce n'est pas ma faute si tu es bavarde

d'ailleurs tu ne sauras rien de ma lettre.

 

— Ce n'est pas ta lettre, dit Marie

c'est la lettre que tu as trouvée

parce que quelqu'un l'a perdue

et qui ne la trouve pas

parce que tu ne sais pas lire ?

 

— Je sais lire les noms d'oiseaux

même ceux qui ont des fautes d'orthographe

même ceux qui ne savent pas compter

donne-moi un nom d'oiseau

et je te le lirai sans hésitation.

 

— Il n'est pas question de cela !

la seule question c'est la lettre que tu as trouvée

il n'est plus besoin de la chercher

mais comment le savoir

je me fiche que les oiseaux aient un nom

ça sert à quoi qu'ils en aient un

à voler ?

avec seulement deux ailes ?

arrête de me dire des bêtises

une lettre c'est plein de mots

quel dommage qu'on ne sache pas lire !

 

— C'est comme si on n'avait rien trouvé

dit Thomas en reluquant l'enveloppe

on va jouer à la poupée

et faire semblant de savoir lire

on dira que la lettre est celle d'un lointain cousin

qui fait des affaires dans un paysage sans ciel

et qui croit qu'on achète le bonheur

on lui répond que son prix sera le nôtre

et la réponse ne vient jamais

parce que c'est une question vraiment difficile

alors on a tout le temps de jouer à la poupée

et on finit par se marier

et on a beaucoup d'enfants

découpés en silhouettes dans du papier journal

et il y a un poêle dans la chambre à coucher

ce n'est pas une très bonne idée mais tant pis

ça brûle d'un coup les enfants de papier

mais c'est facile à fabriquer

alors on en fabrique quatre tonnes cinq cent cinquante

et vingt-trois grammes à deux grammes près

on aime la précision dans notre famille

 

— Il vaudrait mieux la remettre où tu l'as trouvée

c'est là qu'elle cherchera

une fois qu'elle en aura assez

de s'asperger de ciel et de sable

elle n'y verra que du feu

nous aussi parce qu'on ne sait pas lire

ce qui ne nous empêche pas d'avoir des idées

 

— Je préfère attendre un an et un jour

dit Thomas qui est têtu comme une mule

et qui a sacrément envie d'apprendre à lire

j'attendrai le temps qu'il faudra

mais je saurai de quoi il retourne

dans un prochain chapitre

levez la main et dites je le jure

il n'y a pas de raison de se rendre malade

la vie est belle et tu es une petite fille

c'est une chance que tu ne sois pas un garçon

parce que je t'aurais cassé la pipe.

 

— Pipe toi-même espèce de crapaud !

dit Marie en s'emparant de la lettre

attrape-moi si tu le peux crapaud-pipe !

 

— Rends-moi ma lettre, pleure Thomas

un an et un jour ce n'est pas long

c'est juste le prix que je peux payer

ça tombe bien tu ne crois pas ?

 

— Je crois que je vais rendre cette lettre

à la baigneuse qui t'a tourné la tête.

 

— Ma tête ne tourne pas, dit Thomas

j'aime les baigneuses mais pas à ce point

pour qui me prends-tu espèce de poupée

 

— Je te prends pour ce que tu es

un voleur de lettre

et un reluqueur de jolies filles

à ton âge c'est prometteur

 

— Ce que je te promets, crie Thomas

c'est de te mettre ma main sur la figure

rends-moi cette lettre je l'ai gagnée

j'ai joué et je l'ai gagnée

 

— Tu n'as rien gagné tu as volé

et puis tu as regardé sans demander

vraiment tu es plein de défauts

je ne sais pas comment je peux accepter

de jouer à la poupée avec un type pareil !

 

— C'est parce que tu aimes les voleurs

et tu aimerais qu'on te regarde

avec des yeux de voleur

 

— Tu dis ça pour me faire pleurer

je suis sûre que tu vas y réussir

j'ai la larme facile et tu le sais

 

— Je te ferai pleurer, dit Thomas

ou bien rends-moi ma lettre

rends-moi mon année et mon jour d'attente

rends-moi ce que j'ai reluqué toute l'après-midi !

 

— D'accord si on joue à la poupée, dit Marie

mais je ne veux pas être la poupée

 

— Tu feras ce que je te dirai un point c'est tout

dit Thomas en arrachant la lettre

des mains de la petite fille

qui a envie de pleurer

parce qu'on ne l'aime pas assez.

 

— Tu ne m'aimes pas comme je mérite

et puis tu peux bien en faire ce que tu veux

de la lettre que tu ne sais même pas lire

et de ta baigneuse qui se fiche de toi

ce qu'elle se fiche de toi

non mais ce qu'elle se fiche de toi

et toi tu es là comme un singe

qu'est-ce que tu veux imiter que tu ne sais pas ?

avec ta lettre qui m'enquiquine

et ta baigneuse qui n'est même pas belle !

 

Marie s'en va d'un coup

comme si elle avait fondu

et il ne reste plus que le décor de carton

il tourne le dos au public

il n'entend pas les applaudissements

 

— Eh ! dit la baigneuse qui s'appelle Saïda

le spectacle est fini

c'est l'heure de rentrer à la maison

espèce de petit cochon !

 

elle s'habille à toute vitesse

la chair apparaît entre deux plis

elle rit en s'habillant

et elle le traite de petit cochon

— J'aime les petits cochons, dit-elle

mais seulement les roses

toi tu es tout bleu

tu as l'air malade

eh regarde-moi un peu dans les yeux

cochon de petit cochon bleu !

 

il la regarde dans les yeux

ce n'est pas facile

il y a tellement de choses à regarder

et elle est tellement grande

et sa robe est tellement petite

— J'ai trouvé la lettre dans le sable

dit-il très vite pour ne pas se tromper

et risquer de parler d'autre chose

 

— Ma lettre ! comment sais-tu que c'est ma lettre

il n'y a pas écrit mon nom dessus

donne-la moi que je vérifie

tu es un petit cochon bleu

je ne crois que les cochons roses

donne-la-moi petit cochon bleu

je vais te dire si c'est la mienne

 

elle examine la lettre entre ses doigts de nacre

elle a une manière de parler des cochons

vraiment étrange

le bleu c'est pour les garçons

le rose pour les filles

les cochons roses sont des cochons

qui se sont trompés de couleur

on n'a pas idée de s'habiller en rose

quand on aime les filles !

 

— C'est ma lettre, dit-elle

et maintenant on dirait qu'elle a peur

elle fourre la lettre dans une poche

de la robe pas encore fermée

et elle ferme la robe

son corps est encore dégoulinant de ciel

il y a des gouttes qui perlent sous ses pieds

il regarde les pieds

et il se met à les aimer

il commence par aimer les pieds

il est petit c'est un enfant

les pieds sont tout près de lui

elle a des seins bien sûr

et un joli joli d'une certaine dimension

un derrière vraiment énorme

avec deux fesses qui se ressemblent

elle a des jambes si longues

et des bras parfaitement symétriques

il faut penser aux mathématiques

et ne pas faire de fautes d'orthographe

quand on se met à aimer deux pieds

qui appartiennent à la même personne

un et un deux et un trois et un cinq

je me suis trompé d'exercice

je n'aime pas la géographie

et je n'aime pas les histoires

je vais me faire taper sur les doigts

je ne sais pas ma leçon

 

— Tu as combien d'enfants ?

demande Thomas d'une petite voix

ou plus exactement

posons le problème d'une autre manière

un et un ça fait deux

et tu le multiplies par combien

pour obtenir le nombre d'enfants qui te fait rêver ?

 

— Je n'ai pas d'enfant, dit Saïda

et je suis à peine une femme

trop jeune pour être ta mère

mais juste l'âge qu'il faut

pour épouser l'homme que j'aime.

 

— Je le connais, dit Thomas

tout heureux de savoir quelque chose de certain

c'est le pêcheur d'oiseaux sauf un

il pêche tous les oiseaux moins un

il n'est pas fort en mathématiques

tout moins un ça fait tout

ce n'est pas difficile à retenir

difficile à comprendre c'est vrai

que c'est difficile de comprendre

comment le monde est devenu ce qu'il est.

 

— Gentil petit cochon bleu

dit Saïda, tu deviendras rose

un de ces jours que dieu fait !

 

— Je ne veux pas devenir rose

et puis je ne crois pas en dieu

il ne manquerait plus que ça

que je me trompe de chemin

tant sur la question de l'esprit

que sur celle non moins essentielle du sexe

j'ai un sexe et je veux m'en servir.

 

— Oh ! mais je ne voulais pas te vexer

le bleu te va très bien

mais pour ce qui est de ton sexe

laisse-moi rire il est un peu petit

il n'est vraiment pas à la mesure de tes ambitions

c'est le moins qu'on puisse dire

 

— Je ne sais pas ce qui me retient

dit Thomas en pleurant de rage

non vraiment je ne sais pas

ce qui me retient de te mordre les pieds !

 

— Je ne peux pas répondre à ta place

aux questions que tu te poses, dit Saïda

débrouille-toi avec tes problèmes de couleur

moi j'ai un problème de lettre

et je n'ai pas encore la réponse.

 

— Dire qu'il suffisait d'un an et un jour

dit Thomas en hoquetant

un an et un jour d'attente

et j'étais assez grand pour t'aimer.

 

— Dans un an et un jour mon petit

je serai mariée et j'aurai un enfant

plus petit que toi et pas aussi cochon

je serai heureuse

et tu m'auras oubliée

n'oublie pas que les enfants ont la mémoire courte

 

— Ce n'est pas un problème de mémoire mais de sexe !

tu mélanges tout pour que ce soit noir

mais je sais bien à quel jeu tu joues

c'est parce que je t'aime et que je te la rends

cette lettre trouvée cette lettre pas lue

ce que je regrette ma couleur et mon âge !

 

— Ne pleure pas, petit cochon bleu

sinon tu deviendras rose

et tu ne pourras pas m'aimer !

 

— C'est que ma couleur te plaît !

le bleu me va bien n'est-ce pas

c'est juste la couleur qu'il me faut

et j'aime tellement tes pieds !

je ne peux pas attendre un an et un jour

il faut que je t'aime tout de suite

tu te marieras après

il n'y verra que du feu

il n'a pas le sens des couleurs

c'est vraiment le jour ou jamais !

 

— Alors c'est jamais non mais !

tu te prends pour qui espèce de cochon

laisse mes pieds tranquilles

ne bave pas dessus

j'ai le droit d'aimer — qui je veux.

 

— Mais moi aussi mon amour

j'ai le droit d'aimer qui je veux

et c'est toi que j'aime pas une autre.

 

— D'accord pour l'amour, dit Saïda

mais laisse mes pieds tranquilles

ce n'est pas une façon d'aimer

ce n'est pas comme ça qu'on aime les femmes

je sais ce qu'il faut faire

je l'ai lu dans la lettre

je sais tout et je vais te montrer.

 

— Quoi ! tu as lu la lettre !

Tu veux me faire croire

que tu as lu la lettre !

Je ne te crois pas tu n'as rien lu du tout

moi c'est tes pieds que j'aime rien d'autre

pour le reste on verra après

on a toute la vie

on a bien le temps de mourir.

 

— Bon c'est vrai je n'ai pas lu la lettre

je ne sais même pas ce qu'il y a d'écrit

des choses qui ne me regardent pas

et c'est un ou une destinataire je ne sais pas

il est tard ce n'est pas le moment

de s'amuser avec nos pieds

tu peux m'accompagner si tu veux

c'est de l'autre côté du village

on parlera d'amour si ça te fait plaisir

 

— Plaisir, je ne sais pas

mais on en parlera, dit Thomas

en haussant les épaules.

 

ils s'engagèrent dans la rue principale

Thomas tenait un bout de robe

et Saïda avait l'air d'être très amoureuse

elle avait des pieds comment dire des pieds

des pieds tellement beaux tellement proches

des pieds faits pour l'amour

des pieds avec cinq doigts un talon une plante

des pieds de femme quoi de beaux pieds

on aime ou on n'aime pas c'est vrai

il aurait pu y déposer un baiser

elle aurait trouvé cela très charmant

et puis il aurait léché les doigts un par un

et elle aurait trouvé cela très amusant

mordu la plante et le talon

trouvé tout ça très excitant

je t'aime parce que tu as de beaux pieds

finit-il par dire en reprenant son souffle

tandis qu'ils traversaient la grande place

où le comité des fêtes arrangeait des banderoles

il y avait aussi des ballons gonflés à l'hélium

et des petites filles suspendues en l'air

et un haut-parleur annonçait la nouvelle

quelle nouvelle il n'en savait rien

tout le monde était heureux et le faisait savoir

moi je serais heureux, pensa-t-il

s'il n'y avait pas ces pieds et mon amour

ce n'est pas que je suis malheureux

mais elle pourrait avoir un mot gentil

même deux plus un multiplié par quatre

il est interdit de diviser par zéro

mais en matière d'amour on fait ce qu'on veut

on n'est pas obligé de faire des mathématiques

et on peut dire je tème au lieu de je t'aime

ça ne change rien au fait qu'on s'aime

mais comme je suis seul à aimer

avec deux pieds ça fait trois

et les comptes sont justes et bien écrits.

on ne va pas se disputer pour si peu

non vraiment ça ne vaut pas le coup

d'autant qu'avec mes deux pieds ça fait cinq

c'est beaucoup trop pour que l'amour existe

 

— On est bientôt arrivé, dit Saïda

enfin, si je ne me trompe pas

tu as l'air très fatigué petit cochon bleu

on va s'arrêter un moment pour respirer

 

— Je ne suis pas fatigué, dit Thomas

j'essayais simplement de faire un poème

mais tes pieds ne m'ont pas inspiré

ça veut peut-être dire que je ne t'aime pas

que je me trompe quand je parle d'amour

ça n'aurait rien d'étonnant n'est-ce pas

je suis petit et ma couleur ne te plaît pas

 

— Qu'est-ce que tu me racontes, petit cochon bleu ?

un poème au sujet de mes pieds !

il y a quelque chose qui ne va pas dans ta tête

on n'écrit pas ce genre de poème quand on aime

tu aurais pu parler de mon regard

de mes bras de mon cou de notre avenir

voilà de beaux sujets pour faire des chansons

tu as besoin de te reposer un peu

arrêtons-nous dans ce jardin

il y a de l'ombre c'est ce qu'il te faut

manges-tu à ta faim au moins ?

tu vois des étoiles quand tu regardes

et même quand tu ne regardes pas ?

c'est que tu es malade petit cochon bleu

 

— Malade ! malade d'amour oui !

mourir tes beaux pieds d'amour me font !

 

— Oublie mes pieds et oublie-moi un peu

il faut que tu apprennes les mathématiques

c'est bon pour la santé et aussi pour l'amour

 

— Et pourquoi pas la course à pied !

Je me ferai infatigable voyageur

et je connaîtrai le nom de toutes les plantes

il n'y a pas que les oiseaux dans la vie

et puis il n'y aurait plus de couleurs sans les fleurs

les oiseaux seraient un film en noir et blanc

et ce serait triste comme l'époque

où le cinéma n'existait pas

quand je pense à cette époque-là

et quand je pense aux oiseaux qui y chantaient

et aux pauvres pêcheurs qui se les coltinaient !

tiens c'est un bouquet de fleurs

j'espère que les couleurs sentent bon

 

— Tu es si mignon, dit Saïda

en serrant le bouquet contre sa poitrine

tu es mignon comme tous les petits cochons bleus

 

— Je croyais que c'étaient de sales petits cochons cochons

 

— Je n'ai jamais dit ça

je préfère les roses c'est tout.

 

— Ce sont des renoncules des bugles des pissenlits

c'est beau c'est jaune et bleu et ça sent bon

je t'offrirais un agaric si j'en avais un sous la main.

 

— Mais voilà il n'y en a pas !

 

— Tu voulais un agaric ? dit Thomas

désolé que ce ne soit pas l'époque.

 

— Oui, je voulais un agaric

j'aime les fleurs des champs

mais je préfère les champignons

 

C'était pourtant un beau bouquet

il y avait mis aussi un peu de persil

deux brins d'herbes sèches

et un os de salamandre

il n'y avait pas d'agaric

ça ne s'invente pas un agaric

ça se trouve ou ça ne se trouve pas

il aurait pu mettre fin à cette histoire d'amour

répandre le bouquet à ses pieds

additionner trois mots pour faire une phrase

mais c'était plus fort que lui

elle avait les plus beaux pieds du monde

et il n'y pouvait rien

 

il ne dit rien quand elle s'en alla

elle avait ajusté les plis de sa robe

et elle n'avait pas oublié le bouquet de fleurs

elle avait laissé sa trace dans l'herbe chaude

et il y respirait d'incroyables odeurs

qui avaient la couleur de quelque chose

qui ne pouvait être que de l'amour

 

il vit le chapeau s'approcher de lui

c'était un chapeau de feutre gris

avec des bords bien retournés

un chapeau pas très neuf mais portable

il s'était approché en sifflotant un air à la mode

c'était un chapeau qui en savait long

sur les mœurs de son temps

un chapeau très chapeau

et pas fier de l'être

un chapeau comme il faut

avec un air pas distingué mais propre

c'est important la propreté pour un chapeau qui parle

parce qu'il parle oui pourquoi pas ?

on a fait beaucoup parler ces temps-ci

pourquoi pas un chapeau libre de ses mouvements

il se déplace il siffle il parle

il a de la personnalité

il est un peu surprenant

forcément c'est un chapeau

c'est peut-être le premier chapeau parlant

on ne sait pas on n'a pas tout vu

en tout cas il s'approche de Thomas

et s'adresse à lui en ces termes :

— Bonjour petit homme ou petit oiseau

tu m'excuseras si je me trompe

mais je ne sais pas bien ma grammaire

je n'ai pas été longtemps à l'école

et ça explique bien des choses

je te serais gré si tu voulais bien

m'indiquer le chemin de la Grande Citerne

je ne vois plus comme j'ai vu

et dans ce pays où tant de choses sont à l'envers

on n'a pas retrouvé les panneaux de signalisation

afin que des personnes atteintes de mon infirmité

puissent se rendre où ça leur plaît d'aller.

 

Un peu étonné mais pas plus

Thomas soulève le chapeau

il n'y a rien dedans c'est un chapeau vide !

 

— Remets mon chapeau sur ma tête !

crie le chapeau qui parle de lui-même

comme s'il s'agissait d'une autre personne

je n'ai pas envie d'attraper un coup de soleil.

 

— Un coup de soleil sur ta tête, chapeau !

mais elle est où ta tête ?

 

— Où est ma tête ? Sur mes épaules !

Où donc est la tienne ? sur tes épaules

nous sommes tous faits de la même manière

un tronc deux bras deux jambes une tête

et sur ma tête il y a un chapeau

sauf quand tu te permets de l'enlever

ce qui me fait courir le risque

d'attraper un coup de soleil.

 

— J'ai besoin de réfléchir tout d'un coup !

murmure Thomas en se grattant le menton

ce chapeau est posé sur une tête que je ne vois pas

il y a une solution à ce problème

ce chapeau est posé sur la terre

c'est-à-dire sur la tête de quelqu'un

qui a deux bras deux jambes un tronc

et la terre est une tête comme une autre.

je suis ravi de faire votre connaissance

et je m'excuse de vous marcher dessus

dit Thomas en remettant le chapeau à la place

et il ajoute avec malice :

en voilà un bien petit chapeau

pour une tête aussi énorme !

 

— D'abord je n'ai pas une tête énorme

et mon chapeau est trop grand

c'est un chapeau d'occasion

c'était à prendre ou à laisser

on n'a pas toujours le choix

mais on a toujours la même tête.

 

— Je ne comprends rien de ce qui m'arrive

dit Thomas un peu effrayé

par ce qu'il venait d'entendre.

 

— La terre n'est donc pas ta tête ?

 

— C'est la tête d'un autre, pas la mienne

dit le chapeau en tremblotant

je te présente mon chapeau

à défaut de pouvoir me présenter moi-même

 

— Mais où es-tu, que je ne te vois ?

 

— Je suis sous terre, dit le chapeau

c'est comme ça on ne discute pas

d'habitude ce sont les morts qui vivent sous terre

c'est là qu'on les met quand ils sont morts

moi je ne suis pas mort et je suis enterré

c'est la faute à ce foutu monde !

toi tu marches sur la terre

comme tous les gens normaux

moi je marche dessous

et je crains les coups de soleil !

 

— Ce qui explique le chapeau ! s'écrie Thomas

il n'y aurait pas de chapeau

s'il n'y avait pas les coups de soleil

je comprends ce que tu veux me dire

c'est beaucoup plus facile à comprendre que l'amour

tu en sais des choses toi sur l'amour ?

 

— Ici c'est autre chose, dit le chapeau

mais au fond c'est la même chose

quelquefois on croise des morts

mais ils ne sont pas dangereux

ce sont des oiseaux souterrains

et leur vol est quelquefois beau

heureusement j'ai un chapeau

et je me fais connaître dans le monde

je regrette de ne pas te voir

est-ce que tu es un voleur de chapeaux ?

 

— Non, dit Thomas, je suis un enfant

je ne savais pas qu'il existait des voleurs de chapeaux

 

— S'il existe des voleurs de chapeaux !

C'est une question que tu me poses ?

Il y a aussi des voleurs de chapeaux

c'est tout ce que tu voulais savoir ?

 

— Il y a un tas de choses que je voudrais savoir

mais nous ne sommes pas du même monde

tant pis ce sera pour une autre fois

j'espère qu'elle a porté la lettre

ce doit être une lettre importante

il y a des lettres aussi sous terre ?

 

— Seulement des majuscules

et une seule par phrase

on n'a pas de temps à perdre

je me demande d'ailleurs si au fond

tu n'es pas un voleur de chapeaux

 

— Et moi je me demande si au fond

tu n'es pas seulement un chapeau.

 

Et Thomas donne un coup de pied dans le chapeau

que le vent emporte loin dans la mer

il n'entend pas ce que dit le chapeau

à propos des coups de soleil

il pense à la lettre qu'il aurait pu lire

s'il n'avait pas manqué d'informations

elle était partie comme ça d'un coup

elle n'avait pas oublié le bouquet de fleurs

et maintenant elle était peut-être

sur le chemin du retour

c'est-à-dire sur le même chemin

mais dans l'autre sens

il décida de l'attendre à l'endroit même

où son corps avait couché les herbes

il respira l'odeur de l'herbe

et il trouva cela très excitant

tellement excitant qu'il s'endormit

 

en revenant de l'autre bout du village

elle vit le petit cochon bleu sur le bord de la route

il était endormi et suçait son mouchoir

il avait la couleur du ciel

et un grain de beauté sur la joue gauche

ce qu'il est mignon, pensa-t-elle très émue

car le petit cochon bleu

savait émouvoir les grandes filles

il faudra que j'en mette un dans mon jardin

ça amusera les enfants

ça les aidera à grandir

il faudra que je trouve un petit cochon rose

c'est plus rare mais ça se trouve

en tout cas c'est nécessaire

on ne me reprochera pas

de ne pas faire ce qu'il faut

 

petit cochon bleu

petit cochon rose

il y a deux cochons

dans le jardin de mon père

et je les aime tous les deux

chantait Saïda sur le chemin du retour

petit cochon bleu

tu as les mains bleues

petit cochon rose

tu as les yeux roses

les mains bleues et les yeux roses ?

mon dieu mon dieu

mais que va penser mon père !

petit cochon bleu

dis-lui la vérité

petit cochon rose

ne me cache rien

 

petit cochon bleu

petit cochon rose

le bleu est une couleur

le rose est une chanson

j'ai vraiment de la chance

papa ne m'en veut pas !

 

FELIX

 

Pierre lui avait parlé

de son projet d'élevage de baleines

c'était un projet un peu insensé

mais ça avait l'air de tenir le coup

bien sûr personne n'avait jamais élevé des baleines

et l'étude technique laissait un peu à désirer

il y avait pas mal de questions sans réponses

et c'est le genre de chose qui peut inspirer de la crainte

à juste titre quand on est un banquier

il n'y aurait pas de banquier dans l'affaire

il y aurait des amis un point c'est tout

il y avait un marché formidable

pour le lait de baleine

et le conditionnement ne posait aucun problème

puisqu'il existait des structures efficaces

pour le lait des vaches ou des chèvres

non vraiment l'idée lui plaisait bien

ce ne serait plus tout à fait des baleines

parce qu'on a du mal à imaginer

de majestueuses baleines dans un enclos

mais une fois réalisée la chose

on y verrait certainement un peu de poésie

après tout on ne leur coupait pas le cou

c'était vraiment une affaire intéressante

et Pierre avait bien pensé chaque détail

enfin presque chaque détail

parce qu'il restait deux ou trois problèmes à résoudre

et on ne peut pas raisonnablement

se lancer dans une affaire de cette importance

si on n'a pas la réponse à ce genre de problème

mais même si on avait eu ces réponses

le gosse aurait continué de poser ses sacrées questions

et de toute façon il fallait perdre du temps

à inventer des réponses

qui obtenaient son acquiescement

ou pire qui reposaient d'autres questions

encore plus embarrassantes

merde ce que c'est chiant un gosse

quand ça se met à poser des questions

qui n'ont rien à voir avec la réalité

mais enfin un gosse est un gosse

il faut bien qu'il vive sa vie et cetera

vous comprenez un peu ce que je veux dire

du genre : pourquoi la mer ne nous tombe pas sur la tête

comment elle fait pour tenir dans le ciel ?

 

— On te dit que ce n'est pas dans le ciel qu'elle tient

d'ailleurs elle ne tient pas

elle est en l'air, je dis d'un air savant que je ne peux pas avoir

 

— Donc dans le ciel, dit le gosse pensif

l'air est dans le ciel et la mer est en l'air

donc dans le ciel, dit ce sacré gosse

que si j'en avais deux

je lui ferais sa fête

et on n'en parlerait plus

de cette mer qui ne tombe pas

pourquoi elle ne tombe pas

est-ce que je sais ? c'est la mer

pourquoi veux-tu qu'elle nous tombe sur la tête ?

imagine un peu que ça se passe comme tu dis

bon mettons elle nous tombe dessus

c'est-à-dire sur la terre et dans le ciel

et alors où est le problème ?

 

— Il y a combien de mers un peu beaucoup ?

 

— Putain de gosse ! où est ma mère !

Je veux retourner d'où je viens

bien sûr la première fois qu'on vous pose ce genre de question

ça vous fait marrer un bon coup

et vous vous dites que c'est un sacré gosse

et qu'il est cabochard comme son père

voilà ce que vous vous dites la première fois

la deuxième fois vous allumez une cigarette

parce que vous vous dites que ce serait vraiment chouette

de trouver une réponse satisfaisante

enfin une réponse qui satisfait

la curiosité de ce fils de mes deux

qui commence à nous les raboter

et puis il y a une troisième fois

parce que forcément vous n'avez rien répondu

alors le type vous en veut

et en plus il vous prend pour un con

mais pas pour un petit con si vous voyez ce que je veux dire

la nième fois il faut que ça pète :

 

— Dis donc, fiston, si on allait à la pêche ?

toi et moi comme deux copains.

 

— Moi je veux bien, dit le gosse

mais est-ce qu'elle voudra, elle.

 

— Ta mère n'est plus de ce monde, petit

elle a tourné de l'œil depuis longtemps.

 

— Moi je me demande pourquoi elle ne tombe pas.

 

On ne tue pas sa propre chair !

moi je me demande ce que vaut cette loi

le type qui a fabriqué cette loi

et tous les types qui l'ont approuvée

ils n'avaient pas un fils pour poser des questions

ou alors ils ne l'aimaient pas comme j'aime le mien

sacré gosse ! il sait ce qu'il veut

ça lui passera enfin j'espère

imaginez qu'on se pose ce genre de question à notre âge !

dis chérie elle va nous tomber dessus la mer

comment voulez-vous vous faire aimer

avec ce genre de questions pas idoines ?

non, je suis sûr que ça lui passera

curieux que ça ne soit pas passé pour moi

ça s'est passé comment pour moi ?

j'avoue que je ne sais plus trop

je devais être un sacré gosse

on est une sacrée lignée de sacrés gosses

remarquez que sa mère était un peu marteau

je veux dire qu'elle se tapait souvent sur la tête

enfin on est-ce qu'on est

et on épouse ce qui arrive

le fait est que Pierre en avait un sacré caillou

il avait calculé tout ça au millimètre près

à part deux ou trois choses dont il disait :

je n'ai pas de réponse à cette question

alors de deux choses l'une

ou bien la réponse coûte pas mal d'argent

ou bien elle ne coûte rien

on paiera ou on ne paiera pas

est-ce que c'est vraiment important ?

présenté comme ça non pas important

pas négligeable non plus

simplement on pouvait se passer

de réponse dont on ne connaissait pas le prix

le gosse lui connaissait le prix

il regardait la mer avec un drôle d'air

et il calculait le prix que ça coûterait

sans doute le plongeon et comment revenir

en cas de pépin

 

il attacha les lignes tout le long du plat bord

et avec le gosse ils s'appliquèrent

à leur donner un mouvement de bas en haut

cinquante centimètres pas plus, disait Felix

au bout il y a cinq crochets

et le plomb est tout ficelé de fils de couleurs

on fera une bonne pêche tu verras

c'est simple comme le bonjour

et demain tu pourras me poser

toutes les sacrées questions que tu voudras

au sujet de la mer et au sujet des filles

je préfère le sujet des filles

je connais mieux ce sacré sujet

oh ne vas pas croire que je sais tout

mais ce que je ne sais pas

n'est pas la réponse à une question

sur ce machin-là il n'y a pas de question

c'est un chouette moment à passer

et on le passe sans question

c'est ça qui est chouette

essaye un peu si l'occasion se présente

tu verras à un moment donné

tu ne te poses plus de questions

je crois que c'est à ce moment-là qu'on vit

ouais c'est là qu'il y a toute la vie

maintenant qu'on en parle vois-tu

je me demande si ce n'est pas là toute la vie

ce n'est pas une question

ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit

essaye et tu m'en diras des nouvelles

c'est un sujet dont on peut parler tous les jours

là je crois que je pourrais supporter

et puis peut-être que quand ce sera ton tour

tu ne te demanderas plus si la mer ceci

et si la mer cela et si l'infini et si je ne sais pas quoi

sacré bon dieu je crois bien que j'ai raison !

 

le gosse regardait son père en souriant

il avait un père marrant

ce n'est pas donné à tout le monde

maintenant il allait se lancer dans une drôle d'affaire

qui lui coûterait la peau des fesses

et il expliquerait sa faillite

avec des arguments tellement marrants

qu'il ne verrait pas le prochain mauvais coup

et ça lui arriverait de la même manière

 

le gosse aimait pêcher dans la barque

quelquefois il pêchait sur les rochers

c'était bien aussi mais pas aussi bien

il pouvait sentir la mer sous lui

elle respirait doucement et la barque roulait

et il n'avait pas mal au cœur

il se sentait bien

c'était un vrai plaisir

 

— Je sais ce que tu vas me demander

dit son père tout d'un coup

dans ce monde détraqué

qui ne veut plus fonctionner normalement

je ne dis pas que tu as tort de poser ces questions

il faut des questions

que le monde soit détraqué ou pas

on construit sa vie sur des réponses

alors forcément il faut poser les questions

et tu poses les tiennes parce que ce sont les tiennes

et je n'ai pas toutes les réponses pour cette raison

et je sais bien qu'il y a de mauvaises questions !

de ces sacrées non de dieu de questions

qui te font tourner en bourrique

c'est qu'il y a des réponses sans questions tu comprends ?

il y a des réponses qui tiennent toutes seules

pas besoin de questions pour qu'elles tiennent en l'air

elles ne nous tombent pas sur la tête

par exemple si tu dis enfin si tu demandes :

est-ce que dieu existe ?

et bien ce n'est pas une question

c'est une réponse : dieu existe

on peut dire aussi : est-ce que dieu n'existe pas ?

là il faut répondre oui ou non parce que c'est une question

et tu réponds par exemple :

oui dieu n'existe pas

ou bien : non dieu n'existe pas

ce qui ne veut rien dire

parce que : qu'il existe ou non

il n'y aurait qu'une question de valable :

est-ce que dieu existe ?

mais ce n'est pas une question, c'est une réponse

est-ce que tu comprends que c'est une réponse ?

 

Le gosse n'avait pas l'air de comprendre

quand je me mets à débiter ce genre de truc

personne ne comprend ce que j'ai voulu dire

alors il n'y a aucune raison pour que le gosse fasse mieux

que ce tas d'incapables qui traînent la savate

en attendant que ça leur tombe dans la gueule !

 

Felix aimait ce genre de conclusion

c'était une chute de grande valeur

d'un point de vue scénique bien sûr

il y avait des mots qui roulaient bien sous la langue

et ils rouleraient comme il faut

le rideau tomberait d'un coup

sur la dernière syllabe

il retiendrait sa respiration

et un machiniste quelconque actionnerait

l'interrupteur électrique

et il sentirait la lumière lui chauffer la nuque

juste au moment où les applaudissements

commenceraient de naître de l'autre côté du rideau —

il commanda une deuxième bière

et humecta ses lèvres dans la mousse.

Le gosse jouait bien aussi

il avait une bonne voix

elle était sonore et juste

et il comprenait son rôle

il avait peut-être du talent

en tout cas c'était une réplique de qualité

la pièce était bonne aussi

et son rôle avait beaucoup de grandeur

c'était important cette grandeur

et le gosse pour s'appliquer à la mettre en valeur

et une pièce qui tenait debout

le public ne s'y trompait pas

il avait son compte de larmes et de rires

sans compter la secrète admiration pour les comédiens

c'est là le véritable mobile du théâtre.

il n'y en a pas d'autres au fond.

 

Les représentations commenceraient demain

aujourd'hui c'était jour de fête

et le théâtre faisait relâche

il y avait des affiches partout dans le village

et les gens s'arrêtaient pour les déchiffrer

c'était un signe avant-coureur du succès

la pièce avait eu du succès un sacré succès

partout où ils l'avaient jouée

il n'y avait pas de raison qu'il en fût autrement ici

c'était un village bien organisé et propre

il y avait de la lumière

et l'ombre était calculée

les gens parlaient beaucoup dans la rue

et ils souriaient en se regardant

il n'y avait pas de raison de ne pas être heureux

et c'était jour de fête aujourd'hui

on avait ajouté de la couleur à la couleur de tous les jours

et la bière était bonne et fraîche et parfumée

c'était la quatrième ou la cinquième

et son cerveau ne fonctionnait plus normalement

c'était jour de fête aujourd'hui

et il n'y avait aucune raison de ne pas la faire avec tous

il allait d'abord se saouler

c'était une bonne manière de manifester sa joie

ensuite il imiterait ses voisins les plus proches

il n'y avait pas de raison de se faire remarquer

c'était comme ça qu'il allait faire

et demain il serait frais et dispos

pour la première représentation dans ce village

c'était important la première

les suivantes n'étaient que des imitations

il n'y avait pas de raison de passer à côté

il irait tout droit de sa propre personnalité

au rôle qui lui était confié

et puis il sortirait de son rôle

pour saluer le public émerveillé

et puis il irait boire autant de bières qu'il pourrait

il n'y avait pas de raison de ne pas boire

c'était comme ça et pas autrement

la bière était fraîche et parfumée

et c'était exactement ce qu'il lui fallait

pourquoi aurait-il cherché autre chose

il avait de quoi payer

et il tenait le coup

personne ne le ramènerait chez lui

il n'y avait pas de raison

il rentrerait sur ses deux jambes

et il n'y aurait personne pour le soutenir

il dormirait comme un enfant

et demain il serait frais et dispos

il savait exactement ce qu'il avait à faire

il n'y avait aucune raison pour qu'il s'étonnât

si quelque chose avait changé dans sa vie

 

d'abord il crut qu'on avait placé un miroir devant lui

et il se mit à rire

en précisant que c'était une bonne farce

mais qu'il n'était pas saoul au point

de se laisser prendre à ce genre de plaisanterie

son reflet s'abstint de rire

il lui tournait le dos maintenant

il se dit qu'un reflet fait toujours face

qu'il est impossible de retourner un reflet

excepté s'il y a plusieurs miroirs qui jouent

il pensa qu'ils avaient vraiment mis le paquet

et que la farce était mieux qu'une bonne farce

c'était un jeu savamment étudié

et il n'était donc pas au bout de sa surprise

il leva la main pour se saluer

mais le reflet ne lui répondit pas

ce qui n'avait rien d'étrange

parce qu'à moins d'un jeu de miroirs

particulièrement compliqué et onéreux

il n'avait pas pu voir qu'il l'avait salué

et c'était la seule raison valable

il n'y en avait pas d'autre

alors il l'appela par son propre nom

sachant qu'il y avait peu de chance

pour qu'ils portassent le même nom

en effet l'autre ne répondit pas

mais il l'entendit commander une bière

ce qui le détendit un peu

parce qu'il avait eu peur un moment

que la farce tournât à son désavantage.

l'autre siffla la bière rapidement

et il avait encore de la mousse sur la moustache

lorsqu'il commanda la seconde bière

et Felix n'avait plus envie de boire

il regrettait même d'avoir bu

maintenant qu'il avait besoin de tous ses esprits

il aurait pu analyser la situation

avec un maximum de clarté

et convaincre cet inexact reflet

de retourner à son image

ce qui eut été tout de même plus commode

pour continuer la soirée avec le même bonheur

mais seulement voilà il avait bu

pas plus que de raison mais il avait bu

et c'était suffisant pour rendre la situation inconfortable

et il se mit à rouspéter contre cet étalage de bonheur

qui se répandait autour de lui

en autant de couleurs et de sons

le reflet n'était pas un reflet

il n'y avait pas de miroir

et personne ne lui avait fait une farce

d'ailleurs qui s'en serait avisé

jusqu'à demain il était inconnu

et personne n'aurait osé tromper un inconnu

en tout cas pas de cette façon

le reflet était un autre homme

et il avait un nom

il buvait de la bière

et il ne pouvait pas voir son visage

il n'avait pas l'air franchement heureux

il buvait comme s'il se préparait

à affronter quelque chose vers quoi il allait

il buvait peut-être pour se donner du courage

parce que la chose en question était terrifiante

ou qu'en tout cas il fallait une certaine dose de courage

pour la regarder bien en face

c'était exactement comme un nouveau public

dont on ne sait pas s'il est venu

pour la même raison que vous

Felix frissonna en pensant

qu'il n'aurait peut-être pas dû boire autant

l'autre était son exact reflet

une image parfaite et dans le même sens

c'était lui-même en face de lui

et il trouva cela très amusant

parce qu'au fond très ordinaire

ce n'était en tout cas pas plus extraordinaire

qu'un véritable reflet dans un vrai miroir

ça arrive et la surprise n'est pas

aussi grande qu'on l'aurait souhaité

bien sûr on n'a rien souhaité

parce qu'on ne savait pas

et si on avait su

on n'y aurait pas cru

ce type c'est moi-même exactement

s'amusa-t-il à penser

c'est le comédien qui joue mon personnage

donc il faut supposer qu'il connaît le rôle

il y a aussi l'inévitable coup de théâtre

sans quoi il n'y a plus de théâtre

et le dénouement impeccable qui met fin

le moment où le personnage n'existe plus

prêt à revivre si c'est possible

c'est-à-dire si le public le veut bien.

 

l'autre continuait de boire

sans se douter qu'il faisait l'objet

d'une attention particulièrement fiévreuse

Felix sentait sa chair se tétaniser

il luttait fébrilement contre les effets de l'alcool

mais ses sens s'évaporaient lentement

il perdait le contrôle de sa personne

il n'osait plus le moindre mouvement

en fait il économisait son énergie

et il se réservait l'inévitable regard

par quoi il commencerait d'exister pour l'autre

mais il ne se passait rien

et ses yeux étaient lourds et fumeux

et il avait du mal à les garder ouverts

aussi il éprouva une profonde frayeur

lorsqu'il s'aperçut que l'autre avait disparu

le garçon ramassait les verres

et la chaise était de travers

dans le sens où il était parti

Felix jeta un regard éperdu dans cette direction

et il ne vit que la foule

il ne rencontra que des rires insignifiants

et des regards qui ne cherchaient pas à le voir

il se leva brusquement

sa tête lui fit très mal

à tel point qu'il crut s'évanouir

mais l'alcool avait moins d'effet maintenant

il voyait les choses plus clairement

il n'était pas loin de recouvrer ses sens

et il s'éloigna de la terrasse du café

pour se mêler à la foule

à l'endroit même que lui désignait

son sens de la déduction

pendant ce temps le double de Felix

avançait dans une foule moins dense

et comme il s'arrêtait devant la vitrine

d'une marchande de fleurs

le gosse vint à sa rencontre

et il se demanda pourquoi

il était maintenant planté à son côté

dans une allure nonchalante

et le regard parcourant les bouquets

parmi lesquels il avait peut-être l'intention de faire un choix

l'homme lui montra un bouquet de tulipes

et le gosse secoua la tête pour dire non :

— Il paraît que les fleurs ont un langage, dit il

tu le connais toi le langage des fleurs ?

 

— Ce n'est pas exactement leur langage

dit l'homme qui croyait tout expliquer

moi j'aime les tulipes

non pas à cause de leur forme

qui ne m'intéresse pas le moins du monde

ni à cause de la couleur

ni même de la matière

mais simplement parce que leur nom me plaît

tulipe moi je trouve ça très joli

alors je pense qu'un bouquet de tulipes lui plaira

parce qu'elle comprendra sans qu'on lui explique.

 

— Ça m'étonnerait, dit le gosse

qui en savait long sur les femmes

moi ce qui m'inspire dans les fleurs c'est l'odeur

je ferme les yeux pour ne pas voir

je ne sais même pas de quelle fleur il s'agit

elle peut bien s'appeler de n'importe quel nom

mais l'odeur c'est la présence certaine

je lui offrirai l'odeur qui me plaît

et alors elle comprendra

et je ne lui expliquerai rien

 

— C'est une façon de voir les choses.

dit l'homme un peu déçu

je te trouve un peu bizarre comme enfant.

 

— C'est que j'ai un trou de mémoire

dit l'enfant en riant

tu devrais m'aider un peu !

 

— Mais je ne sais pas ce que tu veux dire

dit l'homme maintenant amusé,

comment veux-tu que je t'aide !

 

— Ah ! tu ne connais pas ton rôle

et tu veux prendre la vedette !

j'en ai assez d'être ton faire-valoir

il n'y a qu'une vedette sur cette scène

et je vais te le faire savoir

de la manière que tu sais !

 

— Du calme ! Jeune présomptueux,

dit l'homme que ce jeu amusait vraiment

si je suis la vedette c'est que je le mérite

je ne te permets pas de me parler sur ce ton

s'il s'agit d'une comédie

tu seras le dernier à en rire

mais si c'est une tragédie qui se joue

alors tu disparaîtras dans les flammes

d'un enfer machiné de coulisses !

 

l'enfant avait l'air étonné maintenant

et il regardait l'homme sans rien dire.

— C'est vrai que tu as un trou de mémoire

dit l'homme en lui caressant la tête

on dirait bien que tu ne sais pas ton rôle

alors elles ne sont pas belles mes tulipes ?

c'est pas un joli nom à offrir à une femme ?

mais ne fais donc pas cette tête

je plaisante et je ne t'en veux pas

j'ai cru jouer comme il fallait

est-ce que je me suis trompé de rôle ?

parle-moi un peu de tes ambitions

qu'est-ce que tu vas devenir plus tard

ou plutôt non —

qu'est-ce que tu ne veux pas devenir ?

elle est chouette cette question non ?

il y a de quoi alimenter une sacrée conversation

mais cette optique n'a pas l'air de te plaire

tu n'aimes donc pas l'odeur des tulipes ?

 

l'enfant le regardait toujours

et il n'avait pas l'air de vouloir répondre

à ce genre de question

l'homme haussa les épaules en riant

et le gosse lui dit soudain :

c'est profond comment la mer ?

 

l'homme n'avait peut-être pas entendu

il lui avait flatté la tête

et il était parti sans répondre

alors il vit les reflets dans la vitrine

au milieu des fleurs

et Kateb chahutait Saïda qui riait

Thomas caressait l'oiseau noir et blanc

qui s'était perché sur son épaule

et Felix s'entretenait avec Pierre

d'un sujet qui avait l'air de les passionner

il salua leur reflet

et ils trouvèrent ça très amusant

ce gosse était vraiment le digne fils de son père

 

— Je l'ai perdu de vue, dit Felix

et Pierre l'écoutait avec attention

il a disparu dans la foule

il s'est mis à ressembler à tout le monde

ce pouvait être n'importe qui

enfin c'est une émotion de passage

je ne crois pas que ça m'arrivera encore

je n'ai pas cette chance

je reprendrai mon rôle où je l'ai laissé

c'est un bon rôle et ça vaut mieux

que cette apparition inquiétante au fond

c'était moi-même et ce n'était pas moi

j'espère que ça n'est pas un comédien

en tout cas il ne connaît pas mon rôle

il n'a pas vu mon nom sur l'affiche

il sera peut-être là demain

pour applaudir avec les autres

il trouvera plaisant de me ressembler

et pensera peut-être qu'il faut du talent

pour ressembler à quelqu'un comme moi

ou bien il se dira qu'il a de la chance

et il en calculera le prix

je déteste cette sensation de doublure

c'est tout simplement grotesque

il a été absorbé par la foule qui m'applaudira

elle l'a mangé pour se nourrir par pur plaisir !

 

— Voilà une chose qui ne m'arrivera pas, dit Pierre.

 

— Oublions, et buvons le coup qui convient !

 

ils s'installèrent à la terrasse d'un café

et Felix passa la commande au serveur

il était en verve ce soir

et il faisait beaucoup rire autour de lui

et il expliquait qu'il n'avait aucun mérite

qu'il se contentait de dire ce qui était écrit

que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire

parce que le théâtre est une affaire de mots

et qu'il ne lui arrivait jamais de confondre

le bon théâtre et les spectacles rituels

il y a des comédiens et de tristes curés

disait-il en levant le verre de bière

moi je suis comédien je joue

je ne prie pas pour que ça arrive

je joue et je n'aime personne

à par le personnage que je joue

j'ai simplement besoin qu'on m'applaudisse

quand la pièce est terminée

c'est une question très personnelle

et je n'en discute jamais

avec qui que ce soit même le diable !

 

il était comme ça Felix

il aimait briller parmi les ombres

et ce n'était pas facile

de lui donner la réplique

rien n'était facile avec lui

le maquillage était toujours savant

il y avait toujours quelque chose à deviner

derrière le fard savamment ajusté

c'était le meilleur comédien de la troupe

il n'avait pas volé le rôle

il avait mérité toute la pièce

et personne ne contestait son génie

voilà ce que pensait le gosse

il regardait Felix boire de la bière

et il pensait qu'il avait de la chance

et que ça lui profiterait un jour

parce qu'un jour il serait comédien

et il y aurait quelqu'un pour lui donner la réplique

et alors il n'y aurait plus qu'à travailler le mieux possible

et la mort serait un évènement sans importance

il n'y aurait aucune progéniture

ni de chair ni de papier ou de pierre ou de musique

il y aurait une accumulation de présent

un empilement de moments uniques

un formidable collage d'émotions et d'idées

dans autant d'âmes destinées à disparaître

et ni le feu ni les déclarations d'existence

ne pourraient en venir à bout

et il suffirait de devenir comédien

et le meilleur d'entre eux était un bon exemple.

 

d'ailleurs Felix aimait bien le gosse

il aimait bien qu'il y eût un gosse dans la pièce

c'était une bonne idée

et il l'avait parfaitement recréée dans son jeu

c'était ça le secret de sa réussite

et il n'y avait aucune raison pour que ça s'arrête

il comprendrait toujours la bonne idée au bon moment

et il en tirerait le meilleur parti

 

la mer était un peu agitée ce soir

et il pluvinait

n'oublions pas que nous sommes toujours dans ce monde

et quand la mer s'agite il pleut

il ne faut pas oublier ça

sinon on ne peut plus comprendre

il n'y a que le soleil qui ne sait plus très bien

s'il doit se lever du bon pied

et se coucher sur ses deux oreilles

c'est sans doute ce qu'il doit faire

mais il ne sait pas traduire

il parle le soleil comme si c'était

sa langue maternelle

mais il n'a plus l'inspiration d'autrefois

et il se fie à son sens de l'orientation

il pluvinait légèrement

et Felix devait craindre pour son chapeau

et le gosse l'avait suivi

il s'était arrêté au bord de la foule

et il avait assisté à l'exécution d'une femme

au moyen de la machine à écarteler

c'était une savante façon de mourir

et Felix n'avait pas manqué de commentaires

et il avait été très écouté

puis il avait poursuivi son chemin

parce qu'il semblait bien avoir un chemin à suivre

et il avait vu la pendaison par le cou

d'une jeune fille pas faite pour mourir

il n'avait fait aucun commentaire

mais le gosse savait qu'il en avait un de prêt

et qu'il s'était gardé de le révéler

par simple souci de décence

parce que le spectacle d'une jeunesse qui veut mourir

se passe de commentaires.

 

toute l'avenue jusqu'à la Grande Citerne

était ponctuée d'exécutions libres

il s'agissait de ceux qui avaient choisi

de mourir d'une manière différente

il y avait sans doute une infinité de styles

et on était loin d'en avoir exploré une partie significative

il y avait une histoire avec un ou deux siècles prestigieux

et des exécutions inoubliables

qu'on étudiait dans toutes les écoles

des écoles s'étaient nourries de cette pratique

et on les citait en exemple

on les classait même

non pas par ordre d'importance

mais de la façon la plus strictement chronologique

afin que la précédente explique la suivante

et que chacune définisse une époque

c'était une manière un peu simpliste

d'analyser et de perpétuer cette tendance

mais c'était tellement logique

qu'on avait fini par en fixer les règles et les moments

et maintenant tout le monde était d'accord

et on ne se disputait plus pour savoir

si telle exécution faisait partie de telle école

et si elle était à l'origine d'une autre école

et ainsi on ne discutait plus que de l'essentiel

qui était de faire de son mieux

dans l'exploration de cette marginalité particulière

qui consistait simplement à refuser

de mourir noyé dans la Grande Citerne

comme tous ceux qui avaient le droit de mourir.

cette année-là l'exposition fut de qualité

on n'y nota pas l'émergence d'un nouveau courant

et on le regrettait

mais on apprécia la qualité de la matière

qui avait été si souvent négligée

à des époques antérieures

on pouvait donc contempler ces œuvres

sur l'avenue principale du village

on y mourait avec un talent certain

il y avait de nombreuses références à l'histoire de cet art

parce que certains avaient le souci

de faire état de leur éducation

peu d'œuvres furent réellement novatrices

il y eut bien comme d'habitude

la tentative de morts simultanées

mais la technique n'était toujours pas au point

et certains pensaient d'ailleurs

que ce n'était là qu'une question de technique

qui n'a rien à voir avec l'art

on vit même une mort par disparition

ce qui avait été tenté par le passé

mais jamais réussi

faute d'une technologie idoine

un homme se fit donc disparaître

et il y avait foule

pour tenter de démontrer le contraire

le débat était ancien

et il n'était pas possible de le conclure

même au moyen d'une parfaite disparition

 

enfin il y en avait pour tous les goûts

du burlesque au philosophique

de l'horreur au mélodrame

c'était une bonne exposition

et les œuvres avaient les qualités requises

pour figurer en bonne place

dans les livres d'histoire de l'art.

 

cependant il parcourut le reste du salon à grands pas

les cloches annoncèrent la Grande Noyade Annuelle

cela avait beau être un spectacle populaire

et sans aucun intérêt artistique

il n'en était pas moins d'un certain attrait

en tout cas il y avait beaucoup de monde

et c'était une bonne justification

pour chercher une bonne place

près d'un hublot choisi

la plupart du temps au hasard

mais derrière lequel il se passait toujours

quelque chose certes de déjà vu

mais tellement inoubliable

 

le gosse le vit se frayer un passage

au milieu d'une foule déjà compacte

il le suivit et les gens avaient l'air

de s'écarter pour le laisser passer

bien sûr il n'en était rien

Felix n'allait pas mourir

il n'en avait pas le droit

les comédiens ne meurent pas de cette façon

il ne pouvait pas tricher avec la mort

le gosse aurait été vraiment déçu

si Felix entrait jamais dans la Grande Citerne

un comédien qui triche avec la mort

ne joue plus

il meurt

et ce n'est pas son rôle

 

non Felix allait simplement au spectacle

il trouverait un bon hublot

et il lui ferait une petite place

exactement comme sur la scène

et il lui donnerait la réplique

et cette fois Felix applaudirait

et ce serait vraiment incroyable

de le voir applaudir et peut-être crier

il saurait si bien jouer le rôle du public !

 

ils arrivaient près de la Grande Citerne

et le gosse suivait Felix

et alors Felix s'est arrêté

et il a dit quelque chose très bas

quelque chose comme : ce n'est pas possible

et l'autre était exactement devant lui

et il n'y avait aucun miroir

et le gosse n'en revenait pas de son étonnement

Felix regardait Felix

et Felix s'étonnait devant Felix

ce n'était pas extraordinaire

se disait le gosse

ce sont des choses qui arrivent

mais ça arrive ça arrive

il n'y a pas à discuter

 

et l'autre est entré dans la Grande Citerne

pas à reculons mais presque

parce qu'il continuait de regarder Felix

il avait l'air plus étonné encore

surtout l'air de se demander

si la mort n'était pas un mensonge

et s'il n'était pas en train de se tromper sur son compte

la porte se referma cependant

et il apparut dans le hublot

et Felix le regardait sans rien dire

il fallait qu'il se passe quelque chose

la porte était fermée pour toujours

il n'y aurait pas de survivants

rien ne pouvait arriver pour arrêter

cet échange de regards

et puis l'autre s'est mis à sourire

on entendait l'écoulement de l'eau

et il souriait derrière le hublot

il ne pouvait rien dire

c'était inutile

le verre était trop épais

il pouvait sourire et il souriait

et le visage de Felix s'éclaira

il était venu pour applaudir

et il y avait vraiment de quoi.

 

LES MORTS

 

Il y avait quatre-vingt-huit cadavres

raconta Thomas à ses compatriotes

lorsqu'il fut de retour dans son pays sans ciel

 

ils étaient couchés sur le dos

le long du ciel où le sable était blanc

ceux qui n'avaient pas été noyés saignaient encore

et Pierre fermait les yeux de ceux que la mort avait effrayés

ajustait les têtes de ceux qui avaient choisi la guillotine

couvrait d'un mouchoir les visages et les sexes

il allait et venait d'un cadavre à l'autre

il avait l'air de butiner

mais son visage était dur et triste

et alors il avait l'air d'un fonctionnaire

et les cadavres étaient moins horribles

et on avait l'impression

que le travail avait été bien fait

comme il faut qu'on le fasse

et personne n'avait rien à se reprocher

les noyés étaient propres

mais ce n'était pas le cas des décapités

ni celui des pendus qui se faisaient dessus

et on se demandait avec justesse

s'il était bon de permettre des morts aussi sales

la noyade était une mort propre

pourquoi ne pas l'imposer comme seule mort possible ?

il suffit d'un texte

et tout le monde était d'accord

bien sûr la décapitation paraissait sans douleur

mais on ne tenait pas compte de l'attente

puis de l'ajustage du corps qui va mourir

à l'appareil qui va le tuer

puis du glissement de la lame

et du dernier spasme non vraiment

la décapitation n'était pas une bonne mort

il fallait être un peu détraqué

pour choisir ce genre de mort

d'ailleurs ceux qui la choisissaient

n'étaient pas aussi innocents que ça

ils avaient un passé sexuel

leur innocence avait connu le plaisir

on pouvait dire exactement les mêmes choses

de la pendaison par le cou

qui avait de plus en plus de succès

parce que la mandragore était une fleur à la mode

ce n'est pas innocent

de laisser une fleur au monde

qui continue de vivre lui !

et puis cette torsion du cou

au dernier moment

cette tête à l'équerre

et la bouche pleine d'une langue

qui avait changé de couleur

non la pendaison était une sale mort

et il n'y avait pas de raison

pour permettre que quelques-uns

dont on pouvait d'ailleurs douter de l'innocence

se permettent une dernière fantaisie

de sperme ou de fleur

qui n'ajoutait rien au sens de la loi

les noyés étaient beaucoup plus simples

et leur innocence était certaine

ils entraient dans la Grande Citerne

on fermait les portes

l'eau leur montait le long du corps

ceux qui ne savaient pas nager

se noyaient tout de suite

et l'eau giclait en écume autour d'eux

les autres ceux qui savaient nager

maintenaient la tête hors de l'eau par réflexe

et l'eau montait toujours

et ils pouvaient parler entre eux

jusqu'au moment où leur ascension

était interrompue par le couvercle

alors les bouches se pressaient contre le couvercle

et l'eau finissait par les engloutir

ils ouvraient de grands yeux étonnés

ils avaient acquis une étonnante lenteur

et l'eau les pénétrait

et puis soudain ils cessaient de vivre

et leurs corps descendaient lentement jusqu'au sol

où ils finissaient par s'immobiliser

après avoir un peu hésité

c'était un spectacle fantastique

un scénario impeccable

et les hublots étaient de bonne qualité

il n'y avait aucune raison

de calculer une autre mort

d'autant que le sang n'attirait plus personne

et que les mandragores passeraient de mode un jour

 

— Le principe de permettre aux innocents

de mourir à l'heure de leur choix

me paraît bon,

dit un homme qui avait des allures

de docteur de professeur ou de savant chercheur

c'est un bon principe

et je n'y reviendrai pas

le principe de confier la décision à la justice

me paraît bon

je n'y reviendrai pas non plus

on m'accordera que ce qui est bon est bon

un point c'est tout

et on n'en parle plus

j'ai étudié le bon et le mauvais toute ma vie

je sais de quoi je parle

on est bon ou pas

le principe d'un seul moyen de destruction

et de son choix par le plus grand nombre

à savoir la Grande Citerne

et la noyade qu'on y concocte

voilà encore un principe

que je ne discuterai pas

 

— Voilà bien parlé pour ne rien dire

dit une vieille femme

dont les yeux venaient de beaucoup pleurer

si vous n'avez rien à dire d'autre

je vais prendre la parole

ce que j'ai à dire est important

 

— Mais c'est que je n'ai pas fini

interrompit le savant docteur

j'ai posé le problème me semble-t-il

et une fois posé comme je l'ai posé

on est en attente d'une réponse

ou alors je ne connais pas mon métier.

 

— C'est quoi ton métier ? dit un enfant

plus malin que les autres.

 

— Je pose des problèmes à tout le monde

dit le docteur savant en secouant son doigt

à la hauteur du front

et tout le monde me déteste

parce que le monde est ainsi fait

il déteste qu'on lui pose des problèmes

c'est un monde de solutions

 

— Qu'est-ce que c'est une solution ?

demande l'enfant en rigolant

parce que des trucs comme ça

ça le fait tout le temps rigoler

 

— Il n'y a pas de solution à ce problème

résout le docte savant professeur

je ne peux donc pas répondre à ta question

je te répète que je suis un spécialiste en problèmes

pas en solutions.

on ne peut pas être tout à la fois

et puis imagine que je puisse poser les problèmes

et trouver les solutions

quel intérêt alors de poser les problèmes ?

il me suffirait de donner les solutions

je gagnerais du temps

et tout le monde m'aimerait

parce que c'est un monde de solutions

seulement moi j'aime qu'on me déteste

alors je pose des problèmes

et je me fiche des solutions

on a le choix des solutions

si on veut vraiment en passer par là

le monde est-ce qu'il est

il joue au massacre des pauvres

et les pauvres sont une solution de choix

c'est la solution à tous les problèmes

pose par exemple,

le problème de l'existence de dieu

dieu aime les pauvres

dit-on dans les manuels de croyance en dieu

pose le problème de la guerre

les pauvres y meurent plus que les autres

pose le problème de l'amour

les pauvres font des enfants sans réfléchir

pose le problème des pauvres

il y en a beaucoup trop, dit-on

il faut que cette situation cesse

dit-on encore

il faut trouver une solution à ce problème

seulement voilà ce n'est pas un problème

c'est une solution

et il n'y a pas de solution à une solution

ce serait stupide bête sans intelligence

ce serait contraire aux règles de l'esprit

 

— Ça alors ! dit l'enfant en rigolant

parce qu'il ne pouvait pas s'empêcher de rire

quand le docte machin truc savant

secouait son index contre son front humide

 

— Je ne vois plus où est le problème

dit Thomas que la foule regarda

comme on regarde les étrangers

quand on se méfie de leurs questions

à propos de problèmes

qui ne les regardent pas.

 

— Il y avait un problème, en effet

dit le savant docteur en clignant des yeux

pour retrouver celui qu'il avait perdu

un problème est un problème

on le pose ou on ne le pose pas

c'est une question de liberté

et dans ce pays

on ne badine pas avec la liberté

c'est un avertissement qu'on se le dise !

 

Le professeur machin chouette claqua les talons

comme un militaire qui en a assez

qu'on le prenne pour un imbécile

et qui salue tout le monde

en lui tournant le dos

et en s'éloignant d'un pas cadencé

et rempli du rythme

qui motive ses choix

on ne saura rien de son problème

il n'y a aucune raison de le détester

— Les étrangers ne sont pas une solution !

cria-t-il de loin et sans se retourner.

 

Ceux qui avaient la permission très légale

de faire de la chair à saucisse avec les morts

amenèrent des brancards

et ils prirent les morts qui avaient accepté

d'être transformés en saucisse de Toulouse

il restait donc soixante-deux morts et demi

ce qui faisait beaucoup de saucisse

on mit de côté les cadavres

réservés à l'École de Médecine

mais il n'y eut rien pour les pauvres

car il était interdit de manger les morts

il restait donc quarante-huit morts et demi

et on donna la moitié aux chiens

qui ne tenaient plus de gourmandise

il en restait donc quarante huit

sans doute parce que la moitié

de quarante-huit et demi fait quarante-huit

ce qui est une erreur de calcul

d'un point de vue mathématique

mais pas du tout du point de vue

qui nous préoccupe ici

si tant est qu'on est toujours sur la même longueur d'onde

 

— J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps

expliquait la vieille dame aux yeux rouges

 

— Pourquoi pas seulement la moitié ?

dit l'enfant qui avait envie de rigoler

 

— Tais-toi, dit sa mère en lui mettant

sa main grassouillette sur la bouche

si tu continues de poser ce genre de questions

le juge te condamnera à la vie éternelle

ce qui sera terrible pour toute la famille

car c'est une infamie.

 

— Je ne conçois pas qu'on vive éternellement

dit l'enfant en arrêtant de rire

je vais cesser de rire jusqu'à mon baccalauréat

et on verra ce qu'on verra.

et comme tout le monde le félicitait

pour ses bonnes intentions éducatives

il se mit à rire de nouveau

et sa mère lui appliqua une gifle

qui fit un bruit tel

que tout le monde cessa de parler

on regarda l'enfant d'un air désolé

on voyait bien qu'il avait perdu son innocence

c'était terrible de le constater

et l'enfant ne savait pas ce qui l'attendait e

et quelle bataille juridique il devrait mener

seul devant la justice

parce qu'aucun avocat

n'accepterait de défendre une cause perdue d'avance

il sortirait du tribunal la tête basse

et il regarderait autour de lui

et les regards se détourneraient

et chaque année il tenterait

de pénétrer dans la Grande Citerne

et chaque année avec un sourire contrit

le garde champêtre l'inviterait

à se tenir à l'écart avec les autres

ceux qui voudraient mourir

ne le regarderaient même pas

tant ils seraient proches de la mort

il vivrait comme un bagnard de la vie

il n'attirerait pas la curiosité

on aurait peur du contact de sa peau

et on jetterait systématiquement son couvert

au restaurant où il prendrait ses repas

c'était une vie impossible à vivre

et un jour il songerait au suicide

et il en parlerait autour de lui

et on l'écouterait en acquiesçant

on lui fournirait même

l'arme de sa propre destruction

et il l'étudierait avec attention

et il s'en servirait sans hésitation

voilà ce qui l'attendait

et sa mère lui tordait une oreille

en espérant qu'il se mette à crier

comme font les innocents

quand on leur fait mal quelque part

mais l'enfant ne pouvait pas crier

il riait et continuait de poser des questions

auxquelles personne ne répondait

 

il vit la vieille dame aux yeux rouges

penchée sur le cadavre de son fils

elle avait enlevé le mouchoir

et elle regardait le visage de celui

qui avait été un moment de sa vie

— Je ne peux plus pleurer, dit-elle

comme si elle cherchait à s'excuser

j'ai pleuré et ça n'a rien changé

il est entré avec les autres

et quand l'eau est entrée

il a reculé il avait peur

l'eau a touché ses pieds

et il s'est mis à crier

et puis j'ai fermé les yeux

je les ai fermés jusqu'à me faire mal

et quand je les ai ouverts

les cadavres flottaient dans l'eau près du sol

et ils soulevaient des petits nuages de poussière

et j'ai eu du mal à le reconnaître

tant il y avait de terreur dans ses yeux

et ses bras écartés en croix

comme s'il était mort en suppliant

qu'on arrête tout ça

et ses dents toutes blanches

ses lèvres livides avec un dernier cri

je n'aurais pas dû regarder

il n'aurait pas dû mourir de cette façon

il n'aurait pas dû mourir maintenant

je suis vieille et seule

il n'y a personne pour me consoler

je vais mourir un jour

parce que tout le monde meurt

mais simplement pour cette raison

c'est comme ça que j'aurai jugé le monde

 

elle avait l'air très malheureux

et l'enfant n'avait plus envie de rire

il avait envie de secouer le cadavre

et de lui dire : imbécile que tu as été

est-ce que tu avais besoin de mourir ?

tu ne pouvais pas attendre

tu voulais savoir

et maintenant voilà tu es mort

et qu'est-ce que tu as gagné

est-ce qu'on gagne quelque chose quand on est mort

on gagne bien sa vie quand on est vivant

on gagne donc sa mort

une fois que c'est fini

je ne crois pas en dieu

ni à la vie éternelle

je suis un morceau de matière

qui traverse l'univers

et je ne sais pas prier

je pense

je mesure et j'écris

je ne vais pas finir simplement

ça tu peux me croire

je ne m'en irai pas sans rien dire

et si personne ne m'écoute

je connaîtrai la mort

comme on aime une femme

et je lui ferai un enfant de papier

tout près des flammes de l'enfer

mon enfant sera de papier

et mon cœur sera dur comme la pierre

 

— Quel sale boulot, dit Pierre

en désignant l'alignement des corps

il faut un croque-mort

et c'est moi qui le joue

ils sont morts et bien morts

ça je peux le jurer

foi de croque-mort et foi de Pierre

quarante-huit c'est une bonne année !

 

il avait un peu bu

et son visage était écarlate

Thomas pouvait sentir son haleine puante

et il ne répondit pas

d'ailleurs qu'aurait-il répondu ?

c'était un sale boulot

et c'était de drôles de poissons

ils étaient blancs et noirs

et il y avait quatre-vingt seize mouchoirs blancs

pour cacher les visages et les sexes

la foule des curieux s'était approchée

et elle attendait murmurante

la suite de la cérémonie

 

— pourquoi des mouchoirs blancs ?

dit l'enfant qui faisait pleurer sa mère.

Thomas lui flatta la tête

l'enfant lui sourit et il dit :

tu sais pourquoi étranger ?

 

— Je ne sais pas, dit Thomas prudemment.

les étrangers ne savent rien

et s'ils savent quelque chose

ils se taisent c'est plus prudent

je ne pose pas de questions

et je ne réponds à aucune question

c'est un principe bon pour les étrangers

dans tous les pays du monde

et dans celui-ci en particulier

 

— Laissez cet enfant tranquille

dit la mère en tirant l'enfant vers elle

vous ne savez pas ce que vous dites

d'ailleurs comment pourriez-vous savoir

vous ne savez pas ce que c'est qu'un enfant

et celui-là ne vous aimera jamais.

 

elle s'éloigna avec l'enfant

qui fit de loin un clin d'œil à Thomas

Pierre était accoudé au comptoir

d'une buvette installée tout près

il invita Thomas à prendre le dernier verre

avant la suite des festivités.

— Qu'est-ce qu'on attend ? demanda Thomas

 

en effet les morts étaient bien alignés

sur le sable au bord du ciel

et le ciel déferlait doucement à leurs pieds

la foule s'était rassemblée en bon ordre

les petits devant les grands derrière

et tout le monde était très heureux

à part deux ou trois femmes

que la police écarta sans ménagement

— On attend le signal, expliqua Pierre

 

— Il y a un signal ? dit Thomas

 

— Il y a toujours un signal.

 

— Le signal de quoi ?

 

— D'abord, expliqua Pierre

on va choisir le corps

qui servira à la Grande Dissection Publique

celui-là sera écarté des autres

et hissé sur un brancard spécial

les autres corps seront bannis

et ils iront au ciel qui est leur destinée

 

— C'est un sacré programme, dit Thomas

le spectacle n'est donc pas terminé

 

non, dit Pierre en sifflant un verre de bière

et tu n'es pas au bout de ton étonnement

l'horreur est à son commencement

tu n'as rien vu et tu verras tout.

c'est un spectacle unique au monde

je n'ai jamais rien vu de semblable

c'est une hallucination et tout existe

on ne peut pas croire et pourtant c'est vrai

ces pauvres gens sont morts comme ils l'ont voulu

ils sont allés à l'abattoir comme des bêtes

mais il y a pire que l'École de Médecine

il y a pire que la chair à saucisse

pire qu'une meute de chiens affamés

c'est facile d'étudier la médecine

c'est facile de fabriquer des saucisses

facile d'affamer des chiens

mais ce qui va suivre est le pire de tout

 

Pierre avait beaucoup trop bu

il était salement triste et éméché

et un policier le lorgnait savamment

 

— Pire que tout, je te dis, pire

pire que tout, pire que tout

et Pierre se mit à pleurer

et le policier s'était rapproché

examinant les faits notant les détails importants

et Thomas tentait de faire écran

mais Pierre délirait maintenant

et le policier demanda

si quelque chose ne tournait pas rond

dans la tête de cet individu.

 

— C'est lui qui a mis les mouchoirs blancs

sur les visages et les sexes des morts

expliqua Thomas au policier incrédule

 

— J'ai du mal à le croire, dit le policier

mais puisque vous le dites

je ne vois pas de raison d'en douter

vous êtes un étranger à ce qui paraît ?

vous aimez cette soirée pas comme les autres

vous voulez participer au tirage du loto

il y a un bonus d'innocence à gagner

le juge en tiendra compte le moment venu

vous avez déjà pensé à mourir ?

vous devriez c'est important la mort

c'est un capital à surveiller de près

ainsi vous êtes un étranger

je n'aime pas les étrangers même morts

mais vous je vous aime bien

vous avez une bonne tête qui me plaît

est-ce que je vous plais au moins ?

je ne plais pas à tout le monde

c'est le métier qui veut ça

mais je n'ai pas toujours choisi

il m'est arrivé de prendre ce qui est arrivé

et je n'ai pas réfléchi aux conséquences

on devrait toujours réfléchir quand ça arrive

mais ça arrive tellement vite

vous n'avez jamais souhaité mourir ?

sinon vous n'êtes pas comme tout le monde

mais on a beau souhaiter ce qu'on souhaite

il arrive ce qui arrive

tout le monde est heureux c'est l'essentiel

votre ami n'a pas l'air dans son assiette

si l'alcool le rend triste

qu'il arrête de boire

on ne peut pas empêcher les gens de boire

mais on peut interdire la tristesse

s'il est triste il n'a rien à faire ici

ici tout le monde est heureux

le spectacle a toutes les qualités qu'on peut souhaiter

et ce n'est pas fini

il y a le final que tout le monde attend

c'est le plus beau moment de la vie

je vous conseille de vous tenir tranquille

et d'assister à la suite du spectacle

sinon je vous ferai déguerpir

et vous manquerez l'inoubliable

c'est de l'émotion à vous arracher le cœur

de l'enfance aux vieux jours

c'est le grand moment une fois par an

ne ratez pas cet exotisme inattendu

 

Thomas opina de la tête

pour montrer qu'il avait compris

et il salua le policier qui s'éloigna

en direction de la foule impatiente.

— Je n'ai pas fini mon travail

dit soudain Pierre en revenant à lui

j'ai ouvert les vannes

je les ai fermées

j'ai posé les petits mouchoirs blancs

j'ai fait ce qu'il fallait faire

et j'ai bu plus que de raison

mais maintenant le moment est venu

il y a une suite et il ne faut pas la manquer.

je te conseille de rejoindre la foule

il faut te mêler à l'émotion commune

fais ce que je te dis

et tu n'oublieras jamais

 

Tandis que Pierre se rapprochait des morts

Thomas s'y fit une place dans la foule

et soudain il y eut un signal

et chacun saisit la main de son voisin

et le murmure s'intensifia

Thomas sentit la moiteur des mains

qu'il tenait dans les siennes

une vibration étrange pénétra son corps

et il vit Pierre arpenter la plage

le long des morts couchés sur le sable

il avait un pas rapide et mesuré

et soudain il s'arrêta

et la foule poussa un soupir

on vit arriver une voiture

tirée par quatre gardes en armure

la voiture s'arrêta au bout

de l'alignement des cadavres

et l'une des portes s'ouvrit

tandis que la foule retenait son souffle.

Kateb apparut alors

et il montra à la foule éberluée

les quarante-huit ballons gonflés à l'hélium

 

Le juge agita son mouchoir blanc

une trompette émit une sorte de gémissement

qui alla droit au cœur de chacun

la greffière épousseta le fauteuil d'un coup de manche

et le désigna au juge qui avant de s'asseoir

exprima le désir de porter un toast

à cet effet il exhiba le verre

la greffière y versa une larme de vin rouge

et montrant la bouteille

elle invita l'assemblée à en faire autant

il y eut un moment d'éclats de verres

son et image

puis le vin glouglouta dans la foule

le froissement des linges s'estompa

et voici que le juge présentait son verre en ces termes :

— Je n'ai pas choisi d'être juge, dit-il

j'aurais pu être un chien

ou peut-être même un oiseau

on a le droit de rêver

mais je n'avais pas d'ailes sur le dos

et je parlais la langue des hommes

de plus j'étais jeune et puceau

je n'avais donc l'expérience ni des femmes

ni des dédales de la vie ordinaire

et puis j'ai connu la première femme

c'était une putain à bon marché

et je l'ai aimée de tout mon cœur

et puis j'ai jugé le premier homme

c'était un voleur à la tire

et je l'ai aimé malgré les avis contraires

et les conseils bien intentionnés.

j'ai aimé la femme comme on aime un ami

et j'ai aimé l'homme comme on aime une femme

et j'ai beaucoup jugé depuis

c'est-à-dire que j'ai beaucoup aimé

je ne regrette donc pas mon choix

j'ai toujours su que je ne pouvais pas me tromper

 

applaudissements

 

— Quatre-vingt-huit ! poursuivit le juge

après avoir vidé son verre

et la foule l'imita

et il y eut un moment de désordre

et les verres furent de nouveau remplis

et la greffière levait le pouce

en clignant de l'œil

pour dire que le vin était bon

et que le toast était digne de lui

 

— Quatre-vingt-huit ! disait le juge

il disait : quatre-vingt tuite

et l'enfant qui s'appelait Thomas

trouva cela tellement drôle

qu'il ne put s'empêcher de vomir le vin

qu'il avait bu à l'insu de sa mère

le quidam qui se trouvait là

observa ses chaussures d'un air désolé

— Tu aurais pu faire ça ailleurs

dit-il comme s'il demandait un conseil

pour le nettoyage de ses pompes

vraiment tu es dégoûtant

ça ne se fait pas de vomir

sur les pieds de n'importe qui

c'est dommage que tu doives vomir

à chaque fois que tu ris

c'est dommage et c'est dégoûtant

je te serais très obligé

si tu cessais de rire

à propos de n'importe quoi

n'importe quoi n'importe qui

c'est un vomi qui sent mauvais

j'ai des chaussures mais tout de même

ce n'est pas une raison

je suis un brave homme mais tout de même

c'est sur moi que ça tombe

 

— Quatre-vingt tuite ! disait le juge

quatre-vingt-huit âmes qui se sont envolées

vers le pays où les âmes sont reines

et cela par la force de la chose jugée !

mes amis il faut boire encore une fois

buvons aux quatre-vingt-huit !

 

applaudissements on vide les verres

on les remplit et on les revide

on prend de l'avance sur le discours

on vide encore les verres et on les reremplit

on demande des bouteilles

pleines de préférence

on a le sens de l'humour

puis l'assemblée se remet dans l'ordre

elle hésite encore un peu

mais l'ordre revient au galop

et les visages se tournent vers le juge

 

— Il n'y a ici que des gens heureux et des morts

dit-il en levant le verre très haut

et l'enfant éclate de rire et il vomit

il vomit le vin et un gâteau à la crème

des olives aux anchois

et un beignet fourré aux pommes

le quidam ne peut rien éviter

il reçoit tout sur les chaussures

il secoue la tête pour dire à quel point

il est désolé que ça lui arrive

il n'a pas envie de rire

mais il est tellement rigolo

avec son air triste et désolé

que l'enfant rit encore plus

et il vomit l'avant-dernier repas

les vermicelles la contre-cuisse d'un poulet

deux gousses d'ail et un verre de coca

il y a aussi une tranche de pastèque

et une génoise à la crème au beurre

— C'en est trop, dit le quidam

cet enfant est insupportable

il faut l'empêcher de vomir

je ne vois qu'un moyen

que le juge se taise !

 

— Oui c'est ça, dit la foule

profitant de l'opportunité

qu'il se taise à la fin !

il fait rire les enfants

et ce n'est pas bien de vomir

sur les chaussures du premier venu !

 

Le juge rougit un peu

puis il rougit beaucoup

il s'éponge le front

avec sa manche de juge

il a une tache de vin sur l'hermine

il la montre à la greffière qui dit zut !

le juge dit zut ! aussi

et il balance le verre de vin

au visage de la greffière qui se met à crier

il y a un moment de confusion dans l'assemblée

on se jette des verres de vin à la figure

et on se dit des insultes

les enfants se mettent tous à vomir

et les quidams disent : non ça suffit !

on peut vomir ailleurs que sur nos pieds !

le juge interdit aux enfants de vomir

il interdit à la greffière de dire zut

et il condamne les quidams à marcher sur des braises

il réclame un stylo pour écrire tout ça

et l'assemblée croit qu'il veut écrire un poème

et tout le monde dit :

— Non, pas un poème

pas même une chanson !

on en a marre d'être pris pour des cons !

 

le désordre atteint maintenant un certain paroxysme

le juge s'est calmé il ne juge plus

il boit un verre de vin qu'il avale d'un coup

mais les enfants ont vomi dedans

et ça a vraiment un sale goût dégoûtant

il a envie de vomir

mais il est interdit aux juges de vomir

c'est la loi il ne peut pas vomir

il ne veut pas non plus

mais il ne peut pas faire autrement

et tout d'un coup une gerbe de vomi

gicle de sa bouche passe

par-dessus la tête de la greffière

et s'écrase sur les pieds des quidams

sur qui on sent passer un vent de révolte

— Non, disent-ils, pas du vomi de juge !

ce n'est pas pour rien qu'on l'a interdit !

 

et effectivement on comprend très bien

qu'on ne peut pas autoriser le vomi de juge

le juge lui-même ne le conteste pas, il dit

— ça m'a échappé, je m'en excuse

d'ailleurs je ne suis pas vraiment sûr

que ce soit vraiment du vomi !

 

— On va y goûter pour s'en assurer !

disent les quidams en colère

et puis quoi encore ! ajoutent-ils.

 

— en tout cas je vous fais mes excuses

poursuit le juge en s'essuyant la bouche

avec son hermine tachée de vin

ce sont les enfants qui me font vomir

heureusement que je ne sais pas les faire

sinon j'en ferais tous les jours

et je les détruirais tous les jours

mais je ne sais pas faire les enfants

en fait je ne sais pas comment on les fait

j'ai essayé avec les oreilles

mais ça ne donne pas de bons résultats

j'ai essayé aussi avec les femmes

mais il fallait beaucoup donner

et j'ai renoncé à cette astuce

je suis astucieux quand je m'y mets

mais je mesure ce que je donne

tant mieux sinon il y aurait beaucoup d'enfants

morts de mes propres mains

je me ferai tueur d'enfants

c'est un métier qui paye

quand il est bien fait

je construirai des usines

à faire mourir les enfants

et le monde aura pitié de mes usines

et je deviendrai riche

j'ai toujours rêvé d'être riche

rien n'interdit aux riches de vomir

ce que j'aimerais vomir à mon aise

et qu'il est dur de juger les hommes

 

Le juge se frappe le front avec son verre

que les enfants remplissent de vomi

ils y mettent aussi du papier mâché

et le juge ne se rend pas compte

que c'est mauvais pour sa santé

et il boit le tout d'un trait

et le tout se coince dans sa gorge

il fait signe à la greffière de décoincer le tout

et il désigne sa gorge avec son index

il ouvre des yeux gros comme des assiettes

c'est-à-dire plus gros que son ventre

il agite son index contre sa gorge

et la greffière croit qu'il a envie de mourir

elle se tourne vers le public

et d'un coup de tête

elle lui demande son opinion

le juge continue de montrer sa gorge

et le public baisse son pouce

les enfants arrêtent de vomir

les quidams ne se plaignent plus

la greffière prend un couteau

et elle donne un coup sur la gorge du juge

le juge est tout étonné

qu'on lui tape sur la gorge avec un couteau

il veut dire : non, pas avec un couteau

vous pourriez me couper la gorge

et je n'ai pas envie de mourir !

et le sang se met à gicler

sur les chaussures des quidams

qui secouent la tête d'un air désolé !

Mesdames et messieurs c'est extraordinaire

la greffière donne un autre coup de couteau

personne ne comprend cette fois

elle a frappé dans le ventre du juge

pourquoi dans le ventre mesdames et messieurs

sadat ou sadati personne ne comprend

le ventre du juge s'ouvre c'est du direct !

et en direct bon sang quel bon moment

quelque chose sort du ventre du juge

quelque chose qu'on ne voit pas bien

il y a du sang partout on ne voit rien

mesdames et messieurs je suis comme vous

je suis dans l'attente je ne respire plus

le juge s'est écroulé par terre

et la chose continue de sortir

sadat ou sadati la chose c'est

la chose mesdames et messieurs

la chose est un ballon gonflé à l'hélium !

 

Quarante Neufs ! dit Kateb.

le compte y est —

 

LES BALLONS

 

C'était la onzième émission

et le public en redemandait

ce soir c'était la onzième fois

qu'ils avaient allumé leur poste de télé

et Thomas était apparu sur l'écran

avec une onzième djellaba encore plus belle

cette fois brodée de noir et de blanc

avec des motifs qui rappelaient des fleurs

sur lesquelles on n'arrivait pas à mettre un nom

tout simplement parce qu'elles n'existaient

que dans l'imagination de celui ou de celle

qui les avait si adroitement dessinées

Thomas salua le public

dans la langue de son pays sans ciel

et tandis qu'il regardait tout le monde

le monde retint sa respiration

en mangeant beaucoup de cacahuètes

la musique s'estompa doucement

et la voix de Thomas se répandit :

 

Après cet intermède inattendu

qui dérangea tout le monde

Kateb un peu confus

exhiba les quarante-neuf ballons

et le public retrouva son calme

 

— Un deux un deux trois

et quatre et cinq et six

scandait la foule en montrant du doigt

les ballons que Kateb retenait

et sept et huit et neuf et dix

 

— Stop ! cria Kateb dans le haut-parleur

vous voulez jouer à compter les ballons ?

 

et la foule hurla : Oui on veut !

 

— Mais est-ce que vous savez compter ?

dit Kateb pour faire rire tout le monde.

 

— Pas trop mais on se débrouillera !

répondit le public

qui avait compris la plaisanterie

 

— Et en voilà ! lança Kateb

en montrant le premier ballon

 

— Un ! cria le public en tapant des mains

 

— Et ! fit Kateb en hochant la tête.

 

— Deux ! répondit le public exalté

qu'est-ce que c'était amusant

de compter les ballons gonflés à l'hélium

et qu'est-ce qu'on s'amusait vraiment !

s'il n'y avait pas eu ces ballons

et si Kateb n'avait pas su compter !

on ne voulait pas penser

à ce qui se serait passé en pareil cas

c'était un jour de fête

et tout le monde était heureux

il y avait aussi quatre-vingt-huit morts

dont il restait quarante-huit

parce que quarante et demi

avaient été ôtés pour diverses raisons

(voir plus haut si ça intéresse)

et comme on avait ajouté un

et qu'il y avait quarante-neuf ballons

on se rendait bien compte

qu'en matière de calcul

Kateb était le plus fort.

 

— Et avec celui-ci ça fait !

 

— Trois ! le public était fou de joie

il avait compté jusqu'à trois

et personne n'avait copié sur l'autre

chacun avait compté dans son coin

et c'était tombé juste

quelle chance ! et quel talent !

c'est beau d'avoir de la chance et du talent

quand on est au pied de la scène !

 

— Quatre ! fit encore le public

et Kateb fronça les sourcils

et tout le monde crut s'être trompé

et il y eut un grand silence désolé

comment cela pas quatre ?

on s'est trompé bêtement dès le début !

 

— Mais non, dit Kateb en éclatant de rire

admettez que je vous ai bien eus !

 

— Ça alors, dit le public soulagé

on s'est fait avoir comme des débutants

bien sûr que c'est le quatrième

comment pourrait-il en être autrement

un deux trois et... quatre

au total ça fait dix

qu'est-ce que tu penses de notre perspicacité hein Kateb ?

 

— Vous en avez dans le ciboulot !

répondit Kateb en se tapant le crâne

avec le bout de son index droit

voilà bien les dix ballons gonflés à l'hélium

ôtés de quarante-neuf ça fait !

 

— Trente-neuf ! cria le public

et Kateb fronça les sourcils une nouvelle fois

c'était peut-être une blague

avec Kateb on ne sait jamais

mais quand on ne sait pas bien la leçon

on ne sait jamais où commence

et où finit la plaisanterie

alors le public fit mille

trois cent soixante deux

têtes carrément interrogatives

et Kateb confirma son erreur

 

— Quarante-neuf moins dix

expliqua-t-il en écrivant l'opération

sur le dos d'un poisson-tableau

qui s'était arrêté dans la mer

pour qu'on écrive des opérations sur son dos

quarante-neuf moins dix

ça fait quarante-cinq, déclara Kateb

et le poisson secoua les nageoires

quarante-cinq fois pour montrer

que Kateb avait trouvé le bon compte

 

— Qu'est-ce que c'est étonnant les mathématiques !

s'étonna le public en tapant du pied

vivement qu'on soit mort et enterré

le calcul c'est vraiment difficile !

 

— Il ne faut pas désespérer, dit Kateb

et le poisson lui défronça les sourcils

voyons donnez-moi le numéro du suivant

quel est le numéro de ce magnifique ballon

dont les couleurs ne vous rappellent rien ?

 

— On ne sait plus où on en est !

dit le public en regardant ses pieds

tu as été trop vite

on n'est pas des savants

un deux trois quatre dix

c'est le numéro onze !

murmura le public pas sûr de lui

 

— Mais non, fit Kateb en soupirant

c'est le numéro douze voyons !

vous ne voyez pas que c'est le numéro douze ?

 

— Non on ne le voit pas, dit le public

et on commence à en avoir marre

d'être pris pour des imbéciles.

tu nous diras quand tu auras fini

de faire le singe pour la télé !

 

— Ne vous énervez pas, dit Kateb

je me trompe peut-être

vous n'êtes pas si bêtes que ça !

 

— Merci pour le compliment.

on reviendra demain à la même heure.

 

— Allons ! continuons ce jeu amusant

allons on frappe dans ses mains

et on arrête d'être triste

est-ce que vous voulez que ce soit le ballon numéro douze ?

 

— Non, dit le public pour faire un caprice

on préfère que ce soit le numéro cinq

on ne sait pas pourquoi mais on préfère.

 

— Mettons que cinq est le bon numéro

on continue ou on en reste là ?

 

— On continue, dit le public en relevant la tête

le numéro du ballon suivant est le six !

est-ce qu'on a bien compté cette fois ?

 

— Si vous voulez que ce soit le six, dit Kateb

et il écrivit une fausse opération

sur le dos du poisson-tableau

qui aurait haussé les épaules

s'il avait eu des épaules

à la place d'un accordéon.

 

— Et puis sept ! cria le public en chœur

sentant que cette fois il avait gagné

 

— Sept ! répéta Kateb et il cracha

dans l'œil du poisson-tableau

qui avait une oreille à la place de l'œil droit

l'histoire ne dit pas parce qu'elle est incomplète

ce qu'il y avait à la place de l'oreille gauche

il jouait si bien de la gaita

qu'on ne lui posait jamais ce genre de question.

 

— Je suppose, dit Kateb, que huit

est le numéro du ballon suivant ?

 

— Et si on se trompait un peu ?

demanda le public au public

et le public ne dit pas non

c'est le ballon numéro cent trois !

déclara-t-il avec assurance.

 

— Pas possible ! exulta Kateb

en jetant la craie dans la mer

le poisson crut qu'on jouait maintenant

au jeu du rapporte-moi-la-craie-

que-j'ai-jetée-dans-la-mer.

et il nagea vers la craie qui crut

qu'on ne jouait plus

mais qu'on en voulait à sa peau.

 

— Ce n'est pas possible, répéta Kateb

je veux bien me tromper pour vous faire plaisir

ça ne me coûte rien

on ne m'en voudra pas

mais se tromper à ce point dépasse l'imagination

on redevient donc réaliste

si tant est qu'on l'a été avant

cent trois c'est une erreur

ou c'est de la folie

cent trois ça ne se peut pas !

 

Le public était interloqué : peut pas !

et pourquoi donc ?

en vertu de quel règlement ?

 

— Il n'y a pas de règlement

dit Kateb très méprisant

il y a une imagination

et on ne peut pas la dépasser

ou du moins si on la dépasse

on se trompe dans le calcul

et on déclare sans y prendre garde

que cent trois est le bon numéro.

 

— Alors c'est quoi le bon numéro ?

fit le public qui doutait maintenant

que Kateb fut si bon que ça en mathématiques

 

— Celui que vous voudrez mais pas cent trois

il y a quarante-neuf morts

il ne peut donc y avoir un numéro cent trois

ne soyez pas macabres !

 

— Mince ! dit le public en se mordant la lèvre

Kateb a raison comme d'habitude

qu'est-ce qui nous a pris de compter jusqu'à cent trois

on s'est trompé de millésime

voilà l'explication il n'y en a pas d'autre !

 

et le public se mit à tourner en rond

la tête basse et le dos rond

les yeux mi-clos parce que ça aide

 

— Ne cherchez pas, dit Kateb de plus en plus méprisant

il vaut mieux arrêter de jouer.

 

— Pas question ! hurla le public

en s'arrêtant de tourner en rond

il avait soulevé beaucoup de poussière

et maintenant il avait envie de tousser

c'était interdit de tousser le jour des morts

et chacun se pinçait le bout du nez

ce qui obligeait à ouvrir grand la bouche

et à montrer toutes ses dents.

 

— Pas question d'arrêter de jouer !

répéta le public en parlant du nez

et ils continuaient de se pincer le nez

c'était un jeu vraiment très amusant

beaucoup plus amusant que de compter les ballons

et on ne risquait pas de se tromper

c'était beaucoup plus facile

que d'élever des éléphants

dans un bocal à poissons rouges

cela faisait donc mille trois cent soixante deux

mille trois cent soixante deux quoi ?

dit un quidam qui essuyait ses chaussures

avec un tournevis et avec la vis qui va avec

— Je suis sûr de ne pas me tromper

dit celui qui avait compté sans hésiter

jusqu'à mille trois cent soixante deux

mais je suis prêt à recommencer mon opération

si cela peut faire plaisir à quelques-uns

 

— Ce n'est pas une question de plaisir !

répliqua un vieil homme rabougri

qui regardait tout le temps par terre

parce qu'il n'avait pas encore trouvé

ce qu'il cherchait depuis si longtemps

mais qui n'avait pas perdu l'espoir

qui avait motivé toute sa vie

 

— Je n'éprouve aucun plaisir

à compter dans l'ensemble des entiers naturels !

dit le compteur qui en savait long

en matière d'ensemble de nombres

il y a un nez sur chaque tête, dit-il

en montrant son nez comme exemple

et je ne vois pas de raison raisonnante

pour que le nombre de nez ici présents

ne soit pas exactement compris

entre le nombre de pieds moins un divisé par deux

ce qui fait une virgule de très belle apparence

et le point d'exclamation que j'écris

à la fin de cette phrase

qui ne va pas tarder à se terminer

et qui correspond aux nombres d'yeux

divisés par le nombre de mains

et multiplié par le nombre de langues

à quoi il faut ajouter un

point d'exclamation

 

— Je n'ai pas tout compris, dit Kateb

en tapotant du bout des doigts

sur la membrane multicolore

d'un ballon gonflé à l'hélium

qui devait être selon toute probabilité

le cinquième ballon c'est-à-dire

un ballon purement imaginaire

puisqu'il était encore de ce monde

mais alors tellement de ce monde

qu'il se sentait vivant et amoureux

il montra à tout le monde

à quel point il était amoureux

il était vraiment très amoureux

double point d'exclamation.

 

— Je vous aime ! Je vous aime !

Je vous aime multiplié par mille

dit-il pour montrer à quel point

son amour n'avait pas de limite

le public aimait les preuves d'amour

aussi il applaudit de toutes ses mains

et personne ne souleva le problème

de la fréquence qui se posait pourtant

et qu'il n'était pas difficile de résoudre

 

Kateb et Pierre se mirent donc au travail

cela consistait à attacher un ballon au cou des morts

quand le mort avait un cou

sinon on l'attachait à une des mains

qui ne pouvait pas manquer

parce qu'on ne meurt pas d'une main tranchée

 

Les morts s'élevèrent donc un à un

dans cet espace indéfinissable

entre le ciel et la mer

retenus seulement par un pied

par un enfant qui ne savait pas ce qu'il faisait.

 

il y avait donc quarante neuf ballons

quarante-neuf morts

et quarante-neuf enfants

dont les parents n'étaient pas peu fiers

ou plus exactement quatre-vingt-douze

puisqu'on avait bien compté les orphelins.

 

Kateb lança le micro en mer

le rattrapa avec une adresse

qui étonna tout le monde

et il annonça la couleur :

 

— Maintenant mesdames et messieurs

on ne retient plus son souffle

mais on ne crache pas non plus.

et d'un ample mouvement de manche

il désigna l'alignement impeccable

des ballons des morts et des enfants

tant d'un point de vue horizontal que vertical.

le public émit un soupir d'admiration

pour cet exercice de géométrie

et comme la géométrie est l'art des oiseaux

on vit apparaître des têtes d'oiseau

à la surface clapotante du ciel

 

Kateb débarrassa le micro de son encombrant trépied

et il alla se placer en tête du macabre alignement

l'enfant qui tenait le premier mort par le pied

était une petite fille tout heureuse

et toute souriante de retrouver le ballon

qu'on lui avait odieusement confisqué

Kateb caressa l'ondulante chevelure de l'enfant

et le public s'émut encore un peu

avec Kateb on ne sait jamais

il a une façon d'aménager les rites

qui décourage les uns et étonne les autres

mais Kateb se contenta de déposer un baiser

sur les lèvres juvéniles qui souriaient

et il donna une petite pichenette

sur l'œil coquin qui reluquait le public

avec un amusement qui ne passa pas inaperçu

il y eut des amateurs et de nombreux portraits

s'accumulèrent dans les chambres noires

 

Kateb prit la petite fille par la main

et il l'amena jusqu'au bord du ciel

les oiseaux avaient un drôle d'air

avec leurs yeux ronds

de chaque côté de la tête

et leur bouche pointue entrouverte

le bout de leurs ailes apparaissait de temps en temps

pour agiter la surface du ciel

et la petite fille les trouva un peu drôles

mais aussi enquiquinants

parce qu'il y avait un mort un ballon

et une petite fille ravie d'être là

mais Kateb aimait faire pleurer les petites filles

et la petite fille ne le savait pas

et elle souriait sauf que les oiseaux

étaient un peu inquiétants

bien sûr le ballon était maintenant compliqué

il y avait un mort accroché dessus

et la petite main ne faisait pas le tour de la cheville

elle tenait un orteil qui craquait un peu

et les oiseaux n'aimaient pas ça

alors ils attendaient pour voir ce qui allait se passer

il n'était pas question que ça recommence

qu'on lui pique son ballon

sans donner aucune explication

elle voulait bien rendre le mort

mais les oiseaux n'en voulaient pas

enfin ils semblaient dire non

on ne veut pas le mort on veut le ballon

pour voir à quoi ressemblent les petites filles

— Je ne suis pas la seule petite fille

il y en a plusieurs

il y en a même beaucoup

je n'ai pas envie de jouer avec vous

 

Le public s'impatientait

c'était beau on ne pouvait pas le nier

mais on avait mal aux pieds

et puis les enfants avaient envie de faire pipi

les vieux aussi

et il y avait quarante-neuf morts

et quarante-neuf petites filles

on ne pouvait pas envisager de consacrer

plus d'une minute à chacune

Kateb exagérait comme toujours

il ne savait pas se mesurer

il n'avait pas le sens de l'impatience des autres

il avait du talent mais quand même

quarante-neuf minutes c'était déjà très long

et les enfants se feraient dessus

les vieux aussi

et on attraperait froid au bout du nez

et on était bon pour passer le lendemain au lit

ce qui était triste pour un lendemain de fête

 

devant ces arguments indiscutables

Kateb céda à l'impatience commune

et il mordit la main de la petite fille

le ballon s'éleva au-dessus du ciel

poursuivi par le cri de l'enfant

et le mort se balança lentement

et les oiseaux le reluquèrent en le suivant des yeux

Kateb serra le cou de la petite fille

pour l'empêcher de crier

il y eut soudain un grand silence

sauf le froissement des plumes des oiseaux

dans les ailes qui battaient à la surface

soulevant de silencieuses gerbes d'écume.

alors un oiseau noir et blanc

traversa la surface tranquille

et il s'éleva dans la zone sans nom

et d'un coup de bec puissant

il creva le ballon qui explosa

le mort descendit d'un coup dans le ciel

c'était facile et c'était possible

le public frémit à peine

et quand Kateb desserra son étreinte

il vit que la petite fille était morte

— Cinquante, fit-il.

et on amena un ballon rouge

on l'accrocha au cou de la petite fille

Kateb poussa le ballon vers les oiseaux

mais ils n'y touchèrent pas

le ballon restait suspendu au-dessus d'eux

et la petite fille ne ressemblait pas du tout à une morte

le public essuya ses larmes

Kateb haussa les épaules

et Pierre arracha les morts

des mains des quarante-huit petites filles

qui n'osèrent pas se révolter

il poussa les morts au-dessus du ciel

et il y en avait bien quarante-neuf

les oiseaux ne bougeaient pas

il restait quarante-huit petites filles

— C'est une erreur de calcul, expliqua Kateb

en traçant des signes étranges dans le sable.

tout le monde peut se tromper la preuve !

 

d'ailleurs je vais inventer un instrument de mesure

qui vous en bouchera un coin

ce n'est pas difficile de vous étonner

c'est vrai que vous êtes médiocres

mais je ferai ce qu'il faut

je ne manque pas de talent

comme vous pouvez le constater

je tordrai le fer comme je le veux

il sera exactement proportionné

et il s'articulera selon ma volonté

j'en graduerai les longueurs

à l'échelle de ma pensée

il pivotera à l'endroit précis

où commence le cercle de ma parole

et il n'y aura plus d'erreur

on ne me reprochera pas l'aventure

il faudra me suivre mesure après mesure

vous verrez comme je serai supérieur

il faudra me croire et se taire

vous vous taisez parce que vous n'avez rien à dire

 

et effectivement tout le monde s'était arrêté de parler

Kateb était assis dans le sable

la tête entre les genoux

il dessinait des plans et il les citait

et on ne voyait pas bien à la lumière de la lune

 

Les morts étaient suspendus

et les ballons gonflés à l'hélium les soutenaient

il y avait une bonne brise océane

et les morts se croisaient avec lenteur

les oiseaux étaient immobiles

le ciel à peine secoué

les quarante-huit petites filles jouaient dans le sable

il y avait une mère éplorée

qui ne voulait pas reconnaître la réalité des faits

il y avait pourtant une réalité

il y avait quarante-huit réalités

il en manquait une

c'était un résultat indubitable

mais elle ne croyait pas à la preuve par neuf

elle croyait à son amour

et il était éternel

elle arpentait la plage le long des petites filles

en réalité elle ne les regardait pas

elle allait de la première à la dernière

et il n'en manquait pas une

elle regardait Kateb et elle l'aimait bien

il dessinait des petites filles dans le sable

elles avaient une abondante chevelure

et leurs robes ruisselaient de soleil

mais elle continuait de chercher

elle avait trouvé mais on ne sait jamais

 

Les morts glissaient et le ballon zigzaguait

quelqu'un murmura dans la foule

on se tourna vers lui

on n'avait pas compris

il murmura encore et on comprit

la foule murmura un court instant

l'homme avait dit : j'ai froid aux pieds

ce n'était pas une bonne année

Kateb en faisait trop

on aurait dit qu'il ne voulait pas achever

il fallait bien pourtant

on ne pouvait pas rester comme ça

à regarder les morts se balancer au-dessus du ciel

et les oiseaux presque indifférents

et Kateb qui tournait le dos

et qui parlait de projets insensés

il fallait que ça finisse maintenant

Pierre s'inquiéta en constatant

que les enfants étaient allés se coucher

et que les vieux avaient éteint leurs pipes

 

— Kateb ! dit-il doucement à son ami

il faudrait voir à en finir

ce n'est pas le moment de rêver

demain est un jour férié

il y aura du monde sur les routes

tu feras ce que tu as à faire

et je te donnerai un coup de main

j'ai toujours rêvé de pêcher des oiseaux

ce n'est pas donné à tout le monde

je le ferai si tu veux bien

mais il faudrait voir à en finir

les gens perdent patience

il n'y a plus d'enfants

et les vieux ne fument plus

on termine le travail et on va se coucher

 

Kateb sourit et il effaça les dessins

et il regarda la trace de ses doigts dans le sable

— il faut vraiment que ça finisse

je vais me réveiller et le soleil sera déjà levé

il n'y a pas de raison pour que ça continue

c'est un rêve et je n'ai aucune réalité

je vais me réveiller dans la peau d'un autre

ce sera comme une mort et je serai un autre

mais que faut-il faire pour se réveiller ?

il y a un secret et je ne le connais pas ?

 

Pierre avait amené son fusil

un beau grand fusil de bois et d'acier

et Kateb lui demanda de le réveiller

Pierre leva le fusil vers la mer

et il tira deux coups qui secouèrent l'eau

— Il est fou, dit la foule exacerbée

et si une baleine nous tombait dessus

espèce de fou ! c'est déjà arrivé

on ne veut plus que ça arrive !

et ils reçurent quelques gouttes d'eau salée

elle était froide et ils frémirent

il ne tomba rien d'autre

et Kateb secoua la tête en disant :

— Ce n'est pas le bruit qui me réveillera

il faut de la douleur, une atroce douleur !

et il montra sa poitrine

et la foule éberluée se demanda

ce qu'il pouvait bien fabriquer

il y avait un rite et il n'était pas respecté.

et voilà qu'on tirait des coups de feu dans la mer

au risque de recevoir une baleine sur la tête

et maintenant le maître de cérémonie

écartait sa chemise des deux mains

pour montrer une poitrine très ordinaire

qui n'offrait aucun intérêt

 

— Ça suffit, dit la foule en s'avançant

pourquoi nous montres-tu cette poitrine ?

 

— Ce n'est pas à vous que je la montre ! cria Kateb

je ne veux rien vous montrer

rentrez chez vous !

 

— Mais le spectacle n'est pas terminé !

fit la foule en reculant car Kateb était terrible maintenant

 

— Il est terminé pour moi

il est terminé pour tout le monde !

Partez ! retournez dans vos chaumières

je ne veux plus vous voir pleurnicher

parce que vos pieds sont gelés

ou parce que ces enfants ont la coqueluche !

partez ! et que je ne vous revois plus !

vous allez voir de quel bois je me chauffe !

 

Kateb fit un pas en menaçant

et la foule recula d'un coup

 

— Nous n'avons pas peur de toi, fit-elle en tremblant

et nous n'avons plus froid aux pieds

on fera du café en attendant

 

— Et vous attendez quoi, bande de cochons !

qu'est-ce que vous attendez de moi ?

vous ne savez pas attendre

et puis rien ne vous attend que la triste mort !

 

— Nous ne voulons pas mourir

mais il faudra bien que ça se passe.

Ne sois pas dur avec nous Kateb

nous sommes nombreux si nombreux

et puis nous n'avons pas toute notre tête

nous avons des enfants plus qu'il n'en faut

et les vieux sont si vieux non d'une pipe !

ne nous renvoie pas maintenant

on s'excuse et on ne recommencera pas

on te le promet Kateb

fais ce que tu as à faire

il n'y aura aucun désordre.

 

mais Kateb avait soufflé dans le clairon

et la foule roula dans les pieds des chevaux

en poussant des cris de terreur

il n'y eut pas de mort

parce que ce n'était pas prévu

mais la foule se dispersa en pleurant

et bientôt il n'y eut plus personne dans les rues

et la grande place était vide

le capitaine des soldats s'approcha de Kateb

— Est-ce qu'on emmène les petites filles ?

dit-il au garde-à-vous très droit dans son uniforme jaune

 

Kateb regarda les quarante-huit petites filles

elles étaient assises dans le sable

elles étaient calmes et elles regardaient les morts

les soldats s'impatientaient

 

— Pas de petites filles ce soir ! déclara Kateb

 

le capitaine se redressa d'un coup

il se tourna vers ses soldats qui attendaient une réponse

les chevaux piaffaient et donnaient du sabot dans le sable

il forma un zéro avec le pouce et l'index

les soldats se regardèrent sans rien dire

 

-Zéro ! murmura le capitaine

ce n'est pas possible ! ce n'est pas assez !

pas ce soir Kateb ! c'est un jour de fête

tout le monde est heureux même les soldats !

 

Kateb regarda d'un air menaçant :

— Veux-tu que je rappelle la foule ?

 

Le capitaine recula d'un air effrayé :

— Non, pas la foule, je t'en supplie

nous ne l'avons pas mérité

nous avons fait notre travail

ce n'est pas une façon de nous remercier

tu as soufflé dans le clairon et nous voilà !

 

et Kateb le menaçait de souffler dans le saxophone !

— Non, pas le saxo, cria le capitaine

les chevaux se cabrèrent à ce cri

et tous les soldats tombèrent en poussant des hurlements

les chevaux hennirent d'une manière affreuse.

 

— En selle ! ordonna Kateb d'une voix forte

qui est-ce qui m'a fichu de pareils cavaliers

en selle et que ça saute nom d'un cheval !

 

et tous les soldats le capitaine y compris

s'échappèrent au grand galop

dans les noires profondeurs de la nuit

Kateb regarde les petites filles

elles ne savent pas ce qu'il faut faire

alors elles ne font rien

et Kateb se tourne vers Pierre et lui dit :

— J'ai bien fait, n'est-ce pas ?

 

— Ce n'est pas une question, dit Pierre

tu as fait ce qu'il fallait faire je suppose

dans quoi vas-tu souffler maintenant

y a-t-il un instrument pour souffler dedans ?

 

— Je vais souffler dans ton fusil

dit Kateb en saisissant le bout du canon.

je vais souffler pour voir ce que ça donne

je vais peut-être me réveiller de ce mauvais rêve

tu sais, Pierre, dans mon pays

ailleurs que dans ce sommeil infernal

il n'y a pas de petites filles

il n'y a pas de ballons non plus

il y a des morts bien sûr

parce qu'on ne peut pas faire autrement

mais au moins je n'y dors pas

je me couche avec une femme

qui a l'âge de faire l'amour

et mes amis ont deux jambes deux bras

une tête comme tout le monde

et un tronc pour faire tronc

je veux parler du ciel et de la mer

est-ce que tu comprends, Pierre ?

 

Et Kateb mit le canon du fusil dans sa bouche

il regardait Pierre d'un air très calme

 

— Je ne peux pas faire ça, dit Pierre

je ne suis pas un assassin !

 

et sans faire exprès il regarda le ballon rouge

et Kateb ferma les yeux.

 

— Non vraiment je ne peux pas, dit Pierre encore

ce n'est pas facile de tuer un homme

les petites filles on les tue sans faire exprès

on ne se rend pas bien compte

c'est facile et on n'a pas envie d'oublier

un homme c'est autre chose

même s'il le demande

s'il ne peut pas y avoir une erreur

je ne peux pas, Kateb, je ne peux pas !

 

Il retira le canon de la bouche de Kateb

et Kateb tomba sur les genoux dans le sable

et il y enfonça sa tête en la secouant

il criait un peu et les petites filles

se demandaient à quoi il jouait

elles s'approchèrent en silence

elles se pressaient autour de lui

et il continuait d'enfoncer sa tête dans le sable

c'était peut-être amusant

ou peut-être même qu'il pleurait

elles se regardèrent en ouvrant de grands yeux

il faisait ce qu'il voulait

on pouvait le regarder

on ne comprenait pas

il n'y avait peut-être rien à comprendre

les choses arrivaient et ça ne voulait rien dire

ça pouvait dire quelque chose si on voulait

on le veut quelquefois à tout prix

il faut que ça parle

et ça finit toujours par dire quelque chose

parce que les mots sont porteurs d'histoire

et qu'il y a une mémoire

même dans la tête d'une petite fille

 

Pierre regarda les oiseaux d'un air désolé

qu'est-ce qu'on pouvait faire ?

hein ? je vous le demande, qu'est-ce qu'on pouvait faire ?

pas grand-chose vous êtes d'accord

et je n'ai rien fait comme de juste

j'ai trempé mes pieds dans le ciel interdit

j'avais un bon fusil et il était chargé

j'aurais pu tirer sur un de ces maudits oiseaux

il aurait volé en éclats comme du verre

et ça m'aurait avancé à quoi

hein je vous le demande ? à rien

à rien de bon pour un homme

même pas le plaisir de viser juste

et je leur ai fichu la paix

à ces oiseaux de malheur

ils me regardaient avec un drôle d'air

comme si j'appartenais à un autre monde

forcément moi je ne suis pas un oiseau

je ne vole pas je pense

enfin de ce côté-là je fais ce que je peux

si vous voyez ce que je veux dire

 

LES OISEAUX

 

Les oiseaux sont en grève, dirent les images !

 

La nouvelle fit le tour du monde

enfin du monde en question

qui n'est pas tout le monde

comme chacun sait ici bas

ce n'est pas partout

qu'il faut lever les yeux

pour regarder la mer

et qu'il faut les baisser

pour regarder le ciel

heureusement il y a des mondes

où le ciel est à sa place

et par conséquent la mer

ce monde-ci est une particularité

c'est pour ça qu'on le montre à la télé

les images aiment bien ça

heureusement heureusement

parce que sans les images

il n'y a plus de télé

et sans télé

il n'y a plus de gouvernement

imaginez un peu

la tête du gouvernement

qui apprend qu'il n'y a plus de télé

— Quoi ? s'étonne-t-il, je n'existe plus

et tout ça à cause de la télé

ce que c'est embêtant

de ne plus exister —

et hop il n'a pas fini de le dire

et il disparaît d'un coup

c'est comme ça la vie

pas de télé pas de gouvernement

c'est la règle et on ne joue pas

on ne joue pas à ce genre de chose

c'est trop sérieux et ça coûte

alors comme ça il n'y a plus de gouvernement !

autrement dit on n'est plus gouverné

c'est exactement ce que ça veut dire

et cependant on continue d'exister

sans gouverner cela va sans dire

on pourrait inventer la télé

mais c'est très compliqué

ces histoires de rayons qui ne se croisent pas

et toute cette électricité nous fait peur

pas de télé pas de gouvernement

pas de gouvernement pas de télé

il y a une réciproque c'est mathématique

qu'est-ce qu'on ferait sans les réciproques

on ferait la grève si c'était permis

mais il n'y a pas de gouvernement pour le permettre

pas de grève pas d'oiseaux

c'est un corollaire inévitable

vous entendez les oiseaux de la télé ?

il n'y a pas de grève dans notre vocabulaire

donc on ne voit pas comment la faire

allez hop au travail les oiseaux

c'est le jour des morts dans le ciel

il y en a quarante-neuf qui attendent

que les oiseaux veuillent bien

un bec plus un ballon égale

un mort qui plonge dans le ciel

c'est la seule loi le jour des morts

les oiseaux doivent crever les ballons

ils ne peuvent pas changer d'avis

et encore moins faire la grève

les caméras moteur action là devant

on tourne les oiseaux et les morts

c'est un film rituel

on aime ou on n'aime pas

ce n'est pas la question

on regarde la télé ou on se tait

on écoute le gouvernement et on se calme

il n'y a pas d'oiseaux grévistes

c'est une fausse nouvelle

voici le démenti officiel du gouvernement des hommes

 

Quoi ! les oiseaux ont un roi

donc une télé —

le ciel appartient aux oiseaux

il est inutile de discuter cette vérité

et les oiseaux sont les gardiens du ciel

donc de la mort des hommes

c'est écrit dans le grand livre de la nation

quand un homme meurt

les autres hommes arrachent un ballon

un ballon gonflé à l'hélium

à une petite fille qui se met à pleurer

c'est bien fait pour elle

ensuite on attache le ballon à une main

et le ballon et l'homme flottent dans le ciel

et alors un oiseau vole

il crève le ballon

d'un savant coup de bec

et le mort disparaît dans le ciel

on applaudit l'oiseau

on prie pour le mort

on achète un ballon gonflé à l'hélium

à la petite fille ravie

qui cesse de pleurer

on ne lui explique pas pourquoi

on la fait pleurer

ni pourquoi on lui donne un autre ballon

elle ne doit pas comprendre

sinon il n'y a plus de mystère

d'ailleurs le mieux serait

que personne ne comprenne

pas même les grands pas même dieu

que j'écris ici avec une minuscule

parce que je ne suis pas sûr de son existence

le mystère serait total

ce qui serait vraiment bien pour un mystère

 

Le mystère aujourd'hui

n'est pas un mystère pour tout le monde

il y en a qui tirent les ficelles

tout le monde le sait

sauf les petites filles qui ne savent rien

qui croient que l'amour éternel

est un baiser qu'on se donne sur la bouche

comme preuve d'amour et de vie éternelle

aujourd'hui le mystère

ce sont les petites filles rassemblées

le long de la plage blanche au bord du ciel

il y en a quarante-huit

et elles agitent quarante huit mouchoirs

elles trouvent cela amusant

de secouer un mouchoir blanc

elles regrettent les ballons et les couleurs des ballons

elles ne savent pas pourquoi

c'est un mystère

c'est leur mystère ce regret

elles ne savent pas très bien ce qu'elles regrettent

c'est au sujet des ballons

au sujet des couleurs

il n'y a rien dans leur tête

au sujet des morts et des oiseaux

de ce côté-là pas de mystère

les morts sont morts

et les oiseaux vont crever les ballons

c'est là le regret qui picote leur cœur

ils vont crever les ballons

et il faudra être courageuses

pan ne pleure pas

pan tu as vu c'est un oiseau

pan pan deux oiseaux deux morts

pan pan pan je compte jusqu'à trois

pan encore un c'est-à-dire deux

pan pan pan pan pan

quarant' neuf oiseaux

et autant de morts pour visiter le ciel

les oiseaux mâchent du chewing-gum

et ils font des bulles dans le ciel

c'est comme ça qu'ils comptent les morts

ils savent voler

mais le calcul n'est pas leur fort

ils savent compter les bulles

pas les morts

pan c'est le reflet de mes yeux

pan cette fois c'est toi qui disparais

pan pan c'est trop vite on n'a rien vu

pas si vite les oiseaux

c'est plus difficile de compter les morts que les bulles

et puis ce n'est pas poli de mâcher du chewing-gum

les bulles ça peut gêner tout le monde

arrêtez les oiseaux

on ne sait plus compter

ce n'est pas juste

et puis c'est difficile avec un mouchoir

combien de larmes contient-il ?

une deux trois dix cent pas autant

essayez pour voir les oiseaux

on échange les mouchoirs contre vos becs

 

— et puis quoi encore ! dirent les oiseaux

on n'échange rien, on fait grève

et quand les oiseaux font grève

les hommes ne doivent pas mourir.

 

— C'est qu'on ne savait pas

qu'il y avait grève des oiseaux !

dirent les hommes pour répondre quelque chose

si on avait su mais on ne savait pas

il fallait prévenir

et personne ne nous a prévenus.

 

— C'est un grève-surprise, dirent les oiseaux

personne ne meurt un jour de grève

alors à quoi bon faire la grève

cette fois on s'y est pris comme il faut

il y a quarante-neuf morts

et pas un oiseau pour les sauver.

voilà ce qu'on appelle du travail bien fait

ils pourriront comme des pendus

ça fait longtemps que les pendus ne pourrissent plus

ceux-là pourriront comme il faut

foi d'oiseaux et vive la grève !

 

Kateb n'était pas assez vieux

pour avoir déjà vu un pendu

pourrir au bout de sa corde

il n'y avait pas plus de cinq vieux dans le village.

qui pouvaient prétendre à ce privilège

cinq ce n'est pas beaucoup

et puis ce ne sont pas des choses dont on parle

on n'aime pas ce genre de souvenir

c'était du temps où la mort était difficile

un peu comme une boulette de pain rassis

qui a du mal à passer dans la gorge

c'était un temps à tuer une bonne fois

et il n'était pas loin de finir

sauf que ces maudits oiseaux en reparlaient

ils savaient que c'était mal d'en parler

ils savaient que les hommes

pouvaient en pleurer de douleur

ils savaient ce qu'ils faisaient ces sacrés oiseaux

et Kateb avait relevé la tête

il avait les cheveux plein de sable

il y avait aussi du sable dans sa bouche

et les petites filles trouvèrent cela très amusant

et elles se mirent à rire

en cachant leur bouche avec le mouchoir

Kateb sourit en voyant leurs yeux ravis

et il avait du sable aussi sur les dents

et dans les narines deux pâtés de sable

 

— Ce que tu es rigolo comme ça !

dirent les petites filles vraiment heureuses

tu es un peu fou, Kateb !

 

et Kateb éclata de rire

le sable jaillissait de sa bouche

au lieu de parler comme tout le monde

il crachait du sable

en fait il était tout rempli de sable

il y avait du sable partout

dans tous les endroits de son corps

il fit tâter son ventre et ses bras

et les petites filles virent bien

qu'il y avait du sable dedans.

 

— Comment cela est-il possible ?

dirent les oiseaux d'un air incrédule

 

— Je ne sais pas, dit Kateb en riant

c'est la première fois que ça m'arrive

je suis rempli de sable

et vous faites des bulles

je ne vois pas le rapport

mais il y en a un !

 

— Foutaises ! dirent les oiseaux d'une seule voix.

 

— Et pourquoi pas ! glapirent les petites filles

pourquoi pas le sable

pourquoi pas les bulles

et pourquoi pas nos petits derrières blancs

et pourquoi pas ceci

et pourquoi pas cela

on en a marre des questions

on en a marre qu'on nous pique nos ballons

on en a marre de rire et de pleurer

à chaque fois que quelque chose nous arrive

on n'a pas l'âge de ces sortes de choses

ce sont des amusements de grandes personnes

on n'a jamais vu de pendu pourrir

et on ne veut pas voir ça

au travail ! bande d'oiseaux de malheur

ou on vous passe sur la tête !

 

— Des menaces maintenant !

crièrent les oiseaux en secouant le ciel

puisque c'est comme ça,

non content de faire la grève des morts

on fera aussi la grève du chant

les pendus pourriront sans musique

voilà ce que vous avez gagné

à laisser caqueter ces petites filles !

 

Kateb était plein de sable

et il voulait voir les morts pourrir

au bout de leur ballon gonflé à l'hélium

il haussa les épaules et s'approcha du ciel :

— Vous pouvez bien aller vous faire voir ailleurs !

lança-t-il d'une voix puissante.

 

Alors Pierre tira un coup de fusil

la tête d'un oiseau vola en éclats

— Raté, dit une petite fille

— Un de moins, c'est l'autre

fit un oiseau en disparaissant dans un nuage

— Mince, fit Kateb interloqué.

— Ça alors, murmura Pierre

en regardant le drôle de fusil

qu'il avait dans les mains.

Ce n'est pas mon fusil

je visais le ballon pas l'oiseau

c'est un mauvais fusil nom de dieu !

où est passé mon fusil ?

 

il tira encore un coup dans le ciel

il avait bien visé le ballon rouge

mais un oiseau explosa sang et plumes

et Pierre ne comprenait pas

et il regardait les oiseaux en hochant la tête

— Je ne sais pas ce qui se passe

dit-il en s'excusant

c'est un mauvais fusil

je ne veux pas tuer les oiseaux

ce n'est pas mon métier !

 

— Donne-moi ce fusil ! dit Kateb

et il visa un ballon dans le ciel

il tira les oiseaux s'éparpillèrent

il tira encore des oiseaux mouraient

il tira jusqu'à vider le chargeur

et il y eut autant d'oiseaux morts

 

— Ça alors ! dit-il, quel gâchis !

tous ces oiseaux morts pour rien

ils sont tombés dans le ciel

personne n'en profitera.

la prochaine fois je tendrai un filet

ce fusil est vraiment un bon fusil !

 

— Mais ce qu'il vise mal ! dit Pierre

 

— Parce que ce n'est pas un fusil à ballon !

expliqua Kateb en chiffonnant le canon.

c'est un fusil à oiseaux tiens regarde !

 

et il tira dans le ciel

et un oiseau éclata en mille morceaux

 

— Je suis convaincu, dit Pierre

mais cela ne me dit pas

où est passé mon fusil.

 

— Ton fusil à poisson est passé quelque part

et c'est sans importance

puisque c'est un fusil à poisson

et que ce n'est pas un fusil à ballon

 

— Mince, je n'y avais pas pensé

fit Pierre en se mordant les lèvres

il ne doit pas être bien loin

je le retrouverai demain c'est vrai

cela ne résout pas notre problème

les oiseaux ne crèveront pas ces ballons

et je crains que ce massacre

n'augmente les motifs de grève.

 

— Et comment ! lança un oiseau

aux allures de meneur, et comment !

 

C'était une terrible menace

une menace à prendre au sérieux

d'autant qu'il faisait nuit

et que les oiseaux ne plaisantaient jamais la nuit.

Vous le saviez, ça que les oiseaux

ne plaisantent jamais la nuit ?

vous ne le saviez pas, hein ?

et ça ne vous empêche pas

de vous réveiller la nuit

qu'est-ce qui vous a réveillé

c'est un oiseau, non, pas un oiseau

vous ne croyez pas aux oiseaux

mais quelque chose vous a réveillé

vous avez froid ou chaud

vous ne savez pas très bien

vous vous sentez terriblement seul

c'est fou ce qu'on peut se sentir seul

dans ces moments-là

et pourtant on sait bien qu'on n'est pas seul

il y a quelqu'un derrière la porte

ou derrière la fenêtre

parce qu'il y a aussi une fenêtre

la fenêtre c'est pour le matin

et la porte c'est pour le soir

vous avez compris pourquoi

devinez un peu si vous pouvez

vous n'avez jamais pu deviner ?

qu'est-ce que vous savez faire ?

jongler avec trois balles ?

deux rouges et une blanche

je ne vous conseille pas de jongler

dans ces moments-là

ce n'est vraiment pas le moment de jongler

vous pouvez tricoter

ou faire de la planche à voile

mais évitez les jongleries

ce n'est pas un bon truc

pour retrouver le sommeil

 

si je connais un bon truc ?

pas plus que vous

je n'ai rien dans les manches

d'ailleurs je dors tout nu

et je me réveille tout nu

avec quelque chose d'inachevé

quelque chose de terrible aussi

je ne sais pas ce que c'est

je ne veux pas le savoir

je veux dormir encore

et rêver autre chose

mais le rêve revient

toujours le même toujours me réveillant

toujours au même endroit

vous avez compris le coup de la porte

vous avez compris le coup de la fenêtre

alors dites-moi un peu

le matin c'est... la fenêtre

le soir c'est... la porte

vous n'avez toujours pas compris !

 

il faut que je sorte de ce cauchemar

les oiseaux menacent maintenant

c'est une heure terrible

on ne pourra pas éviter le pire !

vous ne le saviez pas, hein ?

vous ne savez rien

et vous ne comprenez rien !

 

C'était une vieille télé en noir et blanc

elle était posée sur une chaise

et ça faisait un drôle d'effet

de le voir grimacer ainsi noir et blanc

et de demander si on savait

et si on avait compris de quoi il s'agissait

pas bien compris non

et on ne savait pas tout

on avait la télé un point c'est tout

et il avait beau grimacer

et employer de grands mots

dont le sens nous échappait sans doute

la télé était une télé comme les autres

sauf qu'il n'y avait pas de couleurs

et comme on ne savait pas ce que c'était la couleur

on voyait bien qu'il cherchait à nous dire

quelque chose d'important

d'important pour tout le monde mais quoi ?

 

Ce que vous êtes bêtes ! qu'il disait

enfin il vaut mieux oublier

les oiseaux sont en grève

c'est la nouvelle de la journée

Kateb a trouvé un fusil

et Pierre cherche le sien

les morts vont pourrir comme des pendus

et quarante-huit petites filles

se disent dans l'oreille

des choses importantes

qui ne regardent pas les adultes

un oiseau noir et blanc

tira un calepin de sous son aile

son aile blanche et noire

et il fit le compte des morts :

un deux dix trente quarante-neuf

écrivit-il sur le calepin

cela fait quarante-neuf morts

parmi les hommes de ce monde

un deux trois dix douze

douze oiseaux sont portés disparus

c'est beaucoup pour une seule nuit

d'autant que nous sommes en grève

c'est grave de forcer un oiseau à mourir

un jour de grève

il faudra payer ces douze fantômes

un plus deux plus trois plus quatre

et cetera plus onze plus douze

multiplié par quatre

et élevé à la puissance soixante et onze

et tout ça sans que rien ne m'oblige

à justifier quelque chiffre ni quelque loi que ce soit

ça fait en tout et pour tout

et selon les mathématiques des oiseaux

ça fait à moins que je ne me trompe

non c'est bien ça je recommence

pour plus de sûreté

on a besoin d'être sûr dans ces moments-là

mille quatre cent quatre-vingt-douze

élevé à la puissance quatre que multiplie

la puissance onze de cent vingt-trois

c'est bien ça je ne me trompe pas

et rien ne m'oblige à me justifier

d'ailleurs il n'y a rien à justifier

tout le monde sait que un et un ça fait deux

sauf si un égale deux

auquel cas deux égale quatre

je suis un sacré oiseau calculateur

et je chiffre le dommage à un.

 

— Un quoi ? demanda Kateb

qui se sentait un peu responsable.

 

— Un massacre, fit l'oiseau

c'est un massacre

et ça vaut un massacre.

 

— Ah ! non, dit Pierre, pas ce film !

Je l'ai vu onze fois

depuis que je sais compter

 

— Ça fera douze ! dit l'oiseau irrité

moi aussi je sais compter

à l'endroit et à l'envers

et quand je dis que c'est un massacre

je suis en dessous de la vérité

si quelqu'un connaît un mot du même sens

mais plus près de la vérité

qu'il le dise tout de suite

c'est la guerre

il n'y a pas de temps à perdre

il y aura beaucoup de morts

et ce ne seront pas les derniers

 

— Les oiseaux perdent la tête,

fit remarquer Kateb à Pierre

mais il sentait bien qu'il avait tort

de s'amuser parce que l'oiseau noir et blanc

qui avait parlé pour les autres

était très vieux et incapable

de soulever même une épée de bois

 

— Je soulèverai le monde s'il le faut

fit l'oiseau en tendant le cou et les ailes

je soulèverai tout le monde

et tout le monde sera soulevé !

 

il y avait de plus en plus d'oiseaux maintenant

certains s'étaient aventurés sur le sable

et ils déambulaient entre les petites filles

qui n'aimaient pas ça du tout

c'était d'un effet terrible à la télé !

on savait bien que l'oiseau noir et blanc

était capable de soulever le monde

il était vieux et incapable

de soulever une épée de bois

mais le monde ne lui faisait pas peur

on voyait bien qu'il n'avait peur de personne

 

Tout le monde sursauta

quand l'oiseau noir et blanc

arracha le fusil à oiseaux

des mains de Kateb qui demeura

immobile et sans rien dire

— C'est le fusil de Pierre, dit-il

pour expliquer ce qui s'était passé.

 

— Non, justement, dit Pierre en s'avançant

il se trouve que ce n'est pas mon fusil

mon fusil est un fusil à poissons

celui-ci est un fusil à oiseaux

la confusion n'est plus possible

il nous faudrait un fusil à ballons

mais nous n'en avons pas

il est vrai que nous n'en avions pas besoin

puisque nos amis les oiseaux

sont de grands creveurs de ballons.

 

Pierre essuya son front du revers de la main

L'oiseau noir et blanc se mit à siffloter

et tous les oiseaux l'imitèrent aussitôt.

c'était infernal ce sifflotement

et Kateb et Pierre et les petites filles

se bouchèrent les oreilles avec des algues sèches

mais l'oiseau noir et blanc sifflait plus fort

et leurs têtes allaient éclater

c'était vraiment insupportable

rien à voir avec un chant d'oiseau

et tout d'un coup l'oiseau noir et blanc

jeta le fusil à oiseaux dans le ciel

et il se tourna vers Kateb et Pierre et il dit :

— On arrête de siffler !

et tous les oiseaux arrêtèrent de siffler

ils arrêtèrent aussi de battre des ailes

de claquer du bec

de secouer les ailes

et de faire des traces dans le sable

ils arrêtèrent tout

et ils regardèrent l'oiseau noir et blanc qui dit :

— Et on siffle de nouveau !

et tous les oiseaux se remirent à siffler

à battre des ailes

à claquer du bec

à secouer les ailes

et à faire des traces dans le sable

et l'oiseau noir et blanc dit encore :

— On arrête de siffler !

et tous les oiseaux arrêtèrent de siffler.

 

— Ce qui veut dire, dit l'oiseau noir et blanc

que la guerre est finie

ou qu'elle sera terrible pour les hommes.

 

La guerre n'avait pas commencé

elle n'était pas finie non plus

c'était une terrible menace

il fallait la prendre au sérieux

elle concernait les hommes du monde entier

et qui y avait-il pour la prendre au sérieux

soyons sérieux :

un pêcheur d'oiseaux

un chasseur de poissons

et quarante-huit petites filles

qui rêvaient de ballons gonflés à l'hélium.

ça fait cinquante d'accord

mais est-ce bien sérieux ?

la moitié de cent —

 

il y avait des millions d'hommes dans le monde

sans compter les femmes et les enfants

les chiens les chats et les oiseaux en cage

qu'il ne faut pas confondre

avec les oiseaux du ciel

et voilà que le sort de l'humanité

de la chienté et de la chaté

et des oiseaux en cageté

le sort d'un monde était entre les mains

de cinquante personnages de papier

dont quatre-vingt-seize pour cent

rêvaient d'un ballon gonflé à l'hélium

et peut-être aussi d'une sucette à la menthe

— ce n'était pas sérieux

et l'oiseau noir et blanc le savait

il ne croyait pas à la guerre

il ne croyait pas aux fusils

il ne croyait ni à la pêche ni à la chasse

il croyait aux oiseaux

parce que les oiseaux existent

et il croyait aux petites filles

qui existent si les ballons existent.

 

— Que t'arrive-t-il, oiseau noir et blanc ?

dirent les visages dans la télé —

il t'arrive quelque chose de nouveau

tu es le roi des oiseaux du ciel

et tu méprises les oiseaux en cage

tu as brisé le fusil à oiseaux

et tu l'as jeté dans l'abîme

et tous les oiseaux t'ont admiré

même la baleine qui aurait pu être un oiseau

si elle avait eu des ailes

à la place de deux jets d'eau

tu es vraiment un drôle d'oiseau

dirent les images et les couleurs —

et voilà que tu te mets à aimer les petites filles

il y a des petits oiseaux dans le ciel

tu les aimes mais pas à ce point

à quel point aimes-tu les petites filles ?

oiseau noir et blanc

on te voit en couleur

sur l'écran de nos télés

c'est terrible la couleur

c'est si proche de la vérité !

 

Que t'arrive-t-il ? que t'arrive-t-il ?

disaient les images disaient les couleurs —

les petites filles ne volent pas

elles ne sont pas faites pour le ciel

regarde comme le sable colle à tes pattes

tu n'es pas fait pour la terre

entre les petites filles et toi

il y a un monde où tu n'existes pas.

 

c'est bien de ne pas croire à la guerre

c'est moche un oiseau qui croit à la guerre

c'est peut-être même impossible

c'est une chose qu'on doit pouvoir calculer

un oiseau plus la guerre égale zéro

pas tout le temps mais d'une manière générale oui

la télé est fière de toi oiseau

oiseau de noir et de blanc

ton cœur est en couleur

tu n'as pas cru à la guerre

et tu as bien fait

ils ont quand même eu sacrément peur

le Pierre et le Kateb

quels imbéciles ces deux-là

avec leur fusil qui tire dans les coins !

mais tu n'aurais pas dû effrayer les petites filles

ce n'était pas gentil de ta part

c'est si fragile une petite fille

elle ne sait ni lire ni écrire

elle sait chanter et dessiner des dessins

elle ne sait pas dessiner autre chose

il faut l'excuser

elle saura plus tard

 

plus tard elle saura lire dans tes yeux

mais tu ne l'aimeras plus

ce sera vraiment beaucoup plus tard

et les oiseaux vivront en cage

dans le ciel il y aura des avions

il y aura aussi les âmes des hommes

ce ne sont pas des oiseaux

elles ne savent pas voler

elles flottent et se frottent

les unes contre les autres

les âmes des hommes et des avions !

mais que lira-t-elle dans tes yeux ?

 

Kateb se tâta partout

il était vraiment rempli de sable

c'était amusant bien sûr

Pierre était rempli d'eau

et il ne trouvait pas ça amusant

de quoi étaient remplies les petites filles ?

pas d'hélium sinon elles voleraient

et les oiseaux seraient jaloux de leur ascension

 

Il regarda l'oiseau noir et blanc

et il vit qu'il pensait à quelque chose d'intraduisible

l'oiseau avait les pattes dans le ciel

et il regardait l'horizon

et tous les oiseaux s'étaient rassemblés sur la plage

il y en avait des milliers sans doute

 

— Pourquoi tous ces oiseaux ? demanda Kateb à Pierre

 

— Ils font la grève sur la grève,

plaisanta Pierre mais sans rire

je ne comprends rien aux oiseaux

je ne comprends pas pourquoi ils volent

ni pourquoi ils chantent

ni pourquoi le ciel est leur royaume

je n'aime pas le ciel

c'est aussi le royaume des âmes mortes

en tout cas c'est ce qu'on dit

on n'est pas obligé de croire ce qu'on dit

on croit ce qu'on veut croire

j'espère que la mort n'est pas la mort.

 

Ils regardèrent les morts pendus à leurs ballons

et quelque chose comme une boulette de pain

s'était arrêtée dans la gorge

entre la bouche et l'estomac

et aussitôt la tête s'était mise à tourner

un peu comme le vertige en haut d'une échelle

il aurait peut-être suffi de fermer les yeux

effacer les morts les ballons le ciel le vent

pourquoi pas le vent

et les morts iraient rejoindre l'horizon

peut-être que là-bas

les oiseaux ne faisaient pas grève

ici les oiseaux cherchaient des histoires

et les morts étaient immobiles dans le ciel

à peine secoués par le ciel trembleur

 

Kateb prit la main de son ami Pierre

et il l'appuya contre son ventre

Pierre sentit le sable sous la peau

et il frissonna

Kateb pressa la main contre sa nuque

et Pierre sentit le sable crisser

le sable crissait encore sur la gorge

et sur la poitrine dans les bras

Kateb le regardait en souriant

il semblait ne pas croire

à la nature de son intérieur

et il lui demandait de donner son avis

c'était du sable et c'était impossible

il n'y avait pas de sable dans le corps humain

il y avait des muscles des organes des os

on n'avait jamais trouvé de sable

dans les entrailles d'un être humain

c'est bien ce que pensait Kateb

et pourtant c'était du sable.

il avait mangé trop de sable

pour faire rire les petites filles.

et il les avait amusées

ce qui était bon signe.

 

Pierre ne faisait pas rire les petites filles

elles sentaient le poisson

mais elles étaient bavardes

on ne pouvait pas se tromper

ce qui arrivait était de sa faute

pourquoi avait-il tiré ce coup de fusil ?

maintenant tout avait une place

les oiseaux qui déambulaient

les petites filles qui suçaient leurs pouces d'un air inquiet

Kateb qui se faisait tâter

l'oiseau noir et blanc et l'horizon

les morts et les ballons

tout était arrêté dans la tête de Pierre

l'oiseau immobile

l'horizon horizontal

les petites filles

les pouces

les oiseaux

le sable à l'intérieur de Kateb

tout s'était arrêté dans sa tête

et il ferma les yeux

pour que ça s'arrête une bonne fois pour toutes

c'était un peu sa faute ce qui arrivait

sauf le sable à l'intérieur de Kateb

maintenant Kateb ressemblait à un épouvantail

il sentait le sable

et il avait un bruit de sable

et les oiseaux l'évitaient

il leur demandait de tâter ses bras

mais ils se détournaient

ils frôlaient les petites filles

et les petites filles s'inquiétaient

en suçant leur pouce

 

elles ne suçaient pas le pouce d'habitude

mais d'habitude elles jouaient au ballon

au ballon gonflé à l'hélium

au ballon rouge

et au ballon de toutes les couleurs

elles riaient et ne songeaient nullement

à sucer leur pouce

seulement il n'y avait plus de ballon

on les avait fait pleurer

et maintenant c'étaient les morts

qui jouaient avec les ballons

ça n'avait pas l'air de les amuser d'ailleurs

ils étaient là le bras en l'air

suspendus aux ballons

les yeux grands ouverts

ne disant rien

n'ayant peut-être rien à dire

et en plus ils étaient tous nus

ce qui n'est pas bien intelligent

surtout devant des petites filles

qui ne savent rien des choses de l'amour

mais alors vraiment rien

 

LA MORT DE KATEB

 

Thomas fit remarquer que c'était un problème de lumière

le photographe pointa sa cellule dans l'ombre

puis il explora la lumière avec le même instrument

il fit un rapide calcul mental

leva le nez vers les projecteurs

et enfin il donna des ordres

qui furent rapidement exécutés.

Thomas jeta un coup d'œil sur l'écran de contrôle

cette fois l'ombre était bleutée comme il faut

et il leva le pouce pour indiquer sa satisfaction

— Et la voix ? fit-il, est-ce que ça va aussi ?

— Ça va, dit quelqu'un qui manipulait des boutons

tout est bon, l'image, le son, tout

ce que je ne contrôle pas, c'est le discours

j'espère qu'il est de qualité

— Je l'espère aussi, dit Thomas

et il suivit le parcours de l'aiguille sur le cadran

à douze le générique

à six Kateb demanda si quelqu'un

voulait bien avoir l'extrême amabilité

de compter les grains de sable sur son corps

un par un ou par un savant calcul

 

— Peu importe la méthode, dit Kateb

c'est la première fois de ma vie

que je suis rempli de sable

je suis curieux de savoir

comment cela est devenu possible

en admettant que c'était impossible avant

le nombre de grains de sable

doit expliquer le phénomène

ou alors je n'ai rien compris de la leçon !

 

il parlait aux oiseaux

à l'oiseau noir et blanc

à Pierre le chasseur de poissons

et à quarante-huit petites filles

il parlait en présence

de quarante-neuf morts

moins une petite fille au ballon rouge

 

— Le problème n'est pas la méthode, dit Kateb

non vraiment ce n'est pas un problème de méthode de calcul

le problème est ailleurs

et je crains que ce ne soit un gros problème

 

— Il ne faut pas confondre les gros et les grands problèmes

dit un oiseau que tout le monde approuva.

 

— Le problème est que j'interdis

qu'on me vide de mon sable

il faut compter sans me vider

c'est vraiment un très gros problème

 

— Et c'est aussi un grand problème

dit le même oiseau qui recueillit la même approbation

 

— C'est surtout un autre problème, dit Kateb

et je n'ai pas la solution.

 

— On pourrait deviner, dit le même oiseau

ce serait amusant de deviner

beaucoup plus que de faire la guerre

et le gagnant gagnerait quelque chose

quelque chose de beau je suppose

 

— Ou de cher, dit un autre oiseau

 

— Ou d'éternel, dit encore un autre.

 

— Oui mais seulement voilà, dit Kateb

qui aimait bien poser des problèmes à tout le monde

bien qu'il ne fût pas savant machin docteur

quand on s'amuse à deviner

on devine ce qu'on veut

et ce n'est pas forcément ce qui est

comment vérifier que c'est la bonne réponse ?

cette méthode ne me paraît pas bonne

je veux savoir la vérité

et pas seulement jouer à gagner

quelque chose de beau de cher et d'éternel

 

— Kateb a raison, dit le même oiseau

on ne peut pas deviner la solution

et ce ne serait pas bien de jouer

bien qu'il soit toujours amusant de jouer

et qu'on soit toujours prêts à s'amuser

n'est-ce pas mes frères les oiseaux ?

 

— Kateb a tort de ce point de vue là

dit un oiseau qui portait des lunettes

il ne faut pas oublier que c'est notre point de vue

le point de vue de Kateb ne nous intéresse pas

il faut donc s'amuser et gagner

quelqu'un gagnera ce qu'il mérite

quand est-ce qu'on commence à deviner ?

 

— Je ne veux pas jouer au jeu des devinettes

dit Kateb en secouant le sable de son corps

je veux le chiffre exact ou rien !

 

— Eh bien tu n'auras rien

puisque c'est ce que tu veux

dit un oiseau qui avait envie de s'amuser

et qui était très en colère

parce que quelqu'un l'en empêchait

de la manière la plus absurde qu'il soit.

 

— Tu ne sauras rien, ajouta-t-il

ce qui ne nous empêchera pas de nous amuser

n'est-ce pas mes frères les oiseaux

qu'on va bien s'amuser ce soir ?

 

— On va se gêner ! dirent les oiseaux

 

et les milliers d'oiseaux noirs et blancs

dans le ciel de nuit et sur le sable blanc

se mirent à danser une danse d'oiseaux

avec le cou et les ailes rythmant le chant

et les petites filles s'étaient assises dans le sable

et elles se bouchaient les oreilles et les yeux

et les oiseaux les caressaient de leurs ailes

leurs ailes blanches et noires.

 

Kateb cracha un jet de sable

et Pierre ne put s'empêcher de rire

le sable giclait encore

entre les dents de Kateb

il était très en colère contre les oiseaux

mais il ne trouvait pas les mots

alors il se vidait et bientôt

il ne resta plus que la peau de Kateb

comme un sac avec les os dedans

et Pierre s'amusait comme un fou

parce que Kateb ne pouvait plus parler

il n'y avait plus rien à l'intérieur de son corps

c'était comme si il avait cessé d'exister

et Pierre gonfla un ballon.

Kateb n'était pas mort

et c'était terrible pour lui

de voir un ami gonfler un ballon

en riant aux éclats

tandis que les oiseaux chantaient et dansaient

et que les petites filles ne voulaient plus

ni entendre ni voir ce qui se passait.

 

La peau de Kateb avait de grands yeux

qui semblaient dire toute sa révolte

il ne pouvait pas les fermer d'ailleurs

il essayait de toute sa force

mais les yeux restaient ouverts

et du sable les picotait doucement

il chercha sa bouche

et ne la trouva pas

elle avait disparu dans les replis

c'était dommage d'avoir perdu la bouche

de l'avoir perdue de vue pour tout dire

c'est utile une bouche

et il en avait sacrément besoin

en ce difficile moment d'égarement.

 

Ses mains n'existaient plus

il essaya de se rappeler

à quel endroit elles avaient existé

il calcula la longueur la largeur la surface

mais il ne trouva pas les mains

une seule aurait suffi cependant

mais il n'avait plus la tête à calculer

en fait à part les yeux

mais il ne pouvait pas les voir

il ne trouvait plus rien

de ce qui avait été son corps

il avait l'air d'un sac vide et fripé

dedans il y avait des os

mais maintenant ils étaient mélangés

et il n'y avait aucun espoir

de retrouver le montage initial

c'est-à-dire le bon montage

que de problèmes se posaient maintenant

que de problèmes et pas de solutions

 

et Pierre qui gonflait le ballon avec de l'hélium

Pierre qui savait qu'il n'était pas mort

il n'avait pas le droit de faire ça

mais qui ferait respecter le droit d'un sac d'os

qui ne se rappelle rien de ce qu'il a été ?

les oiseaux s'amusent à faire peur aux petites filles

les oiseaux aiment s'amuser

les petites filles n'aiment pas avoir peur

mais on n'échappe pas à son destin

dans ce monde à l'envers

qui reste à l'envers

quelque soit l'endroit qu'on lui donne.

 

C'était un étonnant ballon

aux couleurs métalliques

c'était un cube à six faces

et donc six couleurs fondamentales

Pierre mesura la quantité de gaz nécessaire

à l'aide d'un instrument muni d'une aiguille

dont il soustraie l'exacte mesure

à la mesure non moins précise

d'un autre instrument dont l'aiguille

décrivait sur un tambour de papier

des courbes relatives à l'interrogation

qui s'agitait en molécules égales

dans le cerveau encore présent

du pauvre Kateb ex-pêcheur d'oiseaux.

l'étonnant ballon aux couleurs métalliques

s'éleva lentement dans la zone incertaine

il toucha un peu la mer

d'une de ses quatre pointes

et donc de trois de ses couleurs

 

Pierre noua le bout à un piquet

et le ballon se stabilisa au-dessus de la plage

il s'approcha de ce qui restait de Kateb

et le toucha du bout du pied

les deux grands yeux bougèrent

ils le regardaient fixement

mais il n'y avait pas là autre chose

que le pouvoir actif de leur géométrie

qui est la géométrie de tous les yeux du monde

il souleva la peau par un bout

les os se mêlèrent encore un peu plus

il examina l'objet dans tous les sens

évita chaque fois la géométrie du regard

dans lequel Kateb avait l'air d'exister encore

mais il ne trouva pas ni un membre

ni une excroissance une branche un mât

où accrocher la longe et la nouer

il décida donc de se servir d'un crochet

et il perça la peau de deux trous

dans lesquels le crochet s'inséra

ajustant ainsi d'une manière efficace

le corps de Kateb au ballon gonflé à l'hélium

 

Kateb n'avait rien senti

il avait vu les deux trous dans sa peau

et le crochet d'acier dedans

et le ballon cubique au-dessus

et la longe comme un trait d'union

il n'avait rien senti sauf dans sa tête

enfin dans ce qui composait maintenant sa tête

que va-t-il m'arriver maintenant

pensa-t-il sans pouvoir vraiment souffrir

le ballon me portera au-dessus du ciel

bien sûr les oiseaux font grève

je n'irai pas tout de suite au ciel

j'irai plus tard après la grève

je tomberai comme une pierre

et je mourrai sans doute en touchant le fond

je ne sentirai rien à ce moment-là

je serai vraiment mort une bonne fois

mais il faudra attendre la fin de la grève

et flotter dans le ciel avec les morts

ils n'attendent rien puisqu'ils sont morts

mais moi j'attendrai et je verrai

je verrai tout ce qui se passera

j'aurai peur peut-être

et il n'y aura personne avec moi

je ferais mieux de mourir tout de suite

il faudrait que je puisse fermer les yeux

c'est en fermant les yeux que tout s'arrêtera

 

et Kateb faisait d'incroyables efforts

pour fermer les yeux

Pierre n'en savait rien

les yeux étaient une géométrie

c'était un langage universel

que tout le monde comprenait

mais personne n'était dupe

la mort ne tue pas la géométrie

elle tue le sens ce qui a cessé d'exister

Kateb était mort d'une drôle de façon

il s'était vidé de son sable

comme d'autres se vident de leur sang

ou comme d'autres encore

qui perdent leur âme un jour

sa peau pleine d'os était suspendue

et le ballon cubique touchait la mer

ne pouvant aller plus haut

dans cette zone d'incertitude

où le soleil et la lune se confondent

 

Pierre était triste au fond

il avait perdu un ami irremplaçable

et il était sûr que personne ne le remplacerait

il était mort comme personne

n'avait jamais osé mourir jusque-là

une mort audacieuse c'est vrai

mais triste aussi il faut le dire

parce que le cadavre n'était pas un cadavre

et que personne à part lui

ne pouvait témoigner de son identité

on pouvait même douter que ce fût un mort

et ramener le ballon à la surface de la terre

et jeter la peau et les os aux ordures

heureusement il n'y avait personne pour douter

et il n'avait eu aucune difficulté

à part cette histoire de crochet

que les yeux avaient monté en épingle

mais il ne fallait pas se fier à ces yeux

c'était une géométrie sans signification

autre que celle du dictionnaire

 

Pierre commençait à défaire le nœud

qui retenait encore le ballon

lorsque d'un coup les chants d'oiseaux cessèrent

il se retourna et vit

que les oiseaux le regardaient

les petites filles s'étaient toutes levées

et maintenant elles s'avançaient vers lui.

 

C'est vraiment très impressionnant

quarante-huit petites filles

qui vous regardent droit dans les yeux

et qui s'approchent lentement

mesurant chaque pas qu'elles avancent

 

— Par exemple, dit Pierre très impressionné

si vous avez quelque chose à dire dites-le

pour une fois que les enfants ont la parole

on peut jouer au jeu de la parole

c'est un jeu pour les enfants de votre âge

voulez-vous jouer à ce jeu ?

il faut d'abord que je fasse mon devoir

ce mort était un ami très proche

il faut faire ce qu'il faut

il aurait fait la même chose pour moi

c'est Kateb qui vient de mourir

ça ne lui ressemble pas beaucoup

mais je vous assure que c'est lui

ne regardez pas les yeux

c'est une trompeuse géométrie

vérifiez dans le dictionnaire

vous verrez si j'ai tort

qui sait lire dans le dictionnaire

personne je crois

vous êtes si petites

les dictionnaires c'est pour les grands

autrement dit c'est pour plus tard

quand vous saurez la différence

entre géométrie et poésie

c'est un problème de grande personne

à votre âge on sait la géométrie

par les moyens de la poésie

et vice et versa

la poésie par les moyens de la géométrie

vous savez sans savoir

ce qui explique votre beauté

 

Les petites filles firent le cercle

autour de Pierre qui alluma sa pipe

sa pipe légendaire en ivoire de cachalot

et il les regarda d'un regard circulaire

ce qui convenait à sa géométrie.

 

— Je vous assure que c'est vraiment

un problème de géométrie élémentaire

dit Pierre en formant des volutes

au-dessus de leurs têtes

un simple exercice à vrai dire.

 

et comme il défaisait encore le nœud

qui retenait Kateb et le ballon

elles poussèrent un soupir unanime

et Pierre en fut tout ému

il fit beaucoup de fumée sans volutes

et il comprit qu'il lui fallait d'abord

expliquer les raisons de ses actes

ce n'est pas facile de parler à des enfants

ce n'est pas facile et c'est périlleux

on n'est pas bien sûr de ce qu'on explique

bien sûr on ne perd pas de vue la question

mais voilà que la réponse se dérobe

elle joue à faire de la fumée avec une autre pipe

les enfants n'ont pas le droit de fumer

sauf dans certaines circonstances

quand les grandes personnes

ont perdu le goût de vivre

et que les questions des petits enfants

ne les ramènent pas à la raison.

 

— Je vous dis que c'est Kateb,

dit Pierre d'un air très convainquant

parce que Kateb ne se ressemblait plus

 

— On sait bien que c'est Kateb

dit une petite fille qui portait des lunettes

on n'a pas besoin de toi pour le savoir

et puis on ne t'a rien demandé

tu parles beaucoup pour ne rien dire

ça nous agace tu ne peux pas savoir !

tu ferais mieux de te taire

et de réfléchir un peu

tu n'as pas beaucoup réfléchi

et tu as fait n'importe quoi

heureusement que nous sommes là

pour corriger tes erreurs de jugement

 

— Non mais dites donc petites morveuses

dit Pierre en secouant sa pipe d'ivoire

je ne vous ai pas demandé votre avis

et puis de quoi voulez-vous parler

est-ce qu'on parle de cette manière

à un vieux monsieur comme moi

quand on a un peu d'éducation

et qu'on est une petite fille

on se met un mouchoir sur la bouche

et on ne regarde pas

les messieurs

dans les yeux

 

— On te regardera où on voudra

fit une petite fille sans lunettes

tu es bête comme tes pieds

ce qui ne nous étonne pas du tout

 

Pierre n'eut pas le temps de se défendre

les petites filles le renversèrent dans le sable

et tandis qu'elles le ligotaient au piquet

il criait de toutes ses forces « au viol ! au viol ! »

mais les oiseaux ne bougeaient pas

ils regardaient la scène sans rien dire

c'était une affaire d'homme et de petites filles

ce n'était pas une affaire pour les oiseaux

ils reprirent donc leur chant de grève

et martelèrent de leurs pattes

le sable blanc où le ciel venait mourir

 

— Au viol ! criait Pierre au piquet

vous n'avez pas le droit au viol ! au viol !

 

— Mais est-ce qu'on te viole au moins !

dit une petite fille en ôtant ses lunettes

on n'a pas l'âge de violer les vieux messieurs

tu le sais bien qu'on n'a pas l'âge

mais tu veux te faire remarquer

et tu voudrais qu'on nous punisse

et puis quoi encore espèce de faux jeton !

 

et elles serraient les liens très fort

et les mains de Pierre étaient devenues toutes blanches

il tenta d'arracher le piquet

mais la douleur l'en dissuada

et après avoir crié et s'être remué en tous sens

il se calma d'un coup

et il les regarda d'un regard circulaire

elles dansaient autour de lui

au rythme de la chanson des oiseaux

qu'elles reprenaient à contre-temps

dans un murmure à contre-voix

 

— Bon sang que m'arrive-t-il ?

dit Pierre en regardant ses mains blanches.

 

— Il t'arrive ce que tu mérites

dirent deux petites filles en même temps

il ne serait rien arrivé sans toi

mais tu en as trop fait comme d'habitude

on ne t'aime pas du tout

Kateb était un gentil monsieur

mais tu n'as pas pu t'empêcher

de le remplir de sable à son insu

et tu voulais le faire disparaître

tu ne voulais pas qu'on voye ce que tu en as fait

non mais regardez-moi cette espèce de sac

ça ne ressemble même pas à un mort

sauf les yeux mais c'est de la géométrie

dommage que ce soit de la géométrie

c'est un beau regard comme on aime

et on n'a rien pu faire pour empêcher

on ne savait pas que c'était possible

et quand même on l'aurait su

on ne sait toujours pas ce qu'il faut faire

quand ça arrive à une petite fille

pauvre Kateb on t'aimait bien

on va te regretter toute notre vie

mais on n'a rien pu faire pour empêcher

il faut que tu nous pardonnes si c'est possible

si ce n'est pas trop tard

que va-t-il nous arriver maintenant ?

 

Que c'est triste, pensa Kateb

en agitant ses deux gros yeux ouverts

que c'est triste d'être encore vivant

et d'entendre une telle preuve d'amour !

mais je ne peux rien faire maintenant

j'attendrai la fin de la grève

il n'y a pas autre chose à faire

c'est triste pour Pierre aussi

les oiseaux le violeront c'est sûr

c'est triste d'être violé par des oiseaux

ça n'arrive pas à tout le monde mais ça arrive

la preuve que ça arrive à n'importe qui

dommage que je ne puisse rien dire

je parlerai aux petites filles

pour leur dire que le sable est un mystère

que Pierre n'explique en aucune façon

je parlerai aux oiseaux noirs et blancs

et les oiseaux en cage m'écouteront aussi

je leur dirai qu'il vaut mieux violer les petites filles

Pierre écoutera aussi ce que j'ai à lui dire

au sujet du ballon gonflé à l'hélium

d'où l'a-t-il sorti ce ballon magique

de son chapeau magique impossible !

il n'a pas de chapeau Pierre

et il n'est pas magique du tout

voilà ce que je dirai à Pierre

et il n'aura rien à répondre

que pourrait-il répondre d'ailleurs !

 

Kateb répéta encore une fois :

que pourrait-il répondre d'ailleurs !

 

une fois encore aussi fort qu'il put :

que pourrait-il répondre d'ailleurs !

 

il vit la peau se soulever un peu

juste entre les deux yeux

il loucha du mieux qu'il put

en concentrant toute sa force dans ce regard

il cria : je suis vivant ! Je suis vivant !

 

La peau se souleva complètement

et la bouche apparut entre les yeux

— Quel imbécile je suis ! dit Kateb

mais quel imbécile nom d'une pipe !

j'ai cherché ma bouche où elle n'était pas

et elle s'est cachée où je ne la chercherais pas

je n'ai pas su la convaincre d'exister

mais que je suis heureux de l'avoir retrouvée

même s'il me faut loucher pour la regarder !

ma bouche oh ma bouche je t'aime

je t'aime de mes deux yeux et je ne suis pas mort

je vais pouvoir le dire et ils m'entendront

m'entendez-vous ! ma bouche parle

mes yeux vivent je suis vivant vivant vivant !

décrochez ce crochet et crevez ce ballon

dites-moi si ma voix a reconstruit mon corps !

mon corps ! mes os ! il faut le reconstruire !

 

La voix de Kateb avait éclaté comme une vague

déferlant sur le chant des oiseaux

et la mer avait laissé tomber un peu d'écume

le ciel avait été parcouru d'un long frisson

qui avait émietté les nuages

 

— C'est moi, Kateb, le pêcheur d'oiseaux !

exultait Kabeb d'une voix formidable

et tout le monde vit la bouche entre les deux yeux

le monde c'était les oiseaux les petites filles

et Pierre aussi qui avait mal aux mains

 

— Kateb ! dit une petite fille, Kateb !

tu parles comme un vivant

ça n'est que de la géométrie bien sûr

mais qu'est-ce que c'est étonnant

cette bouche qui parle

et ces yeux qui regardent !

 

— Je suis vivant, dit Kateb

je suis aussi vivant que vous

je vous vois et je parle et vous m'entendez

c'est la preuve que je vis !

détachez-moi de ce ballon funéraire

il faut me reconstruire pour que j'existe vraiment.

 

Personne n'osait bouger maintenant

on avait un peu peur de cette chose

cette chose qui avait été Kateb

et qui ne lui ressemblait plus

cette chose qui faisait de la géométrie

et qui cependant avait une bouche

et s'en servait pour parler comme tout le monde

on se regardait les uns les autres

on regardait Pierre qui ne regardait personne

il fallait que quelqu'un se décidât

il fallait parler à cette chose

par exemple lui poser une question

et examiner attentivement sa réponse

il fallait une question pertinente

pas n'importe quelle question

comme tout le monde peut en poser

on ne pouvait pas être tout le monde

pour poser ce genre de question

mais qui la poserait et qui écouterait

l'inévitable réponse qui suivrait ?

Pierre regardait ailleurs

et se plaignait d'avoir trop mal aux mains

on ne pose pas des questions avec les mains

avec les ailes non plus d'ailleurs

et le bec n'est pas fait pour la parole

quant aux petites filles

elles étaient trop petites

leur vocabulaire était trop limité

en plus elles ne comprenaient pas tout

ce qui augmentait la difficulté

il ne fallait pas compter sur les petites filles

ni sur Pierre ni sur les oiseaux

autrement il n'y avait personne sur qui compter

c'est injuste d'un point de vue mathématique

mais les choses sont ce qu'elles sont

il faudrait que ça change

mais il n'y a rien à changer

 

Kateb était désespéré

il avait une bouche pour le dire

et des yeux pour pleurer

mais ça ne servait à rien

en retrouvant sa bouche

il n'avait en aucun cas

retrouvé son intégrité !

il pouvait toujours se consacrer

à la géométrie des larmes

et trouver les mots pour le dire

ce qui revient à faire de la poésie

mais à quoi bon la poésie

ils écouteraient en silence

mais personne ne poserait une bonne question

une de ces questions qui fait qu'on se sent vivant

et qui appelle une réponse sans ambiguïté

personne n'avait assez de cran

et au moment de tomber dans le ciel

pour regarder les âmes des morts

il pourrait pousser un cri de terreur

ou dire quelques vers bien ciselés

de toute façon il n'était pas question

de modifier le cours des choses.

 

— Quarante-sept ! dit une voix

qui n'était pas celle d'une petite fille.

 

— Quarante-sept ? pensa Kateb

est-ce qu'une petite fille vient de mourir ?

c'est triste mais j'y suis pour rien cette fois

quarante-sept ! cria-t-il pour qu'on l'entende

et une petite fille se détacha

du reste de la troupe

et les oiseaux les oiseaux noirs et blancs

s'étonnèrent en battant des ailes.

Quarante-sept ! cria Kateb encore plus fort

je ne sais pas ce que ça veut dire

mais je suis si heureux que ça dise quelque chose !

dis-moi ce que ça veut dire

c'est toi qui a parlé la première

 

— La première, non, dit la petite fille

je ne suis pas la première

mais c'est bien moi qui ai parlé

 

— Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux !

 

— Je suis heureux moi aussi.

 

— Heureux ? pourquoi heureux ?

 

— Parce que je t'aime bien, c'est tout

je te préfère vivant que mort, c'est tout

c'est bien que tu aies retrouvé ta bouche

je savais bien que tes yeux

c'était autre chose que de la pure géométrie

je le savais parce que j'ai bien regardé

et je suis heureux vraiment très heureux.

 

— Heureux ? pourquoi pas heureux ?

dit Kateb qui avait la bouche entre les deux yeux.

 

alors la petite fille jeta sa robe aux oiseaux

et les oiseaux piaillèrent en se disputant

elle jeta ses bracelets ses bagues ses colliers

ses chaussures pointues et son chapeau marrant

et Kateb n'en croyait pas ses yeux

et sa bouche ne le croyait pas non plus

 

— Ce que tu es dévergondée ! dit-il

je ne devrais pas te le reprocher

parce que tu es une très belle petite fille

mais ce n'est pas bien de jeter sa robe

de la jeter aux oiseaux piailleurs

et de faire rougir tes petites compagnes

toi tu n'as pas rougi

tu n'as pas honte

tu te montres telle que tu es

belle c'est vrai personne ne peut dire le contraire

mais ce n'est pas normal

de faire ce que tu fais

les petites filles ne doivent pas

se promener toutes nues

je ne sais pas si c'est interdit par la loi

c'est beau personne ne peut dire le contraire

mais il ne faut pas le faire

même pour me faire plaisir.

 

— Quarante-sept ! te dis-je !

fit la petite fille qui cachait son joli joli

derrière ses deux mains croisées

 

— Quarante-sept ? dit Kateb

c'est le nombre des petites filles

qui ne veulent pas se promener toutes nues

un c'est toi et je n'aime pas

te voir exhiber ce qui n'est pas encore achevé

 

— Un c'est moi, et je sais ce que je dis !

 

La petite fille était un petit garçon !

ça alors qui l'aurait deviné ?

et il fallait garder le secret

ne rien dire ni aux oiseaux

aux oiseaux noirs et blancs

ni aux quarante-sept petites filles

qui avaient été trompées comme tout le monde

 

— Personne n'en saura rien,

dit le petit garçon en retirant le crochet

et Kateb tomba par terre

avec un bruit d'os qui s'entrechoquent

il eut peur un moment d'avoir reperdu sa bouche

il ne perdrait pas les yeux

ils étaient imperdables

mais la bouche était si capricieuse

elle s'était bien perdue une fois

et ça pouvait recommencer.

 

Le petit garçon regarda à l'intérieur de Kateb

à travers les trous du crochet

il y avait deux trous

et il avait deux yeux

comme ça tombait bien !

il vit la salade d'os au fond

il n'était pas très fort en anatomie

enfin en anatomie des os

et il se demanda si la recomposition de Kateb

n'était pas une tâche au-dessus de ses forces.

il regarda Kateb droit dans les yeux

et Kateb comprit son désarroi.

 

— Ça ne va pas être facile, je le sais

dit Kateb, qui ne savait rien de l'anatomie

enfin de l'anatomie des os

on fera ce qu'on pourra n'est-ce pas ?

 

Le petit garçon fit un premier arrangement

ça n'allait pas du tout

Kateb avait l'air d'une armoire

d'une armoire avec les portes ouvertes

et ça ne lui allait pas du tout

il détruisit l'armoire et ses portes

et arrangea les os en forme d'homme

mais la forme n'était pas encore celle d'un homme

cette fois on aurait dit une chaise

avec quatre pieds barreaudés

et des accoudoirs en forme de lion

décidément ce n'était pas facile

de recomposer un homme

 

il y avait le problème de la bouche

— Avant ma bouche était à la place de la bouche

et les yeux à la place des yeux

c'est un problème qui nous échappe je crois

il vaut mieux ne pas s'en occuper

l'essentiel est de pouvoir parler

bien sûr ça me donne un drôle d'air

on verra plus tard si c'est possible

 

Le petit garçon ne savait pas

ce qui était possible

et ce qui ne l'était pas

en matière de recomposition d'un homme

il avait une vague idée

de la composition du squelette

— Pourrais-tu te contenter d'un bras ?

demanda-t-il à Kateb qui répondait

qu'un bras c'est mieux que rien

mais qu'il vaut mieux en avoir deux

c'est plus naturel et c'est plus beau aussi

 

— Je t'assure qu'il n'y a qu'un bras là-dedans

expliquait le petit garçon en montrant les plans.

et Kateb comptait les pièces une fois de plus

il n'en manquait pas une

pas même la moitié d'une

mais ils avaient beau tourner et retourner

le problème dans leurs têtes

chaque fois qu'ils assemblaient l'ensemble

Kateb ne ressemblait pas à un homme

mais à quelque chose de familier

un meuble ou un arbre une machine

et c'était très ennuyeux ce qui arrivait

parce que Kateb était un homme

et qu'il avait besoin d'une forme d'homme

pour exister d'une façon décente.

 

Ils s'escrimèrent pendant deux heures

et puis le petit garçon s'assit dans le sable

la tête dans les mains il pleurait

il avait fait tout ce qu'il pouvait faire

il y a combien d'os dans un squelette d'homme

un Arabe est un homme comme les autres

ç'avait été si facile de le démonter

et c'était si difficile de le remonter

il devait bien y avoir une solution

 

Kateb était cette fois en forme

d'essieux de wagons de chemin de fer

du type bogies avec roues à bâton

ce n'était pas une forme confortable

ni utile d'ailleurs ni belle en plus

 

quel fatras d'os dans cette peau !

pensa-t-il en commençant le démontage

où sont les bras les jambes le tronc

et la tête ma tête ma tête de Kateb

une tête pour loger mes yeux ma bouche mon nez

quelque chose cloche dans notre raisonnement

 

et comme il retirait un os essentiel

toute l'architecture s'effondra d'un coup

dans un bruit qui étonna tout le monde

le monde c'était les oiseaux les petites filles

Pierre et le petit garçon qui ne savait rien

mais alors rien de l'anatomie.

 

LES MIRACLES

 

Pierre mangea ses mains

ce qui était le meilleur moyen

de se libérer du piquet

auquel les petites filles l'avaient attaché

avec un lien qui n'était pas bon à manger.

il perdit donc une dent

qu'il cracha et qu'il enfonça

dans le derrière d'une petite fille

qui s'enfuit en hurlant

dans les rues du village

où elle disparut corps cris et âme

— Quarante-six, fit Pierre d'un air satisfait

je ne peux plus compter sur mes doigts

mais je connais la solution

au problème qui vient d'être posé

quarante-six c'est le nombre

de petites filles qu'on va violer cette nuit

à moins que le sort en soustrait

encore quelques-unes

les moins propres à ce genre de délassement

les plus sales surtout à l'endroit du pipi

parce que j'aime ça sans raison

qu'il n'y a pas de raison de ne pas l'aimer

je n'ai pas demandé son avis au bon dieu

je ne demande l'avis de personne d'ailleurs

je fais ce que je veux

par exemple je mange mes mains

il me tombe une dent

et je la mets dans un derrière

c'est le derrière d'une petite fille

je n'y peux rien c'est comme ça

chaque fois que je fais ce que je veux

 

— Moi aussi je fais ce que je veux !

dit le petit garçon qui avait été une petite fille

il abandonna son ouvrage de peau et d'os

au grand dam de Kateb

qui empêcha sa bouche de sourire

ce qui était une manière

de l'empêcher de faire ce qu'elle voulait

elle voulait beaucoup en ce moment

il n'y avait pas de raison de la laisser faire

non mais ! dit Kateb avec sa bouche

qui ne voulait pas le dire

mais qui le dit quand même

non mais ! répéta-t-il avec la même bouche

qui ne contenait pas sa colère

et qui laisse passer le message suivant :

mon nez ! ce qui désappointa Kateb

à ce point qu'il se tut

non mais ! fit la bouche en cul de bouche

en voilà des manières

de ne pas s'accorder avec sa pensée !

 

Le petit garçon n'avait pas écouté la leçon

qui venait d'être donnée à son usage

aussi il arracha le minuscule sexe

qui pendouillait entre ses jambes

il poussa un petit cri de douleur

mais comme il avait du courage

il fit semblant de ne pas avoir mal

il serra les dents et ravala ses mots

tandis que la douleur augmentait

il pensa : non ! quarante-sept

et quand j'aurai fait de Kateb une fille

le compte sera bon à quarante-huit

et cette histoire retrouvera le sens

qu'elle avait avant qu'on se mette

à supprimer des petites filles

pour un oui ou pour un non

non mais ! pensa-t-il mais personne

n'entendit ce qu'il disait derrière ses dents

ce qui n'avait pas vraiment d'importance

parce que « un » les petites filles ne savent pas compter

« deux » Kateb a autre chose à faire

et « trois » Pierre est un menteur

ce que tout le monde sait

maintenant que je suis une petite fille

je ne vais pas me laisser violer

par un professeur de violon !

 

— C'est curieux, dit Pierre interrogeant

une calculatrice avec ses pieds

c'est curieux mais c'est vraiment curieux

 

— Qu'est-ce qui est curieux ? dit le petit garçon

qui pouvait poser ce genre de question

parce qu'elle n'augmentait pas une douleur

déjà à la limite du supportable.

 

— C'est toi qui est curieux ! dit Pierre

est-ce que je te pose des questions, moi ?

non, n'est-ce pas ? aucune question

n'a franchi le seuil de ma bouche

pour frapper à la porte de ton oreille !

 

— Je ne suis pas curieux ! cria le petit garçon

Je suis curieuse, ce n'est pas la même chose !

 

— C'est donc toi que je vais violer en premier !

 

— Me violer ? Pas question ! dit le petit garçon

enfin... le petit garçon-fille

la petite fille-garçon... c'est curieux

qu'il n'y ait pas de masculin à fille

ce serait vraiment pratique

mais voilà ça n'existe pas

et en plus il faut faire attention

à la confusion fille fille

ce n'est pas la même chose pas du tout !

il ne faut pas confondre fille et fille

sinon on se fourre le doigt dans le nez non mais !

 

— Ce qui me plairait bien, dit la bouche de Kateb

c'est une glace à la fraise

avec des morceaux de chocolat noir

une feuille de menthe sauvage

et les pages 1143 à 1247 de mon dictionnaire

je ne sais pas si quelqu'un peut m'aider

quelqu'un peut-il me le dire ?

il faut bien que j'éprouve du plaisir

sinon où irait le monde

dont je parle si bien quand je parle

 

— Tais-toi, ma bouche ! dit Kateb

en se mettant la main sur la bouche

ce qui l'empêche de parler

du coup il ne dit plus rien

et la bouche non plus

 

— Je sais faire des miracles quand je m'y mets

dit Pierre au petit garçon incrédule

enfin à la fausse petite fille incrédule.

 

— Ce n'est pas faire un miracle que de me violer !

tout le monde sait faire cela

les miracles c'est justement

ce que tout le monde ne peut pas faire

par exemple moi je peux

me transformer en chapeau melon

et tu n'y verras que du feu

tellement tu es bête tellement tu es médiocre !

 

— En chapeau melon ! et puis quoi encore !

et puis ce n'est pas un miracle

que de se transformer en chapeau melon

c'est de la magie pure et simple

et le bon dieu n'aime pas cela.

 

— Je ne suis pas un magicien !

et puis on ne parle pas du même dieu

 

— C'est donc qu'il y en a deux !

fit Pierre incrédule sur un ton railleur.

 

Le petit garçon

qui était en réalité une petite fille

souffla dans le sexe minuscule

mais gonflable

qu'il s'était arraché

avant de devenir une petite fille

il exhiba le sexe tendu

en prenant bien soin de pincer l'ouverture

afin que l'air ne s'en échappe pas.

 

— Ce n'est pas un miracle, déclara Pierre

et les petites filles semblèrent l'approuver

je vais te montrer, moi, ce que c'est qu'un miracle.

 

il ferma les yeux et gonfla les joues

les petites filles l'imitèrent à la perfection

et le petit garçon haussa les épaules

 

— Ce n'est pas un miracle, dit-il à Pierre

tout le monde sait faire des imitations

je ne suis pas du tout impressionné.

 

mais le petit garçon n'était pas au bout de sa surprise

car il faut le dire sans rien cacher

il était quand même un peu étonné

que les petites filles aient été capables de perfection

et soudain il vit l'énorme chose

qui apparaissait entre les jambes de Pierre

— Ça alors, fit-il sans cacher son étonnement

je ne sais pas si c'est un miracle

mais je te souhaite de ne pas l'avoir gonflé à l'hélium !

 

— Trop tard pour le conseil ! dit Pierre

et il s'éleva lentement suspendu

 

— Ce que c'est chouette ! s'exclama l'enfant

je n'ai jamais rien vu d'aussi chouette

tu l'as vraiment gonflé à l'hélium

on peut dire que tu n'as pas peur quand tu oses

 

— Je te l'avais dit, disait Pierre d'en haut

en matière de miracles, mon petit

tu ne m'arrives pas à la cheville

reluque un peu la dimension

ce qui est déjà une donnée miraculeuse

mais vois un peu les avantages de l'affaire

je vole comme un oiseau !

je suis un oiseau !

essaie d'en faire autant, minable magicien !

 

c'était une insulte étonnante

aussi le petit garçon ne s'en offusqua pas

d'ailleurs il n'était ni magicien ni minable

ce qui était encore plus étonnant.

 

il dégonfla son sexe maintenant ridicule

ce qui fit beaucoup rire les petites filles

et il demanda à Kateb si ça lui plairait

d'avoir deux sexes une fois reconstruit.

 

— Je préférerais avoir deux bouches

dit Kateb qui n'avait pas envie de rire

une pour parler comme tout le monde

et une autre pour parler aux oiseaux

je n'ai pas l'ambition de voler dans le ciel

j'irai au ciel quand le moment sera venu

je ne sais pas si je choisirai ce moment

mais moi aussi je jouerai au ballon

au ballon gonflé à l'hélium

et si les oiseaux font grève ce jour-là

le jour de ma descente dans le ciel

je ne souhaite à personne de se dé-composer

comme cela m'arrive un peu bêtement

deux bouches ce serait vraiment une bonne affaire

mais je vois bien que ce n'est pas possible

je me contenterai donc d'un deuxième sexe

il est petit on ne peut pas dire le contraire

mais il plaira aux petites filles

n'est-ce pas les petites filles qu'il vous plaira ?

 

— Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

 

— Bien, puisque je ne me trompe pas

ce qui m'arrive rarement ces temps-ci

je te remercie d'avoir pensé à moi

je te remercie aussi pour tous les efforts

qui n'ont pas abouti à ma reconstruction.

 

— Ce n'est rien, dit l'enfant, ce n'est rien

rien qu'un peu d'amitié, simplement de l'amitié

je suis heureux de savoir

que désormais tu pourras me violer

enfin dès que ce sera possible bien sûr

quand je serai une femme

ce qui m'arrivera un de ces jours

tu pourras m'épouser ce qui est mieux je crois

je ne sais pas exactement pourquoi

mais quelque chose me dit que ce sera mieux

pas mon petit doigt rapporteur

parce que je te l'ai donné

et que tu l'as accepté

je t'en remercie du fond du cœur

quelque chose quelque part dans ma tête

me dit que ce sera mieux

que d'être violé par son propre sexe.

 

— Je n'ai pas tout compris, dit la bouche de Kateb

sauf qu'en matière de miracle

tu n'es pas aussi fort que tu disais

les chapeaux melon ne se mangent pas

les glaces à la fraise c'est autre chose

si tu avais un peu le sens de l'amitié

tu ferais un miracle pour moi.

 

l'enfant regarda le regard géométrique de Kateb

pour y chercher une réponse qui ne s'y trouvait pas

Kateb n'avait pas forcément envie

d'une glace à la fraise et de pages de dictionnaire

il avait d'autres soucis plus inquiétants

par exemple comment maîtriser cette bouche

qui réclamait des miracles faciles.

 

Pendant ce temps Pierre s'était approché du ciel

son ballon avait la forme d'une saucisse

à vrai dire sa saucisse était un ballon

un ballon gonflé à l'hélium

il navigua entre les morts

frémit un peu au contact

de la petite fille qui était morte pour rien

et il s'arrêta un peu à l'écart

observant les oiseaux qui le regardaient

c'est inquiétant un oiseau qui regarde

il a deux yeux c'est deux fois plus inquiétant

d'autant qu'il ne regarde qu'avec un seul œil à la fois

multiplié par des milliers d'oiseaux

ceux qui sortent la tête du ciel

et ceux qui foulent le sable blanc au bord du ciel

cela fait vraiment beaucoup d'inquiétude

mais enfin c'est comme cela la mort

c'est inquiétant un point c'est tout

on est là suspendu à son ballon gonflé à l'hélium

et le ciel s'arrête quelque part

contrairement aux idées reçues

parce que le monde est plein d'idées

reçues de préférence c'est plus commode

des idées sur la mort il n'en manque pas

de l'idée numéro un à la nième

des idées sur tout et surtout sur la mort

la mort qu'on reçoit en plein dans la tête

comme ça hop un jour que dieu fait

et même les jours que dieu ne fait pas

la mort est possible tous les jours

il paraît qu'elle arrive même la nuit

la nuit est un moment mal choisi

on ne devrait pas choisir ce moment-là

d'abord on n'y voit pas grand-chose

ce qui est une mauvaise affaire en soi

ensuite on a un petit peu froid

même tout près de la cheminée

on pourrait se jeter dans le feu

mais ce n'est pas une façon de mourir

ça pue tellement

ça pue pour tout le monde et tellement !

enfin le monde est plus petit la nuit que le jour

ça peu de gens le savent mais c'est vrai

je l'ai vérifié avec mes instruments

ce sont des instruments de bonne qualité

et je sais m'en servir pour mesurer exactement

et ce que j'ai mesuré confirme le fait

le monde est plus petit la nuit que le jour

c'est une idée terrifiante

c'est pour ça que je l'ai vérifiée

on ne s'amuse pas avec la peur

il vaut mieux mesurer

et avoir peur comme il faut

plutôt que de ne rien comprendre

et avoir peur quand même

ce que le monde est petit la nuit !

surtout si c'est le moment de mourir

ou si c'est la dernière nuit

alors là le monde ressemble à une saucisse

et on est enfermé à l'intérieur de la saucisse

on est la chair de la saucisse

et c'est un immonde boyau de cochon

qui nous sépare du néant

moi ce genre d'image terrifiante

ça me donne envie de vomir

je vomirais même avec un boyau de vache

ce n'est pas une question de cochon

ni même une question de vache

c'est une question d'homme ou de femme

pas d'enfant

parce que les enfants n'ont pas le droit de mourir

il arrive qu'ils meurent bien sûr

la justice n'est pas parfaite —

voilà ce que Pierre pensait

pendant qu'il était suspendu au-dessus du ciel

attendant qu'un oiseau se décide

à crever le ballon gonflé à l'hélium

et que la mort s'éteigne doucement

sur son visage halluciné

tandis que l'hélium siffle à ses oreilles

et l'air du ciel éclaté de nuages blancs et noirs

jusqu'à ce que la mort ne soit plus

qu'une ombre au fond du ciel

là où la matière est une autre matière

et où la vie doit être une autre vie

voilà ce que Pierre pensait

et il regardait le regard des oiseaux

c'était irrésistible cet homme suspendu

et ce ballon en forme de saucisse

qui hésitait entre le ciel et la mer

dans cette zone d'incertitude

où l'horizon est un point d'interrogation.

 

— Je peux en faire autant, dit le petit garçon

aux petites filles qui n'en croyaient rien

parce qu'elles pensaient à autre chose

 

— On n'en croit rien, disaient-elles en riant

d'ailleurs tu n'es plus un petit garçon

tu n'es pas non plus une petite fille

qu'est-ce que tu vas gonfler, dis-le nous ?

 

— Je ne gonflerai rien, dit le petit garçon

il ne me poussera pas des ailes non plus

je m'élèverai très haut au-dessus de vos têtes

et la mer m'engloutira à jamais

un pareil miracle n'a jamais eu lieu

il faudra que vous me croyiez

la mer est infinie et mon âme est sincère.

 

— Fais-le ! fais-le donc ! disaient les petites filles

fais ce que tu dois prouver à tout prix

nous serons les témoins de ta science

et quand nous serons grandes et amoureuses

on l'enseignera à nos petites filles fais-le !

 

Le petit garçon avait la fièvre

la terrible fièvre qui fait mal aux yeux

à ce point que tout devient trouble

et qu'on ne se demande pas pourquoi

c'est une fièvre rare qu'il vaut mieux éviter

si on n'a pas vraiment le sens du miracle

ou si l'on n'est qu'un simple magicien

le petit garçon ferma les yeux gonfla la bouche

et le sable s'effilocha autour de lui

il serra les poings et tira la langue

et le sable se creusait sous ses pieds

les petites filles ne croyaient pas aux miracles

à la magie non plus d'ailleurs

et c'était très difficile de les convaincre

il fallait aussi étirer le cou comme font les oiseaux

rentrer les épaules creuser le ventre

ce n'était pas facile comme posture

et c'était pas mal du tout d'y arriver

mais était-ce vraiment très efficace ?

 

c'est la bouche de Kateb qui posait la question

c'est comme ça quand on a envie

d'une glace à la fraise ou d'une pastèque juteuse

on pose des questions sur les sujets graves

et comme on n'a pas la réponse

on embête tout le monde

on ferait mieux de la fermer

cette bouche de trop et pourtant solitaire

mais il ne faut pas trop l'espinguer

elle est capable de trafiquer les mots

de vous faire dire « mon nez » au lieu de « non mais »

je sais ce que je dis quand je parle de bouche

vous pouvez écouter le conseil d'un ami

 

— Tu n'es pas mon ami, cria la bouche

à Kateb qui venait de dire

ce que je viens d'écrire

et puis quoi encore ! cria-t-elle encore

et si j'étais étrangère, hein ?

avec un horrible accent étranger, hein ?

et du rouge à lèvres indélébile

qui te ferait ressembler à une femme, hein ?

Tu parles d'un ami que j'ai là !

un perroquet, oui ! une chimère

d'ailleurs il lui pousse une tête de chèvre dans le dos

ça ne va pas du tout

avec la couleur de sa crinière !

 

— Ne te moque pas boum de moi plouf

tentait de dire Kateb

rachpapon et plon toi derrière meuh !

ça suffit bouche théorique

non c'est rhétorique que je veux dire !

est-ce que je sais ce que je veux dire seulement ?

plaf plif plouf ruru banban zim !

arrête de te moquer de moi

devant tout le monde !

je t'arracherais si je n'avais pas perdu la tête

seulement voilà je l'ai perdue

je ne sais pas ce qui m'arrive

et comme c'est humiliant et terrible

tu me laisses parler maudite bouche !

 

tu me laisses parler quand je suis médiocre !

 

Kateb avait crié si fort mais si fort

que tous les oiseaux d'un coup s'envolèrent

c'était une bouche très embêtante

mais elle avait beaucoup de voix !

 

— Quinze parties de quinze chapitres de quinze pages

soit trois mille trois cent soixante-quinze pages

c'est la dimension que tu devras donner à ton œuvre

si tu es un auteur sérieux

ce dont je doute

bien sûr.

nous avons

donc déjà parcouru

à peine un peu plus de six pour cent

de cette exigeante et irréversible dimension littéraire

ce n'est rien Kateb à côté de ce qui se prépare

 

Kateb avait frémi en entendant la bouche

il n'écrirait plus jamais c'était sûr

à moins que quelqu'un le reconstruisît

mais qui trouverait la solution ?

pas les petites filles les petites filles

ne sont pas assez grandes

pour reconstruire les hommes détruits

Pierre non plus ne le ferait pas

maintenant qu'il faisait des miracles

le petit garçon avait tout essayé

tout ce qui était possible dans sa tête

et Kateb était toujours détruit

et les oiseaux s'en fichaient complément

d'ailleurs ce n'était pas une affaire d'oiseaux

les oiseaux ne sont pas faits pour construire

ils volent ils piaillent

ils aiment les hommes

ou ils ne les aiment pas

mais sitôt qu'un homme est détruit

de la plus sinistre façon

et Kateb est un bon exemple

alors les oiseaux faisaient semblant de chanter

de voler de piailler et de se reproduire

ce n'était pas par méchanceté

ni par impuissance devant l'impossible

rien n'est plus moral que la nature

seulement les oiseaux sont des oiseaux

ils ne savent pas ce que c'est qu'une destruction

ils vivent ils meurent

ils s'aiment ou ils se font la guerre

ils fabriquent des raisons irréfutables

pour tous les actes de la vie civile

(y a-t-il une autre vie je me le demande)

et ne sachant pas détruire ni être détruit

ils ne peuvent pas reconstruire

ce qui leur paraît exister normalement

et qui est pourtant détruit foi d'homme !

non ce n'était pas une affaire d'oiseaux

ce pouvait être une affaire de miracle

mais qui croit aux miracles encore de nos jours ?

il faut croire pour que ça arrive

ça arrive toujours de cette façon

et ni Pierre ni le petit garçon ne sont des gens sérieux

ils s'amusent aux miracles

c'est un jeu dangereux mais c'est leur affaire

jeu plus danger n'égalent pas miracle

c'est tout ce qu'on peut dire de cette affaire-là

et ne me parlez pas de ma bouche

disait Kateb à des auditeurs imaginaires

ne me parlez pas de cette infidèle

j'en ai besoin pour parler

mais peut-être n'ai-je plus besoin de parler

maintenant que je suis détruit à jamais

c'est une question qu'il faut que je me pose

il n'y a peut-être pas de réponse

ça me fera passer le temps

jusqu'à ce qu'on me reconstruise

ce qui saura tarder le temps qu'il faut

quel temps faut-il aujourd'hui ?

c'est la question à poser à une passante

elle ne passait pas elle tapinait

et la question ne fut pas comprise

comme elle aurait dû l'être

tant pis ce sera pour une autre fois

les questions de sexe sont en attente

le siècle prochain sera très sexy

et on pourra poser toutes les questions qu'on veut

bien sûr on voudra beaucoup de questions

« il faut plus beau qu'hier

et moins beau que demain »

« il faut le temps qu'il faut »

« il faut bien assez beau

on n'aime pas les touristes »

« il faut un sale temps

pour aller chercher les champignons »

« il faut si beau quand on s'aime »

 

C'est amusant de se poser les questions

que les hommes futurs se poseront

on est en avance sur son temps

on est un précurseur des temps futurs

la pensée passe par cet amusement

pour devenir sérieuse au bon moment

au moment où quelqu'un écoute

et s'imagine préparer le futur

le futur dont tout le monde sait qu'il n'existe pas

« et quelle heure vous faut-il, madame »

« une heure me suffira n'importe laquelle »

« il faut que je vous fasse un enfant c'est important »

« s'il le faut n'importe lequel me suffira »

plus tard beaucoup plus tard

les poules auront toujours des dents

et la question sera toujours la même

« est-ce que je peux vous faire un enfant ? »

« est-ce qu'il faut que je vous fasse un enfant ? »

« est-ce bien prudent de faire un enfant ? »

« est-ce nécessaire cet embryon ? »

c'est l'embryon de Pierre ou du petit Thomas ?

c'est un miracle ou c'est de la magie ?

Qu'est-ce qui existe après la question ?

qu'est-ce qui meurt après la réponse ?

 

c'est la bouche qui parle qui parle qui parle

elle n'arrête pas de parler

et je ne dis pas ce que je veux dire

je n'arrête pas d'être détruit

et je ne détruis rien de ce qui ne s'arrête pas !

 

Kateb avait encore crié très haut

mais cette fois les oiseaux ne s'envolèrent pas

ils marchaient entre les petites filles

ils les regardaient des pieds à la tête

des pieds surtout pourquoi ? on ne sait pas

c'est une question un peu annexe

et il n'est pas nécessaire d'y répondre

par le moyen de l'écriture

chaque œuvre nouvelle doit écraser la précédente

jusqu'au jour où tout s'arrête en forme d'échec

c'est une chose que les oiseaux ne savent pas

ce qui ne les empêche pas

de reluquer les petites filles

des pieds à la tête des pieds surtout

il y a pourtant des têtes très jolies

des têtes avec des cheveux des yeux une bouche

des têtes bien construites comme il faut

mais c'est une chose que les oiseaux méprisent

peut-être parce que les pieds ont cinq doigts

les mains aussi

mais on ne marche pas sur les mains

est-ce qu'on vole en claquant du bec ?

 

— C'est quoi cette saucisse ? dit un oiseau

en montrant la saucisse de Pierre.

 

— Je ne sais pas, dit un autre oiseau

mais si tu penses que c'est une saucisse

je te crois sur parole foi d'oiseau !

 

— C'est quoi cette saucisse ? dirent d'autres oiseaux

 

l'autre oiseau ne répondit pas

 

— C'est quoi cette saucisse ? dirent mille oiseaux

 

c'est une sacrée question

la question de mille oiseaux

on ne sait pas s'il faut répondre

ou leur tourner le dos et s'envoler vers l'horizon

si l'on est un oiseau bien sûr

ce qui n'est pas toujours le cas

en tout cas dix mille puis cent mille oiseaux

se mirent à poser la question

en chœur en canon à contre-chant en syncope

si bien que la question n'était plus posée de la même façon

y répondre était inutile

de plus c'était dangereux

parce que tout le monde n'avait pas forcément

la même idée sur la question

l'autre oiseau se mura dans son silence

et comme il était le seul oiseau

parmi des millions d'autres oiseaux

à ne poser aucune question à qui ? à quoi ?

il s'attira des regards pleins de reproches

des reproches pas très clairs mais sévères

et il s'envola vers l'horizon

pour échapper aux questions

que chacun se posait à son sujet.

 

Le petit garçon connaissait la réponse

les petites filles aussi et ça les faisait rire

ce qui n'enlevait rien à leur innocence

on peut être innocent et tout savoir

d'une question aussi particulièrement particulière

n'est-ce pas les petits enfants n'est-ce pas ?

n'est-ce pas qu'on peut tout savoir

et cependant ne pas vraiment savoir ?

 

— Je l'ai gonflé à l'hélium, voilà tout !

dit Pierre sur un ton docte machin

il n'y a pas de secret c'est de l'hélium

du plus léger que l'air

ce qui n'a rien à voir

avec le secret des oiseaux

voilà je pense que j'ai tout dit

j'espère n'avoir déçu personne

ça m'ennuierait beaucoup mais si c'est le cas tant pis

que les ennuyés se rassurent

on ne s'ennuie pas tous les jours

c'est la règle des vivants et des morts

de ceux qui vivent sur la terre

et de ceux qui meurent dessous

heureusement qu'il y a des règles

et des gens pour les respecter

sinon où irait le monde

et avec le monde où irait l'humanité

et avec l'humanité où irait dieu

enfin l'idée de dieu soyons honnête

d'un point de vue strictement scientifique

le seul qui nous préoccupe ici

puisque nous considérons après l'avoir vérifié

que la littérature est une science exacte

soyons honnête disais-je

l'idée de dieu est inexacte

ce qui prouve que ce n'est pas une idée scientifique

 

Justement ! rétorquent les amateurs

ce n'est pas une idée scientifique

c'est notre idée et ce n'est pas la science

qui nous l'a donnée —

c'est la science qui nous a donné l'hélium

et l'idée de s'en servir pour imiter les oiseaux

ce n'est qu'une imitation

elle n'est pas parfaite mais ça marche

c'est l'essentiel que demande le peuple ?

 

et Pierre ouvrit un robinet

qui laissa échapper un mince jet de gaz

— c'est un problème de robinet, dit-il

il n'avait pas de craie pour écrire sa pensée

mais devant un auditoire aussi peu savant

il pouvait se contenter d'un vague commentaire

que tout le monde apprécierait

à sa juste et mesurée valeur mathématique.

 

— Étant donné que ma saucisse

renferme une quantité A de gaz hélium

et que le robinet à un débit B

calculer la vitesse de la descente dans le ciel

et le moment exact où cette vitesse

ne dépendra plus de ce problème

mais d'un autre qui est beaucoup plus simple

et qui tient compte de la gravité terrestre

dans un ciel si serein

le problème de l'impact est d'un niveau tel

qu'il faudra un miracle pour le résoudre.

à moins que monsieur le magicien

(il s'adressait au petit garçon)

n'ait une solution magique à nous proposer

ce qui ne semble pas être le cas

à moins que je ne me trompe tout à fait.

 

Le petit garçon se fichait complètement

de la question des miracles en mathématiques

il y en avait eu de nombreux au cours des siècles

et ça n'empêchait pas les hommes de mourir de faim

quand il n'y avait plus rien à manger

on pouvait calculer ce genre de mort

avec une exactitude stupéfiante

mais tout le monde sait

qu'on meurt exactement

au moment où on meurt

et si l'on multiplie ce moment

par des millions d'hommes qui ne mangent pas

on mesure exactement la folie

qui habite ceux qui mangent à leur faim

évidemment c'est un autre problème

on ne peut pas comparer

d'autant que l'hélium ne se mange pas

on vole dans les airs

ou on crève de faim par terre

c'est un problème mathématique

dont tout le monde connaît la solution

 

et tandis que Pierre amorçait la descente

la bouche de Kateb lâcha un cri énorme

un cri en forme de girouette sur la pointe de l'église

les petites filles eurent très peur mais les oiseaux

les couvraient de leurs ailes maintenant

il faisait chaud sous l'aile des oiseaux

et l'écho ne rendit pas le cri de Kateb

ç'avait été un cri terriblement déprimant

et maintenant qu'il n'existait plus que dans la mémoire

on attendait que ça recommence

que sa bouche s'ouvre entre les yeux

qu'elle écarte la peau de chaque côté

et que soudain le cri surgisse

ne sachant d'où vient le vent

et si l'écho a encore de la voix

c'était terrible cette attente sous l'aile

on ne voyait pas les yeux des oiseaux

on entendait la voix de Pierre

il parlait de miracles

de dieu de la vie de la mort du néant

il descendait lentement dans le ciel

où les âmes des morts se croisaient sans cesse

comme Ulysse il avait le cœur serré

mais rien ni personne ne l'empêcherait

de continuer sa folle et fantastique entreprise

les oiseaux l'admiraient un peu

il mourrait d'une façon ou d'une autre

noyé pendu guillotiné écartelé

il lui arriverait quelque chose de mort

avant de toucher le fond du ciel

dont seuls les oiseaux connaissaient le terrible secret

 

maintenant il avait les pieds dans le ciel

l'hélium giclait avec une régularité d'horloge

il sentit une fraîcheur le long de ses jambes

peut-être un nuage porteur d'humidité

ou une brise en quête d'orage

cela montait comme des veines

irriguait tout l'intérieur de son corps

comme un poison s'insinue jusqu'à la vie

de chair en chair jusqu'à toucher la vie

il pouvait sentir la vie en lui

c'était un poids et il le mesurait

avec une exactitude qui le réjouissait

ses pieds étaient déjà morts

ou bien il faisait tellement froid

le froid était une possibilité

la mort une certitude

qu'est-ce qui est noir quand on meurt ?

il n'y avait pas de drap

et ses mains cherchaient le vide

le vide était insondable

mais ses mains aimaient le vide

il y avait beaucoup d'amour dans son cœur

maintenant qu'il finissait de vivre

il s'arrêtait avant la mort

ce n'était pas du tout comme il avait imaginé

il croyait au voyage

et il ne voyageait pas

il était arrêté

et le ciel l'absorbait lentement

le froid montait encore

son ventre s'était arrêté de vivre

il pouvait fermer le robinet

pour savourer ce passage inouï

mais le chuintement du gaz l'aidait à mourir

c'était une dernière voix

le souffle sans les mots qui ne veulent plus rien dire

au moment où il n'y a plus rien à dire

où tout est à espérer

où tout se compose une bonne fois pour toutes

où personne ne sait ce que ça veut dire

des personnes qui voudraient tout savoir

de cette mort énigmatique

de cette mort qui est peut-être une maladie

une maladie quelque part dans la tête

au moment du plus grand besoin de vivre

le souffle

les mots

le jet de gaz

les molécules

la mort

la vie

puis les poumons un froid terrible

la gorge la bouche disparaît

il reste les yeux pour regarder

des milliers d'oiseaux se pressent sur le bord de la plage

pourquoi ne volent-ils pas ?

on dirait qu'ils font la grève

il y en a des milliers

pourquoi ne feraient-ils pas la grève ?

 

robinet

 

SOLITUDE DE KATEB

 

Le temps avait passé

la télé n'était plus ce qu'elle avait été

on reconnaissait les mêmes chansons

mais le maquillage ne trompait personne

il y avait un nouveau générique

pas mieux que le précédent mais pas mal

on y voyait une tortue multicolore

mais multicolore pas comme un échiquier

multicolore avec des plans superposés

je ne sais pas si je m'explique bien

le fait est que la tortue était multicolore

elle traversait l'écran de gauche à droite

exactement dans le sens de l'écriture

et elle ne rencontrait rien sur son passage

tiens ? se demandait-on alors avec justesse

elle ne rencontre rien sur son passage

et pourtant elle est multicolore

tout le monde n'est pas multicolore

mais ceux qui le sont le savent bien

quand on est multicolore comme une tortue

on écrit de gauche à droite ce qui est normal

et on rencontre beaucoup de monde

bien sûr si l'écran est vide c'est plus difficile

de rencontrer quelqu'un qui ne s'y attend pas

alors on éteint la télé et on recommence

et c'est exactement la même chose

rien n'a changé

sauf qu'on n'a plus la couleur

ce qui est vraiment très embêtant

la tortue parle alors à l'intelligence

ça fait mal par où que ça passe

et ça se passe dans un concert de gris

ce qui fait qu'on ne comprend pas tout

remarquez, dit le zozo en question

en allumant un pétard au safran

le générique n'est qu'un avertissement

on le prend au sérieux ou pas

la tortue ne rencontre personne

elle a perdu toutes ses couleurs

ça doit bien vouloir dire quelque chose

parce que si on lit bien de gauche à droite

au lieu de faire le contraire

par un goût inconsidéré de la complication

et peut-être même aussi de la contradiction

ce qui est grave pour la survie des tortues

alors on voit bien que c'est un jeu de mots

ce qui veut dire que c'est amusant

mais pas forcément savant

ils sont comme ça à la télé de nos jours

ils jouent avec les mots-images

jusqu'à ce que la couleur ressemble à une panne

c'est fortiche comme trucage de la pensée

et en plus c'est nourrissant

la preuve depuis l'année dernière

on a doublé le volume de notre présence

c'est chouette parce qu'on a l'impression

d'être plus nombreux

en fait comme il y a eu

plus de morts que de naissances

on est effectivement moins nombreux

mais c'est la qualité individuelle qui compte

c'est à cause de nos mains

en forme de pattes de tortues

depuis qu'on n'a plus le droit

de mettre nos doigts dans les prises électriques

on s'amusait à l'ampoule qui s'allume

ça nous donnait un regard terrifiant

en fait on ne terrifiait personne

mais tout bien considéré

il y avait de quoi faire peur

c'est comme ça qu'on écrit des livres

il y en a qui croient que pour écrire un livre

il suffit de se trancher la main

et de la donner à manger aux oiseaux

la main ne veut pas se laisser manger

elle court aussi vite qu'elle peut

et les oiseaux lui donnent des coups de bec

si l'on additionne le nombre de pas

que la main a exécuté dans sa fuite

au nombre de becs qui l'ont frappée

(et non pas au nombre de coups de bec

erreur commise jadis par une école littéraire

dont par égard spécial je tairai le nom)

on obtient le nombre de pages à écrire —

bien sûr le roman ou le poème le livre enfin

n'est pas écrit de cette manière

on a obtenu par exemple

trente mille quatre cent quatre-vingt-onze pages

elles sont blanches c'est vrai

mais le moyen cité nous a permis

de connaître ce chiffre hallucinant

à nous de décider si l'aventure nous tente

si tel est le cas et c'est souvent le cas

il ne reste plus qu'à écrire de la page un

à la page trente mille quatre cent quatre-vingt-onze

on écrit ce qu'on veut

on choisit la méthode qu'on veut

l'essentiel est de ne pas se laisser distraire

par un phénomène que je peux décrire

en attendant que la télé se rallume —

pendant que vous écrivez

mais pas tout de suite

pas à la page un

évidemment vous avez mal à la main

les coups de bec d'oiseaux ne sont pas mortels

mais c'est douloureux essayez vous verrez !

ce mal vous préoccupe un peu

puis un peu plus et enfin beaucoup

et vous avalez la pilule qui est sur la table !

Erreur ! c'est une pilule verte

la pilule qui empêche d'écrire

elle est toujours sur la table de l'écrivain

ou dans son lit

pour celui qui écrit dans son lit

c'est une pilule anti-écriture

c'est-à-dire une pilule anti-écrivain

et vous cessez soudain d'écrire

vous n'en avez même plus envie

vous avez envie d'autre chose

par exemple d'aller en prison

ou bien de gagner de l'argent

ou de faire le tour du monde

sur le dos d'un caniche peint en vert

ou de faire le même tour mais à l'envers

en compagnie d'un jambon de serano

vous n'avez vraiment plus envie d'arriver

à la page trente mille quatre cent quatre vingt onze

vous vous en fichez éperdument

vous préférez croquer les pastilles vertes

et par exemple vous devenez chanteur de rock

ou président de la République

ou présentateur à la télé nationale

jusqu'au jour où vous n'avez plus de pastilles vertes

alors vous vous mettez à les piquer

vous faites des tas de malheureux autour de vous

et tout le monde vous en veut

vous vous en fichez éperdument

vous avez en réserve une pastille bleue

dedans il y a trente mille quatre cent quatre-vingt-onze pages

il y en a très peu d'écrites

admettons cinq cent soixante-sept

il y en a vingt neuf mille neuf cent vingt-quatre

qui ne demandent que de l'encre

à environ deux cent pages par stylo

il en faudra à peine cent cinquante

ce qui représente un investissement

de soixante-quinze francs environ

à quoi il faut ajouter une soixantaine

de ramettes de bon papier blanc

soit pas plus de deux mille francs -

non vraiment ça ne coûte rien d'écrire

on se demande pourquoi on n'écrit pas plus souvent

il est si facile de croquer des pastilles vertes

quand on a faim

on mange ce qu'on trouve

quelquefois on mange sa propre femme ses enfants

c'est plus nourrissant et c'est sans effet

sur la poursuite de ce périlleux travail

on peut aussi manger les femmes des autres

c'est très bon nourrissant je ne sais pas

mais c'est très bon

mais quelquefois le cœur est fatigué

une pastille verte c'est vite fait

surtout quand elle est rouge

ça calme la faim et le monde est meilleur

on n'embête personne

on aime bien les tortues de la télé

elles écrivent de gauche à droite

sans rencontrer personne

ce qui est peu probable

mais à la télé on ne se pose pas de question

le générique s'achève sur un zim-boum

et Thomas apparaît en gros plan

il a un peu vieilli

depuis que la couleur est la norme

mais il connaît son métier

s'il y a un message

il le fera passer

il connaît tous les gouvernements.

 

Pierre avait disparu totalement

il y avait un léger mouvement de nuages

à l'endroit où le ciel l'avait englouti

le petit garçon fut le seul à applaudir

Kateb aurait bien voulu mais faute de mains

il se contenta d'ouvrir de grands yeux étonnés

sa bouche ne dit rien ni lui non plus

les petites filles gloussaient sous l'aile des oiseaux

elles n'avaient rien vu de la disparition

elles se demandaient simplement ce qu'on applaudissait

il y avait quelque chose à applaudir

mais les oiseaux n'applaudissaient pas

sans doute parce qu'ils étaient envieux

s'ils avaient été déçus par le spectacle

ils l'auraient fait savoir en tapant du pied

mais ils ne disaient rien

et les petites filles se demandaient

ce qui pouvait les rendre si jaloux

que c'est moche un oiseau jaloux

que c'est moche la jalousie des oiseaux

pensaient les petites filles en tremblant un peu

parce qu'elles ne savaient pas

ce qui allait leur arriver

dans les histoires de petites filles

il arrive toujours quelque chose

aux petites filles quand cela fait un bon moment

qu'il ne leur arrive plus rien

c'était une histoire pas seulement de petites filles

mais avec des petites filles qui attendaient

qu'il se passât quelque chose quoi quelque chose

quelque chose qui les troublerait

quelque chose qui changerait leur vie

elles ne savaient rien de la mort

sauf que quand on était mort

on n'était plus vivant

et que quand on n'était plus mort

on était quelque chose que tout le monde ignorait

mais sur quoi certains avaient des idées très arrêtées

des idées auxquelles il fallait croire

à moins qu'on ait d'autres idées

des idées auxquelles il était interdit de croire

par exemple mais ce n'était qu'un exemple

qu'une fois mort et enterré

et qu'une fois la mort terminée

on pouvait faire exactement ce qu'on voulait

par exemple se baigner toute nue

par exemple épouser non pas un oiseau

mais un vol d'oiseaux tout entier

ça fait beaucoup d'oiseaux et ça chatouille

mais tout cela n'est pas très clair

cela demandait beaucoup d'explications

et quelques unes avaient entendu dire

qu'on ne pouvait pas tout expliquer

ce qui était terrible si c'était vrai bien sûr

comment pouvait-on mourir tranquille

sans un cri qui fait peur à tout le monde

s'il restait une seule chose inexpliquée

une seule question sans réponse

il y avait de quoi crier

et faire peur à tout le monde

bien sûr on ne pouvait pas ne pas mourir

jusque là tout s'expliquait très bien

la vie est courte disaient certains

et si on n'arrêtait pas de mourir, hein ?

est-ce qu'on avait tout bien expliqué de ce côté-là

c'est bien joli la vie éternelle

mais la mort est-ce que c'est éternel ?

s'il n'y a pas de réponse à cette question

il ne faut pas se retenir de crier

et faire peur à tout le monde

ça ne servira à rien bien sûr

mais ça soulagera un peu

pas longtemps mais un peu

il vaut mieux que ça dure le moins longtemps possible

quand on n'est pas sûr de quelque chose

c'est mieux si le temps va plus vite

 

Un oiseau avait dit : Zéro !

tous les oiseaux n'avaient pas compris

mais ceux qui avaient compris

s'étaient approchés du bord du ciel

et ils avaient regardé le flottement des morts

avec un regard d'oiseau

c'est-à-dire ni triste ni autre chose

 

et alors ils saisirent les petites filles par le cou

et ils leur brisèrent la mâchoire

et ils les jetèrent dans le ciel

elles volèrent comme des oiseaux

même leur cri était celui des oiseaux

elles décrivirent la courbe parfaitement

et chacune rencontra un ballon gonflé à l'hélium

qui explosa sous le choc de cris de dents de regards

et tout le monde fut précipité dans l'abîme

les morts les ballons gonflés à l'hélium

les petites filles à la mâchoire brisée

il ne resta plus personne dans le ciel agité

à part quelques oiseaux étonnés

qui se demandaient si la grève était vraiment terminée.

 

Puis tous les oiseaux blancs et noirs

d'un coup d'aile gagnèrent l'horizon

secouant l'air déjà trembleur

le petit garçon applaudit encore une fois

et Kateb encore une fois une fois de plus

regretta de ne pouvoir en faire autant.

 

— Qu'il est dur de ne pas pouvoir applaudir

quand on en a envie

et quand c'est mérité —

Vive la fin de la grève !

Vive les oiseaux et vive le ciel !

Vive la mort ! Vive la vie !

Ce que c'est que de ne pas pouvoir

taper ses mains l'une contre l'autre

pour faire savoir qu'on est d'accord

qu'on a tout compris tout aimé

qu'on est prêt à revenir une autre fois

par exemple l'année prochaine

On fera les comptes selon les règles

on ajoutera ce qu'on peut ajouter

on multipliera ce qui peut se multiplier

il y aura bien des erreurs de calcul

mais au bout du compte lon la

au bout du compte zéro égale zéro

la vie recommence vive la vie !

et vive les oiseaux qui savent voler

ce que ne savent pas les hommes

les femmes non plus d'ailleurs

les enfants un peu mais pas tout le temps !

vive les oiseaux que le ciel nourrit

vive la nourriture et vive le vin !

 

— Arrête, ma bouche ! arrête !

on va se faire remarquer

tu connais ma timidité

je n'aime pas la solitude

 

— Se faire remarquer ? par qui ?

dit la bouche en rigolant un peu

parce que ce genre de remarque

ça la fait toujours rigoler — un peu

il n'y a ici qu'un enfant en bas âge

dont on ne peut dire sûrement

s'il s'agit d'un garçon ou d'une fille

est-ce qu'il maîtrise le langage au moins ?

 

Le petit garçon n'était pas du genre

à se vexer pour un oui pour un non

et puis c'était la bouche de Kateb qui parlait

et celui-ci en était tout de même responsable

même s'il ne pouvait empêcher la bouche

de dire ce qu'elle avait envie de dire

il pouvait mourir et la bouche mourrait aussi

c'était simple mais ce n'était pas une solution

la bouche avait le sexe de Kateb

c'était tout ce qu'ils avaient l'air de partager

en plus ils ne s'aimaient pas

comme on s'aime quand on s'aime

Kateb n'avait qu'à se débrouiller

il avait trois problèmes à résoudre

le problème de sa bouche premièrement

deuxièmement celui de son sexe

qu'il ne serait pas aussi facile de trouver

en tout cas entre les deux yeux

la bouche s'était fait une place forte

mais elle n'avait pas l'intention de la céder

à moins qu'il y eût un prix à payer

mais elle n'en avait jamais parlé

elle avait parlé de beaucoup de choses

mais de cette deuxième question

qui semblait avoir un rapport avec la première

le troisième problème était plus évident

il fallait reconstruire Kateb

lui redonner sa forme originelle

lui le petit garçon ou la petite fille

(on ne saura jamais ce qu'il faut dire

à cet endroit du texte

qu'on est en train d'écrire

pendant que vous lisez)

il ou elle avait tout essayé

enfin tout ce qui était possible

parce que Kateb était plein de ressources

comme tous les personnages de roman

il devait y avoir une solution

mais ni Kateb ni le petit enfant

(ou la petite enfant si on veut dire

les choses d'une autre manière

qui n'est d'ailleurs pas forcément la bonne)

ne savaient de quoi il retournait

il retournait bien de quelque chose

il devait retourner de ceci ou de cela

et hop Kateb pouvait retrouver

ce qu'il avait toujours été

avant de se transformer pas de chance !

de se transformer en sac d'os.

 

Le petit garçon avait beau retourner

et retourner la question dans sa tête

il ne retournait rien de quelque chose

il retournait à l'erreur première

Kateb s'édifiait au rythme de ses os

et puis patatras il s'effondrait lamentablement

et la bouche montrait ses dents

entre les deux yeux qui n'en croyaient rien

il y avait une solution c'était sûr

combien y a-t-il d'os dans le corps ?

un certain nombre qu'on peut compter

et si on peut les compter

on doit pouvoir poser le problème

de manière à le résoudre justement

remarquez bien que les problèmes

qui comme dit l'adage populaire

n'arrivent seuls que quand ils n'arrivent pas

il vaut mieux les résoudre avec justesse

parce qu'autrement on en fait de faux problèmes

et on a perdu de précieuses secondes

combien y a-t-il de secondes dans une minute ?

tout le monde peut répondre à cette question

sans se poser un autre problème

par exemple celui du temps qui passe

par rapport au temps qui ne passe pas

si on appelle T1 le premier et T2 le second

le rapport T1/T2 est égal à la différence

qui existe entre ce même rapport

qu'on peut chiffrer d'une manière certaine

et la valeur du temps qui reste à vivre

qui est une parfaite incertitude

comme quoi il vaut mieux cueillir les fleurs

quand elles sont mûres et les fruits

avant que les oiseaux n'en picorent les vers

 

Kateb, mon pauvre Kateb, mon ami

est-ce que je suis utile ? est-ce que tu m'aimes ?

je fais ce que je peux

je peux ce que je fais

tout ceci est parfaitement réversible

c'est comme l'imprimerie

les miroirs se brisent c'est dommage !

les pages brûlent c'est presque terrible !

il y a un envers et un endroit

avec le même nombre d'os

avec la même surface de peau

sauf que la bouche dit la même chose

on ne peut pas mettre les mots à l'envers

personne ne comprendrait plus rien

ou alors seulement si c'est un jeu

on aime bien jouer de ce côté du miroir

on ne connaît pas toutes les règles

ce qui est dommage au fond

parce qu'on réduit les chances de gagner

mais ce n'est pas très important

on aime vivre on verra ce qu'on verra

par exemple rien pourquoi pas ?

si tel est le monde dont on ne sait pas tout

et dont il n'est pas possible de savoir tout

 

il y avait une larme au bord de l'œil

et la bouche se taisait parce qu'elle écoutait

— Je ne pleure pas vraiment, dit Kateb

d'une voix si blanche si lointaine

je fais ce que je peux et vice et versa

Pierre n'était qu'un magicien

c'est bien un magicien mais ça ne suffit pas

notre devenir a besoin d'autre chose

oh non pas de certitude puisqu'on meurt

on ne demande pas autant

on ne sait pas exactement ce que c'est

ni même si cela porte un nom

il y a tellement de noms

et peut-être pas un de bon

on peut toujours en inventer de nouveaux

mais encore faut-il trouver la place

c'est que ça prend de la place un nom

il en faut de la place pour une nouveauté

et puis on n'a pas toujours le temps

on a quelquefois l'amour bien sûr

c'est bien l'amour quand ça arrive

ce n'est pas nouveau mais c'est bien

je veux dire que ça marche bien

on a ce qu'il faut pour ça

il faut de l'amour pour que ça marche

et l'amour n'est pas ce qui manque

on a tellement de mal à oublier

tellement de mal à refermer la mémoire

mais la mémoire n'est pas un livre

il n'y a ni pages ni encre

tout se passe dans la tête

qu'on soit malade ou bien portant

ce n'est pas un problème de santé

il manque un mot et tout est fichu

est-ce qu'on a vraiment envie de vivre ?

envie de continuer avec les mêmes mots

les mêmes alliances

les mêmes conjugaisons

voilà une bonne question de posée

je savais que je la poserais un jour en public

c'est fait je suis soulagé

un poids de moins sur un cœur déjà lourd

entre la tristesse et l'indolore

au point où j'ai fondu l'acier

par quoi je vais reparaître.

 

— Ça alors, dit Kateb tout haut

mon corps est à l'image de ma pensée

il va falloir que j'achète un vélo

je récupérerai les roues

et j'en fixerai une à chacun de mes yeux

je mettrai la chaîne dans ma bouche

pour actionner les roues d'une façon impeccable

j'aurai beaucoup de mal

à me faire une place dans la société

mais avec beaucoup de cœur on arrive à tout !

 

un vélo c'était une bonne idée

les roues ça c'était moins bon

la chaîne c'était très mauvais

là où la magie a échoué

la mécanique ne résout rien

un enfant savait cela

il n'en dit rien à Kateb cependant

il imagina le vélo

avec ses deux roues comme deux zéros

et le pédalier comme le signe X

ce qui est le comble pour un vélo

mais il ne dit rien sur ce sujet

Kateb n'avait pas besoin de ça

il était terriblement déprimé

et le jour allait bientôt se lever

les gens du village sortiraient des maisons

et ils viendraient sur le bord de la plage

ils seraient satisfaits de la fin de la grève

mais que leur répondrait Kateb

quand ils demanderaient enfin

où étaient leurs charmantes petites filles ?

que répondrait Kateb à cette question ?

c'était à lui de répondre

on n'attendait rien d'un petit garçon

et encore moins des oiseaux

on attendrait tout de Kateb

et les visages se fermeraient lentement

on regarderait bien les yeux en face

on aurait un air terrible très terrible

et la bouche ne dirait pas un mot

pas bête la bouche elle se tait

et puis a-t-elle quelque chose à dire ?

et puis des questions des questions des questions

des questions à propos de tout et de rien

à propos de la peau informe et du désordre des os

à propos des yeux qui n'ont pas sommeil

malgré le manque de rêve

à propos de la bouche qui ne veut rien dire

il faut parler mais de quoi parler

des petites filles de vos petites filles ?

pourquoi ne pas en parler un autre jour ?

demandez à ce petit garçon

il sait beaucoup de choses malgré son jeune âge

quel âge a-t-il me demandez-vous ?

l'âge de ses artères si je plaisantais

mais il ne faut pas plaisanter avec la mort

qui oserait plaisanter d'un pareil sujet

d'ailleurs est-ce vraiment un sujet de conversation ?

demandez-lui il vous le dira

que peut-il dire à part ce qu'il sait ?

il sait ce que savent les enfants

qu'on ne sait pas tout qu'on ne saura jamais

mais qu'on saura mieux si on a de la chance

ce n'est pas lui qui le dit c'est moi

il ne faut pas lui en vouloir

sa dimension l'excuse

et ma forme mesdames et messieurs

est-ce qu'elle n'excuse rien ma forme ?

il ne vous vient pas à l'esprit je le vois bien

que j'ai le droit de m'excuser comme tout le monde

et que vous avez le droit de me pardonner

j'ai deux ou trois choses à me reprocher

ce petit garçon sait tout de moi

il n'est pas à l'origine de ma destruction

remarquez bien que je ne suis pas une horloge

je peux fonctionner même dans le désordre

ce n'est pas l'heure que j'indique

peu importe le montage original

demandez le lui il vous le dira

il a beaucoup d'esprit pour son âge

tenez laissez-moi faire eh Thomas

combien ça fait un et un

non c'est trop facile plus difficile

zéro multiplié par zéro non c'est facile

ça fait multiplié par zéro

tout le monde sait ce genre de chose

y a-t-il quelque chose que vous ne sachiez pas

et que ce petit garçon devrait savoir ?

est-ce la question que vous me posez ?

ce n'est pas cette question

il y a une autre réponse

mais je suis désolé mesdames et messieurs

personne n'a gagné aujourd'hui

quelqu'un gagnera demain

envoyez les tortues pour le générique

l'émission s'achève toujours avec les tortues !

 

— Non pas tortue ! TORTURE

dit le petit garçon d'un air désespéré

 

— Mince ! dit Kateb, ça change tout !

 

Bon d'accord — on change tout

mais il ne faut rien regretter

une fois changé on ne peut plus changer

moi je l'aimais bien la tortue multicolore

elle avait de l'allure et elle était sympathique

c'était la vedette du générique

tout le monde en parlait mais bon !

puisqu'elle n'existe pas et qu'on souffre

paraît-il — on souffre de quoi exactement ?

on ne saura rien si on ne regarde pas ?

alors on regardera tout du début à la fin

on n'aime pas les questions sans réponse

surtout quand il s'agit de tortue

on aime les tortues dans notre monde

c'est un monde bien pensé et qui pense

à quoi il pense le monde ?

à toutes sortes de choses aux tortues

à leurs carapaces multicolores

qui leur donnent une allure inimitable

on sait de quoi on parle

quand on parle de tortue

on change tout si vous voulez

nous on ne veut rien précisément

c'est vous qui choisissez votre destin

chacun possède son paradis

oui oui nous aussi le paradis

de ce côté-là rien n'a changé

si vous voyez ce que je veux dire

qu'est-ce que je dis à propos de tortues ?

ce que je dis ne changera rien à votre décision

ni aux conséquences de votre décision

oui on voit bien que c'est moi qui regrette

on voit ce qu'on voit n'est-ce pas ?

l'important est de ne pas se tromper de canal

vous connaissez la fréquence par cœur ?

quelle chance vous avez vraiment !

il y a des choses que ma pensée n'accroche pas

par exemple la fréquence en question

et puis je ne sais pas manipuler les boutons

qu'est-ce que vous savez faire d'autre ?

danser sur les pouces ! ça doit faire mal ?

ça ne fait pas mal — tant mieux pour vous

je sais aussi préparer un excellent cocktail

vous voulez lui donner un nom ?

je ne peux pas vous le refuser — quel nom ?

je dis : quel nom vous semble le plus approprié ?

là n'est pas la question — on fait ce qu'on veut

par exemple : écrire des romans que personne ne lit

c'est chouette comme alexandrin pas vrai ?

celui du pauvre est beaucoup mieux réussi

de l'avis de tout le monde oui —

vous ne voulez pas changer d'avis ?

c'est votre dernier mot ?

on en reste là ?

O.K.

 

Le petit garçon se mit à la recherche d'un coquillage

pas n'importe quel coquillage

pas un coquillage Saint-Jacques par exemple

ça ne convenait pas du tout

à l'usage qu'il avait prévu

non — ce n'était pas pour imiter le bruit de la mer

le petit garçon se sentait très fragile

et sans se prendre toutefois pour un bavard

il avait décidé de loger dans un coquillage

il en trouverait un dans le sable

c'est là qu'on les trouvait d'ordinaire

il fallait un coquillage à la bonne dimension

un petit garçon ce n'est pas grand

mais ce n'est pas petit non plus

rares sont les coquillages de cette dimension

et en plus ils sont très recherchés

on le comprend — ils sont si rares

il ne fallait pas désespérer

il fallait chercher sans se laisser distraire

par les vagues de ciel à écume de nuages

qui déferlaient à ses pieds comme de vraies vagues

il n'y avait aucune raison de désespérer

le sable est riche en coquillages

on dit même qu'il s'en nourrit

et que ça lui réussit très bien alors —

si ça lui réussit pourquoi pas à moi

je ne veux pas d'un coquillage déjà habité

je veux un coquillage vide pas triste

je ne veux pas rencontrer un autre petit garçon

ou un crustacé aux yeux vert et rouge

vert pour l'œil gauche rouge pour l'œil droit

je précise à cause de ce qui pourrait paraître

une faute d'orthographe intolérable

ce qui d'ailleurs n'aurait pas vraiment d'importance

puisque ce n'est pas une solution mathématique

remarquez que je ne veux faire peur à personne

le crustacé a des yeux pour nous plaire

il nous plaît tellement qu'on se met à l'aimer

c'est comme ça que commence l'amour

par une erreur fondamentale mais pas tragique

sur la nature profonde de la solution

que le hasard nous a proposé gentiment

sans qu'on lui demande rien d'ailleurs

 

Le petit garçon parlait tout seul

exactement comme s'il parlait à quelqu'un

ce n'était ni étrange ni inquiétant

il n'avait pas trouvé le coquillage

il fallait bien qu'il s'occupe l'esprit

 

Pendant ce temps Kateb s'entretenait avec Nicolas et Pernelle

Nicolas et Pernelle étaient de vieux amis

qui n'avaient pas sommeil ce soir

ils étaient venus prendre le frais au bord du ciel

comme de très vieux amoureux qu'ils étaient

ils étaient passés près de Kateb sans le voir

forcément il était méconnaissable

on ne reconnaît pas un homme détruit

ils ne l'avaient donc pas reconnu

enfin pas tout de suite

et Kateb n'avait pas osé parler

ce n'est pas facile de parler

quand on a changé à ce point

on peut faire peur ou au moins déranger

ce n'est pas comme ça qu'on se fait des relations

bien sûr Nicolas et Pernelle étaient de vieux amis

« Nicolas est papa et Pernelle est si belle ! »

ils comprendraient sans doute

ils ne comprendraient pas tout

parce qu'on ne peut pas tout expliquer en une minute

ils comprendraient ce qu'il fallait comprendre

c'est comme ça qu'on aime ses amis

mais Kateb n'était pas sûr de lui

il y avait la question de la bouche

celle des mains sur lesquelles il n'arrivait pas à mettre la main

la question du squelette qui était la première à résoudre

ensuite on le remplirait de sable

et il reprendrait le cours de sa vie

exactement comme s'il ne s'était rien passé

il faudrait pour cela que personne n'en parle

il pouvait compter sur ses amis

et Nicolas et Pernelle en étaient de fameux

de vieux amis qui n'avaient pas vieillis —

écrire des romans que personne ne lit

Nicolas est papa et Pernelle est si belle

en voilà deux beaux alexandrins

je devrais me mettre à compter

les alexandrins que j'écris

j'en ai marre du système décimal

j'en ai marre des calculs et de l'exactitude

de l'exactitude pas exactement

on ne peut pas se passer de l'exactitude

il faut être exact au rendez-vous

c'est comme ça qu'on réussit sa mort

qu'est-ce qui se passe quand on la rate ?

 

Nicolas et Pernelle ne répondirent pas à cette question

les amis ne répondent pas à toutes les questions

d'abord parce qu'ils ne connaissent pas toutes les réponses

ensuite parce qu'il y a des réponses qui détruisent l'amitié

il y a des silences aussi

des silences désespérants

exacts parfaitement exacts silences d'or

mais ça n'a rien à voir avec l'amitié

il faut choisir le bon moment et ce n'est pas facile

 

et le petit garçon trouva le coquillage

un coquillage en forme d'escalier

un coquillage noir et blanc et or

un coquillage avec une porte d'ivoire

et il entra dans le coquillage

il faisait noir il n'y voyait rien

il actionna le briquet il se brûla le pouce

les pièces étaient spacieuses mais un peu poussiéreuses

il n'y avait pas de meubles

les murs avaient un peu de moisissure

deux couches de peinture et il n'y paraîtrait plus

il épuisa le briquet et il resta dans le noir

il s'assit pour mieux goûter au silence

il se sentait vraiment très seul

mais ce n'était pas grave en ce moment

le monde n'existait plus

mais maintenant il y avait un léger filet de lumière

qui prolongeait l'ombre jusqu'à lui

il avait mal fermé la porte

tant pis pour cette fois

la prochaine fois il la fermerait mieux

et il vérifierait avant de s'endormir

la lumière ce n'est pas bon pour les rêves

je ne sais pas mais alors pas du tout

si vous avez déjà rêvé dans un coquillage

moi non je l'avoue, dit Nicolas

c'est une chose qui ne m'est jamais arrivée

mais il ne faut jurer de rien

 

— Puisqu'on s'aime, dit Pernelle doucement

en ajustant un vieux ruban dans ses cheveux

 

— L'amour n'explique pas tout, dit Nicolas

d'ailleurs les amoureux ne comprennent rien

 

— L'essentiel c'est qu'ils s'aiment, dit Pernelle

est-ce qu'on ne s'aime pas tous les deux ?

tu ne peux pas dire le contraire

il n'y a que Kateb pour contredire tout le monde

est-ce que c'est une façon de recevoir ses vieux amis

cette robe de chambre qui ne lui va pas

et ce chapeau en forme de bouche

qu'il se met sur le ventre pour rigoler !

non vraiment Kateb tu n'es pas sérieux

tu n'as plus l'âge de ces amusements

il faudra que tu vieillisses un peu

que tu arrêtes de fumer aussi

ce n'est pas bon pour ta santé

tu as les yeux si rouges et le front si pâle

est-ce que ce sont là des manières ?

 

l'oiseau se gratta le bec

il ne connaissait pas le nom de ces personnages

il en avait vaguement entendu parler

mais personne ne l'avait informé

sur l'identité de ces personnages

un autre oiseau la lui révéla

et il trouva cela très drôle

il ne savait pas que c'était permis

de porter des noms aussi drôles

il s'exerça à les prononcer

mais avec un bec ce n'est pas facile

mais alors pas du tout facile.