Patrick Cintas

 

Carabin Carabas

 

 

roman

 

© Patrick Cintas

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Heureusement, il y a les jours de fête      3

CECI CECILIA      7

Chapitre premier      7

2 et 3 juillet 1988      7

Chapitre II      17

4 juillet & ss      17

CELA      43

Chapitre III      43

16 juillet      43

Chapitre IV      67

17 juillet      67

Chapitre V      85

18 juillet      85

Chapitre VI      94

Chapitre VII      101

Chapitre VIII      124

Chapitre IX      133

19 juillet      133

Chapitre X      149

20 juillet      149

Chapitre XI      175

16 octobre 1984      175

Chapitre XII      213

21 juillet      213

Chapitre XIII      235

Chapitre XIV      242

Chapitre XV      256

Chapitre XVI      263

Nuit du 21 au 22 juillet      263

Chapitre XVII      294

Chapitre XVIII      328

22 juillet      328

Le père de Frank Chercos…      349

 

Heureusement, il y a les jours de fête

 

pour ne pas s'ennuyer. On en profite pour m'expliquer le sens profond des traditions qui se sont perdues. Les chevaux arrivent par la grande rue des bétaillères qu'on ne décore plus comme antan. J'ai assisté en riant avec les autres à la suspension de la banderole de bienvenue. L'homme nous courtisait du haut de son échelle. Son aide était un enfant timide. Il était juché sur le premier barreau de l'échelle. Il se laissait taquiner par les filles de son âge. Tu as grandi, lui avais-je dit en passant tout à l'heure. Mais je pensais plutôt à ne pas m'ennuyer. Les lampions m'avaient attirée. À 6 heures, l'effondrement d'un chapiteau nous a plongés dans une grande perplexité. Nous pensâmes ensemble au clocher de l'église, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu'il n'exigeait plus de moi que je l'y conduisisse tous les dimanches. Il avait promis à sa mère de s'en tenir à cette discipline héritée d'elle. Nous avons un christ, disait-elle si on lui demandait de s'expliquer, nous sommes les seuls en avoir un. Et il ajoutait (il était assis dans la pénombre et ne lisait plus comme chaque fois qu'elle s'adressait à moi parce que je venais de la provoquer) : mais d'autres l'ont désiré. Il ne disait pas : avant nous. Il l'avait dit une fois, sans doute la première fois, je veux dire à partir du moment où c'est devenu un sujet de conversation courant, entre nous, car je ne me souviens pas que nous ayons partagé ces idées avec qui que ce fût. Elle le regardait comme s'il venait de la décevoir, je ne sais pas, de la blesser, comme s'il luttait encore contre elle, contre ce qu'elle lui avait enseigné, contre cette enfance qu'il me restituait d'une manière si fragmentaire que, la connaissant toute, j'en ignorais l'achèvement, ce moment, dont il parlait beaucoup mais si obscurément, il n'est plus possible de recommencer, où tout est fixé une bonne fois pour toutes, et je m'étais écriée alors pourquoi nous condamne-t-on ? Il y avait cette révolte en moi et elle avait tout deviné. Elle aurait préféré que je m'intéressasse à son argent, au leur pour être plus exacte, car ils le partageaient, avec moi, je ne me plains pas. Pourquoi ? fit-elle. Quelle question ! Je crois qu'elle voulait dire quelle question stupide ou idiote mais il serait sorti de ses gonds. Ce n'est pas ce qu'elle voulait, ce qu'elle attendait de lui. Nous nous ennuyons parce que nous n'avions rien à faire. Au début, il écrivait en secret. Je lui demandais ce qu'il écrivait. Il me répondait qu'il n'écrivait pas. Écrire ? dit-elle une fois, nous mangions, c'était dimanche et la conversation portait sur la fidélité des uns et la constance des autres. Il était énervé, presque fou. De plus, sa jambe était à couper. Il n'avait pas touché aux plats et elle lui demanda s'il avait peur d'être empoisonné, en même temps elle me regardait et je me disais que c'était cela qu'il écrivait, il n'y avait pas de secret, je me promis de lui en parler. Pourquoi ? s'était-elle écriée, mais parce que ça n'a rien à voir ! Elle croyait tout expliquer. On ne dépense pas tant d'argent dans un bijou, dit-elle pour changer de conversation et elle me prit la main pour observer encore une fois la rutilance de ce qu'il appelait une pierre pour ne pas en évoquer la couleur, me mettre sur la voie d'une géométrie du cristallin d'où il tirait ses idées, le meilleur de lui-même, déclarait-il, mais il n'écrivait rien sur ce sujet, il l'évitait soigneusement pour se mettre à l'interprétation textuelle du personnage dans lequel elle était entrée, encore enfant dit-on, pour parfaire son éducation comme elle disait. Ce souci de perfection n'avait sans doute rien à voir avec le fait qu'elle donnait le jour à un enfant alors qu'elle n'avait pas quatorze ans. Quinze, précisa-t-elle, il m'a violée, mais le pauvre vieux n'était plus là pour dire le contraire et comme il leur avait laissé une fortune appréciable, ils n'en parlaient plus, je lui avais seulement demandé de m'expliquer un peu la différence d'âge, c'était comme s'il n'y en avait pas, ils se ressemblaient surtout à cause de cette proximité temporelle. L'ennui s'était installé parce que nous ne faisions rien, elle s'occupait de nos affaires avec le notaire, elle le voyait une fois par mois et elle nous encourageait à faire des projets. Avez-vous une idée de ce que ça coûte ? me demandait-elle si j'avais souhaité quelque chose. Je le lui disais. Mais il en doutait et nous en discutions pendant des heures et je finissais par avoir tort, elle s'en allait avec l'argent de notre bonheur et il me suppliait de le comprendre. Le lendemain, il passait notre temps à chercher à me convaincre que nous n'avions pas intérêt à nous éloigner de la maison. Ses arguments me sidéraient. Il n'était question que de sa tranquillité. Il n'aimait pas qu'on le prît en pitié. C'était ce qui arriverait, malgré moi, précisait-il. Mais j'étais libre de voyager sans lui. Il m'envoyait au diable. Elle trouva l'idée absurde. Je me retins de lui expliquer que l'idée ne venait pas de moi. Je ne l'avais d'ailleurs pas exprimée. Absurde, avait-elle dit, il le savait bien, c'était mieux qu'idiote, plus fidèle. N'en parlons plus. Le prêtre avait raison. Nous sommes sur le point de réaliser la fusion de l'industrie et des idées qui nous hantent. Moi, je prenais racine, comme tous les arbres qu'ils avaient plantés ensemble depuis longtemps. Oui, c'est longtemps si on y songe, dit-elle. Elle désirait tellement qu'il lui caressât la joue, mais cela n'arrivait plus, ce qui arrive c'est moi, dis-je d'une voix tremblante. Elle ne pouvait pas me donner tort. Il caressa ma joue. Je te le promets, ce voyage, voilà tout ! Elle sourit, montrant cette dent qui avait amusé le maire pendant toute la cérémonie. Il s'était excusé. Ils avaient ri ensemble. Tu te souviens ? Il croyait s'en souvenir, il y avait tant d'anecdotes entre eux. Toutes les anecdotes ? demanda-t-elle. Il lui caressa enfin la joue. La jalousie m'empourpra. Qu'est-ce que c'est que ces histoires ? murmurais-je comme pour ne pas être entendue. Vous avez rougi, dit-elle. À votre âge, seule la jalousie me faisait honte à ce point. Mais nous sommes tellement différentes, n'est-ce pas ? Elle s'ennuie, dit-il, elle a seulement honte de désirer ne pas s'ennuyer, c'est compréhensible. Comprendre, dit-elle, vous ne construisez rien si vous vous en tenez à cette banalité. Bêtise, absurdité, banalité maintenant. Mon personnage prenait forme. Ou j'entrais dans la peau de la marionnette. Tu exagères, dit-il. Oh ! oui, j'oubliais l'exagération ! J'écrirai un livre sur chacun de ces sujets, une tétralogie de l'interprétation. Tu t'amuseras avec moi ? Mais pourquoi le blesser ainsi chaque soir de nos longues journées d'ennui ? Pourquoi lui ? Pourquoi pas le chat ? Et pourquoi le chat ? Pourquoi quelqu'un ? Pourquoi pas tout le monde ? J'écrasais des mouches sur la vitre. Elle s'éloignait dans la rue, étrangement belle et distinguée. Elle ne se retournait pas avant d'avoir atteint le parvis de l'église. Mais alors elle ne regardait pas dans notre direction. Elle offrait son visage. Ce silence m'étourdissait. Il s'était endormi et sa pipe fumait sur la table. Les premiers forains déambulaient sur la place, se soulevant de temps en temps sur la pointe des pieds pour cueillir les mûres des mûriers. Un gitan s'est signé plusieurs fois en passant devant le crucifix. Une petite fille guinchait au soleil, éblouissante. Tu vois quelque chose, dit-il. Il était couché en œuf, comme il aimait, beau profil. Non, rien, dis-je et je pensais en même temps que si le chapiteau était par terre, derrière l'église... mais je ne dis rien de ce que je pensais, il a cet art de lire entre les lignes de la voix qu'il écoute, il n'écoute la voix que s'il l'a provoquée, sinon il faut être belle, un peu perverse, agissante. Rien ? dit-il, comme si je le surprenais. Mais nous n'avons pas d'heure. Nous ne sommes pressés que par les effets de notre inutilité. Le gitan mange dans la main de la petite-fille. Jeu de la grimace de sang. L'enfant rit. Je suis sûr que c'est le chapiteau, dit-il. Il les avait vus le monter. Des hommes musclés, attentifs, infatigables. Les filles les reluquaient. Elles s'étaient assises l'une contre l'autre sur la murette, leurs jambes blanches comme des virgules sur la mousse, le vent agitait leurs chevelures défaites, il les avait haïes l'espace d'une seconde avant de s'avouer qu'il les désirait encore et qu'il pouvait les posséder si c'était ce que je voulais. Le chapiteau montait dans le ciel, comme la toile d'un voilier et le vent soulevait leurs robes, sinon elles n'auraient pas su à quoi occuper leurs mains, jambes immobiles et obliques, visages clairs et indécis, silencieuses, ou merveilleuses, il ne savait plus, quelque chose s'était brisé en lui comme chaque fois qu'il s'imaginait que le bonheur avait à voir avec le plaisir, et le plaisir avec le désir. Le curé s'inquiétait à cause de l'ombre portée sur l'église et il en parlait aux filles, qui levaient les yeux pour ne pas l'entendre. Il se retourna dans le lit, reprenant la position de l'œuf sur l'autre côté, ce qui exposait son visage à la lumière. Pourquoi ne pas m'en avoir parlé hier au soir ? dis-je. Je ne le regardais pas. Qu'aurais-tu tu fais à leur place ? dit-il. Sa voix venait du fond du coussin. Je pouvais voir le manège du gitan autour de la petite-fille. C'est peut-être la sienne, dit-il. Elle ne lui ressemble pas, dis-je. Sa peau, le regard, cette innocence. Tu veux dire que les gitans ont perdu leur innocence avant que ça n'arrive ? Il désirait ne pas oublier cette idée. Ce matin, il s'était réveillé pendant peut-être deux minutes et il avait pensé à un personnage. Seuls les personnages se vendent, dit-il. Les automates de notre reconnaissance des autres. Puis il s'était rendormi et je l'avais réveillé parce qu'il me l'avait demandé quand j'étais entrée dans le lit. Il avait ce regard habité par je ne sais quel monde où il est encore un passant inoccupé à œuvrer comme les autres. C'est l'heure, dis-je, sachant qu'il déteste ces mots parce que c'est ce qu'on dit au condamné à mort dont l'heure est fixée pour mettre fin à toute discussion. Être situé, par la volonté des autres, hors des limites de la conversation, était une idée atroce à laquelle il fallait croire de toutes ses forces si on voulait continuer d'exister. Exister pour savoir ? Exister pour être ? Plénitude et plaisir. Il n'alimentait qu'un rêve facilement recommencé par les moyens du silence. L'heure, oui, bafouilla-t-il, je me souviens. Pour aussitôt avouer qu'il ne se souvenait pas, qu'il était encore victime de cette paresse qui le condamnait à ne pas écrire au moment où il fallait fixer le vertige. J'ouvris la fenêtre pour donner un sens à mon propre vertige. D'autres forains arrivaient en camions dont les moteurs continuaient de tourner. Comme chaque année, ils se plaignaient du terrain vague où on les obligeait à camper en attendant que la fête se finît. Il n'avait jamais assisté à ces discussions. Il en avait entendu parler. Il y avait des témoins entre lui et les forains. Les témoins, c'étaient ses personnages. Il ne rencontrait jamais l'origine de ses histoires. Les filles pouvaient se fier à lui, sauf si elles agissaient en tant que témoins, à qui le soumettrait, le temps d'un cri, à son influence. Elles pouvaient le croire patient. Qu'auraient-elles pensé des fessées qu'il rêvait de leur administrer ? Mais rien, dit-il, elles sont innocentes, pas comme ta petite gitane qui est encore une enfant. Le gitan l'avait prise sur ses genoux et il continuait de manger dans sa main et de l'autre elle montrait les mûres qu'elle voulait cueillir pour que leur relation eût un sens, ou pour qu'il cessât de jouer avec elle, j'aimais assez l'idée d'une soudaine conscience de l'enjeu, comme si elle se rappelait, elle pouvait se rappeler des faits précis dont elle avait été le témoin plus ou moins proche, ou seulement (seulement ? ironisa-t-il) d'une conversation où cette fois elle n'avait eu aucune part, l'ayant mémorisée, et s'en souvenant maintenant imparfaitement, son regard allant de la bouche ensanglantée du gitan qui abusait d'elle (ou/et qui s'amusait de sa tranquille frayeur) aux branches des mûriers que d'autres mains pillaient au milieu des oiseaux. Il me rejoignit à la fenêtre. Il la trouva belle. Il eût aimé un double dans la même situation. Il m'offrait ce profil lumineux. Une situation qui m'eût séparée de lui, me localisant jusqu'à l'indécence. Je tenais mes promesses depuis si longtemps. On nous regardait. Même le Gitan leva les yeux. Elle me supplie, je ne tenterais rien pour elle ! Je me recouchai. Il ne marcherait pas longtemps aujourd'hui. Il irait voir le chapiteau dans l'après-midi, un peu avant la matinée. Nous avions des billets pour la soirée. Il avait même choisi ma robe. Il porterait une veste qui avait appartenu à son père. Sa mère nous accompagnerait. Elle avait promis de ne pas chercher à m'humilier devant les autres. Nous n'avions pas d'amis mais elle nous entourait de témoins et il les provoquait. Votre corps, m'avait-elle dit un de ces jours où la conversation nous avait pris pour sujet de référence, votre corps, comment dirais-je ? D'une insolence ! Une femme avait ri. J'ai cru à cette complicité. Nous en parlions toutes les deux quand elle est revenue. Il pendait à son bras, se plaignant de ne plus pouvoir marcher. Nous partons, me dit-elle. Elle attendait une réponse. Mais nous n'avons pas fini de nous ennuyer ! dit ma compagne. Je ris. Avais-je trop parlé ? Elle rit aussi. Il nous trouvait cruelles et il nous le dit en grimaçant. Sa mère ne l'abandonnerait pas dans cette situation. Elle lui caressa la joue. C'est un signe de reconnaissance, dis-je à ma compagne. Il faut en inventer un tout de suite, dit-elle sans laisser le temps à ma belle-mère de me contredire (que savait-elle de cette humiliation constante ?) nous nous reverrons un jour, ne prenons pas le risque de ne pas reconnaître alors que nous nous aimons ! L'idée l'amusait à lui aussi. Il se détendit. Il tenait encore sur ses jambes. Danser ? lui répondit-elle. Je n'avais pas entendu la question. Il l'enleva. J'étais à la merci de sa mère dont le cavalier, pas tout à fait découragé par ce qu'elle venait de lui dire pour le remettre à sa place, voletait encore à proximité. Vous ne savez rien du bonheur, me dit-elle, regardez-la et cessez de me prendre pour une emmerdeuse ! Nous ne partions plus. Le cavalier éconduit me tendit une main. Il ne me suppliait pas. Mais il savait danser. Il ne voulait même pas savoir qui j'étais. Son influence vous détruit à ce point ? murmura-t-il dans mon cou.

 

Il caressait mes bras. Il me flattait. Il respectait la distance. Un virtuose de l'interprétation de la femme instrument. Instrument de la connaissance de soi. Son influence ? dis-je presque sans le vouloir. Pourquoi lui demander de préciser sa pensée ? Il dansait à merveille. Je n'étais qu'une oie. Écoutez la musique, me dit-il, ce n'est pas la grande œuvre que vous attendez, mais tout le monde s'y laisse prendre. Regardez-les. Regardez-nous. Nous nous approchions du miroir. De jeunes loups étaient suspendus aux barreaux des échelles suédoises, d'autres à califourchon sur des chevaux d'arçons, les agrès oscillaient au-dessus de nous, il me dit que c'était la forme la plus absurde de l'attente, il en avait souffert dans sa propre jeunesse, mais les jeunes ne l'aimaient pas. Je leur enseigne à bien se conduire, dit-il, et ils n'ont aucune envie de suivre mes conseils. Sa barbe m'effleura, les mains exploraient la peau de mes bras. Les miennes étaient simplement posées sur ses épaules. Épaules chétives, il n'était pas beaucoup plus grand que moi, les adolescents louvoyaient maintenant. C'est mieux, dit-il, beaucoup mieux. Il ne m'avait pas lâchée entre les deux morceaux de musique. Nous avons tous du talent, dit-il doucement. Je ne connais personne de... comment appelle-t-on celui qui n'a aucun talent ? Et puis d'abord existe-t-il ? Il composait d'agréables mélodies mais ne connaissait rien à l'orchestration. Sinon je serai devenu musicien, dit-il. Je n'avais rien dit. Une seule de vos œuvres m'eût enchanté, roucoula-t-il à la fin du deuxième morceau. Le troisième ne se fit pas attendre. Ensuite je vous abandonnerai, promit-il. Je ne le regardais plus. Mais je les ai lues toutes. Dans l'ordre. Et je suis dans l'attente. Qu'est-ce que j'attends de vous ? Le morceau s'acheva. C'est fini, dit-il, il y aura maintenant trois morceaux destinés à la jeunesse. Nous nous retrouverons au bout de ces dix minutes, si vous me laissez maintenant. Des jeunes filles tournoyaient dans les lumières. Elles se droguent, me confia-t-il. Elle était d'accord avec lui sur ce point. Elle haïssait ces corps. Elle était différente, et elle prétendait ne pas avoir beaucoup changé. Vous exagérez, dit-il, vous exagérez toujours. Qui est cette femme ? demanda-t-elle. La femme de la vie des autres, répondit-il en ricanant. Il buvait trop. Il buvait toujours au mauvais moment. Sinon sa conscience le condamnait à l'attente. Vous n'avez pas peur de vous donner en spectacle ? Qui ? Moi ? Je n'ai jamais aimé comme je vous aime et vous le savez. Elle rougit. Le même profil d'extase. Que cherchait-elle ? Malcolm revint en clopinant. Sa cavalière avait filé. Il n'avait pas d'explication. De plus, sa jambe. Oui, votre jambe, dit l'autre en la regardant. Vous ne dansez pas ? me demanda-t-elle. Pris au dépourvu. Nous attendons la fin de cette cacophonie. Cacophonie ? Oui, j'ai dit cela, je m'en souviens. J'ai parlé à sa place. Vous étiez radieuse. On dit cela d'une femme qui éclaire la surface des autres. Ils deviennent transparents. On ne les traverse pas. Leur profondeur vient d'elle. Comment ne pas se souvenir de votre manière de régner sur ? J'étais dans le lit et je l'écoutais. Nous évoquions ces moments pour y trouver l'inspiration. Vous avez rêvé tout haut cette nuit, me dit-il. Que restait-il de cette surface ? Mais rien, pas même un mot. Je vous le dirais sinon, vous le savez. Le chapiteau s'était peut-être déjà écroulé. Ce n'était peut-être pas le chapiteau. Le vent n'explique pas tout. Il n'y avait pas de vent. Comment expliquer alors ? Le gitan a laissé la petite-fille toute seule sous les mûriers. Elle ne cueille plus les fruits de son impatience.

 

Ce ne sont pas des fruits, dis-je. Des baies. Le sucre est le même. La couleur persistante. Elle frotte ses lèvres. Vous voulez voir ? Venez. Je me levai. Approche nouvelle de la fenêtre. Je tremble. Comment peut-il avoir une idée de l'importance des lèvres à cette distance ? Je ne joue pas, dit-il, c'est elle que je désire en vous, mais vous ne jouez plus. Il avait l'œil larmoyant. Votre jambe vous fait-elle souffrir ce matin ? Pas de réponse. Ce qui me fait souffrir... commença-t-il. La souffrance... Aimer cette posture. La petite-fille était assise sur le dossier du banc. Remarquez ses chaussures rouges, dit-il. Non, pas aujourd'hui, dis-je. Votre mère s'est invitée à déjeuner. Je sortirai. Je passerai par le Bois-Gentil. Il dit que je suis la seule à penser à lui. Je reviendrai avec le repas, voulez-vous ? Il était encore tôt. Nous avions le temps, me disait-il. Mais ne terminait-il pas tous nos éveils avec ces mots ? Quels mots ? Chéri ! Vous venez de les prononcer. Vous, moi, le temps, le passé. Il avait cet air d'enfant sur le point de mettre des mots à la surface du malheur qui le menace. Mais d'où vient la menace ? Je ne vous reconnais pas, dit-il en fermant la fenêtre. Viendra-t-il lui aussi ? Vous avez dansé avec lui. Elle le trouve charmant. Vous savez ce qui peut la charmer. Mieux que moi. Il tire le rideau et nous nous retrouvons dans l'obscurité. Je devrais le haïr, dit-il. Mais il y a si longtemps que je ne l'ai pas revu. Il vous connaît bien maintenant. Sait-il qu'elle est courtisée ? Croyez-vous qu'il couche avec elle ? Elle ne couchait pas avec lui. Ce qui explique mon existence. Je ne peux pas croire que mon esprit leur doit quelque chose. Il y a une autre explication. Cela commence par ce voyage hors de moi. Vous me disiez un jour que vous l'aviez vous-même vécu comme une aventure. Avec qui ? Quel plaisir vous a mise sur le chemin de ce texte qui nous émerveille ? Il entra dans le lit. Vous devriez vous déshabiller complètement pour vous coucher, me dit-il. Verge d'or ! dit-il en me forçant à la regarder. Votre langue, dit-il, notre littérature, ce désir d'entrer dans la ronde, comme si cette histoire avait le pouvoir de nous satisfaire. Je n'y ai jamais cru. Je voyageais, c'était important, le voyage, et vous possédiez déjà cette connaissance de l'aventure. Vous n'avez jamais été seule. Verge omniprésente ! Votre main ne fait pas de miracles, ma chère, pas plus que votre bouche. Pourquoi avez-vous fermé la fenêtre ? demandai-je. D'habitude, nous la laissons ouverte. La vie des autres monte jusqu'à nous, comme la marée, ses coquillages, ses algues, ses crêtes, le sable de notre impuissance à leur ressembler. Mais ne cherchons-nous pas plutôt à vivre avec eux ? Vous ne fermiez jamais la fenêtre. Elle restait ouverte et nous écoutions leur passage. Une fois par an, au printemps de la Saint-Jean (j'aime assez l'expression et je ne veux pas me souvenir si elle vous appartient plutôt qu'à moi), les forains montaient un chapiteau derrière l'église et nous attendions que le vent l'emporte. Il ne se passait rien. Cette année-là, il s'effondra dans la nuit, tuant un enfant et le chat qui l'accompagnait. Vous reveniez de votre promenade avec cette nouvelle insensée. Que croyez-vous qu'il va se passer ? me demandâtes-vous. Il était encore tôt. J'irais d'abord au Bois-Gentil pour lui annoncer que les forains étaient fidèles au rendez-vous. Nous passerions une heure ensemble. Demain je lui parlerais de la soirée achevée en apothéose pour une cavalcade. Il goûtera aux bonbons en évoquant son enfance. Que vous a-t-il révélé que je ne sais pas ? demanderiez-vous à mon retour. Mais vous n'attendriez pas ma réponse. Vous mettriez le nez à la fenêtre, celle du salon du rez-de-chaussée, pour me dire que vous ne supportez pas qu'elle se mette en retard. En vérité, vous étiez anxieux de ne pas savoir si elle viendrait seule ou accompagnée de ce cavalier qui s'était confié à moi en dansant. Je vous avais semblé attentive. Mais je n'étais qu'inexistante. Comment vous le faire comprendre ?

 

CECI CECILIA

 

Chapitre premier

2 et 3 juillet 1988

  

Nous sommes le 15 décembre 1987 (pourquoi commencer par une date ce qui finit par un adieu ?) et je suis prête à écrire le premier journal intime de ma vie, le deuxième journal intime de ma vie, le troisième journal intime de ma vie : je n'ai jamais écrit un seul journal intime de ma vie, j'en ai déjà écrit un, j'en ai écrit plus d'un, je peux compter le nombre de mes journaux intimes sur les doigts d'une seule de mes mains, j'ai besoin de mes deux mains pour compter le nombre de mes journaux intimes, il manque une main à mon calcul et cela outrage mon intimité de femme qui est différente de l'intimité en général, il manque deux mains, celle d'un amour de jeunesse, les mains rencontrées plus tard au moment de se donner une première et dernière fois, se donner une deuxième fois et penser que c'est la dernière, penser à la dernière fois que je me suis donnée une dernière fois avant de le penser une dernière fois, ne pas penser que ce sont les pages d'un journal intime que n'importe qui peut ouvrir pour se mesurer à ma différence, femme qui écrit, femme qui n'écrit plus une dernière fois, le 15 décembre 1987, c'est aujourd'hui, seule dans cette chambre, seule, enfin seule.

Nous sommes le lendemain du 15 décembre 1987 (toujours pas de réponse à la question de savoir pourquoi c'est daté comme intimité) et nous possédons la maison depuis moins de vingt-quatre heures. Le notaire était un chauve aimable et bedonnant, tendu à la surface et sirupeux à l'intérieur, comme en témoignait sa conversation, hier, premières heures de la possession (Constance dit : propriété avec une note de nostalgie qui me pince le bout du cœur) et début de ce qui doit être mon premier journal intime, si j'excepte deux ou trois confessions lâchées au rythme des jours. Mais ces jours sont passés, détruits, rentrés dans l'inexistence, ou le néant, ou la mort, Malcolm parle d'une inessence qui confond toujours son interlocuteur. Nous étions ce matin devant la façade illuminée plein est. À droite dans la pente descendaient les sapins et à gauche le chemin commençait une étrange perspective de bosses et de courbes. À l'horizon, les restes d'un hameau recevaient la lumière horizontale pour s'y multiplier en ombres adamantines. Malcolm s'extasiait devant le rectangle d'une fenêtre. Constance avait signalé l'œil-de-bœuf dans l'angle de la toiture. À cette époque de l'année, le soleil l'atteignait à onze heures du matin (nous sommes le 12 mars 1988 et j'écris les choses qui manquent cruellement à mon explication intime érotico-narrante) et le soir, vers six heures, six heures et demie, la lumière le traversait de l'intérieur : les gens du pays l'appelaient (la maison) : le Cyclope. Il y avait belle lurette qu'on n'y venait plus danser. On n'était plus à la mode, ce 15 décembre 1987, premier jour de l'habitation incohérente d'une maison d'un mort (Antoine Godard), les morts définissant la solitude de Constance Godard, ex-propriétaire par solitude consécutive à la mort-achat d'une maison abstractrice d'inessence, dit Malcolm en riant de la surprise du notaire qui ne parle plus anglais depuis qu'on lui a demandé de répéter pour le comprendre.

Belle maison que la maison Godard. Pierres, tuiles, bois, terres suspendues, tout y est (ce 17 décembre 1987 : on avance dans ce temps-épaisseurs avec choix d'angles de prise de vue, pour l'instant). On croit rêver. La porte est restée ouverte. Le soleil en a profité pour faire sécher le plancher au-dessus du seuil, mouillé, intensément mouillé à cause de notre promenade, Malcolm s'étant arrêté sur ce plancher, et la neige s'égouttant sur le plancher malgré mes. 17 décembre 1987. Mon intimité.

18 décembre 1987 : À midi, Constance nous a apporté un poulet et des pommes de terre. Belle Constance qui ne laisse personne indifférent. Elle aimera toujours la maison, dit-elle. Malcolm boit ce vin. Nous avons fait rôtir le poulet dans la cheminée. Une aventure dont je me souviendrai. Sans compter les critiques de Malcolm. Et le rire de Constance qui courait après les patates qui s'échappaient toutes nues entre sa robe et le pied de la table. Euphorie pour l'instant. Toujours cette attente. Il n'y en a pas d'autres. Cette idée de passer l'hiver à Bélissens ! Quelle idée !

19 décembre : ce qui compte maintenant, c'est de préparer Noël. Chacun à sa manière : Malcolm est américain, Constance française et moi espagnole. Beau mélange. On en parle beaucoup. Il aime ces possibilités de nudités. Il en parle avec cette poésie qui est qui. Bref, Constance s'y retrouve. Mais elle n'est pas encore venue aujourd'hui. Elle a téléphoné pour le dire. Pourquoi le dire ? Non : pourquoi téléphoner ? Qui décrochera si je téléphone pour dire n'importe quoi ? Je ne suis pas jalouse. Je m'ennuie.

20 décembre : mon écriture violette se cherche une issue. Cette épaisseur me donne le vertige. Ce papier. Cette possibilité. Ce futur où je ne suis rien de ce que j'ai été ! « Le temps nous déchire. Nous sommes les morceaux de quelque chose que le temps rend invivable, voilà tout. La neige est tombée cette nuit. Belle neige toute bleue et verte orange stagnante sur le chemin bombé. Je me suis levée à six heures ce matin. Nuit claire, peu profonde, proche même. La neige tombait. Pas de bruit. Je n'ai pas allumé. Hier, à la même heure, Malcolm a allumé. Il a détruit, sans le vouloir, je le connais, cet équilibre de neige et de silence relatif. Il parlait de cette relativité. Je ne l'écoutais pas. Hier. Mais ce matin, je ne l'ai pas réveillé en enfilant ma robe d'hiver souple et pelucheuse. Je n'ai pas fait de bruit en ouvrant la porte. Nous dormons près de la cheminée, dans l'ancienne literie qui n'est pas un lit. Malcolm s'y trouve bien. Il y fait bon. Bon dormir. Bon rêver. En ouvrant la porte, j'ai provoqué la braise qui s'est mise à pétiller sous la cendre et le feu a pris au bout d'une bûche noire et pointue. J'ai refermé la porte. J'ai avancé. Lentement sur la neige, aimant ce bruit, tiré la langue à la neige, fermé les yeux au silence qui n'existe pas, pas à pas dans ce recommencement, sans lui, sans rien, pour rien. Je n'ai pas été loin. À l'angle du puits, un mouvement m'a surprise en flagrant délit de rêve et j'ai poussé un de ces petits cris qui font de moi une femme comme les autres. Ai-je réveillé le doux Malcolm ? Aucun rai de lumière verticale sur le volet. J'ai à peine crié à cause d'une branche trop lourdement chargée de neige, la neige éclaboussant l'air et la branche s'élevant en travers du chemin, triste et noire. Je suis revenue sous le porche, un peu transie, mais heureuse d'être là. Moi qui hier m'ennuyais à mourir, me voilà, me disais-je, heureuse comme une enfant parce que j'ai trouvé un chouette terrain de jeu. Avec qui je vais jouer aujourd’hui ? Avec Constance ?

Nous ne sommes pas, nous avons été et nous ne serons pas. Écrivant, j'invente le futur. L'enfant est morte il y a bien longtemps. J'essaie de me souvenir. J'aime cette fidélité. Les mots redeviennent exacts. Mais comment les faire exister ?

J'ai pensé à un film. Non : j'ai pensé aux limites du film, dans le plan, dans le temps, dans l'imitation. J'ai écrit vainement. L'œil n'est plus précis. Mais si je ne vois rien, je serai angoissée. Ne pas mesurer ce temps. J'en ai l'habitude. Je ne sais rien d'autre. Peut-être faut-il recommencer chaque fois que ça arrive. L'écran se déchire et l'hiver arrive par cette brèche. Attente. Espoir. Froid. Douleur. Passé. Le présent n'est que le triste moyen de parcourir ce temps. Maison. Cuisine. Écrire. Aimer. Écrire encore. Écrire par-dessus la même écriture. Interruption. Je ne suis pas cet être idéal d'un point de vue social : politicoreligiosexuel. Seule la science est exacte, mais relativement à l'angoisse (traduisons-la par des mots). Oui, j'ai pensé à un film. Je veux reconstituer l'être rencontré par hasard. Quels sont les personnages de son existence ? C'est un bon début. Portraits photographiques. Musique concrète de conversations gênées par les bruits de la rue. Les fonds sont anarchiques, funambules, étroits. Les plans sont coupés sans souci de la continuité sonore. Répétitions. On revoit les mêmes visages plusieurs fois dans la même attitude, sous le même angle ou bien l'angle change au rythme de la bande sonore qui ressemble de plus en plus à un collage. On revoit toujours, cela ne s'arrête pas, on entre quelque part. Avec la certitude que quelque chose, une histoire, une tranche de vie, une explication — va commencer. On se prépare à cette éventualité. On se ressemble pour ne pas s'étonner de ne ressembler à personne. Tous les yeux tournés dans la direction de l'écran le même pour tous également rassembleur d'un même sentiment. Inventer les visages. En demander l'invention à des comédiens angoissés. On reconnaît les murs, les fenêtres, la rue, les vêtements, les styles, les bruits, les idées. Il faut le temps que ça arrive. Rassemblés au début, éparpillés en cours de route, puis rassemblés de nouveau. Les noms des comédiens défilent lentement parallèlement au nom des personnages, le titre du film est le nom de l'être avec qui on veut se mesurer, il clignote à contretemps, néon illusoire, contours blessés, une main l'a dessiné aussi lentement. Puis il est remplacé par mon nom et aussitôt les noms des techniciens remplissent l'écran jusqu'à l'illisibilité. Il s'agissait de lire. On reviendra pour lire. C'était important de lire. La rue. Naissance du son. La lumière tremblote vaguement sur les corps. On ne distingue aucun visage. C'est ça qui existe, c'est facile, un décor, des personnages, la rue imaginée, il n'y a rien à changer, on sait déjà. À un autre moment du film, je ne sais pas lequel, on compare, visuellement, les parties extérieures du corps (mains, pieds, doigts, œil, têtes, seins, sexes, etc.) avec les organes, les muscles, les os, les tumeurs, etc. Une fille rit. Elle se donne à l'anatomie extérieure sans rien refuser à l'image. Puis gros plan sur son visage terrifié, sur son cri que personne n'entend à cause d'un shaker qu'on devine. Quel est le plan suivant ? Je n'en sais rien. L'imaginer, c'est nier ce qui vient d'être vu. Mais rien n'a été dit. Tout reste à dire. Tout restera à dire une fois que le mot fin aura tout remplacé sur l'écran, une fin interminable, qu'on a envie d'abandonner pour commencer autre chose, sachant qu'elle ne durera pas, mais haïssant cette durée incompréhensible. Je me suis mise à griffonner avec l'hiver. Dans mon journal qui n'est plus celui d'une jeune fille. J'ébauche ce futur. Je veux tout savoir, tout écrire. Je ferme toujours les yeux pour essayer les scènes. Je les vois parfaitement. J'en écris la substance. Je la rature toujours par une mise entre parenthèses : je tiens à tout conserver. Je reviendrai dans cette écriture pour la changer. Fil du temps nécessaire. On prononce des noms. Ces lèvres se précisent. On saisit d'autres mots. L'image redescend un ciel immense, recule sur une terre seulement peuplée d'arbres, entre dans ces feuillages sonores et fins, des fleurs de châtaignier se balancent, parfaitement abstraites, mais reconnaissables. Taches transparentes de ciel bleu vert. Bruissement de feuilles. Scintillements. Un autre silence de vent. Quelqu'un dit : j'existe.

Pas de réponse. La solitude s'installe. D'autres images molles montrent le bois de châtaigniers et plus bas les cimes des hêtres durement agitées par le vent. La voix revient, sans les mots. Mais toujours pas de réponse. Encore des images du bois, les troncs, les percées de lumière, une aile d'oiseau blanc et bleu, la trace d'un mycélium sous les brindilles et les débris de feuilles, des insectes, à peine identifiés, passages noirs.

On descend le sentier avec l'image qui marche. Bordures de fougères d'argent. Au bout du sentier, un croisement de terre et d'eau. Caillou d'huile grise bleue. La voix revient dans ce clapotis. Des jambes nues traversent l'écran, vite, blanches et mouillées, en même temps que la voix redevient mots : j'existe. Observation lente d'une algue fixée à une pierre brisée qui exhibe son cœur de cristal émeraude et noir. Noir. Long et inutile.

Fondu sur le métal poli d'une roue de fauteuil. La main tremblante se pose sur cet acier blanc, sur ces ombres de reflets qu'elle supprime parce qu'on cherchait à en identifier les corps réels, de ce côté de l'image, le côté créateur. Bien, dit la voix. Ce n'est qu'un souvenir. Je ne m'en souviens pas.

— Je n'aime pas cet effort, dit une autre voix.

— Du matin au soir, dit la première voix. Et du soir au matin. Je suis heureuse... heureuse... de vous revoir, mon cher Jean. J'aime ce bonheur. (Coupez. Au bout d'un bâton mouillé, l'algue pendante, dégoulinante des gouttes de cette eau. Jean dit :)

— Il n'y a pas plus de bonheur que de...

— Je ne mens pas.

— Ce n'est pas ce que j'ai dit.

— Je ne me trompe pas.

Le pré qui descend lentement vers la rivière. Une autre pente blanche et rouge le rejoint sur la diagonale exacte de l'image. La robe de Gisèle apparaît. La soie est visible à cette distance. Un peu de vent secoue cette blancheur. Elle revient, dit Jean.

Visage de Gisèle.

— Qui tient la caméra ?

— Carabas, je suppose. Il adore ça, le zoom. Il préfère cette distance. Un peu comme tout le monde, non ? Coupez. (Carabas vient de rendre la caméra à Gisèle. Il y a eu un dialogue entre lui et Gisèle :

— Je vous avais dit de ne pas me filmer.

— J'ai filmé les feuillages, l'eau (il ne parle pas des jambes, de ses jambes à elle — elle revoit le film dans le viseur et en voyant les jambes elle pousse un petit cri mais ne fait aucun commentaire :) je vous avais dit de ne pas me filmer (elle se voit remontant la pente fleurie du pré elle ne dit rien de la robe ni de son sourire) mais ce ne sont que des images, dit Carabas.

— C'est mon image que vous recherchez. Je vous prends en flagrant délit d'invention. Je vous avais prévenu.)

Carabas de profil. Silhouette de Jean.

— Bien, dit Carabas. Ce n'est qu'un souvenir. Je ne m'en souviens pas.

— Je n'aime pas cet effort, dit Jean.

— Du matin au soir. Et du soir au matin. Je suis...

(l'image tremble. Coupure. Fondu sur les premiers mots :)

— Bien... ce n'est qu'un souvenir... (on entend : rien à faire !)

Fondu dans le sous-bois à peine éclairé par la lumière oblique des feuillages. Mêmes bruits. Gisèle dit : c'est un essai. Je voudrais voir si c'est possible. Que lisez-vous ?

Pas de réponse. Une allumette craque. Les volutes s'installent dans l'image. Coupez.

— Il n'y a plus rien sur cette bande.

— Prenez la suivante. Avons-nous le temps ?

C'est un générique. D'abord l'écran est bleu, d'un bleu qui ne peut être que celui d'un ciel. On s'attend à un nuage, dit Carabin pour taquiner Cecilia. Le titre en fondu jaune d'or : (c'est original, fait encore Carabin.) CARABIN CARABAS ; puis le titre s'évapore ; il est remplacé par un carton où on lit : un film de Frank Chercos, avec Gisèle de Vermort.

— Qui est Frank Chercos ? demande soudain Carabin.

— C'est ce flic. Vous savez ? Un peu nègre, un peu indien, qui tourne et qui vire, comme dit Sweeney.

— Si Sweeney le dit, fait Carabin.

Encore trois ou quatre cartons. Puis : des fleurs de châtaignier se balancent. Taches de ciel. Bruissements. Scintillements. Maintenant le vent revient avec plus de force. Une branche pliée en témoigne. La voix : J'existe ! C'est un cri lancé dans cette approche de pluie. Le ciel s'interpose, noir et mouvant. Les mêmes jambes traversent l'écran, la rivière, et la rive peuplée de fougères. Ensuite elle remonte, en pleine accalmie, souriante et bruyante, dans cette robe qui ne l'habille plus. Elle dit, en arrivant : je vous avais dit de ne pas me filmer.

— J'ai filmé les feuillages, l'eau, le ciel, la menace de pluie...

— Je n'y peux rien si vous aimez mon image. Mais je vous en prie, cessez de me filmer. Ce n'est pas le sujet.

— Parce qu'elle a un sujet ! fait Carabin.

— Taisez-vous ! Regardez. Jean n'est plus là. Elle a renoncé à ce personnage. Elle est seule avec Carabas.

— Où est Frank Chercos ? Faut-il l'attendre ? (digest : Carabin Carabas de Cecilia Alamo — Journal de Cecilia) — J'aime ce plan. Deux personnages (elle et lui) vus de dos, ce parterre de fleurs des champs au premier plan et au fond, cet écran de ciel qui anéantit tout le reste. Ils parlent. On n'entend pas la conversation. Seules les voix nous parviennent, claires et parfaitement reconnaissables. On descend le sentier avec l'image qui marche. Bordures des fougères d'argent.

— C'est Frank qui filme. Il les abandonne à leur contemplation. Que cherche-t-il dans ce dédale de branches ?

— Au bout du sentier...

— C'est le plan de tout à l'heure, le même, celui tourné par Carabas. Que fait Frank Chercos pendant ce temps ? Cailloux. Eau. Des algues. Un fond d'huile. Les jambes de Gisèle, au ralenti cette fois. Pourquoi ce ralenti ? Ces muscles qui reviennent maintenant. Elle était avec Carabas en haut du pré, regardant la pluie arriver : elle passera au-dessus des chênes, là-bas. C'est ce qui arrive toujours, dit Gisèle. J'aime cette sensation.

— Cette distance ? dit Carabas.

— Oui, cette distance. Ce qui n'arrive pas.

Les mains. Leurs mains. Cette bague. Je la lui ai offerte pour lui demander de. Maintenant l'image lui donne de l'importance par rapport à la main de Carabas. (Chut ! écoutez ce qu'ils échangent pour recommencer !)

— Recommencer quoi, grands Dieux ! il ne s'agit que d'un film !

— Ils veulent se dire quelque chose.

— Qu'allait-il chercher dans le bois, les abandonnant à leur sort de personnages qui se rencontrent ?

— Ce n'est pas la première fois qu'ils se rencontrent. Regardez la bague. C'est un signe qui ne trompe pas.

— Mais pas du tout. C'est moi qui...

— Je veux dire dans le film, fait Cecilia, agacée (elle montre son beau visage :) Elle n'en saura rien, ajoute-t-elle.

— Vous ne répondez pas à la question de savoir ce qu'il allait chercher dans le bois ? Le cadavre de Jean ?

— C'est ridicule !

— C'est un policier. On peut s'attendre...

On entend : j'ai glissé dans une ornière. Gisèle et Carabas (qui est dans son fauteuil) se retournent et rient. Jean apparaît de dos, il y a de la boue sur son épaule et sa jambe droites. Fondu sur le visage de Gisèle qui parle mais au lieu de sa voix on entend les bruits de la forêt.

J'ai écrit cette scène dix fois aujourd'hui. Images. Le lendemain, je vois le corps de Bortek, noir dans un drap exagérément blanc, la peau frottée d'huile pour attiser ce feu intérieur. J'épie par une fenêtre. À mes oreilles, les frottements du lierre. Le soleil (nous sommes en juillet) me laboure le dos. Toute cette humidité dégouline entre moi et le mur. Bortek ne bouge pas quand une voix s'adresse à lui : je ne les vois plus, dit cette voix.

— Vous ne les verrez plus à cette distance, dit Bortek. Divers plans répètent ces paroles. Puis le bruit du dehors revient au premier plan. La voix dit : Jean va lui dire la vérité.

— Qu'importe ! Venez vous coucher.

— Je n'en ai pas envie maintenant.

— Non. Se coucher. Simplement se coucher.

— Je ne sais pas. Ils reviendront (la voix se féminise, on aperçoit une épaule, la lueur d'un briquet : ne fumez pas ! dit Bortek en se retournant. Description du drap en mouvement. Ils ne disent plus rien. J'entends le lierre. Je décris le drap traversé de noir) Mais que sait-il exactement ? Tu le sais, toi ? (main de Bortek dans l'infini de la chambre : cela ne me regarde pas.)

— Je les voyais. Ils avaient l'air heureux. Gisèle était nue.

— N'exagérez pas. Je n'ai vu que ses jambes.

— Je n'ai pas trouvé la lentille d'approche, là, regardez ! (en même temps, gros plan macro sur les fourmis, le plan se brouille, on n'a entendu que le choc de la main sur la pierre, le plan ne représente plus rien de définissable après ce passage déconstructeur.)

— Vous n'en avez pas besoin. Il faut chercher dans l'herbe.

— Je l'ai peut-être oubliée sur la margelle (tentatives de mises au point sur la fleur de la pierre : sans doute, dit Bortek.)

Coupez. Plan général, très descriptif, sur ce coin de parc. Une allée oblique, blanche et rouge, s'arrête à la tangente d'une allée circulaire dont la seule issue est un chemin de terre, vertical de ce point de vue, tronqué par le bois. Je vois quelque chose briller, dit la voix que Bortek n'écoute plus, il s'est peut-être endormi. Le plan se rapproche du bois. Plusieurs plans explorent cette surface. Puis on distingue nettement une des roues du fauteuil de Carabas. La voix exulte : les voilà ! (Gros plan sur le visage de Bortek. Quelqu'un dit : il est beau. Une autre voix : Je l'aime. (la même voix changeant le ton :) Le lui as-tu dit ? Il ne sait rien, n'est-ce pas ?

— Non, rien. Il ne saura jamais. Je suis perdu (ou perdue).

— Ne dis pas de bêtises. Il suffit de lui parler.

— J'ai rêvé d'être aimé (aimée), c'est tout. Ce n'est pas grave, ce qui m'arrive. Ça arrive à tout le monde, non ? Ne le réveille pas.

— Il ne rêve pas de toi. J'aimerais qu'il rêve de toi.

— Il ne sait plus qui je suis.

— Tu veux dire qu'il l'a su ? Raconte-moi.

— Maintenant ? Simplement ? Raconter ?

— Approche-toi. Il n'en saura rien. Par quoi cela commence-t-il ?

— Il va ouvrir les yeux ! Tais-toi !) Le plan suivant montre Carabin assis derrière son bureau. Il parle, mais la même conversation se substitue à sa voix (à son discours ?) Le corps de Bortek coupe l'image : venez vous coucher. Jean ne sait rien.

— Je les vois. À l'œil nu. Regarde. C'est Jean qui parle.

— C'est votre imagination. Je n'y crois pas.

— Tu sais tout mieux que les autres ! (voix dure de Carabin)

— Je ne sais rien, dit Bortek. (Son corps pivote au milieu de l'image : venez vous coucher. J'ai envie de vous.) Plan sur l'érection lente. (je pars demain. Ne gâchez pas ces derniers instants de bonheur.

— De bonheur ? Mais il ne s'agit pas de cela !

— Je croyais. Comme vous voulez... (extinction rapide de la conversation remplacée par la précédente :

— Qu'est-ce que je te disais !

— Mais tu ne me disais rien, mon amour. J'écoutais.

— J'ai gagné une minute d'inexistence. Tais-toi.

— Une minute ! Je veux dire : pas plus ?

— Cesse de me taquiner, veux-tu ? Ils ne parlent plus.

— Bortek ne peut plus dormir. À cause de ce désir, tu comprends ?

— Non, je ne comprends rien. Ils vont nous entendre.

— Ils ne parlent plus. (Coupez. Remplacez l'érection par n'importe quoi, mentalement, physiquement, n'importe comment !) Crois-tu que Jean sait réellement quelque chose ? Quelque chose d'important ?

— D'irremplaçable, veux-tu dire ? Mais je n'y pense pas.)

— (Voix de Bortek sur plan végétal :) Qui nous observe maintenant ?

— Crois-tu qu'on nous espionne ? Jolie manière de nous faire exister.

— Vous voulez dire : ensemble ? (bouche de Carabin, sourire de Carabin, jeux d'ombres mouvantes à fleur de rictus ; puis œil de Bortek, larmes, ma voix :) je l'aime : Je n'y peux rien. Je suis éperdument amoureux (reuse). Ne dis rien.

— Je te trouve légère. Ne ris pas.

— Je n'y peux rien. Je ne sais pas me cacher.)

— Je descends, dit Carabin (plan descendant escalier au ras du couloir les murs défilent à chaque fenêtre il cherche à les voir nouvel escalier les pas mesurés sur le dallage du hall d'entrée la trogne hagarde du gardien sa voix sa disparition etc.)

— Tu descends ? dit Bortek (On le voit (Je le vois) s'asseoir dans le lit et exprimer sa rage muette (en effet, tout le son est constitué par la cadence des pas de Carabin sur le gravier d'une allée qu'on découvre en perspective finalement). Tu, vous, vous, tu, tu, vous, tu, vous, tu... ce sont les larmes de Bortek, versées une à une dans ses mains : jeu de gros plans, jusqu'au flou, et au noir.)

Les pas de Carabin. Les crissements exagérés du gravier. La perspective de l'allée. Puis la lentille entre ses doigts. Son cri : je l'ai trouvée. (Voix de Bortek : j'en suis ravi !) L'œil pénètre dans la profondeur d'un bassin peuplé de poissons rouges. C'est malin, dit ma compagne. Elle rit.

— Je ne te demande pas d'apprécier. (Pourquoi ne pas accompagner cette traversée circulaire par une de ces sonates dont Tartini a le secret ? Écoute. C'est le diable.

— Le diable maintenant ! (On voit en moins d'une minute les quatre cents photographies où je figure, seule, en famille, en compagnie, souriante, ou absente, ou préoccupée, non : soucieuse.)

— Qu'est-ce que tu cherches ? Tu me déroutes. (Le son disparaît. Il n'y a plus que l'image muette. Plan large : le chemin de terre, le bois, Carabin, puis fondu sur Bortek à la fenêtre : je suis désespéré, dit-il. Je te quitte demain. Pourquoi pas demain ?

— Parce que tu y penses aujourd'hui ! (Chut ! Tais-toi ! il va nous entendre. Nous sommes revenues (revenus) sur la terrasse et elle a recommencé à grimper le long du lierre. Elle porte la caméra en bandoulière. Je vois la caméra, le balancement, l'image disparaît pour montrer le corps de Bortek dans un miroir qui trahit la caméra, il dit : je ne veux pas partir.

— Tu veux dire : que tu ne veux pas le quitter ?

— Je n'ai rien dit. Je m'en vais.

— Nous sommes aujourd'hui. Il n'y a pas de continuité.

— En amour, si. Je le sais. Je ne le dis pas. Cette musique...) La musique (Tartini) revient doucement. Bortek s'assoit : je me souviens, avec ou sans toi. Laisse-moi tranquille.

— Tu l'as laissé faire cette folie. Gisèle ne lui pardonnera pas.

— Il ne lui reprochera rien. Jean se taira. Carabas ne saura rien.

— Coupez ! (Documentaire : plan-séquence : c'est l'architecture de Rock Drill qui intéresse l'œil ; nul personnage (de passage, pour éclairer la lanterne du voyeur) excepté le jardinier qui parle aux fleurs et sourit ; le son : Un aveu ? (après un silence qui est censé correspondre à un temps de réflexion : belle eau sur fond de graviers ronds et colorés : le fond du bassin (?) : oui, oui, pourquoi pas cet aveu ? Je t'aime tellement.

— C'est un secret. (c'était bien le fond du bassin)

(une fois le documentaire fini, on reviendra à la femme que je suis pour la filmer en situation. Elle se cache derrière une excroissance du lierre (à Polopos : on aurait parlé du bougainvillier témoin de mes cris d'amour. Je t'aime tellement.

— C'est un secret.) Examen du visage. C'est Anaïs. Comment le faire savoir ? Personne ne le sait. Que sais-tu d'Anaïs ?

— J'ai inventé toute l'histoire. Ce n'est pas un secret.

— Je t'aime tellement (un disque ? Je ne me souviens pas de cette chanson. Des personnages parlaient. Quatre personnages. Puis trois. Enfin, deux personnages pour tout dire. Le troisième écrit. Le quatrième ne sait pas. C'était bien un disque. Maintenant ils écoutaient de la musique sans attacher aucune importance aux paroles.) Ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Tu ne m'aimes plus ?) Visage clair, facile, conventionnel dans le sens de la beauté, beaux cheveux, boucles lumineuses, très faciles, claires, tout coule de source dans ce regard surpris à la tangente de son objet. Elle murmure : je veux être ce personnage.

— C'est une comédienne ?

— Non. Elle appartient à l'image ; c'est tout.

— Et vous ne savez pas pourquoi. Pourquoi ce personnage qu'elle n'est pas ?

— Elle va l'être : le documentaire devient ennuyeux à cause de l'architecture toujours vue de près, au fil de ses objets constructeurs, par exemple ce linteau, ce va-et-vient d'un bout à l'autre du linteau, à cause d'une énigme qu'on nous propose de déchiffrer.

— C'est amusant. Je n'y comprends rien. Et vous ?

— Elle se disait qu'elle pourrait peut-être tout savoir. Mais ils s'aimaient tellement qu'elle n'a pas trouvé le courage d'entrer par la fenêtre pour les surprendre. Elle est restée tout ce temps derrière le lierre et je n'ai pas pu la convaincre d'aller plus loin. J'ai reconnu le linteau, l'énigme n'en était plus une, était-elle l'œuvre de l'architecte ou celle d'un artisan éclairé, je visitai le lierre, image tremblante à cause de la focale : j'aurais dû m'approcher. J'aurais deviné cette angoisse. Maintenant on se demande ce qu'elle fait, derrière le lierre, espionne indésirable maintenant. Je ne me décidais pas à monter à sa hauteur. J'ai le vertige chaque fois que je m'approche déraisonnablement du ciel. Vous connaissez mes défauts. Lui dire de continuer, c'était me trahir. La fenêtre m'obsédait. Envers de fenêtre. Tout s'y passait. Mais Bortek était seul. Je le sais maintenant. Coupez.)

— (documentaire : trois minutes ont passé :) Un secret ? J'adore les secrets. (elle pose un pied entre sa cuisse et l'accoudoir (insertion d'un plan pour montrer la tension de la roue, sa main sur l'acier, l'acier dans la terre noire, la cassure d'une feuille morte), sa main s'agrippe au dossier, triangle de sa jambe qui se déploie lentement pour atteindre les branches fleuries d'un châtaignier. Je l'ai, s'écrie-t-elle. Elle montre la fleur. C'est une fleur ? demande Jean.

— C'en est une. Aidez-moi à redescendre. (Le triangle se reforme, se plie encore, elle rajuste sa robe.) Gros plan sur le visage de Jean qui observe la fleur : le marquis de Sade... commence Malcolm.

— J'ai déchiré ma robe dans les ronces. Je voulais descendre jusqu'aux noisetiers. Il y a du cresson. Je vous en ramènerai.

— Du cresson ? Vous avez déchiré votre robe.

— Vous voulez dire qu'on me l'a déchirée. Je n'y suis pour rien. Le charme est rompu, vous ne croyez pas ? Moi : je trouve.

— Elle a déchiré sa robe en remontant de la rivière.

— Une rivière ? C'est vrai qu'il y a une rivière. Si, si, je l'ai vue, une fois. Je crois me souvenir. Oui, une rivière.

— Nous parlions. Il n'y avait pas de mal. Oh ! Zut ! ma robe !

— Elle est déchirée. Vous n'auriez pas dû...

— Mais je l'ai fait ! N'en parlons plus. Ce sont des fleurs.

— Des fleurs. Elles ne ressemblent pas aux fleurs.

— Les noisetiers... commence Malcolm.

— Oui, les noisetiers. Le cresson. La robe déchirée. Je me souviens.

— Il n'y a plus rien à inventer. C'est la fin.

— Nous sommes seulement en train de détailler la connaissance, et non pas de l'approfondir. Nous sommes toujours à la surface.

— La maladie... commence Malcolm.

— Nous avons parlé. Oui, oui, de tout, de toi, de rien.

— Maintenant elle veut filmer la vie. Elle me l'a dit.

— Infini par multiplication du fini. Une horreur. Je la connais.

— Vous n'y connaissez rien. Je lui montrerai l'endroit. Qu'en pensez-vous ? C'est infini à souhait. Elle aimera ce vertige.

— Oh ! Zut ! des insectes vengeurs ! Ne restons pas là.

— Les roues se sont un peu enterrées quand vous...

— Oui, je me souviens : la fleur. Je l'avais cueillie pour...

— Vous ne l'aviez pas cueillie. Je déteste ce souvenir.

— Ce n'est pas une fleur. Le marquis de Sade...

— Vous voulez descendre jusqu'à la rivière ?

— Je ne le veux plus ! Je pourrais déchirer ma robe.

— Je ne vois pas la rivière. Je la devine. Ces taches de feuilles de lumière sont donc simplement déposées sur un fond sec. Posez une tache sur un effet de perspective, et vous verrez !

— Je ne veux pas déchirer ma robe. Et encore moins m'égratigner la peau. Quand j'étais petite fille...

— Le voilà qui arrive ! Non... il se cache.

— Il se cache ? Que me dites-vous là ? Voyons...

— Laissez-moi regarder ! Attention à la roue ! la terre est si...

— C'est inutile. Je n'ai plus de force. Laissez-vous aller par terre, doucement, là, dans les feuilles, c'est l'automne on dirait. Non, c'est le feu. Je ne me souvenais plus du feu. Laissez-vous aller.

— Je peux me servir de mon bras valide. Détachez-moi ! Vous avez oublié de me détacher. Une douleur...

— Il n'y a pas de douleur. Laissez-vous aller. Oui. Doucement. Les feuilles. L'été. Servez-vous de votre bras valide.

— On dirait que la terre...

— Non, ne le dites pas. C'est fini. La terre est étrangement meuble à cet endroit. Mais il n'y en a pas d'autres pour embrasser ce paysage.

— C'est vrai. Oh ! Votre robe... non... ce n'est rien... ma robe... j'ai froid... descendons dans le pré. Le soleil...

— Vous l'avez vu ? Vous rêvez ? Il nous espionne. Il veut savoir.

— Je ne le vois plus (long fondu au noir, très long, silencieux, vous pouvez vous racler la gorge, vous détendre, vous préparer à la séquence suivante : la question est : où en est l'analyse des passions ?) »

— Vous me demandez de parler de mes fleurs. Vous ne voulez pas me dire à qui je parle ? Je n'arrive pas à me l'imaginer. Je vous parle ? Y a-t-il une image sur l'écran ? Seulement ma voix. Écrite ? Entendue ? Je ne sais plus quoi dire de cette fleur. Je la connais parfaitement. Au point de ne plus éprouver le besoin d'en parler (Continuez ! Continuez !) Comme vous l'avez deviné, je ne suis que le jardinier de cet endroit de rêve (supprimez rêve ; remplacez par : plaisir). Il y a longtemps que je vis dans cet endroit de (plaisir). N'est-ce pas qu'on commence toujours par évoquer ce temps ? Le décor s'y enracine parce qu'on en parle. Vous avez visité le château ? Vous connaissez donc les personnages. Je suis le jardinier. Ce sont des lieux évocateurs, n'est-ce pas ? Décrivez n'importe quel lieu. Qu'est-ce qu'ils évoquent ? Les personnages habitent toujours un château. Mais voici les jardins du (plaisir). Ne troublez pas ce silence. Y a-t-il une image ? Qu'est-ce qui reproduit ma voix ? (apparition soudaine de l'image : c'est moi qui arrive du bout d'une allée tranquille. J'aime ces partages d'ombres et de lumières. J'y voyage toujours avec plaisir. J'ai l'air si lointaine, je n'approche pas, je me souviens. Gros plan sur le visage du jardinier, puis travelling arrière jusqu'au plan américain : une fleur de châtaignier se tortille entre ses doigts : voyez ce qu'ils ont ramené ! s'étonne-t-il.

— Quand vous aurez fini, vous irez nettoyer le fauteuil.

— Je sais, je sais. Ils m'ont raconté. Il y a une force herculéenne dans ce bras. Je l'ai vu à l'œuvre plus d'une fois.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Une fleur de châtaignier. Elle a déchiré sa robe.

— Ils vous ont raconté ça aussi ?

— Ils s'attendaient à vous voir arriver pour les filmer. Ils voulaient un souvenir. Quelques plans sur fond d'infini, dit Jean.

— Pas plus ? (Malcolm repensait à la jambe de Gisèle quand elle a pris appui sur le fauteuil pour atteindre les premières branches. C'était un bel été qui commençait. Plus tard, il y aurait un ou deux orages, le vent secouerait ces branches, il y aurait peut-être de la grêle comme l'an passé.

— Un an déjà ? Je ne vis plus. J'attends. Tout s'explique.

— Oui, oui, attendez. Pourquoi ne pas attendre ?)

On les voit arriver dans l'allée principale. C'est Gisèle qui pousse le fauteuil de Carabas. Jean marche devant. À la fenêtre, Bortek a installé la longue-vue. « Il va pleuvoir ! » « J'ai faim ! » « Si nous en reparlions dans le fumoir ? » «  Je vous invite à un toast ! » La fenêtre bouge dans le dos de Bortek : Lui a-t-il parlé ?

— Que sait-il ? C'est un comte maintenant. Ferme la fenêtre. J'ai froid.

— Il ne pleuvra pas. J'ai trouvé le moyen de fixer le trépied. Regardez !

— Elle me trahira encore. Elle avait l'air si heureuse.

— S'il se met à pleuvoir, il faudra que je recommence tout demain.

— Ils riaient tous ensemble parce que Carabas s'est roulé dans la boue.

— Ils riaient parce que c'est de la boue. Je les ai entendus.

— Mais ça n'a pas d'importance. Ferme la fenêtre. J'ai froid.

— Sa robe est déchirée. À cause de la boue ?

— Non, non, des ronces, elle voulait descendre jusqu'à la rivière.

— Il y a une rivière à cet endroit ? Je veux dire : la Lily ? à cet endroit ?

— Tu ne connais pas la Lily. On appelle ça des « méandres ».

— Fermez la parenthèse.

— Vous n'arriverez pas à rendre compte de tout le charme de cette architecture. Que pensez-vous de Tartini pour l'accompagnement sonore ? J'y ai pensé cette nuit. Non, pas TOUTE la nuit. Y aura-t-il un commentaire ? Je l'écrirai si l'inspiration vous manque. Avez-vous fait un plan de ce bas-relief ? Il s'agit de l'amour. Ces sexes tranquilles. Comment s'explique cette nudité ? C'est quelque part dans le manifeste de la Cruauté. Je sais. Nous n'allons plus comme au théâtre de nos jours. Perdus dans la forme viciée par paresse mentale. Revenez ! (on me voit m'éloigner. Ma robe (c'est en réalité celle de Gisèle) occupe tout le centre de l'écran. Il faut conserver cette dimension jusqu'à la fin du plan. J'aime cette dimension de blanc, de jaune, sans ombre, c'est un dessin que j'envie à Gisèle. Long fondu enchaîné sur la peinture qui a inspiré ce plan. Ce n'est plus moi. Les visages se superposent dans la peinture.

— Encore un peu de patience, ma chérie ! (voix de Gisèle)

— C'est la chaleur. Je n'en peux plus. (Ce n'est pas moi. Pourquoi pas moi ?)

— Filmez le plafond. Nous sommes à Grenade. Vous reconnaissez ces seins de bois, cette dorure, cette flèche ? Filmez toute la sablière. Que raconte-t-elle ? D'où vient-elle ? Nous reviendrons à Grenade.

— Taisez-vous ! Je veux enregistrer ce faux silence.

— Votre respiration ? C'est un documentaire, voyons !

— Fin de la séance ! Tu peux descendre. Ouvre la fenêtre.

— Fin d'une belle après-midi. J'aurais préféré une promenade dans les collines. Avec victuailles et lettres d'amour.

— Vous allez superposer cette conversation à ce faux silence de boiserie narratrice ? On dirait votre voix : vous diriez : j'aurais préféré une promenade dans les collines.

— Je ne disais pas : avec victuailles et lettres d'amour.

— Parce que ce n'est pas vous. Je la connais ?

— Vous les connaissez toutes. Mais taisez-vous. Laissez-moi m'occuper de ce silence de pacotille. Il y a une fresque au-dessus de la porte. Guidez-moi jusqu'à la limite des bancs. Le plan vacille. Je devrais me taire. Me concentrer sur cet effort musculaire. Calculer la lumière.

— Mais non, vous le faites très bien. Je vous conduis.

Fresque : une scène champêtre ; une dame d'un certain âge, presque appétissante dans sa robe d'été (blanche et jaune) est en train de retirer leurs coquilles à des œufs parfaitement sphériques, étrange géométrie au point d'or de cette composition déroutante ; l'homme, poitrine nue et pieds nus, cherche le regard d'un être dont il est difficile de dire s'il s'agit d'une fille ou d'un garçon ; la scène est béatement impressionniste ; la caméra cherche la signature.

— Il n'y en a pas. C'est l'œuvre d'un artisan obscur. Seul le visage de l'homme méritait d'être peint. Le reste est superflu.

— Ne me dites pas ce que je dois faire !) Le mot fin, guillochis presque illisibles, noir et blanc, et l'année, en chiffres arabes, qui scintille comme une étoile.)

Quel jour sommes-nous ? Est-il raisonnable de ne plus se référer au temps pour continuer d'exister ? Constance est arrivée ce matin avec d'autres guirlandes. Elle a accroché une coquille Saint-Jacques au linteau de la porte d'entrée. Il y a eu du soleil toute la journée. À quatre heures de l'après-midi, nous avons fermé les fenêtres. Malcolm nous observait entre les lignes de son livre, puis le livre a glissé sur la couverture et il s'est endormi. Il devait être quatre heures. Je veux me souvenir de cette heure. Nous avons répandu de la sciure et des éclats de bois dans toute la cuisine. Une fatigue étrange nous a arrêtées toutes les deux devant la cheminée. La porte d'entrée étant à peine entrouverte (Constance avait mesuré cet écartement à l'épaisseur de son pouce : elle souriait de le savoir), l'air glacé s'est mis à circuler. Je devinais cette courbure au niveau de l'âtre, l'air perpendiculaire qui alimenterait le feu si on prenait le soin de : nous comparâmes nos pouces : elle a des mains de paysanne, c'est l'idée qu'on se fait de la paysanne, par contre son visage sera toujours celui d'une enfant. Elle ne veut pas en parler. Elle n'évoque plus cette enfance depuis que Virginie n'est plus là pour en écouter les variations. Elle n'a pas prononcé le nom de Virginie. Je l'ai deviné. J'ai deviné cette douleur à la place de la douleur de Malcolm que plus personne n'accuse. Tout le monde sait maintenant que c'est « Madame la comtesse » qui a tué Virginie. On dit aussi que c'était un accident, et on ne parle plus de la perversité de Gisèle qui a voulu faire croire à la responsabilité de Malcolm. N'en parlons plus. Demain matin, nous irons au cimetière où elle est enterrée pour toujours. Il neigera. Nous serons tristes comme des madeleines. Il y aura quelqu'un pour le redire. Moi, je croyais que c'était fini. Plus exactement, je croyais que c'était la dernière scène, juste avant Noël, avec la neige, la nuit étoilée, le soleil vert, les prés solitaires et faux. Mon esprit voulait arrêter de fonctionner dans ce sens. C'était une belle fin. Il manquait Virginie. Mais on la retrouvait au cimetière. Malcolm avait promis une visite, même en cas de neige. Il aimait la neige, la pluie, la chaleur, l'humidité, il aimait se rapprocher de la nature, ne pouvant plus la traverser de ses désirs, ou n'y prenant plus plaisir. La paralysie s'épanche doucement. Il sent une rigidité dans le cou et parfois il laisse tomber la tête sur une épaule, exactement comme ce supplicié chinois qui clignote dans la Marelle. C'est une citation, dit-il. Sa tête est de nouveau comme plantée sur le tronc qu'une croix de cuir maintient presque fermement. Il cite Artaud. Il ne nous aime plus. Il n'en a plus les moyens. Avez-vous lu Rabelais, Constance ?

Elle ne répond pas. Elle va balayer la sciure, les bouts d'écorces, la poussière d'insecte, les herbes folles, pendant que j'allume le feu. Ensuite, elle ajuste une guirlande aux carreaux de la fenêtre. Il s'est mis à neiger avant la nuit. La cheminée fume malgré le rideau Vichy qu'elle secoue lamentablement. Il ne faut pas fermer les volets. Il faut allumer la lampe dehors. Il aime cet épuisement de la lumière. Avez-vous lu Rabelais, Constance ? Nous sommes assises l'une en face de l'autre, conversation — Virginie — enfer ------ = ce que nous sommes. Elle regrette pour la cheminée. Il arrive qu'elle fume. Quand le vent arrive de l'ubac et remonte dans la cime des frênes qui clôturent le fond du jardin. Je l'ai vu en été, anarchique et infiniment coloré. Je m'en souviens. Oui, je m'en souviens. Je me souviens de cette conversation. Tu étais au bord du sommeil. Nous te guettions du coin de l'œil. Elle voulait rire. Je parlais d'un autre jardin. Tu m'écoutais. Tu retrouvais ce silence. Presque l'enfance. Constance n'y pensait plus. Peut-être pourrions-nous te faire boire ? Était-ce ce qui manquait à ton sommeil, cette ivresse ? Constance reviendrait avec de l'eau-de-vie. Je me souviens aussi de ce retour. Il n'appartenait plus au temps. Il n'en serait pas question. Tout s'achevait par cette promesse. Je le croyais. Le feu s'est enfin propagé dans le bois, la cheminée s'est éclairée et nous nous sommes regardées. Dort-il ? Je ne sais plus qui a posé la question. Je n'ai pas répondu. Ou : tu n'as pas répondu. Peu importe. Nous passerons la nuit ensemble. La neige crépite sur les carreaux de la fenêtre. Je savais qu'il allait neiger, ce soir, dis-tu. Tu désirais tellement cette nuit, veux-tu dire. Je dis : il y a des fleurs dans le jardin d'hiver. Tu ne le crois pas.

Malcolm ne dormait pas. Je ne veux plus être seul, dit-il. Constance se met à pleurer. Cecilia écrit un film, dit-il. Elle a repéré les décors. Que sait-elle des personnages ? La douleur est à l'étroit dans ce qui me reste de corps. Vous a-t-elle parlé du jardin en été ? Vous ne l'avez jamais vu comme elle me l'a révélé. Je veux le revoir. Je veux comparer. Mais ce n'est plus moi qui recommence, vous comprenez ? Irez-vous au cimetière demain matin ? Je ne sais pas si le chemin : il y aura du soleil : je ne sais pas si je pourrai venir : il y aura de la neige : je ne sais pas si je pourrai comprendre ce que signifie une tombe : il y aura des visiteurs, d'autres visiteurs.

Malcolm dormait. Il pouvait être seul etc.

Oui, oui, nous sommes allés au cimetière le lendemain matin. Nous avons attendu la fonte de la gelée sur notre chemin. Il y avait quelques nuages au milieu du ciel et une frange brumeuse tombait sur les montagnes de l'autre côté de la vallée. Mais la neige ne nous menaçait plus maintenant. Le chemin est bordé d'une végétation tremblante. Sous nos fichus, nous avons l'air d'un autre temps. Constance fume des cigarettes tout en marchant. L'eau-de-vie a brûlé ses lèvres ce matin. J'ai préféré le pain grillé au bord de la cheminée. La confiture, le lait mousseux. C'est une ancienne nappe de lin brodée de laines noires. Malcolm entre dans ce décor tous les matins. Il nous suit. De temps en temps, je me retourne pour le voir avancer. Ce béret lui donne des airs de forçat. Je me méfie de ces vapeurs. On n'entend pas le roulement. Seuls nos pieds sonorisent nos silences. Nous ne croisons personne. Sur la longue murette qui descend jusqu'au cimetière, des oiseaux se posent. Constance secoue les branches d'un pommier. Elle entre dans le cimetière avec cette neige éclatée. Elle commence à pleurer au bord de l'allée. Il y a des arbres nus, un peu de fougères remontent vers le mur qui s'est écroulé en plusieurs endroits, même sur les tombes, au fond, et un caveau oublié, d'où sort un homme engoncé dans un manteau triste et déchiré, au passage de Constance qui retient un cri. Le cri voulait dire quelque chose. Puis l'homme m'a vu(e). J'ai reculé. Constance s'est retournée. Elle avait l'air désolé. Mais je ne comprenais pas que c'était Antoine. Quand je lui ai demandé son nom, croyant avoir affaire à un vagabond, il m'a répondu en riant : Personne. Un vagabond instruit, répondis-je. Qu'attendait-il de moi ? Il avait passé la nuit dans le caveau. Il y passerait une autre nuit si elle voulait. J'étais peut-être mort. J'ai tenté une nouvelle fuite, mais sans succès. Le vagabond me tenait par le bras et il me conduisait doucement vers la tombe de Virginie. Malcolm y était arrivé avant nous. Il priait. Il avait apporté des fleurs arrachées à un pot dans le jardin d'hiver. Des fleurs jaunes et violettes. Le vagabond s'extasia. Il désirait cette conversation. Mais Malcolm était ailleurs. Il était où il voulait être. Constance arrangea les fleurs en bouquet dans l'étrange main d'un ange de pierre. Ensuite elle noua le ruban que je lui tendais depuis que le vagabond ne parlait plus. Nous demeurâmes quelques minutes dans ce silence. Le vagabond était retourné dans l'ancien caveau. Constance extraie une brosse de la poche de son manteau et elle se mit à balayer la tombe. Le marbre devenait brillant. Elle le lustrait. Malcolm posa une main gantée sur un angle fleuri d'un autre marbre. Un autre ange apparut, parfaitement symétrique. Il y avait un orifice dans sa poitrine, et sa main prenait cette blessure géométrique. Il avait l'air serein cependant. Constance recueillit le reste des fleurs sur les genoux de Malcolm, en fit un bouquet et le glissa lentement dans la main douloureuse de l'ange. Je retrouvai l'allée. Elle n'était plus entretenue depuis longtemps, sans doute parce qu'elle ne menait nulle part. À cet endroit du cimetière, il n'y a plus d'arbres. Un roncier immense enjambe le mur qui semble se décomposer dans cette étreinte sinistre. Les bras de ce géant atteignent les tombes obliques. La terre est éventrée. J'y trouve des sauvageons. En m'approchant du caveau, je devine le regard du vagabond. À travers la grille qui ne peut plus fermer à cause du houx, je dis : Antoine ? Il frémit dans l'ombre. Il dit : j'ai vu un feu follet cette nuit. Je ne dis rien. Il dit : qu'avez-vous vu, vous, cette nuit ? La grille s'ouvre, déchire des tiges, racle le sol terreux. Il dit : mon nom est personne.

— Triste fin du voyage, non ? Vous avez faim ?

— Je boirais bien plutôt. Mais je n'ai plus un sou.

— Vous n'êtes pas Antoine ?

— Antoine ? Ce serait une manière d'expliquer ce que je suis en ce moment. Une aventure solitaire dans la douleur. Ou bien je ne suis pas Antoine. Suis-je un rebelle ou un exclu ? On n'écrit plus rien de sensé sur les rebelles. Entrez, entrez : je me suis installé à mon aise.

Constance m'appelle. Si vous tendez un peu l'oreille, me dit le vagabond, vous vous apercevrez que ce type est en train de souffrir. Le cri de Malcolm n'entre pas dans le caveau. La paille craque sous les fesses du vagabond. Je ne touche rien. Constance passe dans l'allée. Je me montre, fragile et distante. Le cri de Malcolm se précise. Elle n'a pas besoin de parler. Je la suis. Malcolm a déchiré toutes les fleurs. Il ne résiste plus à cette folie. Il pleurera toute la journée. J'augmenterai la dose de dextropropoxyphène. Il ne boira pas comme il le désire. Il en mourrait. J'explique le cri au vagabond qui répète plusieurs fois : j'ai tenté de crier. Qui croyez-vous que je suis : un rebelle ou un exclu ?

— Vous n'êtes personne. Et c'est la fin du voyage.

— Vous allez le laisser crier ? Je vais devenir fou. Laissez-le boire. Il n'y a pas de bonheur sur cette terre. Il faut s'enrichir ou servir. Je hais cette patrie, je ne comprends pas les autres. Il va me rendre fou !

Cecilia, revenez, je vous en prie. C'est la voix de Constance. Elle ne s'approche pas. Elle n'entre pas dans le cercle magique. Le soleil... continue-t-elle et le vagabond dit : on ne coupe plus les têtes en France. Cecilia... le cri de Malcolm... le délire du vagabond... nous sortons du cimetière. Un autre vagabond est assis sur le mur : il vous a parlé de politique ? lance-t-il à notre passage. J'ai entendu ce type crier. Il va crever comme un chien si vous le laissez. Il neige ! Ma femme est morte l'hiver dernier. J'ai vu un feu follet, cette nuit.

— Ne l'écoutez pas, dit un autre vagabond adossé à la grille. Il est avec une femme qui ne montre que son visage sinistre. Nous vous souhaitons un joyeux Noël, patriotes ! Et vive l'Europe en marche sur nos mains vides. Il fume une pipe noire que la femme lui enlève doucement de la bouche pour en avaler une longue bouffée. Il reprend la pipe lentement et il la remet dans la poche, exactement dans la position où elle se trouvait avant que la femme ne l'en retire pour... Le mois dernier, dit l'homme, nous étions là-haut. Il montre les montagnes maintenant couvertes de nuages blancs et noirs. Nous allons en prison chaque fois qu'un mouton disparaît. Maintenant, ils nous font l'aumône de leurs restes. Tout cela ne durera pas l'hiver, je vous le dis. Ma femme a les pieds gelés. Vous pouvez faire quelque chose pour elle ?

Malcolm revenait, suivi d'un vagabond qui pouvait être celui que j'avais rencontré dans le caveau en ruine. L'autre sauta par terre, dans la neige. La femme se déchaussait. Le vagabond à la pipe nous accompagna jusqu'au pont. Il voulait devenir aussi riche que nous. Il n'en demandait pas plus. Sa femme arrivait pieds nus dans la neige qui tombait. L'autre vagabond sautillait dans l'ornière. Je ne vis pas Personne. Constance donna quelque chose de ma part en plus de son aumône. Ce malheureux ne nous donnera-t-il rien ? fit le vagabond en désignant Malcolm d'un coup de menton. Ce n'est pas que je lui demande quelque chose, remarquez bien. Malcolm donna un billet. La femme rassembla toute l'aumône dans sa manche. La neige tournoyait dans le vent. Le vagabond tira la langue. Je ne pus m'empêcher d'observer comment les flocons fondaient sur cette langue. Il riait en même temps. Le froid commença à entrer en moi. Constance s'était remise en route. Malcolm voulait la suivre mais la neige qui s'accumulait contredit tous ses efforts sur l'acier scintillant. La femme poussa le fauteuil sans ménagement. Elle grognait, arc-boutée sur les poignées. L'homme riait. L'autre vagabond se frottait les mains pour les réchauffer. Personne apparut. Il provoqua l'hilarité à cause d'un cigare qui dégoulinait lamentablement entre ses dents. J'appelais Constance. Elle répondit. Nous avançâmes tous ensemble à sa rencontre. La femme marchait devant le fauteuil. Les deux vagabonds poussaient. Personne m'avait tendu le bras. Je m'y appuyais. Constance nous attendait. Elle venait de rencontrer un homme malade. Les vagabonds s'approchaient pour le reconnaître. Personne se tenait à l'écart, caressant ma main sur son bras. L'homme malade avait été réveillé par Constance qui lui avait presque marché dessus. Il prétendait maintenant être à l'article de la mort. La femme lui ouvrit la bouche et en tira une grosse langue blanche qu'elle renifla. Il n'est pas des nôtres, souffla Personne dans mon oreille. Constance croyait le reconnaître. On n'se reconnaît plus, dit le malade. La femme trouva la bouteille. Elle tenta de la boire tout entière avant que ses compagnons ne la lui arrachassent des mains. L'eau-de-vie l'avait cruellement blessée. Elle toussa, cracha et poussa un cri effrayant. Constance se mit à rire. Elle montra son beau visage d'enfant. Il devait faire nuit, proposa un des vagabonds. Il est midi, dit la femme. Un cheval eut l'air d'un fantôme surgi de nulle part. Autre raison de rire. La femme était saoule. Le malade voulait la déshabiller. J'suis trop crasseuse, allez ! Le voyage continue, dit Personne dans mon oreille. Je vous invite. Je ne suis pas mauvais homme. Vous l'avez deviné.

  

 

Chapitre II

4 juillet & ss

  

Ce matin, j'ai été réveillée par les cris des pensionnaires. La voix de Fabrice dominait ce chahut. J'ai frotté mes yeux dans les draps avant de les ouvrir. Fabrice a cette manie de laisser les volets ouverts toute la nuit, pour les fermer pendant la journée. Cette lumière me tient au bord de l'éveil pendant des heures. D'habitude, à cette heure-ci, je peux entendre le passage des pensionnaires qui traversent le patio pour se rendre au réfectoire. Ils ne parlent jamais haut. Ce sont leurs pas qui entrent dans le silence, puis le claquement sourd de la porte à deux battants revient en diagonale jusqu'à l'ouverture aveuglante de ma fenêtre. Mais ce matin, quelqu'un a crié dans l'escalier et ce cri m'a traversée d’une première pensée dont je n'ai pas le souvenir. Aussitôt, les pas sont revenus du patio, l'escalier en a été tout ébranlé et un deuxième puis un troisième puis une infinité de cris ont peuplé l'étroitesse spatiale de ma chambre, juste au moment où j'y accrochais un rêve. La voix de Fabrice, qui venait de quitter le lit, s'est élevée au-dessus des autres pour inspirer le calme à défaut de la tranquillité qui est la règle d'or à Rock Drill. Il avait laissé la porte ouverte pour signaler l'urgence de la situation. J'ai frotté mes yeux dans les draps, j'ai enfoncé mon regard dans cette blancheur jusqu'à en être aveuglée puis, relevant la tête pour revoir la porte, j'ai aperçu Malcolm qui passait, triste et tranquille dans le fauteuil que sa paralysie n'a pourtant pas inventé. Je raconterai tout à l'heure ce qui s'est passé ce matin. Peu de choses en vérité, mais c'est ainsi que tout recommence. Jean n'en fera jamais d'autres.

J'ouvre ce nouveau journal parce que j'ai perdu le premier. En réalité, ce n'était pas le premier. J'aurais dû dire : le précédent, mais je ne l'ai pas dit. C'est que je veux toujours commencer le journal à une date « ultérieure ». Je suis un peu bête de me conformer à cette disposition d'esprit qui ne fait pas honneur à ma curiosité. Mais enfin, c'est ainsi : j'ai perdu tout ce qui restait de mon journal. Je me demande d'ailleurs si ce n'est pas justement lui que Jean a brûlé ce matin dans sa chambre, avec tant de fumée que tout le monde, y compris Fabrice, a cru à un incendie. Je ne crois pas Jean capable de ce genre d'action sur les autres. Ou bien s'il en a été capable, du moins n'a-t-il pas trouvé la force de continuer dans la voie de la trahison et il a préféré mettre le feu à ce volume unique de mon intimité pour ne plus avoir à en parler. Seulement voilà : la fumée a gagné le vernis de son secrétaire et il a fallu l'intervention avisée de Fabrice pour mettre fin à cette triste histoire d'un journal qui perd son intimité dans le jeu incohérent du feu avec le temps retrouvé. J'écris tout cela parce que c'est maintenant possible. Ce matin, ces cris et cette voix ont fini par me plonger dans une angoisse que le passage de Malcolm a reciselée dans cette lumière où je ne me réveille jamais autrement.

Ce que j'ai dit de Jean et de mon journal est pure spéculation. Je n'en ai pas parlé à Fabrice. Gisèle est partie depuis hier et il n'a pas encore retrouvé toute sa sérénité naturelle. Il a mal dormi et, avoue-t-il, s'il attend toujours du réveil cette lumière que des rêves ont rendue inspirée, rien ne l'indispose autant que d'être arraché au sommeil par des bruits qui n'expliquent rien de ce qui est en train de se passer. Il a sauté du lit, noué un drap sur sa nudité et il a laissé la porte ouverte sans le vouloir, sans s'attendre à mon réveil qui n'aime ni le bruit, ni la lumière, qui préfère l'ombre, la fraîcheur, une idée claire et la peau qui est tout ce qui reste du dernier rêve. Mais je n'ai pas eu droit à ce moment de tendresse ce matin. Jean avait allumé un feu dans un vase de cuivre et le vernis de son bureau avait brûlé en produisant cette fumée dont seule l'odeur m'est arrivée, nue et étourdie dans cette blancheur de draps et de murs qui ne laisse aucune trace d'ombre dans ma mémoire. Malcolm est repassé à ce moment de mon vertige et cette fois il s'est arrêté à la porte pour s'excuser de n'avoir pas passé la nuit avec moi et moi, je mélangeais les plis et les coussins pour continuer de le tromper. Il souriait dans cette lumière qui installait pourtant le soupçon mais il n'y fit aucune allusion. Il m'a doucement invitée à descendre avec lui sur la terrasse où nous pourrions nous délasser ensemble devant un petit déjeuner. J'ai dit : « Entre, et ferme la porte » et il a encore fait ce que je lui demandais, sans rien opposer à mes caprices de femme-maîtresse. Il regarde toujours un peu à côté des étoiles, pour mieux les voir briller. Alors je me suis assise toute nue dans le fauteuil qui croise la fenêtre de son cuir d'ombres et de silences, et il m'a regardée tout en m'expliquant ce qui était arrivé à tout le monde puisque personne n'a imaginé autre chose que le feu qui commençait par s'alimenter de visions apocalyptiques. Malcolm riait en y repensant, à peine dix minutes après l'extinction de la dernière flamme. Sweeney avait répandu de l'eau même sur ce qui ne brûlait pas, « pas encore ! » disait-il en secouant le jet d'eau sous le nez de ceux-là mêmes qui avaient été plus visionnaires que lui, mais sans succès. Que faisait Jean pendant ce temps ? Qu'a-t-il tenté pour empêcher l'extinction du feu qu'il avait recherché dans quel but ? Jean allait bien. Il accusait la lampe. Il pleurait un vieux manuscrit. Mais personne ne l'a cru. Pourquoi brûler des manuscrits ? demandai-je à Malcolm qui ne comprit pas : pourquoi brûler mon journal ? ce qui impliquait la question de savoir pourquoi il me l'avait volé, quand, où, à quelle distance de l'endroit où je me trouvais moi-même et même si Fabrice en savait plus que lui sur ce sujet. Mais Malcolm croyait Jean. C'était un accident de lumière et de prisme. Peu importait le secrétaire. Ce qui était vraiment arrivé, c'était cette fumée de manuscrit dont il ne restait plus que la cendre. Jean venait d'en répandre l'impalpable dans les yeux incrédules des pensionnaires qui reculaient lentement dans le couloir sur des paroles de Fabrice qui prétendait qu'il ne s'était rien passé. « Vous voulez dire que je n'ai pas été témoin du feu ? » demanda Sweeney qui est le plus ancien, et le plus avisé des pensionnaires. « Je n'ai rien dit d'autre que ce que j'ai dit ! » répétait Fabrice en les forçant à reculer vers l'escalier qu'ils devaient descendre pour revenir là où le feu les avait laissés. Je revenais moi-même en pensée à ce moment que je n'avais pas encore vécu. Cette assemblée qui traverse le patio dans le seul souci de commencer la journée me déprime un peu plus chaque matin.

Jean n'est pas venu déjeuner avec nous. Fabrice a déjeuné dans son bureau, après avoir chargé Sweeney de l'excuser auprès de nous. Nous attendions Jean. Nous attendions ses explications. Mais Malcolm doutait que Jean vînt nous les fournir et en effet Jean ne se montra pas. Que ne savais-je pas que Malcolm n'ignorait pas ? Inutile de poser la question. Malcolm m'a parlé en termes très obscurs de sa terreur du feu. Moi, je crains plutôt la noyade, et nous avons doucement déliré sur les éléments, le sujet de conversation favori de Malcolm, alors que la lumière était maintenant à fleur d'impression. Gisèle ne peignait pas cette lumière. Elle n'avait donc aucune chance de plaire à Malcolm. Qui ?

Mais l'idée de Malcolm était de retrouver la trace de Jean dans cette complexité en formation. Jean avait sans doute besoin de lui. J'avais aussi besoin de lui. Fabrice a besoin de moi. Gisèle a besoin de Lorenzo. Malcolm a besoin de John. Et John a besoin de moi. C'est ce que je m'amusais à penser en n'écoutant plus Malcolm. La rosée venait de disparaître. Avec un peu de chance, j'en trouverais encore à l'ombre du bassin. Si je m'assois sur la margelle, je sens le regard de Fabrice qui m'observe depuis la fenêtre de son bureau. J'évite de rencontrer son regard. Malcolm est encore à table sur la terrasse où personne n'ose déranger sa solitude de penseur à la mémoire incomplète. Il me regarde jouer avec l'ombre des pierres entre les herbes. Je lui souris. Il ne bronche pas. Fabrice agite le rideau, ou bien c'est le vent qui dérange son immobilité calculée. Je pense à Jean, au journal, à ce que dit Malcolm du manuscrit en feu, aux mains de Fabrice qui semblent déchirer l'espace derrière l'attroupement des pensionnaires qui reculent dans cette brèche en forme d'escalier, le bruit des marches qui animent des solives secrètes, le passage de l'eau du bassin à la rigole où un poisson est mort ce matin. Sweeney vient de le trouver sous un massif de choux, là où la rigole fait un angle droit avec le sentier. Du coup, il lui a donné un nom. Il donne un nom à la mort du poisson. Il appelle cette mort. Quel était le titre du manuscrit ? Où est le titre dans cette cendre ? Sweeney a balayé cette cendre. Il y avait beaucoup de fumée, dit-il. C'est à cause des crayons. Le papier ne fait pas tant de fumée. C'est la peinture à la surface des crayons que Jean utilise pour construire des manuscrits qui brûlent quelquefois si c'est le hasard qui met le feu aux produits de l'esprit. Sweeney sourit lâchement. Il tient le poisson comme une souris, par la queue, l'élevant à la hauteur de son regard, surveillant la mort qui n'est jamais aussi définitive qu'on voudrait. Y a-t-il un double de ce manuscrit ? J'ai envie de répondre que non, que c'est l'exemplaire original du premier volume de mon journal, enfin : le volume dont je prétends qu'il est le premier parce que le précédent n'a plus aucune espèce d'importance, à cause de l'éloignement de son contenu, à cause de son incapacité à s'installer dans ce passé qui est le mien. Je réponds que je n'en sais rien. Sweeney secoue le poisson qui joue avec la lumière comme un morceau de verre. Là-haut, Fabrice est intrigué par ces signaux. Je fais un signe de la main dans sa direction pour le trahir. Malcolm regarde la fenêtre au moment où le rideau, liquide et noir, revient en occuper l'immobile possibilité. Il baisse les yeux sur un morceau de pain tartiné de saveurs lointaines. Sweeney s'éloigne, tenant le poisson du bout des doigts à une hauteur respectable en même temps qu'à une distance qui témoigne de sa prudence à l'égard des idées toutes faites.

Voilà à peu près tout ce qui s'est passé ce matin peu après l'aurore. Il faudra que je me relise pour m'assurer que je n'ai rien oublié. Non pas que je prétende, comme John, assumer tous les reflets de la réalité dans un même reflet qui serait celui que mon esprit projette sur l'écran du sommeil inévitable (ce sont les propres paroles de John et je renonce à les traduire) ; mais je suis fidèle en matière d'écriture, ce qui m'éloigne un tant soit peu des affaires d'amour où je n'ai jamais le dernier mot. Passons. Car cet incident (le feu provoqué par Jean ou par la lampe qui éclaire son bureau, qui n'éclairera plus rien d'ailleurs) n'est pas ce qui motive mon retour au journal. J'ai décidé ce retour hier. À cause d'évènements bien plus importants pour la compréhension de toute l'histoire où ce feu matinal n'est pas une conclusion acceptable. Hier donc, aussitôt raisonné le désir de retour au journal, je me mets à la recherche de sa couverture de moire verte. Et que croyez-vous qu'il s'est passé ? J'étais sûre de l'avoir emporté avec moi dans mes bagages. Depuis le 15 décembre passé, jour de son commencement (si je fais abstraction de l'autre journal, celui qui ne compte plus comme il a compté pourtant), je ne me suis jamais séparée de ce registre et je ne vois pas pourquoi je l'aurais oublié à Polopos au lieu de ne pas oublier de le fourrer dans mes bagages où il ne se trouve plus. C'est le genre de mystère qu'on résout tôt ou tard, quoi qu'il arrive pour l'épaissir.

Un peu après ma promenade matinale (la première depuis longtemps) j'ai retrouvé Malcolm devant le portrait de Virginie dont il ne se sépare plus. Elle est le centre géométrique de sa tragédie et elle n'est plus là pour en témoigner comme il voudrait. Il me semble que le temps a passé si lentement depuis la disparition de cette enfant, si faiblement perçue sous des couches de tentatives d'oubli et si proche de mettre à jour la véritable enfance de cet être coupé du futur. Malcolm ne répond pas à mes questions. Il sait bien ce que j'en pense. On s'est longuement expliqué sur ce sujet, jour après jour distillant les mêmes raisons de se taire une bonne fois pour toutes. Ce qui détruit toujours Malcolm par pans entiers de sa personnalité. On aurait pu reprendre cette conversation où on l'avait laissée, pas plus tard qu'hier, après qu'il se soit chamaillé avec Jean qui n'est jamais tendre dans ces moments-là, Fabrice en sait lui aussi quelque chose. J'ai donc laissé Malcolm dans le couloir étroit de ce qui lui reste à vivre et je suis retournée dans ma chambre pour chercher encore non pas le journal lui-même mais au moins ces traces qu'il ne pouvait avoir manqué de laisser. Il y avait ce cahier de musique sur la cheminée, à côté d'une statuette censée représenter le corps féminin dans sa plénitude temporaire ; j'y ai jeté un coup d'œil mais il n'y avait rien de noté. C'est un beau cahier relié et même cousu. J'aime sa couverture de carton verni. Le nombre de pages m'a tout de suite paru suffisant. S'il doit se passer quelque chose, ce sera dans les jours qui viennent ; j'ai largement de quoi écrire tout ce qui me passe par la tête au sujet de Jean. C'est-à-dire de Jean et de Fabrice. Avec le passage intermittent de Malcolm qui ne revient pas à la vie. Ce matin Jean a marqué cette histoire d'une pierre blanche. Fabrice n'a pas supporté cet affront. Il croit que Malcolm a inspiré le geste de Jean. Malcolm est un amateur de destructions définitives, dit Fabrice en arrachant des peaux sur ses doigts. Il faudra cependant attendre qu'il se passe quelque chose d'aussi définitif pour reprendre le cours avec eux. J'ai arraché la première page du journal un peu à cause de cette attente. J'en parlais. Je mesurais la distance qui me sépare de leurs cachotteries. Je pensais à tout ce que je savais, tout ce qui pourrait faire l'objet d'un classement et je reconnaissais un peu vite mon impuissance à pénétrer avec eux dans les glacis secrets qui séparent la mort de Virginie du monde où nous vivons plus simplement l'attente de notre propre mort. J'ai arraché cette page presque avec colère parce que je commençais ce journal par un aveu. C'est peu après que j'ai rejoint Malcolm dans sa chambre. Le portrait de Virginie est l'œuvre de Nicolá. Pourquoi pas le contraire ? pensai-je un peu sottement en m'approchant des lèvres brûlantes de Malcolm qui cultive cette fièvre sans qu'on puisse rien pour la faire tomber. Son baiser est la suite du rêve. Je continue : il se plaint d'abord d'une douleur dans la main, due à des travaux d'écriture dont il dit qu'il ne se remettra jamais. Pourquoi lui en demander les raisons ? J'allume une cigarette qui l'agace. Il s'en prend au rideau, sort un peu la tête par la fenêtre, comme il peut, tirant sur l'armature d'acier et sur ses propres os. Il attend la visite de Jean, ce qui me rend curieuse tout d'un coup, d'en savoir plus et de pouvoir revivre cette connaissance à volonté puisque je me prépare à en écrire l'étirement douloureux sur la nouvelle page de mon journal, devenue la première par un caprice de l'écriture. Mais Jean s'est fait espérer et Malcolm a trouvé le sommeil sur sa propre épaule où il penche une tête étonnée par le rêve ou l'absence de rêve s'il est encore à la recherche de cette solution provisoire. J'ai attendu Jean moi aussi, mais il n'est pas venu. Tout cela s'est passé ce matin avant le déjeuner. Malcolm avait retrouvé le sommeil et je détestais mon attente. Dehors, un vent léger a parcouru l'allée de feuillages. Fabrice s'y promenait, songeur lui aussi, mais à la recherche des mots, comme c'est son habitude chaque fois que la vie contrarie le cours de son propre fleuve verbal qui est tout ce qu'il oppose à la terre. Je l'ai rejoint sous les charmilles. En silence, avec cette lenteur qui est le seul moyen que je connaisse d'accéder à ce silence qui accompagne toujours les promenades matinales de Fabrice. S'il pensait à Jean ? Non. Il n'y pensait plus. Il n'y penserait d'ailleurs plus. C'était un incident sans importance. Jean jouait souvent avec le feu. Il avait mis le feu à une bête empaillée au château. Il avait allumé un incendie plus grave dans la salle d'ordinateurs de l'observatoire où il bricolait des fils avec un fer à souder. Il y avait d'autres incendies. Pourquoi s'en souvenir ? Et surtout pourquoi s'en faire, dit Fabrice. Il suffit d'être là au bon moment, ajouta-t-il en me prenant la main pour me conduire dans l'ombre. C'est un enfant, conclut-il en m'embrassant. Je donnais la surface de ma langue en songeant à cette critique terrible et définitive de la part de Fabrice. Ses mains venaient de me captiver encore une fois. Je ne peux jamais rien contre cette intrusion.

Sur la cheminée, le cahier de musique avait maintenant l'air d'un journal intime. Je regrettais pour la première feuille, à cause de ces deux pages qui m'obligeaient à commencer mon nouveau journal à la troisième. Mais je n'écris rien à ce moment-là. Ces débuts me paralysent toujours. Et cette attente d'une première page me rend folle de désespoir. La question du premier journal n'arrangeait rien au désordre causé par cette nouvelle tentative de dire une bonne fois pour toutes ce que j'ai sur le cœur depuis que Malcolm est un détestable paralytique qui se sert de mon temps pour ne pas user le sien. J'ai pleuré. Jean me fait cet effet chaque fois qu'il est le premier à donner des signes de révolte. Je ne me souviens plus du contenu exact du premier journal qui a vu le jour à la fin de l'année dernière. Si je le retrouve, si Jean ne l'a pas jeté au feu, ce parallélisme me troublera au point que j'éprouverai sans doute le besoin d'une troisième version. Mais n'exagérons rien. Je n'en suis pas encore à me poser ce genre de problème. Hier Jean et Malcolm se sont durement disputés alors que la veille, ils avaient été parfaitement heureux de se revoir. Il s'est passé du temps entre ces retrouvailles et cette rencontre ? J'en doute. Et je ne sais toujours pas qu'elle est l'influence de Fabrice dans cette attente. Le fait est que ce matin, Jean a piqué une crise digne d'être rappelée à tout moment à la mémoire, ce qui a laissé Malcolm vague et silencieux sur le sable de son attente. À midi, Jean n'avait pas encore montré le bout de son nez et la cloche retentissait pour indiquer le premier service, celui de ceux qui refusent de manger dehors sur la terrasse malgré le beau temps et la légèreté du vent. Malcolm dormait. Je n'ai pas osé le réveiller. Le deuxième service est à une heure, mais les tables sont mises sur la terrasse. On peut s'asseoir si l'on veut, mais sans rien exiger, sauf des apéritifs que Sweeney ne refuse jamais de trimbaler bruyamment sur une desserte d'une autre époque. Ses roues de cuivre et ses bandages de caoutchouc me filent le cafard. Allez donc savoir pourquoi.

5 juillet : Jean m'a demandé si je connaissais Fleur et je lui ai simplement répondu qu'il me semblait que oui. En réalité, je ne me souviens pas d'avoir rencontré une seule fois aucune fleur capable d'être mémorisée pour un usage futur. Je ne pouvais pas répondre ça à Jean qui souffre encore de l'incident d'hier au matin. Il porte des lunettes de soleil pour protéger son regard des indiscrétions dont personne ne manque de le taxer. Il me pose cette question à brûle-pourpoint et je n'ai pas d'autre temps que celui de lui répondre que oui, il me semble connaître Fleur, j'associe quelque chose d'agréable à ce nom de personne. Jean rit : « C'est que Fleur n'est pas ce qu'on peut attendre d'une personne agréable et tranquille ! » Je n'avais pas précisé : tranquille, mais Jean a cette manie de vous en faire dire plus que vous pensez en dire au fond, ou alors il est parfaitement conscient de vous contraindre à cette pure correction de style qui consiste à user et abuser du parallélisme de deux adjectifs dont un seul, le premier (encore heureux qu'il ne touche pas à cet ordre sans quoi vous n'existez finalement plus) est de votre cru. Je n'avais vraiment pas envie de commencer une de ces longues et épuisantes conversations dont Jean a le secret, et le style pourquoi ne pas le dire. J'aurais pu lui rappeler l'incident du matin d'hier pour tenter de le remettre à la place qui est la sienne quand il tente ainsi (désespérément) de noyer le poisson. Il le tenait toujours par la queue, avec un air de dégoût qui était tout ce qui paraissait de sa tristesse profonde à la surface de son visage. Jean s'étonna et Sweeney lui demanda de ne pas s'étonner comme ça chaque fois qu'il le voyait dans une posture qui sortait de l'ordinaire. Ce n'était pas la première fois que ça lui arrivait, dit Sweeney qui était à la recherche de mon témoignage futur. « Je n'ai rien dit », fait Jean. Et Sweeney hausse les épaules en révélant qu'il n'arrive pas à se résoudre à jeter le poisson aux ordures. Sur une remarque de Jean, Sweeney répond : vous aussi vous êtes petits et personne n'a dans l'idée de vous jeter à la poubelle. Jean ne s'est pas vexé. Il n'a même pas traité Sweeney de fou, ce qui finit toujours par arriver quand Sweeney vous cherche querelle. Il attendait de moi une interruption de cette conversation sans queue ni tête. Il ne pouvait y en avoir de ma part, compte tenu du peu d'intérêt que j'avais dans l'affaire. En disant cela, j'ai perdu d'un coup la confiance que Sweeney me manifestait à sa manière depuis quelque temps. Il s'éloigna avec le poisson. Jean se souvenait en effet de l'incident d'hier qui avait eu lieu un peu tard pour qu'on le qualifie de matinal. Moi je tenais l'histoire de Fabrice, rien de plus, mais j'avais peut-être moi-même mal interprété les paroles de Fabrice qui s'applique toujours en matière de récit. « Il ne faut pas m'en vouloir, Madame Lewitt, dit Jean. J'ai un peu perdu la tête. » Malcolm était d'accord sur ce point-là. Jean avait en effet dépassé les bornes. Cette Fleur ne pouvait pas prendre toute la place, comme il l'exigeait. Croisant le regard de Malcolm, je me demandais qui pouvait bien être cette Fleur qui nous arrivait comme un cheveu dans la soupe. Mais je suis sincère : ce nom n'est pas entré dans ma mémoire et au moment où Jean m'en reparlait pour m'amener sur le terrain d'une autre conversation qui avait mal tourné, je ne fis pas la relation entre l'idée de Jean, dont Malcolm m'avait parlé toute la matinée, et l'incident du matin du 3 juillet qui était arrivé par la faute de Jean qui ne mesure jamais à temps la portée de ses constructions verbales. Jean et Malcolm s'étaient chamaillés comme des filles à propos de rien, comme d'habitude (il parlait des habitudes de Jean), disait Fabrice en m'en parlant de nouveau hier après que Sweeney nous eût vainement ennuyés avec cette mort de poisson qui n'a de mort que le nom. Ce matin j'ai rappelé les faits à Jean que j'ai croisé dans l'escalier. On le croise toujours dans l'escalier à cette heure de la journée parce qu'il est le premier à aller prendre son petit déjeuner, à la cuisine, « comme le fils de domestique qu'il est ! » dit Fabrice en riant. Je n'aime pas ce rire de Fabrice. C'est un masque bien sûr. Dans la chambre de Jean, il y avait deux ouvriers en train de gratter la suie sur les murs. Sweeney les observait d'un œil expert et commentait le déroulement technique des gestes et des arrêts qui intriguaient trois ou quatre autres pensionnaires. Malcolm venait encore de pleurer et il avait les yeux rouges. Il écoutait lui aussi le commentaire avisé de Sweeney, sans oser interrompre le débit verbal qui ne disait rien de ce qui avait réellement brûlé avec ce feu. Il n'était plus question de Fleur. Fabrice, qui avait couché avec moi cette nuit, me reconduisit à ma chambre et il ferma la porte avant de me demander si je pouvais m'occuper de Jean qui était très affecté par ce que Malcolm lui avait fait. Je pensais : que lui a donc fait Malcolm qui motive cette soudaine chaleur ? Pensant que Malcolm avait encore eu tort de provoquer cet absurde incendie de papiers dont personne n'avait voulu. Cette pensée me surprit au bord des larmes : Fabrice se référait plutôt à cette conversation qui avait plongé Jean dans un désespoir sans retour possible à l'espoir. Tant de pessimisme de la part de Fabrice m'étonna un peu mais j’acceptai de lui rendre ce service qui, il le savait, était surtout une marque d'amour. Il me laissa seule avec mon projet de remettre Jean dans le chemin d'un autre amour qui était peut-être, pensai-je, celui de Fleur (j'y pensais parce que j'étais en train de travailler ma mémoire dans ce sens). Je rejoignis Jean, vers onze heures, dans le patio où les promenades sont interdites à cette heure à cause du jardinier qui entend mettre à profit sa solitude pour entretenir à merveille ces jardins et ces eaux qui n'ont pas fini de nous faire rêver. Mais le jardinier ferme toujours les yeux sur un poème quand je lui demande de violer avec moi une règle qui n'est qu'un pis aller alors que ma présence le divertit. J'ai poussé Jean dans une allée avant que le jardinier ne se mette dans la tête de me questionner au sujet de la présence du nain dans notre intimité maintenant outragée. J'ai forcé Jean à s'asseoir dans l'herbe. L'humidité le tranquillisa. « Je ne veux plus parler de cette histoire ! » dit-il d'emblée. J'aurais pu lui demander de quelle histoire il ne voulait plus parler. Il y avait tellement d'histoires dans son palais narratif et obscène. Fleur ? Non, je n'avais vraiment aucune idée de cette personne un peu romanesque dont il commençait à me brosser le portrait. Malcolm était-il revenu un peu vers lui ? Ils n'en parleront pas tout de suite. Il y avait un peu de la faute de Fleur dans cette histoire. Je m'étonnais. Comment Gisèle résolvait-elle ces crises ? Elle ne l'aimait pourtant pas à ce point.

Hier au soir, je n'ai pas pu aller au bout de ce que j'avais l'intention d'écrire dans le Journal. Je dois cette interruption définitive à Fabrice qui arrivait dans ma chambre pour me demander d'intervenir dans le conflit qui venait de détruire la relation Jean-Malcolm. Malcolm a besoin de Jean, dit Fabrice, et moi j'ai besoin de Malcolm pour vérifier mes hypothèses. On pouvait toujours s'entendre sur le début, mais après ? Une fois la colère rentrée, et la mémoire reconstruite, que se passait-il ? J'ai dormi seule cette nuit. J'ai touché du bout des lèvres la langue de Malcolm qui était plus brûlante que jamais. J'ai tendrement mordillé un de ses seins et je suis retournée dans ma chambre où Fabrice a fini par entrer sans frapper. Il venait me parler de Jean. Et ce matin, j'étais avec Jean parce que Fabrice m'avait convaincue que je pouvais faire aussi bien que Gisèle. Le jardinier nous surveillait du coin de l'œil. Dans une allée perpendiculaire, Sweeney poussait une brouette. Ce grincement agaça Jean qui cria : Sweeney ! Et Sweeney s'immobilisa dans la posture de l'homme traversé par le cri d'un autre homme. Le jardinier, interloqué, continua de frapper l'acier de sa faux. Jean ne pouvait pas parler dans ces conditions. Me parler de quoi ? lui confiai-je un peu. Mais de Fleur ? De cette femme dont Malcolm ne veut pas. Malcolm connaît donc Fleur ? Pourquoi pas moi ? Le tintement de l'acier s'amenuisait à l'approche de la pointe que le jardinier reforma sous le coup de marteau. Puis nous pûmes entendre les murmures de la faux qui s'ajoutaient aux pliures de l'eau verticale du bassin. Par quoi fallait-il commencer ? C'était ce matin et je n'ai maintenant aucune idée de l'heure qu'il peut être. J'écris lentement au rythme des lignes du pentagramme qui reforme mon écriture. Tout à l'heure je suis entrée dans cette chambre qui est la mienne tout juste le temps d'un été et j'ai été sottement surprise d'y rencontrer quelqu'un que je ne connaissais pas. Cette femme tenait mon journal d'une main, et de l'autre elle en arrachait les pages déjà écrites. J'ai eu peur. Non pas de perdre un journal qui est peu de chose comparé au désir de vivre encore un peu. J'ai arraché son combiné au téléphone et enfoncé la touche verte. Je disais, le plus tranquillement du monde : qui êtes-vous (on s'en doute) ? Et à l'autre bout du fil Fabrice me recommandait en même temps de ne poser aucune question à Fleur qui n'y répond jamais que par des tentatives de violences physiques. Je raccrochais. « Qui avez-vous appelé ? me demanda Fleur en refermant le cahier.

— Ce que vous venez de détruire est mon journal intime.

— Ce que je viens de récupérer est mon cahier de musique préféré », dit Fleur en me tendant les pages froissées (qu'on vient de lire) de ce qui avait commencé par être mon journal. Elle souriait. J'eus du mal à tendre ma main vers cette boule de papier. Puis j'entendis la voix de Fleur : « C'est mon cahier de musique préféré ! » Elle ne se répétait pas. Elle venait de s'adresser à Fabrice qui aime toujours ce genre d'explication. Il saisit la boule de papier et ouvrit doucement ma main pour l'y déposer. « Fleur a raison, dit-il. Fleur a toujours raison. Elle veut avoir raison encore et je lui donne raison.

— Je regrette pour le journal », dit Fleur en passant. La porte se referma. Je dépliai en tremblant les feuilles de mon journal. J'avais été stupide de m'emparer d'un cahier qui ne pouvait pas être le mien. Je n'avais même pas songé à le négocier. Cela viendrait peut-être, avec le temps, si Fabrice me laissait ce temps-là bien sûr. Il revint sans Fleur. Il était toujours heureux de traiter avec Fleur. Jean en était éperdument amoureux mais elle n'en savait rien. Mais tout cela était bien compliqué pour être discuté au moment de la sieste. Il jeta un coup d'œil amusé sur les pages que j'avais frottées contre le bois du secrétaire. « Un journal ? » dit-il. Et il posa le doigt sur la date du 4 juillet. Un journal en effet. Je ne savais pas que c'était si compliqué d'écrire un journal. Je n'en avais jamais écrit et voilà que cette première tentative de mise à nu s'en allait en fumée. Un vent léger secoua les feuilles à la surface du secrétaire. Fabrice posa une main sur celle qui s'agitait plus que les autres. Il eut soudain un air songeur qui me fit frémir. Il allait poser une question, sans doute relative à ce qu'il m'avait demandé d'arranger entre Jean et Malcolm mais il dit : « Jean vous a parlé de Fleur, n'est-ce pas ? » Je dis oui. Il souleva sa main pour libérer la feuille que je joignis aux autres sous un livre. « Fleur est musicienne », dis-je pour m'en étonner. Fabrice dit : « Il faudra trouver un autre endroit pour vos rencontres. Fleur est jalouse. » Rien d'étonnant de la part d'une musicienne. Et quoi de plus naturel de la part d'une femme dont Jean prétend qu'elle est une création romanesque. Qui a créé Fleur ? Jean n'a pas répondu à cette question. Il a répondu à bien d'autres questions mais pas à celle-là. Fabrice soulève le livre et dit : « Rien de grave au fond. » Il regrettait bien sûr que Gisèle ne fût pas là pour régler ce problème anodin. Il reposa le livre sur les feuilles et dit : « Je vais vous procurer un autre cahier, Cecilia, puisque c'est ce dont vous semblez avoir le plus besoin en ce moment. » Avant de sortir, il dit encore : « Faut-il que ce soit un cahier de musique ? »

Je ne pouvais pas avouer (oui, ce serait un aveu) à Fabrice que j'avais déjà écrit un journal, il n'y avait pas si longtemps, et que je ne m'étais jamais posé jusque-là la question de savoir sur quoi je prétendais l'écrire. J'avais écrit le premier (celui dont l'existence n'était plus secrète seulement pour moi) sur un vieux registre dont je crois me souvenir que la couverture était noire, ou noire rayée de rouge, enfin : je ne me souviens plus et surtout j'ai tout oublié de son contenu. Je m'aperçois que je viens de décrire le premier de mes journaux au lieu du second que j'appelle premier parce que le premier ne compte plus. Je peux dire que c'est celui auquel je tenais le plus jusqu'à ce que ce soit le seul vraiment important et donc le premier, qui n'est plus un secret pour moi seule, puisqu'il a disparu dans des conditions dont je ne suis même pas le témoin. Je regrette pour le cahier de musique. Je n'ai pas fait cet aveu à Fabrice. Il enchanterait Fleur. Comment puis-je affirmer un pareil jugement à propos d'une personne dont je sais si peu de choses ? Les aveux s'enchaînent au rythme de mon ignorance. J'ai rendez-vous demain matin avec Jean dans le patio. Il faudra que je trouve le temps de changer le lieu de cette future conversation dont Fleur sera le sujet, inévitablement et puis quoi ? Comment éviter le sujet des sujets, maintenant que je n'écris plus dans le cahier de musique. Fabrice a décidé que je ne peux écrire dans mon Journal qu'une fois la nuit tombée sur les faits que j'ai choisi de relater dans le plus grand secret. Il m'apportera un journal vierge ce soir, un peu avant le dîner que nous ne prendrons pas sur la terrasse si j'en juge par le vent et par ces nuages qui forment une ombre incolore sur la façade principale de Rock Drill, juste en face de ma fenêtre. À cette heure, la plupart des habitants de ce lieu secret de leurs espérances s'évadent un peu au fil de l'eau qui court dans les rigoles après avoir jailli comme de la lumière de l'obscur bassin où Sweeney rencontre d'autres poissons. Je n'ai jamais participé à aucune des conversations qui peuplent l'ombre transparente des feuillages. J'aime ces aller-retour sous la charmille. On croit rêver. De là-bas, à l'angle d'un palmier qui dénote, Jean me salue de la main. Il a aimé notre conversation de ce matin, mais qu'en pense-t-il ? Il interroge tout le monde, peut-être à propos d'une cigarette, ou bien s'enquiert-il de Fleur, dont la présence secrète le rend malade de désir. Mais je n'ai pas le temps maintenant de descendre pour l'avertir prudemment du changement de lieu de notre conversation. Je le croiserai demain dans l'escalier. Il grignotera une tartine de pain beurrée en faisant attention de ne pas répandre des miettes sur les marches de l'escalier dont le bois noir et or le fascine à cette heure de la journée. Je lui parlerai du changement mais sans en donner la véritable raison ni surtout son origine. Il souffrira d'avoir à changer ce qui aurait dû devenir une habitude. Il voudra savoir pourquoi. Et je n'ai encore rien trouvé pour remplacer la vérité. Où trouver ces arguments de rêve ? Je vais fermer les volets. Je pointe mon doigt vers le reflet des vitres des fenêtres d'en face mais il ne comprend pas ou il comprend autre chose et il regarde cette géométrie sans y rencontrer aucun reflet. Je le laisse dans l'expectative. Qu'est-ce que j'y peux ? Avec l'ombre, un peu de fraîcheur s'est installée autour du secrétaire où j'écris, dans l'attente du texte, ce que tout le monde ignore, excepté celui, ou celle qui m'a volé mon premier journal. Au moins Fleur a-t-elle eu la décence de me laisser, même chiffonnée, ce qui n'était qu'à moi.

L'heure du dîner approche et en vérité, je suis curieuse du cahier sur lequel Fabrice prétend me permettre la continuation sereine et facile de mon journal. Ce matin, il avait une idée exacte de l'existence de ce cahier transformé en journal par la magie lente de l'écriture. Fleur l'a amusé. Il a aimé ce cahier de musique et ces pages que Fleur n'a pas déchirées pour me les rendre telles que je les avais écrites, ce qui me rassure sur ses intentions, notamment celle de me retrouver sur son chemin, sans doute plus disponible, moins agacée par son orgueil et parfaitement consciente des limites de sa patience. Je n'ai pas la moindre intention d'être, ou de devenir la marionnette de Fabrice dans ce jeu où Jean ne compte plus, il me l'a dit ce matin. La vérité, c'est qu'il ne sait pas par quel bout commencer le récit de son aventure terrestre. Il revient toujours à Fleur et elle lui échappe toujours de cette manière. Mais comment l'observer sans risquer de la voir s'évanouir comme la fumée du papier ? Il me regarde droit dans les yeux en me disant cela. Je songe un peu que cette fumée est celle de mon premier journal, celui que rien ne remplacera plus s'il ne l'a pas brûlé. J'ai du mal à le suivre dans ce chemin de traverse. Il ne dit rien de sa dispute avec Malcolm. C'est tout juste s'il accepte de faire quelques allusions trop elliptiques à l'incendie (accidentel selon lui) de son secrétaire. Il abuse de ma patience sous le regard de Sweeney que le feuillage agace moins que le vent qui secoue ses mèches sur une joue. Il gratte cette joue sans ménagement. Jean n'a rien vu. Cette surveillance (Sweeney est le rapporteur de Fabrice) n'est pas un jeu innocent. Elle m'est destinée. Comme objet à accepter pour continuer d'exister dans le sillage de Fabrice. À ce moment de ma conversation avec Jean, je pensais à autre chose qu'à Fleur, je revenais aux raisons de ma captivité dont Fabrice détenait la clé encore à ce moment-là, ce qui n'est plus le cas depuis tout à l'heure.

J'ai revu Fleur au repas de midi. Elle s'est installée toute seule à une table voisine. J'étais seule moi aussi, mais pas pour longtemps. Jean avait décidé de déjeuner avec nous. Cette idée n'enchantait guère Malcolm qui hésitait à reprendre le cours de sa conversation avec Jean. Il ne voyait aucune raison de céder le premier. Il n'y avait évidemment aucun moyen de le raisonner dans le sens du bonheur. J'y pensais quand Fleur s'est assise à la table voisine de la nôtre, celle qui occupe un angle de la murette sous un feuillage qui plaît tant à Malcolm. Après ce repas de silences et de pures formes, Malcolm s'est éloigné dans le parc en direction de Lily House où Anaïs a installé depuis peu ses quartiers d'été. Il monte avec grande peine jusqu'en haut de la butte où fleurissent des mimosas au printemps et il immobilise le fauteuil près du pavillon de chasse en ruine. Il semble se perdre dans la contemplation d'une vallée qui servirait de décor champêtre à ses illusions de mémoire mais la vérité est qu'il n'y a aucune vallée visible à cette hauteur-là. C'est pourtant la fin du chemin qu'emprunte Anaïs quand elle arrive de Lily House pour rendre des livres à la bibliothèque de Rock Drill et en emprunter d'autres dont les titres font sourire Fabrice. En l'absence de Gisèle, elle ne passe pas par l'atelier que Gisèle a fermé à double tour. Elle s'arrête sur la terrasse, si c'est midi, pour manger avec nous à cette table que Malcolm vient de quitter pour se remettre à rêver, ayant calculé la distance nécessaire, toujours par rapport à moi qui pleure intérieurement, comme le dit Fleur à Jean qui reconnaît que c'est vrai. Elle nous a rejoint une minute après le départ de Malcolm et, de l'autre côté de la terrasse, j'ai nettement perçu le frémissement inquiet de Fabrice qui se faisait servir un café chaud par Sweeney. Celui-ci semblait répéter dans l'oreille de son maître quelque chose de purement verbal qui devait être le résultat d'une observation attentive et claire. Ces mots ne m'arrivaient que par le mouvement des lèvres de Sweeney. Je m'efforçais cependant de ne pas tenter (ce serait en vain) d'en déchiffrer le sens et l'accumulation. Je souris à Fabrice qui répondit lui aussi par un sourire qui arriva tout droit dans les yeux de Fleur, un beau regard de femme sur le point de fermer les yeux pour en rêver toute seule, sans moi. Jean tripotait l'écume de son café du bout de la cuiller, levant de temps en temps les yeux en direction de la butte où Malcolm semblait dormir maintenant. « Croyez-vous que je le dérangerai ? » me demanda Jean comme si j'étais une savante en matière de connaissance de Malcolm que j'aime moins maintenant qu'il n'existe plus pour moi. J'avais peur de mentir. Jean me flatta le poignet du bout des doigts. Fleur, passive et lente, observait depuis un moment les signes de cette tendresse. Elle avala d'un trait le fond de sa tasse et demanda non moins brusquement si Jean parlait de Malcolm quand il prétendait, par une question qui s'attendait à une réponse négative, ne pas le déranger dans sa rêverie de promeneur solitaire, mon livre préféré, dit-elle encore. Je regardais ses mains, les bijoux qui avaient l'air de bagues et de bracelets mais qui n'étaient, selon ce qu'elle en disait, que des cadeaux destinés à tromper le peu d'amour qu'elle avait pour les hommes en général et tout l'amour qu'elle pouvait déclarer si un homme lui plaisait. Jean frémit. Il aimait ces plongées de Fleur dans sa réalité de petit homme à la recherche du désir. Elle le pénétrait toujours avec cette netteté. Il avait soudain envie de baiser ces doigts qui ne bougeaient pas de chaque côté de la tasse vide, mais il parla des miens pour me demander pourquoi je ne portais aucune bague, pas même un anneau ajouta-t-il en pensant à Malcolm. Fleur rit de cette indiscrétion. Il invente son rire. Elle veut parler de Malcolm. « Plus tard », dis-je. Et je n'ajoutai rien pour m'excuser de mettre fin à cet autre début de conversation. D'ailleurs, je ne l'avais pas invitée. Elle n'a rien demandé non plus. Elle s'est assise puis elle a délicatement posé sa tasse de café sur la table après avoir non moins lentement poussé celle que Malcolm venait de vider vers le centre de la table dont j'ai oublié de dire qu'elle est circulaire et blanche, froide à cause de l'acier et fragile à cause de cette blancheur qui supprime les ombres au tableau. « Il n'y a évidemment rien à dire, fait Fleur en posant la main sur mon autre poignet. Malcolm est malheureux. Je l'ai entendu avouer l'existence de ce malheur à Anaïs qui a pleuré aussitôt. Vous connaissez Anaïs mieux que moi. J'ai couché à Lily House une nuit ou deux. Du temps où John ne se prenait pas pour la femme qu'il est. » De quoi se mêle-t-elle ? ai-je pensé pour trouver la force de ne pas répondre à sa curiosité d'insecte sur le point de prendre une direction plutôt qu'une autre. Avait-elle pensé elle-même à cet insecte de la comparaison ? Jean devina mon agacement. Il reparla de mes bagues, ne revenant plus sur le sujet de l'anneau. Il dit : « Je vous offrirai une de ces pierres que mon grand-père a rapportées d'Égypte ou de Libye, je ne sais plus.

— Des pierres ! fait Fleur. Vous voulez dire des bijoux.

— Gisèle les appelle des pierres quand elle en parle.

— Gisèle ? » fait encore Fleur et elle ajoute : « Vous croyez ? » n'expliquant rien de ce qu'elle croit elle-même. Jean quitte mon poignet, enfin. Fleur éloigne ses doigts. Sur la butte, Malcolm secoue son chapeau pour chasser des insectes. L'ombre s'est un peu déplacée sous les tilleuls. C'est une observation de Fleur.

« Gisèle peint ? » dit-elle au détour d'une de mes absences que je réserve à ma pensée qui coule comme les rivières, à travers le même fleuve, ce qui n'explique rien au fond. Le café n'a aucun effet sur moi. Après le repas, j'ai toujours de ces absences qui m'approchent du sommeil pour m'interdire les rêves conversationnels. Jean dit : « Elle peint des transparences, ce qui est une vision du sexe. » Fleur hausse les épaules. « Est-ce qu'il dort ? S'il ne dort pas, à quoi rêve-t-il ?

— Et s'il ne rêve pas ? » dit Jean en s'amusant de mes clignements d'yeux. « J'ai surpris leur conversation, continue Fleur. La surprise était pour moi. J'aime les femmes musclées, pas vous ? » disait-elle encore en parlant d'Anaïs. Jean revenait à une bague de son choix qu'il se souvenait avoir vue dans une des vitrines du château. « Gisèle n'y verra pas d'inconvénient ?

— Elle ne voit rien si c'est un inconvénient.

— Des transparences, dites-vous ? »

J'ai continué de les observer de la fenêtre de ma chambre qui est maintenant au soleil. Fleur s'est rapprochée de Jean pour exhiber ses bagues qu'il contemple avec un goût du détail qui étonne cette femme de rêve. Le soleil a aussi détruit l'ombre que Malcolm s'était choisie. Il a tardé à reculer derrière les tilleuls. De là, il ne voit plus le chemin qui arrive sur la route de Lily House. Les pierres du pavillon de chasse jouent avec cette lumière. Fleur l'a rejoint. Sur la terrasse, Jean écrit nerveusement dans son carnet. Il n'y a plus personne aux tables ni même rien dessus. Les chaises sont penchées sur ces rebords circulaires. Sweeney a disparu. De l'autre côté du patio, Fabrice a tiré le rideau sur toute la largeur de la fenêtre de son bureau. Je goûte ce sommeil, oubliant Fleur, ses jambes qui franchissent cette distance, ses mains qui reviennent toujours au moment de la conclusion et ce regard qui est une porte ouverte. Elle est assise sur le rebord d'une fenêtre du pavillon de chasse dont l'ombre s'est allongée jusqu'aux pieds des tilleuls. Malcolm est animé d'une lenteur qui décrit cette lumière. Fleur traverse ce paysage. Je n'y peux rien et je me suis endormie au moment où Fabrice entrait. À mon réveil, il n'existait plus que par un peu de salive sur mes seins et dans mes oreilles. Je me dis que j'ai aimé ce sommeil. L'après-midi touche à sa fin. Sur la butte, il n'y a plus personne. Malcolm n'a pas suivi la trace des roues de la voiture d'Anaïs. Il est revenu sur la terrasse et Jean respecte ce silence. Ils ne se sont pas encore parlé. Fleur a disparu. Je me dis qu'elle n'a jamais existé. Pour qui existerait-elle ? Pour Jean qui en rêve ? Pour Malcolm qui veut exister à travers toutes les femmes ? N'y pensons plus.

À six heures, Fabrice arrive avec ce journal. Pourquoi en vouloir à Fleur qui n'est même pas musicienne ? Dois-je recopier ce qu'elle a simplement froissé ? Ces feuilles ont passé la journée sous une pile de livres. Leur surface est maintenant acceptable. Je les insère à la fin du volume. Fabrice s'en étonne. « Je ne les conserverai pas.

— Pourquoi les garder ? » Il n'y a pas de réponse à cette question, je regrette. Encore un peu de salive dans le cou, une légère griffure et un pincement qui met définitivement fin à mon sommeil. « À ce soir. » Oui, à ce soir. Il caresse ma joue et s'en va sur ce sourire. Il a laissé le cahier sur le lit. Les feuilles de musique se sont répandues dans les fleurs du couvre-lit. Pourquoi ne pas les détruire maintenant ? C'est à peu près ce qu'il m'a demandé. Je soupçonne tout le monde. Je n'en parlerai pas quand il reviendra, une heure après le dîner. Nuit tombée. Fleuve d'ombre. Anaïs est-elle venue aujourd'hui comme prévu ? Je dormais. Je n'ai rien demandé à Fabrice. M'en aurait-il parlé si elle était venue ? Pourquoi ne pas poser la question à Malcolm qui aime la nudité d'Anaïs parce que c'est la sienne. Que pense-t-il de ma nudité ? À quel moment le pense-t-il ? Est-ce si important de pouvoir se déshabiller dans ce sens ?

C'est Fleur. Un peu nue. Vertige de clichés. Chevelure parlante dans ce même sens. Elle regrette pour le cahier de musique. Elle n'agit jamais autrement quand elle veut blesser. Pourquoi moi ? Pourquoi blesser Cecilia plutôt qu'une autre ? Il n'y a pas de raison. Surtout, que je n'en cherche pas. Je me tromperais. Voilà le cahier de musique. Les feuilles arrachées y retrouvent leur place. Pourquoi se souvenir de cette déchirure ? Il ne s'est rien passé si rien n'a changé, n'est-ce pas Cecilia ? Cecilia, c'est un nom de fleur, non ? Elle, elle est toutes les fleurs et une seule la désigne. Elle le dit pour la nième fois. Elle se souvient de Ronsard (ou de Malherbe). À peine lu. À peine dicté à d'autres ennuis. Elle a mal quand ça arrive. Mais ça arrive toujours. Elle déteste cette horlogerie nerveuse. Vous écrirez ce soir ? J'avoue encore que j'ai moi-même déchiré la première feuille. J'aime les commencements. Pourquoi ne pas recommencer chaque fois qu'on se retrouve le bec dans l'eau à la fin d'une journée qui n'a rien changé, mais non pas par le recommencement ? Il s'agissait de cette immobilité. La mienne, celle de Malcolm. La mienne, dit Fleur en songeant plus profondément que tout à l'heure, au moment de rejoindre Malcolm près du pavillon de chasse où il passe son temps à pleurer parce qu'il n'est plus rien. « Il m'a demandé du plaisir, dit Fleur en rougissant.

— Je ne l'ai pas trouvé moi non plus », dis-je.

6 juillet : Jean revenait du réfectoire. Du haut de l'escalier et à travers les carreaux de la porte qu'il était en train d'ouvrir lentement, je pouvais voir la main de Fleur et sa hanche immobile où elle s'appuyait dans l'attente de l'ouverture de la porte. J'avais moi-même descendu trois marches de l'escalier qui sentait le bois vermoulu et la cire d'abeille. J'attendais. Le visage de Fleur était penché et elle parlait de quelque chose que Jean approuvait à intervalles réguliers en secouant sa grosse tête chauve. Je vis les bagues. Elle dormait avec, me dis-je. Je ne sais pas pourquoi j'ai eu cette idée absurde de la femme qui ne quitte pas ses bagues pour s'endormir sous l'effet des tranquillisants. C'est qu'à la tombée de la nuit, Fleur retrouve avec angoisse cette nervosité qui l'approche toujours d'un rêve conçu par sa douleur pour ne se terminer jamais. Elle en parlait hier au soir. Elle n'a pas dîné avec nous mais elle a gentiment demandé à partager notre dessert. Jean venait de nous apprendre qu'elle est la sœur aînée d'Agnès. Cette nouvelle nous a laissés pantois. Moi d'admiration pour Jean qui réussit toujours à en savoir plus que les autres si quelque apparence de secret provoque son impatience d'insecte à la recherche d'un jour nouveau, juste ce jour-là et pas un autre de plus. J'étais curieuse de savoir combien d'années séparaient les deux sœurs. Jean n'en savait rien. Il n'avait même pas envie de le savoir. Fleur s'est donc fait servir une assiette de compote, une coupe de salade de fruits et un accompagnement de biscuits au chocolat. Elle a mâché toute cette nourriture avec un soin qui a titillé ma curiosité à l'égard de la nuit qu'elle traversait de cette manière. Elle avait été si tranquille pendant toute la journée ! Comment se douter que la nuit lui revenait toujours pour l'empêcher d'aller au bout de ses rêves ? Maintenant elle avait l'air serein et elle grignotait un autre biscuit qui faisait une tache sombre dans la lumière de ses bagues. Elle parlait et Jean ouvrait un battant de la porte et s'écartait un peu pour la laisser passer. L'odeur de l'escalier les incommoda un peu. « Je n'ai encore rien pris ! » dis-je du haut de l'escalier. Fleur dit : « Cecilia ! » et Jean ne dit rien. Je l'importunais. Ils avaient déjeuné aux cuisines, debout près d'une table où dégoulinait le sang des poulets sacrifiés pour midi, disait Fleur en frémissant. « Je vais vous couper l'appétit ! » Scène du matin. Propice à l'esprit de recommencement. Ils doublent les meubles à l'entrée du couloir, une commode haute et noire qui ne contient absolument rien, un fauteuil qui est tout ce qui reste d'un ancien salon historico-antique de Rock Drill avant sa rénovation, et une chaise inutilisable à cause d'un pot de géraniums tristes et blancs. Ils s'éloignent. Je revois d'un coup le front de Fleur orné d'une pierre bleue au serti noir et brillant. C'est cette brillance qui a attiré mon regard critique. Je n'ai pas vu la chaîne d'argent mais maintenant je peux l'imaginer sur le front de Gisèle qui ne l'a portée qu'une fois en ma présence, avec ce même bijou noir et bleu qui pèche par des reflets dont l'abondance est une critique négative. Je n'ai pas regardé le bijou mais maintenant que j'en parle je me souviens de l'impatience de Jean à retraverser le couloir au-delà des meubles qui arrêtent le cours de ma pensée. J'ai descendu l'escalier. Je revoyais la hanche de Fleur, puis sa robe jaune, ses chevilles nues dans les lacets de cuir et l'appui de ses doigts sur le bord de la première marche, attente de la réponse de Jean. A-t-il précisé que ce bijou appartient à Gisèle. « Il appartient aux Vermort ! » Gisèle pensait le détenir pour toujours. Elle l'avait oublié sur le linteau de la cheminée. Pourquoi oublie-t-on un bijou avant de partir en voyage. « Lorenzo n'est pas exactement un ami », avait dit Fleur en humectant sa lèvre d'un peu de sirop de fruit. Jean frémit en pensant à Carina. Malcolm n'écoutait plus. La nuit continuait d'approcher lentement entre les arbres du parc. On ne voyait déjà plus le bassin carré où Fabrice jetait quelquefois un mégot de cigarette que Sweeney s'empressait aussitôt de cueillir à la surface de l'eau qui intriguait les poissons rouges. Elle parlait de Lorenzo en connaisseuse, c'est évident. Je ne l'écoutais plus mais non pas pour rejoindre Malcolm dans ce silence qui n'appartient qu'à lui à l'approche de la nuit. Une légère sueur s'étendait sur ma peau. Fleur ne portait plus le bijou noir et bleu. Non : elle ne le portait pas encore. Jean avait parlé de ce bijou peu de temps après que Fleur se fût assise à notre table pour dévorer le dessert de Malcolm et une partie de celui de Jean qui avait commencé de l'ingurgiter un peu avant l'approche de Fleur et de sa voix à peine tremblante elle avait demandé si elle pouvait s'asseoir car elle se sentait seule et déprimée. Malcolm lui avait offert son dessert. « Je n'y ai pas touché », dit-il sur un ton d'excuse. Il devançait Jean qui lui ne pouvait pas s'excuser de l'avoir entamé sans lui demander son avis de femme tremblante. « Mais je vous prie de le terminer sans vous occuper de moi ! » fit-elle en fourrant la première cuiller de compote dans la bouche. Elle me regarde en passant. Elle a le même regard que Gisèle, ce passage qui s'approprie et qui revient pour compléter. Elle me dévisageait. J'étais visiblement très agacée par cette exploration de ma surface. « C'est très gentil de vous occuper de moi », dit-elle en essuyant une larme qui continue de dégouliner entre les bagues. Elle portait déjà cette robe jaune qui l'éclairait. Cette lumière excitait Jean qui se mettait à parler de la pluie et du beau temps pour faire le tour de ses désirs sans toucher un seul instant à leur existence oblique. Malcolm visitait les bagues qui montaient et descendaient entre l'assiette et la bouche de Fleur. « Que voulez-vous ? J'aime les bijoux. Pourquoi aime-t-on quelque chose qui ne peut être que cette chose et n'a aucune chance de devenir autre chose ? Je me décore. J'aime cette approche de la beauté. Pas vous ? » Jean était aux anges. Il poussait sa coupe de fruits surmontés d'un biscuit mais la main de Fleur, mollement posée sur la table en exhibition de bijoux, ne sentait apparemment rien de cet attouchement qui raccourcissait pourtant, dans l'esprit de Jean, cette douloureuse distance qui existe toujours entre le futur et l'objet du futur, n'est-ce pas Jean ? Elle finit pourtant par manger ce qu'il lui offrait avec tant d'insistance, mais elle ne faisait aucun cas de cette insistance et elle agissait machinalement, pour le blesser si elle était ce genre de femme qui ne s'accommode jamais du seul désir, ou pour l'oublier, si elle était à peine entrée dans l'imagination de Jean qui pouvait toujours pousser le bouchon aussi loin que possible. Cette cour continuait ce matin. Je rejoignis Malcolm dans sa chambre et il me parla encore de ce désir qui se transforme en douleur chaque fois qu'il lui semble n'être rien d'autre au fond que mon double. C'est sa vision de l'amour. « Cecilia écrit un journal ! » s'était étonné Fleur et peu après Malcolm s'était endormi. Son idée de l'amour. Sa pratique de l'amour. Ce qu'il en dit. « Ce que vient de dire Cecilia ne vous donne pas envie d'en écrire un ? » avait demandé Jean, mais Malcolm n'était plus dans la conversation. Il entrait dans sa nuit tandis que Fleur sortait de la sienne. « Une heure ou deux avant de me coucher, disais-je. Quelquefois le matin si je n'ai pas passé une trop mauvaise nuit. » La question était de savoir avec qui je les passais quand elles étaient mauvaises mais Malcolm n'était plus avec nous pour en parler. Le signe, c'était cette manière de pencher la tête sur l'épaule, et aussitôt Sweeney arriva pour manœuvrer le fauteuil entre les tables. Il emportait Malcolm comme le fruit de sa journée de travail. Nous nous taisions, attendant la disparition rétinienne de l'assemblage de Sweeney, moteur, et de Malcolm, énergie. Une fois les deux battants de la porte immobiles et silencieux, Jean eut un geste de dépit. Il avait envie de parler de ses propres problèmes. Fleur revenait d'un coup à son angoisse. Je n'étais pas de taille. Je les ai abandonnés tous les deux pour revenir avec Fabrice à l'amour purement charnel. Et la nuit m'a retrouvée juste au moment du lever du soleil, un croisement d'ombre et de lumière, où je suis l'ombre parce que j'écris un journal que Fleur ne peut pas écrire à ma place. Mais à midi, elle était de nouveau fraîche comme de l'eau de source et elle avait changé de robe. Le bijou noir et bleu, maintenant, elle le portait en bracelet. Malcolm la félicita. Il ne reconnut pas cette pierre, puis il ne voulut pas la reconnaître et enfin, il m'en voulut de me montrer si désagréable en parlant de Fleur. Jean, plus sagace, me demanda simplement de ne pas en parler. « D'autant, ajouta-t-il, qu'elle est le seul sujet de votre journal. » Je rougis. Cette ombre amusa Fleur l'espace d'une seconde. Puis elle revint à la conversation. « J'ai vu de la lumière à Lily House », disait Malcolm. Jean en doutait. « Elle viendra ces jours-ci.

— Est-ce qu'il est amoureux ? fit Fleur.

— Il n'aime que moi », dis-je, retenant cette larme qui me détruit un peu plus chaque jour qui passe. Fleur a aimé cette fragilité. Elle n'avait que ce désir de m'en parler. Nous montâmes toutes les deux au pavillon de chasse en ruines. À la sortie du bois de tilleuls, Fleur a remarqué l'éclat de lumière de la longue-vue oubliée hier par Malcolm sur le rebord moussu d'une fenêtre. Elle a pu constater que de ce point de vue, on ne voit pas Lily House. Pour ce faire, il faudrait traverser ce taillis, remonter cette pente de fougères et, à l'angle de cette autre ruine, bifurquer à angle droit pour grimper ce chemin de pierres grises et s'arrêter un peu plus loin à l'orée d'une hêtraie dont on n'aperçoit d'ici que les premières cimes. Elle regardait dans la longue-vue. Son œil fermé n'avait pas le pouvoir de déchirer la réalité de ce décor champêtre. Malcolm connaissait tout de cette optique. Il en faisait ce qu'il voulait. Était-il amoureux d'Anaïs ?

Quand Fleur pose une question, il est prudent de s'éloigner le plus vite possible de son aire d'influence. Elle venait de perdre patience et m'entraînait dans une autre direction. Je déchirai ma robe dans un roncier. Elle s'arrêta pour contempler ma colère. « Et dans la minute qui va suivre, vous aurez encore changé d'expression, dit Fleur. Laissez-moi deviner votre prochaine exhibition sentimentale. Vous allez rire pour vous moquer de cette déchirure et de cette jambe que vous ne pouvez plus cacher. » J'ai ri. « Ensuite, toujours descendant cette pente qui ne vous mènera nulle part, je le crains, vous exprimerez votre désespoir de ne jamais arriver là où le désir vous emporte chaque fois que c'est le désir. » J'ai pesté dans la pente, nouant le bas de ma robe autour de ma jambe. « Puis nous remonterons la pente vers Rock Drill et vous me confierez que vous ne m'aimez pas, ce qui me blessera profondément. Vous savez ? Comme ça ! » Elle se laissa tomber dans l'herbe et ne bougea plus. Elle avait l'air d'une morte. De quelle couleur était sa robe ? J'avais déchiré la mienne. La longue-vue redescendait la pente. J'ai couru. Je l'ai attrapée au vol. Fleur revenait à la vie pour en rire. J'ai secoué la longue-vue pour la mettre en évidence. Jean arrivait en courant pour nous remercier de l'avoir retrouvée. « C'est un objet historique, dit-il, essoufflé par sa course désirable.

— Un ancêtre corsaire, fait Fleur. Ou pire. » Elle pensait bien, dit Jean. Il l'aida à se relever puis il se mit à souffrir de ses pieds. Elle posa cette main trop chargée de métal sur le cou court et dur du nain qui n'osait plus donner d'autres signes de vie. Je me mordis un peu les lèvres pour ne rien dire qui eût obligé Fleur à se retourner pour me répondre. Jean n'eût pas aimé ce dos infini.

7 juillet : Il m'est venu l'idée, en relisant quelques pages de ce journal, d'y insérer des commentaires, d'ajouter, de retrancher, de corriger même. Ce ne sera plus tout à fait un journal, me disait Jean tout à l'heure. Je lui ai répondu : est-ce que je sais — moi — ce qu'est un journal ? Il a dit : moi, je sais. Et il a refusé de s'expliquer, enfin : d'expliquer cette critique dont l'ironie me blesse un peu je dois l'avouer. Dommage : je n'ai pas conservé la première feuille. Je l'ai déchirée en un million de petits morceaux que j'ai mélangés au contenu crasseux d'une poubelle. Je regrette vraiment ce point de non-retour. Ça n'arrivera plus. Dorénavant, si je retranche du texte, je me contenterai d'en marquer la décision entre des crochets qu'il me sera loisible d'effacer si bon me semble même après m'avoir semblé mauvais. Ou alors, si je déchire la page, j'en recopierai le contenu en annexe du jour où j'écris ou de celui à qui je l'ai supprimé. Cette matière commence tellement à m'appartenir. Jean se moque de moi parce qu'il s'imagine toujours la médiocrité textuelle pour ne pas dire grammaticale, de ceux qui, comme moi, n'ont qu'un lointain rapport avec l'écriture et une relation presque obscène à la réalité. Je ne suis pas en mesure de lui retourner sa critique. Ce serait mettre à nu le modeste présent à quoi je suis réduite. Tout à l'heure, il était plus aimable en présence de Fleur. On a parlé bijoux, fleurs et potins. Tout ce qu'adore Fleur, qui est superficielle, maladroite et injuste. Mais je me suis bien gardée de parler d'autre chose que de bijoux, de fleurs et de potins. Il ne manquait plus que Sweeney. Mais où diable était-il donc passé ? demandait Fabrice qui traversait Rock Drill sans obtenir de réponse à sa question. « Puis-je vous faire une suggestion, Cecilia ? disait Jean.

— Si vous voulez me parler de ma manière de tenir un journal qui n'en est plus un, non.

— Je pensais à cet anneau », dit Jean piteusement. Fleur bâillait. « Un anneau ? fit-elle. De ceux qui trahissent nos engagements respectifs ?

— Ne plaisantez pas sur ce sujet ! » dit Jean.

7 juillet : Journée de pluie et d'orage. La terrasse est inondée à cette heure, les chaises renversées. L'eau ravine les allées. Le vent s'est un peu calmé mais il continue de pleuvoir avec cette régularité sonore qui me crispe au bord de la crise de nerfs. Je suis restée seule jusqu'à midi, heure à laquelle Jean est venu me chercher pour le repas. Je n'avais pas faim. J'exprimai mollement ce cafard. Jean pinça ses lèvres sur un mot que je ne lui demandai pas de répéter. Dans le couloir, Fleur nous attendait, assise sur une chaise dont elle entourait le dossier d'un de ses bras nu, long et tranquille. « Elle n'a pas faim », dit Jean simplement. Elle regardait la pluie battre les carreaux de la fenêtre. « Le cafard ? » dit-elle sans nous voir. Qu'est-ce que ça pouvait être sinon ? avait l'air de me dire Jean qui n'osait pas franchir ce silence. Nous avons mangé en compagnie de ce silence. Fleur picorait dans son assiette, ce qui ne lui ressemblait pas. « Cette pluie... » dit Jean. Il parlait peu aujourd'hui, mais il ponctuait beaucoup. « Il faisait si chaud hier. J'ai sué toute la journée. Dommage pour les fleurs. » Il pensait à Sweeney. Où était-il, Sweeney, à cette heure de la journée qu'il ne manque jamais de remplir scrupuleusement ? Il dormait. La pluie a cet effet sur lui. Même l'orage ne le réveille pas. Il grondait au loin maintenant derrière les collines de hêtres de Lily House. Il s'éloignait. Il s'était éloigné ce matin, et il était revenu d'un coup, arrachant la moitié de son feuillage à un saule pleureur qui avait maintenant l'air d'un buisson de ronces. Fleur voyait-elle ce buisson ? Non, elle pouvait se l'imaginer si je continuais de lui en parler mais elle ne le voyait pas. Hier soir, après le dîner (telle est la cadence, le phrasé de Rock Drill, ces intervalles entre les repas et ces nuits que personne ne peuple de ses fantômes) j'ai poussé ce petit cri qui ne cachait rien de mon étonnement : « Fleur est aveugle ? » Elle l'était. Elle aimait ce langage. « À ce point ! » Et depuis, je me parfume stupidement pour cacher mes véritables odeurs. J'avais envie de lui demander de me parler de cette nuit. « Quelle nuit ? fit-elle sans sourire. Cela n'a rien à voir avec la nuit. Je ne vois rien, c'est tout, pas même ce noir que vous imaginez facilement parce qu'il est le contraire de la lumière. » Sa bouche s'ouvrait à peine pour le dire. Je l'agaçais. Elle aurait préféré une absence totale de référence à la lumière. Pourquoi n'en parlait-elle pas elle-même ?

Je somnolais cet après-midi quand un nouvel orage est passé dans les toits de Rock Drill. Sweeney s'était rendormi juste à la fin de la dernière accalmie, sentant la pluie venir simplement à l'odeur du vent. J'ai respiré avec lui cet air chargé de sens mais il s'est endormi avant moi et je suis montée dans ma chambre pour tenter de penser à autre chose. À quoi pense une femme quand elle revient à cette idée tenace et ravageuse que l'amour n'a rien à voir avec le désir qui l'appelle ? Fleur ne voulait épouser personne. Pas même un enfant. « C'est si facile à aimer quand on y songe. » Elle a perdu sa nudité quelque part dans la forêt de ses yeux, pensai-je presque en même temps. « À quoi pensiez-vous ? Je dis cela parce que vous aviez l'air songeur. Il y avait bien un songe dans votre regard. J'ai honte de m'en être aperçu. » Mais je n'avais rien à dire à propos de ce demi-sommeil. Couchée sur le côté, la tête tournée du côté de la fenêtre que j'ai laissée ouverte par oubli de la tempête que Sweeney venait bel et bien de respirer dans l'air trembleur de Rock Drill, je m'attendais à trouver le sommeil. Il n'est pas venu. Personne ne vient quand je suis seule. Je suis sur le point de m'effondrer en larmes dans l'humidité relative des draps et je n'ai cependant aucune idée de ce que les uns et les autres peuvent penser de moi. Est-ce que ce journal a trouvé cette mesure ?

8 juillet : Ensuite je m'imaginais que j'étais réveillée par un claquement de portière sous la pluie. J'entendais nettement le battement des gouttes sur la toile du parapluie que Sweeney opposait au vent de toutes ses forces. Je me sentais pénétrée par cette curiosité mais je ne me levais pas pour aller regarder par la fenêtre où les rideaux mélangeaient leurs plis à la pluie. Je m'accrochais aux draps, je m'y recroquevillais, pouvant à peine respirer cet air chargé d'humidité et de chaleur, recommençant les mêmes bruits pour en améliorer la cruelle indépendance scénique, et chaque fois la boue et ses cailloux recomposaient le même chuintement qui arrivait à peu près en même temps que l'ouverture du parapluie de Sweeney sous le porche. J'étais gluante et blanche. Cette rhéologie musculaire était un rêve que je continuais abruptement par l'apparition d'Anaïs, mouillée, échevelée, boueuse, décolorée, mise à nu par l'eau de la pluie et muette d'indignation de me trouver couchée et triste à l'heure de déjeuner. La flaque augmentait à ses pieds sur le plancher. Elle s'était déchaussée dans l'escalier et elle avait jeté un châle trempé sur le bras de Sweeney qui ne se décidait pas à fermer le parapluie pour le remettre à sa place derrière le vase de Chine qui s'égoutte lentement par une fissure. Je revenais à cette marche de l'escalier. Il n'avait pas plu. Le parapluie de Sweeney était tout entier plongé dans l'obscurité du vase de Chine. Pleuvrait-il si je ne m'y attendais pas ?

Fleur me montra le chemin. J'avais perdu Rock Drill de vue. Encore une minute et Jean ferait son apparition. Ma vision n'allait pas plus loin. La tête penchée d'une ortie avait un peu effleuré ma cuisse. Maintenant que je l'écris, je me vois mieux dans cette ébauche d'arbres et de rayons de soleil. Fleur a le pied alerte. Elle s'égratigne un peu, sans plainte, sans ces attouchements inquiets qui me révèlent des blessures sans gravité à la surface de la peau, m'occupant tout entière quelquefois au moment de franchir l'interruption d'une branche ou d'un ruisseau. Cet enfoncement vert me donne le vertige. Fleur cherche une bague perdue.

Un peu plus tard, je reviens malgré moi à cette vision d'Anaïs, à cette boue, à cet orage qui s'annonce, à l'inquiétude de Sweeney qui vérifie l'état du parapluie. Je le regarde compter des déchirures, examiner la brèche au pied du vase de Chine, revenir sur ses pas pour arpenter méticuleusement la distance qui sépare le porche de l'allée où Anaïs arrêtera la course de son coupé rouge et blanc. Jean écrit sur une table maintenant. C'est tout ce qu'on a trouvé pour remplacer le secrétaire que Sweeney a fourré comme il a pu dans une dépendance dont lui seul connaît l'agencement poussiéreux. Jean a regardé le secrétaire disparaître dans cette ombre. La table était déjà sortie et dépoussiérée, les pieds dans le gravier près de la porte du cagibi où Sweeney tentait de trouver de l'ordre maintenant qu'il était dérangé par l'imprévoyance de Jean qui n'en faisait jamais d'autre. Jean regardait cette table comme quelqu'un qui ne sait pas encore qu'elle va devenir la sienne. Elle lui paraissait simplement étrange, solitaire et inutile. Il ne s'en approcha pas. Quand Sweeney sortit du cagibi, il lança à Jean un regard de reproche que Jean reçut plutôt comme un regard involontairement curieux. Puis Sweeney chargea la table sur une épaule et le voilà qui passe le porche et monte l'escalier. À ce moment-là, Jean sait que cette table lui est destinée. Déjà, il ne l'aime pas. « Que peut-on écrire sur le dos d'une table qu'on n'aime pas ? » demande-t-il pour amuser Fleur qui a remplacé la bague par un lacet. « Le ventre ? » dit Jean. Il essaie de se remémorer la table dans l'allée. « On la cherchera ensemble », propose Fleur. La lumière décline. Quelle heure peut-il être. Je cherche l'ennui. Fleur n'aime pas cet abandon. Jean bassine Malcolm à propos de la table. « J'écris sur mes genoux, dit Malcolm.

— Sur les genoux ! Quelle idée ! »

« Quand l'été va-t-il finir ? » dit Fleur bêtement. Nous avons mangé de la viande ce soir. Je vais avoir du mal à trouver le sommeil. J'écris dans le journal et de temps en temps je retourne à la fenêtre pour refaire mon rêve du 7 juillet. L'année dernière, Anaïs est arrivée sous la pluie. Pourquoi pas cette année ? Malcolm adore ce dégoulinement sur la peau d'Anaïs. Anaïs a construit son corps. Elle a abandonné son ancienne apparence depuis que John a changé la sienne. Les muscles d'Anaïs rénovent la mémoire imparfaite de Malcolm. Il se souvient de ces muscles. Il ne se souvient pas de l'endroit. Ni de l'année. Ni même de la saison. Il se souvient des arbres et de la musculature d'Anaïs qui exerce sa nudité dans la rosée du matin, tous les matins, s'il ne pleut pas, ou si elle n'a pas sombré dans un chagrin sans importance pour les autres. « Il finira avant l'automne », dit Jean qui veut comprendre Fleur mieux que ces autres qui ne veulent pas lui ressembler. C'est ça, journal, suit le cours de ce texte, me dis-je en pensant aux heures que je vais passer à en noircir quelques pages avant de trouver le sommeil où Fabrice prétendra me retrouver pour ne pas me réveiller.

« Je regrette tellement, dit Fleur qui m'accompagne jusqu'à ma chambre. Moi qui ne connais rien à la musique. » Encore heureuse d'avouer ce que personne ne peut vérifier. Elle entre avec moi dans la chambre. Oui, je connais sa crainte de la nuit. Elle ne veut pas se donner en spectacle. À ce propos, elle a été comédienne autrefois. Une comédienne nue, à cause de son corps. Et bavarde à cause de sa voix. Timide à cause de son intelligence et éphémère à cause du texte. « Je n'ai pas vécu cela non plus », dit-elle. Elle n'avait pas l'air triste. Elle voulait quitter ma chambre ce soir en me laissant cette impression. Jean ne l'attendait plus depuis une heure. Elle lui avait demandé de s'éloigner sans faire de bruit et surtout sans rien dire qui pourrait influencer le contenu de ses rêves. À quoi rêvait-elle quand elle rêvait ? Je ne lui posais pas la question de peur de me mettre à rêver avec elle. La nuit est si longue quand on se met à la vivre ensemble ! Elle est partie sans me prévenir, pour me laisser seule ou pour m'abandonner, je ne sais. J'ai ouvert le journal et j'ai commencé par rêver la journée de demain. Je me suis arrêtée à temps. Cela commençait à entrer dans la tragédie quotidienne où la vie est durement balayée par le vent, poussée encore sur le parterre sans issue, et crevée enfin sur la pointe du paratonnerre, sans rien à dire de plus sensé.

8 juillet : John rencontra Anaïs du temps où celle-ci occupait le poste de bibliothécaire à Rock Drill. Il l'a tout de suite aimée. Elle était la femme qu'il voulait devenir, mais lentement, après lui avoir longuement expliqué les raisons de sa métamorphose. Aussi ne lui en parla-t-il pas avant le mariage. Il préféra attendre un moment plus favorable à son désir d'être compris enfin par quelqu'un. Six mois après le mariage, c'est Anaïs qui prétendait se transformer, non pas en homme, ce qui eût été une réponse inacceptable à la question qu'il n'avait pas encore posée, mais en femme musclée, adepte de l'effort et d'une certaine dose de sueur qui ne manqua pas de le dégoûter un peu. Mais d'abord il y eut cette rencontre à la bibliothèque. Elle ne leva pas la tête pour lui parler du livre qu'il demandait. Il caressa du regard cette abondante chevelure qui était déjà celle d'une bête. Il se passa ceci : elle virevolta sur la pointe d'un de ses pieds, qu'il ne voyait pas mais il s'imaginait encore aujourd'hui que tout avait vraiment commencé sur la pointe de ce pied, et disparut d'un coup entre deux rayons d'où surgit en même temps un curieux personnage composé d'un hétéroclite mélange de cow-boy et de maître d'école qui s'avéra plus tard être Sweeney lui-même. Sweeney avait lu le livre que John avait demandé à Anaïs mais il ne l'avait pas restitué à la bibliothèque. « J'attendrai », dit John simplement. Sweeney avait l'air vraiment désolé qu'on ne comprenne jamais que la moitié de ce qu'il disait. Il répéta qu'il n'avait pas ramené le livre à Anaïs. « J'ai bien compris », fit John négligemment. Compris quoi ? semblait commencer Sweeney qui détestait ce genre de conversation où l'un des protagonistes se tue à expliquer et où l'autre s'esquive pour des raisons inexplicables. Mais John n'avait pas l'intention d'entrer dans le système conversationnel de Sweeney qui était pour lui un parfait étranger. Il remarqua cependant l'usure des vêtements de son interlocuteur en voie de formation. Anaïs revenait. « Ce monsieur ramènera le livre plus tard, dit John. J'attendrai.

— Quel livre ? demanda Anaïs à Sweeney qui repose la question à John.

— Vous prétendiez il n'y a pas une minute n'avoir pas terminé sa lecture.

— Quelle lecture ? fait Anaïs en regardant John droit dans les yeux, ce qui le prive d'une réponse sensée.

— Je peux vous en conseiller un autre de tout à fait semblable », continue-t-elle pour donner une suite à la réponse de John qui regrette de n'en avoir pas trouvé une autre de plus conforme à l'image de lui-même qu'il s'attend toujours de rencontrer au détour de n'importe quelle relation à l'autre, ce qui le rend timide, véloce et transparent au moment de décliner son identité. Il entend à peine Anaïs lui dire : « J'aime bien ce que vous écrivez (Sweeney n'est plus là pour en témoigner, sa soif de lecture l'ayant transporté aux antipodes de la bibliothèque, quelque part entre le grenier de Jean et l'atelier de Gisèle qui vient de l'aménager sur le modèle de celui qu'elle possède encore à ce moment-là à Bélissens mais qu'elle démontera comme une mécanique inutile l'année suivante pour des raisons que Fabrice ne s'explique pas encore à l'heure où j'écris ce que je sais du rapport de John à Anaïs) mais je n'ai pas tout lu comme Cecilia qui vous porte aux nues, vous pouvez me croire.

— Cecilia ?

— La femme de Malcolm.

— La mère de Carina ?

— Vous connaissez Carina ?

— Je connais mieux son poète.

— Lorenzo ! Vous connaissez Lorenzo ! Mon double et mon miroir ! » Et ils se mirent à parler ensemble de Lorenzo qui devenait ainsi leur premier sujet de conversation.

L'année suivante, à Polopos (John et Anaïs s'étaient mariés un jour d'hiver et c'était déjà l'été : Anaïs commençait à exhiber la surface de sa peau où apparaissaient nettement les premières excroissances musculaires qui déroutaient John au point qu'il ne la regardait plus quand elle était nue), Gisèle avait monté une pâtisserie d'ailleurs assez ridicule mais destinée à animer le jour anniversaire de Jean qui se plaignait amèrement d'un début de calvitie et de la représentation sommaire et cruelle dont Gisèle avait donné le spectacle la veille en exposant son portrait de Jean dans le salon principal de la Esperanza. Les larmes de Jean n'y changèrent rien : elle n'ajouta pas de l'ombre sur ce qu'elle avait vivement éclairé parce qu'elle considérait que c'était mieux qu'un détail anatomique (le mot était justement de John que Gisèle avait accepté de peindre dans un déshabillé de son invention, ce qui ravissait John et éloignait encore la pauvre Anaïs qui ne pensait qu'à des courses folles dans les bois environnants Rock Drill par exemple). Nous en vînmes à l'ivresse, sujet tabou si c'est Malcolm qui propose le premier verre. Je ne sais pas si Gisèle avait déjà peint mon corps (je ne dis pas mon portrait car je me rends compte maintenant, en parlant d'Anaïs et de John, que Gisèle n'a jamais peint les portraits qui font sa réputation : ce qu'on aime dans ces regards immobiles, ce sont les corps qui s'y perdent une bonne fois pour toutes au détour de l'amour ou du plaisir ou des deux à la fois si l'on a ce peu de chance qui fait d'un être vivant un être de plus à aimer, ce qui est le cas d'Anaïs qui n'a jamais posé pour Gisèle ni avant ni après sa métamorphose. Cette beauté, il n'y avait aucun moyen pour un peintre de la réduire, même par le biais du trompe-l'œil, aux deux dimensions qui font voyager le tableau du regard au mur. On ne peint pas une sculpture sans prendre le risque de s'éloigner de la ressemblance. Anaïs ne demanda jamais pourquoi Gisèle ne lui adressait jamais la parole dans le sens de la peinture où elle croyait pouvoir entrer comme les autres, et elle s'imagina du coup mille raisons pour donner un sens cohérent à ce déplaisir fondamental. Gisèle m'en toucha un mot, vaguement, un jour qu'Anaïs revenait du bois de tilleuls en boitillant, à Rock Drill. « Est-elle blessée ? fit-elle pour ne rien commenter du désordre musculaire d'Anaïs qui se plaignait doucement chaque fois qu'elle prenait appui sur son pied blessé.

— Anaïs ! Blessée ! » Gisèle se souvenait de l'envol de John. Il prenait des hormones depuis peu et s'exerçait tous les jours à la féminité qu'il croyait à la portée de son imagination. « Quelle idée saugrenue que cette idée de descendre ainsi d'un coup au bas de l'échelle sociale, au niveau de l'ouvrier et du chômeur, destin de femme ! » Où en étais-je ?

Je me souviens du cadeau que John offrit à Jean le jour de cet anniversaire que je viens d'évoquer. C'était, au premier abord, une espèce de valise assez grossière en bois munie de tout un attirail de fermetures et de poignets qui pouvaient être en bronze. Une clé noire était enfoncée dans une serrure, ce qui indiquait le sens de l'ouverture. Avant même de toucher cette clé donnée pour rien, Jean se précipita dans les bras de John en s'écriant : je sais ce que c'est ! Je sais ce que c'est ! John tient toujours ses promesses. Les petits seins de John apparaissaient par intermittence dans l'ouverture de la chemise. Anaïs les observa avec moi sans rien dire pour me mettre au courant. John écarta une mèche de cheveux sur le chemin d'une larme qu'il retenait pour l'occasion. Jean tourna la clé et il extraie l'appareil de précision qui se cachait dans cette ombre entrouverte. Quelqu'un demanda le nom de l'appareil. Jean retournait au coffre de bois. Il en sortit un trépied. On comprenait mieux. L'appareil était muni d'un objectif et d'un viseur mais ne ressemblait décidément pas à un appareil photographique. On s'apprêtait pourtant à poser. Jean vissa l'appareil optique (c'en était un) sur le trépied et une fois toutes les connexions réalisées (ce qui prit du temps ; Jean s'excusait parce que c'était un modèle récent et il ne s'était lui-même jamais servi que du modèle très ancien qu'il avait trouvé un jour de fouille dans une cave du château ; c'était dire s'il était embarrassé par cet écart non négligeable de temps : dix-neuvième siècle/vingtième), il approcha son œil du viseur et se lança dans la description d'une science ou d'une technique que seule Gisèle semblait connaître un tant soit peu. Cette connaissance, scientifique ou technique, peu importait, m'intriguait au point que je me rapprochai de Gisèle pour en savoir plus que les autres qui d'ailleurs semblaient, à l'exception de John et d'Anaïs qui l'admirait d'avoir ce talent de savoir exactement ce qui plaît au moment d'offrir, ne plus trouver aucun motif de fête dans le discours que Jean débitait en tranches trop épaisses à leur goût de petits-bourgeois facilement éreintés par les longueurs physiques, qu'elles émanent de la voix, du texte ou de tout autre moyen de communication. Gisèle ne répondit pas à ma question. Sweeney, qui percevait mieux mon désarroi maintenant qu'il savait tout de ma nudité et pouvait se croire permis d'imaginer le plaisir à en tirer — je voulais dire : le parti — servait des boissons pour ne pas se souvenir de ce que Jean lui avait déjà inculqué de sa science topographique. Il se souvenait pourtant d'avoir monté l'engin sur le sommet d'une montagne que tout le monde à Bélissens appelle l'Impossible et qui n'a pas de nom dans le cadastre. Une fois là-haut, Jean avait regardé le ciel à travers cet appareil d'une autre époque (cela se notait surtout à ses cuivres et Sweeney se demandait, à ce propos, quel effet avait eu sur Jean l'apparition du coffre de bois, antique et puant, que John avait exposé sur la table pour en signaler le présent ; savait-il à ce moment-là qu'il contenait autre chose que le vieux théodolite un peu déglingué dont il avait l'habitude de faire un usage prudent à cause des vis qui s'en extrayaient toutes seules — cet appareil ne supportait pas les vibrations à lui communiquées par la marche sur les cailloux de l'Impossible ?) et un rayon de soleil l'avait traversé comme la balle d'un fusil et il s'était effondré dans l'herbe rare, sans un cri pour donner un sens à sa souffrance. Sweeney avait laissé le théodolite en haut de l'Impossible et redescendu toute la pente avec le corps peut-être mort de son petit maître sur une épaule, redescendant la pente caillouteuse en maudissant le théodolite qu'il n'avait pas l'intention de revenir chercher, une fois bénie et enterrée la dépouille de Jean, après-demain, calcula-t-il plus tranquillement en atteignant la pente plus vivable d'un petit bois de merisiers où déjà butinaient les abeilles de ses ruches. Il ralentit sa course, évaluant en même temps le poids du mort, qui n'était pas mort, mais qui pesait quand même son poids. À l'orée, il rencontra Anaïs qui se régalait dans les branches d'un merisier. « Je vais chercher le théodolite ! » se contenta-t-elle de dire après avoir soulevé la paupière de Jean qui ne bougeait plus. Alors Sweeney la vit traverser le bois en courant, il vit ses jambes que des ronces avaient un peu égratignées, et ce dos nu à la musculature triangulaire. Il y pensait étrangement en remontant vers Bélissens. Sur la pente de l'Impossible, Anaïs n'a pas faibli une seconde, racontait-il. Pas une seule fois elle ne s'est retournée pour se rendre compte de la distance parcourue. Arrivée en haut, elle a fait le tour de ce rocher que les gens appellent l'Étranger parce qu'il n'a pas toujours été là et qu'on dirait qu'il n'ose pas s'avancer sur ces terres, et elle est apparue juste derrière le théodolite qu'elle n'a pas démonté. Elle l'a littéralement arraché à la terre, l'a balancé sur une épaule et l'a ramené au château exactement comme je l'avais fait avec le nain. « Un jour, dit quelqu'un à qui je ne demandais rien, Sweeney m'a avoué qu'il n'avait jamais mis les pieds au château. C'est une histoire, je vous dis. Mais enfin, Jean est si heureux ce soir ! »

8 juillet : J'étais presque une adolescente et Fleur avait la moitié de mon âge. Je faisais l'amour avec mon propre père et elle s'en étonnait. Elle peignait des statuettes de plâtre. Elle aimait rarement une poupée. Une après-midi, elle a surpris mon père nu et rieur au détour d'un arbre dont elle ne connaissait pas le nom. Mon père est descendu jusqu'à la rivière, ce qui l'éloignait de ses vêtements. Puis elle m'a vue. Je venais d'entrer dans ma robe. Sinon, elle aurait deviné la relation de ma nudité avec celle de mon père qu'on entendait remuer l'eau de la rivière derrière les saules. Nous sommes allées nous promener du côté de la maison Godard. Constance était-elle plus jeune que moi ? Existait-elle dans cette adolescence lointaine ? Antoine me courtisait mais il m'avait vue nue dans les bras de mon père qui revenait d'une autre promenade dans son habit de chasse. Fleur sautillait au lieu de marcher. Elle perdait doucement le souffle et arrivées sur la route, elle sortit de sa poche une poupée de chiffons pour dormir avec elle. Et en effet elle s'endormit. Antoine nous épiait. Ce n'est pas ce jour-là qu'Agnès m'a arrêtée sur la route pour me dire que tout le monde parlait de mon père. Mon père ne revint pas à Bélissens l'année suivante. C'est cet été qu'Agnès, qui avait grandi plus vite que moi, me parla sans équivoque de ma folie et de mon avenir de femme que je mettais en péril parce que je n'avais pas voulu répondre aux questions que les gens me posaient pour donner raison à Antoine. Connaissait-il Constance ou Constance était-elle, comme moi, d'un autre pays ? Antoine avait parlé avec Agnès. Agnès voulait être une amie, je me souviens de sa chaleur, de sa patience et de tout le temps qu'elle a perdu avec moi. Fleur semblait ne pas avoir grandi. Elle peignait les mêmes statuettes de plâtre mais elle ne les collectionnait plus, elle les offrait au rythme de sa production qui suivait le flux intermittent de ses caprices d'enfant. Agnès la négligeait un peu, mais elle l'accompagnait souvent dans ces promenades où Fleur croyait rencontrer mon père chaque fois qu'un arbre s'interposait entre elle et l'angle du chemin qu'elle connaissait pourtant par cœur. Fleur parla à Agnès, cet été-là ou un autre et Agnès profita d'un soir de fête pour me révéler ce qu'elle savait des hommes. Comment pouvait-elle espérer en savoir plus que moi sur ce sujet qui était la conversation favorite de mon père. Fleur passa, dans une robe qui sera celle de Virginie. Antoine me reconnut mais il ne s'approcha pas. Agnès le salua à peine. Il se fondit dans la mêlée des danseurs. « Tu reviendras l'année prochaine ? » demande Agnès. Fleur est à l'écoute de ma réponse. Je la revois, immobile et blessée, bousculée de temps à autre par un danseur qui sort inopinément de la piste qui est bornée par un trait de chaux. Le lendemain, je l'ai fait entrer dans la maison. Elle ne l'a pas reconnue. Elle y avait pourtant vécu les premières années de sa vie. Des années plus tard, Nicolá considérait l'escalier de la maison (je me souviens) avec un pincement au cœur, à cause de cette idée que Fleur enfant l'avait monté et descendu un nombre incalculable de fois. Cette année-là, Malcolm écrivait le second de ses livres et Constance nous avait loué cette masure qui appartenait à sa famille (dont le nom m'échappe maintenant que j'y pense). Nicolá évoquait la Fleur enfant qu'il n'avait pas connue. C'était bien dans son style, cette appropriation de mes propres souvenirs d'enfance. Un style qui coulait de source parce que je voulais bien me prêter à ce jeu. Je revoyais Agnès importunée par les galants qui voulaient la cueillir à peine sortie de l'enfance. Je n'en parlai pas à Nicolá. Ni à mon père qui est mort depuis sans que personne ne s'offense de cette mort qui est la mort de tout. Mais Nicolá me croyait bien vivante et il voulait que je lui parle de cette enfance (la mienne) qui avait connu celle de Fleur. Où était-elle, Fleur, pendant que je réinventais ses premiers pas dans la vie ? Je descendais encore jusqu'à la rivière pour en recalculer la topographie. Je revoyais mon père nu dans l'eau qu'il soulevait en gerbes sur la rive où je me reposais de ses excès. Les yeux de Fleur conservaient-ils ces souvenirs ? Quelle trace avaient-ils laissée dans les feuillages des saules ? Où était la trace de ses pas dans ces coulures de cresson ? Y avait-il une fuite éperdue dans cette pente de fougères et de ronces ? Agnès prétendait que oui. Elle savait tout de Fleur. D'où ce silence entre les deux sœurs, Fleur passant comme à son habitude et ne s'arrêtant que pour observer, respectueuse du silence qu'Agnès entretenait à mes côtés dans l'espoir que sa petite sœur se lasserait de ma solitude. Mais Fleur se contentait de nous tourner le dos. S'il y avait bal, et si Agnès et moi nous nous asseyions sur le mur qui descend le long de l'église pour ne pas avoir à tourner le dos à d'autres regards, Fleur arrivait tôt ou tard, ayant sans doute soigneusement choisi l'angle de son immobilité et de son silence. Un jour, un gaillard l'avait arrachée littéralement du sol où elle s'était plantée pour devenir la fleur (Fleur est un surnom) qu'elle voulait être aux yeux de tous. Elle avait supporté cette proximité (il ne l'avait même pas invitée à danser) avec une nonchalance qui amusa Agnès toute la soirée. Au point que je rentrai seule, à peine revendiquée, pour une danse seulement (une valse de préférence), par Antoine qui refusait de croire que je faisais l'amour dans une autre langue que la sienne. Et lui, qu'en faisait-il, de sa langue encore vierge ? « Il s'aime ! » exultait Agnès qui me rejoignait sur le chemin qui nous éloignait ensemble de la lumière. Antoine ne franchit jamais cette obscurité, en tout cas il ne la traversa jamais pour chercher à en savoir plus long.

9 juillet : Pendant une accalmie, Sweeney a tellement insisté pour m'amener constater avec lui les dégâts causés aux châtaigniers qui bordent le mur d'enceinte de chaque côté de l'entrée de Rock Drill (il est tombé tout à l'heure une averse de grêle qui m'a fait craindre le pire mais pas en pensant aux châtaigniers qui ne figuraient pas dans ma liste des choses et des êtres pouvant être affectés par cette chute de matière solide et fragmentée qui m'a toujours un peu paralysée au bord d'une espérance de verre ou de fumée) que j'en ai complètement oublié mon rendez-vous avec Jean qui maintenant devait être en train d'égrener les raisons de mon infidélité dont il connaissait déjà les aspects essentiels. Mais je n'ai pas pu résister à l'emprise de Sweeney qui m'a entraînée vers les châtaigniers tout en m'en commentant l'état lamentable dans lequel la grêle les avait réduits tous. Je m'attendais à les voir penchés et déchirés, et pourquoi pas couchés dans l'herbe ravinée et parcourue de terre liquide et véloce, en travers du chemin que Sweeney empruntait pour moi, mais quand nous arrivâmes à l'angle de cette façade de Rock Drill qui est accueillante comme une affiche publicitaire uniquement parce que c'est la seule qu'on peut observer de près si l'on est étranger à cette demeure, je vis qu'ils n'avaient rien perdu ni en hauteur ni en verticalité, qu'ils occupaient encore, malgré la grêle et ce qu'en pensait un peu vite Sweeney, la presque totalité de l'espace qui courait d'un côté et de l'autre traversé d'un mur de briques qui bifurquait assez loin de chaque côté de la grille qui était fermée parce que le vent y jouait toujours à ses dépens, me dit Sweeney qui n'aimait pas le mauvais temps et qui continuait de se plaindre de ce qui était arrivé aux châtaigniers que je trouvais, moi, en parfaite condition, mais je ne disais rien pour le contredire, je parlais à peine de la veste que j'avais oublié de jeter sur mes épaules avant de le suivre négligemment sur ce tapis de grêlons qui craquaient sous nos pas pour attirer notre attention dans le mélange qu'ils venaient de créer avec le nombre incalculable des fleurs des châtaigniers que je ne reconnus pas tout de suite à cause de l'absence de leur couleur ou de la prépondérance infinie de ce déchiquettement attentif auquel s'était livré une éternité de grêlons que Sweeney se mettait à maudire un à un, ce qui était pure folie, m'avoua-t-il mais il était justement assez fou pour espérer retrouver la tranquillité de cette manière. Des gouttes de pluie nous firent craindre un retour de la grêle comme en réponse à la provocation de Sweeney qui détala d'un coup comme un lapin, me laissant seule et légère dans ce parterre de fleurs de châtaigniers que je ne m'attendais pas à fouler encore ce matin. La pluie revenait. Sweeney s'était endormi à l'abri de l'ogive d'une fenêtre où le vent ne l'atteignait pas. Je ne courus pas pour me mettre à l'abri. Quand j'arrivais sous le porche, j'étais trempée et incohérente. Le vent recommença d'agiter les choses avec cette régularité qui m'avait donné le tournis tout à l'heure, juste avant que Sweeney ne m'enlève à mes rêveries pour me faire pénétrer dans son rêve de fleurs piétinées par les éléments. Je venais de relire le journal. J'allais en terminer la dernière page et Sweeney m'imposait les mots de son exigence avec cette force de persuasion qui n'appartient qu'aux fous. Pourquoi ai-je suivi ce fou jusqu'à ces arbres que j'ai cru indestructibles mais qui avaient en fait tout perdu de leur éternité. Hein ? disait Sweeney parce qu'il avait raison de s'inquiéter. Il m'avait montré la ligne de ruches derrière le bois de tilleuls. J'ai craint un instant qu'il ne me force à le suivre dans cette direction pour traverser la boue et se retrouver à ne savoir que faire devant dix ruches peut-être bourdonnantes et un peu chaudes à cause de cette attente à l'abri du mauvais temps, mais Sweeney ne craignait rien pour les abeilles respectivement à ce mauvais temps qui ne pouvait pas durer aussi longtemps que le donnaient à imaginer les nuages pétris par le vent. Maintenant, il dormait. S'il se remettait à pleuvoir, ce qui ne faisait pas de doute, il ne serait pas à l'abri sur le rebord de cette fenêtre. Je songeai à son réveil, aux gouttes d'eau sur son visage et à l'agacement de son regard noyé de ciel. Je ne rentrais pas pour me mettre au chaud. Je n'avais pas besoin de cette chaleur. J'attendais la pluie, une averse, un éclair, un coup de vent pour me réveiller de cette torpeur qui me rendait inutile, passagère et inévitable. Jean m'avait parlé de cet ennui dans les mêmes termes. La visite d'un ami avait interrompu ces confidences et nous avions convenu d'un rendez-vous pour continuer de nous avouer ces hésitations existentielles qu'on trouve toujours facile d'exprimer parce que les mots y coulent de source. N'avais-je pas remarqué l'évidence de cette facilité ? Si c'était le cas, pourquoi cette résistance à la conversation ? me demandait Jean qui aimait que le désir parcoure cette surface sans jamais la pénétrer autrement que par un arrêt du flux verbal qui pouvait être une question ou l'attente d'un autre désir. Jean cultivait cette obscurité verbale qui rendait toute conversation avec lui à la fin pénible et stérile. Tandis que Sweeney m'avait montré la réalité pour se mettre d'accord avec moi sur les conséquences de son apparition indésirable, détestable, inévitable (il me rejoignait maintenant et je lui parlai de ces passages, de cette autre inutilité, de cette chute ou de cette glissade, mais je retrouvais alors les mots que Jean avait enseignés à mon esprit sans que je m'en rende vraiment compte et Sweeney s'était lentement éloigné, faisant craquer les grêlons, cherchant une fenêtre à sa portée, sachant exactement à quel moment de son éloignement il la trouverait conforme à son idée de sommeil ou de tranquillité), ce que Jean ne pouvait comprendre parce qu'il n'accordait aucune importance aux accidents de la nature. Mais il ne vint pas au rendez-vous, ou bien il était venu et ne m'avait pas trouvée. Il me donnait le spectacle de son impatience pour me reprocher mon infidélité. J'ai enfin eu besoin de chaleur. La pluie prenait le temps d'arriver. Le vent s'était de nouveau apaisé. Le ciel sembla moins lourd, je veux dire moins proche. Dans ma chambre, j'ai longuement lutté contre cette humidité, devant le miroir où je me reconnais telle que j'avais toujours été, imprévoyante, peureuse, solitaire et jolie. Cette petite beauté m'attache encore à la vie. Elle est la moindre de mes confessions mais j'aime son importance. Enfin la pluie arrive aux carreaux de la fenêtre. J'ouvre la fenêtre. La pluie entre, le vent visite un peu les murs et j'attends presque religieusement la lumière d'un éclair qui me dira si je dors ou si j'écris.

9 juillet : Je suis descendue dans la serre pour y écouter la pluie. Encore un jour de pluie. La porte était fermée. J'ai fait le tour par l'allée des charmilles, m'accrochant au parapluie que le vent voulait emporter et j'ai frappé à cette demi-porte derrière laquelle le jardinier des Vermort retrouve son intimité quand on lui fiche la paix. La clé ? Non, il ne l'avait pas. Il n'avait pas encore mangé à cause de Sweeney qui avait d'ailleurs la clé. Il allait me raconter comment Sweeney l'avait empêché de manger, ce qui expliquait le tremblement de ses mains. « Sweeney a la clé ? Où est Sweeney ? » Non, il n'était pas assis au pied de l'escalier près du vase de Chine. Oui, c'était le parapluie de Sweeney. S'il me l'avait prêté, comme ça, simplement parce que je lui avais demandé, non ! Sweeney n'était pas assis dans l'escalier comme il le faisait d'habitude quand la pluie se mettait à tomber, inondant les parterres devant le porche. Il surveillait l'allée centrale, au cas où une voiture amènerait un nouveau voyageur de l'espace-temps. Sweeney n'aimait pas la pluie mais il en supportait facilement le contact, ce qui n'était pas le cas de lui, Kateb, jardinier des Vermort depuis la mort de Saïda. Ses mains tremblaient parce qu'il avait faim. Sweeney l'avait empêché de manger. C'est lui qui avait la clé. Mais pourquoi voulais-je passer du temps dans la serre ? demanda-t-il enfin, ce jardinier qui n'aimait pas Rock Drill comme il aimait Bélissens.

Sweeney a tenu à m'ouvrir lui-même la porte. Il ne me posa aucune question au sujet du parapluie, pas même si j'en avais encore besoin. Il le lorgna un peu avant de me laisser seule. J'entendis sa course désordonnée sous la pluie et dans la boue, mais pas la fermeture des portes sous le porche. Un coup d'œil dans cette direction me renseigna : il n'était pas entré et il parlait avec Kateb qui mâchait consciencieusement un fruit qui pouvait être une pomme. Il y eut un ralentissement du vent. La pluie martelait légèrement la toiture et je regardais les coulures le long de la voûte transparente derrière laquelle les arbres s'agitaient à peine. J'arrivais trop tard. La pluie s'arrêta d'un coup. L'orage allait visiter d'autres collines, au diable du côté de Lily House ou de Oak Castle. Les pas de Sweeney tâtaient le gravier de l'allée. En passant, il dit à travers un carreau moussu : il fallait voir ça tout à l'heure ! Et je regrettai soudain cette heure que je n'avais pas vécue.

À six heures, le soleil a jeté une lumière d'aquarelle qui invitait encore à la pluie. Il faisait tiède. Pas de vent. Juste cette lumière qui s'épanche à la surface si on regarde bien. La voûte de la serre étincelait. J'avais laissé la porte ouverte et gardé la clé. Sweeney ne tarderait pas à me demander des explications circonstanciées. Sweeney est un amateur de compléments de circonstance en tous genres. Ce qui irrite Kateb. Ils ont la peau noire tous les deux mais Kateb a des reflets d'or qu'il doit à sa nature d'arabe. Nous ne reverrons plus Saïda, avait écrit Mike. C'est tout ce qu'il avait trouvé pour traduire notre émotion à tous. Mike ne viendra pas cet été. Amanda ne reviendra plus jamais à Rock Drill.

Une heure plus tard, Sweeney fermait à double tour la porte de la serre et Fabrice commentait en riant ma lenteur d'insecte désorienté par le temps qu'il fait. Avais-je parlé à Jean ? Je n'en avais pas trouvé le temps. Il me fallait du temps pour me faire comprendre de cet esprit tourmenté qui m'imposait ses personnages pour me donner le vertige des grandes lectures. Fabrice n'est pas revenu ce soir. La lumière de son bureau se répand dans le patio, coupant l'ombre intranquille du bassin mais je ne vais pas le traverser cet écran pour aller de la cheminée au fauteuil et du fauteuil à la cheminée, poursuivant ainsi une idée par jour. On ne voit ni la cheminée ni le fauteuil. Peut-être s'est-il arrêté près de la cheminée, s'accoudant au linteau pour observer les tours de la trotteuse au fond d'une horloge qui fait le compte de ce temps passé avec elle. Ou bien il est immobile et muet dans le fauteuil, lisant et relisant la même page qui ne laisse rien transparaître de sa construction. Je ne l'attends plus au moment où j'écris. D'ailleurs, c'est le temps qu'il lui a fallu pour éteindre et sans doute sortir du bureau. Dans ce cas, Sweeney est en train de lui parler de mon oubli, la porte laissée ouverte et la clé emportée sans réfléchir. Est-ce que Kateb a mangé ce soir ? dit Fabrice avec un air de reproche. Il mangera, Carabin. Il mangera si c'est ce qu'il veut, cette nourriture qui fait de nous des bêtes comme les autres. Sweeney se répète. Il est limité par cette répétition. Et il accumule ces digestions. Ce soir, il s'est montré odieux. « Je crois bien qu'il n'a pas l'intention de porter son repas à Kateb, dit Fabrice en entrant dans le lit.

— Si tu allais t'en rendre compte ? » Petits faits, grandes douleurs.

9 juillet : C'était l'été et nous venions de supporter stoïquement une semaine de pluie et d'orage qui avait fait fuir les hirondelles car quand la pluie cessa et qu'on n'entendit plus ce vent qui amenait des nuages chargés de cette sonorité qui réduit les distances à l'intranquillité qu'on ne se reconnaît pas derrière une fenêtre tremblante ou dans le noir absolu de la chambre que d'autres chimères transportent, en échange du sommeil, vers d'autres cieux plus cléments, un silence vaste et également lumineux s'installa dans la vallée où les fils de l'électricité et du téléphone descendaient les pentes sans cette agitation d'ailes et de cris auxquels nous avait habitués le début de l'été. Nous sommes sortis à la première accalmie pour constater d'abord l'absence des hirondelles puis la disparition de toute trace d'humidité que le vent venait de réduire à néant avant de disparaître lui aussi avec les nuages dont le dernier, retardataire et presque lumineux, s'effilochait lamentablement sur la cime des sapins dont la forêt rejoignait maintenant avec une netteté ciselée d'ombres les premiers toits de Castelpu ou de Bélissens. Nous avons ressorti la table et les chaises, redéployé le parasol dont la toile était encore mouillée et elle se mit à fumer toute cette eau dans la lumière qui revenait et avec elle toutes les distances qui nous séparaient du reste du monde. J'y pensais ce matin, à cet enfermement, à la toiture qui bougeait, aux gouttières que Nicolá avait renoncé à réparer parce qu'il n'était plus possible de monter sur le toit sans prendre le risque d'en tomber sous l'action conjuguée du vent et de la pluie que l'orage traversait pour habiter les murs. Je me suis souvenue, mais avec désespoir, de ce sentiment de retrouvailles avec non pas la vie qui avait trop montré ses limites par exemple dans le feu qui ne voulait pas brûler toujours à cause du ruissellement de l'eau et des murs de vent qui s'élevaient pour empêcher la circulation cohérente de l'air en faveur du feu mais avec ce qui pouvait nous sembler rester d'un monde que nous n'avions même pas eu l'idée de fuir pour nous réfugier dans cet anéantissement qui avait, huit jours durant, provoqué des disputes, alimenté des raisons de ne plus se faire confiance et augmenté d'un cran la possibilité de s'aimer d'une manière différente de celle de la plupart des êtres dont l'existence est un enfer, ici ou ailleurs. Pourquoi se souvenir de cette semaine de mauvais temps que j'aurais pu mettre à profit pour reconstruire toutes les autres journées de soleil dont l'ensemble ne pouvait rien signifier d'aussi définitif ?

9 juillet : J'ai réveillé Malcolm parce que je l'ai cru mort. « Tu te souviens de ce soir de bal à Bélissens, quand l'orage a éclaté sans s'être annoncé ? » Il a fallu supporter les trois longues minutes de son agacement, puis la minute, lente cette fois, de sa plainte à propos de cet effet des tranquillisants sur son esprit : réduction du champ d'observation. Puis la pluie contre la vitre, la fenêtre que le vent secoue imperceptiblement, cette sensation d'être coupé du monde, et la difficulté de chasser la dernière image du rêve. « Tu avais dansé ce soir-là, je m'en souviens. Tout de suite tu es entrée dans cette beauté. Il y avait aussi la grâce surannée de Gisèle avec qui personne ne voulait danser parce que c'était la châtelaine. Tu te souviens ? » Pourquoi ne pas allumer une lampe, au moins une, pour éclairer le plancher sous la fenêtre ? « Gisèle ne dansait plus depuis au moins une heure quand il s'est mis à pleuvoir.

— Il y avait eu ce coup de vent pour nous obliger à lever le nez mais la nuit ne montrait aucun nuage.

— Je ne me souviens pas de ce vent, mais il est cohérent. Tu cherches toujours ces cohérences qui rendent le récit plus complet. Il n'y a rien à raconter sans ce début qui ne fait pas partie de ma mémoire. » Encore une crise de nerfs qui s'annonce, un coup de vent physique dans le nerf de la conversation. Malcolm a chaud, il sue, j'essuie les gouttes de cette fausse pluie. « Gisèle ne dansait plus et je doute qu'elle ait levé le nez avec les autres pour repérer les signes du mauvais temps dans, tu l'as dit toi-même (oui, je l'avoue) cette nuit totale à cause de l'absence de lune. Je me souviens très bien de l'éclairage de la place du village et l'escalier sur lequel s'étayaient les musiciens, dont Fabrice qui jouait de la trompette.

— Du cornet.

— Il jouait avec les autres et personne ne voulait danser avec Gisèle qui a pris les mains de cette enfant pour l'attirer avec elle dans le concert champêtre. » Le vent paraît tomber maintenant, la pluie se verticalise, ne frappe plus les carreaux, dégouline du linteau, s'éparpille sur le rebord en gouttelettes que le vent emporte. « Les gens aiment valser. Cette enfant, c'était déjà Virginie, mais je ne le savais pas. Comment savoir ce qui va arriver ? Il n'y a pas de vie. Il n'y a que de l'attente.

— Tu vas te rendre triste. Allumons une lampe. » On entend la course de Kateb qui traverse les jardins d'une allée à l'autre. Sweeney doit dormir encore sur le rebord de cette fenêtre où j'ai oublié de le rappeler à l'existence tout à l'heure. Malcolm cherche les mots pour évoquer une autre pluie. « Gisèle a dansé avec Virginie puis Virginie a dansé toute la nuit seule parce que Gisèle voulait me faire danser. Je m'en souviens maintenant. Je t'avais perdue de vue, peut-être à cause de Lorenzo, ou de Nicolá. Le saurai-je jamais d'ailleurs ? » Il cherche ce silence. Moi je me souviens en effet de cette mise à l'aise de mon corps l'espace d'une soirée que la pluie a interrompu. Nous nous sommes réfugiés sous le couvert de la mairie, serrés les uns contre les autres et quelqu'un a eu cette idée d'ouvrir la porte de la mairie pour que tout le monde se mette à l'abri. Il faisait chaud dans l'escalier de la mairie. Les gens chahutaient. On n'entendait plus la pluie ni le vent, mais l'orage a vidé d'un coup le couvert et tout le monde est entré d'un coup. « Ils ont fermé les portes. Il faisait une chaleur ! Mais quelques-uns avaient terriblement peur de la foudre qui menaçait le clocher de l'église et ils ont fermé les portes. » Je me suis retrouvée à l'étage, avec les vieilles qui ne me reconnaissaient pas. « C'est Cecilia, disait Gisèle en m'embrassant. Je vous l'ai présentée hier ! » Quand la pluie va-t-elle s'arrêter ? Kateb revient au point de départ, au bout de la charmille. « Comment peux-tu le savoir ? fait Malcolm.

— C'est ce qu'il fait toujours quand il pleut.

— Raconte-moi ce qui s'est passé ensuite. » Il ne s'en souvenait pas, mais alors pourquoi ce commencement du souvenir. Qu'est-ce qui motive cette conversation un jour de pluie comme les autres ? Pourquoi l'ai-je réveillé ? Pourquoi ai-je cru qu'il était mort ? Pourquoi craindre cette mort qui n'est pas la mienne ? Il me regarde parce que je suis jolie, voilà tout ce qu'il trouve à dire. Il a ce rire douloureux qui m'éloigne toujours de lui. Il attend la suite du souvenir. Mais quelle suite ? La sienne (il regardait un vieux tableau sur le mur), la mienne (je me laissais embrasser par Gisèle qui parlait dans ma bouche du portrait qui provoquait son imagination) ou celle des autres (Jean qu'on avait oublié sous la pluie. Il était assis en haut de l'escalier que les musiciens avaient déserté. La pluie l'immobilisait dans cette terreur. Une lampe avait éclaté d'un côté de la place. L'autre s'agitait dans le vent, annonçant la foudre qui porterait bientôt au rouge l'acier ancestral d'un crucifix que le vent désignait, et Jean ne trouvait pas la force de se lever pour courir se mettre à l'abri dans l'escalier de la mairie qui vibrait au rythme de nos conversations. Gisèle explorait encore ma bouche. Malcolm interrogeait des gens au sujet du vieux tableau et personne ne savait rien qui pût le mettre sur la voie d'une autre facilité. Sur la place, non loin du crucifix qui bougeait à cause d'un enfoncement imparfait dans un socle de ciment ou de pierre qui éclaterait tout à l'heure en mille morceaux lumineux et brûlants, Jean n'arrivait pas à sortir de cette immobilité qui le ridiculisait aux yeux de tout le monde. Mais pour l'instant, personne ne s'était aperçu de son absence parmi nous, pas même Gisèle qui me présentait des voisines poussiéreuses qui riaient de mon impatience relative à la pluie et surtout à cette attente désespérante d'un peu d'air frais pour exister de nouveau. Malcolm examinait le propos d'un voisin qui n'éclairait rien de sa lanterne. Gisèle me rappelait doucement à ma beauté. « J'avais dit joliesse, fait Malcolm. Je t'ai toujours trouvée jolie. C'est de cette manière que j'ai mis l'eau à la bouche de Gisèle. Mais tu ne m'as toujours pas raconté la fin de cette soirée. Que j'ai été stupide de ne m'intéresser qu'à cette croûte dont personne ne savait rien, ni même si elle était à vendre (voilà le service que j'aurais rendu à la population de Bélissens : acheter cette déplorable imitation de la nature et la jeter aux orties en passant sur le chemin de Vermort à Castelpu où nous avions loué cette charmante maison qui m'avait donné cette première impression d'être faite de bric et de broc, premiers vers d'un poème qui n'enchanta personne. Mais c'était deux ou trois jours avant cet orage mémorable) ! N'est-ce pas qu'il s'agissait plutôt de cette grâce qui n'est pas une imitation ? Gisèle a bien vite reconnu le bien-fondé de mon amour. Je ne me suis pas privé de ce couplet. »)

10 juillet : Il est presque minuit, presque demain. J'ai dormi une demi-heure, puis pendant un quart d'heure j'ai tenté d'effacer toute trace de sommeil. Je me suis levée pour aller chercher le cahier de musique que j'avais oublié sous le porche. J'ai eu cette vision du porche noyé de lumière, de la nuit limitant cette lumière et mon approche du cahier que personne ne menaçait pourtant. Mais cette nuit, ce porche, cette lumière, c'étaient les conditions de l'angoisse qui me réveillait si longuement, jusqu'à ma décision de ne plus me rendormir. Le souvenir du cahier négligemment posé sur un rebord de pierre sous le porche m'est revenu avec cette lenteur. J'ai cru à un mensonge, presque à un piège de mon esprit qui réclamait le sommeil. Mais j'avais bel et bien oublié le cahier sous le porche. Je suis descendue sans faire de bruit. Il n'y avait pas de lumière sous le porche. Je me souvenais maintenant que Sweeney n'avait pas réussi à dévisser l'ampoule qui avait grillé en s'allumant ce soir. L'ampoule avait éclaté dans sa main mais la douille était restée coincée dans le culot et il n'avait pas replacé le globe de verre dépoli que je pouvais voir dans la jardinière au milieu des géraniums desséchés. Le cahier gisait dans cette ombre. Je ne l'ai pas vu tout de suite. La certitude de l'avoir oublié à cet endroit me communiqua une angoisse nouvelle, mais elle ne dura pas. L'étiquette blanche du cahier attira mon attention. Je n'ai pas hésité une seconde de plus. Dans le couloir, j'ai croisé Jean qui faisait les cent pas ; selon son expression qui était une explication de sa solitude. Il ne pouvait pas dormir mais il n'avait aucune envie de parler. Mon seul désir fut alors de l'écrire dans mon journal. C'est fait.

10 juillet : Je n'ai pas vu Fleur de la journée et je n'ai demandé à personne de ses nouvelles, pas même à Jean qui a bien voulu me faire la conversation entre dix et onze heures. Le temps est toujours à l'orage. Les averses sont de plus en plus violentes. Mais ce qui est nouveau par rapport à hier, c'est que la température a baissé. Sweeney et le jardinier arabe se sont livrés à de longues recherches cet après-midi, l'un agitant un baromètre en forme d'ancre marine (ce qui est ma foi très original pour un baromètre) et l'autre installant des pluviomètres au croisement de diagonales dont je n'ai pas compris la nature malgré les explications imagées de Kateb. J'ai observé ce manège de ma chambre où je m'habille d'un tricot et de bas pour laisser la fenêtre ouverte car dès qu'on la ferme, il fait une chaleur éprouvante pour les nerfs. La conversation de Bouvard et Pécuchet occupait tout l'espace lyrique de cette partie de Rock Drill où la terre et la verdure sont l'essentiel du temps qui passe. Longue journée, lente, imparfaite à l'angle des heures et par-dessus cette chape d'humidité qu'il vaut mieux ne pas traverser, même pour se rendre à la serre où Kateb continue son explication de la pluie et du beau temps. Comme j'ai laissé ouverte la porte de ma chambre, on s'y arrête souvent pour me demander comment je vais. Je n'ai pas répondu une seule fois à cette question dans l'espoir que coure le bruit de mon silence, mais c'est inutile de miser ainsi sur une probable communication des êtres qui ont la bougeotte simplement parce qu'ainsi le temps leur semble mieux passer. Je ne peux pas m'empêcher de leur en vouloir de répandre ainsi ma solitude dans tout Rock Drill. De plus, ne pas avoir encore eu l'occasion aujourd'hui de m'entretenir avec Fleur me rend triste comme une toupie qui tourne parce qu'on la fait tourner. Et puis cette conversation d'ouvriers de la pluie et du beau temps n'est pas celle que je choisis pour faire comme les autres. Personne ne m'en veut de me montrer désagréable dans ces circonstances de pluie et de beau temps. Cependant, Sweeney veut avoir raison et la pluie recommence de tomber après un coup de vent qui a prévenu tout le monde. Fabrice traverse cette eau pour me rejoindre. On n'en finira pas. Depuis quand je m'ennuie ? Depuis toujours mais si tu fais référence à la pluie, je ne me souviens plus de la première goutte. Sweeney a dû le noter dans son précieux calepin qui ne le quitte pas. Trente ans de considérations météorologiques précises et même pointilleuses. La vérité en peu de mots.

Fleur ? Pourquoi Fleur ? Parce que tu me demandes si je l'ai vue ? Fleur a couché avec Jean ou c'est Jean qui rêve de coucher avec elle ? Je préfère la conversation de Sweeney, au fond. Elle m'aventure toujours un peu. Pas toujours là où je veux être et exister. Un pluviomètre a disparu ? De quelle diagonale s'agissait-il ? Courir avec Sweeney sous cette pluie me ravigote un peu. Je n'ai rien dit à propos de Fleur à Fabrice qui la cherchait encore au milieu de l'après-midi. Sweeney aimait bien cette histoire de non-réponse en guise de silence. Il me montre le cresson dans la rigole qui rejoint l'allée principale, ou l'inverse. Puis une nouvelle accalmie. L'attente se réinstalle. Sweeney ne trouve pas le pluviomètre. En fait, il ne trouve pas l'endroit où le pluviomètre se trouve. Il refait le calcul mentalement. Kateb observe ce menton frémissant. N'y a-t-il pas là de quoi sourire ? me demande-t-il. Mon tricot est mouillé, mes bas glacés et je ne trouve plus aucune chaleur à mon lit. Sweeney parle de distribuer des boissons chaudes, ce qui attire du monde. Fabrice fait non de la tête.

J'ai retrouvé Fleur à l'approche du crépuscule. Jean l'accompagnait puisqu'il l'avait trouvée avant moi. « C'est Monsieur de Vermort qui va être content de savoir où vous êtes, dis-je. Ce qui n'expliquera pas où vous étiez, bien sûr. » Cette évidence agace Jean qui constate soudain à haute voix la disparition du bijou noir et bleu qu'hier encore Fleur portait cette fois en collier. « Je l'ai vendu, dit Fleur.

— Vendu à qui ? balbutie Jean qui n'en croit pas ses oreilles.

— Mais ça ne vous regarde pas, enfin ! » Il n'insiste pas. Il la perdrait si c'est justement le nom de cet acheteur qui est la seule raison de rompre sa relation. Il n'ira pas jusque-là. « Pourquoi l'avoir vendu ? dis-je. Il appartient à Gisèle, ce bijou.

— C'était de la camelote, fait Fleur qui regrette d'avoir perdu son temps de cette manière.

— De la camelote ? dit Jean.

— De la camelote. » Encore un sujet d'épuisé. La conversation tourne court. Je voulais parler à Fleur de mon projet d'excursion. Jack viendrait nous chercher avec sa camionnette. Il amènerait aussi de quoi se ravitailler. N'était-ce pas un beau projet à court terme. Demain ? Mais je ne pouvais pas en parler en présence de Jean qui regardait bêtement l'écrin ouvert et vide qu'il venait de sortir de sa poche. Quelle humiliation !

La soirée a été un beau ralentissement. En fait, cette longue journée m'a reposée. J'ai essayé de me souvenir de ses petits riens mais j'en ai oublié la moitié. On n'écrit pas un journal intime avec seulement la moitié de rien. Il manquera toujours l'autre moitié qui est un reflet infidèle. Le paradoxe est de Fleur. Jean applaudit ce retour inspiré à la surface des choses. Il a cru au pire et le pire n'est pas arrivé. S'approchant de notre table pour la servir, Sweeney confie qu'il n'a pas retrouvé le pluviomètre. « Qu'est-ce qu'un pluviomètre ? demande Fleur.

— Je préfère la topographie », dit Jean. Elle adorait d'avance ce sujet de conversation. Ce soir, elle était amère, infidèle et intransigeante. Ce qui donnait beaucoup à réfléchir. « Kateb possède un théodolite », fait Sweeney négligemment. Fleur ne demande pas ce qui se cache derrière cette sonore possession. Elle est intriguée. Sweeney se retire. « Nous ne vivons pas vraiment, dit Fleur après un moment de silence qu'elle rompt avec l'espoir de le faire durer au-delà de notre patience, mais qu'est-ce qu'on vit bien parce qu'on vit ! » C'était là toute la philosophie qu'elle pouvait résumer pour n'ennuyer personne. On pouvait bien sûr en discuter, mais cette lenteur n'aurait pas le pouvoir de l'éloigner du rêve et de la fin de tout. « Vous citez bien », dit Jean simplement. Elle méritait un peu mieux en matière de contradiction. La question du bijou vendu ne se posait plus. J'enfonçai doucement mes lèvres dans la peluche de mon tricot. J'avais le souffle court. Fleur profitait de l'aubaine. Elle écrasait Jean sous cette pluie qu'elle avait ramenée avec elle d'un autre moment de solitude.

« Quel bijou ? » dit Fabrice qui contemple sa nudité dans la fragmentation infidèle des carreaux de la fenêtre. « Les femmes ne conservent jamais les bijoux de Jean.

— Mais ce bijou appartenait à Gisèle ! » Je me répétais. Du coup, la fin de la journée me semble moins propice au bien-être. « Des boissons chaudes ! » lance Fabrice de la salle de bain où sa nudité se recompose lentement. Pourquoi ne pas parler plutôt de cette nudité ? « Malcolm a été triste toute la journée. » Je n'ai même pas parlé de mon projet d'excursion à Fleur. Je comptais téléphoner à Jack ce soir. J'aurais plaisir à le revoir. C'est un personnage de Malcolm. Il n'aime pas ce dédoublement, Jack. Il fait semblant de ne pas se reconnaître. Mais Malcolm est un écrivain fidèle. Pourquoi ne pas lui reconnaître cette qualité ? C'est ce que Jack lui fait endurer. C'est injuste mais je ne lui en veux pas. Je lui téléphonerai peut-être demain, pour lui parler de mon projet d'excursion ou de ce qui me passera par la tête. Il me demandera qui est Fleur. Je lui répondrai qu'il ne la connaît pas. Il n'aimera pas cette réponse. Mais c'est mon style. Je n'y peux rien. C'est ma fidélité au texte. L'idée de ce journal ne lui plaira pas plus. Je lui expliquerai ce que je sais des personnages et de leurs modèles. Que lui dirai-je à ce propos ? S'il me pose la question par rapport à ce qu'il sait de Malcolm. Fabrice revient dans le lit en me posant une autre question à propos de sa nudité. Je revois la vallée et Lily House du côté du lever du soleil. Les hêtres ont organisé un curieux désordre à cette hauteur. Mais il est vrai que je n'ai jamais vu Lily House qu'en hiver. Cette abondance de branches s'est gravée dans ma mémoire. Qu'est-ce qu'on écrit quand on n'écrit pas pour les autres ? Je souris. Il ouvre un livre écrit pour quelques-uns seulement. Existe-t-il des livres écrits pour tout le monde ? Est-ce que Sweeney peut les lire sans penser à l'objet de la journée qu'il a perdu à cause de l'étroitesse de sa mémoire ? Qu'en pense Kateb qui reçoit toujours les poèmes de Lorenzo avec une larme discrète ?

Fleur est en train de prendre toute la place. Je lui en veux. J'en parlerais avec Agnès si Agnès était là et si elle acceptait d'en parler avec moi, elle qui ne m'a jamais parlé de cette sœur. Le téléphone sonne. Je décroche. C'est Malcolm. Il ne peut pas dormir. Il a été triste toute la journée. Il n'a rien fait à l'encontre de cette tristesse, ni rien demandé à personne, pas même à Carabin qui lui à peine adressé la parole aujourd'hui. Sweeney a perdu quelque chose mais il ne se rappelle plus quoi. Il l'a observé à la recherche de cet objet. « Ma pensée était avec lui.

— C'était un pluviomètre.

— Un pluviomètre ? » Il se demande si la quantité de sommeil est en rapport inverse de la tristesse. « C'est une théorie. » Mieux vaut penser à ce genre de choses dont on sait qu'elles sont parfaitement intimes et donc capables de nous remettre sur le chemin du raisonnable plutôt que de s'occuper l'esprit à perdre et à ne pas retrouver des objets qui n'ont aucune espèce d'importance pour les autres. « Hier, Sweeney a retrouvé la carte postale de l'arc-en-ciel, dis-je.

— Il l'a retrouvée ! »

11 juillet : Ce matin, en revenant de déjeuner, j'ai surpris Fleur qui lisait dans ma chambre. Je m'étonne, par une phrase dont je ne me souviens même plus et en même temps elle s'efforce de relativiser mon étonnement par une attitude où je crois que c'est la position du cou qui veut tout expliquer. Il n'en restait pas moins qu'elle était en train de lire mon journal intime. Elle avait dû entendre mes pas dans le couloir car quand je suis entrée dans la chambre, elle tenait le journal fermé entre ses deux mains élevées en prière dans l'attente de ma réaction. J'ai dit quelque chose pour exprimer mon étonnement, ma déception et ma colère. Elle a simplement répondu en inclinant sa tête d'un côté du journal dont je ne voyais que la tranche. « Simple curiosité », dit-elle enfin, car je n'avais encore rien ajouté à ma propre posture que je voulais verbale et dans ce sens parfaitement claire. Bien sûr, elle n'avait pas tout lu. Elle s'était contentée de feuilleter, s'arrêtant chaque fois que son nom apparaissait dans un écart de texte qu'elle parcourait sans le juger. Je lui ai arraché le cahier au milieu de cette explication qui n'exagérait rien de sa facilité à se mêler de ce qui ne la regarde pas mais je ne lui ai pas demandé de sortir de ma chambre pour aller se faire voir ailleurs. Ce qui la ravit. Cette deuxième intrusion de Fleur en annonçait d'autres. Elle était assise en tailleur dans mon lit défait et m'expliquait maintenant qu'elle n'avait pas l'intention de recommencer. « Ce que j'écris n'a aucune importance pour les autres, dis-je en remettant le cahier à sa place. Le fait que ce cahier vous appartienne ne vous donne pas le droit de l'ouvrir pour parfaire vos désirs à mes dépens.

— Voulez-vous voir ma chambre ? »

Elle s'arrêta devant la porte de l'atelier de Gisèle. Elle avait une clé, ce que je n'avais pas. Elle ouvrit, entra devant moi et me demanda de refermer la porte. L'odeur de la térébenthine m'étourdit un peu. Je me souvenais de mes poses, nue sur le tapis persan de la commode sur lequel descend un miroir dans lequel Gisèle se regardait peindre derrière son modèle. « Fabrice vous a fait une faveur, dis-je. Je ne sais pas si Gisèle sera d'accord. » J'en doutais. À moins d'une pose particulièrement accrochable. C'était toujours possible. L'atelier était bien rangé, propre et plongé dans une demi-ombre qui n'était que la lumière du soleil filtrée à travers les rideaux. Gisèle remettrait les choses à leur place à son retour. Où coucherait Fleur à ce moment-là ? Je levai la tête pour examiner la brèche dans le plafond. Elle s'était transformée en lumière. Jean avait dû ouvrir toutes grandes les fenêtres de sa chambre. « Où est Jean ? demandai-je pour commencer une explication à propos de cette lumière.

— Vous ne m'en voulez plus ? J'ai le goût de l'infidélité. Et puis je ne me reconnais pas dans ce portrait textuel. Non, décidément, ce n'est pas moi. Et puis pourquoi cette cécité ? Pourquoi m'inventer le malheur de cette manière si secrète et si définitive ? Vous ne m'aimez pas ? » Il y avait d'autres bagues sur une console, mélangées à un foulard de soie dont une pointe indiquait le miroir, entrant dans le miroir et en sortant pour revenir au mélange des bijoux. J'étais derrière cette nature morte, immobile, incapable de couleur et cherchant désespérément une limite à la lumière qui n'en avait pas, Gisèle me l'avait démontré un jour, entre un rouge et un orange qui pouvaient représenter une corbeille de fruits, ou mon bras jouant avec mon autre bras dans la même lumière. Fleur parlait (de quoi parlait-elle ?) et je n'écoutais que cette crispation du réel imaginée en souvenir de Gisèle. « J'ai vu votre portrait. Est-il de Gisèle ? Je n'y reconnais pas le style de Gisèle. Mais c'est vous. Presque nue parce qu'il n'est pas possible de vous déshabiller.

— Qui le dit ? Fabrice ?

— Ou Jean, je ne sais plus. Il dort au-dessus.

— Il dort et il veille. » Mais je ne lui dis rien de la brèche. Je me disais que Jean ne pouvait y observer que Gisèle. Fleur n'avait pas cette nudité. Il la poursuivait pourtant dans la nette intention de se déclarer. Le nain Jean et la géante Fleur ! J'inventais encore le futur. J'aime ces connexions. Elles alimentent mon propre désir. « Voulez-vous que je m'excuse ? dit Fleur.

— Encore ?

— Je ne vous ai rien dit de ma honte d'avoir été surprise.

— Vous sembliez m'attendre au contraire.

— C'est cette attente qui est le contraire de la honte ? »

12 juillet : J'ai téléphoné à Jack hier et ce matin à huit heures il attendait sous le porche, ayant garé la camionnette un peu plus loin dans l'allée principale. Nous arrivions, Fleur et moi, de la terrasse où nous avions partagé le petit déjeuner avec Malcolm et Jean. Jack est venu vers nous. Il me regardait. « Hello ! Cecilia, dit-il de sa voix profonde et proche du silence. Comment vont les choses à Polopos ? » Je serrai la main qu'il me tendait. « Hello ! Fleur, comment vont les choses à Bélissens ? » Fleur ne répondit pas non plus à cette question. « Vous connaissez Fleur ? » fis-je un peu sans le vouloir. Jack dit : « Susan a préparé de quoi manger. » Fallait-il remercier Susan maintenant ? « Malcolm ne vient pas. Jean ne sait pas s'il ne gênera pas, dis-je en montant dans la camionnette.

— Quand va-t-il se décider ? » fait Jack. Il met le moteur en route. La camionnette parcourt toute la longueur de l'allée jusqu'au bassin carré qui limite la terrasse où Jean est encore à table. Malcolm nous salue et disparaît aussitôt. « Il vient ? » demande Jack. Fleur saute de la camionnette, grimpe les escaliers de pierre jusqu'à la terrasse, écoute à mon avis vaguement les explications de Jean et revient de la même manière à la fois légère et anguleuse, remontant sur le siège tout en répétant les excuses de Jean. « Il dit qu'il n'y a pas de place. Il ne savait pas que Cecilia venait avec nous. » La camionnette fait une embardée dans le gravier. Jean n'est plus sur la terrasse. « Comment vont les choses, Jack ? »

13 juillet : C'est l'anniversaire de Jean. La carte de Gisèle lui est arrivée juste ce matin. Mais il l'a déchirée et personne, pas même Sweeney, n'a osé y toucher à ces morceaux que le vent éparpille encore à cette heure sur le pavé de la terrasse. Il était assis à table devant son petit déjeuner et il a lu la carte tranquillement, paraissant même heureux de découvrir son contenu textuel. Puis aussi tranquillement il a déchiré la carte en mille morceaux qu'il a jetés en l'air sans se soucier de l'effet qu'il était en train de produire sur les autres. Sweeney a eu juste le temps de laisser échapper quelque chose comme : « la carte de madame... » et le vent a commencé à faire virevolter les petits carrés de papier blanc au ras du sol. Ce matin, Jean a fait la grasse matinée. Il s'est levé juste à l'heure de la distribution du courrier, qui a lieu sous le porche. Il paraissait heureux de recevoir les vœux de Gisèle, c'est ce que tout le monde pense.

Il ne devait pas être loin de midi quand Fabrice a annoncé que Fleur ne reviendrait plus. Je l'avais laissée hier chez Jack et Susan après l'excursion à Oak Castle. Qui décide de revenir ou pas ? demandait Jean et Fabrice ne répondait rien. Il venait de fermer l'atelier de Gisèle à double tour. Savait-il que mon journal était sur le lit que Fleur avait occupé à la place de Gisèle ? J'ai été inquiète toute la journée en pensant que je ne pouvais plus écrire dans le cahier de musique avant le retour de Gisèle (le 22 prochain) qui ne verrait aucun inconvénient à me le rendre. Que faisait-il dans la chambre de Fleur ? me demanderait Fabrice tôt ou tard si je lui réclamais la clé avec l'excuse de l'oubli du cahier dans l'atelier de Gisèle. Je n'ai trouvé encore aucune réponse à cette question qui me torture depuis ce matin, quand il a exhibé la clé pour expliquer le non-retour de Fleur. Il ne parla pas de Jack ni de Susan. Hier au soir, Fleur nous avait longuement salués tandis que je m'éloignais lentement à bord de la camionnette de Jack. Dans son dos, Susan était demeurée silencieuse, immobile et ce silence qui en disait long sur ce qu'elle pensait de la décision de Fleur de ne pas revenir à Rock Drill cet été. « Elle fait ce qu'elle veut ! » avait dit Jack et Susan était devenue silencieuse, lente et même lointaine. Jack n'aimait pas cette distance. Il n'en parla pas dans la camionnette et arrivés à Rock Drill, il n'est pas descendu pour me raccompagner jusque sous le porche où nous attendait Jean. « Alors, dit Jean, ça s'est bien passé ? Où est Fleur ?

— Elle fait ce qu'elle veut, non ? » dis-je en poussant les deux battants de la porte en même temps. Je n'avais vraiment pas envie d'inventer les excuses de Fleur. Mais ce matin, quand Fabrice a secoué cette clé en parlant de Fleur, je me suis dit qu'il valait mieux me rapprocher de Jean qui savait où la trouver si Fabrice s'avisait de la cacher.

14 juillet : « Pas besoin de clé ! » a dit Jean. Il sourit. « En voilà des histoires pour un journal intime ! fait Malcolm qui tente de contenir ses tremblements.

— C'est mon journal.

— Que fait-il dans la chambre de Fleur ? Elle l'a lu.

— Pourquoi l'aurait-elle lu ? Lit-on quelquefois des écrits intimes ?

— On les lira un jour.

— Je l'ai simplement oublié.

— Il est sur le lit », dit Jean. Après le déjeuner, on est resté lui et moi sur la terrasse. Malcolm n'avait pas envie de compagnie. Il s'est éloigné dans une des allées en direction de la serre, mais sans intention d'entrer dans la serre ni même celle de l'approcher pour en respirer l'étrange humidité dont je ne lui ai pas encore parlé. Malcolm aime ces notations. Elles sont tellement étrangères aux sensations qui le traversent encore quand il s'approche des choses pour en dénoncer l'existence. « J'écris, dit-il. Au diable le temps, son décor et ses petits personnages de pacotille. » La pacotille, par exemple, c'est moi. Nous ne partageons plus les souvenirs, ce qui ne veut pas dire qu'on ne les cultive pas. « C'est le côté de la serre », dit Jean. Il avale une gorgée de café et dit : « Fleur n'est pas revenue. » On en parlera dans l'atelier de Gisèle. On parlera de Fleur et de toutes les choses qui n'arrivent pas sans raison. Pourquoi pas cette conversation si c'est le prix à payer pour entrer dans l'atelier de Gisèle ? Pas besoin de clé ?

Dans sa chambre, Jean a soulevé une à une les lames de parquet, découvrant la surface de l'atelier sous la couche épaisse de la demi-lumière qui l'éclaire. On aperçoit le chevalet qui vu d'en haut a l'air d'un pantin. Jean s'amuse à le décrire. Puis le miroir dédouble l'atelier, révèle une lumière plus vive qui traverse un mur en diagonale, animée d'une légère ondulation qui est celle d'un rideau dont la frange se courbe et se déverse sur le dossier d'une chaise qui bouge. L'ouverture pratiquée par Jean s'agrandit à ma mesure. Maintenant il arrache des clous avec un pied-de-biche. Ces grincements nous rapprochent des autres mais personne ne vient. « Personne ne viendra », affirme Jean en cherchant les clous dans la fibre grise qui sent la terre et l'herbe. Cette vieillesse me décourage. Une solive mangée par les vers apparaît maintenant, puis sa parallèle qui donne la mesure de l'ouverture. En bas, le plancher s'éloigne encore. Jean l'atteint du bout d'une corde à nœuds. « Vous voyez le cahier ? » dit-il. Je le verrais si je voyais. « Vous ne voulez plus descendre ? J'ai démonté ces lames pour rien. Je vais avoir du mal à camoufler cette ouverture sur les mondes secrets de ma mère. Il fallait le dire plus tôt !

— Que fallait-il dire ?

— Que vous ne descendriez pas !

— Ah oui ! Je regrette. Tout ce travail... » Il commence à descendre. La corde se balance. En bas, le dernier nœud racle le sol. « Vous ne voulez pas voir les tableaux ?

— Si. Montrez-les-moi.

— La lumière ne sera pas bonne de là-haut.

— Ouvrez au moins un rideau.

— Ouvrir les rideaux ! »

14 juillet : Le portrait de Sweeney est peint sur un beau format carré encadré d'une simple baguette en bois brut. C'est le format diagonal par excellence. Sweeney y entre tout entier, nu et symétrique, peut-être assis ou vu en perspective, transparent dans le plus pur style de Gisèle, sans main ni véritable visage, ressemblant plutôt à l'écriture arabesque de son nom. Le glacis uniforme a supprimé toute idée de lumière. Il y a un décor, celui d'une chambre au mur traversé d'ouvertures en ogives qui écrase la perspective. Il y a un objet, à peine décrit, qui oscille entre un plateau de fruits et une table basse en marqueterie, ce mouvement de la pensée n'occupant qu'un cinquième de la surface totale du tableau. Sweeney y cherche son sexe. Au cours de la séance de pose, où il avait souffert d'horribles crampes dans les jambes, Gisèle avait eu du mal à le convaincre d'exposer ce sexe en plein milieu de la composition. Il n'y avait ni plateau de fruits ni table basse, mais un morceau de soie noir et bleu, qu'elle avait jeté près de lui, tandis qu'il hésitait encore à lui montrer son pénis dressé. Sur le tableau peint et rehaussé d'une lumière parfaitement abstraite, cette idée de phallus n'apparaissait même pas. Avait-elle renoncé à l'idée d'y résumer au moins un peu la virginité maladive de Sweeney qui savait tout de l'amour ? Un peu plus tard, à la faveur d'un coucher de soleil, tandis que le portrait de Sweeney était négligemment adossé au mur sans plus de cérémonie (Jean m'avait profondément agacé dans ce sens), je suis revenue en pensée à la quadrature du tableau que la baguette périmétrique formulait cette fois en simples termes de géométrie plane. J'ai alors entrevu le visage de Sweeney. Le soleil venait effacer un glacis, traversant cette épaisseur d'une lumière oblique qui révélait une série d'essais de capturer en un minimum de coups de pinceau le regard amoureux de Sweeney. Pourquoi Gisèle avait-elle renoncé à ce qui était le sujet véritable du tableau ? Sweeney se souvenait en rougissant de sa nudité tremblante. Gisèle orientait des panneaux de polystyrène, passait dans son dos pour ajuster le décor de carton et de gouache, supprimait des ombres, les ramenait à la réalité, n'en voulait plus, les regrettait, en parlait en termes obscurs, ne demandait pas son avis à Sweeney qui luttait à la fois contre l'éjaculation et contre une crampe naissante au niveau du mollet. Il pensa aux sucreries qu'il venait d'engloutir en cachette. Gisèle malmenait, pendant ce temps, la surface de la toile dont l'envers était animé de croisements étranges et insensés. Sweeney se souvenait de cette pose avec amertume et tristesse aussi parce que le tableau de Gisèle le décevait. Ce n'était pas un portrait. C'était un paysage. Elle l'avait mélangé sans ménagement à cette terre où il ne voulait pas retourner. Cette souffrance l'accompagnait depuis et il en parlait à tout le monde, sans distinction. Enfin : c'est ce que prétendait Jean que j'écoutais d'une oreille.

Le portrait de Fleur n'avait pas été peint à Rock Drill. Je m'en étonnais. Gisèle ne peignait pas à Bélissens. Elle n'avait d'ailleurs pas d'atelier au château. Elle y dessinait beaucoup, oui. Mais je ne l'ai jamais vu peindre quoi que ce soit au château. Le portrait de Fleur, elle l'avait peint en plein air dans un coin d'ombre et de silence qui est un des plus beaux secrets de Polopos. « Polopos ! » m'écriai-je. Je pensai à Lorenzo. Avais-je revu son portrait ? Sweeney y pensait pendant la pose, sentant le battement obscène de sa queue, les yeux mangés par la lumière où Gisèle avait l'air d'un fantôme. Il avait pensé à Lorenzo parce qu'elle venait de lui commenter le portrait qu'elle avait fait de lui l'année d'avant. Il l'avait à peine regardé. C'était un portrait fidèle, disait Gisèle. Lorenzo avait refusé de se prêter au jeu d'une interprétation picturale dont Gisèle le bassinait depuis plusieurs jours. Il voulait être peint en pied (Fleur, la même année, avait eu la même exigence), habillé du costume traditionnel des montagnes où il avait vu le jour et il ne posait pas si Gisèle n'accrochait pas au tableau au moins un de ces vers qui l'avaient rendu fameux dans son pays. C'était beaucoup demander mais Gisèle n'y avait pas vu d'inconvénient. Montrant le tableau à Sweeney qui se déshabillait lentement, elle traduisit le distique qu'elle avait peint en lettres d'or en haut et à droite de la toile. Il trouva cette poésie un peu molle. « Je traduis mal », conclut Gisèle un peu agacée par la lenteur de Sweeney qui exposait ses fesses à la lumière réfléchie d'un rideau qui bougeait. D'où Jean tenait-il cette anecdote ? Je ne lui posai pas la question, de peur d'interrompre l'exhibition de la nudité mentale de Gisèle qui commençait à me plaire dans cette peau que je ne lui connaissais pas, malgré les doutes que je formulais secrètement à l'endroit du témoignage lent et précis de Jean qui ramenait le portrait de Fleur dans mon champ de vision.

Fleur était nue. Est-ce que je m'en rendais compte maintenant qu'il avait tiré le rideau, changeant d'un coup la chaleur de la lumière dans le sens du vert et du jaune. Nue, géométrique circulaire, sans angle visible au ras de la surface trahie par la lumière trop perpendiculaire (Jean tourna le tableau dans cette lumière et les reflets se multiplièrent jusqu'à l'abstraction totale de la profondeur), rehaussée d'ombres claires, aplatie par la couleur, divisée par les contrastes jusqu'à la ressemblance parfaite, j'ai tout de suite reconnu le visage discret de Fleur, ses mains chargées de bagues et ce qui restait, en lumière, de sa robe jetée dans l'ombre. En réalité, Fleur pleurait. Jean en était convaincu. Gisèle n'avait pas peint ces larmes de verre. Elle en avait rêvé d'autres, à la surface d'un sein dont la pointe indiquait le sens de rotation du tableau, Jean cherchant toujours le sens de cette circularité changeante, ne le trouvant pas et moi muette d'indignation à cause de ces possibilités de réalité, cette Fleur possible dans n'importe quel sens que Gisèle avait instinctivement puis pratiquement retrouvé sans l'aide de personne et surtout pas de Fleur qui pleurait, qui ne désirait rien d'autre que ce renoncement dont Gisèle ne parlait plus maintenant que la matière y avait trouvé son compte. Fleur se souvenait avec angoisse de cette exigence. Sa nudité souffrait encore mais elle la reconnaissait dans le tableau. De temps à autre, elle demandait à Gisèle de l'exposer au pied du mur, près du miroir où elle s'exerçait à la comparaison. Gisèle disait :« C'est moi que tu regardes dans le miroir ?

— Je sais toujours que c'est toi. » Et Jean, qui reluquait entre les lames du parquet, respirant à peine à travers cette brèche d'abord fortuite puis élargie à la mesure du calcul que le désir lui imposait, Jean regardait la larme de Fleur sur le bout du doigt de Gisèle qui le portait à sa bouche comme un cri d'amour qu'il faut éteindre à tout prix sous peine de renversement des plaisirs et des joies.

Le portrait de Saïda était beaucoup moins obscène. Saïda était assise dans un fauteuil d'osier, à peine nue, baignée d'une lumière discrète qui arrivait presque horizontalement d'une fenêtre non peinte mais parfaitement identifiable (Kateb possédait un palais minuscule et irréel dans la banlieue de Bagdad). Le regard n'exprimait que la tranquillité d'être peinte dans une pose avantageuse avec l'assentiment de l'époux dont le reflet gris et plat se découpait dans la blancheur éclatante d'un miroir qui indiquait la distance à parcourir du regard pour atteindre le fond du tableau où justement l'époux se faisait une fausse idée de la fidélité de sa femme préférée. Saïda n'avait pas aimé le tableau, mais pour d'autres raisons que Kateb (loin de son palais et de ses privilèges) ne comprenait pas aussi bien que Gisèle qui avait pourtant recherché avec amour cette révélation de caractère magique d'un sein qui n'était pas celui, moins rêvé, de Saïda. Mais il n'y avait pas eu d'autres reproches de la part de Saïda qui avait recommandé à Kateb de ne pas acheter le tableau que de toutes les façons il ne pourrait plus accrocher dans son palais miniature. Le portrait de Saïda n'avait pas non plus trouvé acquéreur dans une exposition où Gisèle avait présenté d'autres portraits plus véridiques. Et il était toujours en sa possession, imparfait et presque désagréable, toujours tourné vers le mur qui n'échangeait avec lui que de la poussière et des moisissures. Jean regrettait cette présence brisée en mille reflets par la mort même de Saïda qui compliquait encore le rapport de Gisèle à ce portrait manqué par amour pour la peinture. Kateb n'avait jamais demandé à le revisiter. Il cultivait d'autres fleurs maintenant et Gisèle ne parlait plus de ce palais qu'elle avait traversé une fois pour rêver d'autres noces que celle qu'elle devait à Fabrice.

Mais Gisèle n'avait-elle pas peint le portrait de Jean lui-même ? Jean n'aimait pas l'idée de ce morceau de vérité arrachée à sa propre réalité. « Voulez-vous voir votre portrait, Cecilia ?

— Ce n'est qu'une étude. Le portrait est chez moi à Polopos. Il me plaît. Je vous le montrerai un jour.

— Voulez-vous revoir cette étude ? » Il ne me demandait pas mon avis. Il manipula un nombre incohérent de toiles qu'il transportait d'un mur à l'autre, inversant ainsi l'ordre inventé par Gisèle pour la conservation de sa collection de portraits. Le mien m'avait coûté non seulement une somme assez rondelette qui avait provoqué la fureur de Malcolm (qui payait) mais surtout, Gisèle s'était montrée d'une exigence impensable de la part d'une amie à qui on n’a d'abord demandé rien d'autre qu'un peu de compréhension. D'où le premier portrait, celui qu'elle conservait dans son atelier parce que je n'en avais pas voulu. Et contrairement à Saïda qui avait renoncé au génie de Gisèle, pour toujours, j'ai accepté l'idée d'un autre portrait plus conforme à l'idée que je me faisais, à cette époque, de mon propre reflet, Malcolm étant d'accord avec moi sur ce point précis de nos relations d'amitié avec le couple Vermort.

14 juillet : (écrit le) J'avais vu ce portrait de Fleur dans une galerie à New York où Gisèle exposait avec des amis simplement pour les réunir car elle avait quelque chose à leur dire. J'avais espéré y trouver mon portrait, que j'aimais et qui me flattait, Gisèle savait tout de mon bonheur relatif à ce portrait pour lequel j'avais posé sans jamais me plaindre de l'attente de Gisèle qui était pour moi exactement ce que j'espérais d'elle. Mais dans cette même moulure, il y avait le portrait d'une inconnue dont je ne demandais même pas le nom. L'absence des coups de pinceau visibles le différenciait tellement du mien où je figurais la matière même aux yeux de Gisèle qui cette fois s'était laissée attendrir par la lenteur de la pose. Je ne connaissais pas ce visage et ce jour-là, à New York, je n'ai pas cherché à en savoir plus. J'étais entrée dans la galerie pour y trouver Gisèle et elle n'y était pas. Avant de me renseigner sur elle, auprès d'une femme qui ne ressemblait à rien d'accrochable, j'ai croisé le regard de Fleur, qui n'était pas encore Fleur pour moi et qui allait le devenir pour tout le monde. J'ai aimé ce portrait. J'ai aimé les coulures et les transparences collées. Gisèle avait dû traverser ce tableau avant de le peindre. Elle avait fait ce voyage insensé. Et c'est Fleur qui l'avait conduite jusqu'à ce retour étourdissant de sens. Ce fut là mon impression, ma première impression. Plus tard, j'ai revu ce portrait, au moment où Gisèle m'expliquait enfin pourquoi elle n'avait jamais exposé le mien, ce qui lui avait valu de ma part de doux reproches. « Ce n'est pas mon style. C'est le tien. » Mon style, cette matière pétrifiée ! Ces épaisseurs, ces raclures, ces abandons, ces différences, toute cette imitation constitue mon style et mon credo ! « Gisèle ! Tu inventes une excuse qui n'est pas dans le tableau ! » J'aurais pu me fâcher, décider de ne plus la revoir, mais le portrait de Fleur venait m'inspirer le contraire. Je n'en parlais toutefois pas. À cette date, je n'ai jamais eu aucun sujet de conversation avec Gisèle sur ce sujet. Suis-je claire ? Jean avait posé le tableau à plat sur le lit, pour que je puisse le voir. De là-haut, frôlé par la lumière oblique, et à travers la couleur des rideaux, il était merveilleux. Jean ne trouvait pas les mots pour le commenter. Il les avait trouvés pourtant en exposant de la même manière mon portrait que je n'ai jamais voulu acheter à Gisèle à la condition qu'elle ne le détruise pas au cours d'une crise de style. Jean était intrigué par cette surface sans possibilité de profondeur. Il posait la question dans l'espoir que j'y réponde. Je lui ai demandé de remonter avec le cahier qu'il avait oublié de chercher. Mais il avait d'autres projets. Il me montra l'autoportrait de Gisèle, plat et monstrueux. Il le trouvait risible. Il revenait à Fleur. « Ce portrait est un miroir, vous avez raison Cecilia ! » et il en effleurait la surface pour y surprendre un reflet de sa propre existence. Dans le miroir (celui de la cheminée) il avait l'air d'un enfant.

« Croyez-vous qu'elle reviendra ? » me demandait-il un peu plus tard. Il avait posé le plateau à thé sur les couvertures défaites de son lit. « Ne vous asseyez pas dans mon sommeil. » Il servit le thé. « À New York ? Je ne me souviens pas de l'y avoir vu. Vous confondez peut-être, Cecilia. » Mais je ne me trompais pas. Comment s'égarer à ce point à propos d'un fait qui était de la matière mémorable pure ? « Vous avez peut-être raison », dit Jean en chassant une mouche. Je n'étais jamais entrée dans sa chambre qui est située dans le grenier principal de Rock Drill. Que penser d'une chambre dont les murs ne sont pas peints ? La lumière arrive d'un œil-de-bœuf habité par un couple de pigeons. Le rideau triste et noir qui tombe derrière le lit cache mal un mur de planches disjointes par où arrive une autre lumière sur le point de devenir de l'ombre. De l'autre côté, le mur est de briques grises et poussiéreuses, mais cette surface tremblante est parcourue d'étagères remplies de livres et d'objets en tous genres, du bibelot de terre à la photographie encadrée d'or et de fleurs. Même le thé a le goût de cette captivité moisie. « Vous ne m'avez pas parlé du portrait de Fleur », dit Jean. Nous en avons longuement parlé cet après-midi tandis que je relisais vaguement les pages du journal retrouvé, et notamment cette note du 7 juillet à propos du fil d'Ariane qui s'embrouille un peu pour devenir l'essentiel du texte. Je ne me souvenais même pas d'avoir eu cette idée. C'est elle que je voulais commenter en me ressouvenant du portrait de Fleur peu après l'avoir revu à plat dans une lumière de rêve dont la magie ne s'expliquera jamais par le voyeurisme de Jean. « Nous sommes tous les voyeurs de Gisèle, me dit Fabrice à qui j'en touchais un mot pour l'émoustiller un peu. Elle n'en sait rien, naturellement. » L'aimait-il comme elle voulait qu'on croie à cet amour ? « Je suis le quatrième nain de la dynastie, m'avait révélé Jean. Jean IV. Mais dans la famille, on n'a jamais su choisir les portraitistes. Vous serez très déçue par la galerie des ancêtres. Il n'a jamais été question que ma mère y accroche le portrait de mon père. C'est Maury qui a eu cet honneur.

— Maury ?

— Un portraitiste dont le père est magistrat à la Cour d'Appel, oui. »

« Gisèle rentrera le 22 prochain, dit Fabrice en refermant le livre qu'il ne lit pas.

— Je la croiserai donc quelque part entre Rock Drill et la gare. »

15 juillet : Par quoi commence le roman ? Il y a toujours cette ouverture textuelle nécessaire au franchissement de la première longueur qui sert d'introduction. Un souvenir significatif, une explication, le commencement d'une énigme, une scène initiale où les deux personnages principaux installent d'emblée les conditions de leur histoire. Pourquoi ne pas le commencer, au contraire, dans l'incohérence d'un moment ou d'un autre qui ne veut pas entrer tel quel, sans préparatifs, sans cérémonie, sans avilissement dans le cours de cette linéarité imaginaire qui devient le récit uniquement parce que quelqu'un parle et qu'il s'agit peut-être de ne plus l'interrompre ? Le jour se lève. Nous sommes le 16. Il y a un peu de vent pour secouer les rideaux dans la lumière, un peu de vent et une vague fraîcheur qui entre pour mettre fin à la nuit, à cette nuit où je n'ai pas dormi comme je voulais. 16 juillet : Il y a quelques jours, j'ai joliment laissé entendre que Fabrice détenait la clé de ma captivité. C'était accumuler les trois éléments de mon bonheur : la clé, la captivité et Fabrice. En commençant par la clé, une nuit de décembre ou de janvier il y a quelques années. J'installe la scène en pleine nuit dans le vieux colombier qui domine Vermort du côté d'un bois d'acacias. C'est une tour carrée, ce sont de vieilles pierres moussues, des ouvertures triangulaires en haut pour les pigeons (il n'y a plus de pigeons) et une porte de chêne gris et sale que Fabrice a poussée d'un coup d'épaule après avoir tourné la clé dans la serrure. Il a allumé une bougie. Anaïs m'apparaît dans toute sa splendeur, grande, noire, immobile et attentive. Elle enlève le manteau initiatique sur un geste de Fabrice qui contemple cette beauté nue, mais Anaïs est déjà tout entière dans son rôle de disciple. Puis il approche la bougie de mon visage. Il guette mes larmes. Je suis déjà nue, mordue par ce froid obscène et par l'idée de me montrer aussi fidèle qu'Anaïs qui est une force de la nature. Elle ne tremble pas. Elle agit en sportive. Elle veut gagner. Fabrice jette les deux manteaux sur son épaule et il nous indique le seuil de la porte. Anaïs passe devant moi. Elle gémit au contact de la neige, ayant posé un pied sur le seuil et attendant la fin de ce gémissement avec une patience qui me donne le vertige. Puis elle traverse la neige jusqu'au sentier. Fabrice prononce son nom. Elle s'arrête mais ne se retourne pas. Elle m'attend. Sur le chemin, il n'y a plus de neige. Je le sais puisque c'est par là que nous sommes arrivés tous les trois. Fabrice pose une main sur mon épaule et me dit quelque chose que je n'entends pas. C'est avec lui que je rejoins Anaïs. Il parle encore, Anaïs ne l'écoute pas, elle sautille dans la boue, je suis tranquille maintenant, loin de la douleur et si proche de ce qu'il s'agit d'obtenir de la patience de Fabrice qui s'éloigne dans l'autre sens. Anaïs m'a quittée. J'ai attendu la disparition de Fabrice dans la nuit. Je n'ai pensé qu'à cette tranquillité promise pour toujours. Je pleurais mais Fabrice ne s'est pas retourné pour m'écouter. De l'autre côté, au bas de la pente, Anaïs m'attendait à l'entrée d'un autre chemin, mais sans me faire aucun de ces signes convenus pour manifester l'impatience ou le désir. Pendant toute la descente, je la regarde, blanche et solide, qui va et vient sur les solives d'un petit pont de bois qui ne traverse qu'un ruisseau. Quand j'arrive près d'elle, elle ne prend pas le temps de me reprocher ma lenteur et s'engage aussitôt dans le chemin. On entre d'un coup dans cette ombre qui fausse les distances parce que c'est la nuit qui la crée ou qui la compose. Anaïs s'est transformée en blancheur, presque en transparence, fluide et silencieuse, ne secouant que des feuillages qui éparpillent sur mes jambes leur neige et leur froissement dur, impalpable, inévitable. J'ai envie de crier. Je franchis toutes ces douleurs et la peur de n'être plus rien si Anaïs m'abandonne. Elle a fait cette promesse à Fabrice, mais elle marche vite, elle veut m'oublier, elle me distance, elle disparaît, reparaît à l'angle d'une roche et dans l'intervalle j'ai résisté une fois de plus au désir, je me suis relevée en me débarrassant de la boue qui se transforme en traces sur mes jambes, de la fibre qui s'accroche à mes genoux, de ces mondes de terre et de neige qui se mélangent à mon passage nu, n'expliquant rien ni du passage ni de la nudité, me ramenant visuellement au corps inaltérable d'Anaïs qui revient, toujours silencieuse, précise, forte, impérative. Je la suis encore dans cette nuit qu'elle traverse parce que c'est la première, dira-t-elle plus tard pour tout expliquer, quand Malcolm, blessé à mort, lui demandera d'accepter le témoignage de son admiration et de sa foi.

Quand nous sommes arrivées au bord de la rivière, il neigeait. Sous les arbres du chemin, on n'avait ressenti qu'un vent léger, presque tiède et Anaïs s'était baissée pour tremper ses mains dans la boue d'un feuillage qui finissait en travers du chemin, épineux et jaloux. Elle avait partagé cette boue avec moi, « la boue des arbres, dit-elle enfin. Elle descend de cette pente, vois-tu ? Presque chaude, au point où nous sommes », mais le froid revenait, il arrivait avec le vent de la surface de l'eau où les flocons de neige pouvaient encore flotter avant de disparaître. Anaïs couvrit entièrement son corps de cette boue. Elle riait doucement. Elle ouvrit la bouche pour me montrer qu'elle mordait. Elle luttait contre ce cri. Elle ne pouvait pas pleurer. Au pire, elle criait. Elle entra dans l'eau jusqu'à mi-cuisse, sans attendre, sans rien espérer de moi, et elle traversa la rivière sans ce cri que j'attendais d'elle. De l'autre côté, elle continua de se couvrir de boue et de mordre le galet jusqu'à une autre douleur qui n'était plus la sienne. Je me suis écroulée sans entendre son avertissement. Elle disparut au-delà des arbres qui étaient la dernière limite. « Elle ne t'abandonne pas, disait Fabrice en ajustant le manteau dans les creux et les plis de mon recroquevillement contre lequel il luttait pour me prendre. Elle arrivera au château avant nous. Elle gagne toujours. Elle aime ce plaisir. Personne n'y peut rien. Pas même toi qui a failli mourir cette nuit. » L'autre manteau, celui d'Anaïs ou le mien, était étendu sur la neige. Fabrice me prenait. Et je cédais. Ensuite j'ai traversé la rivière sur ses épaules et sur l'autre rive, il me prit encore, dans le même manteau et je me laissai faire. J'avais perdu. Anaïs devait être au château maintenant, nue et célèbre, contenant encore sa colère et ne laissant rien paraître que son courage et sa force. Fabrice me laissa seule sur cette image. Il me retrouverait dans la cour du château, avec les autres qui exploraient en ce moment le corps indéchiffrable d'Anaïs qui ne m'avait pas attendu et qui avait eu raison de m'abandonner si c'était ce que je désirais. J'atteignis le portail du château en même temps que le soleil. La douleur m'avait vaincue. J'arrivai trop tard. Personne ne m'attendait. Dans la cour, Anaïs gisait nue sur un banc, endormie ou oubliée. Les traces du fouet sur son corps me ramenèrent à la réalité. Fabrice arrivait d'ailleurs avec les autres. Il me fouetta aussi, jusqu'à ce que je tombe sur Anaïs qui me sembla morte. Et puis je suis entrée dans ce feu qui atteignait mes os. Anaïs respirait. Elle n'en croyait pas ses yeux. Elle m'embrassait. Elle avait encore le galet dans la bouche. Elle le cracha pour pouvoir crier avec moi. Le fouet remontait sur mes épaules. Il mit le feu à mon cou. Je n'entendais pas mon cri. Je pouvais saigner à travers cette convulsion. Puis le fouet cessa de me martyriser. Anaïs me montra ses morsures sur sa propre chair. C'était fini. On était bien entré, toutes les deux, dans ce siècle de charlatans. Elle n'y avait pas cru. Ni pour elle ni pour moi-même. On nous rhabilla, on nous conduisit près de la cheminée que Gisèle alimentait en préparant le commentaire de notre initiation. Voilà par quoi commence le roman. Cette volubilité de Gisèle, le texte incroyablement long de son sermon à l'heure de rendre compte devant Dieu dans le temple où nous ne sommes que des serviteurs. Malcolm avait vécu la flagellation d'Anaïs avec une intensité qu'il n'a pas retrouvée quand ce fut mon tour d'être sacrifiée à cette fin du rite. Anaïs était désolée pour moi. Elle était sincère quand elle le disait. Et Gisèle qui ne concluait pas !

15 juillet : Il allait me demander si la visite de l'atelier de Gisèle m'avait offert les réponses que j'attendais d'elle. Je souris pour l'inviter à changer de sujet. Qui voulait savoir que nous avions pénétré dans l'atelier sans la clé nécessaire ? Il était heureux que j'aie accepté de déjeuner avec lui ce matin. Il avait un nombre incalculable de questions à me poser. Au sujet de Gisèle ? Un peu, et aussi par rapport à Malcolm qui refusait de comprendre, qui mélangeait les faits jusqu'à cette cohérence qui n'a plus rien à voir avec la réalité. Il ne me demandait pas mon opinion. Me souvenais-je de ce bal au village, quand l'orage avait éclaté sans ces signes annonciateurs dont l'absence a été pendant deux jours le sujet de conversation le mieux partagé ? Comment les gens peuvent-ils s'éloigner ainsi de la vérité pour se mettre d'accord sur un fait (il n'y avait pas eu de coup de vent pour annoncer la pluie) dont l'existence n'est même pas mise en doute ? S'il y avait eu un coup de vent, aurait-on parlé plutôt de la foudre qui était tombée sur le crucifix, fait extraordinaire dont Jean avait été le seul témoin, lui qui était resté sous la pluie dans l'attente d'un écroulement, ce qui était arrivé la dernière fois qu'il avait eu l'occasion de s'isoler du reste du monde (l'eau avait mis le temps à arriver dans les rues hautes mais une fois le flot formé entre les murs des maisons, il n'avait plus douté qu'il allait se passer quelque chose de grave avant que l'eau ne s'épanchât sur la place publique, ce qui était arrivé, l'eau presque tranquille au niveau de la place et ce déchaînement qui s'y épuisait pourtant, jusqu'à ce qu'un pan de mur fût emporté et qu'un premier cri de terreur signalât la présence de l'avant-garde de la mort dans ces parages trop tranquilles tout le reste de l'année) et qui aurait encore lieu s'il savait résister à la morsure de la pluie, à la menace du feu et à la peur de l'attente qui s'installait loin des autres, ruisselante et fétide, à ras du sol sous ses fesses, s'il était assis en haut de l'escalier où il avait vu, le jour de l'inondation, les pierres, les volets, les meubles et les gens dans un même mouvement se briser et ne plus reparaître plus bas sur la place où le crucifix pointait une unique flèche d'acier rouillé en forme de trèfle, puisque c'était ce symbole qui intriguait le mieux depuis si longtemps la mémoire des gens, qui était un peu la sienne, mais à peine, car il ne les aimait pas. Me souvenais-je du crucifix porté au rouge par cette puissance céleste qui n'est plus un mystère, sauf peut-être pour ces gens avec qui le siècle s'en va, et avec eux le limon qui a nourri la terre dans un sens erroné ? Puis l'orage avait passé, on l'avait écouté pendant cinq bonnes minutes et personne n'était sorti de la mairie avant que quelqu'un ne s'écrie : « En avant la musique ! » (c'était Fabrice lui-même, je m'en souvenais à cause de l'hésitation bien légitime des musiciens qui avaient cru à tort que la soirée se terminait naturellement par cette réunion informelle dans la maison publique). Et le bal a repris. Il s'était approché du crucifix. Il était noir maintenant. La rouille avait disparu, ce qui devait avoir une explication. Il approcha prudemment sa main mais ne se brûla pas. La pluie avait fait son office. Il le dit à un passant qui ne prêta pas attention à ce propos hermétique. Une femme fit un signe de croix. Je me suis approchée.

— C'est maintenant que tu me le racontes. J'y ai tellement pensé depuis. Combien de jours ont passé ?

— Peu. Le temps te semble toujours trop long.

— Je me souviens de cette crise de nerfs. La musique s'est arrêtée (parce que Fabrice ne la conduisait plus, ayant reconnu la voix de Jean).

— Les gens m'ont regardée. Je me disais bêtement que j'étais jolie et que par conséquent je n'avais rien à craindre de leur critique. Jean est allé se jeter dans la rivière. Personne n'a pu l'arrêter. Il a traversé la foule, la route, le bois d'acacias, l'enclos inhabité et plouf ! on l'a retrouvé dans la rivière où il s'était mis à boire l'eau parce que son corps refusait de s'y noyer. S'il n'y avait pas eu ce cri, tout le monde aurait ri de cette tentative de ne pas se tuer malgré le terrible désir de le faire. Fabrice a sauté dans ce demi-mètre d'eau. C'était fini.

— Pourquoi Jean a-t-il voulu en reparler ce matin ?

— À cause de ce que je pensais des tableaux de Gisèle.

— Ton portrait ? Quand en avez-vous donc parlé ?

— Cette nuit. Toute la nuit. Dans son grenier. Il voulait que je le suive, que je m'accroche à cette corde pour le rejoindre mais je suis restée à plat ventre sur le plancher, la tête dans la brèche qui communiquait ses odeurs végétales et il a rassemblé les tableaux sur toute la surface du plancher de l'atelier.

— C'est ce que tu écriras dans ton journal mais ce n'est pas vrai. Ce matin il n'avait qu'une idée dans la tête : se revoir trempé de la tête aux pieds par une pluie glacée de la fin août et s'imaginer encore les changements survenus au crucifix alors que l'esprit des gens était ailleurs, non pas parce qu'il était question de ne pas tenir compte de son témoignage mais parce que tout le monde était d'accord sur le fait qu'il n'y avait eu aucun coup de vent. Si tu posais la question aujourd'hui, sur la place de Bélissens où le crucifix a retrouvé sa rouille et ses ombres vertes, on t'en reparlerait avec plaisir, de ce coup de vent qui n'avait pas existé et personne ne saurait « exactement quoi te dire » sur la tentative de Jean de se noyer dans si peu d'eau que personne ne s'en souvenait aussi précisément que des vibrations, par exemple, de l'escalier de la mairie en haut duquel Gisèle avait tenté de te séduire. Mais de cela non plus les gens ne savent rien, ils n'ont pas vécu ce baiser et ne savent plus rien de ta joliesse. Comment va Jean depuis ce matin ?

Belle après-midi que ce retour au beau temps. Malcolm a oublié ses migraines. Je l'ai poussé jusque sous les tilleuls puis nous avons eu ensemble ce même désir de longer la rivière pour atteindre les hêtres d'où il est possible de voir la toiture grise de Lily House. Il n'y avait pas de feu de cheminée pour indiquer la présence d'Anaïs. Une haie de frênes cachait la façade et ses volets qui étaient peut-être ouverts si Anaïs était fidèle au rendez-vous de l'été. « On la verra arriver de ce côté », fit Malcolm sans y croire et il me montrait le chemin et les traces des roues de la voiture d'Anaïs, enfin : ce qu'il imaginait être ces traces rendues improbables par les averses de la semaine passée. Mais il voulait y croire. Il attendait toujours Anaïs à l'orée d'une illusion dont il était le seul propriétaire. Jean agissait de même par rapport à Fleur. Pouvais-je en évoquer le fantôme, sous les hêtres grandioses, sans prendre le risque de briser en mille morceaux de rêve le miroir dans lequel apparaissait Anaïs chaque fois que Malcolm s'y regardait pour ne pas se ressembler. Non pas qu'il songeât à cette métamorphose qui avait fait de John une créature approximative et désespérante. Tout autre était le rêve de Malcolm. Il n'aimait plus ma joliesse, c'est tout. Il s'en souvenait peut-être, pourquoi pas après tout ? Gisèle m'avait embrassée dans le même sens.

— Et surtout elle avait peint cette surface. Petits seins, peau brune, ventre large et... cette épaule que tu offres au regard.

— Tu traduis mal, d'autant que tu m'as à peine vue dans cette tenue. Tu ne sais toujours pas de quoi tu parles.

— Je suis entré dans cette triste ruine qui est tout ce qui reste du pavillon de chasse. Les murs ont tenu le coup, à part quelques traces de ravinement. Par contre, toute la charpente est retournée à la terre. On récupérera la moitié des tuiles. Il faudra réinventer les fenêtres, les volets, la véranda et ce bout de clôture qui prévient la chute dix mètres plus bas, dans un massif de ronces impossible à mesurer en profondeur mais dont l'ampleur décourage le désir de destruction. Au milieu de cet enchevêtrement végétal, de cet inexplicable nœud de verdure et de terre, un frêne a grandi doucement avec les années, à peine retenu par un houx parasite qui fleurit en hiver mais qui reste inaccessible. On recommencera ce bout de clôture exactement là où notre négligence l'a abandonné, il y a dix ans, quand la toiture du pavillon de chasse s'est écroulée sur ce qui restait d'autres années de plaisir qui ne nous appartiennent pas.

— Qu'est-ce qui te prend de vouloir comme ça réparer cette ruine qui a atteint toute la beauté qu'on peut attendre de cet abandon ? C'est un point de passage et d'arrêt. On n'y reviendra pas pour y reposer les désirs dans l'attente de ce plaisir qui n'est plus à la mode. Pourquoi cette ruine ? Pourquoi pas celle qui limite un angle de Rock Drill à l'adret ? Ce serait bien plus propice au mensonge, non ? Plus à l'écart et plus discret ? Plus inaccessible si l'on ne restaure pas le chemin ? Imagine mes égratignures. Les imagines-tu ?

— Je vous voyais, c'est tout. J'ai dépassé le bout de cette clôture qui ne va pas plus loin. Ensuite il faut monter cette pente rocheuse jusqu'à l'ancien chenil qui n'est plus qu'un souvenir. J'ai deviné un mur et aperçus une solive de châtaignier qui était peut-être un arbre mort. Plus haut, on voit Lily House par la façade Est où se trouve le porche d'entrée. Si Anaïs est là, les volets de sa chambre sont ouverts et le parasol déployé dans la cour. Le fauteuil de Malcolm ne peut atteindre cette hauteur. Il faudrait faire le tour par le bois d'épines, mais le sentier est envahi de branches et d'orties. On y passe cependant très bien à pied, s'il ne vient pas de pleuvoir toutefois, car dans ces conditions toute la boue de la pente a traversé le sentier et il est impossible de s'aventurer dans cette argile, j'en ai fait l'expérience. Je n'ai pas été bien loin dans cette direction et depuis, je préfère monter la sente verticale qui débouche d'un coup sur les restes méconnaissables de l'ancien chenil. De là, à l'ombre d'un acacia, on peut voir la cour de Lily House, le parasol blanc et la table blanche, les deux chaises renversées contre la table et la voiture d'Anaïs qui ne se décide pas à venir nous rendre visite. Il n'y a pas de téléphone à Lily House. J'ai eu envie d'entendre sa voix. Mais c'est plutôt les notes aiguës de votre conversation qui montaient vers le chenil. De quoi parlez-vous ? Vous aviez l'air si attentifs, si réciproques !

— Crois-tu que nous la verrons cet été ? me demandait Malcolm.

— Elle vient nous voir chaque été. Pourquoi crains-tu qu'elle déroge à la règle justement cet été ?

— Elle vient plus tôt d'habitude. Nous sommes le 15. Elle ne viendra pas au-delà de ce mois. Elle n'est jamais venue en août.

— Qu'attends-tu d'elle que je ne peux pas te donner ? Sa féminité ?

— John attend tout de cette féminité. Il l'imite presque parfaitement. Il a en lui ce talent qui rend possibles toutes les métamorphoses.

— Ne parlons pas de John. Pourquoi Anaïs ? Est-ce le corps que tu veux voir, ou bien rencontrer son regard, ou toucher sa main, ne rien répondre, tout écouter et pourquoi ?

— Ne crie pas ! Nous ne sommes pas seuls. Je te parlerais de ce corps, de sa musculature et de la force que j'y ai rencontrée, mais je t'en prie, ne crie pas ! Fabrice nous observe. Il est là-haut près de l'acacia, en pleine lumière et le vent porte notre conversation jusqu'à lui. On dit qu'il y avait un chenil à cet endroit. Je n'ai pas pu monter à cause de l'humus, à cause des branches aussi. Je sais que de là-haut il doit être possible de voir Lily House. Si c'est le cas, il sait si Anaïs est arrivée ou non. Ce qu'il ne sait pas, c'est si elle viendra et quand. Elle m'a écrit.

— Je ne le savais pas.

— Si tu n'as pas lu cette lettre (ce dont je doute), tu ne sais pas ce qu'elle répond à mon voyeurisme.

— Elle a utilisé le terme « voyeurisme » ? Étrange de sa part. Elle se cultive. John lui reproche justement son « exhibitionnisme ». Elle lui rétorque qu'il ne ressemble à rien.

— Vaine conversation ! Si tu montais rejoindre Fabrice dans les ruines du chenil, tu pourrais en savoir autant que lui, ne crois-tu pas ? On dirait qu'il t'attend. Tu me raconteras ?

Pourquoi ne pas raconter ? Fabrice aussi voulait que je lui raconte ma conversation avec Malcolm sous les tilleuls. Il était adossé à l'acacia et me demandait ce que je pensais de la relation de Malcolm et d'Anaïs. Il les avait vus discuter tranquillement à une table de la bibliothèque, s'il n'y avait personne pour les écouter, ou bien près de la serre sur le banc de bois que Sweeney venait d'épousseter comme un meuble, ou bien c'était dans un angle de l'atelier de Gisèle qui énumérait les raisons de peindre la nudité musclée d'Anaïs qui faisait non de la tête mais sans rien dire de ce qu'elle pensait du désir de Gisèle. C'était encore un soir d'été à Rock Drill. Anaïs était sur le point de mettre fin à un séjour qui avait trop peu duré aux yeux de Malcolm qui en exhibait les larmes et l'irritation de surface. Anaïs était désolée d'être contrainte d'écourter un séjour qui s'était déroulé sans anicroche. Malcolm sursaute en entendant ce terme qui lui semble étranger au vide de sens. Il en parla toute la soirée après qu'Anaïs fut partie et s'endormit en répétant ce mot auquel il s'accrochait comme à une bouée. « Tu es arrivée juste à temps pour l'empêcher de vider une deuxième bouteille et cette nuit-là vous avez dormi ensemble, ce qui n'a choqué personne. Tout le monde en voulait un peu à Anaïs, sauf John qui explorait consciencieusement la féminité de Virginie qui s'étonnait de ne rien comprendre à cette proximité où John prenait des poses pour les essayer.

— Anaïs est arrivée. Il va être heureux de l'apprendre. Est-ce que je lui fais un signe pour le lui dire ?

— Descendons plutôt !

— Il te racontera l'épisode du crucifix.

— Qu'est-ce que tu lui en as dit ? Pauvre Jean ! Malcolm ne va plus savoir par quel bout le prendre ! »

 

 

CELA

  

Chapitre III

16 juillet

  

Les trois frères prenaient leur petit déjeuner (lait chaud cuit à la pierre, jambon braisé, pain maison, fruits des bois, pâté de canard et olives noires au fenouil) à l'emplacement de la future terrasse (semi-circulaire, rayon = quatorze mètres moins l'épaisseur de la balustrade de marbre dont on pouvait voir l'entassement anarchique dans un carré de terre noire fraîchement retournée, futur massif d'hortensias avec érection tentaculaire d'un saule bleu), assis autour d'une table de fer forgé au-dessus de marbre noir, chaises dans le même style (cabaret), costumes d'été, blancs, et chapeaux de paille. Il y avait un manchot parmi eux. Le second (dans le sens des aiguilles d'une montre) était un nain un peu difforme mais pas trop, tête chauve et yeux en forme de boutons. Le troisième, en apparence plus distingué, sans doute à cause d'une absence totale de tare physique, était atteint de psychose maniaco-dépressive en phase finale. Il parlait.

Dans son bureau provisoirement installé dans le couloir d'une aile préservée de la destruction en vue d'une restauration dans le sens de son style outrageusement baroque (nous sommes dans la campagne new-yorkaise), le père observe ses trois fils. Il observe cette coagulation, excroissance de sa propre existence. Il ne détaille rien, il les regarde vivre. C'est un homme âgé, un peu mou, aux mains soyeuses, blanches et bleues, avec une belle chevelure coiffée sur le côté, par-dessus l'oreille dont le pendant symétrique est un bel objet de la nature, presque noble, dit-on. Il est assis à son bureau, les mains reposant sur les feuilles qu'il vient d'ordonner en plusieurs paquets d'épaisseurs inégales. Ce sont des chapitres. Il va les relire aujourd'hui et demain, peut-être après-demain si la fatigue revient. Elle reviendra, dilatera ce temps, l'emportera encore (lui) de l'autre côté du texte et cette fois (pense-t-il) il y restera. C'est le manchot qui lui succédera à la direction de l'établissement de santé dont son père (Jean le sixième) est le créateur inoubliable. Son portrait (le portrait craché du vieux, avait dit un peu vite Sweeney mais pourquoi en vouloir justement à Sweeney lui qui ne ferait pas de mal à une mouche ne fera plus de mal il a fait tellement de mal rien qu'en parlant étrange folie que cette folie familiale n'en parlons plus) est accroché dans le même bureau au-dessus de la cheminée, un peu en lutte contre le chanci qui s'étend méthodiquement depuis l'angle supérieur gauche, au niveau d'un éclatement blanc de la moulure noire (dorée mais noire).

En bas, les trois frères finissent de déjeuner. Ils essuient leurs bouches (celle aux lèvres presque inexistantes, une autre ronde et dissymétrique à cause d'une imitation permanente de la douleur, et l'autre remuante et rouge, obscène) dans le blanc brodé de noir et de vert (chape de sable sur fond de sinople, une rose d'argent est en son abîme) des serviettes blanches, blanches et empesées, calculées dans les limites d'une orthogonalité de plis et d'ombres que des restes de nourritures traversent de leur fantaisie miniature. Ils ne se lèvent pas, ils n'écoutent pas le troisième qui ne les regarde plus, ils regardent le ciel (tous les trois ensemble), ils diraient, si l'un ne le disait ; il va pleuvoir. Oui, dit le nain, mais pas ce matin. Il ne pleut jamais le matin. Sweeney s'étonne. Il a déjà vu pleuvoir le matin.

— À Rock Drill ? dit le nain Jean, qui le croit.

— J'y suis depuis le début, dit Sweeney. Je sais un tas de choses dont vous n'avez pas idée. Même Fabrice ne se doute pas que...

— Père est malade, se contente de dire Fabrice.

Hier est arrivée la portraitiste (un mot amusant de Sweeney qui a ce talent particulièrement éprouvant pour les autres (ceux qui l'écoutent) de retrouver ce qui a déjà été trouvé). Elle va peindre un triple portrait à la demande de leur père. Ils l'attendent dans leurs costumes d'été blancs et anguleux, blancs de plis cassés et d'ombres transparentes de gris solaire. Ils ne l'ont pas attendue pour déjeuner. Ils l'ont attendue mais elle n'est pas venue. Ils ont pensé qu'elle ne viendrait pas parce que l'heure était passée. Pour contourner l'argumentation de Sweeney, qui était prêt à toute éventualité (oui, il avait prévu qu'elle serait en retard, il avait même pensé qu'elle ne viendrait pas déjeuner avec eux juste après l'avoir aperçue traversant toute nue la salle à manger où son père venait de prendre son petit déjeuner de malade du cœur entre les cuisses de cette femme qui n'était pas la première à accepter de jouer à ce jeu un peu, selon Sweeney, à côté des usages qu'on nous enseigne et il avait pensé qu'elle serait en retard, à cause du bain et des bouts de nourritures diététiques qui flotteraient à la surface comme des petites barques de désespoir, pensait-il pensant encore que décidément elle ne viendrait pas si papa la rejoignait lui aussi tout nu et la queue levée comme un petit chien lui donnant la queue au milieu du bain n'en parlons plus) mais Sweeney avait oublié.

— Oublié quoi ? dit Jean.

— Oublié pourquoi elle ne viendra pas, dit Sweeney.

— Tu ne le sais plus ? Tu as encore oublié ! Quelle honte ! Jean se lève et s'éloigne. Il rencontre Giselle dans l'escalier (elle signe Gisèle, vous connaissez ?). Il la salue, sans plus. Elle ne répond pas à son salut et continue son chemin.

— Qui est-ce ? demande-t-elle en arrivant à la table d'où les deux frères la regardent pour tenter de la voir telle qu'elle se donne.

Recommençons : les trois frères prenaient leur petit déjeuner à l'emplacement de la future terrasse, assis autour d'une table de fer forgé, chaises dans le même style cabaret, costumes d'été, blancs, chapeaux de paille. Je vous transforme en personnages de roman. J'ajoute le père, vieux, et Gisèle, étourdissante. Quand elle s'approche de la table, elle sait que le père ne viendra pas, à cause d'un orgasme trop savant, et que le plus jeune des frères, le nain, leur fait le caprice de ne pas vouloir figurer dans le tableau de Gisèle. Il dit que c'est une idée absurde. C'est tout ce qu'il dit. Elle croise ses jambes nues, ouvre un peu la chemise et fait couler le lait dans un bol. À la place du bol, Sweeney imagine un sein et Fabrice, qui connaît son frère par cœur, sent arriver le débit verbal au tremblement des jambes de Sweeney sous la table. Il se branle.

Non. Décidément non. Pas comme ça. Pas cette chimie de la fleur de peau. Gisèle est une artiste. Ni belle ni désirable. Lointaine ou distante. Elle impose sa nudité autrement. Autrement. Je voyais le regard de Fabrice, déjà amoureux. Si je commençais par là, par ce besoin d'amour ? Cette folie ordinaire. La veille. Elle arrive en taxi, comme d'habitude. Enfin : je veux dire : qu'il lui est déjà arrivé d'arriver en taxi mais c'était la vieille Mercedes grise de Cornélius, à Castelpu. Nous sommes à Rock Drill. Le taxi n'a pas de nom. Il arrive, elle descend, le chauffeur (un véritable Africain : pas un de ces... oh !) pose les valises (la valise de cuir bleu à poignée blanche, le fourre-tout publicitaire (une boisson cette fois, désaltérante) et la sacoche contenant la dactylographie du livre secret : quel livre secret mon dieu !) sur le trottoir de marbre rose et il remonte dans la voiture qui s'éloigne lentement vers la grille qui s'ouvre et se referme : seule reste ouverte la porte dans la grille, immobilisée par (n'importe quoi : faut-il une idée à cet endroit du texte : rêvons : elle ne rêve pas :) Elle est reçue par le nain Jean, fils de Jean. Il lui demande si elle a fait bon voyage (elle s'attendait à cette question et elle a préparé la réponse suivante (dans le taxi ? dans l'avion ? avant de partir ? avec qui parlait-elle de la pluie et du beau temps au moment de construire cette réponse :) ici la réponse (pas à pas reconstruisant ce qui n'est jamais arrivé, en tout cas pas à moi) et la nouvelle question de Jean (une question relative aux jours qui vont passer ? une allusion un peu acide sur la relation qu'elle entretient avec le père de Jean depuis que la mère de Jean n'est plus là pour en souffrir ? ou bien sait-elle déjà que le personnage de Jean (qu'elle imagine maintenant : nous sommes en train d'en parler) n'a plus d'existence si Jean (le père) accepte l'enfant qu'elle porte depuis (flash-back).

Jean lui présente Sweeney. Sweeney lui plaît. Elle voudrait que ce soit un homme plutôt grand, avec une abondante chevelure et des mains douces. Il se met à parler du futur parc. Aujourd'hui, il n'accepte pas de parler d'autre chose : on va l'installer dans la hêtraie, en plein dans les oiseaux et les bêtes qui déguerpissent à mon passage chaque fois que j'y pense. Vous êtes peintresse ?

— Seulement portraitiste, fait Gisèle. Votre père...

— Oui, oui, je sais, dit rapidement Sweeney et il virevolte et s'enfonce d'un coup dans l'ombre d'un couloir.

— (Jean, à Gisèle qui ne cache pas son étonnement :) Cette idée de portrait va le rendre fou. Il s'imagine que...

— (Gisèle, à Jean parce qu'il ne dit plus rien :) Je peindrai aussi cette imagination. Ne manquez pas de le lui dire. Qui est cet homme dans le jardin ? (Jean rougit. Il hésite puis : (elle voit le corps en plein exercice, le moignon qui se muscle, la verge qui danse, la bouche aux prises avec l'air de la nuit) C'est Fabrice. Il prétend retrouver son ancienne vigueur. Ne regardez pas. C'est un amant de la nature. Vous ne pouvez pas savoir ce que...

— Je connais tout le monde, dit Gisèle allègrement. Elle marche devant, portant la sacoche. Jean se tue à péniblement traîner la valise et le fourre-tout dont le fond touche de temps en temps le parquet poussiéreux de Rock Drill qui à ce moment (je parle du temps qui passe maintenant) est un vaste chantier dont la complexité nourrit des commentaires étonnés d'en savoir autant. Au bout du couloir, sur un palier peuplé de plantes vertes et étrangement propre (elle sent l'encaustique avec plaisir), une porte entrouverte donne un peu de lumière qui s'éparpille (en réalité, il s'agit d'un rectangle parfait mais je suis dans ma phase impressionniste) sur les feuilles, les accoudoirs et les suspensions éteintes. Gisèle avance trop vite. Jean arrive en retard. Il n'a pas assisté à l'offre du sein et de la fente. Il a à peine vu la robe glisser sur les genoux et retrouver son tombé naturel, mais elle est en train d'agrafer la chemise au niveau d'un téton. Il pose la valise (le fourre-tout est déjà « posé ») et il attend qu'on le congédie mais au lieu de cette parole définitive, Gisèle lui demande de quoi boire (elle augmente le temps). Pendant ce temps (elle boit, parle etc.) Fabrice est remonté, il s'est douché et il s'est habillé en habits du soir : chaussons fourrés, culotte et pull-over de laine (jaune, par exemple, à cause de l'ombre). C'est dans cette tenue qu'il apparaît pour la deuxième fois devant Gisèle qui se lève pour le saluer. Il lui tord presque le poignet pour l'obliger à se rasseoir. Elle aime cette douleur.

— Je n'aime pas non plus cette idée de portrait, dit Fabrice. Les sœurs Brontë...

— Oui, je sais, dit Gisèle : le frère.

— Comment ? Ah oui ! mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Ces portraits sont toujours destinés à la galerie de portraits des Vermort. Vous n'avez aucune idée de cet endroit. Ces momies...

— N'exagérons rien, dit le comte. Un peu de chancis, tout au plus. Des craquelures, des éclats de stuc, rien. J'ai trois fils et...

— Bien, bien, dit Fabrice. Je n'ai pas dit non. Jean est d'accord depuis le début. Quant à Sweeney, il hésite, non ?

Sweeney arrivait. Il dit : je n'aime pas les idées en général. Il voulait dire : toutes les idées qu'on peut avoir sur la peinture : et vous avez une idée de la composition ? Je veux dire : dans le style hollandais. Je ne peux pas dire que ce soit une bonne idée. Quant à me mettre en relation éternelle avec mes semblables, non, décidément, ce n'est pas une bonne idée. Mais je veux bien poser seul, pour vous, et pour moi, parce que l'idée que quelqu'un se mette à reluquer mon portrait n'est que le début d'une angoisse sans retour. Vous connaissez cette douleur inexplicable ? Je veux dire : qu'on ne peut pas expliquer. Vous comprenez que cette idée n'est pas la bonne. Et puis, à quoi bon posséder son propre portrait si personne ne peut en dire ce qu'il en pense véritablement. Je veux dire : à part le peintre qui n'a plus son mot à dire parce qu'il a été au bout de ce qu'il pouvait donner à un simple modèle qui se trouvait là par hasard, ce qui est le cas des enfants, entre homme et femme : je veux dire. Je sais que je ne vais pas en (en) dormir.

Sweeney s'en allait. Fabrice dit : si je ne craignais pas de vous ennuyer (Sweeney vous a ennuyée, n'est-ce pas ? C'est ce qu'il ne manque jamais de faire avec les étrangers... oh ! la belle étrangère... pardonnez-moi... ce vin...) si donc je ne craignais pas de me montrer ennuyeux, je vous expliquerais mes raisons de douter du bien-fondé de cette idée de triple portrait, mais je n'en veux rien révéler à l'auteur même de cette incohérence (le comte pâlit). Je compte sur vous, sur votre fidélité enfin, votre talent... Et il s'en alla lui aussi. Jean déclara aussitôt qu'il ne voyait aucun inconvénient ni à se faire portraiturer ni à figurer (tête nue car il n'héritait pas) en compagnie de ses frères. L'idée du peintre qui s'efface lui plaisait aussi beaucoup. Il prit congé de Gisèle sans cérémonie. Le comte revenait à lui ; ma pauvre Giselle, dit-il en venant s'asseoir auprès d'elle.

— Nous verrons demain, dit Gisèle. Il fera jour.

Elle déshabilla le comte, le mit au lit, écrivit dans son journal intime (par exemple : ou bien : elle écrit une lettre à son ancien amant pour le blesser en plein cœur) et, après une toilette attentive, presque rituelle, elle entra dans le même lit, mesurant le frémissement du comte qui lui avoua avoir la tête ailleurs. Une s'endormit avant lui. Maintenant les trois frères prenaient leur petit déjeuner à l'emplacement de la future terrasse, assis autour d'une table de fer forgé au-dessus de marbre noir, chaises dans le même style, costumes d'été, blancs, et chapeaux de paille. Elle les rejoignit sur la pointe des pieds, à cause des talons dont elle n'espérait rien sur ces dalles d'un autre temps. Fabrice surprit cette allure de chatte. Il s'émoustilla. Au même moment, Sweeney eut peur de ne plus pouvoir reculer devant un aspect de la réalité qui promettait de se montrer incohérent dès les premiers mots. Jean s'égaya. Son sexe ne connaissait pas de limites à l'amour. Si elle lui adressait la parole (à part les mots du salut matinal à quoi il se contenterait de répondre par un sourire), il ne trouverait sans doute pas ceux de la réponse appropriée et elle se pencherait de ce côté charnel de l'être qu'il voulait paraître à ses yeux, non : il sourirait encore, laissant entendre ce qu'il lui dirait si elle revenait vers lui pour le savoir. Assise, elle eut l'air de s'épanouir, peut-être à cause de l'épanchement de la robe en corolle sur les arabesques de fer de la chaise. Elle trouvait l'endroit agréable et beau. Fabrice lui proposa une baignade dans le futur bassin qui était encore un méandre de la rivière. La rivière disparaîtrait à partir de ce bassin. L'architecte en avait parlé avec une assurance qui ne permettait pas le doute sur la disparition de la rivière qui se jetterait donc tout entière dans le bassin, attrapée par la queue. Sweeney ne se baignait pas à cause de l'eau, pas à cause des galets, des glissades et des éclaboussures qui lui donnaient le vertige jusqu'à l'étouffement. Il allait simplement se promener au bord de l'eau, enjambant des végétations à double sens : l'air et l'eau, et il pensait (c'est lui qui parle ! n'allez pas croire...) qu'il finirait par rencontrer l'air, ce serait inattendu, même inespéré (il avait perdu tout espoir mais il continuait de penser), pour consommer le feu qui était en lui. Il irait les voir nager. Il aimait bien le spectacle de la femme nue dans l'eau qui lui ressemble (Gisèle aimait bien l'idée de cette nudité). Jean les trouva grotesques (ses frères). Il préféra se consacrer à Gisèle qui trempait les biscuits dans son vin, elle avait l'air de ne plus penser, elle retrouvait le sommeil. Étrange faculté, pensa Jean. J'en ai rêvé toute ma vie. Et voilà où j'en suis'

— J'irai jusqu'au pont, dit-il, mais pas plus loin.

— Il y a un pont ! s'étonna Gisèle. Un de ces petits ponts de bois qu'on voit sur les gravures ?

— L'architecte a prévu de le détruire.

— À cause de sa beauté, non ? dit Gisèle à peine déçue.

— Je vous y attendrai, dit Jean.

— J'arriverai avant vous, dit Sweeney.

— On prendra tout notre temps, avait conclu Fabrice.

Elle le suivait sur le sentier à peine battu. Il écartait les branchages pour la laisser passer, se retrouvait derrière elle, puis la dépassait encore à la faveur d'une ornière, et il recommençait, silencieux, précis, facile. Elle aperçut la rivière en contrebas. La pente promettait un doux vertige. Elle se laissa guider. L'eau clapotait dans un piège de galets noirs et gris. Il révéla le trou à truites, la truite, le secret. Elle l'écoutait parce qu'elle s'attendait à une caresse. Assise sur un rocher, les pieds dans l'eau, écartant légèrement les cuisses pour l'inviter à se taire, elle entendit le froissement de la végétation au passage de Sweeney. Jean était passé par la route, et il était déjà sur le vieux pont de bois, accoudé et pensif, devinant les corps et n'y croyant pas.

L'architecte exhibait un dos musclé et des fesses étroites que l'effort de pénétration animait de spasmes légers. La femme gisait plutôt. Il pouvait s'agir d'Agnès ou de n'importe laquelle des domestiques encore qu'Agnès eût un rôle à jouer dans la vie des Vermort. Au château ou à Rock Drill. Elle avait franchi cette frontière d'eau et d'imprévu avec une facilité déconcertante quand on n'est que le nain de la famille. Le soir, à la tombée des étoiles, elle montait avec lui dans les toits (du château ou de Rock Drill, selon la saison) et il lui lisait des poèmes de son invention. C'était toujours les préludes à l'amour. Et puis toujours cette même manière de s'allonger sur le dos dans une espèce de tapis aux couleurs prévues à cet effet (géométrie dansante, mais il n'avait jamais eu l'occasion de voir le tapis bien à plat sur le plancher ou sur un mur et ces mouvements du répertoire n'étaient peut-être que l'effet de son imagination captive d'autres scènes d'amour) ! Il trempait son sexe dans cette eau dormante et elle avait l'air de l'aimer, le sexe, lui, la pornographie, les souvenirs, les thèmes, les angoisses, les conversations, tout ce qui revenait à la surface de la mémoire (traversant l'irréalité de ses propres reflets) avec l'environnement des bruits d'animaux, du frôlement des vents aux angles de cette végétation, des apparences chromatiques par endroits, renouvelant toute la cérémonie depuis son commencement, de la paralysie à cette tranquillité qui est une approche fidèle de la mort. Que de mots pour le dire ! Que de propositions juxtaposées à plaisir ! Et quel silence pour écouter ! Furtifs maintenant, ils se glissaient entre le fleuve et la végétation, traçant cette ombre couchée qui rejoignait un horizon d'étoiles éparpillées dans un infini noir de feuillages. Il était sur le pont, Jean. Il ne voyait plus rien. Il étreignait la rambarde. Les phrases de Virginia (mais ce n'étaient pas les dernières) se recomposaient lentement, tandis que la douleur se diffusait, du cœur vers les extrémités, l'éloignant encore de ce calme qui n'était qu'un rêve de posséder la femme, n'importe laquelle même si c'est Agnès qui doit entrer dans cette peau momentanée (les phrases de Virginia coulaient comme cette eau sans retour).

L'architecte s'appelait Nicolá Carvajal et ils avaient le même âge, lui et Nicolá, Agnès aussi avait le même âge, il ne connaissait pas l'âge de Giselle, il ne désirait pas Gisèle comme il désirait Agnès. Il vit le chapeau de Nicolá sur les branches des mirabelliers ensoleillés noirs la terre brûlée jusqu'au carré vert dont un angle casse le bleu du ciel chapeau orange ombre bleue. Quel vertige, Jean ! Il m'a semblé que le pont se dérobait, me dit-il. Mais ce n'était qu'une impression. Ils revenaient par Jewels Cross, le cimetière des oiseaux, vous savez ? Il revit le chapeau, découvrit le foulard, les mèches de cheveux et le bonheur. Ils bifurquaient au niveau de la croix, pure verroterie. Ils reviendraient sur le chemin pour emprunter le pont. Il les attendit. Il tremblait comme... comme... comme une feuille.

— Belle journée ! lança Nicolá (Agnès marchait derrière lui à cause du bouquet de fleurs qu'elle composait au fur et à mesure).

— Je n'ai rien à faire aujourd'hui. Je... (il ne termina pas cette autre phrase ridicule).

— La nature l'inspire, fit Agnès en passant entre lui et Nicolá qui s'était arrêté pour lui serrer la main.

— Oh ! la nature... la ville... la guerre... les femmes... etc. (il dresse la liste de ses sources d'inspiration, se dit Jean. Non. Il s'est arrêté. Il ne se souvient plus par quoi il a commencé. Virginia... tes phrases... le flux de ce texte... je...). Etc. Je respecte votre solitude, murmure Nicolá dans l'oreille de Jean qui mesura cette pliure atroce pour ne pas avoir à se dresser sur la pointe de ses pieds, Nicolá se plia encore, et il murmura dans l'oreille de Jean (je préfère cette version) : en vérité, j'ai tout dit. Mais pourquoi ne pas répondre à toutes ces questions ?

— Agnès ne vous posera pas de questions.

— Ah ! oui, j'oubliais. C'est une devineresse.

— On dit plutôt « voyante » de nos jours.

— On a tort. Seuls les poètes sont des voyants.

— En tout cas, elle lit dans la pensée.

— Vous y croyez ? Vraiment ? Ainsi elle sait parfaitement que...

— Oui, elle l'a deviné.

— Et que... oh ! non (Nicolá et Jean riaient ensemble).

— Je vous laisse, fit Agnès qui disparut en même temps au bout du chemin, entre les houx peuplés d'oiseaux jacasses.

— Elle nous laisse, constata Nicolá, et il se mit à marcher aux côtés de Jean en direction de Rock Drill, cherchant à atteindre ce point précis d'où Agnès s'était envolée. Dans cet angle parfumé (les aubépines y sont resplendissantes), ils se sentirent très proches l'un de l'autre. Sweeney, qui était assis sur la base tremblante du premier pilier (l'arche était au milieu) (il avait assisté à toute la scène) (il pouvait répéter fidèlement toute la conversation) (imaginer toutes les parenthèses possibles), ..., les regarda disparaître à leur tour, en oiseaux. Il savait de quoi ils avaient parlé (pour ne rien en dire) mais il était arrivé au moment où Agnès s'était approchée de l'eau (toute nue) pour y tremper ses pieds (Sweeney n'avait pas pu s'empêcher d'imaginer l'humidité chaude et parfumée de ses cuisses, jusqu'au vertige : et il ne la vit pas revenir dans les fourrés, fesses frémissantes, dos clair, il ne vit pas les cheveux inondés ce dos lointain). Elle parlait. Elle avait l'air de croire à ce bonheur. Sur le pont, Jean était sur le point de perdre connaissance. Les mots se bousculaient, mais l'ordre était le même. Il parla dans le silence relatif de sa tête. Tout devenait clair. Il explorait savamment cette surface. L'idée d'une profondeur (donc l'impossibilité de trouver les mots pour l'exprimer) le titillait douloureusement. Il vit ces coups d'épée, les gouttes d'absolu, le temps nécessaire. Il s'écroula. La terre est moisie, se dit-il. Voilà ce qu'elle est.

Il se retrouva seul. S'ils nageaient, il n'entendait pas cette eau. Il la regarda contourner les piliers. Sous l'arche, elle paraissait immobile. Ce matin, au petit déjeuner (il avait bu du lait chaud cuit à la pierre, mangé du jambon braisé la veille, grignoté du pain maison (deux jours d'existence), mais il n'avait pas touché au pâté (de canard) et laissé de côté les olives. Il avait emporté dans sa poche une poignée de mûres) Jean avait parlé de Virginie, de l'eau, et il avait dit qu'elle avait composé les phrases/il ne se souvenait pas de celle que Jean avait citée ; Fabrice devint pensif (le mieux serait d'écrire Gisèle — sa signature d'artiste — pour ne plus avoir à la confondre — confusion inutile et même préjudiciable — avec la comtesse — morte — mère de Fabrice, Sweeney et Jean (le huitième) — mais l'esprit de Sweeney est tellement compliqué !) et reparler de ce triple portrait qui n'est qu'un vœu, celui du comte (Gisèle n'est pas encore comtesse — le deuil, il faut respecter cette durée) Jean VII).

Le comte arriva sur ces entrefaites. Il s'assit sans autre cérémonie qu'un baiser sur le front de Gisèle, seul Sweeney a regardé. Les yeux de Gisèle se sont fermés et les lèvres du comte ont émis cette vibration rituelle. C'était il y a deux jours, se souvient Sweeney. Père a dit : Vous connaissez Giselle (Sweeney ne la connaissait pas encore. Je la voyais pour la deuxième fois. Il l'avait vue arriver avec ses bagages. Il ne la connaissait pas. Elle s'asseyait avec les trois frères et elle ne parlait pas de son projet. Il avait fallu que le père en parlât. Et il l'écoutait religieusement :) C'est mon idée, continuait le comte qui venait, pendant que Sweeney pensait à autre chose, de parler plus précisément de ce qu'il entendait par portrait familial (Fabrice évoqua encore le thème du peintre qui s'efface : obscur, Fabrice quand il s'y met). Personne n'avait cette fois rien trouvé à redire, pas même Fabrice qui tentait de faire oublier son moignon. Bien, avait dit le comte, je vous laisse en parler entre modèles et peintre. C'était ça l'important, ces jours-ci, ce portrait pour lequel Gisèle l'avait croqué à la lumière d'un mur blanc qui n'existe plus aujourd'hui. Mais Jean pensait à autre chose. À cause de Nicolá qui est un mauvais nageur. Fabrice arrive le premier, dans une brasse coulée qui me coupe la respiration, disait Sweeney si c'était lui qui écrivait. Gisèle s'est arrêtée dans les branches mortes d'un frêne penché. Elle rit aux éclats. Encore une qui est heureuse, aurait écrit Jean si je lui avais donné la parole, se dit Sweeney, qui ne veut rien rater de ces moments présents. Demain ce sera le passé, se dit-il. Mais je n'ai pas rêvé ce futur. Il arrive. Fabrice qui s'extrait nu de l'eau profonde. Gisèle peut-être nue qui cherche l'ombre propice à son mensonge. Sweeney a tout juste aperçu le cul nu et blanc de Gisèle entre deux ombres. Ce franchissement n'est qu'une idée. Il se retrouve seul encore parce que ni Gisèle ni Fabrice n'ont attendu qu'il réponde à leurs appels. Cette solitude n'est qu'une idée. Il touche l'eau. Que disait Jean ? Non : qu'écrivait Virginie ? Il ne se souvient pas. Ce temps n'est qu'une idée. Le malheur est d'y croire. Il entrait dans son délire quotidien. Douleur indicible.

Ce jour arriva. Jean l'avait appelé le premier jour, avec une note d'amertume qui avait intrigué Sweeney, Fabrice avait plutôt dit : la première séance, ce qui en disait plus long sur l'attente de Sweeney. La Salle des Éléphants avait été aménagée en atelier provisoire. La table, immense et fidèle, avait été poussée à gauche de la cheminée et toutes les chaises dressées dessus, le tout sous un drap agité à la tangente de l'air qui courait de la fenêtre à la cheminée. Le plancher avait été recouvert d'une toile, de vieux tapis et de journaux anciens. Sweeney progressa dans ces craquements, sentant la souplesse des tapis ou la minceur de la toile, sous ses pieds nus que Jean, trottinant derrière lui, lui reprochait à voix basse. Fabrice se fit attendre. Quand il entra enfin, torse nu et coiffé du béret écossais de son grand-père, il remarqua d'abord l'étrange alignement des chemises sur le dossier d'un canapé qui n'appartenait pas à cette salle. Il demanda solennellement à la peinture de ne pas gicler sur le cuir des murs que personne n'avait songé à protéger de ces hasards malheureux. Il devina quelle serait la chemise que Gisèle lui destinait. Jean se dépouilla jusqu'à la ceinture sans attirer l'attention. Sweeney, par contre, hésitait à enlever sa chemise et sa veste. Gisèle parlait. Elle était assise sur un haut tabouret qui la mettait à la hauteur de la toile éclairée à gauche par la fenêtre. Fabrice enfila la chemise et parla de sa fraîcheur en même temps que Gisèle encourageait Sweeney à en faire autant, mais Sweeney pensait maintenant à autre chose et il ne vit pas Jean entrer dans une chemise trop grande pour lui, ce qui le rendit mélancolique. Gisèle en parla aussi et elle consentit à arranger le col empesé dont une pointe prenait l'air du temps. Sweeney vit Fabrice monter sur l'estrade et même s'asseoir sur une chaise, celle de gauche, qui dominait toutes les autres. Gisèle regretta le béret écossais du grand-père, menaça de ne pas le peindre de toute façon et finit par accepter l'idée de commencer pour en faire l'essai : Jean se hissa sur sa chaise, celle de droite. Sweeney ne se voyait vraiment pas au centre du tableau. Il le dit. La prochaine fois, dit Gisèle, vous vous mettrez cette chemise. Les couleurs, vous comprenez.

— Une chemise verte ? fit Sweeney qui venait enfin de trouver l'argument de sa révolte.

— Verte pour la pose ! Mais vous verrez la tache sur le tableau !

— Une tache. Père sait-il de quoi vous êtes capable ?

— Toujours cette sacrée dialectique héritée de la branche... commença Jean, mais il se raidit dans sa chemise orange en faveur de la pose qu'il pensait comprendre maintenant.

— Je souffre déjà, dit Fabrice.

Elle remarqua les pieds nus de Sweeney. Le pantalon froissé, les auréoles de l'eau du fleuve jusqu'à mi-cuisses, les poches pendantes de la veste, le col usé, les coutures lumineuses, l'arc du bras de la main sur l'épaule à l'autre épaule froissée et déchirée à la pliure. Il y avait cette attente dans son regard, la bouche à peine entrouverte et la broussaille des cheveux au-dessus d'une oreille. Il ne la regardait pas. Son regard était traversé par l'oblique presque diagonale d'un imaginaire en formation. Elle traçait mentalement ces déchirures d'ombre. Mais ce n'était pas le sujet du jour. Au moins, le peindrait-elle ressemblant ?

— Je ferai ce qui est possible, compte tenu de mes désirs.

— Vos désirs ? Vous voulez dire... désirs ? Comme... le désir ?

— À la fin, oui : il n'y en a qu'un. Vous avez raison.

— Je sais deviner. Je ne devine pas le futur, celui qu'Agnès devine à ma place. Vous connaissez Agnès ?

— Vous reconnaîtra-t-elle, la devineresse, si on vous expose au milieu de tant de visages inconnus ?

— La Galerie des Portraits ne signifie rien pour moi. Je pense à nos descendants. Us me verront. Le désir.

— Oui ? Continuez, Sweeney. Le désir ? Le mien ?

— Le désir abstrait, je veux dire. Cette lutte absurde contre l'abstraction de tout. Ils verront ce temps. Mes yeux...

— N'est-ce pas ce qu'il y a de plus important, ce regard ?

— Aidez-moi à enfiler cette sacrée chemise ! Le comte frappa à la porte. Fallait-il répondre ?

C'était le premier jour et Gisèle n'avait tracé que des lignes noires sur la toile. Elle avait dessiné sur son carnet secret, et après chaque dessin, elle avait ajouté une ligne sur la toile. Ce n'était que des lignes. Fabrice les regarda avec stupeur. Il plia la chemise et la posa sur le dossier exactement comme il l'avait trouvée. Sur la chemise, il posa le béret. Il sortit sans dire ce qu'il pensait de cette première séance. Peut-être n'en pensait-il rien. Pourquoi toujours vouloir trouver de la pensée là où il n'y en a pas ? Jean, étourdi comme à son habitude, faillit partir avec la chemise. Il dit, pour s'excuser : je croyais qu'on pouvait l'emporter et il faisait mine de ne pas voir la chemise de Fabrice soigneusement pliée sur le dossier du canapé au bord duquel Gisèle semblait posée comme un oiseau. Sweeney aimait bien imaginer cette tension musculaire, trouver le moyen du déséquilibre, de la main saisie au vol, du corps ramené tout entier a cette idée de force, de sourire, et d'une parole enfin livrée au jeu de la création. Il posa la chemise lui aussi. Son tatouage disparut vite dans les plis de l'autre chemise. Gisèle n'avait pas regardé. L'autre partie du tatouage descendait de la poitrine le long du ventre et se terminait en tête de dragon sur toute la surface du gland. Était-ce un souvenir de guerre ? aurait-elle pu demander.

Il y pensa toute la nuit. Elle dormait. Il n'osa pas ouvrir les portes de l'Atelier. Ces lignes de noir ! Même le comte avait recommandé qu'on n'attachât pas d'importance aux étapes nécessaires à la création de l'objet espéré. Mais ces lignes ! Ce noir ! Cette abondance de questions à partir de rien ! Quel rapport avec le tatouage sur son corps, cet infini dragon qui sortait d'entre ses fesses, remontait toute la longueur du dos, s'attardait en d'étranges arabesques autour de son cou (l'artiste indochinois avait pensé à faire aussi le tour de son regard mais l'amie du moment avait déconseillé cette traversée des apparences), puis redescendait comme je viens de l'écrire jusqu'aux testicules couverts de griffes furieuses et le long de la verge qu'il couvrait d'écaillés et de feux, la terminant par cette gueule insensée dont l'expansion pouvait n'être en fin de compte qu'une hallucination de plus à accrocher au mur de son musée des erreurs. Que peindrait-elle exactement ? Fabrice comptait bien détourner l'attention au profit du béret écossais, Jean n'espérait rien de son nanisme et tout de sa laideur providentielle. Ces lignes de noir rejoignaient encore sa verge, gueule d'ombres. À Rock Drill, elle avait prétexté la chaleur de l'été, son peu d'appétit et des fatigues soudaines dues à des exercices amoureux ou à des baignades insensées. Elle ne savait pas. Elle bâillait à table, se traînait dans le gravier des allées inachevées, accompagnée ou pas, mais toujours silencieuse. Elle dessina les ruines et l'architecte s'en émut. Elle dessina le fleuve tranquille, le pont en cours de démolition, les baigneurs qui pouvaient être n'importe qui. Le dragon de Sweeney lui apparut une après-midi de grand soleil, au bord du fleuve (n'était-ce pas plutôt une rivière, cette possession ?) où il jouait avec son reflet d'herbe, n'effrayant que des insectes. Elle dessina lentement cette captivité tranquille, de l'anus au gland, devinant le détour inévitable du regard, je disais ; elle le repeint transparent maintenant. Sweeney n'entra pas dans l'eau. Elle eut tout le temps d'y penser. Le dragon de Sweeney, c'était quand même autre chose que le moignon de Fabrice ou même que le rapetissement inachevable de Jean. En avait-elle parlé au comte ? Il adorait sa bouche et il en abusait bien sûr. Le deuxième jour, elle se réveilla avant le lever du soleil. C'était presque l'hiver. Il allait bientôt neiger. Elle sortit sur le balcon. Nicolá s'en allait par le chemin des écoliers, suivant la clôture noire et jaune maintenant. Elle le suivit. Elle n'avait jamais suivi personne. Elle croisa Agnès qui remontait du village avec son chien, Agnès s'étonna de la voir debout à cette heure réservée. Gisèle papillonna autour du chien. Agnès la regarda s'éloigner le long de la haute clôture dont les piques menaçaient un ciel d'orage. Elle remonta toute la pente sans s'arrêter, puis elle redescendit jusqu'à l’entrée du château. Le chien se faufila entre les barreaux de la grille. Elle fit le tour d'un des piliers et continua jusqu'au porche. Déjà, le soleil illuminait les dentures exagérées des crocodiles. Les portes étaient grandes ouvertes, l'escalier éclairé par le porteur de lampe en bois polychrome et elle vit que le linteau du salon à la Lionne était éclairé par une lueur tremblante. Elle arrivait trop tard. Le comte avait lui-même allumé le feu. Il ne l'avait pas attendue à cause... au passage, remontant l'escalier silencieux, sa main effleura la main du porteur de lampe. Les doigts coupés ébranlèrent encore son cœur blessé. Le comte l'aperçut quand elle arriva sous la lampe, son visage à la hauteur de la nuque crépue du porteur de lampe, ses yeux baissés pour ne pas le voir, ralentissant jusqu'à cette approche d'une immobilité désespérée qui le fascinait : qu'avait-elle donc vu dans cet avenir qui n'était plus le sien à l'heure de prédire ?

Le tableau fut exposé dans la salle d'honneur de la mairie de Castelpu (à Bélissens, la salle d'honneur était en travaux) à la demande du comte de Vermort qui avait présenté Gisèle (Giselle comme il l'appelait dans les moments érotiques qu'elle savait lui ménager dans le cours intranquille de son existence finissante) au cours d'une table ronde (à l'hôtel des Trois Seigneurs, dans la salle de restaurant dont tous les volets avaient été soigneusement fermés afin que rien ne filtrât des conversations et même des confidences qui ne manquèrent pas d'arriver au moment des entremets) organisée par je ne sais quel Comité chargé de l'expression d'une tradition indiscutable dans une autre langue. Gisèle se montra agréable, distinguée et piquante. Ce furent les termes (en français) que le maire (un instituteur à la retraite qui avait servi comme messager dans la division Charlemagne) réserva aux derniers convives (les Vermort, Agnès en habit de soirée, un médecin critiquable, deux fonctionnaires nourris de politique et de trahisons purement formelles, une dame de la ville qui exhibait ses souliers à la main, la femme du maire qui avait volé tout le monde mais qui depuis (ici l'événement explicatif) ne volait plus que ses chats, le fils du maire, amoureux d'une enfant de treize ans et pour cette raison l'homme le plus surveillé du Séronnais, un gendarme en tenue de sport, presque obscène à cause d'un éléphantiasis commençant, un étranger au nez pointu qui lisait de la pornographie assis sur le seul banc de la place publique, reléguant ainsi les vieux bavards sur la murette vipérine qui descendait de l'église et touchait presque la façade de la mairie-école communale, un autre étranger qui souffrait d'une maladie de la peau, exhibitionniste à ses heures quand il fonçait tout nu dans la forêt pour y trouver ses antibiotiques naturels, une femme de mauvaise vie, une autre à la réputation impeccable, encore une autre pour faire le commentaire des contrastes à deux autres dont l'une avait été violée pour la bonne cause (laquelle ?), un chasseur sur le pied de guerre, deux jeunes filles amoureuses l'une de l'autre, quatre témoins prêts à témoigner, un conseiller à la Cour, poète à ses heures et méchant comme la teigne chaque fois qu'il entendait parler de lui, sa femme, laide à cause de son style vestimentaire mais belle dedans cette peau d'âne, son amant, régisseur et assassin (une vieille affaire), un fils impropre aux études mais déjà secrétaire (encore douze ans ! s'écriait le juge quand il était seul dans son cabinet) ; il y avait aussi l'architecte, en vacances pour la première fois de sa vie, il entretenait la conversation du juge avec l'amant de la femme du juge ; cet infantilisme social l'intéressait, oui ; il prenait des notes). Le tableau, somptueusement encadré (moulure provisoire qui appartenait en fait à un autre portrait de la Galerie qui n'avait en commun avec celui peint par Gisèle, que le format ; mais le comte passa sous silence la commande d'un autre encadrement, à Toulouse, chez Pire et Fils, branche illégitime des Vermort, entre autres branches, cela va sans dire, à Toulouse), baignant dans une lumière d'église, vous savez ? celle qui tombe des vitraux inaccessibles, par un beau matin du début de l'hiver. Tout le monde admira l'intention. On se félicita même d'être d'accord. Gisèle, au beau milieu du discours du maire, se mit à caqueter pour ajouter à la thématique de l'instituteur fatigué qui n'en reprit pas moins le cours de sa pensée esthétique, Gisèle piaillant aux virgules et lançant des regards équivoques à la fin de chaque période. Ces anacoluthes impromptues l'excitaient. Le discours achevé, le maire fit un signe entendu au comte qui refusa de parler. Le monde frissonna. Que s'était-il donc passé ? Mais rien, griffonnait le maire sur le calepin de son impatience. Les tables étaient disposées en U.

Gisèle ne trôna pas, comme elle en avait rêvé. Le maire, qui était son voisin de gauche, lui avouait ne rien comprendre à la peinture, au temps de la télévision. Et après la télévision ? demandait-il aux autres. Hein ? (Dans son idée, bavait la femme du maire dans l'oreille de Gisèle, entre la peinture et la télévision, il y a la photographie et le cinéma, vous comprenez ? Vous faites figure de vieillerie, à ses yeux !) Hein ? Hein ? Shit ! comme disait mon fils (encore douze ans !) du temps de l'occupation américaine (Rires). Mais ne nous fatiguons pas avant le dessert, mes amis. C'est pour le compte de monsieur (le comte ! Hourra ! Gisèle songeait déjà à la copie destinée à Rock Drill où figurait l'original du portrait du comte (peintre local). Elle s'éclipsa avant l'entremets de crème aux noix. La porte de la mairie était fermée. Elle s'en approcha toutefois, à cause d'une ombre qu'elle voulait déchiffrer. Cette abstraction la ravit. Elle marcha, elle tourna presque en rond dans les ruelles à peine éclairées car elle se retrouva dans la rue en pente au-dessus de l'hôtel. C'était une rue sans éclairage. Elle ne conduisait nulle part, elle le savait. Au bout, le pavé s'arrêtait dans une chape de ciment vert et gris, et au-delà de la chape, l'herbe commençait son envahissement jusqu'à l'horizon des collines et des bois. L'hôtel vibrait d'un étrange murmure qui était tout ce qui restait de la conversation et des chants. Ces volets la trahissaient. Elle descendit sur la place par un escalier vieux comme le monde qui aboutissait à l'ancien lavoir, aujourd'hui garage des bicyclettes des écoliers. Sous le porche de l'hôtel, Fabrice fumait une cigarette. Il l'avait vue remonter la ruelle derrière l'hôtel, il avait reconnu sa légèreté au contact de la terre et il avait souri parce que c'était tout ce qu'il connaissait d'elle. Elle ne lui avait pas adressé la parole depuis le début de la cérémonie ce matin, à la sortie de l'église (le curé avait « déplacé » la messe de Bélissens par pure soumission aux principes terrestres, alimentant la rumeur hier éteinte et demain portée au rouge en guise de conclusion du procès qu'on lui faisait à cause non pas du « déplacement », qui ne changeait rien au chaos, mais de cette génuflexion inadmissible de la part d'un fils du village), où elle n'avait pas caché tout l'amusement que lui causait la perspective des discours qu'elle imaginait longs, ennuyeux, cohérents jusqu'au non-sens, et platement flatteurs dans les conclusions. Sweeney n'aimait pas ces moqueries. Il aimait bien le portrait, à cause du dragon qu'on avait du mal à deviner dans les transparences vertes de la chemise dont il se souvenait avec bonheur qu'il avait d'abord refusé de s'en habiller pour les besoins de la cause (laquelle ?). Mais il ne voyait pas d'un bon œil (dit-il) l'annonce de ces moqueries qui n'avaient pas plus de sens. Le maire, déclara-t-il, était un beau parieur. Tout le monde était d'accord là-dessus. Moi aussi j'ai voulu être clair, comme tous les fils. Et regardez ce que je suis devenu ! C'était ce matin. Ils avaient parlé de la pluie et du beau temps. C'était le bon moment d'en parler, un peu frissonnant entre la fin de l'automne et le début de l'hiver, s'observant dans cette attente (il connaissait son corps pour l'avoir admiré dans les eaux de la Lily cet été, mais que savait-il de son être profond, à travers les coups de pinceau, les empâtements, les coulures, les embus ?) facile et reconnue. Elle n'en dit pas plus. Personne ne la saluait, tout le monde s'inclinait devant lui. Elle montrait ses jambes à l'inspiration, agrémentait l'œil d'un soupçon de désir inavouable, ses mains décrivant tout l'érotisme de la scène, entre lui et le peuple de terre et d'eau. Un rayon de soleil éclairait cette éternité, au seuil du point de non-retour. Maintenant elle arrivait sans le voir. Il la déconstruisait en ombres et en feu. Elle passa, se dirigeant cette fois vers les parois de l'église où elle avait garé sa voiture. Il vit son profil à travers la vitre. Elle pleurait,

— Bien entendu, dit Jean, nous autres, les artistes, sommes construits pour survivre à la douleur qui n'est que le produit indésirable du réel avec cette connexion passé-futur dont je vous parlais tout à l'heure, cherchant l'avis de Giselle et ne le trouvant pas (il semble qu'elle ait quitté les lieux. Quelqu'un va-t-il nous demander à cause de qui ?), ce que je regrette parce que l'artiste qui ne s'exprime pas devant son miroir (un, n'importe lequel des artistes issus de cette soustraction qui me définit alors que vous (ignorants) n'êtes que le produit d'une inénarrable multiplication) prend le risque d'être la proie de sa propre proie. Je ne pleure que sur commande, si je suis seul, comme cela semble être le cas.

— Cesse, veux-tu ? dit Sweeney. Personne ne s'intéresse à toi.

— Personne n'a encore deviné le dragon, c'est la même chose.

— Tu as trop bu. Rentrons. J'ai envie d'une femme.

— Il n'y a pas de femmes au château, à cette heure, à part Gisèle si c'est ce qu'elle veut.

— Elle voudra, dit Sweeney. Elle voudra.

Sur le chemin du retour au château, du côté de Nexus, elle vit de la lumière à l'entrée de la Devinière, qui est une grotte composée de deux salles dont l'une (la deuxième : on y accède à croupetons à travers un boyau humide et rouge de bauxite) est une œuvre d'art. La porte de fer (verte) était illuminée par une lampe aux reflets de feuillages. Gisèle arrêta la voiture pour observer ces ombres noires et le rectangle vert qui s'en extrayait parce que la lumière était blanche. Quelqu'un ouvrit la porte et la referma. Cette silhouette n'eut qu'une seconde d'existence. Elle était sortie et maintenant elle continuait d'exister dans le feuillage qui descendait de la pente. Gisèle marchait. Elle vit Fabrice, son visage dans la lumière oblique. Il ne l'attendait pas. Il était là à cause de la conférence demain matin. Elle avait oublié la conférence. Il en avait parlé. Elle se souvenait de ses hésitations verbales, devant le miroir improvisé (la fenêtre entrouverte, les meneaux innombrables, sa main sur l'espagnolette, la bague ancestrale, féminine, qui touchait ses lèvres entre les vagues — eaux d'un soir). Il ouvrit la porte et actionna les interrupteurs, claquements répercutés à l'infini maintenant qu'il décrit la fresque depuis le début. Ils ont traversé le boyau en habit du dimanche. La boue rouge la rend désirable. Il parle des femmes bleues pour le dire. Elle ne comprend pas tout de suite. Elle attend pour comprendre. Quand elle comprend, il est trop tard. Ensuite, elle se souvient. La fresque n'avait rien de préhistorique. La première salle avait été une bergerie. Le berger, qui s'appelait Pierre, etc. Belle histoire. Un peu celle de la Chambre d'Amour à Biarritz. Moins tragique, puisqu'on n'y mourait pas. Elle rentrait. Lentement. À cause de la mémoire. J'aime ma mémoire, pensait-elle. Il la suivait, dans une autre voiture. Sweeney vit le premier les phares de la première voiture. Pas facile d'y penser. Il ferma les yeux au moment où Jean reconnut l'autre voiture. Il soupira et se rendormit, il avait dormi deux fois depuis qu'ils étaient revenus au château, lui et Sweeney. Sweeney se réveilla à trois heures du matin. Il était seul sur les marches d'escalier. Une douleur s'était installée dans son dos. La tête lui tournait. Il regarda autour de lui et pensa : j'ai rêvé que... et il essayait de trouver les mots, ceux qu'il utiliserait si on le lui demandait. Dans l'allée, il vit les trois voitures et la moto de Nicole. Tout le monde est rentré, se dit-il. Jean dormait (il s'était donc réveillé au moins encore une fois) dans un fauteuil à côté de la porte qu'il (Sweeney) ouvrit sans provoquer ces grincements qui agaçaient l'âme pointilleuse de son frère. Oui, celui-là était son frère. L'autre aussi, bien que différemment. Pourquoi en parier ? demandait-il maintenant que le temps avait survolé d'autres moments moins significatifs. S'il se souvenait d'avoir fait l'amour à une femme cette nuit-là ? Gisèle répondait-elle à cette question ? J'étais monté sur le toit du pavillon où ma mère se laissait embobiner par les poètes de passage. J'ai vu la lumière (celle de la porte entrouverte, elle s'allongeait jusqu'aux voitures). Jean dormait. Il ne voulait pas. Il a la tête sur les épaules. Avec lui, tout est mesuré d'avance. Seul, j'ai l'air de m'aventurer. Je devine les commentaires, la boue rouge et grasse sur son corps couché, le regard, le désir, toute cette cérémonie, le phallus familial debout au milieu de la salle, lui, moi, ou n'importe lequel d'entre nous. Dans ses yeux, j'avais lu les mots de ce désir de peindre. Il lui montrait la fresque. J'étais fou en ce temps-là. Cette pornographie m'a perdu. Fabrice veut la vendre. Père veut vendre le spectacle des instruments de torture. Les touristes en veulent toujours plus. Les tapisseries, les meubles exotiques, les tentures rares, les bijoux, les bibelots, les lampes, les escaliers, ces rampes qui mènent partout avec un peu d'imagination, toute cette richesse n'a plus aucune valeur à leurs yeux. Un jour, ils demanderont à expérimenter un instrument. Agnès est montée un jour dans cet échafaudage. Sa nudité m'a cloué. C'était une expérience. Pourquoi pas un jour ? avait dit mon père, et Fabrice n'avait pas dit non, il regardait Agnès descendre de cette géométrie de la douleur, ouverte à chaque marche ou enjambement, et il pensait à la grotte. C'était moi. C'était ce sang, mon héritage. Cette honte ou cette curiosité. Moi je disais que c'était moi. J'inventais pour plaire. Le mot pornographie me désespérait. Cette fresque me décrivait, parabole. Perché comme un oiseau de nuit (lugubre et méditatif) sur le toit du pavillon d'Amour, j'oubliais la légende et je me souvenais de mes rêves. Il la caressait. Il répandait cette boue minérale. Elle chuchotait à cause de l'écho. Il avait oublié de fermer la porte. Si quelqu'un entrait (moi, par exemple), il verrait tout de suite la lueur tremblante dans le boyau long et étroit qui n'était que le trou de son cul à elle...

— Sweeney ! Sweeney ! Sweeney ! Vous délirez. Vous m'aviez promis de structurer toute cette cohérence. N'est-ce pas, que c'est cohérent, quand vous y pensez sans moi pour vous écouter ?

— Je... continuez à ma place... je vous promets de ne pas vous interrompre. J'ai cette sale manie de couper la parole à ceux que j'aime. Ne me regardez pas. Ne regardez pas le tableau. Continuez.

— Au printemps suivant, Gisèle revint à Rock Drill avec, dans ses bagages, la copie du portrait des trois frères. Le comte était-il déjà mort à cette époque ? C'est un point à vérifier. En tout cas, il semble qu'il disparaît à ce moment de l'histoire. Il y a une histoire ? Cela s'achève donc ? Mais c'est une nouvelle ! Fabrice l'accueillit comme s'il la connaissait amoureusement. C'était en tout cas l'impression que cette rencontre causa à Jean qui les aperçut du haut d'une coursive qu'il parcourait depuis une bonne heure, ne comptant plus les aller-retour depuis que le soleil avait enfin fait son apparition derrière les cerisiers en fleurs. Gisèle était presque nue. Sa robe n'en était plus une depuis qu'elle était entrée dedans. Fabrice parcourait (amoureusement) cette surface du bout des doigts, ce qui plaisait à Gisèle. Cet environnement de caresses l'enchantait. Jean se compara à une gargouille monstrueuse. Sweeney, depuis le bord du bassin en cours de construction sur lequel il était assis dans l'attente qu'on lui demande d'en parler, ce qu'il ferait dans le détail de sa broussaille intellectuelle (le pauvre !) sans crise ni vertige, vit les deux couples avec amusement : Gisèle et Fabrice, qui se déshabillaient du regard, encore que Gisèle eût l'avantage d'une robe prévue à cet effet, et Jean et la Gargouille, l'un penché pour regarder, l'autre ouvrant la bouche pour montrer un pénis à la place de la langue, Sweeney et ses visions ! Et Jean et ses pitreries de collégiens ! Sweeney eut une crise de bonne nature, cette fois. De loin (ils étaient sur la passerelle, entre la tour (détruite aujourd'hui à cause du tremblement de terre dont le souvenir est si vivace dans la mémoire de Rock Drill !), elle le voyait se tordre de rire (l'expression est de Jean qui trouvait la langue de la gargouille intordable) et eut envie de lui donner le sein pour le tranquilliser (idée saugrenue qui traversa l'esprit de Fabrice dont l'étonnante chevelure était secouée par les alizés matinaux (impression muette de Gisèle qui regrettait toujours d'être une femme dans ces moments de croissance du désir : inexplicable, voilà ce qu'elle en disait si on lui posait la question) tandis que Nicolá arrivait lentement (comme dans un film, pensai-je juste au même moment) d'une promenade qu'une épine inattendue avait rendue douloureuse (selon ses propres mots, une fois la conversation renouée, à l'emplacement de la future terrasse (semi-circulaire, rayon = quatorze mètres moins l'épaisseur de la balustrade de marbre dont on pouvait voir l'entassement anarchique dans un carré de terre noire fraîchement retournée, futur massif d'hortensias avec érection tentaculaire d'un saule bleu). Ils étaient assis autour d'une table de fer forgé au-dessus de marbre noir, chaises dans le même style (cabaret), costumes d'été, blancs, et chapeau de paille.) Ce n'était qu'une idée de couleurs, au fond. Et puis tout le monde parlait à la fois. Elle écoutait, tentant d'offrir son rire aux plaisanteries des uns et des autres, petit vertige du silence qu'elle s'imposait respectivement à cette chevelure de rêve. Fabrice se nourrissait (en ce moment) de ces intermittences, de temps en temps comme suspendu à cette vibration rétinienne, au fond de cet être qu'il s'était mis dans la tête non seulement d'aimer mais surtout de dérober aux hasards de l'existence. Petit à petit, simplement, jusqu'à l'entière possession qui explique tout. Elle pensait à autre chose, se disait-il. Ou elle ne pensait pas. Elle s'ennuyait. Il l'ennuyait avec les autres. Elle avait de beaux yeux presque clos, voyageurs, indifférents. Il entra doucement dans cette captivité d'aube, entreprit malgré elle ce voyage d'un jour, et il supporta les effets douloureux de son indifférence. Si elle le regardait maintenant, elle lirait dans ses yeux, elle devinerait les mots annonciateurs, elle le trouverait infini, d'un bout à l'autre du désir, si le plaisir existe, si je ne me mens jamais, ou si je ne mens qu'aux femmes. Pensa-t-elle.)

Une nuit de février (il avait neigé pendant trois jours, cette neige était tombée presque sans interruption, mais depuis deux jours, il ne neigeait plus, cette neige se tassait, laissant apparaître le faîtage des toitures et la bordure des murs de pierres, fondue en boue dans les allées, il ne sortait plus depuis ce temps et le Grand Maître était venu un peu avant que la neige ne cesse de tomber, les épaules mouillées par cette neige il était arrivé pour secouer ses habits dans l'entrée où la cheminée (deux chevaux élégamment enlacés dans le rituel de l'amour) projetait ses ombres abstraites depuis ce temps passé à réfléchir dans l'attente de la visite du G.M. qui tenait toujours ses promesses en matière de rencontre ; il y pensait ; le froid s'installait ; il vit la voiture grise arriver dans l'allée principale, le profil dit impérial (il se souvenait de cette conversation à l'occasion de la dernière visite du G.M. à cause du commentaire de Jean : diabolique) derrière la vitre givrée : la voiture décrivit cet arc de cercle inscrit depuis deux jours dans la neige orange et bleue par d'autres véhicules (Gisèle ne venait plus) qu'il avait regardés avec la même attention désespérée, ils parlèrent de la neige, du chemin de Vermort à la Tour du Loup, passant par Castelpu, épreuve d'or, ils buvaient du vin ; le témoignage du G.M. était primordial, définitif, prometteur ; Fabrice se dénuda sans montrer aucun de ces signes de pudeur qui plaisent tant à Gisèle ; le froid s'installa aussi dans son corps ; il regarda ses pieds nus, le pénis oblique ; le feu lui arrivait par bouffées ; le G.M. ne s'était pas fève ; personne (dix personnes au plus) ne dit rien pour l'encourager ; il s'attendait à une parole d'encouragement ; le G.M. s'impatientait peut-être ; quelqu'un ouvrit la porte ; l'air du dehors n'entra pas, malgré la cheminée : il sortit, presque insensible ; la porte se referma sans bruit ; personne ne le regardait, du moins il ne vit personne ; le blanc de la neige se répandait en désordre dans la nuit tranquille ; il comprenait cette tranquillité ; les premières marches étaient sèches et froides ; ses premiers pas dans la boue, il se souvenait maintenant de cette douleur et de sa pensée du moment, relative au sens de l'épreuve, ou plus exactement de l'initiation qu'il tentait ce soir de dépasser une bonne fois pour toutes ; il se baissa pour ramasser un peu de cette boue qu'il frotta sur sa poitrine en retenant le même cri ; le rectangle lumineux d'une fenêtre se diluait dans les parterres indéfinissables ; il était encore temps de renoncer ; sinon, il fallait se mettre à marcher le plus vite possible, courir même, et surtout s'imaginer le retour sur ces pas qui constituerait toute la preuve de sa bonne volonté, le G.M. le dirait dans son sermon ; il parlerait de ces traces dans la neige, distribuant l'eau-de-vie et la viande salée autour de lui ; cette fois, il retrouverait sa nudité dans le sens du rite ; mais n'anticipons pas ; tout ceci est secret ; il brisa une branche de sapin et se fouetta frénétiquement ; quand il reviendrait au château, le G.M. lui-même le flagellerait avec le chat à neuf queues qui était aussi un instrument de plaisir ; et puis il boirait encore de cette eau-de-vie et mangerait jusqu'à écœurement cette viande salée d'oiseaux des îles ; il pensait à cette initiation qui avait creusé sa trace dans sa chair du moment ; il se mettait à la place de Gisèle descendant, à Rock Drill, l'escalier descendait des balcons, les voyant partager cette nourriture en silence, ne devinant rien du sujet de la conversation qu'elle interrompait ; il aimait le triple portrait ; il aimait la femme qui habitait Gisèle ; il rêvait d'elle ; elle avait assisté à la fin de la cérémonie d'initiation ; elle avait répandu l'eau-de-vie sur sa poitrine et sur son ventre ; une autre femme frottait sa verge dans un linge ; il mastiquait la viande salée ; la voix du G.M. était si claire qu'il lui sembla que toutes ces idées pouvaient être les siennes ; ils l'exhibèrent tout le reste de la nuit dans la salle de Bal qui était la seule pièce sans fenêtre du château, elle en était le centre géométrique, elle expliquait cette part de l'histoire, si elle existe dans ce sens ; il souffrait ; il voulait oublier ; il le dit à Gisèle ; les giclées d'eau-de-vie atteignaient maintenant ses lèvres ; il se souvenait de ces brûlures ; elle s'appliquait à respecter le rite, sous la surveillance d'une femme dont le visage LUI revenait en mémoire maintenant qu'il pensait mourir avant la fin de la nuit ; il perdait beaucoup de sang ; il ne comprenait pas comment il n'avait pas pensé à regarder dehors (par la brèche prévue à cet effet) avant de sortir dans la rue ; il n'avait rien entendu ; son corps s'était déchiré d'un côté, dans un silence étrange qui annonçait la douleur et surtout cette attente provoquée par l'espoir ; allongé dans la rigole, le bras arraché, la main valide étreignant cette bouillie sonore maintenant, il venait d'entrer dans le désespoir, exactement de la même manière que la nuit où il avait enfin traversé le sens du rite ; il voulait se souvenir de tous les détails, par exemple le battement du pénis, le clapotement des pieds et de la boue, l'arrachement des feuilles au passage, le gel dans le regard à l'approche du village, voyant la rue principale sans perspective, noire et verticale, et pas de ciel au-dessus du village ; il était sûr de mourir sur le chemin du retour, mais il arriverait aux granges désertes en haut du bourg, il y tracerait le signe rituel qui désormais ne serait plus un secret pour personne, mais il ne trouverait pas la force de retraverser la rivière, il ne supporterait plus cette fleur de l'eau à mi-cuisse, tranchante et définitive, qui l'avait approché de l'horreur ; maintenant, c'était son sang qui dégoulinait dans la rigole ; personne ne venait, malgré le coup de feu ; ses agresseurs n'avaient pas pris le temps de l'achever, quelqu'un viendrait à temps pour le tirer de cette angoisse ;, au retour, il s'était arrêté au bord de la rivière et il ne se souvenait plus de l'avoir traversée ; il reconnaissait cette attente ; il tenta de crier, mais une douleur traversa sa poitrine et il cessa cet effort insensé : il n'y avait plus de lumière dans la rue ; il ne se souvenait plus si elle était éclairée avant le coup de feu ; elle était peut-être éclairée ; il se rappela qu'il avait renoncé à crier à cause de la faiblesse de son cœur ; la nuit de l'initiation (on disait cérémonie à ce niveau de la hiérarchie mais il ne le savait pas encore, il avait tellement de choses à apprendre maintenant qu'il s'était mis dans l'idée d'aller jusqu'au bout de cette connaissance), debout sur le tronc couché d'un arbre mort, il avait renoncé à vivre parce que la surface de l'eau était devenue une idée ; c'était une idée infranchissable, il reconnaissait cette sentence ; mais il avait fini par trouver la force d'y revenir, peut-être parce que le bois sous ses pieds lui renvoyait un peu de sa triste chaleur ; peut-être ; l'eau le scia ; il s'immobilisa, pensant à cette immersion, devinant la douleur, l'apnée terrible, l'aveuglement, le retour des sonorités ; il cherchait les pierres ; il y en avait ; elles pouvaient le blesser ; il ne verrait pas ce sang remonter à la surface de l'eau pour le sauver ; comment s'y prit-il pour atteindre l'autre rive ? il n'avait pas trouvé la force de crier ; et puis, à cette distance du château, son cri pouvait passer pour un signal de détresse ; le rituel ne parlait pas de cette détresse : encore moins de son cri ; mais il ne voyait pas le halo de la lampe-tempête à l'entrée de la cabane du jardinier : le jardinier ne pourrait pas comprendre l'effet de cette nudité sur l'esprit confronté avec l'idée du rituel : que restait-il maintenant de cette tentative absurde de s'élever au-dessus du commun des mortels ; il vit le bras de l'autre côté du trottoir : des spasmes douloureux jetaient ses jambes dans la rigole ; il ne pensait plus ; l'image était devenue fixe ; le regard du jardinier engoncé dans sa canadienne, les mains dans les poches, l'air sortant de sa bouche figée en l'air du temps qui était en train de passer : la mémoire s'était arrêtée comme une horloge, à cette heure transitoire que le regard du jardinier éternisait sans autre explication : avait-il accepté de le fouetter avec la branche de sapin ? Il se souvenait parfaitement de le lui avoir demandé ; mais la mémoire ne va pas plus loin ; le véhicule qui arrivait de l'autre côté de la rue s'arrêterait peut-être : il perçut le ralentissement de cette ombre : aucune voix pour interpeller sa solitude : pas un seul signe sur le bord incohérent de la paupière agitée ; le regard ne porte pas plus loin que le moignon sanglant ; il devine l'écoulement : souvenirs parallèles ; le temps de croire à la mort), deux policiers impeccablement vêtus de costumes bleus à rayures d'argent, portant revolver sous le bras et peu enclins à écouter les raisons d'une attente qui leur était étrangère, descendirent avec lui l'escalier monumental du palais du Gouverneur ; bien, se dit-il, nous avons parlé de tout et de rien ; les policiers ne répondirent à aucune de ses questions. Ils avaient pourtant assisté à cette mascarade d'interrogatoire dans les locaux mêmes de la revue « Espaces ». Ils lièrent son poignet à l'une de ses chevilles, le réduisant à cette courbure qui provoqua les commentaires des passants, le temps de traverser la place jusqu'à la voiture qui démarra en trombe. Les explications du juge étaient claires. Il emportait avec lui les derniers numéros d'« Espaces ». Il ne les avait pas encore lus. Il aimait les idées. Les mots le maintenant à la surface. C'était toute sa confidence. Dans la voiture, Fabrice entra dans cette parenthèse avec l'intention de n'en sortir que pour de bonnes raisons, mais il retrouva encore le regard du jardinier au bout de la nuit qu'il venait de traverser. Avec le temps, s'il avait le temps d'y penser,

Et maintenant il y avait leur tribunal. Il attendait, presque nu et propre, dans la cellule lavée à grande eau tous les matins par le même soldat lui aussi presque nu et propre. Il aimait ce corps. Il ne dit rien. Une fois la cellule lavée (il attendait dans le couloir, un bras levé à cause des menottes attachées à un barreau de la fenêtre, et fumant la seule cigarette de la journée que ce corps souriant lui plantait chaque matin dans la bouche, fraîche et allumée) il enfilait une chemise, propre et froissée, et suivait jusqu'à la cour le soldat qui l'abandonnait pour une heure. C'est là qu'un jour il fit la connaissance de John Vicarenix, un écrivain américain à la mode qui avait beaucoup écrit sur la guerre d'Algérie et qui commençait à écrire les mêmes choses sur celle du Vietnam. L'écrivain le cherchait. « Tu l'as trouvé, dit le soldat. Il est à toi.

— Est-il vrai que vous avez torturé Ali Al-Kateb ? commença John Vicarenix, l'écrivain américain au service de la justice.

— Quel mois est-on ? fit Fabrice de Vermort. On dirait le mois de mai.

— Ali dirige la revue "Espaces" maintenant. Un peu grâce à vous — Que va-t-il vous arriver s'il ne vient pas au procès ?

— Vous avez parlé avec lui ?

— Je l'ai rencontré pour lui en parler mais il n'a pas répondu à cette question essentielle. Il joue avec votre destin. C'est sa manière.

— Nous n'avons pas eu besoin de le torturer.

— Il prétend le contraire.

— H est trop tard pour atténuer les effets de ce mensonge. Il a parlé sans la moindre torture pour le faire parler. J'ai même cru qu'il avait parlé pour trahir. Plus tard, il m'a avoué qu'il avait eu peur.

— Peur de la torture ? C'est la même chose. On y revient toujours.

— Il entrait dans mon bureau, pas dans une salle de torture.

— On raconte qu'il y a une salle de torture au château de Vermort.

— Ça n'a rien à voir. Vous racontez n'importe quoi pour qu'on vous écoute.

— Je ne raconte rien. J'écoute, il y a eu ce projet de musée de la torture.

— Quel rapport avec Ali ? demande Fabrice un peu agacé.

— Il y en a un : vous-même. Vous avez fait le choix de la guerre. Ali a choisi la poésie. Il dit que vous l'avez torturé et que malgré votre science de sa douleur, il n'a pas parlé. Comment pourrait-il atténuer ce récit (le rendre presque favorable à votre survie ? C'est impossible.

— Comment était-il ? Je veux dire : mentalement.

— Il écrit des souvenirs. Malgré la perspective du procès. » Il lut le livre d'Ali. Pas celui des souvenirs, qui était loin d'être écrit à ce moment. Il lut le poème de guerre. Le ciel. La terre. Le sang. Les femmes secrètes. L'ami mort maintenant. La forêt. Une forêt de symboles. Et un lit dérisoire pour mourir. Maintenant il prenait en main la revue « Espaces » et il introduisait magistralement le théâtre de la victoire. Bien. Aragonite, sartrite, camusis. Rien de plus. C'est presque normal. On écrit qu'il est un des grands combattants. Un jour, on ne le dira plus. Pour cela, on attendra gentiment l'extinction de l'œuvre. Elle deviendra risible. Camus faisant la cour à la bourgeoisie. Aragon courtisant la surface du peuple et Sartre plus résistant que jamais. Ali était un lâche. Maintenant il portait le masque de la victoire et il dirigeait la revue « Espaces », accusant son ancien directeur de l'avoir torturé sans réussir à le faire parler. Mais que savait-il ? Rien de plus qu'Aragon, Camus et Sartre. Il ne savait rien. Il vivait bien. En colère, mais bien. Loin du combat. Mais la question ne lui serait pas posée. Pourrait-il la poser lui-même ? Son avocat en doutait.

John Vicarenix revint avec la nouvelle de la mort de Nicolá Carvajal. Dans « Espaces », Ali inséra la nouvelle mais ne la commenta pas. Il lut cette colonne pendant que John lui préparait une cigarette de tabac gris, regardant en même temps le soldat qui gardait la porte, sans fusil, presque nu, le visage glabre. Au fond, par-dessus l'enceinte, il pouvait voir les montagnes enneigées.

« Comment vous sortir de là ? disait-il. S'il vient au procès, il atténuera le récit. Mais comment ? J'en ai parlé avec lui. C'est un héros. Il a pensé à vous donner la parole dans "Espaces". Une bonne action. Je ne sais pas, au fond. S'il ment, il ne viendra pas au procès. S'il dit la vérité, lui seul a le pouvoir d'en atténuer les effets. Je lui en ai parlé. Il ne sait pas. Il y a la question de son héroïsme. C'est la seule qui compte au fond. Pas seulement pour lui. Tout le monde y trouve son intérêt, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que je vais raconter au New Yorker ? »

Le soir, dans sa cellule, Fabrice gisait nu sur un matelas à ressorts, sans draps certes, et un peu humide à cause du sol carrelé. Il n'avait pas de couverture non plus. Il n'avait que ce pantalon de toile rude, qu'on lui demandait d'enlever le soir venu et qu'il pouvait remettre au matin, avec la permission du soldat qui en vérifiait d'abord la propreté. S'il était sale, il le changeait pour un autre qu'il portait sur l'épaule. Sinon, il repartait avec le pantalon propre toujours sur l'épaule et quelquefois aussi avec la chemise s'il la trouvait sale. La chemise était pendue à la fenêtre du couloir. C'est là qu'il la laissait avant d'entrer dans la cellule avec son seul pantalon, s'il avait été jugé suffisamment propre, ou nu, dans le cas contraire, et alors on ne lui apportait un autre pantalon, propre et froissé, que le lendemain matin. C'était une routine. Elle durait depuis des mois. Il se la racontait au moins une fois par jour pour se surprendre à ne plus se souvenir d'un détail important, ou insignifiant. La routine de la nourriture était plus simple. Il mangeait bien, deux fois par jour, et il avait toujours à portée de la main une outre d'eau propre et fraîche. Le soldat y veillait. Après le premier repas (quelle heure pouvait-il être ?) on lui donnait une cigarette qu'il fumait entièrement dans un morceau de tôle de boîte de conserve. Si John venait (il calcula que John venait tous les trois jours depuis presque un mois), il fumait une autre cigarette que le soldat faisait mine de ne pas voir. Les besoins naturels, il les faisait dans un seau avec couvercle et anse qu'on lui demandait chaque soir d'aller vider dans une fosse derrière la muraille de l'enceinte. Il y allait suivi du soldat et chaque fois il avait peur d'être exécuté de cette manière. Il en rêvait. De retour à la cellule, le soldat notait la sueur dans son dos. Il tremblait. Le soldat ne disait rien, sauf : enlevez votre pantalon, et il prenait le pantalon et l'emportait ou pas selon le cas. Il ne faisait aucun commentaire sur l'attitude de Fabrice au bord de la fosse vidant lentement le contenu du seau. Une fois, il le toucha avec le bout du canon qu'il glissa pendant dix bons centimètres le long de la colonne vertébrale. Fabrice avait gémi. Le seau avait dégringolé dans la fosse noire. Le soldat avait juré et il était lui-même allé chercher le seau pendant que Fabrice pleurait à genoux au bord de la fosse. Sur sa poitrine, les muscles étaient tétanisés. Il pensait souvent à cette douleur maintenant. Mais le soldat n'en avait jamais parlé,

Un jour, il demanda du papier, pour écrire. Et quelques jours plus tard, on lui apporta ce qu'il demandait avec les compliments d'Ali Al-Kateb. Il écrivit. Rien qu'il destinât à « Espaces ». Rien de définitif. Le soir, le soldat entrait dans la cellule, réunissait consciencieusement les feuillets et les emportait. C'était tout. Alors il cessa d'écrire et il reçut ce message d'Ali : continuez d'écrire. Je vous pardonne. Signé : Al-Kateb. Mais ça ne suffisait pas pour espérer une issue favorable. Ce procès le détruirait. John avait écrit un article sur le sujet. Avec des prudences exagérées qui avaient déplu aux autorités algériennes. S'il recommençait, il ne le verrait plus. Donc, plus de messages entre les lignes. Mais ne prenait-il pas le risque d'ennuyer puis de finalement désintéresser le lecteur ?

Et maintenant, il y avait ses gardiens, ses allées, la serre et les balcons de la façade sud avec leurs jardinières. John s'était assis sur le dos d'un des deux crocodiles de marbre, pour le regarder lentement traverser la pelouse plantée, de loin en loin, de noisetiers en fleurs. Kateb, à cette distance, n'avait pas de visage. Il voyait seulement le corps avançant dans l'espace peuplé d'abeilles, entre cet espace et la surface géométrique de la pelouse se déplaçant dans le sens de cette rencontre. Il avait laissé ses outils dans la brouette, de l'autre côté de la pelouse, sous les hêtres. John souriait en signe d'amitié, il n'éprouvait aucune joie, cette métamorphose serait dans le goût du lecteur. Kateb avait grossi, il était devenu lisse, et accessible à cause du regard de paupières, ses beaux yeux noirs et oubliés n'avaient plus d'importance. Dans l'allée, il tentait de réduire le craquement incohérent du gravier sous ses pieds, il s'arrondissait encore pour obtenir cet effet de sa volonté de paraître inchangé. Il souriait lui aussi, sans doute pour la même raison, mais il ne manquerait pas, dès les premiers mots, d'exprimer sa joie, cette joie retrouvée à cause de l'intégrité des souvenirs communs, partagés si John était bien l'homme qu'il voyait. La féminisation de ses traits (il en avait entendu parler comme tout le monde) le rendait presque méconnaissable. Il s'approcha encore en tendant les mains par-dessus la gueule ouverte du crocodile. Il serra cette féminisation avec tendresse. Pourquoi le mot féminité ne lui venait-il pas à la bouche ? John aimerait ça. Mais peut-être avait-il maintenant un petit nom secret, quelques syllabes passionnément féminines pour l'étonner encore. John se contenta de saluer le poète des « Spasmes ». Kateb baissa la tête, laissant la main glisser lentement entre ses doigts. Les « Spasmes », c'était au début. Depuis... « Je n'ai pas trouvé Fabrice dans ce château de rêve. Je n'ai trouvé personne. Je suis heureuse de te revoir.

— Heureuse ? dit simplement Kateb. Moi aussi. Heureux. Le lecteur aime toujours ce style de dialogue ! » Ils pouvaient rire de la nième version de la même plaisanterie partagée une première fois dans les temps anarchiques de la jeunesse. Le lecteur « Qu'est-ce qui a changé, hein ?

— Rien n'a changé. Cette rhéologie nous rend fous, c'est tout.

— Tout s'est passé malgré nous, comme dans l'éduc.

— Il y a eu d'autres rencontres,

— Tu veux dire : d'autres rêves. Je te suis.

— Mais je reviens toujours. Rien n'a changé.

— Temps rhéologiques et non pas histoire. J'ai compris. »

Fabrice s'ajouta enfin à la conversation sur le coup de midi. Il était temps de manger, de boire, de recommencer. « Quelle tragédie t'amène donc, John ? dit Fabrice.

— À part la tragédie de mon état civil, rien que le théâtre des conversations qui parlent d'autres choses que moi.

— Nous partons pour Rock Drill la semaine prochaine, dit Kateb.

— Je vois, dit John. Ce château, vide comme un rêve pendant tout le temps que durera l'été.

— Les gérants sont arrivés la semaine dernière. Mais cette année, ils ne logeront pas au château. Ils ont acheté cette maison que je t'ai proposée il y a belle lurette. Le musée ouvre au 1er juillet.

— Sale idée, dit Kateb, mais rentable. Nous partons pour leur laisser le champ libre. À Rock Drill... » etc. Dans sa chambre, John accueillit Giselle avec les mêmes mots dont il avait usé l'année précédente, et même l'année d'avant, et ainsi de suite, remontant jusqu'au moment du retour de Fabrice. Elle était entrée nue, par jeu.

Tout le monde se retrouva dans la salle à manger des Ivoires pour le repas du soir. John et Giselle avaient échangé leurs robes de la journée. L'effet fut qualifié de « vertigineux » par Jean qui se renseigna sans plus de précautions sur la nouvelle identité de John. La conversation, fluide et transparente, dura jusqu'à plus de minuit. Kateb, cependant, n'avait pas ouvert la bouche.

Il habitait dans l'ancienne sellerie du château. La femme qui l'accompagnait avait été le témoin des tortures que Fabrice lui avait infligées jusqu'à écroulement de son esprit. Il avait peut-être parlé. Si c'était le cas, elle ne le dirait pas. Elle ne disait rien d'ailleurs. Elle cultivait un silence jaloux. C'était aussi la femme qui avait pansé ses plaies. Il l'appelait Saïda, en souvenir d'un combat où il avait perdu une sœur, celle que le père aimait en secret. Il se souvenait des blés, du bleu du ciel et du cri paternel à cause de cette mort absurde.

Kateb possédait des livres, quelques gravures et un bijou de pacotille qu'il n'avait pas offert parce qu'il n'avait pas pu se déclarer, et Saïda connaissait aussi cette histoire. C'était une femme assez jolie, amoureuse et discrète jusqu'à l'oubli. Elle mangeait seule dans un coin de la sellerie, assise en tailleur sur un tapis, le bol dans une main, ne le regardant jamais s'il était là pour lui parler, souriante s'il se montrait amoureux, lointaine s'il lui apportait des nouvelles de sa famille. Quand il rentra cette nuit-là, elle était couchée mais ne dormait pas. Il s'allongea près d'elle et regarda ses yeux avec l'espoir d'y lire les souvenirs secrets. Si elle pensait, au lieu de se souvenir, elle finirait par en dire le fragment le plus ordinaire, pour le soumettre à son idée, et il ne répondrait rien à cette opaque provocation. Il prononça son nom, ce qu'il faisait rarement, à cause de la mémoire, de sa complexité verbale. Elle lui offrit ses lèvres en signe de reconnaissance. Baiser facile. Elle s'endormit.

Sur son lit, John trouva la robe que Giselle lui recommandait pour le lendemain. Elle ne disait pas (son écriture était un mélange savant d'alphabet et de géométrie) si elle la lui offrait ou si c'était simplement un essai de comparaison. John s'assit dans un fauteuil près de la cheminée dont le valet représentait une scène érotique déroutante à cause de la dimension exagérée de la verge. Mais tout cela n'avait plus de sens depuis la mort de Nicolá. Personne ne remplacerait le poète assassiné par les temps qui courent. Il ferma les yeux pour revoir son image immobile. Il l'habilla de blanc cette fois. Il avait l'air d'un saint. Il rit. Que répondrait-il si on lui posait la question ? Quelle question ? Quant à Fabrice, il avait songé au cognac dont la bouteille trônait sur le linteau de la cheminée, coiffée d'un de ces verres d'or que Kateb avait ramené de son pays d'ivoire et de géométrie. Il se servit la mesure d'un demi-verre ordinaire et le but d'un trait. Il n'avait pas sommeil. Il n'avait jamais sommeil au moment de se coucher. Il avait du mal à lire, à cause des pensées (les siennes) qui paraissaient former le commentaire de chaque mot à peine lu et de moins en moins compris. Il buvait rarement à cette heure. Cela n'arrivait qu'en cas d'angoisse extrême. Il observait cette brèche sans désir de la vaincre, le désir, plutôt, naissait de cette brèche, il n'y avait pas d'explication pour alimenter la pensée, il résumait les faits pour gagner du temps, laisser faire, finir. Il rangea la robe sur l'autre lit, sans changement, rien. Et il s'allongea, ayant posé le verre et la bouteille, l'un dans l'autre, sur la table de chevet où Kateb avait songé à déposer un livre à la reliure d'or et d'argent, un livre inoubliable s'il l'ouvrait encore.

Giselle visita le père de Fabrice avant de se coucher, comme c'était son habitude. Elle entra dans la chambre, se laissa caresser, ne répondit pas aux sarcasmes du vieil homme puis elle retourna dans le salon pour y cueillir Fabrice qui finissait les fonds de bouteilles dans un mélange presque noir qui était le résultat de ses recherches, il avala ce verre infâme avant qu'elle ne l'en empêchât, mais cette fois, elle n'abusa pas de sa supériorité et le conduisit au lit sans commentaires sur son comportement à l'heure de se souvenir ensemble. Il s'était montré odieux. Elle le déshabilla promptement, le coucha, caressa pendant une minute la verge frémissante et il s'endormit. Elle ouvrit la fenêtre pour revenir à sa réflexion de tout à l'heure, tandis qu'ils évoquaient des souvenirs de guerre. De l'autre côté du mur (un mur éblouissant dans cette demi-lumière) Jean rêvassait tout haut, terrible et inévitable. Elle rangea les bijoux, chacun à sa place, et referma tous ces tiroirs miniatures dans un ordre inchangé depuis de longues années maintenant. Ensuite elle effaça les ombres, les rehauts, toutes ces approches de sa géométrie, approches et approximations de noir et de bleu. Enfin, elle se décoiffa, longuement, patiemment, secrètement. S'il dormait. Et s'il ne dormait pas, comme cela lui arrivait quelquefois quand il avait vraiment trop bu et que cette ivresse n'avait pas servi définitivement sa mémoire proposée comme matière première de la conversation, elle devenait le spectacle de sa lente désillusion, chevelure tombant dans le dos jusqu'au renflement exagéré des fesses dans le velours capitonné d'un simple tabouret. En tout cas, quand elle revint vers le lit, il paraissait dormir, puant et manifeste, à peine secoué par le rêve toujours érotique de la douleur, miroir de la connaissance. (Ils avaient parlé de Nicolá pour tenter encore de trouver le moyen de l'oublier, non pas oublier la chair de Nicolá, ni même son personnage, mais toutes les raisons qu'il avait d'exister encore. Le visage de Kateb s'était assombri à l'écoute d'un fragment d'écrit que Jean ne retrouvait plus dans le texte infini de Nicolá, mais dont il se souvenait parfaitement, clairement, durablement, dit-il.

Fabrice ne dormait pas. Dans le noir total (excepté une vague opacité à une distance indéfinissable qui pouvait être le corps fantôme de la fenêtre sud), il explorait distraitement la surface des rêves de Giselle qui frémissait à intervalles réguliers, sujette à une fièvre dont il connaissait l'origine lointaine. Mais ce n'était qu'une surface, propice à la caresse mais sans le désir de la traverser pour voyager avec elle dans ce désordre de fils. Elle sentait le musc. La fenêtre approchait de la lumière maintenant. Il mesura ce temps, pour le perdre encore. Tout à l'heure, quand il commencerait à avoir sommeil (cela arrivait toujours d'un coup, pliure atroce au moment de sortir de la vie pour entrer dans le jeu absurde de ses reflets provisoires), il n'y penserait plus, le temps ne serait plus qu'une projection de ses désirs, sensation d'éparpillement, toute la chair est le seul monde quand ça arrive. Les yeux de Nicolá Carvajal lui revinrent en mémoire, mots de terre et d'eau. Ici et au niveau du cauchemar. Même jeu de mains, giratoire, éblouissant. Les « Sonnets majeurs » étaient ouverts sur une chaise. Il venait de s'y asseoir. Puis il avait posé le livre ouvert sur la chaise et il les avait suivis, ou bien il marchait devant eux, tout espoir brisé dans sa coquille de feu. Fabrice était entré à ce moment-là. Il ne portait que ce pantalon de toile rude et jaune et il marchait pieds nus. Une première rafale provoqua un spasme douloureux à la surface de sa poitrine et de son ventre. Le soldat souriait. Il était debout près de la fenêtre et il regardait le poteau de torture. Fabrice s'approcha. Il sentit la chaleur du soldat. Ils ramenaient un cadavre dans une civière. Ils passèrent devant eux, de l'autre côté de la fenêtre, mais ils n'entrèrent pas. Il vit Nicolá, la chemise blanche, les pieds nus, la touffe broussailleuse des cheveux, l'attente tremblante contre le mur à l'opposé du mur de briques rouges contre lequel s'élevait le poteau noir et étrangement haut, plus haut que le mur. Les liens pendaient misérablement. Pas de vent. Pas d'élévation de cette poussière du soir qui se déposait sur son livre pendant qu'il regardait le ciel lentement s'étendre, dans sa cellule. Le soldat commença à lui lier les mains dans le dos. Il posa la chemise sur ses épaules nues. Il reconnut le froid, l'absence d'humidité, la poussière du mur retombée autour du poteau. Nicolá était seul. Le groupe des tireurs était silencieux. Même attente. Fabrice se retourna pour revoir le livre ouvert. Nicolá avait voulu mourir avec. Le soldat n'y avait pas vu d'objection. Mais Nicolá l'avait oublié. Il n'y pensait plus. Cette attente n'avait aucun sens. Maintenant il marchait tranquillement vers le mur de briques rouges. Il regarda ces brisures. Le poteau était un géant. Nicolá y était attaché. Il attendait encore. Fabrice s'arrêta près du mur. La moitié de Nicolá qui lui apparaissait ainsi lui sembla irréelle. Le soldat tenait le livre dans une main mais le tremblement de Nicolá le découragea. Il demeura immobile, avec le livre dans une main et l'épaule de Fabrice dans l'autre. Ce silence était aussi un rêve. Il traversait cette épaisseur définitivement. Un petit cri aigu et à peine audible sortit du corps de Nicolá Fabrice écarquilla les yeux. Le soldat dit quelque chose, puis il tenta de refermer la main de Nicolá sur le livre. Une porte claqua. Le livre gisait dans la poussière. Le corps de Nicolá n'était plus soutenu que par les liens. On le détacha. Deux soldats le couchèrent par terre. L'un d'eux ramena le livre et le posa sur la poitrine de Nicolá. Fabrice marchait vers le poteau. Il le toucha du bout du doigt quand ils se mirent (deux soldats) à l'attacher. Autre attente. Kateb était à genoux près du cadavre de Nicolá. Il prit le livre et le feuilleta négligemment. Il dit : (à l'attention de Jean qui ne posait plus de question) J'aurais pu le sauver, dit-on. Personne ne sait rien, pas même Fabrice. Il me regardait pour que je le voie. Le soldat s'impatientait. Il n'aimait pas cette mort. Il m'a pris le livre des mains. Les deux autres soldats ont emmené Nicolá. J'ai regardé Fabrice. Pour lui dire : j'ai reçu une lettre de ton père. Ce matin. Au soldat : détachez-le. À Fabrice, dans le couloir : te pardonner ? Pardonner la douleur ? La peur ? Le désir de mourir ?

Le soldat les suivait. Au passage, il jeta le livre sur un châlit. Le soldat qui était dans la chambre sortit pour le regarder s'éloigner en direction des cellules. Enfin, Fabrice entra dans sa cellule. Le soldat verrouilla la grille. Kateb était resté dans le couloir, sous la fenêtre. Cette lumière qui tombait sur son crâne révélait son regard. Fabrice s'assit. Il tremblait. Il pissa longuement dans le seau, une main appuyée au mur, l'autre tenant la verge en érection. Kateb parlait de la lettre qu'il avait reçue. Une lettre remplie de propositions faites dans le but de sauver la vie de Fabrice. C'était inutile et parfaitement ridicule. Il devait mourir. Il aurait pu mourir ce matin, après Nicolá. Mais Kateb avait eu ce besoin de lui parler de la lettre de son père. S'ils le fusillaient demain, il mourrait juste après un traître qui le remplirait d'abord de ses larmes et de ses cris. Après-demain, ils exécuteraient une femme. Il pourrait mourir devant elle. Une belle mort, cet écroulement devant le corps de la femme qui disparaît ainsi dans un nuage de poussière, peut-être belle si le hasard est clément et miséricordieux. Le soldat entendit le blasphème. Fabrice finissait de pisser. Il referma le pantalon sur cette érection et s'assit sur le bord du lit. Il écoutait la voix de Kateb toujours debout sous la fenêtre-vitrail, statue évocatrice des vieilles chimères de la pensée. Qui fusillerait-on dans trois jours ? Kateb cessa de parler. Le soldat jeta un regard de compassion sur l'ombre penchée de Fabrice, puis sur la peau ruisselante de sueur, sur ces gouttes qui descendaient le long des bras et de la colonne vertébrale. Il ne disait rien, le soldat. Il regardait, il n'écoutait pas les balivernes de Kateb au sujet de la femme idéale et il pouvait oublier facilement les blasphèmes en tout cas n'en parler à personne. (Jean écoutait cette histoire avec une espèce de contraction musculaire au niveau du front et des pommettes qui amusa secrètement John.)

Giselle ne dormait pas bien sûr. Elle avait doucement rêvé un peu après être entrée dans le lit. Il avait à peine caressé la soie de sa chemise, puis il avait éteint. Il ne dormirait pas cette nuit. Ces conversations le tiennent éveillé jusqu'à l'aurore. Il continue tout seul ce que les autres n'ont pas osé franchir. Cette verbalisation du silence le passionne à ce point qu'il se lèvera à la première heure sans aucune trace pour trahir l'accumulation des mots enfin trouvés. Il déjeunera dans le cadre d'une autre conversation, celle du jour, composée de facilités, de virtuosités même, jusqu'à l'épigramme du soir qui met fin à toute cette légèreté pour préparer le remplissage verbal de la nuit, avec ou sans sommeil. Non, il ne dormait pas. Il l'avait laissé faire, il aimait cette douceur, ces derniers gestes sur l'autre avant de s'endormir, il devinait ces perceptions lointaines. Il aurait pu mourir devant cette femme qui l'aurait suivi de près dans la mort. Mais Kateb ne l'avait pas voulu. Il avait renoncé à cette mort qui n'avait pas épargné Nicolá cependant, parce que cette fois il ne s'était pas interposé pour que ça n'arrive plus. Ce sang de poète qui n'était pas le sien. Giselle se leva encore mais cette fois pour fermer la fenêtre. Il se réveilla. La plongée avait été de courte durée. Il avait revu Nicolá, le dos de Nicolá et les mains poisseuses entre lesquelles le livre voyageait, le soldat s'évertuant à le refermer, et n'y parvenant pas. Ces simulacres d'exécution avaient toujours le même effet sur lui. Quand il revit Nicolá dans la cour de la prison, à l'autre bout de la cour lavant ses pieds sous le robinet qu'un soldat ouvrait et refermait à sa demande, il comprit qu'il était entré dans le labyrinthe et qu'il n'en sortirait plus. Il connaissait ce labyrinthe, pour l'avoir pensé et réduit à la mesure du possible, du temps où il était encore possible de mettre un mot devant l'autre sans risquer de perdre le sens à donner, l'humanisme était à la mode, alors... maintenant (tandis que Nicolá faisait ses ablutions, côté ombre) il tentait de noyer son regard dans cet éblouissement et le soldat lui donna une bourrade dans le dos pour le ramener à la raison. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait, cette approche lente de l'aveuglement. Le soldat lui parla du futur, cita Block ou Eliot et lui envoya une autre bourrade qui le jeta par terre. Le soldat était furieux. Il le menaçait de son fusil et vomissait des paroles qui ne pouvaient plus être des citations. Fabrice oublia la lumière. Il se releva. À la porte de la cellule, il ôta son pantalon et le remit à la sentinelle. Il entra nu dans cet inachèvement circulaire. Dehors, Nicolá parlait à bâtons rompus avec le soldat. Il paraissait ivre. Ce flux arrivait sur Fabrice qui voulait ne pas le déchiffrer. Mais la répétition des mots, le retour des sens, l'accumulation des sons, toute cette profondeur oubliée revenait à la surface de la mémoire et il en parlait maintenant avec volubilité (Jean ne s'étonnait plus du silence de Kateb qui les avait quittés sans les saluer, pour rejoindre le seul témoin de sa douleur, si ce n'était que ça, le sujet de la conversation. Fabrice était inépuisable).

Elle devinait Jean. Elle connaissait son attente. Le comte était descendu dans la bibliothèque, comme toutes les nuits de cette attente bavarde. Il s'asseyait toujours dans le même fauteuil, attisait le feu que Kateb avait couvert de cendres avant de s'en aller (il ne manquait jamais de « préparer » la bibliothèque, été comme hiver, jetant toujours le même coup d'œil sur les bouteilles et toujours torchonnant d'un geste vif et mécanique le verre de cristal dont se servait habituellement le comte, ce coup de torchon était un rite), et le feu une fois ranimé, il ajoutait une bûche ou deux et les secouait au bout du tison pour les faire pénétrer dans la braise, presque lentement, sentant la brûlure limite de sa main et la même chaleur envahissait ses yeux. Il avait posé le verre sur l'accoudoir de cuir, parmi les cercles déjà formés, en formant un autre, ou bien assistant à cette coïncidence avec, dans les profondeurs, l'annonce de la même douleur, titillante au commencement, puis lancinante, et enfin atroce, infinie ou définitive. Le calme ne revenait plus s'il ne trouvait pas le sommeil dans cet étroit fauteuil de cuir dont il avait, d'un geste agacé, chassé les dentelles légères. Il n'était pas entré dans la conversation ce soir. Fabrice et Kateb avaient occupé toute la place, mais il participait rarement à ces dépôts récalcitrants de la mémoire ou plutôt de cette accumulation de souvenirs qui n'est plus rien dans la mémoire au moment d'y repenser. Il avait bien écrit cette lettre. Kateb n'avait pas l'habitude du mensonge. Il péchait seulement par le silence, ces espaces de blanc entre lesquels il écrit sur la page, c'était toute la paresse de Kateb, cette géométrie de l'espace lisible. Il avait connu Kateb avant la guerre, enfin avant la guerre de Kateb qui n'était pas entré tout de suite dans celle-là. Fabrice l'avait présenté comme le revers de la médaille que s'étaient un peu vite attribué les gloires du temps. Il avait tout de suite aimé cet Arabe, mais Kateb détesta dans le même temps le château et même ses alentours. Il rêvait tout haut d'en crever le plafond, comme à Cordoue. Le comte (la guerre durait depuis longtemps) se fit expliquer les énigmes d'une salle à manger éthiopienne et il laissa ensuite la parole à Fabrice qui parla d'autre chose. Il se souvenait de cette conversation, toujours la même, elle avait traversé tout ce temps et ils avaient recommencé ce soir, occupant tout l'espace sonore du salon aux Domestiques de Terre. Anaïs était vautrée presque nue dans une autre conversation de velours rouge dont Giselle occupait non moins gracieusement le vis-à-vis. Curieux homme que cette femme. Il l'avait connu à l'époque où Fabrice pourrissait dans une prison algérienne. La guerre était finie depuis longtemps. Une autre commençait, ou plus exactement : recommençait. John (c'était son nom avant de) John se partageait savamment entre deux guerres, alimentant un peu l'esprit de ses contemporains, étant au seuil de sa future métamorphose. Il avait des jambes de rêve et le comte se surprit à en rêver. C'est John qui avait donné la lettre à Kateb. Il le lui avait confirmé à son retour, au château. Il ne savait pas ce que Kateb en pensait. Kateb avait lu la lettre devant lui, puis il l'avait détruite par le feu. C'était une lettre impersonnelle, certes, mais l'identité du destinataire était tellement évidente que John avait hésité au moment de passer la frontière. Kateb ne lui adressa cependant aucun reproche. Il invita John à dîner à la cantine de la prison. John se souvient de ce repas tandis qu'il découvre un sein à l'attention de Giselle qui s'émerveille : à cause d'un mot de Kateb, d'un tremblement verbal (le comte, pendant ce temps, explorait le téton noir et velouté), d'un regard peut-être, mais en passant, l'effleurant encore une fois parce qu'il est une femme : il n'y avait personne dans la cantine. Kateb avait sa table sous une fenêtre, une table ridiculement petite qui reposait presque sur ses genoux de géant. Anaïs (John s'assit en face de Kateb qui exhibait un peu de cendre sur sa joue. Le soldat, serviteur, proposa un chiffon pour l'effacer. Une fois exécuté ce mouvement d'impatience, Kateb observa d'un air dubitatif (aux yeux du soldat) cette trace de cendre dans le blanc du torchon. Ils mangèrent en silence. Il n'y avait pas de réponse. John ne put s'empêcher de penser à cette cendre toute la nuit qu'il passa dans un lit voisin de celui de Kateb. Cette cendre de mot l'inspirait. Elle lui inspirait d'autres rêves. Mais Kateb dormait profondément. Le rayon de lune qui tombait sur son visage s'éteignit d'un coup, à cause d'un nuage, pensa John. Ce nuage (il s'agissait d'une sentinelle curieuse) se promena toute la nuit dans l'esprit de John. Au matin, il avait la tête pleine du petit nuage et des cendres verbales. Kateb, simplement, le trouva étrange et l'abandonna à Fabrice. Le comte se souvenait exactement de tous les mots), (il osa à peine prononcer le nom de la femme) fit le récit de ce frugal repas. Kateb l'écouta sans la regarder. Fabrice souriait parce qu'il la regardait. Giselle était émerveillée. Le comte n'y croyait plus. Jean nota cette impression dans son carnet, presque furtivement, mais personne n'ignorait cette sale habitude qui, à la lecture du contenu du carnet, ne rimait plus à rien. Dans la bibliothèque, le comte accepta un autre verre. Jean calcula cet écoulement en fonction de la sonorité qu'elle arrachait à la surface intérieure du verre et le comte observait cette tension qui lui parut cette fois simplement étrange, et non plus maladive comme il l'avait confié à Giselle (elle couchait encore avec lui pendant les absences de Fabrice mais il n'avait plus mis les pieds depuis longtemps à Rock Drill où elle rêvait de se donner à lui : idée vivace et claire, pensa-t-il). Jean tenait le carnet dans l'autre main. Il s'était levé parce qu'il espérait le retrouver dans la bibliothèque. Les objets du monde étaient devenus transparents. Cela arrivait souvent. Est-ce que c'était une idée ou un symptôme ? Le comte écouta encore ceci : mon carnet n'est un secret pour personne. Quand ils m'endorment, la première chose qui leur vient à l'esprit est de le lire. C'est la raison pour laquelle je m'exprime dans un code incompréhensible qui éloigne mon langage de l'énigme et même de l'allégorie. Veux-tu que je clarifie un aspect qui te sera demeuré obstinément obscur ?

De son lit, Kateb pouvait les voir, à travers la grande fenêtre déformante derrière laquelle ils s'épuisaient à se comprendre. Il caressa le bras de Saïda. Depuis une bonne heure, un décasyllabe particulièrement facile se promenait à la surface d'un poème qui se refusait encore à l'amour de l'écriture. Heure longue et doucement douloureuse. Elle durerait jusqu'au matin, mais il n'y aurait pas de poème du jour. Peut-être une sérénade, au bout du compte, si ça compte, pensa-t-il. Donc, les bruits de la conversation revinrent peupler son attente. La lumière s'éteignit dans la bibliothèque. Il chercha des traces de cette lumière dans l'allée et sur les tiges des rosiers alignés depuis cet angle du château jusqu'à la bifurcation de l'allée en face de sa fenêtre, laquelle était ouverte à cause de la chaleur. Saïda s'éveilla. Il la regarda sans la toucher.

Elle se leva et alla s'asseoir dehors sur le banc qui formait avec les derniers rosiers ce côté de l'angle de la pelouse. Les mots ne venaient pas. Il la regarda encore. Il ne voyait pas son visage mais elle semblait regarder ses mains qu'elle tenait à plat sur les genoux. Un cauchemar, se dit-il. Mon cauchemar. Il lui appartient. Il but une gorgée du jus de fruits insipide qu'il réservait au réveil, si le sommeil avait eu lieu. La conversation n'avait pas manqué de charme. Il y avait le charme cultivé de Fabrice, le charme naissant de John qui s'amusait de le constater avec Giselle, le charme de statue du comte qui luttait contre le sommeil. Giselle ne manquait pas de charme. On avait forcément envie de coucher avec elle. Jean semblait y penser. En tout cas, elle l'enchantait, cela se voyait aux regards qu'il portait sur elle chaque fois qu'elle ne pouvait plus le voir, ni même le deviner. Elle était accaparée par la présence métamorphique de John qui se contentait, entre deux essais de pénétrer plus profondément le désir féminin (s'il existe, se disait-il en tremblant), de s'ajouter à la conversation comme une pièce maîtresse aussitôt mise en échec par la puissance évocatrice de l'un ou de l'autre des protagonistes du récit en formation. Le charme de Kateb n'avait pas résisté à l'évocation de la lettre et de ses cendres. La bouche de John en était devenue désirable et Kateb s'était envolé comme l'oiseau qu'il avait toujours rêvé d'être.

Maintenant, Saïda dormait. Il essuya doucement la sueur du front avec un coin de drap. Elle était retournée dans son rêve. Ses mains étaient moites. Il la découvrit un peu et caressa le ventre. Mais elle était dans son rêve. Il se souvenait de cette douleur (peut-être parallèlement au rêve de Saïda, il revit l'accumulation de ces moments lointains maintenant). Il avait traversé les champs de blé en herbe en pleine nuit, sous la lune, portant fusil (un M.A.S. 48 non modifié) et vivres (deux tortas, une poignée d'olives et un bocal de smen). Il n'avait pas cessé, depuis l'oued qui limitait la plaine au pied des montagnes, de scruter cette nuit peuplée de sa propre angoisse. Il avait adopté le pas de course de l'Indien (il oubliait toujours le nom de la tribu parce qu'il se référait à un autre système social, un système sans dieu, à cause de la nature, de l'abondance de chair, il n'y avait pas de dieu dans la tête de cet indien qui avait traversé l'écran du Royal à Saïda l'Heureuse, il y avait maintenant bien des années, l'Indien traversant une forêt peuplée d'arbres géants, poursuivi par une meute d'esclaves noirs qui voulaient profiter d'une absence momentanée des blancs pour lui faire regretter la torture d'une jeune fille en fleurs, et il tentait de rejoindre sa tribu au nom magique à cause des arbres et du fleuve, des épines lui blessant le corps au passage de cette virginité que les noirs, derrière lui, ouvraient clairement à coups de machette). Il se promena presque dans la première rue. Il marchait pieds nus. Sur la place, un passant l'effraya. Il s'arrêta pour allumer une cigarette et une minute après il égorgea le passant. Son petit cri interrompu n'avait attiré l'attention que d'un chien qui se mit à attendre, assis sur son derrière au bord du trottoir où le sang, en une rigole mince et lente, lui parut parfaitement irréel. Il poussa la première porte. Elle s'ouvrit sans bruit. Il était dans un jardin étroit, bordé d'un côté d'un alignement d'orangers et de l'autre, d'un bassin où l'eau reflétait la Lune. Il marcha dans l'allée. Il marchait sur des dalles. Il vit la porte entrouverte au bout de l'allée. Il entra. Il n'y avait que la lumière d'une bobèche pour éclairer le visage de la femme. Elle était vêtue d'une chemise de soie dont le bleu céleste se révélait peu à peu. Il étreignait la crosse du fusil. Elle ne cria pas. Il regarda ses cheveux, noirs peut-être, et la mèche qui tombait sur sa joue. Elle le toucha. Il était presque mort. Il pouvait encore tuer. Il ferma les yeux. Il entendit son souffle sur la flamme. Il la suivit.

Elle cacha le fusil dans le mur. Il se dénuda et lui donna le treillis, les chaussettes et les godillots. Elle les cacha encore. Il enfila une djellaba, s'assit dans la lumière d'un petit salon pentagonal et but le thé sans la regarder. Elle était assise dans un angle. La lumière d'une persienne éclairait un côté de son visage qu'il trouva beau. Il allait le lui dire quand le jardin s'illumina d'un coup. Cette lumière était rouge et il crut un moment qu'une balle venait de traverser son cerveau, au beau milieu d'un rêve, effleurement du sens du désir, tandis qu'elle se penchait à la fenêtre pour débiter des insultes salées. Il vit le jet de sang de sa gorge aux dentelles du mur maintenant éclairé par une torche. Elle tomba en arrière sans un cri. Les bris du crâne sur le sol le ramenèrent à la réalité. Le lieutenant de Vermort, qui éclairait en tremblant son visage torturé par la seule peur de mourir, prononça son nom, si lentement qu'il crut encore à l'éclatement de son cerveau, le sang de la femme ayant touché la main qui cherchait un appui. « Fabrice ? dit-il. Je suis désolé. Je ne savais pas. »

Dans le camion, il ne se souvenait déjà plus d'avoir prononcé ces paroles incompréhensibles. Il était enchaîné à une enfant presque nue qui pleurait. Il sentait l'odeur de ses cheveux parce que le soldat tirait sur la corde et sa bouche baignait dans ces parfums. Il voyait le bras nu posé sur sa propre cuisse, la main tranquille qui tenait un formulaire noir et blanc soigneusement plié et le soldat, secoué par l'allure incertaine du camion, criait en tirant sur la corde : Suce ! Bâtarde ! Suce ! Ensuite il a volé comme un oiseau hors du camion et il a mangé la poussière au pied de l'officier qui demandait pourquoi cette fille était nue et pourquoi personne n'allait chercher de quoi la vêtir. Elle s'était accroupie près du mur et elle vomissait entre ses cuisses. Un soldat jeta une couverture sur ce corps qui cessa de bouger. Qu'est-ce qu'elle attend ? se surprit à penser Kateb qui entrait dans une nouvelle phase de sa vie de poète-soldat. Il accepta un coup de pied dans le dos et il se releva parce qu'on le lui demandait. Il était vêtu d'une chemise de nuit brodée d'étoiles et de lunes, rose peut-être, et c'est dans cet accoutrement ridicule et humiliant qu'il entra dans le bureau de Fabrice. Celui-ci était assis sur le rebord de la fenêtre. Derrière lui, le jour se levait. Kateb sourit, reconnaissant mieux maintenant ce visage de l'amitié éternelle jurée à une époque prometteuse. Il se souvenait de ces promesses, ce désordre l'étourdit encore et il tomba à genoux. Saïda lui apparut au moment où ses genoux recevaient le choc du plancher impeccablement encaustiqué. Elle était assise sur une chaise, nue jusqu'à la ceinture, ses chevilles étaient liées par une corde grossière aux pieds de la chaise, il vit les boursouflures naissantes de la chair de ses seins, mais elle le regarda uniquement pour lui montrer ses yeux de résistante, comme si elle avait su, dés son entrée, une entrée remarquable par la corde au cou et la chemise aux broderies d'or et d'argent, par les frémissements incohérents de son visage qu'il s'efforçait de limiter à un sourire mélangé d'étonnement et de confidences intimes, dès cet instant, dès cette apparition : qu'elle était en train de vivre à cause lui les derniers moments de la vie qu'elle voyait recommencer lentement à la fenêtre, auréolant le lieutenant de ce dernier espoir de retour. Cohésion du style, se dit-il. Elle gémissait. Il pinça la pointe d'un sein, doucement, comme elle aimait, et elle se tourna sur le côté, dans l'ombre (celle du mur adjacent à la fenêtre) qui traversait le lit. Il demeura dans cette lueur incertaine. Son rêve était-il achevé ? Elle redevenait molle et tranquille, sous la main.

Kateb (le jardinier arabe de Vermort) dort le jour, jamais la nuit. La nuit, il pense, se souvient, il écrit, il lit, il étudie, il fait l'amour, il aime peut-être. Le matin, il jardine, bricole, chasse si c'est la saison (avec ou sans les Vermort qui adorent tuer pour manger et non manger pour tuer). À midi, il s'endort. C'est la vie. Il ne se réveillerait plus si Saïda ne le secouait, aux alentours de cinq heures. Dans la soirée, il accepte de partager les fruits de la conversation avec Fabrice, s'il y a des invités, car si ce n'est pas le cas, Fabrice préfère se passer de sa conversation qu'il trouve insipide et même quelquefois mensongère. Il y a deux Kateb : le jardinier et le poète. Le poète ment parce qu'il est un être verbal, conclut toujours Jean si Fabrice se montre amer. Le jardinier ne dort pas la nuit pour redevenir le poète qu'il a toujours rêvé être, a dit une fois Jean à un invité éberlué qui n'était autre que Léo Ferré qui était venu de Castelpu assis sur un cheval destiné à l'abattoir depuis qu'il avait arraché l'oreille d'un enfant sur la place du village. Kateb sourit en y pensant. Léo Ferré avait de belles dents et il prétendait les avoir perdues et retrouvées. À ce conte, l'enfant de Saïda (Saïda était une mère attentive) avait réagi par une crise d'épilepsie. Ensuite, Léo Ferré avait demandé qu'on le reconduisît en voiture. Kateb avait conduit la voiture et Léo Ferré n'avait pas cessé de se montrer triste et déconcertant, à cause de ce qui était arrivé à l'enfant de Saïda, jusqu'à son départ de Castelpu pour une destination qu'il avait refusé de révéler. L'enfant était mort depuis longtemps. Ça n'avait plus beaucoup d'importance. Saïda disait qu'il était le fils du soldat Jean-Paul Quinault, natif de la Roche-Clairmont en Touraine (orthographe fautive du sergent recruteur) mais ledit soldat avait disparu dans les Aurès et personne ne l'avait plus jamais revu, ni à la Roche-Clairmont ni ailleurs. Elle savait peut-être parfaitement ce qui lui était arrivé, à ce soldat qui l'avait torturée et violée jusqu'à ce que Fabrice, lieutenant d'infanterie passé à l'artillerie puis aux renseignements, l'empêchât de continuer ce qu'il considérait comme une offense à l'humanité. C'est ce que prétendait Saïda, mais l'enfant était mort (dans ses bras, étouffé par un cri terrible qui avait épouvanté tout le voisinage) et on n'en pariait plus. Il avait bien croisé ce regard de résistante qui n'a rien dit de ce qu'elle savait. Quinault venait de la torturer et de la violer. Elle haïssait cette semence, mais elle résistait à la douleur des coups de fouet Kateb l'admira pendant une seconde, le temps de se rendre compte qu'il était à genoux, la touchant presque, devinant le cri à l'intérieur de son corps martyrisé et (il ne le savait pas mais il s'en doutait) fertilisé. Plus tard, Nicolá répéta la même terreur avec la même application servile, mais Fabrice ne céda jamais.

Kateb venait de recevoir la lettre du comte des mains déjà labyrinthiques de John. Il ne la brûla pas tout de suite. Il la lirait d'abord. Non. La première chose à faire était d'en parier à Fabrice. John observa l'accumulation de ces changements sur le visage de Kateb que Saïda explorait avec le même sens de l'attente. Mais Kateb ne déchira pas l'enveloppe, il la glissa dans une poche de sa chemise et ferma longuement le bouton. Il avait de gros doigts boudinés et noirs, des mains courtes et puissantes, lentes au moment d'exister sous le regard des autres, caressantes si elle se laissait caresser, toujours un peu tremblantes quand il se mettait à chercher les traces du fouet sur ses seins, dont il notait l'irrémédiable disparition au fur et à mesure que son amour s'éteignait, si elle l'avait jamais aimé. John pouvait lui parler de la lettre maintenant. Le comte s'attendait à une réponse. John était le seul messager. Kateb regarda ses jambes croisées, la cheville mince contre le mollet oblique, le genou savamment effleuré du bout des doigts, le frémissement des lèvres accompagnatrices de cet égarement indésirable pour le moment, puis le regard de John se détourna, il voyait Saïda, les yeux de Saïda, et ses mains si tranquilles, ses mains adroites, faciles, retrouvées avec plaisir, imitées, recommencées, devinées, volupté. Ils mangèrent les biscuits en silence. Ils burent ce thé de l'incohérence. Les parfums de Saïda étaient étourdissants. Kateb parla du fusil dans le mur, à Saïda. John aimait cette confusion. De quelle femme pariait-il ? Kateb disait qu'il l'avait cru morte. C'est parce qu'elle vivait qu'il n'était jamais retourné dans la maison. Il se souvenait du jardin, du mouvement extatique de la surface de l'eau dans le bassin bordé de lys, et la glycérine qui montait dans les pierres du mur où l'on distinguait par endroits les restes d'une décoration où des figures d'oiseaux se mêlaient à une géométrie de courbes et de doublures. Mais il avait déjà raconté cette histoire. Il l'avait racontée chaque fois qu'il avait éprouvé le besoin de justifier sa défaite devant Fabrice. Le jardin était toujours le même, les orangers semblaient attendre, tristement alignés jusqu’au seuil de la porte qui était : ouverte, lumineuse, éblouissante de lumière, trahissant une solitude vertigineuse, la sienne au moment d'entrer, celle de la femme une fois cachés le fusil et le treillis (il avait laissé la nourriture dans les poches, les olives, les tortas, toute la nourriture d'une bonne semaine de résistance à l'ennemi), il se souvenait du moindre détail, disait-il en se promettant de ne plus y penser. La proximité de John et de Saïda t'incommodait maintenant. Il prétexta un rendez-vous et sortit. « Vite, fit John en jetant tous ses vêtements sur les tapis où Saïda attendit qu'il fût entièrement nu. Apprends-moi ! » dit-il.

Elle l'habilla, le coiffa, peignit ses paupières, ses ongles, frotta encore ses cheveux entre ses mains, mélangea les parfums, se laissa séduire par son chant, dans le miroir, dans l'air du temps, le suivit dans le jardin, attendit que le soleil se couchât tandis qu'il désirait le contraire, qu'elle n'attendit pas, malgré le soleil, malgré ce temps irréductible même à une fraction de femme, et il finit par pleurer en lui demandant si elle savait vraiment tout de la femme. Kateb ne savait rien de tout cela. Fabrice en savait un peu plus. Il lut la lettre, profitant des derniers rayons, à l'angle d'une rue où un marchand pitoyable vendait ses derniers escargots. Le comte, conclut-il, avait une imagination tremblante. Il replia soigneusement la lettre et la remit dans l'enveloppe où le comte avait écrit, de cette écriture où chaque lettre exhibait une terminaison verticale, ces mots qui avaient intrigué l'inénarrable John : à mon ami Kateb, mots soulignés de deux traits de plume qui en disait long sur le sens de l'amitié du comte Jean VIII de Vermort. Kateb s'arrêta dans une gargote pour avaler une douzaine d'exemplaires de ces escargots dont tout le monde disait qu'ils n'étaient plus de saison. Il avala un grand verre d'eau glacée et attendit de finir sa cigarette avant de retourner dans la rue que le marchand d'escargots venait de déserter. Il nota cette absence avec nostalgie. Dans son bureau, il relut la lettre et cette fois il la posa sur l'écritoire une fois lue. À la fenêtre, il ne put s'empêcher de penser à l'effondrement mental de Nicolá qui jouissait maintenant d'un régime de détention amélioré par deux ou trois petites libertés qu'il goûtait d'ailleurs avec un sens manifeste de la servitude. Toute son écriture fichue par terre à cause d'un cri, Kateb en était malade de rage.

Maintenant le comte ne se demandait plus s'il devait la libération de son fils à la lettre qu'il avait fait remettre à Kateb, et donc si Kateb était ou non intervenu dans cette fin heureuse que personne (au village) n'attendait plus depuis que le comte avait demandé qu'on ouvre, dans le caveau familial, la crypte réservée aux héros vermotiens des guerres françaises. Fabrice était revenu dans un état physique et mental impossible à décrire autrement qu'en termes médicaux. Il lui avait fallu un an pour retrouver un commencement d'hygiène. Entre-temps, il avait épousé Giselle, qui attendait un enfant du comte, ce que personne n'ignorait, ce que tout le monde envisageait avec sérénité jusqu'au moment où la rumeur révéla de façon certaine que Jean, neuvième du nom, n'était rien d'autre que le châtiment que chacun, dans le secret de sa pensée, avait, sinon souhaité, du moins craint avec toute une exhibition (au cabaret du coin, au lavoir, sur le parvis de l'église, derrière l'école, dans les alcôves, aux cuisines) de proverbes, de sentences, d'énigmes, d'allégories, d'emblèmes (même), de silences révélateurs, des révélations muettes à force d'exagération musculaire au niveau de l'expression corporelle de tous les imitateurs du malheur qui n'arrive qu'aux autres. Jean, le nouveau-né des Vermort, était un nain, cela ne faisait pas de doute. Quand il n'y eut plus d'espoir du tout, on se mit à en parler librement et tout ce bruit finit par ébranler les fondements (historiques mais faussement) sociaux du château de Bélissens qui est l'attraction touristique la plus visitée de tout le pays séronnais.

Kateb apprit tout cela du bureau où il passait le plus clair de son temps, au détriment de l'amour dont Saïda se détachait, automnale et lointaine. La résistance était enfin devenue un mythe national et « Reconnaissances » avait avantageusement remplacé « Espaces » qui n'était plus qu'une rubrique reléguée en fin de volume avec les annonces et les bons à découper. Sur le corps de Saïda, les marques du fouet avaient disparu. Elle avait embelli, non pas à cause de cet effacement de toutes les traces du passage de Fabrice dans sa vie de femme un moment égarée dans l'histoire des hommes, ni même parce qu'elle portait maintenant les cheveux en cascade sur des épaules toujours nues, rien à voir avec le regard qui la donnait aux autres plus que les signes qu'elle s'évertuait à multiplier à la surface de son apparence. Il aimait ces tissus, ces calculs, ces ombres et le peu de lumière qu'elle jetait sur ses véritables sentiments. Mais elle vieillissait derrière ce paravent de mots choisis. Elle s'écroulait elle aussi. Kateb avait réservé l'usage de ce mot aux murs, aux régimes politiques et au corps qu'il partageait avec Nicolá Carjaval, un autre corps cette fois, la peur refusant de se laisser expliquer avec les mêmes mots, ce qui constituait à ses yeux une tragédie inacceptable. Mais Saïda s'éloignait, sa nudité perdait du terrain, et toute sa comédie du charme révélé se finissait tristement dans ce silence trouble, indéfinissable, sale, incohérent qu'il ne trouverait jamais sans en souffrir lui-même. Elle le quitta pour un capitaine sans fortune, puis elle s'égara dans les bras d'un secrétaire d'État qui n'avait pas trouvé d'autre moyen de trahir sa femme. Maintenant, il la regarde s'éveiller. Voilà ce qui arrive toutes les nuits : elle s'en va et il sait ce qu'elle veut. Mais elle s'éveille et lui offre ses lèvres. Il les baise doucement. Dans la cour du château, la voiture de John s'envole dans un fracas de gravier et de terre. En haut des marches de l'escalier aux Crocodiles, Fabrice secoue la main pour dire adieu. Giselle est apparue à une fenêtre, belle et ébouriffée. John répond à son salut. La voiture disparaît dans l'allée des Pins. Kateb écoute les grincements de la lourde grille à l'entrée du château. Puis la grille vibre de tous ses fers et on n'entend pas le moteur rugir dans la descente vers Castelpu qui ne dort plus depuis deux jours, depuis que John est arrivé avec la triste nouvelle : Nicolá a été tué par l'explosion d'une mine à Huang. Tout le monde au village aimait bien le personnage de Nicolá qu'on connaissait plutôt comme monsieur Carvajal, le poète. Il a volé en éclats, comme un verre qu'on brise parce qu'on l'a bu, a dit John, ce qui a éberlué tout le monde. Oui, répétait John pour ne rien perdre du sens de cette attente. Mais je l'ai écrit un peu vite, pense Cecilia. Je n'ai pas tout dit. À quel moment Frank se met-il à exister ? Qui est Frank ? Elle se lève et s'étire longuement devant la fenêtre. Elle regarde le ciel noir. Il lui semble que son roman est extrait de ce regard en l'air. Elle boit le contenu du verre et attend. Elle sait que

Fabrice attend lui aussi. Il attend qu'elle allume la lampe de chevet et qu'elle éteigne celle du bureau. Un peu de patience, se dit-elle. Je n'ai pas fini. Je ne vais pas lui faire croire, en entretenant paresseusement cette pauvre habitude, que je me donne parce que j'ai fini de m'aimer. Belle écriture, quand je sais être seule, vraiment. Elle explore encore la nuit au-dessus de la toiture rectangulaire et grise du bâtiment principal de Rock Drill. La fenêtre de Fabrice est encore éclairée. Il ne se montre pas. Le miroir n'est pas déchiffrable à cette distance. Elle n'en voit que l'encadrement doré et le blason aux bordures vertes et noires, une variation vermotienne de l'époque romantique. Elle éteint la lampe du bureau, puis elle allume la lampe de chevet. Aussitôt, la lumière disparaît dans la fenêtre de Fabrice. Ce n'est pas une raison noble, se dit Cecilia. Je m'habitue si facilement si on me montre le chemin. C'est trop facile. Par exemple je ne me souviens plus des mots inventés pour traduire notre peine (à Malcolm et à moi) de ne pouvoir assister à ce mariage que personne n'attendait plus. L'excuse était irréprochable. Mais les mots, cette attente de Gisèle à les recevoir ? Jean est le seul témoin. Il connaissait ces mots, il les avait prévus, il savait que je les retrouverais le moment venu, et Gisèle qui prétendait ne pas y croire ! Mais il n'y avait rien à faire, elle se marierait sans nous, ce qui était bien dommage, je le reconnaissais avec cette facilité que Jean approchait maintenant que c'était au tour de Gisèle de parler. Nous ne l'écoutions plus quand le vent s'est levé, entortillant les rideaux aux fenêtres battantes. Gisèle s'est précipitée puis elle s'est arrêtée aux premières brisures du verre qui s'éparpillaient sur le plancher. Pourquoi pas cette immobilité outragée ? Jean me raconterait tout. On prendrait le temps de tout se dire sur le sujet. Les fenêtres une fois fermées, ils me raccompagnèrent à la voiture. Nous entendîmes les coups de fusil dans le bois, Fabrice était parti précipitamment à la chasse aux oiseaux. Gisèle le regrettait mais puisque je n'avais plus le temps d'attendre. Attendre le récit. Jean jubilait à l'avance. La veille du mariage, il manqua l'heure du déjeuner et il dut se contenter d'une assiette anglaise et d'un verre de vin ordinaire. Il ne lui restait plus qu'à assister en silence à ce cérémonial que tout le monde souhaitait sans autre procès. D'une des fenêtres du salon à la Lionne d'argent (souvenir) il observa le montage presque silencieux de la tente blanche et bleue. L'ossature en étoile montait lentement. Il ne voyait pas les hommes. Il y avait une semi-remorque dans le gazon. Et des chiens. C'était les leurs. Dans l'allée, un gosse jouait avec un drapeau. La veille, Fabrice était entré dans une colère atroce en voyant le bleu et le blanc. Il arrivait de la préfecture, en voiture. Il voit les rayures de blanc et de bleu et aussitôt il entre dans cette colère de géant sans rien expliquer. On se demande pourquoi. On se demande ce qui va arriver. On ne sait rien. Agnès dit que c'était une erreur mais elle dit aussitôt que c'était une erreur irréparable. Ils n'avaient que du bleu et du blanc à son service. Sinon, ils pouvaient fabriquer, de leurs propres mains, des rayures à son goût et à ses couleurs qu'ils trouvaient un peu tristes. C'est leur patron qui parlait. Fabrice reçut le mot tristesse au sommet de sa fureur. Agnès s'éclipsa. Elle n'était que la domestique. Elle pouvait être l'amante. Mais jamais elle ne serait la maîtresse. Maintenant, la tente montait, étoile bleue et blanche et l'enfant jouait dans l'allée avec le drapeau que Fabrice avait interdit de planter en haut de la tente pointue. Elle serait pointue, avait dit Agnès qui l'avait vue en plan grâce à un gars, et sur la pointe il y avait ce drapeau bleu et blanc que Fabrice avait jeté par terre en menaçant celui qui devait être leur patron mais c'était un gars et Fabrice s'est arrêté à temps. Bref, l'enfant jouait avec le drapeau qui pouvait être la bannière de n'importe quelle famille pourvu qu'elle ne fût pas la nôtre. Jean regardait l'enfant. Il était de sa taille. C'était un morveux, sale et vide. Jean pensa à son enfance. Il pensa à tout ce qui s'était passé, pas à tous les détails, il ne revécut pas toutes les anecdotes qui composent le tout, il y avait longtemps qu'il connaissait le moyen de traverser cette enfance en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. L'enfant l'agaçait. Il retourna s'asseoir sur le pouf et recommença à caresser le dos de la lionne. Le nègre géant faisait une ombre diagonale sur le plancher. Il regarda ce feu, le premier depuis l'été. Gisèle l'avait demandé. Il aimait allumer le feu dans la cheminée. Il aimait Gisèle. Il y aurait trois cérémonies : une dans la salle d'honneur de la mairie, qui était composée de l'ancienne salle d'honneur, grise et démantelée, et d'une salle de classe qui ne servait plus à l'enseignement depuis longtemps : la deuxième aurait lieu à l'église du village, avec distribution de vin et de jambon, ainsi que l'avait ordonné Fabrice : la troisième, la plus secrète et la plus importante, dans la chapelle du château : Gisèle apparaîtrait au balcon face à l'autel, c'est le balcon de sa chambre et elle prendrait possession du château de cette manière rituelle. Oui.

Jean mesurait la tension de la toile entre les arêtes qui étaient tout ce qui restait de l'ossature métallique. Quelqu'un arracha le drapeau des mains de l'enfant. Il se mit à pleurer, frottant ses yeux avec ses mains sales et vides. Il marchait dans l'allée en direction du château. Il disparut sous la charmille.

Il n'y avait presque plus de lumière dehors. Le ciel était vert. L'intérieur de la tente était éclairé. On pouvait voir ces jets de lumière aux angles de la toile, courts et nets. À l'entrée, flaque de lumière avec Agnès dedans, triste et immobile. Elle se renseigne. Elle s'est déjà mariée. Elle sait. Elle en parle. Il était revenu à la fenêtre à cause du ciel vert traversé verticalement par un rayon blanc et précis comme une épée. Il n'ouvrit pas le carreau qui était à sa hauteur. La cheminée y dansait, de grisaille en grisaille, coupée par les barlotières, net. Il avait pourtant la main sur le loquet de bronze. Mais il n'ouvrit pas. Il n'entendait rien. Ils devaient pourtant faire du bruit. Sur la route, au-dessus de Vermort, il y avait une bonne vingtaine de personnes, noires et gesticulantes, traversées obliquement par les derniers rayons cassés au niveau des hêtres. Elles regardaient ce qu'il regardait. Elles attendaient. La nuit tombée, on ne les verrait plus mais elles seraient peut-être toujours là, noires et gesticulantes, bavardes, silencieuses. Agnès parlait toujours. À quelqu'un qui ne sortait pas de la lumière. Dans l'ombre, il eût été éclairé par cette lumière. Elle l'anéantissait.

Agnès avait l'air tranquille. Elle gesticulait elle aussi. Tout le monde gesticule au moment de le dire. Jean gesticule aussi quand il en parle. Il ne s'aime pas dans cette gesticulation noire. Il y a toujours le miroir de son attente pour en parler. Mais Agnès n'attend rien. Elle cherche, elle ennuie, elle existe à moitié, elle est bavarde. Jean retourne recommencer à caresser le dos de la Lionne, assis dans le pouf, aspirant lentement la fumée propre de la pipe, regardant l'eau se troubler et la braise s'éteindre dans le même temps. Ainsi se terminait l'été, par un mariage, et ainsi recommençait l'automne, par la solitude. Ensuite viendrait l'hiver. À la fin de l'hiver, il aurait écrit un roman de plus. Ça en ferait onze. On le publierait au printemps, et on le lirait en été. À la fin de ce nouvel été, il y aurait un autre mariage et il rentrerait dans sa solitude pour s'en plaindre. Fabrice lui enviait cette horlogerie. Il rêvait d'une horlogerie pour mettre fin à son errance. Il comptait sur Gisèle. Gisèle peignait des tableaux. Elle ne savait pas peindre autre chose. Elle s'imaginait dans le tableau, pas ailleurs. Elle avait regardé les yeux de Jean avec intérêt. Elle en avait mesuré le bleu d'ivoire et elle avait décrété qu'elle ferait un tableau avec la tête de Jean. Elle ne garantissait pas le résultat mais pour le moment, c'était l'unique fragment de Jean susceptible d'entrer dans le tableau qui était, précisa-t-elle, d'abord le sien. Elle avait dit : le mien. Maintenant qu'il y pensait, il lui faisait dire : le sien, à cause d'une tournure, simplement ça. Il regarda le tableau, un 10, pas plus, encadré d'une épaisse moulure aquatique et fantasque, au fond de laquelle le tableau tentait de s'extraire de sa surface, la tête de Jean. Il se reconnaissait. On ne voyait pas ses cheveux sinon elle eût été obligée de peindre aussi sa blanche calvitie qui lui donnait l'air d'un moine, surtout de face, comme c'était le cas. Elle avait noué une écharpe de soie autour de son cou, derrière la barbe et sous les oreilles. L'or de la soie se perdait dans la perspective d'un fond qui n'avait pas de nature particulière, il observa l'ivoire de son regard, la broussaille noire de ses sourcils, le rouge velu de ses pommettes. Ses dents, elle les avait perdues dans l'ombre de la bouche à demi ouverte. On aurait dit qu'il s'apprêtait à dire quelque chose de relatif à cette cristallisation du temps. Le portrait de Fabrice, peint en Espagne, malgré ses dimensions avantageuses (c'était un 60), paraissait, non pas plus petit, mais moins important. Il était mieux peint, plus ressemblant, éclairé de reflets, tourné dans les transparences d'une ombre exacte, mais il était infidèle, sans solution, il avait finalement l'air inachevé ou plutôt il donnait l'impression qu'il était achevable, proche d'une perfection qui n'est qu'un vœu, au lieu que le désir, impitoyable et clair, perlait sauvagement aux lèvres de Jean que Gisèle avait trouvées encore plus clairement dans son imagination de peintre. Jean aimait ce portrait. Elle l'avait recréé. Il n'avait pas été capable d'en faire autant dans le texte de son dernier roman. Elle s'appelait Fleur. Il lui avait trouvé un nom. Mais c'était aussi celui d'Agnès. Et d'Anaïs. Et d'autres encore étaient entrées dans sa mémoire pour la violer. Et Gisèle ne s'était pas reconnue dans Fleur. Il lui enviait son propre portrait avec un désespoir qui ne trouverait jamais aucune expression textuelle. L'hiver prochain, il retrouverait Fleur. Mariée naturellement. Peintre. Et désespérante. Orageuse. Et fière.

Le plan était simple. Elle apparaissait (apparition), il s'arrêtait (hallucination), il connaissait la douleur (amour ? sexe ?). Il brodait là-dessus. Deux cents pages, pas plus, à cause de l'impatience du lecteur qu'il s'agit de ménager. Quel lecteur ? La pipe s'éteignit. Il secoua une bûche. Dehors, la nuit, ce froid. Sur les carreaux de la fenêtre, l'étoile bleue et blanche de la tente, immobile malgré le vent qui se lève, la fente de lumière est toujours à la même place. Ce sont des carreaux à chanfrein. Il aime bien ces jeux optiques. La plate-bande de myosotis qui traverse le champ. La verticale du réverbère, son halo, l'oblique de l'allée parallèle et dans l'abîme de ce blason, la tente dont les travaux vont rendre fou (encore cette folie à l'approche du nouveau, des changements, des morts, etc.) ce pauvre Fabrice qui ne ménage pas son cœur. Le plan était toujours si simple qu'il lui arrivait de s'ennuyer dès la première page. Mais l'écrirait-il cette fois ? Il pensait à une autre dramaturgie, plus proche de la réalité, avec lenteur et surface. Il descendit.

L'intérieur de la tente n'était plus éclairé maintenant. Une seule ampoule au-dessus de la tête étonnée d'Agnès à moitié nue qui s'enfuit aussitôt dans la nuit, laissant une écharpe par terre et l'herbe piétinée revisitée par ses soins d'amoureuse impénitente. L'ampoule n'éclaire plus rien. Il fait le tour de la tente, avançant dans cette transparence noire. De l'autre côté, la pelouse s'étend jusqu'au canal qui à cette distance n'est que le reflet rectiligne et dansant des lueurs de la route, deux réverbères accrochés dans les arbres qui sont peut-être des frênes. Les visiteurs sont toujours là, moins mobiles, toujours silencieux, étranges. Il voit le corps d'Agnès enjamber le canal et remonter la pente entre les hêtres. Apparition. C'est toujours comme ça que ça commence. Mais il s'arrête. À ses pieds, la bordure du canal (dans la nuit on ne voit pas les ferrailles noires dont le sinistre écoulement atteint le fond désormais clair et noir) s'effrite, petits cailloux, clapotements. Il sue et il a froid. La deuxième partie du livre qu'il écrit chaque hiver dans l'attente de l'été, ce n'est pas la disparition du corps dans l'ombre de la forêt qu'il n'a pas le courage de traverser avec elle. Elle disparaît comme elle est apparue. Il n'y a pas de transition lyrique. Il ne peut pas écrire cela. Il n'écrit rien à la place. Il se met à souffrir, c'est facile. Le livre s'achève sur cette douleur dont la description s'affine d'année en année. Il écrirait cet achèvement les yeux fermés. Il l'écrit près de la fenêtre, une nuit de gel intense. Sa mémoire s'y retrouve. Gel des vitres. Blancs chanfreins.

Il voit mieux les gens. Il est remonté de l'autre côté de cette pente, pour atteindre la route derrière un bouquet de châtaigniers. La lumière arrive au ras de cette herbe jonchée. Les gens se retournent parce qu'il a écrasé une gogue, elle a éclaté entre l'asphalte et le cuir de sa chaussure. Les gens voient arriver ce corps informe. Personne ne pense difforme. Tout le monde reçoit cette forme anormale avec le même sentiment d'impuissance. Ils le saluent, un seul mot, et il ne répond pas. Il traverse ce silence, ne le troublant qu'au bruit du cuir de ses chaussures sur les graviers qu'ils ont répandu à force de trépigner les bas-côtés qui font deux lignes claires et parallèles et qui s'enfoncent dans le bas de la pente, dans rien. Il sourit à cette pensée. Il entend les premiers mots qui recommencent derrière lui, les pas reprenant leur attente circulaire. Facile d'écrire ce que je sais de cette douleur, se dit-il. Il longe la muraille sonore, reconnaît les pommiers, les dix rangs de muscat en marge du mur de schiste et de glaise sur lequel se dresse un chêne séculaire (dit-on), il voit l'horizon traversé des toitures et des cimes d'arbres, la route continue la pente jusqu'au pont, croisement-trace de la vie de tous les jours, il vient s'y asseoir tous les jours, toujours dans la même pierre, à la place de la pierre déchaussée par un camion (il y a longtemps), elle gît dans les ronces sur la rive où le chemin n'existe plus parce qu'il ne mène plus nulle part. Il traverse le pont dans le sens du château. C'est ce que j'ai de mieux à faire ce soir, se dit-il. Il ne tarda pas à apercevoir la pointe pavanée de la tente qui paraissait toute blanche à cette distance. Facile et nécessaire, se dit-il. Les aubépines formaient d'atroces géométries dans le ciel lunaire. Mais c'est l'odeur de la terre qu'il retient, mémoire impénétrable. Cette promenade nocturne ne l'inspire pas. Il se retourne pour regarder les gens. Ils ont l'air immobile maintenant. La lumière les mélange à cette ombre (l'immobilité relative). Passage de la lumière, se dit-il, elle me manque. Il arrivait à une des portes du château, porte des jardiniers, dit-on, et il traverse ce verger odorant pour rejoindre l'allée principale qui longe le territoire morose de la tente blanche et bleue. Il ramène une humidité chargée d'odeurs dont la moindre est celle de la terre. Au passage, un ouvrier lui lance un regard furieux puis il pénètre à moitié dans l'ombre et s'immobilise dans une attente qui est aussi un signe d'impatience. Jean n'ose pas fouiller cette ombre. L'homme semble accroché sur ce plan, virgule de lumière étonnée, improbable du point de vue de la douleur, se dit le nain entrant dans un couloir secondaire du château, éclairé seulement par un néon qui court d'un bout à l'autre du plafond blanc et voûté. Il revoit l'ombre, y devine une femme (hallucination) et il se met à chercher les mots de cette nouvelle douleur (différente ?). Dans le salon, de chaque côté de la Lionne, Fabrice et Gisèle attendent son retour de promenade nocturne, une sale habitude qui les rend infidèles (le sens de cette fidélité s'est perdu dans la nuit des temps). Il entre, noir et moite. Dans le miroir hexagonal que le nègre de terre porte en pendentif sur sa poitrine de colosse vaincu (personne n'a encore saisi le sens de cette allégorie qui n'est peut-être qu'une farce de plus de l'ancêtre fondateur), son visage est un masque (théâtre ?) qu'il tente de transformer dans le sens de l'allégresse que tout le monde partage parce que c'est le moment d'être heureux, fidèle et sociable. Le nègre lui-même porte la trace de cette douleur sur son visage auquel d'ordinaire on fait dire :

— J'ai cru que tu ne rentrerais plus ce soir ! Nous attendons ton opinion au sujet de Sweeney. Crois-tu que Sweeney...

— Je ne crois rien si je pense à Sweeney. C'est du temps perdu.

— Quelle joie ce serait pour lui ! dit Gisèle.

Elle est sincère. Elle aime bien Sweeney. Je veux dire qu'elle l'aime sans en compliquer l'existence. L'idée de Fabrice est claire : Sweeney n'en fera qu'à sa tête. Qu'en penses-tu ?

— Pourquoi penser ? Et qu'en pensera-t-il lui-même ?

— Jean a l'art de formuler ma propre pensée, dit Fabrice. Je ne crois pas que le bonheur de Sweeney s'en trouvera mieux,

— il m'a tellement parlé de ce bonheur ! dit Gisèle. Je n'ai pas pensé à tout ce mal en lui promettant qu'il serait là, avec nous, en ce jour tellement important pour nous. N'est-ce pas, Jean ?

— Je suis d'avis d'inventer une excuse, dit Fabrice. Je conte toujours un peu sur Jean dans ces cas extrêmes.

— Dire que j'ai menti à Sweeney ! dit Gisèle. Que va-t-il penser de moi maintenant ? Je n'aime pas cette situation.

— C'est Sweeney que vous n'aimez pas.

— Nous nous marierons de toute façon, n'est-ce pas ? Jean, je t'en prie, charge-toi de ce problème, C'est ma faute, je le reconnais. Mais il était tellement heureux à l'idée de revenir au château. C'est sa grande idée, vous comprenez ? 1) ne pense pas à notre bonheur. Revenir, me disait-il en pleurant, revenir une seule fois.

— Il ne reviendra pas, voilà tout, dit Fabrice désespéré. Mais la seule idée de lui mentir me paraît tellement odieuse !

— Que personne ne mente ! dit Jean,

— Veux-tu dire que tu penses... que l'Idée même de Sweeney... que cette présence parmi nous... veux-tu dire que tu t'en moques éperdument comme tu te divertis tous les jours à négliger ta santé ! Je ne peux vraiment plus te faire confiance. Sweeney...

Mais il était déjà dans l'escalier. La promenade continuait. Il n'y avait plus qu'un problème : Sweeney. Le ramener, le temps des noces, était une idée de Gisèle. Fabrice aimait l'idée. C'est tout ce qu'il pouvait en dire. J'aime l'idée. L'idée de Sweeney de retour au château pour les quelques jours que nous ferons durer nos noces. Rien qu'une idée de Gisèle qui n'avait pensé qu'à Sweeney. Jean ouvrit la porte de sa chambre pour laisser passer le chat. Il n'alluma pas. La lune s'était levée. Cette lumière le fascinait. Ce n'est pas vraiment une lumière, une lumière à proprement parler (qui parle ?), en dehors de tout sentiment morbide. Il s'assit sur un tabouret près de la fenêtre. La tente recevait cette lumière avec une avidité d'ombre peinte. Sweeney ne supporterait pas cette vision. Il ne résisterait pas à cette attente. Sweeney connaissait la douleur. Il la connaissait dans le rapport de l'attente au désir, comme tout le monde. Simplement, il en exagérait l'importance. Et il avait cette nécessité d'agir, exagérément bien sûr, relativement à sa maladie qui était loin de tout expliquer comme le prétendait Fabrice. Gisèle ne pouvait pas approcher cette réalité avec les moyens des théories qui étaient tout le préalable de sa peinture. Elle ne comprenait pas le risque. Fabrice pouvait l'évaluer. Jean, s'il était sincère, avait les moyens d'en limiter les effets. Fabrice comptait sur lui. Gisèle est tellement proche du bonheur en ce moment ! Il n'y avait pas de feu dans la chambre. Il entreprit d'en allumer un pour s'occuper physiquement de sa fragilité thermique qu'il avait héritée de sa mère. Elle se pelotonnait dans les coussins près du feu incroyable qu'il continuait d'attiser parce qu'elle se plaignait encore. Ces lueurs le tourmentaient. Il voyait ses épaules nues, il l'entendait se plaindre parce qu'il continuait de descendre le long du corps, silencieux et attentif, ayant tout oublié de la clé des songes (je voulais dire problème, pensa Jean en revenant à sa chambre (le chat dormait près du lit en feu où il était mort) dont la porte entrouverte était agitée par un flot incohérent de lumières où la géométrie du lieu devenait incertaine et même menaçante).

Sur la route, au-dessus du verger, il y avait moins de monde. Ceux qui descendaient au village conseillaient la tranquillité, ils descendaient lentement jusqu'au pont et ensuite ils prenaient la direction du village, ayant décidé ensemble qu'ils en avaient assez vu pour ce jour. Les autres, agités encore par la curiosité héritée de ceux-là mêmes qui maintenant s'en défendaient (descendant en un seul groupe noir et géométrique), regardaient en silence la fenêtre secouée par le feu dansant. On distinguait bien le lit, blanc et carré, son ciel noir sans rideau (autrement le feu aurait commencé par là) et le drap défait dans le sens d'une diagonale. Une chaise brûlait dans un angle. Ceux qui descendaient n'y croyaient pas encore. De loin, ils exprimèrent leur incrédulité, la ponctuant par la raillerie que les autres, en haut de la route au-dessus du verger, ne pouvaient accepter sans augmenter le niveau sonore de leur conversation. Arrivés presque en bas de la pente, ceux qui pouvaient croire à un événement de nature à alimenter la rumeur du lendemain s'arrêtèrent pour regarder à travers les branches des pommiers. On voyait très bien le triangle (la pyramide) de la tente blanche maintenant sur l'écran (dans l'infini) du ciel noir, mais l'enchevêtrement des branches ajouté au mur de clôture infranchissable rendait la lecture du château difficile sinon impossible. Cependant, en haut, comme suspendue dans l'air de la nuit, la conversation s'était transformée en étonnement, ils avaient (d'ici) l'air halluciné par ce qu'ils commentaient sans se répondre les uns les autres et l'un d'eux se mit à courir dans la pente, disparaissant dans l'alignement des aubépines, puis arrivant sur le pont en criant distinctement. Le feu était une réalité. Le groupe de ceux qui n'avaient pas voulu descendre pour prêter main-forte à cause de ce que le feu leur inspirait de terrible et d'absurde, s'immobilisa en un seul bloc qui pouvait appartenir à cette obscurité végétale. Les autres (un groupe marchant du même pas vers le feu, l'autre groupe s'éparpillant devant à cause des différences de rendement à la course) avançaient dans la demi-lumière de la tente qui avait l'air gigantesque maintenant qu'ils la voyaient de près. Le premier qui repéra la fenêtre en feu était un enfant en âge d'aimer comme un homme (témoignage du maire lui-même au lendemain de ce qui aurait pu être une tragédie (humaine, pléonasme du magistrat voisin) et (pire encore, disait un notable sans existence précise) une perte irréparable compte tenu de l'historicité du lieu (l'expression est d'un enseignant en mal d'amour) et de pierres. Un autre cria (enfin) au feu. Le chat, qui croyait à un cauchemar, griffait les draps en attendant qu'on le réveille. Jean revenait dans le couloir, l'esprit confus, le cœur blessé, tentant de concentrer toute sa mémoire sur une explication cohérente du personnage de Sweeney. Au passage, il ferma une fenêtre. Il les vit dans un chanfrein mais ne crut pas à cette vision. Le feu approchait, soulevant le vernis du plancher en cloques noires et éphémères. La tapisserie du couloir s'illuminera tout le long de la plinthe, jusqu'à la porte de l'Empereur, suivant cette courbe parabolique imposée par un refend inattendu. L'embrasure de la pente fumait. Le chat était mort ou il continuait de rêver à cette impossibilité de vivre dans ces conditions. Jean pensa à n'ouvrir aucune fenêtre. Qu'est-ce qui avait bien pu causer ce feu ? Il vit le chat immobile dans les draps souillés d'autres cendres. Le plafond se cloquait autour des ornements dorés. Les rideaux, deux torches. Jean perçut l'éternité du feu. Il pouvait avancer d'un pas dans la chambre et même tendre le bras pour toucher le chat mort ou rêveur. Cette cendre de corps l'épouvanta mais il avança encore en direction du secrétaire où le manuscrit, immobilisé par un cristal de gypse qui imitait la flamme à merveille, s'entourait de cendres menaçantes qui voltigeaient vers la fenêtre et se mélangeaient aux rideaux en feu. Le voir n'était pas difficile. Imaginer ce qui lui passait par la tête en ce moment tragique n'était pas l'affaire de tout le monde. De là-haut, on voyait toute la scène. La mort existait. Les flammes léchaient le linteau de la fenêtre, illuminant les gargouilles sous la toiture. Spectacle infernal. On ne se parfait pas. Ceux qui étaient descendus au château étaient maintenant rassemblés devant le porche de l'entrée principale. La tente gênait cette vision, coupant l'escalier où le comte (père) organisait une réponse définitive au feu, pensant au créateur de ce feu, mais n'exprimant rien d'autre que sa capacité de réaction devant l'adversité et son ascendant encore vivace sur une population qui prétendait à haute voix ne rien attendre ni de lui ni de son passé. La citerne arriva sur ces entrefaites. Il y avait le feu dans la chambre de Jean.

— Jean, c'est le nain, n'est-ce pas ? Ce n'est pas la première fois.

— À quoi sert ce château s'il n'a plus aucun sens ?

— Vous voulez dire qu'il a déjà mis le feu au château ?

— Le feu, l'eau, les cris, les menaces, tout. Tout est arrivé maintenant.

— On ne s'étonne plus (ajoute quelqu'un pour donner un sens à cette conversation, au-dessus de la vigne et du verger).

— Il est dans la chambre. Cette fois il ne survivra pas.

— La veille du mariage ! La veille du mariage ! Quel feu ! (cette réplique est tout ce qui reste de l'étonnement jadis partagé par plus de trois mille âmes toutes rassemblées sur cette terre pour en comprendre la douleur et se préparer à en continuer le sens au-delà de cette vie qui n'est que l'imitation de ce qu'on peut s'imaginer si on a deux sous de curiosité respectivement à cette mémoire dont il est devenu si difficile de parler que maintenant les conversations tournent plutôt autour de l'idée qu'on a chacun de la notion qui profite aux uns parce que les autres le font exister par le vote qui est une espèce de demi-voix qu'on n'écoute que d'une oreille mais une fois passé l'âge de la raison on se rend compte qu'on a oublié de philosopher et que c'est tout le drame de la servilité). Oui. Oui. Oui. Le cristal est brûlant. Il s'y brûle les doigts. Mais c'est une fausse flamme. Le vrai feu est ailleurs. Ce ne sont que quelques pages arrachées à la réalité. Mais il y tient. Il y tient parce qu'il ne se souvient que du sens à donner à ce feu. Mais les mots, il les a oubliés. Il oublie toujours les mots. Il oublie même le mouvement, le pendule au-dessus du texte qui s'y retrouve. Tic, tac, tic, tac, pendule de l'« or du temps », il n'y a plus de feu. Le chat est mort. La fenêtre fermée. L'air stagne. Voix. Couvrez-moi, dit-il calmement. Mais la question reste de savoir qui a mis le feu.

Sous le chêne séculaire, minuit passé, il ne manquait que les trois ou quatre gars et les deux filles qui avaient de l'ouvrage pour toute la nuit au château où personne ne dormirait cette nuit, le feu éteint, peut-être, oui, éteint, même sous la cendre. Il y avait eu plus de peur que de mal, pensait-on. Et on avait raison. Il ne s'était presque rien passé. Sauf dans la tête de Jean qui en avait exagéré le récit. Le chat était mort, preuve de la virulence du feu. Il montra la cendre des rideaux, les craquelures noires du plâtre, le drap centrifuge et le chat entortillé dans cette triste immobilité. Feu de paille. L'ampoule électrique du plafond avait explosé à cause d'un court-circuit derrière la plinthe que le feu avait parcourue d'un bout à l'autre mais heureusement en surface. Il pouvait éteindre maintenant que le feu n'existait plus que par ce qu'on en disait. Ce n'était rien. Juste un brasier comme il en arrive de temps en temps comme conséquence d'une négligence qui dans d'autres circonstances est le point de départ d'une tragédie mémorable. Regardez comme ils veulent se souvenir. Il avala le sirop contre la toux. C'est tout ce qu'ils veulent, se dit-il. Rien n'est important à leurs yeux que cette mémoire soumise aux lois de l'héritage. Ils veulent. Ça aurait pu être plus grave. On se mariera demain. Tout le monde est mort. Il parlait à Gisèle. Elle l'écoutait bien sûr. Elle ne disait rien non plus. Elle avait changé les draps, à cause du chat. Il aurait pu dormir dans une autre chambre, mais non : il ne s'était rien passé. Tout restait à dire maintenant. Il entra tout nu dans le lit. Cette impudeur le surprit lui-même. Il accepta le livre qu'elle lui donnait. Elle sortit. C'était tout pour aujourd'hui. Une émotion de plus. Ils descendaient la pente tous ensembles. Ceux qui avaient aidé au château à la demande du comte arrivaient sur le pont. Personne ne s'arrêta vraiment. Ils ne donnèrent signe d'aucune hésitation. Ils allaient se coucher. Mais Agnès les quitta au niveau du bois d'acacias. Elle salua les plus proches et s'enfonça dans l'ombre. Elle croyait rêver. Jean la vit lorsqu'elle atteignit la crête qu'elle suivit en montant vers Bélissens dont la première maison se découpait à l'extrémité de la crête. La nuit ne faisait que commencer. Un numéro d'« Espaces » avait échappé au feu. Couverture rose, la moitié du visage du poète du mois, et le titre évocateur du partage, intention, intention à lire entre les lignes parce que les mots n'ont plus de sens. La poésie est ailleurs. Agnès disparut dans cette pensée, en même temps que l'idée première, souvenir d'avoir été bavard au moment de considérer sa cohérence. Il cherche Agnès dans la silhouette inexacte d'un bouquet d'arbres. Ce sont des tilleuls. On ne voit pas le mur de la première maison. Agnès n'y entre pas. Elle continue le chemin jusqu'à la fontaine, serre peut-être le robinet qui fuit, au passage, l'eau clapotant dans la gueule étonnée d'une vache qui s'est attardée. Je ne crois pas. Je ne lis pas non plus. Les pages reviennent. Entrer dans la nuit par cette porte étroite. Le pêne de la porte principale a retenti dans le couloir, les pas de Fabrice dans l'escalier, les chuchotements de Gisèle, la présence du père qui pose encore la même question sans attendre la réponse, le chat pourrissant dans l'herbe, visité par les insectes, ces insectes délicats qui traversent les yeux jusqu'au bout du regard, immobilité douloureuse de la langue, ce cri, ce non-mot, ce désir. Les mots d'angoisse. Écrits pour n'avoir plus rien à dire. Cas extrême. Il suait, debout près du feu qui diminuait, attendant cette fin, même approximative, avec l'espoir qu'elle lui inspirerait le sommeil. Il ne rêvait plus depuis longtemps. Le monde (ce qu'on appelle le monde et ce qui ne s'appelle pas le monde) meurt avec les rêves du jour. Il n'y a plus les rêves de la nuit pour repeupler ce lieu insensé (non : pas absurde). Pas de bonheur, même écrit. Juste la lame d'un rasoir. Par exemple. Mais seulement en cas de jouissance démesurée. Spectre de l'unité.

Il y eut les noces, l'hiver, le livre, d'autres livres à lire, le bonheur contenu de Fabrice, le bonheur contenu dans les limites que Fabrice impose au sens à donner à son rire, les sourires de Giselle, Gisèle qui peint si elle a le temps, et le comte qui meurt ou qui continue de vivre. Au printemps de l'année 1985, ils étaient à Rock Drill. Sweeney commençait sa nouvelle parabole par une crise d'épilepsie, spectacle de l'attente. Il se passa ceci : Giselle posait nue à cheval sur le dos d'une gargouille terrible, à quinze mètres au-dessus de la pelouse où Jean (qui l'aimait) s'attendait à la recevoir comme le méritait sa folie de femme infidèle. Il était seul à la regarder pleurer parce que Fabrice s'était encore montré cruel et injuste. Ceux qui passaient ne levaient pas la tête. Même Jean n'osa pas s'interposer entre Giselle, qui souffrait inutilement parce qu'elle avait le sens de l'infidélité, et Fabrice qui ne supportait plus cet abandon inexplicable parce qu'il n'était plus heureux. Il punissait Giselle devant tout le monde (le monde de Rock Drill, microcosme passable) sans donner à penser quoi que ce soit sur l'identité du corps qu'elle venait de posséder sans lui. Elle pouvait tomber dans cet air moite du printemps si elle voulait en finir avec leur alliance sacrée. Elle en parlait quelquefois, avec tristesse si c'était Jean seul qui l'écoutait (parce qu'elle l'aimait) ou avec une impudeur calculée sur le modèle de la punition elle-même qui n'était jamais douloureuse, simplement humiliante, et spectaculaire. La gargouille avait un sens. L'arbre auquel il lui arrivait de l'attacher conservait ce sens à cause de la chaîne suspendue à une branche. Il y avait aussi cette ancienne porte derrière laquelle il la clouait presque, à la limite de cette douleur qu'elle n'imaginait jamais sans un frémissement qui était en vérité le début d'une fièvre tenace. Un jour, il l'empala tendrement sur la pelouse où elle demeura assise toute l'après-midi. Cette nudité était obscène, il le savait. Elle riait. Mais cette fois elle avait été trop loin, trop amoureusement, trop proche du plaisir, et il avait inventé ce supplice dangereux. Elle pleurait, à cheval sur la pierre horizontale qu'elle terminait, le dos au vide, regardant la tour où il l'attendait. Sweeney arrivait, tête basse. Il n'aimait pas ces punitions, surtout depuis qu'elles n'amusaient plus Giselle. Au début, il s'amusait avec elle. Fabrice le chassait comme un domestique et il continuait de s'amuser un peu plus loin du lieu de son supplice tandis qu'elle redoutait l'annonce d'une douleur que Fabrice voulait lui destiner. Sweeney conservait le pal, il vénérait les faux clous de la porte andalouse. La chaîne lui inspirait de litaniques extases. Maintenant il parlait de la gargouille où elle était condamnée à passer toute la nuit. Sweeney parlait avec tendresse de ce corps voué aux caprices de leur alliance sacrée. Il envisagea la nuit avec candeur. Il la regarderait. S'il en avait l'occasion, il lui parlerait. Mais c'était peu probable. Il regrettait pour les noces. Que s'était-il passé sans lui ? Qui était cet homme que Fabrice évitait comme la peste parce qu'il était l'amant de sa propre femme ? Pas une plainte n'émanait de leur silence. Giselle entrait toujours dans la punition sans résister aux mains de Fabrice qui pouvait faire d'elle ce qu'il voulait. Il semblait désirer ce mal. L'homme prétendait que c'était un jeu. Il ne fallait pas dire le nom de l'homme. Cela aussi faisait partie du jeu. Jouer, c'était voir Giselle dans cette imitation de la torture. Était-ce encore jouer que de la regarder s'approcher de cette vérité sans en dénoncer la cruauté ? À l'aube, il la libérerait et il l'emmènerait pour qu'elle lui parle de la nuit, de la nudité crispée, du contact de la pierre et de la chair, de la sensation de vertige qui le fascinait parce qu'il n'en trouvait pas les mots. Sweeney se tordait le cou pour ne pas la voir. Il voulait s'imaginer cette aube désespérée. Quand elle arriverait, il chercherait le sommeil pour ne plus la voir. Il s'imaginerait le soulagement, la décrispation, l'espoir, l'étonnement de pouvoir en parler dans le sens du désir. Mais Jean voulait la voir, jambes pendantes maintenant. Fabrice venait de faire usage d'un fouet pour l'obliger à demeurer assise sur la gargouille et non pas couchée jambes et bras crispés autour de la pierre qui perdait ainsi toute sa signification. Elle avait reçu le fouet avec délectation, il n'en doutait pas. Sweeney se boucha les oreilles pour ne pas subir les claquements obscènes. Mais elle était soumise maintenant. Elle n'avait plus peur. Elle jouissait de cet équilibre. Jean vit son profil le temps pour elle de ramener sa chevelure dans le dos. Elle ne bougeait plus, elle attendait enfin. Un jour, un policier nommé Frank Chercos lui demanda de témoigner de la cruauté de Fabrice. Il en parla le plus fidèlement qu'il put. Ce n'était pas facile de parler de Giselle. Sa nudité était indicible, il ne comprenait pas son attente et il ne se souvenait jamais de sa conversation. Le policier voulait tout savoir. Sweeney ne trouva pas le moyen de venir aux noces que pourtant on lui avait promises. Se souvenir de ce commencement était facile. Il pouvait raconter ce côté de la mémoire avec une fidélité qui coulait de source. Mais elle était infidèle ensuite. Le jour où il lui posa enfin la question : qui est mon père ? elle répondit : je suis infidèle, et il avait couru s'enfermer dans sa chambre pour s'interroger sur le sens à donner au plaisir. Le policier voulait savoir la vérité. Il parlait de la vérité pour qu'elle lui arrive. Sweeney l'observait. Jean faisait le récit des noces. Sweeney s'abreuvait à cette source. Le policier aimait la vérité. Sweeney flatta cette épaule brisée par l'attente. La tête du policier semblait dormir, ses mains caressaient les accoudoirs, il trépignait sous la table, et Sweeney remarqua la circularité à la surface du vin dans le verre que la lumière ajoutait au plan d'ombres formé par Jean de l'autre côté de la table. L'idée lui était venue en revoyant Giselle dans son atelier. Elle n'avait pas répondu clairement à sa question : pourquoi ne pas m'avoir invité aux noces ? Elle n'avait rien dit (il racontait ça au policier qui venait de demander à Jean de se taire pour le laisser parler jusqu'au bout de ce qu'il croyait être la vérité, en effet, il y avait cette question de l'évincement de Sweeney qui avait rêvé de revoir Vermort, Castelpu, Bélissens, Agnès dans ses œuvres, les gens du village, monolithiques et passionnés, les chemins arrêtés au bord du ciel, les promenades rayées d'aubépines et de roches cristallines, l'observatoire astronomique dans les caves du château, le château existait-il toujours sur ce plan d'excroissances végétales où il avait trouvé du plaisir à l'évoquer avec les mots enfin dépouillés de leur gangue textuelle ?) et il n'avait pas osé insister. Il méritait une réponse aimable. Elle n'en trouva pas l'entrée en matière. Il se disait : il y a une raison, et la regardait épousseter les murs derrière les rideaux, parlant de ces insectes avec une science verbale qui le dérouta quelque peu. Elle disait : J'aime la vie, je la recommence chaque fois que je peux. Elle était arrivée en habits de noces, il y avait longtemps maintenant, un jour de printemps, pour peindre ce portrait que le policier tentait de déchiffrer avec les moyens de la conversation. Elle ne répondait jamais aux questions, avoua Sweeney. Fabrice la punissait souvent, il inventait la cruauté. Pourquoi parler de ces inventions ? demandait Jean au policier qui s'imaginait le corps de Giselle dans les postures que lui inspirait sa propre fantaisie. On ne peut pas parler de la cruauté de Fabrice, avait décrété Sweeney. Giselle n'avait aucune blessure à exhiber, avait ajouté Jean dans l'espoir de conclure une conversation qui avait en effet commencé bien avant que le policier s'imaginât la créer de toutes pièces par la seule force de son esprit de déduction. Agnès avait deviné tout cela.

J'en parlais à Giselle. Une heure après les funérailles de Jean, nous nous sommes retrouvées chez Bernie. Le salon de thé (une idée de Bernie au début de son veuvage) était éclairé par une seule fenêtre. Nous nous assîmes dans cette ombre presque chaude. Je revoyais les flammes, c'était plus fort que moi. En sortant, John me parla des cendres en amateur (John manquait toujours de se documenter au moment d'écrire par exemple cette scène finale d'un acte où Giselle m'avoue que les choses ont bien changé depuis vingt ans et plus qu'elle connaît et « pratique » les Vermort : le comte est mort, vive le comte ! Jean « n'est plus d'ici ». Sweeney, le géant à la verge d'enfant, presque mort depuis qu'il est simplement facile de deviner qu'il ne reviendra plus jamais à Vermort. Lorenzo, corps précipique et phénoméride, n'était peut-être pas aussi illégitime qu'on le disait. Fabrice ne comprenait plus sa propre cruauté, il ne l'expliquait plus par amour des mots, il ne savait plus pourquoi elle en était devenue l'unique destinataire), cherchant l'évidence de cette odeur à la surface molle d'un frêne envahi par le houx. La cheminée ne fumait pas, cette esthétique définitive. Bernie servit le thé avec les mots d'usage. Giselle lui répondit à peine. Elle portait le blanc des Vermort exactement comme Fabrice désirait qu'elle le mît en évidence, rôle de femme fatale dans la tragédie, mais plus compagne qu'héroïne ; peut-être, dans cet esprit facilement enclin à négliger les ombres du tableau, l'avait-il désirée dans le rôle de la soubrette qui pimente le plat littéraire au moment où il commence à déranger l'ordre des choses aimées pour leur intimité avec la mémoire toujours utile en cas de silence. Bernie parla du blanc, mais sans obtenir de réponse. Elle s'étonnait discrètement, montra ses bras musclés parce qu'elle chiffonnait la table dans cette attente. Giselle soupirait. Je cherchais les premiers mots, bien sûr. Ils évoquaient ces « vingt ans et plus » dans un temps étrangement linéaire et inaccompli. Je redoutai cette expression du mal. Bernie disparut enfin. Cette odeur de jasmin m'étourdit. Je brûlai un peu la pulpe de mes doigts dans le blanc de cette porcelaine, remarquant au passage la clarté du rouge sur le blanc, sachant qu'elle avait les yeux bleu et noir, frémissement d'eau, disait Jean. Le thé blessa ses lèvres. Petite douleur du sens à donner à cette rencontre. C'est elle qui m'a sorti de l'amalgame mélancolique qui se réclamait déjà de la mémoire de Jean à la sortie de la cérémonie. Elle a conduit lentement la décapotable jusque chez Bernie, ne souhaitant que mon silence. Elle voulait apprendre cette intranquillité préférable à l'angoisse. Oui, c'est autre chose, disais-je pour ne pas rompre le verre du silence. Infini relatif, un seul sentiment favorable au retour à la normale. Qui était-elle ? Bernie revenait. La cheminée fumait maintenant. Giselle effaça la première larme et Bernie se promettait secrètement de ne pas en oublier la trace désespérée. Attendions-nous quelqu'un ? (demandai-je un peu sottement je l'avoue mais je le disais en pensant à ce « quelqu'un » que je n'attendais plus parce que j'étais sa maîtresse. Me punissait-il ? Non, il ne parlait même pas des punitions qu'il t'infligeait. Je n'en connaissais que la version exagérée de Jean. Exagérée ? Oui, je ne le croyais qu'à moitié. À moitié ? Elle rit. Bernie s'avance, souriante. Les muscles de son cou traduisent son incertitude. Elle change le thé, nous reprochant de le boire trop lentement. Ne fumez pas. Ne parlez plus du malheur. Souvenez-vous de ce bonheur. Je ne sais pas pourquoi, mais chaque fois que je pense à ce qui reste de ce bonheur... Giselle ! Je ne veux rien savoir de cette attente. Je ne l'attends plus parce que je suis... s'il me punissait je... il ne me fouettera pas). Non, dit-elle sans y penser. Il y avait cette odeur, cette ivresse, ce silence. La lumière traversait le salon qu'elle n'éclairait plus. Il allait pleuvoir. Bernie s'approcha pour s'en plaindre. Giselle l'écouta. Quelqu'un parlait de la pluie. N'importe qui. La pluie revenait. Elle y jetterait les cendres, il n'était plus un Vermort. Il ne remplaçait personne dans ce sens. Il avait disparu. La pluie se mit à tomber. Bernie ouvrit une autre fenêtre. Giselle couvrit ses épaules. Elle m'écoutait tranquillement. Je parlais en même temps que Bernie. Je pouvais « me le permettre ». C'était un luxe facile. Bernie parlait d'une pluie ancienne. Giselle sourit en reconnaissant cette pluie que je retraduisais dans le sens de sa douleur. Il arriva tandis que le jour se laissait emporter par la tourmente. Il laissait l'imperméable tristement dégouliner à l'entrée du salon. Giselle ne le regarda pas. Bernie soulevait l'imperméable. Elle était sur la pointe des pieds, à la limite de la flaque qu'il tentait de franchir pour remettre en Jeu la punition commencée hier après la cérémonie mystique. En quoi consistait-elle ? Je ne pouvais pas le deviner. Aucune trace de cette attente non plus. Les mains de Giselle reposaient tranquillement sur la table. Il parlait vite. Bernie transporta l'imperméable à l'autre bout du salon pour le suspendre au mur où il continua de dégouliner lamentablement dans la même flaque. Il avait froid, il avait peur, il ne savait plus que penser de son infidélité, il voulait que je sois le témoin de cette infortune, il en parla avec les mots de ma propre connaissance de l'amour, il était injuste. Bernie s'esquiva. La porte d'entrée claquait. Le vent se levait. Il n'y avait plus de lumière dehors. Un coup de tonnerre venait d'y mettre fin. Bernie demeura un bon moment dans l'expectative. Fabrice continuait de reprocher à Giselle son indifférence à sa propre douleur. Il s'assit, retenant mon bras en même temps. Sweeney attendait dehors, sous la pluie. Il n'était pas question de changer cette mise en scène de la douleur qu'il était venu exprimer avec les mots que je lui destinais. Giselle préféra le silence. Elle y finissait peut-être, si c'était son désir comme il le prétendait. Je pouvais voir le profil de marbre de Sweeney qui attendait sous la véranda, à l'abri de la pluie, sauf les obliques coups de vent qui le trempaient chaque fois de la tête aux pieds. Il regardait la pluie, ou à travers la pluie lui apparaissait le spectre sinistre de la campagne revisitée. Fabrice caressait mon poignet. De quoi parlait-il avec tant de clarté ? Désirait-elle revenir au lieu de la punition ? Je m'amusai à l'imaginer. Mais Jean ne la décrirait plus. Cette nudité n'existait plus. Il n'y avait plus d'outrage. Le visage de Fabrice conservait toutefois les traces de cette mémoire. Dans le lit, c'était un dieu. Elle ne le savait pas. Je pensais au portrait, au passage du vide, au commentaire de ce désir, à des visages tranquillisés par l'évidence. La pluie s'arrêtait. Sweeney frappa le carreau avec une pièce de monnaie. Il voulait une bière, si ce n'était pas trop demander. Il pouvait parler maintenant des noces qu'il n'avait pas vécues. Jean n'était plus là pour l'en empêcher. Il parlerait, il se souvenait parfaitement de l'image d'Antoine et de Constance Godard qui les saluaient tandis que la voiture rejoignait la grille au bout de l'allée plantée de saules. Il se souvenait de la couleur des saules, de l'allée rouge, du bleu des feuillages et de l'incohérente tache d'orange que formait le château sur un fond de gris et de noirs. Les Godard agitaient leurs petites mains dans l'air giclant vert et rouge. Ils étaient habillés de combinaisons blanches parce qu'ils se préparaient à laver tout le château des impuretés qu'ils n'avaient pas manqué, eux, les Vermort, de répandre dans ces interstices d'or. C'étaient les premiers gérants du musée. Fabrice ne craignait pas leur avarice. C'étaient des gens compétents en matière culturelle. Constance avait remis en tremblant le cadeau de noces à Giselle qui avait dit être folle de joie, ce qui avait agacé Fabrice. C'était un bibelot rare, de provenance douteuse, prétendait Fabrice. Le bord de la route dégoulinait de jaune de cadmium moyen. Sweeney se souvenait de tous ces détails. Dans l'avion, Fabrice avait critiqué les Godard. Il n'aimait pas leurs façons. On verrait à la fin de l'été, quand le musée fermerait ses portes pour la première fois. On verrait exactement de quoi il retournait. C'était des gens capables de tout pour satisfaire leur avarice, témoin le bibelot sonore que Giselle agitait. Sa cuisse était chaude. Sweeney avait honte de le savoir mais il ne pouvait pas changer cette idée absurde contre celle que lui proposait sa conscience. Il se souvenait ou il s'inventait des souvenirs. Le bibelot résonnait encore dans sa tête blessée. Elle était blessée de nouveau. Il n'y a rien à changer à cet ordre des choses. Il aurait voulu voir le musée, le traverser lentement avec cette patience acquisitive qui était sa meilleure qualité intellectuelle. Mais Antoine Godard s'était opposé à ce voyage. Il avait dit non une bonne fois pour toutes. Sweeney ne reviendrait plus à Vermort. Noces ou pas noces. Il s'était montré d'une intransigeance rare pour un homme de sa taille. Rare et curieusement décrite maintenant par Cecilia (moi) qui se met à en parler alors que personne ne le lui a demandé. Sous la véranda, Sweeney a l'air d'un cheval. Oui, c'était la bride d'un cheval qu'Antoine Godard retenait tandis que Constance chevauchait l'animal en agitant le bras pour les saluer. Fabrice avait détesté le regard ébloui d'Antoine. Cheval. Sweeney est un cheval et je m'en aperçois maintenant. C'est son rêve le plus fou. L'autre rêve est un secret. Un secret pour tout le monde maintenant que Jean est mort. Qui est Lorenzo ?

 

Chapitre IV

17 juillet

  

Le jour se levait. Hightower ne vit pas d'inconvénient à arrêter la voiture pour qu'elle pût contempler le levant. Elle s'installa sur une souche. À ses pieds, la pente rejoignait la même route à travers les lentisques. Hightower dit : Victoria, je n'ai pas tout mon temps. Elle ne répondit pas. Il l'avait menottée à cause d'une tentative de fuite. Elle jouait avec l'acier. Son regard ne quittait pas le soleil. Il dit : je vais te libérer. Elle secoua la tête. Pour ne pas parler. Pour ne pas accepter. Il s'adossa au pick-up et alluma une cigarette. Il ne regarda pas le soleil. Il calcula qu'il leur faudrait encore une heure de route avant d'atteindre White Spring Falls. Mais il tenait à respecter l'attente de Victoria. Assise sur la souche, avec son fichu de laine par-dessus la tête et les épaules, elle avait l'air d'une Indienne. Elle ne disait rien. Retourner à White Spring Falls dans ces conditions était la pire des choses qui pouvaient lui arriver. Ils attendraient. Hightower tentait de mesurer cette attente, sa durée, oui, sa profondeur, son sens. Victoria était la femme la plus chargée de sens qu'il connaissait. Il le dirait au directeur. Il lui dirait ce qu'il pensait de l'internement. Il lui raconterait Victoria, Victoria-histoire, Victoria-temps, là, au fond de son imagination en péril d'encerclement social. Il sourit à Victoria qui s'était retournée pour lui parler. Parler du soleil. Rien d'autre ne lui viendrait à l'esprit. Elle dit : si on allait manger avant ? Il s'inclinait. Elle remonta dans le pick-up. Elle avait l'air heureux maintenant. Le soleil montait le long de Red Wall, comme tous les matins à cette époque de l'année. « On s'arrêtera chez Bernie, » dit Hightower. Il pensait à un coulis de fraise. Cela prendrait une demi-heure. Il téléphonerait de chez Bernie. Il trouverait une explication. Victoria était sous sa responsabilité. Il rendrait compte en temps voulu. Chez Bernie, elle commanda du chocolat et un morceau de tarte aux pommes. Il se passa du coulis de fraise qui rutilait dans la vitrine. Il prit un café qu'il avala d'un trait. Elle dit : ne me pressez pas, je vous prie. Il ne répondit pas. Bernie s'approcha pour la saluer. J'en aurais fait autant, dit-elle à l'oreille de Victoria. Voilà ce que j'aurais fait : ce type ne peut pas t'en vouloir à ce point. White Spring Falls n'est pas un endroit pour toi.

— Ne dis rien qui pourrait être retenu contre toi, fit Hightower.

— Il n'y a rien que je puisse dire sans risquer un peu de ma liberté, mon chou, dit Bernie. Victoria ne mérite pas ça.

— Demande-lui ce qu'elle mérite, dit Hightower en tendant sa tasse.

— Qu'est-ce que je peux faire pour toi, Victoria ? dit Bernie. Elle remplissait la tasse tremblante. Ce tremblement l'inspirait : pourquoi ne resterais-tu pas quelques jours avec nous ?

— Elle ne peut pas, dit Hightower. Il faut qu'elle rentre.

— Sacré foutu sac de mensonges ! explosa soudain Bernie. Tu appelles ça rentrer ! On rentre chez soi, à la rigueur chez le voisin et même à l'intérieur de soi. Mais on ne rentre certainement pas à...

— Ça va, fit Victoria qui finissait la dernière bouchée de tarte aux pommes. On ne va pas se disputer. Charlie m'aime bien. Il ne me fera pas de mal. Je te remercie, Bernie.

Bernie recula jusqu'au comptoir, ne les quittant pas des yeux et, avant de se retourner, sans attendre la réponse, elle dit : vous ne voulez pas changer tous les deux. Mais il n'y a rien à faire, n'est-ce pas, Victoria ? tout change, même ce qui est fait pour durer. (Maintenant elle plongeait ses mains potelées dans l'évier rempli d'une eau savonneuse et bleue.) Tu me dois un demi, dit-elle.

Cela se passait à deux rues de Rock Drill, deux ou trois ou même quatre, pas plus. Hightower lisait facilement dans le regard oblique de Victoria. Sans explications, il lui remit les menottes, et cette fois, il ne s'excusa pas. Bernie pensa que c'était une honte mais elle ne fit aucun commentaire. À Rock Drill, Malcolm était retourné dans sa chambre comme si rien ne s'était passé. Voilà ce qu'elle pensait. Ce que tout le monde savait. Voulait savoir. La vérité est autre. Mais elle n'a pas l'importance de cette volonté de remettre les choses à leur place : Malcolm à Rock Drill et Victoria à White Spring Falls, à une heure de distance, par-dessus la vallée de Lily House, toute cette pauvre vérité et tant de choses à en dire.

Ils étaient de nouveau dans la camionnette, lents et silencieux, Victoria menottée à un tube qui sortait du tableau de bord et Hightower accroché au volant qui vibrait entre ses doigts. Victoria regardait ces mains. Le soleil était haut. Ils descendraient toute la pente. En bas, ils traverseraient au pas le vieux pont de bois qui menaçait depuis longtemps de s'écrouler. Victoria pensa au pont. Hightower la voyait ainsi s'éloigner du véritable objet de sa pensée, il voyait cet effort, il ne voyait pas la douleur. Elle attendait une occasion pour se faire la belle. Les menottes cliquetaient, du poignet au tableau de bord. L'autre main de Victoria flottait dans l'air comme un oiseau. Toujours cette attente, se dit Hightower. Bon sang ! se dit-il, j'ai l'impression de vivre dans un roman. Difficile de dire ce qu'elle attend de ce Byron qui n'a pas plus d'existence que ses autres raisons de revenir dans le monde. Victoria pensait : je n'ai pas de chance. Ou bien je ne sais plus ce que je dis quand je leur parle de ce que je sais. Bernie est une bonne femme. Je ne l'ai pas remerciée de m'avoir défendue. Je ne sais plus ce que je dois penser. Personne ne me croira.

Une petite maison petitement bourgeoise. Même à Rock Drill où elle a ses souvenirs. Peu de pièces mais des murs évocateurs et des fenêtres faciles. La presque solitude d'un lit, la nécessité d'un fauteuil vieillissant en même temps, un miroir dans l'ombre à peine éclairée, des tableaux. L'escalier descendrait directement sur la porte d'entrée, elle franchirait cette oblique distance deux fois par jour : le matin, à neuf heures, pour aller chercher la nourriture du jour et revenir au fil de la même conversation poursuivie près de la fenêtre jusqu'à midi ; puis le soir, la nuit tombée, recommençant la promenade sur les bords de la Lily, traversant le pont pour rejoindre le parc et espérer s'y égarer ; revenir avec cette impression de n'être plus à la hauteur de l'amour. Elle rêvait une nuit tranquille, calculait cet endormissement, puis la trace du rêve franchissait les limites de la raison : la nuit, elle attendrait que la rue se vide, elle assisterait à ce désert avant de s'endormir. Ce serait la fenêtre du salon. Derrière elle, il y aurait un feu de bois dans lequel elle aurait jeté de l'encens parfumé avant d'ouvrir la fenêtre. Il pleuvrait le plus souvent. Elle aimait la pluie, les courtes averses plutôt que cette pluie infinie qui dure tout le mois de novembre ; ensuite, le ciel s'éclaircit et on voit les montagnes noires et bleues dans le ciel jaune et vert. De la fenêtre, elle ne verrait aucune montagne. Elle verrait les deux façades en pointe et les deux rues qui arriveraient toutes droites sur la place circulaire plantée de saules. Elle aimerait les bancs autour de la pelouse et du bassin. Elle verrait d'un bon œil l'arrivée de sa plus proche voisine. Ce serait une veuve joyeuse. Ce serait une vieille fille toujours vierge et rêveuse. Ce serait une femme heureuse en ménage. Ce serait une inconnue totale. Ce serait une amie de passage. Elle n'aurait que la qualité de ses yeux. Elle parlerait de son enfance en regardant passer les hommes de sa vie. Il n'y aurait pas d'enfant pour le dire. Elles monteraient ensemble l'escalier à dix heures du matin. Cela leur laisserait deux heures pour raconter, critiquer, théoriser, refaire, redire, rêvasser, surtout rêver au temps qui passe pour lui donner un sens favorable au vécu immédiat. Deux heures, pas plus, parce qu'elle serait intransigeante sur ce point particulier de son existence : midi. Pivot du sens recherché. Rien de moins que cette exigence. À un âge tellement critique. Théorique. Indicible. Improbable et magnifique une bonne fois pour toutes. Le bonheur, ce serait une tasse de café, à dix heures, et le commentaire aimable de l'âme sœur. La rue serait « animée », les façades « parlantes », le temps « usurpé ». L'amie, facile. Incohérente par esprit de chicane. Non : intranquille. Comme cette écriture dont elle n'arrête pas de parler. Ces cahiers d'encre. Ces pages, ce silence, livre ouvert sur ses genoux, elle tient à la main le peigne que « je » lui ai offert un jour de cette pluie paralysante. Elle tombait, dégoulinait, troublait, ce jour-là. En bas, le vent secouerait la porte d'entrée qui a du jeu si on ne la ferme pas à clé. Parlons de ce jeu. La fenêtre serait fermée et la cheminée fumerait un peu. Non : pluie d'été. Vêtements légers. Bras nus. Tendresse des doigts qui feuillettent le journal intime. À midi, l'horloge mécanique s'ouvrirait. Elle s'ouvre deux fois par jour. L'amie exprimerait sa surprise. Elle serait surprise par le temps. Elle aime tellement les laques de cette horloge qui n'est même pas un vieux souvenir. C'est un caprice. Ce serait un achat déraisonnable. Les mains du vendeur. Caressantes. Le mécanisme laisserait à désirer, dirait-il. Mais que peut-on exiger de la beauté devenue objet du regard ? Elle entendrait cette voix. Elle s'efforcerait de la faire entrer tout entière dans sa mémoire. Il n'y avait rien d'autre à faire. Elle pourrait rire de sa frivolité. Avait-elle ri ? Était-elle aussi froide qu'on le disait ? Monsieur Byron parlait plutôt de sa légèreté. Il aimait les enfants. Les aimerait-il toujours ? Midi ! Elle accompagne son amie dans la rue, elle croise des regards où elle devine sa beauté. Beauté de femme. L'amie le sait. Elle s'éloigne. Cette fois, elle ferme la porte à clé. Le vent a cessé de toute façon. C'est cette pluie infinie qui revient. Trois jours de pluie matin, midi, soir, rêves, angoisses, réveils, bonheur, faux-monnayeur. Il y aurait des livres parmi lesquels elle aurait oublié ses propres écrits. Personne ne le saurait. Pas même l'amie qui ne croit pas à sa propre écriture. Tristesse d'une minute. La pluie suit le chemin d'une fissure dans le bois de la fenêtre. Gouttes sur les feuilles végétales. La terre est noire. Naguère, elle aimait cette terre. Nue et elle la terre. Boue vivante. C'était le terme. Elle s'en souviendrait. Mais aujourd'hui, à midi, une fois l'amie envolée sous la pluie, elle remonterait l'escalier (d'habitude, elle laisse l'amie le descendre toute seule et la charge de refermer la porte à clé : sa clé) sans ce désir de goûter les saveurs d'une viande ou d'un fruit. À cause de la pluie infinie. À cause des derniers mots de l'amie. Elle a laissé la porte ouverte en haut. L'air est instable. Les marches grincent. Ces sonorités l'incommodent. Elle revient au fauteuil, à l'ouvrage, oubliant le feu qui s'éteint doucement. Elle serait seule jusqu'au lendemain. D'habitude, à cette heure, la maison (elle vit à l'étage ; au-dessus, le grenier est vide ; au niveau de la rue, l'ancienne mercerie est fermée depuis longtemps, mais elle est remplie de souvenirs et ce désordre immobile la fascine quand elle trouve la force d'en déranger un peu la poussière magique) a l'odeur d'un plat particulièrement cuisiné dans le sens du plaisir. Elle le mange lentement, il lui arrive de manger nue en pensant aux heures de sa jeunesse, les saveurs sont divinement calculées, elle sait. Le sommeil la titille, mais elle ne s'endort pas. Le désordre s'accomplit au bord du rêve. Mais la pluie cesserait de tomber. Il y aurait ce rayon de soleil sur la table du salon. Il éclairerait son ouvrage, son attente du jour, il s'éteindrait en même temps que le bonheur d'avoir effleuré le sens véritable d'une idée fixe. Idée du temps. Géométrique et infinie. Douleur verticale maintenant. Pourquoi cette similitude ? En bas, le trottoir en pointe et désert. Cet angle est occupé par la « boutique d'en face », dont on a souvent parlé, qu'on n'évoque jamais sans plaisir, plaisir de la parole retrouvée au moment d'aimer encore malgré la distance, malgré ce néant, cette brèche inexplicable, peut-être infranchissable, peut-être seulement, parce que cette immobilité n'explique pas tout non plus. L'horloge paraît moins belle. Le feu n'y projette plus ses lueurs destinées à la faire durer. Le feu s'éteint. Le soleil installe d'autres transparences. Elle se conformerait à cette géométrie de l'espace, entre l'ancienne mercerie et le grenier recréant l'appartement de la mémoire telle qu'elle lui revient maintenant. Elle ne regretterait pas cette entorse aux habitudes qui ont fait la preuve de leur nécessité. C'est toujours l'immobilité. La même. Elle se précise. Ce qui arrive est prévu depuis longtemps. Imaginons que l'amie ne reviendra plus. Pourquoi ne reviendrait-elle pas ? est immédiatement la question qui se pose. Elle sourirait à la fenêtre ouverte, celle qui donne dans la cour. Il y a toujours un vieux vélo dans les cours de mes romans, se dit-elle. Et toujours cette marquise aux carreaux sales. Dalles éphémères en plus. En haut, le carré de ciel est livide. Visage du temps. Elle s'accoude sur le bord de la jardinière qui bouge. Un insecte s'envole. Pourquoi ne pas commencer à espérer autre chose que la vie ? Elle y penserait (se dit-elle) sérieusement. Demain, elle verrait la rue d'un autre œil. Ce soir, elle ne sortirait pas. Elle sortirait moins si l'amie a prévu de ne plus revenir. Pourquoi reviendrait-elle ? Qui est-elle ? N'ont-elles pas rêvé ensemble ? Oui. Oui. Mille fois oui. Puis la lumière s'en va d'un coup. Elle s'approche de la fenêtre. Le V des rues devient miroir. Cette boutique s'illumine. Ce ne serait plus la même. Peu importe si vous n'avez pas l'intention d'y jeter un coup d'œil en vous répétant que plus rien n'existe comme avant. Avant... il y avait ce bonheur à fleur de peau. C'était une idée claire aussi. Mais l'attente arrive, destructrice, étroite, indéfinie. Couloir. Tout à l'heure (elle ne dormirait pas encore) l'horloge s'ouvrira sur le mot : minuit. La sérénade s'achèvera de cette manière inévitable à moins de la réduire à ce qu'elle est au fond. Rêve d'une amie qui comprend, qui revient, qui devine. D'habitude (dit-elle) je descends vers huit heures. Il fait nuit, bon. De la fenêtre, je ne vois pas cette rue. Elle descend vers la rivière, lentement. J'aime cette attente (redit-elle). Je ne sais pas comment j'espère maintenant m'en passer définitivement. Ce serait une idée absurde, comme disent les penseurs du vide. Au bout, la rivière est un autre miroir. Les arbres gênent la rue de cette immobilité apparemment immobile. Sur le pont, je rêve moi aussi. En vérité, je m'accrois de cette substance. Je veux dire : ces mots, cette chanson, l'eau textuelle inévitable à cette heure de la vie. On me dit : Victoria, n'y pense plus. Je crie aussitôt. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais jamais pourquoi. Je ne veux pas savoir. L'eau s'écoulerait de cette manière, mon corps serait cette feuille, je quitte la ville une bonne fois pour toutes. Es-tu déjà allée dans ce sens ? Je veux dire, au bout de cette rivière qui est peut-être un fleuve. Moi, jamais. Enfin, jamais seule. Toujours nue par habitude du plaisir. Revenante. Je hantais le présent de son existence. Sais-tu de quoi je te parle ? Reviendras-tu demain, à la même heure ? Je t'attendrai si c'est ce que tu veux. Je t'attendrai si tu existes. (Elle parlerait toute seule dans l'obscurité du salon, ne regardant rien du côté de la chambre dont la lampe de chevet vacille encore, comme cela arrive tous les soirs au moment de se coucher. Elle ne trouverait pas les derniers mots.) S'ils existent, je les dirai dans ton oreille, boucle d'or sur le son de mes lèvres. (La pluie recommence. Le vent se lève. Elle entendrait la pluie, le vent, la porte secouée malgré le pêne, l'escalier désert visité par un oiseau en cage. Dormir la soulagerait. Elle regrette la promenade du soir.) Mais plus rien n'existait, vous comprenez ? Je parlais parce que le cri, vous savez : ce cri ? (Non, je ne sais pas. Je n'ai jamais rêvé dans ce sens. Je vous aimais.) La réalité, c'était cette camionnette qui retournait à White Spring Falls. Hightower gémissait au lieu de chantonner l'air qui trottait dans sa tête comme les chevaux célèbres de Rock Drill à la devanture de tous les magasins. Victoria s'amusait de cette confusion que les bruits mécaniques ne dissimulaient pas comme Hightower l'espérait. Avaient-ils repris la conversation de cette nuit ? Que lui avait-elle révélé qu'il redoutait de savoir ? Elle rêvait de finir ses jours dans une maison qui ressemblait trop à la sienne. Il se souvenait de cet amour. Elle finirait dans une chambre insensée, entourée de vieux amis à l'existence probable. Elle ne mourrait pas dans la chambre où il l'avait un peu forcée à l'aider à franchir l'épreuve du désir. Il n'y a qu'un désir, avait-elle commenté. On ne désire jamais qu'une chose : l'éternité. Et elle ouvrait lamentablement ses cuisses pour ne plus rien avoir à lui dire maintenant que c'en était fini pour toujours de leur existence future. Elle avait effleuré le sujet cette nuit. On attendait l'ambulance qui s'était embourbée dans une ornière. Elle buvait du vin. C'était la boisson préférée de monsieur Byron qui n'a jamais existé que dans son imagination. Mais il valait mieux parler d'autre chose. Le jour se levait. Je pensai à la nuit. Ma nuit. Une de plus. Cette fois, je ne revenais pas seul. J'enlevais Victoria et une fois retraversé le miroir de sa folie, je me retrouverais seul avec l'idée de n'avoir pas fait tout ce que je pouvais, non pas pour la sortir de là (elle est captive de cette existence parallèle), mais pour soulager le mieux possible cette douleur qui n'a pas de sens pour tout le monde. En a-t-elle pour vous d'ailleurs ? Je doute que vous soyez la personne adéquate. Personne ne vous a choisi. Ce qui arrive, voyez-vous, c'est ce qui ne vous arrive jamais, de se tromper sur le sens à donner à une déclaration qui arrive pourtant au bon moment. Je ne sais pas pourquoi je n'y ai pas pensé plus tôt. (Mais non, mais non, Hightower, vous n'y êtes pour rien. Je n'ai pas le temps de vous remettre à votre place. Et puis je vous soupçonne de ne pas vraiment désirer cette attente. Ne vous éloignez pas trop. On ne sait jamais.) Jamais ?

— Elle n'aurait pas dit non à ma tristesse. Je me souviendrais encore de ce moment, je reconstruirais seule ce franchissement, elle deviendrait enfin aussi infinie que je l'ai toujours imaginée. Imaginer monsieur Byron dans le rôle du père de cette garce innée. Ne pas se soumettre à son désir. Elle n'est que le corps du récit. Anaïs m'en voulait. Elle existera toujours entre monsieur Byron et moi, ce corps parfait, toujours parfaitement nu, désirable dans le sens du bonheur d'être mère. Plus rien de tout cela n'existerait. Pas même la maison de l'autre côté de la rue. Ni la jeunesse qui n'est que la fleur de la peau. Ni le cri par lequel commence le malheur. Seule, peut-être enfin, indésirable, enfin, anonyme, peut-être. J'aimerais les fenêtres. Pourquoi ne pas aimer le lit défait ? Les tableaux n'évoquent que l'idée d'un futur. Femmes utiles. Hommes mannequins. Enfants jouets du décor. Bêtes allégoriques, y compris le chat blanc aux oreilles noires dont le nom serait oublié. Au point de rencontre du passé et du futur. Non. Au moment où le passé cède le pas au futur. Il lui laisse toute la place. Conditionnel au niveau du texte. Mais tu ne comprends pas mes personnages. Nous ne sommes que deux. Hightower et Victoria dans le pick-up encore arrêté au bord de la route. Il fait si bon ce matin. Il fait si pur. Si vrai.

Ce ne serait qu'une réplique, les instances de l'attente. Elle s'attendrait à une visite. Elle n'arriverait pas. Comme c'est moderne, cette croissance du désir, cette manière de le dire. La mort aurait le visage de ce marin bleu et jaune aux chaussures rouges. Le sous-verre est brisé d'une façon inexplicable. Ce couloir est rempli de petits faits sans importance. Elle le traverserait sans y penser. Elle irait de la chambre au salon sans s'en rendre compte. Elle parlerait toute seule pour ne pas s'ennuyer. Elle comprendrait mieux ce silence. Assise près du feu (une idée charmante), elle ouvrirait le livre pour ne pas le lire. Les cuisses de l'amie (elle ne les cache pas) avaient quelque chose d'irréel dans cette lumière, celle de tout à l'heure, avant midi, lumière bleue du matin, l'amie montrait ses cuisses à tout le monde. Pourquoi en avoir parlé ? Nous n'avions pas épuisé les sujets de conversation. Il restait tellement de choses à se raconter pour ressembler aux personnages de nos rêves. Elle aurait d'abord usé d'un ton de reproche. La chair des cuisses de l'amie aurait tremblé en même temps que les mots. Petite blessure juste au bon endroit de la facilité d'être mieux qu'une idée. La robe était fendue derrière, fente ouverte pour s'asseoir et tout le bas de la robe rejeté d'un côté des jambes, ce serait presque non ce serait inacceptable. Elle le dirait, au fur et à mesure des mots, ne retenant rien, avançant, ne voyant rien à l'horizon de cette incartade, assistant à ce tremblement blanc sans en comprendre tout de suite l'irréversibilité. Je n'ai pas de cuisses, avait-elle fini par dire pour mettre fin au vertige de l'amie. L'amie s'amuserait d'y avoir cru. Elle continuerait d'exister. À la fenêtre, ses seins sont une offrande, cela saute aux yeux, se disait Victoria fermant la même fenêtre pour ne pas laisser entrer la nuit qui n'est jamais une bonne compagne en cas de solitude, surtout si la solitude touche à la fin du voyage, et ce serait le cas. Une nuit encore. Accrocher au mur séparateur. Au refend de l'existence. Oui.

Elle s'éloignait. Peut-être avait-elle l'intention de lui échapper. Ce ne serait pas la première fois. Elle s'était arrêtée au bout du pré pour écouter les piaillements d'un nid d'hirondelle. Il ne restait pas grand-chose de cette vieille demeure. L'un des trois murs formait un triangle au ras du ciel qui remontait jusqu'au bois de chênes. Victoria revenait, tenant dans une main le bouquet informe d'un moment de bonheur. De l'autre, elle parcourait nonchalamment la clôture de planches. Elle ne le regardait pas. Il s'arrêta au milieu du pré, les mains dans les poches, jouant un peu avec l'ombre démesurée de son chapeau dans l'herbe fleurie. Victoria passait. Sous le cerisier, elle parla une minute pour ne rien dire et il demeura dans la même attitude au milieu du pré, avec les dernières gouttes de rosée qui mouillaient ses bottes noires. Elle le regardait toujours. L'ombre paraissait froide et paisible. Elle prenait plaisir à le dire, à le répéter, mais elle savait qu'il ne pouvait pas l'entendre. Il entendit cependant le mot « hirondelles » et il leva la tête pour regarder le ciel. Victoria, dit-il enfin, il faut en finir une bonne fois pour toutes avec cette idée. Il la regarda presque durement, disant : je ne suis pas fait pour les idées. Elle disait en même temps, sans doute pour ne pas le comprendre : ma mémoire s'est trouvé mille affinités avec les hirondelles. Elle le rejoindrait au centre du pré. Il n'y aurait plus de rosée. Plus rien à butiner dans cette végétation chiffrée. Il énumérerait les raisons de l'abandonner. Toutes les bonnes raisons. Il y en avait aussi de mauvaises. Mais il n'en parlerait pas. Se tenant immobile au milieu du pré, cherchant les mots et ne les trouvant pas. Elle parlerait à sa place et il en souffrirait plus que de raison. Mais il n'existait plus. Il remettait en route le moteur du pick-up. Il ne pensait plus. Midi approchait et il était temps d'en finir avec elle. Il ne la supportait jamais longtemps. Il aimait sa beauté. Il l'aimerait toujours. Mais elle refuserait toujours de se laisser aimer de cette manière. Victoria ! cria-t-il par la fenêtre de la portière. Elle agita le bouquet blanc et se mit à trottiner dans l'herbe. Il se souvenait de ses jambes dans l'écume de la Lily, l'été. Elle parlait de s'en aller. Mais pas un mot sur ce pays lointain. Il pensait à des contes. La regardant, il n'imaginait jamais rien d'autre. Il désirait toute sa surface, cette peau aurait suffi à le satisfaire. Elle le savait. L'eau traversait son corps. Il ne s'en étonnait pas. Elle s'éternisait le temps de l'été. N'y pensons plus, se dit-il. Elle franchissait la clôture, levant la jambe comme une écolière sur le chemin de l'amour. Peut-être souriait-elle. À cette distance, il ne distinguait plus les visages, il ne reconnaissait que les corps. Elle ne reviendrait pas. Il le savait. Elle ne savait plus rien du bonheur. Elle vivait de brisures. Elle pouvait mourir. Elle tentait encore le diable, mais il n'existait plus pour elle. Assise dans l'herbe, elle hésitait. De l'autre côté du pré, toute la terre s'inclinait vertigineusement dans le sens de la rivière. Elle pouvait se jeter dans cette approche du vide. Il attendrait son cri avant de tenter de la sauver. Il mesurait toute l'importance de ce cri. Mais elle ne bougeait pas. Elle était simplement retournée au silence. Il s'approcha. Elle se laissa conduire, molle et silencieuse. Elle n'était plus rien maintenant qu'elle était arrivée au bout de son rêve éveillé. Plus rien de dicible. Plus rien de véritablement possible.

Ce n'était pas l'amour qui le motivait. Il ne la désirait plus. Il pensait à lui. Et deux fois par semaine, il lui rendait visite. White Spring Falls (l'établissement qui portait le nom de cette contrée où l'image nue de Victoria n'existait que par le souvenir qu'il en avait maintenant que le temps n'y pouvait plus rien) l'accueillait toujours au bout du même chemin d'angoisse. L'atmosphère était feutrée, comme dans une bibliothèque. On s'attendait à ces regards d'un autre monde. Il y avait toujours quelqu'un pour ouvrir les portes. C'était un être de silence aux yeux fascinés. Il (ou elle) ouvrait les portes en prenant toujours soin d'en amortir les bruits de charnières et de chocs. Quelqu'un qui avait fini par le reconnaître, mais jamais le même. La dernière porte était celle de la chambre que Victoria partageait avec son dernier époux, un petit homme charmant qui s'habillait exactement, commentait Victoria en lui pinçant les joues. Le petit homme distingué s'en allait dès la première minute. Il était bavard et savait parfaitement combler le vide étrange de cette minute d'expectation. Il ouvrait toujours la porte sur le profil étonné du mentor, ce qui l'agaçait. Il se retournait une seconde pour grimacer sa pensée et il refermait la porte dans un grand bruit qui paralysait Victoria. Elle l'invitait à s'asseoir. Son époux ne savait rien. Il ne savait pas savoir. Elle l'aimait parce qu'il l'aimait. Elle servait le thé en énumérant ses sujets de conversation favoris. Ensuite elle fermait la fenêtre à cause des bruits du patio. Elle était toujours désespérée. Elle le regrettait. Mais elle était facilement rêveuse. Il s'émerveillait. Sa nudité lui revenait alors à la mémoire. Cette eau s'animait encore parce qu'elle était capable d'y retourner avec la même facilité. Qu'avait-il apporté cette fois-ci ? Oh ! Des pâtes de fruits ! Des couleurs qui se mangent ! Elle ouvrit la bouche et il ne résista pas au plaisir d'y déposer l'essence des fruits qui la ravissait. Elle mâchait pour montrer sa bouche, caressant le cou d'une main et de l'autre anéantissant une larme noire sous l'œil fermé. Henry ne sait rien, naturellement, dit-elle.

— Parlez-moi de Rock Drill, dit-il. Malcolm ne se montra jamais bavard sur ce sujet. Vous en savez plus que lui de toute façon.

— Il n'y a pas de connexions entre Rock Drill et White Spring Falls.

— Ce n'est pas ce que je vous demande, Victoria. Je vous le demande parce que... vous connaissez ma curiosité.

— Comment s'explique la paralysie de Malcolm ? C'est ce que vous voulez savoir ? Il y a plusieurs versions. Et évidemment, une seule compte vraiment si on veut comprendre. Mais que voulez-vous comprendre, Charlie ?

— J'essaie de faire mon travail le mieux possible.

— L'amitié n'explique donc pas vos visites ? Je suis déçue. Je croyais (un peu !) à votre sens de l'amitié.

— J'ai toujours été un peu patapouf en matière d'amour. Patapouf et insatisfait. J'y renonce si c'est ce que vous désirez en ce moment.

— Renoncer à l'amour ? Comme on abandonne les femmes ? Non, ce n'est pas ce que je veux. Je ne veux même plus construire le bonheur de Malcolm. Je ne le veux plus depuis ce matin. Henry s'est montré tellement compréhensif. Compréhensif et séducteur. Je ne sais même plus si j'ai eu raison de me soumettre à son idée. Il a une idée sur tout, Henry. Mais il n'explique rien. Vous n'aimez pas Henry. Je me trompe. Vous n'aimez pas qu'on s'approche de moi.

Vous en rêvez. Dites-moi le nom de votre compagne. Je saurai à quoi m'en tenir. Mais vous ne parlez plus. C'est chaque fois la même chose. Vous finissez par vous taire. Du moins on ne vous entend plus. C'est le désespoir maintenant. Henry vous trouve inutile. C'est son idée. Il me convaincra si vous ne faites rien. Enlevez-moi. C'est arrivé. J'en rêve encore. Vous souvenez-vous. Le temps d'une après-midi. Puis plus rien. Ce qu'on en dit au moment d'expliquer le bonheur. Charlie ? Oh ! J'ai cru vous avoir perdu en cours de route. Mais vous ne vous perdez jamais. Surtout pas sur cette route que vous connaissez bien. N'est-ce pas qu'elle n'a pas de secret pour vous ? Je ne sais rien de secret. C'est regrettable bien sûr, cette solitude. Mais je n'y peux rien encore une fois. Ne partez pas si j'ai les yeux fermés. Comme je vous aime ! Et comme j'ai eu tort de ne pas y croire ! Si j'y ai pensé ? Peut-être. Personne ne m'a enlevée une fois revenue à la raison. Je pouvais toujours en rêver, mais vous n'étiez plus là pour me montrer le chemin de ce bonheur imaginaire. Je divague. Je vous ennuie. Et je ne m'intéresse même pas à votre problème. Qu'allez-vous penser de moi si je recommence. J'ai tellement envie de recommencer.

— Je m'en vais, dit-il enfin.

— C'est l'heure, dit-elle.

Maintenant, elle ne prenait plus la peine de le raccompagner. Elle fermait doucement la porte et il entendait le fauteuil glisser jusqu'à la fenêtre. Dans le couloir, avançant comme dans un rêve, il ne pouvait s'empêcher de jeter un coup d'œil dans les chambres si la porte en était ouverte. Il n'était pas rare de rencontrer ainsi le regard de Henry qui s'arrêtait de parler. Son interlocuteur n'insistait pas et quittait sa propre chambre sans même commenter ce renoncement inexplicable autrement que par l'ascendant que Henry exerçait sur son mental en déclin. C'était toujours un interlocuteur bavard, irréductible à la conversation mais inépuisable au moment de répliquer. Il s'évanouissait aussi facilement. Henry levait le verre. Il ne savait vraiment pas quoi dire pour lui plaire. Et il ne disait rien pour ne pas risquer de lui déplaire. Hightower le saluait simplement d'un mot. Salive d'or.

Ce dimanche-là, il ne rentra pas directement chez lui. Il ne retrouva pas non plus Sandie qui ne l'attendait pas au-delà de l'heure du déjeuner qu'elle avait fixé la veille mais il ne se souvenait plus ni de cette heure limite ni même de la dernière heure d'amour qu'ils avaient vécu ensemble, dimanche. Le lundi, elle avait toujours une bonne raison de lui en vouloir. Et puis elle oubliait. C'était une passante. Hightower ne l'aimait pas autrement. Une fois installé dans son bureau, il se fit apporter un magnétophone pour écouter une nième fois le contenu de la bande que Victoria lui avait confié en présence de Henry qui avait alors exprimé amèrement son désespoir de ne la voir jamais se montrer raisonnable. D'abord, on entendait une conversation lointaine, indéchiffrable à l'oreille, mais sans doute sans importance. Ensuite :

— Trop de lumière ! fit-elle. (il n'y a qu'une fenêtre, étroite et haute, entrouverte sur des volets d'acier presque fermés ; la lumière vient de la lampe ; elle tourne le bouton du potentiomètre en regardant l'abat-jour qui devient gris, tristement gris : ces deux mots, Malcolm les fait jouer dans le silence définitif de sa tête ; elle le lui reproche ; elle est presque violente ; maintenant elle tire le rideau sur la fenêtre ; c'est gris, dit-il. Tu le fais exprès.)

— Tu devrais dormir. On parlera tout à l'heure, disait-elle. (elle s'assoit dans le sofa velours crème et ouvre un livre ; certainement pas pour le lire, pense-t-il ; il dit : je ne dormirai pas. Il y a cette douleur dans mon bras. Elle pense : il n'a plus ce bras. Il y a longtemps qu'il ne l'a plus. Mais elle dit :)

— Rien qu'une heure. Je t'en prie. Une heure de tranquillité. C'est tout ce que je te demande. (elle contient cette violence ; elle mesure l'impact de chaque syllabe. Elle me demande de la laisser tranquille sous prétexte que ma douleur n'est pas la sienne. J'ai très chaud, dit-il.)

— Demain je leur demanderai d'installer un ventilateur, murmurait-elle sans le regarder. Demain. On a le temps. Repose-toi. (repose-moi. Elle aimerait cet abandon. Hier, elle a pleuré. Mais c'est la rage de me voir dans cet état. Elle ne s'imaginait pas. Elle disait :)

— Que crois-tu que je ressente ? Tu as perdu l'usage d'une partie de ton cerveau à cause d'un coup de tête... (elle mesure, le coup de tête dans la mort, l'égratignure cervicale, cette partie hors d'usage, les pieds ont l'air de rien, bouche sanglante, coup de tête feu à la tangente de cette sphère, on ne parlait plus, on se regardait pour ne pas avoir à en parler. Du moins, l'avait-il entendu dire : que crois-tu que je ressente ?)

— Je l'imagine aussi, dit-il. Je m'imagine tant de choses depuis.

(Aujourd'hui elle paraissait plus tranquille, non : plus facile. Au début de sa visite, c'est cela : plus de facilité maintenant, il y a cette proximité relative au regard. Il se trompait.)

— Que crois-tu qui va arriver ? dit-elle. J'ai peur. Peur de toi. Que tu recommences. Cette idée va me rendre folle. (on voit la lumière revenir lentement ; cet incident est dû à un dérèglement du potentiomètre noir et rouge qui grésille sous l'abat-jour. Il écoute le grésillement sans en identifier l'origine ni même chercher à l'apprivoiser. Il se sent seul, malgré l'augmentation lente de la lumière qui éclaire ses mains posées à plat dans les draps de chaque côté de ses jambes mortes à cause d'un coup de tête feu tristement gris ; elle veut parler mais continue de faire semblant de lire, ne mesurant pas le mauvais fonctionnement du potentiomètre ; elle n'aime pas ces jouets de l'intérieur ; c'est une femme arbre sentier pierre végétale. Il le sait. Il l'a connue comme ça, précise et nue, indémontable, infinie. Non, il ne se souvient pas. Ce sont des mots. On lui a dit de noter les mots. Il regarde le carnet rouge à ressort blanc sur la table de chevet à côté du potentiomètre bavard sous la lumière qui croît si lentement que, que quoi ? que c'est, non : juste un vertige, la respiration cassée à cet endroit de la phrase qu'il est en train de composer pour qu'elle se taise quand il voudrait qu'elle parle. Il le veut : douloureusement. Elle lit. Derrière elle, le rideau s'anime. Il va pleuvoir, fait-il.)

— C'est que tout le monde pense aujourd'hui, avait-elle dit sans lever le nez de son livre. C'est la grande pensée du jour. On ne parle pas d'autre chose. J'en ai parlé moi-même. (elle s'arrête ; elle pouvait en parler pendant des heures, de cette inconsistance conversationnelle qui traverse sa vie de femme arbre herbe tige semence végétale. Elle n'arrive pas à sourire. Elle devrait. Ça la soulagerait. Mais elle ne peut pas. Il l'écœure. Il sait tout de cet écœurement. Voilà trois mois qu'il en mesure l'efficacité. Elle continuait par ces mots sans importance : nous ne savons plus de quoi parler, depuis trois mois que nous parlons des mêmes choses, tentant de parler d'autre chose et n'obtenant pas ce résultat. Tu te rends compte ?)

— Je n'ai pas envie d'en parler. Parlons de ces autres choses.

— Pour y trouver quoi ?

— Je ne sais pas. Je sais : cette tranquillité. Tu en parlais. Parlons-en encore. Laisse-moi te dire ce que j'en sais (elle semblait penser : savoir ? tu sais déjà ? et déjà tu peux le dire ? je n'irai donc pas au bout de cet enfer ? Tu m'étonnes.) Je ne supporte pas ce silence.

— Rien qu'une heure, je t'en prie, dit-elle. Ensuite, toi et moi...

(et tandis qu'elle finit sa phrase, il tripote le potentiomètre et l'abat-jour devient noir. Elle ne finit peut-être pas sa phrase. Elle dit : qu'est-ce que tu fais ! ce n'est pas une question, bien sûr. Mais elle ne se lève pas. Le potentiomètre ne grésille plus. Il n'a même pas fumé. On n'aura même pas droit à cet incident. Il pleuvra. Il écoutera la pluie. Elle ouvrira peut-être les volets. Elle aime l'air humide, autant que la lumière brûlante de son pays de rêve. Il attend.)

— Puis-je te déranger encore ? demande-t-il. (elle fait oui.) C'est au sujet de... (elle écoute, elle perd tout ce qui lui reste de patience, elle ne dit rien, il est seul à parler, elle attend elle aussi.)

— Je vais y réfléchir. Essaie de dormir. C'est facile de fermer les yeux. Quelquefois le sommeil... (je n'ai jamais été un enfant, se disait-il en fermant les yeux. Elle se souvient de l'enfant qu'elle a été. Elle en parle si on le lui demande. Elle aime cette fragmentation kaléidoscopique. Sa mémoire s'y retrouve. J'ai été un enfant, oui. Mais je ne m'en souviens plus. Je vais devenir fou.)

— La pluie commence à tomber, dit-il. (Elle lève la tête : depuis le temps qu'on en parlait. Si on ouvrait les volets ? On ? Elle voulait dire : toi aussi. Il pensait : avec elle. Il dit :) Oui.

(et pendant qu'elle s'évertuait à immobiliser les volets de chaque côté de la fenêtre (ils disparaissaient) l'air de la pluie a commencé à entrer dans la chambre et il se sentit bien, il fit glisser le drap par terre au pied du lit, il se retrouva nu dans cette humidité relative, nu ce morceau de corps qui est tout ce qui reste de ce qu'il a été. Elle revient pour l'empêcher d'attraper froid. Il ferme les yeux pour ne pas voir ces signaux érotiques. Il se mord la langue pour ne pas les trouver dans son vocabulaire. Sa mère s'appelle Victoria. Même femme. Il comprend maintenant. De nouveau sous le drap, il écoute ce qu'elle dit, par exemple :)

— Tu n'es pas... Je ne comprends pas cette... Je vois bien que tu n'as pas changé. Tu es toujours le... (elle ne dit rien de l'amour depuis que... rien, rien que cette colère rentrée qui va finir par éclabousser leur conversation pendant que les autres continueront de parler de la pluie et du beau temps. Ce sera un moment de... n'y pensons plus. Ne pensons même pas que ça arrivera. Elle est retournée dans le sofa, retenant des larmes dont il ne perçoit qu'un reflet furtif. Elle lit. Elle lit vraiment. Ses lèvres bougent. Ses yeux descendent les marches de la page. C'est cela un livre : cet escalier qui descend, qui perd son sens au fur et à mesure qu'il y a moins de lumière, il n'y a pas de but, c'est incohérent parce que dans la vie, on préfère monter, il y a un soleil, et des possibilités. Il dit :)

— Crois-tu que tout reviendra ? Je veux dire : les souvenirs, les raisons...

— Il n'y avait pas de raisons. Tu t'es imaginé qu'il y en avait.

— Je ne sais plus. Je me suis salement détruit. Pourquoi cette mort provisoire ? (elle ne dit pas : c'est celle des lâches.)

— Essaie de te reposer (elle ne dit pas : mon amour ; il ne le dit pas non plus quand il achève de dire :) ne comprends-tu pas que je ne pourrais plus jamais dormir sans ces satanées pilules ! (ce n'est pas une question, elle ne répond pas. Il revoit le reflet toujours furtif des larmes qui n'ont pas encore trouvé le chemin de la réalité.

Coupez. À cause de Sandie qui s'amène en habits du dimanche, la cuisse légère et quelque chose de désabusé dans l'exhibition d'un sein. Elle a bu. On ne boit pas le dimanche, pense Hightower. C'est ce type, dit Sandie.

— Le type ? Quel type ? Je suis en train de travailler, pense Hightower. Fous-moi la paix si tu ne veux pas me voir tel que je suis.

— Il dit qu'il s'appelle Frank. Il veut vous voir. C'est ce qu'il dit. On serait lundi, je dis pas... mais c'est dimanche, mon chou !

Le nez royal de Frank Chercos apparaît sur l'épaule de Sandie. Il est heureux d'avoir fait sa connaissance mais il croit que c'est une cocotte. Sandie rougit. Elle sait ce qu'elle veut, mais devant Hightower qui pourrait le prendre mal. Hightower ? dit Frank. C'est justement le type que je veux voir. Montrez-le-moi.

Coupez. Hightower ne voulait pas se souvenir de cette scène mais c'était comme cela que s'était passée l'introduction de l'inspecteur Frank Chercos dans le cercle limité de ses collaborateurs. Frank avait déclaré qu'il était prêt à collaborer à tout ce qui lui passerait par la tête à condition de ne pas manquer de respect à sa chère mère. Puis Sandie lui avait fait avaler en suivant trois tasses de café corsées. Ça l'avait dessoulé. Coupez.

Revenant (en esprit) au matin du 17 octobre 1984 (il ramenait Victoria à White Spring Falls où Henry avait fait une crise de nerfs parce qu'elle le désespérait), il revoyait le visage dur et inaccessible d'Anaïs qui ne répondait pas aux questions que Victoria lui posait depuis le siège du pick-up où elle attendait que Hightower perdît enfin patience. Ce n'était pas de la patience. Les questions de Victoria éclairaient toute la tragédie de Malcolm. Le corps d'Anaïs avait atteint cette perfection dont Victoria ne parlait pas à dessein. Hightower cherchait à comprendre le sens de la relation de ce corps parfait à la paralysie de Malcolm. C'était la version de Victoria. Plus tard, elle lui remit la bande (interrompue par l'entrée de Sandie et de Frank) : c'était la version de Cecilia. Qui est Cecilia ? se demandait-il en regardant Anaïs. Victoria avait fini par se taire. Anaïs chassa l'insecte qui visitait ses cheveux. Si vous en parlez à Giselle, dit-elle (Qui est Giselle ? se demanda aussitôt Hightower) elle vous parlera de Virginie (Virginie ?) qui est une meilleure explication que Carina (Carina ?). Cette maison est la mienne. Tout le monde sait ce qu'il faut en penser.

— Malcolm est un pauvre diable, dit Hightower. Sa paralysie n'est rien à côté de la douleur de ne plus savoir se souvenir.

— Vous ne me reverrez pas, dit Anaïs. John veut voyager et je n'ai aucune raison de ne pas le suivre.

— Je ne connais pas John, dit Victoria. Vous me le présenterez.

— Pourquoi pas ? dit Anaïs. Pourquoi pas John, en effet ?

Chez Bernie, il avait hésité à demander à Victoria une traduction cohérente de cette scène par laquelle s'achevait la nuit la plus longue de sa vie. Bernie l'avait un peu piqué (sans plus) parce que le malheur de Victoria l'affectait sincèrement. Il la regardait laver les verres sales dans l'eau bleue de l'évier derrière le comptoir. Il aimait les mains des femmes. Il les trouvait nécessaires. Quand Anaïs lui tendit la sienne, il ne reconnut pas cet aspect décisif de la féminité. Cette nudité n'avait rien à voir avec ce qu'il savait de la féminité. Les mains de Victoria échappaient à toute définition, mais c'étaient les mains d'une femme. Il les adorait. Même les mains de Bernie étaient capables de cet amour. Tandis que la main d'Anaïs était étrangère à cette sensation. Il ne se souvenait pas d'avoir éprouvé aucun sentiment en la caressant. Il pensait à cette perfection comme à une facilité de vivre qui n'est pas donnée à tout le monde. Main utile. Elle pouvait le conduire où il ne voulait pas aller. Il rêva une seconde de toucher son épaule. Même Victoria devina ce trouble. Elle n'en parla jamais. Ni sur le chemin du retour à White Spring Falls, ni plus tard au cours des innombrables conversations qui l'introduisirent dans l'imaginaire fascinant de Victoria, contre la volonté de Henry qui n'est qu'un retraité impuissant à l'accompagner sans risquer la même folie. Le corps d'Anaïs était le commencement du récit de Victoria. Elle décrivit tous les corps de son imagination. Possibilités fascinantes. Mais cette fascination ne menait nulle part. Il espaça ces conversations. Il en évita quelques-unes. Il n'y mit jamais fin cependant. Il lui arriva de s'en aller avant la fin. Victoria revenait de cette manière. Après trente ans de cette séparation. Elle avait mesuré ce temps pour lui, mais elle avait été si heureuse chaque fois que cela avait été possible. Elle pouvait évoquer toutes ces traversées. Pas une ne manquait à l'appel de son désir. Elle ne voulait pas choquer sa pudeur. Elle savait au sujet des mains. Pourquoi pas les mains ? disait-elle en approchant le miroir-paravent pour les séparer du reste du monde l'espace d'un reflet. Il reconnaissait son propre regard. C'était la seule épave. Maintenant (Sandie et Frank étaient sortis une bonne fois pour toutes et il s'en fichait éperdument), il retrouvait cette tranquillité qu'elle savait lui communiquer si elle en devinait la nécessité. Dans l'escalier, Sandie et Frank continuaient de s'expliquer les raisons de son indifférence. Qui était cette Victoria qu'il voyait tous les dimanches ? Sandie n'en avait aucune idée. Frank jura plusieurs fois d'éclairer cette énigme. En bas de l'escalier, il cria à l'adresse de Hightower : Qui est cette fille, nom de dieu ! Hightower ouvrit la porte et, sans regarder dans l'escalier, il dit : J'ai oublié votre nom. En bas, Frank chuchota : il se fout de moi ! Sandie le traîna dehors, comme une poubelle. De la fenêtre, Hightower la vit retraverser la place presque déserte. De l'autre côté, Frank reluquait la vitrine d'un restaurant. Hightower était déjà sur le trottoir quand elle le rejoignit : Frank a dans l'idée de se taper la cloche, dit-elle. Tu m'avais promis la lune, Charlie. Tu vas encore me faire pleurer. En présence de Frank, elle déclara : si c'est ta mère, je te pardonne. Sinon, explique-toi.

— C'est vrai, quoi ! fit Frank en poussant la porte du restaurant. Une table décente ! commanda-t-il. On m'invite, murmura-t-il dans l'oreille de la serveuse.

— Ça, c'est une nouvelle, fit-elle. Vous vous êtes bien renseigné ?

— Il m'a dit : c'est moi qui invite.

— Et elle n'a rien dit ? Elle dit toujours quelque chose. Je ne sais pas, moi : Ça, c'est une nouvelle !... par exemple.

— Non, ça : c'est vous qui l'avez dit, souvenez-vous : il n'y a pas dix secondes. C'est que je ne les connais pas encore. Je veux dire : pas aussi bien que vous. Mais je suis patient. Vous êtes patiente, vous ?

— Un peu, ouais. Et j'me soigne. Ça vous ira ?

La table était déjà surmontée d'un surtout (avec trois inévitables petits chevaux de Rock Drill faisant office de trépieds et douze autres pour supporter les ustensiles nécessaires, gueules ouvertes laissant voir le mors d'argent et sabots noirs percés d'un trou pour retenir les anneaux). Hightower aimait, à cette heure centrifuge de la journée, un plat de crevettes grillées servies avec des piments et un vin français ordinaire. Frank préférait les viandes juteuses sans accompagnement de champignons, oignons et pommes de terre qu'il laissait dans l'assiette malgré les recommandations de Hightower que cette idée troublait un peu au point qu'il en parla à la serveuse un peu émoustillée par ce qu'elle croyait être des allusions à l'érotisme de son comportement (échine travaillée dans le sens des seins et des fesses, masquant le bourrelet du ventre au bon moment, il lui suffisait d'exagérer cette cambrure au moment de la pénétration, elle aimait les verges dressées par elle seule, les autres n'ayant même pas l'attrait du style). Sandie se contentait parfaitement si on lui proposait de tremper sa langue d'or dans des sirops et même des crèmes pourvu qu'on ne critiquât pas sa manière d'en parler ou plutôt de préparer les conditions de l'aventure de l'amour. Bien, dit Hightower, puisque nous ne sommes pas d'accord, continuons.

— Sandie m'a parlé de l'enregistrement, dit Frank. Ce qui l'a étonnée, voyez-vous, c'est que je connais Cecilia. Je peux vous être utile dans ce sens, non ? Je connais Cecilia Alamo. C'est une amie d'enfance. Elle ne peut pas m'avoir oublié. Qu'en pensez-vous ?

— Rien, naturellement, dit Hightower. On en reparlera.

— Si je savais ce que contient la bande, ce serait plus facile, vous comprenez ? Sandie m'a proposé de l'écouter. Avec votre permission. Ce retour sur les traces de l'enfance...

— Il ne s'agit pas de cela, coupa Hightower.

— Je veux dire que j'en sais plus que vous sur le sujet. Sandie pense que c'est utile cette enfance commune, ce croisement, il y a un point de rencontre qui pourra peut-être vous...

— Nous en reparlerons demain, si vous voulez.

— C'est venu comme ça dans la conversation, fit Sandie en recroisant ses jambes dans l'autre sens.

— Vous lui avez parlé de Victoria ? Vous avez bien fait. J'aime les collaborateurs zélés. Prenez-en de la graine, Chercos.

Frank exhiba ses incisives supérieures en signe de reconnaissance. Sandie jubilait dans le sirop légèrement alcoolisé. Hightower finissait de croquer la dernière crevette. Vous ne buvez pas ? dit-il à Frank.

Frank, penché sur la table (la serveuse mit du temps à comprendre), écoutait les voix qui chuchotaient plutôt dans le haut-parleur du magnétophone (Hightower cette fois ne fit aucun commentaire mais il savait bien que d'autres commentaires prenaient naissance en ce moment même dans la tête de Chercos qui n'était qu'un policier) : Trop de lumière ! (voix de Cecilia ; il la reconnaît)

c'est gris tu le fais exprès (c'est Malcolm qui parle, puis Cecilia :)

tu devrais dormir on en parlera tout à l'heure

je ne dormirai pas il y a cette douleur dans mon bras

rien qu'une heure je t'en prie une heure de tranquillité c'est tout ce que je te demande

j'ai très chaud

demain je leur demanderai d'installer un ventilateur demain on a le temps repose-toi que crois-tu que je ressente tu as perdu l'usage d'une partie de ton cerveau à cause d'un coup de tête que crois-tu que je ressente

je l'imagine aussi je m'imagine tant de choses depuis

que crois-tu qui va m'arriver j'ai peur de toi que tu recommences cette idée va me rendre folle

il va pleuvoir

c'est ce que tout le monde pense aujourd'hui c'est la grande pensée du jour on ne parle plus d'autre chose j'en ai parlé moi-même tu te rends compte

je n'ai pas envie d'en parler parlons de ces autres choses

pour y trouver quoi

je ne sais pas je sais cette tranquillité tu en parlais parlons-en encore laisse-moi te dire ce que j'en sais je ne supporte pas ce silence

rien qu'une heure je t'en prie ensuite toi et moi

puis-je te déranger encore c'est au sujet

je vais y réfléchir essaie de dormir c'est facile de fermer les yeux quelquefois le sommeil

la pluie commence à tomber depuis le temps qu'on en parlait

oui

tu n'es pas je ne comprends pas cette je vois bien que tu n'as pas changé tu es toujours le

crois-tu que tout reviendra je veux dire les souvenirs les raisons

il n'y avait pas de raisons tu t'es imaginé qu'il y en avait

je ne sais plus je suis salement détruit pourquoi cette mort provisoire

essaie de te reposer

ne comprends-tu pas que je ne pourrai plus jamais dormir sans ces satanées pilules

quelle importance quelle importance si tu arrives à trouver le sommeil parce que parce que

ce n'est pas ce que je voulais dire je voulais vouloir mais ce que tu veux n'a plus l'importance que je t'aimais tu n'avais pas le droit je ne veux pas comprendre

la mort me paraissait presque douce tu te rends compte cette tranquillité au moment de je l'ai fait je ne veux pas y croire plus tard je mentirai j'expliquerai les traumatismes je ne sais pas la guerre celle que je n'ai pas faite non je ne pourrai pas avouer cette tentative je reviendrai plutôt d'une autre guerre mensonge mensonge

je t'en prie calme-toi je vais être obligée d'appeler

non tout va bien je ne te demande rien j'ai eu tort rien

je mentirai si c'est que tu veux

mais je ne le veux pas c'est nécessaire mon personnage

tu as dormi

je vois que oui je ne sais pas comment je me souviens de

cesse veux-tu tu as dormi et j'espère que tes rêves

je n'ai pas rêvé la pluie a cessé tu le savais tu as dormi non

j'ai lu c'est tout ce que j'ai trouvé je regrette

mais j'aime toutes les littératures tu peux me croire quand je dis

j'entends des pas dans le couloir une visite

quelle drôle d'idée qui saurait que

oui qui à part non c'est une idée absurde personne ne peut savoir

— Je veux être seul à le savoir, dit Hightower.

— C'est ridicule. Pourquoi ?

— Une idée que j'ai de la recherche en groupe. Ce que vous savez, je le sais. À vous de me convaincre. J'aime cette attente.

Hightower rempocha le magnétophone. Frank souriait en secouant la tête. Il ne connaissait pas cette méthode, mais si c'en était une, il en apprendrait tous les secrets. Il n'y a pas de secret, dit Hightower.

— Vous allez vous disputer, fit Sandie. Parlons d'autre chose.

— Si je commençais par goûter à ces crevettes un peu calcinées ? dit Frank qui retrouvait ainsi sa tranquillité nécessaire.

La sténographie de Sandie n'indiquait pas les pauses, les silences, les attentes. Elle s'arrêtait exactement à l'endroit que Hightower lui désignait comme le point de rencontre de leurs analyses réciproques. De plus, rien sur la durée totale. Rien que des mots, et deux voix. Un sujet mince comme un fil peut-être rompu depuis : Malcolm de retour d'une tentative de suicide s'invente une action de guerre pour expliquer sa paralysie. Cecilia ment avec lui. Un beau sujet de roman si le roman est le lieu de cette attente. Il n'y a pas de fin, seulement une interruption. Le passé est encerclé par les mots, le futur inventé par les personnages. Présent de l'écriture. On croit rêver. C'est facile, se dit Frank. Mais Hightower lui interdit formellement toute visite à Victoria. S'il la rencontrait dans la rue, ce qui était peu probable, qu'il se contentât d'en informer la direction de White Spring Falls qui promettrait encore de faire le nécessaire pour que ça ne se reproduisît plus à l'avenir. Avenir de Victoria. Dans le lit de Sandie, ce rêve avait une saveur amère. Hightower savait exactement pourquoi mais il ne parla à personne de cette connaissance impatiente de la douleur. Le dimanche suivant, il invita Frank à passer la journée dans un coin tranquille sur les bords de la Lily. Frank savait tout de la pêche au coup. Il ne lui apprit donc rien de ce qu'il tenait de la patience héroïque de son propre père au moment de se mettre à rêver d'une truite au beurre. Frank regrettait l'absence de femme mais il n'en connaissait aucune de prête à accepter le voyage au bout de sa nuit. Il ne prononça pas le nom de Sandie. Il s'en délectait pourtant. Hightower mit fin à cette confusion en ouvrant la première truite. Frank tenait la tranche de jambon entre le pouce et l'index parce que Hightower lui avait demandé de la déposer soigneusement sur la chair de la truite à son signal. Hightower préférait parler de Cecilia.

— L'ennui, voyez-vous, disait Frank tandis que Hightower repliait la truite sur le jambon, c'est qu'en dactylographiant Sandie n'a pas pris la précaution d'ouvrir chaque réplique sur un alinéa bien utile en cas d'écriture vous comprenez ? Alors bien sûr il arrive qu'on ne sache plus très bien qui dit quoi. En plus, elle a oublié de mesurer les silences, d'indiquer les bruits, vous savez ? Autrement dit, tout est à refaire. Encore un coup d'épée...

— Laissez tranquille cette eau qui dort en attendant d'être réveillée pour la bonne raison. Vous ne m'avez rien dit de Cecilia. En échange, je vous parlerai de Victoria. Que pensez-vous de ce Corbières ? Il est ordinaire et véritable à souhait, vous ne trouvez pas ?) (dit-elle tout de suite ? : quelle importance ? Quelle importance si (réfléchit-elle avant de le dire ?) tu arrives à trouver le sommeil parce que (je m'en souviens : elle s'arrête toujours au moment de le dire et elle reprend le cours de sa pensée :) parce que (elle pense : mon dieu qu'est-ce que je suis en train de dire. Elle... je ne sais pas... elle cherche un objet, son regard semble traduire ce vertige non : sa bouche est restée ouverte, elle n'explique rien, ce n'est plus le moment, elle pense : parce que tu l'abandonnes à cette facilité elle dit :)

— (peut-être) c'est plus facile, en attendant. Il faut attendre.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire (elle est visiblement imparfaite, au bord de l'incohérence :) vouloir ! Mais ce que tu veux n'a plus l'importance ! Que je t'aimais ! Tu n'avais pas le droit ! (et enfin elle se laisse aller à dire la vérité, moment atroce :) Je ne veux pas comprendre... (éludant l'objet).

— (le temps revient aussitôt. Froissements. Claquements. Chuchotements. Victoria me regardait parce qu'elle voyait. Que voyais-je moi-même ? demandait-elle à voix basse pour ne pas troubler la surface claire et précise du son qui prenait toute la place. Que font-ils ? Mais l'amour, monsieur. L'amour. Écoutez le drap. Je l'ai écouté mille fois, ce drap merveilleux. Ils en jouent à merveille, veux-je dire. Ne croyez-vous pas que c'est l'amour ?)

— (je croyais plutôt que c'était l'attente. Je devinais un livre ouvert sur les cuisses de Cecilia. Elle ne lisait pas. Elle regardait dehors à travers un angle de carreau épargné par la pluie. Entendez-vous la pluie ? Faire l'amour dans ces conditions ne me déplairait pas. Cette blancheur m'étourdissait.

— Mais vous n'êtes pas Cecilia.)

— (Il regardait le plafond. Il connaissait le plafond. Il s'approchait du plafond à l'aide de la lunette. Il aimait cette planéité. De près, il voyait les ombres. En supprimant la lunette d'un coup, il revenait à ce plan. Elle le regardait jouer avec cette optique. Elle n'en savait rien. Elle en devinait le sens. Mains caressant la surface du livre. Il n'y a plus de mot à ce niveau de l'attente. Il faut que l'être revienne à cette surface si la vie continue.

— Elle avait dit : Je ne veux pas comprendre. Nous en étions à ce moment pivot de votre imagination, Victoria.

— Mais je n'imagine pas, Charlie. J'occupe les vides laissés par les mots. Je donne un sens à ces fréquences qui n'en ont pas.

— Vous vous faites souffrir, c'est tout.

— Si vous m'aimiez, vous ne verriez aucun inconvénient à être l'auteur de cette douleur.)

— Je ne veux pas comprendre (comme cette affirmation lui faisait mal ! Il ne lui restait plus qu'à provoquer ce silence. S'il existait, il ne lui appartenait plus. Elle ouvrit le livre mais le reposa aussitôt sur ses genoux. La vitre tintait, carillonnait je crois, se souvenait-il maintenant. (Hightower réfléchit :) de quel présent suis-je en train de parler. Je n'ai pas trouvé le lieu. Peu importe après tout si son monologue se continue ici ou ailleurs de toute façon à une distance inadmissible du lieu de leur conversation.) La mort me paraissait presque douce (paroles introductives de la thèse du suicide manqué :) presque. Tu te rends compte ? (Elle revient pour l'écouter. De cette manière : le livre tombe (il appelle cela un fracas et il cède à sa colère rentrée pour une autre raison qu'il ne veut plus exprimer il a déjà tout dit sur ce sujet dit-il il ne dira plus rien sauf pour la blesser, là, au cœur, au centre, toujours précis géométriquement et incohérent du point de vue de la restitution du temps passé à en parler avec elle), elle laisse le livre par terre, elle se lève et le rideau bouge à son passage. Elle s'assoit sur le bord du lit, à l'écart du désordre des draps qu'il a calculé à l'endroit de la jambe fantôme (autre thèse mais il lui a dit qu'il y renonçait par amour pour elle. Premiers mots de cette thèse : mon meilleur ami est mort parce que j'ai manqué de courage une seconde une seule seconde). Tu te rends compte ? Cette tranquillité au moment de (passons sur le mode et revenons au présent :) Je l'ai fait. (à ce moment, les deux thèses coïncident, il le sait.) Je ne veux pas y croire ! (Vous entendez !

(Victoria coupe le magnétophone)

Mais ce ne sont que les pas de Henry qui revient de sa petite promenade digestive de l'après-midi. Cette fois, il est accompagné par une soubrette qui veille au bon fonctionnement de son cœur. Henry a son idée sur la paralysie de Malcolm, confie Victoria. Ne l'écoutez pas. Promettez-moi de ne pas l'écouter.

Henry dérange. Le magnétophone ne l'étonne pas. Il aime bien les petites lumières. Il dit : Pourquoi en parler ? Le passé est une illusion. Rien n'existe sans cette projection.

— Sers-toi un petit verre, Henry.

— Un petit verre de quoi ? Pourquoi ne pas en parler ? Pourquoi ne pas tout dire de ce futur contenu. Je vois que vous êtes déjà servi.

— Je ne vous attendais pas.

— Henry arrive toujours à l'improviste. Mais il est toujours temps de créer le petit verre sur fond de cette impatience que vous ne comprendriez pas, mon cher Charlie.

— Oh ! Oh ! dit Henry. Il en reste encore. Ne rougissez pas. Je pense tout haut. C'est un des effets (indésirables, je vous prie de le croire) de la solitude que Victoria...

— Finis ton petit verre et n'en parlons plus. Charlie reviendra plus tard pour écouter le reste de la bande. Il pourra se faire une idée. C'est ce qu'il cherche, tu comprends ? Une idée, une bonne idée pour mettre fin à la souffrance de Malcolm. Mais tu ne veux pas en entendre parler. Tu vas encore me dire que...

— Mais je n'ai pas fini mon petit verre, dit Henry en s'asseyant sur un sofa. Pas fini. Pas encore. Cette fille m'a fait tourner la tête. Je n'ai plus l'âge d'y penser. Mais j'y pense. Le petit verre ne se finit jamais. Ce vertige...

— Charlie ne reviendra pas si tu continues de te montrer...

— Je voulais te parler de cette approche de l'ivresse.

— Excusez-le, Charlie ! Excusez-le !) Plus tard, je mentirai. J'expliquerai les traumatismes. Je ne sais pas... la guerre. Celle que je n'ai pas faite. Non. Je ne pourrai pas avouer cette tentative... je reviendrai plutôt d'une autre guerre. Mensonge ! Mensonge ! (Maintenant elle lutte contre ce corps débile. Elle tient ferme les poignets, son genou bloque le bassin, elle enfonce sa tête dans la chair flasque de sa poitrine. Et il se laisse aller dans les coussins. Ne plus crier. Elle a raison. Retenir le corps. Tranquilliser le nerf. Savoir par quel chemin. Elle dit : Je t'en prie. Calme-toi. Je vais être obligée d'appeler. Encore une menace. Son corps suffisait. Il a fallu qu'elle me menace encore. Pour en finir avec ma révolte. Mais ce n'est pas ce que je lui demande. Et je dis : non ! Tout va bien. Je ne te demande rien. J'ai eu tort. Rien.

— Je mentirai si c'est ce que tu veux.

— Mais je ne le veux pas. C'est nécessaire. Mon personnage. (La bande tourne encore une minute. On entend les pas de Cecilia qui revient à la fenêtre. La pluie carillonne toujours. On l'entend mieux maintenant. Tel est ce silence. L'interrupteur du magnétophone produit une onde désagréable. Il s'est passé combien de temps avant que la même onde n'inaugure le recommencement de cette conversation ? Aucun indice de temps. Il pleut toujours. C'est peut-être le même jour. Était-ce bien le même jour ? On entend les ressorts du lit, le fauteuil, les pas : tu as dormi, dit Cecilia.

— (la voix de Malcolm, déchirée par cette tristesse qui ne le quitte plus :) je crois que oui. Je ne sais pas comment... (il ne finit pas et elle attend pour ne pas avoir à dire ce qu'elle pense) je me souviens de... (ici un mot, un nom, de pays ou de personne, un verbe c'est plus probable : je me souviens d'avoir + le verbe qui définit le souvenir. Lequel ? Elle n'en accepte pas l'évocation. Elle recommence :) Cesse, veux-tu ! (elle a presque crié et elle se rend compte qu'il en souffre. Il n'aime pas ses cris. Il n'aime pas l'entendre crier. D'elle, il attend la parole. Elle le sait. Elle continue, parce qu'il s'apprête à parler, elle dit :) Tu as dormi et j'espère que tes rêves...

— (il l'interrompt :) je n'ai pas rêvé (elle ne lui dit donc pas ce qu'elle attend de ses rêves. Mais il attend ce moment. Ce ne peut être qu'un moment. Il n'aura pas d'autre signification en tout cas. Qu'espère-t-elle de mes rêves ? Je n'ai pas rêvé, a-t-il dit, mais évidemment il a rêvé — insérer le rêve sous forme graphique, il ne m'en voudra pas, plus tard il comprendra) la pluie a cessé (on se met à la recherche du tintement presque musical et en effet on ne le trouve pas : la pluie n'existe plus à ce moment de la conversation. Victoria affirme le contraire. Le bout de ses lèvres imite la petite musique de la pluie. Elle remplit cette attente après que Malcolm ait dit : la pluie a cessé, il se passe presque une minute, comme si c'était le temps qu'il fallait à Cecilia pour admettre l'inexistence problématique de la pluie derrière la fenêtre qui est à l'image de son désir. Il pleut, dit Victoria.

— Et je n'ai pas fini mon petit verre, murmure Henry qui fait craquer le cuir du sofa. Incréé ! dit-il.

— Il pleut, dit Victoria, mais elle ne veut pas le savoir. Il veut la dérouter. Vous comprenez le parallélisme ?

— (dire :) je comprends (ne rien comprendre, tenter d'en finir avec ce temps, le perdre encore une fois et dire :) je comprends.

— Vous ne comprenez rien, Charlie, dit Victoria. Vous n'avez pas créé le petit verre.

— Une faute de style impardonnable, susurre Henry.

— Il pleut, dit Victoria. Je sais qu'il pleut. Je l'aime comme si elle était ma propre fille. Elle le croit. Mais il pleut toujours.) Tu le savais (oui) tu as dormi, non ?

— J'ai lu (elle ment mais elle exhibe le roman :) c'est tout ce que j'ai trouvé. Je regrette.

— (rire) Mais j'aime toutes les littératures. Tu peux me croire quand je dis (mais, pense-t-il (pense Victoria) elle ne me croit plus depuis longtemps. Tout s'explique. Je ne rêve pas.

— Tu ne l'aimes plus, dit Henry. C'est tout. C'est arrivé.

— Tais-toi. Mon fils pense : pourquoi me croirait-elle juste au moment où je lui demande de mentir ?

— C'est vraisemblable, dit Hightower sans y penser. J'y crois. Mais il y a ce désir de...

— Chut ! Taisez-vous, Charlie !) j'entends des pas dans le couloir. Une visite. (Des pas ? Une visite ? quelle drôle d'idée ! Qui saurait que...) oui... qui ?... à part... non : c'est une idée absurde. Personne ne peut savoir.

À ce moment du récit, j'ai pensé introduire la figure de... d'un personnage... un personnage qui serait comme... peut-on dire le « pendant » ? le pendant du personnage de Fabrice de Vermort, vous savez ? le directeur de Rock Drill. Ces pas dans le couloir (Victoria croit qu'il s'agit de monsieur Byron ? monsieur Byron n'est pas Henry, Victoria n'est pas une Byron... ou alors c'est Anaïs... Anaïs est une Byron... il manque ce personnage de complément) dans le couloir ce sont les pas de ce personnage qui serait le pendant du personnage de Fabrice de Vermort, Hightower ne peut pas continuer seul cette enquête sur les activités secrètes de Rock Drill, il a besoin d'un personnage pour compléter celui de Fabrice, je me proposerais si... mais je n'ai pas de talent. Chut ! continue Victoria. Qui ? Est-ce possible ? Je le croyais mort.

— Tu le croyais mort ? s'écrie Henry.

Qui est Henry ? On n'en a jamais entendu parler (on ne l'a jamais vu écrit dans ces pages qui sont la traduction, ordonnée dans le sens de la lecture, de toutes les conversations à l'échelle de l'univers... je délire...). Il n'existe pas.

— Il n'existe pas ? s'écrie Hightower.

— Écoutez ! Ces pas ! Ce sont ceux de... mais taisez-vous !

— La comédie continue, soupire Hightower qui en même temps s'aperçoit de la disparition de Henry qui n'a peut-être jamais existé que dans son imagination sous l'influence de Victoria qu'il aime toujours en secret. Que sait-elle de ce secret ? Imaginons.

— Oui, entrez ! fait Victoria en époussetant sa robe. Hightower regarde les miettes dégringoler le long des jambes recouvertes de ce tissu réellement brodé, Victoria aime ces démonstrations de style, c'est le style qui la définit le mieux, elle est quelquefois superficielle. Carina entre. L'enfant naîtra en novembre. Hightower assistait-il à cette conversation ? C'est possible. Il aime ces interférences. Carina pleurait. Des larmes limitées à l'œil et au regard qu'elle alimentait de sa douleur. Était-ce le premier enfant ? Elle est bien jeune, pensa Hightower. Penser que c'est possible à cet âge-là. Mais Victoria parlait de Lorenzo en termes choisis pour l'aimer. Lorenzo, lui, se souvenait de son enfance. Il lui parlait du moulin au bord de la mer et des aloès qui descendaient sur le sable. Elle connaissait le chemin. Maintenant il savait. Il aimait cette idée. Ces pas dans le couloir, c'était peut-être Carina, mais les jours s'en vont, je... n'y pensons plus. Pensons (j'ai oublié momentanément la nécessité de créer le personnage « pendant » de Fabrice). Que lui racontait Lorenzo ? L'essentiel de l'enfance. Le raconterait-il un jour à Carina (elle voulait l'épouser : Lorenzo raconterait-il cela à Carina ?) ? L'enfant naîtrait en novembre. Il était né lui aussi en novembre. Il aimait le mois de novembre à Polopos. Il aimait la géométrie des odeurs de Polopos à cette époque de l'année. Maintenant il regardait le clocher de l'église. Cette fortification le fascinait. À cause de la pierre friable, de la couleur sans ombres, de la verticalité légèrement fausse. Mais à l'époque de son enfance, il n'y avait personne pour en parler. Il cherchait les insectes avec minutie. Le temps était avec lui. Il fouillait les brèches, ramenait les mouchoirs, les jetait dans les broussailles sèches un peu plus bas où commençait la route. S'il regardait la mer, triangulaire et miroitante, au bout d'un moment il se mettait à redescendre, retenant sa respiration, sentant le cœur, ces battements incohérents à l'intérieur de soi, inexplicables et douloureux. À mi-chemin, il s'arrêtait. L'escalier était étroit et presque vertical, les marches hautes, les angles de la pierre usés et cassés, le mur poussiéreux, mais l'humidité ne montait pas jusque-là. Pour sentir l'humidité de la muraille, il fallait continuer sous la terre, sous les voûtes noires où couchaient les insectes (sans doute), avec la lumière d'une bougie dans une main, l'autre soutenant le vertige, au bord des tombes, mais étaient-ce bien des tombes ? Il n'y avait pas de dallage, ou bien il gisait sous cette terre. Il en ramenait dans ses poches, l'examinait à la lumière du soleil, c'était une terre différente, poudre d'os. Mais il n'y avait personne pour parler de l'histoire. On parlait un peu du passé, du passé des uns et des autres. On en parlait pour ne pas s'ennuyer et ça ne voulait rien dire. Lui, il descendait dans la crypte et il en examinait les coupes à la lumière du soleil, loin de tous, assis sur la dernière murette avant la route, ne pouvant voir la mer, ni la deviner. À cette distance, elle n'avait plus d'odeur, sauf certains soirs de novembre, juste avant la tombée de la nuit. Il remontait dans le clocher et la voyait, immense et tranquille, elle respirait lentement contre les pierres, contre la peau, dans les cheveux. Et la nuit l'engloutissait, sauf en cas de Lune, et alors il ne rentrait pas. Au matin, il recevait le fouet et s'en allait, douloureux et rêveur, soigner les chevaux des Alamos. Il passait la journée avec les chevaux et il ne faisait rien d'autre que rêver, ou plus exactement il passait son temps à parfaire son rêve d'enfant.

Il se passa ceci : un jour, une fin d'après-midi d'été, le sol est fraîchement arrosé, les chaises dehors, les verres sur la table, elle voit Lorenzo faire (encore) le funambule sur le sommet du mur qui sépare le patio de la mairie de la place publique. Aucune extrémité blanche, un bougainvillier tombe en cascade rouge et de l'autre commence une vigne noire qui se répand sur le mur oriental de la mairie. Je ne sais pas pourquoi (moi qui écris cette histoire) je décris cet endroit que je n'ai jamais aimé : la table toujours sortie de madame Cántar qui y prépare la terre de ses plantes, la façade (occidentale) de la maison Ruíz, où elle habite avec son fils Lorenzo et une autre femme de son acabit (son nom m'échappe) qui ne la quitte plus mais qui aime Lorenzo alors qu'elle (madame Cántar) donnerait cher pour s'en débarrasser. Lorenzo grimpe sur la table (elle le voit, de la fenêtre de sa chambre où elle passe le plus clair de son temps) et il s'accroche à la broussaille du bougainvillier qu'il traverse de bas en haut comme un insecte, et il atteint le haut du mur. Elle le voit. Elle crie. Non : elle appelle. Son amie vient. Viennent les employés de la mairie, le marchand de vin et les deux ou trois autres témoins de son délire. Elle montre le haut du mur. Lorenzo n'y est plus. Il est tombé. Par terre, près des roues de la carriole du maire, tout le monde voit la potiche éparpillée en mille morceaux. Il y a d'autres potiches de géraniums sur le mur. Lorenzo est un petit diable. Il faudra lui donner le fouet. C'est ce que tout le monde pense. On pense aussi que ce n'est pas grave. On ne se rappelle même plus depuis combien de temps elles sont là, ces potiches. Même qu'on n'a jamais vu aucun enfant sauter par-dessus comme un cabri. Pendant que les gens parlent, ils parlent haut, ils sont vagues, à l'image de leurs désirs, madame Cántar s'est jetée par terre sur les morceaux de potiche de terre et de géraniums qui est tout ce qui reste de son fils. Elle étreint ces brisures sales en y mêlant les larmes de sa douleur. On croit à une colère publique, ce qui est nécessaire quelquefois, surtout par rapport à un enfant dont tout le monde sait qu'il est le fils du diable. On s'approche de madame Cántar qui ne veut pas ni se relever, ni cesser de se lamenter. Il faut assister à sa douleur, en bons témoins. Il y a tant de choses à dire sur les enfants. Mais la voilà qui se met à baiser la terre noire et les morceaux de terre cuite. Elle exagère. Les Cántar exagèrent toujours. On finit par ne plus y croire. Alors elle ramasse les morceaux incroyablement nombreux de la potiche brisée en mille morceaux et on lui dit que ça ne sert à rien, qu'elle aille plutôt attendre la fin de sa colère (sa douleur ne finira jamais) dans sa chambre et même se mettre à la fenêtre pour surveiller le retour de ce sacré diable de Lorenzo.

À ces mots, elle retombe par terre, mais non plus comme un paquet de nerfs, non : elle retombe comme de l'eau, silencieuse et inutile. Que se passe-t-il ? fait Ruíz en arrivant, parce que quelqu'un a eu l'idée de lui en parler. Elle se relève un peu et le regarde par-dessus son épaule. Il comprend.

De là-haut, Lorenzo ne comprend rien. C'est la deuxième fois que ça arrive : elle sort de la maison en criant comme une folle et se jette sur les restes fracassés d'une potiche qui est tombée du mur sans que Lorenzo y soit pour quelque chose. Plus tard, son père rassemble les morceaux, la terre et les restes de fleurs et de tiges dans une feuille de papier journal et il fait le signe de la croix. Sa mère pleure sur le bord de la fenêtre, dans d'autres géraniums dont elle caresse les fleurs du bout des doigts. Et puis plus rien. Rien que le silence. Ça recommencera, se dit Lorenzo. Ça recommencera, et cette fois, ce sera moi à la place de la potiche. Elle attend ce moment. C'est ce qu'il pensait. Mais maintenant, tout le monde est mort. Il va épouser, parce qu'elle le veut, une descendante des Alamos. Il ne veut pas. Il ne dira rien si on ne le lui demande pas. Il en parlera à mots couverts s'il en est question dans le cours de la conversation. Le clocher a vieilli. La porte est fermée à clé. On n'entre plus. Peut-être faut-il demander la clé. Que faut-il donner en échange ? La main de Carina ? Le regard de sa mère ? La solitude labyrinthique de son père ? Ma patience ? Il se souvenait avec amertume que sa propre mère était une folle et son père pouvait être n'importe qui s'appelât Ruíz. Ou qui acceptât de porter ce nom le temps d'une enfance. Carina attendait un enfant. Un autre Lorenzo. Pourquoi pas une autre Carina ? Il regarda le clocher à partir d'un banc de pierre dans le jardin des mimosas. Ces deux façades n'avaient rien de commun. Elles se contredisaient parfaitement, l'une avec ses ouvertures étrangement petites et noires, et l'autre avec ses débuts d'arabesques, aux angles durs et bleus, et ses fins géométriques, effritements, coulures, cassures, brèches. Au sommet, la balustrade avait été changée. Il est vrai qu'au temps de son enfance, on en parlait déjà, de ce changement, et il était arrivé, comme prévu sans doute, rompant l'harmonie, réduisant les chances de l'histoire, et passablement inesthétique. Il regarda ces tubes ronds et verts. S'il montait, si on lui permettait de remonter là-haut, il ne s'appuierait pas sur ce fer inoxydable. Il regarderait la mer. La route ne commencerait plus au même endroit. Elle commençait ou ne commençait pas. Il y avait maintenant un réseau, des points de chute, et des espaces vivants. Il renonça. Dans la voiture, Carina lui souriait, belle comme le maillon manquant. Enfin, c'est ce qu'il se disait en touchant la surface tremblante de ses lèvres.

Si c'est une fille, nous l'appellerons (ici un petit nom : l'inspiration me manque, n'importe quel prénom fera l'affaire, Victoria continue :) mais ce ne sera pas une fille. (Elle regarde Hightower comme s'il le savait). Non, personne ne sait. D'ailleurs il n'y a pas eu de bruit de pas dans le couloir. Vous n'avez rien entendu. Pas même les coups frappés à la porte. Vous ne m'avez pas écoutée non plus. Lorenzo n'est que le pendant d'Anaïs. C'est tout ce que je peux imaginer pour le moment. Je n'imagine surtout pas que c'est (ici le nom du « pendant » de Fabrice) qui arrive. Mais il ne frappe pas à la porte. Il attend. Il m'attend. Que veut-il savoir ?

Hightower bouge un peu dans le fauteuil. Son verre clapote pendant ce temps. Une goutte de brandy atteint sa joue. Victoria voudrait trouver cet évènement amusant mais elle pense à autre chose, difficile d'avoir une conversation sensée dans ces conditions. Hightower s'impatiente. Lorenzo ? fait-il.

— Oui, c'est l'étalon de Carina, dit Victoria enfin amusée. Je n'ai jamais vu une verge aussi grande. Même Henry...

— Henry ? s'écrie Hightower.

— Henry est l'étalon de Victoria, explique Victoria.

— Victoria ? murmure Hightower. Il se souvient. Mais ce n'est pas le moment de se souvenir. On se perd... commence-t-il, mais Cecilia ne se laisse pas (ici le verbe infinitif) aussi facilement. Cecilia ? fait encore (une dernière fois) Hightower.

— Si c'est une fille, dit Victoria, Sinon...

Dans le hall d'entrée (imité du style renaissance), Hightower croise un personnage qui pourrait être celui de Henry. Il lui adresse la parole. Henry (personnage) dit :

— Vous ne reviendrez plus. Nous ne reviendrons plus. / et la conversation s'achève sur ces mots. Hightower n'avance pas. Il ne voit pas. Il retourne se coucher et le dimanche est fini. Qu'est-ce qui s'achève ?

Le lendemain matin, il arrive au bureau avant tout le monde. Il s'est levé tôt mais il n'a pas fait sa toilette. Il ne se rappelle plus s'il a couché avec Sandie ou avec Frank. Ce matin, quand il s'est réveillé, il était seul dans le lit. Il a regardé longuement son membre dressé dans le miroir. Il émergeait des draps. Émergeaient aussi les pieds et un bras traversait obliquement la blancheur saturée de vert des draps et des couvertures. Les draps occupaient tout le tableau jusqu'à la ligne d'horizon. Puis le mur devenait possible, avec son interrupteur, son portemanteau, son baromètre et sa brèche noire qui atteignait le plafond maintenant. Derrière le mur, il y avait le vide de l'escalier. Il ne sortait jamais sans ce vertige.

Il but un café au café. Il mangea une pâtisserie dans une pâtisserie. Il emprunta les rues. Les rues de Rock Drill, le matin, sont tristes et désertes. Hightower (Charlie comme dit Victoria) traverse cette tranquillité douloureuse sans se rendre compte du temps qui passe. Il la traverse et il ne comprend rien. Il arrivera au bureau avant tout le monde. Il est arrivé avant tout le monde. Il est encore seul, bavard malgré le silence, et triste comme la dernière rue, en bas, sous la pluie qu'on devine à ses gouttes. La solitude ne le rend plus malade. L'amour ne le déroute plus. Tout a commencé un jour d'octobre, ou de printemps. Ce n'était ni l'hiver ni l'été. Il faisait doux et il ne savait rien des femmes. Il ne pensait à rien. Il était tranquille, oisif, et le ciel était lumineux. L'horizon disparaissait dans cet éblouissement. Rues perpendiculaires. Il les cherchait avec plaisir. Il les reconnaissait. Il venait d'arriver. Victoria était revenue depuis longtemps. C'est ce qu'elle disait. Il ne discuta pas ce point de détail. Il s'en souvient maintenant qu'il est seul, bavard et triste avant de se montrer exigeant, autoritaire et sarcastique avec tout le monde. C'est un souvenir qui suit sa longue promenade matinale entre son appartement et le bureau. La longue promenade avait commencé avec la tentative de réduire le désir et il était sorti dans la rue avec le membre dressé dans le côté gauche de son pantalon. Arrivé au bord du fleuve (qui n'est peut-être qu'une rivière), il pensa à autre chose, à n'importe quoi, quelque chose de quotidien comme le travail, le droit, la peur... mais c'était difficile d'y penser et de ne pas penser. Il s'embrouilla. C'est sur ces entrefaites qu'il but le café (dans un café) et qu'il mangea une pâtisserie (dans une pâtisserie qui était dans le café, le café faisait partie de sa promenade). Assis sur la terrasse déserte, il observa des petites centaurées communes que la serveuse foula négligemment de ses pieds nus et potelés. Elle descendit jusqu'à la rivière (qui est un fleuve) pour y jeter d'autres trèfles ou armoises. Quand elle remonta, il était sept heures. Il bondit.

C'est une fois installé dans le fauteuil en osier de son bureau qu'il se mit à effleurer la surface de sa mémoire. C'était bien le printemps. Il se souvenait des sureaux en fleurs. Il allait la voir. À cette époque, elle habitait une petite maison au bord de la rivière. C'était tout ce qu'elle avait trouvé pour satisfaire son goût de la solitude. La maison, petite et noire à cause de la pierre et du lierre, plongeait deux angles moussus dans la rivière tranquille et profonde à cet endroit. Elle ouvrit cette fenêtre. Il renonça à ce vertige. L'eau n'émettait aucun bruit. Il s'était attendu à des clapotements, à des cris d'oiseaux, à des bruissements, des effleurements (il pensait à l'herbe haute qu'il venait de traverser en quittant le chemin pour la rejoindre sous les tilleuls). Mais le silence, c'est elle qui le troublait, s'il ne s'agissait que de créer un peu de réalité. Il avoua s'y accrocher un peu trop désespérément. Elle rit. Elle comprenait les petites douleurs inexplicables. Ils pouvaient en parler, si c'était ce qu'il voulait. Mais ce désir naissait d'elle seulement. Il bafouilla.

Ce qu'il pensait de la maison ? Mais rien, voyons. Il avait du mal à interpréter les géométries quotidiennes dans le sens de ses sentiments. Il se passait facilement de ces regards. Elle imposa doucement un concerto pour violon. Il se laissa faire. Le son finit par occuper tout l'espace. Il attendit patiemment la fin du troisième mouvement qui lui sembla moins allegro que d'habitude. Elle parlait. Elle disait : « (il pensa aux queues de lion que Sandie hachait menu dans la cuisine) (c'est peut-être le moment d'introduire ce nouveau personnage) (elle soigne mon cœur) (il écoutait :) Pas facile de le dire. Pas comme ça. Pas si vite. Comme si je te dérangeais encore une fois. Il y a si longtemps. Je n'y pensais plus. Comment parler sans avoir l'air de délirer ? Tout a commencé par cette cérémonie. En plein hiver. Cette nudité. La mort. Plus tard, je pleurais. Elle disait : » « c'est un ami d'enfance (ce qui était faux, naturellement, il n'y avait que l'enfance, pas l'amitié, et il était en train de se demander où elle voulait en venir, elle, la descendante de Cortina, parlant à son mari qui est un Américain immobile, froid et d'une tristesse rare à cette époque de l'année, et il voulait penser à ce printemps pour revenir à la surface de la conversation qu'elle animait dans ce sens, légère, agréable à force d'insignifiance, interminable et reposante. Mais c'était faux. Elle n'avait jamais été son amie d'enfance. Elle en avait aimé d'autres, des enfants de sa classe, à cette hauteur ne pouvant pas s'imaginer comme on existe au niveau de la terre et de ses travaux. Mais elle en parlait. Pourquoi la contredire ? Il allait devenir (il le savait) un des meilleurs amis de Malcolm. Il lui dirait ce qu'elle ne disait pas. Elle n'avait plus le désir d'en parler. Elle avait même donné son nom (Lorenzo) à une de ses poupées à qui elle avait coupé et teint en noir les cheveux pour qu'elle lui ressemble. Tout le monde le savait. Mais ce partage ne pouvait pas expliquer une amitié qui n'avait aucune chance d'exister dans ces conditions. Bien, se dit-il. Elle ne ment pas. Elle s'applique à créer. Elle forme. C'est elle qui parle. Malcolm ne l'écoute pas. Écoutons-la.). C'est dire que nous avons à peu près le même âge (il regardait les deux filles jouer un peu plus loin derrière les tables rangées à l'angle de la rue. Ce qu'elle voulait dire, c'est qu'elle ne comprenait pas que sa propre fille (Carina) se fût amourachée d'un homme de son âge (son âge à elle, Cecilia). Malcolm, immobile et distant, ne disait rien. Elle lui demandait d'en parler. Il la comprenait. Mais il ne commenta rien qui pût blesser Lorenzo. Elle disait :) Pauvre enfant ! Il ne vivra même pas. Qu'est-ce qu'on vit en attendant cette mort qui n'arrive pas ? (Les deux filles jouaient. On était dans la rue à l'angle de Rock Drill. On buvait de la bière trop fraîche. Et Cecilia parlait, parlait. Qui avait amené Virginie ?) Ta mère ne viendra pas (dit Cecilia à Malcolm qui jura en souffrir). Je lui ai téléphoné ce matin. Elle ne viendra pas. L'idée de voir mourir cet enfant la désespère. Elle a demandé à dormir. Ils lui donnent toujours ce qu'elle veut, non ? (Je pleurais et :)

— Elle paye pour ça, dit simplement Malcolm. (elle le regarda en commençant à pleurer.) Nous payons tous ce peu de tranquillité. Qui a eu l'idée d'amener Virginie ? Où est Constance ?

— Ce n'est pas une bonne idée, dit Cecilia. Nous étions en Espagne. J'ai eu cette idée à cause de Carina, de l'enfance, de la mort et Lorenzo n'a rien fait pour me convaincre du contraire.

— Le contraire de quoi ? fit Lorenzo (dans ses bras, le bébé souriait, mais la couleur de sa peau il oublia et dit :) Qui est Constance ?

— Je regrette que ma mère... commença Malcolm.

— Carina adore Virginie. C'est comme une petite sœur qu'elle n'a pas eue. Et maintenant ce bébé qui va mourir. » (c'était le printemps. Le bébé mourut l'été suivant.)

On rentra. La pluie s'était mise à tomber doucement en fin d'après-midi. Les deux filles s'amusaient ensemble dans cette pluie qui tombait avec une lenteur, une imprécision, un toucher... on aurait dit qu'elles s'amusaient. Carina tentait d'oublier ce que Virginie lui donnait à imaginer. Virginie, trop petite, trop amusée, trop mouillée et trop lointaine, n'en savait rien. Cecilia les regardait voleter comme des. Elles voletaient. Carina frôlait Lorenzo qui protégeait le bébé dans son blouson de cuir noir. Elle le frôlait mais ne le touchait pas. Entre eux, la pluie. La pluie chaude. Dégoulinante sur le cuir. À l'intérieur du cuir, le bébé presque mort. Elle n'y pense plus, se dit Cecilia. Virginie fermait les yeux, ne donnant à la pluie fine et légère que la surface de ses paupières. Immobile maintenant. Malcolm l'arrache comme une fleur. Elle crie. Ça l'amuse. Elle dit qu'elle a froid parce que Malcolm est chaud. Hier, elle a dit qu'elle avait peur du silence parce que Malcolm ne parlait plus depuis un moment. Maintenant, Cecilia s'efforce de mesurer ce moment. Ils arrivent tous ensemble devant la grille de Rock Drill. Tout le monde court dans l'allée, faisant gicler les graviers et les gouttes d'eau. La porte s'ouvre et se referme. La pluie continue de tomber par terre parce qu'on s'ébroue comme des chevaux. Cecilia prend le bébé et monte. Les deux filles s'assoient pour regarder la fresque du plafond. Lorenzo et Malcolm parlent. Ils deviennent amis, lentement, sans calcul, au fil du temps, la plupart du temps. Ils ne parlent pas de Constance, que Lorenzo ne connaît pas et que Malcolm connaît à peine. Elle a confié Virginie à Cecilia pour un voyage en Amérique. On peut s'imaginer qu'elle est la mère de Virginie. Qui est Virginie ?

Pluie. Vent maintenant. Malcolm téléphone à White Spring Falls. Victoria dort. Elle a demandé à dormir. Pourquoi refuser ? Il ne comprend pas. Cette accumulation de sommeil. À l'autre bout du fil, la voix dit : trop de mémoire, sans savoir à qui elle parle. Malcolm ne demande plus rien. La voix attend. Lorenzo peut voir Malcolm dans cette attente. Il ne sait rien de la voix. Il ne cherche même pas à l'imiter. Il attend la mort de son fils, c'est tout. Pluie. Le vent agite des ombres dehors. Le jour décline de cette manière absurde. Ces recommencements agacent Malcolm. Il a raccroché. Il revient s'asseoir près de Lorenzo. « Elle ne viendra pas », dit-il. Lorenzo imagine Victoria endormie. Nue et flétrie dans un drap lisse, sans ombre, pas un pli pour casser la courbe. Mais pour en dire quoi ? Le vent entre dans le salon d'attente, secoue un bouquet de fleurs séchées, meurt dans les tapis, doucement, Lorenzo regardant entrer Cecilia. Pourquoi est-elle retournée... ? Elle dit :

— Je ne dormirai pas cette nuit. Profites-en pour récupérer. Demain je n'existerai plus, je le sais. J'ai tellement confiance en toi. (et Lorenzo demande si Carina) Non. Pas que je sache. Elle joue avec cette enfant qui ne se rend même pas compte que. Nous ne savions pas. Constance a téléphoné. J'ai couru sous la pluie. Il faisait noir. J'ai eu peur et froid. C'est incohérent. (Lorenzo demande si Carina) Constance ne s'imagine pas. C'est dommage pour Virginie.

— Carina ne s'amuse pas, dit Lorenzo. (Cecilia le regarde sans lui demander de quoi il parle maintenant). Je vais la rejoindre. Le bébé (il ne dit pas son nom) va peut-être mourir cette nuit. Il faut qu'on soit ensemble si ça arrive. Virginie ne veut pas quitter cette chambre. Ils ont bien voulu installer un lit de camp. Elle ne veut pas voir mourir le bébé. Elle fermera les yeux si ça arrive. Mais Carina et moi on sera ensemble. (en fait, Lorenzo ne sera pas le témoin de cette mort. Carina sera seule à ce moment terrible. Lui, il voyagera à l'autre bout de la Terre. Cecilia le sait. Quand ça arrivera, elle n'en parlera pas. Malcolm devinera. Il voudra en savoir un peu plus à propos de cette soi-disant amitié d'enfance entre Lorenzo, fils de la terre, et Cecilia, princesse de tous les fils de cette terre. Mais il ne posera pas la première question. Il y aura plusieurs premières questions, mais ce ne sera pas un problème de choix. Il pourra choisir n'importe laquelle. Ça n'aura plus aucune espèce d'importance.

De quoi lui avait-elle parlé encore pour le mettre sur la piste de Fabrice de Vermort ? Il était peut-être temps d'ordonner le texte de ses confidences. Il se souvenait de ses rêves de petite maison bourgeoise. Il se souvenait de la maison au bord de l'eau. Il y était revenu si souvent qu'il n'était plus possible de se souvenir de tous ces instants de bonheur. Il se souvenait du bonheur. Son délire ne l'atteignait pas comme elle voulait le blesser. Non pas d'une blessure à mort. Le blesser pour le créer. Il lui reviendrait. Si elle l'avait jamais quitté bien sûr. Oh ! Cette vie d'égoïsme et d'oubli ! Elle se plaignait de s'être blessée plus d'une fois à vouloir à tout prix être la première à en mourir. Mourir de plaisir. Maintenant elle parlait de l'amour comme si elle l'avait toujours connu. Mais ce n'était pas le cas, lui faisait-il remarquer. Elle s'assombrissait aussitôt. Elle pouvait encore le blesser. Il le savait. Je suis venu pour... avait-il commencé et elle avait continué : pour rien, parce que, sinon, malgré, je ne sais plus. Il n'y a rien à expliquer, Charlie. Entrons.

Il n'y avait qu'un escalier et il était accroché au mur de la maison en surplomb l'eau végétait il remarqua les nymphéas dans l'ombre sous les saules elle était peut-être gardienne de la rivière elle aimait étonner elle régnait si elle étonnait ils escaladèrent l'un derrière l'autre l'escalier tremblant et ils s'arrêtèrent un moment sur le palier accroché dans le ciel. Il estima la hauteur à trente pieds sinon plus. À cette distance, ou à cause de la verticalité, l'eau paraissait un miroir traversé par l'alignement des troncs d'arbres. Une frise de racines et de ficaires poilues constituait la limite supérieure. Il entendit la porte s'ouvrir, revint à ses pieds suspendus dans le treillis métallique, elle le guida sans autres vertiges dans l'entrée où il déposa son chapeau et même sa veste. Il entra en chemise dans le salon. Lumière orange. Il avait la nausée. À la fin de la conversation, il redescendrait, si c'était ce qu'il voulait, par la porte d'entrée qui donnait directement sur le chemin. Comme il était arrivé par la rivière, comme elle l'avait vu arriver sur le chemin de ce côté de la rivière (de l'autre côté, il faut revenir par le pont et accepter de se mouiller un peu les pieds mais on arrive aussi en bas), elle avait cru, elle n'avait pas deviné, elle n'avait pas vu la nécessité, elle ne recommencerait pas et en effet, il lui arriva encore d'arriver par la rivière et elle redoutait toujours ce service. Cela (arrivée par la rivière ou par le chemin du haut) arriva tellement de fois (il alimentait son enquête) qu'il ne se souvenait plus si c'était arrivé parce qu'il l'avait voulu chaque fois ou s'il lui était arrivé de céder à sa demande érotique après tant d'années passées à l'oublier et ayant tout oublié même la nudité ancienne dans une autre rivière (la même mais plus en amont) où elle n'avait pas reconnu sa légèreté. Hightower frissonna doucement à cette pensée. Cette chair (l'eau, les gouttes d'eau, les traces de ce sable cristallin, les mèches noires, l'éclat blanc d'un ongle sous le vernis carmin, les poils dans le sens de la fente, son rire clair) lui avait semblé conforme à l'idée qu'il se faisait de la chair des femmes (celles qui deviennent réalité un jour ou l'autre) : mais en l'approchant, il avait tremblé, à cause de la différence (contraste des surfaces) mais surtout parce qu'elle ne s'intéressait pas à son désir. Dans la gerbe qu'elle provoqua pour mettre fin au temps qu'il tentait de mettre à jour dans le temps déjà extraordinaire qu'elle lui donnait à passer avec elle, elle avoua n'éprouver aucun désir, préférant (choisissant, se dit-il) l'extase des instants. Elle repéra une libellule, remplaçant ainsi le papillon qu'il lui proposait à l'orée du bois de peupliers. La libellule traversa leur conversation. Il entra dans l'eau. Elle le trouva incohérent. Elle ne comprenait pas cette facilité. Il ne la toucha pas. Et elle s'éloigna, l'abandonnant au désir, sachant tout de ce désir. Seule sa tête émergeait. Elle s'éloignait pour le laisser seul. Sous lui, le rocher semblait lisse et infini. Il s'y posa comme une autre pierre, disparaissant. Dans l'eau, il vit d'abord ses jambes, cet écartement, ce « compas » dans le sable à peine dérangé, le ventre révélant l'impulsion. Puis ses seins, ses bras et enfin son visage heureux. Il sourit. L'air allait lui manquer. Elle s'en souvenait maintenant. Mais ce n'était pas la première fois. Se souvenait-il lui-même d'une première goutte de sang remontant à la surface ou se diluant dans l'eau trouble à cause du sable dérangé, de la mousse arrachée, des pierres, une seule racine traversant cet univers à la limite du cauchemar ? Il rougit. Elle avait recraché la semence à la surface de l'eau. Il la regarda s'éloigner, puis disparaître dans les broussailles de fougères. Ses lèvres effleuraient encore cette surface qui pouvait figurer le désir. Elle revoyait la scène maintenant, clairement, dit-elle. Elle n'y avait plus jamais pensé. C'était... dit-elle... un instant. Mais s'en souvenait-elle vraiment ? Elle avait aimé les mots du souvenir. Elle aimait toujours ces représentations. Mais le temps avait plutôt passé dans le sens du futur. Il s'inclinait. Elle pouvait le vaincre encore une fois si elle voulait. Mais elle ne voulait pas. Elle avait envie de cette mémoire, de cet instant, elle y croyait. Bien sûr, il en avait parlé à mots couverts. Elle venait simplement d'arracher cette peau inutile. Contemplation maintenant.

Hightower n'accepta pas la perspective d'un nouveau vertige. Elle l'invitait à la rejoindre sur le palier d'acier ajouré, pour admirer la vue, pour en parler, pour continuer d'exister dans le sens qu'il lui avait indiqué par la simple évocation, à mots couverts, d'un instant de bonheur qui pouvait être n'importe lequel de ces instants qu'elle avait passés avec un homme du temps de son adolescence légère et nue. Elle ne ressemblait plus à rien, elle en convenait, qui le rapprochât de ce premier moment consacré jusqu'au plaisir à une femme. Un vent étrangement chaud parcourut la rivière. Elle le devina au scintillement incohérent des feuillages, mais cette soudaine chaleur la surprit au bord d'une autre hallucination qui la plongea tout aussi soudainement dans un silence qui la rapetissait. Il vit la robe secouée, regretta l'immobilité du chignon, seul le tintement d'un pendentif le ramena un instant à la tangente du bonheur. Elle revint s'asseoir dans le salon pendant qu'il piquait le feu dans la cheminée. Elle l'agaçait. Elle mesura cet agacement à la fréquence des coups de tison. Dimanche prochain, il reviendrait à l'heure du déjeuner. Il se souvenait aussi de ses talents de cuisinière. Elle était l'inventrice de cet autre désir, commenta-t-il en raccrochant le tison à son clou dans le linteau de la cheminée. Ah ? fit-elle. Il ne releva pas cette autre expression de son indifférence. Oui, dit-elle enfin, pourquoi pas dimanche prochain ? Je rêve toujours dans l'intervalle. Mais reviendrez-vous ? Ce n'est qu'une promesse. Je ne m'en souviendrai peut-être pas au moment de son accomplissement. Qu'est-ce que ça changera ?

Il ne le savait naturellement pas. Quant à la première question, il déclara ne rien pouvoir promettre. Mon travail... commence-t-il.

— Nous referons l'amour dans la rivière si vous voulez ! s'écria-t-elle.

— Mais je ne le veux pas, dit-il doucement.

— Mes seins... commença-t-elle à son tour.

— Nous reparlerons de la lettre que vous m'avez écrite, dit-il.

— Oui. C'est cette lettre, n'est-ce pas, qui explique votre visite ?

— J'espérais que vous éclaireriez le sens. Je n'ai pas compris...

— Vous avez raison. En parler éclairera...

— Vous pouvez compter sur moi, conclut-il enfin.

— Sur vous, oui, continuait-elle tandis qu'il sortait de la maison par la porte qui donnait sur le chemin d'en haut. Revenez quand vous voudrez. Je serai prête. Je me suis montrée tellement confuse. Je ne voulais pas... il remonta le chemin jusqu'à la rue qu'il arpenta sans y penser. Arrivé au bout de cette trajectoire, il fit demi-tour, à la recherche d'une bifurcation qu'il ne trouva pas à cause d'un autre enfermement. Sur une place qu'il renonça à identifier, il s'arrêta à une terrasse de café pour tenter de s'isoler le temps de remettre de l'ordre dans les idées qu'il se faisait de Victoria. Mais il finit ici de se perdre dans les apparitions qu'elle avait d'ailleurs peut-être toujours calculées pour le rendre fou. Il songea à cette folie. Douce ou dangereuse ? Le corps est un rempart contre la curiosité, se dit-il. Je devrais le savoir depuis longtemps.

Le corps de Sandie ne manquait pas de charmes. Elle ressemblait toujours à la pornographie qu'il avait imaginée sans effort du temps de sa triste adolescence. Idéal de passage. Dans l'attente de traverser cette surface suffisante (satisfaisante). Elle s'habillait dans le même sens. Ordinaire et fatale. Sang de veuve. Il devinait sa stratégie. Il ne lui en voulait pas. Il aimait ces déroutes boueuses. Boue du contact. Elle rêvait tout haut avec lui. Pas un mot à Victoria sur cette quotidienneté de l'amour enfin retrouvé. Rien sur ces glissements à cause d'une débauche de surfaces. Surfaces de Sandie. Toutes ces facettes de sa personnalité éparpillée dans l'imagination facile de Hightower qui, tous les soirs, remet le même ordre dans les faits, recréant chaque fois l'accumulation, la remettant sur les rails de son inspiration.

Le 17 octobre 1984, il ramena Victoria à White Spring Falls où elle était attendue par une équipe qui connaissait à fond tout son « historique ». Dans le pick-up, il s'était mis à rêvasser le personnage de Victoria sur la base d'un vieux souvenir, d'une part, et d'autre part en recréant le plus fidèlement possible ces quelques semaines d'un temps beaucoup plus récent où Victoria avait répété chaque jour avec la même patience qu'il confondit au début avec la minutie qu'il lui imaginait pour la faire exister à son image. Il y avait ce court moment de voyeurisme, inexplicable et changeant, où l'adolescente Victoria traversait l'eau de la rivière pour rejoindre son rêve. Elle ne s'en souvenait pas. Simplement, un jour, elle lui dit que ce n'était peut-être que la fin d'une histoire : elle entrait dans la rivière à la fin de l'histoire. Il la voyait entrer dans la rivière mais ça n'avait rien à voir avec une histoire qu'il connaissait comme tout le monde. Il connaissait l'histoire, mais rien de ce qu'elle signifiait pour elle. Et puis, à la fin, elle ne s'en souvenait plus. Il pouvait donc s'imaginer tout ce qu'on imagine passer par la tête d'un homme qui regarde une femme à travers l'écran réducteur du désir ou de ce qui reste d'un désir ancien qui n'a pas été satisfait. Ce souvenir se repeuplait au moment où il la visitait presque quotidiennement dans sa maison au bord de la rivière. Il le réinventait avec elle et elle ne refusa jamais de le suivre sur le chemin de cet instant crucial. Il s'était passé plusieurs semaines de ce bonheur, au bord de la rivière. Puis Victoria, une nuit de crise, a enjambé la balustrade du palier au-dessus de la rivière et elle s'est jetée dans la rivière, trente pieds de chute lente au moment où il se réveillait pour échapper au même cauchemar. Dans la matinée, passant sur le pont Nicolas, il vit l'attroupement silencieux devant la maison de Victoria. Il s'informa. Il entra même dans la maison qu'on fermait. Le propriétaire était scandalisé. Une maison si bourgeoisement éclairée du matin au soir, n'est-ce pas ? Comment croire qu'on s'est trompé de locataire ? Hightower récupéra quelques livres et un parapluie qui lui appartenait. Il renonça facilement au vertige de l'escalier tremblant de visiteurs indiscrets. C'étaient des visiteurs silencieux. C'étaient des regards. Il esquiva le commentaire éclairé de l'enquêteur et il continua son chemin jusqu'à la station de taxis. Dix minutes plus tard, il entrait pour la première fois dans les murs de White Spring Falls.

Le pick-up ralentit dans une descente. Hightower venait de renverser un panneau indicateur de travaux. Il s'arrêta dans un nuage de poussière et descendit pour remettre le panneau à sa place. Le café de Bernie glougloutait dans son estomac. Il pensa au coulis de fraise auquel il avait renoncé pour ne pas l'accompagner d'un morceau de biscuit aux amandes dont Bernie avait le secret. Secret de Polichinelle, se dit-il. Elle court le raconter, elle revient pour l'oublier, oublier ce qu'elle a raconté. Ce qu'on raconte pour donner un sens. Être moderne, c'est penser la passion. Le poteau était tordu. Le panneau illisible maintenant. Il s'activa. Pourquoi ne les appelait-il pas ? pensait Victoria dans la camionnette. Pourquoi ne pas en finir avec cette tragédie de la captivité ? Il s'échine pour réparer ce qu'il a détruit à cause d'un moment d'inattention. Cela va durer. On ne reviendra pas à White Spring Falls. Maintenant, c'est lui qui m'enlève. Ils l'enfermeront à son tour. C'est sa destinée. Instant décisif.

Quand il revint à la camionnette, il regretta soudain les efforts qu'il venait de consacrer à la réparation du panneau. Il suait. Il s'épongea vaguement. Victoria ne voulait pas pleurer. Il remit le moteur en marche et avança lentement dans le chantier. Victoria résistait fébrilement aux larmes. La route avait disparu. Il longea prudemment le fossé. La poussière se déposait sur le capot. Il frôla des asphodèles penchés. Un autre panneau indiquait la fin provisoire du chantier et conseillait en même temps un itinéraire pittoresque. Il ne l'emprunta que par désir de cette monotonie. Elle sourit. C'était la même rivière. Elle y était descendue toute nue pour laver le sang et la poussière du plancher de la véranda. Elle le regarda pour lui demander s'ils passeraient aussi devant la maison près de la rivière. Il n'y voyait pas d'inconvénient. Il pouvait l'enlever, à condition de ne pas dépasser les limites d'un temps réputé raisonnable. Le pick-up quitta la route à l'angle d'un chêne séculaire puis descendit en cahotant un pré d'herbes hautes dont elle effleura la surface. En bas, entre les saules, la rivière paraissait noire. Elle reconnut la trajectoire, du verger au méandre abrité par les saules. Il n'y avait plus de clôture. La maison aussi avait disparu. Il arrêta la camionnette sous un noyer. Un peu plus loin, dans le méandre maintenant clair et serein, la rivière s'agitait doucement, rompant des angles d'eau jusqu'à cette courbure parfaite. L'endroit était pittoresque. Elle y était venue laver le sang et la poussière du viol puis elle s'était sentie heureuse d'en avoir fini avec la peur. Il descendait du verger. Il avait dans l'idée de tremper le filet de pommes dans l'eau de la rivière et de traverser le gué de pierres rouges pour rejoindre la route et revenir à la maison après avoir passé un bon moment, seul et libre. Il ne vit pas le corps tout de suite. À cette époque, les saules formaient un écran impénétrable à cette distance. Il pouvait entendre les caresses de l'eau qu'elle dérangeait pour se laver de ses impuretés. Elle avait emprunté le gué jusqu'au milieu de la rivière. Puis elle était entrée dans l'eau sans se soucier de la morsure du froid. Il lui montra l'endroit. Elle reconnut le gué, mais les pierres rouges avaient été mélangées de ciment et elle regretta le vert tremblant des mousses qui formaient une ligne presque parfaite d'un bout à l'autre du gué. De l'autre côté, les noisetiers avaient peut-être grandi ou bien ce n'était plus les mêmes. Il manquait aussi la réserve de bois, la tache bleue de la bâche et l'éparpillement des morceaux d'écorces autour des pierres disposées pour le feu. Souvenir de ce feu. Elle attendait toujours ces flammes pendant que son père jetait un œil désespéré sur le bois, sa mère allant et venant entre la réserve et la maison, agitée de reproches et de cris. Hightower lui montra les fougères qui avaient abrité ses regards indiscrets. Que restait-il de cette nudité ? C'était ici que tout finissait. Il le savait plus ou moins. Il regrettait bien sûr de ne savoir que ça. Mais il ne lui demandait rien. Il avait cru à une vision. Ce n'était que la fin de l'adolescence. Mais rien n'était oublié. À travers les changements, il rêvait encore de la posséder. C'était agréable, cette nostalgie tranquille. Il s'en contenterait, avoua-t-il, si c'était la seule chose qu'il restait à lui offrir. La dernière, dit-elle. Une dernière aventure. Elle a déjà eu lieu. N'en parlons plus. J'en ai assez vu. Partons avec cette idée d'achèvement. Et ne revenons plus. En tout cas pas avec les mêmes mots.

 

 

Chapitre V

18 juillet

 

Les mots : chaque année, dans la première quinzaine d'avril, son père et sa mère s'absentaient une bonne semaine pour une raison que ces mots ne connaissent pas. D'habitude, on fermait la maison et elle allait coucher chez les Vincent qui étaient des cousins par alliance. Cette année-là, à cause de la mort de madame Vincent, personne n'envisagea de la faire coucher dans la même maison que le cousin Vincent qui avait la réputation de ne pas aimer sa femme. Cette mauvaise réputation s'ajouta au deuil pour expliquer la décision des parents de Victoria de ne pas s'absenter comme c'était leur habitude dans la première quinzaine d'avril qui marquait la fin du deuil du cousin Vincent. On se méfiait à juste titre de toutes ces coïncidences. Vincent exprima même son désir de trouver une autre femme. Cette fois, il la choisirait plus jeune et plus vigoureuse afin qu'elle sût résister aux rigueurs de ses exigences matrimoniales. Vincent ne parlait pas clairement. On ne savait pas de qui il prétendait parler. Le père de Victoria était d'accord avec son épouse. Ils annulèrent donc le voyage traditionnel. Victoria regretta tout haut de n'être au fond que le trouble-fête du bonheur de ses parents. Ils prétendirent qu'au contraire, elle était leur seule raison de vivre. Ils mentaient. Ses parents avaient le culte du mensonge. C'étaient des parents superficiels et inutiles. Elle s'en était convaincue. Elle parlait rarement avec eux. Elle ne les respectait même pas. Quant au cousin Vincent, il n'avait même pas l'attrait de son sexe. C'était un orgueilleux et un paresseux. Victoria déclara qu'elle pouvait très bien, le temps d'une semaine, vivre sa vie de jeune fille sans l'aide de personne. D'ailleurs elle ne supportait plus ces surveillances qu'elle pouvait maintenant qualifier d'indiscrètes. Maintenant, expliquait-elle, maintenant qu'elle avait changé, voulait-elle dire (son père écarquillait les yeux en pinçant douloureusement le poignet de sa femme), il n'y avait plus de raison de ne pas faire confiance à son courage et à son savoir-faire. Le cousin Vincent, elle n'y pensait que pour le désespérer. À ces mots, son père la trouva légère, inconséquente, lassante à force d'explications, et sa mère avoua ne pas comprendre ce qu'elle leur demandait. Si elle comptait, dit-elle, résister au désir de plaisir du cousin Vincent de cette manière si, si facile, continua son père, elle se trompait sur leur sens de l'amour qu'Us cultivaient ensemble, et seulement pour ses beaux yeux, depuis presque vingt ans, sans compter, rien, rien ne comptait plus que son bonheur qui commencerait quand elle le désirerait, mais certainement pas par cette aventure insensée d'une solitude épiée par le cousin Vincent qui savait ce qu'il voulait, non, on n'en finirait pas de regretter ce voyage ri, ri, rituel, dit enfin son père, que ce mot écorchait, mais il n'en trouvait jamais d'autre au moment d'en nécessiter le sens. Ils partirent le lendemain tôt dans la matinée. Le cousin Vincent promit simplement de ne pas déranger la solitude de Victoria qui ne crut pas un seul mot de ce discours évocateur au fond de sa virginité. Une fois seule, elle entra dans la maison et s'y enferma à double tour.

Elle n'attendit pas que la voiture disparût derrière les granges. Elle laissa le rideau retomber et se livra tout de suite aux divers jeux érotiques qu'elle avait imaginés dans la perspective de cette solitude qui avait bien failli ne pas avoir lieu à cause d'un cousin trop excentrique en matière de sexe. Il faisait bon, ce soir. Un vent du Sud léger parcourait la contrée pour y laisser sa trace, jusqu'à la fenêtre (l'autre fenêtre) qu'elle ouvrit toute grande pour jouer aussi avec le vent. Le cousin Vincent l'épiait. Il s'attendait à cet étonnement. Il était assis sur une hauteur de rochers et d'arbres au-dessus de Lily House et il regardait l'écran lumineux de la fenêtre sans voir Victoria qui jouait comme elle l'avait prévu. Le cousin Vincent aimait cette sensation d'entrer dans un temps immensurable et fragile. Il croquait des fleurs d'acacia et il se souvenait d'avoir croqué du trèfle en observant l'été dernier le manège érotique de Victoria sur la branche moussue d'un châtaignier. Victoria n'apparut pas à la fenêtre ce soir-là. Il entendit la musique, le battement de la mesure qui revenait toujours après une pause qui devait correspondre à un autre temps, le corps de Victoria se déplaçant du lit au pick-up, recommençant les mêmes jeux à l'abri du regard à cause du rideau ou de l'angle tarabiscoté d'un secrétaire sur lequel il remarqua les feuilles de papier, la gomme et les crayons. Le verre paraissait doré à cette distance. Il rêva de boire avec elle mais il avait promis de ne pas la tenter. Il recracha la pâtée de fleurs d'acacia et tourna le dos à la fenêtre qui semblait suspendue dans l'air d'un écran parfaitement plat et peuplé d'arbres et de ciel étoile maintenant. Il pointa sa verge excitée dans la direction de l'étoile du berger qui donnait à son visage une teinte rosée et enfantine et il caressa cette chair jusqu'à consommation du plaisir qu'il aurait voulu donner à Victoria en échange du temps dont elle avait le secret. Il passa une mauvaise nuit. Le vent agitait le lierre sur le mur de la maison et les portes des granges claquaient sinistrement. Les nuits de tristesse, il préférait dormir dehors si le temps le permettait. Mais cette nuit-là, il ne trouva pas le sommeil. Ce fut une nuit de bruits et d'odeurs, jusqu'au matin où le vent cessa d'un coup pour laisser la place à la chute scintillante de la rosée dans l'herbe tendre des prés. Victoria traversa lentement cette humidité. Elle se dirigeait vers les granges. Il eut la tentation de la rejoindre pour revoir ses yeux noirs et s'approcher en pensée de sa bouche et de ses dents. C'était une tentation cruelle et brûlante. Il pleura sur le bord de la fenêtre. Il n'était qu'un misérable et il ne se sentait pas responsable de ses désirs. Sur le chemin, Victoria rencontra des primevères dont elle fit un charmant bouquet. Plus bas, sur la berge envahie de racines, elle sembla prier mais elle s'était agenouillée pour caresser le dos d'un chat qui était le sien et qu'il connaissait pour l'avoir fait souffrir une nuit de mélancolie inévitable même par ce moyen. Le chat ronronnait. Elle prenait plaisir à le captiver. Sa main voyageait dans la fourrure et il aima ces voyages invraisemblables. Le soleil illumina enfin la façade sculpturale de Lily House. Elle remonta aussi facilement. Le chat la suivait, sautillant dans l'herbe à la recherche du même chemin. Vincent décida de chômer cette journée. Il pouvait se l'offrir. Il irait voir Victoria à l'heure du déjeuner. Elle ne manquerait pas de se révolter à l'idée de céder au désir inexplicable de son cousin qui tenterait quand même de tout justifier sans prononcer une seule fois les mots de l'amour. C'était un virtuose de l'esquive en matière de plaisir, jusqu'à cette violence que sa défunte épouse n'évoqua jamais sans trembler. Tout le monde le savait. Victoria redoutait cette connaissance superficielle de la douleur. Elle revit le visage dissymétrique de sa cousine. Cette contraction musculaire au niveau de la joue était un véritable désastre. Elle exprimait tout et n'expliquait rien. Mais elle n'était pas la femme de Vincent. Elle ne le désirait pas comme sa cousine avait plusieurs fois avoué le désirer si sincèrement qu'elle ne se croyait pas le droit de lui reprocher son infamie à l'égard de son corps. Ces aveux avaient dérouté Victoria, en leur temps. Puis elle leur avait donné le sens de sa propre révolte. Vincent était beau comme un dieu. Seule sa démarche trahissait les complications inespérées de son esprit au moment de rencontrer le problème posé par la femme, la sienne, celles des autres, sa cousine, la fille de sa cousine, toutes. Il se déplaçait comme un crabe, exagéra Victoria en en parlant à sa mère un jour où son père souffrait provisoirement du même désir. Un crabe dans le sable de ses rêves. Mer, elle déferlait elle aussi dans les traces troublantes laissées par les pattes incompréhensibles. Elle ne comprenait vraiment pas ce qui lui arrivait. Elle referma prudemment la fenêtre et tira le rideau. S'il l'avait vue, cette nuit (elle n'avait pas dormi à cause de ces travaux d'approche planifiés depuis si longtemps), elle l'avait détruit et il était en ce moment même en train de chercher à recomposer son désir. Cela se passerait sans doute la nuit prochaine. Elle entra dans un bain brûlant et s'endormit sans avoir eu le temps de se rappeler si elle avait vérifié la fermeture des portes de la maison ;

À midi, Vincent frappa à la porte. Il portait un panier qu'il exhiba quand elle parut à la fenêtre. Il parla avant qu'elle se mît à lui reprocher le peu de cas qu'il faisait de ses promesses. Il s'inventa un nouveau personnage en peu de mots. L'odeur musquée de ses cheveux troubla Victoria qui referma la fenêtre. Il entendit ses pas dans l'escalier et ajusta sa mèche sur une oreille. Mais elle n'ouvrit pas. Elle parla à travers la porte. Elle s'inventait aussi un personnage. C'était bon signe, ces changements de personnalité comme prélude à l'amour physique. Il lui demanda d'ouvrir. Elle lui conseilla de laisser le panier sur le seuil et de s'en aller en pensant aux promesses qu'il avait faites de la laisser tranquille. Elle parlait de sa virginité avec une facilité qui lui donna le vertige. Il posa le panier sur le seuil comme elle venait de le demander et il s'en alla en pensant à cette virginité évoquée pour leur plaire, il n'en doutait pas. À travers l'œil de la porte, Victoria le regarda s'éloigner. Quand elle ouvrit la porte, elle faillit pousser un cri en respirant l'odeur de musc et elle demeura un moment dans ce vertige avant de prendre le panier et de refermer la porte. Il y avait un mot entre les fruits. Elle le jeta dans le fourneau, regrettant aussitôt ce geste irréfléchi, ses mains suspendues au-dessus du feu ravivé par cet apport inattendu de matière. Elle retourna dans le bain sans se soucier de sa température. Il reviendrait ce soir. Il ne tenait jamais ses promesses. Tout le monde savait ce qui allait arriver. Il n'arrivait jamais rien d'autre depuis toujours. Elle remua l'eau presque froide autour de ses genoux. Elle pensait bien quand elle pensait. Elle y pensa toute l'après-midi. Elle se garda bien de sortir malgré l'envie d'une promenade qu'il ne manquerait pas de troubler encore. Un regard dans l'ouverture des rideaux la renseigna. Le cousin Vincent était assis sous la véranda d'une des granges, immobile et étrange. Il dormait peut-être. Ou bien il espérait son en. Était-elle capable de ce cri ? Elle ne donnerait jamais rien aussi facilement.

Soyons justes. Vincent n'était pas le monstre d'amour que tout le monde se plaisait à décrire à la moindre sollicitation de l'étranger en quête de connaissance du lieu. Il n'avait jamais violé ni le corps ni l'âme d'une femme. Aucune femme, y compris la sienne, ne s'était jamais plainte d'un pareil outrage. Aucune vierge du pays ne l'avait dénoncé. Personne ne pouvait témoigner de la monstruosité de Vincent en matière d'amour. Mais tout le monde imaginait Vincent dans ce personnage collectif nécessaire à la durée infinie de la communauté habitant les bords de la Lily au niveau de cette vallée que personne n'avoua jamais vouloir quitter pour ne plus revenir. Cet aveu l'eût détruit instantanément. Le travail à accomplir pour conserver à Lily House toute la valeur économique créée de toutes pièces par des ancêtres élevés au rang de divinités morales, justifiait ce point de droit qui en avait fait réfléchir plus d'un. Si on partait, c'était toujours pour aller à la guerre. Dans ce cas, il n'y eut jamais de retour. Une fatalité. À chaque départ pour la guerre, on évoquait cette fatalité. Le misérable appelé en tremblait jusqu'à perdre la raison quelquefois. Le monument aux morts était secrètement qualifié d'hommage à la bêtise, mais chaque année, on y jouait de la trompette et du tambour, dans l'attente d'un solo de flûte qui arrachait des larmes acides et chaudes même au cœur le plus endurci. Sur le mur simple et tragique du monument figurait l'ennoblissement des familles les plus riches. Les autres, celles qui n'avaient fatalement perdu aucun fils (les filles ne mouraient pas de cette manière dans la vallée), se contentaient d'être d'accord avec ce droit coutumier. Il ne fallait pas chercher plus loin. Enfin, le frère de Victoria mourut à la guerre. La nouvelle désespéra la famille jusqu'au désir de la mort émis publiquement par la mère de Victoria qui était presque une étrangère, ce qui expliquait bien des choses, notamment cet abandon à la mémoire collective, un jour de prêche. Mais il fallut attendre de longues années avant que le nom du frère fût gravé dans la pierre noire du monument aux morts. Sa disparition au cours du bombardement de Dresde où il espionnait la population au service des Alliés, ne prouvait pas qu'il était mort, condition première pour avoir son nom gravé dans la pierre mémorielle donnée en partage au reste de la communauté. Ce furent vraiment de longues, longues années. Mais finalement, le graveur se mit à l'ouvrage. C'était un jour de pluie. Il œuvra sous la génoise olympienne. On lui apportait du vin. M n'avait pas été à la guerre et n'avait pas tenté d'y aller. On ne l'avait pas appelé. Il ne lui restait plus qu'à retourner à son travail, dans les bureaux poussiéreux de la coopérative. De temps en temps, il gravait un nom dans la pierre. Cette fois, il avait gravé le nom d'un ami et il avait parlé à Victoria de cette douleur. Elle n'imaginait pas qu'on pût souffrir autant de la mort (on ne disait plus : disparition) d'un ami qui avait plus de chance que les autres puisque Dieu l'avait choisi pour mourir au nom des autres. À Dresde, un ami avait profité d'un voyage d'affaires pour brûler un cierge sur un mur qui était tout ce qui restait d'une maison bourgeoise. Le frère de Victoria avait été valet dans cette maison, le temps d'une guerre. Il y était sans doute mort calciné jusqu'à la disparition avec les autres occupants et tous les souvenirs (tous les objets sont des souvenirs) dont cette chaîne d'argent qui était devenue le sujet de la polémique qui s'était installée au retour de cet ami voyageur. Cette chaîne avait appartenu au frère de Victoria.

Il n'y avait aucun doute là-dessus. Mais elle ne prouvait rien. Il valait mieux attendre le délai légal, disait le père de Victoria qui était un homme patient chaque fois qu'il s'agissait de traverser la douleur. Il en sortait toujours diminué, mais il savait gagner. Victoria, une enfant à l'époque, lui envia ce pouvoir sur les autres. Elle était allée voir le graveur. Il était étrangement suspendu à la corniche du monument aux morts. Victoria en éprouva un vertige définitif. « Mon frère aussi est mort, dit le graveur en lui souriant. J'vais pouvoir m'en retourner à la ferme. Ce travail de gratte-papier me donne la nausée même les jours de repos. À la ferme, je n'aurai pas de repos. Je prendrai une femme. J'ai mon idée. » Ce graveur, c'était Vincent. Il avait une réputation terrible, Victoria savait de quoi il retournait. Elle pensa mélancoliquement à cette femme que Vincent voulait marier. Il fallait que ce fût une femme plus femme que les autres. Comment mesurer cette différence ? Elle écouta encore Vincent, tandis qu'il pleuvait sur son joli parapluie rose et bleu. Elle étreignait la tête lisse du canard. La pluie s'égrenait dans ses cheveux quand le vent le voulait. Elle avait une photographie de la maison à Dresde. Il n'en restait plus rien que ce mur et un jardin noir et gris au milieu duquel s'ouvrait un puits sinistre évocateur de la tragédie de son frère. Elle avait imaginé toutes les morts. Celle-là était la plus cruelle. Elle frissonna en y pensant encore. Vincent, en l'air du monument, reconnut ce vertige. Le burin cessa d'émietter le marbre dans les limites de ce tracé qui l'épouvanterait jusqu'à sa propre mort (un nom au cimetière, jusqu'à l'oubli, et enfin la disparition, pourquoi ? pourquoi ces mots ?). Il prononça presque solennellement des paroles de consolation et la pluie les rapprocha, peut-être parce que les curieux venaient de déserter la place. Sur la cheminée, à Lily House, il y avait ce morceau de cire noir et incompréhensible dans une cloche de verre qui avait naguère abrité un paysage du Michigan. Il l'avait vu. Il avait même prié. Il avait eu peur. Cette chose calcinée et informe. Le voyageur l'avait ramenée avec la chaîne devenue noire et figée. Mais la chaîne était encore dans le bureau du juge. Ou dans les archives impénétrables de ce qui reste de la guerre quand on ne s'en souvient plus aussi exactement qu'on se l'était promis au moment de la faire ou de la vivre d'une manière ou d'une autre. Il fallut attendre (encore attendre) le retour du soleil pour dorer durablement l'incision pratiquée dans la pierre par Vincent qui œuvrait bénévolement dans ce sens chaque fois qu'on lui demandait de faire la preuve de son appartenance spirituelle à la vallée. Le nom du frère de Victoria sécha donc lentement toute une après-midi. On le regarda pour tenter de se souvenir. On regrettait cette disparition. On n'avait plus le droit de douter de la mort. Il n'y avait plus qu'à évoquer le meilleur, laissant le pire aux mauvaises langues. Pendant que ce temps précieux passait encore sur la rivière éternelle, Vincent se maria. Il épousa une adolescente. Il aurait épousé une petite fille si on le lui avait permis. L'idée de ce vieillissement lent le fascinait. Maintenant qu'il était marié, il allait pouvoir l'observer tranquillement sans que personne commente son regard et le frottement révélateur de ses mains l'une contre l'autre. Il revint à la ferme. On ne le verrait plus assis sur le bord d'un trottoir à la sortie de l'école. Les premiers jours du mariage, il se contenta de regarder sa femme comme il avait jusqu'à la veille du mariage reluqué les femmes des autres et celles qui promettaient de lui appartenir avec le même sens du mystère et de l'émerveillement au seuil du plaisir de... de vivre, de vivre, vivre encore avec elle ou avec une autre ce que j'ai commencé à vivre, pensait Vincent en regardant les cuisses nues de son épouse qui attendait simplement qu'il se décidât à lui faire l'amour qui l'épouvanterait autant que l'idée qu'elle s'en faisait. Il courait tant de bruits sur la verge de Vincent. Elle était géante et empoisonnée. Elle en mourrait presque instantanément. Ce « presque » la fit délirer. Il l'écouta parler sans rien répondre pour la raisonner au moins un peu. Elle était longue et nerveuse. Il aimait cette beauté en formation. Il devina le futur de ces formes. Cette paresse le réjouissait. Il but le vin qu'elle lui servit, presque nue parce qu'elle s'imaginait qu'il la désirait. Il ne lui révéla pas que ce moment n'était pas venu. Il lui interdit de sortir de la ferme. À ces mots, elle s'immobilisa. Elle ne comprenait pas. Il la fouetta négligemment et elle courut se coucher en pleurant. Il dormit dans l'escalier, avec son chien. Au matin, elle lui servit un repas à peine mangeable. Il l'avala néanmoins. Elle était assise de l'autre côté de la table et lui demandait de temps en temps si elle pouvait se rhabiller. Il la menaça du fouet. Aujourd'hui, il paresserait sans elle. Il sortit. Au passage, il la gifla et débrancha le téléphone. Il s'en souvenait comme si c'était hier. Il se souvenait de toute cette époque de bonheur fragile, les morts, les vivants, il n'y avait pas de survivants, pas de témoins, rien que des idées et les sentiments inspirés par les idées et par le vide. Quand on lui reprochait sa cruauté envers sa femme, il revenait toujours sur les lieux de cette conversation avec elle et elle répétait consciencieusement le même langage du bonheur qu'il avait pris le temps de lui enseigner pour qu'elle parût conforme à l'idée qu'il se faisait de la femme-paravent derrière laquelle on est soi-même et rien que soi-même. Il se battait avec le temps pour qu'elle survécût à cette difficile épreuve du feu de l'amour ou de l'enfer des jours. Et elle respectait ce combat. Un jour qu'il torturait son anus déjà blessé par d'autres tentatives de silence, elle perdit connaissance et il dut appeler le médecin. En constatant les fruits de la torture, celui-ci fut épouvanté à l'idée d'en révéler, par la seule force des mots, l'existence secrète, naturellement secrète par la force tellurique de ces mots hérités, inchangés et redits jusqu'à épuisement de la conversation. Il y eut beaucoup de conversations sur ce sujet et le silence en habitait les attentes en prince des ténèbres. Quand elle mourut, le médecin exigea une expertise du cadavre. Vincent n'y vit pas d'inconvénient. Il dénuda lui-même le cadavre et retendit sur la table de la cuisine. Le médecin le retourna et fit observer à des témoins les lacérations sur les fesses et les épaules. Mais c'étaient des cicatrices. Il écarta la chair rigide des fesses et commenta amèrement les dimensions exagérées de l'anus noir et odieux. Retournant le cadavre sur le dos, il écarta les cuisses pour éclairer la matrice tristement poilue qui ne révéla rien sur les pratiques sexuelles de Vincent. Cependant, ces traces au bord des seins n'étaient autres que des morsures. Elle les avait acceptées sans lui reprocher la douleur. Le médecin ouvrit enfin la bouche du cadavre, tira la langue à l'aide d'une pince à ressort et mit en évidence l'anneau d'or qui perçait la langue. Vincent éclata d'un rire qui le fit passer pour fou dès l'instant où il exhiba sa verge (qui n'était ni géante ni empoisonnée, reconnaissons-le) ornée d'un même anneau d'or fixé dans le gland. Le médecin décréta qu'il en avait assez vu. Les témoins ne voulaient plus rien voir et prétendaient tout oublier. Vincent eut une érection en revoyant le cadavre que son délire avait dangereusement abstrait. On cria au scandale et on s'en alla. Le lendemain, tandis que la chaleur épouvantable de la cheminée lançait les cendres de sa femme dans l'air tranquille de Lily House, Vincent se demanda s'il en resterait assez pour remplir l'urne qu'on lui avait vendue. C'est qu'elle avait émis le vœu d'être soigneusement répandue dans l'herbe d'une autre vallée. Il n'avait rien promis. Mais il était fauteur de cet espoir. Elle n'avait au fond jamais été que cette étrangère fatiguée de n'appartenir à personne.

Peu de temps après la guerre, qu'il n'avait pas connue (il s'en voulait un peu d'avoir obéi aveuglément à son père), Richard Leconte, passant par Rock Drill ou Red Point (il ne s'en souvient plus), s'arrêta pour regarder l'incendie d'une œuvre d'art dans les jardins de la bibliothèque municipale. De la statue en question, il ne resta guère que les cendres. Les pompiers ramassaient dans l'herbe calcinée des débris que le feu avait épargnés. Richard, en curieux du destin de l'art moderne, demanda à voir un de ces objets. Le pompier le lui montra. Il s'agissait d'un livre à la couverture bleu ciel. La statue était en livres et quelqu'un avait eu l'idée d'y mettre feu. Mais le pompier refusa de lui céder au moins un de ces livres dont le feu assassin n'avait pas voulu. C'était une pièce à conviction ou bien tout ce qui restait de la statue, il ne savait plus. Mais il ne pouvait pas donner le livre. Même en échange d'un service (Richard ne possédait rien). Il n'y avait plus de feu, plus de statue, plus d'art moderne. Richard s'en alla non sans recueillir une poignée de ces cendres qu'il emporta dans son modeste logis, un garage en plein centre-ville. Là, il réfléchit. Trois mois plus tard, il installa un étrange bûcher dans un morceau de terrain qu'il avait loué pour la journée (y compris la nuit, stipulait le contrat) à un paysan éberlué mais fidèle à lui-même et aux autres du même coup, comme cela lui arrivait chaque fois qu'il comptait sur son sens de la fidélité. Le bûcher était composé de branchages et de planches. Il sentait le pétrole. Richard le photographia toute la matinée sous le regard intéressé des passants. Puis, à midi, il jeta une allumette à un point précis de l'entassement combustible où il avait eu la tentation d'exhiber un chapelet que sa connaissance du lieu contraignit à respecter toutefois. Le feu prit lentement. Vincent, qui n'était pas encore cousin de Victoria (il n'avait pas encore épousé la cousine de la mère de Victoria, pour être plus clair), s'approcha pour demander ce que signifiait cette dépense et s'il s'agissait d'une cérémonie peut-être pas conforme à l'idée qu'on devait cultiver toute la vie en pensant à Dieu. Richard cligna d'un œil. Ce gamin s'en prenait à ses croyances profondes. Il l'envoya balader d'un coup de pied au derrière. Mais Vincent n'alla pas plus loin que le chêne foudroyé du temps de son arrière-grand-père. Il n'y avait plus de traces de ce feu. Il raconta l'anecdote à Richard occupé à élever le feu dans l'air de la vallée. La nuit arriva. Le pompier reconnut Richard. Il pensa au livre. Il en parla à quelqu'un qu'il ne connaissait pas. Le bruit courut. Un peu après minuit, le feu s'écroula comme Richard l'avait prévu. Une gerbe d'étincelles bleues s'éleva dans le ciel étoile. Le livre était bleu, dit le pompier À l'aube, Richard fut arrêté et incarcéré dans la prison du comté en attendant la décision du juge qui était un ami de la famille de Vincent. Dans sa cellule, qu'il partageait avec un présumé coupable d'assassinat sans mobile apparent, Richard pensa rêveusement à sa prochaine création : il brûlerait une maison après l'avoir occupée pendant toute la semaine sainte. On l'arrêterait encore. Et encore. Et encore. Jusqu'à ce qu'il découvrît le sens véritable de cet acte insensé. Le juge ne trouva même pas les mots pour lui reprocher, reprocher quoi ? Ce mot-là lui échappait aussi. Bref, le juge bafouilla devant tout le monde et on laissa Richard acheter une masure passablement inhabitable que les exigences économiques du temps avaient réduite à cette absence de mémoire qui fascinait l'esprit facilement influençable de Richard. Il confectionna des mannequins de paille avec de vieux habits trouvés ou demandés et il soigna particulièrement la peinture des visages qu'il orna de grands yeux terrifiés. Il fixa ces personnages de pacotille aux fenêtres de la maison et en pendit un par le cou sous le porche pour rappeler la tragédie qui expliquait l'abandon des lieux. À la fenêtre de la cuisine, une femme habillée d'une vieille chemise de nuit hurlait sa terreur, écarquillant des yeux grotesques et montrant d'un doigt solitaire le mur adjacent où était écrit en lettres de sang le nom de son amant et maître. Aux pieds du pendu, il y avait une longue lettre posée à même le plancher et Richard proposa au public d'en lire le contenu sans doute révélateur. Le public applaudit. Le pompier insista. Mais cette fois, personne ne l'écouta. Richard lisait. Le juge frémit. La foule le dérouta à cause de ce silence qu'il ne connaissait pas lui-même. La maison finit par brûler. Richard était sur le point de trouver sa voie. Il rencontra un jour un peintre de nuages qui lui présenta un peintre d'arbres et ils allèrent tous les trois rendre visite à un peintre de lacs et autres étendues d'eau. Il ne restait plus à la vie que de s'écouler. Richard vécut ce rapetissement tragique sans jamais se plaindre d'en être la première victime. Il peignait le feu avec une exactitude hallucinante : feux de cheminée, feux de forêts, feux d'allumettes, feux industriels, feux imaginaires, de l'enfer et d'ailleurs, feu de paille, feu qui couve, feu pâle. Ce succès éberlua le père de Vincent. Richard lui avait parlé du livre bleu que le pompier avait refusé de lui donner. Le père de Vincent ne tarda pas à le trouver dans les archives du palais de justice. Le juge ferma les yeux sur cette irrégularité. Et Richard reçut le livre dans une crise de larmes qui lui ouvrit les portes de tous les cœurs. Cette histoire n'en demeurait pas moins étrange. En y pensant bien, on ne trouva pas le moyen de l'expliquer entièrement. On peaufina le récit jusqu'à l'invention de la légende. Richard frémit à cette idée. Sa mort était devenue une nécessité. Il en redouta les circonstances imprévisibles. Sa vie était une tragédie. Il ne se maria pas. Il offrit le livre bleu à la bibliothèque qui l'exhiba derrière une vitre blindée. Il se sépara aussi de toutes les photographies qui retraçaient fidèlement ses débuts artistiques, du temps d'une recherche passionnée dont il avait la nostalgie. Il n'évoqua jamais cette nostalgie dans aucune des conversations, toujours mondaines, qu'il entretenait avec les gens et leurs serviteurs. Il regardait passer les femmes. Elles étaient inutiles et désirables. Il aimait ces moments d'abandon, mais il ne leur accordait que cette importance. Ces mains le passionnaient. Il en peignit d'admirables et de tragiques dans les feux incohérents qu'on exigeait de lui. Mais jamais aucun regard, aucune pose, aucune fleur de peau. Dans les expositions qu'il donnait une fois l'an, on le voyait passer devant ses toiles et les caresser d'une main légère qui était tout ce qu'il voulait donner à penser. Le cercle était bouclé. Il revenait lentement au centre. Mais cette fois, c'était pour y achever de vivre. Rayon oblique du temps-soleil. Pourquoi ne pas aimer une femme ? Pourquoi ne pas lui donner ce qui reste ? Pourquoi pas cette continuité transparente ? Peut-être finirait-elle enfin par lui poser la question à laquelle il n'y avait pas de réponse : décrire la statue de la bibliothèque avant le feu, rencontrer son artiste et l'aimer, chercher l'avenir dans ce sens et ne plus revenir sur les lieux du crime. Pourquoi pas ce chemin ? Pourquoi ce présent parfait ? Pourquoi ce passé légendaire ? Et que dire de l'avenir de ces mots éphémères prononcés sur le dos d'un autre artiste qui n'a pas fait le même chemin ? D'ailleurs, a-t-il fait, cet artiste transparent, son chemin ? Richard n'en savait rien et il n'était plus temps de le savoir. Aucune femme pour recueillir ces regrets.

Dans un éclair bleu et noir, Victoria vit la grosse tête grise du chien Timmy et la main caressante qui flattait ses oreilles soyeuses. Dans l'autre main, apparaissaient comme par magie les biscuits que le chien mordillait du bout de la gueule. Victoria s'entendit crier (elle n'aimait pas sa voix à cause de la faiblesse du cri) : Timmy ! et en même temps elle vit le visage de Richard qui disait : il est sympathique, ce chien. Il se releva. Il ôta son chapeau de paille. Le ruban rouge parcourut cet arc de cercle, de sa tête à la caisse horizontale sur laquelle il appuyait une main tranquille. Il n'est pas méchant, dit-elle. Elle pensait : je ne suis pas méchante. Je sais tout de la méchanceté des femmes au moment de. Il dit : J'ai l'intention de monter là-haut pour peindre la maison et le ciel. Elle vit l'attirail dans l'herbe. Le chien vint flairer son ventre. Elle le repoussa presque violemment. Il aima cette violence. Elle ne comprenait pas ce qu'il venait chercher. La maison était horrible, le ciel triste et inchangé depuis toujours. Il rit, caressa encore les oreilles du chien, puis il chargea son dos puissant de l'attirail de peintre dont elle perçut l'odeur de térébenthine. Ses mains aussi devaient avoir cette odeur. Elle les revit en cherchant à en capturer le sens, mais il s'éloignait, désirable, possible, infini. Il la salua encore une fois arrivé en haut du verger, puis il disparut dans les feuillages fleuris. Vincent frémit. Il n'avait pas reconnu Richard. Peu importait. Mais il avait reconnu le désir. Pas tout le désir. Victoria revenait à la maison et le chien tournait autour d'elle en sautillant. Vincent brisa la paille entre ses dents. Victoria était un fruit mûr. Il l'avait vue fleurir cet hiver. L'été prochain, elle pourrirait dans l'herbe de son imagination. Le temps s'arrêterait encore et tout redeviendrait nocturne et douloureux. Il regarda le peintre qui était maintenant assis devant son chevalet. On ne voyait pas le chevalet. On voyait la toile en l'air gris du ciel. Son chapeau de paille étincelait, orange et rouge. Il avait l'air tranquille à cette distance. C'était peut-être Richard. Mais Richard ne peignait pas le ciel, ni les arbres, ni les vergers blancs et rosés. Il n'y avait pas de feu. On était encore loin de la Saint-Jean. Le printemps commençait à peine. Et le deuil s'achevait ainsi. Il entendit la porte claquer derrière Victoria. Le chien était resté dehors. Chien-question nu et intranquille. À la fin de l'après-midi, le soleil était déjà dans le verger (priapique à cause d'un mot inexplicable), Richard redescendit. Il se dirigea directement vers la maison de Victoria, n'empruntant pas le chemin jaune et vert. Il traversa l'herbe haute. Le chien alla à sa rencontre. Ils se croisèrent au niveau du vieux puits où pousse un arbre étrange et indéfinissable. À la fenêtre, Victoria se demanda comment elle allait se donner à cet homme (ce serait la première fois) et pourquoi il la prendrait (ce ne serait pas la première fois). Elle jeta sa robe et ses sous-vêtements sur une chaise et enfila quelque chose de plus facile. Dans le miroir, elle reconnut le regard de son père. Richard frappa trois coups sonores sur la porte de la cuisine. Il avait fait le tour de la maison, comme s'il la connaissait. Toutes les maisons de la vallée se ressemblent. Victoria lui apparut dans cette robe d'un autre temps. Avait-il peint comme il voulait ? Mais c'était le désir plutôt que la volonté qu'il fallait évoquer en le regardant poser son attirail de créateur sur le sol noir et blanc de la cuisine. Le chien croqua un biscuit dans ce silence préliminaire. Vincent devina, il devina longuement, douloureusement. Il était assis sur le seuil de sa maison. Il vit le chien sortir de la maison de Victoria. Il le vit tourner autour de la maison à la recherche d'un moyen pour y entrer de nouveau. Elle l'avait mis dehors. Le chien se désespéra. Il sauta sur le plateau d'une camionnette et s'y coucha tristement. Vincent sentit une brûlure dans sa poitrine. Victoria lui apparut encore dans l'herbe du verger. C'était l'été.

En vérité, Victoria avait cédé parce que Richard l'avait fait boire plus que de raison. Douleur et sang. La vision imprécise de la verge au passage de ses cris d'amour. La pression de ce corps. Le désir à fleur de peau, inexplicable. La chaleur, petite et facile. Le verre renversé. La flaque d'eau de vie, miroir. À la fenêtre, les rideaux filtraient la nuit. À la fin, il pinça ses seins, mordit ses lèvres et s'en alla en lui disant qu'il l'aimait. Rien de plus. Il m'aime, se dit-elle. Je ne sais pas. Vincent apparut. Le chien n'avait pas aboyé. La bouteille d'eau de vie sur la table. Le fauteuil. Le drap. Ce verre. Il demeura tranquillement sur le seuil de la porte. Il ne voulait pas entrer. Il avait reconnu Richard. Il connaissait bien Richard. Richard reviendrait. Il revenait toujours sur les lieux de l'amour. Mais Richard n'aimait pas les femmes. Victoria n'écoutait plus. Elle lui disait qu'il avait promis de ne pas entrer dans cette maison avec des idées malsaines. Elle voulait fermer la porte pour ne pas risquer sa violence. Il la prévenait. Il n'avait pas d'autres intentions. Maintenant, il s'agissait de l'intention. Elle ne voulait pas, Richard la désirait et Vincent avait l'intention. Elle s'amusait. Vincent retourna sur ses pas, exactement. La Lune ne se lèverait pas avant deux heures.

Le lendemain, Richard ne monta pas sur la butte au-dessus du verger pour parfaire la peinture de la maison et du ciel. Il arriva à l'heure du déjeuner. Il mangeait avec plaisir. Il partageait le plaisir si on le lui demandait. Il ne voyait pas d'inconvénient à recommencer pour atteindre cette communion. Victoria se rendit compte que personne ne lui avait jamais parié de l'amour. Elle avait lu l'amour. Elfe l'avait deviné. Elle avait cru le reproduire fidèlement. Non : consciencieusement. Elle n'avait pas aimé cette solitude. Il l'occupait maintenant pour tout expliquer. Les couleurs, les perceptions géométriques, les horizons, la verticalité, l'être recréé, à volonté, conforme au désir, à fleur de l'intention, ravissement intolérable, définitif, trace d'éternité, noyade. Cette fois, elle exigea de la douceur. Il se tranquillisa. Elle explora tranquillement ce long corps fragilisé par la nudité, par l'érection, par l'abandon surtout à l'idée qu'elle avait de l'amour. Elle ne pouvait pas se tromper. Elle le baisa tendrement avant de se donner elle-même. Ce vertige n'avait pas de sens. Enfin, elle revint à son corps, aux mains tranquilles qui la caressaient presque négligemment, à la verge molle et humide d'un mélange qu'elle reconnaissait du bout des lèvres, le corps cherchant les draps dans ses jambes et y trouvant un sommeil étrangement réparateur du cri et de la folie.

Vincent devina encore l'extase de Victoria. Cette fois, il était dans la cour derrière la maison, allant et venant entre l'appentis de la grange et la véranda de la cuisine. Pendant tout ce temps, qu'ils prenaient au temps, il entra deux fois dans la grange et se vautra dans la vieille paille en étouffant le cri qu'il destinait à la folie de Victoria. Richard n'était pas fou. Il revivait. Il réinventait ses raisons de vivre. Victoria ne raisonnait plus. Elle était entrée dans l'enfer des sens. Elle n'en sortirait plus. Richard lui mentait. Vincent devina ces mots. Il comprenait le mensonge des hommes. Il avait menti aux femmes pour les posséder. Il ne connaissait pas d'autres moyens de les contraindre à aimer le plaisir, il décrivait le plaisir avec les mots de l'amour. Il parlait beaucoup au moment d'aimer les femmes. Il devenait violent si elles tentaient de répondre à ses cris. Il ne concevait pas de rupture de l'instant. Mais elles recommençaient toujours. Avec les mêmes mots. Le même rictus. Dans la paille, il avait des souvenirs ineffaçables. Il en avait aussi dans l'herbe haute, dans la terre moussue de la rivière, il se rappelait la patine des planches du grenier, le siège brûlant de la camionnette un jour de regain, l'eau verte d'un ruisseau traversée de soleil, cette eau clapotante et fraîche, le corps brisé, la fin de la lutte, le repos. Quand Richard sortit enfin de la maison, chargé de son attirail et portant à la main le chevalet, Vincent aperçut le corps de Victoria sur le plancher de la cuisine. Cette mollesse, ce désordre, ce silence, le déroutèrent au moment d'adresser la parole à Richard qui éleva le chevalet au-dessus de sa tête. Vincent vit la toile rouge, le feu criard, l'inachèvement du fond demeuré blanc, et il perdit connaissance. Quand il revint à lui, il trouva la force de se tourner sur le côté pour vérifier que Victoria avait bien existé avant de disparaître dans une vision d'enfer. Il saignait. Ce sang brouillait son regard. Victoria ne bougeait pas. Elle avait les yeux ouverts et elle regardait le plafond. Elle n'était pas morte. Il voyait les larmes descendre sur sa tempe. Ce profit l'exaspéra. Il l'appela. Elle demeura dans la même attitude, couchée sur le dos, bras en croix, jambes ouvertes, profil tragique. C'était fini. Plus rien ne pouvait commencer maintenant. Il trouverait la force de se relever. Il ne lui demanderait pas d'explications. Il ne la regarderait pas. Il la porterait dans son lit et il l'abandonnerait à ce désespoir. Elle comprendrait. C'était son dernier jour de liberté. Demain, son père et sa mère reviendraient et il ne se passerait rien. Le profil de Victoria s'anima. Elle allait crier.

Vincent aima le cri. Il aima la gorge, les veines sous la peau, les dents, les reflets dans la salive. Il aima les poignets. Cela dura une seconde ou deux. Ensuite, il aima le regard. Elle le suppliait. Les mots arrivaient. Cela durerait autant qu'elle le voudrait. Il lui donnerait cette attente en échange de la voix. Elle parla pour exprimer sa haine. Il attendait l'angoisse. Il avait toujours supposé l'existence de cette angoisse. Mais c'était la haine. Il entra dans le vertige. Elle se libéra. Les poignets, les yeux, la gorge. Elle ne lui cédait plus rien. Elle parlait de sa haine. Elle parlait de Richard pour le haïr. Vincent commença à aimer cette distance. Il comprit que c'était le sens de leur plaisir. Un dernier jour de liberté. Il ne restait que cette distance à parcourir entre lui et ce qu'il savait d'elle. Il ferma les yeux pour s'éloigner de son propre cri. Quand il les rouvrit, elle se coiffait devant un miroir. Elle avait essuyé les peintures mélangées de son visage. Elle avait changé de robe. Elle allait pieds nus. Il vit les chaussures sur la chaise, propres, étincelantes, boucles d'or. Le vertige continuait. Il s'accrocha au lit. Il pouvait s'effondrer, lui donner le spectacle de son ivresse, rire avec elle de ce qui venait de leur arriver sans qu'ils puissent rien pour empêcher la fin du jour. Elle ne souriait pas. En rouvrant les yeux, il s'était attendu à la voir sourire en signe de complicité. L'amour ne serait qu'un défaut de vision. L'image que reflétait le miroir était incomplète. Si j'ouvre les yeux, se dit-il, elle se moquera de moi. J'ai vu sa fente. Il entendait les frottements de la soie contre sa peau. La robe retombait sur ses jambes. Elle était debout devant le miroir et elle se recomposait lentement. Ouvrir les yeux, c'était accepter de la voir changer, changée. Sa fente noire et luisante de la semence de Richard. Il l'avait vue parce qu'elle ne pouvait plus rien. Mais maintenant, elle se mettait à exister de nouveau non : encore. Elle existait toujours si elle avançait dans le labyrinthe de ses désirs. Si elle pense, se dit Vincent, mais elle ne pense pas, elle existe pour moi, comme je la veux, vouloir est la meilleure chose qui puisse m'arriver. Elle posa la brosse parmi les autres objets de sa beauté. Il reluqua cette complexité en amateur. Elle extrait les boucles et lui tourna le dos pour les fixer à ses oreilles. Il vit les oreilles, les doigts, son regard, dans le miroir elle continuait de le regarder parce qu'il était beau. Elle le tuerait si elle en avait la force. Mais elle n'avait pas non plus l'intelligence de la mort. Elle venait de traverser le bonheur. Ce n'était pas l'amour. Pourquoi ce désir de violence ? Richard ne peignait que le feu. Il rêvait de mettre le feu au monde. Elle n'avait pas voulu de ce bonheur d'être à la portée des yeux des autres. Elle avait déchiré ce temps inexprimable autrement.

Richard ne courait plus. Il s'était blessé le visage en traversant un chemin envahi de ronces. Il ne reconnaissait pas ce paysage. Peut-être se trompait-il de direction. La ville n'apparaissait plus. Il ne devinait pas la route. Pas de premières maisons pour permettre le ralentissement, jusqu'à l'arrêt, n'importe où, même chez les autres, pensa-t-il. Elle l'avait mordu dans le cou. Il ne saignait plus. Il dérangea un essaim de papillons posé dans les branches d'un sureau. Cette vision inattendue le dérouta encore. Il entendait la rivière mais ne la voyait pas derrière l'écran de taillis où elle se nourrissait de la même terre. Il respira profondément cette odeur. Ce sont les fruits de mon imagination, se dit-il. Il abandonna le chevalet dans un roncier. Peu importait le chevalet. Peu importaient les tubes de couleur et les pinceaux faits à sa main. La palette s'envola dans les branches des hêtres et disparut dans cette complexité indéchiffrable. Il était nu. La rivière le suffoqua. Il était nuit quand il entendit les appels de Vincent. Il cherche ses vêtements. L'idée de mourir nu, cette érection inévitable, ce cri de désespoir pour n'avoir pas la force de résister à l'étouffement ou pire à l'éclatement, la paralysie à la place de l'attente, l'impossibilité de fermer les yeux pour chercher l'oubli, le seuil facile, douloureux, le désir mué en achèvement : il y pensa dans le désordre, dans la répétition, redoutant cette mort que Vincent lui destinait. La mort était dans le cri de Vincent. Le cri de Vincent, c'était l'émission sonore de son nom. Le nom lui arrivait avec d'autres pollutions. Mais il reconnut cette mort qui venait du taillis. La silhouette de Vincent apparut. Victoria dissimulait les tremblements extatiques de sa folie dans cette ombre propice à les innerver encore du désir grandissant à la vue du corps de Richard qui flottait dans l'eau pour imiter la mort. Comment pouvait-il espérer les tromper de cette manière ? L'espace d'une seconde, Victoria crut à cette mort et elle étreignit les épaules de Vincent qui exprima aussitôt son incrédulité. Il entra dans l'eau. Richard ne voulait pas de cette immobilité. Mais il ne pouvait plus rien. Vincent enfonça d'abord la tête sous l'eau. Richard ouvrit les yeux, retenant sa respiration. Puis l'eau entra en lui. Il pensa à la mort des oiseaux. Ces mots s'éteignirent en même temps que les battements de son cœur. Vincent ne se rendit pas compte de cette absence totale de résistance, il y pensa plus tard. II se rappelait la douleur musculaire au niveau des épaules. Cette douleur lui avait inspiré d'autres mots qui n'avaient rien à voir avec la mort des oiseaux. C'était le feu, sa proximité de la brûlure. Son corps s'arc-bouta au-dessus de l'eau.

Victoria, qui avait maintenant l'air d'une enfant simplement terrorisée par la brutalité des adultes, lui demanda éperdument d'en finir. Le corps de Richard s'éloigna puis s'enfonça lentement sous les saules. Vincent sentit la paralysie dans ses jambes. Ses mains étaient toujours dans l'eau. Victoria le rejoignit pour lui parler, lui dire tout ce qu'elle pensait de lui maintenant que Richard n'existait plus. Elle ne vit pas le visage de Vincent. Elle l'entendit : je suis un misérable. Et elle eut envie de lui répondre : je suis une garce, mais il lui communiqua ses efforts désespérés pour sortir de l'eau. Elle recommençait. Cette tension musculaire la visitait de nouveau. Il tenait une de ses mains. Il pivotait lentement sur une jambe. Sa bouche immonde se posa sur son épaule. L'autre main dénuda l'autre épaule. Il était désespéré de ne rien pouvoir contre cette révolte de son esprit. Il émit un grognement à la place d'une explication de son comportement. Mais elle ne croyait plus à sa fidélité. Elle s'éloigna si lentement qu'il crut à un rêve.

Le lendemain, le shérif vint arrêter Vincent dans sa propre maison où il ne se cachait pas. Victoria les vit descendre le chemin jusqu'aux voitures garées sur le talus au bord de la route et elle laissa retomber le rideau quand il regarda dans sa direction. C'était le dernier jour de liberté. Elle pouvait encore chercher à oublier. Vincent ne parlerait pas d'elle. Personne ne saurait jamais rien de ce qui s'était réellement passé. Il suffisait que Vincent n'en parlât pas. Redouter l'éventualité de cette confidence contre laquelle elle ne pourrait pas opposer son innocence. Vincent avait tourné la tête en entrant dans la voiture. Elle n'avait pas voulu le regarder. Elle souhaita ne plus jamais le revoir. Les voitures démarrèrent ensemble sur la route. Elle ne regarda pas cet éloignement. Elle ouvrit un livre et commença à lire une autre vie. Cela dura jusqu'au milieu de l'après-midi. Elle pensa à une soirée agréable. Qu'est-ce qui pouvait la rendre si agréable ? Elle oublia les jeux érotiques. Elle abandonna la vie en cours de lecture. Une promenade l'inspirerait. Un glissement à la surface des objets que la nature invente dans le sens du plaisir. En revenant, elle prendrait un bain et s'habillerait ensuite de fleurs si elle ramenait des fleurs.

Le shérif était revenu dans l'après-midi. Il avait laissé sa voiture sur la route et il était remonté à pied jusqu'à Lily House. Il savait que les parents de Victoria étaient en voyage. Il savait aussi que Victoria vivait seule à Lily House depuis trois jours. Quelqu'un l'avait vue se baigner toute nue dans la Lily. On en parlait seulement par rapport à la faute du cousin Vincent qui avait, c'était prouvé maintenant, empoisonné à mort son épouse. Le shérif ne voulait pas déranger la cousine Victoria juste la veille du retour de ses parents. Il pensait qu'elle devait même ignorer tout de l'arrestation de Vincent. En arrivant dans la cour, il la héla. Le chien Timmy, qui dormait aux pieds de Victoria, leva subitement une tête inquiète ou étonnée. Victoria regarda par la fenêtre. C'était le shérif. Elle le connaissait parce que c'était un ami de la famille. Elle tranquillisa le chien qui acceptait tout d'elle. Il la suivit dans l'escalier mais il attendit l'ouverture de la porte sous la table. Les bottes du shérif étaient passablement crottées. Il n'entra pas. Il refusa aimablement l'invitation à boire un rafraîchissement. L'idée de boire en compagnie d'une fille de cet âge le tourmentait. Il parla de ses bottes en termes polis. La boue s'émiettait sur le paillasson. Il regrettait de n'avoir rien d'autre à lui dire. H reviendrait. Victoria répéta qu'il pourrait voir ses parents le lendemain matin. Il n'avait rien d'important à leur dire mais il ne manquerait pas de les visiter sur le coup d'onze heures. Elle leur en parlerait. Il secoua son chapeau. Il redescendit le chemin jusqu'à la voiture. La chevelure de Victoria étincelait encore. Elle avait dit qu'elle n'avait pas l'intention de rendre visite au cousin Vincent et que celui-ci avait promis à ses parents de ne pas l'importuner durant leur absence. Il n'y avait donc aucune raison de s'inquiéter. Le shérif ne s'inquiétait pas vraiment. Il se posait des questions. Mais Vincent était derrière les barreaux. Demain, il mettrait les choses au point avec les parents de Victoria. À la fin de l'été, Victoria aurait tout oublié.

S'il avait simplement parlé à Victoria des raisons de l'arrestation de Vincent (elle savait qu'il avait été arrêté mais elle connaissait une autre raison : ce qu'il ignorait lui-même), Victoria serait plus tranquille maintenant. Elle n'arrête pas de trembler. Hier matin, elle a vu le voyeur caché dans le taillis au bord de la rivière. Elle ne t'a pas reconnu. Elle n'a pas voulu non plus lui donner le plaisir d'être surprise en flagrant délit de nudité. Elle a continué de secouer l'eau en riant. Ensuite, elle est sortie de l'eau exactement comme si elle était seule et elle a même pensé à ne pas se précipiter pour entrer dans ses vêtements. Elle a attendu longuement de sécher dans une trace de soleil brisée par les feuillages des saules. Elle a tourné dans ce soleil éparpillé. Elle voulait tellement ignorer ce regard. Une fois habillée, elle a pris le temps de cueillir des fruits à l'entrée du verger. C'était tout ce qu'elle se rappelait de cet instant parfaitement oubliable de sa vie solitaire. Elle n'en parlerait jamais, même si on le lui demandait. Ce regard n'avait pas de réalité. Elle l'inventait. Et s'il existait, au lieu d'être réel, il importait peu qu'on le commentât pour dénoncer la légèreté de sa propre existence. Dans la même eau, Vincent avait noyé l'existence de Richard. Il avait l'habitude de la mort, ce qu'elle ne savait pas au moment d'assister à la mort de Richard. (Elle eut une pensée émue pour la pauvre cousine morte assassinée par le seul homme qu'elle avait jamais aimé. Elle pensa aussi aux autres hommes qui l'avaient aimée pour le plaisir. Quel effet cela leur faisait-il, cette mort inattendue, cette disparition du corps, maintenant qu'elle sait ce qui s'est réellement passé ? Elle continua :) Elle n'avait pas rêvé. Si elle avait rêvé, elle serait aux anges maintenant en compagnie de Richard, Vincent jouerait le rôle du voyeur et ses parents trouveraient une raison pour prolonger leur séjour. Mais ses parents ne manqueraient pas de revenir au jour et à l'heure prévus (demain à huit heures du matin, ayant voyagé toute la nuit pour être fidèle à leurs habitudes d'insectes), le voyeur ne s'appelait pas Vincent (mais Charles) et Richard n'existait plus après avoir cessé d'exister pour elle. Elle repensa le récit d'un bout à l'autre. À chaque passage de son esprit critique le long du chemin, elle rencontrait le détail révélateur du mensonge et elle l'éliminait pour parfaire la vérité. Au milieu de la nuit, elle était désespérée de ne plus savoir par où recommencer. Elle n'aimait plus personne au point de ne pas rechercher cet achèvement, cette cohérence, ce point de retour qui était le centre de sa circonférence érotique, personne ne pourrait plus en douter. Elle s'endormit.

À huit heures, elle se réveilla en sursaut. La voiture de ses parents pétaradait dans la cour. Elle s'habilla en pensant qu'elle avait oublié de fermer la porte à clé. Son père l'asticoterait toute la journée à cause de cet oubli : il parlerait de son manque de style, de ses signes d'impatience, de ses visions labyrinthiques et elle ne dirait rien parce qu'elle attendrait un moment plus favorable pour le percer à jour encore une fois. Elle se coiffait quand elle entendit la porte s'ouvrir. Sa mère l'appelait. Il y avait dans sa voix ce trémolo de l'inquiétude qui amusait Victoria chaque fois qu'elle le provoquait avec ce sens de la douleur à donner qui la tourmentait cependant. Elle répondit. La porte s'ouvrit encore. Son père apparut. Il répétait : « Vincent est arrêté ! Mon Dieu ! Quand je pense qu'on t'a laissée seule à la portée de ce vulgaire assassin ! Tout aurait pu arriver ! Tout ! » Mais rien n'était arrivé. Qu'il se rassura donc, ce patapouf de père ! Sa fille avait simplement appris à s'offrir de grasses matinées. Sa mère rougit, elle qui se levait à cinq heures, après l'amour, ne prenant le temps que d'une douche et d'un café avant de se remettre aux travaux quotidiens. Mais le voyage s'était bien passé. Le séjour aussi. Oh ! pas de vacances. Quelques moments de bonheur. C'est lui qui les évoquait. Sa mère se contentait de soupirer. Victoria imaginait les orgasmes, les couleurs de la peau, les glissements de la femme hors du lit, les sommeils, les rêves, les nouveaux désirs nés du désir même. Vincent, dit son père, a empoisonné notre cousine. Je n'en reviens pas. Victoria bafouilla le nom de Richard. Sa mère déchiffra ce murmure. Son père, terrorisé à l'idée de ce qui aurait pu arriver à sa fille si Vincent l'avait seulement voulu, voulu ce, cette, mais rien n'était arrivé, à part ce murmure incompréhensible qu'il n'entreprit pas de comprendre parce qu'il ne savait rien de Richard. Sa mère remarqua les morsures dans le cou de Victoria. Et elle se demandait ce qui s'était réellement passé avant que Vincent ne fût arrêté. Elle connaissait Richard. Elle connaissait ce feu aussi bien qu'une autre femme. Mais Victoria commençait le récit de ces quatre jours de solitude qui, dit-elle pour introduire le sujet, ne lui avaient rien appris de nouveau. Elle s'était peut-être ennuyée. Est-ce l'ennui, cette attente, cette immobilité, ce sens inverse du travail ? Son père sortit de sa torpeur en entendant le mot travail. Il venait d'en perdre quatre jours essentiels. Il achèterait la ferme de Vincent. Il irait le voir dans le couloir de la mort. On avait le temps. Tout arriverait à point parce qu'on avait le sens de cette attente, un sens chargé d'expérience, de vécu, de renouvellements prudents. Il lui parlerait un jour de cette prudence. Il en avait manqué en la laissant seule dans le voisinage de ce triste assassin qu'il allait déposséder sans mélancolie. On pouvait lui faire confiance. Sa mère frémit. Richard détruisait les femmes. Il ne les aimait que pour leur arracher ce désespoir. Que s'était-il passé ? Pourquoi Victoria mentait-elle aussi savamment ? Son père renonça d'ailleurs à écouter plus longtemps le récit dont il devinait sans peine la fin sentencieuse. Il connaissait ces sentences pour les avoir inculquées à sa propre fille comme cela lui était arrivé à peu près au même âge. Il se souvenait toujours de cet âge avec une nostalgie agréablement douloureuse.

Dans la grange, il trouva le foulard de Vincent dans la paille dérangée. Il téléphona au shérif sans attendre la visite prévue à onze heures. C'est Charles qui arriva. Victoria reconnut le voyeur de la rivière. Son père exhibait le foulard. Charlie regarda la frégate et les symboles de l'aventure. C'était le foulard de Vincent. Dans la grange, il avait tenté d'entrer dans la maison. Était-il entré dans la maison ? Avait-elle toujours fermé la porte à clé avant de s'endormir ? Pourquoi avait-elle finalement oublié ce simple geste de prudence qu'il lui avait recommandé parce qu'il savait de quoi il parlait en évoquant l'érotisme délirant de Vincent ? Non, il ne savait pas tout à propos de Vincent au moment de lui donner le conseil de ne pas le laisser s'approcher d'elle. Il ne voyait pas si loin, sinon il aurait renoncé à ce voyage insensé auquel il n'avait pris aucun plaisir à cause, mais ce n'était pas le moment d'en parler, c'était le foulard de Vincent, la paille dérangée par le corps de Vincent, il avait cherché une trace infime du corps de Victoria et il ne l'avait pas trouvée, il était heureux mais il ne pouvait pas s'empêcher de penser à la porte qu'elle n'avait peut-être jamais fermée. Ce foulard, elle le connaissait. Elle reconnaissait aussi en Charlie le voyeur de la rivière. Il ne manquait plus que le cadavre de Richard. Elle l'imagina tandis que Charlie prenait des notes sur un carnet tout en écoutant son père qui parlait maintenant du voyage qu'il n'avait pas pu faire comme il le voulait à cause de, de, à cause de quoi ? fit Charlie exaspéré.

 

Chapitre VI

  

Un an plus tard, au cours du même printemps ensoleillé, Vincent attendait la mort dans une prison et Richard semblait avoir disparu pour toujours. La sœur de Richard, Emily, vint un jour à la maison pour parler de Richard. Elle en parla toute la soirée pour en dire des banalités et lutter contre la rumeur qui la détruisait depuis un an. Victoria pensa amèrement à cette année écoulée dans cette seule attente. Que de temps perdu ! Au bout de six mois de cette attente désespérée, elle retourna près de la rivière. Elle écarta du bout d'un bâton arraché au taillis les feuilles rousses qui flottaient négligemment à la surface de l'eau tranquille à cet endroit de la rivière où Richard ne réapparaissait pas pour des raisons faciles à imaginer et qu'elle imaginait : les détails étaient les couteaux de cette vision et la chair de Victoria n'en souffrait plus depuis l'été. La surface de l'eau se peupla d'étranges insectes qui s'interposaient entre le fond de la rivière et son imagination ardente des feux de l'été. L'été, elle avait rêvé entrer dans cette eau pour y rencontrer le corps irréel de Richard, ses mains intranquillement baguées, sa verge picorée par les plus petits poissons. Vue irraisonnée de l'enfer. Elle attendit le cœur de l'automne pour s'approcher de cette eau. Les feuilles revenaient. Elle n'avait rien vu que ce fond obstinément noir et inhabité. Elle plongea le bâton dans cet enfer mais elle n'atteignit pas le fond. Le cadavre de Richard (il ne s'agissait pas de Richard) n'était plus mesurable. Mais Emily ne parlait pas de ce cadavre. Dans sa vision désespérée, Richard couchait dans le lit d'une femme si lointaine que ce pouvait être le lit d'une autre nation. La langue d'Emily exaspérait le père de Victoria. Dans les affaires que Richard avait laissées sans doute parce qu'il n'en voulait plus, il y avait une photographie de Victoria toute nue dans l'herbe rase d'un pré que tout le monde pouvait reconnaître. Mais le père de Victoria ne parla pas de la photo. Chaque fois qu'Emily en évoqua la possible interférence (dans le cours de la conversation qui consistait pour elle à élucider l'inexplicable disparition par rapport à ce qu'elle savait de Richard maintenant qu'elle avait consciencieusement repéré les indices de sa vie secrète), le père de Victoria détourna savamment le flux des paroles pour les restituer dans le cours d'une conversation aussi étrangère que possible au regard éperdu de Victoria qui se souvenait non seulement des scènes de prises de vue, dans le pré, dans le verger, dans la chambre même, mais surtout d'avoir intensément désiré revoir ce temps immobile de l'amour. En fait, Emily n'avait pas d'autre motif de visite. Elle venait pour confronter le corps de Victoria avec ces reproductions qui le trahissaient une bonne fois pour toutes respectivement à la disparition de Richard. Le père de Victoria lutta contre cette volonté de démasquer Victoria. Emily laissa même entendre qu'elle en parierait. Elle voulait savoir. Pourquoi pas Victoria ? Pourquoi pas cette explication définitive ? Le père de Victoria ne répondit pas à cette question. Sur le seuil de la porte, il dit à Emily qu'il comptait sur elle. Emily répliqua qu'elle le comprenait mais que, pour elle, le sort de Richard importait plus que le mal qu'en effet elle pouvait faire à Victoria. Elle reconnaissait cette fragilité, mais elle voulait savoir. Elle ne parlerait pas tant qu'elle saurait supporter cette attente. Mais peut-être, dit le père de Victoria, que la disparition de Richard n'a rien à voir avec Victoria. Emily en convenait. Il y avait d'autres corps dans les dessins et les innombrables photographies que Richard conservait dans la mémoire de son atelier. Elle voulait dire, Emily, que Victoria n'était pas la seule à s'être laissée emporter par l'imagination de Richard. Les autres, mains nues et plus désirables sans doute, n'expliquaient rien. La nudité printanière de Victoria, prétendait-elle qu'elle était la clé de la disparition de Richard simplement parce que c'était une nudité différente : indéfinissable selon les critères de la nudité dans le cadre sommaire d'un érotisme de pacotille qui n'était pas celui que Richard cultivait le mieux. Emily voyait cette souffrance sur le visage du père de Victoria qui ne regardait plus la photographie : sa douleur s'expliquait ainsi. Emily l'abandonna à cette mémoire blessée.

Il demeura une bonne minute sur le seuil et l'air froid de la nuit arrivait dans les jambes de Victoria qui était assise près du feu, tisonnant le feu en pensant aux insinuations d'Emily parlant d'elle à son père, pensant à cette image immobile, au regard de son père, à l'aveu intolérable de sa mère, ce qui ne manquerait pas d'arriver une fois les choses remises à leur place, une à une, sous l'effet d'une autre conversation qui pouvait commencer maintenant. La voiture d'Emily mit un temps infini à s'éloigner. L'extinction lente de cet éloignement était tout le temps utile à la mise en place de ce qui allait arriver à cause d'une concubine d'ailleurs inexplicable, lointaine maintenant et parfaitement insensée. Le feu illuminait ses jambes d'un côté et de l'autre, l'air froid de la nuit arriverait tant que son père ne refermerait pas la porte. Il avait mis la photo dans la poche. Il y avait d'autres photos mais Emily avait pensé que celle-là suffisait à mettre à jour le souvenir de toutes les poses destinées à alimenter l'imagination créatrice de Richard. Ce pouvait être n'importe laquelle de ces poses. Victoria se souvenait de son bonheur. Elle ne se souvenait plus de ces immobilités inventées pour plaire à Richard qui n'attendait rien d'autre de ces moments de tranquillité. Aucun temps ne pouvait rendre compte de ce qu'elle avait vécu en cherchant son regard à travers les reflets incohérents de la lentille frontale de l'appareil que Richard interposait, exactement comme ces insectes à la surface de l'eau, entre le bonheur et sa reconnaissance. Dans ses jambes, l'air diminua. Le feu ralentit. La porte claqua. Son père monta l'escalier. Elle entendit sa mère soupirer et chercher à ne rien dire. Ce silence à propos d'un nu. Rien que ce silence. Victoria s'en souviendrait toute la vie. En haut de l'escalier, sa mère éteignit toutes les lampes d'un coup. Victoria écouta encore les bruits, la voix surtout qui mourut si lentement qu'elle crut devenir folle. Mais son père se tut. Sa mère n'ajouta rien. Le vent se leva, comme au début de toutes les nuits de ce printemps anniversaire de la disparition définitive du bonheur. Seul le désir existe. Sans perspective de bonheur. Victoria se mit à penser au supplice de Vincent sur la chaise électrique. C'était ainsi qu'il mourrait. Dans ce feu intérieur. Lentement, péniblement, paralysé, terrifié. C'était tout ce qu'elle savait de ce supplice infernal. Impossible d'effacer dans sa mémoire les visages de tous les suppliciés depuis un an, la trame des journaux semblait tellement favorable à cette incrustation définitive, cet écrasement des traits pour seule clé de la destinée, portraits d'une réduction à l'idée de justice. Vincent s'avancerait vers cet endroit terrible. Odeur de sa chair. Victoria ajouta une dernière bûche dans ce feu mémorable. Vincent avait émis le vœu de la revoir. Il ne parlait pas de la mort. Ni de la faute impardonnable qui lui coûtait la vie. La vie n'est rien, écrivait-il. L'angoisse est tout. Je le sais maintenant qu'il n'y a plus personne pour rêver. Mais elle refusa catégoriquement de rêver avec lui. Elle avait jeté la lettre dans le feu. Maintenant, son père, qui ne dormirait pas cette nuit, pensait à cette lettre. Il ne l'avait pas perdue. II n'avait même pas osé lui demander d'en lire l'essentiel. Elle avait simplement jeté la lettre de Vincent dans le feu et il n'était plus question de lui demander d'expliquer ce geste explicable seulement par ce qu'on savait communément de Vincent. Peut-être Vincent, se dit le père de Victoria. Pourquoi pas Vincent ? Richard ne pouvait plus tout expliquer. Vincent expliquerait la femme Victoria. D'autres explications viendraient en leur temps. La femme Victoria se composait lentement. Pierres de la femme Victoria. Construction abstraite encore. Futur prometteur. Elle jetterait toutes les lettres dans le feu de sa passion pour l'autre. Il descendit. Il crut deviner une larme sur son visage mais elle n'y croyait pas elle-même. Cette trace de l'amertume future. Elle n'avait pas sommeil. Elle détestait Emily. Ce n'était qu'une femme entre elle et Richard. Il y a toujours une femme entre l'autre et moi, se dit-elle. Son père lui reprochait ce feu. Non, ce n'était pas un reproche. Il cherchait à la comprendre. Il avait cette patience. Pouvait-il lui montrer la photo ? Emily avait choisi la plus obscène. Que dirait-elle de cette obscénité s'il n'en parlait pas lui-même avant de lui montrer qu'il ne mentait pas en l'accusant d'avoir détourné le plaisir de son cours maternel ? Elle ne répondrait pas s'il la démasquait de cette manière. Il contempla ce masque d'adolescente, regrettant la lumière du feu parce qu'il était incapable de ne pas s'y conformer. Une larme ? Non. En tout cas pas une larme d'amour. Elle pouvait prétexter un atome de fumée, une mèche rebelle, le sommeil, un rêve entrevu, une douleur quelconque. Lui parler, c'était commencer par ne pas en parler. D'ailleurs, il avait oublié la photo sur la table de nuit et son épouse se chargerait de la détruire. Détruire Emily n'était pas possible. Même le retour de Richard ne changerait rien. Richard et ses explications. Emily et sa connaissance de Richard. Le père de Victoria décida d'aller la voir dès le lendemain. Il réfléchirait toute la nuit. Il recommanda à Victoria de monter se coucher mais elle lui répondit si violemment qu'il ne trouva rien pour mettre fin à cette conversation absurde. S'il ne montait pas, sa femme s'inquiéterait et redescendrait pour lui parler de cette complexité sentimentale. À Victoria, elle n'adresserait aucune recommandation. Elle ne la baiserait même pas. Elle prendrait la main du père de Victoria. Il savait ce qu'elle venait de faire de la photographie de Victoria nue et obscène. Il la rejoindrait dans la chambre pour lui dire qu'il ne servait à rien de détruire ce qui était arrivé malgré eux. Emily savait tout, sauf ce qui était arrivé à Richard. Emily espérait que Victoria le savait. Et si Victoria ne savait rien, Emily abandonnerait cette piste. Il y avait d'autres Victoria dans la vie de Richard. En ce moment même, ils n'étaient pas les seuls à tenter de faire le tour de la question de l'obscénité. Emily les laisserait tranquilles si Victoria ne savait rien. Mais que savait Victoria ? Pourquoi n'en parlait-elle pas ? Il lui suffisait de dire à Emily : je ne sais pas, et de paraître en souffrir atrocement. Ne pas ôter le masque. Nous méritons bien ça, dit le père de Victoria. Le mériter n'est rien, dit sa femme, si Victoria nous ment. Le père de Victoria entra d'un coup dans ce silence. Masques. Mais Victoria serait la plus transparente des femmes s'il le lui demandait. Ouvrir la bouche pour le dire. Rien d'autre. Il s'endormit.

(Vincent mourut douze ans plus tard. Quand on lui demanda s'il avait une dernière volonté, il avoua ne plus rien comprendre à ce qui s'était passé maintenant que douze ans de procédures ne signifiaient plus rien pour personne. Quelqu'un lui répliqua qu'il avait simplement pris le temps de tuer son épouse. Vincent ne répondit rien et il laissa faire ses bourreaux. L'un d'eux lui donna une tape amicale sur l'épaule et lui demanda de leur pardonner. Vincent eut alors le désir d'en parler, de parler, de continuer, de recommencer et il mourut d'un coup avec ce désir que personne ne devina. Derrière le masque, sa grimace devait être atroce. Sa famille refusa de l'enterrer dans la parcelle de terrain du cimetière qui lui appartenait. Victoria oublia le numéro de matricule du prisonnier. Elle oublia la date de l'exécution. Elle avait près de trente ans et elle était l'épouse infidèle de Richard. Il était revenu pour lui demander sa main. Elle n'avait pas su lui refuser ce plaisir. Mariée, elle eut un enfant qu'elle appela Malcolm parce qu'elle l'aimait comme elle aurait aimé Malcolm. Mais Richard ne connaissait pas Malcolm. Il aimait bien ce prénom tragique, il aimait toujours cette tragédie. Les infidélités de Victoria s'expliquaient de cette manière. Il ne se souvenait pas de sa présence au bord de la rivière pendant que Vincent tentait de la noyer. Il ne parla jamais de cette noyade manquée. Il ne savait pas. Son fils, qui était peut-être son fils, ressemblait au père de Victoria. C'était d'ailleurs le seul sujet de conversation que Richard pût jamais avoir avec celui-ci. Cette ressemblance était un masque. S'il grandissait avec ce masque, un jour il l'arracherait pour ressembler aux autres. Personne ne pouvait souhaiter ressembler au père de Victoria. Mais Richard n'en risqua pas un mot dans le cours de cette conversation interminable. La promesse de l'achèvement le ravissait. Il attendait ce moment. C'était toute sa vie.

Emily s'était donné la mort un an avant la naissance de Malcolm. Elle laissait des explications. Elle n'avait pas de grandes raisons de s'en aller de cette manière. Elle ne demandait même pas qu'on la pleurât. Elle avala le contenu rouge et bleu d'un flacon à tête de mort et attendit sans doute longtemps avant de glisser le long de la toiture et d'avoir le cou brisé par la tension soudaine de la corde. Il y eut une autre mort tragique dans la vallée (Vincent était mort loin de la vallée mais il lui appartenait même si son corps en demeurait éloigné par la volonté de ses proches). On en parlait encore s'il s'agissait de parler de la mort tragique. Un empoisonnement, une exécution, un suicide, il ne manquait plus qu'un sacrifice. Ce fut celui de la mère de Victoria qui mourut écrasée par un camion à la place de son petit-fils qui n'en était d'ailleurs pas à sa première tentative d'inconscience. Voilà pour ce qui est de la mort. Il faudrait parler des maladies, des accès de mélancolie, des colères plus ou moins mélodramatiques, la liste est longue, de ces événements qui nourrissent le récit de leur future cohérence. Douze ans de ce temps que l'éternité ne partage pas. Pages innombrables et lisibles malgré le temps. Le père de Victoria avait bien fini par acheter la propriété de Vincent. Il y installa le jeune couple, Malcolm y vint au monde. Et Emily y rencontra ses démons, côté cour. Quand on ramena Malcolm un peu éclaboussé par le sang de sa grand-mère, on se contenta de le poser sur le seuil de granit que les pieds d'Emily avaient effleuré toute une nuit. Victoria le trouva dans cette phase du jeu qui consiste à ficeler soigneusement la toupie. Il lui sourit. Son grand-père, attaché sur son lit, hurlait son désir de le tuer. Victoria ne pouvait rien contre ce cri de douleur que son enfant lui demandait d'expliquer en même temps qu'il recommençait de ficeler la toupie. De l'autre côté de la cour, Richard priait à genoux dans la boue, la tête contre le mur ancestral, n'expliquant rien. Victoria prit l'enfant dans ses bras et descendit sur la route. C'est Charlie qui passa. Il était heureux de pouvoir l'aider. Elle logea huit mois dans un motel au bout de la vallée. Puis son père est venu pour lui demander de revenir à la maison où Richard se désespérait. Il peignait des visages imaginaires et épouvantables. C'était l'enfer. Le fantôme d'Emily les visitait toutes les nuits parce qu'elle regrettait maintenant de les avoir quittés de cette manière. Victoria se laissa convaincre. La maison était propre, claire, et Richard peignait une vue de la campagne avec des toitures roses dans le ciel presque vert. L'enfant y plongea un doigt expert. Richard ne supprima cette trace qu'une semaine plus tard, quand tout sembla être revenu dans l'ordre qui avait été celui que la mère de Victoria entretenait depuis le début de leur histoire, si c'était une histoire, cet ordre impeccable du temps traversant les choses dans le sens de la mémoire. Il ne se passa plus rien. Le père de Victoria partit en voyage et il ne revint jamais. Victoria avait souhaité ce voyage mais elle n'avait jamais espéré cette absence. Richard ne connut pas d'autres femmes, il oublia d'aimer, ce qui était facile au fond. et il installa sur ses lèvres un sourire définitif qui n'intrigua que son fils. Victoria partagea son temps : son fils, la maison, les amants, les maîtres, les projets, les voyages, les retours, les lettres écrites, les lettres déchirées. Le temps passait. Malcolm en eut la première intuition en recopiant une carte de vœu à l'occasion d'un Nouvel An. Il contempla son écriture, en devina la profondeur et le temps n'était que le relatif de l'ennui. Écrire dans ces conditions lui sembla impossible ou bien, si c'était possible, comme le prétendait son père, il n'y avait rien d'autre au bout de l'écriture que cette douleur tragique qui était le sceau de l'existence. Écrire, au lieu de peindre comme se tuait à le faire ce père tellement étranger à la mère qui n'espérait rien d'autre de l'amour que ce cri essentiel que la nuit exagérait encore s'il ne trouvait pas le sommeil. Dans ses rêves, le cri redevenait inexplicable et il se réveillait pour en retrouver la tessiture stuporeuse. Mais s'il ne dormait pas et que sa mère exprimait ainsi le plaisir qu'on lui donnait, il comprenait, il était capable d'en parler, il sentait ce pouvoir, il voyait clairement la surface à traverser pour la briser en mille morceaux qui étaient tout ce qu'il savait du vocabulaire. Richard savait que Malcolm deviendrait un écrivain. Victoria n'y croyait pas. Une lettre de son père, qui séjournait en Afrique, lui conseilla la compréhension. La foi ne suffisait jamais à contenir le talent peut-être incalculable de Malcolm. Pas un mot sur Richard. Rien sur la vallée. C'était un voyage fantastique. Un rêve inaccessible. Le petit amant qui se tortillait entre ses cuisses n'existait que par rapport à cette distance. Cette fois, le cri de plaisir n'alla pas plus loin que la chambre où Richard s'imaginait qu'elle n'existait plus s'il la buvait au lieu de lui reprocher ses infidélités. Le petit amant apparut, il demandait s'il restait de quoi boire. En bas, Victoria attendait. Il s'excusait de ne pas pouvoir la faire attendre plus longtemps. Il arracha la bouteille des mains de Richard et il disparut. À la place du petit amant qui n'avait pas fermé la porte, il y avait maintenant Malcolm. C'était un enfant de rêve. Il avait entendu les pas dans le couloir et il s'était inquiété. Richard le reconduisit à sa chambre, prétextant qu'il n'avait pas le temps d'en parler parce qu'on l'attendait en bas pour continuer la conversation interrompue par la recherche d'une bouteille. Le petit invité cherchait cette bouteille. Et bien sûr, il ne l'avait pas trouvée. J'ai caché toutes les bouteilles. Personne ne les trouve jamais. C'est un truc. Un truc épatant. Malcolm le trouvait épatant aussi. Mais Richard ne descendit pas. Il était revenu dans sa chambre. En bas, Victoria gloussait parce qu'elle était une poule. Le petit homme qui l'accompagnait parlait trop. Elle finirait par ne pas aimer ça. Malcolm attendit le cri. Elle ne manquerait pas de crier. Un cri, ce n'est pas un mot, et il n'y a pas de mots pour l'exprimer intégralement. Un cri à la place des mots, ce n'est plus rien si on cherche à comprendre ce qui s'est réellement passé. Les mots ne sont que l'indication de la place des mots. Voilà ce qui était en jeu. Approximativement.)

Emily ne recommença à pleurer qu'une fois rentrée chez elle. Elle habitait en ville, la maison familiale, dont elle n'occupait que le troisième et dernier étage, avec accès au vaste grenier que Richard avait naguère transformé en atelier et presque aussitôt abandonné à cette lumière savante sans donner aucune explication. Depuis on ne le voyait plus dans la maison. Au rez-de-chaussée, la boutique des souvenirs exposait deux ou trois de ses feux dantesques. Au premier étage, vivaient le boutiquier et son épouse. Le deuxième étage était inhabitable. Il appartenait à Richard qui avait renoncé à en restaurer le vaste appartement qui était celui dans lequel il avait grandi doucement sous l'influence essentiellement érotique de sa sœur Emily. Elle n'entrait jamais dans cet appartement sans se remémorer toute la suite des événements qui constituait maintenant leur seule histoire. Une histoire que les parents avaient soigneusement alimentée de leur sens des apparences. Quelque chose de complexe dont il suffisait de parler avec cette science de l'implicite qui était la leur au moment de tout recommencer parce que Richard, toujours lui, venait de détruire une partie de l'édifice familial, mental aux dimensions raisonnables, surfaces certes encore perfectibles mais parfaites du point de vue du social qui les intéressait ensemble quand ils savaient se retrouver pour exister dans les coïncidences exactes de leur reflet, profondeur adimensionnelle maintenant qu'il n'était plus question que de la mort qui avait emporté les géniteurs de ce microcosme provisoire. Emily pleurait. Elle se retrouvait seule. Elle désirait tout l'amour. Richard ne reviendrait pas. L'histoire ne se terminait donc pas comme il avait voulu qu'elle se terminât : la maison aux mannequins brûlée parce que ce feu n'expliquait rien. Le pendu s'était transformé en torche et, à la fenêtre, la femme terrifiée n'avait pas eu le temps d'utiliser le revolver que Richard avait d'ailleurs emporté : Emily ne l'avait pas trouvé dans les affaires de Richard. Il avait laissé les photographies, sans doute toutes les photographies et les nus sublimes de Victoria n'étaient pas les moins révélateurs de cet abandon total. Au mur, elle avait décroché la photographie de la maison, double portrait : le premier montrait la maison telle qu'il l'habitait chaque dimanche et tout le temps des vacances (elle avait le souvenir d'étés merveilleux), le second, de dimensions volontairement exagérées, révélait un moment de l'incendie-œuvre d'art, et le regard éberlué d'un passant qui pouvait être un ami de la famille qu'Emily revoyait à la table que sa mère destinait à la vie sociale, une nappe blanche sertie de fleurs roses ou bleues, les couverts de porcelaine à la géométrie figurative, l'argenterie sans ombre, les mains tranquilles posées sur l'angle formé par ce plan mémorable et la chute en godets de la nappe sur les genoux qu'elle donnait à d'autres mains plus difficilement repérables dans la forêt des souvenirs de ce temps-intervalle de bonheur-question. Mais cette maison n'était plus rien. Elle avait accepté l'idée de cet incendie esthétique mais n'avait pas voulu ni des photographies ni du commentaire passablement versifié qu'elle avait à peine lu par-dessus l'épaule de Richard, quand celui-ci avait présenté cette œuvre circulaire dans la seule galerie de Rock Drill qui le représentait aussi régulièrement que le lui permettaient les caprices incessants de l'artiste. Elle n'avait pas emporté que les nus de Victoria avec l'intention de les détruire parce que Victoria était mineure. Puis le corps de Victoria s'était mis à exister. Le visage de Victoria, clair et accessible. Sa manière de donner à voir les attributs de sa sexualité au début de cet épanouissement qu'Emily ne se connaissait pas faute d'être belle. Ces ombres sexuelles n'étaient que le délire de Richard. Victoria n'en soupçonnait sans doute pas la fréquence hallucinée. C'était un amour démesuré. Victoria en formait la surface. S'il y avait une profondeur, Emily n'en devina jamais la substance. Mais elle savait tout de la distance. Ce temps équivalait au plaisir. Étant assise juste à côté de Victoria (avant que le père de Victoria lui demandât d'aller attendre la fin de cette conversation dans sa chambre sans oublier d'en fermer l'infranchissable porte) juste le temps d'entendre le père de Victoria demander doucement à sa fille de s'éloigner parce que le sujet de la conversation qu'Emily prétendait commencer ne pouvait pas l'intéresser, Emily avait tout enregistré de cette présence érotique qui expliquait la disparition de Richard parce qu'elle savait que Richard ne pouvait pas en espérer ni le bonheur ni la fin de ses tourments. Les épaules nues de Victoria avaient l'attrait de ce voyage aux confins du désespoir. On pouvait espérer en oublier l'éphémère existence. Ce temps n'existait plus au moment d'en rêver. Emily comprenait parfaitement cette disposition particulière du commencement de l'ordre des choses en question, Richard avait donc toutes les raisons de ne plus revenir dans les parages de cette exhibition sentimentale. Qu'espérait-elle de cette trouvaille ? Le père de Victoria ne pouvait pas conclure autrement la conversation qu'elle venait de provoquer pour le perdre dans le labyrinthe de son vertige filial. Il l'avait presque mise à la porte. Elle avait conduit la voiture si imprudemment qu'elle en tremblait encore. Ces virages d'ombres, ces ombres rectilignes et froides, ces arrachements de décor à la lueur des phares, l'impression de ne plus pouvoir arrêter ce franchissement, avec au bout du compte une manœuvre maladroite pour tenter de garer le véhicule le plus près possible de la maison. La boutique était encore éclairée mais le rideau à moitié baissé ne lui permit qu'une vision partielle des personnages qui traversaient diagonalement ce décor de pacotilles et de babioles pour la rejoindre à l'angle du couloir, juste derrière la porte d'entrée qu'elle ouvrit en même temps que la femme du boutiquier remontait un bas fatigué sur une jambe mollement installée dans la balustrade de l'escalier. La robe rejetée sur cette intimité outragée, la femme l'interpella pour lui révéler le carré blanc sur fond blanc au commencement de l'escalier. Emily dit : J'ai bu, en même temps que la femme lui demandait s'il s'agissait d'une lettre de Richard qui ne pouvait tout de même pas demeurer si longtemps sans donner de ses nouvelles. Emily fit sauter la punaise sous l'ongle. La lettre était de Richard. Ou d'un autre Richard. Un Richard quelconque parmi les Richard qui peuplent l'imagination. Je ne l'aurais pas remarquée si vous n'aviez pas eu la bonté de me la montrer. La femme du boutiquier haussa les épaules. Si c'était une lettre de Richard, ce qu'elle souhaitait plus que tout, tout était bien qui finissait bien. Mais pourquoi donc Richard écrirait-il une lettre à cette heure de la nuit ? Le mieux était d'aller se coucher et ne plus penser à toute cette histoire qui finirait par ne plus être une histoire faute de ne pas pouvoir s'achever d'une manière compréhensible par tous. Mais vous comprenez mieux que les autres, dit la femme. Le boutiquier arriva dans l'escalier pour donner son avis. Boire n'est pas la seule solution au problème posé par Richard. Avez-vous pensé à vous confier à un spécialiste ? C'est ce que je ferais à votre place. Mais à sa place tu n'y es pas. Je n'ai pas bu, dit simplement Emily. La tête me tourne mais ce n'est pas à cause de ce que j'ai bu. Le boutiquier fit un écart pour la laisser passer. Elle entra dans la cage de l'ascenseur en répétant les mêmes mots qu'il venait d'entendre sans les comprendre. L'ascenseur s'éleva. La femme du boutiquier prit le temps d'ajuster le bas sur l'autre jambe. Pendant ce temps, le boutiquier tournait la clé dans la serrure. La femme dit : oh ! cette satanée serrure de tous les soirs que Dieu fait sans nous demander notre avis !

— Tu te répètes, mon chou. Trouve autre chose. Autre chose, pensa Emily sur le palier du troisième étage. L'ascenseur redescendit. Elle attendit l'ouverture cacophonique de la grille avant d'entrer chez elle. La lettre n'était pas de Richard.

Il fallut attendre que la température de l'eau permît d'entreprendre la recherche du corps de Richard. L'idée de cette rencontre dans la pénombre aquatique épouvantait Emily mais Victoria n'en pouvait plus d'attendre et elle proposa de plonger elle-même dans le tombeau fluide et inacceptable de Richard. Elles se voyaient tous les jours depuis la lettre de Victoria. Une fois lue, Emily n'avait pas attendu la fin de la nuit. Elle était redescendue pour jeter un regard aux quatre coins de la rue où Victoria l'attendait peut-être. Les persiennes du salon des boutiquiers au premier étage (leur chambre donnait dans la cour et Emily avait deviné cette lumière géométrique sur le pavé noir et blanc à proximité d'un parterre de géraniums qui était l'œuvre de Richard du temps de moins d'angoisse au moment de la nuit) s'éclairèrent tandis qu'elle franchissait le trottoir pour atteindre le tilleul à l'angle d'une autre rue. Elle appela Victoria. Les persiennes s'éteignirent. Emily songea vaguement à ces symétries d'ombres et de lumières. Victoria n'existait pas encore. Il restait à en créer le personnage maintenant qu'elle était devenue nécessaire à la continuation de ce temps où Richard était un mort pour elles seules (Vincent existait dans une autre histoire aussi impénétrable que sa cellule de condamné à mort). Pleurer dans ces conditions de pluie légère et de tiédeur printanière ne servait à rien. Le nègre qui passait avait l'intention de la violer, non pas parce qu'il la trouvait à son goût, mais parce qu'il la rencontrait. Il continua son chemin tout en examinant les tenants et les aboutissants de cette idée de passage qu'Emily avait eue en même temps que lui. Mais elle n'y pensait plus en revenant dans son appartement. Elle relut la lettre. Victoria ne savait pas nager. L'eau était trop froide encore. Elles attendraient ensemble. Comment passer ce temps incroyable ? Le lendemain, elle prétexta une migraine frontale (celle que tout le monde lui connaissait) et elle n'alla pas à l'école où ses collègues la remplacèrent chacun à son tour parce qu'ils (et elles) lui reconnaissaient ce droit à la migraine qui est un signe avant-coureur de l'angoisse, l'angoisse était la part essentielle de la psychologie d'Emily, selon l'opinion de la plupart de ses collègues de travail, à l'école où elle n'enseignait rien de ce qu'elle savait et tout de ce que les autres ne voulaient pas ignorer. À cause de l'eau qui ravinait encore le chemin en diagonale depuis un angle de la cour, elle laissa la voiture au bord de la route et remonta à pied, pensant au contenu de la lettre, à l'écriture de Victoria (facile et profonde), à la mort décomposant le corps de Richard, à l'eau qu'il faudrait traverser pour aller à la rencontre de ce qui restait de Richard. Elle venait promettre à Victoria de détruire la lettre. Victoria lui demandait de détruire la lettre une fois lue. Elle ne détruirait pas la lettre. Elle promettait de le faire. Victoria redoutait l'eau. Elle ne parlait pas du cadavre, des particules en suspension dans l'eau, des os habités, ni de la température qui était au fond la seule condition. Il fallait attendre l'été. Attendre l'été était une idée absurde. Penser qu'elles avaient le temps, tout le temps, était une perte de temps, disait Victoria en pensant à la lettre qu'elle avait écrite dans un moment de désespoir. Les yeux d'Emily expliquaient la lettre. Elle en avait rencontré le regard tandis que son père empochait les photographies obscènes. Elle en avait reconnu les marges dentelées. C'était le noir et le blanc du bonheur. Mais les yeux d'Emily trahissaient cet érotisme prometteur. Victoria avait écrit la lettre. Elle avait attendu le silence. La nuit avançait toujours dans ce sens. Elle ne pouvait pas se tromper. La boutique était encore ouverte. Elle passa devant en tournant la tête du côté de la rue mais le boutiquier les connaissait toutes et il l'appela à travers la vitrine. Mademoiselle Emily n'était pas rentrée. Il ne comprenait pas ce retard mais elle ne manquerait pas de le lui expliquer à son retour, sans doute au milieu de la nuit, si elle était encore vivante. Victoria frissonna dans ce regard. Il vit la lettre dans les mains. Si elfe voulait, elle pouvait la punaiser sur le mur au bas de l'escalier. L'amant d'Emily ne s'y prenait pas autrement. Ensuite Victoria s'est glissée dans la boutique avec l'idée de se laisser faire l'amour par cet homme qui voulait aussi profiter d'une courte absence de son épouse pour se laisser aller à un peu de plaisir avec une fille de l'âge de sa propre fille. Il aventura une verge approximative sur la peau tranquille qu'elle découvrit à peine parce que le temps manquait. La convulsion n'eut pas lieu au moment où elle l'espérait et elle disparut dans la nuit. C'était fait. La lettre. L'amour. Emily. L'eau. Fait, commencé, presque réel, ce lendemain d'un vertige. En rentrant, elle ne trouva pas le moyen de subtiliser les photographies que son père avait qualifiées de pornographiques. La chemise pendait au dossier d'une chaise. Mais sa mère ne dormait pas. Elle attendait son retour. Elle l'attendait, mais elle ne se leva pas quand elle rentra. Elle ne voulait pas savoir ce qui venait de lui arriver. Elle parlerait demain de cette pornographie. Le soleil se levait. Victoria avait passé la nuit dehors. Maintenant, il fallait se lever et se préparer à en parler. Sur les photos, on reconnaissait le lit, les arabesques rouges de sa parure et le cuivre grotesque de la lampe de chevet qui était restée allumée. La fenêtre éclairait l'autre côté du corps, une lumière grise dans les détails d'une intimité qui avait commencé par être la sienne, mais Victoria ne pouvait évidemment pas se souvenir de ce temps. Victoria dormit toute la matinée. Le printemps était serein. La fenêtre immobile. Le corps douloureux. Sa mère entra. Elle ne montra pas les photos. À quoi bon ? dit-elle. Le regard de l'homme est stéréotypé. Cette lumière ne te ressemble pas. Mais il n'était plus là pour l'expliquer. Emily voulait savoir. Pourquoi ne pas briser ce miroir de silence ? Emily ne demande rien d'autre. Le feu détruira les preuves de ce souvenir. Sa mère ne tarissait pas. La boue est encore de l'eau. Victoria étira un corps passablement étranger à ces soucis peut-être majeurs mais du point de vue de son père seulement. Sa mère écarquilla les yeux. Elle était perdue elle aussi. Elle prenait conscience de cette fatalité. Emily n'était pas la bonne réponse. Emily compliquait les choses si Victoria ne savait rien. Elle les envenimait si Victoria trahissait le silence de Richard. Victoria vit sa mère sortir de la chambre avec une lenteur peut-être destinée à arrêter ce temps invivable. Emily appela dans la cour.

Elles allèrent ensemble près de la rivière, toutes les trois. Arrivées au gué empierré, elles s'arrêtèrent pour considérer de loin le méandre où le corps de Richard ne pouvait plus avoir d'existence. Cette eau inerte et noire paraissait inaccessible. Victoria montra l'endroit où Vincent avait enfoncé dans l'eau la tête épouvantée de Richard qui n'avait pas crié. Non, elle ne se souvenait d'aucun cri. Elle connaissait le cri de Richard mais elle n'en paria pas. Emily s'était avancée dans le gué. Elle avait de l'eau jusqu'à mi-cuisse et elle tremblait en pariant de cette eau, le regard fixé sur le méandre morbide. La mère de Victoria ne franchit pas la boue grise au-delà de l'herbe où ses pieds nus s'agitaient dans l'attente du cri de Victoria qui les appelait depuis l'autre berge. Ses jambes s'enfonçaient lentement dans le taillis. Elle arrivait la première au bout de ce chemin de ronces et de fougères mais elle ne pourrait pas escalader les troncs couchés au bord du trou d'eau, juste au-dessus de l'endroit où le corps de Richard s'était enfoncé, si sa mémoire était exacte. Pendant ce temps, Emily luttait contre l'eau. Les jambes de Victoria, longues et blanches, dans l'oblique désordre des troncs verts et noirs, lui inspirèrent l'énergie nécessaire au franchissement de cette paralysie. Hors de l'eau, elle crut défaillir. Mais Victoria s'était assise sur un tronc et tentait de briser cette eau du bout du pied. Il n'était plus question de la rejoindre. Voyait-elle quelque chose ? La tête penchée de Victoria secouait une chevelure invraisemblable. Son pied ne s'enfonça jamais plus loin que la cheville. Ce pied suspendu dans le reflet intranquille était obscène. La mère de Victoria le pensait. Emily le dit à mi-voix mais personne ne l'entendit. Elle considéra le gué d'un air désespéré. Déjà, Victoria l'avait rejointe sur la berge. Elle n'avait pas mouillé sa robe. Elle toucha la robe d'Emily pour lui reprocher sa négligence. Sa mère soupira avant de s'en aller. Victoria devina à peine cet éloignement dans l'ombre sereine du bois en fleurs. Elle n'avait pas eu la force de porter Emily sur ses épaules. Emily était restée de l'autre côté de la rivière. Elle paraissait maintenant incapable de revenir avec elles. La mère de Victoria les attendait, assise sur une murette au bord du chemin. Elle pouvait voir Victoria debout au bord de l'eau, les pieds dans la boue et les mains sur les hanches. De l'autre côté, Emily semblait pleurer. De quoi se plaignait-elle maintenant ? On n'entendait pas la voix de Victoria. Elle pariait pourtant. Elle avait l'air décidée à aller au bout de cette sinistre aventure. L'été venu, elle serait la première à entrer dans cette eau innommable. Elle aimait les recherches sinistres, Victoria. Elle révélait toujours les présences d'insectes au moment de se coucher dans l'herbe. La terre la rejoignait toujours à cet instant précis. Il fallait l'envier pour pouvoir exister avec elle. Enfin, la mère de Victoria aperçut la barque qui descendait tranquillement la rivière. Emily ramait, heureuse en apparence, sans doute blessée et en tout cas passablement terrifiée par l'assurance de Victoria qu'elle aurait souhaité ne jamais avoir rencontrée. Mais le mal était fait, se dit la mère de Victoria. Elle continua le chemin, passant devant la maison sans s'y arrêter. Sur le seuil de la cuisine, le père de Victoria, qui la regardait passer sans oser l'interpeller pour arrêter ce temps désormais inexplicable avec les moyens du bord, pensa : il faut que je fasse quelque chose. Thelma monta jusqu'au verger. Il ne la voyait plus maintenant. Il rentra.

Le séjour à Rock Drill s'était bien passé. Thelma s'était montrée compréhensive cette fois. Elle n'avait même pas vu d'inconvénient à parler d'elle. Elle avait parlé longuement, chaque jour à la même heure, et chacun souhaita tirer un enseignement de ces confidences. Il n'y avait rien d'autre à faire. Il s'était ennuyé mais il n'y avait pas eu d'incidents majeurs, comme cela était arrivé l'année dernière et personne ne s'était plaint cette fois de la symbolique du rituel qui avait été respecté d'un bout à l'autre malgré la douleur infligée. Lui-même avait pleuré de ne rien pouvoir contre cette douleur qui chaque fois l'amenait au bord de ce désir insensé de mourir sans plus rien attendre ni de la vie ni de la société. Mais son cri n'avait impressionné personne. L'officiant avait continué de l'écarteler jusqu'à la limite signalée par une inflexion particulièrement infinie du cri qu'il avait lui-même entendu quelquefois en passant devant la salle d'initiation. Il n'avait pas mesuré cette douleur. Seul le cri lui avait paru avoir de l'importance. L'année prochaine, ils amèneraient Victoria. Elle ne comprendrait pas. Au début, personne ne comprenait. On se révoltait à l'idée de n'être qu'une partie du tout condamnée à ne jamais rien savoir de ce tout partagé par tous. Victoria crierait plus fort que les autres relativement à ce qu'elle savait de l'amour. Il n'y aurait rien à ajouter à cette différence. La douleur provoquerait l'abandon tôt ou tard. Il la fouetterait lui-même si on le lui demandait. On le lui demanderait, c'était sûr. Il était le seul responsable. Elle ne lui en voudrait pas. Même Thelma était revenue. Cette année, elle avait été parfaite. Elle avait promis d'être avec lui l'année prochaine. Thelma tenait toujours ses promesses. Il le savait, il sortit. Le soleil inondait le verger. Les troncs n'apparaissaient plus sur l'écran du ciel. Dans l'herbe qui descendait, l'ombre était celle d'un nuage immobile. En haut, il ne la trouva pas. Il traversa tout le verger jusqu'à sa limite, labyrinthe d'odeurs et de lumière. Thelma était assise dans l'herbe, en plein soleil. En bas. Une barque dérivait. Thelma dit : ce sont Victoria et Emily. Il dit : quelle idée de / de quoi ? Lui parlerait-il de leurs croyances ? Elle y pensait en regardant la barque. Emily riait. Mais Victoria ne l'approchait pas. Plus tard, dit-il. Cet été ? Il caressa les jambes de Thelma. Jusqu'où iront-elles ? Elle montra le pont. Deux hommes s'agitaient au pied d'un pilier, au ras de l'eau. L'un d'un attrapa la barque au bout d'une perche. Les filles étaient assises, les rames suivant le fil de l'eau. La proue choqua le parapet. Les hommes tendaient leurs mains. Elles donnaient les leurs. Thelma ferma les yeux. Que va-t-il arriver ? dit-elle. Rien, dit Byron. Maintenant les filles étaient immobiles sur le parapet, l'une à côté de l'autre, sans doute silencieuses, attentives. Les deux hommes s'embarquèrent. Thelma entendit l'eau secouée par les rames. La barque nagea sous le pont. Il fallut attendre une bonne minute avant de la voir réapparaître de l'autre côté, rapide et lumineuse. Victoria se séparait lentement d'Emily. C'est ce que voyait Thelma. Emily s'asseyait sur le parapet, les pieds presque dans l'eau. Victoria remontait le talus le long d'un pilier. Ensuite elle la vit traverser le pont dans le sens de la ville. Emily s'était transformée en statue. Les deux hommes repassèrent dans la barque. Elle les salua en agitant ses pieds nus. À l'autre bout du pont, Victoria s'arrêta pour leur parler. La barque s'immobilisa, revint vers le parapet et Emily posa un pied sur une rame que l'homme maintenait à fleur de l'eau. Victoria parlait toujours. Byron s'allongea négligemment dans l'herbe et ferma les yeux à cause du soleil. Thelma regarda jusqu'à la fin. Il sut que c'était terminé parce qu'elle s'en allait sans rien dire. Il se leva, cracha la brindille et jeta un œil sur le pont, la rivière, la barque, les hommes, les filles, sa fille, les rames, le fil de l'eau, les piliers, l'ombre bordée d'écume, l'agitation des feuillages après le pont. Thelma l'appela. Ils mangeraient sur le pouce. Il ne dit pas non. Elle lui donna rendez-vous sous le cerisier. Il découvrit avec un bonheur intense cette floraison blanche. Victoria les rejoignit au dessert. Il lui tendit un verre. L'eau lui parut fraîche et pure. Elle se nourrissait de cette simplicité. Il n'y en a pas d'autres. La journée pouvait passer maintenant. Elle ne tenterait plus rien pour se souvenir. Elle pouvait travailler à la cuisine. Elle adorait les cuissons. Ce soir, ils mangeraient chaud. Ensemble. Il allumerait un feu dans la cheminée. Thelma mesurerait le débit de l'alcool sans pouvoir toutefois en interrompre le désir. Il se passait tellement de choses en si peu de temps. Byron jetterait la dernière gorgée dans le feu étonné. Visage illuminé de Victoria. Brièveté du regard. Comme toujours. Elle n'est jamais disponible.

L'après-midi, il rangea le bois contre le mur de la grange, à l'abri des pluies d'été. Il en profita pour calculer la quantité à couper en vue de l'hiver prochain. Il griffonna ces réflexions sur un morceau de papier puis il passa le reste de l'après-midi à déchiffrer cette trace. Thelma l'observait. Elle passait beaucoup de temps à l'épier. Elle s'attendait à des changements invivables. Elle savait qu'elle en vivrait cependant toute la douleur. Dans la cuisine, Victoria sifflait comme un homme. Paragraphe rhéologique.

Le lendemain matin (il était presque midi), Emily s'amena avec un panier de provisions. Victoria feignit de s'étonner. Comment peut-elle oublier des choses aussi simples, aussi faciles ? se dit son père. Mais il ne répondit pas. Il sourit à Emily parce qu'elle renonçait à le faire chanter. Dans son idée, Victoria chanterait plus juste si elle se mettait à l'aimer. Thelma ne comprenait pas. Il les accompagna jusqu'à la porte. Emily exhiba une bouteille. Du vin ? fit Thelma. Du vin. Elle et moi. Elles semblaient glisser dans l'herbe comme des patineuses sur la glace. Il les regarda jusqu'à ce qu'elles disparussent au bout du pré sous les cerisiers en fleurs. Elle ne sait rien, dit-il à sa femme. J'ai le temps d'y penser. Hier matin, en regardant sa femme passer devant la maison sans s'y arrêter, il avait pensé : il faut que je fasse quelque chose. Depuis, il n'avait sans doute rien trouvé, mais il savait parfaitement ce qu'il ne fallait surtout pas faire. Que penses-tu d'Emily ? dit Thelma. Je connais des parents qui ne jurent que par elle. Paragraphe immobile. Recherche des mots propices à traduire l'attente.

Il fallait parler de l'imagination de Richard. Emily composa un échiquier avec les photos. Toi, moi, toi, moi, toi, moi... récita-t-elle en soignant la monotonie de cette seule diphtongue répétée un nombre incalculable de fois pour troubler la sérénité de Victoria qui ne se voyait plus à la fin. Rectangle infini. Ce que je veux figurer, c'est l'imagination de Richard. Victoria ne comprenait pas. Elle connaissait le plaisir. Mais Richard s'était montré tellement odieux. Emily mélangea l'échiquier. C'est tout ce qui reste, dit Victoria. On trouvera peut-être le corps. Cet été quand la température de l'eau... Emily ? Suite inachevée.

L'imagination de Victoria n'allait pas plus loin que cette mort insensée de Richard. Emily grignota des fruits sirupeux en écoutant Victoria qui oubliait de manger. Byron l'avait prévenue : ma fille est imprévisible. Elle ne dira rien. Puis Victoria déchiffra les photos une à une : la chambre, le pré, la flaque dans la cour, les fougères, l'eau, la cascade introuvable. Emily ne posa que cette question. Victoria prit le temps de se souvenir. Mais la cascade demeura introuvable. Elle n'existait peut-être pas. Était-ce bien une cascade, cette composition des pierres et d'eau ? Victoria pouvait se rappeler ce défi au silence. Elle avait existé dans ce silence introuvable, le temps d'une photographie, après l'amour. Elle ne retrouverait pas cet endroit de rêve parce qu'il existait de l'intérieur. Elle était ce corps entièrement compris dans un éparpillement qui n'avait pas les limites imposées un peu vite par la prise de vue. Elle montrait ces blancheurs exubérantes. Emily en découvrait lentement le vertige. Par contre, la flaque de boue dans la cour était repérable. Cette boue transportée dans le lit n'avait plus de sens maintenant qu'elle s'en souvenait comme prélude au viol imaginable dans les circonstances de la boue. Oui, dit Emily, ce n'est que de la boue, dans la cour, dans les draps, à la surface du corps, traînée de boue sur le carrelage géométriquement exact de la cuisine, le corps au bout de cette trace gestuelle, paralysé par le déclenchement de l'obturateur. Essaie de te souvenir du pré, de cette ombre éparpillée en millions de pétales et de brindilles. La photo montrait une épaule et la main tranquillisée sans doute par une promesse. Souviens-toi. Le pré. Le passage du vent au fil de l'herbe. Cette douceur. Il en parlait. Cette fois, il avait traîné son corps sans en prendre soin. L'herbe avait été douce. Ce picotement infini, en surface, épanchement lent, mais la terre au bord de la rivière l'avait arrachée à ce plaisir qui paraissait inachevable et qui se finissait dans la tristesse de la terre dure et douloureuse, entre Richard et l'eau qui dormait encore parce qu'il avait l'intention de la réveiller de cette manière intolérable. Il avait attendu ce signe de révolte. Il n'attendait que la raison de continuer de lui faire mal. C'était arrivé. Il jubilait. Dans l'eau, elle n'eut plus d'espoir. Il la photographia au moment où elle s'en extrayait pour retrouver sa respiration. Il avait saisi le sens de ces retrouvailles avec l'air. Il s'en vantait. Un soir, ils avaient regardé toutes les photographies. Elle frissonna enfin. Elle avait interprété un personnage tellement étranger à l'idée qu'elle se faisait de Richard. Ce roman-photo, dont il ne restait que la trace (Emily se promet de fouiller encore dans les affaires de Richard pour la compléter, travaux d'approche prometteurs d'autres regains), ne pouvait pas s'achever aussi facilement. Le lendemain, Richard l'avait violée dans la cuisine. C'était tout. Elle ne parlait plus de Vincent, de la noyade, ni de la rivière. Maintenant Vincent pouvait recommencer. Elle l'attendait. Emily remit les photos dans sa poche. J'ai faim, dit Victoria. Elle se donnerait encore.

 

 

Chapitre VII

 

 C'est Charlie qui lui fit remarquer cette série de coïncidences. Emily couchait avec Charlie. Elle aimait ce plaisir. Il rêvait d'une autre femme. Ça ne durerait pas. Mais le temps passait. Elle n'attendait plus rien. Un jour (l'été approchait et Emily avait dans l'idée de plonger dans le méandre de la rivière où Victoria prétendait que Richard faisait le mort dans la même attente) (elle n'en parla pas à Charlie qui voulait devenir shérif il le deviendrait) (l'été approchait parce que le vent diminuait la pluie n'arrivait plus que par averses Charlie avait cueilli les premières marguerites dans un pré) (un jour) Charlie (qui lisait le journal pour penser à autre chose qu'à la vie de tous les jours) lui montra une photo dans le journal. C'était une maison en feu. Charlie lut rapidement le commentaire et fit non de la tête. Mais l'idée était bonne. Emily en parla à Victoria qui dit : après. Après, cela voulait dire qu'elle croyait à la mort de Richard. Emily n'y croyait pas. C'était toute la différence. Charlie reluquait Victoria d'un drôle d'air. Emily devint jalouse en l'espace d'une après-midi. Le triangle venait de se construire malgré elle. Elle présente Charlie à Victoria qui ne le regarde même pas. Mais Charlie fait mieux que la regarder. Il la déshabille. Il n'a jamais déshabillé Emily. Au sens figuré. Au sens propre (lavé récuré frotté balayé encaustiqué comme au temps de la bonne peinture) il ne la déshabille pas non plus. Elle se déshabille toute seule. Elle prend le temps. Il ne comprend pas ce temps. Victoria lui tourne le dos. Elle grimace une question silencieuse. Non, dit Emily dans son oreille ; Charlie ne sait rien, il n'imagine rien de relatif à la rivière : je le crois quand il prétend que c'est possible mais qu'il ne faut pas y croire. Victoria imaginait Charlie et Emily couchés dans le même lit pour faire l'amour, pour dormir, pour rêver, parler, ne rien dire, imaginer. Ne sois pas stupide, dit Emily en réponse, je n'aime pas Charlie, il est à moi, il fera ce qu'il voudra si c'est ce qu'il veut. Victoria s'amusait parce qu'Emily devenait bavarde. Charlie découpa la photo de la maison en feu et il partit avec l'intention de trouver d'autres photos d'autres maisons en feu qui pouvaient être l'œuvre de Richard ou d'un plagiaire mais il s'agissait peut-être simplement de l'œuvre d'un pyromane qui ne nous mettrait pas sur la piste de Richard. Tout le monde serait alors déçu : le monde c'était : Charlie, Emily et Victoria. Le triangle avait un sens : Emily, Charlie (provisoirement ou plus exactement dans l'attente d'une aventure définitive qui ne pouvait avoir d'existence sans Richard), Victoria, Emily. Il fallait bien ces deux Emily pour tout expliquer. Victoria s'amusait follement. Après tout, se dit-elle. Richard m'a violée. Secrètement, elle espérait qu'il fût mort, mais ailleurs que dans la rivière qui l'accusait en même temps que Vincent. S'il est mort, que ce soit ailleurs que dans cette relation Vincent/Victoria qui serait un tournant prodigieux de toute l'histoire. À Charlie, elle avait montré un corps facile. Emily n'en savait rien. Emily voulait planifier les recherches. Charlie avait du nez. Que savait-elle de l'intelligence de Charlie ? Rien, avoua-t-elle. Victoria dénonça amèrement ce culte du plaisir. Emily riait. Elle était belle au fond. Elle avait défloré Charlie. Victoria se demanda si elle avait défloré Richard. Emily devina cette question. Victoria grignotait en l'écoutant. Emily n'en savait pas plus. Charlie trouverait peut-être quelque chose pour les mettre sur la piste de Richard. Cette maison, ce feu, ces mannequins, Victoria pensa que c'était une manière fascinante d'interpréter le contenu de la photo. On était fasciné. Ce n'était peut-être pas le moment. Elle avait dans l'idée que la vie n'est que le rêve où les personnages deviennent réels. Elle était un des personnages de ce rêve. Le nègre Bortek y entrait noir et nu, sculptural et obscène, tel que le décrivait Thelma. Maintenant elle ne voulait plus penser au nègre et à Thelma. Elle n'imaginait pas Thelma dans cette nudité. Son père n'avait jamais évoqué cette aventure qui détruisait l'idée de Thelma, l'amour de cette idée et l'idée de l'amour. Victoria n'avait jamais vu le nègre Bortek. Elle n'en imaginait que l'idée que Thelma devait avoir d'un pareil détournement de l'aventure des sentiments. Victoria y pensait sans chercher à raisonner. Il n'y avait pour l'instant ni début ni fin. Son père demeurait le personnage central. La circonférence n'existait cas encore. Ni le plan sur lequel répandre toute cette matière intérieure et pure. Le rêve existait. Emily interférait avec ce rêve. Emily était un autre rêve. Charlie n'était plus un rêve depuis qu'il tentait d'exister après avoir violé son intimité. Elle avait aimé ce viol qui n'était qu'une idée du personnage de Charlie. Charlie n'avait que cette existence de voyeur. Mais Emily le réinventait. Maintenant, il devenait utile. Emily s'en servait. Je ne comprends plus Charlie, se disait Victoria en le regardant long et fragile s'étirer dans le fauteuil qui avait été le point de départ de toutes les observations de Richard à propos de son corps intermédiaire. Pourquoi le faire exister, ce corps ? Pourquoi cet éphémère sans commencement vaginal ni fin cadavérique ? Milieu de tout, segment purement verbal. C'est presque fini, se dit Victoria. Charlie me veut avant que ce soit fini. Emily comprendra, se dit-elle encore.

Une semaine plus tard, Charlie s'amena avec une autre photo de maison qui brûle. Emily jubilait. Avait-on trouvé des mannequins : une figure d'homme, une de femme et deux d'enfants dont une petite fille terrorisée avec une poupée ressemblante accrochée à son cou calciné ? Non, fit Charlie. Mais ça ne veut rien dire. Il les emmena. Emily choisit une robe courte et décolletée. Victoria préféra les jambes d'une salopette de coton jaune et rouge et une chemise parfaitement blanche. Elle se mit à fumer des cigarettes dès la fin de la vallée. La vallée s'éloigna. Emily frissonna. Si ce n'était pas une bonne idée, d'aller rendre compte sur les lieux de l'existence de Richard, elle essaierait au moins de passer du bon temps avec Charlie. Victoria n'était qu'une saie petite voyeuse. Elle verrait ce qu'elle verrait !

Le bijou d'Emily était étrangement beau. À l'hôtel, Charlie prit le temps de l'observer. Victoria était allée faire un tour pour les laisser tranquilles. Emily aimait la tranquillité. La tranquillité, c'était pouvoir penser à autre chose que ce que les autres veulent vous faire penser pour exister eux-mêmes ! Mais les autres n'existent pas si tout est tranquille. Même Charlie est tranquille. Elle lui montre son bijou en pleine lumière. Elle le tient à distance. Il peut prendre le temps. Emily n'est pas un être géométrique. Charlie aime cette tranquillité. Il n'ira pas plus loin. Quand Victoria revient, elle ne trouve pas une trace de cette tranquillité. Ils sont assis de chaque côté de la table et ils parlent de Richard. Richard n'existe plus mais ils continuent d'en parler parce qu'Emily veut croire à cette existence supplémentaire. Victoria en parlerait à Charlie si Emily n'était pas si amoureuse quoiqu'elle en dise maintenant qu'elle s'approche sensiblement d'un Richard imaginaire qui ne survit en réalité que pour son œuvre. Si Richard ne m'avait pas violée, je ne saurais rien de ce qui se passe vraiment. Thelma lui avait parié à mots couverts du nègre Bortek et de l'aventure relative à cette folie. Le rêve se peuplait doucement. C'était presque la fin. Il manquait une aventure à son père. C'était peut-être ça la véritable fin de l'adolescence : Thelma à la place de l'aventure et Emily à la place de Richard. Charlie n'est qu'un voyeur à la tangente du rêve et de la réalité. Informe et désirable. S'il me désire. Mais Charlie était surtout un formidable enquêteur. S'il n'avait pas vu Richard de ses propres yeux, quelqu'un l'avait vu à sa place peu après l'incendie d'une masure qui n'avait plus d'importance pour personne. C'était une femme d'une quarantaine d'années, petite et grassouillette, qui riait en parlant et fumait une pipe noire et blanche dont le tuyau était d'ivoire et le foyer d'écume. Elle riait et parlait beaucoup en fumant cette pipe élégante. Charlie l'amena à l'hôtel et elle s'installa sur le lit, appuyée au dosseret pour continuer de parier et de rire comme le lui avait demandé Charlie. Elle avait vu Richard et si elle avait su que c'était Richard, elle aurait fait ce que Charlie lui demandait maintenant. Elle comprenait le désespoir d'Emily (sa sœur) et l'indifférence de Victoria (l'amie de sa sœur). Charlie avait des mains de pianiste. Elle ne se reconnaissait qu'une qualité : la tendresse. Elle rit en secouant ses jambes sur le lit. Ce qu'elle veut, c'est plaire à tout le monde. Richard avait le visage noir de cendres. Elle avait aussi regardé les mains. Elles étaient blanches et moites. Elle se rappelait cette moiteur à cause d'un contact fortuit, sa main humide sur son épaule au moment où il semblait chercher à fuir les lieux qu'il venait d'incendier : une vieille masure, si vieille qu'on ne se rappelle plus qui y a vécu. Personne ne se rappelle ce genre de chose s'il ne se passe plus rien pour motiver les réminiscences du passé. Ce feu ne parlait pas. Richard a traversé la foule malgré le masque de cendres. Personne n'a songé à lui demander une explication.

J'ai pensé qu'il s'agissait d'un vagabond surpris par le feu provoqué sans le vouloir. Un mégot, le café, le froid, je ne sais pas. Ce n'était d'ailleurs pas la question. Elle reconnaissait Richard. Même sans masque. Elle regrettait de ne rien pouvoir. Ce qu'elle savait ne servait à rien. Victoria dit : il est loin à cette heure. Elle voulait dire : si ce que raconte cette poufiasse est vrai, il est loin à cette heure. Voulant dire : si Emily veut parler de la rivière, je ne pourrai rien. Il y a une autre femme qui attend dehors. Elle est mariée. Elle mange tous les jours. C'est ma sœur. Charlie voulait recommencer depuis le début. Dehors, la sœur donna des signes d'impatience. Elle avait posé son sac à main sur le capot et fouillait dedans avec énergie. Elle en sortit le livre qu'elle se mit à lire. C'est une liseuse. Si je savais, j'irais plus loin. Victoria se pelotonna de l'autre côté du lit. Bon, dit Charlie, on recommence. On a oublié quelque chose. Mais quoi ? La femme reraconta comment elle s'était approchée de la maison en feu. Il y avait du monde pour contempler cette triste destruction de ce qui n'a au fond jamais existé. Elle s'était approchée parce qu'il y avait ce monde immobile et clignotant. Il ne restait plus grand-chose de la maison. Le feu avait pris toute la place. De petites explosions interrompaient régulièrement les commentaires. Richard a surgi exactement à l'endroit qu'elle venait de choisir pour ne plus rien voir. Il faisait atrocement chaud et elle suait à grosses gouttes. Le masque l'a terrifiée. Richard (si c'était lui) est passé devant elle comme s'il n'existait pas (c'était lui) et elle a pu respirer son odeur de cendre (ce n'était pas lui ce ne pouvait pas être lui mais je ne dis rien je la laisse parler elle nous emporte sur le fleuve de l'oubli j'ai raison). Elle le reconnaissait sur la photo où il posait en maillot de bain à côté de celle qui prétendait être sa sœur et qui était assise un plan plus loin sur les rochers noirs où sa peau ne soutenait pas le contraste. Charlie n'aimait pas les commentaires à la place du témoignage. Il le dit. Elle rougit. Une goutte de sueur sortit hors de son front et disparut dans le sourcil qu'elle épongea avec un coin de sa robe. Victoria haïssait ce corps. Il était facile et incohérent. Elle pouvait t'aimer quand elle le voulait. La robe retomba sur les cuisses grasses de la femme qui ne voulait plus rire parce que Charlie devenait amer. Il s'excusa. Dehors, la femme s'esclaffait de temps en temps. Elle aime rire. Elle lit des histoires salées. Victoria voyait la moire rouge et cristalline de ce sel. Elle n'aimait pas les voyages. L'année prochaine, son père lui demanderait de les accompagner. Elle ne dirait pas non. Mais elle n'accepterait pas cette idée de voyage. Seule sa curiosité expliquerait ce triste abandon à la volonté de son père. Au bout du voyage, Thelma se donnait toujours au nègre Bortek. Peut-être y avait-il une explication à cette fin rituelle ? Une explication sans amour. Une explication du plaisir. Elles n'en parlaient jamais. Thelma savait éluder la question. Comment s'y prenait-elle pour être vraie au moment de ne rien dire ? Emily aimerait l'histoire du nègre Bortek. Elle y trouverait son compte. Mais Victoria s'avoua elle-même ne rien savoir d'important sur Emily. En revanche, elle savait tout de Charlie qui l'avait reluquée plus d'une fois quand elle se baignait dans la rivière pour aimer la rivière et dire non au futur de sa passion pour l'existence. Charlie pouvait rêver à cette existence en caressant le corps inaccessible d'Emily, il n'atteindrait jamais ce point de rencontre du désir et de la réalité. Réalité de Thelma, du nègre, de Richard, d'Emily même. Désir de connaissance. Mots nécessaires. Tandis que la femme parlait des mains de Charlie, Victoria entra doucement dans cette existence verbale. Moment d'écrire. Jusqu'à l'affolement des sens. Les mains de Charlie, à écouter cette femme provisoire, étaient celles d'un pianiste qu'elle avait connu du temps de sa splendeur. Elle existait donc, cette splendeur passée ? se disait Victoria. Et la femme semblait répondre : qu'est-ce que je serais sans cette splendeur passée ? Charlie tentait de sourire. Il n'était plus question de Richard. Ce pianiste revenait dans la conversation. Ces mains entretenaient un rapport strictement merveilleux avec le clavier noir et blanc. La femme cherchait une larme pour ponctuer son rêve. Elle ne la trouva pas dans le regard de Charlie. Elle reconnaissait les artistes. Charlie n'en était pas un. Il prétendait écrire. C'était tout ce qu'il avait trouvé pour la convaincre de dire ce qu'elle savait de Richard respectivement à la maison qui brûle. Il avait pris le temps de devenir écrivain à ses yeux. Il mentait comme un croyant. Il mentait comme tous ceux qui se réfèrent à la foi pour expliquer leur croyance. Les incroyants mentent mieux que les autres. Elle était une de ces autres et elle se fichait pas mal qu'on se moquât de son ignorance. Mais ce n'est pas de l'ignorance, avait dit Charlie. Bon Dieu ! Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Il s'était montré parfait dans le rôle de l'écrivain à la recherche du sujet fondateur de sa passion textuelle. Et elle avait évoqué ce masque noir comme on parle des ombres. C'était Richard ou ce n'était pas Richard. Charlie l'accompagna jusqu'à la voiture que la sœur mettait en route au moment où il ouvrit la porte. Elle s'en allait. Elle venait de perdre patience. Elle ne pouvait plus attendre. Il fallait être raisonnable. Elle avait un mari et des enfants. Maintenant elle était pressée de retourner chez elle. Elle pouvait passer la nuit avec qui elle voulait. Il n'était pas nécessaire qu'elle avouât son vice majeur. Elle la laissait entre de bonnes mains. Charlie regarda ses mains. La femme regarda la voiture s'éloigner sur la route. L'éclairage des enseignes ne portait pas plus loin. C'était désespérant. Dans la chambre, Charlie et Emily dormaient dans le lit. Victoria couchait par terre. Où coucherait-elle si on lui demandait de se coucher pour dormir ? Lisa couchait dehors avec un homme. Jamais les deux en même temps. Jones, avec qui il lui arrivait de coucher quand il avait assez d'argent pour se permettre ce péché, était victime d'une curieuse amorce de dédoublement du visage. Son nez semblait en former deux mais aucun de ces deux nez n'était complet, quoiqu'elle y eût nettement distingué les narines. En regardant bien entre les sommets des deux nez, il y avait un commencement d'œil, discret mais parfaitement partie du regard. Jones avait grandi avec cette monstruosité qui n'affectait que son visage. Il portait toujours de grosses lunettes, ce qui annulait son regard. Personne n'avait jamais désiré supporter l'infini de ce regard mais tout le monde pouvait avoir envie d'en observer l'étrangeté. En réalité, peu de gens connaissaient l'existence de ce troisième œil. Dans ce cas, il y en avait vraiment peu qui pouvait se vanter d'avoir été regardé de cette manière insensée. Lisa connaissait ce regard. Il l'épouvantait. Mais au moment de se faire aimer, il n'est plus question d'en parler. Il faut aller au bout du plaisir. Jones pouvait se le payer une fois par mois, s'il touchait quelque chose ce mois-là de l'entreprise qui faisait de lui exactement ce qu'elle voulait, à un poste où ses lunettes noires ne pouvaient provoquer aucun incident. Les mois de chômage, y compris ceux partiellement chômés, Jones se passait de l'amour comme on fait une croix sur une partie de pêche. Lisa était couchée dans une couverture de l'autre côté du lit où Charlie et Emily tentaient de deviner le regard de Jones. De ce côté du lit, Victoria ne dormait pas non plus. Elle avait écouté l'histoire de Jones mais maintenant Lisa parlait de l'entreprise, des ouvriers, des riches, du temps déjà envolé en y pensant chaque jour avec la même rage et la même impuissance. À écouter Lisa, il n'y avait rien à faire pour exister pleinement. Jones était un bon exemple de ce néant de l'existence où on ne met jamais les pieds parce que la mort est tout de même une meilleure solution si on sait l'attendre et si on ne craint pas d'avoir à souffrir le martyre avant d'être définitivement emporté. Je suis à deux doigts de ce néant. J'ai le vertige. Je regarde ce trou. Mais je choisis l'attente. Même demain. Même sur un coup de tête comme c'est arrivé à ma mère qu'on a trouvée pendue à la branche d'un pommier dont plus personne n'a mangé les pommes. Jones te regarde dans la demi-lumière de la chambre qui n'est ni la tienne ni la sienne et tu te dis que tout est possible. Mais tout, à quoi ça ressemble, si on y pense ? Des mots, du temps et de l'angoisse. Rien d'autre. Richard (comme vous l'appelez) avait rencontré Jones dans un de ces établissements où la femme (moi) n'existe plus que dans le mythe du plaisir. Jones avait regardé une femme (pas moi) et Richard avait rencontré l'oblique du regard. La femme n'avait pas dit non. Elle en avait vu d'autres. Elle ne savait pas encore mais elle ne tarderait pas à s'abandonner. On n'entre pas dans le miroir. On en sort. (Je ne souhaite ce regard à personne).

— Richard connaît Jones, dit Emily. Je veux dire : Jones connaît Richard ? Le regard de Jones devenait réalité. Charlie dit : pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ? On a bêtement perdu une journée. En voilà une manière de gâcher mes vacances ?

— Tes vacances ? fit Emily. Je croyais que tu...

— Où est-il, ce Jones ? lança Victoria. C'est une cloche ?

— Oh ! non, Richard lui a laissé la maison.

— La maison ? Quelle maison ? Encore une maison !

— Richard a tout laissé avant de partir. Jones ne laisse entrer personne. Pas même moi. Pas même pour ce que vous pensez.

— Il fallait en parler plus tôt, dit Charlie. Je ne vais pas pouvoir dormir de la nuit. Avec cette sacrée idée dans la tête !

— Il dormira à cette heure, dit Lisa. Ce ne serait pas une bonne idée de le déranger en pleine nuit.

— Surtout s'il ne dort pas tout seul.

— J'vous ai déjà dit qu'il ne laisse entrer personne ! (Quand Richard reviendra (il reviendra quand personne ne pensera plus à cette maison qu'il a brûlée — Jones sait pourquoi — Jones a fabriqué les mannequins de paille — bon Dieu ce que ça brûle vite la paille !) il vous racontera les choses peut-être d'une manière différente. Je ne voudrais pas avoir l'air d'une menteuse à ce moment-là !) Demain, il sera à l'usine à ramasser tout ce qui trame pour l'entasser à l'autre bout d'un terrain vague. Il entasse ces cochonneries par-dessus la carcasse d'un vieux wagon de chemin de fer où il a passé le plus clair de son temps avant que Richard... est-ce que je dois en parler maintenant ? J'ai tellement envie de dormir.

Richard (si c'était Richard) voulait tout savoir maintenant de ces monstruosités. Il avait déjà rencontré celle-là dans un vieux livre de textologie. Mais c'était un dessin maladroit qui ne laissait rien paraître du regard. Il y avait des dessins de cyclocéphales (proboscis), d'anencéphales (spinobifido), ectrodactyles, ectromèles, syméliens, phocomèles, cœlosamiens, hémisomiens, ectrosomes, dérodymes, thoracodymes, prodymes, déradelphes, térotopages, xiphopages, céphalothoracopages ou janiceps. C'étaient des mauvais dessins, des surfaces de monstres, sans idée de la vie quand elle est possible malgré la monstruosité invivable, ni idée de la mort si le monstre n'est pas viable. Des dessins destinés à préparer le terrain expérimental et non pas à en définir la profondeur mentale. Richard reçut le regard de Jones sans ce tremblement des joues, ce clignement d'œil, ce serrement des lèvres, cette agitation des doigts que Jones avait observée dans ces cas de regard inévitable. Jones ne reconnut pas l'artiste. Il n'avait aucune idée de la nature d'artiste. Il avait rencontré des hommes de science qui le nourrissaient d'ailleurs encore parce qu'ils ne pouvaient pas l'oublier. L'entreprise se faisait tirer l'oreille chaque fois qu'elle négligeait de faire appel à Jones pour dégager les détritus qui encombraient toujours le passage de la grille d'entrée, noire et gigantesque, aux cheminées qui faisaient l'amour jour et nuit avec un ciel impropre aux désirs paradisiaques. Cette fumée, ces couleurs, ces entropies, cette rhéologie, avaient attiré Richard dans les parages de cet enfer périphérique. Il y était entré avec la ferme intention de s'approcher le plus près possible du cœur de cette hyperbole. Il avait le sentiment de pouvoir en traduire la tangente. Ces coups de pinceau (ce serait de la peinture et non plus de la matière arrachée au passage d'un autre temps qu'il convenait maintenant d'oublier) devenaient possibles parce que l'attente changeait de projet. Il avait franchi toute cette distance dans l'espoir d'avoir raison (enfin) des eaux de la rivière, des pierres revenues, des verts possibles et des tortures supposées. Toute cette délicatesse n'avait pas de sens. Il y mettait le feu par plaisir. Maintenant, le feu était central et la géométrie s'organisait autour de ce feu. Il y rencontra Jones, un monstre du regard à la recherche de la femme idéale. S'il en trouvait une à son goût (parmi les femmes idéales) il cesserait de revivre chaque jour cette existence de misérable pour se donner tout entier à elle et à sa reconnaissance du plaisir. Y avait-il d'autres monstres dans cet environnement circulaire ?

— Pas que je sache, dit Jones qui acceptait maintenant de boire le reste de la bouteille avec Richard. Des tarés, oui. Des physiques et des mentaux. Des blessés, des agonisants, des impatients, il y en a à la pelle. Je dois être le seul monstre visible dans les parages. Monstruosité inachevée, comme vous pouvez vous rendre compte. Qu'est-ce que vous êtes venu chercher dans cette copie de l'enfer ? Une femme ? Vous ne la trouverez pas. Ici, les femmes n'ont d'yeux que pour les tarés et pour les monstres. Vous n'êtes ni l'un ni l'autre, mais si vous avez de l'argent, elles changeront d'avis. C'est un comportement hérétique. (Il montre le mot TULIP gravé à l'envers d'une médaille qu'il porte au poignet à côté d'une montre-bracelet qui doit valoir son prix). Mais ce feu industriel est impuissant à les réduire en cendre comme elles le méritent ce soir. Pas une ne s'est approchée de moi. C'est peut-être à cause de vous. Vous ne plaisez pas, mon vieux.

— Vous me cherchez ? Je ne me battrai pas avec un monstre. Sur lequel de vos nez faut-il cogner pour vous sonner ?

— Je ne plaisantais pas, dit Jones un peu triste. Je plaisante rarement en présence des femmes.

— Vous avez tort, dit Richard. Elles aiment la rigolade.

— Vous ne les connaissez pas. Je veux dire : celles-là. Ce ne sont pas les mêmes. Il faut refaire votre éducation sexuelle. Ce ne sont pas encore des femmes d'ouvriers. Ce sont leurs filles.

Le lendemain, dans l'après-midi, Richard est allé chercher Jones dans la vieille carcasse du wagon. L'accumulation hétéroclite qui menaçait de l'écraser avait un sens. Richard promit de peindre cet édifice que Jones escaladait tous les jours pour l'accroître de sa patience. Richard cherchait le point de fuite dans la géométrie de la ville qui s'étendait plus bas, derrière un rideau d'arbres dérisoires. Jones le rejoignit au bord de cette pente. « Le matin, ils montent, et le soir, ils redescendent, le contraire n'était pas possible », dit-il en allumant sa pipe. Je vois, dit Richard.

— Vous ne voyez rien, dit Jones. Je ne descends jamais, sauf si on vient me chercher en voiture. Je ne connais pas la ville. Si vous avez une voiture, j'accepte de la visiter avec vous.

— J'aurais préféré m'approcher des fourneaux, les pénétrer. J'ai aperçu cette nuit une gerbe d'étincelles, juste le temps de me réveiller. Je ne rêvais pas. Je suis venu jusqu'ici pour ne plus rêver.

— Ne me dites pas que vous couchez dehors !

— J'ai loué une maison. Cette maison.

Il la montrait du doigt. Jones dit : ce n'est pas la bonne raison. Si on commence à en parler, on n'en finit plus. Je connais une autre maison qui n'inspire personne. Vous voulez la voir ?

C'était une maison sans histoire. Personne n'avait le souvenir de cette histoire. Exactement ce qui était arrivé à la famille Leconte : l'histoire avait été oubliée. Richard arracha les planches clouées sur la porte. Jones se tenait à distance. Aucun squatter n'était jamais entré dans cette masure pourtant d'aspect accueillant. La toiture était en bon état, elle avait conservé le rouge d'une peinture destinée à imiter les tuiles des autres maisons dont la première était tout de même distante d'un bon kilomètre, où commençait le quartier de ceux qui semblaient ne pas travailler et qui avaient des enfants paraissant sortis d'un conte à dormir debout. Jones préféra ne pas dépasser le porche presque effondré dans l'herbe haute et jaune où s'éparpillaient des coquelicots. Richard grimpait un escalier. On aurait dit qu'il connaissait la maison. C'était peut-être un modèle standard. Il avait vaguement parlé de la maison de sa famille. Il ne lui reste plus qu'une sœur, avait confié Jones à Lisa éberluée. Une sœur ?

— Ouais, dit Jones. Même qu'elle s'appelle Emily.

— C'est ce que Jones vous a dit ? (Emily ne peut plus ne pas croire à l'existence de Richard C'est lui. Je le reconnais. C'est moi. Emily.)

— Vous êtes la sœur de Richard ? C'était donc lui. Et il parlait de vous ! (Continuez, Lisa ! fait Charlie). Une voiture de la police est passée mais ils ne se sont pas arrêtés. Ils ont reconnu Jones et ils se sont demandé ce qu'il faisait là à reluquer le mur de la maison, immobile et terrifié. Jones a toujours cet air terrifié. Il s'est retourné. La voiture ne s'est pas arrêtée. Le cœur de Jones battait la chamade. Richard redescendait l'escalier et maintenant, il ouvrait une porte. Jones dit, à travers les planches d'une fenêtre : je vous ai dit qu'elle est inhabitable. On est en train de perdre notre temps.

— Vous croyez ? dit Richard. Sa voix semblait sortir d'une tombe, Jones tremblait comme une feuille. Quelle idée il avait eue d'amener Richard ! Personne ne le croirait. L'idée d'entrer dans l'herbe pour faire le tour de la maison n'était pas une bonne idée. Mais la voix de Richard arrivait de l'autre côté de la maison Jones n'avait jamais eu l'occasion de voir ce côté de la maison. Pour ça, il fallait entrer dans le quartier chic, à un kilomètre de là, et monter encore jusqu'à atteindre la Place des Singes, qui était réservée, disait-on, à la méditation des plus vieux. Ces vieux, on les voyait quelquefois accoudés à la balustrade, à cinquante mètres au-dessus des premières toitures. Le plus souvent, ils portaient des lunettes de soleil et ils tenaient leur chapeau à la main à cause du vent. On devinait le vent à cause des Saules. Il n'y avait jamais eu de singes. Ou alors les singes, c'étaient eux. Ils n'avaient pas l'air de singes mais on parlait toujours de la place des Singes en pensant à eux. Certains étaient reconnaissables. On disait alors qu'ils vieillissaient bien. Mais Jones n'était jamais monté pour se faire une idée de cette vieillesse mythique. La colline semblait surgir du néant de l'autre côté de la maison. Les vieux pouvaient voir le manège de Richard qui demandait à Jones de faire le tour de la maison. Il vit les herbes bouger. Jones s'approchait comme un chat. Entre les herbes, il constata que les vieux ne regardaient pas de ce côté. Il déboucha sous la fenêtre où Richard était assis, écrasé par la perspective de la colline dont l'horizon était formé par la balustrade transparente, tellement transparente qu'on aurait dit que les vieux étaient les équilibristes de ce paysage naïf. Richard ne voulait pas peindre la colline. Les maisons, il les brûlait. D'habitude, il demandait la permission, il lui arrivait même de payer pour être tranquille. Mais maintenant il fuyait ce passé. Il ne voulait plus qu'on parlât de lui. Ces conversations n'étaient qu'un mauvais souvenir. Jones vit l'éclair de rage dans les yeux de Richard. Vous allez brûler la maison ? dit-il.

— Pourquoi ne pas la brûler ? dit Richard sans le regarder.

— Personne ne s'en plaindra. Je vous aiderai.

— Vous m'aiderez à la préparer. Il ne faudra inquiéter personne. Richard fit un dessin sommaire des mannequins. Jones n'avait aucune idée de ce qu'ils représentaient et il s'interdit d'y penser. Il empocha les dessins et se mit à la recherche des matériaux. Trouver de la paille était une aventure. Il proposa de l'étoupe à la place. Richard arracha les traces de cambouis. L'étoupe pouvait servir. Jones exhiba alors les vêtements qu'il avait trouvés dans une seule poubelle, d'un coup, toute une famille démodée qu'il étala dans l'herbe d'un parterre rectangulaire originellement destiné à des fleurs dont il avait oublié le nom. Pour les têtes, qui n'avaient qu'une importance relative (à quoi ?), Richard utilisa de vieux bidons qu'il fit ressembler à des êtres humains. Cette peinture a entièrement brûlé, mais les bidons, noirs et obscènes, sont maintenant couchés dans cette cendre qui n'explique toujours rien. Jones est mort à cause d'un de ces bidons qui lui a explosé dans les mains. Ils ont récupéré ce qui restait de son corps. Sans doute pas grand-chose. Jones avait accepté l'idée de faire le mort dans un bocal de formol. C'est ce qu'on dit, qu'une fois mort on l'aurait exposé comme une œuvre d'art dans un musée des sciences de l'homme. Il en parlait souvent, de ce bocal dégoûtant. Pour rien. Il avait explosé en même temps que le bidon. Il n'était plus indéchiffrable. On ne verrait pas son regard à travers le verre d'un bocal. Il ne restait plus rien de sa monstruosité. À cause de Richard que personne n'avait même l'idée d'accuser parce que ce qu'il venait de faire était inimaginable. Il a traversé la foule avec ce masque de cendres sur le visage. Je l'ai reconnu. Je ne savais pas encore que Jones était mort. On ne l'a su que le lendemain. Je veux dire que c'est seulement le lendemain que quelqu'un a trouvé un os, puis un autre, et encore un autre, dans les cendres encore chaudes de la maison. Personne n'a pensé à Jones. Il s'est passé encore un jour avant que quelqu'un colportât la nouvelle : c'était le crâne de Jones. Sans la peau, sans les yeux, mais c'était le crâne de Jones. Les os de sa main droite empoignaient l'anse d'un bidon éclaté. Jones avait foutu le feu à cette sacrée maison. Je n'y croyais pas. Jones avait parlé de l'étrangeté de Richard mais personne ne faisait cas de ce qui n'avait même pas été un sujet de conversation. Deux jours après, je suis allée chez Richard. La maison était fermée, avec un panneau sur la porte : à louer. C'était hier.

— Dormez, dit Charlie. Demain, il fera jour.

Lisa émit un grognement. Emily voulut dire quelque chose mais Charlie l'embrassait. Victoria écouta tranquillement les sonorités de ce baiser que Lisa voulut bien ne pas commenter.

— Richard est vivant, dit Victoria le lendemain matin.

— Pourquoi m'avoir raconté des histoires ? dit doucement Emily.

— Vincent... peut-être. Mais c'est Richard qui m'a violée.

— Encore une histoire ? Richard s'expliquera clairement. Je le connais. Mais pourquoi mentirais-tu d'un bout à l'autre de l'histoire ?

— Ça ne regarde pas Charlie, d'accord ?

— Ça ne regarde personne que moi, dit Emily. N'y pensons plus.

Charlie revenait avec le journal. Il l'étendit sur le lit. Une autre maison qui brûle. En première page. Avec ce commentaire : œuvre d'art ou simple copie ?

Les os et les cendres de Jones arrivèrent à Rock Drill dans l'après-midi. Il n'y eut pas de cérémonie. On transporta le cercueil dans la chapelle déjà ardente depuis le matin. L'odeur de la cire brûlée incommoda madame Giselle de Vermort. On crut à un vertige et on la soutint, soulevant ses voiles noirs pour trouver sa chair inconsolable. Elle pleurait. À la porte de la sacristie, le comte l'observait. Il ne croyait pas non plus à ces larmes. Quand elle pleurait, sa négritude réapparaissait. Il expliquait les voiles à son interlocuteur. Mais rien sur la consanguinité. Rien sur l'histoire qui finit avec Jones qui était au fond un Vermort comme les autres, intranquille et fugace. Il n'exposerait plus cette fatalité dans un musée. L'idée avait été abandonnée par les responsables du musée eux-mêmes. Le comte était soulagé. Le monstre venait de rater sa sortie. Ni musée, ni galerie des ancêtres d'ailleurs. Chez les Vermort, on ne portraiturait pas les anomalies de l'arbre commun. On avait l'art de couper les branches inexplicables. Cette fois, on était passé près de la honte de voir un de ces Vermort indésirables figurer dans une salle de musée. Le seul musée qui exposât publiquement les restes de Vermort, monstres et autres, était à Vermort. Il n'y en aurait pas d'autres. La vengeance de Jones n'avait pas lieu. Le comte ne perdit même pas le temps de se demander ce que son fils avait encore voulu prouver en incendiant cette maison immémorable dont il ne restait (paraît-il) plus rien. Une page était tournée. La comtesse pleurait toujours. Le comte referma doucement la porte de la sacristie. « Giselle ne s'en remettra pas », dit-il.

Victoria fut présentée aux Vermort à la fin de la cérémonie funèbre. On murmurait que le crâne de Jones ne figurait pas parmi les os qu'un croque-mort attentif (qui était peut-être à l'origine de la rumeur) avait attentivement disposés dans le fond rouge et soyeux d'un cercueil. Le costume mortuaire de Vermort (un trois-pièces parfaitement blanc aux boutons de vrai ivoire, chaussettes de soie blanche et gants taillés dans la même matière) était simplement plié entre les os et les morceaux de chair calcinée ramenés avec les os (la toile d'un pneu n'avait provoqué aucun commentaire de la part du croque-mort en recherche de ressemblance). Victoria avait mimé toutes les prières. Son air angélique (un emprunt au cinéma de l'époque) n'avait trompé personne. Un dernier éclair illumina toute la chapelle. On referma le couvercle du cercueil (qu'on ne cloua pas : Victoria avait attendu presque anxieusement ce moment des coups de marteau et des clous qui s'enfoncent, purs produits de son imagination) et on étendit le blason bientôt surmonté d'un chandelier au nombre pair de cierges, noirs et rouges. Le cercueil sembla s'élever au-dessus de l'autel, bel effet de perspective que Victoria ne manqua pas de traduire à Thelma qui en frissonna. Le moment était venu (disait son père) de la présenter aux Vermort. Giselle la trouva petite et insolente. Le comte n'était pas de cet avis. Il la convoqua dans son bureau. Elle ne dit pas non. Son père lui avait conseillé mille excuses. Mais aucune ne convenait à l'intransigeance du comte. Victoria eut même l'audace de proposer une heure. Le comte s'inclina. Giselle s'était éclipsée depuis longtemps. À quatre heures de l'après-midi, Victoria entra toute nue dans le boudoir où le comte l'attendait. Elle s'assit dans les coussins qu'il lui proposait aimablement. Elle ne le quittait pas des yeux. Il avait l'air heureux. Sa verge apparut dans l'ouverture de sa robe. Il voulait l'exhiber, rien de plus. En même temps, il parlait. Comment avait-elle connu Jones ?

— En réalité, dit-elle, je ne l'ai pas connu. C'est Lisa qui nous en a parlé. Elle voulait nous le présenter. On est allé chez lui, enfin, chez Richard. Jones habitait chez Richard. C'est ce que Lisa prétendait. Bien entendu, il n'y avait personne dans la maison. Ni Richard (Emily se mit à pleurer) ni Jones. Charlie proposa qu'on aille voir les deux autres maisons. Celle qui avait brûlé avant, et celle d'après la mort de Jones.

— C'est comme ça que ça s'est passé ? demanda le comte.

— Je ne voulais coucher avec personne. Pas avec vous.

— Vous n'avez rien refusé. Le majordome vous a remis ma lettre. Vous auriez pu la déchirer et vous en aller.

— Je voulais la conserver et m'en aller. Vous trahir une bonne fois pour toutes. Je ne vous connais pas. S'il n'y avait pas eu la mort de Jones...

— Mais il y a eu la mort de Jones. Approchez.

— Vous avez promis de ne pas me toucher. Qui est Bortek ?

— C'est l'amant de Thelma, je crois. Un nègre. Roi à ses heures.

— Il existe donc bel et bien le royaume de Bortek ?

— Thelma ne s'y plaît pas. Mais elle y reviendra. Approchez.

— Vous avez promis. Le majordome m'a fait mal. Il m'a couru après. Regardez. Je voulais montrer la lettre à tout le monde.

— Mais le majordome ne l'a pas voulu. Vous êtes revenue. Il vous a forcée ?

— Non ! II m'a arraché la lettre des mains et il est devenu doux comme un agneau. Il m'a aidée à me relever.

— Il vous avait renversée ! Quel serviteur !

— Il m'a expliqué. Ensuite je m'en irai.

— Personne ne saura rien.

— Non, personne. Ne me touchez pas !

— Je n'ai rien promis. Vous voulez voir ?

— Rien que je n'ai déjà vu.

— Giselle, par exemple ? Thelma ? Emily ? Qui encore ?

— Je ne sais plus. Voulez-vous manger ? Boire ? Danser ?

— Je danserai pour vous si c'est ce que vous désirez.

— Vous ne savez rien de mon désir.

— Un seul désir ? Vous aimez la musique ?

— Je ne la désire pas. Mais si vous ne pouvez danser sans elle...

— Je peux. (elle danse) Qui nous regarde ?

— Giselle, Thelma, Emily et les autres.

— Mon père ?

— Non. Pas même le majordome qui est à mon service depuis le temps de mon enfance. Personne ne vous regarde. Pas même moi. (elle arrête de danser) Pourquoi danser ? Je ne bande plus. Approchez. Maintenant vous pouvez approcher. J'aime votre peau.

— Je n'aime pas vos cheveux. Votre cœur bat la chamade. Je veux boire pour me rafraîchir. Appelez le majordome.

— Vous vous servirez vous-même, Victoria. Ouvrez cette porte. Il y a même de quoi manger. Cela ne vous dit rien de manger ?

— Non, rien. (elle boit) C'est frais. Je ne reviendrai pas.

— Vous reviendrez si je vous le demande. C'est toujours comme ça que ça se passe. Vous me parliez de Thelma ?

— Je t'aime. Un peu. Passionnément. Elle est folle. Folle de préférer les bras de ce Bortek qui n'est rien à mes yeux.

— Il bande bien, toutes les femmes le reconnaissent.

— Mon père ne bande plus depuis que...

— Je ne sais rien de cet événement. Ne me demandez rien.

— Vous bandez. Mal. Est-ce mal ? Je ne sais plus. Je veux m'en aller. Vous ne penserez plus à moi.

— Parlez si vous voulez. Je demanderai à Gisèle. Vous ne voulez pas ?

— Je voulais emporter cette lettre, ces obscénités...

— Vous ne me trahirez pas. Cela m'est-il déjà arrivé ?

— Giselle m'aurait anéantie si elle avait pu, ce matin, dans la chapelle, à la porte de la sacristie. Vous m'attendiez.

— Non. Je ne m'attendais pas à cette apparition. Vous m'êtes apparue... oh ! le terrible hémistiche ! Vous m'aimez ?

— Je ne rêve plus d'amour. C'est ce que vous vouliez savoir ?

— Savoir ? Qu'est-ce que je veux savoir ? Bortek n'est pas venu. Cela m'attriste plus que votre lenteur. Jones ne méritait pas cette absence.

— Je ne connaissais pas Jones. Lisa nous mentait quand elle prétendait qu'on pouvait le voir. Mentait-elle ?

— Je ne connais pas Lisa. Est-ce une femme ? Je ne connais pas toutes les femmes aussi bien que vous les connaissez, Victoria. Les connaissez-vous aussi bien que vous dites ?

— Mais je ne dis rien. Je m'habille. Je n'ai plus rien à faire ici.

— Je suis désolé de ne rien pouvoir pour vous retenir plus longtemps. J'aurais aimé ce temps supplémentaire. Vous avez aimé ce dialogue ?

Elle croisa Giselle sous la charmille. Giselle s'étonna de tant de fraîcheur. D'habitude, le comte ne laissait rien. Absolument rien. Il mangeait tout. Victoria pensa alors avoir oublié un bas. Giselle ne s'était même pas arrêtée. De quoi avait-elle parié ? Au bout de l'allée, son père l'attendait. Thelma s'impatientait. De quoi t'a parlé Monsieur de Vermort ?

— De tout. Et de rien. Nous n'avons pas parié. J'ai parlé avec le majordome. Le comte est malade. Il n'est pas visible.

— Pourtant Giselle disait que...

— Giselle est une menteuse. N'est-ce pas, papa ?

— Fermez votre caquet, toutes les deux !

On revint à Lily House. Il ne s'était rien passé. Personne n'était mort. Jones s'était encore transformé. Quel serait le prochain avatar de Jones ? Un souvenir précis, incontestable, un coup de poignard dans le cœur de Giselle ? Victoria monta dans sa chambre. De nouveau seule. Que s'était-il passé ? Elle avait pensé rencontrer Bortek à l'enterrement de Jones. Mais Bortek n'était pas venu. Thelma n'avait pas oublié de louer une chambre. Elle n'y était même pas entrée. Elle s'était renseignée une fois, avec discrétion non : distraitement, l'air de rien, pensant à la chambre, à l'amour, à la verge de Bortek dont Victoria ne savait encore rien. Elle chercha dans les rangs. Le comte la salua. Qui était-elle ? Elle aurait pu lui poser la question. S'arrêter, écarter le voile encombrant de Giselle et regarder le comte droit dans les yeux pour lui demander si Bortek était parmi eux. De quel nègre s'agissait-il ? Non, je ne suis personne, dit le premier. Fichez-moi la paix, dit le second. Un troisième la trouva désirable. Elle s'enfuit. Le comte la regarda s'extraire de la chapelle. Contre-jour. Son ombre dans l'allée. L'éblouissement. La porte s'est refermée sans bruit. La cérémonie terminée, il refusa de passer devant tout le monde et il attendit, un pied de chaque côté de l'agenouilloir. On lui souriait. Il répondait par un murmure mélancolique. C'était tout ce qu'on attendait de lui. De l'autre côté de l'allée, Thelma lui faisait des signes. Il ne comprit pas tout de suite. Ces signes désignaient Victoria. Il ne savait pas encore qu'elle s'appelait Victoria. Le père de Victoria traversa le cortège pour venir le lui dire. Victoria n'était pas encore une fleur. Un bourgeon entrouvert. Virgule de pétale. Il devina sa couleur, sa texture, ses futurs mouvements dans le vent qui les agiterait à la surface de la vie. Elle se donnerait en spectacle. Il l'invita. Elle dit : Quatre heures ? Ça vous va. Il ne dit pas non. Il ne restait plus qu'à attendre. Au déjeuner, il avala un potage aphrodisiaque. Ensuite il ne trouva pas le sommeil réparateur. Il entendit ses pas dans l'allée principale. Elle était légère mais il n'était pas temps de la cueillir. Il mâcha rapidement les restes de l'aphrodisiaque qui séchait sur les bords d'une assiette et il avala le verre d'eau. Un verre d'eau ? se demanda-t-il. Elle exigera des alcools, des parfums, elle voudra me l'entendre crier.

En l'espace d'un mois, il y avait eu trois maisons brûlées sous la signature de Richard. Ils avaient visité la deuxième. Il n'y avait plus de traces de Jones. Emily reconnut des restes de pantins. Charlie dit : il faut que je rentre. Victoria les avait quittés la veille. Charlie avait téléphoné au shérif pour lui dire : c'est la cheville, chef. Je crois que ce crétin me l'a brisée. Oui, chef ; un coup de pied. Je ne l'avais pas cherché. Mais demain, il rentrerait. Non, il n'avait pas le pied dans le plâtre. Non, il n'y avait aucune femme. Pendant qu'il téléphonait, Emily écrivait une lettre à Victoria. Elle écrivait : tu as eu raison de revenir / ne t'inquiète pas / on se verra à mon retour / je ne ferai plus l'amour avec Charlie : Emily imaginait la tête de Victoria : pourquoi ? Charlie raccrocha le téléphone. On a jusqu'à demain. L'après-midi, ils iraient jeter un coup d'œil à la première maison, le lendemain matin, à la troisième. Demain soir, au plus tard, on serait de retour. Retour : ce mot, non : ce mot changé pour tout expliquer. On verra, dit Charlie. Lisa mangea avec eux sur le coup de midi. Elle était triste, Lisa. Elle parlait de Jones. Il avait le sang de je ne sais plus quelle couleur, disait-elle, Emily pensait à la couleur du sang. Charlie écoutait, pensant sans doute à autre chose. Il voulait tellement retrouver Richard. S'il le trouvait, il lui demanderait sa main (à Emily). Mais que donnait Emily quand elle devenait facile ?

La maison n'avait pas entièrement brûlé. C'était une maison abandonnée mais non pas sans valeur. Les pompiers avaient sauvé le bâtiment principal. La façade était presque intacte, à part l'ombre fantôme des flammes qui avaient réduit en cendre toute l'aile gauche. Il ne restait pas grand-chose non plus de l'aile droite. Au milieu de ces cendres, l'escalier en colimaçon, noir et oblique, semblait animé d'un léger tremblement. Ce sont tes yeux, dit Charlie. Tu vois le passé. Partons. Il était pressé, Charlie. Lisa suivait Emily dans les cendres. Elle imitait Emily. Se baissant pour ramasser un objet, le reluquant tout près du regard et le rejetant d'où il venait, négligente et amère. Cependant, Emily revint avec un tableau de peinture humide et calciné, de petites dimensions, que Lisa regardait par-dessus l'épaule d'Emily, avec la même expression d'étonnement. Qu'est-ce que tu vas en faire ? demanda Charlie. Emily ne répondit pas. Lisa ne trouvait pas la réponse. Charlie alluma une cigarette et il jeta l'allumette dans l'herbe noire en disant : j'vais parler aux gens. Il les laissa seuls. Lisa grignota un biscuit en attendant une explication. Mais Emily laissa tomber le tableau et d'un coup de pied elle l'envoya voltiger en l'air d'un buisson à moitié calciné. On perdait du temps. Ce feu n'était pas l'œuvre de Richard. Qu'est-ce qui était l'œuvre ? demanda Lisa. Le feu ou ce qui reste ? Une drôle de question, dit Charlie à son retour. Il était un peu gris. Les gens aimaient sa manière de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Tu parles ! fit Lisa.

Sur la route, Charlie eut une faim sexuelle et il dut la satisfaire avec Lisa qui consentit à lui caresser la verge. Elle refusa de se laisser embrasser. Emily dit : c'est fini de toute façon. Lisa essuya tranquillement la semence sur le pantalon de Charlie. Quand Emily décida de continuer toute seule la recherche de Richard, Charlie était dégrisé. Il regrettait cette absurde érection. Lisa s'était limitée à le satisfaire. C'était absurde et inacceptable. Il arrêta la voiture devant une gare de chemin de fer. Une locomotive fumait sur les quais. Lisa attendit dans la salle des pas perdus. Elle se sentait sale et inutile. Charlie la rejoignit au bout de dix bonnes minutes. Ils montèrent dans le train dix secondes avant le départ. Le jet de vapeur emporta les derniers mots d'Emily. À la fenêtre, le paysage devint monotone. Lisa se décomposait lentement. Le choc des roues imprima sa cadence dans le lit où sa pensée revenait pour continuer la même existence. Charlie lui avait donné deux dollars. Emily, trois. Elle avait presque dix dollars dans son sac à main. Elle pouvait s'envoyer en l'air avec n'importe qui, il restait toujours dix dollars. Dix dollars qu'elle n'arrivait pas à réduire à zéro. C'était tout le sens du voyage. Elle n'allait jamais plus loin. Le train l'abandonna enfin. À la fenêtre, Charlie lui donna des conseils. Il disparut dans la fumée. Non : c'est elle qui disparut dans cette fumée. Il ne la reverrait plus. Il reverrait Emily. C'était écrit. Victoria écrivait ce genre de choses. On ne pouvait pas s'empêcher d'y penser.

Emily trouva la troisième maison. On avait arrêté un suspect. Mais ce n'était pas Richard. Ce n'était pas non plus l'incendiaire des deux autres maisons. Il pouvait le prouver. Dans la rue, où on le lâchait maintenant, il racontait son histoire. Il ne voulait pas se sauver. Il s'inventerait un passé si c'était nécessaire. La maison, il n'avait fait que la brûler. Il n'avait pas trouvé le feu en se mettant au monde. Il retournerait à cette poussière, seul et vaincu. Il ne craignait plus rien. Il pouvait même prouver qu'il avait mis le feu à la maison. Si on lui demandait pourquoi (mais on n'en était pas encore là), il répondrait que c'était par pure vengeance. On ne tarda pas à comprendre ce qu'il voulait dire. Emily était désespérée. Richard n'existait peut-être plus, comme le prétendait Victoria il était peut-être mort comme elle disait. Vincent n'avouerait pas ce crime. Jones avait disparu corps et âme. Et Lisa qui n'était pas capable de se souvenir de Richard. Il n'y avait plus rien à chercher. Elle attendit encore deux mois. Elle avait loué une chambre assez coquette dans un petit hôtel agréable sur les bords d'une autre rivière. Le temps passait. On allait lui poser des questions. Répondrait-elle simplement ; je suis à la recherche de Richard ? Et on lui demanderait : qui est Richard ? Elle dirait : c'est mon frère. Et on commenterait : comment ? Il n'est pas mort ? Mort ? dirait Emily en refermant la porte sur leur nez. Personne ne meurt d'amour. Vous entendez ? Personne n'en meurt. Pas même Richard. Deux mois passèrent. Les gens avaient joué leur rôle de perturbateur de l'intranquille patience d'Emily. Elle n'avançait pas. Quand elle revint à Rock Drill, elle avait perdu son emploi. Elle cloua une pancarte rouge à la porte de la maison : Académie de Littérature. Le boutiquier observa la pancarte sans y croire. À l'étage, les ouvriers commençaient les travaux. Cela durerait encore trois mois. Pendant ce temps, Victoria grandissait. Elle ne la voyait plus (Emily ne voyait plus Victoria depuis cinq mois et des poussières). Victoria passait devant la boutique sans s'y arrêter. Le boutiquier avait alors un mouvement incontrôlé qui tendait à le porter vers Victoria, mais il n'allait jamais plus loin que Couverture du guichet, jamais il ne franchit la porte pour faire des propositions à Victoria qui n'attendait plus rien de lui. Ce petit fait presque quotidien pouvait échapper à l'attention de la boutiquière qui était une femme indécise et trop voyante. Mais Emily (qui, à la fenêtre, ne voyait que le chapeau fleuri de Victoria et ses bras nus se balançant dans la rotation alternative de la robe toujours en contraste avec la chair) se contentait de deviner le sens de cette impasse. Quand elle rencontrait le regard du boutiquier (ce qui arrivait au moins une fois par jour) elle y décelait toujours cette part de désir. Il ne lui proposait plus de payer le loyer de cette manière depuis qu'elle n'exerçait plus sa vocation de pédagogue. En regardant la pancarte, il dit : c'est peut-être une bonne idée. On installa une bonne un peu à l'écart de la vitrine comme il l'avait demandé. L'échafaudage s'organisait autour de l'enseigne lumineuse depuis peu. Il y avait un peu de poussière, le bruit des chignoles et des coups de marteau était quelquefois dérangeant, le passage des ouvriers avait marqué le trottoir d'une incrustation blanche où le soleil révélait quelquefois des cristaux de couleurs. Rien d'insupportable. Aucune raison de s'en prendre à l'indifférence d'Emily qui surveillait d'un œil critique l'avancement des travaux. Elle en parlait, mais seulement pour commenter d'une voix exaspérée les incidents, les attentes de matériel, les erreurs de mesure, la mauvaise volonté des contremaîtres (le boutiquier en avait compté trois dans trois activités parfaitement complémentaires qui lui inspirèrent le désir de se livrer aussi à une restauration intelligente de la boutique). Emily impatiente, indésirable, présente, exigeante, intolérante, cruelle. Les ouvriers mangeaient à l'ombre de leur camionnette. Pendant ce temps, Emily inspectait la future Académie. Elle interrompait toujours leur repas de cette manière. Au fond de la boutique, le boutiquier se demanda si elle acceptait les participations financières. Il ne prétendait pas se mêler de science ni de pédagogie. Pas même d'économie dans un domaine qui lui était tellement étranger. Mais il avait confiance en elle. Elle avait la manière (elle le regarda mais il ne voulait pas s'abandonner maintenant à ce regard). Emily ne voyait pas d'inconvénient à stimuler l'investissement. Le boutiquier rapporta la nouvelle à son épouse. Celle-ci, toujours facile et silencieuse, sortit de la boutique pour rejoindre Victoria qui venait de répondre une grossièreté aux sifflets des ouvriers. Il était midi.

La vie semblait reprendre le cours qui avait toujours été le sien. Cet été, elles n'avaient pas plongé dans la Lily. Qu'auraient-elles trouvé d'ailleurs ? L'été avait passé. On pouvait être en hiver. Ou à la fin de l'automne. Emily se souvient maintenant de cette solitude peuplée seulement de feuilles mortes. Le cours avait commencé avec à peine une dizaine d'élèves. Deux mois après, elle en comptait plus de trente. Un de ses anciens collègues consentit à l'aider. Il voulait devenir son amant. Personne ne le saurait. Mais tout le monde en parlait. Sans le savoir. Ayant trouvé les mots pour le dire. Le bureau d'Emily avait été aménagé dans une ancienne antichambre. Il n'y avait pas de fenêtre, pas de cheminée, la lumière venait d'une lampe rococo et Emily était toujours assise (lorsqu'elle vous recevait aux heures de cours) dans un fauteuil d'osier tapissé de coussins et autres fanfreluches où l'on désirait la trouver nue. On ne la voyait jamais derrière le bureau. Elle désignait l'autre fauteuil et vous vous y asseyez en commençant à expliquer les motifs de votre visite impromptue. Emily gardait un doigt sur sa joue et de l'autre main elle jouait avec l'angle de sa robe. Vous demandiez alors ce qu'elle attendait. Vous entendiez votre voix et vous pouviez perdre le fil de votre discours. Dans ce cas, elle recroisait les jambes dans l'autre sens, rompant le silence de cette manière obscène. Vous retrouviez les mots, dans le désordre de leur prétexte, et plus rien n'arrivait. Emily avait trouvé toutes les réponses à vos questions. Elle vendait bien sa pédagogie. Elle n'avait pas l'intention de fixer un niveau minimum. Chacun pouvait trouver son compte dans le cursus. Elle savait s'y prendre avec les illettrés. On pouvait lui faire confiance. Alors vous rougissiez d'avoir un enfant peu enclin à déceler le signe du talent sous le texte apparemment dénué d'intérêt. Le texte n'était rien sans cette approche nonchalante, affirmait Emily. Je vous souhaite de pareils enfants, disait-elle encore. Vous ne connaissez pas leur pouvoir. Vous ne savez pas lire dans leur avenir. Elle étalait le plan pédagogique entre vos pieds et elle posait les siens de chaque côté de cette proposition hermétique. Elle montrait les niveaux, les noms des élèves, leur progression, leur ascension au firmament de la lecture et de la rédaction. Elle apprendra aussi à raconter une histoire, disait Emily. Vous comprenez ? L'enfant entrait. C'était une fille. Une adolescente reconnaissable. Elle racontera si c'est ce qui vous amuse. Emily faisait claquer ses doigts. La fille avançait. Emily montrait la porte. Dois-je la fermer ? Vous rougissiez encore. Il n'y avait plus rien à dire, sinon fixer l'horaire, après l'heure de la sortie du collège. Cela allait toujours. Un premier livre dans les mains de votre fille. Un premier texte à déchiffrer. Tout arrive. En bas, on ne voyait plus la boutique sur le côté. Un mur étroit la séparait maintenant de l'entrée. Sur le mur grimpait du lierre bleu qui frémissait légèrement au passage lent qui vous caractérisait encore à cette époque. Qui êtes-vous, bel inconnu ? Je n'ai aucun autre souvenir de vous. Votre fille a grandi dans l'oubli.

Le cours de la vie dure plus longtemps. Charlie courtisait Victoria dans ces méandres élastiques. C'était déjà du temps perdu. Emily le savait. Charlie voulait oublier. Victoria s'épanouissait. À la fin de l'automne, elle parla de Giselle. Elle connaissait les Vermort. Emily rêva de Giselle. La voiture de Giselle traversait la ville. On ne voyait pas le profil de Giselle derrière la vitre. On devinait son bonheur. De chaque côté du mur de lierre, entre la vitrine de la boutique et la porte d'entrée maintenant flanquée d'une grille noir et or, Emily en parlait avec la boutiquière. Et Victoria proposait d'arrêter la voiture. Giselle en sortirait pour les éblouir. Victoria avait ce pouvoir.

Emily avait deux amants. L'un rêvait d'elle, l'autre la visitait quand il en trouvait le temps. Elle dormait avec le premier (il montait l'escalier pieds nus ; dehors, il n'y avait plus personne à cette heure) et faisait l'amour avec le second (toujours la même chambre d'hôtel, imprévisible, attendue, décevante, interrompue). On ne parlait pas des amants d'Emily. On ne les désirait pas. Ils n'existaient que parce qu'elle le voulait. Si vous étiez petite fille (vous l'étiez), il vous arrivait de comprendre le commentaire des autres à propos de cette vie secrète, mais ces fragments mis bout à bout n'ont jamais atteint la force de votre regard. Vous regardiez Emily avec cette force. Vous existiez de cette manière. Vous êtes Anaïs, vous devez cette existence à Emily. Le temps a passé. Que vous arrive-t-il ? L'écriture... les mots... on vous demande de vous en souvenir... mots... écriture.. on dirait que le temps... cette sensation... cette facilité... Victoria bavardant avec la femme de Louis (le boutiquier)... Louis et Emily et la fille de Louis dont on a peut-être parlé... l'avenir... l'angle de vue... les degrés de cette vision... Richard remontant à la surface... l'identification... le témoignage accablant de Vincent... les accusations dans la bouche de ceux qu'on aime encore... les causes de la mort... et si c'était Richard... si c'était Victoria... si Charlie se taisait... si je ne rêvais pas toutes les nuits... personne ne veut dire la vérité... premier séjour à White Spring Falls... un an de réflexion... tout s'éteint... Anaïs est la fille de n'importe qui... Anaïs existe dans cette brèche... au fond, la lumière d'Anaïs... le savoir d'Anaïs... qui suis-je ? Personne. Je reconstruis ce que le temps propose. Scènes. Articulations. Suite. Début. Fin. Les personnages deviennent les instruments de l'histoire. Texte brise. Éclats de texte. Condensation. Passage de la mémoire à la tragédie. Je fais le tour de ce passé. L'esprit donne le Jour au temps. Sommeil de la mort en attendant. Ne pas la réveiller. Détruire, dit-elle. Maintenant, Anaïs. Fille d'Emily. C'est ce qu'on dit. On ne le raconte pas. C'est arrivé parce que c'était écrit. Anaïs, petite fille, le pense. Elle ne sait pas qu'elle le pense à cause de son esprit. Elle imagine, à cet âge, qu'elle est maîtresse de son esprit. Le style change. Emily cherchait. Victoria donnait. Anaïs imagine. C'est la fille d'Emily. C'est logique. Ce qui se termine ici, avec l'apparition d'Anaïs, c'est le premier acte de la tragédie. Anaïs met fin à cette trajectoire. Elle est le point de chute. On ne l'attend pas. Il pourrait arriver autre chose. C'est Anaïs qui arrive. Il n'y a pas de raison. L'amour, le plaisir, l'un ou l'autre. Emily n'a pas retrouvé Richard. Victoria ne sait plus si Richard existe. Il y a le comte de Vermort et son épouse Giselle. Louis et sa femme. Vincent qui attend, qui sait, qui refuse encore. Thelma, le corps de Bortek, Thelma, la solitude du père de Victoria ; Charlie, les parents, les élèves, les amants, les rêveurs, les passants. La vallée s'est peuplée de pastiches. Personne ne rit. Lisa ne rit plus. Jones n'a pas été au musée. On rencontre tout le monde si on a le temps. Avoir le temps, c'est ne pas manquer de patience. Mais Anaïs arrive. Elle aurait pu ne pas arriver pour parodier ce qui arrive. On la reconnaît. C'est la fille d'Emily. Jolie. Emily n'a pas cette joliesse. Emily. On croit rêver. Dans la salle de classe, il y a non seulement Anaïs, mais aussi Malcolm, Frank, Cecilia, John. L'histoire recommence à cet endroit. C'est le pivot. Dans le corps de la femme de Vincent, on a trouvé un enfant mort. Le corps d'Emily a créé Anaïs. Celui de Victoria, Malcolm. John est le fils de Louis. Frank est un enfant de passage. Il reviendra. Cecilia aussi ne faisait que passer. Elle épousera Malcolm. John épousera Anaïs. Et après ? On a oublié Richard. Personne n'évoque la mort de Vincent. Le cadavre trouvé dans la Lily a finalement été jeté dans une fosse. Le premier acte ne s'achève pas. Personne ne l'interrompt. Le deuxième acte commence. Il n'y a aucune relation entre ces deux actes. C'est désespérant. Et pourtant, personne ne songe à dénoncer cette apparente continuité. Tout le monde continue. Seuls les mots ont quelque chose d'incohérent. Mais pourquoi en parler ? Ce sont peut-être des signes trompeurs, ces mots immobiles qui s'éloignent. Il ne faut pas y penser. Prenons un exemple : la mort de Vincent s'explique parfaitement. La mort de Richard est improbable. Que dire de la mort d'Emily ? Comment expliquer ce suicide inattendu ? Où faut-il aller chercher pour en trouver la cohérence ? Dans le texte ? Dans la vie ? Dans la littérature ? Dans un deuxième acte qui s'ajoute au premier pour augmenter encore l'incohérence de la tragédie qui n'a pas lieu à cause d'une mémoire impossible à condenser dans un espace aussi étroit, dans un temps tellement réduit, et avec ce qu'on sait de la psychologie humaine ? Si vous saviez qui écrit, vous seriez bien renseigné ? Non. Qu'est-ce qui existe entre la question et la réponse ? Une autre question ? Pourquoi cette autre réponse ? Où commence ce mot ?

« alba serena » était le nom de la galerie que Giselle de Vermort dirigeait à New York. La succursale de Rock Drill était réservée en partie à des artistes locaux. Les critères d'élection étaient assez vagues pour qu'à peu près n'importe qui pût exposer ses œuvres dans une des trois salles de la galerie. Une des salles était réservée aux artistes importants, tous originaires de New York. Une deuxième salle exposait les artistes locaux. La troisième, la plus visitée, accueillait des expositions à thèmes. Depuis la disparition de Richard, il y avait, mettons, plus de deux ans, Emily, qui n'ignorait pas que les œuvres de son frère figuraient en bonne place sans la Salle Nº 2, se demandait si elle pouvait exercer un droit quelconque sur le destin de ces œuvres. Mais depuis ce temps, elle n'avait jamais envisagé d'aller à la rencontre de madame de Vermort pour en discuter avec elle. Victoria, qui connaissait madame de Vermort (elle couchait régulièrement avec monsieur de Vermort), lui conseilla cette visite. Madame de Vermort n'était peut-être pas propriétaire des œuvres de Richard qu'elle pensait d'ailleurs exposer dans sa galerie de New York. De son côté, Giselle refusait tout contact avec la famille de Richard. Emily pouvait lui écrire, lui proposer d'autres œuvres. Giselle ne manquerait pas l'occasion de se manifester d'une manière ou d'une autre. Elle viendrait, ou elle lui donnerait rendez-vous dans un salon de thé, ou elle accepterait de la recevoir à la galerie. Avec Giselle, qui était comme un papillon un jour d'été, il fallait s'attendre à des complications de ce genre. Elle apparaissait toujours de la façon la plus inattendue. Victoria lui remettrait la lettre. Elle ne la lirait pas tout de suite. Elle la jetterait peut-être à la poubelle. Elle jetait toutes les lettres. Elle ne lisait que les critiques. Mais si c'était une lettre de la sœur de Richard. Peut-être se montrerait-elle moins doctrinaire qu'à l'habitude. Les habitudes de Giselle sont un véritable enfer, déclara Victoria. Je ne sais vraiment pas quoi faire. Elle conseillait la patience. Emily redoutait l'attente. L'idée de cette proximité comparée à une attente qui s'annonçait longue et douloureuse, la désespéra d'avance. Quant à forcer les portes de la galerie, il ne fallait pas y songer, le service de surveillance était un mur infranchissable. Ces gardiens, ajoutés à la doctrine inépuisable de Giselle, paraissaient irréels maintenant qu'elle y pensait plus sérieusement. Elle avait parlé avec Victoria dans l'espoir que celle-ci, compte tenu des relations intimes qu'elle entretenait avec les Vermort, possédait la clé du labyrinthe. Ce qui était à Richard pouvait effectivement appartenir à Giselle qui le prouverait si c'était le cas, mais les ébauches, les essais, les abandons qui étaient maintenant entassés dans le grenier n'avaient évidemment aucune valeur. Emily n'avait rien à offrir à Giselle en échange d'un peu de compréhension. Une fois, Victoria a traversé la rue pour arrêter la voiture de la comtesse. La vitre s'est baissée. Le visage un peu fatigué de madame de Vermort n'exprimait rien. Victoria lui parlait. La vitre remonta après un échange de baisers purement circonstanciels et la voiture a continué son chemin. Victoria dit alors à Emily : elle ne veut pas te voir, mais tu peux lui écrire. À moins d'une œuvre intéressante, achevée, digne d'être exposée.

— Je lui écrirai, dit Emily. Je peux entrer dans la galerie. Attendre. Elle ne viendra pas. Dans ces cas, Richard punaisait la lettre sur le mur. C'est une bonne idée, non ?

— C'est une commerçante, murmura Victoria. Jean lui-même ne peut rien.

— Jean ? Qui est Jean ?

— Elle ne l'a jamais aimé. Il ne tentera rien en ta faveur. En cas de femme, il ne pense qu'au plaisir. Ne t'approche pas de lui !

Victoria s'amusait. On écrivit la lettre. On la réduisit à l'essentiel. Il n'en resta que la surface. Giselle aurait cette patience. Elle était dans son style. Mais on n'accrocherait pas la lettre sur un des murs de la galerie, même le plus propice à adoucir les exigences de Giselle en matière de relations humaines. Victoria lui remettrait la lettre, avec un commentaire préparé. Giselle ne donnait jamais sa réponse. Il fallait s'attendre à ce silence. Il dura un bon mois. Enfin, comme Victoria retraversait la rue pour aller à la rencontre de la voiture, Giselle en descendit, secouant un blanc parapluie sous le parapluie noir du chauffeur. C'est ici ? dit-elle à Victoria sans prendre le temps de l'embrasser. Il tombait une pluie fine et verticale. Ces gouttes commençaient à dégouliner sur son hermine. Le blanc est la couleur des Vermort, dit-elle en arrivant dans la boutique. Emily tenait la porte ouverte. Giselle se retourna : mais fermez-la donc ! On se gèle ! (son regard effleure les tableaux de Richard accrochés au-dessus d'un énorme et rustique bahut encombré de bibelots.)

— (Emily ferme la porte) Victoria ne nous a pas présentées, dit-elle.

— Victoria est une cervelle de linotte, dit Giselle.

— Ce sont des tableaux de Richard, dit Victoria.

— Peut-être, dit Giselle. Vous êtes Emily ? Richard ne m'a jamais dit un seul mot sur votre existence. Vous ne partagez sans doute rien avec lui. À moins d'aimer sa peinture. Je l'adore. Je ne suis pas venue pour acheter. Victoria ne m'a pas parlé...

— Mais je n'ai rien dit. Emily vous a écrit. Je pensais...

— Ne pensez pas, Victoria ! Je déteste qu'on pense trop près de moi. Ou alors, éloignez-vous. J'ai lu votre lettre bien sûr, dit-elle doucement à Emily. Victoria m'agace. Vous comprenez ? Sa jeunesse, ses allusions, cette impatience. Que savez-vous de Richard ?

— Mon Dieu ! je...

— Oh ! non, pas lui ! Pas encore. Dites n'importe quoi plutôt que d'invoquer ce Dieu qui n'existe plus, vous le savez ?

— Je voulais dire...

— Vous ne savez plus ce que vous voulez dire. Cela m'arrive. Je déteste ces moments de mélange. Vous savez ce qui se mélange, vous ?

— Je sais

— Ne m'en parlez pas. Nous ne mélangeons pas les mêmes choses ! (dehors, sous le parapluie noir, le parapluie blanc dans l'autre main, le chauffeur sautille discrètement sur ses talons) Giselle a éclaté de rire. Emily dit : je ne dirai plus rien.

— Mais si ! mais si ! parlez ! On trouvera quelque chose à se dire. Je vous en prie, c'est votre tour. Victoria vous a parlé de moi ?

— Elle m'a dit...

— Que peut penser une jeune écervelée quand elle pense que je n'ai plus l'âge de donner mon avis si on me le demande ? Victoria, vous n'êtes pas gentille. Emily pensait du mal de moi. Maintenant, elle ne sait plus sur quel pied danser. Dansez, Emily ! Dansez !

— Si nous montions ? Il fera meilleur. On pourra s'asseoir. J'adore m'asseoir, commença Victoria qui s'exerçait quelquefois au style de Giselle, mais elle ne trouva rien.

— Je vous l'ai dit, fit Giselle en entrant dans l'ascenseur. Une vraie tête de linotte. Au fait, où est Richard en ce moment ?

— Mais nulle part, ma chère, dit Emily. Comme d'habitude. Vous en savez peut-être plus que moi ?

— Mais de qui parlez-vous, ma bonne Emily ?

Emily fit monter les deux tableaux de Richard. Il s'agissait de deux feux de nature fort différente. Le premier était un feu abstrait, un mélange manuel de deux couleurs qui laissait voir la toile écrue. L'autre représentait d'une manière parfaitement naturaliste la flamme d'une bougie. Les deux tableaux portaient le même titre, sans autre indication. On s'attendait à un numérotage. On le chercha sur le châssis, entre les clous, sous le vernis. Ils n'étaient pas à vendre. Emily prétextait que c'était tout ce qui lui restait de Richard qui était peut-être mort. Giselle se racla la gorge. Il fallait retirer les tableaux de la boutique, conseilla-t-elle. Ou les confier à la galerie. Pourquoi ne pas les brûler ? proposa Victoria.

À la fin de l'été, Giselle l'amènerait avec elle, elle l'avait promis. En attendant ce voyage initiatique, Victoria était employée à de menus travaux dans la maison de santé qui érigeait son donjon à cet endroit tourmenté de la Lily qu'on s'accordait à appeler White Spring Falls. Le donjon était surmonté d'un chapeau pointu et sa paroi changeante selon la position du soleil était traversée de gargouilles que la pluie animait toujours dans le sens de l'horreur. Ne pas lever la tête dans ces moments tragiques était un conseil de la direction. Chaque matin, à huit heures, Victoria ouvrait la porte lunaire du donjon, à mi-chemin de la spirale étourdissante de l'escalier, car elle passait toujours par la salle des fêtes, à hauteur des remparts, empruntant le pont de fer couleur de sapin, patine de gris et vent dessous. L'escalier vibrait, fausses pierres. Elle montait. Il n'y avait pas de porte à son bureau. Elle ouvrait la fenêtre qui donnait sur la vallée. L'autre restait fermée, sauf en cas de surveillance si les pensionnaires jouaient ensemble. Mais la plupart du temps, ils ne jouaient pas. Ils traversaient le plan de sable et de pelouses, d'un couvert à l'autre, sortant de l'ombre et la retrouvant de l'autre côté, exacte, inévitable. Victoria ne trouvait que le vertige à cette hauteur, tandis que du côté de la vallée, elle pouvait se laisser aller à penser ce qui lui passait par la tête. Cet horizon était incertain, entre les pentes comme une nuée d'argent. La rivière y disparaissait lentement. La dernière maison avait l'air tranquille, inaccessible, mais était-elle habitée ? Toute la matinée, elle remettait tranquillement de l'ordre dans les dossiers récemment explorés par la curiosité de la direction ou par les familles. L'escalier était parcouru de vibrations, presque sans interruption, à la limite de cette tranquillité qui obsède Victoria encore aujourd'hui, à un jour de sa mort. On en parle. J'ai déjà écrit l'essentiel de la trajectoire. Elle ne le sait pas.

Les visites de Giselle étaient rares, mais elles comptaient. Victoria aurait préféré un emploi à la galerie. Giselle n'avait même pas voulu en entendre parler. Cet été, Victoria était entrée deux fois dans la galerie. Une première fois pour renouveler sa demande dans des termes empruntés cette fois à son imagination, ce qui n'avait d'ailleurs pas plus impressionné Giselle que les lamentations ou même les menaces d'en finir une bonne fois pour toutes. La deuxième fois, ce fut à propos de la lettre. La lettre ? finit par murmurer Giselle. Je ne comprends pas. Et Victoria lui raconta toute l'histoire : le viol, la noyade de Richard, la lettre qu'elle avait écrite à Emily et qu'Emily conservait sans jamais t'évoquer. C'était toute l'histoire. Il n'y en avait pas d'autres. Richard était mort. À cette heure, son cadavre n'existait plus. Seule la lettre s'y référait. Était-elle datée ?

L'Académie des Belles-Lettres vivait ce temps estival au rythme des révisions et des paresses dérangées. Les élèves semblaient y rêver. Ils s'assemblaient par petits groupes sur le trottoir, à peine bruyants, lents et paresseux. Emily arrivait pour déranger ce tranquille désordre. Mais il se recomposait, à peine différent, dès que l'ascenseur se mettait à vibrer dans sa cage verticale. Si Victoria arrivait à son tour (elle venait de guetter la promenade d'Emily d'un pont à l'autre et son retour accéléré jusqu'au passage piétonnier), on la regardait sans la saluer, attentif à ses désirs. Que pouvait-elle venir exprimer, sinon ces désirs faciles ? Elle préférait l'escalier, à cause du souvenir clair et détaillé d'une crise de claustrophobie dont elle ne refusait pas de parler si la fille était jolie, si sa voix avait l'air d'un ruisseau, son regard, une forêt. Victoria était animée par sa propre beauté. Toute autre beauté la dépossédait un peu. Elle tentait toujours de récupérer son bien. Mais ce jour-là (elle avait parlé avec Giselle ce matin même de la lettre qu'Emily conservait sans autre explication que cette attente insensée), Victoria bouscula les élèves pour arriver sur le seuil de l'ascenseur en même temps qu'Emily tout étonnée de la voir ainsi trahir sa lenteur qu'elle disait ne pas vouloir confondre avec cette autre paresse que le plaisir seul expliquait, ou avait expliqué, depuis que Giselle ; je voulais dire, pourquoi maintenant, on nous regarde ; la lettre de Richard, je me la rappelle toujours dans ce sens j'avais cru que Richard pourquoi ces aveux insensés au moment d'une plus grande douleur ? Tu mentais ? Nous n'avons jamais exploré la rivière ? il n'est plus temps. Richard n'a plus donné un seul signe de vie depuis. Sauf cette recherche absurde, ces maisons qui brûlent, c'est ma faute. Nous n'avons pas cherché. Il faut attendre maintenant. Vincent mourra avec ce secret. Si c'est un secret je veux dire : s'il existe. Nous détruirons la lettre à ce moment-là. Toi et moi. Nous détruirons ce passé. Richard ne reviendra pas le reconstruire. S'il vit. S'il est mort. Condition de chaque parole prononcée dans le cadre d'une conversation dont personne ne peut dénouer les fils. S'il vit, nous irons nous promener encore. S'il est mort, il est temps d'aller cueillir ces fleurs avant qu'elles ne se fanent. Personne pour comprendre. Pas même Thelma qui nous prend pour deux folles. Ni Giselle qui abandonnera l'idée de nous manipuler dans le sens de son commerce. Tu ne parles pas ? Tu as eu tort de te confier à Giselle. Thelma peut oublier. C'est dans sa nature. Giselle reviendra. Elle aime déjà ce thème, ces couleurs des mélodrames nécessaires à son argumentation. Ce sera plus long, Giselle.

L'été recommença dans ce ralentissement douloureux. Ou bien c'était les nuits qui agissaient sur le temps pour le dilater absurdement. En haut, à Lily House, Thelma se taisait. Elle parlait d'autre chose pour vaincre ce silence. Mais le père de Victoria n'avait plus ce désir fascinant de comprendre pour aimer profondément comme il imaginait l'amour. Victoria avait le prétexte d'un emploi du temps sévère. Thelma cherchait des excuses à l'anarchie de ses travaux quotidiens. Le père de Victoria explorait une nouvelle paresse. On le voyait se promener dans les prés, fouillant le regain du bout d'un bâton de noisetier et la fumée de sa pipe semblait traduire sa pensée sur l'écran blanc du ciel d'été. Victoria en fixait l'écriture sur des bouts de papier arrachés à un autre cahier. Si elle n'avait pas écrit cette lettre, Emily n'existerait pas, dit Thelma. Si tu n'avais pas écrit cette lettre, Emily t'aurait détruite en tant que femme, dit son père. N'en parlons plus, je vous en prie, dit Victoria. Ne plus en parler ! s'exclama Giselle. Cette Emily nous rendra malheureuses toutes les trois. J'irai lui en parler moi-même. Je sais comment. Et la nuit arrivait. Victoria y entrait sans sommeil. Le matin, l'humidité la pénétrait jusqu'à la souffrance. Elle s'enveloppait dans ces signaux. Habits du rêve éveillé. Premier pas du temps retrouvé. Son père l'accompagnait jusqu'à la route. Ensuite, il bifurquait dans le bois. Il disparaissait vite. À l'automne, il chasserait. Autre nuit. Mais elle la vivrait loin de la vallée, de l'autre côté de l'océan : Bélissens, clé des songes. Elle continuait à pied jusqu'au vieux pont de pierres. Écoulement lent de cette pureté au moment d'arriver. Elle était seule. Thelma étendait le linge au bord du verger. Elle avait de beaux cheveux à cette distance, un corps souple, facilement changeant avec le chemin qui la reconduisait au début de son existence de femme imparfaite à cause de l'amour d'un nègre-roi. Assise sur le parapet. Victoria n'attend plus. L'eau du canal travaille ces pierres dans le sens de l'éternité. Une fois, son père a ouvert une de ces pierres. Forêt de cristal vert et rose, une virgule de noir avait attiré son attention. Depuis, il lui arrivait de soupeser ces pierres soumises aux boues de l'été. Il les rejetait en soupirant. Cela n'arrivait qu'une fois, avait-il déclaré au moment où la cavité s'est ouverte comme une bouche pour lui parler de la chance. La virgule de noir était prisonnière de la plus belle émergence de cristal. Son père secoua sa grosse main aux doigts écartés pour la réveiller. Tu es fascinée, tu comprends ? dit-il. Je suis fascinée, je ne comprends pas, continue-t-elle maintenant. La voiture de Giselle s'annonça par le choc du pot d'échappement au sommet de la côte. À huit heures, elle entra dans le bureau, ouvrit la fenêtre côté cour et attendit patiemment l'entrée du ballon qui serait précédée du bruit mat et décisif du coup de pied dans le cuir. Ils joueraient. Us aimaient se divertir. Ils prolongeraient ce plaisir jusqu'à midi, si aucun incident ne venait interrompre la partie en jeu. Giselle monta. Avait-elle parlé à Emily ? La lettre, les photos, tout cela devenait important. Giselle comprenait la lettre, elle comprenait les photos, elle ne comprenait pas le viol et elle acceptait la mort de Richard. Les cris inondèrent la cour, indéchiffrables. Victoria s'approcha de la fenêtre. C'est tout ce que j'ai à faire ce matin. Je n'arbitre pas. Je ne règle rien. Je ne comprends pas. Je surveille. Je recherche les signes de crise. Cela arrivera. Cela arrive chaque fois. On n'y peut rien. Ils vont détruire les carrés de pelouse. Il faudra les recomposer, lignes et couleurs. Points et surfaces. C'est absurde. Je sais ce qui va arriver. Il n'y a rien à faire. Ce n'est pas grave non plus, n'est-ce pas ?

— Pourquoi ne pas ouvrir l'autre fenêtre ? À cause du courant d'air ? Je comprends. Vivement demain (elle ne parlait pas de la nuit, de l'éternité interrompue par le miracle de la rosée, de la pensée qui arrive dans cette brèche incompréhensible : « je deviens folle, je deviens, je, » formule inexacte, renouvelée chaque matin à la même heure, avant de tout refaire dans le même sens).

Il y eut une dispute de courte durée à propos de la couleur du ballon. Victoria, du haut de la tour, se penchant à la fenêtre, attira l'attention. Le ballon tomba des mains du plus vieux. Ils la regardaient. C'était déjà arrivé une fois, en plein soleil, il était près de midi. Le même jeu en forme d'équation, la même passion à la surface de cet effort de respecter un ensemble de régies nécessaires, le même ennui d'avoir à descendre toute la spirale de l'escalier jusqu'à la porte solaire (linteau de soleil, rayons creusés dans la pierre, indication d'allégorie en bordure de ce bas-relief), la proximité, l'encerclement, une seule voix lui parvenait à travers l'écran sonore, celle de Giselle : « Messieurs, Mesdames ! nous en avons déjà parlé. Ne recommençons pas. » Victoria s'apprêtait à remonter. Le nègre qui s'interposait entre elle et la porte, c'était Bortek. Elle regarda les mains qui caressaient Thelma. « Sait-elle que je suis venu ? demanda-t-il. Je ne lui ai pas écrit.

— Écrire quoi ? dit Victoria. Tout le monde sait lire.

— Vous avez raison. Dites-lui que je suis venu. »

Elle glissait lentement entre la porte et le nègre. « Vous lui en parlerez vous-même. » Bortek toucha son épaule. Le bruit de la conversation des joueurs avec Giselle revint à ce moment précis. Giselle ne parlait plus. Deux joueurs lui parlaient en même temps. Elle semblait les écouter tous les deux. Les autres joueurs se taisaient, peut-être avaient-ils hâte de reprendre la partie. L'un d'eux ramassa le ballon sous le regard attentif de Giselle qui paraissait les regarder tous à la fois. « C'est elle qui joue, dit Bortek.

— Vous couchez avec elle ?

— Donnez-moi une raison de répondre à votre question. » Giselle s'adressait à Victoria ; « Dites-lui de s'en aller. Je n'ai pas besoin de lui.

— Elle n'a pas besoin de vous.

— Dites-lui que je suis venu. Je ne peux pas écrire. Elle sera heureuse de savoir que je suis venu jusqu'ici. Nous parlerons.

— Allez-vous-en. J'ai du travail.

— Nous en reparlerons plus tard si vous voulez.

— Je vous en prie, ne vous approchez pas de la maison. » Elle le laissa. La partie reprenait son cours. Le nègre suivait Giselle. Victoria aimait les robes blanches de Giselle.

Dans l'après-midi, elle rencontra le nègre au bord de la Lily. Elle passa sans lui parler. Elle se retourna. Il ne la regardait pas. Thelma dit qu'elle reconnaissait ce silence. Il n'avait pas menti. Elle l'attendait. « Je me fiche de ce que tu penses, » dit-elle. Victoria se couche maintenant. Encore combien de jours avant la fin de l'été ? Ensuite, aux premiers jours de l'automne, Giselle l'emmènera dans son pays de France. Le nom de pays qui la fait rêver : Bélissens. Thelma nous aura quittés. Il ne m'en voudra pas. Je ne pense plus à Emily. Je n'ai jamais été violée. Il ne s'appelait pas Richard. Le nègre n'avait rien dit. Il lui avait pourtant semblé entendre sa voix. Mais que disait-il ? En se retournant, elle eut la tentation de dire non. Il avait les mains dans les poches, prêt à s'en aller comme on le lui demandait. Au pied de la tour de White Spring Falls, près du pont à Rock Drill, une autre fois à l'angle du verger, s'en allant parce qu'elle le lui demandait. Il était six heures du matin. Son père était dans le bois. Ils s'étaient peut-être croisés sur la route. Victoria arriva essoufflée en haut du verger : qu'est-ce que vous faites ici ? Thelma dort encore. Mon père peut revenir d'un moment à l'autre. Je ne veux pas être mêlée à cette histoire. Allez-vous-en vous.

— C'est la deuxième fois que vous me le demandez.

— Hier, sur les bords de la Lily, je n'ai rien dit.

— Je vous aurais entendu. Mais je ne vous ai pas suivie.

— Je parlerai à Thelma.

— Vous m'aviez promis de le faire.

— J'ai parlé à Thelma. Je lui demanderai de venir. Elle est pétrifiée. Elle n'a qu'un désir : partir.

— Je lui inspire toujours les désirs les plus fous.

— Elle ne partira pas. Elle n'est jamais partie.

— Il y en a eu d'autres ? Des nègres ?

— Giselle m'emmènera à la fin de l'été.

— Je connais Bélissens. J'en suis l'héritier.

— Je ne vous crois pas.

— C'est la vérité. Un jour, le château m'appartiendra. Je suis un Vermort. Giselle n'a pas eu son mot à dire. Elle est stérile, vous comprenez ? Thelma ne veut pas y croire.

— Je ne vous crois pas moi non plus. Mon père ne vous croira pas.

— Je vous ferai visiter le château, cet automne.

— Thelma ne voudra pas y croire. Giselle ne m'a rien dit.

— Giselle n'est pas une mère pour moi. Elle ne l'a jamais été.

— Ce n'est déjà plus le voyage dont j'ai rêvé. Mais nous irons à Paris. Il est déjà sept heures ! Il faut que je m'en aille. Partez, vous aussi. Nous en reparlerons. Vous avez couché à la belle étoile ?

Dans la mémoire de Victoria, il y a de la place pour les dialogues. Elle y puise ses désirs. C'est du moins ce qu'elle croit. Cet été-là, elle ne désire personne. Elle désire tout. Ce désordre la déroute. Elle ne trouve plus les mots. Mais pourquoi en parler ? Elle aime la conversation de Bortek. Pourquoi pas Bortek ? Son corps est un voyage. Thelma n'y croit plus. Mais n’a-t-elle jamais désiré aller plus loin que le printemps ? « Ton père t'attend ! Tu n'as rien mangé. D'où viens-tu ?

— Thelma ! Réfléchis à ce que tu dis !

— Je n'ai pas envie de commencer une discussion, ton père t'attend.

— Pourquoi ai-je remplacé cette nourriture matinale ?

— Je ne te pose plus la question. Dépêche-toi. Il va s'impatienter.

— J'ai vu Bortek. Il est dans le verger. Il y a passé la nuit.

— La nuit ?

— J'en viens, si tu veux le savoir ! » Dans la voiture, avec son père : « Que va-t-elle chercher dans le verger à cette heure ? » Victoria ne répond pas. On voit Thelma en chemise de nuit dans la pente noire. Elle remonte le sentier. Quand elle atteindra le verger, on ne pourra plus la voir.

« Je suis en retard. Giselle ne va pas aimer ça.

— J'aime bien la surprendre en flagrant délit de plaisir.

— C'est déjà arrivé ? Tu en as rêvé.

— Mais tu n'as pas de temps à perdre, n'est-ce pas, Victoria ? » Thelma printanière. Je ne veux pas y croire. Bortek me courtisait. Un nègre dans la famille. Des enfants noirs. Vermort. Giselle est assise sur le bord de la fenêtre et elle décrit les chutes d'eau de la Lily. Victoria écoute mais ne mémorise rien. Elle préfère toujours ses propres descriptions. Ce matin, le comte lutte contre les effets du regain qu'on coupe à l'ouest. Il est couché. Il ne veut voir personne. Il n'a pas demandé après Bortek. « Je voulais une fille, dit Giselle. Quelque chose qui ne te ressemble pas. Je la voulais différente de moi. Tu ne me connais pas. » Elle avait l'air mélancolique ce matin, Giselle. Elle n'irait pas à la galerie. Elle y trouverait Emily. Elle n'avait aucune envie de ces caprices. Connaissait-elle (Victoria), les caprices d'Emily ?

— Je ne l'aime pas. Elle me dérange. Elle conserve ces photos. C'était moi au temps de Richard.

— Ce temps n'a pas duré.

— Ce n'est plus moi. Je ne veux plus y penser. Cette pornographie me désespère maintenant. Elle m'a tellement amusée.

— Emily me cédera les photos. J'y mettrai le prix.

— Qu'est-ce que ça changera ?

— Mais tout ! Je vendrai les photos. C'est mon métier.

— Je ne veux pas. Je veux dire ; je n'y consentirai pas.

— Oh ! Oh ! Il y a la lettre, les aveux, la rivière, Vincent. Tu ne diras rien. Tu cacheras ton joli visage derrière un mouchoir. Il est brodé pour pleurer. Tu n'en veux pas ?

— Vous m'emmènerez à la fin de l'été ?

— Toi, ou une autre. Non ; toi. Toi ! Toi ! Toi !

Dans l'après-midi, Victoria a revu Bortek sur les bords de la Lily. il était avec une autre femme. Elle ne connaissait pas la femme. Elle voulait la dévisager. Il y avait peu de portraits dans la mémoire de Victoria. Elle s'approcha. Elle n'a pas de nom, dit Bortek pour mettre fin aux présentations rituelles. La femme était belle, exigeante et distinguée. Bortek pouvait l'aimer. Elle était arrivée dans une barque. La barque était amarrée. Elle s'était mouillé les pieds. Bortek l'avait appelée. Pourquoi ne pas répondre ? Elle ramait. La barque bougeait dans les herbes. On ne devinait pas la surface de l'eau entre les tiges. Victoria était silencieuse. La femme la trouva belle. Bortek n'avait pas désiré cette rencontre. Pourquoi êtes-vous venue ? Victoria ne savait pas. Elle espérait le retrouver. Mais elle ne savait pas pourquoi. La femme avait cru à une invitation. Elle regrettait de ne pas avoir compris. Mais pouvait-elle s'en aller maintenant que la conversation s'était engagée ? De quoi peut-on parler devant une étrangère ? Que veut entendre l'étranger ? Bortek entra dans l'eau. Maintenant, la surface de l'eau était propice au regard. Regard de Victoria qui n'avait pas voulu de ce moment crucial. Regard ébauché de la femme qui ne savait plus où elle voulait en venir. Bortek fit glisser la barque pointue dans les herbes. La proue s'éleva. La jambe de la femme formait un angle droit, nue, dans l'attente d'un effort qui révélerait l'autre jambe. Montez ! dit-elle en s'asseyant près d'un aviron. Bortek était debout derrière elle. Il riait. Victoria montra ses jambes. Bortek lui tendit la main par-dessus tribord. La barque basculait. La femme se penchait de l'autre côté, plongeant l'aviron dans l'eau verte. Leurs robes retombèrent mollement sur leurs jambes humides. Elles ramaient vers l'amont, grimaçantes et silencieuses. Elles entraient dans l'ombre des saules. À White Spring Falls, le méandre paraît infini. D'un côté, les chutes blanches que Victoria n'a jamais comptées pour ne jamais les avoir contemplées perpendiculairement à leur alignement. De l'autre, la rive tranquille, le château, les pelouses, l'étang, le bois de chênes, les ruines de l'ancienne métairie et le clocher d'une chapelle abandonnée. À la fenêtre, Giselle les voit émerger de la nuée. Elle reconnaît Bortek. Elle devine Victoria. « Il y a une inconnue avec eux, dit-elle.

— Encore une femme que tu ne reconnais pas, dit le comte.

— C'est une inconnue. Tu ne la verras pas. (le comte s'est approché de la fenêtre, il regarde dans une lunette d'approche) On n'a encore rien inventé pour traverser les miroirs (non, rien, dit le comte) Tu ne la verras pas (l'autre fille est Victoria, dit le comte. À cette distance, Bortek a l'air d'un mauvais génie.) Que peut-il leur inspirer ? Laisse-moi regarder. (Tu ne verras rien. J'invente.) Ils sortent de la nuée. C'est Bortek qui rame maintenant. Elle veut voir le château.

— C'est l'heure de passer à table. Ils mangèrent d'abord. Méfie-toi des reflets. Victoria est une championne du regard. Petit corps. On y reconnaît à peu près toutes les courbes. Comment est l'autre.

— Tu la verras bien tout à l'heure. »

La barque accosta près de l'écluse. Les deux femmes (filles, putains, ensemble) sautèrent sur la première marche de l'escalier. Bortek était occupé à nouer la corde autour d'un volant qui avait l'air d'un soleil. Ne perds pas ton temps à chercher un sens à ce que tu vois, conseilla Victoria à la belle inconnue qui dit : je ne cherche rien. Je ne sais même pas où je vais. Bortek achevait le nœud incohérent. L'eau clapotait sous la barque. On voyait le fond. Les embruns verts tissaient une étrange toile dans ses cheveux. L'inconnue y passa une main experte. C'est Victoria qui avait évoqué cette araignée de passage. Bortek montra ses dents, le revers de sa lèvre inférieure, le blanc de ses yeux, il tendit la main pour qu'elles l'aidassent à franchir le parapet contre lequel s'adossait l'escalier. La barque se mit à cogner la première marche. La mousse accumulée depuis des lustres rendait un son sinistre. C'est le ventre de la barque qui résonnait. L'eau ondulait jusque sous les saules. Victoria devina la même toile dans ses cheveux. Elle effleura la chevelure de l'inconnue. Bortek frémit. Ils coupèrent par la pelouse. Giselle les attendait sous le porche. On entrera directement par la cour. Le comte était déjà à table. Il ne se leva pas. Il ne mangeait pas. Il tenait un verre de vin et en observait le disque. Il les salua à peine. L'inconnue prit place à côté de lui. Il regarda son bras encore humide. Il allait parler de cette eau suspendue, mais Giselle voulait en savoir plus. Elle éleva la bouteille au-dessus du verre de l'inconnue. Buvait-elle du vin ou se contentait-elle de boire comme les oiseaux ? Bortek découpait le rôti. Victoria trempa un doigt dans le sang, entre les aulx. L'inconnue la trouva vulgaire. Bortek déposa une tranche rose dans son assiette. Elle semblait contempler la frise jaune et bleue. La rose noire avait disparu sous la viande. Bortek l'arrosa de jus. Le vin lui parut frais. Elle ne dit rien. Giselle approchait la corbeille de pain. Victoria sauçait déjà le bord du plat. Le comte eut une bouffée de chaleur. Il s'empourpra. Bortek fit glisser dans son assiette les aulx et les miettes noires. Victoria avait interposé une tranche de pain, le jus s'y accumulait. On entendait le grondement des chutes d'eau, la voix de Giselle qui parlait de son aventure avec l'art, la fourchette dans l'assiette de Bortek, les raclements de gorge de Victoria. Le comte toucha l'humidité relative de l'inconnue. Richard ? dit-il en même temps. Qui est Richard ? Tu ne m'as jamais parlé de Richard.

— Ce n'est pas un sujet de conversation, dit Giselle. Il a violé Victoria.

— Par exemple ! fit le comte. L'inconnue venait de repousser sa main. S'était-elle montrée compréhensive, impatiente, agacée ? Violée, dit-il en regardant Victoria. Encore une histoire ! Qui est Richard ?

— Ce n'est pas gentil, dit l'inconnue. J'ai fini de manger. Pas vous ? Elle s'adressait à Victoria qui dit : je n'ai pas faim.

— Elle grignote toujours, dit Giselle. Elle ne se nourrit pas. Elle attend. Richard a composé l'inventaire de son corps. Elle était presque une enfant, vous vous imaginez ?

— Non, dit le comte, je n'imagine pas, je sais.

— C'est pourtant ce qui est arrivé, dit l'inconnue.

— Vous n'en savez rien, dit Bortek un peu brusquement.

— Mais je suis patiente, dit Giselle. Victoria n'est pas dégrisée. Elle nous racontera ce qu'elle voudra. Y croirez-vous ?

— Non, dit l'inconnue. Mais je veux m'en aller.

— Vous vous en irez, ma chérie. Bortek adore les femmes qui s'en vont. N'est-ce pas, Bortek ? Qui est-elle ? Je la trouve jolie, presque inattendue. Elle s'en va ! C'est une belle manière de vivre les hommes, s'en aller. Victoria les suivait. Ce n'est pas la pluie, expliquait Bortek.

— Comment peut-on vivre dans cette grisaille ! s'exclama l'inconnue.

— Non ! Regardez ; le soleil. Victoria ! Dis-lui : le soleil.

Victoria avait retrouvé le sourire. Ils entrèrent dans l'ombre des saules. Victoria passa près de l'eau, pieds nus. Plus loin, ils s'arrêtèrent dans la bruine qui arrivait à fleur de l'eau par bouffées lumineuses. Victoria était la plus exubérante. L'inconnue paraissait incommodée par cette facilité. Bortek les désirait. Au bout du méandre d'ombres, Giselle agitait une ombrelle blanche. Le comte soignait ses rhumatismes dans une flaque d'eau et d'algues noires. Il était nu. Gisèle l'éclaboussait. Quand elle l'avertit que quelqu'un arrivait, il entra d'un coup dans l'eau. Les algues le condamnaient à une immobilité longue et sereine. C'était Victoria et l'inconnue. Bortek ne devait pas être loin. Il le chercha dans les feuillages. Victoria s'ennuyait. L'inconnue s'éloigna. Gisèle semblait sommeiller maintenant. On entendit le craquement des houx sous les frênes. Le comte se branlait dans les algues. Victoria s'évanouit sur l'herbe molle. Quand elle revint à elle, elle se plaignit du froid et de la chaleur que Thelma appliquait sur son corps. Une serviette brûlante étreignait ses seins. Thelma nourrissait son ventre d'une liqueur glaciale dont le ruisseau descendait lentement entre les lèvres. Elle eut un spasme, puis elle ouvrit les yeux. Ce n'était plus Thelma. Son père ajustait le drap, silencieux et informe à cause de la demi-lumière de la lampe de chevet. Il éteignit enfin. Il ne dit rien. Le lendemain, elle retrouva Bortek sur le pont. Elle voulait rire de son aventure. Avait-il fait l'amour avec la belle inconnue ?

— Qui est Richard ? demanda Bortek (il lui tournait le dos).

— Un artiste, dit Victoria. Je l'ai aimé. Je crois que c'était de l'amour.

— De quoi parle Giselle quand elle en parle ? Elle y a fait trois allusions depuis hier. Elle veut qu'on y croie.

— Qu'est devenue l'inconnue d'hier après-midi ?

— Elle n'existe plus. Je lui ai demandé de ne plus exister.

— Pas faciles, les femmes, sans l'amour qu'elles exigent.

— Pas faciles, en effet, sans l'amour qui les crée. Je m'en passerai.

— Regardez ! Encore une inconnue. Elle vient vers nous ! Thelma était dans le verger, presque nue. Bortek l'étreignit longuement. Victoria disparut dans les branches d'un arbre. Le temps s'étira encore. Il ne passe plus, pensa-t-elle. Je deviens folle. Thelma touchait sa cuisse du bout d'une brindille. Descends ! Il est presque nuit. Bortek s'en est allé. Au pied de l'arbre, Victoria prit le temps de la regarder. Elle avait renoué son chignon, fermé sa blouse, mais elle était toujours pieds nus. Victoria se laissa conduire. Dans la cour, son père lui demanda si elle allait mieux. Demain, il me demandera de lui expliquer cet évanouissement. Thelma lui a raconté une histoire. Je l'ai apprise par cœur. Je la restituerai intégralement, l'histoire de Thelma. Elle est l'inspiratrice féconde de ma pudeur. Au repas du soir, le plus long et le plus tranquille de la journée, son père se montra agréable, presque léger. Il voulait savoir. Elle se taisait. Thelma parlait de la pluie et du beau temps. Elle était bavarde, ce soir. Il lui ferait l'amour avec tendresse. Victoria connaissait tous les effets de cette tendresse. Dans la nuit, il viendrait la réveiller pour lui parler du passé, de la mère emportée par ce passé inexplicable, du temps qui le séparait de ce bonheur, il parlerait jusqu'à ce qu'elle retrouve le sommeil. Thelma l'infidèle, Thelma l'heureuse, Thelma l'infinie les entendrait échanger ces impressions de la douleur. Thelma passe-muraille de ses rêves d'enfant. Victoria avait simplement fermé les yeux. Elle revit la même silhouette longue et lente dans le contre-jour de la porte, le rétrécissement du rectangle de lumière où disparaissait par effet de flou, le rai vertical éteint d'un coup. Elle ne dormait pas. Il l'avait crue encore une fois. Elle voulait rêver. Contraire à ce futur immédiat, à la limite du présent où son corps se cristallisait, nu et terrible, à la surface du lit. Cette paralysie l'enchantait quelquefois. On devient fou par habitude. La Lune se levait. Cette intrusion la déchaîna. Elle s'aima jusqu'au cri. Le silence s'abattit ensuite. Son corps retrouva sa place, sans effort mental. La mémoire revenait, fils embrouillés, plans cassés, ombres et lumières, et la part à deviner pour que l'objet existe. La Lune s'effaça. Ces ténèbres ne durent jamais longtemps. Elle les vit toujours avec la même patience. Le soleil arrive, immense et pâle. Il n'y a pas d'embrasement. Le monde devient lisse. Un chant d'oiseau brise ce miroir. Le rideau s'anime. Tout existe. Absolument tout. Et tout meurt, intégralement tout. Elle est toujours surprise de se réveiller. Elle avait pensé ne pas pouvoir dormir. Mais c'était arrivé. Et ça arrive toujours. Elle s'habille, prête à recommencer. Ce sont des symétries, dit Bortek. D'innombrables symétries. Bortek est un amour.

— Mais enfin, Thelma, qu'est-ce qu'il te trouve ?

— (Thelma les coudes sur la table, elle caresse son propre visage, une cigarette fume entre ses doigts, elle voudrait avoir l'air rêveur pour être ailleurs, elle n'atteint pas ce seuil de l'extase recherchée)

— S'il retourne en Afrique, il ne reviendra pas. Je le connais.

— (Thelma joue avec les volutes bleues, elle les mélange dans le regard de Victoria, elle voudrait paraître indifférente, elle ne l'est pas)

— Il ne laissera pas de traces, dit Victoria. Il y a Vermort. Ça compte, un château. Ton château. Giselle m'en veut. Elle ne nous aime pas.

— Il y a cette garce d'Emily.

— (Victoria imagine cette torsion de son être intérieur, elle sait tout de cette souffrance chaque fois plus lente, inévitable tangente au moment de ne plus dire la vérité)

— Elle te fera du mal. Ton corps, ta nudité, cette pornographie absurde, ces aveux, ta folie au fond, elle sait tout. Elle reviendra.

— (Victoria s'approche lentement des lieux de ce vertige).

— Ton père nous en veut. Il est désespéré. Cette dérive des choses qu'il a aimées, des êtres qu'il a suivis (nous), cette pente imprévisible.

— (Victoria imagine les mots de cette angoisse que personne ne partage avec elle, pas même Giselle, la réputation de Giselle, l'argent de la pornographie, le bonheur comme futur).

— Je m'en irai avec Bortek s'il me le demande, dit Thelma. Cette nuit, il est venu sous la fenêtre. J'ai eu peur. Ton père ne m'a jamais aimée. Mon corps. Je n'ai plus ce souvenir.

— (Le cisaillement commence).

— Plus rien n'existe chaque fois que ton père me désire.

— (Pourquoi parler ? Comment te le dire ?)

— Que sais-tu de ma cruauté ?

— Mais rien. Je ne sais rien de toi. Je ne veux rien savoir.

— Tu ne donnes plus rien. Tu penses au mal. Tu y crois ?

— Je ne sais pas, dit Victoria. On a tort d'en parler. On n'évoque pas le présent. J'ai peur. Peur de te le dire. (L'inconnue, c'était Thelma. Elle n'avait pas reconnu cette nudité. Bortek est ensorcelé. Les feux de Richard ne signifient rien. J'entre dans ce feu.) Nous avons rencontré une belle inconnue que Bortek a courtisée.

— Tu m'aurais reconnue si ç'avait été moi.

— Mais ce n'était pas toi. Je le voulais. Je désirais cette ressemblance. Us ont passé une demi-heure dans le taillis. Elle aime l'amour.

— Il ne la reverra pas. Si elle a jamais existé. Fruit de ton imagination.

— Non ; elle a eu ce plaisir. Je ne sais rien du plaisir.

— Qui est-elle ? (demande Thelma qui redevient l'inconnue de la rivière, belle, intransigeante, infinie. Victoria cède au tremblement qui arrive de l'intérieur de ce corps (mon corps). Thelma peut me demander ce qu'elle veut. Je ne lui dirai rien). Qui est-elle, cette inconnue ?

— J'ai rêvé. Je ne sais plus où est le rêve. Je reconnais à peine le temps. Tout peut arriver maintenant, n'est-ce pas ?

— (À quelle heure lui avait-il donné rendez-vous ?) N'y pensons plus.

— J'y pense de toutes mes forces (elle revoyait le passage italianisant que Bortek l'avait aidé à traverser, la barque semblait aussi réelle que les ruines, l'inconnue ne voulait pas dire son nom).

Thelma se mit à pleurer. Il fallait maintenant lui promettre de ne plus en parler de cette manière, ces incohérences traduisaient une autre douleur qui pouvait être la sienne. La voiture entra dans la cour, Byron vira dans la boue récente, effrayant la basse-cour. Victoria descendit. Thelma se retrouvait seule, ne se souvenait plus de l'heure du rendez-vous. Bortek l'attendait peut-être dans le verger. Elle l'adorerait encore comme un dieu. Il lui parlerait de l'Afrique. Encore un voyage, se dit Thelma, et un autre, le même, les mêmes jusqu'à l'oubli.

Dans la voiture, Victoria eut soudain honte de ses parfums. Elle en abusait toujours. Ils dérangeaient la tranquillité. L'escalier du donjon les conservait. Giselle s'y ébrouait. Bortek, qui se réveillait, la croisa en chemin. Dans son ombre, Emily trottinait. Elle apportait les photos de Richard. Elle avoua un léger étourdissement. Ces parfums qui ressemblent au printemps, ce sont les tiens ? Bouquet d'angoisse, dit Victoria. La verge de Richard à l'entrée du sexe d'une jolie brune aux seins pointus. Les seins pointus d'une jolie brune dont la cuisse est excitée par la verge monumentale de Richard. Le sexe d'une jolie brune qui exhibe des seins pointus parallèlement à l'érection d'un phallus qui peut être celui de Richard. Qui est cette brune qu'elle ne reconnaît pas ? Ce ventre de lumière, ces cuisses en cours d'ouverture, la verge de Richard. Emily pose l'album sur le bureau de Giselle. Bortek le feuilleté. Il trouve Giselle, Thelma, Victoria, il trouve d'autres femmes, il les connaît toutes, Richard désirait ce côté de l'existence, plans noirs et blancs, marges déchiquetées, coins bougés, zones d'incertitudes graphiques, taches recherchées, une grille s'interposait, précise, noire, fantomatique, l'œil pouvait exister de cet autre côté. Le commentaire est de Giselle. Le comte applaudit. Seule Victoria mérite le regard. Giselle est obscène. Thelma indiscrète. Toutes les autres se cachent. Victoria avoue sa préférence, la grille devient la limite exacte de son corps, l'œil est celui de tout le monde. Bortek a un rendez-vous. Avec Thelma. Le comte jubile. Nous vendrons les photos, dit Giselle. Victoria suit Bortek jusqu'à l'entrée de White Spring Falls. Elle veut parler Thelma peut attendre. Où est le plaisir ? Puis elle revient. Elle ne se souvient plus de la réponse de Bortek. Peut-être n'a-t-il rien dit. Il marchait vite. Elle ne pouvait plus le suivre. Elle n'avait pas cette force. C'était la force de Thelma. Pas la sienne. Elle s'évanouit encore. Giselle entre dans ces parfums. Le comte s'affole. On transporte Victoria dans la chambre de Giselle. Elle dormira. Richard n'est pas mort, dit Emily. Elles boivent du thé dans le salon qui s'ouvre dans un mur de la chambre. Il y a une obscurité transparente dans la chambre. Les fenêtres sont fermées. On entend des voix. La lumière du salon entre un peu dans la chambre. La fenêtre du salon est ouverte. L'air de l'été entre à travers les rideaux de mousseline. Giselle picore dans une assiette, des miettes, des brisures, fragiles, reconnaissables. Emily a chassé tous les parfums en ouvrant la fenêtre. L'album fascine Giselle. Il y a un livre à faire. Elle écrira les didascalies. Elle adore ce jeu, cette intrusion dans la pornographie, cette pudeur. Elle parle de la pudeur en connaissance de cause, dit-elle. Victoria ne sait pas ce qu'elle est en réalité. Richard reviendra, dit Emily. Il n'aimera pas ce vol. 

— Ce vol ! dit Giselle. Mais nous ne voulons rien.

— Je ne toucherai pas à l'argent, dit Emily. Je ne pourrai pas.

— Personne ne reconnaîtra Victoria. Ce n'est peut-être d'ailleurs pas elle. Il y a ce point commun, c'est tout. Je veux parler de ces angles. Ils ressemblent à Victoria. Et non pas le contraire. Ce ne sont même pas des reflets. Elle nous raconte des histoires. Elle veut chanter avec les autres.

— Richard se sentira trahi. Je le connais. Ce phallus est le sien. Nous jouions quelquefois. Cette courbe nous fascinait tous les deux. Il n'a jamais voulu me voir. il ne les a pas regardées. Qui sont-elles ? Qui est Victoria ?

— Un artiste n'existe pas sans cette reconnaissance, dit Giselle. Nous sommes tous des artistes potentiels. C'est la reconnaissance qui nous donne un sens. Je ne veux rien dire.

Victoria gémissait. Rêve oblique, plan, séquence. Emily se mit à trembler. Le thé brûlant touchait ses lèvres. Et pour les tableaux ? dit-elle.

— Les toiles ? Je ne sais pas. Elles me semblent tellement inférieures à ce qu'on sait de Richard. Mais si quelqu'un les veut, pourquoi pas ces toiles ?

— Je suis presque heureuse, dit soudain Emily.

— Pourquoi vous limiter à cet aller-retour ? Laissez-vous aller. Et ne revenez jamais. On ne vous en voudra pas. On vous aimera peut-être.

Avec les seules photos de Victoria, elles avaient composé une histoire. Emily fit un paquet des autres photos et elle les empocha malgré Giselle qui voulait les détruire. Elle rangea les photos de Victoria dans l'album, sous le regard agacé de Giselle qui renouvela ses critiques. Elles feuilletèrent ensemble le nouvel album. Giselle promettait de s'y conformer. Emily s'en alla en emportant l'album avec elle. Giselle ne l'accompagna pas plus loin que le couloir. Elle ferma la fenêtre du salon et tira les rideaux. Dans la chambre, elle réveilla doucement Victoria. De quoi as-tu rêvé ? Les rêves des autres me fascinent. Je ne les comprends pas. Ce sont des mots. Que veulent dire les mots dans ces cas de reconnaissance ?

— Vous m'emmènerez avec vous en France ? Je le désire tellement.

— Il ne faut désirer que le corps des autres. Les autres sont prisonniers de leurs corps. C'est le seul désir. Il n'y a pas d'autres voyages.

— Thelma se donne comme une chienne, dit Victoria. Je suis amoureuse de Bortek. Le comte n'aime pas mon nouveau corps.

— Le comte est un pervers. Que cherche-t-il dans mon corps ?

— Le corps de Thelma, pourquoi le désirer ?

— Bortek ne sait pas ce qu'il veut. Tu ne m'as rien dit.

— Je n'ai pas rêvé. Je ne me souviens même pas d'avoir dormi.

— Tu es née pour être une dormeuse, ne me mens pas.

— Pourquoi Richard est-il un artiste ?

— Pourquoi es-tu le modèle ?

— Je suis la toile. J'en ai rêvé. Je ne mens plus. Cette image de moi me fascine. Fini les miroirs ! Je me métamorphose ! (elle rit) Que nous arrive-t-il, Giselle ?

— Je ne vois pas Thelma en comtesse de Vermort. C'est pourtant ce qui arrivera. Le comte veut finir ses jours en solitaire. Une tradition familiale. C'est une très, très vieille famille, les Vermort.

— Que deviendrons-nous, vous et moi ?

— Mais tu ne deviens pas, Victoria. Tu existes, c'est tout. Je ne veux pas vieillir dans ces conditions. Mais que puis-je contre ce qui s'écrit ? Thelma me condamne à cette mort. Je ne veux pas comprendre.

— Mon père mourra de la même mort. C'est atroce. Je vous aime.

La crise se terminait de cette manière. On a beaucoup parlé. L'été finissait. Victoria se vêtit de blanc. On a acheté la robe un jour de pluie. L'orage venait de la côte, chaud et violent, entrecoupé d'averses glacées. Les vitres tremblaient en même temps que le ciel s'ouvrait. On est sorti sous le porche, à l'abri du vent. Mais le chapeau de Thelma s'est envolé. Il glisse dans l'herbe jusqu'aux buissons de ronces. Quelqu'un attendait la réponse de Victoria. On avait oublié la question. Ce silence dans l'intervalle de deux coups de tonnerre, qui s'en souvient ? Les mots revenaient lentement. Ce monde est compréhensible. Comment exprimer ce sentiment au lendemain d'une crise qui a duré tout l'été. Il y eut une éclaircie. Le ciel devint blanc, la terre nous paraissait tranquille et dorée. Victoria fit ses premiers pas dans ce paysage merveilleux. Thelma la surveillait de loin. On ne recommencera pas. C'était fini. Victoria revint avec le chapeau de Thelma. Elle regrettait la disparition du bouquet de fleurs et du ruban. Il était inutile d'espérer les retrouver dans l'herbe. Le pré commence ici, après la coupe du regain. On ne s'en souvenait plus. Thelma parlait. Giselle n'avait pas quitté l'ombre du porche. Qui se plaignait des ombres disgracieuses que le linteau ajouré projetait sur son visage ? Elle avait l'air de s'ennuyer. La pluie revenait. Courez ! Victoria s'étala dans l'herbe. Le chapeau s'envola encore. Cette fois, on le vit s'élever dans la pente du pré. Victoria s'assit pour contempler le bloc de pluie verticale qui traversait le pré. Elle pouvait attendre si elle le voulait. La pluie secoua les ronciers. Les feuilles des hêtres crépitèrent. On regardait l'eau ruisseler sur les troncs. La pluie toucha Victoria. À peine. Elle ne se leva pas. Elle nous montra son visage radieux, surface du malheur. La pluie s'arrêta sur ses jambes. Le soleil dessina un rectangle dans l'herbe. Nous y danserons. C'était fini. Victoria jeta la robe blanche sur la balustrade de l'escalier de pierre que Giselle descendait maintenant. Ce corps léger était celui de Victoria. Au passage, elle effleura la pointe des seins. Le comte frémit. Victoria avait peut-être tout oublié. Elle s'habilla plus simplement sous le porche. Quelle est la couleur de ses cheveux ? Thelma repéra le chapeau. Le comte consentit à aller le chercher. On le vit dans le pré. L'herbe couchée scintillait. Une fois au milieu du pré, il se retourna en élevant les bras. Il ne voyait pas le chapeau. Ou bien il ne se rappelait plus l'objet. Les femmes (nous) désignèrent clairement l'endroit. Le comte s'y dirigea sans comprendre. On pouvait oublier sa légèreté d'oiseau maintenant que Bortek redescendait l'autre pente. C'est une pente boisée. Essences et mort. On s'attend à un bonheur infini. Il n'arrive pas. Le comte montre le chapeau à Bortek. Les jambes noires de Bortek. Le comte regrettait. La paille était gorgée d'eau. Giselle posa le chapeau. Victoria mesurait savamment les derniers effets du vertige. Le vertige a duré tout l'été. Hier, Giselle a exposé la grille. C'est la grille que Richard interpose entre son œil et son modèle. La grille est numérotée sans qu'on sache en utiliser les repères. La grille était sur le passage, entre deux salles. On regardait à travers. On devinait le corps de Victoria, si c'était elle. Mais il n'était pas possible d'aller plus loin en l'absence de photos. On présenta Victoria. Elle allait mieux. Elle croisa ses jambes dans un fauteuil et attendit patiemment l'heure de la fermeture. Durer avait inspiré Richard, il n'y avait pas de doute. Le comte aurait préféré exposer ses gemmes. Il en parlait à une amie d'enfance qui s'extasiait d'avance. Elle avait de fortes épaules et un long cou immobile : diamants (couronne et culasses, marquises blondes), fluorite, spinelle, chrysobéryl (alexandrite, œil de chat), corindon (rubis, saphir), hématite à degrés, émeraude, quartz (améthyste, citrine, cristal de roche, calcédoine, sardoine, cornaline, chrysoprase, prase, agate, onyx, sardonyx, jaspe), opale, rhodochrosite, malachite, turquoise, olicine (péridot, chrysolite), grenats (pyrope, almandin, spessartine, grossulaire, androdite (demantoïde)), zarcon jargon, hyacinthe), topaze, dumortiérite, zoïsite (épidote), béryl (émeraude, aiguë-marine, morganite, héliodore), cordiérite, tourmaline (rubellite, indicalite), jadéite, actinate, trémolite (jade-néphrite), rhodonite, serpentine, orthose, microcline, olligoclase, sodolite (pierre-de-lune, amazonite, pierre-de-soleil), ambre. L'amie suait. Formes divines. Il en mêlait les sonorités à ses vers de circonstance. Elle l'aimait encore. Il la trouva hexagonale, émeraude. C'était peut-être son nom. Victoria ne voulait pas en savoir plus. Cela suffisait à son imagination. On l'interrogeait. Elle posait nue derrière la grille. Elle était indécente. Elle voulait inspirer le désir. On avait hâte de voir les photos. On les verrait peut-être. Que penserait-elle de la censure ? Le comte s'approcha avec Émeraude. Il énuméra les six faces de cette femme. Vocabulaire sentimental. Elle ne comprenait pas. Elle ne connaissait pas la France. Elle avait posé nue pour un ouvrage d'anatomie comparée. Elle avait espéré ce regard. Elle voulait comprendre. Le comte fredonna en s'en allant. Elle haussa ses épaules musclées et offrit son bras à Victoria. Dansons. On pouvait danser. Giselle tourna le bouton du potentiomètre dans le mauvais sens. Les conversations s'éteignirent en même temps que la musique. Elle s'excusait. Mais le comte l'ennuyait tellement avec des plaisanteries dans le genre comme vous savez : ma femme m'affame, j'y serre mes gloses, j'aime mes gemmes. Dansez ! Émeraude emportait Victoria. Petite trahison ? Abandon provisoire ? Elle remarqua la mollesse du corps de Victoria emportée dans cette valse discrète (étourdissante). Une autre amie parut cubique au comte qui ne se référait à aucune époque mais plutôt à sa manière adamantine de se donner à la danse. Bortek gisait nu dans une étude de bleu, étendu sur une feuille de papier qui s'imprégnait lentement. Il y avait peu de spectateurs. Thelma l'admirait. Elle ne désirait que lui. Elle regarda passer Émeraude et Victoire, beau titre. Mais il faut se montrer radieuse ce soir. Byron n'est pas venu. Il aurait tenté de la séduire. Le corps céleste de Bortek l'aurait agacé. On demandait à voir le phallus de Bortek. Giselle s'interposa. Victoria avait suivi Émeraude comme dans un rêve. Elle ne croyait pas à la voiture, à la route, aux claquements des portières, à la maison à l'angle de deux rues parfaitement désertes, au salon éclairé de rouge, ni aux verts de la chambre, ni au corps chercheur d'absolu sur son corps à peine revenu de l'enfer des mots. Émeraude l'abandonna dans cette tristesse. Au matin, elle les avait réunis sous le porche d'entrée de White Spring Falls. Le taxi la déposa près du bassin où les premières gouttes d'une pluie d'été s'arrondissaient les unes dans les autres, arabesques indéchiffrables à cette heure matinale. Qu'espérait-elle de ses fugues ? Il ne lui arriverait plus de se laisser aller. Émeraude avait vécu l'amour de quelques grands hommes à l'époque des modernes. Bortek n'était pas encore arrivé. L'attendait-on ? Tout le monde l'avait trouvé beau dans cette œuvre de bleu. Qu'en pensait Victoria ? Elle préférait attendre. Pleuvrait-il vraiment ? La question surprit le comte. Thelma voulait savoir. Giselle ne se souvenait plus. Avec qui avait-elle passé la nuit ? Elle reposa la question. Le comte rougit. Il n'avait jamais touché qu'à son propre sexe et à celui des femmes. Elles rirent toutes ensemble. Il s'émoustilla. Un coup de vent secoua les arbres. Il semblait prisonnier de ces feuillages. Les feuilles mortes annonçaient la fin de l'été, ils avaient faim. Thelma et Giselle allèrent cueillir des fruits. Victoria embrassa le comte, il reconnut cette volupté et il s'évanouit. Elle le coucha lentement sur les dalles. Elle courut en direction du verger. L'herbe mouilla ses jambes. Thelma et Giselle évoquaient le fantôme d'Emily. Victoria mimait le jeu de l'amour avec l'arbre qu'elles dépouillaient. Thelma se renfrogna. Giselle empoigna la chevelure de Victoria. Elle avait mordu l'écorce poussiéreuse. Elle cueillit une à une ces traces d'amour, les recrachant sur l'épaule nue de Victoria. Thelma descendait lentement entre les arbres, balançant au ras de l'herbe le panier rempli de fruits. Elles arrivaient. L'épaule de Victoria était griffée. Le comte y déposa une langue amère. C'était tout ce qu'il lui souhaitait. Victoria déclara que plus rien ne pouvait la blesser. Thelma secoua la tête en signe de désespoir. Mais Giselle voulait croire à la guérison. Victoria appelait la pluie maintenant. La journée s'achevait. On retournait à la galerie. En arrivant à l'entrée du boulevard, Victoria réprima un spasme. Sur le trottoir de la galerie, éclairé par la seule enseigne, les admirateurs de Bortek trépignaient. Victoria, en descendant de la voiture, voulut les provoquer. Mais Bortek arrivait à pied, nu et tranquille. Thelma poussa un cri pointu. Victoria venait encore d'avoir une vision. Bortek se pencha pour la rassurer. Ce n'est qu'une vision, dit-il. Il y en aura d'autres. Thelma passa une main rêveuse sur sa tête crépue. Il n'était rien arrivé. Victoria était un peu fatiguée. On la raccompagna à Lily House. Son père était couché. Quelqu'un alluma la lampe et la cour s'éclaira. Les poules gloussaient vaguement. Byron se leva. Il n'écouta pas les explications des uns et des autres. Il referma la porte en leur demandant d'éteindre la lampe. Victoria était sans force. Il l'aida à monter, la déshabilla lentement et il la coucha. Elle ne voulait pas dormir. La peur revenait. Ce n'était pas la peur. C'était pire. Byron trouva les mots pour l'apaiser. Il ne pensait pas à Thelma. Il ne savait pas calculer le temps avec les moyens de la fidélité. C'était tout le mal qu'il se faisait quotidiennement. L'idée de l'inceste ne l'avait même pas effleuré. Victoria y avait pensé profondément. Cette profondeur resserra le nœud de l'angoisse. Dans ces moments, l'important est de retrouver une respiration régulière. Elle toucha les mains de son père. Il ne savait pas que penser ni d'elle ni de lui ni de la parfaite étrangère qu'était redevenue Thelma depuis le retour de Bortek. Que veut-elle ? Pourquoi ne nous quitte-t-elle pas ? Il détestait les robes qu'elle portait maintenant. Thelma n'avait jamais été belle. Elle avait remplacé la mère de Victoria sans poser de question. Ce n'était pas le silence. C'était l'attente. Il n'avait pas reconnu cette attente. Elle ne s'en allait pas, elle s'évadait. Victoria se noya dans un cri atroce.

Thelma les retrouva dans le salon, assis de chaque côté de la cheminée, Victoria piquant le feu, Byron fumant sa pipe, immobiles et silencieux, à peine dérangés par l'air tranquille qu'elle ramenait du dehors, fraîche et ingrate. Elle avala presque négligemment le contenu du verre que Byron avait posé sur l'accoudoir de son fauteuil. Le visage de Victoria lui apparut de profil dans les lueurs du feu. Peut-être l'avait-elle déjà pensé en entrant : que s'est-il passé ? Elle avait ouvert la porte sans vérifier (au préalable) s'il y avait de la lumière dans le salon. Elle se souvenait de l'avoir simplement poussée. Le feu crépitait. Byron avait tourné la tête, ses lèvres se détachant du tuyau de la pipe, puis il était revenu dans sa méditation obscure. Victoria s'amusait peut-être avec ce feu (elle voulait dire : au contact de ce feu). Le brandy avalé, Thelma jeta un vêtement sur une chaise et s'assit sur l'accoudoir à la place du verre. « Tu aurais dû venir, dit-elle.

— Ne me dis pas que vous vous êtes amusés, dit Byron.

— Je ne l'ai pas dit. Bortek nous a impressionnés. Il interprétait Debussy. En bleu. Presque nu. Et noir. Aucun effet de lumière. N'est-ce pas, Victoria ?

— Je pensais à Vincent, dit Byron. Personne ne s'en souvient plus. La cousine Betty était une jolie femme, agréable, décorative. Qui ne l’a pas désirée, à un moment ou à un autre de cette jeunesse qui n'a plus de sens ? Je ne me souviens même pas du Vincent de ce temps.

— Bortek n'a pas voulu aller plus loin. Par pudeur, sans doute. Nous avons tous attendu ce moment. On attend toujours beaucoup d'un descendant d'esclave. Cette nudité avait un sens, n'est-ce pas, Victoria ?

— C'est le temps qui fausse les valeurs. Il faudrait savoir s'en passer. Il y a du plaisir à trouver dans ce cas. Bortek, hein ?

— Je vais mieux, dit Victoria. Je vais me coucher. » Byron demeura seul dans le salon. Le feu faiblissait. Il était deux heures. Il ralluma sa pipe. Une bûche incandescente s'éparpilla dans les braises. Cette bouffée d'air chaud provoqua une intense rougeur de son visage. Il bandait encore. Il avait bandé toute la soirée. Ce désir de Victoria mis à jour par son cri. Pourquoi ce cri au moment d'en finir avec le désir ? Mais le cri de Victoria n'avait pas duré. Elle était descendue dans le salon pour ne plus le voir. Il avait répandu sa semence dans ses draps, sans véritable plaisir. Mais l'érection n'avait pas cessé. Il pensait avoir trop bu. Il n'avait pas abusé d'elle. Peut-être avait-elle deviné le membre dur. Elle n'avait pas fermé la porte. Il gémit doucement, un moment mélangé à ses draps, mais vite revenu de cette escapade incompréhensible. Il descendit. Elle allumait du feu dans la cheminée. Dehors, il pleuvait. Des gouttes pétillaient dans les premières braises. Elle avait froid. C'était la fin de l'été, peut-être l'automne. Elle n'avait crié que pour mettre fin à son vertige. Il comprenait. Comprendre le vertige ? De quel vertige s'agissait-il ? Elle introduisit une pincée de tabac dans le culot de la pipe, puis elle déposa une braise minuscule sur cette végétation. La silhouette d'un sein à travers la chemise le dérouta encore. Elle servit le brandy, en silence. J'aime ce silence, finit-elle par dire. C'est notre silence. Parce que Thelma le trouble. Je sais. Je sais tout. Je ne crierai plus. Je ne chercherai plus à savoir. Je ne veux rien changer.

Il l'écouta sans l'interrompre. Il avait pensé à des mots clairs et même sincères. Il tentait maintenant de les oublier. Thelma n'existe plus, dit-il enfin. Bortek n'est que son rêve. Je connais Bortek, C'est un charlatan. Mais peut-être ne veux-tu rien savoir de ce que je sais.

Elle en était curieuse. Elle l'avoua. Le mot surprit Byron au bord d'un autre vertige provoqué par l'apparition de sa cuisse. Je me raconte les choses, dit-elle. Toujours dans le même ordre. Je veux connaître la fin. Qu'est-ce qu'on sait de la fin de ce qui arrive au moment où c'est arrivé ? Moi aussi, je rêve. Thelma existe. Bortek est son amant.

Il lui avait connu d'autres amants. Il l'avait rencontrée dans de semblables circonstances, moins d'un an après la mort de la mère de Victoria. Comment évoquer ce passé sans les mots de Victoria. Je n'en ai jamais parlé. J'ai toujours mis fin à des commencements d'y penser. Je voudrais que tu existes comme elle a existé. Oui, oui : sexuellement.

Elle eut un mouvement pour protéger sa pudeur qu'il outrageait encore avec les mêmes mots. J'interprète le désir des autres, dit-elle en souriant pour effacer les signes de réticence.

Elle calculait ce feu. Thelma s'en étonnerait. Ou bien elle savait déjà. C'était un problème de ressemblance, dit-il. Rien de plus. Elle devait comprendre et le laisser tranquille. Il n'y pouvait rien.

— J'aime Giselle, dit-elle. Je pars avec elle. Le comte ne lui laissera rien. Thelma veut vivre encore. Elle vivra. Le crois-tu ?

Maintenant, il était seul avec Thelma. Il découvrait d'un coup sa beauté nue. Elle lui arracha ce plaisir. Cette fois, il cria. Il ne se détendit pas. Le cri était infini. Le corps de Thelma était humide. Il se souvint de la pluie. Il l'entendit clapoter devant la porte. Thelma lui parlait. Elle voulait encore le tromper. Elle avait cette force. La pluie pouvait avoir le goût de son corps. Il la transporta dehors. La pluie acheva de l'éparpiller. Thelma se multipliait toujours de cette manière. Elle traversait les objets de la nature avec une facilité qui le fascinait. Elle s'échappa, il la vit courir nue vers l'obscurité qui pouvait être celle du verger ou du pré, il ne savait plus. Il la suivit. Elle flottait dans l'air. La pluie irisait son corps. Elle semblait à sa portée. Puis l'herbe noire l'emporta. Il se sentit désespéré. Elle avait disparu, il ne la trouva pas. Il erra sous la pluie pendant plus d'une heure. Quand il revint à la maison, elle ne l'attendait plus. Elle dormait par terre devant le feu éteint. La boue avait séché sur son corps. Elle voulait devenir cet objet. Il ne la réveilla pas et monta dans sa chambre. Au passage, il jeta un œil morne sur le sommeil de Victoria mais il ne s'arrêta pas pour la réveiller. Sous la douche, il se tranquillisa. Thelma était stérile. Ce jet de sang n'avait produit que du plaisir. Le plaisir ne dure pas. On s'en souvient. Il s'accumule de cette manière, sous les mots nécessaires à son évocation même approximative. Il se coucha. Le jour se levait. Il dormait quand Thelma entra dans le lit. La terre s'effrita sous ses doigts.

Victoria s'éveillait. Elle chercha un chant d'oiseau. Elle entendit le vent dans les arbres. Il ne pleuvait plus. Elle se sentait blessée. Son silence l'exaspérait. La pluie le rendrait mélancolique. Elle ne trouverait le sommeil qu'au prix d'une plus grande douleur. L'angoisse n'est rien, se dit-elle. Je la vivrai. C'est mon éternité. La mort n'est qu'un mot de plus. L'amour est un mot. La tranquillité est un mot. Ce sont les mots de ma captivité. J'aime les écrire. Je les répéterai toujours. Elle écrivait des choses insensées dans ce cahier. C'était peut-être le journal de son savoir. Elle le remplissait de notations désespérées au sujet des paires tragiques (le mot était de Bortek). Ne pas trouver le troisième terme d'une réalité est une douleur inexplicable. Je suis intransigeante. Je devrais l'être. Le feu était parfaitement éteint. Elle fouilla les cendres à la recherche de l'anneau qu'elle avait jeté cette nuit. Elle le trouva. Qu'était-elle par rapport à ce mariage détruit ? Byron avait offert un autre anneau à Thelma. Elle avait obtenu le diamant minuscule qui l'avait fait rêver si souvent à l'approche de cette vitrine. Corps natifs. Mais l'anneau de Victoria était pur de désirs annexes. Sa mère l'avait porté pour exprimer ce seul désir. Le jeter dans le feu ne signifiait rien. L'abandonner à l'eau de la rivière était une autre idée. Habituellement, elle le portait à la main droite. Byron avait aussi l'habitude de cet anneau mémorable. Comment le blesser ? Pourquoi le blesser ? Elle passa l'anneau dans l'eau du robinet et le sécha avec un angle de sa chemise. Elle le remit à son doigt. Il n'y avait pas d'autres objets dans le corps de Victoria. Elle n'avait jamais porté le bijou que Byron lui avait offert. C'était une perle rouge. Autre gemme. Le comte l'avait trouvé ridicule. La taille était grossière. C'était un bijou de fantaisie. Byron n'avait pensé qu'à cette fantaisie. L'anneau d'or, au contraire, était la clé d'une géométrie inconcevable sans cette ressemblance avec la femme que Victoria devenait malgré elle. Mais elle partait. Giselle n'y voyait pas d'inconvénients, à part la présence du comte qui ne voulait pas mourir dans les bras d'une femme de son âge. C'était le prix à payer. Ensuite, le comte mourrait, Thelma entrerait en possession du château de Vermort et de ses annexes américaines (à White Spring Falls), et Giselle serait jetée à la porte. Possédait-elle d'ailleurs les murs de la galerie de New York ? Que savait Victoria de la galerie annexe de Rock Drill ? Et puis, il y avait ces ruines d'un ancien palais capitaliste que le comte voulait acheter pour augmenter la capacité d'accueil de la maison de santé de White Spring Falls. Leur démesure sortait de la terre végétale à la sortie de Rock Drill. On s'y rendait en voiture cette après-midi. Le comte était excité à l'idée d'y trouver l'inspiration d'un plan de restauration digne de son imagination. Mais vous n'avez pas d'imagination, mon vieux, fit Giselle. C'est ce qu'on verra, dit le comte. Les trois voitures s'engagèrent dans ce sentier, à l'époque pierreux et traversé de ronces, aujourd'hui allée principale de Rock Drill après le passage d'une grille monumentale sur les battants de laquelle s'arc-boute un autre nègre pour l'ouvrir et vous engager à modérer l'allure de votre véhicule sur un gravier étrangement silencieux. L'allée est bordée de hêtres géants toujours animés par un vent propice à en exagérer la ressemblance. Au bout de l'allée, le gravier s'épanche en une géométrie inexplicable de bassins et de parterres. De l'autre côté du bassin central, commence un escalier blanc. On ne ferme jamais la porte d'entrée. C'est un monument de chêne et d'acier, avec des garnitures de bronze et des clous menaçants. Les battants sont calés par le soulèvement des dalles qu'on a conservées. L'architecte a aimé cette ouverture, il a préféré cette paralysie à la réforme du sol qui, vu d'en haut de l'escalier, représente le combat d'un homme avec son semblable. Le jeu consiste à deviner qui est l'homme et qui est la bête. Les pensionnaires, tristes et songeurs, s'accoudent à la balustrade de marbre dans l'espoir de trouver un sens à cette énigme, indifférents aux railleries de ceux qui, en meilleure santé, ne s'y retrouvent pas. Victoria figurant parmi les uns ou les autres, selon qu'elle est en visite ou en cure. Elle ne se souvient pas du passé. Tout a vieilli. Rien ne semble avoir commencé.

Le comte déplia les bleus sur le plateau crotté d'une vieille charrette, tandis que Giselle posait un galet gris à chaque angle. Victoria s'approcha. L'élévation du bâtiment principal transformait totalement la réalité présente composée d'un mur traversé d'un nombre exagéré d'ouvertures, principalement des fenêtres, mais aussi de larges portes à deux battants dont les meneaux avaient disparu depuis longtemps, au bord de ce qui restait d'un balcon ou d'une simple avancée de pierre. Le comte se mit à parler. Il multiplia les feuilles d'où s'exhalait une vague odeur d'ammoniaque qui indisposa Victoria. Elle prétexta plutôt les tangentes glaciales d'une brise d'été qui parcourait les ruines dans tous les sens. Elle alla se mettre à l'abri sous les ruines d'un passage. Les jambes d'une statue l'intriguèrent. Le corps se perdait dans une ombre végétale, vertige d'odeurs et de frémissements vivants. Le comte éleva la voix. L'entendait-elle ou désirait-elle se passer de ses commentaires. Il rêvait d'elle aussi en projetant la reconstruction de Rock Drill. Elle ne répondit pas. Giselle voulait savoir qui était l'architecte. Bortek avait-il mis son grain de sel dans le projet ? Le comte eut aimé un fils de cette trempe, mais non, Bortek n'y était pour rien. L'architecte pouvait être Richard. Connaissait-elle Richard aussi bien qu'elle le prétendait ?

— Richard ne m'a pas parlé de ce projet, dit-elle. Ni même de ses talents d'architecte. Je suis la première surprise, sans doute. Je lui reprocherai ce secret. Il y en a d'autres, n'est-ce pas, Emily ?

— Je suis désespérée, dit Emily. Mais pourquoi pas un château ?

— Un château ? N'exagérons rien, dit le comte. Il s'agit de défaire au moins cher. C'est économique et beau. Vous n'avez rien compris.

— Je vous fais confiance, dit Giselle. Victoria est-elle déçue ? Victoria, ma chérie, nous partons, Emily et moi, demain matin. Vous savez quelque chose des nouveaux caprices de Thelma ?

— Regardez ! dit le comte. C'est presque absurde. (Il désignait des murs auxquels Victoria n'accorda qu'une attention polie). Bortek ne m'a rien dit de cette Thelma. Je connais Thelma. Ce n'est qu'une bonne femme. Je ne la souhaite qu'à Byron, qui n'est qu'un serviteur. Bortek ne sait pas mesurer la docilité. Il ne connaît pas cette nécessité. C'est un pauvre.

— C'est ça, dit Giselle. Que me laissera-t-il quand vous vous en irez ?

— Mais rien, ma chère. Absolument rien.

— Richard a su retrouver tous les angles, dit Emily.

— Pourquoi pas les angles ! dit Gisèle. Enfin, nous partons.

— Je n'en apprécierai que mieux la compagnie de Victoria, dit le comte. Victoria sourit. Emily rougit. Pourquoi pas Emily ? aurait pu dire Gisèle dans son style approximatif. Pourquoi pas Richard ? Et pourquoi se vautrer une dernière fois dans le lit du comte avant la fin véritable de l'été. Victoria voulait avoir l'air agréable, facile, légère, soucieuse seulement de parfaire cette attente dans le sens du plaisir. Elle revint vers le groupe pour en appréhender la fragilité. Elle ne savait rien de Richard, sauf ce qu'Emily lui en avait dit avant de monter dans la voiture. Rien de définitif. Mais Emily ne lui avait rien dit du choix de Giselle. Qu'en savait-elle au moment de lui parler de Richard qui était revenu parce que le comte lui avait proposé de reconstruire Rock Drill ? Richard ne manquerait pas de renouveler ses approches métriques. Elle se souvenait de ces séances d'immobilité et de poses calculées toutes dans cette perspective. Il avait peut-être redimensionné Rock Drill selon les proportions de son corps. Pourquoi pas ce corps, s'il était conforme à l'idée de Richard ? Vous savez, vous, quelque chose des idées de Richard ?

— Elles n'arrivent jamais, dit Emily. Cependant on les attend. J'ai cette impatience, pas vous ?

— Nous reconstruirons cette aile exactement comme elle a été. Richard a retrouvé des photos. Ici même, dans un vieux meuble oublié. Des photos ! Il a aimé les obliques formées par les pierres saillantes.

— Il ne s'agissait évidemment pas de photos de Rock Drill, on s'en doute. Il les avait amenées avec lui. Il les a glissées dans le tiroir humide d'une console couchée comme une morte dans les gravats.

— Qu'en savez-vous ? Il paraissait plutôt excité à l'idée de remonter toutes les pierres dans l'ordre qui avait été le leur durant plus d'un siècle. Je le suivais, silencieux et morne à cause de cet enthousiasme exagéré. Le nombre des fenêtres était exorbitant. Il venait de le calculer. Ensuite il a repéré les linteaux empruntés à un temple grec ou arabe. Il s'extasiait sans mesure. Mon idée passait au second plan. J'ai demandé un dessin, une épure, une idéalisation, quelque chose d'évocateur. Il voulait me dérouter. Il est monté en haut d'un escalier en ruines. Il voulait se rendre compte de la vue. Je ne suis pas monté avec lui. Il me commenta longuement le paysage. C'était des impressions de lignes, si je me souviens bien. Richard est un dessinateur. Il a commencé une épure sur une dalle étrangement lisse et brillante. Il fallait oublier les premières idées, ne retenir que le désir et faciliter le passage de l'ironie. Comprenais-je ce qu'il entendait par ironie ? Toute cette destruction le désespérait. Il ne reconstruirait pas. Je vous assure que c'était des photos véridiques. Je les ai regardées de près. Cette accumulation de détails était étourdissante. Richard jouait avec le feu. Il préparait son délire d'architecte. Je l'ai laissé à sa méditation. Le soleil se couchait lentement. L'épaisseur des bois alentour m'angoissait. Mais l'ombre provoquait d'autres ralentissements. Je me suis perdu dans les jardins. Je me suis piqué dans un feuillage sonore, inexplicable, peut-être fruit de mon hallucination. Non, je n'ai pas d'imagination, vous le savez, Giselle. Je n'imagine pas, je me trompe. Ce sont les infidélités de mon esprit qui sont en cause ici. Richard m'a enfin appelé. Sa voix me sauvait du désespoir. J'ai failli le remercier. Il me montra l'épure tracée au crayon gras. Les traits étaient animés par les lueurs du couchant. Il avait retrouvé la perspective de Rock Drill. Mais dans son imagination de poète, les jardins étaient remplacés par d'autres promenades plus aléatoires. Je parcourais des yeux ces voyages insensés. On s'y perdait encore. La toiture d'une serre avait retrouvé son pouvoir emblématique. Il ouvrait la porte au désir. Ailleurs, un verger paraissait en fête. Il y construisait un temple à la beauté. Une seule porte s'y ouvrirait. Ses yeux étincelaient. Cette seule porte pouvait être tout ce qui resterait de son imagination après avoir restauré toute la ruine monumentale.

 

 

Chapitre VIII

 

 Virginie Bradley avait traversé toutes ces crises de mélancolie sans blessures apparentes. Elle avait un joli visage un peu rond, au teint clair, habité par un regard qu'on lui enviait parce que c'était le regard d'une amoureuse chronique. Elle parlait peu, toujours pour ne rien dire, et si elle donnait son avis, c'était toujours pour nier l'évidence. Son père avait fait remarquer au médecin qui la soignait que les « crises » avaient lieu presque toujours dans l'« intervalle » des saisons. Le médecin ne sut jamais ce qu'il fallait entendre par « intervalle » et il n'était pas sûr que le père de Virginie comprît le sens à donner à une « crise » quand elle arrivait, inattendue, attendue, on ne savait jamais. Puis les crises s'étaient rapprochées, elles ne répondaient plus à aucune logique en arrivant maintenant à peu près à n'importe quel moment de l'année. Virginie venait de fêter ses quatorze ans. Elle n'avait pas voulu de cette fête. L'année de ses treize ans, son père lui avait dit : on devine la femme. Cette année, il évita tout commentaire au sujet de sa féminité. Dans le miroir, elle voyait une femme. Sans le miroir, elle se sentait seule. Elle souffla les bougies, partagea le gâteau et but un peu de champagne. Son père redoutait ce silence chaque fois qu'il annonçait la mélancolie qu'il traverserait avec elle le moment venu. Virginie remercia tout le monde et elle se mit au lit. Elle écouta les derniers bruits de la maison avant ce silence onirique qui la désespérait toujours. Elle ne reconnaissait plus ces sonorités. Elle ne s'y intéressait plus. Le sommeil l'abandonnerait encore au bord du même vertige. Il ferait jour. Elle aurait froid. Personne n'oserait ouvrir la porte ou même l'appeler. On l'attendait toujours. Elle ne sortait plus de la chambre toute nue pour épouvanter sa mère et ses frères. L'absence de sœur ne la désespérait plus à ce point. Elle entrait dans une robe taillée à sa mesure et elle descendait à l'heure du repas, lointaine et chiffonnée. Elle ne se lavait plus depuis l'hiver. Elle se coiffait cependant, longuement, soigneusement, précise et inventive. Dans ses cheveux, ses mains paraissaient étrangères. La brosse était enfantine, le nœud obscène, le cou dérisoire. Elle ne découvrait rien. Elle s'observait. Hier, elle a tenté de se suicider. Elle s'est pendue mais elle fait tant de bruit qu'on est venu la dépendre. Elle ne se souvient plus. Elle imagine les heures à venir. Elle arrive à White Spring Falls à neuf heures du matin. C'est l'été. Victoria est une femme maintenant, longue, facile, désirable, toujours recommencée. Elle embrasse Virginie. (Quand j'étais petite, dit Virginie en montant l'escalier devant Victoria...

— Beaucoup plus petite ? dit Victoria.

— Maintenant, ils pensent à ma pudeur.

— Tes poils ? Tes seins ? Tes arômes ?

— La facilité avec laquelle j'y pense. Je n'ai aucune pudeur.

— Personne n'y pensera ici. Je ne t'imagine pas si petite.

— Toute nue sur la table de la salle à manger. Je pissais. Un seul de mes frères m'a montré sa... sa différence... sa différence gonflée... ces nerfs... cette croyance dans le plaisir... je ne sais pas... je ne sais plus. Comment c'est arrivé la première fois ?

— Doucement. Vertige. Recommencement. Amour. Enfin, je crois.

— Ça ne m'est jamais arrivé.

— Pas même avec ton frère ? Tu ne l'as pas caressé ? Caresser quoi ?

— Je pensais qu'il se trompait. Il buvait ma pisse. Il est fou.

— Fou de moi ? Comment pourrais-je l'aimer si je ne le connais pas ?

— Ma mère ne voulait pas me toucher. Je chiais.

— Nous avons toutes un père. C'est le drame. Ne joue pas. Dis-moi.

— Mon frère me touchait le cul.

— Avec sa queue ? Avec la langue ? Avec son corps.

— Je ne sais plus de quoi tu me parles. Tu as l'air d'une femme.

— Je le serais s'il ne m'avait pas violée. Que serais-tu, toi, si ton frère t'avait violée comme tu le désires ? Le sais-tu ? Y penses-tu ?) Nous parlerons, dit Victoria. Nous aurons le temps.

— Que faut-il que je fasse pour commencer ? demande Virginie.

— Je vais te montrer ta chambre, ensuite je te présenterai l'essentiel.

— C'est toi qui t'occuperas de moi ? Je veux être seule.

— Ce n'est plus possible. Trop tard !

Dans la chambre, Virginie se sent seule et désespérée. Elle a accepté l'idée de sortir de la maison pour ne plus jamais y revenir. Elle ne reverra peut-être même personne. Personne de sa connaissance. Elle ne vivra plus. Elle cassera la poupée. C'est tout ce qui peut arriver. La rencontre de Victoria n'est pas arrivée. Elle n'est plus dans la chambre. Que faut-il interposer entre soi et le monde ? J'exagère toujours, pense-t-elle. J'étais folle. Maintenant je m'habille. Victoria est une fleur. Je l'ai tout de suite remarqué, ce sens du parfum. J'ai remarqué la symétrie, la cohérence, l'imitation et la faculté de reproduction. Pense Virginie. Victoria revient. Avec les objets de la propreté. Elle veut communiquer. Sous la douche, Virginie ferme les yeux. Derrière le rideau, Victoria raconte sa vie. Pendant les quatre mois qu'elles vont passer ensemble, Victoria trouvera le temps de raconter toute sa vie, d'un bout à l'autre, de détail en détail retrouvant la cohérence, le temps, la patience. Cette eau dégouline sur le corps de Virginie, agréable et inutile. Elle répand le savon, fait mousser le shampoing dans ses cheveux que Victoria voudra coiffer devant la fenêtre, comme elle le fera pendant encore quatre mois. Non, ce n'est pas Virginie qui revient dans l'écriture. Virginie est morte. Elle n'a pas assez vécu pour qu'une autre écriture la recrée. Elle entre dans cette eau comme un personnage dans la peau d'un être composite nécessaire à la cohérence du récit. Narrataire halluciné. Victoria ouvre le rideau dans l'espoir de la surprendre nue, mais elle n'entre pas, elle bredouille des excuses, s'éloigne, menace de ne plus revenir. Virginie fait les cent pas sur la moquette. Les vapeurs de la douche ont envahi toute la chambre. Victoria a apporté une robe. Sur le lit, la robe couchée à l'air d'une robe d'été. La robe de printemps n'est plus sur le dossier de la chaise. La robe d'hiver est dans la valise. Il n'y a pas de robe d'automne. Cette nudité l'exaspère maintenant. Il n'y avait pas non plus de robe d'été. Il y aura une robe d'automne. Victoria y pourvoira. Dans le miroir, la robe se prête à tous les jeux de l'imagination. La couleur est estivale. Blanc mêlé de jaune et de bleu. Elle tombe pour parfaire la posture. Elle bouge dans le sens du monument. Elle régénère son ombre. Sa lumière est celle de l'été. À la fenêtre, le vertige est grandiose. Virginie s'accroche aux rideaux. Elle a l'habitude. Il n'arrivera rien au-delà de la fenêtre. Il y aura toujours quelqu'un. On le lui a promis. Elle répand les livres sur la moquette. Victoria revient pour la trouver belle. Virginie rougit sans se lever. Elle est assise parmi les livres. Personnage difficile, parce qu'il ne vit plus, qu'il a vécu, que ce temps ne se mesure plus. Victoria sait tout de ce temps. Elle en est la créatrice. Le livre élevé à la hauteur de ses yeux est une histoire d'amour traversée par les doigts de Virginie qui ne tremble plus. Je m'appelais Virginie. Peut-être.

Elles sont devenues des amies. Elles souffrent chacune de leur côté. Elles en parlent, mais c'est inutile. Dire la vérité, c'est facile. Être vrai, c'est s'efforcer de l'être. La réalité semble incohérente. Que dire à l'autre sans l'ennuyer ? On partage des parfums. On les critique. On s'amuse de les trouver inutiles. Il n'y a pas de mot pour les nommer. Il faut inventer ce vocabulaire. Virginie était une lectrice avide. Victoria relisait. Elle caressait le rêve. Virginie y entrait sans pudeur. Elle volait ces traces de bonheur. Je n'ai plus de projets, disait lamentablement Victoria.

— J'ai eu tellement peur, cette après-midi, dans le pré fleuri.

— Je me suis amusée. Il ne manquait que le plaisir. J'aime l'argent.

— Je suis l'objet de cette immensité qui n'existe pas sans moi.

— Dans l'adret, l'herbe était sèche, craquante, j'ai rêvé de ce feu. J'y retournerai avec toi. Au cœur de cette immobilité. Tu me fuyais.

— Je n'aime pas qu'on me regarde. Je ne suis plus une petite fille. J'ai des sentiments. Je ne les partage pas. Je me révolte. (Rires.)

— Demain, nous descendrons jusqu'à la rivière. Je te montrerai l'endroit. Nous traverserons cette eau. Nos jupes relevées. Je t'éclabousserai. J'aime nager. Je sais nager. Tu me suivras.

— Personne ne me violera. Ce n'est jamais arrivé.

— Ce qui arrivera, c'est finir. J'attendrai ! J'attendrai ! Je sais tout de cette attente. Il suffit d'être tendre, attentif, ne rien exiger. On n'en parle pas. Ce silence est la cause de tout mon malheur.

— Ce n'est pas le même silence.

— L'odeur de la rivière est celle d'une femme que je connais. Je ne me souviens plus. J'y pense sans le vouloir. Travaux d'approche.

— Nous arrangerons un bouquet devant la fenêtre. Le vase sera transparent. Je veux voir ces tiges. C'est facile.

— La Vie ? Facile, laborieuse, studieuse, inutile, martyre, étrangère, conjugale, voyageuse, infinie, retrouvée...

Victoria et ses adjectifs. Je tu il ou elle. L'emploi du temps adopté, oblique, partagé, simulé, nié... Elles mangeaient toujours ensemble. On les croyait amoureuses l'une de l'autre. Ce n'était pas le cas. Le corps était ailleurs. Victoria allait et venait. Virginie stagnait comme de l'eau, sensible, cassante, rieuse. Victoria prétendait l'introduire dans le monde des insectes. Virginie préférait attendre encore. Victoria n'entrait pas dans cette eau sans frissonner. Moments d'angoisse et de solitude. Qu'est-ce qui manque à notre bonheur ? Un pays ? Un amour ? Un enfant ? Un chant ? Une vision ? Un retour ? Une réponse ? Virginie, les mots de Virginie, Victoria les buvait. Elle ne criait plus pour ne pas s'entendre. On ne la voyait plus s'agenouiller dans l'herbe sous les arbres pour émettre ce cri intérieur, la bouche imitant tous les autres cris, le regard éclairé par cette connaissance, un peu saignant, avide. Elle s'asseyait plutôt, organisant les plis de sa robe, fleur, peut-être. Le regard trouvait le corps léger de Virginie facilement nue, obstinément ressemblante, perverse et fausse. Les fleurs paraissaient arabesques, les ciels pouvaient exister, elles répandaient ensemble les mêmes couleurs. À la fenêtre, Giselle croyait à cette peinture traduite de mots. Dans son ombre, Emily guettait les signes de doute. Mais les deux jeunes filles étaient heureuses. Emily ne l'était pas. Aimer était au-dessus de ses forces. Elle n'aimerait jamais. Ce désir gâchait ses plaisirs. Giselle n'y pouvait rien. Giselle, d'ailleurs, s'éloignait. Déplacement du corps à l'entrée du rêve. Tout redevient passé. Richard est revenu à la maison. Il s'est installé dans son appartement qu'il ne quitte que pour aller répondre aux questions du procureur. Victoria ne l'accuse plus. Il l'a peut-être aimée. Il ne le dit pas. Emily l'a dit à Victoria qui a du mal à parler de ce qui est réellement arrivé. Dans son récit, il n'y a plus de saison, plus d'heure, elle est seule et elle imagine le personnage de Richard. Il n'y a pas eu de confrontation dans le bureau du procureur. Richard s'est soumis à un examen psychologique. Il a répondu à des milliers de questions. Il n'a pas violé Victoria. Mais Victoria est entrée dans la mélancolie avec cet aveu. Il voudrait parler avec elle. Elle se souviendra. Je n'existais pas. Je peignais. Le paysage était ma seule aventure. Il n'y a jamais eu de feu. Victoria est une autre réalité. Mais Victoria est obstinée. Elle en parle à Virginie. Virginie ne sait pas ce qu'il faut en penser. Elle garde le secret. Une fois, elle voit Richard. Elle rencontre son regard. Mais Giselle s'interpose. Virginie ferme les yeux. Cette distance lui a donné le vertige. La main de Victoria est chaude, humide, elle retrouve cette mollesse presque avec plaisir. Victoria ne veut pas voir Richard. C'est aussi un secret. Victoria ne parle plus de ces zones d'ombres. Sa transparence s'explique. Mais Virginie ne va pas au bout de sa réflexion. Elle s'arrête juste au moment où Victoria menace de devenir inaccessible. Victoria secrète d'autres flux. Cela viendra, avec le temps. Il n'y a pas eu d'enfant. Juste une trace, un arrachement discret, aucune preuve d'amour. Les seins de Victoria conservent un moment les graffitis de l'herbe. Elle veut dormir. Dans l'eau de la rivière, Virginie se sent fragile et harmonieuse. Cette escapade l'a exaltée. Elle recommencera. Toujours avec Victoria. La rivière est tranquille dans cet environnement d'arbres où le soleil s'éparpille. La surface de cette eau se limite à ces reflets reconnaissables dans l'ondulation. Le corps même s'y multiplie. Une frange de sable blanc coupe la rivière. Victoria y repose dans une herbe tiède. Elle cherchait le soleil. Elle a trouvé cette ouverture dans les feuillages. Elle ne craint pas l'immensité verticale. Elle attend le soir, blanche et accessible. Tout arrive. Il ne se passera plus rien, pense soudain Virginie. Les dés sont jetés. Je suis une nageuse, Victoria une dormeuse, Giselle une liseuse, Emily une servante. Je ne sais rien d'autre de Richard. Je suis aussi une menteuse.

Victoria rit. Pourquoi ne pas mentir ? Nous ne sommes rien de qu'ils sont. Ni travailleuses, ni étudiantes, ni épouses, ni amantes, ni voyageuses. Nous sommes mal employées.

— Je veux exister, dit Virginie. Je sais que c'est possible. Mes conditions sont inacceptables. Je veux négocier. Je veux trahir moi aussi. Je veux entrer dans le jeu pour gagner. Il va faire nuit. Qui nous cherche ?

— Emily peut-être. Elle adore chercher. Elle nous trouvera.

— Sédatifs ou stimulants ? Rien de perturbateur. Que sais-tu de l'ivresse ?

— Rien. Veux-tu boire ? Fumer ? Essayer ? Ils nous feront dormir plutôt, ou bien ils réduiront le temps et nous le franchirons avec cette facilité que nous nous connaissons déjà. As-tu nagé ?

— Je te ferai aimer l'eau, la nudité, le temps réel, l'effort, l'essoufflement.

— Rentrons. Je ne veux pas de leurs histoires. Il est temps encore. Habille-toi et revenons nous pelotonner comme des chattes. Toi et moi.

— L'eau n'est rien si je n'y entre pas. Je suis heureuse. C'est toi.

— Je mens. C'est toujours ce qui m'arrive. À la fin, je ne sais plus.

— Mais ce n'est pas fini. Richard existe. Ce n'est pas un secret.

— Il ment. Je ne le connais pas. Ce n'était pas de l'amour. J'étais perverse.

— Qui est Vincent ? Un secret ? Un mensonge ? Un amant ?

— Une fois rentrée, je veux rêver demain, sans attendre. Je n'ai plus ce cri. Ils l'ont enregistré. Pour y chercher des mots. Il y en avait. Lesquels ?

— J'étais sale. Giselle me l'a reprochée. Emily voulait être le témoin de ma soumission. Sous la douche, j'avais l'air d'une folle. Je me caressais. C'était le deuxième jour. Je voulais recommencer. Giselle est entrée dans la douche et a tiré le rideau. Emily était une ombre. Je ne savais rien de Richard. Giselle m'a parlé de toi. Ses mains agissaient sur ma crasse et je me demandais ce que tu étais. Tu apparaîtrais ensuite. Je voulais te voir. L'eau est devenue claire. Si claire, si facile. Giselle me demandait d'y croire. Mais j'étais impatiente. Je détruis, c'est tout.

— Richard m'a écrit une lettre. Je ne l'ai pas lue. Qui l'a lue à ma place ?

— Personne. Moi. Eux. Je veux dire : nous. J'ai écrit cette lettre.

— Virginie ! Tu ne sais pas écrire ce que j'écris !

Il y eut d'autres dialogues, d'autres répétitions, les jours passaient et Victoria ne manqua jamais d'entrer dans la nuit tandis que les autres, tous les autres, s'y couchaient passablement pour y trouver le sommeil nécessaire et le rêve poubelle. Richard lui écrivit une lettre pour lui dire : je ne sais rien de toi. Byron lut la lettre. Giselle l'avait lue avant lui. Il était venu pour l'entendre parler de Thelma. Une heure plus tard, Emily lui ouvrait la porte de son appartement. Il entra. Richard était assis dans un fauteuil, un verre à la main. Il ne s'étonna pas. Vous êtes Byron ? dit-il négligemment (ce qui voulait dire : Byron ? le serviteur ? Je vous méprise. Vous ne saurez rien de plus. Avez-vous des nouvelles de Vincent ?) Emily épousseta un autre fauteuil qui devait être le sien. Sur le linteau de la cheminée, l'horloge était arrêtée. Le mécanisme rutilait. Byron en observait l'immobilité dans le miroir. Je suis Byron, dit-il enfin.

— Victoria est en train de nous détruire, dit Emily. Vous savez qu'il n'y a rien de vrai dans ce qu'elle raconte. Mon frère a un alibi. N'est-ce pas, Richard ? Je regrette pour votre fille. Elle ne vivra plus. Elle est entre de bonnes mains. Richard ne peut rien faire pour elle. Je m'efforce de comprendre mais ce n'est pas facile.

— Je vous ramène la lettre, dit Byron. (Il pose la lettre sur le linteau de la cheminée). Elle ne l'a pas lue. (Il attend un peu pour dire : ) Ne lui écrivez plus. (Richard réprime un mouvement de colère). Ça ne sert plus à rien de chercher à savoir. Je ne sais même pas ce que vous cherchez. Elle aurait pu m'accuser. À tort, bien sûr. On ne saura jamais en ce qui vous concerne. N'écrivez plus ce que vous voulez qu'elle pense de vous. Je suis le seul lecteur. (À Emily : ) Dites-le-lui. Il ne m'écoute pas. (Agacement d'Emily : ) Mais si, on vous écoute ! Il ne lui écrira plus parce qu'elle ne peut pas lire ses lettres, c'est tout. Inutile d'écrire, et non pas : interdit ! (Byron recule vers la porte : ) Vous ferez ce que vous voudrez. Madame de Vermort m'a conseillé de conserver la lettre. Elle sait lire entre les lignes. Pas moi. (Emily : ) Je vous raccompagne. Richard ne dira rien. Il n'écrira plus. Il n'a rien à dire, sinon lui demander d'avouer ses mensonges. C'est inutile. Il faut penser à Victoria. Elle veut oublier. Vous connaissez Virginie ? Parlez à Virginie. Virginie sait tout. Elle sait que Richard est innocent. Mais comment le sait-elle ?

— J'écrirai à Virginie, dit Richard après avoir vidé son verre d'un trait.

— Pour lui dire quoi ? dit Byron.

— Vous ne lirez pas les lettres destinées à Virginie.

— Son père les lira. (Byron s'est avancé ; il s'arrête devant la cheminée).

— Foutez-moi la paix ! dit Richard.

— (Emily : ) Parlez avec Victoria, c'est le mieux.

— (Byron : ) Parler ? Victoria ne parle plus.

— (Emily : ) Elle parle avec Virginie.

— (Byron : ) Qu'en savez-vous ? (à Richard : ) Je vous conseille de ne plus lui écrire. (à Emily : ) Dites-le-lui !

— Il ne se passera plus rien, dit Emily. Rentrez chez vous, Byron, et pensez au mal que Victoria nous a fait. Ou plutôt n'y pensez pas ! (Elle s'effondre en larmes dans le fauteuil. Richard : ) Des larmes maintenant ! Que pensez-vous de cette cohérence, Byron ?

— Je n'en pense rien. Je voulais savoir.

— Byron veut savoir ! Tu entends, Emily ? Savoir ! (J'entends, dit Emily, je comprends, je sais, je me tais, dis-lui de s'en aller, il n'a pas le droit, écris toutes les lettres que tu voudras, mais pourquoi les écrire, elle ne les lira pas). Byron s'en va. Il n'a pas conservé la lettre. Giselle l'a rangée dans le classeur. Pour l'éternité. À White Spring Falls, Victoria a refusé de le voir. Il l'a attendue dans le salon réservé aux visiteurs. Il était seul dans le salon. Deux fois, on est venu lui dire que Victoria ne tarderait plus. Il a même cru apercevoir sa chevelure à travers les carreaux sales d'une fenêtre. Il s'est levé, il a ouvert la fenêtre, s'est penché, il n'y avait personne dans le passage. Un peu ébloui par la clarté du dehors, un peu étourdi par les parfums de la jardinière suspendue, peu enclin à en identifier les fleurs, devinant la terre végétale sous la fenêtre le long du mur en bordure du dallage, géométrie en mouvement, nul passage. L'odeur d'un cigare l'extrait de sa torpeur. C'était le comte de Vermort qui fumait, négligemment appuyé sur une canne au pommeau d'ivoire et d'argent. Byron rajusta son veston. En entrant dans le salon, il avait jeté son chapeau sur un sofa. La dentelle avait glissé sur le dossier. Le comte tentait de la débrouiller. Le chapeau roula par terre. C'est votre chapeau ! s'étonna le comte. Byron se baissa sur un genou pour le ramasser. Il ne répondit pas. Le comte renonça. Il faudra nettoyer le quai, dit-il. Je n'ai pas vu la barque. Quelqu'un l'aura empruntée avec votre permission. Je ne vous demande pas qui ! Penser à ne plus la prêter. Le quai est envahi par une herbe tenace et je n'ai pas trouvé le chemin en état. Vous le savez ? Comment s'appelle ce nègre bavard ? Embauchez-le.

— (Giselle, peu après le départ du comte qu'elle a croisé sans l'arrêter) : C'est une lettre de Richard. Lisez-la. Victoria n'en sait rien, naturellement. (pendant qu'il lit : ) Il ne la menace pas. Il la néglige. Pas un mot pour la convaincre. Il se contente d'exprimer clairement ce qu'il veut obtenir d'elle. Elle n'acceptera pas cette distance, je la connais.

— Vous me conseillez de la détruire ? dit Byron.

— Conservez-la plutôt. On ne sait jamais. Des fois, entre les lignes...

— Je ferai ce que vous me recommandez.

— Évidemment elle ne veut plus vous voir.

— Je l'ai vu passer...

— Ce n'était pas elle ! Elle n'est pas descendue. Vous connaissez Virginie ? Je vais vous la présenter. Peut-être, avec elle... Elle est très jeune et ne s'imagine pas les choses comme vous et moi. C'est une mélancolique. Que savez-vous de la mélancolie, Byron ?

— C'était Virginie ? (Comment ? Ah ! oui oui c'était elle elle aime fuguer c'est une musicienne de l'enfermement ah ah ah venez passons par le jardin d'hiver que pensez-vous de ces zinnias attention à la brouette toujours pleine regardez c'est une espèce rare de verveine fermez la porte le loquet c'est par ici le salon de jeu vous aimez jouer ?) Byron regardait les tables, les joueurs assis, les chaises vides en rond autour d'un poêle à bois, au plafond pendaient d'étranges mobiles (en s'approchant de l'un d'eux il ne s'étonna pas d'y trouver des cartes à jouer soigneusement reproduites sur des morceaux de tôle mal grignotée). Elle joue aux cartes toute seule, dit Giselle, vous savez : des réussites. Vous connaissez celle-là ? (Virginie leva la tête, elle souriait, belle enfant, brune et rose). C'est la réussite de Virginie. Une fois sur deux.

— Elle veut dire que je réussis une fois sur deux, dit Virginie (voix agréable qui est peut-être celle d'une femme mais on dirait qu'elle ne veut pas grandir elle ne montre pas ce qui). Ainsi, vous jouez seule ? dit Byron en s'asseyant. (Giselle s'est volatilisée. Elle a l'habitude de ce genre de rencontre, pense Byron, il dit : ) Je préfère jouer pour me détendre.

— Je ne joue jamais à me détendre, dit Virginie.

— Le travail... commence Byron (mais Virginie se met à manipuler les cartes, elle ne joue plus, elle est attentive à mon).

— Victoria ne m'a jamais parlé de vous.

— Vous a-t-elle parlé de Richard ? dit Byron (il s'empresse d'ajouter : ) elle ment non : elle ne ment pas / ce n'est même pas se tromper : c'est ne plus être : ne plus être quoi ? / Je sais si peu de choses (finit-il par avouer : Virginie arrange un peu la broussaille de ses cheveux : son visage clair apparaît : Byron reconnaît son erreur : ) je ne vous demande pas de la trahir (que me demandez-vous ?)

— Je voulais la voir. Parler. Être ensemble. Thelma... (ce n'est pas sa mère, je sais : elle vous l'a dit ?) Je vis seul. Oh ! J'oubliais l'ouvrier. Il veut se marier. Avec une enfant de son âge. Enceinte. Thelma m'avait prévenu : (au sujet de son infidélité ?) Victoria n'est pas facile. Que savez-vous vous-même de la poésie de la vie, Virginie ?

— Mais rien. J'ai peur. C'est tout. Je passe ma vie à la fenêtre. Vous connaissez tous les paysages ? On ne me demande plus rien.

— Victoria joue avec vous quelquefois ?

— Jamais. Victoria ne joue pas. Si elle pouvait, elle ne dormirait pas. Moi je ne dis pas non aux perturbateurs. C'est interdit.

— Il n'y a plus de femme dans ma vie, à part Victoria, mais ce n'est pas une femme. Richard l'a trahie, tout au plus.

— Avez-vous visité le jardin d'hiver ? On peut monter tout en haut du donjon, c'est impressionnant. Venez ! Je promets d'être pudique. (Ils se promenèrent : Victoria les épiait : Giselle parlait : elle ne lui dira rien d'important. D'ailleurs, que sait-elle ?

— Je lui arracherai les yeux, dit Victoria. Il a vieilli.

— Que te disait-il de son désespoir ? Rien, sans doute.

— Il n'y a rien à en dire. Il faudrait recommencer.

— Mais ce n'est pas possible. Il y deux manières de regarder les étoiles : la bonne et la mauvaise. Je préfère dormir.

— Elle s'est déshabillée. Je peux la voir entre les créneaux. Elle cherche l'équilibre. Il apparaît. C'est une ombre. Que lui dit-il ? Elle pourrait se jeter dans le vide. Elle est toujours menaçante. Il est désemparé. J'ai vécu cette attente. Ne l'aidez pas. Elle ne veut pas de lui. Elle a jeté sa robe dans le vide. Oiseau vague. Il arrive en douceur dans les branches d'une aubépine. Elle redescendra. Je connais ce cri, cette boue, cette fin. Laissez-les. Elle reviendra jouer. Elle aime jouer si rien ne se passe. Elle arrive. Nue et tragique. À cet endroit, elle s'arrête toujours pour regarder ma fenêtre. Elle me voit. Elle arrache la robe aux branches d'aubépines. Que savez-vous de ce printemps ? Je n'ai pas revu Emily depuis. Comment s'aiment les femmes ?) Ne me demandez pas de trahir ma seule amie.

— Ce n'est pas ce que je vous demande, dit Byron. Je ne pensais pas vous rencontrer. Je voulais voir Victoria, lui parler (de Thelma, de ma solitude, de mes désirs, de son retour : le comte m'enguirlande tous les jours maintenant à propos de choses sans importance : la barque, les chemins, le verger, le projet de vigne, les murs de l'ancienne métairie, une bête égarée par le vent, il y a toujours un prétexte, de loin, élevant la voix à cause de cette distance, montrant les fruits de mon imagination du bout de sa précieuse canne, ce sont des reproches d'infidélité, d'incompétence, de mauvais goût, d'incohérence, d'imprévision : je courbe l'échine comme un ouvrier : ce n'est pas digne de moi : mais je ne vis pas : je travaille : je reconnais mes erreurs : le comte a toujours raison : la barque dérivait parce que je l'avais prêtée à un négligent, le projet de vigne était retardé par manque d'imagination, les chemins s'embroussaillaient à l'imitation de ma paresse mentale, si une bête ne revient pas au bercail, je ne la cherche pas, j'envoie les chiens, les chiens ne savent pas, ne vont pas plus loin que les ruines où je ne vois qu'un triste décor de théâtre à l'horizon des jours et des jours : Thelma ne reviendra pas), et je comptais sur vous pour m'aider à la convaincre d'abandonner ces idées noires à propos de notre vie. Mais vous ne m'écoutez pas.

— Elle s'attend à ma nudité. Elle est à la fenêtre. Qu'en pensez-vous ? Ne regardez pas. J'ai promis d'être sincère, gentille, pudique. (Elle jette la robe et tout se passe comme d'habitude). C'est insensé ! dit Byron.

Il descend l'escalier étroit du donjon. Ses pas résonnent, se multiplient, s'harmonisent. Non : en contrepoint, le glissement nu de Virginie, l'air déplacé par son corps, tiède et parfumé, l'étourdissement passager au moment de franchir le dernier palier, Virginie l'attendait dans la cour, se préparant au cri, à l'arrêt. Il s'immobilise sur le seuil violemment éclairé par le soleil vertical. À la fenêtre, Victoria semble en effet attendre. L'urine dégouline le long des jambes de Virginie. Elle mélange l'herbe à cette boue. La trace de ses pieds nus sur le dallage du couvert le déroutera encore. Giselle revient : je vous avais prévenu.

— C'est une expérience inacceptable ! s'écrie Byron en cherchant les mains de Giselle mais il ne les trouve pas. Elle se dérobe inexplicablement. Il s'entend lui dire : aidez-moi ! Elle semble ne plus l'écouter. Elle est assise derrière son bureau, en contre-jour. Elle le regarde peut-être. Enfin, elle dit : ce n'est pas si simple.

— Je n'ai pas de patience, dit Byron tristement.

— Personne n'a cette patience. Retournez à vos travaux.

— Je n'y trouverai pas le bonheur. Monsieur le comte ne me ménage pas.

— Je n'y peux rien. Avez-vous calculé le rendement de la future vigne ? C'est un projet qui me tient à cœur. Un vin d'Amérique !

— Monsieur Richard est venu il y a deux jours pour topographier le domaine de la métairie. Il a laissé le théodolite dans la cuisine. Je ne lui ai pas demandé quand il reviendra pour continuer. Je m'occupe plutôt du chemin le long de la rivière. Je ne savais pas que monsieur comptait y passer du temps à pêcher. Il est très mécontent de mon travail, voilà tout.

— Je passerai. Richard a-t-il laissé des épures ?

— Je ne sais pas, Madame. Je chercherai. Ou bien faudra-t-il attendre qu'il revienne. Vous pourrez lui en parler. Il se fâcherait peut-être.

De quoi avait-il parlé avec la comtesse ? Il ne se souvenait plus d'avoir reçu d'elle un ordre ou un conseil. Il décrotta ses bottes avant d'entrer. Il avait plu toute la journée. Il faisait chaud et humide. Le chien l'avait simplement regardé traverser la cour. Il avait vu sa tête grise dans un angle de la fenêtre de l'appentis. Il avait éprouvé le désir de le tuer. Il y pensait intensément en raclant la semelle de ses bottes. Maintenant il n'arrivait pas à oublier cette idée absurde. Il réchauffa un vieux ragoût sur le gaz. Hier, il l'avait laissé brûler. Le goût en était à peine affecté. Il prit la précaution de ne pas racler le fond de la gamelle en se servant. Il but presque toute la bouteille. Tout à l'heure, il irait remplir la bouteille. Il en remplirait une autre pour l'ouvrier. L'ouvrier s'appelait Jack. C'était un nègre bruyant et paresseux. Il était aussi bavard, buveur et méchant avec les femmes. Il avait une femme qu'il n'avait pas encore épousée. Il l'épouserait au printemps. Au printemps, il était amoureux de n'importe quelle femme. Celle-ci ferait l'affaire. L'été arrivé, il lui demanderait de travailler plus que de raison. Et à l'automne, elle le remplacerait dans la plupart des travaux qui étaient de sa compétence. Il avait cette patience, Jack. Il attendrait le printemps pour la marier. Il passerait l'hiver dans l'appentis, avec le chien. La femme vivait avec ses parents. Il la voyait deux fois par semaine et il lui faisait l'amour avec tendresse. Il avait besoin d'elle. Elle aimait l'amour. Il lui en donnait. Ensuite, il reprendrait son bien et s'occuperait des autres femmes. Il avait tenté de s'occuper de Thelma. Bortek était apparu sur ces entrefaites. Jack en avait été étourdi. Mais maintenant que Thelma et Bortek s'en étaient allés, il ne pensait plus à Thelma. Il cultivait son projet avec délectation. Il se nourrissait de plaisirs futurs. Il aimait cette attente. D'ailleurs, il attendait depuis longtemps. Byron l'insultait tous les jours. Le comte (il en était témoin) n'était pas content du travail de Byron. Il les avait vus discuter dans la cour. Le comte parlait fort. Byron bredouillait ce qui était peut-être des excuses. Dans l'ombre de l'appentis, Jack avait observé cette relation de maître à métayer. Depuis, il méprisait Byron. Le comte lui avait une fois adressé la parole, pour lui dire que Bortek était son fils préféré. Jack s'était simplement demandé qui pouvait bien être l'autre fils. Il avait posé la question à Byron. Byron était avare de confession. Il est vrai que Jack l'avait interrogé après le départ de Thelma. Le comte venait de reprocher à Byron sa négligence au sujet d'un portail que les ronces assujettissaient depuis longtemps au mur oriental de la maison. Jack avait arraché et brûlé les ronces. Byron avait réparé le portail. Maintenant, il était toujours fermé et les ronces poussaient de nouveau dans ses arabesques de fer forgé. Le portail était rouillé, grotesque et inutile à cet endroit. C'était un portail à un seul battant, long et instable, oblique à cause d'une charnière qui jouait dans le mur. Le comte avait effrité ce mortier du bout de sa canne mais il n'avait pas demandé à Byron de refixer la charnière entre les pierres d'angles. Il était de l'autre côté du portail. Il fit le tour par la maison. On l'entendit traverser la cuisine. Sa canne semblait visiter les lieux pour les critiquer. Elle parcourait les brèches, tapotait le mortier, écartait des branches, ouvrait une fenêtre, glissait le long d'un fil de clôture, fouillait la terre, y trouvait toujours une raison de critiquer, et Byron ne disait rien, il savait que le nègre l'observait, et il acceptait cette existence sans la reprocher à personne. Byron lui apporta la bouteille. Il entrait toujours dans l'atelier sans frapper. Jack entendait le gravier ou la boue s'il venait de pleuvoir. Il s'asseyait sur le bord du lit et il attendait que la porte s'ouvre. Byron posait la bouteille sur la table : ça suffira pour la journée. Le travail une fois achevé, ça ne me regarde plus. Mais il faut d'abord en finir avec le travail.

— On ne finira jamais si c'est ce qu'il veut.

— On vieillira. C'est mieux que de n'être plus rien au moment de mourir. Je ne parlerais pas tant si j'étais un nègre.

Byron sortit. Il regarda le ciel. Il pleuvait encore, sans doute dans la soirée, peut-être toute la nuit. Il avait beaucoup plu la nuit dernière. Pendant l'orage, qui l'avait réveillé, il avait pensé à cette vie. Elle n'avait pas de sens. Le nègre avait un sens. Il avançait. Byron n'avait jamais connu que cette immobilité. Le comte possédait la moitié de ses biens. Il l'avait même aidé à acheter la ferme de Vincent, la maison, toutes les terres et l'usufruit d'une bonne partie de la forêt. Byron était riche. Le nègre ne comprenait pas. Si j'étais riche, je trinquerais avec les riches, se disait-il. Il y a quelque chose que je ne sais pas. Il déboucha la bouteille (c'était toujours le même vieux bouchon). Byron avait amené du pain et la gamelle de ragoût. Jack en préleva soigneusement la surface. Elle était chaude, poivrée et la viande avait le goût du vin. Ensuite, il regarda la gueule du chien, les babines retroussées pour dégager les dents et le reste du ragoût brûlé qui se détachait du fond de la gamelle sous l'action savante de ses dents conjointement à la langue qui choisissait. Le nègre ramena la gamelle et la bouteille. Il n'entra pas. Il pensait simplement que le temps était encore à la pluie et qu'il ferait mieux de se remettre à la réfection de la toiture de la grange dont le comte devait aussi posséder la moitié. Il ne dit rien. Byron lui fit signe de poser la gamelle dans l'évier. Jack laissa la bouteille sur la table, au passage. Il revint vers la porte : ce ne serait pas prudent de travailler dehors aujourd'hui.

— Remets-toi à la charpente. J'ai laissé les outils sur le plancher.

— Il va pleuvoir encore. C'est un temps de chien. Je peux vous demander des nouvelles de votre famille ? Je me demandais si...

— Ne me dérange pas jusqu'à demain. Je dois calculer...

— C'est cet appareil qui sert à mesurer la terre (il montrait le théodolite). J'ai vu ce type près de l'ancienne métairie. Il reviendra ?

— Quand j'aurai fini les calculs.

— Ce n'est pas une bonne idée de remonter ces murs. Avec la ferme des Vincent, on a dépassé les limites du raisonnable. Je m'y connais. Il y a un point d'équilibre. Le comte ne vous inspire rien de bon. Je tiens à mon travail.

Sous la charpente, il s'activait. Byron s'était installé sous la véranda. Il avait éparpillé les documents sur la table. Si le comte arrivait à ce moment-là, il l'entretiendrait de la restauration de l'ancienne métairie. Sinon, il passerait ce temps à penser à autre chose. Le nègre s'arrangeait toujours pour être un homme futur. Il se servait de la mémoire comme repère, c'était la leçon du passé utile en cas de conflit avec le présent. Il ne pouvait pas comprendre. Il se révolterait plutôt. Intérieurement. Il pouvait difficilement exprimer ses sentiments relativement à ce que Byron révélerait de sa propre situation sentimentale. Parler avec le nègre n'agirait pas favorablement sur la solitude. Byron murmura ce mot. Lentement, s'écoutant. Il faut que j'aime quelque chose. Il faut que j'avoue mon échec. Je parlerai à Virginie. Elle m'écoutera. (C'était un projet facile. Giselle ne s'y opposa pas. Le comte n'y voyait qu'un inconvénient : la rumeur. Il s'en était toujours accommodé, fit remarquer Giselle. Virginie arriva sous la pluie. Jack l'abritait sous un parapluie qu'elle ne voulait pas partager. Byron la fit entrer. Avant de refermer la porte, il regarda le nègre s'éloigner. Il avait laissé le parapluie ouvert sur le seuil. Le vent menaçait de l'emporter. Virginie le referma, le secoua et Byron l'accrocha à une poutre. Virginie n'avait pas peur de passer la nuit avec un nègre et un homme qui pouvait être son père. Elle toisa Byron, en experte sans doute. Il répondit qu'il ne s'agissait ni du nègre, ni de lui-même, mais de la campagne orageuse jusqu'à la folie à cette époque de l'année. Il lui montra sa chambre, lui en donna la lourde clé d'acier noir et patiné et il la laissa seule. Il l'entendit secouer les draps, déplacer le fauteuil, vérifier la fermeture de la fenêtre. En bas, le nègre apparut à la fenêtre. Il était avec sa femme. Byron sortit sous la véranda. Susan veut bien s'occuper d'elle, dit-il. Susan était une assez jolie femme. Elle ne demandait rien en échange du service qu'elle acceptait de rendre à Byron. Elle ne refusera pas ma compagnie, dit-elle en montant l'escalier. Byron et le nègre retinrent leur souffle après les coups frappés à la porte de Virginie. La voix de Susan était convaincante à cette distance. Mais Virginie y croirait-elle ? Elle se taisait pour l'instant. La voix de Susan explorait ce silence. La porte se referma. Susan redescendit, elle était radieuse, Byron reconnut cette beauté mais elle ne lui laissa pas le temps de trouver les mots pour en parler, elle dit : je vais chercher mes affaires dans la voiture.) Sous la charpente, le nègre ne travaillait plus. Il dormait. C'était l'heure. Byron consulta sa montre. Richard était en retard. Byron se tourna vers la route et s'immobilisa dans une attitude involontairement condescendante. (Le nègre ne dormait pas. Il attendait la pluie. Un vent presque glacé avait parcouru la charpente sous les voliges. Il avait cru à cette pluie. Elle ne venait pas. S'il pleuvait, Byron et Richard passeraient l'après-midi dans la cuisine, assis de chaque côté de la table couverte de plans, de notes, de chiffres. Jack comprenait ces calculs. Il était capable d'en démontrer l'erreur fondamentale. Mais Byron se soumettait toujours aux idées du comte. Richard aussi était une idée du comte. Byron avait-il jamais eu le désir de le tuer ? Au lieu de cela, il ne contestait rien. Richard accumulait les erreurs d'observation et Byron acceptait lâchement d'y appliquer sa science d'agronome. Il voulait vivre. Il vivrait longtemps sans doute. Il enterrerait l'essentiel de sa mémoire avant que les derniers témoins de son existence ne le couchent sous terre, si c'était ce qu'il voulait, ce repos infini. La pluie se mit à tomber. Jack jeta un œil indiscret entre la sablière et la panne qu'il n'avait pas réparée. Byron était debout dans la cour. Sur la table, les papiers clapotaient dans l'eau. Richard apparut. Il venait de rentrer le théodolite et le trépied. En voyant les papiers sur la table, il poussa un cri et leva les bras au ciel. Il retourna dans la cuisine et revint aussitôt avec une sacoche de cuir noir. Byron l'aida nonchalamment à la remplir d'eau et de papiers. Richard avait l'air désespéré. Il referma la sacoche et rentra. La porte claqua. Byron souriait. C'était peut-être une victoire, pensa le nègre. Richard était destructible, il le savait par expérience. Mais le comte ? Qui le dérouterait ?) C'était Emily. Elle arrivait dans sa petite voiture blanche en même temps qu'une belle éclaircie du ciel qui redevenait bleu et jaune. Le nègre cligna des yeux. Le haut de son crâne était douloureux à force de s'appuyer contre la volige mais il pouvait les voir, nets et colorés, revenir vers la maison. Emily marchait devant. Il y a peut-être quelque chose que je ne sais pas, pensa le nègre. Une minute après, il pensait : je ne sais rien : Emily portait une jupe courte et elle montrait ses cuisses, assise à la tangente de la table ronde, le soleil semblait inonder les papiers et le chapeau noir d'Emily scintillait à l'endroit d'un bijou, le foulard se mélangeant à cette eau, couleurs et plis, une épingle à tête kaléidoscopique achevait d'abstraire cet inévitable éblouissement. Le nègre souffla sur la sablière. La poussière s'irisa. Emily avait croisé ses jambes sur une main et elle écoutait Byron qui parcourait les papiers d'un doigt expert. Le nègre pensa à une nourriture épicée. Il saliva et rouvrit les yeux. Le soleil semblait jaillir des cuisses d'Emily. Elle portait des sandales rouges à lanières. La jupe s'achevait sur une frange de nœuds. Ses bras nus lui apparurent, presque les épaules, le cou indéfinissable à cette distance. Byron parlait toujours. Il n'y avait aucun sentiment à fleur de sa peau, rien qui laissât deviner où il voulait en venir. Il ne l'avait pas attendue. Il m'en aurait parlé, dit le nègre, sa voix s'infiltra dans la brèche. Il se remit au travail. En bas, Byron avait levé la tête en entendant les glissements du rabot mais il n'avait rien dit, Emily demeurait étrangère à cet environnement, une légère sueur parut sur la peau de son front. Byron observa tranquillement le trajet de la goutte. Sous la charpente, le nègre voulait encore savoir. Pour savoir, il faut voir, pensa-t-il. Le robot se coinça dans un nœud. Il le dégagea en grognant. Un coup d'œil entre la panne et la sablière le renseigna. Byron était toujours assis à la table, penché sur le projet inondé de lumière. Emily s'était éloignée. Le nègre ricana en voyant les sandales rouges dans l'herbe verte. La chemise était blanche, la jupe paraissait bleue, Emily cueillit un fruit. Pourquoi a-t-elle faim ? se demanda le nègre. Il eut envie de crier. Il ouvrit la caisse à outils et en extrait une herminette. La nouvelle panne était informe. Il connaissait des formes agréables à l'œil. Le premier éclat révéla une de ces lueurs. Il n'y a pas autre chose à faire, se dit le nègre. Il trouva le rythme. La panne renaissait. L'herminette était une partie de son cerveau. Il pensa à ces copeaux informes et noirs, caressant en même temps le corps de la panne devenu lisse, lumineux, instable. Il les entendit monter. La tête d'Emily parut au ras du plancher. Il aperçut la pointe d'un sein quand elle s'accroupit au bord de la trappe pour prendre le chapeau que Byron lui tendait en le lui reprochant. Elle ne se leva pas. Elle s'assit, passant de l'accroupissement à la position assise à la faveur du croisement de ses jambes que le nègre décrivait avec elle. Il passa un doigt rêveur sur le fil de l'herminette. Byron était à genoux près d'Emily. Elle avait posé une main sur son épaule. La main tenait le chapeau, l'épingle, le nègre chercha le foulard, il le trouva au cou d'Emily. Byron entreprit alors de commenter le travail du nègre. Il expliqua l'herminette. Emily parcourait la surface du plafond. Le nègre lui aurait expliqué aussi cette géométrie nécessaire. Elle était ravie. Byron dit : « Il ne va pas tarder à arriver. Jack vous expliquera. Puisque c'est ce que vous voulez... » Qu'est-ce qu'elle voulait ? Byron redescendit. Emily regarda le nègre. Il aimait les yeux des femmes. Il évitait toujours de s'y égarer. C'était si facile de ne plus revenir. Elle voulait voir. Le nègre lui indiqua le soulèvement de la vieille panne au-dessus de la sablière. De là, on voyait très bien ce qui se passait en bas. Il avait cette habitude. Byron savait tout de lui. Si elle voulait regarder, il se remettrait au travail et Richard n'y verrait que du feu. Il était en retard. Le nègre enjamba la panne calée sur le plancher. Il était plus près d'elle. Son regard effleurait la surface de la sablière. Il lui demanda si elle voyait bien ce qu'elle avait l'intention de regarder. Les mèches noires de ses cheveux formaient une géométrie de boucles et de pointes sur son épaule. Le soleil y projetait des ombres : profondeur, pensa le nègre, elle est profonde et je désire cette profondeur insensée, elle va s'en apercevoir et me haïr. Mais Emily ne songeait qu'à ajuster son regard. Le soleil l'éblouissait. Elle souffla dans la poussière qui en effet s'éleva, mais elle se redéposa lentement, odorante et tranquille. Je n'ai plus besoin de vous, dit-elle. Il recula jusqu'à la panne. Dois-je continuer ? dit-il d'une voix faible. La tête d'Emily pivota lentement : vous ne comprenez rien ?

— Ça ne me regarde pas, Madame. Je ne veux pas comprendre.

— Remettez-vous au travail. Je n'existe plus. Compris ?

— Oui, Madame. Retrouver le rythme était maintenant la plus importante des choses qui restait à faire. Ensuite, tout serait plus facile, les copeaux, le nombre des copeaux, l'accumulation des copeaux, la chute, l'envol des copeaux, plus faciles, plus dicibles, moins aléatoires. Il se mit à travailler pour ne plus penser à elle. Il lui tourna le dos. Son ombre arrivait jusqu'à lui, imprécise, immobile, traversée de copeaux noirs et blancs. Il la retrouvait toujours au moment où le sens à donner à cette panne lui échappait encore. Elle était silencieuse, crispée, peut-être furieuse. Elle étreignait sa propre chair. Il regarda cette main, la cuisse blessée, il n'y avait rien d'autre à imaginer. Elle dit : ne vous arrêtez pas. Il a levé la tête. Instinctivement. Continuez, je vous en prie !

Elle ne crierait pas. Elle ne trahirait pas sa présence. Comment s'expliquerait-elle ? Il pouvait la posséder. Il la désirait. Désirer une femme parce qu'elle est une femme est une ignominie. Il avait souvent forcé des femmes, toujours les mêmes, le même type de femme, des femmes en attente et il n'avait jamais rien su de cette attente, tout s'était toujours achevé dans un silence infini. Déchirer le vêtement est un plaisir inavouable. Il les avait déshabillées, lentement, dénouant, déboutonnant, ouvrant, froissant, mais jamais il n'avait cédé à la tentation de déchirer cette surface de femme que la femme n'explique plus depuis que la nudité se vend au prix du désespoir. Il s'approcha d'elle. Il était nu, humide. Il la toucha. Il aimait cette laideur tranquille. La chemise glissa sur sa peau. Il dénoua ses cheveux et les empoigna pour la forcer à se pencher sur sa verge. En bas, Byron écoutait Richard qui lui conseillait de se mettre à l'abri de la pluie. Le vent arriva par rafales. La tignasse de Byron était secouée dans tous les sens. Richard entra et ferma la porte. À travers la fenêtre, il regarda la silhouette immobile de Byron. Il avait jeté en vrac tous les papiers sur la table. L'eau dégoulinait sur un banc. Il rangea le théodolite dans son étui, plia le trépied, épongea toute l'eau et entreprit de remettre les papiers dans l'ordre. Il vit Byron entrer dans la grange puis en ressortir avec Emily. Le nègre les suivait. Emily entra dans sa voiture. Le nègre luttait contre le vent à cause d'un parapluie qui n'abritait personne. La voiture fit une embardée. Il n'entendait pas le moteur. Il entendait le vent, le vent au ras de la terre, dans les arbres, contre les murs, dans la cheminée, la voiture disparut au bout de l'allée, le nègre s'acharnait à retourner le parapluie dans le bon sens et Byron entra. Il dit : il n'y aura plus d'éclaircie aujourd'hui.

— Ne me dites pas qu'Emily a une aventure avec ce nègre absurde !

— Je ne le trouve pas absurde, moi. C'est un bon ouvrier.

— Emily est désespérante, il s'en rendra compte.

— Je ne crois pas qu'il la cherche, dit Byron. Ça n'arrivera plus.

— Ce qui lui arrivera, c'est le malheur. Elle ne veut pas le reconnaître. Mais nous n'en parlerons pas. Vous avez raison : il n'y aura plus d'éclaircie. Autant que je m'en aille maintenant qu'il fait encore jour. Je reviendrai demain à la faveur d'une éclaircie. Tenez-vous prêt.

— Je m'occupe de tout ranger, ne vous inquiétez pas. À demain.

— Parlez-en à ce nègre absurde.

— Il ne comprendra pas. Il va se marier. Au printemps.

— Qu'il aille au diable ! dit Richard en fermant la porte. (Byron ne le regarde pas s'éloigner. Il entend la course du nègre dans la cour, le nègre qui dit, à travers la même porte : je peux entrer ?

— Je ne te demande pas si elle a aimé ça. Fous-le camp.

— Je viens chercher le théodolite.

— (la voix de Richard : ) Donnez-lui donc ce sacré truc ! Demain, je travaillerai sous la pluie si elle arrive, le nègre me secondera, il est d'accord.

— (la voix de Jack : ) Laissez-moi le temps de lui en parler.

— Je vous aiderai, dit Byron qui a entrouvert la porte. (le visage de Richard lui apparaît.) Le nègre travaillera dans la grange.

— Le nègre aurait aimé se servir de ce truc (dit le nègre).

— Fous-le camp, Jack ! (à Richard : ) Je vous aiderai. Même s'il pleut. Je vous promets de ne plus me plaindre de la pluie.

— (Ne lui faites pas confiance, dit le nègre).

— Bon, alors : à demain, Byron. Le nègre peut venir s'il n'a rien d'autre à faire. Il voulait simplement se rendre utile et en profiter pour s'initier à la topographie.

— Une autre fois, Jack (dit Byron d'une voix lente et tranquille).

— J'ai du travail sous la charpente, reconnaît le nègre.

— Il y habitera avec sa femme, explique Byron. Il l'épouse au printemps. Il faudra bien tout l'hiver pour aménager la grange. Pas le temps de se remettre aux études, Jack. (à Richard : ) Je vous aiderai.

 

 

Chapitre IX

19 juillet

 

Le plongeur quitta Puente del Río à cinq heures du matin. Son matériel avait été soigneusement rangé par son épouse dans la malle du tricycle. Il avait lui-même attaché la bâche. Maintenant le moteur peinait au-dessus du río Chico. Le plongeur était sujet au vertige. Grâce à Dieu, il n'en avait jamais été la victime. C'était un homme de trente ans, il était marié à la fille d'un pêcheur de coquillages et il était le père de deux enfants qui avaient hérité l'intelligence de leur mère. Il songeait à cette intelligence, les yeux fixés sur la route, devinant la profondeur, sa dangereuse perpendicularité. Les montagnes étaient transparentes à cette heure, une demi-heure avant le lever du soleil. À l'embranchement du barrage et de Polopos, il réfléchit. Il ne savait pas lire. Il choisit de continuer la montée. Il était parti trop tôt de Puente. Sa femme le lui avait reproché. Ses enfants dormaient. Elle n'avait pas voulu qu'il les embrassât. Il était parti de Puente (trop tôt) avec ce regret. Il arriverait à Beñinar avant le curé. Il attendrait. Attendre ne lui coûtait rien. Il ignorait tout de sa patience. Une fois descendu du tricycle, les pieds sur la terre ferme, il n'éprouverait plus ce vertige qui était un héritage familial. Il ne se souvenait plus de quel côté. Il n'avait pas connu sa mère. Il avait des frères. Il vivait de son travail. Son épouse ne se plaignait pas. Il la suivait. Elle travaillait avec son père. La barque n'était pas faite pour trois. Il attendait sur le quai. On le taquinait. C'est lui qui livrait les coquillages. Il était précis comme un mécanisme d'horlogerie. Mais le temps ne passait pas. Il ne se souvenait pas de l'avoir vu passer. Il avait été un enfant triste et sale. Deux ans au service de la Marine l'avaient un peu éduqué dans le sens des autres. À ses heures, il était plongeur, et il rendait service à tous ceux qui le connaissaient. Il avait enseigné la plongée à sa future femme. Elle avait bien voulu partager avec lui la subvention que l'État lui avait concédée pour qu'elle améliorât ses connaissances professionnelles. Ils s'étaient mariés. Son beau-père connaissait un nombre incalculable de noyés. C'était un vieil homme expérimenté. Il aimait ce bien intangible. Il en parlait souvent. Les noyés ponctuaient son discours. Il y avait aussi des femmes. Il haïssait sa patrie. Le curé était venu il y avait trois jours. Il avait mangé avec eux. Il déjeunait tous les jours chez les autres. Le soir, il se contentait d'une soupe et de pain trempé. Le matin, tout le monde le savait, il volait des fruits dans les jardins attenants à l'ermitage. Il accusait les enfants mais n'en montrait aucun du doigt. Il était venu voir le plongeur. Il l'entraîna dans une pièce voisine et dit :

— On peut plonger dans n'importe quelle eau, dites-moi ?

— Il n'y a pas de raison de ne pas plonger dans une eau propre et tranquille.

— La boue, ce n'est pas de la saleté. Les algues non plus ? Il y a beaucoup d'algues. De la boue aussi. Mais l'eau est tranquille. Vous y plongerez.

— S'il ne s'agit que de boue et d'algues, et si l'eau est tranquille.

— Elle l'est. Dieu bénisse ce qui ne peut pas être une aventure. Bien entendu, nous ne vous paierons pas. Êtes-vous d'accord ?

Il était d'accord pour plonger dans une eau boueuse et tranquille en échange d'un peu de cette considération qui était le seul but de sa vie paresseuse. Le curé l'embrassa. Ils retournèrent à table. Son épouse ne l'interrogea qu'une fois la nuit tombée. Ils étaient couchés. Il lui expliqua ce que le curé et les paroissiens de Beñinar attendaient de lui.

— Mais, dit son épouse, les seuls paroissiens de Beñinar sont les morts.

— Le curé n'est pas mort. Je trouverai ce crucifix !

C'était un défi exaltant. Il regarda sa femme dans les yeux pour qu'elle trouve dans les siens les prémices de cette nouvelle passion. Il plongerait dans le lac, il traverserait cette surface immonde. Les ruines de l'ancienne église, c'est-à-dire des pierres car lors de sa démolition, on avait récupéré toute la toiture, les portes, les vitraux, les meubles, les croix, les bobèches, les marches d'escalier, on avait vidé la sacristie de tous ses trésors et on avait oublié le crucifix, ce n'était plus un secret pour personne. Cela s'était passé il y avait longtemps. Le curé de l'époque, qui avait dirigé les travaux de démolition et qui maudissait tous les jours les entrepreneurs obscurs d'un futur qui n'était plus celui de sa foi, avait longtemps gardé le secret de cet oubli. Il n'avait rien avoué. Il avait laissé une lettre à son successeur. Celui-ci avait d'abord pensé qu'il devait garder le secret. Son prédécesseur lui expliquait dans la lettre toutes les manœuvres utiles à la conservation du secret, car les gens posaient des questions. Le mensonge s'effritait lentement. Le nouveau curé assistait désespérément à cette érosion. Un jour, il révéla le secret pendant la messe. Le village avait disparu sous les eaux du río Grande, mais toute la paroisse s'était longtemps retrouvée, presque au complet, dans la seule église du village voisin, Polopos, où ils avaient trouvé refuge et travail. Puis les gens se sont mis à mourir, à oublier, à espérer. Le curé mourut à son tour. Le jeune curé qui l'enterra découvrit la lettre dans le missel que le vieux curé lui laissait. Personne n'avait ouvert le missel. Le vieux curé ne prétendait pas obliger le nouveau à garder le secret du crucifix oublié. Vous choisirez, avait-il écrit, selon votre conscience. Dans un premier temps, le curé (nouveau) n'accorda aucune importance au crucifix, ce qui l'autorisa à négliger la portée du secret. Cela dura des années. On ne réussit pas à créer le mythe du crucifix. Personne n'en trouva les mots. Don Guillermo, qui avait été torero dans sa jeunesse et qui maintenant écrivait des chansons, ne trouva pas l'inspiration. Il était allé se recueillir sur les bords du lac et il avait franchi plusieurs fois les barrages, mais en vain. Il rouvrit la maison de famille qui était construite dans une pente au-dessus du lac. Il l'avait désertée pour des raisons différentes de celles qui avaient conduit tout le village à s'exiler à huit kilomètres de leur lieu de naissance pour tenter de vivre encore avec ce souvenir intense et effroyable pour seul compagnon de route. Don Guillermo ne se souvenait pas. C'était la seule raison de son silence. Il s'installa dans la maison familiale qui fut d'abord investie par des femmes de ménage dont aucune n'était native du lieu. Il regretta doucement cette distorsion mais une fois la maison habitable (on n'y respirait plus cet air empoussiéré qui le faisait éternuer) il retrouva vite ses vieilles habitudes. Il chercha d'abord cette enfance. Il la transporta au bord du lac. Il trouva des signes de renaissances à cause de la végétation, ou d'un chemin. Mais il n'y eut rien à faire. Il finit par avouer son échec. Il mit la maison en location. Elle fut occupée tout l'été par des touristes silencieux. À l'entrée de l'hiver, après un automne qui l'attrista quelque peu, la maison fut de nouveau habitée. Les volets du premier étage ne s'ouvrirent jamais. Seules les portes-fenêtres du rez-de-chaussée donnaient signe de vie. Le jardinier qui s'occupait du jardin n'ajouta rien aux commentaires. Le locataire lui avait payé ce silence. On le fit boire. Sur le marbre étincelant d'un comptoir, il se laissa emporter par la mort et il cracha plusieurs olives à cette occasion. Don Guillermo en écrivit une chanson mais c'était une excuse indigne du manque d'inspiration qui l'avait presque détruit au bord du lac. Le locataire accepta un verre sur la terrasse. C'était un étranger. Il aimait la solitude. Il regrettait la disparition du village. Il plaignait ses gens. Il avait besoin d'un nouveau jardinier. La chanson de don Guillermo l'émut jusqu'aux larmes bien qu'il ne comprît pas le sens des paroles. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, dit don Guillermo, n'hésitez pas à me le demander. Il y aura toujours quelqu'un pour vous aider. Je connais tout le monde ici. Don Guillermo ne connaissait pas tout le monde. Sa mémoire n'était pas aussi infaillible qu'il le disait. Indestructible mémoire, ma fille... chantait-il. Elle l'avait bien trahi au moment de traverser mentalement toute la distance de la surface au sol ancestral. Il avait seulement papillonné avec les moustiques, rien de plus. Le locataire retourna chez lui avec l'impression qu'on se moquait de lui plus que de don Guillermo auquel il rappela ses promesses de restaurer la cheminée. Don Guillermo secoua une tête vaincue. Bien, dit-il une fois le locataire parti. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de crucifix ? Quelqu'un veut-il bien me rafraîchir la mémoire ?

Voilà à quoi songeait le plongeur. Il était arrivé à l'ermitage. Il avait rangé la moto sous le porche et il s'était assis sous les eucalyptus. Le curé prendrait le temps d'arriver. En attendant, il pouvait penser à cette histoire. C'en était une, à n'en pas douter. Il ne connaissait pas tous les détails. Les détails de l'histoire, c'était les portes ouvertes sur la vie de ces gens qu'il ne connaissait que de vue, sa famille n'ayant jamais franchi le río Chico, tournant le dos aux montagnes à cause du travail dans la mer. Des montagnards, il en descendait quelques-uns les jours de marché, mais il n'en connaissait aucun personnellement. Tout le monde à Puente se reconnaissait une origine montagnarde. La montagne nourrissait ce peuplement côtier. Mais le plongeur arrivait d'ailleurs. Non : de quelque part, pensa-t-il en frémissant. Le moteur rutilait sous le porche. La bâche était agitée, presque cadencée. Il ne sentait pas ce vent léger. Les eucalyptus étaient étrangement immobiles. Il guetta les feuilles. Elles étaient noires, le ciel clair leur donnait un sens, le plongeur s'égara un peu dans ces déchiffrements. Le médecin lui avait dit que le vertige n'est en aucun cas une maladie. C'était une fatalité. Par contre, il avait lu dans une revue médicale que la peur du silence est le signe avant-coureur d'une quantité effroyable de maladies de l'esprit. Le plongeur lui avait parlé de cette peur sans vraiment vouloir la confier. Comment en était-il arrivé à en parler à un étranger ? Il n'en avait jamais parlé à sa femme. Mais la bâche claquait doucement sous le porche. Il était paralysé mais presque tranquille. Incapable toutefois de se concentrer pour surveiller le silence de la route par laquelle arriverait bientôt le curé. Il avait vaguement entendu parler du petit tableau de peinture qui avait inspiré cette recherche à presque toute la paroisse. Il était le seul plongeur de la contrée. Il était donc logique qu'on s'adressât à lui. De plus, il exigeait rarement un salaire. Cela devait se savoir aussi. Le plongeur avait un mal fou à se former une idée de ce que les autres pouvaient penser de lui. Il n'arrivait jamais au bout d'une telle réflexion toujours interrompue par une espèce de paresse qu'il savait nourrir dans un coin secret de son âme. C'était sa perversité. Il ne l'appliquait jamais qu'à ses propres raisonnements. La paresse lui inspirait d'autres paresses moins dicibles. C'étaient les sous-ensembles de son désarroi. Il n'avait vraiment aucune idée de ce qu'on pouvait en penser. Mais peut-être n'était-il que le reflet de leurs exigences, image troublante et sans épaisseur à la surface d'une eau qu'il avait fini par épouser. Personne ne lui avait adressé aucun reproche. Il n'y avait rien d'aussi douloureux à se rappeler dans sa mémoire. Mais le vertige n'était rien. Il n'y trouva jamais l'origine de ce silence qui lui faisait perdre la tête maintenant qu'il connaissait la peur imprévisible qu'il lui inspirait. Il y avait une relation entre la fatalité du vertige et la tentation du silence. La paresse était le funambule de cette trajectoire. Dessous, la profondeur est d'une exigence assassine. Le petit tableau de peinture avait été peint par les touristes qui avaient passé tout un été dans la maison de don Guillermo, quelques mois avant que l'actuel locataire ne l'y trouvât accroché au-dessus du lit dans lequel il avait choisi de passer ses nuits. Il avait décroché le tableau pour le remplacer par une croix strictement géométrique dans laquelle abstraction il eût été vain de chercher un visage et encore moins le moindre signe de la douleur partagée. Il renvoya le tableau à don Guillermo par l'intermédiaire de la femme de ménage. Don Guillermo lui écrivit un billet dans lequel il exprimait son hésitation : le tableau ne lui appartenait pas. Il supposait qu'il avait été laissé par un des locataires de l'été dernier. Il l'avait vu peindre sur les bords du lac, et c'était même la raison pour laquelle durant tout cet été don Guillermo n'avait pas pu aller lui-même chercher cette inspiration qui lui manquait tellement maintenant qu'il en avait reconnu l'intranquille voyage. Le touriste peignait dans une espèce de fièvre qui lui avait inspiré un écœurement viscéral. Il avait à peine vu le profil de ce forçat, mais les couleurs étaient celles du lac et des montagnes, même le ciel entrait dans cette toile inacceptable que la distance, à travers la lunette, pouvait rendre encore plus exigeante. Il tremblait. Maintenant, il ne se souvenait plus de ce tableau. Mais peut-être que le touriste cherchait simplement ce que tout le monde voulait trouver. Participait-il de ce désir ? De quel droit ? Quelqu'un l'avait-il reconnu ? En tout cas, le crucifix figurait bien sur la toile qu'on lui attribuait maintenant. La science de don Guillermo ne fut mise en doute par personne. Il exposa le tableau à l'ermitage, dans le cagibi qui faisait office de sacristie mais que la femme de ménage peuplait de balais étranges et faux. Cette bizarrerie inquiéta le locataire. Il revit le tableau dans ces conditions. Dans le sable, au bord du lac, le crucifix était couché, tragique et solitaire. C'était le ciel de Beñinar, un ciel inoubliable maintenant, même de seconde main. La couleur des pentes et des abrupts était fidèle, on reconnaissait le chemin jaune, les ruches bleues, et l'ombre des pins sur les berges du río Grande. La maison de don Guillermo avait bien l'air de cette tache furieuse. Le portail était figuré, à la hauteur de la route, par des hachures régulières et profondes. Le tableau n'étant pas signé, et don Guillermo n'ayant pas déclaré cette location (il en rougissait maintenant mais ne promettait pas de recommencer : le locataire voulait exhiber son contrat pour participer à l'autodafé), on ne connaissait pas l'identité civile du peintre. C'était d'ailleurs peut-être un tableau plus ancien. On trouva la peinture bien sèche pour un tableau si récent. Mais peu importaient les circonstances qui avaient présidé à son existence. Le crucifix était une réalité. Son double était apparu. On ne douta plus de sa présence au fond du lac. Le maître d'école tenta de décrire le fond de ce lac, mais personne ne l'écouta. Quelqu'un eut l'idée de plonger. On cita le chiffre approximatif de cette profondeur. On parla aussi de la surface à explorer. Le plongeur, consulté, ne dit pas non. Le nouveau curé s'était montré convaincant. On flatta respectueusement son dos pour y découvrir une bosse. On parla de la bosse du plongeur. Il dit oui enfin. Il montra le matériel. On revit pour la nième fois, grâce à une nonne qui le conservait religieusement, un Cousteau 8mm qui ne se rompit qu'une fois. Le plongeur, qui était maintenant assis sous le porche de l'ermitage à cause du soleil, sourit en se rappelant ces images merveilleuses. Il s'était renseigné sur le prix d'une caméra. Le chiffre, lentement révélé par don Narciso, qui était photographe quand son métier de camelot lui en laissait le temps, le chiffre ne rencontra aucune signification dans l'esprit du plongeur. Il n'en parla jamais à son épouse bien qu'il sût qu'elle avait le pouvoir de donner un sens à ce chiffre inexplicable autrement que par son énormité. Les images de Cousteau avaient réveillé ce désir. Le soleil inonda le patio. Il pouvait sentir l'odeur de l'huile qui s'égouttait du carter. N'avait-il rien oublié ? Il n'avait aucune envie de refaire le voyage pour une broutille indispensable. Il jeta un œil triste dans la secouette qu'il portait en collier. Le curé songerait peut-être, la voyant vide, à y mettre un peu de son tabac. Ce n'était pas beaucoup demander. Mais il ne le demanderait plus. Il avait envie de fumer. Il bourra sa pipe de feuilles d'eucalyptus et la fuma presque tranquillement parce que son esprit, ce matin, lui paraissait agile et facilement influençable. Le curé était en retard. Il pouvait monter tout seul à la maison de don Guillermo où le locataire les attendait. C'était un homme impatient, matinal et peut-être cruel. C'était tout ce qu'on savait de lui. Il courtisait la femme de ménage chaque fois qu'elle venait : il lui parlait tandis qu'elle cuisinait la nourriture qu'il consommerait pendant trois ou quatre jours (elle venait le vendredi et le mardi) en pensant à elle ; il regardait épousseter, balayer, chiffonner, lustrer, il n'y avait pas assez de verbes dans cette maison pour la décrire. C'était une femme agréable, assez jolie, qui passait le reste de son temps à paresser sur la terrasse de la maison dont elle avait hérité et que personne ne partageait avec elle. Elle n'avait plus de famille au village. Sa famille ne lui écrivait plus. Quelquefois elle pleurait, abattue sur la balustrade tremblante, et on évitait de la regarder. Ses longs cheveux étaient censés transporter ces larmes mais personne ne songea à elle pour interpréter la Vierge, elle en avait l'âge, la beauté tragique, elle aurait même été belle en juive éplorée. Le plongeur aimait cette femme parce qu'elle était seule et n'avait besoin de personne pour exister. Peut-être même n'avait-elle aucun désir d'amour. Le mardi, et le vendredi, elle arrivait à l'heure et elle attendait en fumant une cigarette. Il la regardait fumer à travers le rideau de la cuisine. Son épouse était en mer et les enfants à l'école. Il pouvait la regarder et la faire attendre. Elle paraissait avoir un corps parfait. Elle était patiente. Elle inclinait doucement la tête pour saluer des passants qui un infime moment se figeaient sur la rondeur de ses genoux. Lui, il poussait le tricycle dans la cour et elle se levait pour ouvrir le portail. Il lui serrait la main. Il la désirait et il avait honte non pas de ce désir mais plutôt de ne pas trouver la force de lui montrer le sens de ce désir tout entier retrouvé dans un pénis que les vibrations du siège de la moto continuaient d'exacerber. Elle était assise dans la malle et ses cheveux caressaient ses mains sur le guidon et même quelquefois, s'il se penchait, faisant pression sur ce pénis inavouable, les cheveux, leur odeur, ils étaient insaisissables, les cheveux touchaient enfin son visage et il croyait en finir avec le plaisir. Il entendait son cri. Elle avait eu peur du fossé. Elle se retournait pour lui reprocher cette imprudence. Le pénis revenait au plaisir, mais sans y toucher cette fois. Il bredouillait des excuses, se demandant pourquoi elle ne s'étonnait plus de ces recommencements. Au début, elle avait exigé qu'il arrêtât le tricycle et elle en était descendue pour exprimer sa fureur. Le pénis explorait la pression du pantalon contre la cuisse. Il prétendit avoir évité un caillou. Un caillou ? Je n'ai pas vu de caillou. Vous vous êtes endormi. Je ne peux tout de même pas monter à pied. Soyez raisonnable (et elle prononça son nom ; il ne connaissait pas le sien ; il désira le connaître). Une fois (seulement une fois) il frotta désespérément son pénis dans le coussin qui garnissait le fond de la malle et qui était l'œuvre de sa femme. Il exposa le tricycle au soleil dans l'attente du séchage de la tache. Elle avait tenté de l'humilier à propos de son inaptitude à la conversation avec les femmes. Elle avait trouvé les mots justes. Il la traita de garce, mais cela se passait dans l'extrême silence de sa tête. Il l'avait regardé ouvrir la grille du portail, celle du tableau qui expliquait en partie sa présence ce matin sous le porche de l'ermitage et cette attente maintenant fatiguée du curé qui ne viendrait peut-être pas à cause d'une agonie. Elle avait remonté l'escalier taillé dans la roche. Le locataire l'attendait sous les arcades. Il lui parlait. Elle riait. Elle avait ce petit rire qui est la porte ouverte du plaisir. Peut-être, songea le plongeur. Peut-être. Mais ce matin il était venu seul parce qu'on était lundi. Il la reverrait demain. Elle était tellement réelle qu'il eut envie soudain de n'exister que pour elle. Il ne trouva pas une rime en « in ». Peut-être « matin ». Mais comment retrouver le matin au bout de ce médiocre quatrain ? C'était une manière bien tristounette de mettre fin à un rêve labyrinthique. S'il n'avait pas eu si honte de ses propres sentiments, il aurait recherché le conseil éclairé de don Guillermo qui après tout n'était pas aussi mauvais poète qu'on le disait. D'ailleurs, qui le disait ? Les mauvaises langues ne font plus la poésie. Les bonnes non plus d'ailleurs. Il sursauta. Le soleil était en train de réchauffer sa cuisse. C'était le temps qui passait. Cela se passait entre le porche et le soleil. Cette géométrie d'ombre et de lumière le poursuivait lentement. Il recula encore dans l'ombre. Cette fois, il se rapetissait.

Le curé ne viendra peut-être pas, se dit-il. Cette idée ne l'amusait pas du tout. Il dut penser : peut-être aussi que je suis en train de rêver, pour accepter d'en sourire. Cette lutte contre le silence le détruisait peu à peu. Il n'y avait pas de remède à cette maladie. On pouvait en parler. Mais pour cela, il eût fallu accepter l'idée de quitter Puente le temps d'entrevoir enfin l'idée de guérison. Cela pouvait durer des années, disait-on. Des années loin de Puente, « au diable » comme disait son beau père que sa fille alimentait de ses propres désirs, c'était tout simplement impensable, non pas à cause de ces désirs, qui étaient effectivement destructeurs du bien-être promis, mais parce qu'il ne s'imaginait pas « ailleurs ». Le curé avait souri en entendant ce mot. Le plongeur avait frémi. Il n'avait pas vraiment la foi. Il croyait. Cette fragilité le déprimait. Il aimait sa femme. Ses enfants l'intimidaient. Voulaient-ils ressembler à leur mère ou bien ne pouvaient-ils rien contre cette expérience ? Adam et Ève se promenaient tout nus sur les murs de l'église. Les voir, c'était leur révéler ce qu'ils étaient en réalité. Il cherchait leur regard mais il ne s'approcha jamais. Il n'écoutait pas la messe. Il ne lui obéissait pas. Mais il ne traversa jamais le chemin qui le séparait de cette figuration que mille bougies animaient frénétiquement de leur multiplicité. Désirs. Seules les vieilles se signaient en passant devant ces deux corps absolument nus et désirables. Leurs mains tentaient de cacher les attributs sexuels. L'attention se cristallisait sur cette place vacante. Il revenait de la messe presque furieux, dérangeant la table sous prétexte que c'était de l'argent jeté par les fenêtres. Les enfants jetaient un œil désespéré sur la friture. Il regardait leurs mains. Il ne les aimait peut-être pas. Peut-être ne savait-il rien de l'amour. Il pouvait en imaginer les formes imprévues, mais au moment de dire « je t'aime », il se sentait étrangement vide, cette transparence l'annulait, il se réduisait encore, ne jouant qu'un rôle dérisoire à table, au lit, au travail, « ailleurs ». Souffrir à cause des autres est inacceptable. Il aurait aimé cette révolte. Il la rencontrait quelquefois dans le regard de sa femme. Mais savoir que la douleur est intime, qu'on n'existe pas sans elle, qu'on est perdu parce qu'elle explique tout, c'était tout simplement anéantissant. Il ne jouait pas. Il se voyait. Il avait ce pouvoir. Ses enfants avaient plutôt hérité l'orgueil de leur mère. Leur grand-père en était jaloux. Il harcelait le maître d'école, il était prêt à condamner les autres enfants et il ne ratait pas une occasion de s'en prendre au garde municipal s'il ne le trouvait pas posté à l'heure à l'angle de l'école et de la rue majeure du village. Tout cela irritait le plongeur, mais il était impuissant à en changer la répétition. Normalement, le lundi matin, il ne montait pas au barrage pour y attendre un curé imprévu. Le lundi matin, il revenait du quai d'amarrage. Il n'avait pas regardé longtemps la barque s'éloigner à la godille entre les digues. Il s'installait devant la cabane, n'ayant rien à faire, sinon regarder le seuil des autres cabanes et jeter un œil incrédule sur le chantier où l'on commençait à deviner à quoi ressembleraient les nouveaux baraquements. Ces alignements de murs et de trottoirs, gris et presque informes, le condamnaient au silence. Les autres en avaient fait leur principal sujet de conversation. Évidemment, on ne leur demandait pas de payer. Mais on ne leur laissait pas le choix. Ils parlaient plutôt des dimensions et regrettaient amèrement l'absence de fenêtres. Ils pouvaient fumer la pipe en attendant le retour des enfants, rendant de menus services, tristes et gauches, ayant déjà vécu et n'espérant plus rien pour eux-mêmes. Le plongeur dénotait. Un autre jeune homme figurait parmi eux. Mais c'était un fou. Il était petit et étroit. Il buvait trop de vin et il agaçait les femmes. On le surveillait du coin de l'œil. C'était un habile chapardeur. Son grand-père, assis sur un cageot, recevait ces offrandes en rougissant. On ne le lui réclamait pas. Le plongeur haïssait ce fou. Il l'aurait tué si l'occasion s'était présentée. Il songeait à ces circonstances en surveillant le manège du fou qui n'ignorait rien de cette haine. Il la provoquait toujours avec un art inévitable. Mais si une femme passait, jeune ou vieille, même enfant, il abandonnait le plongeur à son triste sort et se dépêchait de se rappeler les vers de son dernier poème. Le plongeur n'écoutait pas ces mots. Le fou avait dans l'idée de lui voler son équipement de plongée. Il avait été assez prudent pour ne plus le laisser dans la cabane. Il était sur le lit. Le fou ne pouvait pas le deviner. Il était convaincu qu'il le trouverait dans la cabane. Le plongeur avait fait acheter à son beau-père un énorme cadenas. Chaque fois qu'il entrait ou sortait de la cabane, et même si le fou n'était plus là pour l'importuner (il pouvait se cacher n'importe où dans ce dédale), il bousculait d'un coup de hanche habituée le gros cadenas qui reprenait sa course pendulaire et envoyait dans le ciel des reflets significatifs. Le fou aimait bien les reflets. Il aimait moins le cadenas. Et il détestait le plongeur. La femme du plongeur riait elle aussi. C'était elle qui fermait le cadenas. Elle emportait la clé à son cou. Le fou admirait ce long cou qui avait l'air facile, serein. Elle riait pour se moquer de l'impatience de son époux. Mais que disait-elle ? Jamais le fou ne s'approcha assez pour entendre ces paroles que le plongeur recevait sans répondre, louche et oblique au moment de les écouter. La femme lavait ses pieds dans la fontaine. Il aimait cette eau. Il la buvait, ce qui provoquait d'autres rires. Un jour, il y versa toute une bouteille de vin. Un chien lapa ce breuvage. Le fou tenta de s'y noyer. Le plongeur le tira de cet enfer par les cheveux. Le fou hurlait. Personne n'aida le plongeur. Le grand-père du fou pleurait. C'était peut-être un paralytique. Le plongeur n'avait pas pensé à cette explication. Le père du fou était un homme violent et ombrageux qui n'avait plus de femme. Il maudissait son sexe. Il maudissait le sexe des femmes. Il poursuivait les enfants de sa vindicte. Mais jamais il ne s'en prit à son fils. Il l'embrassait chaque fois qu'il rentrait. Le fou plongeait ses mains dans les cageots de coquillages. Il avait l'air heureux. Mais il avait voulu mourir à cause de la femme du plongeur. Le père du fou ne croyait pas à cette histoire. C'était son propre père qui la lui racontait. Il lui demanda de se taire, mais le vieux continuait. Le fou gisait sur un tas de filets. Il délirait. Son père était immobile entre ce délire qu'il ne déchiffrait pas et le commentaire litanique de son propre père qui ne voulait pas se taire. Le plongeur s'éloigna. Sa femme s'assit dans la malle du tricycle, à la place de la femme de ménage qu'il aimait tant. Il lança le moteur. Son beau-père posa sur ses épaules une lourde bâche soigneusement pliée. Elle sentait le goudron. Il embraya. Son beau-père trottinait à côté. Ils saluèrent le père du fou, d'une seule voix. Les cheveux de la femme s'élevèrent. Il entendit la voix de son beau-père, elle s'éloignait, il ne la comprenait plus. Sa femme tenait ses cheveux d'une main. De l'autre, elle étreignait le bord de la malle. Mais elle ne disait rien. Elle ne dit rien de tout l'après-midi. Le soir, elle s'endormit avant lui. Elle dormait nue. Elle sentait le poisson. Un touriste avait dit qu'elle sentait la marée. Son père ne lui trouvait aucune odeur. Que se passe-t-il dans ma pauvre tête, pensa le plongeur.

Il s'était endormi. N'ayant pas de montre, il se fia au soleil. Il avait faim et rien à manger. Il chercha dans une broussaille, y trouva peut-être des asperges sauvages et il les croqua sur le bord du chemin. Il scruta la vallée. Le río était sec. Même les roseaux avaient jauni. Les lauriers-roses n'étaient pas en fleurs. Il avait la nausée. Il trébucha, eut peur et revint à proximité de l'ermitage. Ces tentatives ne lui réussissaient pas. Il serait crevé pendant toute la journée. Le curé finirait de l'agacer. S'il venait. Ne l'avait-il pas promis ? Le curé avait une voiture. Il transportait l'essence dans des bouteilles en verre. Peut-être était-il tombé en panne. Le plongeur songea à redescendre. Il roulerait à gauche, prudemment, à cause de la vallée que le soleil éternisait maintenant. J'ai peur de l'infini, pensa le plongeur. Tout le monde en a peur. Je ne fais pas exception à la règle. Cette idée le ravit. Il lorgna des mandarines mais il les savait amères. Il fit le tour et trouva un coin tranquille. Il fallait se coucher pour voir le ciel. Sinon le regard était arrêté par des ruines. Il était à l'intérieur d'une cuisine. Il reconnut les restes d'un évier, y chercha une date, en épousseta un angle pour trouver la pierre. Sa femme lui reprochait toujours cette curiosité. Elle n'était pas discrète. Elle mentait avec facilité. Elle était parfaitement croyable. On ne la surprenait pas. Elle détestait les absences de son mari. Elle prétendait que c'était l'effet malsain de la curiosité. Que cherches-tu ? Il n'y a rien à trouver. Nous allons arriver en retard. Le plongeur était toujours désespéré dans ces moments de retour à la surface. Il explora la surface du corps. Il était couché. Sa femme avait plié une jambe. Elle avait l'air géante. Il ne s'aventura pas. Mais il ne trouva pas le sommeil. Il se leva bien avant le lever du soleil. Et maintenant, couché sur une murette, ayant trouvé la position idéale, il regardait le ciel entre les branches des eucalyptus. Combien de temps pouvait-il attendre ? Si le curé ne venait pas, il faudrait bien se résigner à ne plus l'attendre. Qu'est-ce qu'il attendait ? Ce moment où ses yeux rencontreraient l'improbable crucifix ? Le retour à la surface. Par paliers ? Il ne savait rien de cette profondeur. Rien de la visibilité. Il n'avait même aucune idée de ce à quoi peut ressembler un village écrasé par des millions de tonnes d'eau immobile et trouble. Pourquoi n'avait-on pas trouvé le crucifix sur les bords du lac, comme cela s'était passé dans l'imagination du peintre ? Tout le monde craignait qu'il ne l'eût emporté avec lui, l'ayant effectivement trouvé. Personne n'avait envie de parler de cette éventualité. Le peintre avait laissé le tableau intentionnellement. Quelqu'un le découvrirait. C'était peut-être là tout son projet. Y croire, c'était renoncer à plonger. Le plongeur n'y croyait pas plus que les autres. D'ailleurs, ce que tout le monde avait pris, dans le tableau, pour un crucifix, n'en était peut-être pas un. Qui donc leur avait inspiré cette idée ? C'était une idée insupportable. Il trouva les restes d'un vieux réveil de fabrication chinoise qu'on achetait aux colporteurs. Le réveil était vide. Il fit tinter la cloche avec l'ongle. Réveille-matin, pensa-t-il. Il n'y avait plus d'aiguilles pour jouer l'heure. Il le posa sur une étagère de plâtre bleue. C'était un geste emprunté savamment au quotidien. De plus, le réveil était à sa place. Il manquait la vaisselle, les pots jaunes et verts, les cartes postales, les traces de doigts aux angles, à la hauteur des enfants et des vieux. Il y avait des mouettes dans le ciel. Elles avaient parcouru toute la vallée depuis le rivage. Elles étaient silencieuses. Prenaient-elles plaisir à survoler cette terre ? Le bleu du ciel les idéalisait. Elles descendaient en spirale toute la pente. Il les perdit de vue. Pour les voir encore, il eût fallu retourner sur la route, enjamber la clôture et marcher en funambule sur une échine rocheuse dont la tête était celle d'un dragon. Elle dominait presque toute la vallée. Mais les gens n'avaient pas pensé à un dragon. Que savaient-ils des dragons ? La gueule était une grotte. On n'y trouva jamais rien que le cadavre d'un mouton égaré depuis plusieurs jours. Le plongeur connaissait ce point de vue. Il y avait passé toute une après-midi. C'était l'été. Le soleil effleurait la roche grise. Il pouvait y lire les ombres. Il n'était pas seul. Il était avec une femme qui n'était pas la sienne. Ils étaient montés pour être tranquilles. Au pied du dragon, les maisons n'étaient plus habitées depuis longtemps. Ils avaient joué tout nu à se chatouiller. Elle riait comme une folle. Cette folie l'étourdit. Il se souvenait de cette impudeur. Il croyait entendre l'effritement de la roche au fond de la grotte. Ils ne s'aventurèrent pas loin. La lumière déclina rapidement. Ils descendaient. Il marchait derrière elle. Il avait froid. Il regardait ses jambes, ses pieds, il ne distinguait pas le sol qu'elle franchissait avec une facilité déroutante. Il lui demanda de s'arrêter. Il n'avoua pas sa peur. Elle voyait les parois et les décrivait. Il avança dans ces ténèbres, la toucha, eut envie d'elle et elle se laissa faire. Elle l'observait. Ils remontèrent. Le jour l'aveugla à ce point qu'il faillit tomber dans le vide. Elle cria. C'était un cri de géante. Il résonna dans la grotte. Le dragon s'exprimait clairement. Il ouvrit les yeux. La terre touchait ces yeux. Elle ne le blessait pas. Il la craignait. Elle était grise, fragmentaire, tremblante. Il n'était pas tombé. Il l'avait cru. Elle l'aida à s'asseoir. Mais le vide était proche. Il y retourna. Cette fois, le plan s'inclina. Il ne volait pas. La chute n'avait pas de sens. Il croyait être seul. Elle comprit. Quand il revint à lui, elle s'était habillée. Elle avait l'air triste. Elle comprenait ce qui lui arrivait. Elle n'en savait rien mais elle se référait à une expérience concrète. Elle parla de sa mère, qui souffrait du même mal. Mais je n'ai jamais eu le vertige ! s'étonna-t-il. Elle lui expliquerait. Elle l'aida à s'habiller. Il tremblait. Il avait froid. Et il était fiévreux, humide et persécuté. Elle avait de la patience. Elle le démontra. Il ne voulut pas revenir par le même chemin. Il ne pouvait pas fermer les yeux. Sur la route, elle lui avoua qu'elle avait eu très peur. Elle conduisit le tricycle jusqu'à la route goudronnée. Ensuite, il attendit qu'elle s'éloignât. Il se souvenait de cet éloignement. De la douleur. De la crispation. Cela pouvait revenir à n'importe quel moment, mais elle ne serait plus là pour l'aider. Qu'en était-il maintenant de son impudeur ? Il ne l'avait plus jamais revue. Il n'avait pas été au bout de cette impudeur. Personne n'est impudique. Elle était la seule à ne plus craindre ses propres désirs. Il se souvenait vaguement du corps. Il ne voyageait plus avec lui, par crainte d'un délire irraisonné dont le sens serait percé à jour. Il eut envie de pleurer. Il donna un coup de pied dans le tronc d'un figuier de barbarie, ce qui lui fit perdre l'équilibre, et il descendit la pente sur une jambe tandis que ses bras battaient dans l'air saturé de mouches. Il s'arrêta à temps au bord d'une aire de battage où ses pieds renouèrent avec le sol une relation presque satisfaisante. Il s'assit. Le silence l'écrasa. Il songea encore à rentrer. Mais le curé était en retard. C'était la seule explication. Il ne l'avait pas oublié. Il pouvait s'imaginer cette agonie. Une agonie chrétienne plutôt que l'ordinaire crevaison d'un pneu. Le corps de Victoria l'obsédait. Le vertige des cheveux ne s'explique pas autrement. Caprice de femme. Il avait espéré une attente. Elle l'avait abandonné à son acrophobie. Il se souvenait des errances. Il ne la cherchait plus. Il espérait la rencontrer. Il se désespéra, puis l'idée lui parut absurde. Le corps s'appelait Victoria, c'était tout ce qu'il savait d'elle. Elle savait tout de son mal. Mais elle n'en avait rien dit. Maintenant, il la haïssait. Il ne pouvait pas s'empêcher de penser à elle. Il avait souhaité la connaître. Il l'aurait peut-être aimée. L'été suivant, il alla observer les allées et venues des touristes qui occupaient la maison de don Guillermo. Le dragon commençait à cet endroit. Les murs de la clôture s'élevaient dans la pente. Les touristes avaient l'air heureux de pouvoir en faire à leur tête. C'est ce que le plongeur s'imaginait. Victoria n'était pas parmi eux. Il l'aurait reconnue, même à cette distance. Un lapin provoqua sa fuite. Il dégringola jusqu'au chemin et ensuite il marcha d'un pas pressé en pensant au lapin. Quelqu'un était assis sur la moto. C'était le locataire de la maison de don Guillermo. J'ai reconnu le matériel, dit-il en se levant. Je vous attendais. Le curé n'est pas venu. Il ne viendra pas.

— Qu'en savez-vous ? dit le plongeur.

— Si vous dites qu'il viendra, dit le locataire, renonçant à la conversation aussi abruptement qu'il y était entré. Il ajouta cependant : Combien de temps croyez-vous qu'il va nous faire attendre ? Le plongeur ne savait pas. Il ne savait rien. Il avait confiance dans le curé. Le locataire n'imaginait pas autre chose pour expliquer cette attente qui commençait à l'agacer. Il n'avait pas l'habitude d'attendre. Il attendait sa femme. Elle n'était pas venue. Il comptait sur sa fille mais elle le décevait. Il était seul et l'idée de cette recherche le rassérénait un peu. Il faut que je retourne au cimetière, dit soudain le plongeur. Monsieur le curé m'y attend peut-être. Le cimetière des âmes ? fit le locataire. Évidemment, ils n'ont pas pu les déterrer. Vous en trouverez quelques-uns errant dans les ruines avant de mettre la main sur ce sacré crucifix. Ils entrèrent dans le cimetière. Les caveaux étaient vides. Le locataire fit une remarque amère sur cette géométrie. Il jeta un œil tremblant dans un caveau. Ce mur formait une ombre sur toute l'allée. De l'autre côté, la pelouse était jaune. La plaque de marbre était fendue et des fleurs poussaient dans cette brèche. Le locataire marchait sur cette pierre pour en déchiffrer les inscriptions. Tous les noms de l'ancien cimetière y avaient été gravés. L'idée de transporter les restes n'avait plu à personne. On en avait pourtant parlé. Mais l'idée de ne transporter que leurs âmes avait paru plus sage. Ainsi, les corps continuaient de pourrir sous la pression des eaux. Les âmes étaient sauves. On était prié de ne pas marcher sur la dalle commémorative. Le locataire cueillit une fleur. S'il s'était agi d'une véritable tombe, avoua-t-il en riant, jamais il ne se serait permis de respirer les parfums d'une fleur nourrie par les morts. Il évoqua ces fantômes. Le plongeur était troublé. Il n'avait pensé qu'aux ruines. Il y avait beaucoup pensé mais jamais l'idée d'une pareille rencontre ne lui était venue à l'esprit. Il ne plongerait peut-être pas aussi facilement qu'il l'avait espéré jusque-là. Le corps de Victoria revint à la surface. Le locataire venait de prononcer ce nom. De quelle victoire parlait-il ? Le corps de Victoria devenait désirable. Les mots du locataire retombaient dans le silence. Ce n'était pas un vertige. Peut-être le plaisir. Il ne faut pas réfléchir dans un cimetière. Les morts n'aiment pas les miroirs. Le plongeur sortit du cimetière. Le locataire était simplement vexé. Pendant un moment, il continua de parler mais maintenant le plongeur était trop loin pour l'entendre. Il ne l'avait pas écouté. Il ne l'avait pas reconnu non plus. Justement, il était en train de lui rafraîchir la mémoire. Il ne lui en voulait pas. Il lui était arrivé ceci : il s'était senti prisonnier de la toile tissée par Victoria mais elle ne lui avait pas donné le plaisir de le dévorer. À l'époque, il avait eu la tentation de l'aborder sur le port où il attendait, assis sur la selle du tricycle, le regard absent mais tourné vers la mer. Il avait vu la femme, assez jolie, vive, sauter dans la barque, ce qui devait effrayer tous les matins, le vieux qui s'agrippait au gouvernail en rouspétant. Le plongeur ne disait rien. Il s'asseyait sur la selle du tricycle et il calait ses pieds nus dans les ailettes du moteur. Victoria en avait parlé. C'était un défi. On ne pouvait pas l'éloigner comme on l'espérait. Elle trouvait toujours le moyen de renouer avec la réalité des autres. Ces vacances s'étaient révélées négatives dans ce sens. Elle avait failli entraîner ce pauvre plongeur dans son labyrinthique repaire. Pourquoi l'avait-elle abandonné juste au moment où il allait lui céder ? Elle prétendait que c'était par pitié. Le prochain ne serait pas un plongeur. Elle viserait plus haut. Le plongeur ne pouvait pas se douter qu'il avait échappé au malheur. Que restait-il de ce désir ? Elle n'avait pris aucun plaisir. Il n'avait pas été choqué. Il paraissait ivre. Elle l'avait abandonné à cause de cette passivité. Il ne s'était pas révolté. Elle aurait aimé cette violence. Elle rêvait toujours à cet arrachement. Elle se voyait facilement emportée par ce refus. Mais il n'avait rien opposé à son vertige. Il s'était contenté de la suivre. Elle qui aurait pris tant de plaisir à le suivre sur le chemin de l'écœurement.

À dix heures et demie, ils cassaient la croûte sous le porche de l'ermitage. Le plongeur était assis sur le tricycle et le locataire était accroupi contre le mur. Ils tenaient un couteau dans la main droite. Le couteau était vertical. Ils ne parlaient pas. Un chien avait été attiré par l'odeur du jambon. Le plongeur lui lança un morceau de pain. Il l'avait humecté de salive. Le chien le renifla longuement. Il pouvait se tromper. Ce n'était qu'une bête. Les riches disent : ce n'est qu'un pauvre bougre. Ils donnent du jambon à leur chien. Mais ce n'était pas un bon sujet de conversation. Le locataire voulait parler du crucifix. Il ne croyait plus à l'existence du crucifix depuis qu'il avait découvert le tableau. Il en avait parlé une fois, au village, et l'idée avait fait son chemin. Bien sûr, don Guillermo ne tenait pas à ébruiter l'affaire. Il fit des recherches discrètes, mais en vain. On ne retrouverait pas ces touristes. C'était la seule chose à dire si on voulait évoquer ce sujet. Il se taisait. Il donna le gras du jambon au chien. Le plongeur frémit. Il ne pensait plus à Victoria. Son esprit n'avait plus cette force. Il voulut dire quelque chose. Le locataire leva la tête. Le plongeur aurait voulu éviter ce regard attentif. Il sourit. Le locataire émit un grognement. Pourquoi ce silence ? se disait-il. À la fin, il rangea les restes de jambon et de pain dans une feuille de papier journal et il plia soigneusement la feuille qui prit la forme d'une boule de papier. Il fourra cette boule de papier dans la poche de sa veste. La bouteille, il la tendit au plongeur qui secoua la main pour refuser. Le locataire exigea mollement une explication mais il ne prit pas le temps d'écouter la réponse qui ne réussit pas à crever l'écran des gargouillis que le vin provoquait dans sa gorge. D'ailleurs, le plongeur n'expliquait rien. Il disait simplement : j'ai bu « comme » ma soif. Ensuite, il entendit l'écoulement anarchique du vin. Le locataire ouvrit une bouche satisfaite. Il se cura tranquillement les dents tandis que le plongeur traversait la cour sous les eucalyptus. Le plongeur avait une jolie femme, svelte et nerveuse comme il aimait les femmes. Il avait eu une femme. Elle était grasse et maladroite. Bavarde. Triste. Elle avait disparu avec la moitié des passagers lors du naufrage du « il avait même oublié le nom du bateau ». L'autre moitié avait prié toute une après-midi sur le quai envahi par les photographes et les curieux. Cette image avait peut-être fait le tour du monde. Il en possédait un exemplaire. Il l'avait découpé dans une revue au beau papier couché. Il n'y avait jamais trouvé son visage. Il se souvenait d'avoir été triste, d'avoir pleuré même. Mais surtout, il avait été ébranlé par les chants. Ces longues phrases monotones le hantaient encore. Elles ne le réveillaient pas. Peut-être, au contraire : le sommeil s'ouvrait comme une porte gigantesque et il entrait parce qu'il ne voulait pas y entrer. Il revenait de ce voyage indésirable parce qu'il ne l'avait pas désiré. Il avait des réveils convulsifs. Il se savait malade. Mais il était secret de nature. Il n'en avait jamais parlé à sa femme. Elle était morte dans cette ignorance. Il ne l'avait pas vue mourir. Personne ne l'avait vue mourir. Il avait interrogé tous les survivants. Il avait rayé leurs noms sur une liste au fur et à mesure. Il avait arraché la liste à un panneau suspendu à la porte de la chaufferie. Il avait parlé avec le commandant du port qui lui avait parlé du futur en connaisseur. Le commandant avait fait placarder la même liste mais cette fois le nom du locataire n'y figurait plus. C'était une erreur regrettable. Une secrétaire ajouta son nom à l'encre violette. Le locataire avait cru à un signe. Depuis, il se sentait seul. Il pourrait en parler au plongeur, pour peupler l'attente. Il commencerait par son nom et par l'écriture de la secrétaire. Il finirait par la mort. Pourquoi ce silence ? se disait-il maintenant. Il voulait parler du silence du plongeur. Il ne savait pas que c'était une maladie. Il ne s'en doutait même pas. Il connaissait si mal sa propre maladie. Sur le port (il descendait trois fois par semaine et il passait ces après-midi sur le port et dans les alentours ; il buvait ; il flattait des femmes ; il...), il avait reluqué la femme du plongeur parce que brusquement il s'était mis à la désirer. Il ne se souvenait pas de ce qui avait provoqué ce désir intense. Mais maintenant il pouvait la détailler avec une précision qui devait tout à sa perversité. Il n'avait pas eu d'érection. Il n'avait plus d'érection depuis longtemps. Sa femme même le lui avait tendrement reproché. Il avait rougi, parce qu'il était jeune et qu'elle le désirait. Il évitait de penser à ce désir. Elle ne l'avait jamais aimé. C'était un fantôme maintenant. Un vrai. Un qui n'existe pas. Et non pas un de ces fantômes de pacotille qu'on évoquait en tremblant pour justifier son appartenance au monde benthique du barrage de Beñinar. Il ne savait rien du plaisir. Il n'y avait jamais goûté, même au temps de sa jeunesse, où il avait plus d'une fois caressé des filles. Il avait des érections en ce temps-là, mais sans plaisir. Aucune de ces filles ne s'était jamais étonnée. Il avait fallu cette femme pour que ça devienne un problème. Elle l'avait détruit. Elle l'aurait achevé dans ce sens si le destin ne l'avait pas écartée de son chemin. Depuis, il devinait les femmes. Il les approchait et il voulait tout savoir d'elles. Elles mentaient. Il croyait au désir. La nuit, il délirait. Une fois seulement il a enregistré ce sommeil. Il avait fixé la caméra sur une des colonnes du lit. Le lendemain matin, il a visionné cette surface incompréhensible. Il était nu, couvert de sueur et de temps en temps, il pissait. Il ne put jamais déchiffrer ces fragments d'un monologue qu'il avait rêvé d'un bout à l'autre. Puis il était revenu d'un coup à cette immobilité tranquille qui le fascinait chez les autres. Le métrage de bande magnétique n'avait pas permis de filmer le réveil. De toute façon, il n'avait plus osé retenter cette folle expérience. Il conservait la bande et ne la regardait plus depuis longtemps. Il avait filmé le port, les cafés, les femmes, l'eau, la surface de l'eau, ciel sens dessus dessous. Peut-être aurait-il le temps, ce soir, après le dîner, d'en visionner une heure ou deux en compagnie du curé, qui aimait « les images en mouvement », et le plongeur du silence, le plongeur dans le silence, le plongeur qui ne voulait pas avouer son mal mais qui ne faisait aucun effort pour en dissimuler les effets derrière cette apparence qui est la seule manière d'exister. Le plongeur revenait. Il retraversa la cour sur les mêmes pas. Il semblait souffrir. Je me fais peut-être des idées, pensa le locataire. Des idées, je m'en fais si facilement. J'aime la femme du plongeur. C'est une idée que je me fais de l'amour et de l'incapacité du plongeur à en satisfaire les exigences de surfaces. Il ne viendra pas, dit le plongeur en s'asseyant tout contre le locataire qui ne dit rien à cause de cette chaleur. Si on allait jeter un œil sur le barrage, propose-t-il. Il suffit de monter... il montre du doigt un sommet peuplé d'amandiers. S'il arrive, on entendra la voiture. De là-haut, on entend tout, ils montent.

Maintenant, ils voient le barrage, le lac, les bras, le ciel en dents-de-scie, la maison de don Guillermo et la croix plantée au bord du lac. Ils sont assis l'un tout contre l'autre. On ne s'approche pas. On regarde de loin. On voit les dos courbés, les bérets presque identiques à cause de la manière de le porter, on ne voit pas la maison, on n'entend pas la conversation s'il s'agit d'une conversation. Le mieux est de s'asseoir, se dit le curé. Je suis en retard. Je suis toujours en retard. C'est la mort des autres. Il n'y a jamais une autre explication. Nous sommes tous ses agneaux. Les agneaux des agneaux. Les agneaux des agneaux des agneaux. Cire infinie. Je n'ai même pas trouvé les mots pour leur annoncer que le crucifix est entre de bonnes mains. Ce Monsieur Byron s'est montré compréhensif. Il aurait pu négliger notre amour pour les « choses » du passé. Il y avait eu du vent toute la nuit. C'était un vent menaçant, dur, obscène. Sa fille (qui n'est pas sa fille en vérité mais c'est une si longue histoire qu'il vaut mieux s'interdire de la raconter maintenant : ) a failli mourir de peur à cause d'une fenêtre que le vent a arrachée dans un bruit d'enfer. C'est en hurlant qu'elle s'est précipitée dans leur chambre. Il était couché avec une femme (qui n'est pas sa femme, encore une histoire placée sous le signe du silence : ). La fille, qui s'appelle Victoria (ce n'est pas Victoria mais enfin, me disait ce brave homme, je ne peux pas vous expliquer : moi, je commençais à douter de son intégrité, il faut me comprendre : ), est entrée dans leur chambre en hurlant. Elle s'est couchée contre lui. Il l'appelait Victoria. Il la câlinait. Il lui parlait mais le vent était rageur et destructeur. Elle ne voulait pas se calmer. Il l'embrassa encore. Elle devinait l'autre femme (J'imagine : ), la haïssait peut-être. Monsieur Byron a décrit cette nuit avec une minutie de détails qui m'a fait perdre patience. Non. Je ne leur parlerai pas de la nuit. Il suffira d'évoquer le vent. Monsieur Byron était sorti sur la terrasse. Il avait été horrifié par la hauteur des vagues sur le lac. Il ne distinguait pas le parapet du barrage. Il s'imaginait l'ampleur des chocs, les gerbes incommensurables, ces ombres de géants. Monsieur Byron a pris un plaisir légitime à décrire la tempête où le ciel ne fut évoqué à aucun moment. Je vois encore les déferlements hystériques, le tremblement des structures, les déchirures, les ruptures, les agrandissements, les inversions. Comment ne plus les voir, ces effets de la conversation que j'ai eue avec Monsieur Byron ? Monsieur Byron est un homme aimable. Je ne connais pas sa femme. Je ne sais même pas si c'est son épouse légitime. Peu importe comment il se condamne. L'essentiel est de savoir qu'il se sait condamné. Il est venu passer l'été dans la maison de don Guillermo. Il avait besoin de cette nudité. Quand il a trouvé le crucifix, il était nu : mots.

 

*

 

Dans le bureau de miss Anaïs, Hightower luttait contre le sommeil. Ce verre de liqueur, de bon matin, l'avait écœuré. Puis il avait eu sommeil. Il tenait le verre de liqueur dans la main. Il était assis sur le bord d'un canapé curieusement tarabiscoté. Entre ses lourdes cuisses, il caressait du bout du doigt le dos rond et lisse d'une punaise. Miss Anaïs l'avait laissé seul. En attendant qu'elle réintégrât Victoria, il essayait de penser à ce qu'il savait d'elle. Il ne pensait plus au nain. Il s'en voulait de s'être laissé entraîner dans le flux incohérent de ce que miss Anaïs appelait « les mots de Victoria ». Il venait d'en goûter la saveur caduque. Ce verre de liqueur ne réussissait pas à le détourner. Il était le même fleuve. Infatigable. Froid. Fumer était une mauvaise idée. Miss Anaïs fumait la pipe. Tout le monde le savait. Elle ne fumait peut-être pas dans le bureau. Hightower avait longuement regardé les jambes de miss Anaïs. C'étaient de belles jambes, pour quelqu'un qui avait été un homme. Elle portait des bijoux étranges, lourds, ils étaient la source d'un labyrinthe de couleurs. Il lui arrivait de sucer la perle d'un collier. Hightower ne se souvenait plus de cette succion. Il revoyait les mains de miss Anaïs : longues, les bagues se superposent aux parfums, les parfums indéchiffrables, Victoria parlait. Il se leva pour se dégourdir les jambes. Où était Frank ? Miss Anaïs ouvrit la porte. Il regarda ses pieds sur la moquette verte et rouge. Ils étaient chaussés de cuir. La chair lui sembla artificielle. Les jambes se croisèrent dans le canapé. Elle vous aime bien, dit miss Anaïs. Ne partez pas sans la saluer. Partir ? se dit-il. Oui, partir, dit miss Anaïs, c'est le mot qu'elle a employé. Nous ne nous souviendrons pas de tous les autres, n'est-ce pas ? Que voulez-vous dire ? Peut-être ne veut-elle que vous revoir. Avant ? Avant quoi ? Ah, oui. La cure de sommeil. Indispensable. Je vous en prie, touchez encore à cette liqueur. Son regard jouait avec le disque, puis il approcha son nez. Ce sont des herbes, dit miss Anaïs. Le goût. La couleur. Des herbes. Arrachées à l'expérience. Vous ne croyez pas aux vertus de l'expérience ? L'expérience. Dialogue. À propos de rien. Il regardait par la fenêtre. Quel jour sommes-nous ? Le repère est l'assassinat du nain. Il vit Frank dans l'allée. Il était pimpant. L'eau du bassin frétillait. Poissons rouges. Je les ai vus dans l'air. Le jet d'eau tremblait. Frank y aventura une main rêveuse. Justement, miss Anaïs le mettait au courant : votre collègue vient d'arriver. Le téléphone avait donc sonné. Frank était au bout du fil ? Il le voyait près du bassin. L'allée était verte. Une femme continuait de la hanter. Frank s'efforçait de lui tourner le dos. Elle tournait toujours dans le même sens. Miss Anaïs, qui regardait par-dessus son épaule, ayant posé une main sur son épaule et touchant presque sa joue avec la sienne, remarqua le manège. Elle va lui faire tourner la tête. Mais Frank ne cherchait pas à la fuir. Il voulait la voir. Ne serait-ce que pour se souvenir de son silence. Mais Anaïs était agacée maintenant. Dites-lui de monter, fit-elle en lui tendant le combiné de téléphone. Il pressa l'écouteur contre son oreille. À l'autre bout du fil, la respiration devenait irrégulière au fur et à mesure que la sienne propre s'esquivait. Miss Anaïs dit quelque chose à la fenêtre. La femme fuyait peut-être. Il se haussa sur la pointe des pieds. Cette fois, c'était lui qui lisait par-dessus l'épaule de miss Anaïs. Pourquoi ne parlait-il pas ? Montez, dit-il. Pourquoi voulez-vous que je monte ? Qui êtes-vous ? La voix retourna à cette respiration sifflante. Non, pas vous : dites-lui de monter !

Ah ? Il sourit. Miss Anaïs fit claquer un ongle sur une dent. Elle lisait. Vous lirez, dit-elle. Oui, oui. Frank lui reprocherait son intérêt inexplicable pour Victoria. Il aurait raison. Dites-lui de monter, dit miss Anaïs. Frank entre. Il referme la porte.

— Elle vous a ennuyé, n'est-ce pas ? dit miss Anaïs sans le regarder.

— Je me demandais... commença Frank.

— Vous vous demandiez si la seule amie d'enfance de Monsieur Hightower était revenue dans son monde futur sans autres anicroches ?

— Oui, dit Frank. Vous m'avez fait demander, Charlie ? (Charlie ? fait miss Anaïs presque silencieusement.) Oui, dit Hightower... mais il ne sait plus pourquoi, dit miss Anaïs. Asseyez-vous, Frank. Charlie... Charlie a déjà goûté à cette liqueur. Voulez-vous ?

— Je ne dis pas non. (Il ne dit pas non, répète Hightower. Du coup, Frank pose le verre non vidé sur le guéridon. Il croise ses jambes. Miss Anaïs voit la chaussure apparaître. J'ai marché dans cette herbe, dit Frank, tandis que Hightower cherche à lui donner un ordre sensé. Censé quoi ? se dit-il. Il n'y a peut-être pas d'assassin.)

Frank exagérait maintenant. Sait-il que miss Anaïs a été un homme avant cette existence de femme ? Victoria aimait cette idée. Mais ce n'était peut-être qu'une idée. Frank vanta la liqueur. Qu'est-ce qu'il vantait ? La couleur ? Les reflets ? Les arômes ? Les mots ? Miss Anaïs paraissait apprécier cet échange d'impressions. Elle finit par s'esclaffer négligemment. Hightower est à la fenêtre. Il regarde le promeneur. Il ne la reconnaît pas. Frank la reconnaîtrait. Sûr qu'il était capable d'en parler jusqu'à épuisement du sujet. Frank a des manières d'insecte, pensait Hightower. Qu'est-ce qu'un insecte ? Je veux dire : qu'appelez-vous « insecte » ? Non. Elle ne lui avait pas posé la question. Elle riait parce que Frank exhibait ses chaussures au-dessus du guéridon. Miss Anaïs décroisa ses jambes pour les étendre sous le guéridon. Qui était cette femme ? Il ne lui avait pas demandé de décliner son identité, expliquait Frank. La question était adressée à miss Anaïs qui répéta deux fois : je lui ai permis de faire le tour de ses amis avant... avant quoi ? fit Frank. Miss Anaïs ne croyait pas aux vertus thérapeutiques de la cure de sommeil. Nous cherchons à créer une brèche entre le passé et le présent, vous comprenez ?

— Entre le passé et le présent ? fit Frank en portant le verre à ses lèvres. Bon Dieu ! Charlie ! Qu'est-ce qu'il y a donc entre le passé et le présent ?

— Une cure de sommeil, dit Hightower. Elle vient de vous le dire.

— Il s'agit de créer cette brèche... continuait miss Anaïs. Oui, oui, disait Frank. Il cherchait des brèches là où il avait l'habitude d'en trouver, au plafond de sa chambre par exemple. Le téléphone sonna. Mais Anaïs retourne derrière son bureau. Longue conversation téléphonique. Hightower voudrait ne pas entendre. Il dissèque les répliques de miss Anaïs, devine l'autre côté de cette conversation avec une délectation qui ne passe pas inaperçue. En effet, Frank jubile. Il lui parle dans l'oreille. Il n'a qu'un désir : trouver l'assassin. Hightower rectifie, il dit : non, le confondre. C'est vrai que Hightower connaît l'assassin, je veux dire qu'on dirait qu'il le sait mieux que les autres, que l'assassin c'est... Miss Anaïs ne téléphonait plus. Elle dit : maintenant elle veut lire. D'ailleurs, elle veut vous voir.

— Je ne partirai pas sans lui dire au revoir, dit Hightower.

— Une seule enfance, une seule amie pour peupler ce désert ?

— Miss Anaïs et son enfance d'homme. Miss Anaïs et sa mort de femme.

Ils conversaient à bâtons rompus sur un balcon. Hightower n'aimait pas la conversation de Frank. Il le trouvait léger. Le vent, commença-t-il à penser pour s'extraire de cette conversation inutile. Savent-ils ce que nous sommes ? dit Frank. Hightower le regarda sans comprendre. Je veux dire, dit Frank : ce que nous sommes pour eux. Pour eux ? fit Hightower. Il rentra. Il se servit un autre verre. Le contenu de la bouteille diminuait. Nous ne sommes rien dans cette partie du monde, mon vieux, dit-il. Vous êtes dingue de ne pas le savoir. Frank ravala une insulte. Qu'allait-il me dire ? M'envoyer au diable. Au diable avec mes idées de monde partitionné. Je lui ai cassé les pieds toute une soirée avec cette histoire. Miss Anaïs réapparut. Elle était visiblement agacée par la présence des policiers. Frank sortit. Elle était de nouveau seule avec Hightower. C'est une femme désirable, pensa Hightower, et un homme répugnant. En plus, elle jouissait d'un accès sans limites à ce monde raisonnablement infini : celui des fous. Victoria y construisait des solutions imaginaires. Avec des mots. Ce qui allait se passer, on se contenterait de l'appeler : brèche. Frank n'était pas convaincu. Il le vit de nouveau près du bassin. Il était venu avec deux patrouilleurs qui intriguaient à cause de leur uniforme. Un autre nain sursautait chaque fois que la radio de bord émettait des messages. Nous sommes tous dans ces messages. Vous. Moi. Tout le monde. Le saint-frusquin y compris. Nous avons mis les pieds dans l'infini. Nous avons eu tort. Nous ne retournerons plus à la pureté de la magie. C'étaient les messages. Le nain tressaillait comme un chat dès les premiers craquements du haut-parleur. Il était paralysé par le message. Ensuite, il se tranquillisait. Quelqu'un lui expliquait l'origine sonore du message. Il ne paraissait pas se contenter de ces explications trop logiques selon lui. Message sur message. Les intervalles de silence radio se font rares. Bientôt, il n'y aura plus de silence. Le nain éclata de rire. Le patrouilleur Jacobs crut qu'il venait de lui dérober le fil du micro. Il avait vu le fil dans la main du nain. L'autre patrouilleur exhiba le fil à travers la portière. Le nain n'avait même pas eu l'intention de le voler. C'était un nain inquiétant. Et puis il y avait les messages. Ils écoutaient les codes, les destinations. Rien pour eux. Je leur ai dit, commença Frank. La femme qu'il avait vue tourner autour de lui était maintenant assise sur le capot. Elle montrait son. Le patrouilleur persécuté rougit. L'autre demanda à la femme de se montrer aussi sage que le nain. Mais le nain avait bel et bien volé le fil du micro. Le message le disait. Ils ne comprirent pas le code.

— S'ils ont besoin de nous... commença Frank.

— Je reste à l'écoute, dit le patrouilleur persécuté et en même temps il s'aperçut qu'on avait volé le fil du micro. Il était sur le point d'accuser le nain.

Là-haut, Hightower ruminait. Miss Anaïs lui faisait la cour, œil glauque, main passagère, il se dit qu'il était venu pour rien. Il se souvenait à peine d'avoir, quatre ans auparavant, ramené Victoria de Lily House, où elle avait des projets insensés, à White Spring Falls, où miss Anaïs était encore un homme sur le point de devenir une femme. La question de l'enfance lui brûlait la langue. Elle ne verrait peut-être aucun inconvénient à évoquer cette inexistence passée. Mais pour l'instant, c'était le thème de la cure de sommeil (Victoria) qui occupait la conversation. Frank était revenu chercher sa blague à tabac. La porte était ouverte parce que miss Anaïs l'appelait dans le couloir. Il se glissa entre la porte et le corps de miss Anaïs. Fallait voir ça. Cette glissade sur le corps, la porte évitée de justesse. Il lorgna le verre que Hightower observait dans la lumière tiède du matin. Miss Anaïs parlait. Frank avisa la blague, il l'ouvrit pour en vérifier le contenu et aussitôt il a l'air d'une cocotte qui revient à table et qui par un geste déplacé s'attire la haine du convive frappé ainsi du doute qu'elle n'avait pas l'intention de lui destiner, disant : j'm'excuse — c'est machinal. Miss Anaïs, qui ne se doutait pas de son idée, demandait des explications et Hightower lui en donna une pour expliquer le geste superflu de Frank. Il est vrai que miss Anaïs fumait la pipe. Elle rougit. Non, dit-elle, je l'aurais remarqué. Remarqué quoi ? fit Frank presque dans l'oreille de Hightower qui ne pouvait pas ne pas être au courant. Hightower trouva enfin une phrase conforme à ce qu'il était censé représenter. Il continua : Ce que je regrette vraiment, dit-elle (et elle me regardait comme si...) c'est d'avoir escamoté la scène du lac. Cette tempête aurait dû m'inspirer un chapitre en italique. Je voyais le barrage heureusement immobile, j'imaginais la rupture, le ciel était transparent, je ne me souvenais plus de la théorie qui explique la nuit. Les étoiles me fascinaient à cause de cette lumière inexplicablement anéantie. Le vent soulevait l'eau. J'exagérais mais je pouvais m'approcher. J'étais au bord de la vision totale et parfaitement maîtrisée. Pourquoi cette tempête ? Je veux dire : pourquoi l'imagination de cette tempête ? C'était toute la solution que j'avais traversée. J'adorais les étoiles. J'étais sur le sable. Je sentais ces différences sous mes pieds. J'imaginais un vent destructeur. La maison tremblait. Je fermais les yeux encore une fois. Le vent se leva enfin. J'entendis son rugissement ancien dans le gouffre. Il déboucha dans les bancs de sable qu'il souleva en tourbillons innombrables. L'eau brouilla le ciel, par pans centrifuges, écumant sauvagement dans les premiers sables et au fond formant une ligne tremblante contre le barrage. Le lac prenait forme. Il prenait la forme de mon imagination. De l'autre côté, les eucalyptus étaient secoués par un autre vent. Il alluma dans le patio. Trois arcades blanches et rouges apparurent. Je ne voulais pas les regarder. Victoria était accroupie au pied du mur, comme une chatte battue, et elle tirait des volutes nodales de la cigarette qu'il venait de lui donner pour qu'elle se calmât. Je ne me souvenais pas de l'avoir entendue crier. Mais peut-être l'avait-il empêchée de crier. Je me souvenais de la conclusion au bord du lit où il voulait la contraindre à cette tranquillité dont je venais de lui parler. Il descendit l'escalier et traversa la route. Il ne voyait pas le chemin. Il me demanda de lui en indiquer l'entrée. Je touchais l'eau. Ce calme m'envahit. On ne voyait pas les montagnes. Le barrage était éclairé par des lampadaires noirs. La route ensuite devenait invisible. Il venait de la traverser pour me dire que Victoria s'était calmée. Je la voyais tirer ces volutes nonpareilles. L'eau clapotait contre mon ventre. Une goutte d'eau m'arracha un cri. Elle venait de toucher mes lèvres. Il était dans le sable. Sa voix était tranquille. Je savais tout de cette tranquillité. Il m'appela. Je ne répondis pas. Si je me retournais, je verrais Victoria. Je ne voulais pas la voir. Je buvais l'eau. Ses paroles arrivaient sur cette surface, intelligiblement. La voix de Victoria ne pouvait pas m'atteindre. Je plongeais mes yeux dans l'eau. Je les ouvris. Je comptais revoir le ciel, imaginer le vent, oublier pourquoi j'étais venue. Non : pourquoi je les avais suivis ? Elle et son père. Sa mère ne viendrait pas. Elle convolait, disait-elle. Victoria devenait folle. Il ne voulait pas l'admettre. Un jour, elle serait parfaitement folle. Ce jour-là, dit-elle, je t'imaginerai enfin. Rien qu'un jour. Rien que ce jour. Mais Byron « prenait » le soleil. Il n'avait rien entendu. Si tu deviens folle, dit-il le lendemain de notre arrivée (elle l'avait humilié devant le propriétaire de la maison au moment où il payait le loyer), personne n'ira te chercher dans cet autre monde. N'est-ce pas, Virginie ? Il lui arrive de m'appeler Victoria et Victoria se déchaîne tôt ou tard. Elle attendait ce lapsus. Il n'est pas venu. Elle attendra encore. Elle brisera ces chaînes encore une fois devant des témoins éberlués. Don Guillermo regrettait. Byron dit : Mujeres, mujeres, ¡YO tengo dos ! Don Guillermo avait souri par politesse. Vous êtes donc Victoria ? me dit-il. Non, non, Victoria, c'est elle. Byron se trompe quelquefois. Ce n'est pas à cause de la ressemblance. Il y a autre chose. Je ne veux pas en parler. Mais Byron se fichait qu'elle eût des témoins. Il savait comment provoquer les crises. Il me déshabillait au bord du lac et il me parlait de moi. Elle écoutait. Elle fumait. Elle tournait en rond dans le patio. Elle écoutait de la musique. Mon corps l'invitait à prendre un bain. À table, elle ne mangeait pas. Je l'ai vue cueillir des grenades et les briser à la volée contre le tronc. Manger cette chair sanguinolente. La vomir avec le même plaisir. Byron me décrivait. Elle souffrait atrocement. Le soir, nous allions nous promener sur l'échine du barrage. Nous nous penchions dans le vide. En bas, le lit de roche traversait une végétation touffue. De l'autre côté, elle regardait l'eau, silencieuse. Byron voulait me déshabiller. Je chevauchais follement la balustrade de fer et il soulevait ma robe tandis qu'elle descendait la pente rocheuse jusqu'à toucher l'eau. On la retrouvait peu après dans le patio. Elle avait brisé l'ampoule dans la lampe grenadine. Byron actionnait l'interrupteur sans voir les débris du verre. Tout à l'heure, elle marchera dessus, retenant le cri qu'elle me destine. Avant d'entrer dans l'eau pour tenter de s'y noyer, elle s'était écorché un sein avec la pointe d'un couteau, à peine. La douleur m'aidera. C'est une raison. Elle pensait à elle en avançant. De la terrasse, il l'appelait, ne sachant pas qu'elle se donnait la mort. J'ai commencé alors à imaginer la tempête sur le lac. C'était un bon début. Le ciel s'obscurcissait. Je décrivais des vagues, avec une patience verbale qui me dérouta. Je n'étais plus sur le chemin de la vérité. Ce désir me suffoquait. Je l'aperçus en silhouette à l'angle droit d'une ombre indéfinissable. La voyait-il ? Le lac était immobile. À cette distance, on ne voyait pas la trace de ses pas dans le sable. J'imaginais sa nudité mais on la retrouva étrangement emmêlée à ses vêtements, une robe d'été et un foulard de soie bleue. Il fallait traverser ce temps. Je ne pouvais pas me l'imaginer. Son absence n'était pas prévue. On reviendrait sans elle. Sans le cadavre non plus, je le souhaitais. Évidemment, à Rock Drill, Richard ne m'a pas reconnue. Lui aussi consentit à m'appeler Victoria. Il avait cette patience. Byron disparut. Je ne l'ai plus revu que par intermittence. Je lui parlais du lac. J'imaginais pour lui cette tempête. Le lendemain, il descendait sur la plage, nu et tranquille, et il avançait vers le rubis en écarquillant les yeux. Je l'ai vu peindre. Il a caché le rubis dans son anus. Je devais me taire. Il m'appelait Victoria. Je pouvais être sa fille si Victoria a jamais existé. Richard ne savait rien du rubis. Il ne m'aurait pas crue. Il est venu me visiter chaque mois pendant des années et il a disparu lui aussi. Je n'ai jamais parlé du lac, ni du barrage, ni de cette nuit de tempête. Ce serait trop incohérent. Mais enfin, toi tu peux comprendre. TA Victoria n'est pas SA Victoria.

Le pick-up cahotait dans un chemin de pierres au bord de la Lily. Il reconnaissait l'endroit. Victoria y nageait si facilement. Il la voyait si facilement. Cette distance avait toujours été facile. Virginie continuait de parler mais il ne l'écoutait plus. Il voulait se taire. Ce ne serait pas si facile de l'appeler « Virginie ». Il ne se souvenait que de Victoria. Arrête-toi là, dit-elle. Elle descendit du pick-up, mains enchaînées (ne l'oublions pas) et elle urina dans l'herbe. Elle pouvait lui échapper encore. Miss Anaïs ne lui en voudrait pas. Malcolm serait moins d'accord. Richard n'avait plus rien à dire. Quant à Byron (ma foi !) l'histoire du rubis tenait debout. Le tableau existait bel et bien. Les recherches avaient été fiévreuses jusqu'à l'angoisse et puis le curé était tombé malade. Sans sa bénédiction, plus rien n'était possible. Victoria voulait se faire aimer de Richard en tant que Virginie. Personne ne mit la main sur Byron. Ni sur le rubis. V. avait peut-être raison. Jupe retroussée, elle longeait la berge. Il la suivit à bord de la camionnette. De temps en temps, elle se retournait pour lui signaler la présence d'une fleur rare ou d'un insecte géométrique impossible à refaire. Elle avait enjambé les menottes et maintenant ses mains reposaient calmement sur ses fesses. Si elle saute dans l'eau, se dit Hightower, je suis joli : je ne sais pas nager. Elle parlait de la robe qu'il faudrait déchirer pour être nue. À sa demande, il arrêta la camionnette pour aller la déchausser. Elle se sentait mieux pieds nus. Non, non, dit-elle, je suis V. Je ne sais pas ce qui m'arrive. Je vais mourir, peut-être. Il remonta dans la cabine et attendit qu'elle s'éloignât encore. Elle pouvait fuir maintenant. Si elle entrait dans l'eau, elle s'y noierait sans lui. Si elle envisageait plutôt de traverser la forêt, il la retrouverait peut-être à White Spring Falls où miss Anaïs était en cours de transformation. Elle avait laissé pousser de longs cheveux rouges et noirs. Sa poitrine était encore factice mais elle avait de belles jambes et n'hésitait pas à les croiser. Hightower avait noté la petitesse des yeux vainement redessinés par le maquillage. La bouche était celle d'une femme grâce à une augmentation savante de la dentition. Il reverrait cela tout à l'heure, peut-être plus tôt que prévu si V. lui échappait ou pire : si elle se noyait. Le bruit du moteur l'empêchait d'entendre ce qu'elle fredonnait. Il voyait les lèvres former le chant imperceptible. Ce profil verticalisait la surface de l'eau. Il reconnut ce vertige. Il l'appela et elle remonta sur la berge. Elle enjamba de nouveau les menottes et elle tendit les mains en avançant dans les fougères. Le fredon l'étourdissait. Il secoua les clés et en même temps il la vit s'agenouiller dans l'herbe au bord du chemin. Elle parlait des fleurs, gai refrain : nous avions loué la maison pour tout l'été. Nous arrivâmes, je crois, fin juin. Don Guillermo avait été jalousement choqué par notre proximité. Il s'attendait à trouver Byron, avec qui il avait traité. Nous lui offrions cette vision déroutante. Il rougissait parce que nous le regardions. Byron lui avait parlé de nous. Il avait dit : ma fille et une amie. Une amie de Byron ou une amie de sa fille. Il ne savait pas. Voulait-il savoir ? La maison avait été aménagée selon les indications de Byron. Elle comprenait deux chambres qui partageaient l'étage avec un solarium habité par un arbre. Au rez-de-chaussée, le salon était entouré de patios. Il nous regarda traverser ces espaces. Nous savions tout de cette attente. Byron apparut. Nous avions entendu la voiture sur la route et quand nous sommes sorties sur la terrasse, elle pimponnait à la sortie du barrage. Don Guillermo se frotta les mains. Sa canne explorait les marches. Il nous recommandait la prudence. Cet escalier était le plus vieux de toute la contrée, excepté les escaliers du château, qui dataient du Moyen-Âge. L'idée de château nous enthousiasma tous les deux. Victoria dit : j'ai fait une cure de sommeil dans un château. Don Guillermo s'arrêta au bord d'une marche. Victoria ajouta : une seule fois !

— Vous aimez les châteaux, mademoiselle Virginie ? dit don Guillermo en me tendant la main pour franchir avec moi la dernière marche.

— Nous irons le visiter uniquement par plaisir. L'histoire...

— C'est une ruine dangereuse. Voilà bien quarante ans que je n'y suis pas entré. Quarante ans ! En voilà une idée, n'est-ce pas, Mademoiselle Victoria ? Le prince était de votre âge, je suppose ?

— Mais il n'y a pas eu de prince, mon brave, dit Victoria.

— Pas si brave que ça, dit don Guillermo. Nous reparlerons du château une autre fois. Je ne le possède plus. Sinon, je vous l'offrirais.

À qui ? À moi ? À Victoria ? À toutes les deux ? Sous la tutelle de Byron qui ne pense qu'au plaisir depuis que nous sommes arrivés. Nous avions passé la nuit à l'hôtel à cause de don Guillermo qui ne pouvait pas nous recevoir à cause d'une urgence familiale qui l'éloignait de tous les autres à cause d'une famille si lointaine à cause de l'éparpillement mental du dernier blason. C'est l'idée du barrage qui avait séduit Byron. Maintenant, il en savait autant que nous.

— Je regrette de vous avoir fait attendre, dit don Guillermo en tendant une main tremblante que Byron négligea.

— Je n'ai pas attendu, dit Byron. Mais elles sont impatientes.

— Nous avons déjà parlé d'un château, dit Victoria.

— Et du moyen-âge. C'est la période de l'histoire que je...

— Ne restons pas là à nous cuire sous ce soleil d'enfer ! déclara Byron.

Enfer ? Je vous assure que... enfin : je ne remonte pas. Mes jambes oh mes jambes. Si vous avez besoin de quoi que ce soit... oui... propriétaires... enfin : c'est le passé. Le téléphone est branché. J'ai laissé mon numéro. Il y a toujours quelqu'un au bout du fil. Prudence dans le château. On ne s'y perd pas. Je veux dire que le labyrinthe est tellement détruit qu'on ne peut plus s'y perdre. Des choses à découvrir ? Le dernier blason a été vendu à un inconnu qui n'a laissé que le souvenir de sa fausse identité. On parle d'un linteau. Idée séduisante. Vous irez voir le linteau. Vous m'en parlerez. Ne le cherchez pas au-dessus de vos têtes. Il s'est brisé il y a vingt ans. Oui, oui : un tremblement de terre. Cela arrive. Ils ont construit le barrage malgré tout. Que pensez-vous du point de vue ?

Il s'éloignait. Victoria le suivait. Il lui indiqua le chemin qui descendait sur la plage. On ne voyait pas la plage. On la voyait du solarium. Je montai. Victoria arrivait sur la plage. Byron alluma le tourne-disque. La musique se répandit doucement. Victoria entrait dans l'eau. Elle longea le rivage jusqu'aux rochers. Enfin, elle se retourna pour nous saluer. Elle savait que je la regardais. Elle avait attendu ce moment, sentant mon regard, l'impossibilité dans laquelle je suis de me détourner de ses éloignements quand elle le veut. Je secouai la main. Son cri ne me parvenait pas. Elle prononçait peut-être mon nom et elle l'habillait de cris pour me dérouter encore. Je la rejoignis.

— Nous n'avons même pas demandé à ce brave homme où est le château ?

— Nous le trouverons sur une hauteur. Regardons autour de nous.

— Je crains qu'il nous faille monter jusque-là pour le trouver.

— Si nous y allions dès demain matin. Byron me laissera tranquille.

— Sinon j'irai seule. J'ai hâte d'en savoir plus. Je n'ai pas peur.

— Don Guillermo nous a recommandé la prudence. C'est un vieux château.

— Nous trouverons le linteau. Nous n'aurons pas à creuser !

— Je t'assure que Byron me laissera tranquille. C'est toujours ce qui se passe si quelque chose l'a contrarié. Il s'attendait à...

— Sinon j'irai seule. Je ne t'attendrai pas. Tu ne seras pas tranquille. Tu voudras savoir où il en est. Il faudra que je supporte tes questions.

— Je te promets de me taire. Nous irons ensemble. Nous ne savons même pas où nous irons. C'est peut-être une idée absurde. Avec un peu de patience...

— J'irai seule si tu recommences. Je le trouverai parce que je le désire autant que toi. Ne m'attendez pas.

— Ce n'est peut-être plus un château. Don Guillermo a parlé de ruines.

— Il a à peine évoqué ce Moyen-Âge qui me fascine. Contre quoi a-t-il troqué son histoire ? Je ne possède rien, moi. Je ne veux rien posséder. J'irai voir pour satisfaire mon désir de voir. Mais d'abord, il faut monter sur cette hauteur, entre les pins. Le soleil s'y couche-t-il ?

— Il me laissera tranquille. Il me laisse toujours tranquille si quelque chose l'a détourné de son idée. Je ne lui demanderai rien. Par où commencer ?

— Je vois un chemin. Est-ce la route, cette brèche ? C'est le point le plus haut. Nous verrons le château dans son élément. Ensuite, j'imagine qu'il faudra redescendre. Nous ne trouverons rien.

— Il dormira si je me tais. Que sais-tu de ce silence ?

— Ce n'est qu'un désir. Le lac est tellement évident. Il prend toute la place. Je l'ai deviné avant même de le voir. Le château, ce n'était qu'un moment d'une conversation ordinaire. Tu te souviens ? Don Guillermo n'a pas résisté à la tentation de flatter ma chevelure. Il l'aurait caressée. Un mot aurait suffi. Tu te rends compte ? Un mot. Nous venions d'évoquer ce château. Je ne voulais plus parler du sommeil. Il était intrigué. Mais il s'est montré évasif dans l'évocation de sa famille. Je n'ai pas retenu le prénom de sa mère. Je la voyais délirer dans le sable. Je suis descendue sur la plage. Il a attendu. Je ne pouvais pas me perdre. Peut-être me tordre une cheville. Il n'avait pas parlé de mes chevilles. Il avait soigneusement décrit le visage de sa mère. Dommage qu'il ait fait enlever son portrait pour le remplacer par cet étrange paysage sans château ni lac. Je suis allée jusqu'aux rochers, bien décidée à les escalader. Il m'a dit qu'après les rochers, si j'avais la force d'en franchir l'anarchique amoncellement, je trouverai une aire de verdure et je lui ai tout de suite avoué cette préférence. Il connaissait un autre chemin. Il ne reviendrait pas pour me le donner à descendre. Je le trouverai. Je trouverai le château. Je trouverai ma place près de toi. Nous en reparlerons. Nous avons tellement de temps. J'essayais d'en mesurer l'importance. Le sable me parut froid, instable. J'y rencontrai des détritus inexplicables. Mais je comprenais le sens de ma présence. Ainsi, il ne te posséderait jamais entièrement. Cette partie de toi-même lui échappait inexorablement. J'étais cet inexorable. C'est mon nom tant que j'existe avec toi. Je ne te dois rien. J'exerce cette gravité. Je suis seule. L'eau était presque tiède. J'ai crié ton nom. Tu aurais pu me rejoindre. Je t'aurais montré l'arête du château. Cette verticale plantée comme un couteau dans le flanc descendant d'une montagne me fascinait. Je reconnaissais le château. Les mots de don Guillermo, un à un, revenaient. Je t'ai appelée mais tu n'es pas venue. J'ai détesté ton immobilité, non : ta tranquillité de femelle inachevée. Le château ne présentait que cette arête parfaite au pied de laquelle le rocher était blanc et géométrique. Dans le ciel, la pierre d'angle « personnifiait » cette érosion. Mais je ne voyais pas les murs, leur adhésion crispée, l'horizontale destructrice, surgie du flanc oblique. Je m'avançai dans l'eau, vers cette vision. Des galets m'épousaient. Je craignais une blessure, tu sais : ce sang que je te reproche. Je n'ai pas trouvé la force d'aller plus loin. L'eau me hante toujours. J'ai si peur d'y rencontrer l'objet tangent. Je sais cet équilibre. Je résumai (malgré moi) le château à une géométrie de règle et de compas. Tu me connais : j'ai peur. Je n'ai pas deviné le château, ni la pente, ni le sommet que je voudrais tellement atteindre avec toi. Nous nous y reposerions. Il y a des arbres là-haut. Je les imagine propices à cette tranquillité. L'ombre nous facilitera cette vision cavalière. En bas, la rivière n'existe plus. Le barrage est peut-être visible, et de l'autre côté, le ciel révèle la mer. J'y ai pensé toute la nuit. Tes cris d'amour n'ont rien changé à mon désir. J'ai préparé mon corps. La nuit le tempérait peut-être. Le soleil apparaîtrait sur le lac. Le gouffre en multiplierait l'évidence. Il y a toujours des traces de ce soleil à la surface de l'eau. Ou bien s'agissait-il de phosphorescences animales. Je ne voulais pas le savoir. Contre le barrage, le lac frissonne, blanc de lune. Le scintillement du château est perpendiculaire à cette proximité. L'eau tremble, se casse, se multiplie. J'ai dénoué le cordage. Glissement, fente, bouillonnement, équilibre. La nuit est circulaire. Au fond de la barque, l'eau est froide. J'ai nagé à la godille vers le centre. Une bouée commémore cette immense noyade. Je distingue la crucifixion, les flammes, le blanc d'une nudité, un cœur noir. Sur la plage, don Guillermo était revenu. Je le voyais appuyé sur sa canne. En haut, sur la route, sa voiture étincelait. Il était descendu à pied depuis le vieux moulin dont le pignon traversait le ciel. Je ne l'avais pas vu arriver sur la plage. Je touchai l'image sacrée, rugueuse, insolite. J'en fis le tour. Sur le sommet de la bouée, la croix était celle du clocher. Je pouvais le savoir. Je plongeai. Je suivis la chaîne, m'accrochant à ses maillons. Je voyais cet acier, ses algues, ses points de rupture. Il était tendu entre ce monde souterrain et son image sacralisée. En remontant à la surface, je me disais que c'était sans doute la manière la plus douce d'en finir. Il était toujours sur la plage. Il s'était un peu avancé dans l'eau. Je remontai dans la barque. Quand elle pénétra le sable, il la détourna savamment et elle s'immobilisa presque hors de l'eau. Il me traita de folle, doucement. Il était fou lui aussi. Je rougis. Allait-il nous surveiller ainsi toutes les nuits de cet été qui promettait ? Je lui parlais de ces promesses. Il me conseilla le sommeil. Sur la route, il me raconta ce qu'il savait du village, de ses morts, de la rivière, de la cérémonie vite ritualisée après quelques hésitations et même il y eut des conflits, blessures à jamais refermées sur leur crasse de sang. Nous arrivâmes sur la côte. Des lampions nous accueillirent sur le bord d'une plage peuplée de noctambules fiévreux. Je m'exhibais. Il me conduisit dans un salon privé. Il me montra le blason de pierre, son nom, ou celui qu'il portait (dit-il). C'est un secret, dit-il. Allez-vous-en, dit-il à la serveuse. Il alluma la lampe. Il n'y a pas de bonnes conversations sans une lampe pour l'éclairer, dit-il. La lumière abolissait les rides de son visage. Il ne me regarda jamais dans les yeux. Ses yeux exploraient mes mains, mes bras, je dis : je n'ai pas vu le cimetière. Il voulait manger. Nous pouvions parler et manger en même temps, dit-il. Il partagea l'écrevisse, l'arrosa, déposa sur ma langue le premier morceau extrait de cette cuisson. Mais je n'avais pas faim. Je n'avais rien à dire. Je voulais savoir. Les arômes d'un vin m'étourdissaient. Je ne l'écoutais pas. Il me le reprocha doucement. Je voulais voir le château. Je n'avais qu'un désir : plonger dans cette profondeur romanesque. Il sourit. Il connaissait un plongeur. Le plongeur viendrait. Il faudrait lui payer les leçons. Il accepterait sans doute de me louer le matériel s'il jugeait que j'avais atteint les conditions d'une plongée raisonnable. Il plongerait peut-être avec moi si c'était ce que j'attendais de lui. C'était un plongeur méticuleux. Il aimait ce silence. Il voudrait le partager avec moi. C'était en tout cas le seul plongeur de la région. Il n'en connaissait pas d'autres. Tout le monde connaissait le plongeur. Les leçons dureraient deux bonnes semaines, à raison d'une par jour. Je descendrais tous les matins sur la côte et je le retrouverais sur le port. Je devrais arriver après que la barque ait disparu derrière les digues. Attendre encore, assise sur la murette derrière la cabane. Il ouvrirait la porte à deux battants et pousserait le tricycle à l'intérieur. Il me verrait alors. Pas un mot. Première leçon : le matériel. Le jet d'air comme première démonstration. L'aiguille folle. Premier étouffement dans le masque. Buée, crachat, pincement d'un tube, je coifferais mes cheveux en chignon. Nous traverserions le quai, presque nus, sous le regard des autres. Descente d'un escalier moussu. Des coquillages brisés à éviter. À cet endroit, l'eau est encore propre. Et puis, nous sommes à l'écart. Il déteste ces rires. Il plonge d'un coup, disparaît une bonne minute, revient à la surface dans une gerbe d'écume qui m'éclabousse. J'ai crié et il pose un doigt sur ma bouche. Pas maintenant. Venez. Il faut franchir les galets, jusqu'au sable. Nous ferons ensemble une pirouette et nous ramènerons une poignée de sable. Il faudra ouvrir les yeux. Cette idée m'épouvante. Fermez les yeux. Ouvrez-les. Fermez-les encore. Et maintenant ouvrez-les et pensez qu'il ne faut plus les fermer. La pirouette me prend au dépourvu. Je ne m'enfonce pas. Peut-être est-ce lui, cette facilité. Le sable s'horizontalise. La poignée s'épanche jusqu'à la surface. J'ouvre la main. Cette boue descend le long de mon bras. Il faut recommencer. Il revient avec un coquillage. Je cherche des coquillages mais il faut fouiller le sable. Nous nous sommes éloignés. Je n'aime pas l'eau. Je dois lui avouer que je n'aime pas l'eau. Maintenant il nage à la surface du sable. J'ai ouvert les yeux dans cette suspension. Il est couché sur le sable. C'est facile. Je me couche avec lui. Sur le dos, sur le ventre, l'eau n'est plus assez claire maintenant. La leçon se termine. De nouveau l'escalier, le quai, la serviette, les regards. Serais-je capable de ce futur. Demain, si je veux. Don Guillermo éteint la lampe de la conversation et allume celle du plaisir. Toujours des mots. L'idée du plongeur fait son chemin. À dix heures, sa femme et son beau-père sont de retour. La leçon se terminera à neuf heures et demie. Elle lui demandera une explication claire. Il tendra la poignée de billets pour la soumettre au même silence. Elle acceptera l'idée de l'apprentie. Mais tous les jours elle remettra en cause le bien-fondé de cette idée. Et tous les jours, entre dix heures et dix heures et demie (une demi-heure pour entrer et sortir de l'enfer : qu'en reste-t-il au fond ?), il luttera pour avoir raison de sa jalousie. L'idée de la femme jalouse me ravissait. J'avais besoin d'une femme jalouse. Pour tout t'expliquer ? Non. Je ne sais pas. Il n'y aurait rien à expliquer. Ce sont des rôles joués au hasard. Je ne savais pas qu'il était marié. J'amuserais peut-être les enfants. Il m'arrive si souvent de les amuser quand je les aime. Elle déchirera ces lettres d'amour. C'est son rôle. Il y aura des enfants pour la faire souffrir. Don Guillermo veut maintenant que je pense à lui. Oui, l'idée du plongeur m'a excitée, l'idée de la femme jalouse intériorise ce temps nécessaire et les enfants sont la limite circulaire de cet espace probable du désir. Mais maintenant, je t'en prie, ma poulette, occupe-toi de moi. Le pommeau de la canne cherche mon plaisir où il n'est pas. La lampe du plaisir s'éteint. Il allume une troisième lampe. Il me voit. Sur la table, j'ai l'air de la nourriture terrestre qui l'empêche de mourir. Aveu d'une douleur. Première douleur, infime, allégorique, en attente. L'idée de la canne revient à la surface d'une conversation qu'il croyait achevée. Je veux parler. L'idée du lac me fascine. Le château est un effet du vertige, dispersion inacceptable maintenant que la jouissance est inévitable. Je n'ai vu cette bouée qu'au moment où quelqu'un l'a jetée dans l'eau, la basculant par-dessus bord dans cette eau verte à cause d'une algue, dit-il. Je me souviens, il se souvenait de cette peinture. C'était une allégorie assez sommaire mais le cœur y était. Le diable, cornu et ridicule à cause de la peau de serpent, s'en prenait à l'eau du lac futur. Son épée de flammes (c'était des femmes nues et rouges, en réalité) traversait ce futur aussitôt anéanti par le fils, l'enfant, le futur : que sais-je ? Il y avait peut-être vingt barques sur la barque, toutes descendues de la route, et il se souvenait de cet effort surhumain, de ces cris musculaires, de la joie au moment de se voir entouré de barques et voguant vers l'unique centre. Le curé désigna le point qui lui semblait occuper cette fonction. S'il y avait un centre, avait dit le curé, alors on pouvait être sûr que rien n'avait été détruit. Il trempa un long doigt dans cette eau encore transparente et la barque qui transportait la bouée s'approcha cérémonieusement. Un géant, qui était torse nu, souleva le bloc de ciment et tira sur la chaîne pour en éprouver encore une fois la fixation. Le curé éleva son doigt verticalement, laissant dans l'eau une onde qui s'élargit doucement au gré d'on ne savait quelle loi de la nature. Le géant visa ce centre. Le bloc de ciment lui échappa. On rêva un instant d'être éclaboussé par cette eau divine. La chaîne fila sur le plat-bord avec un bruit d'enfer. Le géant laissa la place au forgeron qui indiqua à son aide le maillon à accrocher à la bouée. Il était entré dans l'eau. Sa bouche effleurait la surface. Il parlait tranquillement mais on voyait bien qu'il s'efforçait simplement de se montrer digne de la tâche qui lui incombait. Son aide plongea plusieurs fois. Enfin, le curé ordonna qu'on basculât la bouée dans l'eau. Il fit un autre signe de croix. Tout le monde voulait embrasser cette peinture mais le géant souleva la bouée à bras le corps et il la laissa lentement glisser sur ses cuisses tremblantes. Elle toucha l'eau silencieusement. On eut peur de ce silence. Telle serait la phobie : cela semblait décidé au moment où le forgeron déclara qu'il irait en enfer en chantant des glorias si la bouée n'était pas aussi bien fixée que tout le monde l'espérait. Le géant lui tendit une main secourable. L'aide était ébloui et il fermait les yeux en pleurant. Le curé lança une dernière plainte et il ordonna la retraite. Il y eut un long moment d'hésitation mais le curé n'eut pas besoin de le rompre pour convaincre tout le monde que la cérémonie DEVAIT se continuer sur la plage. Ensuite, on irait à l'église. Tout se terminerait chez soi. Avant de quitter les bords du lac, on jeta des fleurs dans l'eau. Elles nagèrent piteusement vers le barrage, suivant un courant inexplicable qui les écarta définitivement de la trajectoire tant espérée. Le plongeur connaissait cette histoire. Il l'avait peut-être vécue. Le lac était tranquille, dit don Guillermo. Mais il arrive que le vent le transforme en bête immonde. Il ne craignait rien pour la maison. Elle avait toujours été là. Elle était la seule témoin du drame. Il ne restait plus rien que cette maison. Et personne n'avait jamais accepté cette idée. À cause du château. À cause de ce passé destructeur. La famille (la mienne, dit don Guillermo) ne veut plus se souvenir. Un jour, quelqu'un aura l'idée de détruire la maison. Il voyait ces gravats couler bruyamment dans la pente en direction du lac. Comment s'imaginer cette rencontre de pierres et d'eau ? C'était un cauchemar épouvantable. Mais il était aussi réel que ce qui s'était réellement passé. (rideau) Le public demeure sans réaction pendant une bonne minute, le temps nécessaire à :

1º) Allumer le lustre que personne n'a regardé à l'exception du lustre central à cause de son allure menaçante (pendant toute la représentation, j'ai eu la sensation d'entendre le tintement de ses verres, dit une spectatrice émerveillée par ailleurs par la performance éblouissante de Virginie Godard dans le rôle de « Victoria » un classique de notre littérature depuis sa révélation par la créatrice du rôle dont il n'est pas nécessaire (n'est-ce pas ?) de remettre à jour la phénoménale interprétation mais tout le monde est d'accord pour dire (et écrire) que Virginie Godard s'est montrée à la hauteur du génie de son personnage, on dira peut-être un jour et je souhaite être encore vivant à ce moment sommet de la trajectoire du personnage : Virginie Godard est à ce jour (de quel jour s'agit-il ?) la plus grande interprète du plus grand de nos rôles, nous aurons tous le cœur battant la chamade devant les affiches (on jouait Bortek, du poète américain Mike Bradley, mais dans une interprétation tellement « au-dessous » du texte que la critique a préféré le silence, ce dont personne ne se plaindra maintenant que tant d'années ont passé (j'imagine) et que l'interprète n'est plus de ce monde pour recommencer ce qui n'aurait jamais dû commencer, Mike Bradley, aujourd'hui en déclin, nous ayant laissé une œuvre que d'aucun situera à la limite de son incohérence majeure, l'alcoolisme, dont il s'est toujours prétendu la vedette, à défaut d'en être le leader) où le visage tragique de Virginie Godard était assez transparent pour nous révéler les charmes de la majeure partie d'un décor où des passants rapides n'étaient autres que les autres personnages de sa fascination pour le théâtre) que d'ailleurs je n'avais moi-même pas remarquées aussi bien que l'assemblée grouillante des spectateurs dont les commentaires n'ont pas la clarté ni la rigueur d'un exposé critique et connaisseur de la douleur d'être joué quand on n'est que le personnage, ce que je me sens être entièrement à cause des prédispositions favorables au compte rendu et au titre révélateur de l'ensemble ;

2º) Relever le rideau pour inviter au salut du dernier décor en supposant aventureusement que le public a gardé en mémoire les décors précédents (on applaudit) ;

3º) Donner le signal d'entrée des comédiens secondaires qui arrivent la moitié du jardin l'autre moitié de la cour en deux files qui se rejoignent pour former le fleuve principal de leur utilité (les applaudissements m'étourdissent un peu et je n'entends plus le commentaire exaspéré d'un voisin de fauteuil qui soutient qu'il a vu mieux sans se souvenir toutefois du nom de la troupe) ; les petits comédiens se tiennent la main, presque tous sourient mais vous savez qu'il y en a toujours un (je parle par expérience de « votre » expérience) qui grimace une douleur inexplicable qui nous oblige à nous poser la question : qui se cache derrière ce masque ? (en l'occurrence il s'agissait de l'interprète du jardinier peut-être cédé à l'origine à l'auteur de la pièce et depuis tenu par des prétendants à l'écriture aussi peu comédiens que lui — une tradition ? une superstition ? un secret en tout cas entretenu jalousement par la communauté indéfinissable des comédiens de l'aventure théâtrale et cinématographique qu'il faut bien distinguer des cahots de la politique et de la magistrature qui mettent le feu au monde depuis que le monde n'est plus ce qu'il a été pour l'homme -) personne ne répond à cette question on sent simplement une petite gêne musculaire quelque part à la surface de notre abdomen et on attend patiemment, applaudissant à tout rompre pour ne pas risquer une excommunication dont les conséquences sont un désastre pour l'esprit, la sortie en une seule file, lente et homogène, des petits comédiens qui ont ponctué les grands rôles ;

4º) Pousser l'auteur à ce moment dans les feux de la rampe qui l'éblouissent jusqu'à la douleur, son cri provoque un silence gêné, on le soupçonne de vouloir prendre la vedette, le rideau tombe derrière lui ; profitant du silence occasionné par son énervement bien compréhensible (il ne s'agit plus ni de l'auteur ni du comédien interprétant le rôle modique du jardinier mais du producteur qui ne fera croire à personne qu'il s'est « aventuré » « avec des amis » « qui y croyaient », compte tenu de la réputation de la pièce, d'une part (il s'agit aussi bien d'un film d'ailleurs) que celle de Virginie Godard, déjà merveilleuse et infâme dans le rôle de Phèdre, il y a de cela (voyons...) deux ans si vingt-six mois peuvent se ramener à l'expression d'une attente qui a été celle de la critique plus que celle d'un public par définition plus enclin à succomber à ses propres caprices qu'à ceux de leurs vedettes préférées ;

5º) Ouvrir le rideau comme une paire de jambes (nous entrons dans la deuxième minute, peut-être même dans la troisième, mais il est d'usage, comme dans nos fins parloirs républicains, de parler de « minute » à propos d'un temps et de « mètre » à propos de poésie) ; le producteur (il s'agissait à l'origine de l'auteur ou de son représentant scénique) recule jusqu'au centre géométrique de la scène ou de l'écran et il étend ses bras comme un jésus en impliquant à son cou un mouvement destiné à faire aller la tête (il sourit) d'un côté et de l'autre, ce qui provoque l'attente, le merveilleux et tout ce qu'on voudra de convulsif et de définitif (les traumatismes mentaux ne se cicatrisent pas, vous le savez ?) ; deux files médianes de comédiens en arrivent à couper l'espace théâtral (ou cinématographique) en deux sites inoccupés qu'on finit par ne plus éclairer ; ce sont les comédiens qui ont interprété les personnages principaux ; on sait que Virginie Godard ne figure pas parmi eux ; on s'exaspère mutuellement en applaudissant, se réservant le droit de se lever de son fauteuil (ou de son strapontin, il y a vraiment beaucoup de monde ce soir au théâtre — au cinéma) ; le rideau se referme lentement, tout s'éteint. (Hightower s'est assis sur une souche à un mètre de l'eau de la rivière ; V. traverse le gué ; elle lui demande s'il va la laisser échapper ou la poursuivre ; combien de temps durera cette poursuite si c'est ce qu'il attend d'elle ? Mais s'il a choisi de la laisser, qui la poursuivra ? Qui l'atteindra un jour ? Elle lui avait confié ses chaussures. Il les agita. C'est une réponse ? dit-elle. Elle entra dans les fougères : mon personnage est un enfant mort, dit-elle. J'imaginais ce futur. J'entrais en scène à ce moment. Tout s'éteint. (Elle entrouvre les fougères). Vous feriez bien de vous tenir tranquille, dit Hightower.

— Vous voulez dire que je n'ai plus l'âge de jouer ?

— Je ne sais pas de quel enfant vous voulez parler. Je déteste cette idée d'un enfant mort entre son passé inexplicable et son futur imaginaire. Vous feriez bien de revenir de ce côté de la rivière.

— Vous seriez dans l'obligation de me courir après, n'est-ce pas ?

— Je vous rattraperais. Croyez bien que ça me désole de vous voir comme ça. Vous n'avez pas fini votre histoire.

— Mais ce n'est pas une histoire, Charlie ! C'est la vérité. Je suis ce que je suis. En tout cas je ne suis pas cet enfant. J'imagine ce qu'il serait devenu en cas de vie. Que deviennent les écrivains en cas d'éternité ?

— Il faudra que je mette miss Anaïs au courant de votre attitude. Je regrette d'avoir à le faire, qui que vous soyez. Vous êtes la mère de cet enfant. C'est l'enfant que vous avez été ? Cette femme est-elle le futur de cet enfant ? Je ne sais vraiment pas comment vous convaincre que le mieux est de revenir à White Spring Falls. Miss Anaïs sait ce dont vous avez le plus besoin.

— Une cure de sommeil. Un mois de sommeil dans ce sacré donjon qui n'a même pas d'histoire.

— Je ne connais pas l'histoire du donjon. Vous entendez la radio ? Tout le monde s'étonne de notre retard. Ils vont se mettre à redouter le pire. Vous avez passé l'âge de jouer à cache-cache avec le sommeil.

— Ce sommeil n'est rien. Il ne laisse pas de trace. On est bien nourri. Lavé, chauffé, peut-être caressé. Mais rien n'arrive. Tout s'éloigne. Je déteste cette sensation d'étirement. Vous m'oublierez pendant ce temps.

— Non... je croyais me souvenir... Revenez, je vous en prie.

— Qu'est-ce que vous attendez pour leur répondre. Dites-leur la vérité.

— Je crois qu'il serait plus sage de reprendre la route. Ensemble.

— (elle rit : ) Toi et moi. La soudure mentale. Le sexe aidant.

— Je n'ai pas parlé de sexe. À aucun moment.

— J'en ai parlé, moi. Virginie Godard arrive à temps pour saluer le public. On l'avait presque oubliée. On se préparait à sortir. On attendait de pouvoir mettre le pied dans l'allée. Le lustre faisait lever les têtes. On ne peut plus éteindre. C'est ce qui était prévu, une extinction lente, une fente lumineuse, infinie, et l'apparition de Virginie Godard en habit de soirée. Elle a avantageusement traqué son costume de scène pour une robe longue et fendue, décolletée, scintillante. Qui est-ce ? Peut-être avait-elle quelque chose à nous dire... je veux dire que c'est une ouvreuse — vous plaisantez ! une ouvreuse en habit du dimanche ! Je n'ai même pas regardé le modèle — oh ! rien de bien original — Vous m'avez promis de ne plus nous enquiquiner avec ce thème suranné — Je n'avais rien promis du tout. Mon seul désir était de retourner dans la rue. Il pleuvait bien sûr. Il pleut toujours. Ça n'a pas de sens. — Ne nous avait-elle pas promis de ne... — Je me demande qui était cette femme. Avez-vous remarqué la profondeur de la scène à ce moment-là, je veux dire cette lumière dans laquelle elle est entrée... j'aurais dû regarder mais j'étais pressé de rentrer, autant que toi, mon amour...

— C'est absurde, dit Hightower, je vais être obligé de... mais il ne trouva pas la force de se lever, elle continuait : ce n'est qu'un effet de cette inévitable solitude. L'enfant mort, son passé, son futur, la mémoire, l'imagination, le présent toujours anéanti par cette évidence. J'ai peur. Vous ne viendrez pas vous non plus. Mais vous ne sortez pas non plus. Je peux me régaler un peu de cette lumière artificielle. Mon corps et la lumière. C'est artificiel, je sais. Je n'ai pas joué non plus. Venez... encore un pas... le même... c'est toujours le même... il ne faut pas jouer avec cette perfection... les mots sont extraits du dictionnaire : autrement, ils n'existent pas. Et sans les mots... mon dieu !... sans les mots...

  

 

Chapitre X

20 juillet

 

— Il faut remonter à avant-hier. Jean était très déprimé à cause de ce qui s'était passé la veille. Le soleil n'était pas encore levé. Je rencontre Jean tous les matins de cette manière, moi traversant le patio pour aller ouvrir le robinet et lui on le voit arriver de dessous le couvert sale et poussiéreux où personne ne met jamais les pieds. Il n'aime pas ces retrouvailles matinales. Il dit : Bonjour Swann, une allusion à mon passé, et au futur qui n'a pas eu lieu. Je dis : il va encore pleuvoir et je pense : je vais ouvrir le robinet hier j'ai oublié et Jean ne dit plus rien, il demeure dans cette attitude pour se donner à observer et je regarde la tristesse au coin de ses yeux et vers les tempes moi : c'est comme ça que ça se passe — je comprends que ça lui arrive après ce qui s'est passé, ce qui n'aurait pas dû se passer et ce qui se passera si personne ne pense à sa tristesse pour y remédier. Il redit : Bonjour Swann et il s'arrête avant de continuer, comme s'il valait mieux ne pas en parler, comme s'il était plus convenable d'attendre que tout le monde soit levé pour tenter d'en faire le sujet de conversation de la journée et je redis : s'il pleut, j'aurai irrigué pour rien mais pleuvra-t-il ? Jean n'avance pas, il ne voit pas, il est arrêté à la limite qui commence une conversation que je ne peux pas commencer à sa place parce que je n'ai aucune idée de ce dont il veut me parler. Mais veut-il de moi dans cette conversation ? Je commence à m'éloigner, deux pas, je pince un bourgeon dérisoire, secoue une rose qui s'éparpille, je reviens pour faire un nœud, un autre, et encore un autre, remontant le long du tuteur jusqu'à la rose que Jean n'ose pas regarder. Je me demande s'il attend, s'il n'attend rien, s'il s'attend à recommencer comme ça arrive des fois : le matin je recommence tout s'il est encore assez tôt pour que tout arrive de nouveau mais au moment où Jean me dit : Bonjour Swann il dit : je ne sais pas pourquoi je répète cette mauvaise plaisanterie tous les matins que vous faites, Sweeney. Peut-être à cause de l'assonance. Peut-être à cause de mon passé. À cause de ma virginité. J'avance. Jean ne parle jamais des femmes du point de vue de l'amour qui est un plaisir que j'ai bien connu à la place de celui d'avoir des enfants et de les donner. Je n'ai rien donné. Jamais. Ce qui explique ma tristesse. On a l'habitude de ma tristesse. Elle en est devenue transparente. Un peu déformante mais sans exagération. On me croit facile. Mais je vois. Et Jean le sait. Il sait ce que je vois et comment je le vois. Je reviens à la rose. Pour la décrire. Non pas avec les mots. Je compte sur la lumière. Il est presque sept heures. Cette lumière arrive. Je caresse la surface de la rose. Jean ne dure pas. Je le retrouve triste. Il a passé la nuit sous le couvert, dans la corniche où l'année dernière encore il y avait une statue de valeur. À quoi tient cette valeur ? Est-ce de l'histoire ou du génie ? dit Jean qui avoue ne plus très bien se souvenir de la statue en tant qu'évènement formel. Je traduis. Il sent cette poussière. Elle vient du bas des murs et se répand toute la journée sur les dalles dont trois pierres tombales aux inscriptions illisibles qui me donnent des angoisses même en plein jour. Il sent cette histoire. Bonjour Swann ! dit-il le matin pour commencer mais avant-hier matin, je vous le dis, il n'avait pas l'intention de commencer. Moi j'ai tout de suite senti qu'il avait passé la nuit à invoquer la mort. Ce n'est pas si facile, la mort. Elle arrive, c'est tout. Il revenait du couvert avec cette tristesse qui est celle de quelqu'un qui a cherché les mots pour tout expliquer et qui ne les a pas trouvés. La mort attend. Il est triste à cause de cette attente qui n'a pas d'explication. Il a beau me plaisanter en évoquant de bon matin ce morceau de pays qui n'est pas le mien : il prétend recommencer, riant de cette attente que je reconnais, et commentant la rose que j'ai décrite au gré d'un rayon de soleil dont la fidélité le déroute. Il ne trouve pas toujours les mots, dit-il en respirant la rose, doucement la faisant entrer dans les viscères et fermant les yeux pour que ça arrive. Je vois. Tout cela n'a duré qu'une minute : Bonjour Swann ! — Bonjour, Monsieur Jean — Quelle jolie rose ! — Regardez ! Rien de plus. Rien que cette imitation de la réalité. Il s'éloigne. Facile maintenant. Il s'articule. Retrouve l'air frais, l'amour du jour, pluie, soleil, vent, peu importe pourvu qu'il fasse jour ! J'avance pour ouvrir le robinet. À la fenêtre de madame Lewitt, je vois Monsieur Vicarenix et j'avance. Il est arrivé ce matin. Je lui ai ouvert la porte. Il attendait sur un banc dans la rue. Il a fait une observation savante sur les lions de pierre (les crocodiles de Vermort sont pas mal aussi mais il est vrai que vous n'y avez jamais mis les pieds — d'où tient-il cette légende ?) et m'a demandé de lui servir un café dans la chambre de madame Cecilia. Elle m'attend. Mais le soleil est à peine levé. Je monte. Je connais le chemin. N'oubliez pas le café. John ! fait Jean quand je lui dis. Il ne manquait plus que lui. Montez-lui donc un café. Mais Jean ne savait pas que je le monterais dans la chambre de madame Cecilia qui dormait. A-t-il seulement frappé à la porte pour la réveiller ? Je pensais. Elle l'attendait. Pourquoi est-il venu ? Je frapperais moi aussi à la porte et Cecilia ouvrirait, deux cafés et de quoi grignoter en attendant le petit déjeuner servi sur la terrasse à partir de huit heures. Je redescends. Tout s'est passé comme prévu. La porte, les coups (discrets), Cecilia en tenue légère, John devant un miroir, le lit défait, merci. Je redescends. Je n'aime pas ces changements. Ils conditionnent tellement tout le reste. Jean me retrouve dans le patio. Alors ? J'avance, dis-je sans m'arrêter. Jean fait un : à tout à l'heure, Swann. Le bonjour à Odette. J'ai envie de crier. J'ai cette douleur au niveau du cœur. Si je crie, il y aura des explications. Je cours sous le couvert pour m'oublier dans cette poussière, je m'assois dans la corniche à la place de Jean, je communique avec la statue que j'ai vue dans un catalogue, je pense. Je ne crie pas. Le robinet chuinte tristement. La rose est retournée dans l'ombre. Elle n'a pas poussé du bon côté de Rock Drill. Elle va passer la journée à l'ombre des toits. J'ai envie de l'arracher, à cause de ce seul moment auquel je pense de temps à autre au fur et à mesure que le temps passe. Ce soir, avant de me coucher, je jetterai un coup d'œil sous le couvert que rien n'éclaire dès que le soleil disparaît. Jean cherchera les mots que la mort attend de lui. Il ne les trouvera pas. Il y a des gens comme ça, qui ne trouvent pas les mots et ils continuent de vivre le lendemain et le lendemain ils recommencent leur cirque et rien n'arrive et ça n'en finit pas de me faire tourner la tête et alors j'avance avec cette idée que je vais finir par le tuer pour qu'il arrête de se tuer lui-même de cette manière si lamentable. Je vois. Je vois comme si j'y étais de nouveau. Fermant le robinet parce que je sais (je ne sais pas pourquoi) qu'il va pleuvoir toute la journée. John vient à la fenêtre, revient, revient encore et personne ne descend pour me donner raison. Il y a des moments comme ça dans la vie où l'on a besoin d'en parler avec quelqu'un qui ne soit pas soi-même.

— Ça va Sweeney, calmez-vous ! Voulez-vous boire quelque chose ? De chaud ou de rafraîchissant ? (claquement de doigts). Je dois vous avouer que vous avez manqué de cohérence, Sweeney (je peux vous appeler Sweeney ?). Amenez une bière bien fraîche (apparition d'une cigarette. Je ne fume pas.) ! Vous ne fumez pas ? Je peux ? Dites-moi, Sweeney ? (Oui.) Vous m'avez raconté le début de l'histoire ou la fin ? Je n'ai pas très bien compris. Vous parlez trop. Le mieux est de tout recommencer. Non. (Non ?) recommencez plutôt à partir du moment où vous avez eu envie de crier (je me rappelle) c'est Jean qui vous inspire ce cri (en vérité je n'en sais rien c'est peut-être un autre je n'avance plus) pourquoi ne pas crier quand on en a envie ? (À sept heures du matin ! Vous n'y pensez pas. Tout le monde dort à cette heure à Rock Drill. On n'aurait pas idée de crier de si bon matin. C'était un bon matin. Je ne savais pas vraiment s'il allait pleuvoir) c'est ça Sweeney, recommencez ! (Elle s'est levée. Elle a dit : Bonjour Sweeney ! On dirait qu'il va pleuvoir, attendant que je le dise : est-ce bien utile d'irriguer ce matin ? Derrière elle John trotte doucement. Merci pour le café, merci pour le café, ils évitent le couvert, sa poussière, ses moisissures, les cloques de mortier, les éclats de terre, « le petit déjeuner est-il servi ? » Je reconnais le cahier de musique où elle écrit son journal. Elle me l'avait promis. C'est John qui l'emporte dans la profondeur de son esprit, il ne reviendra plus. Elle n'en parlera même pas. Mais elle peut dire : je vous ai déjà donné un journal, il n'y a pas si longtemps que cela : qu'est-ce que je peux répondre pour détruire cette réalité : je ne l'ai pas lu, je ne l'emporterai pas dans la profondeur mentale de mon existence, il reste sans suite : est-ce que John voudra connaître le début : est-ce qu'il faudra céder : donner à lire : qui lira la suite ? Mais je me tais. Je me tais toujours. Je le lirai demain. Je ne l'inventerai pas, il existe et je le lirai. Mais il n'y aura pas de suite, à moins que John n'entre pas dans cette profondeur : imaginons qu'il reste à la surface : John lit et rien ne change. Elle m'avait promis cette suite (c'est un cahier de musique, je connais la musicienne) et maintenant elle oublie et c'est John, à peine arrivé, qu'elle choisit. Je suis oublié. Ils descendent vers huit heures. Ils s'installent sur la terrasse et ils attendent que quelqu'un vienne les servir. John pose le cahier de musique sur la table, entre eux, comme s'il proposait de le traverser pour atteindre Cecilia, comme s'il supposait que Cecilia ne résistera pas au devoir de le traverser elle aussi. J'avance et je vois. Je m'assois. Elle descend de Cortina, pendu à Séville. Ce qui fait rêver John. Il lève les yeux au ciel (comme on dit) et il dit qu'il va pleuvoir. C'est comme ça qu'il met fin à son rêve. Elle ajuste encore le gilet de laine sur ses épaules, avec un mot pour en parler. Il rit. Je n'entends pas les mots. Leurs ombres s'allongent jusqu'au bout de l'escalier. Je regarde le cercle, le rectangle, les parallèles, je pense à madame de Vermort qui parle toujours des choses en termes de géométrie : mais j'ai toujours aimé comme une femme la théorie des triangles : Jean est topographe. Mais ce n'est pas dans sa peau que je veux entrer (n'est-ce pas monsieur Frank Chercos ?) et je m'assois pour ne plus penser. Imaginez que je remonte à avant-hier et que tout recommence. Cecilia pourrait remonter encore plus et atteindre n'importe quelle région de la mémoire collective. Mais je n'ai pas lu le journal qu'elle m'a donné et elle ne m'a pas encore demandé ce que j'en pensais : qu'est-ce que j'en pense ? À huit heures et demie, ils ont quitté la terrasse, par le côté jardin. Le cahier de musique (je connais la musicienne : Fleur) est resté sur une chaise. Qu'est-ce qu'on peut penser de cet oubli ? Monsieur de Vermort avait oublié la Confession de Cecilia de la même manière. C'était la même terrasse (elle lui ressemblait) la même table (le cercle) et le même cahier (le rectangle) et il l'avait oublié. Je savais qu'il ne me le donnait pas. Il l'a cherché pendant des années. De temps en temps, il me disait : Sweeney, j'ai encore perdu ce sacré cahier. Mais ce n'était pas moi. Ce pouvait être n'importe lequel d'entre eux. Il soupçonnait mieux Gisèle, parce qu'il ne l'aimait plus. J'ai posé le cahier sur une pierre et depuis personne ne l'a lu. Je suppose que c'est par là, qu'il faut commencer. Ensuite lire le journal de Cecilia (elle prétend l'avoir égaré : elle aussi) et maintenant le cahier de musique (Fleur n'est pas une musicienne). J'avais de la chance. Personne n'avait jamais voulu écouter mes confessions, mais j'avais de la chance. Voilà ce que je possède : la Confession, le journal de Cecilia I et II. John est revenu, tranquille et brouillon, sur la terrasse et quand il a vu que le cahier avait disparu, il a posé la question aux uns et aux autres et Cecilia revenait en disant : demande à Sweeney ! John s'est approché. Le vent commençait à se lever, secouant les nappes blanches sur les tables et tout le monde s'est mis à attendre la pluie. Fleur était revenue parmi nous. Elle portait cette robe étrangement lumineuse par temps d'orage. John parlait. Cecilia n'osait pas aller plus loin. Elle dit : allons-nous-en : John dit : je n'accuse personne : j'avançais. Plus tard j'ai posé le cahier de musique sur l'autre cahier qui lui-même était (est) posé sur un premier cahier qui porte en titre : Confessions de Cecilia Lewitt, sans doute, mais je situe très bien ce moment, avant l'hiver, il y a des années, avant qu'on m'empêche. Je n'ai pas lu non plus le premier journal. Elle me l'a donné. Elle ne pouvait pas savoir pour les Confessions. Personne ne savait. Personne ne saurait rien non plus du cahier de musique (il appartenait à Fleur pour une raison : je l'ai offert à Fleur et non pas à Cecilia : j'ai voulu savoir ce que Cecilia pense de Fleur. C'était mon idée. Et je me suis mis à lire. Il faut remonter à avant-hier. J'ai lu toute la journée. Je peux en parler. Je peux parler de cette fin. Ce n'est pas un aveu. Me croiriez-vous si je vous dis que le journal de Cecilia commence par cette page collée sur le verso de la couverture — « je ne me souviens plus des mots et je ne veux plus rien savoir de leur apparition au début de ce journal — c'est la seule raison que je me trouve pour expliquer l'arrachement de la page qui les contenait. Ai-je eu peur de ces mots ? A-t-on peur des mots qui commencent quelque chose qui n'est même pas un projet ? En fait je ne sais pas ce qui m'a pris. Peut-être l'étonnement de rencontrer un morceau de réalité là où je n'avais voulu exprimer qu'un sentiment d'horreur. Je veux parler des photos de l'autopsie de Virginie. Gisèle les a ramenées uniquement pour nous les montrer. Elle accusait Malcolm. Elle me montrait le cadavre ouvert (soigneusement) de l'enfant dont elle disait qu'il aurait pu être le sien. Malcolm agonisait encore. C'est ce qu'on me disait. Et Gisèle s'en prenait à mon silence de cette manière horrible. C'est ce que j'écrivais sur la première feuille de ce journal. Je l'ai arrachée, déchirée et presque oubliée. Deux pages pour retrouver ce moment de ma vie et des mots exacts que tout le monde a oublié depuis, sauf moi qui en retrouvais le sens au moment de commencer ce journal intime. Et puis pourquoi en parler, pourquoi coller cette fausse première page au début de ce qui n'est peut-être déjà plus un journal parce que j'ai dépassé la mesure hier, en avouant mon indifférence et par conséquent mon attente à Malcolm qui va se mettre à en souffrir dès qu'il aura fini d'y penser ? Mais je n'arrive pas à oublier ce qui aujourd'hui n'a plus de sens pour personne. La chair ouverte de Virginie, son visage tranquille d'un côté, écrasé de l'autre, sa main recousue, la main qui l'examine, le noir et le blanc, les cris de Constance à l'église, le regard de Gisèle qui a déjà les photos dans son sac à main, les voix qui me recomposent parce que je n'ai pas osé entrer dans l'église, Fabrice qui explique, les photos qui n'expliquent rien — deux pages n'ont pas suffi ou alors elles ont atteint ce point où l'expression doit tout aux mots et rien à la mémoire et j'ai déchiré la feuille au ras de la reliure en me disant que ce n'est pas comme ça qu'on commence un journal, en tout cas pas un journal intime qui 'a pas d'autre prétention que celle-ci : montrer la différence qui existe forcément entre ce que tout le monde sait, moi y compris, et ce qui reste au moment de le raconter. Sans doute peu de choses, à quoi se réduit le texte, comme une goutte née de trop de vapeur et de la rencontre d'un objet sur quoi éprouver la complexité qu'elle exerce dans l'œil qui regarde à travers ce primitif instrument de l'optique. Il n'y avait pas cette image dans la feuille détruite il y a quelques jours — oui, seulement quelques jours ont suffi pour me ramener à ce début remanié à la mesure du temps et de l'oubli. » Je venais de lire et je me disais qu'il valait mieux que je me taise. Cette solitude me donnait la nausée. Ou alors c'était cet air chargé de vieillerie. Mais je lisais. C'était les mêmes mots. Je pouvais les comprendre. À quoi donc Jean avait-il mis le feu au début du mois ? Personne ne lit ce qu'il écrit et il brûle tout ce qui n'est pas lisible. Il me l'a dit. Comme ça : ceci est lisible, personne ne le lira. Voyons ceci : c'est illisible : au feu ! Il badinait. Il était revenu. Mais cette fois sous la véranda. La pluie tombait par intermittence. On ne la voyait pas. On entendait les gouttes sur les feuilles et dans les flaques. Jean n'aime pas la pluie du matin. Il ne s'y retrouve pas : « le matin, c'est la fraîcheur, même le froid, et une longue balade dans le parc pour assister au réveil du monde. J'aime cette banalité. » Mais il pleuvait. C'était une autre banalité mais il ne s'y retrouvait pas. On entendait le vent, mais plus loin, derrière les arbres qui ne bougeaient pas. Qu'est-ce que je pensais de cette immobilité ? Qu'est-ce qu'on répond à ce genre de question ? Je ne lui disais rien du journal et tout le monde cherchait. Jean ne cherchait pas, ce qui le rendait suspect. Cecilia a traversé toute la pluie pour lui demander de chercher avec les autres. Jean dit : cherchez dans le débarras de Sweeney. Il savait. J'aimais cette douleur. Mais Cecilia ne veut pas chercher dans cette pagaille. Jean dit : entrons ensemble et cherchons. Sweeney nous cache quelque chose. Je veux savoir. Cecilia dit en s'en allant : moi je veux savoir... mais elle est trop loin au moment de le dire et on n'entend rien, sinon la pluie sur son parapluie et ses pieds qui secouent le gravier. Elle avait dit : Sweeney n'a rien à voir dans cette histoire. On ne peut en dire autant de vous, Jean. Sinon, cherchez avec tout le monde. Il ne chercherait pas. Il savait. Il savait obscurément. Je ne lui demandais pas ce qu'il avait brûlé (il faut remonter au début du mois, après l'arrivée de Carabas et même après le départ de Gisèle qui est allée rejoindre Lorenzo à Polopos, où est enterré Cortina, à l'ombre d'un peuplier qui a donné son nom à ses descendants ; il faut remonter à un commencement sinon toute la suite n'a plus de sens ; je ne lui demandai pas ce qu'il avait brûlé, ni pourquoi et il ne savait pas clairement ce qui était arrivé au cahier de musique ; on ne parlait plus ; on écoutait ; la pluie devint visible, à cause de la gouttière qui déborde) ni pourquoi il avait brûlé cette chose dont tout le monde, moi y compris, voulait savoir quelque chose, même peu, mais de quoi se faire une idée. (Une idée de quoi ?) Le corps de Jean est inhabitable. On n'en sait pas plus.) Jean dit : elle a écrit dans un cahier de musique. Elle dit : cherchez un cahier de musique, pas un journal. Moi je trouve ça un peu grotesque, cette recherche. Je ne cherche pas. Je suis suspect. On s'attend à un nouvel incendie. Le monde me juge mal. Et il semblait souffrir de cette erreur. « Elle a emporté le parapluie ! » dit-il encore et il rit doucement en pensant que quelqu'un a emporté le cahier de musique avec la même inconscience. Je pensais. Cette immobilité à cause d'un mot ! La pluie s'arrête. Jean dit : ... menaçante, ne crois-tu pas ? Je n'ai pas entendu le début de la phrase. A-t-il parlé de la pluie ? Il ne se décide pas à continuer sa promenade. « La garce a emporté mon parapluie sans que je m'en rende compte ! » Il aime fumer aussi quand il pleut. Lire et fumer. Parler un peu avec un ami. Cultiver cette approche de la solitude, chacun de son côté. Les arbres frémissent. Le vent les traverse doucement. Il arrive sous la véranda et s'apaise. On l'entend encore derrière les arbres. Je me lève et Jean me regarde, l'air de dire : je vais me retrouver seul, idée qui ne l'enchante pas comme elle m'enchanterait si j'étais à sa place. Je ne dis rien et je m'en vais. Sous le porche, ceux qui ont cherché ne cherchent plus : elle raconte des histoires ! Un cahier de musique ! Il appartenait à Fleur ! À Fleur ? Qui est Fleur ? Je passe sans reconnaître personne. Plus loin, John ne cherche plus. Il dit : c'est de ma faute. Ne m'en veux pas. C'est absurde. On le retrouvera. Comment croire ? Il s'arrête quand j'arrive : Sweeney sait quelque chose ! Mais je n'ai qu'un désir : lire. Je ne peux pas disparaître. On me retrouverait. Il y en a qui savent remuer le couteau dans la plaie. On me retrouverait lisant cette intimité qui appartient à John. (Elle vous a donné le premier journal, non ?) Mais je ne le lis pas. Je ne lis pas les confessions. Je lis le cahier de musique. Je regarde à travers une goutte d'eau immobile sur un meneau. Je ferme les yeux. Je regarde encore. Je lutte avec cette goutte d'eau. Mais je ne peux pas disparaître. Je vais. Je viens. Je retourne. Je prépare et je reviens. Le véritable suspect, c'est Jean. Il ne supportera pas ce regard. Je reviens à la goutte d'eau, peut-être la même. Il y a de l'amour dans mon cœur.

— Sweeney ! Sweeney ! De qui êtes-vous amoureux ? Allez ! Dites-le-nous puisque c'est si important pour vous (Rires).

— Ce n'était qu'une goutte d'eau. Un symbole. S'il y avait une vie à raconter sur le seul témoignage de cette géométrie (je voyais ; je voyais ces rayons dans l'imagination de Cecilia ; j'avançais ; une goutte d'eau n'est rien à côté de ce qu'elle rend possible.), ce n'était pas à moi d'en calculer les dimensions. Je voyais. La pluie tictaquait encore, multipliant la goutte. Je passais le temps. Je reconnaissais cette cadence. John est revenu. Il dit : elle veut écrire un roman, et il a l'air désolé qu'elle veuille l'écrire. Le journal est une sorte de canevas, fait-il en s'asseyant. Est-ce que cette pluie va durer encore longtemps ? Il ne manquait plus qu'elle écrive un roman. Vous ne comprenez pas ?

— Ai-je seulement le droit de comprendre ? Une fois je suis allé de l'autre côté de la rue. Je ne savais même pas qu'il y avait une rue et sur l'autre trottoir, j'ai acheté un bibelot en forme de cheval. Je n'avais pas traversé la rue pour simplement acheter un bibelot ridicule (je l'ai offert à Carabin et il ne m'a pas demandé d'où je le tenais ; s'il l'avait appris, il aurait donné encore un tour de clé ; j'étais fou de croire qu'il ne savait rien !).

— Si vous voulez, dit John aimablement (je ne lui ai rien demandé et il le reconnaissait), je peux vous amener faire un tour où ça vous chante. Il est trop tôt pour la réveiller (c'était ce matin, au moment d'ouvrir la grille et de l'autre côté de la rue, je pouvais voir les mêmes bibelots en cinq tailles différentes occupant toute une étagère de la vitrine mais la grille lui donnait un aspect de vitrail et j'ai eu peur de m'y abandonner comme ça arrive chaque fois que je regarde à travers quelque chose qui est le plus souvent une vitre ; j'aime me poster derrière une fenêtre, ne pas me cacher mais ne plus bouger et regarder, en plongée, la porte que je m'attends à visiter dès qu'elle s'ouvrira ; on me le reproche tous les jours.

— Et qu'avez-vous vu cette fois-là, Sweeney ?

— J'ai vu John descendre de sa voiture. Mais je me cachais. Je l'ai dit : ce n'est pas mon habitude. Je ne me cache pas ; j'entre dans le massif d'hortensias et je regarde à travers la grille qui sent la rouille ; on voit ce que je regarde : les bibelots, les rares passants, au fond une tour d'acier qui est peut-être un puits. À sept heures, le soleil fait étinceler toute l'ossature du puits haut dans le ciel encore lavasse, des milliers d'éclats de lumière et le ciel qui ne bouge pas, le ciel sans perspective, pas à cette heure du jour qui est la première (vous aimez bien dire les choses joliment hein. Sweeney ?

— Je ne fais que raconter une histoire.

— Continuez, Sweeny.

— Est-ce que je vais mourir sur la chaise électrique ?

— Je ne pense pas. Personne ne le pense. Il n'y aura même pas de procès. Mais avant toute chose, il faut me raconter cette histoire. Prenez le temps, Sweeney !

— Vérifiez bien l'enroulement de la bande !). J'ai vu John. Il m'a vu et ça l'a fait rire, ma tête au milieu des bouquets d'hortensias. Il s'est amené en se dandinant comme une fille. Je l'ai connu viril, même musclé, vous savez ? Maintenant il a dans la tête de devenir une femme. Vous comprenez ça, vous ? Moi je ne suis ni homme ni femme, à cause de ma solitude. Je ne peux pas juger les désirs des uns et des autres. Je ne sais même pas si j'ai des désirs de ce genre. J'éjacule. Ça oui, j'éjacule.

 

— Revenons à John, avant-hier matin (ma patience s'est rapetissée à ce point que je n'ai même plus ce désir de connaître cette histoire du début à la fin et dans tous les détails — c'est Frank Chercos qui pense ; ceci est une approximation textuelle de sa pensée au moment où Sweeney éjacule dans son pantalon ; il émet un petit cri de plaisir que Frank Chercos associe aux derniers mots de Sweeney avant de se taire : j'éjacule ça oui j'éjacule, il pense que Sweeney revient en pensée à ce plaisir de courte durée qui n'est rien au fond par rapport au seul plaisir qui est celui de vivre en pensant le moins possible à la vieillesse, destruction, et à la mort, défaite inavouable — rapetissée dans un coin de ma pensée qui ne remplace pas le vide. On n'avance pas. Pendant que Sweeney essaie de retrouver son souffle, je feuillette le journal : « Je ne me demande même pas ce que Malcolm doit à Fabrice quand il écrit. Je suppose que ces conversations ont une influence sur son comportement d'écrivain qui se raconte. J'y pensais tout à l'heure avant de m'endormir. J'y pensais vaguement, sans intention de me faire une idée de ce qui relativise l'existence de ces deux personnages de ma vie quotidienne que je représente ici pour ne pas l'oublier tout à fait. Cette tentation de l'oubli m'angoisse à ce point que j'ai peur d'y trouver un jour la raison suffisante pour cesser d'exister, du moins par rapport à ces autres qui ne sont que le produit de mon imagination. Perspective flagrante d'une solitude annoncée par des signes de fragmentation. Pourquoi cette dissymétrie entre le temps et la vie ? Question d'unité, c'est seulement cela. Et de point de vue, ajoutai-je. Fabrice riait. Était-ce hier ? J'ai écrit sans me soucier de l'heure. On est le 16. Il fait nuit noire. Je viens de me réveiller. Je n'ai même pas regardé l'heure. J'ai ouvert le cahier de musique, jeté un foulard sur la lampe et cherché le crayon que je n'ai pas trouvé. Je ne me souviens même pas si j'ai eu un cauchemar, ou simplement trop chaud ou bien encore exagéré un bruit de voix bien improbable à cette heure de la nuit. Je suis de nouveau seule dans la chambre. De la journée du 15, je n'ai plus que le souvenir de ma promenade avec Malcolm, la rencontre de Fabrice dans l'ancien chenil, puis le retour à Rock Drill, Fabrice parlant à Malcolm de son idée d'enregistrer leur conversation. » « Pourquoi pas dimanche ? » fait Malcolm qui n'a rien prévu pour ce jour-là. Mais que prévoit-il sinon ? Fabrice ne lui pose pas la question. Ce serait mal commencer une conversation qu'il annonce riche en révélations. « Révélation ! fait Malcolm. Ce n'est pas le mot.  » Et il revient à son silence. Sous le porche, il a allumé une cigarette. « Anaïs ne viendra pas cet été, n'est-ce pas Carabin ? Il faudra attendre cette révélation. Mais à quel moment ça arrive ? À la fin de l'été, quand il n'y a plus d'espoir ?

— Anaïs ne veut pas sortir de Lily House, dit Fabrice. Je n'en sais pas plus que vous maintenant. Vous êtes satisfait ? Moi pas. J'aurais préféré sa présence à Rock Drill. Lily House me donne le cafard. Voulez-vous qu'on lui rende visite lundi ?

— Le lendemain ? » dit Malcolm incrédule. Voilà comment s'est terminée notre promenade, sur des projets, et nous n'avons pas parlé de Fleur qui ne se décide pas à revenir parmi nous. J'ai écrit à Agnès cette après-midi. Des banalités. Je voulais être profonde comme la mer et je me suis montrée aussi superficielle qu'un petit jardin. Elle me le reprochera avec douceur dans sa prochaine lettre. Mais elle ne dira pas un mot de Fleur. Je ne sais pas pourquoi j'écris ce genre de chose dans un journal que je voulais intime et définitif. Je ne sais jamais ce que je veux vraiment. Hier je relisais ce journal, dans un désordre sans doute un peu calculé compte tenu de ce que je sais du texte lui-même. L'idée d'écrire un roman m'a d'abord paru inévitable puis j'ai vainement cherché les raisons de ne pas l'écrire. Écrit-on des romans parce qu'on n'a pas encore trouvé le temps qui les crée à notre insu ? J'ai porté toute ma vie ce roman comme un enfant et maintenant que je me décide à l'écrire je me mets à la recherche d'une autre impatience dont l'existence est une invention de mon silence ou de ma solitude. Je n'écris qu'un journal, me dis-je, et ce n'est pas le premier. J'ai l'habitude de ce flux, de ces battements quotidiens, de ce mélange impromptu des idées avec les mots, un peu au hasard entre la volonté de vivre et le désir de disparaître à jamais sans laisser cette trace qui m'obsède pourtant. Je n'aurai pas ce conseil que mon anarchie interne nécessite plus que toute autre nourriture. Je suis seule. Écrivant. Cherchant le roman de ces pages sans le trouver mais sachant qu'il existe. Et puis mon esprit ne se résout pas à cette aventure physique. Je tourne les pages, je les complète, je revis l'anecdote, je devine l'intention que j'avais oubliée et je reviens aux personnages de ma tragédie intérieure de cette manière lente et désespérante. Moi je ne vais pas écrire toute la nuit ce qui justement n'a aucune chance de ressembler à un roman. Je vais me recoucher, je vais me rendormir, retrouver ce rêve éveilleur de désir, recomposer le plaisir imaginaire et peut-être ne pas me réveiller. Mais à peine revenue de cet entortillement de draps et de surfaces, j'hésite à éteindre la lampe, à refermer le cahier de musique. Toute la cause de cette insomnie, c'est la solitude dans laquelle me détruit chaque fois un peu plus le départ de Fabrice qui préfère se réveiller dans son lit. Est-ce l'heure de se réveiller ? Il n'y a pas de lumière horizontale derrière le rideau, ou verticalement dans la fente de la fenêtre, rien qui annonce le matin pour me libérer de cette captivité. Je m'assois. Je reviens au cahier, j'écris, je recommence, tout recommence avec cette attente, l'attente du roman, cette idée imparfaite du vécu qui est plutôt une idée toute faite de la lecture, car je songe à des communications avec l'extérieur. Il faudrait cesser toute relation intime avec le journal, se livrer à l'observation attentive du moindre souvenir ayant encore l'apparence du vécu, le tremper dans la salade des mots, fermer les yeux pour ne pas reconnaître cette douleur, et écrire lentement, fidèlement, jour après jour pour recomposer cette inexistence, compter les pages, mesurer les parties, conclure pour ne pas conclure, avoir ce regard oblique sur les êtres et les choses, ce retournement dans le sens de la vérité rencontrée et représentée par les faits dont l'enchaînement ferait office de récit. Voilà bien la description insensée de la solitude ! Et je la commence en pleine nuit, parce que le jour m'occupe à d'autres petits riens dont l'accumulation structure ma mémoire. Nuit du roman, jour de la mémoire et temps d'un journal que je jetterai au feu avant de me mettre à l'aimer.«  Est-ce donc ce qu'on écrit dans un journal ?) vous l'avez trouvé assis sur un banc où il vous a semblé qu'il somnolait dans l'attente de l'ouverture des grilles de Rock Drill. Dormait-il ? (J'ai éjaculé. J'éjacule tous les matins, rien à faire pour que ça n'arrive pas. Il faut que je pense à autre chose. Frank Chercos n'est qu'un héros de bande dessinée. On ne le voit jamais en couleurs, sauf sur la couverture, alors on voit les taches rouges sur ses joues et on pense à sa timidité. Inévitablement il faut penser à cette timidité dessinée sur son visage par une tache d'encre à peine rouge. Il ne porte jamais de lunettes de soleil (sauf dans Donne la Patte, non pas à cause du soleil, mais pour ne pas être reconnu d'une blonde en petite chemise qui ressemblait étrangement à la goutte d'eau de ma mère du temps où mon père ne savait pas — Sweeney ! à table !) (qu'est-ce que je donnerais pour ne pas ressembler à ce type !) ni même un chapeau qui avantagerait son regard (vous dessinez bien, Sweeney, mais vous ne croyez pas qu'il est temps de revenir à nos moutons ?) et encore moins un imperméable de tergal avec une doublure en tissu écossais à dominante rouge — Frank Chercos n'est pas un héros de B.D. comme les autres — pas cette assurance de surface qui ne doit rien au mystère (d'accord, Sweeney, encore un portrait au stylo sur un coin de la table et votre nom écrit en lettres gothiques pour qu'on s'en souvienne — d'accord Sweeney (pschittt fait la canette) vous avez plus soif que moi — vous vous rappelez de Freddy ? — il était là lui aussi quand on a eu l'idée de fouiller un peu dans votre sacré fourbi, je disais : c'est un magasin d'antiquité ! et ça vous a rendu un peu fier d'en être le gardien, non ? Mais j'avais beau rassembler tous mes souvenirs d'école, non, Sweeney, je ne pouvais pas comprendre la valeur de ce regard. Mais pourquoi donc aviez-vous arraché cette statue à son piédestal si vieux que tout le fond de la corniche s'est craquelé en jetant de la poussière de tous les côtés (c'est Sweeney qui raconte, un dur moment à passer) et comme il faisait une de ces nuits noires dont seul l'hiver a le secret, je n'ai pas vu la poussière, dit Sweeney, en riant (pschittt ! une autre !) et c'est seulement au matin, en pleine lumière, que quelqu'un m'a pris pour un fantôme.

— Le fantôme de Rock Drill !

— Ce pourrait être le titre d'une de vos aventures, non ? Qui donc écrit ce qui ne vous arrive pas, Monsieur Chercos ?

— Finissez votre bière et allumez une cigarette (mais bon dieu je vous ai dit que je ne fume pas !

— Pas même un briquet, une boîte d'allumettes ? Tout le monde a ce genre de truc dans la poche.

— Je ne voulais pas commencer.

— Commencer quoi ?

— Cette histoire, ces dialogues, je ne voulais pas boire.

— Ce n'est que de la bière, Sweeney.

— Ce n'est que des mots, Sweeney ! Ce n'est rien que des paroles en l'air, Sweeney ! (il rature sauvagement le portrait incrusté du bout du stylo dans le vernis de la table : il dit : ça n'est même pas ressemblant : je suis sûr que vous êtes marié : avec des enfants : et un horizon : je n'ai pas d'horizon : quand vous vous êtes tous mis à balancer les meubles et tout le saint-frusquin et que cette poussière est montée, montée et je voyais que vous n'aviez rien trouvé, alors j'ai compris que j'allais à l'horizon pour en finir : Chercos dit : voyons, Sweeney, je ne voulais rien casser, cette statue ne me paraissait pas si fragile, elle s'est fondue et alors vous avez voulu m'expliquer d'où elle venait et au lieu de ça vous me racontiez l'histoire du fantôme de Rock Drill. Non, Sweeney ! On ne peut continuer sur ce chemin. Finissez votre bière. Je vais fumer une cigarette. Et puis arrêtez donc de gribouiller cette pauvre table ! Il sort. Je reste seul. Des paroles en l'air ! Des mots qui existent de cette manière, ça doit bien vouloir dire quelque chose. Voilà que je me mets à parler tout seul. Je suis seul. Frank Chercos m'a dit de ne pas bouger. Il a cassé la statue. Fleur voulait la vendre. Elle ne la vendra pas. Elle m'en voudra. Elle pourra m'en vouloir puisque ce n'est pas elle qui est morte.

— Essayez d'être raisonnable, Sweeney. Dites simplement ce que vous avez vu.

— Je suis un témoin ?

— Si vous voulez.

— Y a-t-il d'autres témoins ?

— Pas que je sache, Sweeney. Mais je ne sais pas tout. Si vous devenez raisonnable, alors j'en saurais un peu plus. Vous comprenez l'intérêt de cette conversation ?

— Je suis vierge. De voir tous ces étrangers, ça me fait honte d'être vierge. Ce portrait n'existe plus (dernières ratures sauvages dans le vernis, incisant le bois du bout du stylo, l'encre bleue s'épanche dans la fibre mise à nue.). » Qu'est-ce qu'il sait maintenant que Sweeney (pense John Vicarenix à un moment précis de la journée du 22 juillet) a accepté de parler ? Qu'est-ce qu'il sait de cette cohérence ? Et puis d'abord qui est-il (voir chapitre IX pour en savoir plus sur le personnage de Frank Chercos) ? Il faut remonter à avant-hier. Sweeney m'attendait dans le massif d'hortensias. Chaque fois que j'arrive à l'improviste (qui m'attendait à part Cecilia ? On entend encore Sweeney qui dit : « Ça ne me vaut rien de portraiturer ceux qui veulent (pour quelles raisons ?) me tirer les vers du nez.

— Mais non, Sweeney (dit sans doute ce Chercos dont je ne sais encore rien), il ne s'agit pas de savoir ce qui ne nous regarde pas...

— Nous ?

— Moi si vous préférez.

— Je préfère. Chercos ? C'est votre nom ? » Cecilia m'attendait) j'ai droit à une petite improvisation de la vie quotidienne, interprétée par Sweeney ou un autre, peu importe. Ce matin, il y a deux jours déjà ! Sweeney me guettait à partir du massif d'hortensias (à qui je parle ? Je me prépare à écrire quelque chose — c'est toujours comme ça que ça commence — qu'est-ce que ce sera cette fois-ci ? Un portrait ?) et, après avoir fermé la voiture, je suis allé jeter un coup d'œil sur les chevaux de porcelaine de la voiture d'en face (cinq tailles). Sweeney frémissait. Je me suis assis sur un banc, dans l'attente de l'ouverture de la grille de Rock Drill qui a eu lieu de huit heures à neuf heures, sous la surveillance du génial Kateb qui refusera de me saluer. Il me regardera pourtant. Kateb est le grand poète de la qasida. Il n'y a pas plus grand que lui pour traverser en force des enchevêtrements de forêts et de villes où personne d'autre que lui ne songe à s'aventurer avec seulement la croyance issue des croisements d'un choix limité de mots et des tours de force d'une syntaxe héritée d'une lecture infidèle de tout ce qui a été dit sur le sujet. Je pensais à Kateb, assis sur le banc, et Sweeney m'épiait, le nez dans un bouquet d'hortensias aux pétales secs et décolorés. (« Mais ça n'intéressera pas la justice ! s'écrie Sweeney au moment où je le revois au milieu des hortensias défraîchis.

— Laissez-moi en juger, voulez-vous, Sweeney ? Vous avez fini votre bière ? Continuez. » Et Sweeney continue : ) « Je pouvais attendre. J'avais roulé toute la nuit. À huit heures, Kateb ouvrirait d'abord le portail et trois à quatre personnes le traverseraient sans le saluer, et il refermerait le portail sans se rendre compte que Sweeney le surveillerait, attentif et mesquin. J'attendrais l'ouverture de la grille qui laisserait le passage aux premières voitures. Je passerais à pied par cette grille que Sweeney franchira dans l'autre sens pour revenir, la retraverser et me rejoindre dans le hall d'entrée pour me demander si j'ai déjeuné et si madame Cecilia sait que je suis arrivé. Faut-il la prévenir ? Elle descendra en suivant dans une robe de chambre qui me fera rêver, dit Sweeney.

— Rêver ? Vous rêvez de Cecilia ? Je ne savais pas. Un type comme vous doit rêver beaucoup, pas vrai Sweeney ? Oui et non ? Je rêve à la limite du possible, voyez-vous ? Non, je ne vois pas. Je suis en train de penser que cette journée n'a pas encore vraiment commencé. Qu'en pensez-vous, Sweeney ? » En un quart d'heure (peut-être moins : ) Cecilia a fait le tour de ce qu'elle avait à me dire plus longuement, si on prend le temps, dit-elle, de ne pas le perdre. Aujourd'hui, elle arrête d'écrire. Fausse confidence. Elle vient de terminer son deuxième journal. Elle me le confie pour ne pas le perdre ou se le faire voler. C'est ce qui est arrivé au premier. Ça n'arrivera plus, dit-elle. Aujourd'hui je n'écris pas. Demain, je commence le troisième journal. Je réunirai ces textes l'année prochaine. J'en re-écrirai les pages qui ne seraient plus à ma mesure. Je compte sur toi. Elle ne parle pas du journal égaré cet été, était-ce le 2 ou le 3 ? Elle ne se souvient plus. Et elle n'évoque même pas le véritable premier journal. Elle l'a écrit à Bélissens, en quelle année ? C'était la confession obligatoire. Elle lui a donné la forme d'un journal, ce qui n'a pas déplu à Carabin. Mais elle ne dit rien de ce texte initial. Elle veut en finir. Demain, Carabin et Carabas se réunissent toute la journée dans le bureau de Carabin qui a préparé hier l'équipement nécessaire à l'enregistrement de leur conversation. Quelle heure peut-il être ? Pourquoi suis-je venu vivre cette journée à Rock Drill ? Quel temps fait-il maintenant qu'on a besoin du soleil ? Veille à ne rien rêver. Ne laisser aucune place au souvenir. La journée commence maintenant. (Il regarde par la fenêtre. Cecilia est assise à une table en plein soleil. La terrasse s'éveille doucement. L'arrivée de Jean provoque un court silence. Il jette un regard par ici. Saluons-le. Il a l'air heureux. Il ne l'est pas. Il me parlera de cette tristesse le moment venu. Je descends.) Vous connaissez Fleur bien sûr ? dit Cecilia sans la regarder, me donnant le sens de ses yeux pour comprendre, et Fleur (c'est le nom de cette femme dont j'ai si souvent entendu parler. Elle est vague. J'aime cette eau. Cecilia est un miroir, la surface de l'eau s'il est possible de s'y refléter sans penser à autre chose. Fleur, je la connais. Vous connaissez Fleur ? dit Cecilia (c'est Jean qui le dit. Il croit à ce murmure. Il traverse la présence de Fleur qui n'est plus là quand il relève la tête. Je descendrai plus tard. Hello, Jean ! Je guette Fleur. Elle arrivera de ce côté de la terrasse. Je lui ai donné rendez-vous dans le seul but de lui arracher un baiser. J'ai besoin de cette proximité.). Elle ne me regarde pas. J'aurais aimé ce regard. Feuillages d'ombres sur le bord du chemin. Fleur s'est-elle levée ce matin ?) me donne un signe de sa main, rapide et négligent peut-être. Mais Fleur n'est pas encore apparue dans l'escalier. Le matin, elle se lève avant le soleil. Elle traverse la terrasse, descend l'escalier, croise le bassin et s'éloigne dans l'allée des aubépines jusqu'à l'entrée du chemin où elle se déshabille. Je n'ai jamais assisté à cet effeuillage, dit Cecilia sans lever le nez de son assiette. Et vous, Jean ? Vous qui aimez tout ce que Fleur représente pour le corps ? Qu'avez-vous vu ? (Rien. J'invente. Elle a toujours cette robe blanche qui est en fait d'un jaune si pâle que le soleil ne l'éclaire plus à cette heure qui commence le jour. Je dors. Au bord du sommeil j'invente Fleur, j'invente Jean, Cecilia m'en parle, elle ne veut plus rêver avec moi. John ! Réveillez-vous. Et passez-vous sous l'eau. Vous vous êtes endormi dans les vêtements du voyage. Je descends.) Elle m'attend. Jean n'est pas encore arrivé. Il arrivera après Fleur. Ou il n'arrivera pas. Fleur vivra cette solitude. À fleur de feuillages et d'ombres. Qu'en pensez-vous, John ? Ce que je pense de cette matinée ? En présence de Fleur ? Vous ne m'avez pas dit si vous vous connaissez. Fleur rougit. Une pierre joue dans un rayon de soleil. Elle semble se servir de cet objet pour tenter de penser à autre chose. (Je descendrai tout à l'heure. J'ai bien le temps de me restaurer. Hello, Cecilia ! Il y a des gens qui dorment. Ne crie pas comme ça par-dessus les toits et les jardins de Rock Drill où tu es venu parce qu'elle te l'a demandé. Pourquoi une femme demande-t-elle qu'on la remplace le temps d'une journée « qui ne sera pas aussi longue que l'année que je viens de vivre, non ? » Vous en profiterez pour écrire le poème qui vous fait tant envie. Elle connaît aussi ce désir.) Jean arrive, dit-elle. Fleur ne veut pas y penser. Elle s'incline. Avez-vous couru ? Vous êtes humide ? C'est la rosée dans les feuillages, explique Fleur. Anaïs a été l'épouse de John, dit Jean en ouvrant un croissant. C'est vrai ? dit Fleur. Elle a l'air doux. Elle y croit. Elle regarde mes mains. (Un cahier de musique, avec des feuilles plus ordinaires collées simplement par un angle. Quand on ouvre le cahier, ces feuilles semblent vouloir s'envoler pour ne plus revenir. J'aime ce désir. Elles reviennent. J'ai promis à Cecilia de ne pas le lire aujourd'hui. Elle s'étonne de le trouver dans mon sac à main où elle cherche une cigarette. Vous l'avez ouvert ? Je ne peux pas dire le contraire. Oui, j'ai regardé. Et vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? J'ai regardé. J'ai attendu le soleil. Il prenait le temps, s'arrondissant lentement par-dessus cette toiture peuplée de cheminées. Quand m'avait-elle donné le cahier ?) Je descends. Je rencontre Sweeney qui bricole une poignée de porte. Il compte les gouttes d'huile qui sortent du bec d'une burette. Sept, huit, neuf et dix ! Pourquoi descendre maintenant ? À cette heure il n'y a personne sur la terrasse. Si vous voulez déjeuner, il faut aller à la cuisine. À la cuisine. Je pense à des domestiques. Vous y rencontrerez Jean. C'est l'heure de Jean. Vous connaissez Fleur ? (dit Cecilia en me tendant la corbeille de pain et je néglige de la remercier. Elle repose la corbeille et dit : vous la connaissez, je vous dis. Vous la verrez tout à l'heure. Elle n'est ni belle ni typée. Quelconque non plus. Je vous le dis. À quoi ressemble-t-elle ?) Ce silence me déroute. Sweeney est au bout du couloir. Il cherche la clé d'une porte. À cette heure ? lui dis-je, un peu surpris qu'on me questionne de bon matin. Ma propre question l'étonne. Je ne vous ai rien demandé, dit-il en s'éloignant. Ce silence m'isole. Il n'y a personne à qui parler sur la terrasse. Si je descends, je serai seul. Pourquoi cette solitude ? Elle ne s'expliquera pas par l'absence de Fleur. Jean déjeune dans la cuisine. Pourquoi pas cette solitude ? (Quand je vous l'aurai présentée, vous vous souviendrez d'un tas de choses que vous ne savez pas encore avoir en commun ! dit Cecilia. La féminité. Mais je ne le dis pas. Je ne partage rien avec Cecilia. Pas dans ce sens. Jean est-il assis à notre table quand elle se met à parler de Fleur ?) Je ne me souviens pas, fait-elle. Elle arrange les plis du rideau. Comme ça ? Vous aimez la lumière de Rock Drill. Vous ne vous rappelez rien de la lumière de Polopos. Lorenzo est avec Gisèle, vous le saviez ?) Je crois que Jean m'en a parlé. J'ai croisé Kateb dans le jardin anglais. Il n'aime pas ce désordre. Il pense à une géométrie pour l'entrée sous le porche. Il vous en a parlé ? (Vaguement. Je n'écoute plus rien. Rien qui vienne de si loin. Connaissez-vous Fleur ? Une grande amante, dit-on. Je descendrai à sept heures, pas avant. Je n'aimerais pas cette solitude, la rosée sur les chaises et ce courant d'air créé par la serre en direction du couvert où personne ne met jamais les pieds à cause des dalles disjointes. Cette partie de Rock Drill n'a pas été restaurée.) Pourquoi ? Est-ce que je sais ? On s'y tord les chevilles et puis il y a cette odeur de vieilles pierres et des linteaux de bois qui pourrissent depuis des siècles. (Des siècles ! Fleur me regarde pour me dire le contraire, mais elle n'ajoute rien à l'erreur de Cecilia qui attribue à Rock Drill des siècles d'existence. Ce pain n'est pas d'aujourd'hui non plus ! fait Cecilia. Jean ! Dites à John qu'il peut descendre, je vous en prie. J'ai besoin de lui parler.) Que veut-elle me confier ? Un autre journal ? Il n'y a que celui-ci, en attendant de retrouver le premier, sans compter ces confessions écrites pour plaire à Carabin. Il l'a sauvée. Si elle avait pu entrer dans la rivière, elle serait morte. On ne parlerait plus de ces confessions. Enfin, elles seraient un bon prologue, ces confessions, ne croyez-vous pas ?

— Vous n'en avez rien lu.

— Aurai-je ce privilège un de ces jours ?

— Ce que nous préparons, aujourd'hui, c'est notre conversation de demain. On n'y parlera pas des Confessions de Cecilia. Ni même du roman qu'elle prétend écrire. Vous êtes au courant ?

— Je l'ai lu dans son journal mais elle ne m'en a rien dit. Et puis je n'ai pas trouvé trace de ce roman dans le texte.

— C'est le texte de votre confession, Carabas. Contentez-vous d'en respecter le flux. De mon côté, j'enregistre. Que diriez-vous d'une de ces promenades qui vous ravigotent un peu si vous n'êtes pas au fond de la tristesse. Comment vous sentez-vous ce matin ?

— Je pense à demain. J'ai peur. Vous connaissez cette peur ?

— Je ne connais que la mienne. De quoi avez-vous peur ?

— Je ne sais pas... des mots... de vos réponses... des mots surtout.

— Les vôtres ? Dois-je compter aussi sur les miens ?

— Vous êtes libre de m'écouter ou pas. Ce n'est pas ce que je veux dire.

— Demain, il faudra vous montrer plus soigneux avec votre langage. C'est préférable, si vous voulez que cet enregistrement ait quelque valeur. On le conservera tel quel (il ment. Il ment ? dit Cecilia. Croyez-vous que je ne sache pas qu'il ment mieux que tout le monde ? Une fois votre confession enregistrée, vous n'en aurez plus jamais aucune nouvelle. Les miennes ont disparu et je ne demande même pas ce qu'il en fait. Malcolm a choisi d'être enregistré. Que c'est original ! Et si facile à manipuler, un enregistrement. Il n'a même pas discuté cette prétention de Carabin qui est calculateur, convaincant et plus charlatan que vous et vous réunis en matière de confession écrite, orale ou autre. Cette idée de parler à une caméra ne vous sauvera pas, John, je vous le dis. Et puis tenez-vous donc tant à cette initiation ? Avez-vous eu vent de cette idée de suicide collectif ? Je me demande bien au nom de quoi je renoncerai à la vie. Vous le savez, vous ? (Si je descends à cette heure-ci, je ne rencontrerai personne. Cette solitude me détruira comme elle me détruit chaque matin si je néglige l'importance de la première heure. Cecilia ? Me présenterez-vous à Fleur ?) Pourquoi pas Fleur ? Avez-vous eu vent de cette conversation que Carabin et Carabas préparent dans le plus grand secret ?)

— J'ai confiance.

— Dans les mots ? Ne seront-ils pas au rendez-vous demain ?

— Je promets de les choisir. Vous me parliez d'une promenade.

— À cette heure ?) Mais sa langue n'a pas fourché. Je ne suis pas encore descendu à cause de cette attente. Il a ouvert la fenêtre de son bureau à six heures et demie, au moment sans doute où Carabas a frappé à sa porte. Il ne s'est pas étonné de me voir à la fenêtre de Cecilia. Sans Cecilia. Je descends. Cette solitude me rendra fou. Sept heures ! Cecilia doit m'attendre.

— Foutaises ! dit John qui balança le rapport (chapitre VII) sur le bureau de Frank. Foutaises ? Non. Vision (il se gratte le menton sous les poils poivre et sel ; comment un type un peu verni peut-il vouloir avoir raison à tout prix ?). Le suicide, d'accord. C'est la bonne conclusion. Elmer attend à la porte. Il veut tout savoir de ce qu'on sait de la secte elle-même... comment vous l'appelez ? Vous lui donnez la moitié de la vérité, d'accord ? Pour le reste, je crois que personne ne sera jamais d'accord. Je ne veux pas mêler le département à ce genre de foutaises. À ce soir ! (il saute sur son chapeau, le déplie savamment et sort. Seul dans le bureau déserté à cette heure de la journée, Frank Chercos se donne un air vaguement pensif pour recevoir la comtesse Gisèle de Vermort qui vient d'arriver, arriver de Paris, de Paris où elle a un amant, un amant en toc, toc ! toc !) Entrez, Madame. Je m'excuse pour mon mauvais français. Je connais Flaubert sur le bout des doigts, mais en anglais. Vous comprenez ? (elle veut s'asseoir sur une chaise de bureau qu'elle a fait pivoter dans son sens à elle (à elle : Gisèle de Vermort, comtesse de Bélissens et baronne de Castelpu, sang juif : un huitième, hérédité : translocation 13-21 du côté d'une cousine de la seule cousine de son unique mère : Constance, nanisme du côté de son père : un oncle peut-être nain (ce n'est pas sûr : il aurait été parfaitement normal jusqu'à l'âge de huit ans (un peu petit pour son âge mais c'est de famille), son père lui aurait administré une gifle monumentale un matin à l'heure des chevaux (le gosse (8 ans) dormait un pouce dans la bouche : ) la claque l'a réveillé et il est retourné dans le sommeil, son père essayant de l'en tirer et le contremaître (un bougnoule, pas méchant mais arabe) criait que le gosse était mort et que ce n'était plus la peine de le frapper : il ne sentait plus rien (en réalité, il entrait dans le coma, il y vécut presque un an et quand il en sortit, il avait changé son corps d'enfant pour celui d'un adulte en réduction, premièrement, et difforme, deuxièmement, troisièmement : c'était maintenant un débile mental (avant, il lisait) et le père s'est tué en traversant un boulevard à Marrakech, écrabouillé par une Chevrolet 48, 49, 50, etc.)

Il eut envie d'elle (Frank eut envie de Gisèle, ce 22 juillet 1988, près de New York, dans le bureau de Johnson. Une heure avant, il avait eu envie de Sand (fausse blonde, gratinée à l'huile solaire, petits pieds d'enfant dans le sable

— Frank !) et elle avait comblé son désir en le lui reprochant : Frank !) et il parla de Jean avec une larme à l'œil qu'elle remarqua. Elle arrivait. Elle avait un amant. À Paris. Jean était mort. Il n'y avait plus rien à faire. Elle avait trouvé son mari dans le lit d'une certaine Cecilia qui était la femme d'un certain Malcolm qu'un certain John avait volé (oh ! comme je vous plains !) et dépossédé de sa femme (comme je plains le voleur !) etc.

En fait, il avait passé la journée avec Sweeney. Sweeney était le modèle préféré de Gisèle. Elle était peintre. Il posait nu. Il ne sentait rien. Elle le touchait pour le mettre en place. Mais il ne sentait rien. Sweeney avait été le premier à lui parler de Gisèle. Il était en bons termes avec elle. Elle aimait sa nudité tranquille. L'expression était d'elle. Il ne comprenait pas son insensibilité. Il n'en comprenait pas le sens qu'elle prenait par rapport à ce que les autres disaient (mais peut-être n'étaient-ils que de pauvres vantards) de la leur, Jean : « ma queue est le centre géométrique de mon existence.

— Tu veux dire de ton corps ?

— Je veux dire du temps qu'il me reste à vivre ! » il définissait l'existence de cette manière et il éprouvait le même plaisir qu'on a à respirer un bouquet de fleurs, par exemple. Vous comprenez ?

— Vous êtes sûr qu'elle rentrera ce soir ?

— Elle l'a dit. Au téléphone. Ils avaient prévu de jouer Bortek.

— Bortek ? Qui ? Des comédiens ? Ici, à Rock Drill.

— Non. À Lily House. Monsieur Byron dans le rôle de Bortek.

— Et dans le rôle de Marie-Pipi ?

— Anaïs, bien sûr.

— Il faut une femme de rêve pour l'interprétation parfaite du rôle de Marie Pipi dans la pièce intitulée Bortek et que j'ai vu jouer deux fois sur la même scène, à Brodway, USA. Il faut...

— Ses seins de marbre, sa musculature qui est une leçon d'anatomie, son odeur animale, sa voix...

— Sa voix est une caresse. Je me souviens. Ainsi, c'est Anaïs ? Je ne connaissais pas son identité civile. Anaïs comment ? Vicarenix ? Femme de John ? L'écrivain ? L'écrivain qui...

— À l'affiche : elle s'appelle...

— (Ici le nom d'une actrice connue.) Vous avez raison, Sweeney. Vous avez... souvent... raison. Ils ne joueront pas ce soir. À cause du cadavre de Jean. J'irai jeter un coup d'œil à Lily House. Vous m'accompagnerez (mouvement de recul de Sweeney). Je vous promets de ne pas vous abandonner en cours de route. Nous examinerons de près le décor. Peut-être même pourrons-nous interroger monsieur Byron, Anaïs, et cette Gisèle de Vermort dont Coupez. Le décor de Bortek, en plein jour. Les échafaudages qui le soutiennent se découpent dans un ciel livide. Il vient de pleuvoir. La voiture de Frank dérape dans l'allée. Sweeney ne veut pas sortir de la voiture. Il colle à son oreille un pot de yaourt vide. Il écoutera, mais il ne veut pas voir. Anaïs se moquera encore de son insensibilité. Elle arrivera peut-être nue. Elle est la reine à Lily House. Personne n'y peut rien. Il montre les agrès dans le jardin derrière la maison. Vous voyez que j'ai encore raison. Frank regardait le matériel d'éclairage, son orientation, ses couleurs. Le décor n'est pas celui de Bortek à Brodway. Mais il y a bien l'autel sacrificiel au milieu de la scène. Coupez. Coupez cette chiennerie de vision ! Et revenez dans le bureau de Johnson où Sand a oublié son odeur de parfum. Gisèle remue le bout de son nez. C'est une question.

— Sandy n'est pas tout à fait une femme de goût, dit Frank.

— Je vois, fait Gisèle (qui vient de perdre son fils unique dans les circonstances d'un suicide qui est peut-être rituel).

— Elle voyait quoi, dit Sweeney. Si elle voit, elle peint. Elle me voit et je me retrouve nu regarde ! me dit-elle un jour regarde ! tous les tableaux où tu dors regarde ! elle me montrait vous savez ? elle me le montrait pour me montrer sa situation géométrique toujours la même ah ? fis-je comme si je comprenais ah ? j'y pense. (On revenait de Lily House où les deux photographes du département (Harry Morgan, de descendance chilienne et Mike Brown, de descendance hollandaise, tous les deux admirateurs de (ici le nom de l'actrice qui se cache sous l'identité civile d'Anaïs Vicarenix) et capable de tout pour en posséder même une miette — miette de chair, chantonnait Sweeney sur le chemin de Lily House — il regardait le matériel photographique en pensant au pouvoir de Gisèle qui faisait mieux, beaucoup mieux rien qu'avec ses mains. Dites donc, Sweeney (c'est bien Sweeney que vous vous appelez ?) ça vous dirait de poser pour ma collection.

— Collection de quoi ? dit Sweeney. Je ne sortirai pas de la voiture.

— C'est ce qui me limite à l'image, vous comprenez, disait Harry Morgan à Mike Brown. Pas vous ?

— Qu'est-ce qu'on demande à la femme qu'on aime parce qu'elle existe ? disait Mike Brown à Harry Morgan.

— Mais je vous dis que ce n'est plus elle. Frank se fout de nous.

— Je lui écraserai la gueule si c'est le cas, dit Harry Morgan à Mike Brown qui pense la même chose que Harry Morgan qui dit à Mike Brown : on ne joue pas avec les sentiments, et Mike Brown, ou Harry Morgan, dit à Sweeney : vous verrez, la photo, c'est quand même autre chose qu'une peinture de femme, ce qui fait rire aux éclats Mike Brown, ou Harry Morgan, Sweeney disant, furieux qu'on s'en prenne au pouvoir magique de sa protectrice (la seule au fond dans ce concert de personnages) : je ne sens rien de toute façon, et Harry Morgan, ou Mike Brown, dit à ( ?) : quelquefois on est terriblement déçu de la voir dans le détail je veux dire que de si près, elle doit bien avoir un défaut qui change tout. On revenait de Lily House maintenant. Les deux photographes étaient restés avec Anaïs pour parler avec elle de la pluie et du beau temps et Harry (ou Mike, je ne sais plus) voulait lui montrer sa collection non pas pour qu'elle en parle mais pour que ça reste entre eux. Elle avait trouvé ça très beau, cette manière de dire : je t'aime. Frank en riait encore. Il arrêta la voiture. Évidemment, Sweeney ne voulait toujours pas en sortir. Il le laissa donc et alla s'asseoir sur la terrasse que tout le monde avait désertée. Il s'assit à une table où il y avait une carafe d'eau et un verre et il but. Sweeney le regardait. Il était caché derrière la fontaine (Frank s'efforçait de ne pas regarder dans cette direction). Il se disait que Frank avait un don. Comme Gisèle. Jean n'a plus de don, se dit-il encore. Je n'arrête pas de me le répéter pour croire qu'il est mort.) (Sweeney était revenu) La conversation reprit à peu près à l'endroit où ils l'avaient laissée. Jean (dit Sweeney) avait le don de trouver le début des histoires. Vous voyez ce que c'est ? (Non) Le début, c'est toujours après une fin et on recommence et ainsi de suite. Ce n'est pas nouveau de le penser (Non) Jean parlait de ce début (le 22 novembre 1822 ?)

— Jean est mort, je vous le dis. Jean savait. Ils l'ont tué. (Vous croyez ? Je suis là pour ça. Vous comprenez ?)

— Le 25 novembre 1822 ? Non, je ne vois pas. C'est de l'Histoire ? Je ne suis pas fort sur ce terrain-là. Vous connaissez l'histoire ?

— Il y a un tableau dans le salon doré. Je le connais pas cœur. Vous savez : comme Flaubert ?

— Connais pas, je regrette. Il représente quoi ce tableau ? Ce qui s'est passé ? Tout ce qui s'est passé ? Ça m'étonne. Pour moi, les tableaux, c'est comme les timbres-poste. Pas plus.

— C'est un portrait. Je n'en dirai pas plus.

— (se radoucissant pour les besoins de l'enquête : ) J'ai toujours tort de plaisanter les braves types comme vous, Sweeney. Je n'avance plus.

— Vous ne voyez pas non plus.

— Allons voir ce tableau ensemble. Vous me direz tout ce que je dois savoir. Vous ne trouvez pas injuste d'en savoir plus que moi sur tous les sujets qui touchent à Rock Drill.

— Et à Bélissens. Ce tableau est à Bélissens. Comme le salon doré.

— Vous n'avez jamais mis les pieds à Bélissens. (il réfléchit : ) Par la pensée ? Vous voulez dire que c'est possible ?

— Il y a un autre château à Polopos mais vous ne le connaissez pas.

— Avec un tableau. Un vieux tableau noir et poussiéreux ?

— Une tombe. On n'en parle jamais.

— Pourquoi ?

— C'est le début et c'est la fin. Il ne faut pas en parler.

— (à Sweeney qui tient sa bouche fermée dans une main puissante) On commence par où vous voulez, bien sûr. Peut-être même qu'on peut commencer bien avant cette date. Voulez-vous qu'on commence par le commencement ? ou bien se laisser aller au fil d'une conversation qui serait comme une rivière, belle et imprévisible. Dans ma jeunesse, il y a une rivière. Stella. Vous connaissez ? (mais Sweeney ne veut plus parler.) Vous ne connaissez pas la Stella. Peut-être y a-t-il plusieurs Stella. Je n'ai jamais entendu parler d'une autre Stella. Et vous ? Non, il n'y a qu'une Stella et c'est celle de mon enfance. Je m'en souviens comme si c'était hier. Je ne me souviens pas des arbres. Il y en avait. Vous vous rappelez les arbres de vos rivières, vous ? Non, n'est-ce pas ? C'est toujours ce qu'on oublie, les arbres. On se souvient de l'écume de l'eau entre les rochers que le soleil visite vers midi. Vous êtes d'accord ? Midi est une bonne heure en été, au bord de la rivière et sous les arbres dont on ne se souvient pas. Par contre je me souviens des deux ou trois filles plus faciles que les autres. Vous vous souvenez des autres ? Peut-être une ou deux, à cause de leur beauté. Les mots ont disparu avec ce temps.

— Pas... tous les mots.

— Non, c'est vrai : pas tous les mots. Ont-ils perdu leur sens, Sweeney ?

— Oui et non. J'ai noyé le poisson depuis longtemps.

— Hein ? (Sweeney remet sa grosse main sur la bouche. Frank Chercos se dit : nez noble, bouche belle, rebelle.) Je voulais dire : s'ils ont perdu leur sens, est-ce qu'on le retrouve dans une conversation qui en évoque déjà la saveur ? Désir. (muscles, peau saine, dents blanches, je le connais mieux qu'il ne croit) Le 25...

— ... novembre1822, après Napoléon, en Espagne, à Séville. C'est écrit dans la moulure. Devant le tableau, Mme de Vermort pose un verre à la main et heureuse de vivre. Elle est devant le tableau par hasard. Elle aurait pu être devant la cheminée. Non. C'est le tableau qui porte son ombre. On voit l'éclair à fleur du vernis. C'est un portrait de monsieur Fabrice de Vermort.

— Son mari ? Je veux dire : son mari s'appelle Fabrice, non ?

— Le cinquième du nom. Il n'y a pas eu d'autres Fabrice avant, du moins : pas qu'on sache. C'était le premier.

— Cela remonte à une époque qu'on peut qualifier d'historique, je veux dire : par rapport à l'époque présente qui n'est que le futur du passé, comme disait notre instructeur à Huang.

— Ce n'est qu'un tableau. On pense ce qu'on veut.

— Et ce n'est qu'une photographie. Ainsi s'expliquent les voyages.

— On n'explique rien si on en parle. Vous connaissez Séville ?

— Mon père y est né. On n'en parle plus. On a tort, non ?

— Vous avez des photos... graphies ? J'aime voyager.

— Non, mon vieux, je n'ai pas de photos, du moins pas dans la poche, à part un portrait convaincant de ma femme qui est une bonne épouse.

— Vous ne parlez pas de l'amante.

— On ne parle jamais de ça non plus dans la famille.

— (son visage s'éclaire) Je connais ça. Je connais ça. Ne plus parler et continuer de vivre. Passé/Futur. Toujours cette connexion impossible. Comme la division par zéro. Impossible mais probable.

— Cette photo vous appartient ? On peut la voir ?

— Non. Non. Et non à la question suivante. Je vous connais.

— (on n'avance pas. ça commence bien quelque part. pas si loin. pas si mot existant. je ne crois pas à ces retrouvailles verbales. je peux continuer de l'interroger. je transmettrai. qu'est-ce que je peux faire de plus pour la société. transmettre.) Sûr que vous me connaissez, Sweeney. Aussi sûr que j'ai envie de vous connaître, mais vous comprenez que ce n'est pas facile dans le cadre de l'enquête. Je vous amènerai un jour acheter des chevaux. Je sais que vous les aimez. On les achètera. On fera semblant d'être riches vous et moi. (Sweeney rit) À quelle date ont-ils donc construit cet établissement ? Elle doit être inscrite quelque part dans la pierre. C'est toujours ce qu'on fait, non ?

— Vous ne voulez plus parler de Cortina ? Il faut alors traverser plus d'un siècle. Je ne vous le conseille pas.

— Vous avez essayé ? Ne m'en parlez pas. Je n'aime pas les grandes douleurs. Je n'en trouve jamais les mots, vous savez ?

— Les mots ? Ah oui, les mots. Fabrice de Vermort, le premier du nom, a eu une bien triste fin. Par fidélité. C'est triste, non ?

— Je ne suis pas sûr de la tristesse des autres. Vous êtes triste, vous ? Dans ce cas, je ne vous comprendrai pas (pas facile de parler à un dingue. pas facile de lui tirer les vers du nez. le patron m'a conseillé la patience. je n'en ai pas, lui ai-je dit. pas de patience. vous. un flic. un flic sans patience est aussi inutile qu'un juge sans culotte. faites-moi le plaisir de le prendre par le bon bout. les mots. c'est un amateur de mots. c'est écrit. ne changez rien à ce qui n'a pas changé depuis des années. tristesse. accrochez-vous à ce mot. c'est écrit.). Ça vous ennuie ?

— Je ne comprends jamais rien moi-même. Tout ce que je sais, c'est les dates exactes, et je ne sais rien des autres.

— (revient à la conversation par le biais d'une cigarette que Sweeney ne veut pas allumer) D'accord. Donc, tout commence le 25 novembre 1822. Il est mort comment ce Fabrice numéro 1 ?

— Il n'est pas mort ce jour-là. Ce n'est pas lui qui meurt ce 25 novembre 1822, c'est Cortina. Ils l'ont pendu par le cou. C'est horrible. Il n'y a rien d'écrit là-dessus. Rien d'important. Juste ce tableau à Bélissens.

— Sur la photo. Mais c'est un portrait de Fabrice ?

— Je l'ai dit. Mme de Vermort dit que c'est une croûte. On voit l'éclair et son ombre dans le vernis. Elle rit et elle boit. Un soir de fête, à propos de Jean, mais quoi ?

— Jean, c'est le mort, je veux dire : la victime ?

— Je l'aimais. Tout le monde aime Jean. Il n'y a aucune raison de ne pas l'aimer. Il a écrit quelque chose sur la mort de Cortina. Je ne veux rien savoir de cet étranglement. C'est horrible.

— Vous n'avez donc pas lu cet écrit de Jean ? Dommage, vous auriez pu m'en parler. On me le lira. J'aime qu'on me fasse la lecture.

— Il faut le demander à Carabas.

— Encore un comte ! On croit rêver !

— Non, un marquis. Le marquis de Carabas. Sa femme est un petit chat botté. Elle se promène toute nue. En réalité, c'est une histoire.

— (on va tâcher de la comprendre. patience. mettre un mot dans chaque vide. le sens ne m'en voudra pas. c'est provisoire.) On est toujours le 25 novembre 1822, au début de l'histoire ?

— On est demain si vous voulez ! (Sweeney recommence)

— (il ne parlera plus. comment a-t-il dit. Carabas ? Nue ? Histoire ? ça commence bien. je n'ai pas trouvé le premier mot.) Vous ne savez plus (en voilà une manière de le provoquer !) s'il y a une suite à cette histoire et si elle recommence avec la construction de Rock Drill. Je ne sais vraiment plus quoi vous demander.

— Ils ont construit Rock Drill autour de l'enfance de Jean.

— (obscur mais clair) Jean était un enfant quand ils ont posé la première pierre. (je ne lui demande pas s'il était là lui aussi) Je vois.

— Il n'y a pas eu de première pierre. Il y avait déjà beaucoup de pierres. Jean s'amusait avec les pierres.

— (il ne parle pas de lui) La date suivante, je la connais : c'est le 25 mars 1969 (calculons : presque un siècle et demi. pas facile. il appelle tout ce temps : le passé. le reste est futur, dit-il en s'amusant de mon étonnement. Étonnement ? dit-il. paresse, oui. Là ! fait-il en indiquant le lieu de l'esprit.) Cela se passait à Huang. John Vicarenix m'a donné une coupure de journal. Voyons. Vous aimez les coupures de journal, Sweeney ? (drôle de question. il ne répondra pas.) Vous voulez la lire ? Moi j'ai plutôt tendance à considérer que c'est le véritable commencement de cette histoire.

— Huang ? (Sweeney tranquille) Oui, Huang... Je ne connaissais pas cette date. Mais j'ai dû entendre parler de ce qui est arrivé ce jour-là.

— Jean s'amusait avec les pierres. Les uns construisaient Rock Drill et les autres commençaient à imaginer le chef-d'œuvre que ce serait si tout le monde y mettait du sien. Mais Jean n'écoutait pas. Il lançait des pierres contre les ouvriers. Il les trouvait sales et hypocrites. Et il leur lançait les pierres qu'ils avaient tirées de l'oubli. Ces murs tombés ! Ces vitres brisées à jamais ! Et toute cette ferraille que les nègres entassaient dans leurs camionnettes. Il les trouvait orgueilleux et inutiles mais tous n'étaient pas des nègres. Personne ne riait. Personne ne se révoltait. Mais je ne suis pas capable de donner une date à ce souvenir de Jean. J'étais déjà là. Jean arrivait pour lancer des pierres et je croyais qu'il s'amusait.

— C'est l'enfance de Jean que vous voulez me raconter ?

— Mais je ne veux rien raconter ! Ma mémoire est en morceaux, vous savez ? Des morceaux parmi les morceaux d'autres mémoires.

— Monsieur de Vermort prétend que vous êtes la mémoire de Rock Drill.

— C'est ce que je dis. Mais tout s'est déchiré en mille morceaux comme les nuits. Ils voulaient qu'on ne les oublie pas. C'est seulement ensuite qu'ils sont allés à la guerre. Monsieur Fabrice en revenait mais cette fois on changeait encore de pays. Je ne comprenais plus. Il y avait des héros et d'autres qui ne l'étaient pas. On parlait aussi de la chance. Ils sont tous revenus changés. Tristes. Carabas avait perdu l'usage de ses jambes. C'était drôle de le voir ne plus marcher. Il aimait les balades à cause des mots qu'il y trouvait toujours. Il s'est mis à boire, je crois. Je dis qu'il y avait des nouvelles de morts et d'autres dont il fallait se réjouir. Ce n'était pas toujours facile de s'y retrouver.

— Que s'est-il passé (dit Frank Chercos) le 25 mars 1969 à Huang ? Personne ne vous en a donc parlé ?

— Parlé, non. Ceux qui sont revenus étaient blessés, comme le marquis de Carabas, qui était devenu un homme révolté, mais il ne pouvait rien contre sa paralysie, rien qu'en parler et demander à ce qu'on en parle encore avec lui. J'ai parlé. De Huang, oui. Je me souviens. Il était passé du bonheur à la douleur sans s'en rendre compte. Il venait de dire (à qui ? à Jack ? à Nicolá qui prenait des photographies ?) ce qu'il savait d'une femme (laquelle ? Cecilia ? Gisèle ? Fleur ?) et puis il est revenu à lui à travers une douleur que rien n'expliquait. Il a eu du mal à comprendre. Il fallait se faire à cette idée. Mais ce n'était qu'une idée. À l'entendre, il était le seul dans ce cas. Avant, il se promenait en rêveur solitaire, comme dans les livres. Ensuite, il avait toujours très peur d'entrer dans le souvenir pour en parfaire l'existence. Vous voyez ? Il n'y pouvait rien. Cela arrivait sans lui. Sans le prévenir. Et un détail se mettait en place. Il ne voulait pas recomposer cette horreur. Elle existait et il se sentait la force d'accepter cette existence. Mais en arriver au bout du compte à pouvoir en mesurer les moindres détails, c'était une idée qui le rendait fou. Jean l'écoutait.

— Je ne savais que Jean écoutait les histoires de Rock Drill.

— Il pouvait les écouter toutes s'il se concentrait. Il a un point central. Ce dont peu de gens peuvent se vanter.

— Vous aimez les termes de géométrie, Sweeney. Qu'est-ce que vous savez de la géométrie de Rock Drill.

— Elle est verticale. On monte. Arrivé en haut, on se jette dans le vide. C'est ce qui est arrivé à Jean cette nuit. Il n'y a rien à en dire de plus (même jeu des mains sur la bouche).

— Il ne s'agit pas seulement de la mort de Jean, vous le savez, Sweeney. Que pensez-vous de ce décor de carton ?

— C'est pour la pièce qu'on ne jouera pas ce soir (même jeu).

— Vous y avez un rôle ?

— Je ne joue pas, non. Je m'occupe d'évacuer le sang.

— C'est compliqué, tout ce sang ?

— Non. Il coule dans la rigole. Elle descend en pente légère. Au bout, il y a un bec de cuivre. Ce n'est pas moi qui le recueille. Ce n'est pas un rôle. Je ne dis rien. Est-ce que je fais quelque chose ? Monsieur Byron dit que je suis chargé d'évacuer le sang. C'est tout. Ensuite on peut mourir. Tout le monde ne peut pas mourir de cette manière.

— Mon chef pense que ce n'est peut-être pas un théâtre. Il s'intéresse beaucoup à ce que Byron lui en dit. Que dit-il à votre avis ?

— Il était peut-être question de l'enfance de Jean. Vous avez peut-être raison. Une enfance horizontale. Mais au lieu de gravir l'échelle du temps (Rock Drill), il prend le chemin de la révolte. Arrivé en haut (de Rock Drill) il se jette dans le vide pour mourir. C'est une explication.

— Je ne comprends pas. Qu'est-ce que ça explique, cette mort ?

— La nécessité d'une règle commune ! Mais je ne suis pas initié. À cause de ma mémoire. Je suis la mémoire de Rock Drill. Je l'emporterai au Paradis. C'est un bon sujet de conversation.

— D'autres racontent que Carabas est paralysé à cause de cette initiation. Mais vous n'en savez rien. Il a toujours vécu à Rock Drill mais il n'en a jamais parlé.

— J'ai parlé de Huang comme tout le monde.

— D'autres parlent d'une initiation particulièrement dure.

— D'autres parlent encore de la nuit du 10 août 1983. Tout le monde parle et Jean est entré dans la putréfaction. Il ne reste que son œuvre. Rien que cet assemblage de mots. Il le voulait. Il a toujours désiré cette augmentation des jours. Mais cela durera combien de temps. Il me disait : lis, Sweeney, lis, c'est la vérité. Maintenant je ne sais plus.

— Ce qui est vrai, ce qui est faux ?

— Si c'est possible que tout soit vrai et faux en même temps. Que l'essentiel est ailleurs. Que c'est une idée (ni de l'espace, ni du temps) de l'aventure. Une idée (ni de destin ni de finalité) de dépaysement.

— Que s'est-il donc passé le 21 novembre 1981 ? (compte sur les doigts. il compte.70. 71. 72. 73. 74. 75. 76. 77. 78. 79. 80. 81. printemps. été. automne. il sourit. encore un chiffre. est-ce que je peux lui dire si c'est beaucoup de temps. ce temps de repenser sans cesse à Huang en se trompant de sens un peu plus (imperceptiblement) chaque jour. je n'oublie rien, dit Sweeney. on m'oubliera mais je n'oublie rien si c'est le moyen (le seul) d'avoir des idées.) Parlez-moi de Carina. Vous la connaissez bien ?

— Belle. Agréable. Idéale. Triste. Lenteur. Je sais. Puis plus rien. À part ce rien. Et ces mots pour le dire. Elle revenait avec un enfant. Il était malade. Il allait mourir. L'hiver n'était pas loin. Il neigeait à Rock Drill. Je déteste cette grisaille. S'il fait un beau soleil, je ne pense pas à la grisaille de l'hiver. Mais s'il neige, je désire le soleil. Vous comprenez ? Elle amenait la mort et il faisait gris. Carabas a pleuré. Chaque fois qu'il pleure (ça lui arrive souvent) ensuite il a mal au sternum pendant une bonne semaine. Il regardait l'enfant en pleurant et Carina voulait qu'il lui sourît. L'enfant avait l'air d'une marionnette. Carina agitait ses fils en vain. Il n'y avait pas de spectacle. Je m'approchai. Carabas dit : inutile, et il refusa de prendre l'enfant dans ses bras. J'ai rêvé. Mais Carina était attentive. Elle réglait le début de la perfusion blanche. Il mangeait de cette manière. Je connaissais. Il n'en mourait pas. Il continuait d'en vivre. Sans ces saveurs qui redonnent un sens à la vie. Et le reste ? Comment savoir ? Carabas ne voulut rien savoir.

— D'autres disent qu'elle a attendu le printemps pour lui présenter son enfant. Elle serait arrivée à Rock Drill le 14 mai 1982 avec le bébé malade. Personne ne parle de la tristesse de Carabas. Il n'aimait pas l'enfant. J'ai noté ça quelque part dans mon carnet.

— Moi je vois de la grisaille, pas le soleil jaune citron du mois de mai.

— Il pleurait. C'était une autre grisaille. Mais peu importe. Personne n'est d'accord sur la date de la mort de l'enfant.

— Personne ! (dit Sweeney) Jean regardait. Il voyait qu'elle n'était pas sincère. Je lui montrai son regard bleu.

— Je ne me fie pas au regard d'une femme, dit-il, péremptoire, quelle que soit sa couleur et surtout pas à cause de sa familiarité.

— Il refusa d'approcher. On sentait les fleurs nouvelles des jardinières. Mais la pluie battait contre les carreaux. Quelqu'un fumait. Carina le rabroua. Jean sentait cette

— Elle n'aimera jamais personne, dit-il. (Il pensait encore à ce qui arriverait tôt ou tard.) Il imaginait des

— Mais pourquoi un enfant ? finit par dire Carabas. Pourquoi un enfant, fit Jean, et pourquoi pas un

— Vous avez peut-être raison. Je voyais l'hiver. Je vois souvent l'hiver à la place du beau temps. Je trace du gris en travers des bandes de couleurs sur blanc. Si j'étais peintre

— Sweeney ! (Frank s'accroche aux mains de Sweeney qui veut s'arracher la bouche, disant pour traverser cette douleur : je ne suis pas ce que je suis (et à cause de la mauvaise (mais alors quelle idée d'écrire illisiblement ce qui peut s'écrire lis) écriture il lisait à haute voix : je ne sais pas ce que je sais, se demandant pourquoi Sweeney en parlait justement au moment de s'imposer à lui-même ce silence qui était la première règle de Rock Drill ou : je ne sais pas ce que je sais, proposa Johnson. Je ne sais pas ce que je sais, dit Hightower, me semble plus probable. On va en rester à ce niveau du déchiffrement si vous le voulez bien. Sand, tu tapes : je ne sais pas ce que je sais. C'est clair et ça ne choque personne.

— Mais ça ne veut rien dire ! s'écria Chercos, mais sans conviction, parce qu'il ne savait vraiment plus ce qu'avait réellement dit Sweeney ni surtout ce qu'il avait voulu lui-même écrire dans le cadre d'une enquête qu'il aurait souhaitée à un autre que lui.) (conversation qui n'eût aucun sens en anglais : Chercos la repensa dans ce sens mais il ne réussit pas à détourner le flux verbal. Il disait : ) Sweeney !

— Je ne veux plus parler ! Il n'y avait jamais eu de mort. Jamais ! Vous comprenez ? J'ai peur de cette mort maintenant.

— Peur de la mort de Jean ? Et la mort de Virginie (le 10 août 1983) ? Et celle d'Antoine Godard (son père) le 22 décembre 1986 ? Vous n'avez pas eu peur de ces morts ? Et rien non plus sur la mort de Nicolá Carvajal. Vous n'êtes pas sincère, Sweeney !

— (Sweeney se rasait en pensant à autre chose. Les objets parlaient comme dans un rêve. Il écouta la vibration de la lame : ) Vous êtes un sacrément bon policier, Frank. Ce Hightower a tort de vous prendre pour le dernier des imbéciles. Il n'aimera pas votre rapport. Les gens comme lui aiment les images, pas la peinture. (Sweeney était heureux de pouvoir le dire à quelqu'un. Frank Chercos était un homme précis, définitif, clair mais pas comme l'eau de roche. Il était clair comme une évidence, se dit Sweeney. Il est nécessaire. Lui et sa biographie de pauvre type à la recherche de l'élixir de longue vie. C'est ce qu'ils cherchent tous : vivre le plus longtemps possible. Frank a ce défaut, comme les autres. Mais il s'en différencie par la précision de ses prélèvements. Il traverse toujours la surface. Pas pour longtemps mais il s'y entend à revenir avec cette clarté à facettes qui me laisse muet : dans le miroir, j'ai l'air de tout le monde. Frank !

— Je suis toujours là, Sweeney. Je regardais l'aquarelle. Elle vous ressemble. C'est un autoportrait. J'aime cette tache.

— Elle est arrivée parce que je me connaissais facilement.

— Vous voulez dire : à cette époque. Quelle époque, Sweeney ? C'était l'été. Vous l'avez datée du 12 août. Sous le choc ?

— Je ne connaissais pas Virginie. Elle est morte nue. Quelqu'un la poursuivait. Ils ont pensé à Pierrot.

— Pierrot ? Qui est Pierrot ? (Frank Chercos regardait une autre image, celle d'une femme qui pouvait être n'importe laquelle d'entre elles. Il dit : ) Ils auraient pensé à vous si Virginie était morte nue à Rock Drill. C'est ce que vous voulez dire ?

— C'est ce qui explique la tache, dit Sweeney. Pierrot n'y était pour rien.

— Et Carabas ?

— Il cherchait Pierrot. Pour trouver Agnès. C'est ce qu'on dit. Virginie a surgi toute nue sur le pont. La voiture de Gisèle arrivait à toute allure. Carabas a mis en route le moteur de son fauteuil roulant, sur la plus grande vitesse. Mais Virginie est morte écrasée et Carabas s'est envolé dans les airs avec son fauteuil. D'abord on a cru que c'était lui qui courait après la nudité de Virginie. Et puis on a pensé à Pierrot. Personne n'a pensé à madame Gisèle. C'est elle qui conduisait la voiture. Tout le monde s'est mis d'accord pour penser qu'elle n'était que l'instrument du destin. Ils voulaient achever Carabas parce qu'elle l'accusait. Elle avait besoin de Pierrot. Elle savait ce que pensaient les gens. Elle leur racontait des histoires. Et ils ont fini par ne pas y croire. Carabas agonisait dans un fossé (moi je répète ce que Jean a écrit sur le sujet.

— Écrit ? Il y a un écrit ? Un témoignage ? Pas un roman ?

— On peut croire Jean quand il écrit. Il en est mort.

— Qu'est-ce que vous risquez, Sweeney ?) mais il ne pensait ni à Virginie ni à ce qui venait de lui arriver. Il pensait à Carina. Elle attendait un autre enfant. Vous vous rendez compte ?

— De Lorenzo ? Vous n'avez pas précisé de qui était l'enfant, Sweeney !

— C'était beaucoup de choses pour un seul jour : Virginie qui s'enfuit pour échapper à la cérémonie, ou Virginie surprise par Pierrot qui cherche encore la lune, Agnès qui ne veut plus participer à ces rituels d'un autre temps, Agnès qui s'enfuit elle aussi, cette femme et cette enfant traversant la nuit pour échapper au sacrifice de leur esprit sur l'autel de la raison ! Et Carabas qui détourne une lettre où sa propre fille annonce à son amant qu'elle va encore lui donner un enfant. Puis Virginie (sa nudité) et Gisèle (la voiture), le pont, l'accident, les gens, les idées et deux jours après (Jean n'avait encore rien écrit sur le sujet (c'est le 3 juillet dernier qu'il a remis cet écrit à Carabas qui voulait savoir : il se souvenait de Virginie et de rien d'autre : sa nudité et sa terreur d'enfant) et j'écoutais derrière la porte chaque fois que le téléphone sonnait : je ne veux pas de scandale, disait monsieur Fabrice. Il ne voulait pas qu'on explique la nudité de Virginie si Pierrot n'était pas une explication convaincante pour tout le monde.) je me suis enfermé dans cette tache avec l'intention de ne plus revenir. J'étais fou. Mais je voyais. J'ai conservé la tache. Personne ne comprend. Sans doute parce que c'est un secret. C'est ce que dit madame Gisèle. Un secret entre elle et moi. Il m'arrive de me réveiller la nuit en criant : je viens de revoir Virginie nue et attachée sur l'autel de Bortek. D'abord elle ne dit rien. Puis une prêtresse lui enfonce une verge géante dans le ventre et elle se met à crier. Je ne m'explique jamais comment elle a pu s'échapper.)

— Hightower est un brave type si on sait s'y prendre, conclut Frank Chercos qui n'aime pas parler de ces différences hiérarchiques qui plus d'une fois l'ont rendu fou furieux.

— Il ne comprend pas la peinture, continue Sweeney qui finit de se raser (j'ai toujours cette image de Sweeney se rasant dans un miroir un peu sale). Mais n'en parlons plus. Vous verrez madame Gisèle ?

— Ce soir. Je lui ferai la cour. Qu'en pensez-vous ?

— Elle aimera ça. dit Sweeney. Si c'est son idée, elle vous demandera de poser pour elle. Bien sûr, elle gardera le tableau parce que vous ne pourrez pas le payer. C'est ce qui arrive avec les gens comme nous. Je veux dire : par rapport à une femme comme elle.

— Il y a toujours quelque chose à dire. Ça n'en finit pas. Moi je croyais que les œuvres d'art étaient une bonne manière de boucler la boucle, mais vous me dites le contraire : on n'en finit jamais de parler et reparler des mêmes choses jusqu'à ce que ça ennuie quelqu'un, ce qui arrive quelquefois assez vite. J'aime cette tache. Je vous l'envie. Tangente au milieu, là n'est pas la question. Vous y êtes arrivé.

— (Sweeney a une larme à l'œil) Mais le bonheur est ailleurs, je ne sais pas où. Rock Drill est ma caverne paléolithique supérieure. Je me dis que je pourrais peindre tous les murs. Mais madame Gisèle dit que ce n'est pas de la peinture. Elle dit que c'est mental et que ça n'intéresse que les thérapeutes. Il n'y a pas de public pour la folie. Juste cette volonté commune de l'enfermer. L'art, dit-elle, c'est autre chose. Jean pensait comme moi. Il écrasait tout le monde du poids de sa pensée (mime amusant de Sweeney à ce moment du texte où Frank Chercos commence à douter de son existence (l'existence de Sweeney). Nous sommes en été 1983, se dit-il. Quand il ouvre les yeux, Sweeney a disparu. Il le retrouvera dans le jardin, aux alentours de la serre. Dire que j'écris un livre qui n'a rien à voir avec ce qui est en train de se passer sous mes yeux ! Ensuite il imagine le même dialogue mais cette fois en espagnol. Voilà ce qui se passe en remplacement de la réalité. Un ou deux mots l'amusent au passage du temps. Je suis à Rock Drill par la volonté de Hightower qui se fiche de toute façon de mes conclusions. Il a son idée. Fausse donne. En attendant (Sweeney venait de lui fausser compagnie pour une autre dont il ne savait rien et au fond ne voulait rien savoir) il pouvait se promener sur les bords de cette rigole qui était peut-être tout ce qui restait d'une rivière après le passage des jardins et de la serre. Il arriva au bassin tranquille pour y noyer son regard. Il voyait les pierres vaseuses et la verticalité tranquille des algues. Il était assis sur un rocher dont la patine exagérait l'usage. Il pensa vaguement à cette collectivité. L'instrument de mesure pouvait être n'importe quel parterre ou bassin ou n'importe quelle rigole en forme de rivière finissante, tranquillement accumulée dans le bassin final au bord d'une chute calculée et pour le moment immobile. Il mesura cette eau lisse. Elle coupait une autre eau peut-être moins tranquille qui commençait par un bouillonnement et finissait en une autre rigole qui disparaissait sous les feuillages des aubépines et les branches pleureuses. Un oiseau voletait. Il pensa à ces insectes cachés et ne distingua pas leurs carapaces parmi les gouttes d'eau accrochées aux feuilles et aux tiges. Les fleurs avaient l'air d'avoir été déposées dans la verdure en vue d'un effet tristement géométrique. Il parcourut des yeux ces figures d'étoiles. Elles avaient un sens mais Sweeney n'était plus là pour en parler en savant. Il regretta cette solitude par rapport à Sweeney. Fumer une cigarette ne suffirait pas à l'aider à penser à autre chose. Il frémit. Hightower l'avait prévenu hier au soir (soyons précis : c'était la soirée du 21 juillet 1988 et personne ne s'attendait à tomber sur le cadavre de Jean le lendemain matin ; il s'agissait d'en savoir plus sur le fonctionnement de Rock Drill, à cause notamment des plaintes des vendeurs de chevaux en porcelaine (cinq tailles, trois couleurs, il y en a même qui portent leur nom en travers de leur harnachement comme des chiens sur leur collier) qui n'aimaient pas les allées et venues des « habitants » de Rock Drill qui d'ailleurs n'achetaient jamais rien. 18 juillet 1988, quatre heures de l'après-midi : Frank demande à Jason (vendeur de chevaux de porcelaine) : pourquoi n'achètent-ils rien ? Jason répond : ils sont là pour nous emmerder pas pour acheter.

— C'est une espèce de communauté, non ? dit Frank.

— J't'en foutrais, moi !, d'une communauté ! C'est une secte. Voilà ce que c'est, de l'autre côté de la rue la plus prospère de Rock Drill. Ne me dites pas qu'ils sont en train de calculer comment ils vont pouvoir nous ruiner ! Mais pas définitivement, vous voyez ?

— Ils ont besoin d'argent, dit Frank. Ils cherchent un bon commerce pour améliorer leur temple. C'en est un ?

— (ne regardant pas, ayant déjà mesuré cette présence, impuissant à ne pas l'accepter : ) Foutre que oui ! (à voix basse, presque dans l'oreille de Frank : ) il n'achètera rien, il ne volera même pas, il me fera perdre un ou deux clients, voilà leur tactique. On va tous crever parce que vous ne faites rien pour nous permettre de vivre. (l'intrus écoutait, il dit : ) (et Jason dit en même temps : d'habitude, ils ne parlent pas) pourquoi tous ces chevaux ?

— Vous devriez le savoir ! fait Jason sans le regarder (diabolique, pense-t-il, voilà ce qu'il est ! Vous savez ce qu'ils sont ?)

— Jusqu'à ce matin, fait l'intrus, j'ignorais jusqu'au nom de Rock Drill. Comment voulez-vous que je devine ?

— (maintenant, se dit Jason, ils parlent. On approche de la fin.) Les chevaux, c'est un cheval. Le cheval de la légende.

— Ah ! fait l'intrus, il y a une légende. L'Amérique est une terre de légende. Tous des menteurs. Des charlatans.

— Ne répondez pas, dit Frank à Jason. Il ne nous apprendra rien. Il faudrait le torturer. Je n'aimerai pas ça, dit-il en pensant à ce que Jason aimerait même si c'est interdit. L'intrus continue sa promenade entre les chevaux de porcelaine. Il ne s'est même pas intéressé à la légende. Une légende ? dit Frank. J'aurais dû me douter qu'il y avait une légende.

— L'Amérique est une terre de légende, murmure Jason. Autant dire que nous sommes tous des charlatans.

— C'est ce qu'il a dit.

— J'aimerais bien savoir en quoi elle consiste, leur légende !

— C'est un touriste. Rien qu'un touriste. On perd notre temps.

— On ne le perdrait pas si on en était sûr.

— Vous n'allez pas me la raconter, la légende du cheval ?

— Allez vous faire foutre ! En sortant de la boutique, Frank croisa un arabe qui sortait tout juste de Rock Drill. Il était vêtu d'une arbaya noire et blanche et tenait un chapelet de perles dans une main qui les égrenait doucement. Frank chercha vainement la croix. Ils se croisèrent au beau milieu de la rue. L'arabe était agacé par la conversation d'un nain qui marchait sur la pointe des pieds. Une fois sur l'autre trottoir, à deux pas de l'entrée de Rock Drill, Frank se retourna pour les observer. Ils touchèrent le trottoir avec un retard qu'il se mit à calculer, le temps qu'ils entrent ensemble dans la boutique que lui venait de quitter. Il pouvait voir le crâne lisse et luisant de Jason qui gesticulait étrangement entre la caisse et une porte de bois noir sur laquelle on lisait : PRIVATE. Trois jours plus tard, il faisait chaud, presque nuit, et il parlait à Hightower de se retirer de l'affaire pour aller chasser des oiseaux dans la vallée. Hightower n'aimait pas ce genre de plaisanterie. Quand il commençait quelque chose il allait jusqu'au bout. On venait à peine de commencer.

— Commencer quoi ! susurra Frank entre deux bouffées d'une amère cigarette qui lui donna la nausée.

— Vous connaissez Jason Rimlock ? Le vendeur de petits chevaux de porcelaine. Il n'aime pas beaucoup votre humour.

— Je ne connais même pas la légende, dit Frank (la tête lui tournait étrangement et il souhaita un peu moins de lumière sur les papiers qui jonchaient la table ; Hightower fit claquer un ongle sur le goulot de la cassette de bière, disant : Jason ne vous aime pas mais Frank n'avait pas la moindre envie d'entendre parler de ce camelot qui parlait des autres (êtres humains) pour les juger par rapport à la marge nette de son commerce de pacotille et il dit : ) on va se remuer uniquement pour ce commerce de pacotille ?

— Il ne s'agit pas de cela, dit Hightower. Ils peuvent bien se les fourrer où je pense, leurs chevaux de porcelaine. Je veux la tête de ce Carabin. Et je l'aurai. Et n'oubliez pas qu'on vous paye pour me seconder.) Non, vraiment, fumer une cigarette ne suffirait pas à l'aider à penser à autre chose. Où en était-il de cette « chronologie » que Sweeney lui inspirait savamment. C'était donc bien ce nain qui était mort. Ce que c'est que la mémoire ! Ce serait peut-être bien de revoir cet Arabe. Il le trouverait si Sweeney y mettait du sien. Sweeney ne refuserait pas de l'aider. Simplement, il voudrait d'abord savoir. Mais ce qu'il en savait lui-même était nettement insuffisant. Sweeney n'accepterait pas ces prémisses. Il disait : c'est bien peu de chose pour commencer, que de rencontrer un Arabe et un nain en traversant une rue de Rock Drill City. Il disait : ce pourrait être n'importe quel arabe et même n'importe quel nain. Il ne connaissait qu'un seul nain : Jean, paix à son âme. Il connaissait deux Arabes, dont un seul du sexe masculin (Saïda est morte, paix à son âme). Il parlerait si on l'écoutait. C'était tout ce que Frank savait. Dans cet ordre. Rien de plus.

— Son goût exagéré pour les chronologies le perdra un jour. Je m'avance si je dis que c'est peut-être le cas cette fois-ci ?

— Sweeney (disait Frank : il était assis sur le radiateur (éteint) près de la fenêtre et il contemplait la ville : dire que j'ai toujours vécu ici (les tours, les perpendiculaires, les brumes) à part quelques escapades du côté d'Oak Castle avec Susan du temps que Jack mais n'y pensons plus je disais : ) ne situe pas exactement le jour suivant de la chronologie.

— On ne peut pas lui faire confiance, lâche Hightower qui pense : Frank, ne me raconte pas encore une de ces histoires à dormir debout je t'en prie pas encore ne recommence pas).

— C'était en novembre 1983. Trois mois après la tragédie. Un temps décidément trop court pour coïncider avec les affirmations de Carabas au sujet de l'accident où Virginie a effectivement trouvé la mort (c'est incontestable) mais il ne nous fera pas croire que c'est dans ces circonstances purement romanesques qu'il a perdu l'usage de son corps : on ne se fait pas écrabouiller au milieu du mois d'août pour se retrouver en parfaite santé trois mois plus tard, même dans un fauteuil roulant. On vérifiera.

— Il ne veut peut-être plus jouer les héros de guerre, dit Hightower pour qui la chance a tourné du bon côté, en 70 ou 71, il ne veut plus se le rappeler.

— Carabas venait d'apprendre la nouvelle de la mort tragique de Saïda, à Beyrouth.

— Vous avez écrit : Bayreuth. Un lapsus, Frank, encore un lapsus. On ne renseigne pas la justice avec des lapsus. Mettez-vous à la place des juges. Essayez au moins une fois dans votre vie de vous mettre à la place d'un de ces sacrés juges.

— D'après Sweeney (Hightower pense : cette manie de chercher et de finir par trouver le témoin fondamental, unique et nécessaire. Frank travaille pour lui-même. Il ne faut pas que je l'oublie, merde !) Carabas a reçu cette nouvelle sans rien laisser paraître de sa douleur. Il le voyait. Triste et silencieux. Pas un mot pour dire qu'il était malheureux. Il attendait Carina, le nouveau bébé et peut-être même sa propre mère, une folle qui finit sa triste vie à White Spring Falls.

— Triste vie en effet que celle qui se termine à White Spring Falls, dit lentement Hightower, mesurant cette idée qu'il n'avait jamais rien vu de plus triste qu'une vie finissante à White Spring Falls, quarante miles après la dernière courbe de la vallée.

— C'est tout ce que je sais. Il a vu le bébé. Il a embrassé sa fille et sa mère lui a offert un livre.

— Puisque c'est... chronologique, fait Hightower qui est entré (à cause de l'idée précédente) dans la patience qui est toujours la qualité qu'on lui reconnaît en premier. C'est Jason Machin qui va être content de savoir que Carabas (qu'il ne connaît pas) a lu le livre qu'il a vendu (deux fois son prix) à cette bonne vieille Victoria qui n'en fera jamais d'autre. Je connais Victoria. Peu de femmes ont été à ce point physique à ce moment de leur vie où on ne leur laisse pas le choix. Je pensais à elle. Vous avez une date précise pour situer ce matin triste et glacial : je l'ai ramenée à White Spring Falls. Elle était calme. Calme et inabordable.

— C'était le lendemain du 16 octobre 1984, dit Frank.

— Parlez d'une chronologie ! fait Hightower qui se souvient de ce mois d'octobre avec une précision qui lui donne le vertige. L'année (quatre ans déjà ! se dit-il en frissonnant) ne lui parle pas, pas plus que le chiffre du jour. Mais, s'empresse d'ajouter Frank à qui on ne la fait pas, il ne s'agit pas de sauter les étapes. Nous n'avons pas parlé de la visite de madame Gisèle de Vermort peu de temps après celle de Carina et de Victoria.

— Nous n'en avons jamais parlé ! se souvient subitement Hightower. Voilà le temps d'une nouvelle, non ?

— Gisèle est venue dire oui à Fabrice. Elle n'a jamais dit oui. Elle n'a jamais aimé. Elle ne l'aime pas. Mais elle vient. Elle est sur la route. Elle va rencontrer le malheur. Ensuite, elle dira oui à Fabrice qui sentira une étrange sensation de vertige, il ne sait plus aujourd'hui si c'était un vertige. Il en parle comme d'un vertige. Il l'attendait. Il savait qu'elle dirait oui. Elle arrive ce soir, s'était-il répété toute la journée. Et rien n'est prêt. Il pensa au lit. Il y avait deux lits. Ensuite il n'y en aurait qu'un. Mais elle tenait à ce qu'il y eût deux lits pour l'instant. Il rêva de pouvoir mesurer cet instant. (Continuez, dit Hightower. C'est mieux. Je comprends mieux.

— Tout le monde peut comprendre. Elle arrive. Et il attend. Entre elle et lui, il y a Jean. Jean n'est pas le fils de Gisèle. Dans cette nouvelle version des faits, Jean est le frère de Fabrice. Ils s'aiment. Mais Jean ne croit pas en Fabrice. Et Fabrice a peur de Jean. Un jour il a pensé que c'était du dégoût. Il a vomi à cause des jambes de Jean qui se baignait dans l'Arize. Il a vu ces jambes pour la première fois et elles l'ont écœuré. Voilà où en est Fabrice. Jean le sait. Il sait tout. Cette douleur le détruit. Il pense mal ce qu'il pense. Il est devenu prudent à cause de ces incertitudes. Il aime Gisèle. Il a tenté de la violer. Il ne la connaissait pas. Ça s'est arrangé. Elle s'est radoucie. Elle ne le regarde plus pour le haïr. Il aime toujours ce corps rebelle. Il s'imagine qu'il ne peut exister en dehors de cette révolte. Il n'y cherchera plus le plaisir. Jean respectera le pacte. Il y a un pacte. Et maintenant, se dit Jean, ils vont se marier. Il va entrer dans cette révolte, se dit-il encore. Quelles seront les conséquences de ce plaisir ? On ne peut pas l'imaginer. Jean est à la recherche de ce texte impossible. Mais ce n'est qu'une attente, un silence de mort, une nuit sans ombre. On voit Fabrice faire les cent pas. On entend le plancher, le verre posé sur la cheminée, la chaise devant la porte, on entend (on =Jean) les bruits de l'attente non de l'impatience. Et sur le chemin, Gisèle s'est perdue. Elle rencontre un homme. Elle lui parle pour lui demander ce qui va se passer. Il ne sait pas. Il ne la connaît pas. Il ne sait pas ce qui peut se passer s'il répond à ses questions. Elle pose les questions sans attendre les réponses. En fait, dans la station d'autobus, elle a peur. Elle a peur de cet homme. Un peu. Elle a peur du silence du commis. Beaucoup. Il ne parlera pas. Alors Gisèle se laisse faire. Il la déshabille presque tout entière et il lui dit qu'il l'aime. Il la caresse presque amoureusement. Elle caresse la verge dressée. Que peut-elle faire d'autre. Elle ne regarde pas. C'est une verge comme les autres. Dure et palpitante. Le commis ne regarde pas. N'ayant rien vu, il ne pourra pas en parler. Ou bien il dira qu'elle avait l'air consentante. Elle s'était déshabillée, entièrement, et elle le caressait, elle caressait le, entièrement, il croyait lui que c'était de l'amour mais elle est venue presque nue encore lui demander d'appeler la police. L'homme était parti. Fabrice attendait. Jean rêvait doucement dans cette ombre. Puis elle a dit (au commis) : non, n'en faites rien. Elle venait de lire dans son regard avant qu'il ne se mette à composer le numéro. Il ne la croyait pas. Fabrice ne la croirait pas. Encore ! Et un inconnu cette fois. Que penserait Jean de cette révolte étouffée ? Il penserait. Mal comme d'habitude. Mais il la désirerait plus encore. Fabrice le sait. Elle réfléchit tout ça en une seconde, le temps pour le commis de composer le début du numéro de téléphone de la police. Je comprends, dit le commis. Elle a envie de lui demander ce qu'il comprend. Elle ne lui demande pas. Elle ne veut pas engager la conversation avec ce qui est peut-être la suite du viol qu'elle vient de subir. Elle se rhabille lentement. Elle avise le panneau des toilettes. Elle se dirige. Elle ne croit pas. Elle fait couler. On entend. Il entend. Il s'imagine, s'imagine-t-elle. Pauvre nudité. Ce n'est que ça. Idolâtrie du corps de la femme. Du corps violé. Idole, voilà ce que je suis. Jean s'est servi de moi. Elle pense à Fabrice qui attend. Elle s'est égarée. Elle voulait promener son regard. Avant d'arriver. D'être venue. Elle s'arrange du mieux qu'elle peut. Elle sent bon. La robe n'est même pas déchirée. Bon, cette fois je serai seule. Si je fais abstraction du commis. Elle sort dans la salle des pas perdus. Ne regarde pas. S'assoit. Elle a oublié de se laver les jambes. Il a uriné sur ses jambes. Qu'elle est sotte ! Elle avait oublié ce ruisseau. Le ruisseau de son plaisir. Pisser ! Tout de même. Sur elle. Au lieu de. Elle essaie de se souvenir de la. Elle ne la voit pas. Je ne l'ai pas regardée. Elle se souvient de sa douceur, de son huile, du battement. Jean l'avait sodomisée. Fabrice (elle en était sûre) rêvait à des rencontres parfaitement romantiques. Elle se promit de faire de son mieux. Elle n'est pas romantique. Enfin, voilà : le malheur est arrivé. Telle qu'elle se connaît, elle va devenir folle. Non, elle est déjà folle. Depuis que Jean. Depuis que Fabrice. Il n'a même pas dit son nom. Son nom ? Quelle sotte !

— Ce n'est pas ma première impression) dit Hightower qui se laisse capturer par le rythme de la machine à écrire.

— Jean l'a su. Le répéter à Fabrice ne lui parut pas une bonne idée. Il la garde pour lui. Il fantasma. Il ne savait rien. Il la voyait (il se souvient qu'aucun de ses vêtements n'avait été déchiré ni même souillé, il ne savait rien de l'urine, il imaginait une verge entre les cuisses de Gisèle et il ne trouvait pas les mots pour recommencer sans elle). Elle le regardait. Savait. Ne voulait plus. Elle s'épuisait. Comment avait-il su ? En parlerait-il à Fabrice. Peut-être connaissait-il le commis (une idée comme une autre : elle posa la question) ? Il s'appelle Tom Really, incroyable, pas vrai ? fit Jean qui répondait à sa question. Elle revenait. Tom. Pour lui reprocher. Elle s'en voulait de. Mais peu importe. Jean riait d'avoir été enfin découvert. Il ne lui imaginait pas cette perspicacité. Encore un dard de sa révolte. Elle était le plaisir même. Elle se sentait inutile. Il lui parla de cette inutilité. Les idoles ne servent à rien. Elle eut envie de pleurer. Mais elle ne lui donna pas le plaisir d'une seule larme. Elle croisa ses jambes à la limite de l'obscénité et lui demanda des nouvelles de Tom.

— Tom ? dit Jean. Je ne le connais que d'hier.

— Elle a été violée avant hier. Par un certain Michael Alvarez. Aujourd'hui, il est mort. En pissant sur une femme. Elle l'a poignardé. Gisèle pense au couteau. Elle le voit. Elle imagine la femme. Elle refait la réalité avec ces éléments complémentaires. Elle se revoit nue et fragile, elle sent sa bouche sur la pointe d'un sein, la verge entre ses cuisses, l'urine qui dégouline, le couteau qui sue dans sa main, le ventre qu'elle va crever, de rage, de désespoir, de plaisir, de haine, en rêve. Jean la soutient. Il n'aime pas ces évanouissements. Depuis qu'elle est venue (pour dire oui à Fabrice), il y a deux jours (ou presque) elle s'est évanouie trois fois. Et trois fois, Jean a retenu ce corps immense au bord de ce vertige qui était aussi le sien parce qu'il sentait (à cause d'un cœur fragile) le sang lui monter à la tête. Trois fois, il l'a sentie flasque et désarticulée, géante, et ses bras n'entouraient que son cou. Trois fois elle avait dit : n'en dites rien à Fabrice. C'est la fatigue du voyage. C'est l'émotion de. C'est. Ce coup de couteau. Il vit l'éclair. Un coup de couteau, c'est vite fait. Elle y pensait. Pour une prochaine fois. Fabrice. Elle revenait à elle. Jean se plaignait. Elle arrangea ses jupes, tira sur une manche et chercha les perles du collier avec Jean qui lui en voulait, disait-il, de ne lui raconter que la surface des choses. À propos de. Dit-elle. Non. On ne sait jamais. (Hightower craqua une allumette. Il ne fumait plus. Il craquait des allumettes. Des dizaines par jour. Et il mangeait comme un chancre : j'irai en toucher deux mots à ce Tom Réellement.

— Voilà. Me voilà. Violée. Aimée. Désirée. Rêveuse. Pleine d'un futur qui me donne le vertige. Je n'ai pas revu Tom, ni ce...

— Mike. Alvarez. Une longue agonie. Il a souffert. C'est ce qu'elle avait demandé à Dieu. Cette douleur pour soulager sa terreur. Un coup de couteau. Rien qu'un coup de couteau.

— Je n'ai songé qu'à la vie. Elle ne pouvait pas me quitter à cause d'un homme qui se mesurait avec ses désirs. Je ne pouvais que sauver ma vie. Il me voulait nue, docile et silencieuse. Je n'avais pas de couteau. Je ne l'ai même pas imaginé. Puis il a réclamé ma douceur. Je suis devenue douce. Maintenant, je me demande ce que j'aurais fait d'un couteau. Comment s'appelle cette femme ? La femme au couteau ?)

— Je me souviens de cette histoire en effet, dit Hightower. Comment s'appelle-t-elle ? Eva Shipman ? Oui, Eva. Je me souviens de ce nom. Je ne l'ai pas vue. J'en parlerai à Johnson. C'est lui qui. Tu parles d'une histoire. Vérifiez tous les points de la thèse de la vengeance, Chercos. N'en oubliez aucun. Elle est où, cette thèse ! Suite (dans la tête de Frank Chercos) : Eva. Elle s'appelait Eva Shipman. Elle est morte maintenant. Pourquoi est-elle morte ? Pourquoi on se souvient d'elle ?

— Je ne me souviens pas, dit Gisèle. Je pensais. Je pensais que. Pourquoi en parler ? Ah oui, la thèse de la vengeance. Non. Non pas que. Mais n'y pensez pas. Je n'ai pas. Comment.

— Je fais mon travail, dit Frank. Je ne l'invente pas. Je ne suis qu'un serviteur, vous savez ? Et je suis d'accord avec vous. Vous n'avez pas.

— Mon propre fils. Comment. Non vraiment. Cet Hightower. Quelle.

— (dans sa tête, Frank : ) Elle recommence. Elle ment. Elle n'est pas la mère de Fabrice. Donc. (il dit. (Gisèle a l'air douce) : ) N'en parlons plus. Je n'aime pas les affaires de suicide. Fragmentaires. Voilà ce qu'elles sont. Sans queue ni tête. On n'en finit pas. (Mais Hightower se fichait pas mal que ce fût un suicide ou un évanouissement. Il s'agissait de coincer cette vermine de Carabin. Il se souvenait (nuit du 16 au 17 octobre 1983) de la tête de Carabas (le Malcolm de Cecilia) qu'on ramenait à Rock Drill parce que Carabin avait menti à tout le monde par l'intermédiaire de Victoria qui avait fait une fugue. Le directeur de White Spring Falls, un imbécile nommé fils de ... pourquoi imbécile ? se demandait Frank. Il veut faire croire qu'il connaît tout le monde. À fond. En profondeur. De long en large. Il n'admettra pas qu'il peut se tromper. Le docteur Sanchez n'est pas le fils de Sancho ni d'Ismaël. C'est un brave type qui dit bonjour à tout le monde parce qu'il ne se rappelle de personne au moment de le dire : bonjour ! bonjour... Gisèle. Bonjour Gisèle ! Je me souviens. De quoi ? Hightower parlait du cadavre de Jean. Ils avaient reconstruit la tête. Don Roquette l'avait reconstruite. Habile ce reconstructeur. Mais sans génie. Chercheur de la meilleure ressemblance dont on se souvient. Ils allèrent voir le cadavre. Frank s'énervait dans le couloir, à cause du bagout de Hightower qui n'en finissait pas d'accuser Gisèle. Elle a tué son amant. Non, pensait Frank, son fils. Elle a tué son fils. Il regarda le fils. Reconstruit dans la cire. On ne le reconnaissait pas. Par rapport aux photos. Il avait maintenant l'air d'un nain. Sur les photos, il avait plutôt l'air de faire une blague à tout le monde en marchant sur les genoux comme José Ferrer. Il ressemblait à Toulouse. Gisèle avait dit que les Vermort et les Toulouse. Était-elle une Toulouse ? À Albi, ils ont tous l'air de crétins. Raccourci pour dire ne pas expliquer qu'elle ne les aime pas son sang ne coule pas dans les veines des serviteurs amers dont aucun fils ne devint ne sera n'existe, etc. Ils revenaient de la morgue. On était le. Gisèle resplendissait. Elle l'a vaincu, disait Hightower. Elle ne pouvait pas quitter le territoire américain sans sa permission. Elle dit : mais je ne serai pas sans. Elle le dit pour l'impressionner. Elle entre dans la salle mortuaire en habit de fête. Vous avez noté la sueur sur son cou. La gouttelette sur un sein, perle d'œil. Noté. Ils s'en allèrent boire et manger. Hightower adorait manger avec Frank. Ils mangeaient des hot dogs. Ils mangeaient du chili. Buvaient du vin. Ils buvaient ce café insipide qui lui donnait des palpitations. Était sujet à des palpitations. Pas seulement à cause du café. Les femmes, si elles étaient jeunes. Gisèle palpitait dans son cœur. Ils dormaient sur un banc, ensuite. Peu de temps. Hightower finissait toujours par jeter les restes dans la poubelle la plus proche. Il rouspétait si elle était pleine. Et il se mettait en quête d'une autre poubelle. Il questionnait les gens à ce sujet. Des gens pointilleux qui appréciaient cette recherche. Il les repérait avec une facilité qui déconcertait Frank. Frank n'aimait pas cette promiscuité. Il commence à exister en tant que personnage. Restons-en pour l'instant à cet écœurement. Hightower revenait les mains vides.

— Elle ne l'a pas tué, disait-il. Mais je veux en savoir plus. Frank revoyait la scène. Les chaussures à bout pointu qui plaisaient tant à l'enfant Hightower. Sa ceinture de cuir rouge, adolescence. La chemise à peine rose. Adulte. Par-dessus, la veste au col presque sans col était une veste ? Il se réveilla avec une douleur au foie. Gisèle n'aimerait pas la surface de son visage quand il se présenterait à Rock Drill pour en savoir plus sur un point de détail. Quel détail ? Mon dieu ! Il y a un détail !

— Je vous assure que ça n'a pas d'importance, dit Frank deux heures plus tard pour répondre à la surprise de Gisèle qui a ouvert la porte de son atelier sans cesser de parler à quelqu'un qui s'est éclipsé. Il aime l'atelier. Cela le fait rêver, cette odeur. La lumière l'étourdit un peu. D'où vient-elle ? Il adorerait trouver les mots (écrit Cecilia le soir du 15 juillet 1988, un, deux, trois... cinq jours avant le jour indiqué par Sweeney comme étant la clé de toute l'histoire. Il faut remonter à avant-hier, avait-il précisé avant d'entrer dans les détails (hallucinants) de son témoignage. Il était d'accord avec Hightower sur certains points, notamment sur les conditions de sang commun à Gisèle et à Jean. Mais il n'en savait pas plus que Hightower. Il ne savait rien d'important. Il connaissait le décor. C'était tout. Venise sans la mort. C'est bien aussi, pensait Frank. Il le disait. Venise ? fit Gisèle. Voyage de noces. J'ai croqué des visages, des attentes, des plaisirs aussi. J'ai peu imaginé.

— Et Jean ? Il a aimé ce voyage, non ?

— Ce n'était pas le sien. Je ne me souviens pas. Vous faites bien de me remettre dans cette voie. Les palais. L'eau. La mort. Celle qu'on lit. Vous l'avez lue ? Vous avez lu cette approche du mythe ?

— Comme tout le monde, je crois, dit Frank (on était le 15 et Cecilia s'imaginait qu'elle pouvait tout dire de l'âme d'un personnage à défaut de tout savoir d'un être — mais qu'est-ce que je m'invente ? se dit-elle. Je suis en train d'écrire. N'y pensons pas.) Comme tout le monde ! s'étonna Gisèle. Comme vous aimez le monde, Frank. Je vous envie. Mais j'en ai peur plutôt. Difficile d'aimer dans ces conditions, n'est-ce pas que c'est difficile, douloureux, incolore. J'ai peur de cette absence de couleur.

— (que répondre ?) J'aurais aimé qu'on parle de Jean.

— Mais parler de moi, c'est parler de Jean ! Je suis sa mère !

— (Je ne lui ai pas demandé. non. plus tard. ne t'étonne pas si Hightower. j'ai mal au foie. elle le voit) Je ne savais que Jean pouvait être votre fils, dit Frank presque bégayant.

— Peut-être, fait Gisèle, câline cette fois. Buvez. C'est doux, rafraîchissant et bon pour le foie. Buvez, je vous dis ! Elle le disait bien. Elle mélangea encore, grave et fuyante. Je ne suis qu'une couleur, pensa-t-il pour s'amuser. Mais rien à faire. Il devenait triste. Elle ne mentait plus. Elle le devinait. Pourquoi résister ? se dit-il. Je suis bien ici. Il venait de parler longuement avec Sweeney et il avait du mal à franchir la distance qui le séparait de Gisèle. Il tentait plutôt de mesurer cette distance. Il reluqua le portrait en pied de Sweeney. Que de couleurs ! se dit-il. Mais il n'en parla pas. Une porte était entrouverte. Derrière, quelqu'un épiait. Il reconnut enfin le silence palpitant de Sweeney. Il dit : Entrez ! Sweeney ! Mais Sweeney ne se signala pas. Gisèle dit : s'il entre, je le portraiture encore une fois. Frank perçut nettement le frémissement inquiet de Sweeney, derrière la porte. Gisèle riait devant la nudité outragée de Sweeney, debout et triste dans le tableau trop clair, trop profond, trop calculé qu'elle avait peint pour se venger de toutes les violences. Sweeney exhibait une verge minuscule et molle, un corps géant et réduit à deux dimensions. La profondeur du décor était toute la mesure du vertige.

— Je vous l'ai dit ! exultait Hightower. C'est une vengeresse. Vous saurez tout si elle vous dit tout. Torturez-la un peu. Avant demain.

— Eva, Eva, Eva, répétait Gisèle maintenant (il pensait à cette torture dont il n'avait pas idée mais enfin : Hightower en avait parlé pour l'autoriser. il imagina ce cri.) Ainsi elle l'a tué ? Je ne l'ai lu nulle part dans les journaux. Mais puisque vous le dites. J'imagine que c'est une bonne manière d'en finir. Il a bien fallu que ça commence, vous comprenez ? Et ça recommençait, et encore, et encore, et maintenant vous me dites qu'elle l'a tué. C'est une bonne fin. Eva. (Sweeney murmura : Eva, derrière la porte tremblante. S'il entrait, il entrait nu ou elle se chargeait de tout recommencer. Il répéta encore une fois Eva, comme s'il ressentait lui aussi ce que ce nom. mais non. pas encore. encore une fois. il revient.) Sweeney ! Entrez ! Vous connaissez Frank. C'est un ami maintenant. Il en sait autant que vous. Entrez et ne faites plus de manières.

— Autant que moi ? fit Sweeney en entrant (il referma la porte soigneusement, respectueusement, amoureusement). Ça m'étonne.

— Qu'est-ce qui vous étonne ? fis-je (mettons que c'est Frank qui raconte. À qui ? À tout le monde. Comme tout le monde. Hein ?)

— Je lui ai tout dit, expliquait Gisèle. Confusément bien sûr. Je ne sais rien faire autrement que confusément. Vous y mettrez l'ordre de votre choix, dit-elle en s'asseyant dans un fauteuil. Sweeney dit : le fauteuil vous habille. Gisèle sourit, heureuse qu'on le remarque. Ils recommençaient. Je ne pouvais rien pour eux. Hightower n'en revenait pas de. Il appelait ça mon innocence. Il avait envie de m'insulter mais il n'y avait aucun mot convenant à ce qu'il appelait mon innocence. Ensemble, Hightower et moi, on mange et on boit. Jamais d'insultes. Il n'y a pas de mots.

— Okay ! dit Hightower (il mangeait des olives d'Espagne, trempant ses longs doigts de musicien dans la saumure opaque, crachant le noyau dans le creux de la main, le déposant du pouce et de l'index, entre les mégots noirs et rouges que Sandy écrasait de temps en temps avec un angle de son briquet parce que l'un d'eux, mais lequel ?, s'était rallumé, les volutes montant à la hauteur du nez de Hightower qui mangeait des olives d'Espagne, doigts humides et bouche lisse et gourmande, reluquant le cou cuivré de Sandy, les boucles rouges et le bijou noir, la pointe d'amande de son œil, mesurant au clignement de son œil la part qu'elle réservait à son usage, pensant à cet espace de plaisir, dilatant l'espace jusqu'au plaisir, il était bouffi, craquelé aux joues, gris aux tempes et il y avait de la cire dans ses oreilles poilues, d'autres craquelures ornaient son front, à l'avantage du pif qui était long et droit, nez de comédie, reniflant le Chanel entre les volutes qui écrivaient, et Sandy essuya une goutte qui perlait sur sa joue, peau désirable : je ne désire que cette peau si je désire quelque chose) Okay ! mais laissez-moi un peu cogiter à votre place, Chercos, continuait Hightower (sexe bandé, doux, profond, cette profondeur provoque le laïus : ) Admettons que ce n'était pas Sweeney qui vous épiait derrière la porte. Vous en parlez comme si vous l'aviez vu. Mais ce n'est pas le cas (déplacement de la tige entre la peau de la cuisse et le tissu incroyablement doux du slip, déplacement de l'idée en même temps, il est sur le point de ne plus savoir où il voulait en venir, il a ce goût affreux d'ail et de fenouil sur la langue, l'amertume descend à la rencontre de cette profondeur, où en suis-je ? il va me prendre pour un malade, bon dieu ! vingt ans d'amitié, ça compte ! et Sandy se transforma en poupée sur le point de dire oui, il chantonna tout en arpentant le bureau, et Chercos pensait à Sweeney qu'il n'avait effectivement pas vu dans l'atelier de Gisèle, il n'avait même pas vu la pointe des chaussures comme dans les vaudevilles, et il ne s'était pas posé la question de savoir qui ce pouvait bien être puisqu'il croyait (à tort peut-être précisait Hightower torturé par le désir érotique : il observait la croissance de Sand dans son imagination) qu'il s'agissait de Sweeney, et Hightower parlait d'examiner une autre hypothèse :

— « Gisèle est venue dire oui à Fabrice... elle n'a jamais dit oui... elle n'a jamais aimé... elle ne l'aime pas... mais elle vient... » c'est quoi cette foutue littérature de salon ? (Hightower explosait. La tige s'était dressée dans le pantalon. Il était assis sur le bord du bureau de Sandy, il levait la cuisse dans le sens de la tige pour en dissimuler l'érection. Sandy vibrait avec la machine à écrire.) Quand elle a ouvert la porte (old sport !), c'est John Vicarenix (lui-même) qui s'est promptement glissé dans l'antichambre. Il n'a pas eu le temps de fermer la porte. Elle est restée entrouverte, le condamnant à l'immobilité et au silence. Voilà le secret de Gisèle. Il n'y en a pas d'autres. Elle vous a eu, mon vieux ! « mais elle vient... elle est sur la route... elle va rencontrer le malheur... » Tom a toujours dit qu'elle l'avait provoqué. Elle lui montrait ses cuisses. Il s'en souvient. Vous connaissez Tom Really ? (Mike Alvarez a été tué par cette Eva Shipman (qui m'a soumis à son désir le temps de) qui n'était qu'une prostituée, au fond. Allez voir Tom Réellement et ramenez-moi une information complète sur ce John Vicarenix. (Sandy !) Il (... moi... Frank... vous... pourquoi pas vous ?) voit Tom Really dans des conditions défavorables à la bonne marche de l'enquête. En effet, Tom est malade. Il ne travaille plus à la station d'autobus à cause de cette sacrée maladie. Il montre le pied. Vous commettez l'erreur de le regarder.

— Il ne l'a pas violée. Mike n'a jamais violé personne. Il courait, ça oui. Il les aimait pas trop jeunes et plutôt distinguées. Il parlait de cette distinction avec des airs qui trahissaient peut-être une maladie érotique. Je ne dis pas. Elle allait cuisses nues et il a dû trouver ça terriblement excitant, la peau et le froid de novembre (83) à proximité de l'objet de son désir. Elle promettait, quoi. Je n'ai jamais témoigné que dans ce sens. Il est mort peu après. Elle s'appelait Eva et ce n'était pas la première fois. Il n'y a pas eu de procès. Voilà ce qu'on dit d'un pauvre type. Au diable son enfance et les circonstances de son entrée dans le monde. Je l'ai croisé pour en faire un roman. Je l'ai commencé à cause de cette sale maladie. Ne regardez pas. Ou bien regardez si vous êtes un adepte du souvenir parce que la semaine prochaine, on l'ampute. Mike est mort d'un coup, comme le méritait son plaisir. Ça me rend suspect, non ?

— Vous lui avez parlé ? Vous avez parlé à Gisèle ?

— Elle s'appelle Giselle ? Joli nom pour une jolie femme. Je lui souhaite longue vie. Même si elle ment. Encore heureux (que je suis) qu'elle ne m'ait accusé d'aucun plaisir. Que pense-t-elle de moi ? Elle n'a vu que ma tête et mes épaules. Mes mains au moment de lui remettre le billet et d'empocher la monnaie. Pas plus. Giselle ?

— Une grande dame. Vous connaissez Rock Drill ?

— (un moment de réflexion puis : ) Comme tout le monde. On raconte de tout à propos de Rock Drill. À prendre et à laisser. Pourquoi Rock Drill et Giselle ? Puis Tom Really s'était endormi. Frank avait éteint la lampe (abat-jour déchiré) et il était sorti par la cuisine, juste pour faire le tour du jardin, discrètement. Il faisait nuit et le voisin avait éclairé le porche de sa maison. Frank vit cet homme recroquevillé sur une marche (craquante). Il ressemblait à Hightower. Même deltoïde vibrant. Il vit la femme dans le fauteuil à bascule. Elle reprisait le bas de sa jupe. Beaux genoux. Angle droit un peu monumental. Triangle d'ombre toujours à cet endroit. On s'y attend de toute façon. Il salua l'homme qui dit : « salut, Tom ! » et retourna dans sa pensée. Frank passa sous la charmille avec un empressement qui le réduisit à une ombre. Il n'avala sa salive qu'une fois dans la rue. Il dit à Hightower (qui grignotait des « choses » une fesse sur l'aile métallique bleue) : vous le saviez !

— Je sais tout, dit tranquillement Hightower. Prenez le volant. Ensuite (étape suivante du bild) il mit en évidence la ressemblance étonnante de Gisèle et d'Eva. Frank ne cacha pas son vertige. Hightower jubilait. Il ressemblait aussi (d'assez près) à Mike Alvarez qui avait cru voir un fantôme (le sien) quand Hightower était venu l'interroger sur son lit de mort. Il avait crié tellement fort que le médecin de service avait cru à un commencement de torture. Hightower prit le temps de comprendre en quoi elle consistait. Le médecin recommandait la patience. Mike, dit Hightower, n'a aucune patience. Je veux l'interroger avant que. Mais l'infirmière (un sosie de Sand : non ! je plaisante...) vint leur annoncer la fin de l'agonie de Mike. Hightower eut besoin de temps pour comprendre le sens de la périphrase. Il sortait de ce trou quand le médecin l'invita à prendre un café. De Vermort ? Si je le connais. (plus tard, entre un café et un verre, le médecin : ) je peux me vanter d'être un ami de cette gloire de la médecine parallèle. Mais je n'ai reçu aucune réponse à ma demande d'embauche à Rock Drill. Une question de profil, vous ne croyez pas ?

— C'est quoi, ce profil ? dit Hightower (qui venait d'oublier la mort de Mike et l'attente désespérée d'Eva Shipman qui n'arrêtait pas de pleurer depuis son arrestation. Elle refusait de signer quoi que ce soit avant d'avoir vu le grand flic aux mains de pianiste qui avait été si gentil avec elle. Mais Hightower avait d'autres chats à fouetter. Il revenait à son dada : ces maudits sectaires qui avaient sucé le sang de sa propre fille. Il n'en parla pas au médecin. Il en parlait maintenant à Frank et Frank se disait qu'il commençait à comprendre) mais que comprenait-il ? Hightower continuait son histoire (ça devenait incohérent à partir de sa question : c'est quoi, ce profil ? suivie des explications alambiquées du médecin qui croyait dur comme fer à la probité professionnelle de Fabrice de Vermort, d'abord diplômé de l'Université René Descartes avant de. Eva traversait cette histoire en pleureuse nue et le cadavre de Mike finissait de se vider lentement de son sang, de sa lymphe, de ses eaux, de sa boue et son âme perdait petit à petit de son intérêt judiciaire. Le médecin, qui s'appelait Moktar al-quelque chose, énuméra toutes ses raisons de croire. Il croyait en dieu (Dieu), à la femme (Femme), aux enfants (Enfants), à la société (Société) des hommes et des nations, à la torture (il revenait sur le sujet parce qu'il était persuadé que Hightower), à la justice (celle du Droit mais aussi celle de Dieu et même il croyait à la Justice de l'Être) et Hightower racontait cette histoire sans se rendre compte que Frank était à la recherche d'un sens à lui donner. Il raconta jusqu'au bout. Frank reçut la conclusion comme une gerbe d'eau qui tombe d'une fenêtre alors qu'on ne l'a pas mérité (c'est un autre qui chantait et l'aimée, aventureuse et désirable, se cachait dans l'ombre d'un rideau transparent en d'autres circonstances) et il dit : en effet, c'était peut-être John Vicarenix. Dans ce cas, poursuivait-il, ça change tout. Je n'ai envisagé sa conversation que par rapport à la présence de Sweeney. Il va falloir que je la recommence depuis le début avec l'idée que c'est John qui l'a écoutée.

— Dites donc, Frank ? fit Hightower. Vous n'avez rien écouté de ce que je me suis tué à vous raconter ? Qui vous a mis cette idée dans la tête ? (Sandy le regarda d'un air fâché : Ron, dit-elle, vous avez besoin de vous reposer.

— (dans le même lit... dans sa peau... vers le centre...) Frank ne se reposera pas, lui. Hein, Frank ?) et il partit se coucher dans son logis de Soho entre le rêve et la réalité. 24 juillet 1984 : Frank était retourné dans sa chambre. Sa femme Mary dormait toute nue en travers du lit. Il écrivait près de la fenêtre. Frank écrit des rapports. C'est un champion du rapport. Les faits. Questions. Éventuellement : demande. Marque de respect. Signature ronde et un peu molle, traversée d'un trait destructeur, ou séparateur. Hightower ne sait pas. Il observe toujours cette signature avec un léger écœurement qui vient de loin. Ou qui revient. Il ne sait pas. Frank est clair. Il aime cette clarté. Il n'oublie rien. C'est bien, cette mémoire. Il ouvre des portes, ce qui fait plaisir, ce qui flatte Hightower, il ne sait pas. Sandy est rêveuse ce soir. Elle n'entre pas dans la conversation. Il préfère penser à Frank. Frank écrit sur son cahier de brouillon (il écrit le brouillon de ses rapports sur ce cahier jaune et noir que lui fournit l'administration avec un stylo bleu-noir au trait un peu baveux dans les déliés) il écrit : 24 juillet 1984 et il se met à classer les notes qu'il a prises sur un bloc aux feuilles carrées avec en linteau la publicité de sa boisson préférée. Il éparpille les feuilles carrées avec la publicité de sa boisson préférée qui le détruit à petit feu. Il ne peut pas s'empêcher de penser à ce feu, clair et petit, dans lequel il est en train de disparaître peu à peu. Il classe les feuilles carrées avec la publicité de sa boisson préférée qui jour après jour, il pense à ces jours sans pouvoir les mettre à jour, il voit ses mains et il se met à penser aux innombrables plaques myoneurales dont lui a parlé son médecin qui a commencé par la surface pour ne pas risquer de perdre la mesure de l'inévitable. Comme il a numéroté-daté les feuilles carrées avec le nom de sa maladie en exergue, il s'arrange du désordre des chiffres, ça n'a plus d'importance. Les feuilles carrées de sa mémoire trouée se mettent dans l'ordre des faits qui ont marqué la journée du 24 juillet 1984 (en plein été, pense-t-il. Qu'est-ce que je faisais moi, il y a presque exactement quatre ans ? C'était le même été. Pour tout le monde. Enfin, de ce côté de la terre. J'épousais Mary. Je peux y repenser. Et croire que je rêve. (il regarde le corps de Mary) Elle a changé. Pendant ce temps le corps du petit Bob est devenu poussière et poussière. Rien de mieux. Qu'est devenue Carina depuis ? Quel âge a-t-elle ? Peut-être encore une enfant ? Personne n'a témoigné de sa douleur. Bob avait (il calcule sur les doigts) huit mois, aux alentours de huit mois. J'avais : il note cet âge sur le bloc aux feuilles carrées qui. Mary avait. Nous avons.) Frank brouille les cartes. Cette coïncidence le met mal à l'aise. Il continue le classement logique des notes. Cette partie du rapport est sans doute sans importance. Mais Hightower ne veut rien négliger. Il veut le coincer. Il veut sauver ce qui reste. Il n'est pas seul. Rock Drill ne fera pas long feu. Un fonctionnaire français l'a assuré de son amitié. Hightower l'a invité à manger. Ils ont bu. Frank a écrit une note sur ce sujet épineux. Pourquoi ? Il la retrouvera. Pour l'instant, il classe l'instant chronologique intitulé : 24 juillet 1984. C'est la date de son mariage avec Mary. Elle dort nue en travers du lit. Elle respire à peine. Il regarde les fesses, les épaules et il songe à ce qu'elle a été. Il y a à peine quatre ans. (J'ai rêvé) Les choses ne peuvent pas changer en si peu de : temps ? années ? mois ? jours ? heures ? secondes ? unité ? infini ? (elles changent). Frank regarde par la fenêtre. Il regarde le jardin de la maison d'en face. Il pense à la maison de Céline à Meudon. Il ne sait pas pourquoi, chaque fois qu'à cette heure de la nuit il regarde le jardin de la maison d'en face, il pense à la maison (qu'il ne connaît pas) de Céline (qu'il n'a pas lu) à Meudon (où il n'a jamais mis les pieds). C'est Mary qui lit Céline. C'est Mary qui a connu quelqu'un qui a fréquenté ? traversé ? rencontré ? lu ? étudié ? Céline. C'est Mary qui rêve de Meudon. Ce n'est pas lui. Il ne lit pas. Il ne pense jamais comme elle. Elle est compliquée comme un tapis persan. Il y a un tapis persan (une imitation d'un modèle traditionnel dont il oublie toujours le nom) accroché au mur au-dessus du lit avec Mary blanche et nue en travers. J'aime Frank (écrit Cecilia le 15 juillet 1988/on est au soir du 22 juillet 1988 quand on lit ce qu'elle écrit) parce que c'est un traînard de la réalité.

— Ce n'est que le personnage de votre existence. Je ne l'aime pas. Je n'aime pas cette lenteur, ce caméléonisme (hein ?). Non décidément, je ne le comprends pas. Qu'est-ce qu'il cherche au juste ?

— La même chose que vous et moi. (hein ?) Une date clé. Quelque chose de particulièrement important pour expliquer cette distorsion narrative qui lui supprime le visage et l'amour.

— J'aimerais Mary si elle ne dormait pas. Je n'ose pas la réveiller !

— (nous sommes le 20 et le 22 est une projection, écrivait-elle le 15)

— Puis-je la réveiller ? Ai-je ce pouvoir, de réveiller ce qui dort malgré mon désir d'éveil ? Vous allez me rendre fou d'impatience, Cecilia !

— Mary se réveille. Ce désir est celui de Frank qui n'écrit plus. Elle se réveille lentement. Elle parle de la lumière. Il tourne le bouton du potentiomètre. Les couleurs changent. Le corps de Mary est une ombre. (Ne dors pas !)

— J'ai sommeil. J'ai pensé toute la journée à cette nuit de sommeil. As-tu assez de lumière pour travailler ?

— Assez, oui. Dors, si c'est ce que tu veux. (elle sourit dans le drap. Il devine ce sourire à cause de l'oreille qui tremble au milieu des cheveux. Puis le sourire disparaît. Il voulait lui dire qu'après-demain, ils pourraient fêter le quatrième anniversaire de leur mariage dans un restaurant de son choix. Elle aimait le chic français. Mais il ne dit rien. Il le dirait demain. Elle attendait qu'il le dît. Mais elle dormait de nouveau. Nue en travers du lit, mêlée à cette ombre, le tapis rectangle noir non tapis en l'air de rien dans l'alcôve d'ombre. Il retourna à ses moutons. Phrases courtes. Ponctuation précise. Phrases verbales. Sujet repérable. Subordination inconditionnelle des compléments. Objets définis. Circonstances cohérentes. Moutons d'encre et de papier. Il buvait. Il n'écrivait plus. Bob pourrissait. Il était déjà entièrement pourri. Ou bien il se momifiait. Malcolm (et Cecilia) avaient les moyens de cette momification. Quelqu'un (note 87) avait parlé de la beauté du cadavre qu'on avait habillé de bleu et de blanc. Carina (note 56) pleurait (note 37) au fond (note 18) de l'église (notes 17, 18, 47, 28 et 77). Quelqu'un disait à Malcolm (note 7) qu'il ferait bien d'utiliser un fauteuil motorisé (notes 3 et 48). Le chien Petrark (note 22) attendait sur le gazon à l'ombre des hortensias. La note 61 prit place entre la note 11 et la note 32 (ou 33). Du coup, l'enterrement (note 42) ou la crémation (notes 6, 24 et 81) avait lieu une heure plus tôt (conformément d'ailleurs à la note 61). Lorenzo (note 53 : Lorenzo ? il ne me semble pas l'avoir vu ; note 58 : Lorenzo, père de Bob ? Je ne savais pas.) se tenait près de Malcolm. Cecilia s'appuyait sur son bras (note 17). Cecilia était assise (note 28 : elle avait un de ces airs désespérés qui vous donnent envie de mourir sur place. Note 74 : elle ne pleurait pas.) à l'écart (note 14), plus loin (note 8) près de Carina (note 83) qui (note 76) pleurait (note 2), retenait ses larmes (note 4) regardait (note 77) tristement (note 27) haineusement (note 11) amoureusement (note 5) Lorenzo (note 18) son père. Frank relut. Hightower n'aimerait pas ce langage. Il ne dirait rien. Mais il n'aimerait pas. Frank jeta un coup d'œil sur la note 25 : il pleurait. La note 24 disait le contraire. Il pensa aux larmes sous la pluie. Sweeney avait dit : comment savoir ? mais enfin, si tout le monde a l'air de pleurer, on ne peut pas croire à tant de larmes. Au soleil, les larmes blessent un peu la peau. Frank nota : 88 : Sweeney ne dit pas la vérité au sujet de Lorenzo. Hightower aimerait cette remarque parce qu'elle rouvrait les portes de Rock Drill à l'improviste. Il les ferait tomber. Tous. En commençant par ce foutu Carabin. Note 17 : le livre de Carabin. (Qu'est-ce que j'ai voulu dire par là ?) Un coup de vent secoua les feuilles carrées. Il regarda le jardin de la maison d'en face. Mary soupira. Ça recommence, se dit-il. Il tapota le verre. Ça ne m'aide pas, se dit-il. C'est une sale habitude. Le vent se levait. Il écouta le bruissement des branches, un tintement métallique, précis et lointain, un froissement peut-être à l'angle de la rue. Une gouttelette toucha ses lèvres, fraîche et pointue. Il se retourna pour regarder Mary. Elle dormait. Cette ombre le terrifia juste une fraction de ce temps qu'il mettait à se rendre compte de sa solitude. D'autres gouttes atteignirent le blanc des feuilles. Le rideau balaya les notes, lentement, il fit un tas des feuilles carrées sur le côté droit du secrétaire, le vent. Il (le rideau) semblait explorer la surface du verre. Un peu de ce liquide gisait au fond, disque blanc. Vitre d'angoisse. La fenêtre claqua.

— Frank ! dit Mary. Je t'en prie. Oh ! (elle s'étonnait maintenant d'entendre le vent à sa fenêtre, elle admirait le mouvement imprévisible du rideau, elle pensa à lui (le vent ? le rideau ?) comme à un pinceau chargé de couleur, elle se radoucit : ) il fait bon, dit-elle (elle se levait). Tes notes vont s'envoler.

— Elles n'iront pas loin, dit Frank (il toucha cette chair : c'est elle, hier et demain, connexion par quoi s'explique le temps ; c'est elle, cette surface ; c'est elle parce que c'est moi ; (il souffrait)).

— Je n'ai plus sommeil (et elle ajoute : ) c'est étrange, non ? Frank fait un petit paquet bien carré avec les feuilles qui annoncent toujours son mal-être et il le range dans un des quatorze tiroirs du secrétaire. Il ne tourne pas la clé. Il laisse les clés dans les serrures. Pas fou. Il les perdrait. Quatorze clés différentes. Une folie. Une folie de Mary. Un jour anniversaire. Mais lequel ? Il pose le coude sur la date toute fraîche en haut et à gauche de la page format A4 sur laquelle il va commencer à travailler le texte qu'il a composé un peu au hasard dans le cahier de brouillon. Elle ne voit pas la date. Elle voit : Bob. Bob ? dit-elle. Bien sûr, dit-elle encore. Ces rapports sont farcis de noms de personnes et de noms de lieux qui finiraient par me donner le vertige (vertige : envie de refermer le livre ouvert avec l'intention de le refermer pour une autre raison). Pas toi ?

— Je m'arrange, dit Frank (il s'arrange toujours. Hightower dit que Frank a le génie de la cohérence. Et pourtant, dit-il à Sand, il ne laisse rien traîner.

— J'aime bien Frank, dit Sand négligemment. Hightower frémit. Il aime bien Sand. Il aime ce corps. Il ne veut pas dire par là qu'elle n'existe pas. Mais c'est inexplicable, ce corps qui revient en l'absence de Sand, non ?

— Je rentre chez moi, dit Sand. Pour ne plus penser. C'est le moment culminant de mon quotidien : désir d'impenser. J'y arrive. Pas vous ? À demain matin, Charlie, huit heures.) Frank ne dort pas (aux côtés de Mary qui dort parce que l'amour la fait dormir comme un homme qui dort après l'amour avec une femme qui est-elle) et quand Frank ne dort pas il pense ; ne pense pas ; se souvient ; joue ; rêvasse : il y avait aussi Litza dans la vie de Hightower : Betty, Sandy, Litza. Trois femmes, pensa Frank en regardant le corps de la sienne. Litza est la femme de Johnson. Que pense-t-il de Mary ? Il me plaint. Il n'aimerait pas ce corps. Hightower. Après l'épisode de la mort du bébé de Carina (Bob), continuait Frank une main sur l'épaule de Mary et l'autre boulochant le drap — peu de temps après : je n'ai pas réussi à trouver cette date. Ils se sont mariés en France, à Bélissens, dans l'église ancestrale qui a l'air d'un chapeau de sorcière. Patte de lion et museau gris. Sweeney n'a pas été le témoin de cette cérémonie. Ou faut-il dire avec Hightower : de ces cérémonies... la civile et la religieuse, non ?

— Ça en ferait trois, dit Hightower. C'est cette troisième cérémonie qui m'intéresse. Trouvez des détails. J'en amuserai le lecteur.

— Le lecteur ? Bon Dieu, Hightower ! Nous sommes des flics.

— Trouvez le nom secret de la secte. Le nom qu'ils donnent à l'initiation. Elle a été initiée avant de pouvoir épouser ce marquis. Trouvez le nom qu'ils donnent à la place de mariage. Il y a un vocabulaire précis pour décrire et nommer leurs insanités.

— Je n'ai pas la moindre intention d'aller en France. Mary n'aimerait pas ça. (quatre femmes ! et quoi encore !)

— Vous irez ! lance Hightower du haut de l'escalier. En attendant, interrogez les non-initiés. Ils vous mettront sur la piste. La piste de quoi, pensait Frank devant la porte de Rock Drill, ce matin du 22 juillet 1988. Les véhicules de la police encombraient la rue. Il y avait des curieux. Les commerçants des petits chevaux de porcelaine regardaient la scène de derrière leur vitrine. Frank vit Sweeney mais il ne savait pas que c'était Sweeney. Sweeney était accompagné d'une femme étrangement belle qui pleurait dans un mouchoir. Sweeney était silencieux. Il regardait Frank mais il ne savait pas que c'était Frank. Il se disait que c'était peut-être un policier. Il y avait beaucoup de policiers sur la place et Sweeney ne savait plus où donner de la tête. Il vit Frank sortir de sa voiture par la portière de droite à cause d'une autre voiture qui l'empêchait de sortir par celle de gauche comme ç'aurait été le cas si cette voiture n'avait pas existé : il pensa de toutes ses forces à la possibilité de l'inexistence de Frank mais il ne savait pas que c'était Frank. Il savait que ce type un peu grand un peu cheval et arbre il savait qu'il allait poser des questions. Frank (se disait Sweeney) regardait Gisèle comme s'il la connaissait mais Gisèle ne donna pas ces signes d'abandon qu'elle avait pratiqué plusieurs fois ce matin un : en voyant John pleurer deux : apercevant la silhouette penchée (vers la surface de l'eau) de Fabrice trois : en lui prenant le bras à lui Sweeney deuxième du nom lignée impure depuis l'origine des temps à cause du temps avait hurlé son père avant de s'écrouler comme un sac dans son lit de mort qui était le lit des amis qui venaient coucher au château qui suis-je ? pensait Sweeney qui pouvait voir Frank s'approcher en silence mais cherchant le regard de Gisèle qu'il trouva. Ce n'était pas John derrière la porte. C'était bien Sweeney, se disait Frank maintenant. Elle s'était montrée douce et courageuse. Elle avait préféré commencer cette conversation (cela va durer des années, j'en suis sûre, s'était-elle plainte en montant l'escalier) dans l'intimité de son atelier de peinture. Elle se changea. Elle changea la robe blanche pour une autre robe blanche. Si elle n'avait pas signalé ce changement, il n'y aurait vu que du feu. Sweeney versa le café dans des tasses chinoises qu'il recommanda de ne pas briser et Gisèle sourit pour expliquer cette recommandation. Un fils de trop, murmura-t-elle. Je suis désolée de vous l'apprendre dans ces circonstances. Hightower a une vie sexuelle des plus merveilleuses ! pensa soudain Frank. Litza est une artiste aussi. Il ne se souvenait pas en quoi elle était artiste. Johnson était fier qu'elle le fût. Il en parlait souvent. Hightower le taquinait sur ce sujet sensible. Johnson réagissait quelquefois violemment, brisant ou déchirant, selon le cas. Il se savait trompé. Mais il ne savait pas que c'était Hightower qui. Il ne savait rien d'autre que ce qu'il s'imaginait en regardant le corps de sa femme. C'était nettement insuffisant, lui (Frank) avait confié Hightower. Frank aimait les mains de Litza. Si c'était une artiste, elle l'était de ses mains. Entre son cerveau et ses mains, elle n'était qu'une femme comme les autres, mais traversée par ce flux qui le rendait inquiet. (il frissonna : la nuit se rafraîchissait lentement) Il contempla le bloc reconstitué de ses notes : quatre-vingt-neuf feuillets, numérotés et maintenant rangés dans un ordre que Hightower va se charger de critiquer jusqu'à le mélanger. De ce mélange, il tirera une conclusion inattendue, comme d'habitude. Je veux tout savoir de Giselle, compris ? Gisèle s'était mariée en novembre 1984. Elle ne se rappelait plus la date exacte (note 3). Mais elle se souvenait précisément de cet automne qui avait commencé par une journée de neige et de vent léger. Elle avait contemplé ce paysage de la fenêtre de sa chambre. Elle dormait au château. Elle couchait avec le comte. Et elle se moquait de ce qu'on en disait au village. Elle allait se marier avec l'homme de sa vie, c'était tout ce qui comptait. Vous êtes marié ?

— Oui, m'dame. Avec Mary. Depuis deux ans, non...

— Peu importe les calculs, fit Gisèle. Ne comptez pas. Cette idée de compter me rend folle (il comptait cependant). Au cours de cette conversation avec Gisèle, dans son atelier éclairé par une grande baie vitrée (il aima les coulures de poussière au ras des barlotières et les fêlures du verre dont l'intégrité était assurée par un fin treillis métallique intérieur, il aima la naissance d'un territoire moussu dans un angle qui devait indiquer le Nord, et la silhouette brumeuse des pots de fleurs inhabités alignés d'un bout à l'autre du rebord qui pouvait être de pierre ; au plafond, il remarqua la brèche mais il ne chercha pas à l'expliquer) il n'apprit pas grand-chose pour le mettre sur le chemin que Hightower l'avait chargé de débroussailler pour préparer son intrusion punitive dans la vie des Vermort. Il ne s'attarda même pas au fait qu'il y avait eu une autre madame de Vermort, la mère de Jean et de Sweeney, et ne s'étonna pas que Gisèle l'eût remplacée « totalement ». Donc : rien, absolument rien sur la cérémonie rituelle qui était le nœud de la pensée de Hightower. Rien, pas une note, ni même sur l'étrange Musée de la Torture qui était l'activité la plus rentable du château. Hightower s'en mordrait les doigts. Maintenant il éprouvait le besoin d'un résumé de la chronologie qu'il était en train de révéler à Hightower qui jubilait en attendant de déchanter, ce qui arriverait tôt ou tard : début des années soixante ou fin des années cinquante (les témoignages divergeaient ; il irait au cadastre pour vérifier cet écart sans doute significatif) : construction de Rock Drill parallèlement à l'enfance de Jean à quoi il faut ajouter les commencements de la vie d'adulte de Sweeney (Sweeney ne pouvait être qu'un surnom. À cette époque-là, il y a une autre madame de Vermort qui n'est pas Gisèle (Frank ratura la phrase, il écrivit : ) comment s'appelait cette première dame de Vermort, épouse de Fabrice, sixième du nom ? Tout ceci était clair à défaut d'être complet. En tout cas, c'était suffisant pour éclairer la lanterne de Hightower qui devait être en ce moment en train de courtiser la belle Litza pendant que Johnson assurait au commissariat la direction du service de nuit, pendant que Litza le trompait Johnson donnait des ordres pour s'empêcher de penser qu'elle était peut-être en train de le tromper avec mais comment imaginer Hightower dans le rôle du séducteur comment l'imaginer à la place du séducteur de Litza il pouvait imaginer Litza il n'en parlait jamais. 25 mars 1969 : à Huang, quelque part en Indochine, Jack, Nicolá et Carabas (le marquis) traversent à pied un territoire dépeuplé récemment incendié en vue de la récolte prochaine ; il fait nuit, mais c'est une nuit claire et l'œil de Jack est habitué à détecter le danger à temps, toujours à temps. Cependant, le danger ne vient pas d'une hauteur boisée ou rocheuse, ou de la pente d'un talweg indéfinissable, il ne vient pas d'une motte de terre ou de l'orée d'un bois de silence. Le danger arrive du ciel. Il tombe de cette manière. Une pluie de feu, comme le signale pertinemment l'expression consacrée. Nicolá est tué (avant de mourir, une partie de son corps est arrachée à l'autre partie laquelle s'élève dans l'air noir ; on ne la retrouvera pas ; la partie qui est restée sur la route a crié une bonne minute avant de ressembler à un homme mort d'être éparpillé ; Jack l'a à peine regardé ; il a vu la crispation des mâchoires et il s'est dit que Nicolá avait toujours rêvé d'une mort en plein vol de vie à tuer ; maintenant il criait et ça n'avait vraiment aucune importance pour personne ; Jack ne pensa même pas au carnet d'écriture fine que Nicolá tentait d'atteindre du bout d'un moignon qui maculait le treillis au niveau de la crémaillère à moins que Nicolá, se trompant de poche, ne cherchât tout simplement à ouvrir celle où se trouvaient les éléments réglementaires de sa trousse de secours ; Jack cria lui aussi à cause de ce qui était entré dans son ventre et qui continuait d'être le même feu ; criant comme une bête, il vit Carabas, il était assis (Carabas) contre une souche qui fumait et il parlait à un mort pour lui demander s'il voyait quelque chose à la surface de ce qui était en train de leur arriver. Jack, qui souffrait atrocement, regarda le visage du mort. C'était bien un mort. Un mort de rien. Juste un éclat dans le cou. La terre avait bu tout le sang. Le treillis était à peine taché. Jack tenta de rire. Il dit à Carabas que Nicolá était en train de mourir mais que personne ne pouvait rien pour lui. Il demandait à Carabas de l'aider. Il montra l'ouverture du ventre. Il devina le haut du ventre quelque part au fond du haut du feu qui pleuvait sur eux. Carabas s'évanouit. Il n'expliquait rien. Il ne saignait pas. Jack entreprit de le sauver. La forêt était en feu et ce feu arrivait vers cet endroit qui était celui d'une coupe rase. Il observa un moment l'alignement des souches avant de se mettre en chemin, rampant sur le dos pour ne pas vider son ventre, et tirant sur la manche de Carabas qui était léger comme une plume, réduit maintenant à un bras misérable qui ne saignait même plus. Toujours assis contre la même souche, mais un peu penché sur son bras valide, Carabas le regardait d'un air tranquille. Il se souviendrait toute sa vie du lent éloignement de son bras arraché à son corps un jour de printemps (c'était le printemps à New York) ou une nuit de patrouille insensée pour le compte du capitalisme menacé de dictature ou de chômage : à cette époque crue, le bourgeois hésitait encore.

— (Hightower ratura lentement les dernières lignes, sans commentaires. Frank dit : ) c'est un bon début, non ? J'ai besoin de ce résumé. Je résume des notes, vous comprenez ? (Hightower acquiesça) Je dilaterai ce résumé la veille de la date que vous avez fixée.

— Je vous crois, dit Hightower (il pensait à Litza, à ses cheveux dans l'éclairage des néons rouges et bleus, il aimait ces moments de soumission à la rue, en élévation derrière la géométrie des néons : il pensait à ses cheveux parce qu'elle lui avait dit qu'elle l'aimait, qu'elle avait sottement perdu son temps avec un imbécile qui était en plus un amant médiocre, elle avait parlé de sa vie tournant le dos à la fenêtre traversée de néons rouges et bleus (on devinait l'angle inférieur gauche d'un paquet de cigarettes géant avec un morceau de la mâchoire inférieure verte de la tête de mort qui vantait le produit ; il eut envie de fumer dans le même sens pendant qu'elle lui parlait de la vie qu'elle avait sottement bien bêtement jetée par la fenêtre sans se rendre compte une seule seconde que c'était pour toujours ; il rêvait à une cigarette pour la traverser de volutes bleues et noires mais elle continuait de décrire, de décrire et de commenter, de commenter et de décider, et il se sentait totalement étranger à ses désirs) ; il y pensait, raturant les derniers mots de Frank sur la feuille de papier pliée en croix et dépliée dans la même douleur il dit : ) on est tous passé par-là. Frank n'avait pas fait la guerre. Son imagination sur ce sujet était pleine de cinéma. C'était tout. Le téléphone sonna. C'était Litza. Il reconnut le frémissement sur les joues de Hightower qui se contentait de grognements à la place des mots qu'elle lui demandait sans doute de prononcer pour elle. Frank récupéra ses feuilles de papier et le bloc de notes soigneusement croisé d'un élastique vert et rouge (deux élastiques : un vert et un). Ensuite, du 21 novembre 1981 au 24 juillet 1984, les choses se refusaient à la clarté. Il fallait pourtant qu'elles le fussent. Claires et racontables devant un tribunal. Hightower, collé au combiné, referma doucement la porte et lâcha enfin un premier mot qui était je. Frank n'entendit pas la suite, mais au-dessus du rideau, le crâne chauve de Hightower était parcouru de vibrations significatives. Frank pouvait travailler avec ce haut de crâne dans son champ de vision chaque fois qu'il levait la tête pour se reposer de la vision des notes et de leurs premiers développements. Le 21 novembre 1981 (que s'était-il passé entre-temps ? Personne n'en avait parlé. Il les avait tranquillement laissés creuser ce trou de mémoire. On aurait dit qu'ils s'étaient tous mis d'accord sur ce silence de douze années que lui, Frank Chercos, avait le devoir de tirer de l'oubli forcé dans lequel un nombre connu de personnes majeures tentait (vainement) de le confondre. Il mesura ce vide à temps. D'abord dans le regard bleu et noir de Gisèle de Vermort. À sa question, elle avait répondu : rien, rien sans doute, rien qui explique la suite en tout, s'il s'agit bien d'expliquer ce qui précède par ce qui suit, non : rien, je ne me souviens de rien, je vivais en marge de ce petit monde, amante mais pas maîtresse.

— (fouillant dans ses notes : ) Je ne trouve pas la date de la mort de la première madame Fabrice de Vermort.

— Qui s'en souvient ? Mettons : quelque part entre Huang et Polopos.

— Polopos ? Pourquoi Polopos ?

— Le premier fils de Carina est né à Polopos, vous savez : ce 21...

— La question n'est pas de savoir ce qui s'est passé entre Huang et Polopos.

— Ah ? Je croyais que c'était votre intention, dit Gisèle en bâillant.

— C'était tout l'effet qu'il avait sur elle, ce bâillement ? (Frank était mort depuis longtemps et Hightower se souvenait à peine de lui en compagnie d'une femme qui s'appelait Rose ; elle reniflait doucement le bouquet de violettes qu'il venait de lui offrir pour se faire pardonner un écart de langage deux jours avant ; il avait eu l'idée de ce bouquet triste et odorant au moment de ne pas arriver à se décider sur le nombre de roses à lui offrir à la place de son impolitesse ; Frank était mort d'une petite fièvre dans sa maison de campagne où il vivait seul et désespéré depuis son aventure avec la comtesse de Vermort qui l'avait amené au bout du voyage de l'amour, dans cette lumière qu'il n'eut pas le temps d'apprécier à cause d'un début de fièvre et surtout de l'inquiétude qu'elle lui avait causée (à lui) ; Frank mort, Hightower avait renoncé à Litza, la plus belle femme qu'il eût jamais connue ; il l'avait abandonnée au milieu d'autres néons qui étaient ceux d'un hôtel minable dans une forêt minable au bord d'une rivière minable qui sentait comme les lilas de son enfance, mais c'était bien après la mort de Frank qu'il rencontra Rose ; il la rencontra pour lui dire qu'il aimait sa lumière ; c'était une façon de la réveiller du long sommeil de son enfance ; elle lui parla de son enfance et ils en vinrent tous les deux à parler de Frank, qu'il avait presque complètement oublié, et de la comtesse Giselle de Vermort, dont il se souvenait pour se rappeler le plaisir qu'il avait deviné en elle.) Frank brisa la tasse de café à cause d'un coup de cuiller un peu vif sur le rebord nacré qui se scinda. Je regrette, dit-il.

— Vous regrettez pour la tasse, fit Gisèle en rassemblant les morceaux. Pas pour ce qu'elle représente.

— Je suis encore plus désolé, je vous assure.

— À quoi pensez-vous donc ? (elle le toisait maintenant ; elle était debout entre la table basse et le fauteuil où les coussins continuaient de bouger ; il était assis, long, tranquille en apparence, tendant la cuillère d'argent et disant : ) une brusque projection dans mon avenir de flic, rien de plus. Je pensais à vous aussi. Vous disiez : mon cher Frank (dans ce futur, vous m'appeliez par mon petit nom à cause d'une certaine proximité...

— Proximité ! Vous rêviez de moi. De moi en vieille femme prête à vous rendre le service que vous attendiez de moi...

— N'y pensons plus.) mon cher Frank (je n'y peux rien. Je dis la vérité.

— La vérité au sujet d'un rêve ? Comme c'est trompeur !)

— Vous disiez : c'était il y a si longtemps. Je ne me souviens plus.

— C'est moi qui ne me souviendrais plus ou c'est vous qui avez tout oublié de ce rêve insensé. C'est le futur qui n'a pas de sens, veux-je dire.

— N'y pensons plus. Je regrette pour la tasse. Un objet de valeur.

— Vous l'avez brisée, cette valeur. Elle n'est plus objet. Elle s'évapore donc.

— Je suis désolé de vous rendre triste à ce point.

— Oh ! je sais. Une tasse. Une autre tasse. Hein ? Deux tasses. Et après ? C'est ce que vous pensez. Dans cet ordre. Cohérence de chien. Excusez-moi ! Elle ne voulait plus le voir. Elle ne voudrait plus le voir. S'il brisait la tasse. Si elle avait une valeur. En avait-elle ? songeait-il en prenant soin de ne pas la briser. Cette manie de frapper du dos de la cuillère sur le rebord de toutes les tasses qu'il s'apprêtait à vider... elle sursauta au premier tintement (argent-porcelaine) et il n'y eut pas le second tintement par quoi la tasse se brisait en mille morceaux. Il disposa la cuillère dans la soucoupe. Tintement, un, puis vibration courte. Elle le regardait, un peu étonnée par ses manières. Il avança ses lèvres vers le bord de la tasse, le cou déjà tendu, le dos incliné, en appui sur le fond de ses chaussures où les doigts de pieds... à quoi pensez-vous ? dit soudain Gisèle. Buvez. Il est à point. Rien qu'un mélange d'amertume et de chaleur. Un savant calcul, je vous assure.

— Je vous crois, fit Frank. (il croyait. voilà ce qu'il était. un croyant. il croyait que. il croyait que quand. il croyait. la cuillère traversait ses empreintes digitales. doigts gras. je crois. elle me croit. nous n'avons pas parlé de. on en vient à. le café amer et chaud ? oui. ceci. à point. au point de. il n'y a pas eu de. et pourtant.) Son rapport se structurait lentement (vous êtes l'historien, avait dit Hightower (il avait une femme dans la tête en le disant) et je suis le juge, vous comprenez ? comprendre. croire. lentement.) : première partie : la construction de Rock Drill, avec en toile de fond l'enfance de Jean et la folie de Sweeney, ou l'inverse ; il reviendrait longuement sur cette période seulement évoquée par Sweeney ; Gisèle elle-même n'en avait pas parlé ; Jean... deuxième partie : la guerre, les guerres, les morts, les vivants, les ressuscités, de l'Algérie de Fabrice à l'Indochine de Malcolm, que de récits ! troisième partie : douze ans de mémoire anéantie par le silence ; il faudra pourtant le rompre, quelqu'un, mais qui ? acceptera d'en parler ; quatrième partie : les incohérences narratives qui courent depuis la naissance du premier enfant de Carina (Hector) jusqu'à la mort du deuxième (Bob) ; ou bien même jusqu'au mariage (dit-on) de Fabrice et de Gisèle ; cinquième partie : elle commence le 16 octobre 1984, peu de temps après le mariage : Malcolm a écrit une nouvelle là-dessus. Frank l'a lue l'année dernière (1987) dans le Saturday ; il se souvient de cette histoire sans histoire ; Hightower n'avait pas tout de suite reconnu qu'il tenait le rôle du shérif ; il ne s'aimait pas dans ce rôle ; mais il a bien été shérif dans le comté de Rock Drill ; il a bien connu Victoria ; une sacrée femme, avait-il dit. La mère de Carabas. Mais qu'est-ce qui commençait avec cette non-histoire ?

— Il faut remonter à avant-hier, m'sieur. Jean était très déprimé à cause de ce qui s'était passé la veille. Je vous l'ai dit : elle avait téléphoné à monsieur John parce qu'elle avait besoin de lui en cas de crise. Non : elle avait besoin de lui parce qu'elle était sûre que Carabas ferait une crise après cette absurde conversation qu'il était en train de projeter sur l'écran mental de Carabin. Jean n'en pouvait plus. Il ne savait plus qui écrivait et pourquoi. Elle s'ajoutait (vous comprenez ?) au couple John/Malcolm, simplement pour comprendre. Elle prenait la place que Jean avait cru la sienne suite à ce que Malcolm lui en avait dit au début du mois ; Sweeney en était le témoin, mais pas seulement Sweeney, et Carabin a pris le temps, jusqu'à la veille d'avant-hier, de convaincre Malcolm que Jean était fou et que Sweeney était fou et que John et que Cecilia. Sweeney ne ment pas. Il ne cherche pas à vous tromper quand il vous recommande de vous reporter aux évènements de la journée du 19 juillet. Vous savez que John est le plagiaire (malheureux) de Malcolm. Vous savez que Jean n'avait aucun talent, à cause de Sweeney. Sweeney non plus n'a pas de talent. Je peux en parler : je suis Sweeney. Je suis cette ombre. C'est moi qui ai volé les manuscrits de Cecilia. Jean n'en revenait pas. Il y avait un roman, des fragments de ce roman plutôt, à ce que Jean disait, qui s'y connaît en matière de roman. Il y avait aussi le journal. Ça en faisait deux. Jean jubilait. Je vous assure qu'il y avait de quoi. Le lendemain, le jour crucial auquel il faut remonter, m'sieur, au matin il a ameuté tout Rock Drill à cause de l'incendie de sa chambre. Cette fois, il savait ce qu'il brûlait avec les meubles. Il m'a fait un clin d'œil complice pendant qu'on l'amenait à l'infirmerie. C'est un frère que j'aime. Je n'aime pas l'autre. Difficile d'aimer dans les conditions de l'hypocrisie générale qui est le nœud de sa croyance. Qu'est-ce qu'un frère, mes frères ? Un frère c'est un frère parce que c'est un frère. D'où l'importance du père. Nous sommes trois frères. Seul Fabrice sait imposer ses vues. Lui seul peut convaincre. Il connaît les mots. Je cache ma haine pour Gisèle. Je la cache bien. C'est mon sort. Elle me peint. Cette réduction ne m'intimide pas. Quand elle s'absente, pour aller je ne sais où, je dors dans son atelier. La nuit, l'œil de Jean apparaissait tout rond et tout brillant dans la brèche du plafond. Il faisait craquer le plancher et il me regardait dormir mais je pensais à autre chose, m'sieur, à cette folie qui est la nôtre, de ne rien comprendre, de vouloir comprendre, et finalement de s'efforcer par tous les moyens de faire comprendre ce qu'on n'a compris qu'imparfaitement. Mais personne ne lira ce qu'a écrit Cecilia. Jean a brûlé ce mensonge textuel. Il n'en reste plus rien. Pas même la cendre que nous avons jetée au bord de la rivière, sous les saules, jeté cette cendre de mots qui ne voulaient rien dire, m'sieur. Tenez : je vous parie qu'elle a dans l'idée de recommencer. Recommencer quoi ? Mais à écrire, m'sieur. Écrire des balivernes sur le caractère des uns et des autres. Pour que ça plaise, m'sieur. Et que ça se vende bien. Sweeney se vendra. Voilà ce qu'elle disait à John qui n'en croyait pas ses oreilles. Elle voulait écrire. Malcolm lui-même se moquerait d'elle comme il s'était moqué de lui à travers les transparences de son premier écrit qui n'était pas encore un plagiat. Vous ne connaissez pas John, m'sieur. Il faut que vous appreniez à le connaître. Il m'aime bien. Il ne sait rien. Cecilia sait mieux. Malcolm sait tout. Parce que Jean lui a tout dit. Fabrice l'a tué. Je vous l'ai dit. C'est un acte de vengeance. Ensuite il me tuera. Quand il n'aura plus de frères de sang, il dominera ses frères de plume. Fabrice est tel que je vous le décris. Mais vous ne me croyez pas. Vous croirez Gisèle, qui est une menteuse pour le plaisir d'être quelque chose. Vous croirez Cecilia, sans pouvoir rien lire de ce qu'elle a écrit parce que Malcolm ne voulait plus l'écrire. Qu'écrira-t-il maintenant que Jean est mort ? Le double de Cecilia ? Mais il n'y en a pas, m'sieur. Il ne reste plus rien. Je ne comprends pas. Comment se fait-il ? C'est elle qui ? Je n'en crois rien. C'est un faux. Il manque le premier journal, m'sieur. Cela, vous ne l'aurez pas. Plus tard ? Vous mentez, m'sieur. Non ! Je ne sais pas lire. Je sais regarder. Je saurai si c'est de Cecilia. Jean m'a tout dit de Cecilia. Je saurai. Je saurai tout. Vous ne pouvez pas me tromper. Un double. Deux doubles. Et même trois. Jean n'y avait pas pensé. Comment s'imaginer qu'on tient un double de son journal, un double au quotidien ? Cela ne s'imagine pas. Pas plus que le double d'un brouillon de roman. Je ne crois pas que. Vous cherchez à me désorienter. Ce n'est qu'une conversation. La généalogie des faits, m'sieur. Je connais cette tentation. Avidité.

— Non, dit Frank Chercos. Non, Sweeney : boulimie.

 

Chapitre XI

16 octobre 1984

 

 — Ma mère est venue me consoler à Rock-Drill au commencement de l'automne. J'avais perdu toute mon énergie. Mon corps était privé de ses jambes. Il manquait du temps à mon esprit. Je me promenais de long en large sur la terrasse circulaire qui est en fait une ancienne aire de battage. Les dalles de pierre ont été recouvertes par un carrelage plus facile. La murette est bien cimentée, les bordures de fleurs bien colorées, la descente vers l'entrée du parc est douce à souhait. Elle arrive lentement sur un grand rond-point de pensées qui ne partagent que des couleurs. Ma mère m'attendait à la tangente de ce parterre. Je n'y étais jamais descendu(e). Je préférais la terrasse à cause de son point de vue. Plus bas, au niveau des pensées, il fallait lever la tête pour voir le ciel. Victoria (ma mère) souriait en remuant sa main pour m'attirer vers elle. Je lui fis signe de monter plutôt. J'étais assis(e) sur ce maudit fauteuil. Elle ne pouvait pas s'empêcher de regarder mes jambes. C'était tout ce qui me manquait maintenant et ça me ficherait un sacré cafard. J'en pleurais tous les jours. Cela se voyait aux cernes de mes yeux. Je portais des lunettes maintenant. Je ne voyais plus aussi bien mais ce lent aveuglement n'était rien à côté de l'infirmité de mes jambes. Les lunettes masquaient un peu les traces saignantes de mon désespoir. Elle insistait pour que je descendisse vers les pensées où elle se tenait haut perchée sur ses talons de théâtre. Je fis non de la tête. J'esquissais un geste de lassitude. C'était toute l'expression de mon impuissance. Je ne descendais pas parce que je ne pouvais pas descendre. Elle avait pourtant envie d'une longue promenade dans le parc où je n'avais jamais mis les pieds. Elle consentit enfin à me rejoindre sur la terrasse. Je m'approchais d'une table. Elle s'assit sans rien dire. Elle alluma une cigarette. Elle se sentait un peu sotte d'avoir envie de pleurer. C'était la première fois que je la voyais depuis tellement longtemps. Je lui demandai des nouvelles de Carina. Elle savait peu de choses sur Carina. Elle me parla de Lorenzo qui est l'amant et le maître de Carina qui est mon seul enfant. Elle parlait tout en fumant, écrasait les mégots sous le talon, me demandait s'il n'y avait pas moyen de se faire servir quelque chose. Puis elle s'arrêta d'un coup. Elle n'était pas venue pour me donner son avis sur le comportement incohérent de Carina. Personne n'avait voulu lui parler de ce stupide accident. N'est-ce pas qu'il était stupide ? Elle voulait dire absurde. Où trouverais-je la force de lui en parler ? « La fumée te dérange peut-être ? dit-elle en me montrant le mégot qu'elle menace d'écraser.

— Non, rien ne me dérange. Absolument rien ne dérange mon immobilité. Je rêve à des dérangements furieux.

— Mon Dieu ! Ce que tu es triste ! Tu me désespères. Je reviendrai un autre jour. Tu ne m'as rien demandé. Juste de venir si ça me chantait. J'avoue que j'ai hésité. Je n'aime pas la maladie.

— Mais je suis en parfaite santé. Il ne manque rien au bon fonctionnement de la vie organique qui va être la mienne maintenant que j'ai retrouvé la santé. Je vais pouvoir commencer à faire souffrir les autres.

— Je regrette d'être venue aujourd'hui. Je n'ai même pas pris le temps de me changer. Que vont-ils penser de moi, tous ces gens ? Je suis habillée pour fêter quelque chose. Est-ce que j'ai l'air d'enterrer quelqu'un ? Non, n'est-ce pas ? Et pourtant, je ne te reconnais plus. Tu portes des lunettes maintenant ? C'est pour le soleil ? C'est du chiqué ? Qu'est-ce qui va changer dans la vie de tous les jours ? Rien n'est pire que d'avoir à se poser cette question. Et je suis la première à la poser. Après toi peut-être. » C'était le bavardage de Victoria quand elle ne trouve pas le moyen de casser sa colère. Cet accident l'avait d'abord désespérée, puis elle en avait mesuré l'absurdité relative à ce que j'en retirais moi-même de définitif et d'aléatoire. Elle avait cherché un coupable. Je ne conduisais pas. Elle connaissait le nom du conducteur mais ce n'était pas lui qui avait péri pour de bon dans cet accident. Il n'avait même pas été blessé. « On dit que c'est une folle, dit Victoria en cherchant mon regard derrière les lunettes. Une vraie folle, une folle avec un passé de folle et un futur de folle. Comment t'es-tu donc laissé(e) conduire par cette garce ? Elle aurait pu te tuer.

— Elle a tué un enfant. C'est pire.

— Que vas-tu penser de la vie à partir d'aujourd'hui ? Qu'est-ce qui va te passer par la tête ? Pourquoi m'as-tu tenue à cette distance ? Je suis venue parce que tu me l'as demandé. Et si tu as fait l'effort de me le demander, c'est pour me parler de quelque chose qui dépasse ton imagination. Je te connais. Tu as perdu le fil d'Ariane. Tu reviens vers moi avec l'intention de le retrouver.

— Je n'ai pas besoin de toi, c'est vrai. On peut se passer de tout le monde si le monde a bel et bien cessé d'exister.

— Je suis ravie que tu aies enfin accepté de revoir ta famille et tes amis. Et tellement amoureuse de toi de savoir que je suis la première. C'est que les choses vont changer dans un sens. Il n'y aura pas de recherche, pas d'hésitations. Dis-moi que tu sais ce que tu veux. Allons nous promener dans le parc. J'aime la compagnie des arbres. (Ton père était un arbre. On le retrouvait toujours au même endroit, comme si rien ne s'était passé entre deux retrouvailles. Un homme rare, de ce point de vue. Sais-tu qu'Amanda prétend être ta sœur ?) Laisse-toi faire, j'arriverai bien à promener cette machine où tu voudras. Tu me raconteras. Il y a un début et une fin. Je veux dire qu'il y a des raisons. Tu m'expliqueras tout ça pendant notre promenade. Je marcherai pour toi. Respire pour moi l'air des sapins. Le chemin a l'air magnifiquement entouré. C'est une motivation à laquelle je ne saurais résister. Laisse-toi faire. » Au passage, je croise mon sosie, puis un autre sosie, mon double féminin, mon apparence masculine ou l'inverse, je ne sais plus. Victoria engage le fauteuil dans la descente. Il n'y a aucun effort à produire dans la descente. Je reconnais l'intimité de la roue et de la pente. Ce ne sera pas beaucoup plus difficile au retour. Nous faisons le tour du parterre de pensées, jusqu'au point où sa circonférence est arrêtée par un baladin de pierre qui fait la nique au passant. Le chemin commence à ses pieds. Il est d'abord parfaitement rectiligne. Ainsi commence la géométrie imparfaite du parc qui est construit de cercles à n'en plus finir de tourner en rond et sur place à la fin. De la terrasse, c'était tout ce que je pouvais deviner de cette géométrie. C'était la géométrie de l'angoisse. Maintenant, Victoria poussait le fauteuil en ânonnant. Elle ne fumait plus. Elle ne parlait plus. Elle ne demandait rien. Je sentais sur mes tempes la chaleur acide de ses mains gantées. Sa coquetterie me crispait. J'agitais mes doigts sur les accoudoirs. Elle devait les regarder avec cette horreur qui est la sienne quand elle ne se sent vraiment pas responsable de ce qui est devenu malgré elle l'objet de son attention. Nous entrâmes dans le bois. Cette entrée était signalée par un homme nu qui semblait méditer sur la pierre qui lui servait de peau entre la nature omniprésente et l'intérieur de son apparence. De la terrasse, je n'avais jamais pu en deviner le sens caché. C'était une blanche statue qui se détachait de l'ombre que j'imaginais fraîche et humide, par habitude. Au passage, c'était autre chose que la reproduction d'une nudité savante. Présence de la pierre. Je m'étonnais de devoir y penser. Plus loin, la pierre s'était liquéfiée. Elle avait l'apparence des feuillages. Des oiseaux s'y croisaient. Ils se turent d'un coup à notre approche sensuelle. Cette profondeur me donna la nausée. L'air circulait entre les arbres, me touchant à peine, peut-être me fuyant, ou du moins m'expérimentant au couteau de sa folle circulation. Le fauteuil s'enfonçait dans les premières feuilles mortes. Victoria se taisait toujours. Elle m'avait promis de parler. Elle n'attendait rien de mes propres révélations. Son silence m'écœura encore. À la fin, elle nous arrêta le long d'une roche où fleurissait un rosier égaré. Elle voulait l'observer avec moi. Peut-être que d'en parler, dit-elle, nous donnera raison de ne pas parler d'autre chose. C'était ce qu'elle me disait pour me forcer à penser justement à ce dont elle n'avait aucune envie de penser. Pour moi, la tragédie avait un début et une fin. Elle commençait parce que j'avais menti à ma propre fille à cause d'une lettre. J'en parlerai. Chaque chose en son temps. À la fin de la tragédie, j'étais blessé(e) à mort et je me remémorais lentement un détail flagrant de toute l'action. C'était la véritable fin. Je doutais que Victoria en comprît la nécessité. Elle ne pouvait pas accepter une fin sans relation évidente avec ce qui avait eu lieu depuis la substitution de la lettre. C'était pourtant ce qui s'était passé. S'il y avait une tragédie, elle se déroulait dans ce temps mécanique qui allait de la lettre volée à l'apparition remémorée de ce personnage sans nom. En tout cas, j'avais installé l'action de cette manière. Imaginez une scène première où c'est moi qui vole une lettre destinée à ma propre fille. Ensuite, les scènes se succèdent dans un temps parfaitement contrôlé. Puis tout s'arrête à cause d'une blessure qui m'ouvre. Ce n'est pas la véritable fin. Ma pensée ne fait que s'entrouvrir à l'œil du spectacle. Elle crache sa mémoire. Il n'en reste rien qu'un détail parallèle à toute l'histoire. Cela n'aurait aucun sens du point de vue où se place toujours Victoria quand elle assiste à mon spectacle. Sa logique est moins perverse, ce qui ne veut pas dire du tout qu'elle manque de cette perversité d'où naît toute la critique. Simplement, elle s'imagine que si j'ai volé une lettre à ma fille, il va falloir que je m'explique sur les motifs de mon acte. Si j'ai raison, ma fille doit finir par le reconnaître. Et si j'ai tort, elle doit me pardonner. C'est l'une ou l'autre fin. Il ne peut y en avoir d'autres selon Victoria. Je ne peux donc pas finir ma tragédie comme j'entends l'achever. D'autant que je vais commencer par cette fin déroutante, parallèle, insensée. À quel moment vais-je voler cette lettre ? Ma fille sera-t-elle le personnage principal de la pièce ? Ce qui se passera si je me mets à raconter ma tragédie, c'est que Victoria m'interrompra au bout d'une minute pour me poser ce genre de questions. Elle ne mettra aucun ordre dans son interruption justement pour me dérouter moi-même. Elle reconnaît mon talent. Elle est prête à apprécier toute la texture de ma matière. Mais elle tient à conserver cette distance qui m'empêche d'aller plus loin que la scène première, quelle que soit la situation de cette scène dans le labyrinthe que j'ai composé pour elle. Elle ne cherche même pas à comprendre. « Pour moi ? Une fleur sauvage ne s'offre pas. » Elle tient la rose du bout des doigts. Je viens de l'arracher au talus, non pas pour l'offrir à Victoria qui ne la mérite pas. Je l'ai arrachée pour l'arracher. Je la tenais dans la main quand Victoria m'a demandé si j'avais agi de cette manière stupide (elle voulait dire abstraite) uniquement dans le but de lui plaire. Je sais qu'on n'offre pas des fleurs sauvages, mais celle-ci ne doit sa sauvagerie qu'au fait qu'elle a poussé là où ne poussent d'ordinaire que les fleurs sauvages. Je sais bien que je l'ai arrachée parce qu'elle n'est pas conforme. En l'arrachant, j'ai remis le paysage à l'endroit. Mais ce n'est qu'un parc parfaitement domestiqué. Je me suis encore trompé(e) de lieu. « Si nous continuions ? » demande Victoria. Elle n'attend pas ma réponse. Le fauteuil cahote de nouveau. Elle a jeté la rose dans le fossé. En passant, je n'ai pas eu le temps d'apprécier sa blancheur. Ce n'était peut-être pas une rose. Ce n'était peut-être même pas une fleur. Un mouchoir qui devenait feuille pour appartenir à la terre. C'est la sensation qui m'avait tant angoissé(e) ce soir-là, tandis que j'agonisais dans le même fossé. Je pensais à des feuilles. Je voyais des feuilles trembler sur la terre. Je n'entendais rien. Aucune douleur. Il ne me restait que la vue pour vivre encore un peu les derniers instants de ma vie. Un regard étroit, sans horizon, presque sans couleur. Les feuilles frémissaient dans le peu de souffle qui me restait. Je les interrogeais. Je n'avais qu'elles pour m'achever dans cette ombre. Leur lumière ne faiblissait pas. Je m'accrochais désespérément à cette certitude mais sa durée m'effrayait, elle parlait étrangement à ma solitude, elle la recomposait à la mesure de ce que j'allais devenir. Je n'y avais jamais vraiment pensé. J'avais raisonné ce moment, comme tout le monde. J'avais accepté d'en être réduit(e), comme tout le monde, à le raisonner une fois tous les cent sept ans. Je vivais peut-être encore de cet abandon à la terre. Simplement, j'étais sur le point d'en mesurer toute l'importance. Victoria ne pensait qu'à ma souffrance. Au début, j'avais souffert dans ma chair. C'était un bon début, facile mais pathétique, un peu obscène parce que la souffrance n'était pas jouée pour être le commencement d'une autre vie. On entrait ainsi dans le jeu de la comédie, en tournant le dos à la tragédie. Mais pourquoi avais-je refusé de revoir mes amis ? Tout le monde avait voulu me voir. Je faisais mes débuts dans une comédie sans lendemain. On s'interrogeait sur ces lendemains, par actes, et entre les actes, on évoquait ma souffrance mentale, impossible à mesurer, difficile à soulager, lointaine, zone d'ombre que rien ne pouvait éclairer, pas même l'amour. Aujourd'hui, j'acceptais de la voir. Elle était la première au rendez-vous du renouveau dont j'étais peut-être l'auteur. Avais-je pris cette décision moi-même ? M'y avait-on forcé ? Non, à Rock-Drill, personne ne force personne. Ce n'est pas le genre de la maison. Je ne devais qu'à moi-même de la revoir. J'avais même l'air heureux. Non, cette douleur mentale, atroce à cause de sa transparence, n'était pas la fin de ce qui ne pouvait d'ailleurs être qu'une comédie. On était en plein dans l'action. On la vivait avec moi. Il y avait une fin au bout de l'acte, mais c'était celle de tout le monde, comme cela n'arrive que dans les bonnes comédies. Je pouvais lui faire confiance. Elle organiserait ma renaissance. J'avais besoin d'elle et je ne voulais pas le reconnaître. « Il y a une fontaine à demi sauvage ou à moitié civilisée un peu après la hêtraie. Veux-tu qu'on s'y arrête ? On prendra le temps de parler. Tu en parleras à ta manière. Par quoi veux-tu commencer ? Pas par l'accident, je t'en prie ! » La fontaine naturelle devait se situer un peu plus haut dans la pente, entre les hêtres. Ici, elle naissait d'un assemblage de gros galets roses et gris avec des éclats de marbre où la mousse arrêtait toutes les lumières. Après les hêtres descendait un bois de merisiers en bordure d'un autre bois de chênes. Victoria s'assit dans l'herbe apprivoisée. Je m'approchais de la mare. L'eau était claire, peu profonde, tiède sans doute. Quelques feuilles y flottaient indécises. Je ne me décidais pas à parler, et Victoria s'impatientait. Par quoi commencer ? J'avais tellement de choses à dire ! Bien sûr, il y avait l'accident, mais c'était un épisode sans importance. Il ne terminait rien. Il arrivait, c'était tout. Il fallait en parler, je pouvais même le revivre, mais il n'occupait pas toute la place que Victoria aurait voulue. Et il n'y avait pas non plus mille autres choses à décrire ou à raisonner. Je l'ai déjà dit : tout commençait à la fin, et encore, au niveau de la mémoire. J'écrirai peut-être une suite à ce récit ordinaire qui n'explique rien, qui ne commente rien, qui existe parce que j'existe. Y retrouverai-je cette fin de tout qui ne s'annonce pas dès le début ? Les temps sont parallèles. Ils ne se croisent jamais. Par où commencer ? « Il n'y a pas d'oiseaux dans cette forêt, dit Victoria.

— Ils se taisent.

— Ils nous observent ?

— Ils nous craignent.

— Sais-tu encore siffler ? Tu sais amuser les oiseaux de cette manière.

— J'ai sans doute oublié.

— Tu es comme tout le monde. Qu'est-ce que je faisais bien quand j'étais enfant ? Je ne savais pas siffler. Chanter non plus. Danser ? Lire ? Courir ? Soigner ? Refaire ? Tomber amoureuse ? Refaire encore ?

— Puisque tu as tout oublié.

— On ne retient que l'essentiel. On a tort. Pourtant, ça doit bien continuer d'exister malgré nous ?

— Ou sans nous, » dis-je pour conclure. On avait commencé à parler des oiseaux. J'avais dit qu'ils se taisaient. Il n'y avait peut-être aucun oiseau dans ces branches. Pourquoi ne pas les imaginer ? « Chéri(e) ! Je n'ai pas de temps à perdre.

— Je ne veux vraiment pas te faire perdre ton temps.

— Je ne le perds pas si tu n'exiges pas de moi des choses tellement inutiles !

— Je suis tellement inutile. Tu es inutile toi aussi. Tout le monde est inutile. Même les oiseaux, tu as raison. » Le parc surtout était inutile. Je le savais bien avant qu'elle me demandât de l'accompagner. Ou bien c'était elle qui m'accompagnait. Je voulais remonter sur la terrasse. Avec ou sans elle. Avec elle parce que je ne pouvais pas faire autrement. On s'assiérait de chaque côté du lourd guéridon de fer. Ce serait encore inutile. Mais c'était préférable. C'était ce que je préférais. De là, je pouvais voir le ciel un peu sale de cet automne ordinaire. Je le regardais du matin au soir. J'oubliais le parc. J'oubliais que je vivais. Je supprimais des amis. Je réduisais le temps. Au bout, je rencontrais toujours le sommeil. Et chaque nuit, je me réveillais et je reconnaissais cette attente qui avait remplacé une autre attente. Je marmonnais jusqu'à l'aube. On me prenait pour un fou (une folle) alors que je raisonnais parfaitement. Et, à l'heure prévue, je me réinstallais dans le même lieu. Je n'avais rien d'autre à faire. Je ne ferais jamais rien d'autre. Non, décidément, cet accident n'avait rien à voir avec ce qu'il croisait. Il raturait tous les parallélismes mais ça ne voulait rien dire. J'avais simplement changé de forme. Tout continuait jusqu'à ce point, quelque part dans cette orgie de temps, où rien ne s'expliquait plus avec les mots de tous les jours. Carabin, c'était son nom, ne faisait que passer. Je ne pouvais pas le reconnaître. C'était un inconnu pour moi. Mais j'étais couché(e) dans la terre moite, blessé(e) à mort. Je ne pouvais pas voir plus loin que les feuilles mortes qui s'agitaient pour m'encourager à vivre encore. Et le regard de Carabin a traversé cette opacité. « C'était il y a plus d'un an, en été. La forêt était celle de Bélissens. Ce nom ne te dira rien. Peu importe ce qu'il ne te dit pas. Il peut bien mentir un peu avec moi ou bien chercher à aller à l'essentiel. C'était de douces vacances. La maison... peu importe la maison.

— Je sais déjà tout cela. Nicolá m'a parlé de la maison. Il l'a trouvée charmante. Il veut y retourner l'été prochain.

— Y est-il retourné cet été ? Sans moi ? Sans...

— Je ne crois pas non. Il n'a rien oublié, si c'est ce que tu crains. Nicolá n'oublie jamais ses amis. C'est toi qui veux les oublier.

— Mais je ne les oublie pas. Ils reviennent toujours. J'ai passé un été épouvantable. J'ai souffert de la chaleur, surtout à cause de cet appareillage. Et puis ce cauchemar...

— Ne m'en parle pas, je t'en prie !

— C'est pourtant par là que je voudrais commencer mon histoire.

— Je croyais que c'en était la fin, que tout convergeait vers cette troublante répétition. C'est comme ça que ça se passe d'ordinaire.

— C'est Gisèle qui conduisait.

— Je préfère ce début. Même si Gisèle est une malade mentale. Ce que tu ne pouvais pas deviner. Ta pratique du français...

— Je n'ai aucun problème avec le français.

— Même blessé(e) à mort ? Dans ces moments, on revient une bonne fois pour toutes à sa langue maternelle.

— Bélissens est la plus belle forêt de France.

— Et Gisèle une femme du monde. Tu te répètes.

— Agnès avait disparu.

— Qui est Agnès ?

— Carina menaçait de se tuer si Lorenzo...

— Ça ne m'étonne pas de Carina. C'est ta fille. Et tu ne me ressembles pas. Ton père...

— Gisèle conduisait à cause de l'obscurité. Je ne conduis jamais la nuit.

— Et cette enfant ? D'où sortait-elle ?

— C'était la fille de Constance.

— Qui est Constance ?

— Qui est Antoine ? Qui est Jules ? Qui est Pierrot ? Et qui est cet inconnu qui porte le nom de Carabin ?

— Je ne comprends rien. Tu mélanges tout.

— Je ne mélange rien. Je n'explique pas, c'est tout.

— Tu voulais me parler. Je suis venue. Raconte-moi. Cela fait tant de bien quelquefois de tout dire, même pêle-mêle.

— Comment se fait-il que tu connaisses le moindre recoin de ce parc ? » C'était une bonne question. Je vivais à Rock-Drill depuis près d'un an, à grands frais et pas seulement pour mon bien. Victoria arrivait dans l'espoir de me décider à revenir à la vie de tous les jours. Elle me forçait presque à me promener dans ce parc que je n'avais jamais visité que de loin. Et elle s'y frayait tous les chemins comme s'il lui appartenait. Elle me devait une explication. Elle me la refuserait. Elle prétendrait que tous les parcs se ressemblent. On suit tous le même chemin. Est-ce qu'on ne se ressemble pas comme deux gouttes d'eau ? Qu'y a-t-il de commun entre deux gouttes d'eau ? Elles naissent de la même physique. C'est cette physique, leur véritable identité. Mais elle n'explique rien de la connaissance parfaite des lieux dont Victoria faisait la preuve à chaque tour de roue sur ce chemin caillouteux que je n'avais moi-même jamais emprunté. Je m'y refusais depuis qu'on m'en avait autorisé l'accès. De loin, j'en regardais l'entrée. C'était toute mon approche au travail de ma mémoire qui ne mélangeait rien. Je stationnais sur la terrasse. Je ne parlais à personne. Je pouvais voir le ciel, le parc, l'entrée du chemin, la blanche statue. Je refaisais le monde avec des éléments lointains, inaccessibles, et il continuait de ne pas m'appartenir. Je revoyais la lutte de Carina avec Lorenzo, je pensais à la lettre qui était le sujet de leur affrontement destructeur. J'y avais le rôle du Coryphée. Le cœur était constitué par cette seule lettre que j'avais détruite. Mais cet épisode de ma vie ne m'intéressait plus. Non plus que la fuite d'Agnès qui n'avait au fond rien à voir avec le nœud de la tragédie qui se terminait avec moi. Le rapport Lorenzo/Agnès n'avait plus de signification. Je pouvais en parler, certes. Je pouvais reconstituer tout l'assemblage de ce trio avec une exactitude de peintre et une patience de poète. Mais pour aller où ? Pour revenir de quoi, à la fin ? Est-ce qu'on revient de l'aventure qui n'a plus de sens au moment de l'écrire ? C'était une histoire de plus. Suffisait-il d'y ménager le suspens, d'en reconstruire précisément le déroulement, pour que le sens revînt, chargé d'éternité ? C'était du temps perdu. Je me souviens mieux de l'apparition de Jules ce soir-là. Je veux dire que je la comprends mieux, plus nécessairement. Il ne savait rien du drame intime que nous tentions d'achever ensemble, Lorenzo, Carina et moi, en l'absence d'Agnès toutefois, dont l'avis n'avait même pas été recherché. Jules ignorait tout de cette mascarade. Carina écrivait à Lorenzo. Agnès recevait la lettre. Elle me la donnait. Je la détruisais. Carina s'en prenait à Lorenzo. Lorenzo se mettait à douter d'elle. Mais il ne parlait pas d'Agnès. J'y pensais quand Jules est arrivé. La porte était ouverte. Depuis un bon moment, Carina et Lorenzo ne se parlaient plus. Lorenzo agitait des braises dans le feu de la cheminée. C'était un feu d'été, juste pour la veillée. Il pouvait s'en approcher. Carina s'était assise dans l'escalier. On ne voyait d'elle que sa robe blanche. Elle avait laissé son chapeau sur la table. Je jouais avec un ruban, pensant à la lettre volée dont je ne disais rien parce que j'avais décidé de sortir ma fille des griffes de cette brute de Lorenzo qui n'a jamais fait l'amour à une femme : il les a toutes violées. Jules est entré d'un coup. Il avait couru dans l'allée. Cela avait suffi à l'épuiser. Lorenzo le regarda à peine. Il ne vit pas Carina malgré sa robe blanche. Il s'expliqua vite. Agnès avait disparu. Elle lui avait écrit une lettre. Encore une lettre ! Mais celle-là, personne ne l'avait volée. Il lut la lettre, d'un coup. Agnès était devenue folle. Il ne se posait même pas la question de savoir ce qui l'avait rendue folle. Une fille d'ordinaire si raisonnable. Elle qui raisonnait avec tout le monde dans le seul but d'avoir raison. Pourquoi m'avait-elle donné une lettre destinée à Lorenzo ? Elle savait bien que Carina l'avait écrite pour ne pas tenir compte de mes conseils. Agnès était ma complice mais je savais bien que ce n'était pas là la cause de sa soudaine folie. Il s'était passé tant de choses scabreuses entre elle et Lorenzo. C'était de ce côté qu'il fallait chercher les raisons de sa folie aussi soudaine que prévisible. Ce fut pourtant la première fois que j'entendis le nom de Carabin. Il était écrit en toutes lettres dans le délire épistolaire d'Agnès. Je le relus plusieurs fois. Jules pouvait-il me fournir une explication au sujet de ce Carabin ? Il ne savait rien de Lorenzo qui avait pourtant laissé sa trace sur le corps d'Agnès. Gisèle attendait dehors au volant d'une voiture. Elle n'en savait pas plus ou elle ne voulait rien dire. Qui était Carabin ? Pourquoi donc Agnès se référait-elle à cet individu sans rien cacher de la vénération qu'elle lui destinait comme un rituel. Voilà deux fois que j'évoque ce Carabin. D'abord, tout à fait au début de l'histoire, j'apprenais son nom et je l'associais à celui d'Agnès parce qu'elle m'y obligeait. Plus tard, alors que j'agonisais sur le bord de la route, ne pensant qu'à vivre et ne vivant qu'à travers mon regard, j'ai vu Carabin mais je ne savais pas que c'était lui. Puis j'ai cru mourir et tout est devenu noir. La suite n'a pas beaucoup d'intérêt. D'autres l'ont racontée mieux que je l'écrirais moi-même. Plus d'un an après l'accident qui eut lieu le soir même de l'arrivée impromptue de Jules, à bord de cette même voiture que conduisait Gisèle, je vivais de la relation enfin possible entre le nom de Carabin écrit de la main d'Agnès et l'apparition du personnage entre les vibrations vivaces des feuilles mortes que je rejoignais dans la mort. J'ai survécu. Je n'ai revu personne. Pas même Carabin. Mais je pouvais le reconnaître si je le rencontrais. Victoria me traite de fou (de folle). Elle prétend que je n'ai pas d'autre intention que de ne pas reconnaître le véritable début de mon histoire, c'est-à-dire la lettre volée. Qui ne sait pas aujourd'hui que je l'ai volée cette lettre, et même détruite ? Les uns me pardonnent, pour me condamner à cette facilité, les autres ironisent, pour m'éloigner d'eux. Que dit Carina ? Elle me le dira elle-même. Ce n'est pas une méchante fille. C'est moi le méchant (la méchante) qui n'a pas voulu la recevoir depuis que je suis revenu(e) de cette perte de mémoire dont je souffre encore. Ne me suis-je pas pris(e) pour quelqu'un d'autre au début ? C'était comique un peu. Victoria m'avoue qu'elle en a ri. Elle était tellement heureuse que je fusse revenu(e) à la vie et tellement désappointée par cette erreur inattendue. Peu importait l'identité que j'usurpais pour mon bien. Non, elle ne me le dirait pas. Il y avait tellement de souvenirs entre nous. Cette identité provisoire n'expliquait rien. Et puis elle n'expliquait rien. Je pouvais lui faire confiance. La lettre volée était autrement importante. J'étais le (ou la) seul(e) à en souffrir. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Le sort en était jeté. Carabin n'était qu'un mot. Il ne voulait rien dire. Il n'avait pas de corps et encore moins d'esprit, concluait Victoria. Même Agnès n'y pensait plus. J'en doutais. Le parc devenait moite. Victoria ne parlait plus depuis que nous avions repris notre chemin. Que savait-elle de Carabin ? Ou plus exactement : que pouvait-elle en savoir ? Et que pouvait-elle en dire si elle en savait quelque chose d'important ? Ce que j'en savais moi-même dépendait tellement d'une succession de faits que j'avais trop vite vécus, jusqu'à ce que l'accident leur donnât un sens. Jules avait dit qu'Agnès était devenue folle. Quelle était la nature de cette folie ? Que savait-il lui-même en matière de folie pour se croire permis d'en limiter ainsi les manifestations extérieures, enfin : celles qui nous apparaissent en admettant que rien n'échappe à notre vigilance dans ce cas précis où il s'agit plutôt de s'en faire une idée pour justifier d'autres éclaircissements. Gisèle nous attendait dans sa voiture, au bout de l'allée. Elle jouait impatiemment avec l'accélérateur. Jules se retournait à chaque montée en régime, sans toutefois s'arrêter de parler. Je l'écoutais sans rien dire. Je ne relisais plus la lettre d'Agnès. Je pensais à celle de Carina. Le moteur s'éteignit dehors. Gisèle entra. Elle portait cette même chemise que Nicolá avait qualifiée d'inexplicable, je ne me souvenais plus à quelle occasion. Peut-être au début de l'été, quand Fabrice de Vermort nous la présenta comme son épouse. Nous avions vu le château, de loin, entouré de cyprès comme un cimetière. Nous étions descendus par un chemin pentu et traversé de ronces. Au bout de ce chemin, Fabrice semblait nous attendre. Il nous salua de la main. « Vous allez devoir traverser ma propriété, avait-il dit en souriant. Je vous observe depuis un bon moment avec ça. » Il montra la longue-vue d'un autre temps. Je regardais les inscriptions ciselées sur le cylindre de cuivre. Fabrice se mit à marcher devant, tout en parlant de notre imprudence. Nous comprîmes ce qu'il voulait dire quand nous vîmes les deux bull-dogs noir et feu qui nous attendaient en haut de l'escalier. Une porte s'ouvrit dans la porte. Gisèle apparut. « Comment expliques-tu ça ? » me dit Nicolá à l'oreille. C'était la chemise d'un homme d'une autre époque où elle avait peut-être vécu. La visite du château nous impressionna favorablement. « Il faut aller encore plus loin ! » dit soudain Victoria qui faisait pivoter le fauteuil. L'image de Gisèle s'éclipsa. Le fauteuil cahota encore. Le chemin s'était considérablement rétréci. Nous nous éloignons de Rock-Drill. C'était imprudent, mais Victoria cherchait un endroit de rêve pour me surprendre. Et se confier à moi peut-être. Il était temps de me parler de ce père dont Amanda disait qu'il était aussi le sien. Amanda est une vieille amie d'enfance. Je la connais depuis si longtemps que je suis prêt(e) à croire à tous ses rêves d'enfance qui ne l'ont jamais quittée. Je me confonds un peu avec elle. Mais je suis le seul (la seule) à entretenir cette confusion. Je fais ce que je peux pour ne pas l'oublier. Victoria en parle quelquefois mais toujours pour en dire la même chose. « Il faut retourner sur nos pas ! » lance encore Victoria au feuillage qui s'épaissit. La voie est devenue étroite. Pas question de s'y égarer, dit encore Victoria. Le fauteuil virevolte et je refais avec elle le même chemin dans l'autre sens. Elle avait oublié de bifurquer à angle droit au coin d'un châtaignier. Le chemin descend cette fois, presque domestique, fluide, nerveux dans la longue courbe où la lumière commence à manquer à cause de la richesse des feuillages. Le ciel a complètement disparu. Je referme la couverture. « Que cherches-tu dans ce parc ? dis-je avec une pointe d'inquiétude qui fait sourire Victoria.

— Ce n'est déjà plus le parc. Tu dormais quand nous l'avons quitté. Nous avons traversé la route nationale et tout est devenu moins clair à partir de ce chemin noyé sous les feuilles. As-tu froid ?

— Non. Je me demandais où nous allions.

— Je peux te le dire maintenant. Tu ne coucheras pas ce soir à Rock-Drill. J'ai la permission du directeur. Tu me donnes la tienne ?

— Où allons-nous coucher ? Dans un lit, j'espère ?

— Oui, rassure-toi. Dans un lit et dans une chambre.

— La chambre est dans une maison ?

— La maison est dans le bois. Mais où ?

— Veux-tu dire que nous sommes perdu(e)s ?

— Je ne dirai rien pour te faire peur. » La longue courbe s'achève dans un ralentissement, puis le fauteuil s'enfonce dans l'ornière. « Il ne manquait plus que ça ! s'écrie Victoria en secouant le dossier.

— Je croyais que tu connaissais le chemin.

— Pourquoi ? Je devrais. » L'après-midi ne fait que commencer. Plus tard, l'humidité tombera. La nuit viendra peu après. Nous serons alors bien au chaud dans la maison. Quelle maison ? Je n'en sais rien. Une maison de louage. Une maison pour un ou deux jours. Le chemin monte maintenant. Victoria halète dans mon dos. Elle essaie de m'encourager à forcer sur les roues avec plus d'efficacité mais je n'ai plus de force. J'ai refusé tous les entraînements. Je n'en fais jamais qu'à ma tête. Voilà où nous en sommes maintenant ! rouspète Victoria qui est une vieille femme si l'on considère que je suis son enfant. Le ciel réapparaît en haut de la côte, bleu et proche. En redescendant de l'autre côté, sans avoir pris le temps de souffler un peu, le soleil nous éblouit. Le chemin est de bonne terre bien tassée. Je ne trouve pas la force pour serrer. La roue glisse toute chaude dans mes mains. Le métal aussi s'est réchauffé. Il me revient même brûlant quelquefois, si j'ai serré un peu plus fort. On s'arrête au début d'une autre pente, gaspillant notre élan pour retrouver un peu de l'énergie que nous avons mise en commun. Ce doit être le bon chemin, dit Victoria. Elle secoue un piquet de clôture qui est le premier à l'angle de deux alignements dont le premier s'enfonce en désordre dans le bois. Le second remonte la pente, presque géométrique, ce qui satisfait Victoria. Et ainsi de suite, jusqu'à l'arrivée sur un plateau bordé de merisiers d'un côté et de châtaigniers de l'autre. Sur le perron de la maison, une femme mal attifée s'est mise à se lamenter aussitôt qu'elle nous aperçut. Quand nous sommes arrivé(e)s au bout du chemin, elle s'est levée en se tenant le dos d'une main. Elle a mis sa main en visière devant ses yeux et elle est demeurée dans cette attitude tout le temps qu'il a fallu pour arriver à la portée de sa zone de netteté. Alors, elle a reconnu Victoria. C'est là qu'elle a commencé à se lamenter. On l'entendit d'abord imperceptiblement, cherchant à comprendre le sens de ses paroles. Mais il n'y en avait pas. Elle se lamentait sans vouloir donner un sens précis à sa plainte. Comme elle se tenait le dos, écartant les coudes et étirant le cou, elle avait l'air de n'adresser qu'à elle-même cette litanie de reproches dont la fatalité était la moindre expression. Puis elle a reconnu Victoria et elle est venue vers nous en se dandinant, battant des bras comme un oiseau avec ses ailes. Il semblait qu'elle voulût prendre son envol avant de nous rencontrer. Elle se planta toutefois avec vigueur dans la mollesse du sol qui nous avait conduit(e)s jusqu'ici. Ses lamentations prirent alors tout le sens qu'elle nous destinait depuis que l'heure du rendez-vous avait passé. Que nous était-il donc arrivé ? Mais rien, dit Victoria. Nous avions le sens de la balade. La femme s'ébranla en direction de la maison, marchant devant nous. Elle avait tout préparé, les lits, la nourriture, le feu, tout. Qu'est-ce qu'on pouvait encore attendre d'elle, elle qui nous avait si longuement et si patiemment attendu(e)s ? Je ne voulus pas entrer dans la maison. La femme avait installé une rampe faite de planches à la place du perron. Je la remerciai. J'entrerais dans la maison à la tombée de la nuit. Je déteste vivre à l'intérieur tant qu'il fait jour, dis-je. La femme s'étonna : quand bien même il fait froid à se sucer les doigts ? À ce point, oui. Mais je n'avais pas l'intention de badiner avec une femme de ménage qui était une cible facile. Elle s'en alla. Sur le chemin, elle ne fit pas dix pas sans se retourner pour nous saluer. Nous secouâmes nos mains jusqu'à ce qu'elle disparût au bout du chemin qui redescendait dans la direction de ce que je supposais être sa maison. On n'en voyait rien de là où je me tenais. Victoria insistait pour que je me misse à l'ombre d'un noyer. Je refusai énergiquement. En France, à Bélissens en tout cas, on dit que c'est la pire des manières de mourir. N'en déplaise à tous ceux qui s'en moquent, je crois à ce genre de superstitions. Je dis bien : ce genre. Peut-être la simplicité de la mise en scène : un noyer à l'ombre duquel on meurt le plus simplement du monde. Victoria renonce à m'y faire mourir au moins de peur. Elle entre dans la maison à la recherche d'un parasol, mais je n'ai aucune envie de l'ombre. Je vais dormir en plein soleil. C'est le soleil un peu tranquille de l'automne. Il n'y a pas de danger pour que j'y ruine ma santé qui est délicate depuis que mon corps s'est réduit à cette impossibilité de retour en arrière. L'angoisse que je renouvelle chaque jour ne dit rien au présent. Je ne raisonne que dans le souvenir. Il arrive pour recommencer là où je n'ai pas fini. Je n'ai vraiment pas fini d'en chercher le sens. Je pense toujours à la lettre d'Agnès et à ce qu'elle contenait de définitif. La lettre de Carina était un passage d'un point à un autre de la vie de Lorenzo qui ne l'avait d'ailleurs pas lue. Elles étaient arrivées en même temps pour commencer les travaux d'approche sur le chemin que Carina a déjà parcouru une infinité de fois au cours de sa longue vie. Le temps de l'initiation n'était pas loin. Je m'y préparais sans avoir conscience d'en avoir besoin. Mais je deviens obscur(e). J'ai peur de l'écrire. Victoria revint d'abord avec un guéridon qu'elle faisait rouler dans l'herbe. Elle l'avait trouvé dans l'appentis. Il y avait mille objets dans cet appentis, le contenu de toute la maison, l'ancien contenu usé et poussiéreux qui gisait pêle-mêle dans une attente magnifique. Il fallait que je visse ce désordre pour me rendre compte de ce qu'elle entendait par avoir le sens de la découverte. Je préférais le soleil. Je préfère toujours l'extérieur des choses. Je n'ai pas le goût de ces entassements qui font rêver Victoria. Elle amène une chaise et s'assoit à table. Il manque un verre, une bouteille, des amuse-gueules, un sujet de conversation, un coq-à-l'âne, un vrai, avec des détours et des recoins, des cachotteries, des menteries, du vrai et du faux pour faire du vraisemblable, toute la rhéologie du mental, des mots à racine, des mots insignifiants, et le sens de l'à-propos, dit Victoria qui nargue toujours la nature de cette manière. Elle aime les jardins. C'est le décor naturel de sa pensée. Elle en tire des tissus pour s'habiller, des boissons pour se griser, et des conversations où l'on se donne toujours rendez-vous pour un autre jour qui sera exactement le même par fidélité à l'esprit de jardin. Elle trouvera dans la maison tout ce qu'il lui faut. Elle partagera tout avec moi. Mais d'abord, elle doit se changer. Elle porte cette robe grotesque depuis la veille au soir. Elle a passé toute la nuit dans cette robe. Elle a dansé, chanté, bu, embrassé, peu parlé, et presque pas fait connaissance. Cet étourdissement a duré jusqu'au matin. Elle n'a pas pris le temps de dormir. Elle a ajusté ce désordre comme elle a pu. Elle sent bon. Elle ne sent plus le tabac et l'alcool. Elle sent la sueur, la forêt, l'animal pelucheux. Elle se lève d'un coup. Elle a encore vieilli d'un jour, dit-elle. Pour moi, les jours ne comptent plus. Je ne mesure plus rien dans cette unité. Il faudra que je m'interroge sur le choix d'une nouvelle unité. Je n'en ai aucune idée. Je pense à mon poids, aux dioptries de mes verres, à mes dix doigts... Victoria n'a pas l'intention d'en parler avec moi. Elle aurait voulu visiter la maison. Demain peut-être. À la première heure. Si j'ai le temps. Mais qu'est-ce que je n'ai pas qui m'empêche d'apprécier la compagnie d'une vieille dame chargée de mettre de l'ordre dans mes souvenirs ? Elle virevolte dans sa robe de soirée et elle entre dans la maison. Je l'entends siffler. Je m'éloigne de la table. Je peux conduire mon fauteuil jusque sur la route. Je m'arrête dans l'herbe. L'horizon est une montagne chargée de sapins. Je suis à l'ombre d'un autre noyer. Je ne dois pas dormir. J'ai eu un peu chaud dans la cour. Maintenant je frissonne à cause de cette eau. Quelle idée, cette idée de Victoria ! Je veux parler de la maison. Je n'y entrerai pas. Il faut que je dise non à ce détournement. Je veux rejoindre mes habitudes. Elles sont à Rock-Drill. Ma chambre y est agréablement éclairée toute la journée. Son orientation n'est pas le seul avantage. Je pense à la fenêtre dont j'ai fait enlever les rideaux. Je les trouvais sinistres. Ils l'étaient, je crois. La nuit n'y projette plus ces ombres insensées qui me donnaient le vertige. Les mêmes ombres s'allongent avec moi sur le plancher. Je dors avec elles. Quand je ne lis pas. Quand je ne soliloque pas. Quand je n'écris pas moi-même. Quand je ne suis pas en train de rouler sur la terrasse. Ce n'est pas mon passe-temps favori. On dit que je fortifie mes bras de cette manière. Mais il n'en est rien. Le fauteuil roule sans effort. Il suit ma pensée. Il n'y a pas d'obstacle. Je rejoins Carabin à propos d'une perte de vitesse. On croit que je dors. Mais sur l'écran de ma cécité calculée, je reforme encore une fois son image précise, j'écris son nom et je me promets de ne pas l'oublier. Ce soir d'été, tandis que je montai dans la voiture de Gisèle, le nom de Carabin venait à peine de ciseler sa future signification quelque part dans ma mémoire. Ce qu'en disait Agnès était terrifiant. Elle se rendait folle pour le servir, écrivait-elle. Elle avait fait le choix de ce don. Elle ne le regrettait pas. Et Jules n'expliquait rien. Pas plus que Gisèle qui conduisait vite, imprudemment, au fil du vertige qui était aussi le sien. J'ignorais où elle nous menait. Peut-être avait-elle l'intention de ratisser la région en utilisant toutes les routes. Mais il y avait aussi les sentiers, les bois, les prés, les granges, les maisons. Il y avait une obscurité grandissante où Agnès avait toutes les chances de se donner à qui elle voulait. Jules serrait les mâchoires, agrippé à deux mains au tableau de bord, les yeux vissés dans la plus lointaine obscurité possible. Gisèle calculait les courbes. Elle les calculait mal. La voiture heurtait des petits objets qui devaient être des branches. Quel était mon rôle dans cette recherche ? Qu'attendait-on de ma vigilance qui pouvait être facilement prise en défaut ? Je n'avais pas le talent de Nicolá en la matière. Où donc était Nicolá ? Ni Jules, ni Gisèle ne répondirent à cette question. Était-il avec Agnès ? Non, ce n'était pas le genre de Nicolá qui n'aimait que les hommes. Agnès n'avait pas ce charme qui lui plaisait tant. Que pouvais-je faire pour me rendre utile ? « Qui est Carabin ? finis-je par demander.

— Le mieux est de revenir au château ! » dit Gisèle. Ce n'était pas une question. La voiture dérapa dans un sentier, une clôture grinça contre la carrosserie puis les roues se bloquèrent dans ce qui pouvait être un gravier. La maison devant laquelle Gisèle avait arrêté la voiture était éclairée à l'intérieur. « J'ai laissé la lumière, » expliqua Jules. Il descendit. Je vis l'alignement grotesque des outils le long d'un des battants du portail, puis la lumière s'éteignit. Jules se réinstallait dans la voiture tout en commentant la fugue d'Agnès. Gisèle fit reculer la voiture sur une place déserte, donna un coup de volant, accéléra et, le temps pour moi de me demander de quoi parlait Jules, nous pénétrâmes d'un coup dans l'obscurité d'un chemin tout juste carrossable. Nous descendions à vive allure. Les phares éclairaient le talus à gauche. À droite, tout était noir. Gisèle ne se laissa pas intimider. La descente prit fin sur le choc d'un carter contre un monticule qui annonçait la bonne route. J'eus l'impression que Gisèle ralentissait. Il n'y eut plus de courbes jusqu'à l'entrée du château. « Qu'en penses-tu ? » Victoria sortait de la maison. Je venais de penser à cette folle poursuite d'Agnès cette nuit du 10 août il y avait plus d'un an maintenant. Cette date figure sur plus d'un rapport. Je me suis promis de ne pas l'oublier. Comment le pourrais-je d'ailleurs ? Victoria s'était habillée d'une de ces robes qu'on attache avec une ceinture. Elle n'avait pas attaché la ceinture, c'était tout. Elle fit jouer toute la toile à l'intérieur de laquelle son corps avait disparu. C'était un corps de vieille femme, je l'ai déjà dit. Elle en abusait en conséquence. « J'espère que tu ne m'en veux pas. Je t'ai joué encore un de ces mauvais tours dont j'ai le secret. Lorsque tu étais enfant...

— Je ne suis plus enfant.

— Tu m'en veux, je le vois bien. Mais quel mal t'ai-je fait ? Nous allons passer deux ou trois jours ensemble. Combien préfères-tu ? Deux ? Trois ? Carabin nous rejoindra demain. Il arrivera le matin. C'était ça la vraie surprise. Non pas la maison.

— Carabin ?

— Oui, Carabin ?

— Qui est Carabin ?

— Oh ! non, ne recommence pas. On en a déjà parlé. Tu étais d'accord sur tout. C'était presque une promesse.

— Presque.

— Je comptais tellement sur toi !

— Retournons à Rock-Drill.

— Il n'est pas trop tard. Comme tu veux.

— Je ne veux pas ! Je ne peux pas faire autrement.

— Je vais téléphoner à Rock-Drill. Ils viendront nous chercher. Nous avons prévu ton désaccord. Mais j'étais tellement persuadée du contraire !

— Il fallait m'en parler d'abord.

— Mais on t'en parle depuis un an !

— On m'en parlera encore pendant dix ans.

— Tu exagères ! Tu exagères toujours pour nous faire souffrir.

— Je ne veux faire souffrir personne. Je préfère souffrir en solitaire. Ça me va bien, tu sais ? Je t'assure que je n'ai besoin de rien.

— Tu as besoin de Carabin.

— J'ai besoin de toi. » De moi ? répétait Victoria en tentant de remettre le fauteuil dans l'allée. De moi ? Tu n'as jamais eu besoin de moi. Comment peux-tu espérer que je croie à ce besoin ? Au passage, elle fit basculer le guéridon qui se retrouva en position de rouler. Elle me poussait dans la maison. Je hurlai pour qu'elle s'arrête. Pourquoi crier ? Il n'y a rien à l'intérieur que l'ordinaire qui compose la vie de tous les jours, dit Victoria avec cette fermeté qui supprime les explications pour les remplacer par des sentences. Je réussis toutefois à m'agripper à l'embrasure de la porte. Elle poussait en vain. Elle me traita de salaud (de salope). C'était ce qu'elle pensait de moi. Elle abandonna et entra sans moi dans la maison. Je reculai dans l'allée. Sa ceinture pendait à la poignée de la porte. Une écharde se réveilla dans la paume de ma main. Je la cherchai vainement du bout des dents. Je marmonnai des reproches. Était-elle allée changer de vêtement au lieu de téléphoner à Rock-Drill pour qu'on vînt nous chercher ? Elle était capable de ce genre de manœuvre. En fait, elle n'abandonnait jamais. J'avais confiance en elle. Elle revint dans le même accoutrement. Elle avait quelque chose à me dire. « Je te comprends. Tu as tellement besoin de penser à toi. Mais pourquoi cette solitude atroce ?

— Je ne lui trouve rien d'atroce, moi.

— Que reproches-tu à cette maison ? Il n'y a pas de voisins.

— J'ai vu un toit rouge au bout de la route.

— C'est celui d'une maison inhabitée. Tu n'as rien à craindre.

— À quelle distance se trouve-t-on de Rock-Drill ?

— À vol d'oiseau ?

— Je ne suis pas un oiseau.

— Tu es un oiseau rare. Je t'aime comme tu es.

— Tu n'as pas répondu à ma question.

— Tu n'as pas répondu à la mienne.

— Je t'en prie ! Dans quelle direction se trouve Rock-Drill ? Nous sommes arrivé(e)s par ce chemin, au Nord.

— Tu veux toujours que je leur téléphone ? Ils enverront une voiture.

— Elle mettra combien de temps pour arriver ?

— Hier, nous avons mis un quart d'heure. Mais il a fallu s'arrêter à la station d'essence. Mettons dix minutes. Ça va ?

— Ça irait si j'en étais sûr(e) ? Je ne supporte pas ces approximations. J'ai besoin d'être exact(e) au rendez-vous.

— De quel rendez-vous parles-tu ? Carabin viendra demain matin. Il n'a pas précisé l'heure. Nous l'attendrons, c'est tout.

— Tu seras seule pour l'attendre. Ce n'est pas lui que j'attends.

— Comme je suis heureuse de savoir que tu attends enfin quelqu'un ! C'est une nouvelle nouvelle. Elle va réjouir tout le monde.

— Pourquoi ces sarcasmes ? Je n'ai pas demandé à venir ici. Je n'ai jamais eu l'intention d'attendre qui que ce soit.

— Tu viens de dire le contraire.

— Je ne sais plus ce que je dis. Retournons à Rock-Drill. Même à...

— À pied ? Tu n'y penses pas. Ce sont mes pieds dont tu parles. Je ne me sens pas de force à retraverser cette inextricable forêt. Non, je t'en prie. Il y a le téléphone dans la maison. Ils viendront te chercher. Tu dormiras à Rock-Drill ce soir. Tu peux me faire confiance.

— Où dormiras-tu, toi ? Je te connais. Tu n'as jamais su passer une nuit seule avec toi-même.

— Qu'en sais-tu, ingrat(e) ? Tu ne sais rien de ma solitude. Tu ne veux rien savoir de ce que j'ai aimé pour en arriver là. Tu ne sauras jamais rien de ce que j'espère toujours.

— Je n'aurai pas de vieillesse.

— Tu auras ce que tu mérites, voilà tout.

— Je n'ai pas mérité cette mutilation.

— Tu l'as bien cherchée.

— C'est Gisèle qui conduisait.

— Oui mais pourquoi conduisait-elle ?

— Agnès se cachait quelque part dans la nuit. Elle était peut-être morte. Je pensais sans arrêt à ce Carabin dont elle disait qu'il lui avait fait tant de mal.

— Carabin n'a jamais fait de mal à personne.

— Elle le disait. Elle l'écrivait. C'était la seule raison de sa fugue. Je ne pouvais pas savoir ce qu'elle fuyait. Pourtant, ils avaient tous l'air de s'entendre à l'expliquer le plus logiquement du monde. Je ne savais rien de cette logique. C'était la logique de Carabin.

— Carabin n'a jamais fait de mal à personne.

— Carabin n'a jamais fait de mal à personne ! Carabin n'a jamais fait de mal à personne ! C'est tout ce que tu trouves à dire pour expliquer ma tragédie !

— Mais ce n'était pas TA tragédie ! C'était celle d'Agnès, enfin, je veux dire : il y a eu cette innocente petite fille.

— Quand j'ai lu pour la première fois de ma vie le nom de Carabin dans cette lettre qui ne m'était pas destiné(e), j'ai su que je n'avais rien à voir avec ce qui arriverait de tragique à Carina et à Lorenzo.

— Carina est ta fille. Tu fais partie de son malheur.

— Je ne fais partie que de mon propre malheur qui est celui d'un être qui a fini de vivre une bonne fois pour toutes à partir du moment où je me suis rendu compte que tout ce que j'aimais n'était qu'un des rouages de la conspiration qui va faire chavirer le monde dans l'enfer de l'homme.

— Tu délires. Carabin corrigera ce mal. Attendons demain matin, je t'en prie. Il saura ce qu'il faut faire.

— Mais dans quel sens fera-t-il ce qu'il faut ? Je veux retourner tout de suite dans le désert de Rock-Drill !

— Tu le dis toi-même : c'est un désert.

— C'est le désert que j'ai envie de vivre. À deux pas du désir. Sans jamais y toucher. Même en paroles.

— Je vais téléphoner si c'est ce que tu veux.

— Mais je ne veux pas ! Je voudrais ne pas le vouloir.

— Tu as besoin de Carabin. J'ai raison. Attendons-le.

— Je retournerai sans toi.

— Tu n'auras pas la force.

— Je suivrai le chemin goudronné. Il croisera d'autres chemins goudronnés qui croiseront d'autres chemins goudronnés. Et puis je trouverai bien quelqu'un qui m'indiquera le chemin !

— Nous sommes très loin de Rock-Drill.

— À quelle distance ?

— Rock-Drill est de l'autre côté de la montagne.

— Je n'ai pas dormi si longtemps.

— Tu as dormi le temps nécessaire.

— Pourquoi m'avoir trompé(e) de cette manière ?

— Tu ne retourneras pas à Rock-Drill. Il faut que tu te fasses une raison. Je n'ai plus d'argent pour payer Rock-Drill ! Tu entends ? Plus d'argent ? Tout ce qui me reste, c'est cette maison. C'est la tienne. Notre maison !

— Tu mens ! Je ne veux pas vivre avec toi. Vous m'avez tous menti. Carabin viendra dans le seul but de vous donner raison. Je me tuerai.

— Et après ? Après ta mort ? Après ton existence de mortel(le) ? Il n'y a rien d'autre à faire que d'accepter cette vie.

— Je ne veux pas de ta vie. Encore moins de celle de Carabin.

— C'est pourtant tout ce qui te reste à vivre.

— Vous ne pouvez pas me forcer à vivre cette mascarade de pensée !

— Ne blasphème pas ! J'en parlerai à Carabin de toute façon.

— Il vous a tous réduits à cette poussière de langage. Vous n'avez plus rien à dire. Il prêche dans le désert.

— Tes offenses, le vent les emporte au large de cette vie qui est la nôtre. Rentrons. Il commence à faire frais. Ce n'est certes pas cette fraîcheur qui t'aidera à raisonner un peu.

— J'aime la rhétorique du froid. Laisse-moi !

— Ne m'oblige pas à en venir aux mains ! » Je ne coucherais pas à Rock-Drill ce soir. Et si j'en croyais Victoria, je n'y coucherais plus jamais, faute d'argent. Je détestais cette maison. Elle ne me rappelait rien. Je n'y avais jamais vécu. Je ne reconnaissais même pas le paysage. Plus loin, au bout de la route qui devait continuer bien au-delà de ces coteaux, il y avait un toit rouge, un toit de tuiles, et je n'avais pas pu voir les murs de la maison. Je voulais m'en approcher, visiter cette solitude rouge, entrer dans son foyer, m'y pelotonner enfin. Mais Victoria ne se laissait jamais convaincre aussi facilement. Elle ne croirait pas à ma tranquillité si je devenais tranquille aussi soudainement que je m'étais montré(e) anxieux (anxieuse) à l'annonce qu'elle m'avait faite de ma nouvelle vie. Elle commençait demain, cette nouvelle vie. Ou elle recommençait une nouvelle fois, qui était peut-être la bonne, avec Carabin qui marquerait d'une pierre blanche le matin du 17 octobre 1986. Nous n'en étions pas là. Je n'avais aucun endroit secret pour planquer ma misère. Nulle part où aller pour repenser la totalité du problème posé cruellement par le manque d'argent. J'avais laissé toutes mes affaires à Rock-Drill. Mes livres, mes notes, mes objets de rêve, mon intimité, la moitié de mes souvenirs. Bien sûr, il n'y avait pas le téléphone dans cette maison. Il faisait partie de la comédie montée de toutes pièces par Victoria pour m'amener en douceur au seuil de la réalité toute nouvelle pour moi. Comme d'habitude, elle avait fini par manquer de patience et elle avait mis fin au déroulement de ses savants calculs en m'assénant la vérité en aussi peu de mots que la décence le permettait. Non, ma tranquillité de surface ne la tromperait pas. Elle en saisissait tout le sens. Elle ne me croirait jamais si je lui avouais un abandon calculé pour lui plaire. Elle me guettait. Elle me guetterait désormais jusqu'à la fin. Mais qu'était-elle, cette fin ? Où se terminerait ce que Carabin commencerait demain matin, imposant dès le premier mot la régularité d'horloge de son discours pyramidal ? « Tu ne veux toujours pas entrer ? Insulte-moi si tu veux. Quand tu étais enfant, tu ne mâchais pas tes mots chaque fois que tu voulais avoir raison. Mais tu as grandi tellement vite ! Et quelle idée tu as eu d'écrire tout ce qui te passait par la tête ! Je crois même que tu recopiais des livres entiers pour te reconnaître. Ou bien c'était ta manière de les lire en profondeur. Tu as toujours préféré la profondeur à la surface. Des coups d'épée dans l'eau. Il n'y a qu'à te lire. L'eau est tellement profonde là où tu pêches ! Et puis tu n'as pas le goût de l'aventure. Tu aimes les chevaux parce que d'autres les aiment. Les aimerais-tu s'il n'y avait que toi pour les aimer ? Tu construis ta vie à petits coups de langue. Je n'aurais pas dû te mentir au sujet de Rock-Drill.

— Tu m'as menti au sujet de l'argent.

— C'est ton argent. Je l'aime tant. Je le dépense avec tant d'à propos. Regarde cette maison. Elle est à toi. Achetée avec ton argent. Enfin, avec ce qu'il en restait. Mais quelle réussite ! L'extérieur est champêtre à souhait, ne trouves-tu pas ? Il ne manque pas une tuile, pas un chevron pour dépasser, toutes les voliges à l'unisson, un peu de crépi arraché à la pierre, un rosier grimpant, de la ferraille qui rouille, une porte par terre, tout y est. Tout est à toi, sans effort, puisque je l'ai achetée avec ton argent. Tu ne veux toujours pas entrer ? C'est que l'intérieur n'a plus rien à voir avec l'extérieur. J'ai déménagé tous les meubles. Ils sont dans l'appentis, mais tu ne veux pas entrer non plus dans l'appentis. Ces meubles ne te diront rien. Ils ne te doivent rien, ni échardes, ni patine, ni rayures, rien. Ce sont les meubles d'un mort que tu n'as pas connu vivant. Qu'en ferais-tu d'ailleurs, de cette vie si on te la racontait ? Rien, c'est vrai. N'as-tu pas écrit un essai merveilleux sur le rapport de la mort à l'infini ? Mais ce n'était qu'un essai. Ici, tout peut bien vivre et mourir, tu n'entres pas. Si tu entrais, tu mesurerais la dépense : les rampes d'accès, l'ascenseur, l'équipement ingénieux des W.C. et de la salle de bain, les poignées de commande à portée de la main. Rien ne manque. Tout y est. C'est l'intérieur que tu n'as pas choisi. C'est l'extérieur qui te convient. L'hiver approche. Ne pourrais-tu pas le mettre à profit pour écrire un livre qui se vendra l'été prochain ? S'il se vend bien, nous vendrons la maison. Nous en achèterons une autre dans la vallée, à deux pas d'ici. Mais il faudra rembourser la dette à Rock-Drill. Ils ont saisi toutes tes affaires en garantie. Il n'y a rien à faire pour les récupérer. Mais ici, tout est payé. Tu ne dois rien à personne. Tu peux écrire en toute tranquillité. Veux-tu entrer pour visiter ? » Elle avait réinstallé le guéridon sur son trépied, approché une chaise sans s'y asseoir, trouvé le parasol dans l'herbe. Elle en avait déployé le disque fané. L'ombre m'attira. Des insectes volants s'y trouvaient déjà à leur aise. Fallait-il renoncer à avoir raison ? Victoria était sur le point de pleurer. Elle voulait allumer une cigarette mais le vent éteignait toutes les flammes. Elle voulait boire aussi, mais à quoi ? « Tu vas penser que je deviens folle. Tu penseras mal, mon enfant. J'ai tout calculé sans rien oublier. Tu peux me faire confiance.

— Pourquoi ces complications ? Ce jeu insensé ? Il suffisait d'en parler.

— On ne parle pas du malheur. En tout cas, on n'en parle jamais facilement.

— J'aurais quitté Rock-Drill plus tôt, avant que l'argent ne vienne à manquer dangereusement. Tu as attendu le dernier moment. C'était imprudent. J'aurais pu comprendre.

— Laisse-moi rire. Tu ne comprends jamais ce genre de choses.

— Je ne suis pas si bête !

— Tu as été l'enfant de la bêtise ! Me le suis-je assez reproché !

— Encore des allusions. Tu me nourris d'allusions. Quand aurai-je le privilège de partager au moins un de tes secrets ?

— Oh ! Oh ! Mon enfant veut tout savoir de ce que personne ne sait !

— Un secret se partage toujours. Il n'y a pas de secret sans ce partage.

— La mémoire est pleine de ces personnages. Mon pauvre enfant ! Ils sont passés à la vitesse du son. Aussitôt dit, aussitôt disparus. Je n'ai jamais vécu autrement. Tu ne fais pas partie de ma vie.

— Tu évoques si souvent mon enfance.

— Mais pour en dire quoi ?

— Le temps qu'elle a duré pour toi. À travers un détail qui n'a rien à voir avec la nostalgie. Le temps est étroit, si tu y songes. Tu en mesures l'épaisseur quand tu en parles. Mon enfance est présente partout dans ta rêverie quotidienne. Tu n'expliques rien. Tu es descriptive.

— Tu vas croire que je me rends folle de cette manière. J'ai besoin d'une dernière aventure avant de me coucher pour toujours avec personne. Trop vieille, dis-tu ? Non, un peu attardée, en attente de ce petit rien qui est tout si c'est le désir qui dit la vérité. Entrons. Je veux te présenter quelqu'un.

— Carabin ?

— Non. Je t'ai dit qu'il viendra demain matin.

— Qui est-ce ?

— Ton père ? Certes, non. Ton père n'est plus de ce monde. Il l'a cher payé. Ce qui ne semble pas être encore notre cas. Et je ne parle pas que de la dette envers Rock-Drill. Il y a tellement de dettes pour nous assagir un peu maintenant. Monsieur Byron veut les payer toutes, sans retour.

— Monsieur Byron ?

— Il n'a empoché que la moitié du prix de la maison. C'était la maison de son père. Évidemment, il n'y a passé que son enfance. Il n'a pas eu le temps ni le loisir de s'en amouracher. Il a le cœur un peu dur, Monsieur Byron, mais il m'aime. Je sais que cela te surprend. Tu ne t'attendais pas à tant de changements. Que veux-tu ! Il y a presque un an que tu ne vois plus personne. J'ai croisé le chemin de Monsieur Byron.

— Je comprends.

— Je ne crois pas un seul instant que tu comprennes quoi que ce soit à ce que je viens de te dire. J'ai assez menti pour ménager ta sensibilité d'écorché(e) vif(vive). J'ai encore autre chose à te dire.

— Tu vas te marier.

— Toutes les femmes se marient. C'est leur sort unanime et sans surprise pour le reste de l'humanité qui en rêve le plus souvent.

— Monsieur Byron est un ami de Carabin.

— Disons que Carabin ne voit pas d'un mauvais œil mon alliance avec Monsieur Byron qui en a eu l'idée.

— Je ne suis pas au bout de mes surprises. Tout a donc tellement changé ?

— Entrons, veux-tu. Monsieur Byron est à l'intérieur. Il ne veut pas sortir de peur de t'incommoder.

— Je ne veux pas entrer maintenant que j'ai une raison de ne pas le faire !

— Il faudra bien que tu le voies. Il est impatient de faire ta connaissance. Je suis sûre qu'il nous observe de derrière un rideau.

— Bonjour, Monsieur Byron !

— Je t'en prie ! Ne manque pas de politesse en sa présence. C'est un homme extrêmement sensible à cette sorte de délicatesse.

— Il aime tes baisers, c'est ce que tu veux dire ?

— Ne sois pas grotesque par-dessus le marché. Oh ! j'ai eu tort de vouloir ménager ta sensibilité d'écorché(e) vif(vive) !

— Ce n'est pas la peau qu'on m'a arrachée !

— D'ailleurs Monsieur Byron déteste la comtesse de Vermort. Il ne peut pas l'évoquer sans se trouver mal. Il lui doit sa maladie.

— Monsieur Byron est malade ?

— Il est amoureux.

— Je vois.

— Tu ne vois rien du tout. Tu n'es pas capable de comprendre. Je ne t'expliquerai rien. Tu jugeras si c'est ce que tu décides, au lieu d'accepter, ce que je te demande.

— Tu as raison, ça ne me regarde pas.

— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Tu vois comment tu t'y prends pour me rendre folle ? Tu détournes la conversation au profit de je ne sais quel drame qui n'est pas le mien.

— C'est celui de Monsieur Byron.

— Il n'y a rien à faire pour te convaincre. Mais ils ne veulent plus de toi à Rock-Drill. Monsieur Byron a fait appel aux meilleurs spécialistes pour aménager la maison à ta convenance. Imagine ce que cela a coûté. Et il a compris qu'il fallait conserver l'aspect extérieur de la maison parce que c'était la meilleure manière de ne pas te déplaire.

— Ainsi Monsieur Byron est curieux de ma personne.

— Il feuillette souvent l'album de photos.

— Il a ce privilège ? C'est un intime.

— C'est ma dernière aventure. Je n'en aurai pas d'autres.

— Je n'aurai plus jamais d'aventure. D'ailleurs n’en ai-je jamais vécu une seule jusqu'au bout ?

— Ne sois pas amer(amère). Il y d'autres solutions.

— Mais il n'y a pas de problèmes. Il n'y a qu'une impasse où l'on s'arrête une bonne fois pour toutes pour tâcher de penser à autre chose.

— J'ai le droit à un peu de bonheur. Rien qu'un peu. Une dernière fois un peu, pour rien, je sais. Ni pour moi-même ni pour Monsieur Byron qui est malade. Il a tout prévu.

— Tu connais mon goût pour l'exactitude. Tu veux le flatter. Tu en crois Monsieur Byron parfaitement capable. Tu ne me convaincras pas.

— Tu n'écriras plus de livres ? Nous avons besoin d'argent.

— Monsieur Byron le dépensera pour nous.

— Il n'est pas si riche, je le crains.

— Il faudra le rembourser, aussi ?

— Il sera mort avant. Il n'y a plus d'espoir. Mais il a tout arrangé d'une manière tellement commode que je me crois folle de l'avoir cru.

— Il est venu mourir ici dans le seul but d'empoisonner ma vie ?

— Ne sois pas cruel(le) ! Il n'y a rien de pire que la mort. Rien pour l'expliquer. Rien pour s'en passer. Je vais devenir folle. Tais-toi ! Tais-toi ! » Toujours cette peur. Ce manque de maîtrise qui exige le silence autour de soi. Le feuillage du noyer laisse passer un peu de lumière, un peu de vent s'y apaise doucement. J'ai l'esprit tranquille. J'ai peur de l'avenir, mais tranquillement, loin de Rock-Drill où j'ai trouvé le bonheur dont j'ai besoin en ce moment. Un bonheur avec moi-même et une quantité limitée d'objets et de mots pour les atteindre. J'y renonce lentement. Je ne construirai plus rien de cet ordre. Il faudra que je me laisse vivre pour vivre avec les autres, en admettant qu'ils arrivent jusqu'ici. À part le toit rouge qu'on voit au bout de la route et l'idée d'un village dans la vallée dont m'a vaguement parlé ma mère, il n'y a aucun voisin à l'horizon. Ce soir, je sortirai sur le seuil de la maison pour compter les feux de cheminée, peut-être aussi les lampes des perrons. Il n'y aura rien que ce toit rouge devenu noir à contre-jour ou invisible dans l'ombre propre du bois de chênes qui descend sur lui. Un seul feu de cheminée, une seule lampe à l'horizon de ma nuit, accumulant les jours parce que ça ne signifie rien d'autre qu'une possibilité de relation amicale. Loin de Rock-Drill, des objets reconstruits en un an à peine et des rêves détruits un à un par souci de conformité à la réalité. Et puis la présence de ce Byron qu'elle appelle Monsieur parce qu'elle n'a pas encore couché avec lui. Un mourant qui meurt plus vite que moi, un double véloce pour un temps indéfini, et d'autres absences de définitions qui restent encore à deviner dans le champ qui sera le mien pour englober toute cette sinistre réalité, Victoria la traversant d'une de ses folies chaque fois qu'il sera question de vouloir s'en évader. J'écrirai un livre par an, pour recomposer à ma manière toute l'année écoulée entre mister Byron et miss Victoria qui ne firent peut-être jamais l'amour ni même pour essayer de le faire ou prendre le temps d'en examiner la ressemblance frappante avec d'autres manières de passer le temps qui passe lui aussi mais un peu plus vite. Je vais regretter Rock-Drill dans cette tranquillité souveraine. Je vais me construire un nid d'amour pour le faire avec ma mémoire. J'écrirai un livre là-dessus aussi, pas le meilleur, parce que c'est déjà fait, mais pas le pire, parce que je vais vivre longtemps pour m'en apercevoir. À Rock-Drill, on respectait mon silence relatif et on prenait bien soin de n'accorder aucune importance à mes hésitations ou à mes lapsus lorsque je rompais la règle de ce silence pour demander ce que je ne pouvais demander autrement. Sinon, je lisais des livres et c'était le seul bruit, entrecoupé de mes cris d'amour ou de désespoir, selon ce qui était écrit pour me récompenser ou me punir. J'ai lu dans ce sens. Je me suis orienté(e) dans ces reflets, au point de ne plus me reconnaître et de m'en trouver bien. Enfin, plutôt tranquille. Tranquille avec cette patience qui n'est pas un calcul. C'est une démonstration de savoir-faire. Le sens de la composition. « Il n'y a pas de vin dans la maison, dit Victoria. J'ai oublié de dire à Susan que tu bois du vin. Elle ne pouvait pas le deviner.

— Monsieur Byron boit du vin ?

— Bien sûr que non ! Boit-on du vin quand on croit à l'existence de Dieu ? Encore un préjugé bien dans ton genre.

— Je posais une question. Je voulais savoir. Je ne bois que pour un peu de tranquillité. Je pensais que Monsieur Byron...

— Monsieur Byron ne boit pas. Tu boiras seul(e).

— Mais il n'y a pas de vin !

— Susan nous en procurera. Nous le mettrons dans une de ces grosses barriques que j'ai aperçues dans l'appentis. Elle saura ce qu'il faut faire.

— Je suis content(e) d'apprendre qu'elle s'appelle Susan.

— Susan ou autre chose !

— A-t-elle de l'amitié pour Monsieur Byron ?

— De l'amitié ! Mon Dieu non ! Elle ne le connaît même pas.

— Comment ont-ils fait pour ne pas se rencontrer ?

— Ta question n'a pas de sens.

— Elle en aurait un si tu me disais ce que fait ce monsieur dans une maison qui m'appartient...

— À moitié ! Elle t'appartient à moitié. Monsieur Byron possède l'autre moitié. Il te l'expliquera quand tu consentiras à le voir. Il ne sortira pas de la maison pour te déplaire, crois-moi !

— Et de quelle moitié suis-je propriétaire ? La partie haute ou la partie basse ? La moitié gauche ou la moitié droite ?

— Est-il nécessaire d'en discuter ? Tu vas me faire rire.

— Pas tant que je n'aurais avalé cette goutte de vin qui fera déborder le vase de ma sentimentalité blessée.

— Je ne te conseille pas d'entrer dans la maison dans cet état d'esprit. Monsieur Byron ne discute jamais de cette manière. Il n'impose jamais son point de vue. Il a rarement un point de vue.

— Tu veux dire qu'il a rarement un point de vue différent du tien. Il te laisse faire tout ce qui te passe par la tête. Par exemple dépenser l'argent de Rock-Drill pour acheter cette absurde masure !

— Tu veux dire stupide.

— J'avais assez d'argent pour mourir tranquillement à Rock-Drill. Tu as encore brisé mon rêve en mille morceaux. Tu briseras toujours tous mes rêves en mille morceaux et les morceaux en mille reflets et les reflets en mille petites prisons de gouttes d'eau.

— Tu vas te mettre à délirer. Monsieur Byron n'aimera pas ça.

— Monsieur Byron préfère l'opéra. Non ! La messe ? Enfin, un rituel quelconque pour qu'on y fasse couler du sang à la place du vin.

— Monsieur Byron n'a pas de leçons à recevoir. Il sait très bien ce qu'il fait. Il le fait pour toi. Parce que je le lui ai demandé.

— Mais je ne t'ai rien demandé, moi. Sinon de payer Rock-Drill à échéance et de calculer le prix de tes folies.

— Monsieur Byron est d'accord avec moi. Veux-tu lui parler ?

— Parler à un étranger qui va le rester autant de temps qu'il voudra exister pour moi ! Il n'aura droit qu'à ce silence qui est la meilleure expression du mépris dans des circonstances qui ne m'avantagent pas parce que tu as gaspillé absurdement tout mon argent, tout l'argent qui me donnait Rock-Drill pour que je me donnasse à Rock-Drill.

— Rock-Drill c'est du passé. Tout ton avenir est dans cette maison. Tu y trouveras le bonheur si tu y mets du tien.

— Je ne me mettrai pas du côté de Monsieur Byron.

— Il faudra bien que tu fasses sa connaissance. C'est inévitable.

— J'habiterai dans l'appentis. Il est plein de tout ce qu'il faut pour vivre.

— Ce sont les affaires de Monsieur Byron. Tu n'y toucheras pas sans sa permission. Il ne te la donnera pas si je ne le veux pas.

— Tu veux me faire croire qu'il t'aime à ce point ?

— Tu croiras ce que tu voudras. Mais tu le croiras avec Monsieur Byron dans mon lit qui n'est pas celui d'une jeune fille, je le sais et je ne t'en veux pas. Je ne t'en voudrai jamais. Ni d'être né(e), ni d'avoir vécu, ni d'avoir écrit tant de stupidités sur mon compte, ni d'avoir accepté cette atroce paralysie qui va devenir la mienne si tu continues de m'asticoter.

— Tu parles comme Susan.

— Que sais-tu de Susan ? C'est une bonne fille. Elle portera le vin si c'est ce qui te chagrine. Elle fera tout ce que tu voudras. Tu n'auras qu'à le lui demander. Parle-lui de ces barriques. Elle te dira si on peut les utiliser. Elles appartiennent à Monsieur Byron mais Monsieur Byron ne saura pas le dire. Il a tellement peu vécu dans cette maison. Il veut y mourir. Vas-tu maintenant devenir raisonnable et comprendre ce qui se passe dans la tête de Monsieur Byron. Il ne demande qu'à partager. Et puis il s'en ira mourir dans un coin de la maison, comme une bête. C'est lui qui parle de cette manière. Il ne se respecte plus. Il ne veut plus rien posséder, plus rien imposer à personne. Il n'a aucun caprice à faire valoir pour se monter un peu la tête. Il n'a même pas besoin du vin que tu boiras sans lui. Il est déjà dans l'autre monde. Je l'y rejoindrai plus vite que je ne le crois, en tout cas si je suis fidèle comme je le crois. Me crois-tu capable de cette fidélité ? J'ai tellement besoin que tu me comprennes. Il n'y a que toi pour me comprendre tout entière. Monsieur Byron ne vivra pas plus longtemps de tenter de le faire à ta place. Mais ce n'est pas la place que tu as choisi d'occuper dans mon cœur. Ce n'est même pas dans mon cœur que tu l'occupes. C'est dans ma mémoire. Je te déteste ! S'il n'y avait pas Monsieur Byron pour me tranquilliser, lui qui ne trouve pas la tranquillité. Il aimerait tant prendre ta place. C'est impossible. Même après l'amour. L'amour sans plaisir. L'amour pour l'amour. L'amour pour témoigner. Voilà de quoi est capable Monsieur Byron. Mais tu ne veux pas le savoir ! Tu ne veux rien savoir de ma propre paralysie. J'ai tellement honte d'en parler, mais j'en parlerai toute la nuit parce que c'est nécessaire.

— J'irai chercher le vin. »

Dans l'appentis, il y avait en effet deux tonneaux qui pouvaient être des muids compte tenu de l'idée que j'en avais. Il fallait que j'en parlasse à Susan. Elle avait un mari, Lucas, Thomas, ou Jack, je ne sais plus au moment où j'écris. En tout cas, il devait s'y connaître en vin et ne rien ignorer de la manière de le conserver, c'est-à-dire de ne rien perdre de ses qualités. J'irai voir Jack, me dis-je en me frayant un chemin au milieu des meubles entassés comme de vieux objets désormais inutiles, les uns sur les autres, sans ordre, sans respect, sans protection. J'allai jusqu'au fond de l'appentis où végétaient les restes d'un ancien atelier de forge. L'odeur de la cendre persistait encore malgré la moisissure qui avait commencé à s'installer dans le bois des meubles et dans les toiles et les stores couverts de poussière. Il y avait encore de la graisse sur la vis sans fin de l'étau dont le pied était celé dans une bille de chêne qui ne pourrirait jamais dans cette terre battue pour toujours. Les outils de forge étaient cloués au-dessus d'un établi, les poutres étant enfoncées entre les pierres, vieux clous carrés arrachés au feu ou plus simplement à une charpente détruite dont le bois avait sans doute été réparti dans toute la maison sous forme de pied de table ou pire comme support d'un placard et pourquoi pas pour servir d'appui à l'appentis lui-même. Il y avait une fenêtre derrière la hotte de la forge, condamnée à ne pas s'ouvrir pour des raisons techniques sans doute. Victoria s'approchait sur la pointe des pieds. Elle avait quelque chose à me dire. « J'ai eu des nouvelles de Gisèle, sais-tu ? » Non, je ne savais pas. Je voulais le savoir. Pourquoi ne pas vouloir ce genre de chose quand on est cloué au sol pour toujours ? Je pouvais toujours me souvenir de la dernière fois où je l'ai vue le soir de l'accident, avant que l'accident n'ait lieu lui aussi pour toujours. Elle est entrée dans la cour du château à toute allure sur le gravier qui giclait de chaque côté de la voiture dans les fusains qui bordent l'allée jusqu'à l'entrée du château constituée d'un grand escalier de pierre et d'une porte gigantesque qui exhibe des clous ancestraux. Je ne connaissais pas le château à cette époque ? Je crois me souvenir d'une visite quelques jours plus tôt, guidée par Fabrice de Vermort qui venait de faire notre connaissance. Je parle de Nicolá et de moi. Je me souviens presque du laboratoire d'astronomie, un peu du télescope et de l'appareillage électronique qui émettait des petites lumières en même temps que des bruits d'étincelles. Depuis la porte du château où l'œil du télescope se cachait derrière une coquille St Jacques, jusqu'à cette voûte souterraine remplie d'instruments de mesure et de calcul. Je vis d'abord l'homme couché sous un tube dans lequel il avait vissé son œil. « Jean est mon fils bien-aimé, nous expliqua Fabrice. C'est un passionné d'astronomie. Ne le dérangeons pas. » Nous bûmes le thé dans un des salons du château. Une vieille lionne empaillée nous a regardés tout le temps qu'a duré notre conversation. C'était une conversation d'écrivains, un peu ennuyeuse à cause des marques de respect, et déroutante à cause des allusions et des citations qui ne manquaient pas de ponctuer chaque réplique. Mais le soir de l'accident, Gisèle nous conduisit dans la cuisine où nous attendaient Fabrice, Nicolá et une dizaine d'autres personnes que je ne connaissais pas. D'emblée, Jules déclara qu'Agnès ne savait pas ce qu'elle faisait. Cela lui passerait avant la fin de la nuit. Je me demandais doucement ce que c'était, « cela », mais rien ne filtra de leur conversation pour en éclairer le mystère ou en tout cas l'énigme. Je ne savais pas à quoi m'en tenir. Nicolá se montrait évasif, malgré la pression que j'exerçais sur lui à bon droit. On ne me posa pas de question, ce qui ne manqua pas de m'intriguer. Les personnages de cette assemblée parlaient peu d'ailleurs, et jamais sur la base de questions qui auraient pu me donner la mesure de leur désarroi. Au contraire, les propositions se suivaient dans un ordre qui devait aboutir à ce que j'imaginais être une solution. Non pas une solution au problème d'Agnès qui ne fut jamais évoqué. Il s'agissait tout simplement de la retrouver. Des lieux défilèrent, sans corps pour moi, mais terriblement évocateurs pour tout le monde. Même Nicolá frémissait à l'annonce de ces noms de lieux qui peut-être redéfinissaient une route au bout de laquelle se trouvaient Agnès et son secret. Mais était-ce un secret pour tout le monde ? J'aperçus le fils de Fabrice, Jean, l'amateur d'étoiles, le peigneur de comètes. Il cherchait mon regard. Il semblait heureux de l'avoir enfin rencontré. Il s'approcha. « C'est à n'y rien comprendre, dit-il en m'offrant une cigarette que je refusai. Surtout de la part d'Agnès. Je l'admire tant. Je ne comprends rien à son attitude. Vous y comprenez quelque chose, vous ? Pardon, je ne vous ai pas demandé si vous parlez le français. Excusez-moi.

— Je ne le parle qu'en cas de peur extrême.

— Vous badinez ! Mais c'est la seule langue que je pratique. À part le latin bien sûr, astronomie oblige. Vous aimez l'astronomie ? Je ne vous demande pas de l'aimer. Je vous demande si vous l'aimez.

— J'ai écrit naguère un essai sur la mort et l'infini mais j'ai bien peur que cela n'ait rien à voir avec les étoiles.

— Rien à voir en tout cas avec Agnès. Personne ne comprend bien sûr. Jules est complètement désorienté. C'est un paysan. Nous avons besoin de paysans. N'est-ce pas que j'ai raison ? Chacun a son utilité. Je parle toujours de l'humanité en termes d'utilité et de son contraire. Ma mère dit que c'est trop facile. J'aime cette facilité, pas vous ?

— En règle générale, je n'aime pas la facilité.

— Vous l'aimeriez si vous saviez ce que c'est. Rien n'est plus facile que de se poser au moins mille questions sur le rapport de la mort à l'infini.

— Je n'avais pas l'intention de polémiquer.

— Moi non plus, mais vous m'y obligez. Tout le monde m'y oblige. Je n'ai pas un instant de repos à cause de toutes ces polémiques. Heureusement pour moi, elles ont un tronc commun. Vous voulez savoir lequel ?

— Je ne sais pas si le moment est bien choisi.

— Il est toujours très mal choisi, sinon où serait donc le plaisir. Mais vous n'avez peut-être aucun plaisir à converser avec moi. Je suis quelquefois ennuyeux, à cause de mon goût pour la précision des chiffres.

— Est-ce bien compatible avec votre goût pour la facilité ?

— Vous voyez que vous avez envie de polémiquer avec moi. Je ne suis pas du genre à inspirer de lentes conversations. J'ai mon utilité.

— Je ne vous la conteste pas. » Cela me revenait dans ces termes. Victoria me secouait l'épaule pour que je répondisse enfin à sa question. Étais-je venu(e) dans l'appentis pour examiner l'état des barriques ? C'était tellement important pour moi. Elle en avait parlé à Monsieur Byron mais Monsieur Byron n'avait pas su quoi répondre. Il avait fini par avouer sa totale ignorance en matière de barrique. Elle en avait perdu un temps, à lui poser des questions et à répondre pour lui ! Monsieur Byron était quelquefois sujet à des caprices passagers sur des sujets sans importance. Elle voulait dire que le sujet du vin n'avait aucune importance pour Monsieur Byron qui ne pouvait pas se rendre compte à quel point cela en avait pour moi. Elle avait perdu tout ce temps un peu sottement. N'avais-je pas envie de le lui reprocher ? C'était un sujet de conversation à verser au dossier, si elle avait lieu bien sûr. Mais je ne paraissais pas disposé(e) à en parler avec elle. Mieux valait parler de Susan. Elle n'y connaissait rien non plus mais elle avait un mari en or qui entendait de toutes les choses qui touchent de près à la vie quotidienne. Elle pousserait le fauteuil sur la route jusqu'à leur maison qui est un peu plus loin que la grange dont j'avais déjà observé le toit rouge et inutile. « J'irai seul(e) », dis-je. Le souvenir de ma conversation avec Jean s'était évaporé semble-t-il pour toujours. Il fallait que j'en pensasse quelque chose de définitif, mais quoi ? Je n'avais pas pu aller au bout de son souvenir qui sinon m'aurait imposé sa conclusion. Je n'écoutais plus Victoria qui persistait à vouloir chercher le vin avec moi. Comment pouvait-elle penser que j'étais incapable de trouver sa maison ? Je sortis dans la cour. Je jetai un coup d'œil vers la porte. Aucune trace de Monsieur Byron qui devait passer son temps à se ronger les ongles. Je n'avais aucune envie de le voir. En tout cas, pas avant d'avoir ingurgité la quantité de vin qui manquait à mon bonheur. J'avais quelque chose à parfaire. Il fallait que je me pressasse. J'en avais bien le temps. L'après-midi commençait à peine. Elle commençait avec un peu de fraîcheur et moins de soleil. Victoria m'entoura le cou dans une écharpe qui me donna le tournis à cause d'une fragrance qui lui avait donné d'autres vertiges. Elle me poussa jusque sur la route. Je n'avais plus besoin d'elle. La route descendait. Mais au retour ? demandait Victoria qui parlait haut pour que rien n'échappât à Monsieur Byron de cette conversation qui me montrait du doigt. Et puis, me montrerais-je poli(e) avec Susan qui était une fille fragile du côté de la conversation ? J'avais le goût de la contradiction pour la contradiction, poursuivait Victoria tandis que je m'éloignais en cahotant dans mon fauteuil dépourvu d'énergie mécanique. « Ne ramène pas trop de vin ! » criait encore Victoria. J'aime le vin. Un peu plus bas, de chaque côté de la vallée, il a des vignes et des gens pour les cultiver. C'est un peu de mon enfance si j'y pense. J'y pense rarement. Pourtant, c'est là que commence le bonheur. Et puis il ne s'arrête pas. Il change. Et je le retrouve toujours. L'âme humaine est un nœud incroyable de complexité. Il faut en vivre pour s'aimer. Et je m'aime beaucoup. Trop, dit Victoria quelquefois. Mon enfermement volontaire à Rock-Drill pouvait laisser croire que j'ai autant horreur de la nature qu'elle a horreur du vide. Rien n'est moins vrai. Je n'ai jamais laissé la nature s'éloigner de moi plus que de raison. À Rock-Drill, le parc était si proche que je n'ai jamais eu à m'inquiéter de son existence. Certes, il n'était que la réalisation sans doute exacte d'un plan qui en avait séduit plus d'un. J'avais fini par le traverser dans cette diagonale qui était toute l'idée que Victoria se faisait de ma vie future dont elle n'avait pas douté un instant qu'elle en serait la séduisante accompagnatrice, pour ne pas dire compagne de jeu. Elle avait caché Monsieur Byron dans son mouchoir. Monsieur Byron était cette colombe qui naît inexplicablement des nœuds pratiqués dans le mouchoir. Victoria n'attendait pas mon approbation, dont elle pouvait douter à juste titre. Ce qu'elle méritait, c'était plutôt mon silence. Monsieur Byron avait été sans doute prévenu. Il ferait les questions et les réponses, comme au spectacle. Je le devinais un peu sirupeux au bord des lèvres et vague du regard porté sur les choses où mon regard n'est que le reflet de mon intense solitude. Victoria s'occuperait des basses besognes sans quoi la vie n'est qu'une succession de malheurs. Elle comptait sur Susan qui comptait sur Jack. Sur qui donc comptait-il, Jack, pour survivre à ma stérilité ? Monsieur Byron préfèrerait peut-être la conversation de ce trafiquant de vin qui m'en voulait déjà de le chicaner sur les prix. Tant il est vrai que je ne bois pas pour détruire ma vie matérielle par ailleurs gravement entamée par l'achat de la maison et par son aménagement technique qui doit répondre à des besoins dont je suis le seul(la seule) utilisateur(trice). Tout cela ne fait que commencer, me dis-je. La route étroite et à peine goudronnée descendait plus vite maintenant. Je serrais mes mains sur l'acier lisse et chaud. Les jeux mécaniques du fauteuil mélangeaient des bruits de cliquetis, de roulements, de claquements, de roue libre, de rayons cassant la tête des bugles qui dépassaient de l'ornière. Je me laissais griser par la descente, par les vibrations, les imprécisions du regard, la confusion des silences qui me chagrinaient au passage des arbres qui devaient être des frênes chargés de ronces ou de houx. Le toit rouge se rapprochait. Il était de moins en moins rouge, gagné par le bleu qui n'était pas celui du ciel. Le bleu frémissait avec les feuillages, chaud et acide dans les petites lumières. Mais je passais devant cette grange presque sans la voir. Des ouvertures n'étaient que de grands carrés de toile noire. Des angles n'accrochaient que du blanc. Toutes les lignes m'avaient semblé perpendiculaires ou parallèles. Je m'éloignai à toute allure de cette géométrie du feu. La descente s'apaisait un peu plus loin. Je laissai venir à moi cette courbe lente et facile qui me ralentit jusqu'à l'arrêt, à l'ombre d'un massif de houx qui sentait la moisissure. Une fraîcheur intense me découragea. J'espérais la présence de Victoria derrière moi, à l'ombre rectangulaire de la grange au toit bleu. Je fermais les yeux pour ne pas en pleurer. Je pouvais rester là sans me soucier de l'avenir. Il y aurait toujours quelqu'un pour me sortir de ce mauvais pas. Même Monsieur Byron pouvait le tenter. Je ne l'en empêcherais pas. Et puis il y aurait ce Carabin qui ne manquerait pas de me sermonner pour me ramener dans le droit chemin ou plus exactement au fil des méandres de sa pensée qu'il partageait comme le pain si l'on avait la chance d'être d'accord avec lui sur les modalités de l'existence de Dieu. Je me souvenais : Jean avait fini par parler de Dieu pour remplacer je ne sais quelle étoile au sigle énigmatique. Oui, c'était comme cela que continuait ma conversation avec Jean, le soir de l'accident, dans les cuisines du château de Vermort où chacun s'épuisait à mettre au point une stratégie pour ramener au monde la pauvre Agnès qui l'avait peut-être déjà quitté. Cette idée harcelait Jules qui tenait la main de Gisèle pour qu'elle ne l'abandonnât pas au sort réservé d'ordinaire aux valets de ferme qui ont perdu leur femme par étourderie. Mais on avait changé d'époque. Gisèle parlait souvent de ce virage sur le plan des coutumes. « Le problème, dit Jean, c'est qu'elle ne tient aucun compte de l'existence de Dieu.

— Si nous en parlions un autre jour ? proposai-je, acceptant cette fois la cigarette qu'il tenait entre le pouce et l'index, s'attendant à un nouveau refus.

— Le sort de cette gitane vous intéresse à ce point ?

— Agnès est une gitane ?

— Pas que je sache, non. Que pensez-vous du sort des gitans dans cet empire européen qui se construit sur des nations en péril économique ?

— Écoutez, Jean : je ne doute pas un instant de l'intérêt qu'on peut prendre à discuter avec vous, mais le problème est ailleurs, ne croyez-vous pas ?

— Je refuse de parler d'Agnès.

— N'en parlons pas, si vous voulez. Avez-vous une idée de l'endroit où elle peut être en ce moment ? Vous avez des idées sur tout. Réfléchissez. » Mais il ne proposa rien de sensé et il se crut obligé de regagner son laboratoire. Gisèle, à table comme les autres, dirigeait le débat. Elle semblait investie d'un pouvoir que personne ne discutait, au contraire. L'absence de Jean me rapprocha d'elle. Elle sentait l'abricot et le jasmin. « C'est Jules qui a insisté pour qu'on vienne vous chercher, dit-elle. Je n'ai pas compris ce qu'il espère de vous. Expliquez-moi.

— À vrai dire, je connais si peu Agnès. Je ne comprends pas.

— N'en parlons plus. Jules sait bien ce qu'il fait. » Elle me tourna le dos. Jules me souriait. Le plus simple, c'était de lui demander ce qu'il attendait de moi respectivement à Agnès. Si je savais quelque chose dont je n'avais pas idée, comme cela arrive quand la motivation est ailleurs... mais Jules ne parlait pas. Il se mit à serrer ma main. Gisèle en profita pour battre la mesure de sa pensée à deux mains. Je déteste cette sensation d'humidité qui n'est pas la mienne. Jules anima son emprise de frémissements qui finirent par me communiquer au moins le sens de son impuissance à régler seul le problème posé par Agnès. Il faisait froid dans cette vaste cuisine qui sentait le lard fumé et la piquette. Je me laissai doucement griser par le ronronnement des voix. Fabrice offrait à boire dans une poterie. Oui, je pouvais me souvenir de cette soirée dans les moindres détails de sa réalité passée en force de mémoire. Je pouvais même choisir dans le but de raconter ce qui s'était réellement passé. On m'avait si souvent demandé de tout dire, pour que ça me soulage, comme disait Victoria, et je m'étais toujours farouchement tu(e) pour rester fidèle à mes principes. Des principes ! s'écriait Victoria en me secouant la tête entre ses deux mains inexplicablement froides et dures. Mais de quels principes te bourres-tu le crâne depuis que tu n'es plus que la moitié d'un être humain ? S'il s'agit pour toi de nous empoisonner la vie, autant que tu en disparaisses. Elle hurlait dans le grand couloir de Rock-Drill qui dessert les services administratifs. Je m'éloignais dans la direction opposée, réclamant de l'aide à cause de l'escalier qu'il fallait descendre pour pouvoir goûter à la tranquillité de la terrasse qui n'était pour personne un lieu raisonnable où tenir des conversations même les plus anodines. C'était une terrasse faite pour croiser des regards et s'interroger en pleurant sur leurs ressemblances. Victoria, à cette époque en tout cas, ne pouvait pas comprendre cette nécessité. Ce n'était pas une voie sans issue ; c'était la seule issue ; je l'empruntais comme tout le monde ; il n'y avait plus rien à dire sur la mémoire qui pouvait d'ailleurs n'être plus tout à fait la même avant et après. Mais maintenant, entre la maison qui appartenait pour moitié à Monsieur Byron et, par testament, sans doute aussi à Victoria qui avait la tête sur les épaules, — entre cette maison et, passé le toit rouge-bleu, la maison de Susan et de Jack, j'avais besoin de me souvenir, j'avais terriblement besoin de choisir, je ne pouvais plus me passer d'élaguer au fil d'une autre nécessité dont j'évitais soigneusement de dénaturer le sens et l'existence. Je repris mon chemin. Le soleil me parut plus aimable. Je m'échauffais dans un faux plat. Je perdais un peu le rythme nécessaire à la respiration. Arrivé(e) au bout de cette douce épreuve, la vallée m'apparut d'un coup, avec sa rivière blanche, ses toits rouges, les vignes, les jardins, conformes en tous points à l'idée que ma mémoire avait retrouvée exprès pour moi. Je m'arrêtai au bord du précipice, chaud(e) et tranquille comme je voulais être. Je cherchais du regard la maison qui avait été celle de mon enfance. Je ne la reconnus pas. Elle n'était qu'une idée de maison, avec une cour de gravier et de sable et un jardin carré ou rectangulaire bordé d'arbres sans essence précise. J'avais des souvenirs d'hiver pour alimenter mon effort, des souvenirs de verdure et de soleil, il pleuvait souvent dans cette mémoire blessée. Susan se souviendrait à ma place si je le lui demandais. Elle ne me refuserait pas cet instant de repos. Elle prendrait le temps qu'il faut au plaisir et à la durée du plaisir. Je ne me rappelais plus les mots favoris de Susan pour redire les choses. Ils n'existaient plus dans ma mémoire. Qu'en avait-elle fait elle-même, depuis ce temps qui nous a séparé(e)s ? Jack était un étranger au pays. C'était un citadin, de New York sans doute. Il connaissait les arts et un peu les sciences. Il surprenait toujours mais il ne manquait jamais de résoudre le problème posé. Que penserait-il de tout ce temps qui n'a rien acheté que du temps à recommencer ensemble par fidélité aux vieux principes ? Il avait joué la comédie pour amuser les idées et les idées avaient toujours beaucoup ri de ce divertissement sans nom. Mais alors, lui demandai-je, pourquoi Susan ? Il y avait un accident aussi dans sa vie. Il en avait atrocement souffert. Susan lui avait présenté Carabin. Il n'avait pas hésité quand elle lui avait demandé de l'épouser. Carabin était un père pour lui. Mais de qui n'était-il pas le père ? La maison des Danhell est nettement divisée en deux parties distinctes par leur usage. Le rez-de-chaussée, vaste et misérable, est le magasin de leur mauvaise fortune. On y trouve tout ce qui touche à leur économie. Ce qui est à vendre, ce qui n'est pas encore payé, ce qui ne le sera jamais, ce qui est acquis pour le bonheur du couple, ce qui arrive et ce qui n'arrive pas. Pas de place pour le rêve dans ce désordre déconstructeur de l'existence à deux. Le tout est traversé de bas en haut par un escalier qui tourne deux fois à angle droit. En haut, une porte d'un autre âge s'ouvre sur la vie intime des Danhell. Ici, nulle économie, un agencement au fil du bonheur retrouvé quand il s'agit d'être pauvre avec dignité. Les livres de Jack s'alignent sur une seule étagère qui fait le tour de la maison. Tout l'éclairage nécessaire y est accroché avec conscience, les épissures bien protégées avec du ruban, les fils presque tendus d'une punaise à l'autre, les douilles immobilisées au bout de solides fils d'acier chromé qui jouent avec l'ombre comme l'ombre joue avec le reste de la lumière qui est une succession régulière de halos délimitant les zones d'usage. Au-dessus des livres, un autre alignement, celui des gravures et autres images dont quelques-unes sont peintes à la main, les autres restant fidèles à l'esprit de l'œuvre qu'elles reproduisent pour le bonheur de l'occupant et quelquefois même de l'invité, comme me le fait remarquer Jack. Je suis arrivé(e) par la cour principale. Il y en a une autre, plus petite et moins fleurie, derrière la maison. Susan a levé les bras au ciel en me voyant. Elle n'a même pas cherché la présence de Victoria. Elle est arrivée en se dandinant sur les talons et aussitôt elle a pris en charge les manœuvres de mon fauteuil. Son père était un paralytique. Elle a l'habitude. Mais lui ne parlait pas, ce qui rendait sa présence malsaine. Si je suis venu(e) pour parler, c'est Jack qui va être content. Il n'a pas fait la conversation à un être civilisé depuis l'hiver dernier, quand il est allé à Boston pour acheter un tableau de peinture. Il achète beaucoup de tableaux de peinture. Quatre ou cinq par an. C'est beaucoup. Ça ne sert pas à grand-chose. Ça ne décore pas vraiment. Ça n'est même pas beau. Il faut comprendre, sinon on ne comprend pas. Jack comprend ce que ça veut dire. Il peint deux ou trois tableaux par an, mais il ne les conserve pas. Il en a exposé un à Boston, dans une cafétéria. Il ne s'est pas vendu. Personne ne l'a regardé. Sûr que personne n'a daigné y jeter un coup d'œil aimable. C'était une espèce de morceau de viande à peu près aussi dégoûtant qu'un vrai morceau de viande. Il y avait quelque chose d'écrit dessus, mais dans une langue étrangère et, dit Susan, je n’ai pas osé lui demander s'il existait le même mot dans notre langue qui est tout de même plus pratique pour ce genre de chose. « Jack ne va pas tarder, continue Susan. Il m'aidera à monter ce satané fauteuil sur la terrasse. » Elle m'avait conduit(e) dessous cette terrasse de bois. Il y faisait atrocement frais mais c'était le seul endroit de la maison où les mouches ne se plaisaient pas. On y serait tranquilles pour prendre le temps de me demander ce qui m'amenait et de répondre en posant la question du vin. Susan ne savait pas que je buvais du vin. Ça ne se lisait pas sur mon visage. Du vin, elle en a. Qui n'en a pas dans le coin ? Et qui n'en boit pas plus que de raison ? Elle buvait un peu elle aussi, dans les moments de cafard. Le cafard n'allait pas tarder à lui arriver, à cause de la fin des vendanges. « Quelle vie que cette vie qui ne sert qu'à ne pas vivre autrement que pour la vigne ! dit-elle. Mais Jack aime bien cette vie. Il picole un peu trop, c'est vrai. À cause du sexe, vous savez ? Qu'est-ce que je peux y faire ? » Jack arriva au moment des confidences. Il s'arrêta dans l'allée pour me dévisager et ne me reconnut pas. Il interrogea sa femme du regard. Au lieu de l'aider, elle lui parla du vin. Il montra l'entrée du rez-de-chaussée. La porte était ouverte. Il entra et ressortit presque aussitôt avec un bidon qu'il exhaussa. « Ça suffira ? » demandait-il. Je fis oui de la tête. Ça suffirait jusqu'à demain. Viendrait-il voir les barriques de Monsieur Byron demain ? « Vous songez donc à les remplir ? Ce n'est pas une mauvaise idée avant l'hiver. Mais après, qu'en pensez-vous ? » Il rit. Susan rit aussi. Je ris. Jack revient avec le bidon plein de vin. Il m'a reconnu(e). « Jean écrit aussi, m'avait confié Gisèle le soir de l'accident. (J'étais encore sous la terrasse avec Susan et Jack qui n'en croyait pas ses yeux. Il répétait : Faut s'y faire. Il n'y a rien d'autre à faire.) Oh ! pas des choses aussi savantes que celles que vous écrivez. Il est un peu jaloux d'Agnès, qui est publiée. Vous êtes publié(e) vous aussi ? Ça le rendra jaloux. Demain, nous nous amuserons à le rendre jaloux de vous. Cela vous amuserait-il ? Il n'y a rien qui m'amuse comme de déclencher cette sotte réaction de jalousie qu'il ne voudra pas reconnaître, vous le verrez. Avez-vous une idée de l'endroit où se cache Agnès ? Jules est complètement détruit. Elle n'a jamais fait que le détruire. À petit feu bien sûr. Pour en arriver là. Elle l'a quitté, vous l'avez deviné. Comment le lui dire ?

— Oui, dis-je. Comment le raisonner ?

— C'est plus juste en effet. Il va être minuit. Il veut aller au Pla du moulin, là-haut, au-dessus du village. Quelle idée d'avoir construit un moulin à cette hauteur. C'est le seul moulin à vent de la région. Fabrice connaît son histoire. Elle vous intéressera, j'en suis sûre. Je ne m'en souviens pas. Non, je m'en souviens. Mais je crois que j'en ai perdu le fil. Où voulait-il en venir avec ce moulin ? Il nous a raconté cette histoire il y a un mois à peine, chez les Vicarenix. Non vraiment, je ne sais plus. Il vous faudra attendre demain.

— Quel programme !

— Oui, n'est-ce pas ? Promettez-moi de vous mettre de mon côté. Vous savez, à propos de la jalousie de Jean ? On trouvera bien le temps de parler de ce moulin qui ne me dit plus rien. Jules veut aller y faire un tour. Agnès y écrit quelquefois. Elle n'y écrira plus. À mon avis, elle est dans le train de Toulouse. Et après Toulouse ? Je ne me souviens plus de quelle province elle arrive. Décidément, cette mémoire !

— C'est une Normande.

— Comment le savez-vous ? Elle vous l'a dit ? Jules avait raison : vous en savez plus long que nous sur cette affaire.

— Je vous assure que non. Ce n'est vraiment pas le genre de complicité que je recherche.

— Vous trouverez la mienne demain. Quand il s'agira de se moquer un peu de cette pauvre jalousie qui anime Jean dans ces moments de désespoir qui ne l'aident pas à nous convaincre de sa maturité. Enfin, vous verrez bien. Il s'en prendra à vous. Vous avez peur ? » Il y avait aussi un moulin dans mon enfance, non pas un de ces beaux moulins à eau ou à vent que j'avais rencontrés au cours de mes promenades dans la forêt de Bélissens dont un pan s'arrête en bordure du château des Vermort. Susan en parla la première. Elle avait envie d'en parler. Elle savait que c'était la première chose à évoquer si l'on avait l'intention de se remémorer les autres qui formaient dans nos mémoires un petit terrain entouré des regards bien connus de chacun de nous. Le moulin était enfermé jalousement dans une bâtisse de pierres que son père avait patiemment construite au cours de tout un printemps qui fut celui de notre première rencontre. Elle en avait parlé à Jack. Tout ce qu'il en savait, il ne le devait qu'aux bavardages de Susan qui était fière d'avoir connu de près l'enfance d'un écrivain. Carabin avait même mis de l'ordre dans sa mémoire. Elle s'était souvent trompée de date ou de lieu et il avait tout rectifié avec impatience au cours d'une soirée où Monsieur Byron avait parlé de sa maladie pour la première fois, ce qui avait provoqué la crise de larmes de Victoria qui ne voulait pas admettre le caractère létal de cette maladie. Elle avait fini par parler de Gisèle de Vermort et Monsieur Byron avait pleuré lui aussi en entendant sa compagne employer des termes peu flatteurs pour décrire ce qu'elle appelait la mentalité facile de madame de Vermort. Je pensai à Jean, à ce qu'il m'avait donné à penser de sa propre facilité. Mais la conversation roulait encore sur le même chemin et Susan me demanda ce que je pensais de Lily House. Je pensai tout de suite à une femme. Elle parlait de la maison. Comment pouvais-je avoir oublié le nom de la maison des Byron ? Me souvenais-je d'Anaïs ? Non, je ne m'en souvenais pas. « Il reste encore un peu d'amnésie, dit Susan.

— Il en reste, oui. Il en restera toujours. Mais je n'ai pas l'intention de retrouver toute ma mémoire. Je suppose que c'est sans importance. J'ai un autre but. Il n'a rien à voir avec cette mémoire qui n'est au fond que l'accumulation de tout ce que j'ai pu partager avec les autres, avec toi par exemple.

— Tu te rappelles tout ce qui nous concerne ?

— Pourquoi veux-tu que ça le(la) concerne ? dit Jack brusquement. C'est fou l'importance que les gens accordent à leurs souvenirs. C'est faire confiance à une matière qui n'existe plus. Je préfère le présent. Pas vous ? Il n'explique rien, il est, il disparaît et il est encore. Je n'y comprends rien.

— J'ai écrit un essai sur la mort et l'infini. Vous ne l'avez pas lu parce qu'il n'est paru qu'en français.

— Jack n'a rien lu de toi. Il n'en lira sans doute jamais rien. Il ne lit jamais rien de trop joliment écrit. C'est ce qu'il dit, n'est-ce pas Jack ?

— Carabin m'a offert un de vos livres. Je crois que c'est un roman. Je le lirai parce que Carabin ne se trompe jamais. Et j'en lirai un autre si vous ne vous trompez pas non plus. Et ainsi de suite. Il faut un début à tout. Je lève mon verre à Carabin qui ne voit pas tout, parce qu'il n'est pas Dieu, mais que tout le monde voit, parce que c'est un homme hors du commun. » Mais Jack refusait de mettre son vin dans les barriques de Monsieur Byron à Lily House. Il y avait d'abord des raisons techniques dont je ne pouvais pas avoir idée parce que ce n'était pas mon affaire. Il y avait ensuite des raisons morales sur lesquelles il n'avait pas l'intention de s'expliquer avec moi. Le vin, il me le livrerait une fois par semaine, même par temps de neige. Il suffisait de bien calculer la quantité adéquate. Oui, il savait que Monsieur Byron ne buvait plus de vin depuis qu'il avait acquis la certitude de sa mort prochaine. Il ne voulait pas mourir avec du vin dans les tripes à cause d'une idée qu'il avait de Dieu et de tout le saint-frusquin. Carabin n'avait même pas été capable de le sortir de cette ornière. Carabin ne buvait pas non plus, mais pour d'autres raisons. C'étaient les bonnes raisons. Est-ce que je voulais connaître les bonnes raisons de boire la juste quantité de vin qui plaît à Dieu ? Carabin avait tout expliqué avec des mots de tous les jours. Il n'y avait eu qu'à tendre l'oreille pour tout comprendre. Même Susan avait compris. Ce qu'elle ne comprenait pas n'avait aucune importance. Elle s'était mis elle aussi une idée dans la tête à propos du rapport de Dieu et du vin. Est-ce que j'avais écrit un essai là-dessus ? Si ce n'était pas le cas, il n'était pas trop tard pour m'y mettre. Il n'était pas jaloux de ses idées, Jack, et il m'en faisait le don le plus complexe s'il n'y avait que ça pour me faire plaisir. Quand est-ce que je le commençais donc, ce sacré essai ? « Pourquoi ne pas l'écrire vous-même, Jack ? proposai-je. Je vous donnerai un coup de main. Je suis très fort(e) pour les adjectifs.

— Vous vous moquez de moi, (ici mon nom). Je n'aime pas qu'on se moque de ce que j'ai de plus précieux au monde, par exemple Susan.

— Je ne me suis pas moqué de Susan. D'ailleurs, je ne me suis moqué de rien. Pas même de votre style d'écriture. Je lui supposais des adjectifs, c'est tout. Je les croyais impropres, c'est vrai, mais sans moquerie.

— D'accord. N'en parlons plus. J'ai peut-être un peu bu.

— Ne crois pas ça, dit Susan. Tout ce que tu as bu, c'est le vin de (ici mon nom). Tu acceptes tout ce qu'on te donne avec une facilité ! » Jack éclata de rire. Il pompa encore un verre dans le bidon, l'ayant bien tiré avec ce bout de tuyau qu'il a toujours dans la poche. Il avale le verre en deux longues gorgées, avec la pose d'une respiration complète entre les deux gorgées. Il s'est parlé tout seul dans sa tête. Il s'est posé une question et il y a répondu sans hésitation. Il me regarde comme si j'avais assisté à autre chose que sa mimique, mais il n'attend pas ma propre réponse sans doute parce qu'il n'imagine pas qu'elle puisse être différente de la sienne. Il se pose une nouvelle question, toujours dans l'immensité silencieuse de sa tête qui penche. La réponse ne vient pas. Il est envahi par le doute. Son regard me déroute. Où est le dialogue ? pensai-je en sirotant mon verre du bout des lèvres. Je ne voulais même pas savoir quel était le point de philosophie qui turlupinait Jack au moment de trouver un sujet de conversation digne de l'hôte qu'il était et qu'il n'avait pas l'intention de ne pas être malgré les regards désapprobateurs de Susan. C'était sa manière de vous obliger à vivre dans le présent avec lui. Est-ce qu'il faut dire : dans le même présent que lui ? En tout cas, il était au bord du chagrin qui l'avait transporté jusqu'ici, à cinquante mètres è peine au-dessus du point le plus bas de la vallée qui devait être approximativement celui qui dérivait à la surface de l'eau de la rivière où plus personne n'allait laver son linge depuis longtemps. « Je vous parie qu'il sera saoul avant la tombée de la nuit, dit Susan que le silence de Jack agace une fois de plus. Dans quel état va-t-il être quand il s'agira de vous reconduire ?

— Je ferais bien de songer à m'en aller en effet, dis-je.

— Oh ! ce n'est pas ce que j'ai voulu dire ! Vous pouvez bien passer la nuit ici si ça ne vous gêne pas de dormir avec les puces. On téléphonera à Victoria.

— Il n'y a pas de téléphone à Lily House.

— A-t-on idée de vivre là-haut sans téléphone ? Victoria n'est pas prudente. Elle n'a jamais été prudente. Elle aime l'aventure.

— Moi aussi. J'aime l'aventure, dit Jack. Je ne la trouve pas. Personne ne la trouve. Pas même Victoria. Est-ce que Monsieur Byron est une aventure ?

— Ça ne te regarde pas, dit Susan.

— Carabin y a pourtant mis le nez, dans cette aventure, non ? dit Jack.

— Carabin sait ce qu'il fait, dit Susan en souriant pour tenter de contrôler le désarroi de Jack qui s'est de nouveau abouché avec son morceau de tuyau acolyte.

— Je vais raccompagner monsieur (ou madame). Le vin ne m'empêchera pas de conduire. Sauf si monsieur (ou madame) pense le contraire. » J'étais d'accord pour retourner à Lily House à bord de la camionnette de Jack. Bien sûr je ne pouvais pas quitter mon siège à cause de ce que j'avais fait dedans. Cela posait un problème, mais c'était un problème de bonne nature, dit Jack, un de ces problèmes qu'on a plaisir à résoudre parce que c'est censé arriver tous les jours, tout simplement. Ça pouvait bien arriver autant de fois que ça me convenait, dit Jack en poussant le fauteuil vers la camionnette. « Ce qui me déplaît, voyez-vous, disait-il, c'est de rendre service sans que ça ne me pose aucun problème ou que ça m'en pose un qui soit pas ordinaire. Il y a une juste mesure qu'il ne faut pas dépasser dans la relation de bon voisinage. Bon Dieu ! Voilà une mise au point à laquelle je ne m'attendais pas. » Un quart d'heure plus tard, après dix minutes de savants calculs et cinq d'efforts mesurés en levier, j'étais arrimé(e) tout entier(ère) sur le plateau de la camionnette. Je n'avais même pas besoin de bien me tenir. Rien n'arriverait si le vin ne nous jouait pas un de ses mauvais tours. « Pourvu qu'il n'arrive rien, dit Susan.

— Ça m'est déjà arrivé, dis-je. (J'étais un peu ivre).

— Une bonne raison pour que ça n'arrive plus, dit Jack. Ça m'est arrivé à moi aussi. En voilà deux raisons ! » Susan était pétrifiée. Je me souvenais : Gisèle avait-elle trop bu ce soir-là ? Je ne m'étais même pas posé la question. Elle avait remis le moteur en route. Jules m'attendait près de la portière ouverte. Il était impatient à cause de la nonchalance qui me venait d'un verre de vin pimenté. Je venais de traverser la porte parce que quelqu'un m'en avait facilité le passage. Jean était assis dans l'escalier géant qui descend sur la cour. « Il n'y a personne au Pla du moulin, disait-il à Gisèle qui haussait les épaules sans rien dire. Qu'est-ce que j'en sais ? Agnès n'y met plus les pieds depuis que la toiture s'est effondrée sur le lit où elle écrivait. (Jean me regarde). Elle l'avait repeint pour se faire une idée de son aspect ancien. Mais toute la toiture était tombée dessus. Qu'est-ce qu'elle irait faire là-bas ?

— Venez donc ! dit Jules à mon intention. N'écoutez pas ce nabot. J'ai besoin de votre pouvoir. Ne vous mettez pas en retard, je vous en prie ! » Je montai dans la voiture et m'assis sur le siège arrière. Gisèle démarra sans précaution. L'obscurité revint d'un coup, traversée par les phares. « J'irai d'abord au village pour prendre Pierrot, disait Gisèle. Il a un pouvoir lui aussi. Il nous aidera s'il arrive à se montrer raisonnable. Vous le raisonnerez, Jules. Vous lui expliquerez que nous avons confiance en lui. Les débiles mentaux sont toujours sensibles à ce genre d'argument. » Jules secoua la tête en se pinçant les lèvres. « On ne va pas pouvoir se faire la conversation, dit Jack en montant dans la cabine. Ce moulin fait un bruit de tous les diables. » Il ouvrit la vitre derrière la cabine. « Si quelque chose doit arriver, dit-il avant de lancer le moteur, criez de toutes vos forces. J'entendrai peut-être quelque chose. » Le moteur pétarada un moment avant de trouver le régime du ralenti. « Ça alors, dit Jack, vous lui avez tapé dans l'œil. Pas vrai, Susan, que notre ami(e) lui a tapé dans l'œil à ce sacré moteur ? » Susan tirait sur les sangles qui assuraient mon arrimage. « Au mieux, dit-elle, vous attraperez un bon rhume.

— Fous-lui la paix, dit Jack brusquement.

— On en parlera ce soir, dit Susan.

— Quand tu voudras, chérie. Et où tu voudras. En enfer peut-être ! » À ce moment précis, la vallée m'apparut tout entière pour la deuxième fois aujourd'hui. J'étais sur le point d'entrer dans le meilleur de ma mémoire si toutefois celle-ci voulait bien se laisser faire. Depuis mon retour dans le monde des vivants, elle n'avait jamais accepté de s'abandonner au catalyseur qui lui était présenté de main de maître par un spécialiste adepte du doute apodictique. Chaque fois, j'ai ressenti la violence de la blessure qui lui avait été infligée à un moment quelconque de ma propre existence. Il n'y avait rien à faire pour en deviner la profondeur. Cette intensité descendait toujours pour interdire toute tentative de mesure. J'en revenais terrifié(e), avec le poids de la terreur dans un endroit secret de ma pensée qui donnait le vertige. La solitude a fini par remplacer l'incompréhension et comme c'est normal de le trouver normal quand on n'a rien décidé pour qu'il en soit autrement ! Maintenant la vallée de mon enfance formait un corps réveillé jusqu'à l'horizon où je croyais deviner une mer. Je ne me souvenais pas de la mer de mon enfance. Il y en avait une peut-être et il avait suffi de suivre le cours de la rivière pour la rencontrer et la soumettre à tous les rêves d'aventure. Mais il n'y avait pas de place pour ces rêves dans ce qui me restait de la mémoire totale. Simplement, je croyais à cette totalité. Je croyais que c'était toute l'explication. Je me mettais à rêver que je n'étais plus un enfant. À quel moment l'ai-je rêvé avec cette précision qui est le principe fondateur de ma survie ? Et à quel point ai-je dominé cet outrage à l'intelligence ? La camionnette montait encore. Je pouvais voir les vignes rousses et grises de chaque côté de la rivière. Il n'y avait qu'un endroit comme celui-là dans toute l'Amérique. C'était celui où je pouvais projeter tout l'écran de mon enfance, blanc rectangle que je traversais dans des postures étranges qui ne me disaient rien sur le sens que j'avais donné à cette durée qui devait en avoir un pour exister. J'étais toujours seul(e) pour occuper l'écran. Il n'y avait personne pour me donner la réplique. Je ne touchais aucun objet. Je n'entretenais que cette relation pour me souvenir de l'enfant que je rêvais d'avoir été comme d'autres ne rêvent plus de le redevenir. Il y avait pourtant une sensation plus précise que les autres en ce qu'elle affectait tous mes sens à la fois. Elle me rendait malheureux(euse) chaque fois qu'elle tentait de devenir le souvenir par quoi commençait non pas le temps mais la présence nécessaire de mon enfance. Jack m'avait demandé, par curiosité avait-il ajouté, et je ne devais pas me sentir obligé(e) de lui donner une réponse en retour, si ce trou de mémoire n'était pas toute l'explication du vertige contre lequel je semblais lutter à tous les instants de ma vie, par exemple au cours de cette conversation qui risquait de ne ressembler à rien d'agréable parce qu'il ne pouvait pas s'empêcher de penser tout le temps à cette enfance dont on lui avait formé une idée qui tenait debout grâce aux commentaires et aux confidences de Susan qui l'avait vécue avec moi ou qui du moins l'avait croisée un nombre incalculable de fois. J'avais alors regardé Susan sans la reconnaître. Son aspect physique l'éloignait tellement de l'enfant qu'elle voulait avoir été malgré mes doutes et surtout par-delà ma douleur d'homme ou de femme détruit(e). Elle fermait les yeux pour en interdire la lecture. Elle baissait la tête à cause de ses lèvres qui savaient tout des mots nécessaires. Mais Jack disait qu'il n'y avait rien à faire en matière d'amnésie, surtout si c'est l'enfance qui s'est volatilisée, parce qu'alors la raison en est terriblement justifiée par tout le reste de la mémoire. Susan cligna des yeux, ses lèvres dirent : « On ne peut pas se passer de ce genre de souvenir. Moi j'en deviendrais folle. Dieu sait ce qui me passerait par la tête. Je ne veux même pas y penser. On en parlera si vous voulez » (de cette enfance qui résiste encore à ma mémoire blessée pour des raisons que je ne suis même pas capable de retrouver, même en fouillant dans cet ordre grouillant qui se décompose un peu plus chaque jour pour évoluer tristement vers ce qui ne sera pas une explication acceptable.) Je crois que Susan avait pleuré. J'avais peut-être affirmé un peu vite que tout cela n'avait aucune importance. J'avais demandé à Jack de faire un tour dans la vallée. Je paierais l'essence, je paierais le déplacement, le temps perdu, je paierais tout ce qu'il voudrait que je payasse mais qu'il conduisît donc son sacré pick-up sur les hauteurs pour dominer toute cette vallée qui avait encore sa place dans ma mémoire. Un autre jour, avait dit Susan. La nuit va tomber. Vous allez attraper froid. Mais Jack avait besoin de me donner raison. Il avait dit à Susan qu'il avait envie de se rendre utile. Pourquoi m'avait-elle rétorqué que je lui inspirais une peur panique à cause de mon regard qui n'arrêtait pas de lui poser des questions qui n'avaient rien à voir avec son enfance à elle ? C'était une drôle de manière de me secouer, moi qui avais plutôt l'air de ne réclamer que des ménagements dont il comprenait parfaitement la nécessité. On irait jeter un coup d'œil sur cette sacrée vallée. Je pouvais compter sur lui. Il réglerait son compte à cette Susan qui n'était même plus sa femme depuis qu'il ne l'avait plus dans l'idée. Il fallait avoir une idée de la femme pour vivre normalement avec celle que le destin lui avait donnée parce qu'il avait eu l'impression que pour une fois, le destin s'était mis de son côté qui était celui d'un homme marqué par le malheur hérité de la seule femme qui avait eu avant Susan toute l'importance que Susan n'aurait jamais. On parlerait un jour de toutes ces choses qui avaient quelque chose à voir avec mon enfance. On ne retrouverait peut-être pas toutes les traces de l'enfance. On pouvait espérer pouvoir un jour abandonner les recherches sans se le reprocher amèrement comme cela arrive quand on a trop d'ambition en matière de mémoire. Ensuite il a engueulé Susan au sujet du bidon qu'elle avait oublié sous la table. Elle n'en faisait jamais d'autres. Je finirais bien par me souvenir de quelque chose qui le confirmerait. Il arrêta la camionnette au sommet d'une côte dont le virage était augmenté d'une plate-forme soigneusement ratissée où les pneus laissèrent une longue trace parallèle. Il manœuvra ensuite pour que je puisse regarder la vallée sans me tordre le cou. Il coupa le moteur et s'immobilisa dans le gravier, au bord du précipice. « Vous voulez qu'on parle ? proposa-t-il.

— Ce n'était qu'un caprice. Susan avait raison. Je me suis montré(e) ridicule une fois de plus. Il vaut mieux rentrer.

— Elle a oublié de vous donner une couverture.

— Je n'en ai pas voulu. Je ne m'imaginais pas qu'on pouvait avoir aussi froid. Je réfléchirai avant de parler la prochaine fois.

— C'est ce qui vous tue, de réfléchir avant de parler. Ça vous rend tout raide et impropre à la conversation. Tandis que Susan, c'est sa pudeur qui lui joue des tours. Ce n'est pourtant pas difficile de se laisser aller. Des souvenirs d'enfance, j'en ai plein la tête. J'en connais même la cohérence. Mais ça ne m'aide pas à continuer d'être ce que je suis. Je préfère les projets. Vous avez des projets ?

— Je vais écrire un livre.

— Il parlera de quoi, si je peux me permettre de le demander ?

— De la pluie et du beau temps. J'ai besoin de gagner de l'argent. À cause de Rock-Drill. De Lily House aussi. De Victoria. Il faut que je gagne de l'argent si je décide de vivre.

— Vous ne l'avez donc pas encore décidé ?

— J'attendais à Rock-Drill. Je suppose que d'attendre à Lily House est sensiblement différent. Il faut recalculer le point de départ de la solitude.

— Je n'ai aucune idée de ce que ça peut bien vouloir dire que d'attendre à Rock-Drill ce qui peut aussi bien s'attendre à Lily House mais d'une manière différente. Vous compliquez les choses pour m'y perdre. Vous jouerez tout seul (toute seule) à ce jeu de massacre. Je n'ai pas de patience, voyez-vous ? Et Susan est pudique. Je crois bien qu'on ne pourra pas vous aider si vous n'y mettez pas un peu du vôtre. Ou bien les choses sont simples comme un bonjour et Susan vide son sac, ou bien c'est trop compliqué et je demande à Carabin de s'en occuper lui-même.

— Je lui en parlerai demain matin. Il vient me voir pour mettre au point ma vie future à Lily House. Je suppose qu'il a décidé de tout. Mais rien ne vous force à lui obéir. Je lui en parlerai. » Jack ne regardait plus la vallée. Il s'était retourné vers moi et maintenant il appuyait ses coudes sur la ridelle. Il ne me regardait pas. Il se mordait doucement les lèvres et hochait la tête en clignant des yeux. Il n'arrivait pas à me dire ce qui venait de prendre de l'importance dans sa tête à cause de mon intention d'informer Carabin de ce qui avait été de sa part une tentative de se dérober à la responsabilité qui lui avait été assignée par cette autorité, celle de Carabin, dont la nature demeurait pour moi un mystère. Il ne pouvait pas se rétracter. Il ne pouvait pas me demander de faire comme si rien ne s'était passé. Je n'oublierai sans doute jamais cette menace de me retirer son aide. J'oublierai encore moins la condition qu'il y avait mise. Il ne dit rien et retourna au volant. Sans me demander mon avis, il remit le moteur en marche et reprit la route dans la même direction. Nous descendions vers le village, lentement. Maintenant (écrivant) je me souviens : « Pourquoi Pierrot ? demandait Jules à Gisèle y a de cela près de deux ans au moment où j'écris.

— Je connais cette complicité qu'il y a entre lui et Agnès, dit Gisèle. Il sait tout d'elle. Il sait peut-être aussi où elle est. Ça nous éviterait de monter au Pla du moulin où, comme le dit Jean, il n'y aura personne pour nous aider à la retrouver.

— Si c'est un secret, Pierrot ne dira rien.

— On verra bien. » Si j'avais été moi-même l'idiot du village, dans ce comté où la consanguinité n'est pas rare, de qui aurais-je enregistré pour toujours, à moins d'une perte de mémoire, ce qui était le cas, les secrets de résistance et d'évasion ? Il y avait alors quelqu'un qui avait déversé dans ma mémoire encore intacte les flots de son imagination en péril à cause d'une alliance dénaturée. Quelqu'un dont je finirais bien par croiser l'ombre adamantine sur un chemin ou dans une rue au moment où sa mémoire me retrouverait d'un coup dans le lieu habituel de ses confidences. C'était peut-être trop demander au hasard objectif, lui demander de me mettre sur le chemin de cette confiance démesurée pour en provoquer le silence et peut-être même l'oubli, les forcer à revenir dans l'optique de ma délivrance. Si j'avais des raisons de croire à ma nature d'idiot enfant ? Je pouvais toujours poser la question. Elle augmenterait le poids de ma présence dans cette contrée, mais pour combien de temps ? Je pensais à l'idiotie comme à une méthode de réinsertion dans cette société impénétrable qui avait pourtant été le lieu et le décor de mon enfance aujourd'hui injustement chassée du paradis. Je souligne injustement parce que c'est vrai que je commençais à pencher doucement du côté de la morale. J'avais besoin d'explications, mais le seul conflit m'était donné par Jack qui se morfondait à cause d'une révolte sans importance sur la cause de mon existence. Je pouvais me passer de lui et de Susan. Pouvais-je compter sur l'appui de Carabin en qui ma mère (Victoria) avait mis toute la confiance qu'elle pouvait encore jouer sur le tapis de sa conscience ? Pourquoi Pierrot ? demandait Jules, et Gisèle, qu'on ne peut pas soupçonner d'infidélité autre que conjugale, lui donnait toutes les raisons de croira à la nécessité de l'idiotie en matière de recherche. J'aimais cette possibilité. Et il n'y avait pas un père pour détruire mon projet d'idiotie. Il y avait de multiples amants(es) mais je n'en avais conservé aucun souvenir. « Vous en parlerez donc à Carabin ? me demanda Jack. (Il avait arrêté la camionnette dans une station d'essence, en dehors de l'aire goudronnée des pompes, à mi-chemin entre les distributeurs automatiques et l'atelier de mécanique. La station était déserte mis à part le petit homme qui semblait en être le gardien et peut-être même le gérant. Il parlait à son chien et son chien l'écoutait. L'un était assis sur une vieille banquette aux angles déchirés, l'autre à l'ombre d'une poubelle trop pleine. Ni l'un ni l'autre ne s'intéressait à ma présence inattendue sur le plateau du pick-up où Jack m'avait rejoint(e) pour me parler de notre petit différent. Je ne me rappelais plus s'il s'en était pris à mon sens de la complexité ou simplement à ma façon de chercher le dialogue avec Susan, qui lui avait paru trop crue, trop véridique, pas assez respectueuse de la mentalité de Susan qui avait l'habitude d'alimenter sa conversation plutôt d'aveux que de calculs patiemment mûris. De quoi informerais-je Carabin, si c'était ce que j'avais l'intention de faire ?) Je préfèrerais que vous n'en parliez pas. Ça ne change rien à mon idée. Je n'ai pas l'intention de vous laisser vous servir de Susan et de moi pour arriver à vos fins. Je ne veux même rien savoir de votre mémoire ni de ce qui lui donne de l'importance à côté de celle de Susan qui n'a rien d'autre à dire. Je vous amènerai où vous voudrez, d'un bout à l'autre de la vallée, dans tous les coins et les recoins qu'il vous prendra l'envie de voir ou de revoir. Je ne compterai pas mon temps pour vous servir de cette manière, mais ce sera la seule, parce que pour ce qui est de faire valser la pauvre Susan sur le grill de la conversation, il n'en est pas question. Il ne peut pas en être question, mais Carabin ne doit rien en savoir.

— Vous voulez mentir à Carabin ?

— C'est vous qui mentirez, dit Jack en souriant. Qu'en pensez-vous ?

— Il y a comme une fissure dans l'édifice de Carabin. Je suppose que ce n'est pas la seule. Il est vrai que je n'y habite que de façon temporaire. Je peux fermer les yeux si ça me chante.

— Le tout est de savoir si ça vous chante ou non, dit Jack toujours souriant.

— Pourquoi souriez-vous de cette manière ? De quoi vous moquez-vous ? De Carabin ? Des tours que vous allez lui jouer pour tirer Susan de son influence maléfique ? Du pauvre sens que je pourrai toujours donner à ma complicité ?

— Je n'ai aucune confiance en vous, dit Jack. Susan est prête à tout pour satisfaire à votre désir d'enfance. Si c'est ça que vous voulez, je peux vous en inventer une, d'enfance. Je peux même vous donner la mienne.

— Je n'aime pas cette facilité.

— Vous n'avez pas le choix.

— Vous non plus, Jack. J'en parlerai à Carabin. Il décidera de votre sort.

— De mon sort ? Et puis quoi encore ! » dit Jack en riant. Il répète : et puis quoi encore ! me regardant deux fois avant de se diriger vers les distributeurs automatiques. De quoi ai-je parlé ? me dis-je. Je ne sais même pas qui est Carabin. Et je n'ai aucune idée de ce qu'il attend de Susan respectivement à ma propre attente qui n'est au fond que celle d'un(e) malade. Je regarde Jack donner des coups de pieds dans le distributeur de bières. Le gardien lève la tête et arrête de parler à son chien. Il ne dit rien, me regarde en passant, puis revient à son chien qui a suivi tous les regards de son maître avec une fidélité inquiétante. Jack revient avec la boîte de bière. « Vous en voulez une ? » Je fais non de la tête. Jack se remet au volant, le pick-up descend encore vers le fond de la vallée. De quoi avons-nous parlé ? pensai-je. Susan sentait la friture de patates. Elle avait des doigts boudinés qu'elle n'arrivait pas à plier jusqu'à la paume. Elle prenait le verre par le pied, entre le pouce et l'index. C'était un joli service à verres bleus qu'elle avait ramené d'Espagne. Elle connaissait l'Espagne ? Non, elle ne connaissait pas l'Espagne. Elle ne l'avait même pas traversée comme cela arrive quand on revient d'Europe. Elle avait eu juste le temps d'acheter ces verres dans un pueblo misérable qui était celui que Carabin avait choisi pour leur parler du Dieu des Espagnols. Elle n'avait rien compris à ce discours compliqué mais elle l'avait applaudi avec tous les autres et Jack était tombé en arrêt devant ce service à verres entre deux séances d'applaudissements et d'incompréhension. Ça lui avait donné l'idée de revenir sur ses pas pour l'acheter. Elle ne pouvait pas acheter tout ce qui fascinait Jack de cette manière étrange qui lui donnait des airs d'un autre monde. Elle avait acheté le service à verres en Espagne et un étrange caillou pour la même raison dans le Sud de la France. Elle n'avait plus rien acheté depuis. Ils ne voyageaient plus à cause de la lenteur que Jack mettait dans l'exécution des travaux de la ferme. Ça leur prenait tout leur temps à cause de cette lenteur. Jack n'avait donc plus l'occasion de s'émerveiller devant les objets qui lui arrivaient comme arrivent les rêves. Voilà de quoi nous avions parlé avec Susan avant que Jack ne s'amenât pour changer le sens de notre relation. Nous avions parlé de lui parce que Susan l'avait choisi comme sujet de conversation mondaine. J'avais même fait preuve d'une grande patience au moment des énumérations. Susan se rendait compte qu'elle abusait de mon temps, qu'elle en malmenait les extrêmes surtout à l'endroit du passé qui était ma seule raison de vivre, ce que je me gardais bien d'avouer par souci de réalisme. Et Jack était arrivé pour tout mettre sens dessus dessous. Nous avions tellement pris soin, Susan et moi, de ne rien déranger de l'ordre imposé par la distance qui nous séparait encore. Jack se moquait de ces manœuvres préparatoires. Il n'avait pas le temps de le préférer, en attendant le premier résultat, aux premiers signes de désaccord. Il voulait entrer dans le vif du sujet comme si nous nous connaissions depuis toujours. C'était le cas peut-être, mais j'étais exclu(e) pour l'instant de cette manière de voir les choses. Jack recherchait ma disparition. Il s'était juré de la trouver. Et maintenant il me demandait de mentir à Carabin pour ne pas avoir à supporter ses foudres. J'avais du mal à croire que c'était dans le seul but de ménager la tranquillité maladive de Susan. Je soupçonnais une conspiration. Il voulait m'en rendre complice. Mais qui était Carabin si tout cela avait un sens ? « J'ai terriblement froid, criai-je à travers la lunette de la cabine du pick-up. Ramenez-moi chez moi, s'il vous plaît. » Mais Jack ne m'entendait pas. Il avait l'intention de me torturer. Il voulait que je mesurasse toute son énergie à me vaincre dans le cas où j'aurais décidé de situer notre relation sur le terrain où il avait l'habitude de gagner tous les conflits. La camionnette filait bon train, avec le bout de la route pour seul point de fuite où tout finissait par se rejoindre comme pour donner tort à mon entêtement. Je donnai une série de coups de poing sur le toit de la cabine. Jack se retourna juste le temps de me dévisager. Il sourit. C'était une question. J'y répondis par un dernier coup sur la lunette. La camionnette s'engagea dans un chemin de terre. C'était la fin des trépidations régulières de la route. Les sangles commençaient à cisailler mes épaules. Cette douleur me ramena à la réalité que j'avais quittée en demandant à Jack de me faire visiter la vallée, contre l'avis de Susan qui n'était pas capable de changer d'idée aussi facilement que je m'en passais pour commettre les pires folies. À Rock-Drill, je n'avais pas eu l'occasion de me délivrer du joug de la pensée toujours en quête de cohérence comme si c'était sa seule manière d'exister. Rien n'était plus facile que de contrôler les glissements du rêve. Un cri, un coup de sonnette sur le timbre vissé à l'accoudoir du fauteuil, la sonnerie électrique au-dessus de l'oreiller, plus précise, plus claire, moins sujette à caution, toujours suivie de l'effet attendu. À Rock-Drill, je vivais dans cette cohérence facile, comptant toujours sur le fil qui me reliait à la réalité à travers toute l'épaisseur labyrinthique des mauvais rêves. Y avait-il de bons, que dis-je : de beaux rêves à Rock-Drill ? On ne s'ennuyait pas, il n'y avait pas de place pour le temps perdu, le rêve était expliqué, mesuré, comparé, tué par nécessité, revécu par hygiène, donné en exemple, échangé avec d'autres mots plus à même d'être compris par tout le monde, y compris par ceux qui avaient perdu leur intimité et qui ne pouvaient plus rien cacher dans le secret de leur existence parce qu'ils n'existaient plus pour construire mais pour être déconstruits. À Rock-Drill, je n'avais pas d'ami, moi qui avais toujours cultivé avec fidélité le sens de l'amitié et même de l'amour. J'avais conquis cette solitude. On me le disait. On ne se fatiguait pas de m'en distiller la parole. J'adhérais à toutes les conversations, ayant droit à une partie du secret, la moins probable, bien sûr, mais évidente, satisfaisante, rassurante, fidèle, émouvante jusqu'aux larmes. J'avais ma place dans la suite séquentielle des répliques dont au moins une avait toute mon approbation, les autres m'inquiétant plutôt, m'invitant à une fuite salutaire, me retenant par souci de ne pas me montrer moi-même du doigt, les autres cherchant à deviner mais ne devinant rien, au plus une goutte d'eau dans le fleuve de mon désespoir, rien qu'une goutte pour perler avec d'autres encore qui ne savaient rien ni du fleuve ni de sa destination. Tout ceci né d'une douleur elle-même extraite du cisaillement de la sangle dans la chair de mes épaules. À travers la lunette, je pouvais voir le mal fou de Jack qui tenait le volant à deux mains, ses genoux cognant le dessous du tableau de bord, ses mâchoires entrouvertes et le muscle de la joue saillant dans l'effort d'un sourire qui me déconcerta. Le chemin entrait sous les arbres. J'avais moins froid. La camionnette ralentit au passage d'un pont. Il y avait un bouquet de fleurs à l'entrée du pont, mais c'était un massif naturel qui avait poussé là parce qu'il aurait aussi bien pu y pousser un arbre ou une broussaille de n'importe quel végétal. Les dalles de bois se soulevaient un peu au passage des roues. Puis la camionnette fit un large demi-tour entre les arbres, lentement, comme si Jack cherchait à en calculer l'effet sur mon esprit. Je fermai les yeux, parce que je m'attendais à quelque chose de définitif. Les pneus fouillaient le gravier à la recherche de la fin de la manœuvre calculée par Jack qui prenait son temps ; il savait que j'avais fermé les yeux. Il se régalait de mon aveuglement et de mon impatience. Le moteur s'arrêta de tourner. Jack ne sortit pas de la cabine. Il n'avait même pas ouvert la portière. S'il me regardait, c'était à travers la lunette, le menton sur l'épaule, mesurant le sourire qui devait me blesser. « Vous pouvez ouvrir les yeux, dit-il calmement (il n'avait plus dans sa voix le tintement régulier de l'irritation causée par mon intransigeance). Ouvrez-les bien sur le premier souvenir d'enfance. Préparez-vous à ne pas vous en souvenir. C'est toujours comme ça que ça se passe. On croit bien faire et tout est faux. Suivez mon conseil. Vous ne le regretterez pas. » Mais j'avais déjà ouvert les yeux. Je n'avais pas attendu qu'il me préparât à la douleur du vide. Je reconnaissais le porche blanc et la terrasse, la balustrade en dentelles de bois blanc et toute l'enfilade de couverts aux fers forgés jusqu'à la passerelle japonaise et plus loin l'éclaircie circulaire où le bassin est creusé dans une roche rouge et noire qui est peut-être du marbre, un bloc de marbre posé dans la terre pour imiter son éruption artificielle. Il y a une clôture (j'ai fermé les yeux à cause de l'usure des choses et du désordre des vieux arrangements) jusqu'au deuxième pont qui est un pont de pierre ramené de France où il n'avait plus de signification. De chaque côté du pont, on jouait à se regarder. On ne se regardait pas. On ne voyait que la façade de la maison, blanche et tumultueuse, ou la descente entre les houx jusqu'à la mare où personne ne s'est noyé. Qui parlait de noyade, à cette époque précise où cette idée me terrorisait au point que je ne traversais jamais le pont de pierre dans cette direction ? Peu importe qui en parlait. Je venais de recevoir une première impression et elle supposait déjà un infini de relations avec ce passé qui couvait sous l'érosion. Jack me pressait de questions. Il était descendu de la camionnette. Il parlait sans arrêt, me proposant des réponses qui défilaient dans ma tête pour trouver à s'y insérer comme des pièces manquantes. Jack savait tant de choses à propos de cette propriété qui l'éberluait autant que moi. « C'est presque un château, disait-il. Il n'y a pas de château dans la région, parce qu'il n'y a jamais eu de châtelain. Plus personne n'habite ici depuis longtemps. Vous savez pourquoi ?

— Je ne sais pas pourquoi Victoria veut nous faire vivre si près de ce souvenir. Elle ne voudra pas s'en expliquer. Elle commence toujours par là. Elle avait même prévu cette visite impromptue. Elle vous l'a commandée.

— Votre mère est une vieille folle et un remède contre l'amour, dit Jack qui avait de nouveau l'air irrité.

— Vous n'êtes pas le meilleur juge en la matière. C'est elle qui commande votre soi-disant liberté de mouvement. Quelle est l'étape suivante de l'initiation au temps perdu ? Vous n'avez rien oublié de ses désirs, j'espère. Elle vous en voudrait, vous le savez.

— Vous ne voulez pas visiter la maison ?

— Vous avez les clés ?

— Devinez ! » Mais il secouait la clé devant mon nez, au bout d'une chaîne qu'il avait enroulée autour d'un de ses doigts, de telle manière qu'elle gigotait sur l'écran de la paume de sa main qu'il ouvrait et refermait comme au théâtre. Il souriait de nouveau. Je ne sentais plus le bord oxydé de la sangle dans mes épaules. Il n'y avait plus rien à deviner. La porte s'ouvrait sur ce vestibule qu'on n'attendait pas à cet endroit. Il était long et chaud jusqu'à la porte de verre au bout du parquet noir qui sentait la cire d'abeille. La porte de verre s'ouvrait sur le salon où l'on m'attendait. Les meubles du salon ne revenaient pas à la surface. Ni le dialogue entretenu pendant cinq bonnes minutes au sujet de ma passion pour les animaux sauvages. « Cherchez, disait Jack. Il y a quelque chose à trouver. » Il me proposait en suivant une enfance avec le père, mais je savais bien qu'elle n'avait pas eu lieu par la faute de Victoria qui avait vainement cherché une autre solution. « Il faut entrer, disait encore Jack. On n'arrivera à rien si vous n'entrez pas. Laissez-moi ouvrir la porte. » Il ouvrait la porte en effet. J'étais toujours sanglé(e) sur le plateau de la camionnette, et au moins à vingt mètres de la porte qu'il ouvrait avec précaution, à cause de l'usure, à cause de l'odeur aussi, qui était celle de la vieillerie, et je ne m'en souvenais pas. « Elle est ouverte ! » s'écria Jack en donnant un formidable coup de pied dans ces planches moisies dont l'ajustage laissait à désirer. Il fallait que je m'abreuvasse à ce désir. Il coulait de source. Je voyais le sein de Victoria au bout du couloir, mais c'était une fantaisie de mon esprit qui s'attardait encore à ne reconnaître que l'extérieur des choses. Il n'y avait aucune profondeur. C'était un décor opiniâtre. Il arriverait encore si je lui donnais toute l'importance qu'il avait aux yeux de Jack qui revenait du bout du couloir en disant que la porte de verre était brisée. Dans le salon, il n'y avait plus de meubles. Il regrettait la console de cerisier. Me souvenais-je au moins de la console de cerisier ? Je ne m'en souvenais pas. J'en souffrais et je me mis à grincer des dents pour ne pas pleurer. Jack se boucha les oreilles en y enfonçant ses doigts, les autres doigts se tortillant comme des vers de chaque côté de sa tête. « D'accord ! D'accord ! disait-il. On reviendra un autre jour. Laissez-moi donc refermer la porte, nom de Dieu ! » Jack avait toujours été un bon nègre. Il le redevenait maintenant qu'il était persuadé d'être sur le bon chemin relativement aux déchirures de ma mémoire. Il referma la porte sans hâte, ajusta une planche rétive, recula un peu pour s'assurer que la porte avait bien réintégré son embrasure, il arracha un feuillage sec et jaune à l'angle de la balustrade, disant : « Je vois bien que ce n'est pas la bonne manière de faire. Vous ne me pardonnerez jamais. Il faudra qu'on s'explique là-dessus un jour, croyez pas ? » Il s'apprêtait à revenir sur nos pas, à refaire ce chemin à l'envers, jusqu'au point de départ où j'avais revu Susan pour la deuxième fois, après l'avoir vue une première fois à notre arrivée à Lily House. Je n'étais pas descendu(e) de la camionnette. J'avais gardé les yeux fermés presque tout le temps. Je ne les avais ouverts que pour voir Jack revenir du fond du vestibule où il avait trouvé la porte brisée en mille morceaux. Il voulait que je rentrasse à la maison avec la charge émotionnelle provoquée inexplicablement par cette brisure de verre. J'avais besoin d'entrer dans le labyrinthe, c'était l'occasion ou jamais. Autrement, cette quadrature me torturerait toute la nuit. Il ne m'en coûterait pas que le sommeil et le rêve, je le savais. Et je n'étais plus à Rock-Drill où tous les risques m'étaient permis, toutes les aventures recherchées avec délices, grâce au sommeil artificiel et à l'explication rationnelle des rêves. Je vivais maintenant dans le désordre naturel des choses. C'était presque une invitation au suicide. Mais Jack refusa de me descendre de la camionnette. Il se faisait tard, dit-il. Le mieux était de remettre tout ça à plus tard. Il ne précisait aucune date. Il me laissait dans l'attente dont je redoutais les effets sur mon comportement. Bien sûr, ledit comportement était limité à la surface de mon siège et si l'on me forçait à me coucher dans cet appareillage qu'ils appelaient un lit, j'étais sûr(e) de ne guère m'en éloigner que par la pensée. Mais cette pensée pouvait être redoutable, pour moi et pour les autres. De mon mélange de draps et d'excréments, je pouvais atteindre tous les horizons, pourvu qu'on ne me laissât pas seul(e). On me laisserait seul(e) bien sûr. Deux ou trois jours nécessaires à l'infiltration totale de la drogue et au retour excessif d'une bonne humeur qui me remettrait dans le mauvais chemin de mon expérience. Et rien ne serait à recommencer. Il faudrait que tout arrivât de nouveau. Mais quand ? « Si on en restait là pour aujourd'hui ? demandait tranquillement Jack. Soyez raisonnable.

— Me permettrez-vous de revoir Susan ?

— Je vous ai déjà donné ma réponse, disait Jack en se mordant les lèvres.

— Nous reviendrons demain ?

— Non, demain je ne pourrai pas. Mais je vous promets qu'on reviendra.

— Dois-je en parler à Carabin ?

— Vous ferez ce que vous voudrez, vous le savez bien. » Jack avait raison. J'avais déjà de quoi nourrir mon désir. Ce n'était pas grand-chose relativement à mon exigence d'ogre, mais ça prenait déjà toute la place. Je pouvais dormir tranquille, disait Jack qui avait envie d'abonder dans mon sens pour commencer honorablement notre relation d'imposture face à un Carabin dont le masque n'était au fond qu'une question d'abandon. Victoria avait pratiqué l'abandon toute sa vie. Jack lui avait peut-être trop donné. Il le laissait entendre. Tandis que la camionnette rejoignait la route, je me laissais bercer par cette perspective de mensonge total dans lequel Carabin ne verrait que le feu de notre propre calcination. Le jeu en valait la chandelle, ironisait mon petit doigt. « Jack ! Jack ! criai-je en approchant ma bouche le plus près possible de la lunette. N'est-ce pas une maison de rêve ! J'ai envie d'y revivre ce que vous y avez vous-même vécu il n'y a pas si longtemps que ça.

— D'accord ! hurlait Jack sans se retourner. Je me rappelle de deux ou trois choses que je peux jouer tout seul. Ça vous ira ?

— Merci, Jack ! Merci ! Merci ! Merci ! » Je pouvais voir la joue noire de Jack. Le muscle en était durement contracté. Il souriait, mais la sueur dégoulinait entre ses doigts sur le volant. Il l'essuya plusieurs fois sur son pantalon, criant encore : « Carabin ne viendra pas demain matin. » Il en savait plus que Victoria. Ou bien elle m'avait menti. Elle m'avait si souvent menti. Je pouvais croire Jack quand il me disait que Carabin ne viendrait pas demain matin. Il n'avait pas dit pourquoi. Je ne lui demandai pas s'il viendrait un autre jour. Cette visite était presque une promesse. Qu'est-ce que j'en attendais ? Une confirmation ? Un soulagement ? Une solution ? Les moyens de la différence ? J'avais trop froid pour y penser méthodiquement. La sangle continuait de meurtrir la chair de mes épaules. Et puis la nuit tombait. Le ciel scintillait comme une seule étoile. Il ferait nuit noire quand on arriverait à Lily House. J'avais oublié Monsieur Byron. Je comptais sur ma fatigue pour le traverser sans me poser les questions qui sinon me brûleraient les lèvres. Le sommeil était une base plus sûre pour tout recommencer dès le lendemain. Je n'ai pas dit que chaque jour est pour moi le recommencement de tous ceux qui l'ont précédé. Je revis tout mon temps de cette manière. Tout doit rentrer dans la limite du jour et laisser la place à la nouveauté. C'est facile à force d'allégorie pour remplacer les résumés mis en attente d'être détruits. J'entre chaque jour dans le secret de cet agencement élastique. Enfin, j'y entrais. À Rock-Drill, il y avait toujours quelqu'un pour m'aider à trouver mon chemin dans cette forêt de symboles, et s'il n'y avait personne, ou si personne n'était disposé à déchiffrer avec moi l'incalculable déroulement de mon histoire, ou bien si personne n'avait de remède à me proposer pour diluer mon désespoir dans une attente nonchalante qui valait bien toutes les coïncidences d'évènements, ou bien encore si personne ne voyait clair dans l'ombre broussailleuse d'un jour vécu pour mon propre malheur sans espoir de solution — dans tous ces cas de suicide probable, il m'arrivait encore de rêver la vie, sans le recours aux illusions ni aux hallucinations, ni même à l'anéantissement par l'oubli. La vie, elle m'arrivait par le conduit du rêve à travers toute l'épaisseur du sommeil et du drap, comme un roman à l'eau de rose, doucement décantée, toute l'eau remontant à la surface, et la rose vivant par le grandissement exagéré de ce que j'avais à reproduire sur l'écran de ma seule prière. Victoria avait raison. Je pouvais me passer des drogues. Je n'avais plus besoin de répliques à ma critique. J'étais capable de revivre pour « recommencer ». J'avais compté sur Carabin pour m'aider à cristalliser cette expérience. Il ne viendrait pas demain. Et je n'étais même pas sûr(e) de vouloir qu'il vînt jamais. La camionnette ralentit à une croisée de chemins éclairée par un lampadaire. Un fil de clôture, chargé de lumière, s'enfonçait dans la nuit. Jack se laissa guider par cette ligne. Je jetai un coup d'œil dans la cabine. Il fumait. Les volutes s'accumulaient contre le pare-brise, mélangées par l'air qui traversait la cabine. J'enviai un instant cette possibilité de chaleur. Il faisait si froid sur le plateau ! Mes idées suivaient le flot de ces perturbations qui soulevaient mes cheveux et faisaient claquer le col de mon manteau. J'occupais mes mains sur les cercles d'acier. Cette usure parfaite m'abouchait avec ma mémoire. Je jouais avec la surface impeccable de l'acier, son cylindre, son arc, son infini. Devant moi, la nuit se résumait à l'écran que projetaient les feux arrière du pick-up sur la route et dans les arbres. Cette rayure éteinte complétait à merveille la fixité à laquelle mon regard voulait s'habituer pour repérer des saillies d'ombre et de lumière qui m'auraient mis(e) sur le chemin d'un souvenir assez bon pour passer le temps qui nous restait à franchir avant d'atteindre Lily House. Tandis que je réglais ma conduite interne sur la pratique de ce couple de sens, la camionnette traversait un hameau qui réveilla mon odorat. On y mangeait. Jack ralentit. Un enchevêtrement de néons annonça un restaurant. La surface de mon corps était parcourue par la projection de ce désordre lumineux. Mes mains quittèrent l'arc d'acier au moment où la camionnette se garait si près d'un mur que je me mis à hurler en tapant de toutes mes forces sur le haut de la cabine. À l'intérieur, Jack riait. Il coupa le moteur et sortit pour se dégourdir les jambes. Oui, je ne me trompais pas : il n'y avait pas de restaurant entre la maison des Danhell et Lily House, ce qui voulait dire qu'on n'était pas sur le chemin où Victoria s'attendait à me trouver, à moins que Jack me cachât maintenant plus efficacement le secret que Victoria lui avait confié à mon insu. Jack s'éloigna vers la lumière qui annonçait la salle de restaurant. Il était inutile de crier. Il y avait du monde. Ma présence sur le plateau de la camionnette était déjà une question, certes, mais encore de celle dont on n'attend pas une réponse sous peine de la reposer avec plus de fermeté. Si je me mettais à enguirlander l'incroyable Jack qui se faufilait entre les tables pour atteindre le comptoir, il y en avait au moins un dans cette assemblée qui me demanderait de répondre à sa question et je n'avais aucune envie de dialoguer avec un représentant de l'ordre. Il fit le tour du parking en me regardant par la portière, guettant de ma part ce signe d'incohérence qui justifierait son intervention. Au bout de cet arc de cercle qui le conduisit tout près de la station d'essence, il accéléra, passa derrière la station, puis je le vis s'éloigner à vive allure sur la route, dans la direction d'où nous venions. « Voulez-vous que je vous descende de là ? dit Jack qui revenait avec un carton plein de victuailles.

— Je voudrais rentrer à Lily House. Je n'ai pas faim.

— Bien sûr que vous avez faim, dit Jack (il sauta d'un bond sur le plateau où il avait déjà déposé le carton). Pourquoi voulez-vous rentrer chez maman si vite ? Elle ne vous attend pas.

— Comment le savez-vous ? Où m'amenez-vous ?

— Un, je ne le sais pas. Deux, nulle part. Vous m'avez filé le cafard avec votre mémoire à la dérive. La nuit n'a pas arrangé les choses. Je suis un sentimental. J'ai peur de tout. De quoi avez-vous peur ? De la nuit ? De la paralysie complète ? De la démence ? De la mort d'un être cher ? Vous ne me direz pas de quoi vous avez peur. Vous n'avez aucune franchise.

— C'est vous qui mentez à Carabin.

— Je mens à qui je veux. Et je dis la vérité quand ça me chante.

— Ou quand ça vous arrange.

— Non, vraiment quand ça me chante.

— J'avais tellement besoin de vous faire confiance. Vous vous rappelez ? Ce qui pourrait m'aider ? Vous en avez parlé tout à l'heure.

— Je ne retournerai plus dans cette maison. Je sais trop ce que j'y ai vécu.

— Il y a bien quelque chose dont je puisse me souvenir avec vous ? Vous savez exactement de quoi il s'agit.

— Deux ou trois choses en effet. Beaucoup moins que Susan pourrait vous en conter. Tout à l'heure, j'ai eu pitié de vous. Cette immobilité me rend fou. Je vais vous descendre de là. On ira dans la salle du restaurant. Vous pourrez m'y poser toutes les questions qui vous importent.

— Il n'y a rien qui m'importe comme de retourner à Lily House.

— Pourquoi avez-vous quitté Rock-Drill ? Un caprice ? Vous n'êtes pas du genre à en faire plus d'un tous les cent sept ans. Victoria ne m'a parlé que du vin. Elle ne me mentait pas. Vous en voulez ? C'est le vôtre. Vous avez cassé le verre que vous a confié Susan. C'est exactement ce que vous feriez avec les souvenirs qu'elle ne partagera jamais avec vous pour cette seule raison que vous avez les moyens de lui briser le cœur de la même manière que vous avez cassé ce verre : par hasard. Je n'aime pas cette idée de hasard qui met les pieds dans ma maison pour en changer l'apparence. Si vous aviez un peu de bonté, et je suppose que vous en avez, vous penseriez sérieusement à nous laisser tranquilles, Susan et moi, parce que c'est ce qui peut nous arriver de mieux. Il a fallu que ça tombe sur nous. À cause de la proximité, bien sûr. Nous sommes les plus proches voisins. À cause du vin aussi, mais toujours parce qu'il est plus facile de le trouver chez les plus proches voisins. À cause des souvenirs si vous voulez mais sur ce point, je ne suis plus d'accord. Allez chercher plus loin. Vous avez toute la vallée pour vous abreuver de souvenirs. Les témoins, ce n'est pas ça qui manque. Ils parleront pour se rendre intéressants. Ils en rajouteront s'il manque une pierre pour en faire deux. Vous auriez dû rester à Rock-Drill, loin de ce désordre qui n'est pas une enfance et qui ne le deviendra pas même si vous faites l'effort d'arranger un peu les choses à la place des gens qui le feront moins bien que vous. Je vous invite à manger. Ce serait impoli de votre part de refuser de partager avec moi ce que j'ai payé de ma poche. Ensuite, je vous rends à votre mère et on est quitte. Vous devriez un peu songer à l'imprudence dont vous avez fait preuve en quittant Rock-Drill. Et puis quelle idée de revenir ici ! Tout ça, parce que Monsieur Byron va mourir et que c'est un ami fidèle de Carabin. Vous ne trouvez pas qu'il y a là de quoi réfléchir ? Vous devriez vous y mettre tout de suite après le repas. Il n'y a pas de temps à perdre, sauf partager le repas que je me fais un plaisir de chien à vous offrir pour que vous conserviez un bon souvenir de Jack Danhell qui n'en veut à personne d'être ce qu'il est ! » Il défaisait mes liens tout en continuant de parler pour ne rien dire. C'était tout ce qu'il exprimerait désormais, ce bavardage cohérent d'un bout à l'autre en attendant de m'écarter de son chemin. Qu'est-ce que j'étais venu(e) chercher dans cette ornière ? Une suite logique à ce qu'avait provoqué Victoria en ne payant plus mon séjour à Rock-Drill, que j'avais cru interminable par souci de cohérence justement, et que j'étais vite devenu(e) capable d'alimenter aux meilleures sources pour en continuer le voyage extravagant. De Rock-Drill à Lily House, il n'y avait qu'un pas et c'est Victoria qui l'avait franchi. De Lily House à la maison des Danhell, c'était sur un autre calcul qu'il fallait compter et Jack se chargeait d'en fausser la démonstration. Jack n'était rien au départ de cette nouvelle existence. C'était simplement quelqu'un qui refusait de m'aider de peur d'avoir à le payer cher. Il savait exactement ce que ça pouvait lui coûter. Il avait choisi de renoncer à l'ascendance de Carabin, et il savait encore où ça le mènerait. Il avait le choix, et il profitait pour critiquer amèrement l'attitude de Carabin qui était un humaniste et qui à ce titre était prêt à tout entendre et à ne rien céder. Sans doute Jack disparaîtrait-il de ma vie et de celle de Victoria. Susan le suivrait dans cet oubli majeur et avec elle la moitié de mes souvenirs d'enfance. Je n'y pouvais rien changer. Jack était décidé à imposer son point de vue. Il enleva le bout de chevron qui calait les roues du fauteuil. J'avais fermé les yeux. Il continuait de parler tout en guidant le fauteuil dans les rainures du plateau, le secouant par les accoudoirs, touchant même l'acier dur et lisse dont je n'avais jamais trouvé la fin. Il n'était pas question de me lever, il le savait. Les deux sangles qui m'ajustaient dans le fauteuil avaient pris du jeu malgré la tension que les deux autres, qui avaient immobilisé le fauteuil durant tout le voyage, avaient appliquée sur l'assemblage que je formais avec lui. Jack secoua la tête. L'odeur de mes entrailles le dérangeait mais il ne dit rien. Il souleva le fauteuil à bras le corps et le déposa avec précaution. Pendant cet effort, son front s'est appuyé sur ma poitrine. J'ai senti son souffle à travers mes vêtements. Mes mains se sont agrippées à ses épaules. Puis j'ai senti la décontraction de son corps, j'ai reçu son haleine en plein visage et il a fouillé sous mon manteau à la recherche des boucles de serrage. La première sangle, fixée au dossier, m'empêchait de tomber en avant, l'autre, entourant mes cuisses, m'ajustait précisément dans le creux du siège. Il s'y prit comme il faut, me demanda comment j'allais maintenant qu'il pouvait me parler au niveau du sol, et il ne prit pas le temps d'entendre ma réponse. Il poussa le fauteuil dans la lumière. Non, elle ne me gênait pas. Oui, je préférais manger avec lui le contenu du carton dont il venait de faire l'emplette. Pourquoi ne pas entrer dans la salle du restaurant ? On y serait mieux. On trouverait peut-être à changer de conversation. C'était surtout de ça qu’on avait le plus besoin : parler d'autre chose, avec un camionneur ou une vagabonde, peu importait pourvu qu'on pensât à quelque chose de plus probable que ce rituel imposé par Carabin qui voyait toujours les choses de haut, ce qui était rarement favorable à la résolution des problèmes qu'il proposait lui-même pour que tout le monde en comprît la nécessité. Est-ce que j'étais d'accord pour m'entretenir avec lui des prochaines vendanges ou du récent anniversaire de Susan qui avait aimé le cadeau qu'il lui avait payé avec l'argent de la sécurité sociale ? Jack, je vous en prie, finissons de manger et retournons à Lily House. La tête me tourne. Je ne veux pas voir les gens avec qui vous avez l'habitude de vivre. À Rock-Drill, je ne voyais personne. Tout le monde me voyait, sauf ceux qui voyaient comme moi. J'ai besoin de temps. Je le prendrai sur l'avenir puisque l'état de ma mémoire ne me permet pas de le prendre au passé comme je voudrais. Il s'était assis sur une poubelle pour manger, tenant le carton multicolore sur ses genoux, et il y puisait d'une main gourmande qu'il tendait d'abord vers moi pour m'en offrir le contenu. Je mangeais sans plaisir, comme je le faisais depuis mon arrivée à Rock-Drill où j'avais demandé qu'on supprimât les couleurs de la nourriture, ce qui n'avait posé aucun problème technique ni provoqué aucune critique susceptible de me rapetisser comme tentait toujours de le faire Victoria chaque fois que l'occasion lui en était donnée. Jack ne se souciait pas de la couleur des aliments. Il la reconnaissait et c'était une condition suffisante. Il ne me comprendrait pas si je lui en parlais. D'ailleurs, nous ne parlions plus depuis le début du repas. Je m'étais un peu éloigné(e) à cause de mes tripes. À cause des clignotements de la lumière aussi. Je veux parler de ces intervalles de temps sur le visage souriant de Jack qui déglutit non moins régulièrement. Il ne comprend pas mon regard mais il ne me pose aucune question. Il sait que si on parle, ce sera encore de ma mémoire, et il n'a plus rien à dire, sinon se répéter dans le cas où je n'aurais pas compris où il voulait en venir à force de révolte contre Carabin. Je pouvais le mettre en garde, mais la question revenait : qui est Carabin ? J'aurais pu la lui poser. Il ne s'en serait pas étonné. Au fond, je crois qu'il savait tout de mon ignorance qu'il aurait appelée incertitude parce qu'il était un homme de croyances et non pas de sciences comme prétendait l'être Carabin. Mais l'influence de Carabin n'agissait plus sur lui. Il avait refusé le sacrifice de Susan sur l'autel désinstrumenté de ma mémoire et il n'avait pas joué le rôle convenu dans le salon à la porte de verre brisée. De plus, il était en train d'imposer à Victoria une attente sans doute insoutenable. Il baissa les yeux pour ne pas me voir déféquer malgré moi. Sa mâchoire cessa de bouger pendant tout le temps que mon corps se fluidifiait en réponse à l'intranquillité avec laquelle j'entrais encore dans la nuit, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps, depuis le printemps dernier, à Rock-Drill, ce jour mémorable où quelqu'un s'avisa de répondre à ma place à une question vitale qui l'était pour lui aussi. Il avait répondu ce que j'aurais répondu, mot pour mot. Je m'étais senti(e) dépossédé(e) de ce que je persistais pourtant à croire ma propriété. Le soir, j'avais convenu avec d'autres qu'il y a des biens communs qui ne se partagent pas. C'était une manière tellement provisoire de préparer le terrain au sommeil. Dans la nuit, je me suis ouvert les veines pour la troisième fois, mais ce n'était pas une de trop, m'expliqua-t-on pour me soulager. Le sommeil continua vingt et un jours dans la même perspective, pas un jour de plus. Et je me suis réveillé(e), pour parler d'autre chose si c'était le moment de parler ou de me taire si c'était celui de mesurer l'efficacité du silence sur mon comportement social. Ce sentiment de dépossession est infranchissable. J'ai quitté Rock-Drill en pleine tentative de franchissement. Maintenant, je lutte contre cette angoisse qui me tient éloigné(e) de mon dialogue avec Victoria. Je n'ai pas besoin de jouer le jeu de Jack qui ne risque rien parce qu'il aime la liberté. Je le regarde finir les restes du repas. Il se régale. Il reluque le fond du carton et de toutes les boîtes. Une bière lui fera du bien. Il s'éloigne. À peine est-il absorbé par le déluge lumineux qui anime le rectangle parfait des distributeurs automatiques. Son ombre claire s'adapte sans résistance à l'exigence de mouvement et d'attente. Il s'attarde encore, mais cette fois sans relation avec la machine, à cause de la voiture qui est venue lentement se garer entre la poubelle et mon fauteuil. La tête du policier penche à la portière. Elle sourit. Elle mâche. Elle contracte des muscles, en exerce d'autres, aiguise son rictus sur mon apparence, prépare des mots, cherche le sens à donner en premier, s'attend au mensonge, au contournement de ce qu'elle cherche à imposer. C'est une question : « Tout va bien ? » Dans l'éclairage des distributeurs, Jack n'a pas bougé. « Je crois bien qu'on se connaît, poursuit le policier. Mais vous n'avez peut-être pas envie d'en parler. On se reverra. » Il lâche le sourire, manipule le levier de vitesse sans trouver la vitesse. « Excusez-moi, dit-il. Je n'ai pas l'habitude de déranger les gens en plein repas. » La vitesse s'enclenche. « Vous n'êtes pas seul(e), j'espère. Non, n'est-ce pas ? » Il regarde en direction des distributeurs. L'ombre de Jack frémit. « Je vous souhaite une bonne nuit. » De nouveau, la voiture fait le tour par la station d'essence et retourne sur la route dans la même direction. « Ça alors, dit Jack en revenant avec les boîtes de bière. Vous lui avez tapé dans l'œil, à ce flic ! » J'aurais pu lui parler de Victoria. Il m'aurait ramené(e) chez elle sans poser de questions. Il m'aurait même permis de salir les sièges de sa voiture. Il n'y aurait pas vu d'inconvénient. À l'allure où il était capable de rouler en pleine nuit, il ne lui aurait pas fallu plus d'une demi-heure pour atteindre Lily House. Où serais-je dans une demi-heure ? À quelle distance de Lily House ? Multipliée par la distance qui me séparait pour toujours de Rock-Drill, je n'avais aucune chance de trouver le sommeil. Or, j'avais besoin de ce sommeil. J'avais besoin de traverser la nuit sans m'y arrêter. Je regrettais amèrement de ne pas en avoir parlé au policier qui en aurait compris la nécessité. Je le dis à Jack. « Je peux lui téléphoner, si c'est ce que vous voulez. Il me posera des questions. Il voudra savoir pourquoi je ne réussis pas à me montrer aimable avec un(e) paralytique. Qu'est-ce que vous croyez que je répondrais ?

— Vous mentirez comme chaque fois que vous pensez sauver votre peau, qui n'a pas de prix à vos yeux.

— Non, je ne mentirai pas. C'est plus simple. Je ne saurai pas quoi répondre.

— Je n'en crois rien. Vous arriverez à le convaincre. Je parlerai à Carabin de votre pouvoir de conviction.

— Carabin ne viendra pas demain matin.

— Qu'est-ce que vous en savez ? Il a prévenu Victoria.

— Victoria a beaucoup d'imagination. Moi, je n'en ai pas et je vous dis que Carabin ne viendra pas demain matin.

— À cause de votre manque d'imagination ? » Jack vérifiait de nouveau mon assujettissement au fauteuil par le moyen des sangles. Il marmonnait doucement et je pouvais comprendre tout ce qu'il se disait pour se donner du courage. Il n'était pas tendre avec lui-même, Jack. Il ne ménageait pas sa sensibilité de vieux soldat marqué par la mort. Il savait exactement où mettre le doigt pour se faire mal. Pourquoi était-il passé si près de la paralysie à un moment de sa vie qu'il voulait mélanger à la mienne ? Pourquoi cette volonté qui me dispersait au lieu que j'avais besoin de me rapetisser dans le coin le plus significatif d'une enfance qui n'avait rien à voir avec la sienne, et tout à gagner à revenir aux sources dont Susan était la meilleure interprète. Carabin ne se trompait jamais. La guerre de Jack était peut-être la mienne mais sa paralysie, si elle avait eu lieu, n'aurait rien eu à voir avec celle qui m'avait conduit(e) aux portes de l'enfer. Je ne la devais qu'à la trahison de Gisèle. Carabin avait encore raison sur ce point. Dix minutes plus tard, nous étions sur la route de Lily House. Jack avait solidement ficelé le fauteuil sur le plateau de la camionnette pendant que je l'attendais bien sanglé(e) à la place du passager. L'odeur de mes tripes avait envahi la cabine et, passant la tête par la portière pour me demander d'actionner le briquet, Jack n'avait pas pu s'empêcher de réprimer un haut-le-cœur. Il n'avait jamais eu de chance avec les paralytiques. Avec eux, il y avait toujours quelque chose qui clochait. Le père de Susan s'était montré terriblement grincheux avant de perdre l'usage de la parole, ce qui était changer un inconvénient pour un autre, compte tenu de l'augmentation du volume des explications du côté de ceux qui pouvaient encore parler. Avec moi, il y avait ce problème de mémoire qui n'était pas complètement perdue, ce qui compliquait sacrément les choses. Il ne dit rien de l'odeur de mes tripes pour ne pas à avoir à s'en excuser. Il revint quand il entendit le déclic du briquet sur le tableau de bord. Il ouvrit la portière, décrocha aussi vite qu'il pût ce satané briquet et il alluma une moitié de cigare dont la fumée s'installa tranquillement dans la cabine à la place de l'odeur de mes tripes. Il pouvait monter maintenant, remettre le moteur en route et tourner le volant dans la bonne direction, si c'était celle-là que je voulais prendre. Cinq minutes plus tard, le vent sifflait dans les rayons et un bout de sangle claquait par-dessus bord, à la hauteur de mes oreilles. Jack ne parlait plus. Il conduisait lentement, négociant toutes les courbes avec une attention de chien, clignant des yeux pour affiner le regard qu'il portait sur l'écran projeté par les phares. Le bout de cigare s'était éteint. Il ne me demanda pas de préparer le briquet. Il mâchonnait cette sirupeuse élasticité pour s'en pénétrer tout entier. C'était tout l'effet que lui faisait l'odeur de mes tripes, mais je ne gargouillais plus depuis qu'on avait cessé de manger dans le parking du restaurant. Ma main droite s'engourdissait doucement sur le rebord de la portière. Il y avait si longtemps que je n'avais pas roulé la nuit. La dernière fois, c'était en ambulance, une nuit d'hiver à cause d'une veine tranchée au couteau. Quelle étrange douleur dans ce bras, quelle sensation d'inutilité, quelle difficulté à ouvrir les yeux pour regarder les mains de l'infirmier, je m'en souviens comme si c'était hier. Je me souviens mieux de cette nuit d'été, à bord de la voiture conduite par Gisèle et voulue par Jules qui se demandait comment il allait convaincre Pierrot d'y monter lui aussi pour flatter l'autorité sourcilleuse de Gisèle. Pourquoi avais-je accepté ce voyage ? Pour me soustraire au regard que Carina destinait à Lorenzo parce qu'elle ignorait le détournement de la lettre. J'avais fui pour les laisser seuls avec le problème que je leur posais sans qu'ils n'en sussent rien, mais je n'avais pas le sentiment de jouer avec ma lâcheté providentielle. Elle arrivait à point pour mettre fin au jeu dangereux auquel Lorenzo avait initié Carina. Ils ne s'entendraient pas sur les modalités de leur séparation, lui parce qu'il s'estimerait trahi par la grossesse de Carina à laquelle il ne croirait pas, et elle parce qu'elle ne supportait pas l'idée d'un mensonge qui fournirait à Lorenzo une excuse valable pour s'en tirer sans la blesser comme il ne pouvait s'empêcher de l'affirmer. Nous ne trouvâmes pas Pierrot sur la place ni dans le cabaret où il avait ses habitudes du soir. Personne ne savait où il était allé se fourrer pour cuver ce qu'il avait ingurgité. « On s'en passera, » dit Jules en revenant vers la voiture que Gisèle avait garée à l'entrée du pont. « On se passera de quoi ? » demanda Gisèle que la candeur de Jules commençait à irriter. Dans son idée, Pierrot était au courant de la fugue d'Agnès vers de nouveaux horizons qui n'avaient pas manqué de le faire rêver. S'il était en train de cuver son vin, c'était les yeux ouverts sur cette mappemonde où il avait tracé tout le chemin à parcourir pour imiter Agnès. S'éloigner de Jules de cette manière, voilà le plan qu'il était en train de cogiter dans le silence d'une ornière favorisée des lunes. Mais comment expliquer à Jules qu'il était temps de se mettre dans la tête qu'il n'y avait rien de plus probable que la désertion d'Agnès et non pas une fugue panique pour échapper à l'emprise de Lorenzo ? C'est Gisèle qui m'expliquait les choses de cette manière pendant que Jules interrogeait des passants qui secouaient la tête pour ne pas avoir à parler. Carina venait juste de traverser le pont. Je sortis de la voiture pour la rejoindre. Elle marcha un moment devant moi sans se retourner. Je lui parlai enfin. Je lui parlai de Lorenzo et d'Agnès. Je ne lui parlai pas de la lettre que Lorenzo n'avait pas lue faute d'en connaître l'existence. Il avait tellement insisté sur le thème de l'inexistence de cette lettre qu'elle ne lui en avait pas révélé le contenu. Elle l'avait quitté en pleurant pour ne pas avoir à s'expliquer et il avait accepté cette situation comme seule conclusion du mensonge dont il l'accusait, à tort, comme elle ne le savait pas. Maintenant elle ne pleurait plus. Elle ralentit le pas pour me permettre de la rejoindre. Elle ne connaissait pas Agnès qui n'était pas la vraie raison qui expliquait l'attitude de Lorenzo. Il mentait par essence. Il aurait pu se servir d'Agnès, l'interposer entre elle et lui pour prétexter le bonheur. Au lieu de ça, il avait menti en affirmant n'avoir pas reçu une lettre qui remettait en question n'importe quel bonheur gagné sur une femme. Qu'avait-elle donc écrit de tellement définitif dans cette lettre ? Je posais la question sans le moindre frémissement pour trahir ma participation à l'enjeu. Elle ne pouvait pas répondre à cette question qui appartenait à Lorenzo s'il n'avait pas menti au sujet de la perte de la lettre entre elle et lui. Si elle ne lui était pas parvenue de cette manière improbable, pourquoi n'avait-il pas posé la question que je n'avais moi-même eu aucun mal à déchiffrer pour me rendre agréable ? Carina arrêta de marcher pour s'asseoir sur une murette qui séparait la rue de la rivière. Je m'appuyais contre le tronc d'un arbre pour observer sa colère. « Tes amis te font signe, » dit-elle soudain. Je me retournais vers le pont. Gisèle secouait une main impatiente par la portière de la voiture. « Je reste avec toi, » dis-je à Carina qui haussa les épaules en sortant un mouchoir de sa manche. Je ne pouvais plus la laisser seule. « Jules comptait tellement sur votre pouvoir, dit Gisèle en clignant des yeux.

— Je regrette de n'avoir aucun pouvoir pour vous aider, dis-je à Jules qui secoua la tête sans me regarder.

— On n'a pas mis la main sur Pierrot non plus, dit Gisèle. Il n'y a plus qu'à aller jeter un coup d'œil au Pla du moulin. Sans Pierrot et sans vous, ça va être coton, ne croyez-vous pas, Jules ? » Mais Jules ne croyait qu'à sa propre fidélité. Il croyait aussi au malheur causé par les hommes pour qu'une femme s'y perde sans espoir de retour. Il pensait à Lorenzo. J'imaginai Pierrot tout nu dans une ornière, rêvant le voyage d'Agnès, au diable vert et même plus loin encore, parce qu'en fermant les yeux pour que la lune n'éclairât rien de faux ni de contradictoire, il était toujours possible d'augmenter à l'infini la distance qui le séparait de Jules, entre Jules et Agnès visitant le fossé dans une parfaite nudité propice aux rêves les plus fous. Mais Jules se taisait. Gisèle tapotait le boudin du volant, presque insouciante maintenant, parce que Jules n'avait plus d'intermédiaire pour lui clouer son caquet. Avec un peu de chance, elle rencontrerait Pierrot sur un chemin de traverse et Pierrot dirait, en regardant Jules droit dans les yeux : « Elle a foutu le camp avec cet espagnol, Lorenzo qu'il s'appelle ! » Et Jules le tuerait encore une fois parce qu'une fois de plus il ne trouverait pas le moyen de ne pas le croire. Mais il n'y avait aucune trace de Pierrot qui les avait peut-être effacées pour commencer lui aussi son voyage à l'imitation de cette femme qui lui inspirait des désirs fous de nudité et de lune pour l'éclairer aux yeux du monde. Gisèle embraya sur une réflexion qui ne flattait pas l'innocence aveugle de Jules. Je n'eus pas le temps d'en observer les effets sur le regard de Jules. La voiture disparut sans moi dans la nuit. Je demeurai seul(e) avec ma fille bien aimée. Son ventre m'attira. Elle me regarda sans y penser. Dans sa tête, je savais tout et je ne disais rien, comme cela s'était toujours passé entre nous. Nous n'avions plus rien à nous dire. Tout cela dans l'attente de la trahison de Gisèle, qui n'allait pas tarder à arriver pour me briser à jamais. Dans la camionnette, j'ai eu la tentation d'en parler à Jack. Mais je connaissais sa réponse à cette explication plausible de la paralysie. Il dirait : « Je n'ai rien pu faire pour empêcher que ça vous arrive. Je ne pense pas qu'un homme pouvait tenter quelque chose de sensé contre cette abomination. Je n'ai eu le temps que de voir le corps de Nicolá voler en éclats dans les branches d'un arbre où une minute plus tôt un oiseau s'était posé pour écouter en silence la trajectoire impeccable de l'engin de mort qui traversait notre vie sans qu'on s'en rende compte. J'ai senti un instant ce que plus tard j'ai pensé être votre chaleur. Et puis tout s'est éteint. Par miracle, je m'en suis sorti. Je regrette pour Nicolá, je regrette pour vous, je regrette pour tous ceux à qui ça arrive et je ne peux m'empêcher de croire que j'ai gaspillé d'un coup toute ma chance en plein dans un déchaînement de feu qui ne m'a même pas brûlé les sourcils. Vous entendez ? Pas même ça. Rien ! » On approchait de Lily House, passant devant la maison de Jack sans s'arrêter, puis près de la grange dont le toit se confondait maintenant avec la nuit. Jack venait d'évoquer un souvenir de guerre. Il me prenait pour quelqu'un d'autre. Ce n'est pas à cause d'un obus que j'ai perdu mon intégrité physique. C'est plus tard, la nuit du 10 août 1983 et non pas une matinée de pluie chaude et tranquille, près de Huang, le 25 mars 1969. Jack pensait à autre chose qu'à revenir chez lui près de Susan après m'avoir ramené(e) à Lily House. Il y pensait de toutes ses forces et, bien fixé(e) à mon siège de passager, j'aurais donné tout ce que je possédais d'énergie pour savoir à quoi diable il pouvait bien ramener sa mémoire avec autant de facilité. Il rêvait de moi. Il ne s'avouait pas vaincu. Il avait fini son temps sans une égratignure. De quoi se plaignait-il maintenant ? Il était plus de minuit quand nous arrivâmes à Lily House. Jack gara la camionnette près du porche où grillait une ampoule visitée par les insectes de la nuit. La porte de la maison ne s'ouvrit pas tout de suite. Il laissa le moteur en marche et descendit. Il souriait encore de ce même sourire qui n'est qu'une manière de se comporter avec les autres pour ne pas provoquer la conversation. La camionnette se mit à tanguer dès qu'il entreprit de libérer le fauteuil de ses sangles. Je l'entendis jurer tout bas lorsque les roues du fauteuil heurtèrent le sol dans le gravier. Il rangea le fauteuil à côté de la porte puis il ouvrit la portière de mon côté. « À votre tour ! » se contenta-t-il de dire. Il dénoua rapidement les sangles, rajusta mes vêtements du mieux qu'il put, glissa une main sous mes cuisses, l'autre dans mon dos, et il me souleva pour virevolter, posant un pied sur une marche de l'escalier. La porte s'ouvrit à ce moment. Victoria était échevelée, bras croisés sur le ventre, lèvres pincées, les lunettes dans les cheveux, les pieds dans ces énormes pantoufles qui lui donnent l'allure d'une vedette du cinéma muet. Elle allait dire quelque chose, mais Jack ne lui en laissa pas le temps. Il dit : « J'ai fait exactement ce que vous vouliez que je fasse. Je ne crois pas qu'on ait avancé d'un pouce sur le terrain du retour à la normale. Il(elle) continue de délirer à propos de Gisèle. Madame, je ne peux pas empêcher ça.

— Et Susan ? dit Victoria sèchement sans dénouer ses bras. Qu'en pense Susan ? Je suis toujours curieuse de l'avis de Susan. C'était un bon médecin avant d'être ce qu'elle est devenue pour vous plaire.

— Je ne suis pas venu pour en parler, fit Jack dont la musculature jouait dans la mienne. Je vous dis que ce n'est pas la peine de recommencer. La guerre, l'enfance, tout ça n'existe plus dans sa tête. Vous devriez y penser avant de chercher des explications là où il n'y a rien à expliquer. Au fait : Carabin ne viendra pas demain.

— Il m'a promis de venir, dit Victoria en pâlissant.

— Il m'a promis le contraire.

— Qu'est-ce que vous lui avez raconté sur notre compte ? dit Victoria qui n'a plus l'intention de contenir sa colère.

— Je ne lui ai rien raconté, Madame. Il est d'accord avec moi sur la guerre et sur l'enfance. On n'en tirera rien.

— Ce n'est pas à vous d'en décider.

— Mais je ne décide de rien, Madame. J'ai fait ce que vous m'avez demandé.

— Vous êtes allés à Oak Castle ?

— Nous y sommes allés, Madame. La maison est en bien mauvais état. Il(elle) n'a pas voulu entrer. Il(elle) vous le dira lui(elle)-même.

— Vous avez parlé de Huang ?

— Nous en avons parlé, Madame. À mots couverts, comme vous me l'avez conseillé. J'ai fait ce que j'ai pu, Madame. Mais je préférerais le dire maintenant : je ne recommencerai pas.

— Carabin vous demandera de recommencer.

— Je ne crois pas, Madame. J'ai mon idée là-dessus.

— Vous n'êtes pas compétent pour avoir des idées.

— Je ne peux pas m'en empêcher, Madame (Jack devenait sarcastique). Laissez-moi entrer dans la maison. Je le(la) transporterai directement dans sa chambre. Tout est prêt, je suppose ? » Victoria baissa la tête et se gratta le nez avec le pouce. « Entrez ! » dit-elle d'une voix douce qui redonne le sourire à Jack. Jack aime cette sensation de retour au sourire qu'il a choisi d'interposer entre lui et les autres. Il pousse la porte du bout du pied. On entre dans le hall qui dessert toute la maison. Je ne me souviens pas de Lily House. Ce n'est pas un jeu de mots. Lily était l'épouse de Monsieur Byron. Leur fille s'appelle Anaïs, je m'en souviens. Je me souviens aussi de la rotonde au-dessus du hall d'entrée. Je me souviens de sa lumière dans l'escalier double. Il n'y a personne dans ce souvenir. J'ai plus de facilité à me souvenir des lieux que des personnages. Ma chambre est au premier étage. Victoria dit : « Monsieur Byron est endormi. Tu le verras demain matin. Tu te souviendras de lui. » Jack grimpe les escaliers comme un animal. Je ne pèse rien dans ses bras. Il sourit contre ma joue. Il répète plusieurs fois : « Sacrée femme ! » mais Victoria est trop loin pour l'entendre. Elle monte l'escalier plus lentement, à la manière d'une star du cinéma muet qui a chaussé les pantoufles d'une géante dont l'idée se perd avec l'approche de la fin du film. En haut de l'escalier, Jack reconnaît la porte de ma chambre qui est entrouverte sur l'appareillage qui me sert de lit. Il ouvre la porte avec mon corps, avance un peu dans la chambre et attend Victoria qui arrive lentement jusqu'au lit dont elle actionne un mécanisme à peine audible. « On en reparlera demain, dit-elle, tournant le dos à Jack qui me regarde en souriant. Vous êtes bien sûr que Carabin ne viendra pas demain matin ?

— Il me l'a dit lui-même, Madame.

— Et quand viendra-t-il ? (Elle ajoute aussitôt : ) Il vous l'a dit ?

— Il ne m'a rien dit, Madame. Je croyais que Monsieur Byron était au courant. Comment se fait-il que ce vieux grigou soit revenu dans cette maison où il avait juré de ne plus remettre les pieds ?

— Que voulez-vous que je réponde à cette question ? dit Victoria d'un air frivole.

— Je ne vous demande pas d'y répondre, Madame. Excusez-moi. » Victoria hausse les épaules. Elle a ouvert les draps dans lesquels Jack me glisse doucement. « Dors, toi ! » dit Victoria brusquement. Elle sort. Jack a disparu sans que je m'en rende compte. La porte se ferme. La lumière s'éteint. Une veilleuse grésille au ras du plancher. Ce n'est pas de cette manière que j'ai envie de rentrer dans la nuit, mais c'est toujours comme ça que j'y entre. Victoria n'a pas oublié de déposer sur mes lèvres la pastille à croquer pour dormir et pour rêver. Je la croque méticuleusement. Ma première nuit hors de Rock Drill. Je n'ai pas eu le temps de déchiffrer le sens de toutes les dimensions de cette nouvelle chambre. Je dors près de quinze heures par jour. Je dors et je somnole pendant quinze heures d'affilée. Restent neuf heures que je consacre à l'immobilité sur une terrasse. Mais y a-t-il une terrasse à Lily House ? Il faudra que je me contente du jardin. Pourquoi pas un jardin pour alimenter mon attente ? Neuf heures d'attente, deux repas, quelques souvenirs à partager avec Victoria qui ne ménagera pas son temps de cette manière. La veilleuse a pris de l'importance. Sa lumière grise porte jusqu'au bout de la chambre où se dresse la masse informe d'une armoire ou d'une bibliothèque. Le bureau ne doit pas être loin, plus près de la fenêtre dont je devine les persiennes. L'angle d'un rideau la signale mieux, étroit et vertical. La porte a disparu dans l'ombre. Il n'y a plus de lumière dans le hall d'entrée, sinon elle me parviendrait jusqu'ici sous forme de rai à ras du sol. Jack est parti sans doute. Le moteur de la camionnette a tourné tout le temps. Je m'y suis habitué(e) et je n'ai pas remarqué son extinction progressive relativement à l'éloignement que Jack n'a pas manqué de mesurer en pensant à moi. Du bout de la langue, je recueille sur mes dents des grains de pastille. Ils ont un goût de miel. Ils ont toujours eu un goût de miel. Mais le sommeil n'arrive pas. La veilleuse continue de progresser dans l'ombre, elle touche le plafond, décrit le lustre, les feuilles de stuc, une fissure, la reproduction discrète d'un élément de persienne. Pas un bruit dans la maison, pas un craquement, pas un souffle, une terminaison de voix, rien. Le fauteuil est resté sous le porche. Demain matin, il sera froid et humide. Je voudrais toucher d'abord la fuite lisse et cylindrique de l'acier infini lavé, par la rosée, de ma sueur et de ma trace. Demain matin il n'y aura pas l'attente de Carabin. Je ne sais pas qui est Carabin. Victoria compte sur lui pour convaincre Jack et obliger Susan. Qui est Jack ? Pourquoi Susan ? J'ai reconnu Oak Castle. Huang ne me dit rien. Ma tête me tourne en pensant à la trahison de Gisèle. Il faudra que je crie pour en arrêter le tourment. Victoria surgira dans la chambre, serrant ses lunettes de lecture dans une main qu'elle voudra tragique pour ressembler encore à une héroïne de cinéma. « As-tu pris ta pastille ? dira-t-elle. Il faut que tu prennes l'habitude de ces pastilles. Il n'y a pas d'autre moyen pour te rendre ce sommeil qui t'éloigne de nous. J'ai tellement besoin de m'éloigner de toi.

— Y a-t-il des hospices pour ceux qui ne peuvent pas se payer Rock Drill ?

— Ne dis pas de bêtises, veux-tu ? Tout ce que j'ai voulu dire, c'est qu'il faut que tu dormes.

— Qui prendra soin de moi quand tu ne seras plus là ? Sur qui pourrai-je compter si je n'ai pas les moyens de me payer Rock Drill ?

— Carina changera d'idée. Elle est jeune. Laisse-lui le temps.

— Je ne l'ai pas revue depuis ce soir d'été où...

— Tais-toi. N'en parle pas. Ce n'est pas le moment. As-tu pris cette pastille, oui ou non ? C'est important de la prendre. Tu dois disparaître quinze heures par jour. Je n'ai que neuf heures à te consacrer.

— Monsieur Byron a plus de chance que moi.

— Ne sois pas cruel(le) par-dessus le marché. Il vit le dernier mois de sa vie. Ce n'est pas facile de le convaincre d'aller au bout de cette vie. Rien n'est facile quand quelqu'un se met ce genre d'idées dans la tête. Je t'en prie, ne triche pas avec les pastilles. Il est une heure du matin. Si tout se passe bien, tu te réveilleras vers quatre heures de l'après-midi. Ça me laisse le temps d'oublier que tu existes. Fais-le pour moi, je t'en prie.

— Je le ferai pour toi si Carina le fait pour moi ! » Mais je ne criai pas. Je n'avais aucune envie d'en parler à Victoria. Pour cela, il fallait que je dormisse. Pas facile de fermer les yeux quand il y a toujours quelque chose à regarder. À gauche, le mur rugueux et gris que prolonge la fenêtre à travers les rideaux. Je peux le toucher du bout des doigts. J'y pose les ongles pour l'effleurer. Mon bras a du mal à contenir cette tension. Même mon épaule vibre, à l'endroit où la morsure de la sangle a laissé un fin bourrelet qui roule sous mes doigts. Demain, c'est la tapisserie qui me surprendra. Victoria proposera de la changer. Monsieur Byron ne dira pas non. Ils passeront deux jours à chipoter sur la colle et les bouts de papier, me demandant mon avis à toutes les heures, prêts à tout recommencer en cas d'avis contraire, et reposant la question pour douter de mon accord afin d'être dans la manière de Victoria que Monsieur Byron n'osera pas contredire. C'est exactement ce qui m'attend dès demain. À quelle heure ? Victoria a parlé de quatre heures. Elle compte juste si je compte bien. Il n'y a pas de raison de ne pas y croire. Mais il ne suffit pas de fermer les yeux pour s'y retrouver. La veilleuse gagne en intensité ce que je perds en sommeil. Maintenant je peux voir la civière sur laquelle j'ai passé les premiers jours de ma paralysie consciente. Le matelas est dur et chaud sous le ventre, et comme je ne peux pas lever la tête, on avait pris l'habitude de m'y coucher sur le dos. Je passais le plus clair de mon temps à déchiffrer des plafonds ou le ciel, quelquefois un feuillage ou la paume d'une de mes mains qui me rapprochait douloureusement de moi-même. Les sangles ne me trituraient pas les chairs. Il n'y avait aucune nécessité de les serrer à fond. Ma gravité louchait sur ce luxe. La civière est équipée de quatre roues de petit diamètre cause d'insoutenables vibrations même sur le plancher le plus délicat. Je m'en souviens comme si c'était hier. Il fallait se pencher pour m'écouter, ce qui arrivait rarement parce que je n'attachais jamais aucune importance à cette énergie qui agissait à ma place. Je la jalousais en silence. Je lui reprochais son efficacité. Le plafond se déroulait, barré d'embrasures et de lustres, le ciel arrivait toujours après un déferlement de feuillage, et je fermais les yeux pour ne pas entendre les conseils de sociabilité, je pensais à mon malheur pour me désolidariser de ces tentatives d'appropriation de mon mal. La veilleuse m'avait révélé cette civière comme pour m'inviter au voyage. Après tout, c'était possible. Elle était à portée de ma main. L'autre main griffa le mur pour le soumettre. Le lit se déplaça vers la civière. Je sentis l'odeur de la vieille moleskine. Je ne pouvais plus en douter. Ma main toucha cette onctuosité avec délectation. Un de mes doigts fouilla une fissure, effrita un peu de mousse dure et humide, elle était à ma portée, je la voulais. Je m'y allongeai, emportant avec moi le drap, le soumettant au silence. De là, le plafond n'avait plus la même allure. Il était habité par toutes les ombres et une infinité de lumières le rehaussait de mystère. Je m'y aventurai. C'était facile parce que j'avais le goût et l'expérience de cette aventure. Le sommeil viendrait après. En attendant, je pouvais glisser jusqu'à la porte pour l'ouvrir, pas en ligne droite mais suivant le mur d'une main experte, croisant le radiateur brûlant, un fauteuil au cuir craquelé, une armoire ciselée comme un insecte, puis la porte et son bouton, le pêne délicat, l'ouverture qui coupe les choses et les range à l'intérieur ou à l'extérieur, une pensée pour se moquer d'une seconde de panique, de deux secondes d'étouffement, trois d'apnée volontaire, puis l'essoufflement infini du cœur qui ne veut pas s'avouer vaincu par l'absence totale d'incertitudes. Je débouchai d'un coup dans le couloir. Les trépidations s'enchaînèrent aux glissements sans me laisser le temps de parfaire les uns et d'atténuer les autres. La chambre de Victoria était située au bout du couloir. Je m'aidai de la rampe de l'escalier qui continuait jusqu'au bout du couloir en balustrade dure et fidèle. La porte de la chambre était entrouverte. Je tournai la tête d'un côté et de l'autre pour m'en assurer. Ma main rencontra la serrure. Je poussai doucement. Il ne me restait plus qu'à m'introduire dans l'ombre presque parfaite de la chambre de Victoria. La porte ouverte en angle droit s'éloignait lentement. Je m'arrêtai contre le pied du lit. Aucun effort ne changerait plus la position de la civière dont je ne percevais plus les limites exactes. Je fermai les yeux pour dormir. Le sommeil agissait en moi. Il commençait le premier rêve. Le deuxième rêve me priva d'un coup, en pleine fuite, à la fois de ma respiration et de mon sens de la conservation. Victoria me tenait les mains pour m'empêcher de basculer dans le vide. Instantanément, je pensai à Monsieur Byron qui ne devait pas être loin. « Où est Monsieur Byron ? criai-je enfin.

— Mon(ma) chéri(e), tu as fait un mauvais rêve. Je crains que Monsieur Byron ne soit pas là pour m'aider à te réconforter.

— Je viens de rêver qu'il m'emportait avec lui dans son enfer, blanche statue.

— Calme-toi et explique-moi ce que tu fais dans ma chambre. Comment as-tu réussi à grimper sur cet engin ?

— Je voulais voir Monsieur Byron. Je voulais le voir dans tes bras.

— Comment peux-tu espérer de pareilles choses ? Tu n'es plus un(e) enfant. Tu m'as trompée au sujet de la pastille.

— Je t'assure que non. Je l'ai avalée à une heure du matin. Elle n'agit plus de la même manière depuis que je cultive ce peu d'espoir dont je ne sais plus l'origine. Veux-tu que j'essaie de me rappeler ? Où est Monsieur Byron ?

— Tu n'as pas besoin de lui. Rappelle-toi plutôt de ce qui t'a redonné un peu de cet espoir qui est aussi le mien. Veux-tu me raconter ta soirée avec Jack et Susan ? Que penses-tu de Oak Castle ? Pourquoi as-tu refusé d'entrer avec Jack ? De quoi a-t-il parlé en évoquant les meubles ?

— Monsieur Byron n'est pas dans ton lit ?

— Pourquoi y dormirait-il ?

— Amène-moi dans sa chambre. Il ne sera pas mécontent de me voir.

— Tu le verras demain matin.

— Pas si la pastille agit jusqu'à quatre heures comme tu l'as prévu. Vas-tu prévoir tous les évènements de ma vie avec la même précision ?

— Tu vas vivre ta vie, pas la mienne.

— Qu'est-ce que tu vis de la vie de Monsieur Byron ? Réveille-le.

— Parle plus bas, je t'en prie ! Nous n'avons pas le temps de nous expliquer maintenant. Laisse agir la pastille. Ce sont tes pensées qui l'empêchent d'agir. Ne pense plus à Monsieur Byron. Dors. » Victoria pose sa main sur mes yeux comme sur ceux d'un mort. Sa main s'attarde ensuite sur ma bouche. Je garde les yeux fermés. Elle répète : « Dors » et la civière s'ébranle doucement sur le plancher cahoteux de la chambre où Victoria rêve de Monsieur Byron pour ne pas le détruire. Elle murmure encore le fond de sa pensée jusqu'à l'entrée de ma chambre. Elle arrête la civière contre la porte. « Où as-tu trouvé la force ? » demande-t-elle en me caressant le front. « Il y a en toi une force que je ne soupçonnais pas ce matin, lorsque je suis venue te chercher à Rock Drill. Tu m'as pardonné mon mensonge j'espère. Tout est arrivé si vite ! Je n'ai pas eu le temps de mieux faire. Tu sais que j'ai toujours agi pour ton bien ? Monsieur Byron s'est montré tellement sensible à mon désarroi. C'est lui qui m'a conseillé de te mentir au sujet de Rock Drill. Il ne te connaît pas mais il sait tout de toi. Oh ! je ne le dénonce pas, remarque bien. Si je ne t'avais pas menti au sujet de cette promenade qui était un départ, tu sais bien ce que tu aurais tenté pour me ridiculiser auprès de la direction de Rock Drill. Tout s'est passé le mieux possible. Tu as quitté Rock Drill sans blesser personne, pas même moi. Monsieur Byron avait raison. Il t'en parlera si c'est ce que tu veux. Prends cette pastille. Et ne pense plus à rien pour l'empêcher d'agir sur ta conscience. Nous avons bien le temps de nous expliquer. Personne n'a trompé personne au fond. Nous t'avons simplement empêché de nous faire du mal. Il ne te reste plus qu'à accepter les faits comme ils sont arrivés. Je t'ai épargné la douleur des séparations. D'ailleurs, de qui et de quoi t'es-tu séparé(e) en quittant Rock Drill ? Tu sais bien ce qu'il faut répondre à cette question. Monsieur Byron a tout prévu. Dommage qu'il ne puisse vivre assez longtemps pour t'amener au bout de cette épreuve sans que j'ai à en souffrir plus que de raison. Je lui en veux de mourir si tôt, mais il n'y a rien à faire. Au moins a-t-il trouvé le temps de penser à toi. Dors. » Cette fois, elle éteint la veilleuse. Le rai de lumière sous la porte ne dure pas dix secondes. La nuit est totale. Je n'ai pas sommeil, pas envie d'en rêver, rien ne me retient dans cette obscurité que mon impuissance à m'en sortir. Avec le temps, la fenêtre finira par s'en extraire, avec l'aide de mes yeux habitués à ce genre d'exercice, avec ma patience aussi, qui est une bonne manière de multiplier l'attente pour ne rien céder à cette atroce impossibilité de changement. En effet, le rideau cristallin commence à rayonner, divisé par les persiennes dont le vent léger anime les assemblages, mais ce rayonnement ne porte pas plus loin que les plis dont la chute n'arrive pas à limiter le niveau du plancher. Ce flottement est un labyrinthe de points de repère. J'ai le vertige. La deuxième pastille a pris le chemin de cette douce hallucination. Elle s'y infiltre milligramme par milligramme, modulant l'intensité de cette pénétration à la mesure de ma pensée qui se brise, se liquéfie, s'évapore, physique nouvelle, incalculable pour cause d'infini et de mort, de recommencement et d'inachèvement. Il faut que je résiste à ce suicide. Deux ou trois choses m'accrochent à la terre, à son ciel, à son feu. Je connais l'accès pyramidal par où opère cette physique infernale. Quelque chose me dit que je dois résister à cet emprisonnement. Quelque chose de vrai. La fenêtre vient de s'illuminer d'un coup, comme si les rideaux en avaient été arrachés et les persiennes brûlées vives par ce feu d'un autre temps. Une voiture vient d'entrer dans la cour, pleins phares sur Lily House. Des portières claquent. La lumière fouille la façade de Lily House. Au plafond, les persiennes s'allongent. Victoria entre dans la chambre. Elle s'est habillée pour sortir. « Où allons-nous ? » dis-je pour être agréable. Elle me secoue par les épaules pour me réveiller un peu plus, mais je n'ai pas la sensation de vivre un rêve. « Monsieur Byron vient avec nous ? dis-je encore. Je ne savais pas qu'il avait une voiture. Est-ce que le soleil va bientôt se lever ? J'aime voyager en voiture la nuit. C'est Jack qui conduira ? » Victoria ne répond pas. Elle a soulevé le rideau de la fenêtre et approché ses yeux d'une fente inondée de lumière. « Victoria ! » crie une voix dehors. Je ne reconnais pas la voix. « C'est Monsieur Byron qui t'appelle ?

— Tais-toi ! fait Victoria brusquement. Ne dis pas un mot.

— Monsieur Byron voudrait savoir si tu es prête. Réponds-lui.

— Ne sois pas stupide par-dessus le marché. (Elle veut dire : absurde.) La maison est censée être inhabitée.

— Elle ne l'est pas. Pourquoi ne pas répondre à Monsieur Byron ?

— Ce n'est pas Monsieur Byron.

— Qui est-ce ? Carabin ? » Victoria tourne la tête pour me regarder. Deux fentes de lumière croisent son visage, une troisième traverse ses cheveux. Son regard ne me parvient pas. Je ne peux pas le deviner si elle ne répond pas à ma question. C'est Carabin qui fait tout ce boucan dans la cour, oui ou non ? Où nous emmène-t-il ? Je veux le savoir. « Nulle part, il ne nous emmène nulle part. Ce n'est pas Carabin.

— Alors qui est-ce ?

— C'est le shérif. Tais-toi. Il ne peut pas savoir que nous sommes là.

— Le shérif ? Pourquoi veut-il nous voir ?

— Il ne sait pas ce qu'il veut. Il essaie de nous tromper, mais rien ne lui dira que nous sommes là.

— Qu'en pense Monsieur Byron ? » Victoria s'est levée d'un coup. Le shérif (si c'est lui) vient de dire : « Victoria, ouvrez ! Je sais que vous êtes là » et en même temps Victoria a parlé de mon fauteuil que Jack a laissé sous le porche, sale et maintenant humide de la rosée. Victoria s'effondre au bout du lit. Je veux savoir ce qu'en pense Monsieur Byron. Je ne vois pas le visage de Victoria. « Tu ne veux pas savoir ce que j'en pense, moi ?

— Je n'y comprends rien. Monsieur Byron est-il un criminel ? J'ai du mal à le croire. J'ai du mal à croire que tu couches dans le même lit qu'un criminel. Dis-moi que ce n'est pas le cas.

— Je ne lui conseille pas de défoncer la porte.

— Crois-tu qu'il a reniflé dans mon fauteuil ?

— Il a fait ce qu'il faut pour se convaincre que nous sommes là toi et moi.

— Et Monsieur Byron ?

— Il n'a rien à voir dans cette histoire.

— Une histoire ? Il y a une histoire que je ne connais pas ?

— Il en faut une si on veut vivre loin de Rock Drill.

— Je n'ai jamais voulu vivre loin de Rock Drill.

— Et où vivrais-tu s'il n'y avait pas au moins un endroit pour t'éloigner à jamais de Rock Drill ?

— Je ne comprends pas. De quel endroit parles-tu ?

— De Lily House ! De Oak Castle ! De Huang ! De Castelpu ! De Bélissens ! De Paris ! De New York ! » Victoria s'est affaissée dans l'ombre au bord du lit. Elle pleure. Elle ne voulait pas pleurer. Elle n'avait pas aimé l'idée de pleurer au moment de se faire prendre la main dans le sac, dit-elle en allumant une cigarette. « Maintenant il est convaincu qu'on ne pourra pas lui échapper, dit-elle. Il attendra le matin si c'est légal. Sinon, il défoncera la porte d'un coup de pied. Ne peut-il pas éteindre cette lumière ! » Victoria n'a pas encore crié. Elle criera plus tard, quand il n'y aura vraiment plus rien à faire. « Je suis en train de me rendre folle, dit-elle calmement, comme si elle venait de s'enfoncer dans cette profondeur qui l'empêche de crier. Et tu ne peux rien faire pour m'aider.

— Tu peux t'en aller sans moi. Monsieur Byron n'y verra pas d'inconvénients. Je suis sûr(sûre) qu'il aimera se calter dans la nuit comme un voleur. Est-ce bien de cela qu’il s'agit ? » Mais la voix du shérif a encore prononcé le nom de Victoria. Il a ajouté qu'elle n'avait rien à craindre de lui. Il était persuadé qu'elle avait le moyen de s'expliquer. (Ici mon nom) témoignerait en sa faveur, il n'en doutait pas. Est-ce qu'il pouvait parler à (ici mon nom) ? « Il veut me parler, balbutiai-je. Qu'est-ce que je dois lui dire ? Je lui parlerai de tout ce que tu voudras pourvu qu'il ne te fasse pas de mal.

— Est-ce que je peux te faire confiance ? » Le visage de Victoria est toujours dans l'ombre. Je voudrais qu'elle recule dans la lumière des persiennes, qu'elle ajuste son regard à la fente, qu'elle laisse agir la lumière sur ses pupilles, jusqu'à ce que mon propre regard y trouve de quoi ne pas lui refuser cette confiance qu'elle me demande de salir d'un mensonge dont je ne sais encore rien. Quel est ce mensonge ? « Il n'y a pas de mensonge, dit Victoria. Je n'ai menti à personne.

— Alors pourquoi la nécessité de cette confiance qui ne me ressemble pas ?

— Personne n'a encore menti, continue Victoria qui se tranquillise. Et personne ne mentira si tu es sincère. » Je voudrais voir ses yeux en ce moment mais le shérif interrompt notre conversation. Il crie dans son porte-voix : « (Ici mon nom) ! » Que dois-je répondre ? Je n'ai volé personne. Je ne mérite pas l'enfer. « Tais-toi, dit Victoria. Il te mentira si tu l'écoutes.

— Si nous laissions Monsieur Byron s'occuper de cette affaire ? C'est un homme de loi si je ne me trompe pas.

— Promets-moi de ne pas mentir », dit Victoria toujours dans l'ombre qu'elle occupe tranquillement maintenant. Je ferme les yeux. Au fond : le sommeil. Je suis une loque humaine. Personne ne veut de moi. Je ne croirai personne, pas même Victoria. C'est pourtant ce qu'elle cherche : ma complicité. « Tu leur diras que tu m'aimes, dit-elle à travers l'écran de mes paupières. Il faut qu'ils sachent que je ne suis pas folle. Dis-leur que tu m'aimes ! » Elle a encore perdu cette tranquillité qui lui va comme un gant. Elle ne calcule plus. Elle entre dans le lit pour pleurer. Elle entre dans mon sommeil. Au loin, au-delà de cet horizon de rêve, la voix du shérif tente de me persuader du contraire. « Ne l'écoute pas, dit Victoria. Il n'est pas seul. Il a besoin de témoin pour démontrer ma folie. Seul, il n'est rien. Je pourrais le détruire, mais il a amené avec lui un nombre de témoins suffisant pour me confondre avec ce qu'il appelle ma folie. Il ne connaît pas la tienne.

— Mais je ne suis pas fou(folle) !

— Ne trouves-tu pas que c'est une espèce de folie de ne pas pouvoir marcher comme tout le monde ? Perdre sa liberté, c'est une folie, même si on n'a pas cherché à la perdre, même si c'est arrivé par hasard, ou parce que Dieu l'a voulu, comme dirait Monsieur Byron.

— Pourquoi ne nous aide-t-il pas à sortir de cet enfer ? » dis-je sans me rendre compte de la réalité que je suis en train d'explorer sans le vouloir le moins du monde, au petit bonheur. Victoria serre ma pauvre tête contre sa poitrine. Son cœur bat la chamade. C'est un désordre inacceptable. Le sommeil s'éloigne de nouveau. Je sens sa sueur contre ma joue. « Que leur diras-tu s'ils t'interrogent ? dit Victoria qui retourne dans cette tranquillité à laquelle me fait penser sa voix parce qu'elle contourne adroitement les difficultés de la question qui justifie encore sa présence près de moi.

— Je leur dirai que je t'aime.

— Ça ne suffira pas.

— Je leur dirai que je veux vivre avec toi.

— Et s'ils te répondent que ce n'est pas possible parce que je suis folle et que tu ne l'es pas ?

— Je leur dirai que je suis fou(folle), que ma paralysie me rend fou(folle).

— Et s'ils te proposent de retourner à Rock Drill ? » Victoria s'attendait à un silence de ma part après une question qui mettait en jeu mon bonheur et la fin heureuse de mon bonheur. Il n'y avait toujours pas de lumière pour m'aider à revenir dans la conversation pour en effacer jusqu'à l'oubli tous les silences dont j'étais victime. « Pourquoi ne réponds-tu pas à cette question ? Ils te la poseront. Il faudra bien alors que tu répondes ce qu'il faut répondre. Mais je vois bien que tu te moques de ce qui peut m'arriver à cause de la folie. Sais-tu bien ce que c'est de vivre avec cette blessure dans l'esprit ? Tu vas encore chercher une comparaison qui ne vaut rien à côté de ce que j'endure pour te tirer de l'oubli.

— Rock Drill est le seul endroit où je puisse vivre sans avoir besoin de remettre en cause ma paresse et ce qu'ils appellent mon désespoir. Lily House n'est pas suffisant. Il y manque cet encouragement à l'abandon. Et puis je crains que Monsieur Byron ait encore envie de me contredire chaque fois que je perds le contrôle de ma pensée. Pourquoi ne profiterait-il pas de cette fissure dans le mur que je lui oppose déjà sans le connaître ?

— Tu leur diras que tu ne veux pas retourner à Rock Drill. C'est tout ce que tu dois dire si tu ne veux pas qu'on m'enferme avec les fous. » La voix du shérif a encore interrompu Victoria qui est sur le point de tout m'expliquer : « Victoria, je vais entrer dans la maison. Je veux juste poser une question à (ici mon nom). Ne faites rien pour m'en empêcher, je vous en prie.

— Tu vois ? dit Victoria qui m'abandonne pour aller vers la fenêtre. Il veut te poser cette sacrée question. Tu n'auras pas à mentir si tu es sincère.

— Je suis donc assez riche pour retourner à Rock Drill ? À qui appartient cette maison ? Qui est Monsieur Byron ? Qui est Carabin ? Pourquoi Jack veut-il à tout prix que je sois une victime de guerres ? Pourquoi n'ai-je pas voulu entrer dans la maison de Oak Castle ? Il y a tellement de choses que tu ne m'as pas expliquées. C'est ça, ta folie ? Je ne savais pas que tu étais folle. Vas-tu empêcher le shérif de me poser la question ? Il faudra bien qu'il me la pose si tout doit devenir parfaitement clair. J'ai besoin de cette clarté. À Rock Drill, tout est si clair. Tu as vainement compliqué mon déclin. Je retournerai à Rock Drill si je suis assez riche pour ça. » Le shérif n'eut pas besoin de défoncer la porte. Victoria descendit pour lui ouvrir. Elle remonta avec lui. En entrant dans la chambre, elle alluma et demeura immobile à l'angle de la porte sur lequel elle appuya son dos. Le shérif hésitait à entrer. « Alors, shérif, fis-je en souriant, vous avez reniflé mon odeur.

— Tu parles s'il l'a reniflée, dit Victoria sans lever la tête pour me donner son regard et l'explication de son regard.

— Qu'est-ce qui vous amène, shérif ? continuai-je sur le même ton.

— Que veux-tu qui l'amène ? dit Victoria. Un début de vérité tout au plus. Il ne voudra même pas savoir le reste. Il ne se nourrit pas de potins. » Le shérif ferma les yeux plusieurs fois comme s'il cherchait à contenir ce qui avait tendance à s'en échapper. « Victoria, dit-il doucement, il faut que je pose une question à votre fils(fille). J'aimerais mieux que vous ne sachiez pas laquelle.

— Si c'est encore nécessaire de ne pas tout me dire, fit Victoria sans bouger.

— Peut-être que votre fils(fille) n'aimera pas y répondre devant vous.

— Demandez-le-lui s'il(si elle) veut répondre en ma présence ! » Le shérif me regardait sans me le demander. Il n'avait d'ailleurs pas l'air de me demander si j'avais envie de lui parler dans le plus grand secret. Mais était-ce un secret ? « De quoi voulez-vous me parler, shérif ?

— Je suis venu vous parler de Rock Drill.

— Ah oui ! Comme ça ! En pleine nuit ! dit Victoria en riant. Et avec une armée de témoins ! En pleine nuit !

— N'exagérez pas, Victoria. Je n'ai amené que mon adjoint. C'est lui qui conduit la voiture. Ce n'est pas un témoin. Je n'ai pas besoin de témoin. Je suis venu pour arranger les choses. Je suis sûr que ça va s'arranger tout seul.

— Il n'y a rien à dire sur Rock Drill, fit Victoria qui ne riait plus.

— Je vais en parler avec votre fils(fille). Pas vrai (ici mon nom) ?

— Fais attention à ce que tu dis, dit Victoria en sortant.

— Ne vous en faites pas, madame » dit le shérif. Il ferma la porte. « Drôle d'histoire ! dit-il en s'approchant du lit. Enfin, je suppose qu'il y a une histoire si je comprends bien la direction de Rock Drill. À cette histoire vient s'ajouter le problème que pose votre présence, à votre mère et à vous, à Lily House. Anaïs est dans la voiture. Elle prétend que vous occupez la maison sans sa permission. Je suis bien obligé de la croire.

— Monsieur Byron vous détrompera, dis-je. Et puis la maison m'appartient pour moitié. Allez chercher Monsieur Byron. Il vous le dira. » Le shérif cherchait à s'asseoir. Il posa une main sur le lit. Elle s'enfonça lentement dans les draps, jusqu'à rencontrer la fermeté du matelas. « Vous m'étonnez, dit-il. Monsieur Byron ne me dira rien pour la bonne raison qu'il n'est plus de ce monde. Anaïs est la seule propriétaire de la maison. Elle dit qu'elle ne vous a pas donné la permission d'y habiter. Je vous l'ai déjà dit : elle est dans la voiture, bien décidée à vous jeter dehors. C'est son droit.

— Ma mère aura signé un contrat... » commençai-je, mais quelle importance cela avait-il pour moi, que Victoria eût un contrat à opposer à la volonté d'Anaïs ? Le shérif était venu pour me parler de Rock Drill. C'était la seule chose qui pouvait retenir mon attention. « Remarquez bien, dit le shérif, que sur ce point Anaïs est intransigeante. Vous n'avez rien à faire à Lily House. Elle vous demande de partir. Vous ne trouvez pas que c'est simple, même en pleine nuit ? Je sais bien où je vais amener Victoria. Elle n'a pas le choix. Enfin, disons que ce choix, c'est vous qui allez le faire (sa main triturait le drap en disant cela). De deux choses l'une, ou bien vous êtes ici par votre propre volonté, et dans ce cas Victoria n'a rien à se reprocher respectivement à sa promesse de ne plus déranger l'ordre des choses, ou bien elle vous a amené(e) ici contre votre gré, et il nous faudra bien considérer qu'elle a encore dépassé les bornes, ce qui justifiera un nouvel internement à White Spring Falls. Mais je n'ai pas de parti pris. J'aime bien tout le monde. Je suis dans l'attente de votre réponse. Si elle vous a forcé(e), je vous ramène à Rock Drill si c'est là que vous voulez aller. Sinon, vous pouvez bien aller vous faire pendre ailleurs en sa compagnie parce qu'Anaïs n'a pas l'intention de vous recueillir. Est-ce que vous m'avez bien compris ? Je vous écoute. » Le shérif ne me regardait pas. Il lissa le drap du plat de la main, tira sur un pli pour le faire disparaître, le regard perdu dans l'assemblage incompréhensible des poulies. Il n'insistait pas vraiment. Il avait besoin de ma réponse pour boucler cette affaire. Il pouvait même s'en passer. Tout était prévu pour que ça s'achevât de toute façon. C'était une question de temps. Chacun devait retourner à sa place. « Et Carabin ? demandai-je comme si cette question en résumait une foule d'autres qui n'avaient pas l'avantage de la surprise.

— Carabin est un charlatan, dit le shérif, calmement, posément.

— Je suis content(e) d'apprendre que Monsieur Byron est mort.

— C'est ce que disait Anaïs avant d'hériter de cette bicoque.

— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

— Ce n'est pas non plus ce que je vous ai demandé, dit le shérif qui ne semblait toujours pas perdre patience. Anaïs n'a pas tout le temps dont je peux moi-même disposer, vous comprenez ?

— Je voulais dire que je croyais Monsieur Byron vivant et qu'il ne l'est pas, expliquai-je au shérif qui éprouvait du regard le jeu compliqué des poulies et des câbles.

— Ça sert à quoi toute cette mécanique ? finit-il par demander mais il n'attendit pas ma réponse : c'est-y que vous ne voulez pas répondre ? Je n'ai pas le droit de me vexer en l'absence de réponse.

— Vous voulez savoir la vérité ?

— Au moins la partie de cette vérité qui est une réponse à ma question.

— Victoria est venue me rendre visite ce matin à Rock Drill. Elle a voulu à tout prix me promener dans le parc. Vous savez combien je déteste ce genre de promenade (non, il ne savait pas mais il était prêt à entendre la suite de mon histoire ; je pouvais abréger si j'en avais envie ; il me recommandait tous les styles d'abréviation ; il me faisait confiance dans tous les cas de figure ; je continuai : ) je ne sais pas à quel moment elle m'a drogué(e). Je n'arrive pas à me souvenir de ce détail (drogué(e) ! elle m'avait drogué(e) ! c'était abominable de sa part ; on ne pouvait plus mal agir envers une personne aussi déconcertante que je pouvais l'être dans les moments de narration. Continuez !) Elle m'a drogué(e), oui, elle a dû me donner quelque chose à manger, à boire, que sais-je comment elle a réussi à me faire perdre connaissance ! Le fait est que — une heure, deux heures plus tard ? je n'en sais rien — je suis revenu(e) à moi sans même m'apercevoir que je m'étais quitté(e) (Incroyable ! Comment vais-je traduire cela en terme de rapport ? Allez-vous me donner le coup de main que j'attends de vous ? Quelle confiance à accorder à la technique d'un écrivain quand on n'est que le simple rapporteur des faits et du droit ?) Vous pouvez bien ne pas me croire, mais c'est comme ça que ça s'est passé. On est arrivé(e)s à Lily House aussi vite que ça. Je n'ai pas eu le temps de me former une opinion. Aussi ai-je refusé d'entrer pour embrasser les joues de Monsieur Byron (embrasser les joues d'un mort !). Comment pouvais-je deviner que Monsieur Byron était une invention de Victoria ? (Ah ! attention il a bel et bien existé Monsieur Byron ; Anaïs en est la preuve vivante, je ne vous le fais pas dire). D'abord, Victoria a prétendu que nous allions passer deux ou trois jours de vacances et de réflexion avec la permission de la direction de Rock Drill. Ensuite, sans transition, elle m'a fait croire que j'étais ruiné(e) et qu'elle avait acheté pour moi la moitié de Lily House. Il n'était plus question que je retournasse à Rock Drill. J'ai pensé au vin, à son mariage avec les pilules du soir, et je suis allé(e) en chercher chez Jack. Vous connaissez Jack ? Et Susan ? Ce sont des amis d'Anaïs ? Qui est Carabin ? Vous répondrez plus tard à cette question ? Est-ce que je verrai Carabin si je demande à le voir ? Vous n'êtes pas la personne à qui il faut le demander pour être certain de le voir en personne ? Ce qui est arrivé ensuite ne vous intéresse pas ? Oak Castle ? Huang ? La station-service ? Les hot dogs ? Les deux pilules que je n'arrive pas à digérer à cause de toutes ces émotions ? Une réponse à votre question ? Je vous l'ai dit : Victoria m'a menti.

— Vous a-t-elle trompé(e) ?

— Elle m'a menti. Au bout du compte : je suis toujours riche, je ne possède pas une tuile de Lily House qui appartient à Anaïs, Monsieur Byron est réduit en poussière, Victoria est peut-être folle, je suis encore paralytique et désespéré(e), je n'ai aucune chance de m'en sortir si vous ne me donnez pas un coup de main. Est-ce qu'on respecte la nature humaine à White Spring Falls ? On ne la respectait pas à Huang. Comment le sais-je ? Jack m'en a parlé. Il m'a parlé de cette nature humaine qui vole en éclats pour un oui ou pour un non. Moi, Monsieur, je veux retourner à Rock Drill. Je saluerai Anaïs au passage. Elle ne m'en voudra pas si j'ai une mère parce qu'elle n'a plus de père. Est-ce que vous pouvez comprendre cela shérif, cette théâtralité de l'innocence sur quoi j'ai fondé l'existence probable de mes souvenirs d'enfance ? Je n'ai pas le choix, et vous le savez. Que chacun retourne à sa place ! Anaïs à Lily House. Victoria à White Spring Falls. Et moi à Rock Drill. Monsieur Byron reste à sa place, Jack aussi reste à sa place avec Susan. Et Carabin, à quel endroit de l'échiquier on le trouve ? À Oak Castle ?

— Mouais, fit le shérif. Je vous dérange si je fume ? » Il allume une cigarette sans attendre ma réponse. Il ne m'a même pas regardé(e). Il jette un regard circulaire dans la chambre qui est éclairée par un lustre ancestral qui descend à hauteur d'homme au milieu de la pièce. Il s'arrête un moment sur la civière, en examine de loin la moleskine éventrée, la minceur de la bande de caoutchouc autour des roulettes, les sangles de cuir dépourvues de boucles, les tubes d'un jaune écaillé qui contraste avec la rouille fine et lumineuse. « Je ne me mets jamais dans les affaires des gens que je suis chargé de déranger un peu, dit-il (la cigarette sautille entre ses lèvres ; il a gardé le briquet dans sa main pour continuer d'en caresser l'usure ; il aime cette familiarité ; il en joue à merveille). Je reconnais que dans votre situation, il y a belle lurette que j'aurais perdu la tête. Il faut aider les gens comme vous. Votre mère ne vous aide pas en agissant comme elle fait. Elle ne plaide pas non plus en sa faveur. Voulez-vous qu'on vous ramène à Rock Drill cette nuit ?

— Qu'allez-vous faire de ma mère ?

— Une ambulance de White Spring Falls viendra la chercher. Pour cela, j'ai besoin de votre déclaration. Elle n'aimera pas ça », conclut le shérif en écrasant le mégot dans la terre d'un pot sans fleur. En bas, dans la cour de Lily House, il y a au moins trois véhicules tous feux braqués sur la façade de la maison qui s'agrandit dans un ciel sans lune : la voiture du shérif, avec l'adjoint un peu hagard qui caresse la crosse d'une carabine ; la voiture d'Anaïs, une décapotable anglaise dont les chromes scintillent comme autant d'étoiles, Anaïs fume une cigarette, assise au volant, attentive à paraître tranquille malgré les feux de haine que Victoria lui destine ; elle est debout près de l'ambulance de Rock Drill, tenant une portière ouverte d'une main et de l'autre interdisant à un infirmier de s'approcher d'elle. Le shérif me porte jusqu'à l'ambulance dont une autre portière s'ouvre. Je réclame mon fauteuil. L'adjoint est en train de le plier sous le porche. Le pot gît à deux mètres de lui, flaque blanche à cette distance. Je dis : « Pourquoi l'ambulance de White Spring Falls n'est-elle pas venue chercher Victoria ? Je peux me permettre ce luxe.

— Ce n'est pas une question d'argent, dit le shérif (l'intérieur de sa bouche est plein de cette odeur de tabac qui ne le quitte pas ; je dis : pourquoi pas l'argent pour résoudre le problème de Victoria qui n'est pas le mien ? Il dit : Ne jouez pas à ce jeu avec moi. Je peux respecter un tas de choses parce que vous les représentez à merveille, mais ne m'obligez pas à vous dire ce que je pense de l'argent des riches).

— Ne discute pas avec lui, me dit ma mère. Tout ce qu'il veut, c'est qu'on me renvoie à White Spring Falls pour que j'y crève.

— Mais moi aussi je veux qu'on t'enferme dans ce paradis des fous qui ont les moyens de la folie ! Je ne veux pas que cette aventure se répète. Le shérif a raison sur ce point. Je suis le témoin de ta folie. Je lui donne ce témoignage.

— En tout cas, dit le shérif, ce n'est pas l'argent qui résoudra le problème de Victoria. Voulez-vous faire des excuses à Anaïs ? Ce serait la moindre des choses compte tenu du dérangement.

— Faut-il vous faire des excuses à vous aussi, shérif ? » dit Victoria. Anaïs est descendue de sa belle Anglaise. Elle est vêtue légèrement pour la nuit, mais c'est son genre, cette légèreté à fleur de peau. Elle se tient à distance mais regarde dans notre direction. Il y a si longtemps que je ne l'avais pas vue. Il a fallu attendre cette nuit absurde. Elle attend un signe pour s'approcher. Je tends le cou par-dessus l'épaule du shérif qui est en train de répondre soigneusement à la question de Victoria. « Je ne savais pas, dis-je assez bas pour ne pas déranger la conversation que le shérif entretient avec Victoria et suffisamment haut pour qu'Anaïs puisse me comprendre.

— Peu importe, dit Anaïs sans sourire comme je m'y attendais. Elle ajoute, après un silence savamment mesuré : tu m'en veux ?

— Tu n'es jamais ridicule, dis-je.

— Cela ne t'excuse pas.

— C'est pourtant une excuse que je voulais te donner.

— Je n'ai visé que l'incohérence de Victoria, dit Anaïs. Tu sais à quel point il m'est difficile de supporter ce que je ne comprends plus.

— Elle m'en voudra de l'envoyer à White Spring Falls.

— Elle m'en veut d'avoir gagné Lily House. Tu as gagné Rock Drill. N'en parlons plus. Je te rendrai visite. John m'accompagnera. Il aime ta conversation. Il dit que tu enrichis son vocabulaire. Cela lui plaît beaucoup. Ne pense plus au mal qu'elle te fait. Elle ne te détruira pas comme elle a détruit mon père. Il n'y a pas d'excuse à cette incohérence. » Le shérif s'est tu pour écouter les derniers mots d'Anaïs. Il dit à Victoria qu'il est d'accord sur ce point sauf que lui croit à la possibilité d'une guérison. Anaïs est trop définitive. Il ne comprend pas cette objectivité. C'est pour ça qu'il accepte les excuses que Victoria lui a offertes avec un exemple concret de sa folie : un cri de désespoir. Du coup, Anaïs remonte dans sa belle Anglaise et démarre le moteur sans autre commentaire. Elle nous adresse un salut de la main, la Triumph recule sur l'herbe moite, pleins phares sur le noyer qui est devenu un géant à la faveur de la nuit. Elle s'éloigne et disparaît après le sommet de la première côte, en direction de New York si John est toujours amoureux fou de Broadway et de son spectacle permanent. Le shérif secoue la tête. « On se reverra demain à Rock Drill, me dit-il. On en reparlera (se tournant vers Victoria qui arrange des plis de robe sur ses épaules) on téléphonera à White Spring Falls de mon bureau. Ça nous laisse le temps de nous faire à cette idée. C'est une idée pas facile à se représenter en termes quotidiens, mais on trouvera la force de l'accepter pour que tout aille mieux sinon demain, du moins après-demain.

— Vous parlez de ma mort, shérif, dit Victoria.

— Et de la mienne donc, dit le shérif

— Ce sont des amis d'enfance », soufflai-je dans l'oreille de l'infirmier qui aimait l'enfance à cause des souvenirs qui portent son nom. Il n'avait pas envie de me poser des questions relatives aux personnages qui venaient de croiser sa vie dans la nuit du 16 au 17 octobre 1984. Il savait trop ce que ça coûtait de donner un sens aux paroles entendues et aux relations qui se faisaient et se défaisaient entre elles pour le malheur des protagonistes dont l'un au moins souffrait de désordres mentaux tels que le mieux était de chercher à en ignorer l'origine. L'ambulance voguait vers Rock Drill. J'étais confortablement couché(e) le long d'une paroi chargée d'instruments dont la logique m'était rebelle. De l'autre côté, l'infirmier lisait les informations longues et compliquées qui figuraient sur l'emballage d'un paquet de biscuits qui sentaient l'orange et la vanille. Il fronçait les sourcils à la lecture des chiffres, les relaxait aux passages grammaticalement plus probables, en venait avec force aux titres en relief dont les sens s'ajoutaient pour le convaincre qu'il était dans le bon chemin relativement à sa santé future. Il déchira l'ouverture du paquet d'un doigt lamentablement présent. L'odeur d'orange se distingua nettement de celle de la vanille. Il extrait un biscuit rond et sirupeux qui s'insinua un peu sous ses ongles. « Vous en voulez ? proposa-t-il.

— Qu'est-ce que vous me proposez ? compliquai-je.

— Un biscuit » résuma-t-il au lieu de l'infinie littérature scientifico-commerciale qui s'était embrouillée dans le réseau mal préparé de son angoisse. Il le goûta pour me convaincre. Il venait de créer une lune ascendante dégoulinante de saveur. La lune descendante, supposai-je, venait à peine de quitter sa cavité buccale pour d'autres profondeurs où j'aurais payé cher pour ne pas mettre les pieds si j'en avais eu l'usage. Je les regardais, mes pieds, nus et squelettiques, longs et difformes, inodores, plats, inutiles, je ne pouvais même pas en agiter les orteils pour me divertir dans les moments de cynisme qui précèdent toujours la tempête du silence. L'infirmier aussi regarda mes pieds, rapidement, à petits coups, les aquarellant dans l'eau de son écœurement. Avais-je refusé le biscuit qu'il m'avait tendu avec tant de pitié ? Il devait se poser la question. En tout cas, je me la posais avec lui. J'en triturais la chair infâme. Le goût de l'orange mêlée de nectar de vanille me vint à la bouche. J'en aurais vomi. Maintenant l'ambulance filait sur une bonne route propice à la vitesse et au rapetissement du temps. Tel était le chemin de Rock Drill, rectiligne, rigoureux, court jusqu'à l'indécence, onctueux dans les moments de facilité, explicable s'il n'y avait plus rien à dire et que ce silence était le prix à payer pour le mériter. Le soleil allait se lever sur cette certitude. J'eus le désir obscène d'en parler. L'infirmier me regarda étrangement. Qu'observait-il sur mon visage ? Une pâleur extrême, un bleuissement propice à la lumière, un rictus indéchiffrable, le sentiment d'avoir été trompé(e) par une série de choix qui n'était elle-même que la conséquence inévitable de l'héritage génétique ? Infirmier, parle-moi de ce qui se passe en ce moment sur ce visage qui sert d'écran aux phénomènes de mon existence. Puis-je t'apprendre quelque chose de nouveau à propos de la science des masques qui a conditionné ma tragédie ? Il ne dit rien, il allonge un bras tremblant vers un interrupteur, il ne sait pas ce qu'il convient de faire en pareil cas. L'ambulance a semblé virevolter sur place. Elle s'est arrêtée dans une orgie de lumière qui m'atteint en plein cœur. Un mot s'est accroché sur mes lèvres. Je n'en connais plus le sens. J'ai bien failli mourir cette nuit-là, dans l'ambulance qui me ramenait à Rock Drill pour toujours, mort(e) ou vivant(e). Mais le chauffeur de l'ambulance s'y connaissait en matière de sténose. Il ne fut pas long à m'administrer les particules explosives qui m'ont sauvé la vie. Je n'ai pas perdu connaissance. dieu jouait avec ma coronaire pour m'inspirer le respect. Cette circulation occupa mon esprit pour me distraire de l'angoisse étrange qui m'accompagnait simplement sur le chemin de la mort. Les jours passèrent. J'accumulais les handicaps. Une autre paralysie s'était installée dans une de mes mains, je ne dirai pas laquelle pour ne pas ajouter du sens à cette immobilité qui me condamnait à écrire de l'autre main. J'écrivis en effet. Trop dans les premières semaines de ce nouveau séjour. Trop de sentiments et pas assez d'idées. Je relisais tous les jours, scrupuleusement, à la recherche des brèches où la profondeur daigne se laisser voir. Je les repérais sur un carnet à ressort dont l'envers des pages était couvert d'une autre écriture, la mienne, mais à l'endroit, dans le bon sens et d'un bout à l'autre de la même idée toujours poursuivie à distance pour ne pas s'en émerveiller plus que la raison l'exige. Mais je ne relisais pas cet envers du présent. Je ne relisais que ce qu'il était devenu pour m'enfoncer encore un peu plus dans ma destruction devenue objet. J'écrivais avec peine. Je n'écrivais plus sur la terrasse, à cause de l'humidité et du froid. Sur la terrasse, je me contentais de fumer des cigarettes. Une vilaine habitude qui contribuait à l'acquisition lente d'autres immobilités. Je comptais mes immobilités. Le chiffre en était magique. J'en dressais la liste. C'était un résumé dans lequel je me retrouvais au moment d'écrire, lorgnant d'un œil encore mobile les pages du carnet où j'avais projeté des détails pour m'en servir au bon moment. Sur la terrasse, je me souvenais de l'enlèvement à travers bois et chansons, Victoria conduisant le char de mon immobilité pour m'associer à sa folie d'aimer et de construire pour fortifier l'amour. Le long écœurement qui me traversait alors me contraignait à m'éloigner de l'humidité et du froid où j'avais écrasé les mégots de ma vie future. Je rentrai pour écrire, non pas dans ma chambre, mais dans un coin de la bibliothèque éclairé par l'angle formé par deux fenêtres dont l'une est toujours ouverte, qu'il pleuve ou qu'il vente. J'écris dans mon cahier. Le cahier est toujours roulé dans ma poche, du côté de ma main valide. Le crayon séjourne au fond de ce cylindre, avec une gomme et un couteau. Le carnet est enfoui dans ma chemise, ce qui explique son humidité relative, et sa tiédeur qui intrigue jusqu'au dégoût. J'écris par exemple cette histoire. Je la réécris de semaine en semaine pour en chercher le sens. Je n'avais aucune envie de l'écrire. Ce n'était même pas rendu nécessaire par la blessure. Personne ne m'a demandé de l'écrire. Je pensais à l'enlèvement, assis(e) dans l'angle des fenêtres dont l'une battait doucement dans son cadre derrière le rideau. Je pensais à la trahison de Gisèle qui était la cause de ma paralysie. Je pensais à Carina qui m'en voulait de l'avoir trompée. Je pensais que j'étais l'initiateur (l'initiatrice) de son malheur mais elle n'avait pas d'enfant pour le prouver. La bibliothécaire, une femme d'un certain âge qui semblait aimer cette certitude, à l'entendre parler de son expérience et du temps qui lui avait fallu pour l'acquérir, enlevait toujours ses lunettes pour me regarder, pour me mêler à sa brume approximative et en même temps faire acte d'une surveillance discrète. Elle souriait sans rien attendre de mon sourire, simplement le temps de mesurer l'échange de température que je pratiquais avec la fenêtre ouverte. Elle aimait des fiches innombrables. Je n'en avais consulté aucune. Sur le parquet, entre la porte d'entrée et le secrétaire qui m'était réservé, mon fauteuil avait fini par laisser sa trace, légère, vague et délicate puisqu'elle disparaissait à chaque nettoyage. Ce n'était qu'un peu de poussière de terre ramenée du parc dont je fréquentais les premiers mètres carrés avec une méfiance de chien. L'herbe n'y poussait pas. La terre était ocre rouge, meuble et imprécise, mêlée de cailloux noirs qui n'étaient qu'un apport maladroit pour diminuer son humidité. Je n'allais jamais plus loin. Au passage, les pleurs d'un saule déplorable s'unissaient à la tristesse de la couverture pliée en huit sur mes genoux. Je revenais toujours inquiet (inquiète) de ces courtes promenades. C'était le germe de mon inspiration que je cultivais de cette manière. La porte de la bibliothèque, montée sur des ressorts, s'ouvrait à la première sollicitation de la pointe de mes pieds qui aimaient cette aventure. « De quoi allez-vous parler aujourd'hui ? me disait la bibliothécaire au passage.

— Je ne vais pas parler, répondais-je sans desserrer les dents pour ne pas trop en dire. Je vais écrire.

— C'est drôle, continuait la bibliothécaire en passant la main dans ses cheveux blancs et lamentables, j'ai toujours dans l'idée qu'écrire, c'est parler de ce qu'on est en train de vouloir écrire.

— Ce n'est pas mon genre. Vous pensez au théâtre. Je n'y jamais pensé moi (et me voilà songeur(euse) contre le guichet de la bibliothécaire, passant en revue la liste des masques dont je n'ai pas eu l'usage jusqu'à ce moment précis de mon existence où une femme chargée de livres me pose la question des masques dans des termes qui vont devenir les miens).

— J'y pense tout le temps, soupire la bibliothécaire.

— Au théâtre ? À écrire du théâtre ? À le jouer ? Ici, à Rock Drill ? » Mes questions la laissent muette un bon moment. Elle me montre la cigarette qui volute entre les doigts de ma main inutilisable autrement. « Vous ne pensez tout de même pas fumer ici ! » Elle a soudain envie d'être agressive. À cause du jeu. Acting. Elle y pense en même temps que moi. On pourrait en discuter une première fois. Il n'y aurait pas de seconde fois. Elle n'est jamais d'accord avec personne. Elle ne va jamais plus loin que le premier état de la conversation. Après, elle préfère se taire plutôt que d'inviter à la contradiction. « Vous ne lisez jamais ? demande-t-elle en tapotant un paquet de fiches sur la surface lisse et dure du guichet qui émet un bruit d'oiseau.

— Je ne lis pas quand j'écris. Est-ce que vous écrivez quand vous jouez ?

— Mais c'est que je ne joue pas ! Et puis je n'écris jamais.

— Vous lisez ?

— C'est ce que je fais le mieux. Vous me croyez ?

— Il m'est difficile de croire qu'on peut lire sans jamais éprouver le besoin de réécrire ce qu'on lit ou au moins de le jouer.

— C'est que vous n'avez aucune idée de la quantité de rêves qui m'empêche de dormir sainement !

— Ah ! c'est vrai. J'oubliais le rêve. » Le caoutchouc couinait dans le vernis du plancher. L'acier net et tranchant s'adaptait à ma seule main. Ce bras avait doublé de volume. Ma difformité était un spectacle. Je jetai la cigarette dans un cendrier. Lorsque je me fus installé(e) à mon secrétaire d'aventure, je vis la bibliothécaire près du cendrier. Elle observait tristement les volutes sans oser en éteindre le foyer. Je baissai la tête sur mon cahier ouvert. Cette tristesse était la mienne. C'est moi qui n'avais plus rien à jouer. Je n'écrivais que pour donner un sens aux mots. C'était tragique. Enfin, ça continuait de l'être. La première scène, je l'avais traversée avec cette lettre de Carina. Il y avait un chemin jusqu'à la trahison de Gisèle. Je n'ai pas parlé de cette trahison. La tête est la bouche dans la boue d'une herbe où mon sang n'était pas étranger à l'écœurement, j'avais tranquillement écouté les paroles d'apaisement de Carabin dont un doigt fouillait le fond de ma gorge. L'air m'est revenu d'un coup, douloureusement. J'étais presque mort(e) depuis cinq minutes. Cinq minutes d'acharnement à respirer, voyant l'herbe bouger, certes, mais aussi se décolorer, se fondre, s'éclipser par intermittence avec le retour de la vie dans mon cœur déchiré. Carabin avait deviné le caillot. Il avait surmonté à ma place cet étranglement, dénoué ce nœud de sang pour que je continuasse de vivre. Je n'avais pas mérité la mort. Le choc m'avait cassé(e) comme un jouet, l'herbe assimilé(e) comme un crachat, je n'avais pas lutté contre l'effet de la poussée, rien médité de cette projection désarticulée au ras de la terre jusqu'à l'herbe silencieuse où la vie s'est rétrécie jusqu'à l'inexistence. Maintenant, avec cette main qui me restait, je traçais des lignes pour donner un sens à l'ignoble trahison de Gisèle, et c'est Carina qui revenait à ma mémoire, et la bibliothécaire me voyait briser la pointe de mon crayon dans le papier. Elle avait abandonné le mégot à son sort de mégot mégotant dans le cendrier de son destin. C'était en tout cas les mots que je lui imaginais. Elle ne souriait pas. Du bout de l'index, elle torturait sa lèvre supérieure, l'écrasant contre son nez qui se soulevait un peu pour accrocher la lumière qui venait de ses dents. Elle avait de belles dents strictes et lumineuses. Je m'en approchai. « Pourquoi ? dit-elle.

— Je ne sais pas. Par ennui. Pas par amour. Oh ! non, pas par amour.

— Je n'en ai pas besoin, vous savez ?

— Non ? Je vous imaginais dans cette solitude.

— Ce n'est pas la mienne.

— À quoi pensez-vous ? À moi ?

— Je ne pense jamais à personne.

— À vous-même ?

— Un peu. Je n'ai pas besoin d'amour.

— Et vous croyez que j'en ai besoin, moi.

— Vous aimeriez tellement pouvoir vous en passer.

— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

— Vous en dites toujours plus que ce qui paraît.

— On se ressemble alors. Vous acceptez mon baiser ?

— Je n'ai pas dit que je ne l'acceptais pas. J'ai demandé pourquoi.

— Et bien sûr je n'ai pas répondu à la question.

— Comme d'habitude. » 

 

 

Chapitre XII

21 juillet

 

 Avez-vous lu les Sonnets Majeurs de Nicolá Carvajal ? Si c'est le cas, vous vous souvenez de ce livre à la couverture rose avec une moitié de visage du poète et une moitié de titre et une date très future à propos de laquelle aucune explication ne venait éclairer le lent éloignement ni la naissance presque probable. Les sonnets étaient majeurs à cause du mètre. Autrement, ils eussent été mineurs. Ce jeu titillait mon imagination. Je connaissais Nicolá Carvajal à peu près comme je vous connais, c'est-à-dire que je le devinais. Je ne le percevais qu'à travers les commencements de mon propre langage. Dois-je dire que je le concevais aussi bien qu'il me démasquait chaque fois que ses mots se mêlaient à ma propre littérature ? Vous voulez dire que j'étais sa créature et que j'assistais à ma création chaque fois que c'était son désir ? Vous ne pensez pas que l'inverse est probable avec la même force exercée sur votre épuisement à m'écouter ? Je vous imagine prompt à m'obliger à me taire chaque fois que j'ai du plaisir à vous ennuyer. Quoi de plus ennuyeux, de plus mortellement ennuyeux que l'abstrait devenu écriture par la simple magie de la géométrie où j'exerce ma cruauté de savant ? Je suis le récitant de la tragédie où s'entretuent vos personnages de pacotille. Pardonnez-moi de vous en parlez et de n'en rien dire. Il y a d'autres lecteurs et j'ai envie de les désespérer.

D'ailleurs ce livre n'en est pas un de plus sur Nicolá Carvajal. La biographie n'est pas mon fort. L'exégèse encore moins. Pour commencer le livre qui est celui que vous entreprenez de lire avec cet esprit de contradiction que je vous connais, j'ai besoin d'un prétexte. Nicolá Carvajal est ce prétexte. Rien de plus. Non, vraiment, rien de plus à mettre sous la dent que vous avez longue et tellement gourmande.

Et puis quelle confusion cette manière de m'adresser à vous et d'être entendu par un autre ! On dirait qu'il ne peut y avoir de littérature qu'à cette condition-là. Mais cela ne change rien à nos rapports. C'est bien entre vous et moi que ça se passe. Et n'allez pas jusqu'à prétendre qu'il y a des témoins et que vous saurez vous en servir. Ce silence exagéré qui pèse sur la distance qui nous sépare, c'est un lecteur ou ce n'est rien.

À New York, la dame de l'agence, rondelette et loquace, et un peu trop présente, m'avait affirmé que je pouvais proposer le plus bas prix possible et que c'était exactement le prix qui convenait à l'achat d'une pareille masure. La masure en question était une ancienne maison de maître, haute de deux étages et d'un grenier. Elle appartenait à un certain Godard et sa veuve probable ne refuserait pas de me la fourguer pour un peu de pain. C'est à peu près le langage que me tint la dame de l'agence pour laquelle je me pris d'une énorme sympathie. Posséder une maison en France, non pas à Paris, ce qui est donné pour facile, mais dans la province la plus reculée qui soit, ce qui paraît exagéré et en tout cas limite, c'était justement le rêve que je cultivais avec elle.

« Et parallèlement je redoute le rêve... » écrivait Nicolá Carvajal dans ce livre rose où je n'étais entré(e) qu'une fois pour ne pas avoir à en sortir.

En vérité, Nicolá Carvajal était mort et bien mort. Il venait de mourir comme on dit chaque fois qu'on veut parler d'abord de la distance qui nous sépare de la mort et de celle dont il est question en particulier au moment de parler. Soyons précis. Nicolá Carvajal avait disparu mais sa mort ne faisait pas de doute. On pouvait se passer des preuves de sa mort. Ce n'était pas le cas de feu Monsieur Godard, en France. Pour quelles raisons, je n'en sais rien. Il y avait des raisons d'être certain de la mort de Nicolá. Il y en avait d'autres, différentes et non moins certaines, pour penser que monsieur Godard n'était peut-être pas aussi mort que le voulait sa veuve. Inébranlable et convaincante, madame Godard, et envers et contre tous. Elle croyait à la mort de son dernier époux. Le fait est qu'en ce qui concerne Nicolá Carvajal, le doute n'était plus permis comme cela avait été le cas avant le long procès où l'on eut l'esprit de me faire citer comme témoin à propos d'un témoignage qui n'avait rien à voir avec la mort du poète et encore moins avec le doute que certains avaient cru y deviner. Le testament était clair. Il ne me laissait rien. Il ne portait aucun jugement sur ma personne. Il ne faisait aucune confidence sur nos rapports d'écrivains. Il me laissait le soin de veiller à la crémation de ses restes charnels et de procéder à l'éparpillement de leur réduction grise et volatile dans les feuillages d'une forêt dont le nom ne vous dirait rien : Bélissens.

Cela fit beaucoup rire. Oh ! pas autant qu'il aurait souhaité qu'on rie. On ne se moquait même pas de moi. On s'esclaffait à l'idée que je pouvais me passer de toutes les preuves et que je n'avais pas besoin d'engager un procès pour ça. C'est que l'avion était monté très haut et qu'il n'était pas redescendu. Pas d'avion, pas de restes cadavériques et par conséquent pas de cendres. Autrement dit : pas de cérémonie intime au pied des chênes séculaires qui peuplaient, à en croire le poète, la pente et les arrêts de la forêt de Bélissens. On en serait resté là si Anaïs, toujours agitée de l'extérieur vers l'intérieur, ne s'était pas chargée de nous mettre dans la tête que, cendres ou pas cendres, la forêt de Bélissens continuait d'exister, avec ou sans nous, et que c'étaient là les bonnes raisons suffisantes pour tenter de l'éclairer au moins un moment par les feux d'une cérémonie intime qui pouvait bien se passer de cendres et de toutes les autres certitudes, intimes ou judiciaires. Gisèle aime cette idée. Saïda aussi. Sans parler d'Amanda qui songea un moment à emporter avec elle les cendres de son père, non point pour les substituer à celles du poète, ce qui eut été tout de même un peu fort, mais plus simplement pour les « faire voyager ». C'était à peu de frais, en effet.

Je vous accorde que commencer un livre n'est jamais aussi facile qu'on l'espère toujours avant de tailler la première mine et de l'affûter au coin du premier mot qui vient à l'esprit chaque fois qu'on songe à s'y mettre une bonne fois pour toutes. La nuit est tombée depuis une bonne heure que j'écris ce que commande mon esprit à mon attention. Il va me falloir présenter des personnages, peut-être même les décrire et même, même... les faire parler... entre eux ! Quelle folie ! Et quelle aventure si je songe un peu que je ne sais rien faire d'autre. J'aurais pu devenir charpentier si j'avais su m'intéresser à l'idée d'un toit au-dessus de la tête et d'un plancher pour la reposer entre deux coups de marteau. Ou bien infirmier(ère) si j'avais eu le goût du soulagement et la jambe alerte chaque fois qu'elle est sollicitée par la nature humaine ou par celle qui lui donne des cauchemars d'enfer. On voit bien par là quelle importance j'attache à mon propre sexe et surtout quelle définition je lui accorde au moment d'écrire. Il me suffira pour cela de ne pas parler d'amour. C'est exactement ce que je vais faire en écrivant ce livre. Et je parlerai toujours avec parcimonie de l'amour qui fait vivre les autres au-delà du personnage que je leur attribue. Tous des pantins. Vos pantins et votre imagination toujours en lice avec l'incohérence des images et du silence qu'il s'agit de combler avec des dialogues et des... didascalies. Tout cela me répugne un peu, je dois le dire.

Enfin, Anaïs eut l'idée de la cérémonie et je me demandais si la forêt de Bélissens était une forêt comme les autres ou si le fait de s'appeler Bélissens lui donnait, avec l'idée qu'on s'en faisait en connaissance de cause, une allure propre à évoquer au moins une rime chanceuse dans le livre rose que Nicolá Carvajal avait composé, pourquoi ne pas le dire maintenant que notre intimité s'accroît de cette exigence de reconnaissance, pour moi.

Anaïs n'est pas une femme comme les autres. Elle est comme Saïda, comme Amanda, comme Gisèle. Vous savez ce qu'elle est ? Une femme d'écrivain. Elle écrit très peu elle-même. Des lettres, des allusions, des textes pour croiser d'autres textes qu'elle ne comprend pas. Elle est éphémère. Elle a l'air d'une flaque d'eau. Elle met du temps à s'évaporer. Elle compte sur la nuit et se nourrit de ses rêves. C'est une amoureuse et elle ne s'en cache pas. Elle aime son corps, son chien, sa maison, dans cet ordre. Elle ne sait plus si elle l'aime encore, à lui, John. Peut-être, dit-elle, avec un air de se moquer au fond de cette idée inutile. Elle a toujours cet air chaque fois qu'elle a une idée.

Par exemple cette idée de s'enfoncer dans la forêt de Bélissens pour y évoquer l'âme vagabonde désormais de Nicolá et de son œuvre rose. Il y a un château là-bas, à la lisière de la forêt, entre une muraille de hêtres et une rivière où clapotent les truites et l'idée de la truite. C'est le château de Gisèle, bien sûr. Enfin, de son écrivain de mari. Je veux parler de Fabrice, châtelain et poète. Essayiste à ses heures. Propriétaire d'une Rolls-Royce et d'un musée. Sans compter la bibliothèque et la vaisselle. Il ne possède plus les gens que son père a possédés mais il entretient de bons rapports avec leur descendance, où figure l'exécrable Jules, dont je n'ai jamais parlé qu'avec un mouchoir sur les lèvres. Jules n'est pas écrivain. C'est un bouseux. Un vrai cul-terreux. Un peu propriétaire et jamais sûr de l'être encore au moment où il vous parle de Pauline, sa femme, la romancière que j'aurais aimé être si j'avais été...

On retrouvait John, et Anaïs, à Polopos, chez Cecilia, qui a épousé Malcolm en secondes noces. Elle n'écrit plus. Elle laisse ce soin à Malcolm qui s'en tire ma foi pas trop mal, d'un roman à l'autre étirant le verre de sa fragile diction. J'oubliais de préciser que Polopos est en Espagne. Je ne sais plus si Mike et Amanda vivaient encore à Polopos cette année-là, l'année où l'idée d'Anaïs a enchanté Saïda. Enchanterait-elle son Arabe d'époux, le bel Ali noir et or dont chaque vers est une rature dans l'infini qui me sépare de lui ? Infini qui n'en est plus un si c'est Lorenzo qui le touche du bout d'un de ces fragments dont il a le secret. Lorenzo n'a épousé personne. Il n'aime pas les cristallisations ni les jeux du plaisir dans les déserts de la fidélité. La toute jeune fille qui l'accompagne est peut-être sa sœur. Comment ne pas se dire qu'elle ne l'est pas ? Elle exhibe un sexe imberbe et un sein de pacotille. Elle lit des cochonneries au sujet de l'enfance et ce n'est pas Lorenzo qui les écrit. Pour une fois qu'il se tient à l'écart !

C'est à peu près tout le cortège. Je ferai plus tard de plus profondes et plus exactes présentations. On a bien le temps. D'ailleurs, le temps n'est pas ce qui nous motive ici. On serait plus parfaitement du côté de l'histoire qu'il ne faut pas se dépêcher de raconter si l'on ne veut rien perdre de son contenu hallucinatoire. C'est vrai que ma vie est une succession, à peu près articulée par ma pensée, qui se veut présente partout où j'ai de l'intérêt pour quelqu'un, une succession, disais-je, d'hallucinations ou au moins de vertige. Le silence s'abat chaque fois sur ce que j'avais à dire. Et je ne le dis pas. Je m'écroule comme un mur.

La cérémonie est imaginée par Anaïs, qui a de l'imagination. Le cortège est l'œuvre, on s'en doute, de Saïda, qui a le goût des accouplements deux par deux, chacun à sa place, le hasard fera le reste. Elle me regarde avec un air un peu fâché. Nicolá vivant, c'est avec lui que j'avais coutume de m'accoupler. Je ne le ferai même pas avec ses cendres. Je m'accouplerai, dites donc, avec l'idée d'Anaïs. Je ne pouvais tout de même pas rester seul(e). Pouvait-on même imaginer que la cérémonie eût lieu sans moi ? Sans moi qui avait été, comment dire ? le seul véritable amour de Nicolá pour la chair ?

Je ne peux pas évoquer cette chair sans y penser au moins avec tout le goût qu'elle m'a enseigné. J'ai ce goût de la terre et du ciel à jamais creusé dans ma propre chair. C'est vrai que j'aime la terre. J'aime la terre des hommes. J'aime le ciel du reste de la nature. C'est là que j'imagine ma seconde d'infini. Dans le bleu, au ras de la terre et toujours plus chaque fois que c'est possible ; je veux dire chaque fois que j'en ai le courage. C'est ce même courage qui m'a manqué quand la mort de Nicolá est devenue certaine, définitive, inévitable. J'étais devenu(e) de la boue au moment d'avoir à servir sa pensée. Il ne s'est trouvé personne pour m'aimer à ce moment-là. Je n'avais même pas son cadavre et son image en décomposition pour y accrocher mes petites lumières de désespoir. Maintenant nous songions tous à une cérémonie qu'il n'aurait pas aimée pour n'importe lequel des morts qu'il respectait. Il m'avait imaginé(e) seule et nue (seul et nu) dans la forêt de Bélissens, soufflant un peu sur la braise de ses cendres, le cœur brisé et l'âme noyée dans toute cette eau qui est celle de l'anéantissement par la douleur. Au lieu de ça, j'arrivais dans la forêt avec quatorze de mes amis, qui furent aussi les siens. Sept couples pour émettre une pensée commune dans cette orgie de feuillages et d'ailes d'oiseau. Et j'étais seul (seule) encore une fois. Seul(e) comme chaque fois que le bonheur m'avait croisé(e) du regard, un peu penché(e) sur mon plaisir pour en observer le soubresaut et l'étreinte calculée, pour ne pas durer et pour ne pas recommencer, et de toute façon durer et recommencer exactement où c'était écrit que ça recommence. Il y a une fin probable à une pareille existence. Elle est dans le miroir. Je n'en use jamais. Je veux dire qu'il n'y a pas de miroir dans ma vie. Il y a le regard des autres. Je ne m'y reconnais pas.

Je n'ai jamais quitté l'Amérique sans embrasser ma mère, et je ne quitterai rien sans l'avoir consultée. Au téléphone, sa voix est celle d'une jeune fille un peu émue de n'avoir pas à user de toute sa voix pour se faire entendre d'un enfant dont elle a du mal à évaluer l'âge et la distance. La réalité n'a pas pour elle toute l'importance qu'on lui accorde d'ordinaire. Elle ne s'est jamais fixé un but pour se définir tout entière, ce qui est l'ambition du commun des mortels. Elle n'entre pas dans le dictionnaire par cette porte.

L'idée de l'Europe a conquis son silence. C'est une idée un peu étrange, m'a-t-elle confié avant de se taire. Une idée de Nicolá a toujours quelque chose d'étrange quand on y pense, dit-elle encore. Elle m'impose l'attente de cette manière. Ce n'est pas une opinion, ce n'est pas un refus de comprendre, pas même un moment de révolte contre l'image que je donne de moi-même. Elle aime bien l'étrangeté de cette idée, celle de l'Europe, mais elle a tant de reproches qu'elle me destine sans jamais les exprimer ! Le silence s'accroît d'autres silences, et je redoute la contrainte d'un mot qui s'enchaîne toujours aux autres avec cette facilité qui me déconcerte et qui fait de moi un fantaisiste, un amuseur, un accrocheur de guirlandes pour remplacer les étoiles, un peu tremblant (tremblante) chaque fois que je parle du ciel où elles s'éternisent pour me faire mentir parce que je ne mérite rien d'autre. Partir pour l'Europe est vraiment une idée inutile. Je le sais. Je le lui dis. Alors pourquoi partir ? Je pars avec des amis. Je n'ai pas de vrais amis ? Je ne sais pas. J'aimerais avoir le choix. Décidément, je cherche son approbation et je ne la trouve pas.

À six heures, Anaïs me fait part des derniers développements de son idée. Je redoute le pire. Il y est question des Cathares, des ruines magnétiques sur lesquelles est construit le château de Fabrice et même du pouvoir médiumnique dont Pauline est le siège depuis son accouchement raté. Je m'inquiète, mais à la manière d'un vagabond, un œil sur la route et l'autre le plus près possible de soi. Je sirote le café et je pense à l'avenir. La forêt de Bélissens a un bel avenir. On va y joindre nos esprits pour atteindre la fuite de Nicolá dans la courbe de l'infini qui nous revient comme un reflet. Je regarde un miroir entre la cheminée et le vaisselier, certain(e) de ne pas y rencontrer mon improbable reflet.

Nue, Anaïs est presque belle dans son rôle de prêtresse ordonnatrice du rituel qui s'impose maintenant à tous comme la meilleure idée depuis celle du procès qui a donné raison à la mort. J'aime bien la nudité d'Anaïs. C'est une nudité musclée, mais lisse, juste le temps pour elle de passer de l'environnement transparent d'une robe de chambre à l'entourage de plis et de taches qui règlent les mouvements d'ailes et de chutes d'eau qui la redéfinissent avec les mêmes avantages de couleurs et d'ombres. Elle s'assoit dans un fauteuil qui a l'air d'un rocher et s'immobilise dans un songe l'espace d'une réplique de Saïda qui veut avoir raison. Saïda a toujours raison. Elle a surtout raison de son regard. Elle le soumet à l'opinion qu'elle a de ce qu'elle est en train de vivre. Ce voyage à Bélissens l'enthousiasme. Elle en a parlé à Ali qui se souvient toujours de Bélissens avec une émotion d'enfant. Elle explique que pour lui, Bélissens est un jouet d'arbres et de sentiers. Il aime l'odeur des champignons, les coulures de vert et le froissement d'un ruisseau que Nicolá traverse à cheval. Il a une histoire ce cheval. Elle en parlera un autre jour. Le cheval n'a pas encore toute l'importance qu'on lui accordera plus tard, une fois tous ensemble près du ruisseau pour écouter ce qu'Ali en fait quand il se met à en parler.

Ces deux femmes ne s'entendent pas. Je ne veux pas dire qu'elles n'ont pas de conversation. Il faut les écouter s'entretenir de ce qui ne leur appartient pas. Mais que voulez-vous, tandis que Saïda comble les vides de son imagination avec ce qu'elle sait de son compagnon, Anaïs se tait pour n'avoir rien à dire à propos du sien. Saïda met de l'amour dans les vides, Anaïs n'y reconnaît rien de ce qui l'attache pourtant à John. À les écouter, Ali est une rivière, John un cheval. John a écrit quelque chose de moins long sur Nicolá. C'est moins long, explique Anaïs, parce qu'il ne croit pas à la mort des poètes. Comment voulez-vous que Saïda comprenne cette réplique qui est un exemple de la jalousie d'Anaïs à propos de tout ce qui entraîne son mari loin de ses préoccupations quotidiennes ? Mais assez parlé de ces deux éphémères. Elles n'ont que l'importance d'un moment d'imagination (la cérémonie, les couples) au service du poète auquel j'appartiens corps et âme.

Le nez dans les vapeurs d'alcool de mon café encore chaud, je refuse poliment de m'inscrire dans leur programme. J'irai à Bélissens, j'écouterai le chant des oiseaux et tout ce qu'on voudra que j'écoute pourvu qu'on ne me demande pas de régler mon attitude sur celles des autres. Saïda pourra écrire, en face de mon nom, que je ne sais pas encore si j'aurai la force de dépasser la douleur pour l'écrire noir sur blanc avec autant de facilité qu'Ali, qui est un virtuose, ni même que John, qui est un érudit. Les mots s'écrivent comme ils s'écrivent, on n'y peut rien.

À cette réflexion un peu amère, Saïda hausse les épaules, qu'elle a solides et lumineuses, et elle se met à espérer tout haut qu'il n'y aura rien d'incompréhensible pour expliquer l'absence cruelle de Nicolá. Ceci dit à mon attention, là où l'hermétisme me blesse. Je ne me vexe pas. Le café dégouline un peu au bord des lèvres que je lui offre. Je m'en vais.

Maman est sortie quand j'arrive chez elle. J'attends sur le seuil de la porte, assis(e) sur la marche qui me sert d'existence chaque fois que je me donne à elle. Elle ne tardera pas. Elle s'absente rarement plus d'une heure, et en cas d'absolue nécessité seulement. Elle me dira tout à l'heure que c'est elle qui m'emmène en Europe. Je connais son orgueil.

Oui, nous habiterons la maison que madame Godard veut bien nous louer. Elle a aménagé elle-même les chambres afin que chacun, deux par deux, y trouve son compte. Je n'ai pas précisé que je viens seul (ou seule). Il y aura une place vacante. On ne manquera pas d'en conter la nécessité. J'aurai une larme à l'œil pour ponctuer la conversation.

La maison est sur le chemin de la forêt. Cinq minutes de marche, pas plus. Une pente sans difficulté. D'autres pentes pour s'éparpiller. Un cœur pour se rejoindre, au pied des hêtres grandioses et déplumés. C'est l'hiver et j'aurai froid aux mains. Je les confierai à Saïda une fois que j'aurai mes aises. Je n'ai pas peur du froid.

On arrive à la maison par une route qui est tout ce qui reste de la civilisation à cette hauteur. On ne verra pas le talus couleur de myrtille ni l'épine dorsale agitée d'herbes folles et de bugles ratatinées car la route sera enneigée, vierge de traces, à part celles d'une probable bête sauvage qui pourra être un cerf ou un sanglier, au choix.

Je déplie le prospectus et je m'étonne qu'il soit arrivé jusqu'ici. Enfin, il y est arrivé et maintenant j'en décortique la saveur hivernale, rêvant de hauteurs au-dessus de la hauteur des arbres qui ne manqueront pas de m'étonner. Je lève un instant le nez pour penser à monsieur Godard qui est mort pour madame et peut-être vivant pour les autres. Monsieur Godard a disparu d'un coup. C'est ce coup qui conduit madame à penser que la mort de monsieur est certaine. Il eût disparu moins vite, se diluant dans l'absence avec la netteté qu'on connaît aux chandelles ! Mais non, m'expliquera sur le terrain madame Godard. Ça s’est fait d'un coup. Pour lui, elle ne sait pas. Ça a duré peut-être des heures et il a trouvé ça très long. Et quand bien même il aurait souffert le martyre, ça ne change rien au fait que, pour elle, il était parti et n'était plus « jamais » revenu. Elle insistera sur ce « jamais ». Elle n'en percevra « jamais » la cruelle absurdité. Nous allions donc habiter, l'espace d'une semaine, la maison d'un mort. Pour le notaire à qui je proposerais un prix ma foi exorbitant, c'était la maison d'un disparu. Il fallait que j'attendisse, pour me porter acquéreur, qu'il eût fini de disparaître. Madame Godard avait donc tort. Une disparition, c'est long et coûteux comme la justice et il n'y a rien à faire pour que ça change. Une fois notre séjour terminé, au bout d'une semaine si j'en croyais le programme élaboré par l'âme aventureuse de Saïda l'heureuse, nous rentrerions tous dans nos logis respectifs, avec peut-être l'espoir qu'au bout du compte, madame Godard finirait tout de même par avoir raison de la rémanence inattendue de son époux.

Ma mère ne rit jamais. Et surtout pas du malheur des autres. L'Europe non plus ne la fait pas rire. Elle l'inquiète plutôt. Et puis quelle idée inutile ! C'était bien une idée d'Anaïs. Et si Nicolá vivait encore ? Quelque part à Tampico ou même plus près de Valdivia ? Quelle tête on ferait ! On n'a pas le droit de tuer les gens de cette manière. C'est un point de vue sans illusion sur l'utilité de vivre. J'y rejoins ma mère avec d'autres raisons. Nous sommes elle et moi des suicidaires. C'est une question de temps. C'est juste ça.

L'idée de m'accompagner lui est venue en rentrant à la maison. Elle secoue son filet de Léautaud où craque une baguette de pain à la française. Elle ne savait pas qu'il y avait une place vacante dans la maison. Elle ne savait pas que c'était à cause de ce qu'on pensait de moi. Madame Godard ne me connaissait pas et elle avait déjà formé un début de pensée où je finirais bien par entrer tout entier (ou tout entière). Je ne connaissais pas Madame Godard mais son attente m'avait inspiré(e). Par contre, je ne pouvais rien penser de monsieur Godard et sans doute n'en penserais-je jamais rien, malgré ce qui me serait donné de sa personne ou plus exactement de ce qu'on pouvait en penser avant qu'il ne disparût, d'un coup, ou plus lentement, selon l'angle de prise de vue adopté pour défendre une thèse ou une autre. Maman pensait comme moi, mais l'idée de me la coltiner aussi loin, et dans un but aussi vague malgré les plans de Saïda, cette idée m'exaspérait et je ne lui cachai pas mon sentiment. Bien sûr, elle pleura. Elle pleura comme elle sait pleurer, non pas pour me convaincre, mais pour me faire mal. Il faudra que j'écrive plus d'une page sur la cruauté de ma mère à mon égard. Je n'en dirai rien pour l'instant. Le temps s'écoule toujours. J'écris comme un automate. Une fois terminé le cycle de ce que je me suis imposé, tout recommence, sans ornement, de la cruauté de ma mère à mon silence incroyable devant le ruisseau que Nicolá ne franchira plus. John me regardera avec cet air de condescendance qui ne le flatte en aucune manière. Ali aura à peine évoqué le cheval, les jambes du cheval et son sexe de géant sexuel. Je me mordrai le poing, non pas pour ne pas pleurer, ni pour m'empêcher de dire ce que j'avais à dire, mais simplement pour me faire mal, pour exister encore dans la douleur, pour durer dans l'impossibilité de la supporter plus longtemps. Maman peut-elle comprendre cela ?

Mais elle avait autre chose à penser. Elle pensait tout le temps aux mêmes genres de choses chaque fois qu'Amanda, de Polopos où elle guérissait au soleil les derniers miasmes de son stress américain, chaque fois qu'Amanda intervenait d'une manière ou d'une autre dans ma vie, c'était à dire d'abord dans la sienne puisque selon son idée, il fallait toujours la traverser pour m'atteindre. Et Amanda avait l'art de me toucher le cœur.

Je la trouvais belle, inutile et irremplaçable, dit ma mère en parlant de moi à propos d'Amanda. Si j'avais été une fille, je l'aurais épousée. Et si j'avais été un garçon, j'aurais vécu avec elle une aventure sans lendemain. Mais qu'est-ce que j'étais donc pour la trouver belle, inutile et irremplaçable ? Cette fois, c'est moi qui pleure et elle cherche à me consoler, ce que je ne fais jamais quand c'est elle qui pleure. Elle joue avec mon impatience, avec ce frémissement qui m'approche des mots chaque fois que je veux en parler, mais elle parle à ma place, d'Amanda, des cendres du père d'Amanda, des innombrables voyages des cendres du père d'Amanda, de l'absurdité de ces innombrables voyages, et de l'inconvenance de cette absurdité qui ne rend pas hommage à mon amour. Elle ne parle pas du père d'Amanda. Elle n'en parle jamais. On peut toujours savoir qu'elle en a été l'amante démesurée. Elle a tant aimé cette nudité de reine d'un jour. Elle a recommencé chaque fois que l'occasion s'est présentée. Entourée d'eau l'été, environnée de laine l'hiver, fleur brouillonne au printemps et triste comme un cimetière à la traversée des automnes toujours pluvieux et tragiques. Il n'y a pas de secrets entre elle et le monde à propos de cette aventure de toute une vie. En tout cas, ce n'est pas elle qui en parle. Elle prend forme. Je cesse de pleurer et je m'éloigne, mesurant la distance pour la raisonner.

Maintenant elle sourit. Elle dit qu'elle m'aime. Pas autant qu'elle a aimé le père d'Amanda qui est peut-être aussi mon père, pourquoi pas ? J'ai le même regard qu'Amanda, un peu oblique pour ne rien trahir de ma violence intérieure, et clair comme si cette transparence était une invitation au voyage. Il y a tant de voyages entre Amanda et moi. Maman se souvient de la traversée du détroit de Gibraltar. Je veux me souvenir d'une autre traversée. Et nous débarquons toujours ensemble sur une côte africaine où Ali secoue son tarbouch couleur de sang et de feu. Elle veut aussi me parler de Saïda.

Je n'ai jamais été amoureux ni amoureuse de Saïda. Pourtant, sa peau attise mon désir. La pointe de son sein est une autre invitation. Il n'est pas question de voyage avec elle. Pas question de fermer les yeux non plus. Que rêvons-nous ensemble ? Je n'aime pas sa façon de me conduire à ses pieds. De parler de mes cheveux qu'elle peigne avec une attention de peintre animalier. Ali rompt toujours le silence. Nous les avions rejoints sur le port de Melilla et Ali fumait des cigarettes de contrebande, dit ma mère qui ramenait la conversation à cette traversée impensable qui m'a rapproché de Saïda d'une manière définitive. Pourquoi ne pas penser à elle ? dit ma mère.

Non, elle n'aimera jamais personne comme elle a aimé le père d'Amanda. Il y a tant de voyages à entreprendre dans le regard que j'ai hérité de cette aventure sans lendemain. Et puis cette histoire de cendres la met en fureur chaque fois qu'elle y pense : Amanda est une sotte qui aurait pu être sa fille.

Quelle idée déroutante ! C'est une proposition de labyrinthe. Je redoute toujours ma mère dans ces moments où son imagination m'empêche de penser. Je finis toujours par me noyer dans sa raison. J'ai tort d'y croire encore, mais je n'ai pas d'avenir dans un affrontement méthodique et inévitable que je pourrais opposer à ses vagues de remords et d'envie de suicide. Ce que la mort y gagnerait, je n'essaie même pas de le deviner. Mon fantôme futur n'a pas encore pris forme.

On en vient bien sûr à parler du cimetière de Mike, le poète qu'Amanda a épousé par pitié. Le mot est de ma mère, je veux parler de cette pitié dont elle sait bien que ce ne peut être celle d'Amanda. Il y a de la pitié quelque part entre Amanda et Mike, mais Amanda n'y est pour rien. Mike s'imagine tant de choses à propos de la femme qu'il n'arrive plus à aimer comme il a toujours voulu l'aimer. Il boit, il se drogue, il paraît même qu'il s'adonne à la douleur avec un abandon qui n'inspire personne.

Il y a un cimetière derrière la maison d'Amanda. Un vieux cimetière. Un cimetière oublié. Comment peut-on oublier un pareil objet ? Comment la mémoire s'y prend-elle pour que ça arrive ? Personne n'en sait rien bien sûr. À Polopos où Mike et Amanda ont construit la maison de leur rêve, personne ne se souvient de ces morts. Ils existent pourtant. Et Mike et Amanda les ont achetés avec le terrain et les restes d'une maison. Cette possession les inquiète. Elle augure mal de leur avenir, dans ce coin d'Espagne en tout cas. Et puis cette idée d'avoir acheté des morts, et cette autre idée d'avoir à les posséder juste le temps d'un passage sur la terre qui est toujours celle des autres, enfin toutes ces idées qu'on se met dans la tête quand il arrive de pareilles histoires, ce n'est pas fait pour tranquilliser maman dont Mike a écrit l'histoire merveilleuse en pensant aux morts de son jardin comme à une conclusion provisoire. Quelque chose s'est passé entre Mike et maman, qui n'est ni de l'amour ni de la science, quelque chose d'infiniment moral et bien agencé comme les pierres d'une cathédrale et chacun s'accorde à penser que Mike a écrit un chef-d'œuvre. Il en vit. Amanda est encore sous le choc. Elle ne s'imaginait pas en personnage d'épopée amoureuse. Elle avait du mal à croire qu'elle en avait épousé l'auteur indiscret justement parce que c'était indiscret. À chaque voyage en France, près de Bélissens justement, elle se mettait à interroger les cendres paternelles avec une ferveur qui troublait l'insatiable Pauline dont la boule magique était soudain prise de vertige.

Pauline avait un don de voyance. C'était tout ce qui amenait Amanda à la visiter corporellement chaque fois qu'elle s'enivrait à traverser la France de long en large jusqu'à ce que le vertige la bousculât dans un lit d'hôpital où elle était violée par ses rêves. Ce don de voyance n'avait rien à voir avec le talent de romancière de Pauline qu'Amanda ne lisait d'ailleurs pas. Rien à voir non plus avec le corps de Pauline qui appartenait à un homme dont le moins qu'on pût dire était qu'il n'entretenait que de très lointains rapports avec la littérature. Et donc Amanda se penchait elle aussi sur la boule chimique de Pauline qui se mettait à poser de drôles de questions et à y répondre aussi drôlement, si l'on en croyait les commentaires éclairés de son paysan de mari qui revenait des champs avec sur son paletot de la boue et des brins d'herbe pour faire plus vrai et franchement pathétique.

Cette fois, Pauline avait été plus loin que d'habitude. En fait, jamais elle n'alla aussi loin. Il se trouvait dans la contrée, qui est celle de la forêt de Bélissens dont j'ai déjà parlé, un couple des plus ordinaires habitants d'une vaste maison un peu délabrée dont je n'ai pas tout dit. C'était monsieur et madame Godard. Or, il advint que monsieur Godard mourût, selon les dires de sa femme, ou qu'il disparût, selon les croyances du voisinage qui avait des visées sur les champs et sur le bétail et qui, comme de juste, ne voulait pas s'en laisser compter. Monsieur Godard n'était pas mort, ses biens ne pouvaient donc être mis en vente et être acquis par un doryphore quelconque qui ne manquerait pas d'empoisonner le pays avec son étrangeté et ses manières de faire qu'on pouvait bien deviner si on avait l'intention de tout savoir et surtout de tout dire. Qu'à cela ne tienne, Pauline abonda dans leur sens et le fit savoir à Amanda : Godard était vivant, ou plus exactement, selon ses mystiques renseignements arrachés à l'obscurité de ses interrogatoires, il était entre la vie et la mort, quelque part dans une contrée qu'il ne fait pas bon de fréquenter quand on a le cœur fragile et l'estomac délicat. Il ne tenait qu'à un fil que Godard revînt parmi nous, les vivants et les pas encore morts ! Cette révélation suffoqua Amanda. Elle avait donc le pouvoir d'intervenir dans le destin d'un inconnu au nom célèbre. C'était plus, mais beaucoup plus que ce qu'elle avait espéré obtenir de sa propension à croire les yeux fermés aux pires balivernes. Un mot, un seul suffirait-il à apporter la contradiction à la véhémente campagne menée par la veuve qui croyait dur comme fer que son mari était bel et bien mort et qu'il convenait de vendre la maison au plus vite, et le plus cher possible si c'était possible. Elle se mit à lorgner les touristes et composa un prospectus pour allécher les âmes dépensières, lequel prospectus indigna Amanda qui le remit à la dame de l'Agence à New York, laquelle dame en parla à Anaïs qui imagina une cérémonie d'adieux pour remplacer celle de l'éparpillement des cendres de Nicolá dont j'aurais dû être le principal et au fond le seul protagoniste. La question est : pourquoi Amanda avait-elle remis ce prospectus à la dame de l'agence et pourquoi c'est-il pas moi qui l'ai lu le premier (ou la première) ? En d'autres termes, qui était la dame de l'agence ?

J'ai toujours eu horreur de ce genre d'histoire. Une question arrive qui voudrait tout expliquer. Et puis quoi encore ? J'en ai assez de ces voyages dans les angles de ce qui n'est plus ma pensée à partir du moment où vous cherchez à détourner l'attention du lecteur par cet attachement ridicule à des principes de neutralité par rapport à un récit où vous n'impliquez rien que votre sens du mystère et de la résolution du mystère. Pour répondre à votre question, il faudrait parler pour la première fois de cet incroyable labyrinthe de pierre, de verre et d'acier que Cecilia a fait construire à deux pas de sa maison. On y accède par un escalier, un seul escalier arraché jadis à une forteresse arabe vous conduit à l'entrée-sortie du labyrinthe.

Cecilia, dont tout le monde parle maintenant que Nicolá est mort, habite Polopos, entre deux montagnes où s'avance, pour dominer la vallée et la soumettre tout entière à son regard, une éruption de roche noire et rouge entre les craquelures de laquelle il n'est pas difficile de distinguer sa demeure d'aristocrate et de femme fatale. J'en dis trop ou je ne dis rien. Le labyrinthe est creusé dans la pierre et réagencé avec des blocs de verre et des cristallisations de métal et de figurations ébauchées dans des coulures mêlées de pentes. On dit que c'est un objet d'Art. On peut tout dire à propos d'un labyrinthe, non pas que tout commentaire en éclaire les pièges, mais il est tellement facile de parler de l'ombre, tellement inutile d'en explorer les reliefs, tellement absurde d'y attacher de l'importance au point de renoncer un jour à l'expliquer.

Cecilia venait d'épouser Malcolm et Malcolm s'émerveillait de l'avoir épousée et d'être sur le point de la posséder tout entière. Il chantait des poèmes de son cru sur les marches du labyrinthe dont il ne connaissait pas le secret. Cecilia riait avec des invités qui s'imaginaient tout savoir de la jalousie. Parmi eux, Fabrice rougissait et Gisèle le flattait de sa langue experte qui vantait les mérites du dernier ouvrage de Fabrice : un long essai sur John, qu'on avait tous lu de la manière la plus superficielle qui soit étant donné que John ne méritait rien de cette attention échevelée et méprisable à cause de ses inexactitudes et de ses poses passablement mystiques. Cet essai, c'était de la magie noire. On n'y croyait pas. On aurait cru volontiers à cette magie qui ouvre toutes grandes les portes de la féerie quand celle-ci alimente la langue et le contexte. Mais Fabrice n'avait pas ce talent. Sa chantefable fonctionnait à l'envers, ce qui est un comble. Ce qui avait contribué à refroidir sa relation à John qui ne s'en portait d'ailleurs pas plus mal.

Comme défi à tant de mépris et de silence, Fabrice ne trouva rien de mieux que de franchir l'obstacle musical et verbeux que formait Malcolm entre deux marches d'escalier autrefois porteur de courses plus véloces. La guitare de Malcolm, un peu flamenca dans les moments de désespoir et donc aussi un peu la mienne, heurta un angle de pierre avec un son presque lugubre. Les cordes vibraient encore lorsque Fabrice entra dans le labyrinthe. Malcolm avait cessé de chanter et il regardait John d'un air si triste qu'on pouvait à juste titre se demander s'il n'était pas en train de s'interroger sur le fait que dans son essai, Fabrice avait omis de préciser que John n'était que l'odieux plagiaire des œuvres que lui, Malcolm, avait héritées de la tradition américaine revue et corrigée par Flaubert. John savait écrire, mais pas à ce point. Un cri retentit.

La discussion amère et un peu vive qui s'était engagée entre Malcolm et Gisèle commençait à prendre la tournure d'un règlement de compte dont John aurait pu dire, s'il avait vécu au lieu de fuir, et avec tout l'aplomb qu'on lui connaît quand il est sur le point de perdre, qu'il y était parfaitement étranger. Le cri était évacué par le labyrinthe.

On songea d'un coup à Fabrice. Il y avait plus d'une heure qu'il s'y était aventuré. Malcolm et Gisèle avaient occupé tout ce temps. Nous répondîmes comme un chœur par un autre cri moins désespéré. S'était-il blessé ou avait-il seulement peur ? Ni l'un ni l'autre. Il était perdu et demandait à franchir l'obstacle à la force du poignet et non plus à travers ses méninges qui n'en pouvaient plus de reflets et de culs-de-sac. Était-il possible, par un bond, de s'extraire du nœud inextricable où il ne cherchait plus maintenant l'aventure ? Nous fîmes le tour de la maison et d'un bloc, nous gravîmes la pente qui, au détour d'une roche, s'avance un peu au-dessus du labyrinthe. Nous pouvions voir la guitare de Malcolm dans l'escalier, vibrante et lumineuse. Nous vîmes aussi le ténébreux Fabrice qui tentait d'escalader un piton de fer rouillé. Il allait se blesser les mains. Notre cri l'arrêta. Il lui fallut tout de même une bonne minute avant de nous apercevoir sur la corniche où nous formions un ensemble homogène et plat. Il nous salua mais ne dit rien. L'angoisse était sur le point de le vaincre. Gisèle secoua la tête et dit quelque chose que personne n'entendit vraiment.

Où était Nicolá à ce moment-là ? Est-ce que je suis capable de me souvenir de ça ? S'il avait participé à notre coagulation sur la fragile corniche, Nicolá n'aurait pas manqué d'ironiser sur le sort de Fabrice. Or, je ne me souviens d'aucune espèce d'ironie. Nicolá était donc ailleurs. Et pourtant, plus tard, il a écrit quelque chose sur l'aventure labyrinthique de Fabrice dans une nouvelle où Fabrice s'appelait Pierre. Nicolá n'écrivit jamais. Il interpréta. Ou mieux : il répéta le plus fidèlement possible.

Plus tard, dans le courant de cette fameuse semaine qui nous rassembla encore une fois dans la forêt de Bélissens pour mesurer toute l'absence de Nicolá, je pensais à ce personnage tout en écoutant les balivernes de Pauline qui, de dessous la cheminée qui fumait un peu, une main soulevant le rideau vichy et l'autre tisonnant le feu, captivait pourtant l'attention d'Amanda, tellement qu'Anaïs y trouva aussi de l'intérêt au point que Saïda et Gisèle se donnèrent la main pour tenter de résister au tourbillon qui emportait leur âme d'enfant. Je me joignis sans résistance à ce corps voyageur d'aventures de seconde main, une fois de plus.

Pauline prétendait en effet que les conditions, cosmiques je suppose, étaient enfin réunies pour le retour de monsieur Godard, ce qui aurait provoqué la fureur de madame son épouse si elle s'était enquise de cette tentative frauduleuse de mettre fin à ses propres projets d'aventure spatiale. Je redoutais que les mêmes fantômes, par jeu ou par cruauté, ce qui relève du même principe, n'allassent l'informer de notre adversité de principe. Elle aurait vite fait, pensais-je, de nous jeter dehors malgré la neige et surtout sans se préoccuper le moins du monde du fait que nous n'avions pas encore entamé la cérémonie planifiée par Anaïs depuis que Gisèle, qui dirigeait une agence immobilière à New York, lui avait remis le prospectus qui, des mains de madame Godard, en passant par celles de Pauline puis d'Amanda, avait accouché de son mystère sur le bureau qui lui servait d'exutoire, ce qui faisait rêver son poète et son époux quand il trouvait le temps de lui accorder les hommages de son amour, ce qui arrivait tout de même de temps à autre, entre deux logorrhées qu'il avait, dit-on, fiévreuses jusqu'au sang.

Nous vécûmes trois jours dans cette recherche fébrile. Nous nous éloignions sensiblement de notre projet initial. Mais l'attente était, disons-le nous aussi, magnifique. En fait, il n'y avait que cela. Rien d'autre ne venait troubler notre communion. Nous nous nourrissions de la même matière, et elle nous enivrait un peu. Il est vrai que Pauline nous approchait de sa réalité avec un talent inévitable. Chacune de ses phrases tenait ses promesses. C'était facile de la suivre sur ce chemin. D'autant plus facile qu'il n'y avait aucune contestation pour arrêter le temps. Donc, il n'y avait rien à expliquer. Dehors, la neige cassait les distances et la nuit n'existait que dans ce vertige où chaque reflet, quand il nous parvenait, perdait toute sa signification d'arbre, ou de mur, ou simplement d'horizon. Nous attendions Monsieur Godard, ou plus précisément, nous attendions qu'il nous éclairât enfin sur le sens de sa disparition et de sa mort qui étaient aussi un peu les nôtres.

Lorenzo et moi étions arrivés les premiers, trois jours plus tôt, par un matin de givre et de courants d'air qui agitaient nos mèches vagabondes pour effarer un peu les villageois. Conformément aux instructions de Gisèle, je garai la voiture sur la place où gisaient quatre mûriers autour d'une croix non moins sinistre. Personne n'avait balayé les feuilles de l'automne qui avait formé des flaques de boue traversées de branchages pourris. Lorenzo avait froid et se plaignait d'une paralysie qui l'empêchait de penser. J'entrai donc seul(e) dans le jardin que Gisèle m'avait indiqué comme point de départ de ma recherche. Il y avait une vieille neige sous les taillis qui délimitaient une allée de cailloux et de feuilles. Au bout de l'allée, derrière un massif d'hortensias calcinés, je trouvai une porte. Je frappai et aussitôt une voix me demanda qui j'étais. Je voulais voir monsieur Alauzy. La vieille femme noire et blanche qui m'observait à travers une petite fenêtre qui jouxtait la porte, répéta sa question et je me crus obligé(e) de parler haut et fort, ce qui provoqua la fermeture immédiate de la petite fenêtre. Je craignis un moment de m'être égaré(e). Je me retournai pour reconnaître les mûriers, la croix, le portail en fer forgé, la baigneuse craquelée, les cailloux de l'allée, l'ombre des hortensias... la vieille me rassura : elle n'était pas sourde. Si c'était monsieur le maire que je voulais voir, je n'avais qu'à le dire et elle se chargerait de me conduire à son bureau qui était au bout du couloir au premier étage de cette même maison. C'était facile, avec un brin de courtoisie de ma part, je le compris soudain. C'était bien Monsieur le Maire que je venais voir, qu'il s'appelât Alauzy ou le diable ou que sais-je encore ? Non, Monsieur le Maire, c'était monsieur Alauzy, je n'y pouvais rien. Elle était son épouse et elle veillait toujours à l'ordre des choses qui occupaient l'esprit de son époux. Celui-ci me reçut, non pas dans son bureau, qui n'en était pas un, à l'entendre, mais dans la cuisine où je mis le pied dans un pot de cornichons qui sentait la myrtille. Monsieur Alauzy finit par entrer dans une épaisse parka héritée de l'armée et, après avoir chaussé ses bottes, il me fit signe de le suivre.

La voiture que je conduisais lui plaisait, à part la couleur bien sûr. On n'a pas idée de les peindre dans ce genre de couleur. Regardez les maisons, me dit-il en allumant un épais cigare. On devrait faire pareil avec les voitures. Lorenzo abonda dans son sens.

Enfin, il me fit garer la voiture sous un acacia malingre qui appuyait son malaise sur le tronc d'un frêne qui avait la pelade. Un peu plus loin, il ouvrit un portail, marqua un temps d'arrêt pour me répéter, avec des signes de mains et de tête, que je devais attendre comme un garçon bien gentil que je devais être s'il était encore possible que je ne fusse pas une fille. C'était clair. Nous attendîmes en fumant des cigarettes et, quand il revint, il nous parla de dehors, laissant la porte ouverte pour évacuer la fumée. Je pouvais le suivre. Non, pas Lorenzo. Moi. Je le suivis le long du talus, sur un ruban d'herbe plate qui s'amincissait entre deux plaques de verglas. Il bifurqua d'un coup. Je vis la lumière au bout de l'allée. Elle formait l'ombre de madame Godard sur les marches d'escalier du perron où elle se tenait, fragile et souriante, la main tendue dans ma direction. « Vous voyez, dit le maire. Elle veut vous serrer la main. Tâchez de bien vous comporter ! » Il renouvela sans doute une génuflexion qu'il accompagna d'une courbette non moins habituée.

« Je suis enchantée de connaître enfin un(e) Américain(e) ! dit doucement madame Godard. Appelez-moi Constance et n'en dîtes pas plus. Venez plutôt vous réchauffer. »

Il y aura bien un coup à boire, m'avait confié le maire en partant de chez lui. Elle ne lui ordonna que d'aller chercher ce pauvre Espagnol de Lorenzo qui devait être une bien fragile créature pour avoir obéi sans révolte à la rusticité du maire qui n'en faisait jamais d'autre. Le rustre balayé avec la tourmente qui courait plus vite que lui sur la route du retour à ses pénates, et sans l'avoir invité à se mettre debout pour vider un verre, Constance fit entrer de force Lorenzo dans la cheminée et l'assit sur une chaise aux pieds raccourcis à cet effet. Il toussa un peu et elle arrangea aussitôt les bûches. Était-il satisfait maintenant ? Oui, il mélangea ses dents à une gorgée de gnôle qui ne quitta pas sa cavité buccale. De mon côté, un peu dubitatif à l'égard du feu qui n'avait pas toute mon attention de son côté, je m'enfonçais dans un vaste sofa, penchant un peu sur l'accoudoir où Constance croisa ses longues jambes épilées jusqu'à la perfection. Elle fit tinter la clé. « Vous déjeunerez avec moi à midi, dit-elle doucement afin de ne pas déranger Lorenzo dans sa perspective de déglutition. Ensuite je vous mènerai à la maison où tout est prêt pour vous accueillir, vous et vos amis. C'est une maison très agréable, vous verrez. Un peu hantée, comme toutes les vieilles maisons. Mais très agréable tout de même. Maître Rouch m'a fait savoir qu'elle vous intéressait, pour un achat si j'ai bien compris ? Il vous a parlé aussi des ennuis qu'on me fait. Il vous en a parlé ? Maître Rouch parle toujours très bien de toutes ces choses qui m'ennuient et qui me ruinent, je vous prie de le croire. Mon prix sera le vôtre ? » Elle éclate de rire, sa jambe touche mon épaule, elle évacue un peu de son odeur. Mais Lorenzo a provoqué une explosion dans la cheminée en crachant la gnôle sur les braises. Il a failli tomber de la chaise et croit fermement qu'un brandon est entré dans sa chemise. Il est agité de spasmes qui étonnent Constance, ce qui l'immobilise. Elle m'interroge du regard. Mon ami est fou, ou quoi ?

Oui, et non. Lorenzo peut écrire des choses comme :

 

Qui plus heureux que moi et qui plus éphémère ?

 

des choses qui le définissent tout entier, parce qu'il est sincère et sans doute, comme tous les poètes espagnols, écrivains jusqu'au bout de l'âme et des ongles. Il ne s'intéresse qu'à sa nudité, non pas à sa mise à nu, qui ne lui appartient pas comme il dit, mais c'est vraiment sa surface d'humanité et de sexe qui est le sujet de toute sa poésie. Il chante peu la terre, celle des Andalous, voyage avec parcimonie sur celle des hommes et revient toujours avec les ficelles de l'amour pour donner le spectacle de sa solitude peuplée. C'est un poète qu'on aime pour son amour. Quand Fabrice s'est perdu dans le labyrinthe de Cecilia à Polopos, Lorenzo n'a pas failli à sa réputation et il a aidé son ami à s'en sortir, non pas en trichant comme tout le monde à partir de la corniche qui dévoilait prudemment le secret, mais s'agenouillant devant la porte et, de mémoire, décrivant le chemin de la sortie. Fabrice est alors apparu dans son dos rayonnant de bonheur et inquiet jusqu'au bout du regard qu'il nous infligeait de l'escalier vers la corniche où nous n'avions pas honte de nous être montrés cruels et même vindicatifs. Mais nous n'eûmes jamais le sentiment d'avoir été trahis par Lorenzo. Lorenzo avait cette puissance à exprimer, n'importe où si c'était ce qu'on attendait de lui ou jamais si l'on n’avait aucune envie de lui faire confiance aussi aveuglément que Fabrice prisonnier des vertiges d'un secret qui pouvait être connu de tout le monde mais que lui, comte de Vermort, n'avait pas l'intention de trahir. Sans doute, Lorenzo aima ce bandit de grand chemin. Mais pourquoi ?

Sur le chemin de la maison, longeant en voiture le côté le plus aimable de la forêt de Bélissens, conduit(e) un peu par Lorenzo qui s'embrouillait dans le choix des vitesses, et mieux par Constance qui connaissait la route et ses écueils, du reste sans danger, je songeai en sourdine à Nicolá Carvajal qui était l'auteur de toute cette mascarade dont il n'aurait pas voulu lui-même payer le prix. Nicolá s'était souvent montré cruel envers moi chaque fois qu'il avait cru que ma simple présence avait mis en danger la pérennité d'un de ses sonnets. Les sonnets allaient par liasse de cent et il m'arrivait de n'en plus comprendre le monumental agencement. C'était, criait Nicolá en me griffant le visage, par pure jalousie. J'étais aussi capable que n'importe qui de reconnaître le génie qui le portait depuis longtemps au sommet de tout et de l'humanité en particulier, mais j'avais le cœur assez informe pour ne pas m'en satisfaire. C'est vrai que cet orgueil me blessait. Non pas parce que j'étais poète moi-même, et enclin(e) à autant de vanité face à la vie qui est éternelle par nécessité d'en mourir, non, pas à cause de cette envie de suicide qui me tenaillait comme la faim, qui me coupait les jambes comme le vin, qui me terrassait comme l'acte d'amour ; non, je n'avais pas faim aussi souvent que je l'aurais voulu ; je ne bus jamais toute l'ivresse et tout l'oubli que j'ai eu l'occasion de partager ; et il n'y a jamais rien eu comme l'acte d'amour pour me réveiller de ma torpeur sexuelle. J'ai toujours avancé avec pâleur, avec modestie, avec discrétion, comme un murmure, et il m'était difficile de croire à mon reflet comme à une simple histoire de ce que je n'avais pas su devenir. Je m'élevais avec froideur et je croisais un orgueil qui me montrait mon erreur. Mais je n'ai jamais eu d'autre choix que la mort ou la poésie. Ni la faim, ni le vin non plus que l'amour ne m'en ont montré le plus court chemin. Je haïssais Nicolá, pourquoi ne pas l'avouer ? Mais à qui l'avouerais-je ?

« Quelle idée d'avoir loué une maison ! » s'écria Fabrice un peu plus tard, quand il nous rejoignit, accompagné de Gisèle qui exhibait un chapeau à plumes et une robe printanière pour traverser la neige avec toute l'ironie qui était la sienne quand elle se mettait à vouloir imposer son point de vue. Elle était au bord de la crise de nerfs, à cause de la maison, à cause des reproches de Fabrice et à cause de notre silence gêné. « On aurait été bien mieux au château », renchérit Fabrice après s'être débarrassé de son manteau et de sa canne. On attendait un chapeau. Il n'y en avait pas sur sa tête. L'autre main sortait une pipe de sa poche. « Il n'est pas trop tard pour bien faire », dit-il enfin. Constance était parmi nous.

Fabrice continuait de la défier. Elle ne disait rien. Elle s'était assise entre un aquarium plein de livres et une autre chaise qui lui avait semblé inutilisable. Elle y déposa son châle, comme pour signifier, à Fabrice en particulier, qu'elle s'installait pour un moment. Allait-on lui servir à boire, quelque chose de chaud de préférence ? Elle avait toujours redouté les courants d'air dans cette maison. Avait-elle précisé qu'elle était un peu hantée ? Oui, bien sûr. Elle ne manquait jamais de le préciser. Cette remarque m'était particulièrement destinée, puisque j'étais un acheteur potentiel. Gisèle me renouvela tous les sourires dont elle m'avait gratifié(e) à New York, dans son obscure agence où flottait un drapeau tricolore. Anaïs se régalait en silence. Elle servit le thé et nous amusâmes nos doigts dans le panier à biscuits. Le temps passa sur le mode des répétitions polies et nous en arrivâmes finalement à nous entendre sur le choix de la maison Godard. Nous connaissions tous le château. Et puis il était trop loin de la forêt de Bélissens, à pied ou en voiture. Et puis il y faisait froid et humide et on serait peut-être dérangé par des touristes qui voudraient visiter le musée. La maison Godard, elle, était isolée, inconnue des touristes, à l'écart du passage des gens de la région, et puis elle était confortable, bien chauffée, sympathique, un peu hantée. « Tout le monde est d'accord alors ? » fit Fabrice qui donnait ses galettes au chien Finaud qui le suivait partout où il était sûr de voir du monde et de s'en trouver bien. « Tout le monde est d'accord, dit Gisèle d'un ton sec. Tu ne parleras donc plus de ton château et encore moins de ton sens de l'hospitalité. » Constance se leva pour partir. Le premier conflit de notre étroite communauté venait de s'allumer, mais elle en était heureusement écartée par les nécessités que nous n'avions pas manqué d'énumérer pour jeter à bas l'argumentation de Fabrice qui ne nous cacha pas sa rancœur. Au départ, il n'en voulait qu'à Gisèle. Maintenant, il nous détestait tous avec la même fidélité à ses principes d'unité et de profondeur. Il prit le bras de Constance, elle le laissa faire, et il la conduisit à sa voiture que nous entendîmes pétarader dans l'allée. Il revint et épousseta la neige sur ses épaules.

« Il faudra m'excuser de détester Gisèle à ce point », dit-il en se servant un verre d'alcool, ce qui était parfaitement inconvenant après le thé, mais nous n'en l'excusions pas moins. Gisèle n'était pas tout à fait aussi sympathique que le prétendait Anaïs qui ne bénéficiait d'ailleurs pas non plus de nos encouragements à demeurer ce qu'elle paraissait à nos yeux. Je pouffais. Mike était l'auteur de la remarque et aussitôt, comme chaque fois qu'il m'adressait la parole, sur quelque sujet que ce fût, je pensais à ce qu'il avait écrit de son beau-père, aujourd'hui réduit en cendres, et de ma mère, encore toute brûlante du même amour. On peut se procurer ce livre à bon marché dans plusieurs langues dit-on. Je n'en sais rien vraiment. On raconte tellement de choses à propos des écrivains. Mike n'est pas si riche. Il m'entraîne à l'écart pour me parler de ses morts et je m'enfonce tout à fait dans l'idylle qui l'a rendu célèbre. D'un coup, au détour d'une scène d'amour, l'urne m'apparut sur le linteau de la cheminée, misérable et étincelante entre deux bougeoirs où grésillaient deux bougies parallèles. « Oui bon dieu ! elle l'a fait ! » couinait Mike entre deux gorgées du même alcool qui avait réveillé en lui une foule de bons vieux souvenirs où c'était justement l'alcool qui le rendait heureux et non pas les femmes comme il l'avait ensuite cru dur comme fer suite à des conseils qui devaient être ceux de son propre père. « Amanda passe son temps à me ridiculiser. Si l'alcool m'en donne le courage, je vous montrerai la couleur de ces cendres. C'est inénarrable, bien entendu, sinon je me chargerais de les transformer en littérature. » Je lui conseillai le lyrisme et pris congé de lui sur le seuil d'une terrasse enneigée où il voulait plonger sa tête. Il y demeura seul toute l'après-midi. Je m'inquiétai de l'absence de Pauline. Il y avait une explication : toujours la même. Son bougre de mari n'aimait pas la compagnie des écrivains et encore moins de leurs femmes. Qu'est-ce que ça lui faisait, à elle, d'être peut-être la seule femme écrivain dans cette compagnie qui s'adonnait à la critique du reste du monde ? Il savait bien ce que ça lui faisait, à lui, de chaque fois s'y trouver aussi seul qu'Onan, seul de sa race et de son espèce, seul à n'avoir rien à voir, mais alors rien, ni avec ce qui se disait ni avec ce qui se laissait entendre. Et puis il connaissait Nicolá comme le fond de sa poche, où s'éternisaient un mouchoir et un bouchon de carafe auquel il tenait, comme disait Nicolá, comme à la fille de ses yeux. Non, Nicolá n'avait pas voulu de cette cérémonie. C'était l'idée d'une femme, puis d'une autre, puis de toutes les femmes et il n'y avait pas eu un homme pour en montrer ni l'absurdité ni même la cruauté. Si encore on avait eu ses cendres à répandre sur la neige aux pieds des arbres que Nicolá avait tant aimés du temps où il ne pensait qu'à les aimer. Ah ! il y avait les cendres du père d'Amanda, mais elles n'étaient pas jetables, enfin : Amanda refusait qu'elles le fussent. Qu'est-ce qu'on pouvait donc éparpiller ensemble ? Est-ce qu'il y avait quelqu'un pour répondre à cette question ?

Moi, je ne détestais pas Jules. Je l'aimais sans doute. Et il pouvait le savoir aussi bien que chacun n'en doutait pas. Je n'avais jamais répondu à aucune de ses questions et je n'avais pas l'intention d'engager une conversation avec lui. Je pouvais l'écouter mais je n'avais pas le droit de l'interrompre ou même de chercher à continuer sa pensée là où les mots commençaient à lui manquer pour continuer de rompre le silence aussi longtemps qu'il est de sable et de feu. C'était un homme solide, aux mains puissantes et disponibles, au regard toujours triangulaire, un œil sur l'adversaire et l'autre sur l'arbitre, un boxeur de la conversation, un lutteur qui ne s'avouait jamais vaincu, même par le silence qui le guettait parce qu'il n'avait pas d'esprit. Je l'avais vu travailler la pierre de ses murs, à la masse ou au ciseau, géant ou artisan, toujours brutal et précis et immensément seul dans ces moments de rencontre avec son âme de berger qui ne laisse pas entrer son troupeau dans la forêt. Je l'ai suivi souvent dans cette forêt, j'ai suivi ses explications et ses détours, ses ronces, ses pentes, jusqu'à l'étroitesse vertigineuse d'un sentier qui plonge la tête la première dans la rivière où il se mettait à extraire de la roche pour m'épouvanter et pour me plaire. Au coin du feu, il ne parlait pas longtemps et s'il parlait, c'était seulement avec lui-même. Ce que j'entendais n'était que des bribes de son dialogue intérieur. Non pas monologue. Il s'entendait à jouer avec lui-même, au bord d'une ironie qui devait être le fond de sa philosophie. Il offrait sa cigarette après l'avoir roulée et salivée avec soin, du bout d'une langue à peine tirée. Il l'allumait avec un morceau de braise, pour le goût que ça laisse sur la langue, ce feu de chêne qu'il osait faire brûler, avec parcimonie c'est vrai, parce que son propre père le lui avait demandé. Est-ce que je pouvais comprendre ces balivernes, moi qui n'écrivais jamais rien que de très sensé ? Les balivernes, c'est fait pour les gens comme moi, à cause des paroles qui s'envolent, essayait-il de dire. En avait-il seulement parlé à Pauline ? Je n'osais pas le lui demander.

Aussi, quand Pauline s'amena sans Jules, j'eus un pincement au cœur. Elle me privait de mon essence. Je l'embrassai à peine et en tout cas ne répondis pas à sa question. Tout le monde la plaignit. Elle s'exprima grossièrement, comme d'habitude. C'était son genre littéraire, la grossièreté. C'était aussi son mode d'expression favorite. Enfin, elle n'avait pas oublié d'amener avec elle sa boule de verre et la soie noire où elle lisait aussi l'avenir. Elle installa le tout sur un guéridon qui du coup devint abstrait. J'interrogeai sa surface géométrique. Sans succès bien sûr. De l'autre côté de la pièce, l'urne et ses deux candélabres semblaient vouloir engager le dialogue avec cette muette abstraction. Amanda nota tout de suite ce remplissage spatial qui me parut tout à coup probable et encombrant. Elle attira les femmes. Les hommes proposèrent d'observer, sans plus se mêler à ce qui leur paraissait inconcevable. Jules se joignit à eux avec une facilité qui me déconcerta. J'entrai dans la cuisine pour préparer le repas. C'est alors que Godard nous apparut, clair comme la neige et nu comme un vivant. Dans le jardin où nous accourûmes d'un bloc, il tentait d'extraire de dessous la neige une vieille blouse de jardinier dans laquelle il comptait réchauffer sa nudité de mort revenu parmi nous.

La réunion avait atteint son quorum. Nous étions enfin divisibles par deux. Impairs à cause de Constance, mais elle ne figurait pas parmi nous. Pairs de nouveau en comptant ma mère qui avait finalement renoncé à m'accompagner sur la tombe virtuelle de Nicolá qui était la pierre de touche de notre nombre. Je ne suivais pas toujours les comptes hermétiques de Pauline. Je ne leur trouvais pas la symétrie impeccable que je cherche toujours quand il est question de se mesurer à l'inconnu. Elle exultait. La chair de Godard, qu'elle tâtait, avait cependant la froidure extrême et le toucher inélastique de celle d'un mort. Le doute s'installait de nouveau dans son esprit de chercheuse métaphysique. C'était compter sans le nain, avais-je avancé dans son jeu de broussaille et de souterrain. Ces paroles la firent basculer tout entière dans son monde injouable du coup. Elle regarda le nain à travers le prisme déformant de sa terreur.

Le nain s'appelait Jean. C'était un invité inattendu. Enfin, on aurait pu le deviner dans l'ombre de Fabrice, qui l'adorait autant que dans l'immobilité et le vertige de Gisèle qui le fuyait de toutes les façons qu'elle pouvait imaginer. « Ce nain me fait penser à Lautrec, m'avait confié Mike entre deux verres. Je ne peux pas m'empêcher d'y penser. Il sent la térébenthine et la crotte de cheval. » C'était trop peu pour le décrire. D'abord, il était beaucoup plus jeune que Lautrec qui ne pouvait pas avoir eu cet âge. Était-ce un adolescent ? Je connaissais les Vermort depuis trop peu de temps pour affirmer quoique ce fût à propos de son âge et même à propos de toutes les particularités qui le composaient avec un art du contrepoint qui devait avoir fait son temps. Et puis, sur l'oreiller, Pauline ne m'avait fait aucune confidence susceptible de m'aider à redéfinir le personnage à ma manière une bonne fois pour toutes. Tout ce que je pouvais dire, et même écrire à propos de ce nabot exotique, c'est qu'il n'arrivait pas, à lui tout seul, à me faire penser à une seule esquisse en forme de couleur et d'âme. C'était un nain ordinaire, un peu écrivain, comme Scarron, mais irréalisable, comme Dédalus. Il prenait des notes sur un calepin crevé de traces de doigts qui étaient peut-être les siens si sa mère, Gisèle, n'avait pas pris l'habitude de le relire à sa manière, histoire d'en toucher deux mots à son comte de mari. Le nain avait l'air intelligent, même sociable. Il écrivait et demandait à être lu. Pour Fabrice, qui ne mâchait pas ses mots en matière d'amour, Jean avait atteint le seuil de la normalité. Il ne lui restait plus qu'à y entrer par la grande porte. À l'écouter, le sort était jeté entre son fils et lui. Rien ne pouvait détraquer cette harmonie entre un fils créateur du père et un père spectateur du fils. Mais pourquoi donc Gisèle n'avait-elle pas l'air d'accord sur ce point précis de son existence, allant jusqu'à la déserter pour s'exercer à New York dans une profession qui n'était pas la sienne ? Nous en eûmes confirmation, car le doute n'était pas permis, une bonne heure avant l'arrivée impromptue d'Antoine Godard en habit de neige et d'infortune.

Pauline faisait et défaisait les comptes (nous sommes une heure avant la révélation de son attente qui n'était pas la nôtre, encore que chacun s'attendît à quelque chose de plus ou moins narrable). Le nain jouait avec le feu. Il se brûla un ongle ou un doigt. Son cri nous dérouta. Il y avait de quoi ! C'était un cri de bête. Enfin, de ce qu'on imagine être une bête. Il en avait le regard en plus de la tessiture. Le tremblement aussi le dérouta de sa nature humaine. Son visage devint la cartographie de la douleur, du menton aux oreilles, et des oreilles au sommet du crâne où il se mit à arracher des cheveux qu'il avait pourtant rares. Gisèle ne bougea pas, en proie à une paralysie qui n'était que la mimique extrême de la honte et du désespoir. Par contre, Fabrice ne sembla pas souffrir. Il comprit même et répondit par un flot de paroles qui nous renversa. Le nain se calma. On redouta que c'en fût fini de son tourment. Et on avait bien raison. Il s'approcha de son père en retenant un autre cri qui promettait d'être encore plus dévastateur, mais au lieu de crier, ce qui nous eût encouragés à le comprendre, il se mit à griffer le visage de son père avec une vieille patte de lapin luisante et usée qui ne manqua pas de le défigurer un peu. Fabrice supporta deux assauts de cette arme mensongère à ses yeux, qu'il gardait presque sereins et en tout cas pleins d'amour et de tendresse, au point que je songeai un instant à arrêter la fureur extatique du nain par un de ces coups de pied au cul dont j'ai le secret. Mais ce ne fut pas nécessaire. Fabrice saisit le poignet de son animal de fils et il arrêta de parler pour le regarder. Une larme lui échappa. Son front saignait. Il ne pouvait pas parler ou alors le nain l'en empêchait à cause de sa nécessaire présence. Gisèle défit le nœud que composait la main du nain Jean et elle lui arracha encore la patte de lapin avec un gloussement qui devait être un cri de colère. Le nain se soumit, ne la regardant pas, s'avançant encore entre les jambes de son père qui finit par l'entourer de ses bras. Gisèle alla jeter la patte de lapin dans le feu. Je détournai mon regard de sa promenade vengeresse puis je me mis à contempler le front de Fabrice rougi de sang. Il y avait d'autres cicatrices, et d'autres encore sur la joue gauche, fines et imperceptibles, mais affreusement parlantes maintenant que le nain en avait exprimé toute la saveur secrète. Fabrice sourit.

Il souriait encore quand Godard est entré dans le salon, nu et pathétique, poussé par Pauline qui voulait l'entourer de draps. La blouse froide et boueuse gisait comme un mort près de la porte. Mike la poussa du bout du pied puis il referma la porte. La nudité de Godard disparut enfin dans les pliures parallèles d'un tapis. Mais il ne s'étonna pas de pouvoir contempler un feu ni même d'être certain d'avoir rencontré plus d'un regard de femme. Il sortait tout nu d'une tombe de feuilles mortes et de gel, et rien ne l'étonna plus que le visage martyrisé de Fabrice qui maculait de temps en temps un vaste mouchoir dont un angle était mordu par la gueule infernale de son nabot de fils. Godard s'approcha, brisant comme il pouvait les angles du tapis à l'intérieur duquel son corps craquait comme une branche sous le poids de la neige. Son regard énuméra les griffures. Fabrice voulut le repousser doucement. Il grogna à la manière du nain qui s'étonna qu'un inconnu s'exprimât dans le même registre que lui. « Ça alors, fit Godard, c'est donc bien vrai ce qu'on raconte ! Moi qui croyais qu'on badinait pour badiner. » Fabrice se leva pour s'éloigner de cet observateur sans scrupules, mais Godard l'en empêcha, s'interposant entre Fabrice et le nain qui disparut d'un coup dans l'ombre du tapis. « On pourra dire ce qu'on voudra, dit Godard en étirant un sourire au beau milieu de son visage qui se rasséréna en effet. Les légendes ont la peau dure. J'en vois là un exemple ! »

À quoi pensait Godard en parlant d'exemple ? Était-ce un exemple à donner ou à prendre ? Je me reculai dans la cheminée, pour plus de perspective. La scène devait m'apparaître tout entière, avec la totalité de son dieu et le nombre exact de ses protagonistes. Il fallait que je m'exerçasse à la parfaite neutralité qui était ma règle d'or en matière de description. Pendant combien de temps allais-je mentir avec autant de facilité ? La scène était démesurée. Je m'assis près du four pour faire tinter l'acier d'une chaîne brisée à l'endroit de ses mors. Il y aurait toujours ce temps que Godard venait de créer sans me demander mon avis. Un temps, mesurable sans doute et en tout cas compressible, avant son apparition hors de la froidure et de l'hiver qui la fait exister. Et puis un temps pour basculer dans le temps véritable, de son apparition à son regard sur le front de Fabrice, une éternité d'explications et de renoncements, toute une littérature à racheter au temps perdu et au-delà du temps qui reste à vivre. Après, une fois revenus tous ensemble au thème même de sa résurrection, je pressentis que le temps n'avait plus d'importance. Je cessais d'écrire pour verbaliser avec les mêmes mots. Constance même ne me comprendrait pas. Elle tuerait son mari une seconde fois et on sombrerait encore mieux ensemble dans le mélodrame et la mort certaine. Je me mis à pleurer uniquement pour apprécier la saveur des larmes qui ne pouvaient pas être les miennes. Au-dessus de ma tête, la suie craquait avec un son de feu qui couve. L'air était froid contre le mur. Un coup d'œil dans le four me renseigna sur son utilité. Je refermais sa lourde porte d'acier en pensant à ces rats qui connaissaient d'autres ouvertures, sans doute pour les avoir pratiquées. Un verre clapota sous mon nez, aigre et brûlant entre les doigts boudinés de Mike qui s'excusait de n'être pas le compagnon qu'il s'efforçait de paraître sans qu'on le lui demandât d'ailleurs. Je bus une lampée. C'était un autre feu. Je ne me souvenais plus à quoi je venais d'assister : la torture de Fabrice ou le retour de Godard ? Je pouvais recommencer à n'importe quel endroit mais je n'empêcherais rien au niveau du temps qui me restait à vivre.

Chez Constance, à midi, il y avait deux ou trois jours, j'avais vu le portrait d'Antoine Godard, non pas sur la cheminée comme je m'attendais à l'y trouver, ni même au centre géométrique d'un guéridon prévu à cet effet, mais plus prosaïquement sur le rebord d'une fenêtre, comme cela se fait chez les gens simples quand ils condamnent une fenêtre pour des raisons qui ne convainquent qu'eux-mêmes. Un angle de rideau y égarait sa dentelle comme au bon vieux temps de la chasse et du deuil. Je n'avais pas été invité à le regarder : mes yeux étaient tombés dessus à cause d'un regard circulaire dont le but était d'éprouver encore mon esprit d'analyse. Il figurait assez pâlement dans un encadrement d'acier chromé qui exhibait sa marie-louise comme un jupon. J'y jetai un œil indiscret par définition. À ce moment-là, mais ce n'était plus le moment, je n'aurais pas eu une seconde d'hésitation pour reconnaître que ce Godard-là, le vrai, mort ou disparu, n'avait rien de commun avec le Godard, nu et vivant, qui entra pour la première fois dans notre vie au moment où on l'attendait le plus. Constance venait de nous inviter à déjeuner avec elle d'un cuissot et d'un plat de lentilles et il ne me vint pas à l'esprit de lui demander de me permettre d'approcher le portrait de son défunt époux pour en examiner la ressemblance et l'à propos. Nous n'en étions vraiment pas encore là.

D'emblée, Lorenzo plut à Constance et elle prit soin de lui avec une fièvre qui m'abandonna. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Je ne savais encore rien d'elle. Elle était notre logeuse, elle avait la jambe fugueuse et le vin léger. Elle promettait de se montrer allègre et fidèle à l'avenir. Je m'enivrai un peu de pétillant sur quoi je n'eus de cesse qu'on le vantât avec moi. À la fin du repas, Constance s'exerçait à une approche prudente mais précise du corps de Lorenzo dont le vertige, à la fin, lui ouvrit les portes du sommeil. Nous avions trop bu et ce n'était même pas convenable.

Dans la cheminée, le feu fuma un peu et une bûche glissa d'un chenet sur l'autre, puis sur la fonte où elle se brisa encore. Constance haussa les épaules. Nous avions oublié le feu. Le vin nous avait trompés, comme il faisait chaque fois qu'elle oubliait les bonnes manières. Le portrait d'Antoine Godard me revint en mémoire. J'avais aimé son visage de doux rêveur. Est-ce ainsi qu'on appelle cette rêverie qui s'installe à la place de la personnalité ? Il portait une boucle à une oreille, l'une ou l'autre peu importe, la photo avait peut-être été prise dans un miroir et ce visage n'était que le reflet d'une vie qui avait l'air de ne tenir qu'à un fil. Constance avait-elle coupé ce fil tenu qui l'attachait encore malgré elle à son mari ? Je n'expliquais pas autrement sa certitude ni sa passion à l'imposer comme seule probabilité. Ces pensées me venaient tandis que nous fumions des cigarettes en attendant la fin d'une tourmente dont nous ne percevions, depuis la salle à manger, que la clameur étourdissante. J'eus la tentation d'écarter un peu les rideaux de la fenêtre principale, ce qui m'eût approché de l'autre fenêtre, sans rideaux mais aux volets fermés, sur le rebord de laquelle le portrait d'Antoine Godard voisinait avec une lampe à huile qui grésillait en lieu et place du souvenir et des regrets. Je notais aussi l'absence d'un beau mouchoir de dentelles dont le pli humide et chaud me rappela soudain que nous venions de déjeuner dans la maison d'un mort. Au plafond, un vaste chandelier de cuivre et de verre vacillait doucement. La maison était animée en effet d'un discret tremblement. Je devais m'en inquiéter plus que de raison, car Constance nota mon embarras. C'était ainsi, expliqua-t-elle. Et il en avait toujours été ainsi. La maison tremblait toujours de cette manière pendant les tempêtes de neige ou de pluie et il n'y avait pas d'explication pour rassurer les uns ou décider les autres. Il fallait simplement s'y habituer en pensant que jamais rien n'était arrivé de tragique ou même d'irréparable. Est-ce que j'avais aussi peur que je redoutais de le paraître ? Personne n'avait peur à proprement parler. C'était rassurant de savoir que rien n'arriverait et qu'il en avait été toujours ainsi. Et c'était troublant, et tentant, de se dire que ça arriverait un jour. Et pourquoi donc ? Mais parce que c'est logique, m'écriai-je.

À ce cri d'alarme, Lorenzo eut un spasme. Qu'est-ce qui est logique, finit-il par dire. Visiblement, il sortait d'un rêve et n'en voulait à personne. Une goutte de sueur grossissait sous sa mèche vagabonde. Constance frémit. Elle s'excusait. « J'ai raconté des horreurs au sujet de la maison. Non pas celle que vous allez habiter. Oui, celle-ci, des horreurs, je vous dis ! » Fallait-il la croire ? En tout cas, le revenant qui s'était introduit chez nous trois jours plus tard n'était pas Antoine Godard. On pouvait le croire. Il répondait « oui » à toutes les questions, dont la nature également positive finit par lui donner raison comme tout le monde le souhaitait. Cependant, à la question de savoir s'il voulait qu'on informât Constance de sa résurrection, il répondit par la négative. C'était aussi positif qu'on pouvait le souhaiter. Pauline jubilait comme un pipeau. Il lui arrivait d'avoir raison, reconnaissait Jules, la preuve !

J'aurais pu détromper tout le monde. Cet intrus n'était qu'un vulgaire vagabond. Il en avait toute l'allure. Mais qui n'a pas l'air d'un vagabond à l'abri d'un tapis qui n'épouse que ses propres formes ? Il y avait vraiment de quoi se tromper. Il est vrai que l'inconnu reconnaissait ses voisins prestigieux, l'écrivaine Pauline et le comte et sa dame. Même le nain faisait partie de ses connaissances. Restait Jules, le Jules comme il ne fallait pas l'appeler ni même le dire. Jules pouvait-il ignorer le physique d'un voisin si encombrant qui piétinait ses terres tous les jours sous les sabots de ses vaches qu'il avait vagabondes et irrespectueuses ? Jules ne disait rien. Et Lorenzo s'émerveillait. Il y avait du merveilleux dans chacun de ses mots. Il en composa même pour augmenter l'échelle de ses valeurs d'autant de marches qui devaient le rapprocher encore de son idéal. Fabrice le buvait.

Le temps passait cependant et la nuit finit par tomber. John et Mike besognaient dans un coin du salon, manipulant des scies et des haches pour venir à bout des plus grosses bûches qui mirent du temps à se soumettre à leur appétit de victoire. Le feu finit par jeter ses ombres au ras du sol et sur les murs. Lorenzo avait fini de parler. On s'étonnait moins maintenant. On songeait à se coucher. John avec Anaïs. Mike avec Amanda. Lorenzo avec Carina. Fabrice avec Gisèle. Jules avec Pauline ? Et Ali avec Saïda. Restait une chambre que je devais occuper seul (ou seule). Restait encore le nain, qui pouvait toujours rejoindre ses parents sans que ça ne gêne personne le moins du monde, et Antoine Godard ; enfin, celui qui se cachait dans le corps imaginaire d'Antoine Godard. Anaïs craignait de le faire coucher seul dans le salon. Il pourrait toujours prendre la poudre d'escampette si c'était ce qui lui chantait. John grimaça. L'idée de dormir dans la même chambre qu'Anaïs lui était déjà à peine supportable. Elle avait la manie de suer avant de se coucher, à force d'exercices, mains au mur ou au plancher, et c'était toujours tout humide et toute dure qu'elle entrait dans le lit, négligeant peut-être sa présence qui n'avait pas d'autre utilité.

Anaïs n'aimait pas John. Mais elle le défendait gravement chaque fois qu'il était attaqué. Elle était même capable d'écrire pour assurer sa défense, jamais injurieuse mais toujours blessante, car elle connaissait tout le monde et devinait les autres avec une facilité qui déconcerta plus d'une fois le pauvre John qu'elle laissait étourdi et pâle dans n'importe quel lit où ils n'avaient pas fait l'amour, ni par habitude, ni par désir. Elle était cruelle à force de muscles, elle ne pensait pas autrement. John ne se demandait même pas avec qui elle satisfaisait sa nature de femme. Il l'aimait. Il aimait la femme parce qu'elle était une femme et qu'il aimait les femmes. Il aimait les hommes de la même manière. Et il s'aimait lui-même avec le même sentiment de la complexité et de l'absurde. Aussi ne la critiquait-il jamais. Il pouvait parler d'elle sans la blesser, ni même chercher à le faire. C'est qu'il ne s'intéressait qu'à la femme. Ce qu'elle pouvait représenter aux yeux des autres, je veux dire dans la différence de la femme à son nom, il le soumettait à sa vision par la seule force des mots. Dans ces conditions, elle ne pouvait pas l'aimer, mais elle acceptait le fait de son utilité, c'était tout. Elle s'exhibait toujours au moment de lever le voile sur sa sincérité. On en revenait ébloui. Cecilia ne s'y trompa jamais. Au moment où nous étions en train de marchander une chambre pour coucher le vagabond, elle ne se signala que par sa discrète ascension de l'escalier qui conduisait aux chambres. Je l'y suivis dans le même silence de désir partagé. Mais plus tard, en pleine nuit, la neige avait cessé de tomber et une étrange tranquillité s'était installée avec le silence relatif. Je bougeais dans mon lit en songeant au plaisir que Cecilia m'avait arraché contre ma volonté. Je rêvais de patience et elle m'avait donné le vertige. L'insomnie s'imposa lentement. Mon corps se raffermissait. En même temps, car j'avais regagné ma chambre, je dus me rendre à l'évidence : Antoine Godard dormait dans mon lit. Il avait une respiration d'oiseau. Sa présence n'en fut pas moins écœurante. Mais je l'avais accepté pour obéir à tout le monde. Je n'avais pas l'esprit de contradiction. Au contraire, je pouvais accepter jusqu'à la pire confusion, à force d'ironie et de mal-être. Antoine Godard, qui n'était pas Antoine Godard et qui ne s'appelait pas Antoine Godard, en était une preuve vivante.

Il dormait comme j'imagine que dorment les enfants, bouffis de rêves et traversés de frémissements qui sont les prémices de l'âge adulte. Qui était-il ? Un vagabond surpris par la tourmente. Peu importait au fond qu'il s'appelât Antoine Godard ou... mais pourquoi penser au nom de l'homme, à sa nudité extraite de la neige, à ses efforts grotesques pour tenter de s'habiller d'une blouse de jardinier dont il avait deviné la présence sous les feuillages pétrifiés ? Pourquoi donc ne rien opposer, de franchement descriptif à défaut d'une autre profondeur moins accessible par le biais du silence, pourquoi donc ne rien opposer à sa rencontre fortuite avec le visage blessé de Fabrice qu'il connaissait et qu'il reconnaissait, à travers ses propres souvenirs, et selon les ouï-dire, s'arrêtant un instant pour n'être qu'un observateur satisfait et même futur, juste le temps de mettre un nom sur les griffures et aussi sur le regard ou sur les yeux de Fabrice qui ne l'avait pas reconnu, qui faisait juste sa connaissance, et qui se projetait avec lui dans le même futur d'une imagination reproduite sur l'écran du réel avec une précision dont personne ne pouvait savoir qu'elle était celle de mon écriture ? Le sommeil l'infantilisait à ce point.

Cette nuit-là, en entrant dans le lit qui m'appartenait depuis trois jours d'affilée, je renonçai à mes exercices d'apnées. Mes sifflements mystiques l'eussent réveillé et avec lui, mon embarras. Je me sentais tellement étranger (étrangère) à ce corps nu de nouveau et paisible comme il m'avait toujours paru depuis qu'il existait pour moi. C'est cette nudité qui voulait prendre un sens. La neige l'avait enfantée et il n'avait pas beaucoup grandi depuis. Sa chaleur me gagna. Je fermai les yeux pour en rêver. Il fallait à tout prix que j'en rêvasse. Je remontai le drap sous mon nez, l'humectant sans le vouloir de ma buée. Une autre humidité parcourut tout mon corps. Je m'endormis.

Dans mon rêve, je me réveillai, un peu surpris(e) de le trouver assis dans le lit, me regardant de ses yeux d'oiseau qui a l'air de poser toujours la même question. Que devais-je répondre ? Nous avions parcouru une bonne partie de la nuit et maintenant il faisait froid. D'ailleurs, il avait noué le drap autour de lui et je gisais presque nue (ou nu) sur le matelas doucement animé par sa respiration. Je ne pouvais pas quitter son regard sans lui avoir parlé de sa désinvolture mais je ne trouvai pas les mots pour en exprimer toute la saveur qui avait sur moi un effet paralysant. Il sourit. Comprenait-il ce que je ne lui disais pas parce que ce n'était pas le moment d'en parler ?

Pour en revenir à de plus probables aspects, la question se posait encore dès le matin avec la même lancinante évidence. Personne n'avait cru à la nouvelle identité du revenant dont l'esprit de vagabondage s'était d'ailleurs signalé à plusieurs reprises avant le coucher. Ses tentatives de fuite, dans le même appareil qui avait été celui de son intrusion, avaient bien failli chaque fois nous prendre au dépourvu. La porte d'entrée était maintenant fermée à clé et les volets barrés de l'extérieur, certains qu'il ne mettrait pas les pieds dans la cheminée. Il avait en effet manifesté une sainte horreur du feu. La chaleur ou la lumière l'épouvantait encore. C'était un primitif. Cet aspect de sa personnalité avait créé le doute mais il continuait d'affirmer qu'il était bel et bien Antoine Godard, ce que nous avions fini de croire. Je ne me souvenais même pas où j'avais vu le portrait d'Antoine Godard. Chez Constance, oui, mais à quel endroit de sa vaste salle à manger ? Je revoyais la cheminée sans succès. Item du guéridon. Une seule question m'étourdissait maintenant. Constance avait-elle assassiné Antoine Godard ?

Le vagabond ne pouvait évidemment pas répondre à cette question qui ne lui fut d'ailleurs pas posée. C'est Mike, obèse et costaud, qui le transporta dans ma chambre. Pendant ce temps, je faisais l'amour avec Cecilia. Je faisais l'amour avec Cecilia depuis si longtemps. Depuis le temps sans doute où elle ne le faisait plus avec Ali, le bel Arabe noir et or qui servait de chaperon à Saïda et que Saïda entraînait dans tous les endroits du monde où l'on avait le goût de la valse et des bons sentiments.

Nous valsâmes je crois sur la côte africaine, un soir d'été, à la recherche de la fraîcheur et d'autres étourdissements. Je me souviens d'un bassin sans poissons rouges et d'un jet d'eau qui gesticulait dans un massif de laurier. Le banc était humide et nous choisîmes de nous asseoir un peu plus loin sous les orangers. Je devins l'homme ou la femme de Cecilia. Peu importe lequel des deux. Là n'est pas mon sujet. Cecilia entrait dans mon cœur et je savais que c'était l'important. Ali fumait un cigare sous un porche. Il cherchait l'inspiration. Il venait de perdre l'amour clandestin de Cecilia et son chemin revenait encore à Saïda qui n'avait rien perdu de sa jeunesse. Il y avait là un poème tout à fait dans sa manière, avec deux femmes, l'une secrète et l'autre féconde, et un chemin d'abondance qui n'avait qu'un sens. Il revivrait cela plusieurs fois avant de mourir. Saïda était éternelle. Elle le contenait tout entier, lui et ses livres. Il y avait là de quoi aimer la vie. Et c'était cette allégresse que je contemplais sur son visage tandis que dans le jardin Cecilia se dénudait pour moi une première fois. Je fis l'amour avec ce regard dans le mien. Il savait exactement ce qu'il perdait et il connaissait toute la valeur de ce qu'il n'avait au fond jamais quitté. Qui n'a pas rêvé de le déposséder ? J'y songeais vaguement tout en cherchant à n'aimer que Cecilia qui n'était pas une conquête mais une trouvaille, mais il n'y avait pas d'autre femme dans ma vie. L'amour, si je voulais en vivre à la hauteur de mes ambitions, il fallait que je l'inventasse avec une femme qui était tout ce que je possédais. Mais pourquoi me remémorai-je ce temps passé au moment de supporter le regard du vagabond qui n'eut de cesse de me deviner que je consentisse à lui expliquer les raisons de ma présence dans ce qu'il considérait être son lit ?

Le mieux était de rechercher les compétences de la police qui dans cette contrée est exercée par une gendarmerie. Ce n'était pas le sentiment unanime. Une pareille trahison n'avait pas de sens. Aussi, avant de tous nous coucher, nous décidâmes, sur une idée de Mike, qui est un ange en matière d'humanité, de transporter le vagabond dans le village le plus proche et de l'y abandonner, sans remords cette fois, au sort qu'il pouvait bien partager avec d'autres protagonistes. C'était une idée d'autant plus facile à accepter que le vagabond paraissait être un enfant du pays. Bien sûr, ni Fabrice, ni Gisèle, ni Pauline ne confirmèrent cette thèse. Ils ne l'avaient jamais vu. L'opinion de Jean ne fut pas recherchée. Quant à Jules, il grogna quelque chose de si incompréhensible et de tellement définitif qu'il nous sembla équitable, et pourquoi pas parfaitement juste, de procéder à l'abandon de l'intrus dès le lendemain matin. Nous lui accordions cependant une bonne nuit de sommeil. Il occupa donc mon lit comme il aurait vraisemblablement occupé le sien s'il en avait eu un : en solitaire. Je n'étais pas prévu(e) dans son programme. Au beau milieu de la nuit, après un moment de réflexion, il choisit de crier.

Toute la maisonnée, qu'on sait hantée et même balisée par les soins de Pauline, déboula dans ma chambre qui était celle aussi du vagabond, sauf à l'entendre. Il fallut le ceinturer pour l'empêcher de blesser quelqu'un. En un tour de main, qui devait quelque chose à la guerre ou la pacification, le vagabond fut ligoté en plein centre du lit qu'il agita tout de même avec cette énergie qui n'appartient qu'aux hystériques. Rien ne pouvait le calmer, ni les menaces, ni l'alcool. Mike se lança dans une explication qui justifiait ma présence dans le même lit. C'était un partage qu'on lui avait proposé. Mais il ne l'entendit pas de cette oreille. Quelqu'un le bâillonna promptement. Nous sortîmes de la chambre la conscience tranquille, sauf le nain qui se référait à des souvenirs personnels qui agacèrent vite la pauvre Gisèle. Nous passâmes le reste de la nuit dans le salon, dormant un peu et veillant beaucoup, sauf Cecilia qui ne descendit pas. Elle avait terriblement sommeil et de toute façon ne s'intéressait pas à notre tranquillité. Cecilia faisait une crise d'égotisme, comme cela lui arrivait chaque fois qu'on lui demandait de rejoindre le gros du troupeau. Elle ferma la porte de sa chambre, qui était un peu la mienne, sans même rechercher mon opinion. Je descendis dans le salon après tout le monde. J'avais l'art de me mêler de ce qui ne me regardait pas. Encore une fois, le regard d'Ali se posa sur moi, mais non pas dans mes yeux, ce qui m'eut facilité toute espèce d'explication ; il regardait l'ensemble de ma personne physique et il était en train de former un jugement qui me détruirait tôt ou tard. Jusqu'au matin qui nous retrouva tous ensemble, y compris Cecilia, je ne fis pas deux choses qui m'eurent coûté trop d'orgueil : boire et dormir.

Pauvre vagabond qui n'avait qu'un sens alors que le commun des mortels en a au moins deux, mensonge à part. Aucune explication ne l'avait convaincu. Il n'y avait pas de mot pour alimenter son art de la fugue ni aucune phrase, et Ali n'avait pas manqué d'en créer de nouvelles, toujours virtuose au moment de participer à l'action commune que John cherche à compliquer d'autres racines moins ordinaires. De mon côté, j'avais essayé le bon sens et les sentiments primordiaux. Mais rien n'y fit et nous fûmes forcés de le ligoter aux fers du lit. Je remontai plusieurs fois pour vérifier l'état du bâillon dont la torture pouvait être mortelle. ¡Lo que faltaría ! J'ouvris la porte comme un voleur, éprouvant d'abord les infidélités de la serrure, puis le contrepoint des gonds à l'agrandissement de la part de lumière qui courait en pointe vers le lit où la part de l'ombre revenait à une plus probable dimension où le vagabond, un peu à l'étroit dans son repère à deux dimensions, recommençait de gesticuler et de grogner comme la bête qui menaçait son existence encore humaine. Il transpirait et bavait. Des larmes emplissaient ses yeux, expression de sa rage contenue par la conscience collective dont je n'étais pas la moindre animation. Chaque fois, je lui parlais. Je ne croyais plus à l'identité qu'il avait usurpée avec sans doute les mêmes intentions ludiques que Martin Guerre jamais de retour au Carla. Il ne semblait pas pouvoir se référer non plus à cette demi-légende née du cerveau malade d'un magistrat en proie à la révolte. Qu'avait-il été dans la vie avant de sombrer dans cette mascarade mystique ? On ne naît pas vagabond et idiot. Son secret, s'il en avait un, n'avait aucun intérêt pour personne. S'en rendait-il compte ? Il ne pouvait répondre à mes questions à cause du bâillon. Il secouait la tête et pissait du nez. Il ne dormirait pas. J'imaginais toute la difficulté de le libérer de ses liens pour l'évacuer honnêtement de notre vie. Nous raconterions peut-être cette bonne histoire à Constance qui rirait jaune comme prévu. Mais elle rirait tout de même et on continuerait de penser à la disparition de son mari comme à une forme parfaite de l'assassinat conjugal. Ce sujet avait alimenté notre conversation mais il était difficile de croire à la violence de Constance dans ces termes. Le thème nous avait fatigués en fin de compte et nous n'en parlions plus depuis deux jours peut-être. Cette nuit-là, je ne comprenais plus pourquoi le vagabond n'était pas Antoine ni pourquoi on avait bien failli y croire. Les sacrilèges de Pauline n'expliquaient plus rien. Nos crédulités respectives non plus. Le souvenir du portrait du véritable Antoine Godard non plus. Non plus que l'attitude énigmatique de Jules qui ne croisait jamais le regard du vagabond sans un frémissement qui n'était pas que la marque superficielle de l'agacement que lui causait l'apparition voilée de leur point commun. Il y avait peut-être un mystère autour de la disparition d'Antoine Godard. Il n'y en avait pas quant au déroulement du rituel imaginé par Pauline pour le tirer de l'oubli où il s'était peut-être jeté en conscience. Mais tout cela n'avait aucune importance narrative comparé à la droite invisible définie par Jules et son vagabond de miroir. Ce n'était qu'un fil tendu entre l'agacement évident de Jules et le regard narquois du vagabond qui mentait toujours sur son existence. Entre deux visites dans la chambre où il continuait de lutter cette fois avec des liens et un bâillon, je tentais d'explorer la surface de Jules, c'est à dire un visage endormi à la renverse sur le dossier d'un fauteuil où son corps occupait exactement la trace qui avait déformé, des années durant, le cuir et les ressorts. C'était le fauteuil d'Antoine Godard, c'était la corpulence d'Antoine Godard, la trace d'Antoine Godard que Jules occupait avec une exactitude qui me fascinerait aussi longtemps que j'en aurais révélé l'évidence et l'à propos. Personne n'avait remarqué cette coïncidence mais personne non plus n'avait cherché à occuper ce même fauteuil, sans doute à cause de sa... personnalité. Jules n'avait pas hésité une seconde. Il y était allé comme par habitude et personne ne s'en était inquiété. Il y avait quelque chose de commun entre Jules et Antoine. Je soupçonnais que le vagabond en était la clé et l'énigme à la fois. Je l'ai visité souvent cette nuit-là avec le secret espoir de lui arracher son secret. À ma dernière visite, sur le coup de cinq heures je crois, je lui posai plus nettement ma question. Connaissait-il Jules mieux que je ne le connaissais moi-même ? Savait-il à propos de Jules des choses que je ne pouvais qu'ignorer compte tenu des rapports que j'entretenais avec lui ? Je ne pouvais vraiment pas le débâillonner. Il devait s'exprimer par signes. Je ne pouvais pas prendre le risque qu'il ameutât la maisonnée. Et puis il n'était pas question de le libérer de ses liens comme semblaient me le demander son silence et son immobilité. Ne nous avait-il pas échappé plusieurs fois dans la journée précédente ? Et qu'avions-nous fait sinon courir après lui pour l'empêcher de nous nuire ? Tard dans la soirée, il avait fui tout simplement par la porte d'entrée. Il avait tout essayé, c'est à dire un bon nombre de fenêtres et nous avions fermé tous les volets, nous réservant la porte d'entrée qu'il n'avait pas tardé à franchir pour se mettre aussitôt à courir dans la neige, toujours nu et insaisissable. Le temps était aussi mauvais qu'on pouvait le redouter pour s'adonner à ce genre de poursuite. Une bête a des repères qui sont autant d'indices de son passage. Un homme brouille systématiquement la piste. L'instinct de chasseur de Jules ne nous fut d'aucune aide. La nuit finit par tomber et nous dûmes renoncer à le retrouver. Le froid accumulé dans nos organismes peu préparés à ce genre d'exercice nous terrassa autour de la cheminée qu'Anaïs activait à grands coups de soufflet et de tison. Seul Jules n'avait pas l'air au moins un peu détruit par cette folle poursuite. Il avait pourtant traversé la tempête et crié plus que de raison. À un moment, tandis que je tentais de retrouver ma respiration, appuyé(e) contre un arbre qui finit d'ailleurs par me communiquer sa froidure, je le vis disparaître progressivement dans l'épaisseur à mes yeux infinie créée par la chute ininterrompue des flocons de neige. Cette progressivité me fit chanceler à la manière d'un vertige. J'attendis longtemps qu'il reparût dans la lumière avec le vagabond dans une main et le fusil dans l'autre. La lumière venait d'une faible lampe clouée au-dessus de la porte d'entrée, c'est dire que je m'étais fort peu éloigné(e) de la maison. Je n'avais pas le goût du risque après le coucher du soleil et moins encore par temps de neige et de froidure. J'eus le sentiment que Jules avait disparu pour toujours. Je l'appelais mais n'obtins aucune réponse. J'entendis les cris de Lorenzo, les appels d'Ali, j'entendis la course musclée de John entre les arbres jusqu'à la limite de la lumière. Fabrice semblait prendre le frais sur le perron. Il flattait le crâne chauve de Jean qui étreignait son calepin comme s'il se fut agi d'un livre de messe. Les femmes s'accumulaient derrière les carreaux d'une fenêtre dont l'extrême opacité m'empêcha de les dévisager avec toute la netteté dont j'étais capable à ce moment précis de ma vie. Le temps passa, la nuit s'épaissit encore, le silence fut bientôt entièrement occupé par le silence et nous dûmes nous rendre à l'évidence. Le vagabond ne coucherait pas chez nous ce soir. John rentra le premier. Fabrice le suivit pour lui parler. Puis Ali et Lorenzo répondirent à l'appel de leurs femmes, tous passant devant le nain qui scrutait la nuit et les milliers d'étoiles qui tombaient du ciel avec une régularité d'horloge. « Jean, lui criai-je, as-tu compté les étoiles ce soir ? »

C'était une des habitudes insensées du nabot, cette comptabilité du ciel, qu'il y eût des étoiles, de la neige, de la pluie. N'importe quelle lumière lui servait d'étoile. L'important, c'était d'en dresser le bilan, ce qu'il ne manquait jamais de faire sitôt la nuit tombée. Cette manie m'exaspérait depuis trois jours. Il comptait à voix haute et de temps en temps, il traçait un signe dans son calepin, une croix ou un idéogramme plus complexe, allez donc savoir ! C'était un nain fou et cultivé. Un nain à dormir debout s'il était à la hauteur de n'importe lequel des contes dont il assaisonnait sa vie et son entourage. Il n'y avait rien de vrai dans ce qu'il racontait. Ce n'était pas non plus des mensonges comme il m'arrivait d'en commettre en tant qu'écrivain en mal d'inspiration. Le nain s'inventait un château qui n'était pas celui de son père mais qui, malgré des dimensions qui dépassaient l'imagination, qu'il avait grande et prospère, entrait tout entier dans le château de Vermort à l'endroit, fort modeste quant à l'équipement et de dimensions raisonnables, qu'occupait un laboratoire d'astronomie usité plus que de raison par l'aimable Pauline qui, par un tour de passe-passe qui en disait long sur la nature de ses sources de revenus, faisait tout simplement chanter, et comment ! le doux comte Fabrice de Vermort.

Il fallut bien que quelqu'un refermât la porte d'entrée après m'avoir hélé(e) du fond de la nuit. Je m'éloignais sans le vouloir vraiment de la maison où quelqu'un d'autre activait le feu dans l'attente qu'un autre encore y jetât une bûche nouvellement fendue dans cette perspective. Je percevais tous les bruits : les volets dont on assurait la fermeture en en secouant l'huisserie ; le ronflement du feu qui gagnait en lumière le chandelier de la table et le lustre du plafond ; les pages arrachées au calepin, et la porte à peine ouverte qui grinçait sur ses gonds et la voix dans l'entrouverture qui me demandait si j'avais fini d'en vouloir à tout le monde à cause d'un vagabond qui avait choisi de passer la nuit dans la forêt. Je ne pensais pas au vagabond. Je l'avais peut-être oublié. Ses pas dans la neige ne me rappelaient plus rien. Ils se perdaient dans l'ombre qui n'était pas celle des arbres, hors du sentier que j'avais déjà pris l'habitude de fréquenter tôt le matin avant les ablutions et les rites auxquels je finissais toujours par me livrer pour n'incommoder personne et surtout pour ne rien donner à penser de ma personne ni de ma présence. Et puis je confondais les pas du vagabond et ceux de Jules dont j'ai déjà dit, à plusieurs reprises sans doute, qu'il avait renoncé à nous rejoindre dans la maison Godard et que Pauline nous était arrivée seule et désespérée. Elle avait installé parmi nous les instruments de sa comédie mais depuis, elle n'avait jamais cherché à justifier l'absence de Jules qui était un ami de Nicolá mais qui n'avait pas voulu se joindre à nous pour justement tenter d'élever l'amitié à la hauteur de l'amour. De mon côté, tout au long de ce récit, j'ai joué avec l'ombre de Jules sans jamais en imposer la trompeuse lumière. Soyons justes. Au niveau de ce récit, il m'a suffi d'inventer la présence de Jules. Je ne l'ai pas plus justifiée que Pauline l'a fait malgré nos regards désespérés. J'ai collé comme j'ai pu à la mentalité de Pauline. Mais si je me replace moi-même, en tant que personne, au moment que ce récit évoque de méandre en méandre, alors il ne s'agit plus du même jeu. Écrivant, il m'est facile d'inventer ce qui a manqué au vécu, et de lui donner un sens qui n'est que l'allégorie du désespoir de Pauline. En vérité, au moment de le vivre, avec beaucoup moins d'intensité et je dirais même de crédulité, il ne s'est pas agi une seconde de Pauline, mais de moi. Dehors, cette nuit-là, je continuais de croire à l'existence de Jules dans les limites de l'existence que nous nous efforcions de revivre ensemble par esprit de communion. J'avais imaginé Jules sur les traces du vagabond, j'avais imaginé sa course lente et précise dans l'épaisseur incalculable de la nuit et de la tourmente. J'avais deviné ce que Jules cherchait à gagner sur l'existence du vagabond, à coup sûr le rattrapant et l'arrêtant, le soumettant à son regard de chasseur abstrait et le ramenant parmi nous pour exister plus que lui encore. J'avais terriblement froid. J'avais peur de la paralysie. Ma propre chaleur se donnait à la nuit. L'attente de l'échec coïncidait exactement avec mon délire. Ce n'était plus un jeu. Ça le redeviendrait au moment d'écrire, il n'y avait pas de doute à avoir par rapport à la question de l'écriture qui deviendrait existence si j'avais un jour le talent d'être lu(e) dans les limites exactes de mon écriture. Je me savais seul(e) et je regardais l'entrouverture de la porte où quelqu'un s'impatientait et au fur à mesure réduisait la fente dont la verticalité continuait de m'apparaître comme le seul horizon possible. J'étais sur le point d'en crever. Je me couchais dans la neige, à l'affût d'une autre présence dont je m'imaginais qu'elle allait d'abord m'apparaître comme une masse informe d'ombres et de lumières qui deviendrait peu à peu l'assemblage véridique de Jules et du vagabond enfin de retour pour plaire à mon besoin d'existence totale.

Le froid est une torture par transformation moléculaire de la chair. Je voulais m'en convaincre. Des bras vigoureux m'entraînèrent d'un coup vers la porte qui était de nouveau grande ouverte. On me jeta sans vergogne dans le fauteuil d'Antoine Godard dont j'avais attribué un peu vite la propriété à Jules. On me reprochait mon inconscience, m'approchant du feu sur les roulettes dont le cliquetis m'occupa un moment. Ma composition moléculaire dut s'inverser de nouveau car j'eus la sensation de brûler vif(vive). Quelqu'un riait. J'avalai la mixture d'alcool d'un trait. Des flammes trop jaunes dansaient littéralement devant moi. On m'appelait par mon nom. On me demandait ce qui m'était arrivé. On ne me demandait pas pourquoi j'avais inventé Jules car personne ne pouvait imaginer où j'en étais de la présence de Pauline. Je ne dis rien. Aucune explication ne me vint à l'esprit, qui fût cohérente et en tout cas la plus simple du monde. On mit mon étourdissement sur le compte d'une trop grande sensibilité. On évoqua pour moi le passage de Nicolá qui refit surface exactement à l'endroit où Jules venait de disparaître, entre une tourmente pétrifiante et un feu de bois des plus sympathiques et surtout des plus à même de n'amener aucun regret sur la table de dissection où nous rejouions ensemble ce que Nicolá avait probablement joué avec nous de son vivant. Je retrouvai le sourire et ma faculté de mouvement. Je pouvais regagner ma chambre sans l'aide de personne. Quelqu'un me précéda pour m'ouvrir la porte, un autre ouvrit le lit de la même manière, puis le lit se referma, la porte disparut, et je me remis à trembler à l'idée que c'était peut-être moi qui étais dans le vrai.

Ai-je couché ce soir-là avec Cecilia, je n'oserais plus l'affirmer, maintenant que j'ai changé d'optique par rapport à Pauline. Jules a disparu devant les faits. Je n'approcherais plus Pauline de cette manière. On sent maintenant que mon effort est de revenir à l'écriture qui est le seul projet de ce livre. Ainsi, comment évoquer ma nouvelle approche de Pauline ? À travers sa relation à Fabrice ? Imaginant les lamentations lointaines de Jules qui reconstruit la nuit ce qu'il a détruit le jour, quelque part dans le jardin de la ferme qu'il n'a pas voulu quitter pour nous rejoindre, précipitant de cette manière abrupte la pauvre Pauline dans le chaudron de notre sens aigu de l'amitié et de l'œuvre posthume ?

Tard dans la nuit, c'est vrai que j'ai quitté ma propre chambre pour me poster devant la porte de celle de Pauline qui, par définition, l'occupait elle aussi toute seule. Posté(e) dans un angle d'ombre et d'incertitudes qui me faisaient froid dans le dos, je me contentais d'écouter ce que sa présence cédait à la nuit et à la solitude. Je pensais aux calculs mystiques dont elle nous avait abreuvés depuis trois jours et il m'était difficile d'accepter l'idée d'un tel déséquilibre. Le mien s'expliquait par l'absence irrémédiable de Nicolá mais rien n'élucidait sa prétendue solitude depuis que Jules lui avait fait faux bond. Je soupçonnais d'autres infidélités et je redoutais de ne pas me tromper. Elle ne pouvait pas demeurer seule toute la nuit dans cette chambre où il fallait bien que je la surprisse en compagnie d'un autre vagabond qui ne pouvait m'être totalement étranger. Mais je n'eus pas le temps de le vérifier. En bas, une nouvelle agitation naissait entre la porte ouverte et le feu balayé de froidure et d'humidité. Je descendis l'escalier quatre à quatre. Le vagabond était de retour, sans Jules, cela va de soi, et Mike lui servait un verre de gnôle que l'autre, toujours nu et infect, acceptait avec une joie qui me renseigna sur son sens de la jovialité. Amanda referma doucement la porte, et en l'espace d'à peine une minute, nous étions tous de nouveau réunis dans le salon, l'un activant le feu, les autres regoûtant la gnôle et les petits gâteaux, prêts à recommencer dans le même esprit si c'était le sens caché de ce qui nous avait amenés ici. C'est peu après qu'il fut décidé de coucher le vagabond dans mon lit. J'approuvais du bout des lèvres, mais j'avais d'autres chats à fouetter.

Aussi, au matin qui ne tarda guère à suivre ces derniers effets de notre esprit de corps, je ne fus pas le moins du monde surpris(e) de constater que le vagabond, à la faveur d'un soleil dénudé, avait de nouveau pris la poudre d'escampette. Cette fois, j'en étais sûr(e), nous ne tenterions rien pour le ramener à la raison. J'étais le premier levé (ou la première) et je me mis à arpenter les alentours de la maison. S'il y avait des traces à effacer, je m'en chargeais. J'avais l'estomac vide et une espèce de frémissement continuel agitait la surface de ma peau. Ma jubilation était extrême à la constatation que le rapprochement exagéré des pas du vagabond dans la neige indiquait sa lenteur et sa proximité. Je grimpais sur une hauteur d'arbres et de rochers pour en constater le lent éloignement. En effet, il marchait dans le lit d'un ruisseau en direction du village que je ne pouvais pas voir à partir de ce point de vue, à moins de descendre moi aussi jusqu'à une espèce de plate-forme plantée d'un cerisier, laquelle s'avançait en pente dans le panorama. Sitôt arrivé(e) au pied de l'arbre tristement dépouillé et peut-être mort d'ailleurs, j'aperçus en effet le clocher de l'église, et un peu plus bas, le premier groupe de maisons et de granges où la route semble commencer. Le soleil traversait la brume à l'endroit d'un champ en pente qui remontait au pied d'une montagne dont le sommet étincelait en plein ciel. Le vagabond marchait plus vite maintenant. Il m'avait peut-être vu(e) et n'avait pas l'intention de se laisser rattraper. Il reviendrait peut-être. Peut-être de la même manière. Il commençait à entrer dans le répertoire de mes nostalgies et de mes peines intimes quand je vis qu'en effet il ne reviendrait pas. La raison en était l'éparpillement des cendres du père d'Amanda au pied du cerisier. L'urne gisait dans la neige, froide et dure. Le vagabond venait ainsi de mettre fin à vingt ans de périple. Je songeais à ma mère, qui chérissait ces vagues cendres, de loin, car jamais Amanda ne la laissa s'en approcher. Leur chaleur relative commençait à peine à liquéfier la neige en surface. Elles s'enfonceraient jusqu'à la terre pour s'y mélanger à jamais. Cela prendrait du temps, car le soleil ne semblait pas durable au-delà de midi. Je pouvais en piétiner les coagulations au niveau de la neige et des cendres qui descendaient lentement vers leur destination, mais l'idée de la mort était beaucoup plus épouvantable que cette mascarade de noir et de blanc, qui, sans l'évidence de l'urne et de son couvercle, ne m'eût inspiré qu'un vague désarroi, à cause du noir qu'on s'attend toujours à rencontrer dans le blanc de la neige ou d'un drap. Il y avait encore un peu de cendres dans le fond de l'urne et je m'empressai de les verser sur le reste des cendres qui s'éparpillèrent encore sous le choc. Je revissai le couvercle, en prenant soin de ne pas me souiller les mains, puis je me remis à marcher dans les traces du vagabond, l'urne enfouie sous ma veste, craignant son reflet qui pouvait toujours me trahir. Qui accuserait le vagabond ? Moi seul(e), bien sûr, et Amanda, qui me croit toujours parce qu'elle m'aime. Les autres ne penseraient qu'à ce qu'ils appelleraient un déplorable jeu de circonstances, n'admettant ni mon geste supposé, ni la complicité inattendue d'Amanda qui finirait peut-être, à force d'adversité pour la contraindre à la défense, par avouer son amour pour moi et pour mon œuvre. J'avisai une fente dans la roche et, m'assurant qu'elle n'était habitée par aucun animal de mon goût, j'y introduisis l'urne et son couvercle qui chutèrent un long moment avant de s'immobiliser, pour l'éternité, pensai-je. Enfin, pour le temps qu'il nous reste à vivre, Amanda et moi.

J'avais perdu du temps, non pas que j'eusse l'intention de rattraper le vagabond, mais il avait disparu dans une courbe longue et rapide qui descendait le long du dernier ruisseau de la forêt de Bélissens avant d'arriver à Castelpu où le vagabond avait peut-être l'intention de se mettre à l'aise devant une gnôle, entre un feu de bois et un auditoire avide de nouveauté. Il n'avait d'ailleurs peut-être pas pris la direction du village et avait plutôt opté pour la rivière dont le mince cours d'eau fendait la neige comme un tison jusqu'au moulin où recommence la route qui s'éloigne de tout, ce que je vérifierai à la hauteur du pont, au moment de choisir. Mais une fois arrivé(e) sur le pont, la multitude des traces dans la neige me dérouta, et je ne traversai pas la rivière blanche et or. J'avais aperçu, en contrebas de l'église, presque tout entière dans l'ombre et fumant à peine, la maison de Jules. C'était l'occasion ou jamais de lui demander de justifier son absence. Je pouvais me fier à toutes ses réponses, qu'il avait toujours précises et, au bout du compte, interminables. Je ne croisai personne dans les rues. Il était trop tôt. J'entrai dans l'ombre avec un frisson d'organes. Je pouvais toujours renoncer à cette tentative d'explication avant de tourner au coin de la rue pour me trouver face à face avec le portail gigantesque, presque toujours entrouvert, qui servait d'entrée à la maison de Jules. Un battant serait empêché de pivoter à cause d'une canne de bois couverte d'une bâche et de branchages par-dessus la bâche. L'autre battant serait immobilisé par une rangée d'outils alignés scrupuleusement par ordre de tailles croissantes. Puis je traverserai la cour boueuse de terre et de neige où je patinerai un peu à la hauteur du puits, jetant un coup d'œil sur la porte de la grange, entrouverte elle aussi, pour laisser passer un peu de la lumière jaune et dansante de la lampe à pétrole qui n'avait d'usage qu'à cet endroit-là. J'avancerai encore dans un désordre de roues, de planches, de bidons, j'avancerai avec précaution jusqu'au seuil de la porte où je m'arrêterai, entre un pot de fleurs vide et un fagot de bois, pensant à ce que je répondrais d'abord pour satisfaire à la question de Jules qui mettrait du temps entre les coups frappés sur sa porte et le premier mot de sa question. Il me viendrait à l'esprit que ce serait à moi de pousser la porte pour entrer et non d'attendre qu'on la tirât pour me laisser entrer après me l'avoir demandé sans s'enquérir de ma santé ni même des raisons de ma visite. Jules fermerait la porte et il m'aiderait à sortir de ma veste lourde et humide. Je poserais l'urne sur la table à côté du pain et du vin. Jules sourirait comme il sourit toujours quand il ne comprend pas, se frottant le nez avec le dos de la main et tendant l'autre main pour indiquer une chaise. Ma visite aurait donc quelque chose à voir avec cette urne funéraire ? Il penserait, le cœur serré, à Nicolá Carvajal et à l'œuvre qu'il n'avait lue qu'en partie à cause de la difficulté croissante que Nicolá avait interposée entre sa science et le lecteur. Jules n'oserait pas évoquer cette œuvre si facile à dire et si dure à comprendre. Il prendrait place de l'autre côté de la table, pousserait le verre dans ma direction, écartant un peu l'urne qui se trouverait sur cette trajectoire d'amitié et d'attente. Je boirais et j'en redemanderais. Jules évoquerait le froid et pire, la tourmente qui reviendrait nous visiter avant midi. Il me demanderait des nouvelles des autres, n'attendant aucune de mes réponses pourtant prêtes et ponctuées. Non, si j'étais arrivé(e) dans la maison de Jules avec une urne funéraire, il n'aurait pas compris le sens de ma visite et on en serait resté à la gnôle et à d'autres banalités qui auraient fini par nous détruire.

J'arrivais plutôt sous les signes des deuils qu'il s'attendait à déchiffrer dans ma présence inattendue. Il ouvrit la porte sans poser aucune question avant de l'ouvrir. Je ne crois pas qu'il me souhaita la bienvenue. Il demeura un moment dans l'attente de mes explications, puis il renonça à m'entendre raisonner ma visite imprévue et il me poussa sans ménagement vers la table. Il approcha deux chaises, non l'une face à l'autre, comme c'est la coutume quand on a l'intention de parler ensemble dans le cadre d'une conversation partagée par le juste milieu qui s'impose à l'amitié, mais l'une à côté de l'autre, me forçant à m'asseoir et à introduire mes jambes sous la table tandis que lui, il mettait ses pieds sous la chaise que j'occupais pour la circonstance, il posait un coude sur la table et il y appuyait sa tête, il se donnait un regard oblique, une main autour du verre et l'autre sur son genou. Je tournai la tête pour rencontrer son regard et en même temps je levai le verre, disant quelque chose de banal à propos de n'importe quoi qui ne fût pas le sujet de notre conversation. Il sourit et choqua mon verre. J'étais venu(e) lui parler de Nicolá, hein ? Il avait justement besoin qu'on lui en parlât et c'était mieux si c'était moi plus que Pauline qui n'avait pas eu de chagrin ni même de charité pour ce pauvre poète qui avait disparu traîtreusement dans l'enfer de la modernité. Mais qu'est-ce que je pouvais en dire, hein ? Non, il n'y avait pas de mot pour en parler dignement. En tout cas, personne ne connaissait ces mots. C'était les mots secrets de la vie éternelle. Mais je ne croyais ni à Dieu ni à Diable, hein ? Je croyais à autre chose de plus tangible et de moins dicible ? Hein ?

Jules et ses questions. J'avais pour principe de ne pas y répondre. On n'impose rien au questionnement d'un ignorant qui n'ignore rien de sa quotidienneté. Je pouvais toujours sourire et tirer la langue dans mon verre en signe de désorientation. Mais j'étais venu(e) justement pour les écouter, ces questions, et pas pour y répondre, hein ?

Est-ce que je lui apportais une relique pour se souvenir de Nicolá et prier pour lui dans un moment de sobriété ? Rien ! Pas une page, pas un bout de crayon, rien de tangible à envelopper de mystère et d'amour ? Rien de parlant au point d'en perdre la tête et de se remettre à boire avec toute la fidélité qui s'impose au silence pour que ça parle encore plus haut et encore plus longtemps ? Je venais les mains vides et j'avais la prétention de l'avoir prévu de longue date ! Non, je n'étais pas le ou la bienvenue !

Jules pivota d'un coup sur sa chaise et, après avoir lentement croisé ses bras sur la table, il y enfouit sa tête, se plongeant en même temps dans un profond silence. Je me levai et sortis. Dehors, le soleil avait encore pâli, l'horizon s'embuait, toujours plus proche, et je jetai un regard désespéré dans le chemin qui m'avait conduit(e) jusqu'ici. C'était machinal, simplement parce que j'allais en remonter la pente douloureuse. J'entendis du bruit dans la cuisine et, un instant après, Jules apparut sur le perron. Il me saluait en souriant. Il n'en parlerait plus. Ce n'était pas dans sa manière. Il s'excusait pour qu'on n'en parlât plus. Rien ne le forcerait à changer sa manière de faire, mais il savait s'excuser. Je pouvais toujours trinquer encore une fois. On parlerait d'autre chose. J'acceptai. Cette fois, il installa les deux chaises l'une en face de l'autre, de chaque côté de la table et il ne cessa de sourire et de dire des banalités que quand il fut certain que j'étais bien sur le chemin du retour et que je ne reviendrais pas de sitôt.

J'arrivai sur la place, entre le parvis de l'église et la cour de l'école. À l'angle de la rue, un peu plus loin, il y avait encore de la lumière sur le trottoir, jaune et mouvante. La porte du cabaret local était ouverte malgré la froidure et je distinguais mal des ombres de buveurs dont la fumée s'évaporait en brume entre leurs coudes et les verres sales qu'on avait accumulés sur le comptoir dans l'attente de les laver. Je m'approchai, attiré(e) par le ronflement régulier des paroles qui s'échangeaient à propos de rien et de tout, comme c'est l'usage de bon matin, tandis que le temps menace de se remettre à la pluie et à la neige. Un courant d'air glacial parcourait la rue vers les montagnes, venant d'autres montagnes encore plus froides et plus venteuses. L'air s'épuisait dans cette entropie. Des cigarettes roulées à la main y répandaient l'âcreté de leur fumée et le vin commençait à peine à imposer les filigranes de la griserie nécessaire. J'entrai.

Un chien vint renifler mes chaussures. Je fis glisser ma main sur le comptoir tout en marchant, l'élevant à la rencontre d'un verre ou d'un cendrier, puis la reposant doucement en souriant à mon image dans le miroir qui me la renvoyait à travers l'alignement des bouteilles. Au bout du comptoir, le café fumait dans un jules. Je fis signe à la propriétaire de m'en servir une tasse et je pris place près du poêle éteint au fond du bar, entre le poêle éteint et le poêle de bois m'asseyant pour regarder tout l'intérieur de cet hospice où végétait un peu une bonne dizaine de travailleurs qui venaient de manger et de boire à la santé de leur employeur. Ils avaient encore le nez dans leur assiette et la propriétaire s'efforçait de paraître joviale en remplissant les tasses qu'elle aligna sur le comptoir pour ensuite les distribuer, fumantes et deux par deux, sur les tables où l'on relevait la tête en soupirant. À la fin, ma tasse stagna un moment, seule et dérisoire, sur le comptoir où quelqu'un venait de s'installer. Il prit la tasse, la cuiller, versa le sucre, remua le café, le goûta du bout des lèvres, souffla un peu de vapeur vers le miroir qui ne s'embua pas, puis il vida la tasse d'un coup. Tandis que je l'observais, la propriétaire posa une autre tasse pleine de café chaud et fumant entre les mains que je tenais à plat sur la table. « Il sera trop chaud ? » me demanda la bonne femme. Le visage du vagabond m'apparut dans le miroir, mêlé de bouteilles et d'ombres qui étaient celles que toute la salle produisait à mon insu. Il portait une couronne de papier et exhibait une canne de roseau. Il était simplement vêtu d'un bleu de travail encore humide aux endroits où la neige l'avait atteint. Il demanda une autre tasse de café mais la propriétaire me disait, un peu désappointée à cause de mon silence : « Ou bien il sera trop clair ? » Je ne répondis pas à cette nouvelle question parce que le regard du vagabond, via le miroir et la traversée des ombres, venait de rencontrer le mien qu'il se mit à scruter avec une impatience qui me mit mal à l'aise. La propriétaire dit encore : « C'est un étranger (une étrangère) ! » Elle grimaça, haussa les épaules et sortit la bouteille de dessous sa robe. Elle en versa une bonne partie du contenu dans ma tasse de verre qui cessa de fumer. Je souris en la regardant et elle sembla se rasséréner. « Donne-m'en un coup ! » disait le vagabond en tendant sa tasse de café vide et déjà froide.

Mais j'étais déjà sur la route, marchant vite, réglant mon pas sur ma pensée qui voulait sortir des sentiers battus pour s'aventurer encore dans le monde incohérent des suppositions et des solutions provisoires. Je baissais la tête pour ne pas voir plus loin que mes pieds dont le battement régulier finit par m'inspirer un air qui n'était pas de mon cru mais qui s'accordait parfaitement à mes dispositions d'esprit. Je vis ainsi défiler les fleurs d'un crucifix, d'innombrables racines et autant de roches pointues qui émergeaient de la boue pour indiquer les dimensions du talus où il ne fallait pas mettre les pieds sous peine de s'enliser sans doute à jamais. Il y eut un temps pour les piquets de clôtures, pour les portails penchés définitivement dans un massif de ronces ou d'orties en pagailles. Puis le chemin devint régulier comme le temps qui commençait enfin à passer sans rien déranger de l'agencement plat et incertain de la neige et de ce qu'elle recouvrait. Je m'installais dans la linéarité recherchée, sans lepse ni remords pour parachever mon œuvre de délire et de bon sens mêlés pour le meilleur et pour le pire. Et le calme revint avec la décélération lente et progressive de ma machine à parcourir le temps dans tous les sens. Ma promenade matinale s'achevait exactement au niveau d'une tranquille fontaine au jet d'eau arrêté par le froid. Je débarrassai la murette de la neige et je m'assis. Le point de vue géométrique était limité par le chemin, à ses fuites, et à la pente longue et sans horizon qui remontait devant moi entre les arbres et les éruptions. Au-dessus, le ciel menaçait de répandre encore ses tourments. Depuis quatre jours, il ne nous en avait épargné aucun et nous avions sérieusement souffert de cette glaciale humidité mêlée de cendres et d'autres fumées. Mais nous avions projeté une cérémonie aux chandelles dans la nuit de Noël. Rien ne nous arrêterait.

J'y pensais quand la voix de Carina me parvint, claire et précise, d'un des bouts du chemin où j'avais imprudemment situé l'infini pour en mesurer l'inverse au niveau de la fontaine où je n'attendais personne. Mais Carina descendait le chemin sur des skis rouges et elle criait quelque chose que mon cerveau refusait d'enregistrer. J'aimais l'idée de la voir si loin de la maison. Carina était la petite amie de Lorenzo. Je l'ai connue enfant et dévergondée et elle n'avait pas changé beaucoup depuis. Il y a un secret entre Carina et moi. Je ne le trahirai pas bien sûr. Je n'en dirai rien qui puisse mettre sur la piste de son mystère qui est véritable et même grandiose, n'ayons pas peur des mots, n'ayons peur d'aucun des mots que Carina sait mettre en valeur chaque fois qu'il lui est donné de les vivre. Lorenzo se nourrit de cette matière, il y règle ses rythmes, il en découle comme l'eau du ciel et comme le ciel de l'existence. La magie de Carina est un secret. Sa discrétion conduit au secret. Son bonheur est sur le chemin du secret, il faut le croiser pour comprendre son infinitude. Et j'adorais être seule, ou seul, avec elle, c'est-à-dire au cœur du secret qui la recrée chaque fois qu'il n'y a rien d'autre à faire, rien à calculer, rien à éviter, et surtout rien à détruire. « Votre mère est au téléphone ! » disait-elle en glissant vers moi. « Au téléphone ? » m'étonnai-je en pensant qu'il n'y avait aucun téléphone dans la maison Godard. « Vous savez, le vagabond s'est enfui. » Et les cendres d'Amanda, enfin les cendres du père d'Amanda, pourquoi n'en parlait-elle pas ? « C'est le maire qui est venu. » Elle n'expliquait rien. Elle compliquait tout. « Madame Godard vous attend à dix heures ce matin. » J'y serai, me dis-je. Sans doute pour attendre un coup de téléphone de ma mère dont la patience était mise à rude épreuve. Mais qu'avais-je à faire de sa patience, ou plutôt de son impatience à continuer mon existence chaque fois que je m'arrêtais de vivre ? Je venais d'assister à la fuite du vagabond dans la neige, j'avais retrouvé les cendres du père d'Amanda, sous le cerisier qu'on voyait très bien sur la pente, j'étais contraint(e) de mentir quant à l'urne et à son couvercle ; puis j'avais rendu visite à Jules, j'étais entré(e) deux fois dans sa maison à cause d'un malentendu qui n'était que l'effet de la fragilité d'une telle amitié ; ensuite, j'avais revu le vagabond en habit de Carabas, obscène et blasphème, dans un cabaret qui portait le nom d'un oiseau exotique qui ne me revenait pas à l'esprit ; et puis je m'étais arrêté(e) à la fontaine, j'y avais médité, je m'y étais senti(e) heureux (heureuse) ; et enfin, Carina m'avait rejoint(e) pour parfaire mon bonheur et ma tranquillité. J'avais jusqu'à dix heures pour continuer de vivre dans cette tranquille linéarité qui avait quelque chose à voir avec le bonheur, mis à part l'absence de l'urne et de son couvercle, que je pouvais toujours justifier par un mensonge, au choix. Carina me regardait doucement en souriant comme la bonne fille qu'elle est. Je ne pouvais pas me passer d'au moins un peu d'ironie pour empoisonner la réalité qui, me disait Carina, n'est pas si terrible que je voulais l'affirmer. Je lui parlai donc de l'urne et de son couvercle que j'avais revissé sans intention précise. « De quoi parlez-vous donc ! » fit-elle en quittant mes genoux. « Il y a encore un peu de soleil, dit-elle. Amusons-nous. »

Quel jeu dangereux que de glisser sur un ski en se tenant la main pour tromper l'équilibre nécessaire à tant de vitesse et d'inconscience !

Dix heures ! Cela nous laissait du temps, mais il se grisait salement maintenant et le soleil avait complètement disparu. À sa place, la froidure s'installa. Les premiers flocons de la journée se collèrent sur nos visages tandis que nous descendions de concert une pente qui prenait le travers d'un adret presque périlleux à force de souches et de pierrailles. Arrivés(es) de l'autre côté, nous profitâmes des derniers rayons du soleil, serrés(es) l'une contre l'autre contre un vieux mur de pierres que nous avions vu scintiller du haut de la pente. Sa lumière électrique nous avait attirés(es) et maintenant nous avions ôté nos lunettes pour regarder le soleil ou plutôt sa grisaille et son éloignement. L'air était presque doux. Nous nous assîmes sur une souche débarrassée de la neige verte qui y fondait lentement. Il n'était pas encore dix heures. Nous avions bien le temps d'entretenir une conversation qui nous renseignerait mutuellement sur nos états d'esprit respectifs, un échange de bons procédés en quelque sorte, mon inquiétude de narrateur probable contre la nervosité mal maîtrisée de Carina qui me disait qu'elle avait envie de pleurer à cause de ce qu'elle venait de vivre. Je lui avais redonné le sourire pendant ces quelques minutes que nous venions de passer ensemble et elle l'avait retrouvé avec tout le plaisir qui lui était justement nécessaire. Mais elle ne voulait pas parler de sa tristesse qui n'était rien à côté de l'angoisse qui semblait me détruire de l'intérieur. Déjà mon regard n'était plus le même. Je n'étais plus capable de lui rendre le sourire. Il y avait un peu de soleil sur mon visage et elle se fit toute petite dans l'ombre qu'elle occupait pour me plaire au moins le temps de cet instant de bonheur, si c'était ça le bonheur, cet échange et cette tranquillité gagnée sur le fracas des mots et des sentiments révélés par les mots. Nous avions bien le temps de nous séduire encore une fois à travers n'importe quel secret qui n'avait de sens que par rapport à ce temps passé à nous comprendre à demi-mot. Je lui racontai ma rencontre avec Carabas, je veux dire avec le vagabond, dans ce cabaret dont elle douta gentiment de l'existence et même de l'opportunité. Mais je ne lui racontai pas la suite de l'histoire, à partir du moment où le vagabond était venu s'asseoir à ma table, tenant d'une main sa tasse de verre pleine de gnôle et de l'autre le roseau incohérent au bout duquel il avait accroché sa couronne. Je le priai d'aller s'asseoir ailleurs. Il m'avait déjà assez causé d'ennuis. Il rit. J'eus la tentation de le frapper, pour qu'il s'en allât se faire pendre ailleurs, mais c'était ici qu'il voulait être pendu et il proposait tout simplement que je devinsse son bourreau, idée qui exaltait ses sens au plus haut point de leurs perceptions respectives, et il me montra le fond de son œil. Les explications fusèrent. Il avait fait la guerre. Pas moi bien sûr. Il avait vu beaucoup de morts et même une fois il avait vu la mort, l'espace d'une seconde qui avait été une seconde d'inattention et cela l'avait d'abord rendu fou de colère, puis fou de désespoir, enfin fou de douleur et quelqu'un avait soigné sa douleur et il l'avait même guérie, comme par magie, parce qu'il fallait retourner à ces temps de misère et d'ignorance pour pouvoir guérir son affreuse blessure et le rictus qu'il avait hérité de la peur. Il était guéri. Personne n'avait plus rien à craindre de sa propre mort. Elle était partie comme elle était venue, suite à un moment de distraction, et peu importait de quelle distraction il s'agissait. Il avala sa tasse de gnôle d'un coup et s'en fit verser une autre qui clapota un moment avant que son disque de lumière et de saveur s'arrondît et s'immobilisât enfin. Il se tut. Je pus ainsi me livrer à l'observation de son visage devenu presque tranquille à cause sans doute de mon silence qui n'était pas le résultat de l'incrédulité qu'on opposait d'ordinaire à son aventure terrestre. J'éprouvais le besoin de le détromper pourtant sur un autre point qui était la pierre de touche de mon existence. Un Arabe têtu et adroit lui avait traversé le ventre de sa baïonnette bien graissée ou bien c'est un éclat de métal qui avait fusé dans l'air pour s'appliquer à sa propre trajectoire. Il y avait un début à son histoire et il la revivait toujours sans en parler autrement qu'en termes équivoques, peut-être parce que c'était un ironique , au fond de lui-même plus ironique que les faits eux-mêmes. Il y avait aussi un début à mon histoire, quelques années plus tard le même début tragique et incontrôlé et je mordais la même poussière avec la même douleur et la même panique. Je me mis à pleurer : le vagabond en habit de Carabas me regarda d'un air étonné. Il porta sa coupe à mes lèvres que je trempais dans son infect breuvage, par impuissance à arrêter l'incroyable chagrin qui me détruisait depuis tant d'années et surtout depuis tant de nuits passées à reconstruire le miroir brisé de ma fatalité et de ma durée. Dans la salle du cabaret où je jouais dangereusement avec mon passé de soldat au service de l'économie et de l'éternité, il n'y eut personne pour sourire ni pour commenter, simplement parce que je pleurais à la même table qu'occupait avec moi le vagabond et que c'était un effet reconnu depuis longtemps du pouvoir que le vagabond exerçait sur les autres soldats. Je n'étais pas le premier et je n'étais pas le dernier (première, dernière). J'étais de passage et lui continuerait d'exister pour témoigner seulement de son malheur qui avait été peu de choses à côté de malheur de la France, au moment où il avait commencé d'exister avec d'autres pour n'exister jamais ensemble à cause du malheur encore plus grand de l'Algérie. Je pouvais comprendre tout cela mais je n'étais pas venu(e) pour en parler, aussi n'en dis-je rien à Carina qui ne comprit pas un traître mot du début de l'histoire qui pour elle était toute l'histoire où je m'étais contenté(e) de boire du café, de voir le vagabond, de ne pas lui parler et de sortir du cabaret les mains dans les poches comme si de rien n'était.

Le soleil faiblissait encore de ce côté de la pente et Carina parut soudain pressée de me dévoiler les raisons de sa tristesse. Comme elle se sentait impure au moment de parler ! Et comme elle se sentait plus encore humiliée, presque morte ! Le soleil disparut d'un coup. Le vent devint plus précis et la tourmente se leva d'un coup, nous entourant de neige et de sifflements. Nous abandonnâmes le vieux mur de pierres qui avait abrité le début de notre conversation. Plus bas, entre les arbres, le froid était supportable. Nous descendîmes aussi vite que possible jusqu'à la route qui à cet endroit-là se divise en deux voies dont l'une est un sentier qui descend encore vers la rivière et l'autre une route plus étroite qui mène au château des Vermort, une vaste bâtisse de pierres et d'histoire à l'abri de laquelle nous comptions attendre la fin de la tempête. Mes souvenirs étaient très vagues et j'eus du mal à nous orienter. On ne voyait pas à dix mètres ce qui ne me facilitait pas les choses. Je faillis même perdre Carina qui s'était mise à courir après un de ses skis qu'il fallut bien se résoudre à abandonner à son destin de ski. Nous arrivâmes enfin sur la route, main dans la main, tremblantes (ou tremblants) jusqu'au bout des doigts et des yeux. La visibilité avait encore réduit et je fus bien incapable de décider du sens à prendre. L'un nous approchait du château, l'autre nous éloignait dangereusement de la maison de Constance qui, c'est vrai, m'attendait pour dix heures. J'étais désolé(e) de ne pouvoir rien tenter de cohérent contre l'adversité qui nous jouait un mauvais tour. Je proposai de marcher dix minutes dans un sens et, à défaut de château, de retourner sur nos pas et d'entreprendre la même chose dans l'autre sens. Au bout de dix minutes de marche, le visage effacé de Carina se pencha sur moi pour me proposer de marcher encore cinq minutes, car nous marchions si lentement que le temps n'avait plus grande signification respectivement aux distances qu'il était censé définir. Au bout du compte, nous nous arrêtâmes par épuisement à calculer le temps qui voyageait à nos dépens. Il fallait revenir sur nos pas, autant de temps que c'était possible, car nous avions perdu la notion du temps et de la distance à parcourir pour le rattraper. Le vertige était total. Nous allions succomber, c'était sûr. Il n'y avait plus que cette certitude-là pour alimenter le mécanisme délirant de nos pensées respectives. Car enfin, que pouvions-nous attendre de ce désordre de neige et de vent. La route même devint incertaine. Je cherchai vainement le talus dans la neige qui avait maintenant toutes les formes. Je la traversai avec la pointe du ski rouge que Carina n'avait pas encore perdu. Je la traversai pour ne rien rencontrer qui eût la consistance ou la géométrie d'un talus. Des arbres commençaient à égarer leurs dimensions dans l'air criblé d'ombres et d'incertitudes. « Carina, mon amour. J'ai peur d'avoir peur. J'ai peur de me perdre. J'essaie de penser à toi de toutes mes forces mais je n'y peux rien, mon amour. C'est toujours à moi que me revient ma pensée. J'ai peur de cette pauvreté. Ça ne sert à rien de sonder cette inconsistance. Il n'y a plus rien de vrai dans tout ça. Je t'en prie. Ne m'abandonne pas parce que je suis en train de t'abandonner ! » D'un coup, l'infinité de la neige en suspension était éclairée et je vis même des arbres reprendre leur forme et leur dimension probable. Une voiture traversait la tourmente, pleins phares sur notre immobilité blanche. Elle s'arrêta près de Carina qui agonisait sans doute au milieu de ce qui était bien la route, malgré les doutes que je n'avais pas manqué d'exagérer comme c'est ma sale manie chaque fois que tout va mal et que je me sens seul(e). D'une main vague, j'ôtai la neige qui s'était accumulée sur mes lunettes et je compris que Fabrice venait heureusement de croiser notre destin à bord de cette Rolls-Royce dont je n'ai pas fini de vanter les mérites.

Un quart d'heure plus tard, tandis que Fabrice s'acharnait à démarrer une chaudière au fin fond d'un sous-sol, Carina et moi tentions de nous réchauffer près d'une cheminée qui servait surtout d'éclairage à cette séduisante bibliothèque dont les modestes dimensions nous encourageaient à ne pas quitter nos fauteuils respectifs. En effet, une implacable sensation de chaleur s'appliqua d'un coup sur les côtés que nous exposions au feu qui pétaradait maintenant comme un feu de joie. Sous la fenêtre, un radiateur à eau émettait de temps en temps un vague gargouillis qui en disait long sur la lutte de Fabrice avec la chaudière. J'essayais de sourire pour plaire à Carina mais elle était désolée de ne rien pouvoir tenter comme la tristesse qu'elle ramenait, depuis ce matin, de la maison de Constance où le téléphone avait sonné une première fois sur le coup de huit heures ce matin. Constance avait répondu à l'appel dans un anglais qui laissait à désirer et aussitôt elle avait fait part à Carina de cette curieuse conversation d'un bout de l'Atlantique à l'autre. Ma mère rappelait donc à dix heures et il était presque dix heures. J'avisai un téléphone sur un guéridon mais il était coupé. Il devait l'être certainement aussi chez Constance et la tempête ne promettait pas de s'arrêter de sitôt. Il fallait que maman prît son mal en patience, si c'était de mal dont elle voulait me parler, mais ce n'était peut-être pas le cas. Quel temps faisait-il à New York ?

Le radiateur glouglouta plus fiévreusement cette fois. Je souris un peu mieux, car c'était de bon augure, mais Carina était toujours désolée de ne vraiment rien pouvoir tenter contre cette tristesse qui était entièrement de la faute de Lorenzo. Ce matin (me raconta-t-elle, mais je préfère reraconter parce que je ne peux pas tout reproduire de son récit dont tant d'aspects me dérangent) ce matin il y avait un beau soleil au bout de la route qui passe devant la maison de Constance et elle s'était arrêtée pour en contempler la lente élévation. Elle avait été éblouie, presque aveuglée et elle savait qu'il n'y avait rien de plus préjudiciable à la santé de son regard. Je raconte ce simple évènement de la vie quotidienne de Carina un peu parallèlement au récit que j'ai omis de lui faire de ma rencontre avec Carabas. Les contrepoints ont quelque chose à voir avec la réverbération du soleil de chaque côté de la route qu'elle a du mal à voir maintenant qu'elle avance lentement en direction de la maison de Constance. À la faveur de branchages couchés sur le talus, elle vit la maison en contre-jour dans le ciel blanc qui s'éclaircit encore au fur et à mesure que réduisent les ombres. Il y a une pente près de la maison, un pré couvert de neige que la même pente casse d'un coup à la hauteur d'un alignement de frênes envahis de ronces noires qui se mélangent encore au ciel avant de retomber en vagues cristallines dans la pente qui devient vertigineuse, presque intemporelle jusqu'à l'arrêt d'un ruisseau et de l'ubac qui remonte vers d'autres délires d'ombres et de lumière. La tête lui tourne. Elle ne sait pas si c'est le soleil, ses yeux, la pente, encore ses yeux, l'ubac, le gel immobile de l'ubac, des cimes, elle ne sait pas comment ça va s'arrêter et elle cherche un appui dans la neige et elle rencontre les dédales poilus d'une souche arrachée qui prend le soleil en dégoulinant de toutes ses racines. Ce n'est qu'un vertige, pense-t-elle, une histoire entre elle-même et quelque chose qui ne bouge plus quelque part dans la nature. Elle retrouve ses esprits, elle relève la tête pour revoir la maison, elle voit la pente, les frênes alignés, elle entend les voix qui s'acharnent à se convaincre, elle le sait, il y a un bon moment que le corps noueux de Lorenzo lui est apparu agité comme un arbre par le vent mais par quoi ? Un peu plus loin, dans la neige, Fabrice est abattu, les jambes repliées et les mains sur son visage. Lorenzo continue de crier mais elle n'entend pas ce qu'il veut dire avec tant de passion à Fabrice qu'il vient de terrasser et qui ne peut plus se lever. Encore un peu plus loin, Constance est debout près d'un portail détruit par la pourriture. Elle a posé une main sur le portail pourri et elle ne dit rien. Elle n'est pas l'arbitre de ce combat. Elle en est l'enjeu. Carina se cache, elle s'enfonce dans les branches qui dégoulinent, les gouttes gelées semblent pénétrer dans la peau de son visage et de ses mains. Elle sent la colère secouer sa poitrine, elle sent la honte, la trahison, la vengeance, l'oubli, le remords et Lorenzo, qui ne sait pas qu'elle l'observe au moment le plus tragique de son infidélité, Lorenzo continue de crier ce qu'il a à dire à Fabrice qui se relève enfin, mais pas pour retourner au combat qui est le sien. Il ne regarde même pas Constance qu'il vient de perdre à cause de son corps qui ne s'est pas montré à la hauteur. Il recule, il s'arrache à la neige avec un sentiment d'impuissance qui l'empêche de parler, de s'expliquer, de tout dire enfin, mais Constance ne regarde que Lorenzo, elle se met soudain à n'exister que pour lui. Carina vient de perdre Lorenzo. Il mettra sans doute du temps à se détacher d'elle, mais peu importe puisqu'elle vient de tout apprendre et que c'est désormais à elle que revient l'initiative d'une fin qui n'aura rien achevé pour lui plaire et lui rendre son bonheur perdu. Elle contemple la fuite lente et infinie de Fabrice qui renonce à l'objet de son amour qui est aussi une trahison mais la vie est ainsi faite, d'objet à objet et d'objet en objet, jusqu'à ce que plus rien n'existe, ni d'un côté ni de l'autre de l'amour. Et Fabrice disparaît de la vie de Constance dont Lorenzo a gagné le cœur et le désir, non pas à tout jamais, car rien n'existe jamais assez pour mériter l'éternité, juste le temps de trahir encore une fois la pauvre Carina qui se désespère dans la froidure alambiquée d'une souche qui fait de l'ombre sur sa conscience. Lorenzo revient alors vers la maison, Constance s'écarte à son passage, elle ne referme pas le portail dont la pourriture est définitive.

C'est à peu près ce que me raconta Carina et elle se mit à pleurer pour ponctuer son récit. Elle ne trouverait jamais la colère nécessaire à l'oubli. Ce n'est pas son genre. Au lieu de ça, elle trempait un tison imprécis dans le feu et elle me demandait de parler d'autre chose parce que l'idée de Fabrice nous écoutant derrière la porte ne lui inspirait que de la honte et ce n'était pas le sentiment qu'elle avait envie de cultiver maintenant. Je comprenais son chagrin aussi bien que je comprenais la folie de Lorenzo qui n'en avait jamais d'autres. Ce n'était pas ma colère, la colère qui m'étreignait maintenant jusqu'à la douleur. J'avais connu des transformations plus douloureuses et surtout plus définitives, mais je savais exactement en quoi Carina avait été le jouet de ses propres illusions. Je ne pouvais rien corriger de son erreur parce que c'était pour elle la seule issue. Si Lorenzo la trompait avec autant de facilité, c'est que Fabrice n'était pas étranger à ce jeu dangereux où Constance ne pouvait apparaître qu'en tant que simple spectatrice. J'avais assisté de près à sa tentative de séduire Lorenzo, il y avait de cela quatre jours maintenant, pendant le déjeuner qu'elle nous offrit à Lorenzo et à moi et puis plus tard, dans l'après-midi, tandis qu'elle nous faisait visiter la maison où j'avais l'intention de convier mes amis, dont Lorenzo n'était pas le moindre.

Peu après le café arrosé de cerise ou de prune, Constance avait extrait sa voiture d'un appentis qui servait de garage. Quand je sortis pour la rejoindre, je m'aperçus que Lorenzo était assis à côté d'elle dans la voiture. Il fumait un épais cigare en montrant sa dentition d'animal de course tandis que Constance secouait sa main pour me dire de monter. Je lui montrai la porte de la maison, qu'elle avait laissée ouverte en sortant. La tourmente de neige s'était calmée mais pas au point de la laisser entrer dans la maison. Constance me fit signe de pousser la porte sans la fermer à clé puisqu'il était trop tard pour m'expliquer où je la trouverais. C'était compliqué, cette recherche de clé dans un tiroir ou dans un autre et je devais y renoncer aussi bien qu'elle le faisait pour plaire à Lorenzo qui ne cachait pas son impatience relative à la maison qu'il allait habiter toute une semaine. Il espérait simplement que le temps allait se mettre au beau. Il y avait de la neige aussi dans son pays de montagne mais beaucoup plus haut que le dernier pueblo, aussi n'avait-il jamais vu la neige que de très loin, accrochée aux pentes et inondée de soleil le plus souvent. Il pouvait aimer le soleil et la neige mais la neige sous le soleil lui paraissait aussi invivable que la mer sans au moins un peu de vent pour agiter son écume et lui redonner sa couleur d'origine. Il avait été un peu marin du temps de son enfance, et il aimait se souvenir de la mer dans ces termes-là, parce que c'était exactement ceux qui convenaient à sa mémoire. Plus tard, quand il songerait à la forêt de Bélissens, il voudrait aussi se rappeler la neige sous le soleil et les montagnes qui s'élevaient bien au-dessus du dernier village qui avait été justement celui de son enfance. De là, il pouvait aussi voir la mer et cela ne manquerait pas de lui rappeler les yeux de Constance qu'il ne se lassait pas de regarder depuis qu'il en avait capté toute l'importance relativement à l'aventure qu'elle lui promettait. La voiture cahotait dans la neige et j'avais du mal à penser à Carina qui m'est aussi précieuse que peut l'être l'unique enfant sorti tout nu de mes entrailles pour s'habiller de poésie entre les mains de ce charlatan de Lorenzo. Mais vous m'aviez promis de ne pas intervenir dans mon récit, carabin !

 

 

Chapitre XIII

 

 — C'est que je suis ravi d'apprendre la nature du secret que vous aviez promis de ne pas dévoiler. Il y a tellement de secrets impénétrables dans votre récit. En voilà au moins un qui cesse d'exister. Ne me dites pas que vous ne l'avez pas voulu. Je vous connais trop pour vous croire sur parole. Vous cherchez à me dérouter sans en avoir l'air, cette fois. Que cache-t-il donc, ce secret qui n'en est plus un ? Et ceci au détour d'un compte rendu qui pour une fois me semblait fidèle à la réalité. Et puis cessez de me traiter de carabin, Carabas ! Il n'y a rien qui m'agace comme ces airs de populisme qui n'ajoutent rien, croyez-moi, à l'éclaircissement de votre existence. Et si je révélais, maintenant, en un mot, la nature de votre sexe avec lequel vous jouez depuis le début de notre entretien...

— Ce n'est pas un entretien. Je n'ai pas envie de m'entretenir avec vous.

— Et avec qui donc croyez-vous donc le faire si ce n'est avec moi, votre seul vis-à-vis si je ne m'abuse ? Mais je m'abuse peut-être ? Nous sommes trois, comme à l'encan.

— Vous m'avez interrompu. Je ne vous l'ai pas demandé.

— Bien. Je m'excuse. Continuez.

— Continuer quoi ?

— Votre récit. Vos allégories. Vos suppositions. Qu'est-ce que j'oublie ? Vos points de vue ? Enfin, le vôtre multiplié par ceux des autres dont le spectre, c'est vrai, commence à me hanter. Continuez.

— Je disais que Carina est ma fille. Vous ne m'avez pas laissé le temps de dire que je l'aime. Je pourrais écrire des pages très pathétiques dans ce sens.

— Écrivez-les. Je vous écoute. Pardon ! Nous vous écoutons.

— Carina est le seul objet de mon amour. Je n'ai plus de sexe, vous le savez. Je suis homme ou femme, l'un ou l'autre.

— C'est un jeu. Vous ne pouvez être ni l'un ni l'autre.

— Je n'ai qu'elle pour parler d'amour, enfin de l'amour que j'ai pour elle. La vie finit toujours par tout compliquer.

— À ce point, Carabas ? Elle ne vous aime donc pas.

— Elle m'aime... aussi.

— Vous auriez pu en parler plus tôt. Je veux dire : de Lorenzo.

— Lorenzo, je l'ai emmené jusqu'à Bélissens. Il conduisait.

— Forcément.

— N'en dites pas trop, Carabin. Nous ne sommes pas seuls.

— Ça sent le grand sommeil.

— Vous ai-je parlé de notre arrivée à Bélissens ?

— Oui, du maire, de sa femme, de Constance enfin. Carina ne vous accompagnait pas. Pourquoi ?

— Elle était avec... sa mère... ou son père.

— Cela n'explique rien. Vous étiez avec Lorenzo. C'est un grand poète dit-on ? Êtes-vous d'accord avec ce qu'on en dit ? Vous écrivez de la poésie vous-même ? Lorenzo ne vous a jamais été totalement étranger.

— Je l'ai mis sur le chemin de Carina. Elle avait quatorze ans à cette époque. Son premier enfant est mort dans le couloir de l'hôpital. Lorenzo écrivait des poèmes à Melilla, dans le dos d'Ali qui trompait d'ailleurs sa femme. L'enfant est mort à New York sans qu'il n'en sache rien. C'est plus tard qu'il a en pleuré. Il était sincère je crois. C'est pathétique, non ?

— C'est triste. Il y a eu d'autres enfants, je crois.

— Il y en a eu un second deux ans plus tard. Carina avait changé. Elle n'avait plus tout à fait l'air de l'enfant qu'elle aurait dû rester pour moi. Elle avait pris une telle importance pour Lorenzo. Mais l'enfant n'a pas vécu. Ils n'ont pas eu le temps de le transformer en projet et moi, je n'avais pas pris le temps de m'y reconnaître. On a tous pleuré un bon coup et on a regardé le résultat des analyses sans rien comprendre du peu de choses qu'il y avait à comprendre. Lorenzo s'est laissé pousser les cheveux et il est parti en pèlerinage sur les traces de Nicolas et Pernelle. Elle a aimé cette solitude. Il ne lui écrivit jamais, comme ils avaient convenu sans me consulter.

— Et puis il est revenu.

— Non, il n'est pas revenu. Et le temps a passé sans lui, entre Carina et moi. Elle me revenait, à dix-sept ans, après trois ans d'un oubli que je ne suis pas près de lui pardonner.

— J'ai entendu une autre version des faits.

— Ça vous en fait deux. En voulez-vous une troisième ? Je vous en veux d'avoir dilué mon récit dans une conversation qui n'avantage que vous. Il n'en était pas question au début.

— Au début de quoi, Carabas ?

— Au début de ce récit, Carabin. Vous savez très bien que ce récit a un début. C'est un récit digne de la tradition française, vous savez ? Introduction, développement, conclusion.

— On vous enseigne cette France-là à l'université ? Quel manque d'à-propos de la part de pareils technologues !

— Si vous voulez continuer à ma place, ne vous gênez pas. Je saurai me taire aussi bien que j'ai parlé jusque-là.

— Vous n'avez pas parlé. Vous avez écrit. C'est pénible comme technique de la conversation. Vous écrivez, et je me tais. Vous n'avez choisi que la facilité. Vous n'avez pas choisi bien sûr de la compliquer par un dialogue où je n'apparais certes pas sous mon mauvais jour, je dois le reconnaître. Ça me fait un bien, de parler.

— Alors continuez de parler, si c'est ce qui vous fait plaisir. De l'écrit à la parole, il n'y a qu'un pas que nous avons eu vite fait de franchir.

— Il faudra que vous parliez avec moi.

— Ou contre vous si je le juge opportun.

— Ou même sans moi si cela vous agrée. Je peux même me passer de vous, Carabas. Au prix où l'on vend la littérature aujourd'hui, c'est vous qui gagnez, non ?

— Il n'y a que de la mauvaise littérature orale.

— C'est la bonne qui s'écrit ! Si nous revenions à nos moutons ?

— Comme vous voulez. Revenons où vous voulez. Je vous laisse le choix.

— Carina ?

— Carina si c'est elle qui s'impose à la lecture.

— Difficile d'en parler par rapport à votre sexe, Carabas, dont on ne sait rien, sinon qu'il ne faut lui accorder que peu d'importance.

— Nous nous étions promis une lecture facile, cependant. C'est moi qui complique les choses, comme d'habitude.

— C'est compliqué si l'on se met à parler de vous en parlant de Carina. Mais si l'on parle de Carina en parlant de vous, qu'est-ce que ça donne ? Y avez-vous réfléchi ?

— Le mieux est de parler de Carina.

— À quel moment en avez-vous parlé en premier ?

— Au début, presque. Je faisais des présentations un peu rapides, je dois l'avouer. Mais mon intention était d'en arriver le plus vite possible au cœur du sujet.

— Et quel était le cœur du sujet ?

— Ce vagabond, vous savez ?

— En habit de Carabas. Quelle allégorie mensongère maintenant que j'y pense ! À un moment où Carina n'existait pas encore, enfin si peu. Au début, dites-vous.

— C'est écrit. Je ne peux plus l'effacer.

— « Il n'aime pas les cristallisations ni les jeux du plaisir dans les déserts de la fidélité. »

— « Elle lit des cochonneries au sujet de l'enfance et ce n'est pas Lorenzo qui les écrit. »

— « Pour une fois qu'il se tient à l'écart ! »

— Et puis plus rien.

— Plus rien au sujet de Carina ?

— Presque rien. Quelque chose comme : « Lorenzo avec Carina. »

— Au sujet du lit.

— En parlant de la chambre à coucher ! Je n'ai pas vu le lit. De la savoir prisonnière de ce jeu où l'amour est dangereux, cela m'a rendu fou(folle) de rage dès le premier soir.

— Le soir de votre arrivée.

— Oui. Tout le monde est arrivé ce jour-là.

— Pourquoi n'en avoir pas parlé ? Je veux dire : de cette rage qui rend fou(folle) dès le premier signe, un regard peut-être ?

— Un regard, oui. Pour regarder Carina qui ne pense jamais comme moi au moment de penser. Cecilia est allée se coucher. Pauline est montée aussi.

— Jules n'est pas venu. Pauline va coucher seule ce soir.

— C'est ce que j'espère. J'espère aussi que Carina ne va pas commettre cette folie. Mais elle a l'air si heureux !

— Ne couche-t-elle pas avec lui, d'habitude ?

— Elle ne couche plus avec lui depuis qu'il est parti en pèlerinage au pays de ses ancêtres ! Ne comprenez-vous pas qu'ils vont recommencer ce qui s'était pourtant achevé selon mes vœux ? J'amène Lorenzo dans cette maison et elle se jette dans son lit sans s'expliquer sur les raisons de sa folie qui est revenue à cause de moi. Lorenzo était un ami de Nicolá Carvajal, pas elle. Elle venait avec moi parce qu'elle était ma fille. Rien d'autre ne justifiait sa présence parmi nous. Elle s'était montrée curieuse de le revoir. Elle m'en avait parlé en termes amusés. Il n'y avait plus de photos de lui à la maison, sauf sur la couverture d'un livre qu'elle ne lisait de toute façon jamais. Il n'était pas question de la lui livrer comme l'esclave qu'elle avait été quand il lui donnait tout ce qu'elle attendait d'un homme aussi riche de métamorphoses. Elle venait pour venir, elle venait avec moi, mais comme elle sait être compagne de voyage : elle venait sans bagages, elle se laissait faire, il fallait la conduire, tout lui expliquer et tout lui apporter, sinon elle menaçait de ne plus exister, elle craignait de se dissoudre dans la longue conversation qui ne manquerait pas de nous diviser chaque jour un peu plus et il fallait que je fusse là pour la soutenir au moment de la séparation qui la ferait pleurer comme elle pleure à tous les changements.

— Vous la traitez comme une enfant.

— Ce n'est plus une enfant. Elle a perdu même ce droit.

— Ce droit ? Mais où vous croyez-vous donc, Carabas ? Dans un tribunal où l'on applique votre loi et vos concepts, sans parler des usages dont vous avez embarrassé ce récit.

— Elle n'avait pas le droit de recommencer.

— Le droit au recommencement, c'est le droit tout court.

— Elle n'en avait pas le droit. Nous avions retrouvé Lorenzo à Toulouse chez des amis communs. Il a rougi en la voyant. Il ne savait pas qu'elle viendrait. Serait-il venu lui-même s'il avait su qu'elle le regarderait de cette manière ?

— Je vous coupe. Tel que je vous connais, vous n'allez pas nous décrire cette manière de regarder Lorenzo qui est peut-être aussi la vôtre. À moins que ce ne soit uniquement la vôtre. Je me trompe ?

— J'ai cru qu'elle le haïssait. Il était venu avec une femme et, avant de rencontrer Carina que je tenais à l'écart, il m'avait demandé d'inviter cette femme à Bélissens. Cette idée ne tenait pas debout. Elle n'enchantait personne. Nous avions tous plus d'un lien avec Nicolá. Que comprendrait-elle à notre cérémonie ?

— C'était une étrangère.

— C'était une inutile.

— Elle prenait la place de Carina.

— Je n'avais rien prévu pour la remplacer.

— C'est Saïda qui n'avait rien prévu.

— Saïda comprend toute ma souffrance. C'est une amie véritable.

— Elle n'avait donc rien oublié. Elle avait suivi vos conseils. Mais Lorenzo avait passé outre en invitant cette femme qui n'avait rien de commun avec Nicolá Carvajal dont vous projetiez d'écrire...

— Ne dites pas de bêtises. Je n'écrirai jamais rien sur Nicolá.

— À part ce récit.

— Ce n'est pas un récit sur Nicolá.

— C'est un récit sur Carina.

— C'est un récit, un point c'est tout.

— Un récit sur l'incohérence provoquée par Lorenzo qui est un meilleur poète que vous ?

— Je suis un essayiste. Je n'ai pas la prétention de conclure.

— Vous n'aimez pas les conclusions de Lorenzo ?

— Je n'aime pas que Lorenzo construise son mensonge dans le malheur de Carina.

— Elle paraissait si heureuse de le retrouver !

— Qu'en savez-vous ? Vous n'étiez pas là.

— Vous n'avez rien dit sur votre manière de le regarder. Vous avez cherché à nous mentir sur les véritables intentions de Carina.

— Elle n'avait pas l'intention de le revoir.

— Elle le revoyait forcément si elle vous accompagnait à Bélissens. Pouvait-elle imaginer son absence ?

— Elle le revoyait parce qu'elle le croisait, voilà ce qui était prévu.

— Elle le croisait en votre présence.

— Je veillais sur elle.

— Et avec qui couchait-elle ?

— Votre question n'a pas de sens, Carabin !

— Elle en a un, Carabas, et vous le savez bien.

— Elle couchait dans notre chambre. Il n'y avait pas d'autre solution.

— Il y avait pourtant la solution de Lorenzo.

— Comment Lorenzo aurait-il pu se mêler de ce qui ne le regardait en aucune façon !

— Il amenait une femme. Une inconnue. Non, une inutile, avez-vous dit. Comment imaginez-vous cette inutilité ?

— Je n'ai pas parlé d'inutilité.

— Si, vous en avez parlé à propos de cette femme. Vous avez tout fait pour l'écarter du chemin que Carina venait tout juste de recommencer avec ce Lorenzo qui vous semblait inévitable pour d'autres raisons.

— Cette femme n'avait pas droit de cité parmi nous !

— Elle aurait occupé le lit de Lorenzo à la place de Carina.

— J'avais décidé de tuer Lorenzo.

— Nous y voilà, Carabas ! Vous laissiez Carina entre les mains de votre conjoint, dont on ne saura décidément pas si c'est votre femme ou votre époux, et vous partiez en éclaireur en compagnie de l'exécrable Lorenzo qui ne pouvait pas se douter qu'en votre compagnie, il courait droit à la mort.

— Je ne l'aurais pas tué de toute façon.

— Vous avez changé d'avis en cours de route, tandis que Lorenzo se réjouissait d'avoir laissé tomber une femme tout à fait inutile selon votre opinion, pour en conquérir une autre qui était déjà passée par là et qui rêvait encore de poésie ? Vous n'allez pas me faire croire que c'est aussi facile que ça, Carabas !

— Il n'y a rien que vous pouvez croire sans mettre en doute un vague moment de perdition ? J'étais passé du désir de tuer à celui d'expliquer les raisons de mon amour.

— Le temps d'un voyage à Bélissens en compagnie de l'amant de Carina ? Que dis-je : de son maître. Elle en est l'esclave, non ?

— Vous parlez de l'amour avec les mots de la politique, Carabin !

— Vous ne m'impressionnez pas. Je trouve étrange cette succession de faits qui ne concorde pas avec la suite de l'histoire : vous ramenez Carina dans le chemin de Lorenzo, elle vient sans résistance, il est avec une autre femme sur ce même chemin, vous l'en écartez avec force, puis vous décidez de tuer Lorenzo et enfin vous y renoncez parce que vous avez soudain d'autres intentions. Si vous me parliez de ces intentions ? Pouvait-il comprendre votre acharnement à le séparer de Carina ?

— Il fallait que j'en parlasse d'abord à Carina.

— Carina ? Elle n'était plus là justement pour vous entendre. Vous vous compliquiez la tâche à plaisir, non ?

— Je n'éprouvais aucun plaisir à ce moment.

— Lorenzo conduisait.

— Bien sûr qu'il conduisait !

— Je voulais dire : il conduisait, et alors ?

— Il fallait que je lui parle.

— Le premier mot ne venait pas. Il fallait le choisir, plutôt. Mais lequel ? Quand on vient de se proposer de tuer celui à qui justement on le destine, pas facile de choisir.

— Ne vous moquez pas, Carabin.

— Vous m'énervez avec votre « Carabin ». Cessez d'en ponctuer votre incapacité à répondre à l'exactitude de mes questions.

— Je n'ai pas réussi à lui parler.

— Il ne vous restait donc plus qu'à le tuer.

— Ne vous moquez pas, Cara...

— ...bin. Il y a des choses que je peux dire à votre place si vous craignez de ne pas savoir les dire.

— Il n'y a rien que vous puissiez dire à ma place !

— Alors dites-le à votre manière.

— Vous exagérez à la fin ! L'envie de tuer ne vous a donc jamais traversé l'esprit ?

— Une envie qui traverse l'esprit, ça se passe comment ?

— Vous continuez de vous moquer. Je vous assure que je fais mon possible pour être clair(e).

— Mais vous ne l'êtes pas. Lui avez-vous donc parlé de Carina avant d'arriver à Bélissens ?

— Il s'est enrhumé en cours de route.

— Comment !

— À cause de la vitre qu'il a laissée un peu ouverte parce que je n'arrêtais pas de fumer et que c'était mauvais pour ses poumons. Il s'est enrhumé et nous avons parlé de son rhume et de ma tabagie.

— Vous êtes lâche, voilà ce que vous êtes, voilà ce que vous me donnez à penser de vous et de votre médiocre existence.

— Vous ne pouvez pas ramener notre pensée au niveau de considérations morales qui nous éloignent de notre sujet.

— Je disais simplement ce que je pense. Enfin, ce qui m'a traversé l'esprit en vous entendant ne pas dire ce que j'attends de vous.

— Précisez votre demande. Je ne vous promets rien.

— Quelles étaient vos intentions en renonçant à tuer Lorenzo ? Échapper aux conséquences de l'assassinat ? Résoudre le problème que vous posez à Carina d'une manière moins outrageante pour elle ?

— Elle ne se serait jamais sentie outragée par la mort de Lorenzo.

— Par son assassinat, oui.

— Je n'avais pas l'intention de l'outrager.

— Mais enfin, comment pouviez-vous vous faire à l'idée que la mère de deux enfants — et peu importe qu'ils aient vécu ou non ni ce qu'on attend de la vie ni le temps que la vie se donne pour le vivre — comment pouviez-vous même imaginer que son âme n'était pas marquée au fer rouge par cette triple absence qu'elle n'a pas voulue et qu'elle n'a même pas provoquée ? Comment pouviez-vous ignorer qu'elle n'allait pas saisir l'occasion pour tenter de retrouver au moins un semblant d'équilibre avec ce Lorenzo que vous jetiez une fois encore dans ses bras ?

— Elle pouvait toujours se faire des illusions. Je n'y étais pour rien. Je pensais à Nicolá. Pas à elle.

— Vous aviez l'intention de la torturer, oui. Rien ne pouvait mieux l'atteindre et il n'y avait qu'elle que vous pouviez détruire. Vous aviez cherché un affrontement. Peu importait que Lorenzo y jouât un rôle. Il entrait dans ce jeu ou il n'y entrait pas, ça n'avait aucune espèce d'importance. Vous le transformiez en jouet du destin. Il y avait longtemps que vous y pensiez et vous aviez déjà manqué plusieurs occasions d'en exprimer tout le poison dont la seule destinataire était Carina. Et il y avait une raison qui vous poussait à la cruauté : elle ne vous aimait pas.

— Elle m'aimait. Elle m'aime toujours. Vous délirez parce que vous êtes un mauvais lecteur, Carabin.

— C'est vrai. J'oubliais que mon rôle se limitait au silence et à la reconstruction lente. Je m'égare, selon vous ?

— Les choses sont beaucoup plus simples que vous dites.

— Voyons ce qu'il en est de cette simplicité.

— Carina a vécu une tragédie qu'il ne m'est pas venu une seconde à l'esprit de nier. Deux enfants morts pour rien, de la maladie de leur père, et un père qui ne revient plus. Trois ans à attendre que quelque chose change et il ne se passe rien que de très tragique et de complètement désespérant. Je l'ai aidée à accepter les faits : la mort de deux enfants et la disparition du père.

— Parce que vous limitez cette tragédie à ces faits ! Ne voyez-vous donc pas qu'ils n'expliquent rien à eux seuls.

— Mais je n'ai jamais cherché à expliquer la tragédie.

— Que devait-elle donc comprendre alors ?

— Il n'y avait rien à comprendre non plus. La vie est une mosaïque de malheurs. On ne l'achève jamais.

— Combien de temps lui a-t-il fallu pour revenir à la vie ?

— Deux ans, je crois.

— Vous n'en êtes pas sûr(e). D'ailleurs vous n'êtes jamais sûr(e) de rien quand il s'agit de parler de résultat.

— Deux ans, j'en suis sûr(e).

— Et combien de temps a passé depuis ?

— Encore deux ans.

— Vous en êtes sûr, ou sûre, cette fois. Trois plus deux plus deux, cela fait sept, ajouté à quatorze, c'est vingt et un. Carina a vingt et un ans au moment des faits que vous rapportez ici.

— Vingt-deux pour être exact.

— Encore une approximation. Un an à peine. Un an passé à quoi ? Vous ne le savez même plus.

— Je n'en ai pas parlé, c'est tout.

— En parlerez-vous, au moins ?

— C'est une année sans importance.

— Pour vous ou pour nous ?

— Elle est importante pour moi et ça ne vous regarde pas.

— Ce n'est pas comme ça que vous arriverez à me convaincre.

— Mais je n'ai pas du tout l'intention de vous convaincre, ni vous ni personne !

— Je croyais le contraire. Vous mettez tant d'arguments dans votre discours. On s'y perd. Cela prend les allures d'une démonstration. Une sorte de dépôt de conclusions pour la défense de votre activité parentale.

— Vous me plaisantez, Carabin, sans autre but que d'amuser les cristallisations de votre esprit qui ne s'augmente justement que de telles immobilités.

— Continuez.

— Que je continue de critiquer votre critique ?

— Si vous voulez continuer dans ce sens, ne vous gênez pas.

— Je ne vous donnerai jamais la consistance d'un personnage. Vous n'existez que par rapport à ma propre interprétation.

— C'est vous qui en décidez. Continuez votre voyage.

— Je n'ai pas le sentiment d'un voyage mais plutôt d'un arrêt après avoir beaucoup voyagé.

— Je vous demandais de continuer votre récit, pas d'en extraire la matière. On n'en finirait plus. Donc, Lorenzo s'enrhume doucement tandis que vous fumez.

— Il arrête la voiture sur une place d'église. Nous ne sommes pas encore à Bélissens. Il s'arrête parce qu'il a l'intention de me payer un verre. Il fait très froid, gris, il y a un peu de vent, je ne veux pas sortir de la voiture dans ces conditions.

— Vous lui faites un caprice. C'est bien joué.

— Il sort seul et disparaît dans un mur battu par la neige et par le vent. Le moteur ne tourne plus. Le froid commence tout de suite à s'installer dans la voiture. Je ne peux pas rester là à attendre qu'il revienne uniquement pour me reprocher mon...

— Ce n'est pas le seul reproche qu'il est en droit de vous adresser. Et il y en aura d'autres si je ne m'abuse. Vous le rejoignez dans le café où, tel que je le connais, il ne manque pas de s'introduire dans une conversation qui ne lui appartient pourtant pas, mais il a l'art de se faire adopter sans plus de cérémonie, n'est-ce pas ?

— En effet, quand j'entre dans le café, il est assis à une table déjà occupée par quatre joueurs de cartes qui s'entretiennent au complet, comme vous voyez. Lorenzo a commandé « la même chose » et il se régale de pouvoir comprendre le sens de leurs mimiques et même de leurs silences exagérés. Il joue aux cartes depuis si longtemps ! Rien ne lui échappe de tous les jeux de la complicité et de l'envie de vaincre. Je dérange son plaisir encore une fois en me signalant par un appel. Il se lève et me rejoint. J'ai eu froid dans la voiture, balbutiai-je en guise d'explication, comme si je me sentais obligé(e) de lui apporter sur un plateau l'explication de mon malaise.

— Vous ne lui direz rien de ce qui vous a animé(e) plus qu'un moment ?

— Le tuer ? Mais à ce moment-là, je n'y ai pas encore renoncé. Je m'enfonce plutôt dans cette idée. Je la trouve exacte et j'aime cette exactitude qui prend forme.

— Vous êtes en train de penser aux modalités de l'assassinat et il trouble quelque peu votre raisonnement. Il sourit parce que vous avez renversé du café sur votre pantalon. Vous n'en faites jamais d'autres. Il en profite pour débarrasser vos épaules de la neige qui n'a pas manqué de s'y accrocher pendant le trajet, pénible et incertain, de la voiture à la porte du cabaret. Vous aimez bien ce terme de « cabaret », hein ? On l'utilise beaucoup dans cette région de France.

— Cabaret Carabin.

— Carabin Carabas.

— Carabas Carina.

— Vous êtes parfaitement conscient de vous trouver à l'endroit exact où vous a conduit votre imprévoyance.

— Dans ce café ?

— N'importe où. Le café, la maison de Constance, la maison de Godard, celle de Jules, la forêt de Bélissens, le château de Vermort, le cabaret Colibri où le vagabond vous en a bouché un coin. Mais revenons dans le café, à Garribou je crois, c'est le nom du patelin où Lorenzo a interrompu votre voyage. Le temps est mauvais comme il n'est pas possible de le souhaiter. Dehors, on n'y voit goutte. Impossible de continuer le voyage dans ces conditions. Qu'allez-vous donc décider ?

— La route était coupée un peu plus loin. Il n'y avait plus rien à faire pour continuer ce voyage. Il fallait attendre la fin de la tempête. Il n'y avait rien à faire, ni pour continuer en direction de Bélissens, ni pour retourner sur nos pas. Je jetai un coup d'œil par une fenêtre. On ne voyait même plus la voiture. La place tout entière venait de disparaître dans la tourmente.

— Le téléphone était-il coupé ?

— Avec un peu de chance, il pouvait fonctionner. Constance Godard ne nous en voudrait pas de lui avoir fait faux bond. Cette tourmente était une fatalité. Elle attendrait sagement le retour du soleil ou au moins l'apaisement de la tourmente pour se remettre à nous attendre avec une chance raisonnable de nous voir arriver. Peu importait que le téléphone ne fonctionnât pas dans sa direction. C'était la direction de la montagne et il y avait peu de chance de retrouver le beau temps à cette altitude. Mais le téléphone était aussi coupé dans le sens de Toulouse où Carina s'attendait à nous voir revenir bredouilles et un rien désolés de ne pas avoir atteint le but du voyage. Il ne nous en arrivait jamais d'autres. Et puis pourquoi avoir renoncé au printemps, ou même à l'été ? On dit ici que l'automne est la meilleure saison pour les activités de plein air. Mais l'idée de Noël nous avait tous séduits et nous allions manquer notre rendez-vous avec le destin.

— De quoi donc allez-vous nous entretenir maintenant ? Croyez-vous qu'on s'intéresse à cette attente que vous venez d'inventer pour détourner notre attention du véritable chemin que vous avez choisi de parcourir dans le seul but de nuire à Lorenzo ? À quel moment avez-vous renoncé à le tuer ?

— Est-ce si important d'en situer l'évènement ?

— Non, ce n'est pas une question de situation. D'évènement non plus d'ailleurs, vous avez raison. Reprenons à partir du moment où vous avez renoncé à toute idée d'assassiner Lorenzo. Peu importe ce qui s'est passé entre temps. C'est peut-être tout et n'importe quoi et ça ne doit rien dire de précis sur vos nouvelles motivations.

— J'ai été visité(e) par l'espoir.

— Non ? Décidément non ! Vous êtes incapable de vous nourrir de cet espoir parce que ni Carina ni Lorenzo ne vous ont rien demandé.

— Espoir n'est peut-être pas le mot. C'était une question de temps. Il fallait que je trouve le temps.

— Le temps de s'expliquer avec eux ? Que pouvez-vous attendre d'un Lorenzo qui se nourrit d'infidélités et de coups de cœur ? Et que répondrait Carina qui croit à la vie éternelle ? Vous méditez une conversation souterraine. Je veux dire que vous savez qu'elle n'aurait jamais lieu. On ne raisonne pas Lorenzo sur le terrain de l'amour. Quant à Carina, elle est aveugle, elle s'imagine trop le futur, il n'y a rien à attendre de son silence. Vous connaissez la durée de son silence. Il faut croiser son regard pour s'en rendre compte. C'est arrivé mille fois, cette durée impensable qui existe par impuissance à en comprendre le mécanisme. Vous vous êtes interrogé(e) souvent sur la complexité de ce mécanisme. Il est logé dans la tête de votre fille. Elle n'en sort pas. Elle s'en sert, non pas en connaissance de cause, mais par habitude. Elle a l'habitude du silence. Ses désirs le traversent toujours avant de rejoindre la réalité qui est toujours déchirée à l'endroit du plaisir pour toujours revenir au silence qui cisèle les habitudes jour après jour. Comment pourriez-vous entretenir l'espoir d'une conversation dans ces conditions ? Vous tentez plutôt de la remplacer par celle-ci, qui a le mérite d'exister.

— Je n'ai jamais eu l'intention d'en parler avec vous.

— Vous voyez que j'ai raison ! Vous me suivez maintenant. Vous me suivez comme un petit chien. Ouah ! Ouah ! Ouah !

— Inutile de vous exercer à ce genre de cruauté, Carabin. J'ai la peau dure, vous le savez. J'en ai vu d'autres.

— La guerre ?

— Par exemple.

— Vous êtes donc un homme ! Vous vous êtes trahi !

— Pas du tout. Je n'ai pas dit si j'ai fait la guerre ou si j'en ai supporté les conséquences.

— Vous n'avez pas l'autorité de la femme. Vous fondez chaque fois qu'on vous éclaire.

— Vous n'éclairez rien que mon impatience à mettre fin à cette conversation qui est une intrusion intolérable de l'oralité dans ce que je n'avais l'intention que d'écrire.

— Vous me supprimez.

— Non. Je vous demande d'opter pour le silence.

— Et si je ne veux pas ?

— Vous parlerez sans moi.

— Non. Je reviendrai à ce moment qui vous attache encore à Lorenzo avec toute la force de l'intention première. Vous n'êtes pas acteur dans la tragédie de Carina et Lorenzo. Vous ne jouerez pas le rôle de la vieille Célestine, bien que je vous trouve plus d'un point commun avec l'entremetteuse qui finit toujours par animer le sens de la farce. Il y a eu entre Carina et Lorenzo un concours de circonstances qui les ont séparés. Cette partie de la tragédie vous échappe. Vous n'en êtes pas le créateur(la créatrice). Et ce n'est d'ailleurs pas la question qui vous agite. La tragédie continue. Rien n'arrête le flot de ses conséquences. Carina se perd dans le silence que vous entretenez avec elle, à dessein sans doute. Nous parlerez-vous de ce projet ? Jamais ? Continuons. Tandis que Carina, disais-je, s'égare encore dans les pièges du silence, Lorenzo se détruit dans la comédie de l'adultère qui est la moindre des infidélités. Son cœur est brisé à jamais. Personne, ni lui, ne le reconstruira. Mais ce n'est pas l'image que vous cherchez à donner de Lorenzo à Carina qui l'a déjà entièrement reconstruit dans son pays de silence. Vous n'avez pas non plus l'intention d'amener Carina à comparer son Lorenzo et celui qui n'existe d'ailleurs que dans votre tête mais que vous êtes parfaitement capable de faire exister pour que la comparaison s'opère dans le sens de votre fabrication. Il y a longtemps que vous rêvez cette rencontre. Vous avez même cherché à en planifier le déroulement menacé d'imprévus. Aucune description n'a satisfait votre sens aigu de la réussite. Parlons-en, de cette réussite. Parlons de la réussite de Lorenzo qui réussit mieux que vous sur le terrain où vous l'avez pourtant provoqué. Qu'espériez-vous de ce duel ? Une victoire sur les mots ? Non pas une victoire sur le vocabulaire, mais bien l'écrasement méthodique de la cadence que Lorenzo a fini par trouver pour y fonder son devenir de poète, tandis que vous, masculin ou féminin, vous n'avez rencontré que l'inconsistance des caractères, l'approximation de ce qui n'était qu'une anecdote (oui, je parle bien de cette pauvreté narrative qui vous rend malade de jalousie) et jusqu'à la perte irréparable, vous le savez, du peu de réalité qui a fini par vous manquer cruellement. Je ne vous reproche rien. J'essaie simplement de vous dire qu'au moment où vous avez remis Lorenzo sur le chemin de Carina, vous avez pris le risque de vous ridiculiser encore une fois. N'était-il pas ridicule, ce projet de meurtre ? Que s'agissait-il de tuer ? Lorenzo, la poésie de Lorenzo, l'amant et le maître de Carina, le silence de Carina, le destin de Carina ? Les gens comme vous veulent toujours une fin à ce qui commence mal et bien sûr, vous êtes bien de ceux qui se désolent parce que ce qui a bien commencé se termine de toute façon. Vous vous laissez décrire. Vous êtes neutre. Vous ne vivez pas autre chose que ce que tout le monde vit. Dans ce cabaret où vous vous morfondez parce que ni Constance ni Carina ne répondent à vos appels téléphoniques, Lorenzo abonde dans votre sens pour ne pas avoir à vous détruire une bonne fois pour toutes. C'est ce que Carina n'a pas voulu changer ; lui, il a tout changé pour cesser d'exister par rapport à elle, ce qui n'a rien changé évidemment à leur manière de se revoir. Malgré vous. Vous êtes à ce moment en train de vivre une banalité à la hauteur du mélodrame. Et vous en rajoutez, avec une petite pulsion assassine qui ne donne toujours pas de sens à votre calcul. Et puis vous renoncez à tout, à cause de la neige, du téléphone, de Constance. Vous reparlez de Nicolá dont l'inexistence redonne un sens à l'existence des autres dont vous ne pouvez plus ignorer l'attente. La neige va cesser de tomber. Quelqu'un en parle à quelqu'un d'autre. L'électricité revient. On n'éteint pas les chandelles dans ce médiocre cabaret où vous rechangez l'existence. La neige ne tombe plus. On ouvre la porte pour s'en assurer. Il n'y a même plus de vent. La voiture s'approche en dérapant un peu contre le trottoir de pierre. Le visage extatique de Lorenzo apparaît dans la portière. Encore un moment, et il vient vous chercher pour continuer le voyage vers la forêt de Bélissens où Constance recommence son attente en espérant que rien... mais je vous laisse continuer, Carabas. Il n'y a que vous qui puissiez continuer cette histoire. Recommencez où vous voulez. 

 

Chapitre XIV

  

— Il ne neige pas tous les ans à cette époque de l'année ; il y eut une éclaircie. « Elle pouvait durer, nous dit-on. Rien ne l'empêchait de durer, mais quant à savoir si elle allait durer, personne ne pouvait l'affirmer. » Le soleil s'était un peu mélangé à la grisaille. On avait retrouvé le sourire. J'avalai en vitesse un café corsé qui me ravigota. En sortant, je remarquai la lumière d'une lampe au-dessus de la porte de l'église qui était ouverte. On m'apprit que le curé était sur le toit pour en éprouver la solidité. Il craignait pour son office. Un paysan était grimpé au ras du toit et, d'un pied, il retenait l'échelle qui courait sur la neige et sur les tuiles. Au bout de l'échelle, le curé semblait nouer quelque chose qui pouvait être l'échelle elle-même ou une tuile déplacée. C'était un bouquet de fleurs. Je haussai les épaules et entrai dans la voiture. Lorenzo venait de téléphoner à Constance. Elle était impatiente de me connaître. Connaissait-elle Lorenzo ? me demandai-je. C'était improbable. Lorenzo avait souvent parcouru ce pays, certain été, sur un vélo que Nicolá avait ramené d'Amérique. Pourquoi se souvenir de cela précisément au moment de revenir sur les lieux de ce peu d'histoire qui a pourtant fait de nous ce que nous sommes ? La voiture suivait le camion de déneigement. De chaque côté de la route, le paysage avait disparu dans une demi-brume qui annonçait une autre tourmente. Nous suivîmes le camion jusqu'au croisement où commence la route de Bélissens. Le chauffeur nous salua et nous regarda longuement nous éloigner sur le chemin. Il disparut enfin dans la brume. Nous étions seuls, suivant lentement une clôture ou un talus, cherchant les ponts avant la manœuvre de franchissement de ce qui était peut-être le lit d'une rivière. La neige était assise sur mes souvenirs. Je ne reconnus aucun champ, aucune toiture, ni les orées, ni les changements de direction. En traversant un hameau déserté, j'avisai une fenêtre qui portait encore un carreau intact dont le reflet se perdait au niveau d'une cascade noire et blanche de branchages. Les troncs d'arbres ne m'apparaissaient pas. Plus loin, un panneau de bois rouge et blanc annonçait la forêt de Bélissens. On trouverait le village après un vieux pont de pierres qui exhibait un crucifix de ferraille rouillée. J'attendis cet instant, n'écoutant rien de ce que me confiait Lorenzo, du moins imaginai-je, dans ma demi-conscience, qu'il s'agissait de confidences. Qu'avait-il donc d'autre à me dire ? Je n'avais pas l'intention d'y penser. Je cahotais avec la voiture, je glissais avec elle d'une pente à l'autre et de courbe en courbe. Je n'avais pas d'autre rythme que celui de ma somnolence. Le pont n'arrivait pas. Il me fallait le temps de rencontrer au moins un débris de souvenir. Nicolá ne pouvait s'annoncer que de cette manière, au détour d'une vieille porte encore ouverte dans un mur en ruine, avec la toiture couchée dans sa destruction, et l'acier d'un lit entortillé avec d'autres racines à la sortie du chemin. Mais le chemin a sans doute disparu sous la neige et puis les ruines sont encore plus proches de leur fin véritable qui est l'enfouissement et non les chapardages d'un voisin avisé. Je cherchais en vain l'âme de Nicolá, le nez collé à la vitre, les yeux touchant comme ils pouvaient chaque indice de blanc et de craquelure, et nous traversâmes le pont. Il n'y avait pas de fleurs dans le vase du crucifix dont la panne horizontale portait un linteau de neige dure et froide. Le soleil y croisait d'autres lumières à l'endroit des ronces ou des épines. De l'autre côté du pont, la route remontait jusqu'à la maison du maire, sur une place que j'ai déjà décrite mais qui ne me rappelait de toute façon rien que je pusse relationner avec le souvenir de Nicolá.

Dans l'après-midi, il y eut une formidable éclaircie. C'était inattendu de la part du temps qui semblait avoir d'autres projets. Cette ironie du sort nous enchanta. Elle rendait possible la visite de la maison qui allait devenir, dès le lendemain si tout se passait bien, le centre du périmètre que nous comptions tracer tous ensemble en mémoire de Nicolá Carvajal.

Constance n'eut aucun mal à ouvrir la porte. La clé tourna sans peine, le loquet claqua comme il faut et la porte se laissa pousser d'une main. Pour commencer, elle ordonna à Lorenzo d'aller chercher du bois derrière la maison. Il ne se fit pas prier. « Il vaut mieux commencer par le feu » dit Constance. Elle manipula une chaîne de vieil acier noir et luisant qui pendait derrière le linteau. La cheminée émit un sifflement qui sembla être celui auquel elle s'attendait et je supposai que dans le cas contraire, elle eût mis en branle un autre mécanisme peut-être moins secret mais destiné lui aussi à alimenter le bon fonctionnement de la cheminée. J'y pensais quand Lorenzo est revenu avec un premier chargement de bois. L'air des sapins, comme on l'appelle ici, avait rosi ses joues et mouillé un peu son regard, ce qui ne manqua pas de plaire à Constance qui s'émoustilla encore, au point qu'elle perdit l'équilibre pour s'asseoir sur le cul d'un chaudron renversé. Lorenzo pouponna encore en rangeant les bûches sous le four. Je regardai les jambes de Constance. Elle riait en les caressant à deux mains, de la cheville aux genoux. Elle pensait que le beau temps allait durer quelques jours. Pourquoi pas ? disais-je en m'installant dans ce fauteuil de cuir usé à la mesure d'Antoine Godard. Pourquoi pas ? répétait-elle. Bien sûr, il n'y avait pas de téléphone dans cette maison mais elle nous promettait l'usage du sien sans limites ni de durée ni d'heure. « On peut en avoir besoin. C'est sérieux », dit-elle. Elle tendait l'oreille comme un animal, tentant de percevoir le bruit des bûches que Lorenzo balançait sans précaution dans une brouette. Nous aurions assez de bois pour toute la durée de notre séjour et même au-delà, ajouta-t-elle sans malice. Oui, c'était ce que je ne trouvais désespérément pas sur le visage de Constance : la malice. Elle cachait peut-être son jeu.

Lorenzo refit une brève apparition pour ordonner encore du bois sous la cheminée. Constance s'esclaffa à cause d'une déchirure qu'il s'était faite dans une manche de sa veste. Il retourna derrière la maison. Cette fois, elle ne l'attendit pas pour arranger le bois du feu. Un fagot craqua sinistrement entre ses bras. Des bûches roulèrent à ses pieds, puis la flamme d'une allumette me rappela à la réalité. Elle allumait le brasier qui ne tarda pas à ronfler à ses pieds. « Vous ne m'avez pas attendu », dit Lorenzo qui ramenait la dernière brassée de bois. Constance rit de nouveau à cause d'un brin d'herbe collé sur le front de Lorenzo. Il s'en débarrassa avant qu'elle eût le temps d'approcher sa main tremblante. Le feu éclairait maintenant toute la pièce. Je vis l'escalier au fond, sa courbe calculée, je vis l'ombre de la porte à deux battants en haut de l'escalier et j'imaginai en un éclair le couloir et les chambres de chaque côté, la fenêtre au bout du couloir, sans volets, mal fermée à cause d'une vieillerie rouillée et rompue depuis longtemps. Comment montait-on au grenier ?

« Je vais vous faire visiter la maison, dit Constance. Tout est prêt pour vous accueillir. Il ne manque que les fleurs. Vous auriez dû venir à l'automne. Les fleurs sont si belles en octobre. Vous souvenez-vous d'octobre et de sa lumière lancinante ? »

À qui parlait-elle ? C'était peut-être une citation de poème. Lorenzo ne posa pas la question attendue à cause de cette lumière lancinante comme une blessure, au rythme du cœur. Il suivit Constance dans l'escalier qui exhala un concert de craquements jusqu'au vertige provoqué par l'ouverture d'un des battants de la porte, en haut de l'escalier. Je demeurai seul (seule) dans le fauteuil, tourné(e) vers l'escalier algorithmique qui s'arrêtait devant la porte entrouverte d'où venaient d'autres craquements, d'autres ouvertures, d'autres chuchotements qui auraient eu raison de moi si le feu ne s'était pas répandu à la totalité du bois qui s'ouvrit à la fumée. À l'aide du tison, je rangeai comme je pus le bois déjà noir sur les chenets dont j'écartais la ressemblance grotesque : deux têtes d'un personnage qui pouvait être historique si j'en jugeais par sa coiffure en forme de perruque et de pompons. J'approchais encore le fauteuil, presque sous le linteau de chêne dont l'incroyable queue d'aronde s'ornait d'un clou non moins magique. Le cuir du fauteuil s'évaporait lentement. C'était l'odeur d'Antoine Godard qui s'en allait en fumée. J'eus comme un étourdissement qui me pencha sur un accoudoir, la tête au-dessus du chaudron renversé où Constance avait fini de séduire Lorenzo. Je sombrais de nouveau dans cette somnolence qui m'avait accompagné(e) tout au long du voyage depuis Toulouse. Une dent me fit mal soudain. La douleur était encore lointaine. Je pouvais la supporter en attendant que Constance et Lorenzo redescendissent pour s'occuper de moi. Je n'étais pas vraiment aussi seul(e) que je le souhaitais. Ni aussi douloureux(euse).

Je ne sais combien de temps j'ai goûté à l'aventure de cette prostration. Quand la douleur eut atteint le seuil de l'insupportable, je revins au feu qui avait perdu de son intensité. Une des bûches s'était brisée, l'autre n'allait pas tarder à le faire à l'endroit d'une braise qui alimentait d'autres flammes redescendues pour la circonstance. J'approchais mon visage dans cette aire de chaleur. Ma douleur s'y apaisa lentement ou plus exactement elle se répandit à toute cette moitié de mâchoire que parcourait le bout de ma langue avec de moins en moins d'intention. Constance m'observait depuis un bon moment. Elle était assise un peu plus loin, près de la table où elle manipulait les fruits d'une corbeille. « Vous dormiez ? fit-elle. Le feu a cet effet sur moi aussi. Ce n'est pas vraiment le sommeil. J'ai l'impression de dormir, comment dirai-je ? à peine ? Vous êtes d'accord avec moi ? À peine ? » Elle voulait sourire parce que je lui inspirais cette complicité, mais son visage me rappelait tant de choses qu'elle ne pouvait pas avoir oubliées, si c'était bien elle qui revenait du fond de la mémoire. Ma langue s'activa de nouveau dans la recherche du pus qui s'infiltrait quelque part dans la gencive devenue soudain presque aussi présente que les dents dont je n'arrivais plus à distinguer la douloureuse de ses voisines qui continuaient de tromper ma vigilance et mon besoin de tranquillité. Le souvenir avait pris forme. Constance s'en rendit compte. Elle se souvenait elle aussi. Elle s'en était souvenu avant moi, avec la même sensation de vertige et de désarroi. « Où est Lorenzo ? » demandai-je.

Lorenzo dormait dans sa chambre. Il dormait comme un enfant, bien sûr. Il avait tout de suite eu envie de dormir. Elle avait ouvert le lit et il s'y était jeté pour s'endormir. Qu'avait-elle fait pendant tant de temps ? « Mais rien, dit-elle. Il ne s'est pas passé cinq minutes. » Elle ne l'avait même pas regardé dormir. Elle était sortie à reculons. Elle avait pu ainsi jeter un regard complet sur toute la chambre qui lui avait paru en ordre. Quand donc arriveraient mes amis ? Cet après-midi même ? Une chance, cette éclaircie. La nuit aussi sera claire. Mais demain ? Que fallait-il penser de demain ? Si la tempête revenait par ici, après avoir fait le tour de la vallée, ce qui prendrait effectivement toute la nuit, on serait certainement bloqués pour plusieurs jours. Il n'y avait rien à craindre de ce genre de situation. Pas à cette hauteur de la forêt de Bélissens. Et puis la maison était confortable et bien chauffée. Un peu hantée ? « Qui la hante ? Personne ne la hante, dit Constance. Elle se hante toute seule. Elle n'a jamais fait peur à personne. Peur n'est pas le mot. » Elle cherchait le mot. Elle l'avait sur le bout de la langue. Elle se souvenait d'avoir aimé sa nuance mais il n'y avait rien à faire, elle ne s'en souvenait pas. Cela avait quelque chose à voir avec la disparition de la route et des clôtures sous la neige. En tomberait-il autant cette année ? À cette époque-ci, c'était peu probable. « Dimanche, c'est Noël, vous le savez, dit-elle. Je serai seule pour fêter cette année. J'ai refusé l'invitation de votre amie Saïda. Je ne sais pas pourquoi j'ai refusé. Je reviendrai peut-être sur ma décision. » Elle se leva encore pour écouter ce qui pouvait se passer dehors de conforme à notre attente. Mes amis étaient en retard, non ? Elle ferait mieux de rentrer chez elle pour se poster devant le téléphone. On ne pouvait pas deviner ce qui les retardait à ce point. Ils avaient peut-être déjà téléphoné. Quelle sotte elle était de rester à bavarder avec moi ! Elle avait mieux à faire. Elle retournerait chez elle à pied. Il y a un sentier à travers la forêt. « Je vous l'enseignerai demain, dit-elle. Aujourd'hui, je n'ai pas le temps. » Évidemment, les souvenirs s'accumulaient dans nos échanges de regards. Le temps ne comptait plus, mais elle insistait pour s'en aller. Aurait-elle la bonté de me préparer le café ? J'avais besoin d'un café. J'avais besoin aussi de sa compagnie, en attendant que Lorenzo sortît de cet étrange sommeil qui avait l'air d'un empoisonnement, remarqua-t-elle en se levant encore pour s'approcher de l'évier de pierre. Elle ouvrit le robinet. Cela aussi, c'était un souvenir, cette ouverture juste avant de se mettre au lit pour se plonger dans le silence ou plutôt dans ce mélange de silence et d'absence qui était à l'époque tout ce qu'elle savait de l'amour. « À quoi pensez-vous ? » dit-elle. Je retirai de la braise la même pierre que jadis. Elle était chaude et lisse entre les mâchoires de la pince dont l'acier avait un peu rougi à cause de mon imprévoyance. Je la jetai dans le lait qui se mit aussitôt à bouillonner. Elle y versa le café. « J'en prendrai moi aussi, dit-elle. Après avoir activé ce feu. Quelle belle quantité de braise ! » C'était toujours comme ça que ça se passait quand on commençait à s'approcher d'un trop récent passé qui n'avait pas encore toute la maturité du souvenir. Elle se baissait pour poser la tasse de café au lait sur une pierre prévue à cet effet. Je plongeais mon regard dans sa chevelure. Je me mettais à l'aimer. « Il faut vraiment que je m'en aille, disait-elle. Vos amis... »

J'avais souvent perdu la tête de cette manière. La femme était n'importe quelle femme. Je me souvenais toujours d'elle à cause de mon impuissance à la recréer une bonne fois pour toutes. Elle s'en allait toujours au moment où je ne la reconnaissais plus. Elle pouvait s'appeler Constance, pourquoi pas ? Il fallait que ce fût une femme. C'était elle que je devais oublier simplement parce qu'elle s'était approchée de moi avec la douceur recherchée bien au-delà de son regard ni même de son apparence physique. Constance avait les grands yeux presque noirs du désespoir. Sa bouche résonnait d'autres fatalités où je pouvais toujours retrouver le son de ma propre voix. Que pensait-elle du sommeil de Lorenzo ? C'est une maladie, affirma-t-elle. Elle ne pensait plus ni au voyage ni au bois de la cheminée, ni à l'étreinte qui la faisait encore rougir devant mes yeux. Je forçais son attente pour mieux la dérouter.

Avais-je faim ? Elle me préparerait quelque chose. L'horloge sonna une heure sur une légende de Liszt. Il était temps de manger. J'étais pâle, me confia-t-elle. Pâle et recroquevillé(e) sur une douleur dont elle ne comprenait pas le sens. J'exhibai une dent noire. Elle grimaça. Elle ne se souvenait plus du nom de l'herbe qui calmait ce genre de douleur. C'était le nom vulgaire qu'elle connaissait, reconnut-elle en badinant. Antoine...

Elle cessa de parler. Il n'y avait plus rien à comprendre dans sa présence à deux pas de moi-même. Je poussai le fauteuil aussi loin que je pus de la cheminée. Il y avait une autre lumière dans cet angle de la pièce mais je ne cherchais pas à en deviner l'origine. Le froid et l'humidité augmentaient lentement la douleur qui m'empêchait d'entrer dans la cohérence de Constance qui s'étonnait en silence de mon passage à l'ombre de l'horloge. Je ne connaissais rien de plus exaltant que le passage des sonorités anarchiques du feu à celles réglées d'avance d'une grande horloge à balancier dont l'harmonie me ramenait d'un coup dans la réalité qu'un vertige pouvait toujours changer pour l'or du temps. Ce n'était pas la première fois qu'il m'arrivait de provoquer ce passage du feu au temps. Dans l'intervalle, je pouvais retrouver n'importe quelle femme pourvu qu'une autre, par son regard, sa voix, que sais-je encore ? sa chevelure ? pourvu que celle-là fût la proie d'une autre exigence d'amour. Je pensais surtout à l'étreinte de Constance dans l'étreinte de Lorenzo qui trahissait par principe, toujours une fois de plus, le rêve que j'avais fait à sa place parce qu'il n'était pas là pour le faire, comme d'habitude.

Quel était le nom de cette herbe ? Le nom vulgaire bien sûr. Le nom qu'elle connaissait mais qui lui échappait à la manière d'un rêve aux conclusions inattendues. Rêvais-je souvent moi-même ? Je rêvais pour ne pas dormir. Est-ce la réponse que j'ai donnée à sa question indiscrète ? Sans doute. Je n'en fais jamais d'autres. J'étonne toujours les femmes. Il y a tant de questions qui se posent à mon sujet. Elle ne pouvait pas sortir pour me laisser seul(e). Ce n'était pas le genre de choses à faire à des êtres comme moi. Lorenzo était un peu égoïste, non ? Toujours cherchant à faire coïncider sa pensée et ses actes. Toujours prévisible. Exact au rendez-vous. Et approximatif au bout du compte parce qu'il n'existe jamais au même moment que n'importe laquelle de ses conquêtes. Avais-je l'air de l'aimer beaucoup comme elle le prétendait ? N'étais-je pas moi-même plus égoïste encore ? Mes jeux n'amusaient-ils que moi ? M'étais-je déjà posé la question de savoir si je n'étais pas tout(e) seul(e) au monde que j'avais créé de toutes pièces. Elle me traitait de fou (de folle) et songeait à calmer ma douleur par l'infusion d'une herbe qui n'avait de secret pour elle que son nom et sa vulgarité. Elle rit. Elle cuisine et elle rit. Elle remue de la nourriture sur le feu et elle se moque de moi. Je l'ai déjà dit : il n'y a pas de malice chez Constance. Il n'y a qu'une attente dont la définition m'échappe encore au moment de l'écrire. C'est dire si j'en suis loin au moment de me rendre compte que je parlerai un jour de l'attente qui existe à la place de Constance. Qu'on ne s'y trompe pas. Je ne viens pas d'ébaucher son portrait. Ceci n'est pas une esquisse aux accidents définitifs et créateurs de toute la suite du tableau. Je n'ai décrit que mon attente. Or, je ne suis rien dans cette attente. Je ne sais même pas ce qui la continue. Le corps menacé de Carina qui a déjà perdu son âme ? Les feux pâles d'une œuvre qu'il est question de saluer entre personnes éclairées toujours par ces mêmes feux, complexes malgré tout. Si j'ai rêvé une fois de complexité au niveau de l'écrit le plus simple à cause de sa teneur, c'est l'écriture, par ses raffinements, qui m'a évité les sortilèges de l'attente où, par définition, c'est la magie qui l'emporte sur la douleur. Constance cuisinant la patate et le jambon ne se rend pas compte que j'augmente ma douleur à dessein.

Lorenzo est descendu, réveillé par l'odeur de cuisine, à ce qu'il dit avec cette espèce d'intranquillité qui s'installe dans son regard chaque fois que j'ai l'air de menacer de changer de sujet de conversation. Mais je n'en fais rien. Il s'agit de vanter les mérites de Constance qui a retroussé les manches de sa chemise. Le torchon repose sur son épaule. Elle a relevé sa chevelure en chignon. Ses oreilles sont un peu rougies par la chaleur de la cuisinière qu'elle nourrit régulièrement de charbon et de bois, se baissant chaque fois d'un côté pour plonger sa main dans le seau noir et profond ou de l'autre, pour ramasser le quart d'une bûche dont les éclats s'accrochent à son gilet de vieille laine bleue ou grise. Lorenzo joue avec un couteau, avec l'assiette, avec une serviette qu'il noue, dénoue, renoue, sans rien dire, ou ne sachant quoi dire qui appartienne à la conversation. Je parle de cuisine pour ne pas parler d'autre chose. Je parlerais de Nicolá avec la même facilité mais j'ai peur d'en approcher le moment où Constance par sa nature je l'ai déjà dit et non pas à cause de son identité, prend toute l'importance qui a été la sienne il y a, je le répète, si peu de temps qu'on ne peut même pas parler de souvenir à propos de ce qui n'est au fond, et cela me rassure, que le reflet incertain et presque improbable d'un moment d'absence et de légèreté. Lorenzo traversait la forêt en vélo, la traversant toujours dans le même sens, empruntant ce chemin de traverse que Constance m'a promis de m'enseigner parce qu'elle ignore que j'en connais l'existence. À mi-chemin, on arrivait à cette ruine aujourd'hui illisible. À cette époque, la toiture gisait toute entière et à peine dérangée entre les quatre murs de ce qui avait été une chambre à coucher et plus loin, dans un amas inextricable de ronces et d'orties, Nicolá avait trouvé ce lit de fer auquel s'accrochaient encore les bribes d'un matelas de laine. Je m'approchai. L'odeur du matelas me donna la nausée. Nicolá, que je mets en scène ici pour la première fois dans ce récit — Nicolá tirait sur les ronces sans pouvoir en déchiffrer la complexité où le lit, lui-même enchevêtré et incalculable, aurait pu sembler appartenir au règne végétal s'il n'y avait eu, pour démentir cet accroissement de fibres, les fragments crevés et nauséabonds du matelas dont la noirceur occupait toute l'ombre. Au bout de cet effort, le lit se dressa pourtant sur l'appui solide du dosseret encore prisonnier de la végétation. Il ne manquait plus qu'à l'en arracher en le faisant pivoter, ce qui dérangea la terre, les pierres d'argiles et de schistes, et plus d'une branche morte dont le craquement mou ramenait chaque fois mon regard vers un des morceaux du matelas où semblaient s'agiter de durables insectes. Je n'aidai pas Nicolá qui d'ailleurs prenait plaisir à faire usage de sa force, lui qui n'en avait plus guère l'occasion dans la vie courante depuis que la guerre l'avait abandonné sur un rivage moins tranquille, mort de fatigue et bourré de préjugés. Enfin, le minéral l'emporta sur le végétal, et le lit fut tiré de l'oubli d'une manière qui nous parut définitive. Sans se soucier une seconde du dégoût que m'inspirait le matelas, Nicolá en agença la pourriture sur le lit où les insectes avaient perdu le sens de l'organisation. Leur panique était une farce mais, dit Nicolá, ce lit appartient à cette maison. « Je me demande qui a eu l'idée de l'en sortir » ajouta-t-il. L'arabesque du dosseret ne manquait pas de charme. Nicolá en décrivit l'étrange séduction. Une femme avait-elle été séduite par cet arrangement qui n'était pas le fruit du hasard mais bien de l'expérience ? Ensorceleur ? Destructeur ? Y avait-il une révolte dans ce chant de l'inexistence ? C'était bien la voix d'une femme qui commençait le poème, dit Nicolá qui aimait aussi les oiseaux avec la même transparence. Je n'ai jamais parlé de la transparence de Nicolá sans évoquer la mienne. C'est la transparence de l'ombre qui explique la lumière, disais-je et Nicolá en écoutait la vibration momentanée dans le but de l'éterniser un jour. Il fit sauter un éclat de peinture blanche mais le fer était rouillé. L'humidité épouvantable du matelas éclaté le surprit enfin. Il regarda la laine noire, les insectes, les éclats de ronces, l'état presque poudreux d'un morceau de bois qui résistait encore entre les doigts, conservant la forme de son agonie, à moins d'une pression qui en séparait douloureusement la fibre et la structure. D'autres bruits, indéfinissables ceux-là, emplissaient les profondeurs dégoûtantes du matelas. D'autres encore semblaient se chercher une issue dans les croisements cylindriques de l'acier et de ses nœuds. Nous marchâmes sur les tuiles pour explorer les murs. Le vieil évier de granit traversait les pierres pour s'égoutter dans une rigole qui alimentait le talus. Avions-nous remarqué l'absence de fleurs, c'est-à-dire le manque de couleurs, de contrastes plutôt, de raisons de croire à l'existence du regard ? Il n'y avait aucun moyen de penser le regard dans cet étroit paysage de pierres et d'herbe, de bois aussi et de silences épouvantés. C'était comme si, pour comprendre, il fallait renoncer au plaisir. Seules, les arabesques blanches et noires, la verticalité des murs, l'éparpillement rectangulaire des tuiles, l'alignement des poutres, la logique de l'évier, celle du matelas, la porte encore debout dans son encadrement de chêne gris, seuls ces éléments semblaient trouver le contraste nécessaire à un peu de calme comparé au désordre et à l'effondrement provoqué par l'excès de végétation et l'absence presque totale de ciel dont la lumière, forcément diffuse et même incohérente à cause de trop de reflets, inventait des ombres où le regard ne reconnaissait plus les siennes.

Non, je ne parlai pas de Nicolá à Constance qui dévorait avec grâce un plat de patates trop grasses à mon goût. Je réservai pour mes amis cette anecdote et d'autres encore dont l'écriture était toute prête à les arrêter au seuil de mon existence en déclin de forme et de vocabulaire. J'avais usé tous les mots et traversé toutes les dimensions à donner à l'écrit. Ma présence ne s'expliquait que par l'amitié. Il y avait belle lurette que Lorenzo connaissait mon impuissance à traduire les exactitudes que j'avais pourtant le talent de mettre à jour par le moyen de la transe, de l'extase enfin par quoi je commençais toujours mes enquêtes sur la réalité. Le silence de Lorenzo à ce sujet me fascinait un peu. Ce n'était pas le silence d'un ami. Ce n'était pas non plus la discrétion d'un fils qui pouvait continuer n'importe laquelle de mes filles là où j'avais cessé de les aimer. Lorenzo se taisait chaque fois qu'un thème manquait d'intérêt à son avis. Il ne détournait pas le regard, il n'abandonnait rien au hasard. Mais je n'avais qu'une fille et il s'était permis de la statufier.

J'eus un spasme. Constance pensa à ma dent malade. Lorenzo s'imagina une douleur en rapport avec la sienne. J'ouvris la bouche pour en extraire un morceau de gras qui grésillait encore quand je l'eus déposé sur le bord de l'assiette. Constance s'excusa. Elle n'avait jamais vu personne se brûler à cause de cette manière de faire la cuisine. Pouvait-elle en rire maintenant que j'avais l'air d'être revenu(e) dans le cercle de ses perceptions ? Si cela lui faisait plaisir de se moquer un peu de moi et de ma douceur, surtout de ma douceur à la rencontre de ce genre de douleur qui n'a rien à voir avec la douleur mais qu'on ne peut pas se résoudre à appeler autrement. Lorenzo sourit lui aussi, de la manière la plus gracieuse qui fût. Lorenzo n'avait rien de cette grossièreté sur quoi Constance avait cultivé malgré elle sa propre exigence. Nous ne parlâmes pas non plus de Carina.

« À qui parler, sinon à Dieu... » écrivit quelque part ce fou de Nicolá qui n'en faisait jamais d'autre. Après le repas, j'approchai le fauteuil de la cheminée pour regarder l'arrangement méticuleux que Lorenzo était en train d'y combiner avec toujours la même gracieuse efficacité. S'il y avait un Dieu, pensai-je, il avait assisté à cette étreinte là-haut dans la chambre qui ne manquait pas de provoquer l'impatience de Carina. Pourquoi ne pas parler de cette étreinte ? Elle expliquait bien des choses. Elle expliquait mon comportement par exemple. Était-il nécessaire d'expliquer mon comportement ? Je pouvais en effet m'expliquer sur ce sujet avec Lorenzo qui me parlerait alors de l'amour dans des termes qui me mettraient hors de moi, je le savais d'avance. Il valait mieux renoncer à cette colère qui finirait par m'humilier aux pieds de mes amis et de Constance dont je ne savais rien, sinon qu'elle était dans l'attente d'un certificat de décès qui n'avait aucun rapport avec ma propre existence.

Dans la maison que nous avions louée cette année-là, Nicolá et moi, il y avait aussi un grenier. De tout le mois d'été que nous avions passé chacun de notre côté, je ne suis jamais monté(e) sous ces combles qui, de l'extérieur, à cause des lucarnes où Nicolá jouait à apparaître, avaient un peu titillé mon imagination et mis dans le désordre ce que ma raison avait composé de pensée et d'harmonie pour plaire aux uns et aux autres. J'écrivais dans une chambre noire qui sentait le bois vermoulu, porte ouverte pour la rendre à peu près respirable. J'écrivais sur une table ronde que je m'amusais à embrasser tout entière lorsque les mots ne m'avaient pas manqué. En cas de disette d'idées, je pouvais toujours m'y cogner le front, et Nicolá, qui écrivait dans le grenier, redescendait toujours pour me demander mon avis au sujet d'un point de l'histoire qui n'entrait plus dans le roman qu'il avait l'intention de livrer dès l'automne. L'histoire est un recoin de l'imagination et je ne veux rien avoir à partager avec cette communauté qui, à défaut de se montrer entière et fidèle aux lois du partage, s'entend au moins sur un point qui assure sa cohérence : l'approximation. Aussi, et comme il n'était jamais question que de mon désespoir et de ma manière de le rendre douloureux à la surface de moi, je me contentais de sourire pour toute réponse à une question qui voulait d'abord n'en être pas une et ensuite mériter le nom de question à cause de l'impasse qu'elle examinait. Nicolá remontait dans le grenier. J'entendais l'échelle de meunier craquer et s'ajuster dans ses mortaises, puis les solives et tout l'appareil qui s'échafaudait au-dessus de ma tête. Je me promettais toujours de ne pas recommencer, de serrer les dents au passage du néant qui n'avait rien à voir avec la mort et qui ne me menaçait même pas de mort. C'était plutôt une partie de moi-même, incohérente et sans repère, qui s'exhibait au moment d'écrire et je m'absorbais dans son absence, jusqu'au silence. J'existais de cette manière-là aussi. J'en vivais. Et il n'y avait rien à écrire là-dessus, sinon en pleurer, tellement loin des fracas de l'histoire où l'on reconnaît pourtant les meilleures écritures possible, si j'en crois ce que je sais comme tout le monde. J'en savais autant que Nicolá sur ce sujet qui n'est pas une bonne manière de commencer pour écrire ce qui va devenir aussi important que soi-même et si différent de ce qu'on s'efforce d'être et de paraître. Mais nous n'en parlions jamais. Nicolá parlait de l'histoire qui entrait dans la sienne simplement pour être lisible. C'était inutile, cela n'avait même pas de sens, et il passait des heures et des heures à marcher de long en large sur le plancher mouvant qui répercutait ses travaux d'approche avec une fidélité que j'étais bien incapable d'interpréter au niveau de l'écriture. Je n'en parlais pas non plus. Je réservais cette cadence à d'autres rimes que celles de la conversation. Je parlais du paysage dans lequel j'étais entré(e) pour la première fois. Nicolá s'écriait alors : « Mais c'est à l'orée du bois de cerisiers. Je le reconnais. » J'insistais. Il y avait une première fois et je venais de l'écrire. « Je t'en aurais parlé, alors ? » disait Nicolá sans intention de m'offenser, et je m'offensais d'autant que ce n'était pas vrai, il ne m'en avait jamais parlé. J'y étais entré(e) pour la première fois par le moyen de l'écriture. « On ne va pas se chamailler pour une peccadille ! » s'exclamait Nicolá qui ne mesurait pas la distance exacte qu'il y avait entre le moment où il m'avait peut-être parlé de ce paysage et l'instant précis où je ne m'en ressouvenais pas pour l'écrire pour la première fois. « Je comprends » faisait-il. Il comprenait toujours pourquoi je n'écrivais jamais les choses qu'une seule fois. Il ne comprenait pas comment j'en étais arrivé(e) là. Il soupirait et les pneus du vélo de Lorenzo s'annonçaient toujours dans le gravier de l'allée par un chuintement qui était aussi celui que provoquait le cerf dans le taillis. Lorenzo revenait de la chasse. Il avait vu un cerf détruire l'écorce d'un beau cerisier qui avait même de la noblesse à cause d'un croisement de branches conformes à certaines règles qu'il s'était imposées d'autre part pour lui-même.

J'y pensais en écoutant cette fois Lorenzo parler à Constance du grenier dans lequel il était monté pour ne rien voir que des fermes et un noir plancher sur lequel il ne s'était pas avancé. Constance n'avait pas de souvenir précis à propos de ce grenier. Elle y était peut-être déjà montée par curiosité mais pouvait-on imaginer que cette curiosité se fût manifestée plus d'une fois. Il n'y avait rien à voir dans ce grenier. « Mais, dit-elle à mon intention, cela ferait un parfait atelier. Avec des aménagements bien sûr. Croyez-vous que ce soit une bonne idée d'y installer un atelier, ou autre chose, même des chambres si l'on a le goût de ce genre de chambre où les fenêtres sont à ras du sol ou dans le plafond ? Je n'y connais rien bien sûr. » Elle pensa à Antoine, à cause de la vente, à cause des racontars, à cause de mon indécision. Le grenier n'y était pour rien. Il ne s'y était jamais rien passé. Personne à sa connaissance n'y avait jamais séjourné plus d'une minute ou le temps nécessaire à l'examen des poutres et de leurs assemblages. Et pourtant, la maison était hantée, dit-elle en riant. C'est du moins ce qu'on disait. On avait même vu des lueurs forcément étranges traverser le grenier d'est en ouest, passant devant les lucarnes d'est en ouest puis d'ouest en est et cela n'avait aucun sens, à part celui d'exister bel et bien.

Je ne me souviens pas si la maison que nous avions louée cette année-là, Nicolá et moi, un peu plus bas sur le versant sud de la forêt de Bélissens, plus près du bourg mais plus éloignée de la route — je ne me souviens d'aucune hantise de ce genre. C'était une maison beaucoup plus simple d'architecture, plus présente aussi à cause de sa toiture rouge au lieu que celle-ci était d'ardoise. Personne ne parlait de l'avoir connue hantée au moins une fois dans sa vie à cause du passage, rendu intermittent à cause d'une succession de lucarnes, d'une lueur qui n'avait même pas de sens à donner à son existence de flamme. Non, la maison qu'avait choisie Nicolá n'était hantée par aucune réminiscence. Il n'y avait aucune raison d'en rêver non plus. C'était l'été, une époque détestée par ces transparences qui ont plus de chance d'exister par temps de neige et de brouillard. Les fenêtres des chambres étaient toutes fleuries de rouges et de jaunes, une infinité de rouges et de jaunes baignait chaque fenêtre et nous aimions nous pencher dans cette lumière. Cependant, Nicolá écrivait dans le grenier que je savais poussiéreux à cause de la poussière qu'il en ramenait. J'écrivais dans une chambre noire presque sans meubles, à part le guéridon rond et flasque, une chaise sonore et une lampe murale qui dessinait des ombres sur mes feuilles de papier, autrement dit dans mon vertige qui y trouvait des certitudes. Je laissais la porte ouverte sur le couloir que traversait de temps en temps un Lorenzo fatigué par ses courses et ses abus de plaisir. Il n'écrivit pas cet été-là. C'est du moins ce qu'il nous confia. Il ne se mit même pas dans la posture d'écrire. Il n'y pensa jamais. Il aimait la chasse, malgré l'interdiction. Il visitait la rivière plus bas dans la vallée pour ramener d'illicites truites que cette femme, qui n'était pas Constance, jetait toutes vivantes dans une eau bouillante qui avait vite fait d'absorber toute cette souffrance. Je ne me souviens pas du nom de la femme. Chaque soir, Lorenzo la raccompagnait par ce même chemin de traverse qui montait vers la maison Godard. Mais nous ne savions rien de la maison Godard. Nous ne savions même rien des Godard. Antoine vivait. Constance l'aimait peut-être, mais tout cela n'avait pas pour nous l'importance que j'ai donnée plus tard à ce que je considère aujourd'hui comme la suite d'un même récit qui se terminerait peut-être par l'achat de la maison Godard. Et tandis que, chaque soir, je regardais Lorenzo s'éloigner sur son vélo avec cette femme à califourchon, je me demandais quel rapport il entretenait avec elle. Au début, il lui avait promis de la raccompagner chaque soir et depuis, il n'avait jamais manqué à sa parole. Le matin, elle débarquait d'une fourgonnette conduite par un gros homme au visage écarlate. Le gros homme souriait toujours et il saluait tout le monde. La femme descendait de la fourgonnette sans se soucier de ce qu'on pensait d'elle parce qu'elle ne saluait personne sauf Lorenzo qui venait à sa rencontre et qui lui offrait son bras pour la conduire jusque dans la cuisine où il avait exposé le produit de ses chasses et de ses courses. Carina venait de perdre un enfant qui était aussi le sien, il ne le niait pas. Et voilà comme il répondait à son attente douloureuse : il courtisait une autre femme, sous mon nez. Il la courtisait avec une certaine discrétion, je l'avoue. Je ne l'ai jamais vu que parler avec elle. Elle consentait à lui sourire chaque fois qu'il la plaisantait toujours à propos de son comportement d'oiseau de passage. Avait-elle quelque charme à dépenser ici-bas ? J'en doute. C'était une paysanne grossière de peau et d'articulations. Elle allait mal peignée, peut-être sale et en tout cas disgracieuse et maladroite. Mais Lorenzo était bien sa seule compagnie dans cette maison où Nicolá venait de commencer à s'éloigner de moi. Oh il n'avait rien perdu de cette inquiétude à propos de mes vertiges qu'il continuait de soutenir avec toujours la même attentive efficacité. Mais il avait instauré une quotidienneté faite de rencontres à l'heure exacte, de repas calculés sur le temps soustrait à l'écriture qui le soucia tellement cet été-là, de promenades silencieuses entrecoupées de sentences botaniques qui n'avaient plus rien à voir avec notre amour ; il y avait encore deux ou trois corvées qui échappaient à la responsabilité de Lorenzo et puis cette veillée, toujours la même, où le feu occupait toute la conversation. La vie de Lorenzo, cet été, me sembla plus sereine. Elle ne pouvait pas l'être. Carina lui écrivit. Il lut ses lettres. Il sut exactement où elle en était. Il n'en parla pas une seule fois. Il se contentait de trouver sa place exacte dans la grille imposée à tous par un Nicolá qui avait d'autres soucis. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Il devenait fou. C'était comme ça qu'il appelait sa solitude, et il ne l'aimait pas.

Lorenzo pouvait-il s'en souvenir à l'instant précis où Carina revenait pour donner un sens à son errance ? Lorenzo avait traversé le grenier de cette maison contrairement à ce qu'il affirmait. Il l'avait peuplé des mêmes fantômes qui habitaient celui que Nicolá emplissait tout entier de sa matière. Il avait à peine dormi. L'idée du grenier pouvait l'empêcher de dormir. Il avait simplement trompé la vigilance de Constance. Il n'y avait même pas eu d'étreinte dans le lit nouvellement fait où Carina rêvait déjà. C'était une étreinte de circonstance au moment où j'ai eu besoin de cette certitude. Maintenant je pouvais penser le contraire. Je pouvais m'imaginer la déception de Constance qui n'avait aucune importance relativement à ce récit qui avait commencé quelques années plus tôt, en été. Elle redescendait l'escalier pour mentir à propos du sommeil de Lorenzo qui ne dormait pas, elle provoquait mon imagination pour me faire mentir, mais Lorenzo était déjà dans le grenier qui lui rappelait tout le sens que Nicolá avait pour lui et que j'avais tenté d'entacher d'incohérence et d'improbabilité durant tout ce mois d'été qui nous avait mis, tous trois, sur la route d'Agnès. Agnès ?

Je me mordis les lèvres. Constance souffrit avec moi, le temps de penser au sens à ajouter à ma morsure. Il y en avait un, elle en était sûre, elle en aurait parlé si je n'avais pas fermé les yeux pour me rappeler ce prénom au goût de sang. Elle s'appelait Agnès et Lorenzo la ramenait chez elle chaque soir sur son vélo et je regardais ses beaux mollets de paysanne. Ils avaient leur utilité. Je devais être le(la) seul(e) à les regarder ainsi chaque soir alors qu'elle était assise à califourchon sur le vélo que Lorenzo arrachait à leur inertie. Ils empruntaient ce chemin qu'il m'arrivait de parcourir aussi en compagnie de Nicolá qui n'aimait pas les chemins, ni les cailloux du chemin, ni les talus, ni les ornières, ni les clôtures, pas même les arbres à la bordure où le soleil recommençait, d'un pré à l'autre descendant et montant jusqu'au vertige de l'horizon. Mais le chemin passait par cette maison en ruine et le lit était toujours à la place où Nicolá l'avait imposé à l'assemblage des arbres et des murs. Et Nicolá aimait y arrêter sa rêverie d'historien. Les insectes étaient revenus dans la laine crasseuse du matelas. Il en extrayait un qui agitait ses pattes, il le regardait mourir lentement, il revivait cette crise de nerfs avec la même agitation et il le relâchait avant d'avoir à le rejoindre dans cette mort qui une fois de plus n'avait pas voulu d'eux. L'insecte parcourait la longueur du lit dans une ligne droite qui n'avait de sens que pour lui et il disparaissait dans l'ombre de la laine pour y continuer sa transe et y mettre fin avant de se rendre totalement fou. Je n'ai jamais bien compris ce genre d'action. C'est que, me disait Nicolá, il ne s'agit que d'un fragment de l'extension qui est tout si on veut ou rien si c'est ce qu'on cherche. Il se penchait sur l'endroit du matelas que venait de traverser précipitamment le gros insecte noir. Il ne le cherchait pas du regard parce qu'il n'était pas possible de le reconnaître, c'est-à-dire de le différencier du reste des insectes dont chacun était l'exacte reproduction de l'autre. Il regardait dans le trou et il voyait plusieurs insectes tous atteints de cette nervosité qui commençait à avoir le sens d'un rituel. Puis il mettait fin à la parabole en donnant un nom à cet insecte qui pouvait être n'importe quel insecte de cette race. Je ne crois pas qu'Agnès assista une seule fois à ce cérémonial. Qu'en aurait-elle déduit ?

C'était une âme simple, comme on dit quand on parle de la simplicité dans le seul but de la définir. Elle cuisinait. Elle lavait. Elle arrangeait. Elle parlait peu, au point de s'arrêter net dans une conversation qui n'avait aucune chance de lui plaire. Elle ne parlait jamais d'amour. Le gros homme rouge et jovial qui l'amenait chaque matin dans sa camionnette était peut-être son père. Elle n'avait pas d'homme et elle le regrettait, mais elle ne cherchait pas d'homme et ça l'arrangeait. C'était là toute sa complexité, à l'entendre, car elle en parlait, avec cette prudence qui est une manière de brouiller les pistes. Lorenzo jouait-il son jeu ? J'aurais voulu qu'il le jouât. Cela pouvait l'éloigner de Nicolá qui s'éloignait de moi.

C'est comme cette lettre que j'ai un jour détournée de sa destination. Carina l'avait écrite à Lorenzo et c'est Agnès qui l'amenait dans sa corbeille, un matin comme les autres de cet été-là. Pourquoi me l'a-t-elle remise ? Elle n'était pas encore entrée dans la maison, elle portait à deux mains la corbeille de pain et elle me montra des yeux le rectangle blanc pincé entre deux pains. Je m'en saisis et, à la vue du nom du destinataire, j'eus le réflexe de le remettre en place mais Agnès avait déjà pivoté, tourné les talons et pris la direction de la cuisine. Je demeurai un moment dans l'expectative, puis je m'éloignai du seuil de la maison. Je venais de voler une lettre. J'avais reconnu l'écriture de Carina. Cela arrive tous les jours, pensai-je, mais c'est épouvantable de le faire soi-même. Je dépassai le portail et rejoignis la route que j'empruntai dans le sens de la montée. Je voulais donner un sens à mon étouffement. Agnès était ma complice. Elle savait tout de Lorenzo. Elle ne savait rien de Lorenzo. J'étais seul(e) dans cette histoire de lettre volée. Agnès n'avait jamais existé que dans ce sens. J'attendis d'avoir rejoint le sommet de la côte pour m'arrêter et lire le contenu de la lettre. Je l'ai lue dans le désordre. J'ai lu la fin, des bribes de phrases ont retenu mon attention, j'en ai recommencé plusieurs fois le sinistre agencement et puis le calme est revenu et j'ai lu la lettre d'un coup, sans respirer, simplement pour mettre fin à ma solitude. Peu importait la teneur, vaguement érotique, péniblement amoureuse. Peu importait le style de Carina qui n'en a pas d'autres. Il n'y avait rien à relire. Je pouvais la jeter, comme lettre, et l'oublier, comme nouvelle. Agnès en parlerait à Lorenzo. Lorenzo n'en parlerait pas. Et je me tairais. Nicolá n'en saurait rien. Je m'assis sur une souche de l'autre côté du pré qui redescend vers le bourg. Quelle belle mort que cette vie ! pensai-je pour m'amuser. La place publique était traversée à espace régulier par un idiot qui voulait manger toutes les mûres en passant, pour faire semblant en n'ayant l'air de rien. Il n'y avait que de loin qu'il avait l'air de quelque chose mais il était seul sur la place et il n'en occupait pas la belle utilité ! C'est elle qui le tuait et il n'en savait rien. J'enfouis la lettre sous une pierre. Ma décision était prise.

C'était l'été, j'en voulais à Lorenzo. C'était l'hiver, j'en voulais encore à Lorenzo, pour les mêmes raisons. Ce parallélisme aurait pu m'amuser. Je le trouvais détestable et j'y noyais ma douleur. Constance me reparlait justement de cette douleur. Elle avait retrouvé le nom de l'herbe. Je l'ai oublié. Et de toute façon, ce n'était pas l'époque. On la cueillait au printemps. Elle se souvenait qu'Antoine...

Mais pourquoi en dire plus ? J'étais impatient(e) d'acheter la maison. Peut-être au printemps. Est-ce que je serais encore d'accord au printemps ? Il y avait tant de temps à passer jusque-là. Un temps d'hiver qui s'annonçait plus sinistre encore. Elle aurait à le vivre, elle. Avec le doute qui la rendait malade. Antoine ne...

Antoine, à ce que j'en voyais, était capable d'interrompre les longues interrogations de Constance qui chaque fois, la tête penchée sur sa poitrine dont elle semblait examiner l'à-propos, reprenait son souffle à l'endroit où la dérision augmentait sa solitude de pécheresse. Elle se mordait les lèvres avec moins d'intensité que je ne le faisais moi-même dans ces instants de désespoir et elle avait oublié la douleur occasionnée par une dent malade dans ma mâchoire rendue impropre à la conversation par ce coup du hasard. De la table où il abusait d'une eau-de-vie claire comme l'eau de roche, Lorenzo relisait une lettre que Carina lui avait donnée avant de partir de Toulouse, ce matin. Il l'avait lue une première fois dans la voiture et son visage en avait été détruit pendant une bonne dizaine de minutes. Je n'avais fait aucun commentaire ni sur l'état de son visage, ni sur la lettre qui pendait comme un mouchoir au bout de sa main devenue immobile à cause d'une impuissance qui n'était pas de mon ressort. Puis il avait replié la lettre, soigneusement, pli par pli en renouant le mystère et l'efficacité du mystère. Maintenant il la remettait à plat sur la table de cerisier où elle paraissait plus blanche. Il la lissait du plat de la main. Il frissonnait à chaque gorgée d'alcool. Constance revenait à la conversation. Fallait-il le laisser boire de cette manière ? À cette allure, il ne tarderait pas à rouler sous la table ? Qu'est-ce donc qui le rendait si malheureux ? Une femme seule pouvait avoir sur lui cette influence désastreuse ? Je la connaissais peut-être ? Si c'était le cas, pouvais-je lui en parler, à elle ? Elle ferait ce qu'elle pourrait pour le ramener dans le monde des vivants. Elle avait l'habitude de cette ivresse qui n'a que le nom d'ivresse. Antoine...

Bavarde, Constance. L'avait-elle été avec Antoine ? Jusqu'où avait-elle pu augmenter son exaspération ? Comment mesurer la patience d'Antoine qui était peut-être aussi mort qu'elle le disait ? Et s'il n'était pas mort, avait-il renoncé à ce qu'il possédait, à ce qu'il aimait retrouver ? À quelle distance de cette disparition se tenait Constance ? Elle était prête à redevenir elle-même. Elle pouvait tourner le dos à l'influence d'Antoine avec une facilité qui en étonna plus d'un. Cette terre n'est pas ingrate à ce point. Il y en avait d'autres qui donnaient raison à Constance, ce qui voulait dire de toute façon qu'ils ne croyaient pas à sa sincérité. En fait, ceux qui la jugeaient indigne d'Antoine n'avaient pour elle qu'une pensée et elle était claire. Les autres la rejoignaient sur le terrain où il n'était plus question de son innocence mais de sens pratique. Antoine aurait été un de ceux-là. Constance ne le disait pas. Elle disait autre chose à propos du feu ou des restes de nourriture que je tripotais sur mes genoux dans une assiette incertaine. Elle parlait de la neige et du mauvais temps presque en termes techniques parce qu'elle avait ce sens pratique que lui reprochaient les uns et que les autres reconnaissaient d'abord comme une de leurs principales qualités propres. Je ne l'écoutais pas, parce que je n'avais rien à dire sur un thème qui n'avait que de très lointains rapports avec mes préoccupations d'écrivain en proie à la manie de la description si j'avais quelque chose à cacher ou du dialogue s'il s'agissait plutôt d'en dire le moins possible. Que pouvait comprendre une femme comme Constance de cette ironie qui est le seul moyen de ne pas perdre contact avec la réalité ? Elle renonçait à parler d'Antoine et elle commentait sa mort en termes mesurés sur la distance que s'arrogeait le doute par rapport à ses nécessités de propriétaire. Elle me demandait même ce que je pensais de cette nourriture qui n'était pas la mienne dans les jours ordinaires où la nourriture, lui avouai-je, ne jouait pas un rôle essentiel comme elle avait pu le supposer à m'entendre parler du feu. Elle se trompait tout le temps sur le sens à donner aux préférences et aux penchants. C'est qu'elle avait du mal à suivre une conversation qui jamais ne se déroulait selon ses prévisions. Elle se perdait en chemin pour tenter de changer le sens qui existait sans elle. Il y avait tellement de sujets de conversations, tellement de questions à poser et si peu de choses certaines que n'importe qui peut comprendre sans même chercher à en élucider tout le sens. Antoine...

Mais je pensais à Agnès, ce jour d'été où je lui ai volé une lettre qu'elle n'a pas refusé de me laisser voler. Elle n'avait aucune intention bien sûr. Elle donnait la lettre à l'ami(e) du destinataire et elle s'en allait dans la cuisine pour y tuer un lapin. Elle ne faisait rien d'autre que passer. Lorenzo ne saurait même pas que Carina venait de lui écrire. Je pouvais dormir sur mes deux oreilles, ce soir. Une heure avant le dîner, Lorenzo sortait le vélo de dessous l'appentis où s'entassait une bonne réserve de bois pour l'hiver. Il l'enfourcherait et grimperait la butte d'herbes et de cailloux qui rejoint la terrasse devant la maison. Il poserait un pied sur le perron gris et luisant et il ferait jouer le timbre sur le guidon. Agnès serait déjà prête, portant d'une main la corbeille qu'elle ramènerait demain pleine de victuailles, ajustant de l'autre son foulard rouge et bleu qui cachait mal la vilaine coiffure de ses cheveux. Elle sourirait en s'arrêtant dans l'attente d'un signe de tête de Lorenzo qui l'invitait à s'asseoir en amazone sur la barre transversale ou à califourchon sur la selle qu'il lui offrait le plus souvent. Je serais assis(e) sur la margelle du puits, caressant la tête du chat couleur de cendre et de terre. Je penserais à la lettre de Carina, je lui donnerais encore un sens différent du précédent qui m'avait coûté le même effort de destruction et à force de recommencements, j'en serais à ne plus rien comprendre ni de mon rôle de père, ou de mère, ni de l'amitié toute proverbiale que je continuais de destiner à Lorenzo qui possédait exactement le génie que mon propre père avait cru me léguer avec son sens de l'opportunité et de la petite trahison de principe qui n'avait pas le pouvoir de détruire ni même la plus ténue des relations. Mais ce soir-là, Agnès attendit en vain devant la porte. Lorenzo ne montrant pas le bout de son nez, elle me héla sans quitter le perron où elle avait l'air d'une voyageuse sur le quai d'une gare. Lorenzo ? répondis-je pour ne pas répondre à sa question mais à la mienne. Lorenzo, je ne savais pas. Quelque part. Pourquoi voulait-elle savoir où se trouvait Lorenzo ? N'avais-je pas la priorité en la matière ? Je m'attendais à le voir apparaître derrière le puits, exhibant une lettre tachée de mousse et d'humus, passablement froissée et de toute évidence lue et relue. Je jetai un coup d'œil circulaire qui me rassura. Agnès toutefois, ne l'entendait pas de cette oreille. Il était tard. Elle devait rentrer. Et elle avait une peur bleue de traverser la forêt qui commençait à donner des signes d'obscurité. Sans un mot, je pris son bras pour le poser sur le mien et elle se laissa conduire. La corbeille, qui était d'osier, craquait au rythme de ses pas. Je regardais les ondulations du foulard, puis sa main détendue sur le dos de la mienne qui était la proie d'une crispation involontaire. Galante femme que j'étais, ou galant homme !

En entrant dans le chemin, je mesurai toute la difficulté d'en atteindre le bout. Dans cet interminable corridor de feuillages d'ombre, nous dûmes croiser la ruine au lit de fer imaginée par Nicolá, mais je n'en vis pas le moindre reflet qui m'eût mis(e) sur la piste du connu et du reconnaissable. Agnès m'assura que le chemin n'était pas long. Elle n'en avait pas peur du tout. Ce qu'elle craignait, c'était seulement d'y rencontrer sa solitude. Elle avait terriblement peur de sa solitude. La solitude des autres ne la touchait pas. Elle ne pouvait donc pas penser une seconde à celle que j'aurais à redéfinir d'un bout à l'autre sur le chemin du retour qui se chargerait d'en augmenter la fatalité, au rythme de la nuit qui s'accélérait doucement pour en témoigner. Je passai donc la nuit chez elle.

Le ton fut tout de suite jovial. Quand nous entrâmes dans la cuisine, la nuit était déjà tombée depuis une bonne demi-heure. Un bon feu ronflait doucement dans la cheminée. Le bonhomme rouge et jovial qui accompagnait Agnès chaque matin était assis sur un tabouret et il buvait du vin au pichet. Il me salua en gargouillant. Son langage m'était inconnu. Agnès le comprit pourtant et elle lui parla de moi. Il hochait la tête pour me dire qu'il comprenait tout ce qu'elle lui disait de ma personne. Il me montra une chaise et me fit signe de l'approcher. Agnès apporta deux verres qu'il remplit tout en continuant de s'exprimer dans sa langue et elle me donna l'un des verres en me montrant la bouche que, pour des raisons qui m'échappent encore aujourd'hui, j'avais gardée ouverte. Elle voulait dire que je devais avoir soif. C'était une chaude soirée d'été et nous avions marché un peu vite à cause de la solitude qui menaçait de nous séparer. Elle le redit dans la langue du bonhomme et il se mit à rire en se grattant le menton. Il n'aimait pas la forêt de Bélissens, traduisit-elle. Il y avait perdu la raison. Il regrettait de l'avoir perdue mais il n'y pouvait rien changer. Il n'avait pas envie qu'on lui ouvrît le crâne pour tout remettre en ordre. D'ailleurs, qui pourrait donc remettre en ordre une pareille anarchie de sensations ? Il ne savait jamais à quoi s'en tenir. Est-ce qu'il avait eu vingt ans dans les Aurès ? Oui, mais il avait perdu la raison beaucoup plus tard, dans la forêt de Bélissens où il avait cru poursuivre une femme pour la violer. Ce n'était pas une femme. Ce n'était même pas une idée qu'il se faisait, comme on le lui avait expliqué. C'était forcément beaucoup plus compliqué. Il y avait une balle de kalachnikov derrière son œil droit. Il voyait mal s'il se servait de cet œil. Il fallait le fermer s'il voulait voir sans se tromper sur la nature de ce qu'il regardait. Peut-être s'était-il ouvert malgré lui quand il était entré dans la forêt de Bélissens. En tout cas, il avait vu une femme toute nue, un peu transparente, il ne le niait pas, mais tellement proche de la réalité qu'on suppose toujours être celle d'une femme quand on est un homme qui a envie d'en avoir besoin. Il ne l'avait pas violée. Il l'avait intimidée avec ses allures un peu africaines et peut-être même mauresques. Agnès riait de bon cœur en écoutant le récit du bonhomme et elle eut beaucoup de mal à en traduire l'effet qu'il ne manqua pas d'avoir sur moi. Ai-je bien traduit la langue d'Agnès ? Elle a tellement d'importance pour moi.

Le bonhomme était son beau-frère, c'est-à-dire qu'elle avait épousé le frère de ce bonhomme, se croit-elle obligée de m'expliquer. Elle était un peu ivre et, à partir de ce moment, elle m'expliqua tout ce qu'elle voulait dire. Cela rendait la conversation longue et voluptueuse et je me mis moi aussi à expliquer mes lacunes et le bonhomme, qui n'en ratait pas une, se les fit toutes traduire par cette femme que je ne reconnaissais plus. La domesticité ne l'atteignait plus maintenant. Elle retrouvait sa nature et ne m'en cachait rien. Qu'en penserais-je demain, quand elle reviendrait pour me servir ? Le bonhomme tomba de son tabouret à la traduction de cette question qu'Agnès me posait pour me dérouter. J'étais son invité(e). Elle aimait bien inviter les gens qu'elle servait. Elle avait le sens de l'hospitalité. « Tiens ! me dit-elle en remplissant ma coupe qui déborde sur ma chemise. Ce soir, on va un peu se taper la cloche. Mon homme ne dira pas non. C'est un brave type qui ne pense qu'à mon bonheur. Il fait ce qu'il peut pour y penser dans le bon ordre. Autrement, il se frappe la tête contre les murs. J'vais lui faire la présentation d'un écrivain qui vaut la peine d'être lu. Comme écrivain, il ne connaît que moi, et il n'aime pas du tout ce que j'écris. Vous aimez, vous, ce que j'écris ? »

Je pris donc l'habitude de passer mes soirées d'été chez Agnès. Il m'arrivait même d'y coucher si l'état de Pierrot, son beau-frère, interdisait tout retour à bord de la camionnette qu'il conduisait d'ailleurs toujours dangereusement. Tout ceci espaça soigneusement mes rencontres avec Nicolá. Je participais désormais rarement aux rituelles veillées qu'il avait imposées sans nous demander notre avis. Veillées qu'il devait passer seul compte tenu de la défaillance de Lorenzo qui avait d'autres chats à fouetter. Et pourquoi ne les aurait-il donc pas fouettés ? Dans sa lettre, Carina lui demandait la permission de venir le rejoindre. Elle semblait décidée à se passer de mon autorisation. Celle de Nicolá, qu'elle ne recherchait pas, elle la disait tout acquise pour des raisons qu'elle passait sous silence, comme si Lorenzo lui-même en était écarté pour d'autres raisons que le pauvre diable devait connaître mieux que moi. Mais là n'était pas le sujet principal de sa lettre. Elle venait de toute façon, permission ou pas. Telle était sa décision. La lettre continuait sans transition pour annoncer son nouvel état de grossesse. Lorenzo était le père, elle n'en doutait pas et elle le prévenait qu'elle ne supporterait pas l'insinuation du doute qu'il avait tenté d'interposer la première fois entre l'expression de son égoïsme le plus profond et le désespoir qu'elle ne pouvait même pas opposer à tant de certitudes. Cette fois, c'est elle qui réglerait leur conversation comme elle entendait se faire comprendre. C'est du moins ce qu'elle écrivait dans cette lettre. Il n'en savait rien. Il ne savait pas qu'elle attendait un enfant de lui, ni qu'elle arrivait pour le remettre sur le chemin qu'il connaissait pour l'avoir emprunté une fois de trop. Il n'attendait rien, cet été-là. Il vivait de chasse et de pêche. Il courtisait un peu la dure Agnès qui le lui rendait peut-être, je ne savais pas. Il s'attendait à la fin de l'été parce qu'elle était inexorable mais il ne faisait rien ni pour l'attendre ni pour vivre le plus longtemps possible dans cet espace de temps mesuré par la nécessité du retour et de l'abandon. Il ne paraissait pas heureux, c'est vrai, mais rien de commun avec ce désespoir que Carina redoutait en toutes lettres pour le prévenir de son intransigeance. Elle ne savait pas que l'enfant mourrait et que Lorenzo repartirait encore. Elle le redoutait. Elle redoutait plus le nouveau départ de Lorenzo que la mort de l'enfant. Je crois qu'elle n'avait même rien prévu dans le cas où l'enfant ne pourrait pas vivre. Et maintenant je regardais Lorenzo qui pliait et dépliait cette dernière lettre qui le poussait à boire plus que de raison. Constance était désespérée. Elle s'approcha de la table où Lorenzo commençait à gésir. Elle lui demanda s'il avait l'intention d'achever la bouteille, ce qui serait un crime, vu que c'était la seule. En voudrait-il une autre aussitôt celle-là terminée. Ça ne la regardait pas bien sûr. Lorenzo pouvait boire comme ça lui chantait. Tous les hommes qu'elle connaissait aimaient chanter cette chanson-là. Même Antoine...

Mais elle n'arrivait toujours pas à placer Antoine dans sa conversation. Il valait mieux changer de sujet. « Vos amis n'arrivent pas, dit-elle. Ils ne viendront pas. Ils téléphoneront chez moi pour me dire de vous le dire. Il vaut mieux que je retourne chez moi. Il y a encore du soleil. Autant en profiter. » Je ne pouvais pas l'accompagner. Elle le regrettait car elle avait follement envie de m'enseigner le chemin qui arrive presque au pied de sa maison. Ce serait pour une autre fois. On attendrait qu'il n'y ait plus de neige. Avec un peu de soleil, et beaucoup de chance. C'était un hiver pour les malchanceux, disait-elle. « C'est pas le soleil qui nous changera », dit-elle encore. Oui, elle irait à pied par le chemin qu'elle aimait mieux en été mais qui ne lui déplaisait pas vraiment en hiver. Il fallait bien, puisque Lorenzo n'était pas en état de conduire. Elle irait seule, et puis elle reviendrait si le temps le lui permettait. Je lui donnai un numéro de téléphone à appeler à Toulouse. Elle y trouverait au moins un ou une de mes amis. Cela irait plus vite. Elle reviendrait aussitôt pour nous tenir informés. Dans la mesure bien sûr où le téléphone était utilisable. Dans le cas contraire, elle reviendrait pour ne pas nous laisser seuls. Elle s'occuperait du repas. N'avais-je pas bien mangé à midi ? Elle cuisinait à merveille. Il n'y avait pas de merveille dont elle ne rêvait pas de traverser le secret et même les incohérences. Avais-je remarqué à quel point il fallait accepter de ne rien comprendre pour pouvoir profiter de toute la magie d'un instant de rêve ? Que de temps perdu à chercher à comprendre ce qui ne serait clair que pour les générations futures, n'est-ce pas ? On avait bien du temps à perdre pour chercher à vivre aussi heureux que c'était peut-être même impossible ? La quasi-totalité des choses qu'elle savait ne servait à rien pour expliquer ce qu'elle ne savait pas, reconnaissait-elle. Et puis elle ne pouvait pas résister à l'envie de tout dire. C'était là sa plus grande tentation, quand tant d'autres préfèrent les bestioles de l'amour ou les points de non-retour de la chronique du bien. Elle ne négligeait pas le bien. On le lui reprochait assez depuis la disparition d'Antoine qui avait maintenant tous les sens qu'on pouvait imaginer sans trop d'efforts pour y croire ou pousser les autres à y croire. L'amour était sa préférence si c'était le moment et seulement dans cette condition. Sinon, elle préférait le vertige de la conversation au détour de laquelle il est toujours possible de mettre à jour un aspect jusque-là insoupçonnable de la vie ordinaire. Ce qu'elle pouvait rêver quand elle s'y mettait ! Et elle n'avait pas besoin qu'on la pousse ni même de se faire pousser par la bibine qui avait la préférence d'Antoine, elle le regrettait.

Elle partit. Je la regardai s'éloigner. De loin, elle me dit : « Ne restez pas dehors. Vous allez attraper froid. Ne comptez pas trop sur le soleil pour mettre de l'ordre dans vos idées. » Elle continua de parler tout en poursuivant son chemin, mais je ne l'entendais plus, ou je ne voulais plus l'entendre. Je demeurai sur le perron. Le cuir du fauteuil se refroidissait. Lorenzo grogna dans la cuisine. Il avait fini de boire. Est-ce que j'avais besoin de lui ?

Où en étais-je de cet été. Je ne sais plus. La lettre de Carina avait pris tout son sens, sauf pour Lorenzo qui ne pouvait pas la lire à cause de moi. De toute façon, Carina arriverait à la date qu'elle avait prévue et rien ne l'empêcherait de rechercher le scandale si Lorenzo menaçait de s'enfuir encore une fois. C'est ce qu'elle écrivait. Elle ne disait rien de la nature du scandale qui devait retenir Lorenzo dans son environnement de maternité et d'amour. Mais Lorenzo n'avait pas lu la lettre. J'avais l'avantage de la surprise et je l'offrais à Carina que je jugeais bien imprudente d'avoir fait précéder son arrivée d'une lettre qui disait tout. Cette franchise l'aurait perdue. Il n'en serait rien désormais. Lorenzo la recevrait d'un coup, comme une mauvaise nouvelle et il mettrait du temps à prendre une décision d'ailleurs prévisible. C'était le temps dont Carina avait besoin. Je le lui donnais sur un plateau. Elle ne pouvait pas m'en vouloir. J'avais quelques jours devant moi pour m'en convaincre. En attendant, je calculais mon temps avec toute la précision que je trouvais dans cette tranquillité acquise à cause de mon sens de l'intrigue. Le soir venu, Agnès n'attendait plus que Lorenzo la ramenât sur sa bicyclette enchantée à travers bois. Elle me prenait le bras comme je l'attendais et commençait en même temps une conversation souvent interrompue la veille par le sommeil et une promenade qui avait heureusement remplacé le retour à sa maison. Il nous arrivait même de flâner en dehors du chemin, ayant enjambé une clôture où Agnès parlait d'accrocher sa culotte tandis que je rampais dans l'herbe, humide à cette heure, pour n'y rien accrocher qui m'aurait manqué. Le rire d'Agnès n'avait pas le charme qu'on connaît aux femmes du monde qui du monde ne connaissent que cette partie qui n'est pas le tout. C'était le rire d'une femme qui doutait du rire. Elle riait par hygiène. Agnès était le contraire de la surface de la femme. Je ne dis pas cela à cause du peu de beauté qui après tout n'était que l'apparence de la femme qu'elle ne pouvait pas être. Elle riait aussi par goût de la rencontre. Elle plongeait alors son regard dans le vôtre et il n'était plus question de changer d'opinion au sujet de ce qui était devenu pour elle un lien supplémentaire dans le réseau inextricable qu'elle tissait patiemment entre elle et vous. Je redoutais une séparation entre elle et moi. J'en redoutais le temps nécessaire à en parfaire l'évidence aux yeux d'Agnès qui ne manquerait pas de détruire d'autres fondements moins partagés. Je lui soupçonnais cette cruauté. Je ne l'avais reconnue que dans la vulgarité et dans son triomphe. Elle n'avait pas cherché à me faire changer d'opinion à son sujet. Elle avait continué de pactiser avec moi dans cette domesticité où je ne pouvais pas la rencontrer à la hauteur de sa réalité. Elle jouait toujours le jeu. Elle ne faisait rien d'autre. Ni de ses dix doigts ni de sa tête. Et maintenant je lui reprochais ces gestes serviles qui n'avaient aucun sens et elle en affinait comme à plaisir le calcul et la finalité pour que je continue de ne pas la confondre avec ce que je faisais d'elle parce qu'elle le voulait. Sur le chemin qui n'était plus celui du retour mais bien celui de nos retrouvailles, il n'y avait rien à rencontrer que cette complexité de femme qui avait encore au moins un visage à me révéler.

Si j'avais remis la lettre à Lorenzo ? La question n'était pas inattendue de la part d'Agnès. Elle pouvait me l'avoir donnée pour la détourner de l'attention de Lorenzo, non pas parce qu'elle avait eu vent de la nature de nos relations mais plus simplement parce qu'elle avait pu en deviner l'aspect conflictuel. Jamais elle ne surprit une conversation entre Lorenzo et moi au sujet de Carina et il n'y avait aucun doute sur le silence de Lorenzo à ce sujet. Pourquoi aurait-il confié ce genre de choses à une femme qu'il connaissait à peine et avec laquelle il n'entretenait peut-être que de très lointains rapports ? Et puis, qu'aurait-elle pu comprendre de cette comédie que personne n'avait inventée ? Après m'avoir donné la lettre pour que je la volasse. Elle jouait avec une probabilité qui la tenait à l'écart du sens à donner à ce que l'enveloppe ne lui révélait pas. Aussi me posait-elle cette question parce qu'elle était à la recherche du résultat de sa tentative de mettre à jour l'existence d'un conflit. Elle ne poussait pas sa recherche au-delà de cette existence. Si je répondais oui, elle se mettait aussitôt à la recherche d'un autre moyen de rayer la surface lisse et miroitante que j'opposais à sa curiosité. Elle se mordait doucement la lèvre pour ne pas la faire saigner, elle calculait les prémices d'une douleur qui était la source de son inspiration, et elle finirait par mettre le doigt sur un reflet qui ne reflétait rien de cette profondeur où j'enfouissais toujours la moindre de mes apparences. Je répondis non et elle ne put empêcher un clignement d'œil qui en disait long sur la satisfaction que lui donnait cette réponse dont je ne pouvais dire si c'était vraiment celle qu'elle attendait de moi. Elle dit que ce n'était pas raisonnable d'agir ainsi. Lorenzo n'était-il pas un ami ? Qui était l'expéditrice de la lettre ? C'était une femme. Elle avait reconnu l'écriture d'une femme. Aimais-je la femme ? Plus que de raison ? C'était pourtant à Lorenzo qu'elle écrivait, pas à moi. Et qu'écrivait-elle à Lorenzo que j'étais censé(e) ne pas lire, en tout cas pas avant Lorenzo ? C'était indiscret de le demander ? Non, c'était inutile. Inutile de le demander parce qu'elle n'avait aucun intérêt à tout savoir. Elle aimait cette inutilité. Peu importait de donner un nom à cette femme et même de reconnaître le rôle exact qu'elle jouait entre les deux pôles de son existence. Au fond, elle n'existait même pas. Ce qui existait, c'était la lettre. Bien sûr, elle n'existait plus. L'avais-je détruite ? Par le feu ? Par la terre ? Je la connaissais par cœur. Et pourtant je n'en disais rien. Agnès sourit. « Ça ne me regarde pas, dit-elle. Je vous ennuie, je le vois bien. Je vous promets de ne pas recommencer. Dois-je vous remettre toutes les autres lettres que recevrait Lorenzo ? Je le ferais avec plaisir, vous le savez. » Je commençais à prendre vie dans sa propre existence. Une vie larvée, bien sûr, presque végétative, tout orientée dans la direction de Lorenzo qui y vivait peut-être de la même existence. Ce soir-là, Agnès m'épouvanta un peu. Elle ne faisait aucun effort d'analyse. Elle jouait à jouer. C'était une désespérée. Dans un coin de la cheminée, Pierrot tentait de comprendre mon silence. C'était le silence qu'Agnès m'avait imposé. Elle imposait toujours le silence de cette manière, je le savais. Elle aimait même la saveur de la traîtrise qui l'approchait à la tangente des autres. C'était une épouse terrible. Jules n'avait pas d'autres mots pour la décrire.

Il l'avait épousée aux premiers jours d'un printemps ensoleillé que rassérénait encore l'épanouissement des cerisiers à perte de vue dans la vallée et sur les montagnes jusqu'à la hauteur des premières hêtraies. Le curé n'avait pas voulu d'eux, racontait Jules en hochant la tête tandis qu'Agnès posait la sienne sur son épaule. Il lui caressait la joue d'une grosse main qu'il aurait aimée aussi douce que les sentiments qu'il éprouvait pour cette femme. C'était une étrangère même pour lui. Il ne la touchait qu'avec des pincettes mais il ne la jugeait pas. Elle écrivait des obscurités qui étaient sans doute la théorie de la terre, comme elle disait. La terre avait pour lui d'autres significations et il n'y avait pas de mot pour les détruire. Il n'avait jamais vécu que dans ce sens. Il aimait la poésie si c'était le moment de se souvenir de quelque chose de particulièrement inoubliable. Il n'y avait pas de poésie sans cette rencontre fortuite. Il connaissait le nom de tous les arbres, de tous les oiseaux et de presque toutes les fleurs. C'était agréable de retrouver ces noms dans un poème. Les adjectifs étaient superflus, quelquefois à cause de leurs imperfections et d'autres parce qu'il n'en connaissait pas le sens. Il fallait se limiter à cette perception. Il n'y avait pas d'autres moyens d'être un honnête homme. D'ailleurs, Agnès n'était pas une femme honnête. Cela, tout le monde le savait. Elle couchait avec n'importe qui. Elle lui ramenait toutes les maladies. Un jour, elle en choperait une de définitive. Peut-être en mourrait-il lui aussi ? Mais la mort ne lui faisait pas peur. Même atrocement douloureuse, comme il en avait connu beaucoup, la mort restait la solution suprême. Agnès n'adhérait pas à cette opinion. Elle n'était pas suicidaire. Elle aimait trop son mari pour penser à sa propre mort dans ces termes tragiques. Jules parlait toujours trop à cause du vin. Le curé n'avait pas voulu d'eux pour des raisons de principes. On parlerait un jour de ces principes. On finit toujours par en parler quand on vit en marge de la bonne société des hommes, des femmes et des enfants qui sont les enfants des hommes et des femmes. J'avais été moi-même ce genre d'enfants, me dit Agnès qui savait tout de moi mais qu'est-ce qu'on pouvait penser de l'enfance de Jules ? Qu'avait-il connu de la bonne société, à part ce qu'en savait le pauvre Pierrot qui était revenu fou de la guerre d'Algérie qui, à cette époque, n'était pas encore une guerre ?

Je crois que c'était là toute la question qui terminait notre conversation sur le coup de minuit dans la maison de Jules et d'Agnès où Pierrot jouait le rôle du fantôme. J'avais bu plus que de raison cette gnôle si transparente que je la croyais pure. À la fin, je la croyais inoffensive et je finissais la bouteille dans la cour, assis(e) sur le tas de bois qu'habitaient d'autres chats. La porte était restée entrouverte et je pouvais voir le corps massif d'Agnès qui dormait comme une vieille dans le vieux fauteuil de bois qui était le seul lieu de sa conversation quand elle n'était plus ordinaire. Jules dormait juste à côté, les coudes sur les genoux et la tête pendante sur ses mains croisées, le dos presque rond, les pieds énormes et les cheveux retombant en épaisses boucles sur ses oreilles et sur son front. Pierrot était assis sur le perron. Il fumait des cigarettes roulées à la main. Il toussait gras et il crachait sans arrêt. Et il parlait tout seul à des personnages de son invention. Je ne pouvais pas en compter le nombre qui me semblait varier sans cesse, comme si Pierrot en réglait le ballet étourdissant. Il y en avait de particulièrement agressif qui retenait Pierrot dans un silence douloureux qui se terminait chaque fois par une toux déplorable. Il était secoué par cette force intérieure. Il n'y pouvait rien. On pouvait craindre qu'il ne se mît à crier à force de douleur et de désespoir. Mais il n'en était rien. Il s'étouffait lentement, cessait de respirer, puis reprenait son souffle pour allumer une autre de ces épaisses cigarettes qui ruinaient patiemment sa santé.

Il me ramenait chez moi quelquefois, en pleine nuit, dans la camionnette qu'il conduisait aussi imprudemment qu'on peut le craindre. D'autres fois, je restais dormir chez Agnès qui arrangeait pour moi un vieux sofa qui sentait la poussière. Je dormais alors avec un chat qui m'en voulait mais qui n'en dormait pas moins. Je passais une bonne partie de la nuit à rêvasser sur des sujets faciles qui n'avaient aucune chance de trouver une place dans ma littérature. C'était de simples repères qui n'auraient jamais l'avantage de la citation. Je continuais de boire si la bouteille n'avait pas été vidée. Le sommeil me fuyait par système mais jamais je ne vis le soleil se lever à travers la fenêtre toujours ouverte qui recevait les premières lueurs du jour. Je ne pourrais donc pas en témoigner. Mais il était tôt quand je me levais. Je sortais et je me mettais aussitôt en marche, d'abord sur la route qui descendait un peu, puis dans le chemin où je m'enivrais d'odeurs et de bruits pas toujours reconnaissables à cause du sommeil. Je montais ainsi jusqu'à la maison et j'apercevais d'abord sa toiture rouge et ses bouquets de jaunes à l'endroit des fenêtres. Je redescendais alors par un chemin plus étroit où je croisais Lorenzo qui revenait de la chasse ou, un peu plus tard, qui s'en allait au village sur son vélo. Dans la cuisine, Nicolá n'avait rien rangé des restes du petit déjeuner. Je m'asseyais, je grignotais, je buvais encore si c'était possible. J'attendais Agnès qui arriverait bientôt après avoir changé de visage. Je sortirais sur le seuil de la maison. Je saluerais Pierrot toujours rond et jovial et fou. Agnès porterait à deux mains cette corbeille qui sentait le pain frais. Elle clignerait des yeux à cause de la lumière rasante du soleil. Il y aurait peut-être une lettre dans son corsage. Ça n'expliquerait rien de l'attente, ni de la complicité qui n'existait d'ailleurs que dans un sens. Agnès continuerait de prendre de l'importance relativement à ce que je savais de l'avenir de Carina et de Lorenzo. Je lui en parlerais tôt ou tard. Il fallait que je lui en parlasse. Je pouvais la détruire quand je voulais. Mais pourquoi ne s'en inquiétait-elle pas ? À quel endroit de son existence commençait-elle à me tromper sur le sens de la mienne ?

Enfin, Carina arriva. À l'heure et au jour prévu. C'était une de ces belles après-midi d'été un peu avant que la fraîcheur s'installe et vous oblige à enfiler un tricot. Je jouais avec le chat quand le taxi s'est approché de la maison. J'ai reconnu Carina à son chapeau. Elle n'en portait que de très exubérant. Et puis il est vrai que je l'attendais, sans impatience, sans certitude non plus bien qu'il n'était pas dans sa manière de se tromper d'heure. Le taxi fit demi-tour dans la cour, ce qui me laissa le temps de me dépoussiérer et de faire fuir le chat qui se montrait trop curieux. Je n'avais pas revu Carina depuis plus d'un mois. Depuis quelques années, elle ne changeait plus. Elle vivait pour encore pas mal d'autres années cette beauté mal calculée qui avait été celle de sa mère, peut-être moi, peut-être lui... une beauté en tout cas frivole, approximative, une beauté qui ne trouve pas le temps de l'être, éphémère qui se reproduit par reflet jusqu'à la brisure définitive du miroir qui ne peut être qu'un regard. Une beauté qui craint l'ombre parce qu'elle a besoin qu'on l'éclaire pour exister. Et pourquoi n'existerait-elle pas définitivement ? rétorquait Lorenzo à qui j'en touchai deux mots un soir de demi-brume. Il pensait à sa mémoire qu'il est capable d'éterniser. Il ne cache rien de son jeu, ce poète du dimanche. Il montre toute la construction de sa parole qu'il met au-dessus de celle des autres. Je venais de voler la lettre. Il ne savait pas qu'il était sur le point d'être père une fois de plus. Il avait sans doute pensé à d'autres voyages, mais Carina courait maintenant plus vite que lui. Grâce à ma veulerie, elle le rattraperait au bon moment. Il ne lui restait plus qu'à enfanter dans la douleur. Lorenzo adorerait ça. Il adorait les cris. Sa poésie en était toute remplie. Il fallait avoir soi-même de la voix pour la comprendre. Ce qui expliquait la confidentialité de ses œuvres. Un enfant ne lui ferait aucun mal. Une mère non plus, ne lui disais-je pas en remplissant son verre qu'il avala d'un coup. Il pouvait parler de la beauté de Carina en termes très domestiques si c'était le style qui avait le plus de chance de plaire au public américain. Mais pour son public à lui, les mots n'agissaient qu'en maître et il regrettait d'en être l'esclave au point de ne rien reconnaître de sa pensée et de ses sentiments. C'est la langue qui parlait toujours à sa place quand il avait atteint la hauteur nécessaire. Carina l'inspirait à ce point. Tout le monde le reconnaissait. Tout le monde aimait sa fertilité. Lui plus que tous les autres. Leur véritable progéniture était encore d'encre et de papier. Dieu n'avait pas voulu d'un enfant de chair. Il n'en voudrait jamais. Ce n'était pas une punition. Le mal n'était pas en eux. Il fallait se soumettre au jugement de Dieu qui veut le bien de tout le monde. Tel était le délire profond de Lorenzo. Il me le livrait en guise d'explication, certain que de toute façon je ne comprendrais rien. Ma langue était celle d'un domestique, disait-il, donc d'une autre époque et entre son époque et la mienne, il y avait une infinité d'époques. Il ne jugeait pas le bien-fondé de ma domesticité. Il n'en trouvait pas la nécessité, c'était tout. Au lieu que son esclavitude était vécue uniquement pour le bien de la langue qui est le seul moyen de parler à Dieu. Il y avait un peu de l'influence de Nicolá dans ce désordre idéal. Nicolá était espagnol lui aussi. Ils écrivaient la même langue mais ils n'aimaient pas la même femme.

Ce soir-là, Lorenzo était tombé dans le sommeil comme d'autres dans la mort, douloureusement. Il se plaignit longuement d'une douleur lancinante et aiguë au côté gauche. Il ne connut aucun soulagement avant de s'endormir. Il sembla qu'il mourût plutôt. Je me convainquis de sa vie en lui tâtant dans le cou ce qui parut être une artère. Elle battait lentement, mais elle battait. C'était quelques jours avant l'arrivée de Carina. Lorenzo m'avait paru un peu fou. On fait de la bonne poésie avec ce genre de folie qui ressemble à l'incohérence. Les mots y sont toujours les bienvenus. Il y est plus question de sensations que de perceptions. Cette poésie demande l'habitude de l'à-peu-près. C'était peut-être celle de Lorenzo qui rejoignait ainsi les approximations historico-romanesques de Nicolá. Dieu se cachait derrière. Mon rire ne le réveilla pas. Je m'esclaffais comme un valet.

Je reçois toujours Carina par un mot d'amour qui la fait rougir. Cet après-midi d'été, les mots me manquèrent mais qu'avais-je donc de si urgent à exprimer ? Je remplaçais d'un coup l'attente par une autre attente moins propice à l'attente. Elle s'en étonna, je crois. Elle me sourit à peine pour répondre à mon silence. « Lorenzo ? » dis-je enfin. Lorenzo était en promenade avec Nicolá mais il ne tarderait pas. Il promettait toujours de ne pas s'attarder. Lui avait-il menti quelquefois ? Carina continuait de s'étonner. J'étais passé(e) d'un coup, suite à sa question, du silence gêné au bavardage sans queue ni tête. Lorenzo, mentir ? Avais-je l'intention de lui faire la morale ? Elle m'écouterait, dit-elle, elle écouterait tout ce que j'avais à dire et elle ne répondrait rien à mes objections. Elle n'était pas venue pour mesurer le sens de sa décision. Il y avait une aventure dans le regard de Lorenzo. Elle y avait vécu les meilleurs moments de sa vie. Elle y revivrait encore des moments dont elle n'avait pas idée. Pouvait-elle donner de l'importance au point de vue moral qui du coup était la meilleure manière de se crever les yeux pour ne rien voir que tout ce qui est hors de l'attente ? Lorenzo était la meilleure attente possible. Il suffisait qu'il voulût d'elle. Et l'enfant ?

Carina avait fait un long voyage. Pouvais-je le lui reprocher ? Cette longueur était une explication. Mais était-ce une raison ? Je lui fis visiter la maison, lentement, mesurant les commentaires à l'unité de son impatience. Lorenzo arriva alors que nous redescendions l'escalier. Il était dans la cuisine, debout et silencieux, en appui sur une jambe qui tremblait légèrement. Il ouvrit la bouche quand il nous vit en haut de l'escalier mais aucun mot n'en sortit. Il n'avait rien à dire. Carina parlerait pour lui. Elle lui dirait tout pour le redire et elle souffrirait d'avoir à le redire dans ces conditions. Je serais le témoin de son désarroi et je ne tenterais rien pour mettre fin au quiproquo. Il dit : « Mais je n'ai pas reçu ta lettre ! » Elle répondit : « Je veux bien te croire », et elle cessa de parler. Elle se tenait debout près de la porte que Lorenzo avait laissée ouverte en entrant. Dans la cour, Nicolá, qui s'attendait toujours à un drame dans les lieux qu'il habitait, Nicolá n'osait pas s'avancer vers la maison. Il hésita un moment puis disparut. Près de la porte, Carina semblait menacer de s'en aller. Lorenzo s'était assis à table. Il pensait à l'enfant. Il y avait encore un enfant entre Carina et lui. Il y aurait peut-être toujours un enfant si celui-ci consentait à vivre. Il pensait à un livre qu'il n'écrirait jamais pour le bien de l'enfant. Il l'écrirait si celui-ci ne vivait pas. Il ne l'écrirait pas pour Carina. Elle le lirait pour le juger. Il retournerait à la domesticité de cette manière.

Était-ce vraiment ce qu'il fallait penser de Lorenzo, je veux dire : cet hiver, dans la maison Godard, tandis que j'attendais le retour de Constance ? Pourquoi attendais-je Constance avec cette impatience qui ne m'était pas coutumière ? Il faisait presque bon sur le seuil de la porte. La neige y avait fondu. Elle avait fondu sur toute l'allée vers le portail que Constance n'avait pas fermé. Elle fondait doucement sur la cime des arbres et au bout des branches. Les fils des clôtures étaient luisants de cette eau. Il n'y avait peut-être plus de neige sur la route. En tout cas, il y en avait sur le chemin. J'en voyais l'entrée un peu plus bas. Elle était fortement éclairée par la lumière directe du soleil. Mais le ciel était gris, l'air humide et froid. Il neigerait encore. Cette nuit peut-être. Nous aurions froid dans les chambres. Je resterais peut-être dans la cuisine, près du feu, si Lorenzo consentait à le préparer pour qu'il durât toute la nuit. Si Constance revenait avant la nuit, avec l'information que j'attendais, dormirait-elle dans cette maison ou demanderait-elle à Lorenzo de la raccompagner chez elle ? La neige était peut-être fondue sur la route. Il ne neigerait peut-être pas avant une heure avancée de la nuit. Lorenzo la raccompagnerait sans doute. Il reviendrait avec notre voiture. Était-ce bien la voiture de Constance qu'il avait conduite jusqu'ici ? Je m'avançais lentement dans l'allée. Un peu avant le portail, je découvris une autre allée, perpendiculaire à celle-ci, plus étroite. La neige n'y avait pas fondu. Je m'y engageai tout de même, toujours lentement, jusqu'à la première courbe limitée par une grande poterie d'où sourdaient d'affreux branchages dont je doutais qu'ils pussent fleurir un jour après tant de laideur hivernale. Avaient-ils jamais fleuri d'ailleurs ? Je me posais la question pour accompagner mon effort dans la neige. Je ne voulais penser à rien d'essentiel avant d'avoir atteint le bout de cette allée qui tournait encore à l'endroit d'un vieux mur de pierres planté de ce qui me parut être du lierre. Je descendis jusqu'à cet angle de la maison où commence un appentis construit de bois de sapin toujours gris sous n'importe quelle lumière. La porte en était ouverte mais je ne pouvais rien voir de l'intérieur sans doute rempli d'un désordre de fagots et de vieux outils qui ne m'offrirait pas le refuge que je cherchais pour y revivre encore une fois le mélange des sentiments que je devais à Lorenzo plus qu'à Carina. Je continuai mon chemin, passant tout près de l'appentis, sentant son odeur de bois vermoulu et de terre battue avec l'urine et l'herbe sèche. L'allée descendait encore dans un bosquet où le soleil n'avait sans doute jamais séjourné plus d'une heure qui, si j'en croyais mon sens de l'orientation, devait être matinale. Je m'arrêtais pour me rendre compte. J'avais choisi le côté ombre de la maison, ce côté où les pentes sont à la limite du vertige. De l'autre côté, il y avait un beau soleil. Je pouvais le rejoindre en passant derrière la maison. Pour cela, il me fallait faire demi-tour et avancer jusqu'à l'appentis. Je m'accrocherais aux voliges brisées en passant, pour ne pas glisser dans la pente. Ensuite, l'ombre semblait plus épaisse, plus froide, plus vraisemblable. Elle habitait un recoin fermé par le fond de l'appentis et le mur de la maison. Y poussait un incroyable massif d'épines où prenaient racine les ronces et le lierre qui s'élançaient sur le mur de pierre, ne touchant pas le mur de bois, courant dans tous les sens sur le plan du mur et jusque dans la corniche et sous les tuiles d'où la neige s'écoulait en stalactites. Je pouvais passer par là pour rejoindre l'autre allée ensoleillée qui revenait vers le perron. Je me retrouverais encore sur ce maudit perron de pierre grise, regardant le portail ou la toiture étincelante de la voiture de Constance. Je ne me retournerais pas. Lorenzo continuait de boire, assis à la table de cerisier où sa lettre avait l'air plus blanche que jamais. Qu'y avait-il de tragique entre Lorenzo et moi ? Une fille, une amante ? Une lettre dont je ne connaissais pas le contenu. Que disait-elle cette lettre, à propos de l'enfant futur qui était le seul enfant jamais conçu par Carina ? Ce qu'elle disait de moi n'avait aucune espèce d'importance. Je pouvais tout supporter de la part de Carina. Je la savais sincère. Son erreur n'était pas la mienne mais je pouvais exister pour elle avec la même sincérité. Lorenzo n'y trouverait rien à redire. D'ailleurs, de quoi nourrissait-il sa pensée en ce moment ? Je venais de me remémorer un souvenir vieux de deux ou trois ans. C'était moi qui y lisais la lettre. C'était lui qui tombait des nues. Carina jouerait-elle le même rôle maintenant que j'avais renoncé à m'exprimer librement à son sujet pour tenter de lui montrer un début de solution à ses problèmes ? Je me trompais alors pour ne pas la tromper. Pourquoi avais-je amené Lorenzo dans cette maison, sachant très bien que mes amis ne pourraient nous y rejoindre le jour même à cause du temps qui m'était favorable. Constance ramènerait la nouvelle attendue. Il ne pouvait en être autrement. Elle ne prendrait plus le temps de manger. Lorenzo la raccompagnerait chez elle avant la tombée de la nuit. Ensuite je mangerais avec lui les restes de midi. Il aurait du mal à parler mais je me chargerais d'alimenter la conversation à ses dépens. Il fallait qu'il comprît que j'avais envie de parler de Carina. Le bonheur de Carina dépendait de moi, pas de lui. Il n'était qu'un étranger qui n'avait pas eu la chance de cesser de l'être pour cause de bonheur. Il était resté étranger à cause de la malchance qui était devenue aussi celle de Carina. Je ne pouvais pas accepter cette réalité sans chercher à la transformer au moins un peu à l'avantage de Carina.

Le froid me fit mal soudain. Je pensais : quand la vie ne cherche plus à ressembler à l'art, voilà ce qui arrive : on s'enlise dans le mélodrame et rien ne manque pour en alimenter l'inquiétante cohérence. Ni l'alcool, ni les enfants morts, ni la malchance, ni une fille à cervelle d'oiseau et encore moins un poète en mal d'amour qu'asticote un père ou une mère qui a le sens du continu et une peur bleue que ça s'arrête à cause d'un mauvais calcul. C'était une histoire parallèle sans doute, une intrusion de la vie privée dans une allégorie qui commençait, si l'on se souvient bien, par la disparition et l'idée d'une cérémonie dont je ne dirai jamais assez que c'était l'idée d'une femme. J'aurais mieux fait de m'intéresser à cette femme, qui s'appelle Pauline dans laquelle on a reconnu, à temps, la pauvre Agnès. Ceci n'est pas une complication chargée de sens. Je veux dire que Pauline s'appelle Pauline quand elle écrit. Autrement, on peut l'appeler Agnès avec une chance de la voir se retourner pour en savoir plus. Au moment où j'y pense, transi(e) de froid derrière la maison Godard, hésitant sur le chemin à prendre (monter pour revenir par le même chemin ou descendre vers cette ombre qui, à distance, me donne le vertige), je n'ai pas encore écrit ce récit et je ne sais pas quel usage faire de la double identité de Pauline. Agnès. Mon cœur est brisé à cause de Lorenzo. Je connais tous les cœurs qu'il a déjà brisés. Vous n'en connaissez qu'un ou deux et encore, parce que je vous l'ai dit. Vous ne mesurerez jamais l'insolence de Lorenzo. Je profite d'une allégorie pour en parler un peu. Il n'y aura peut-être pas d'allégorie au bout du compte. Il n'y aura peut-être rien de consistant à propos de Lorenzo. Mais je ne m'égarerai pas. J'ai choisi la voie médiane. Elle me conduira où je veux, au bout de ce récit qui est le mien.

Le soleil disparut d'un coup. J'étais encore derrière la maison en train de me demander si j'allais monter ou descendre, monter vers ce soleil qui n'existait plus que dans mon imagination ou descendre vers cette ombre que mon imagination explorait encore au moment où le soleil disparut d'un coup. Un froid intense me traversa. Mon immobilité m'empêcha de crier. J'ai besoin de mes mains pour crier. Il faut qu'elles étreignent quelque chose si je crie pour m'empêcher de m'immobiliser. Mais le froid m'avait gagné(e) en vitesse. Il était arrivé avant moi au cœur de mon cri. Je ne pus que baver un peu sur mon menton. Lorenzo mettrait du temps à se rendre compte que j'avais besoin de lui. Dans l'état où il était ! Je n'avais plus qu'à attendre que sa conscience profitât de mon absence pour la lui révéler. Le ciel se rapprochait. Je pouvais en toucher l'humidité descendante. Je n'avais plus envie de crier. J'observais mon enfoncement et ma lenteur. Je savais que je n'irais pas au bout de cette noyade par le froid. Je n'ai jamais tenté le diable que pour l'approcher à une distance raisonnable. Je raisonnerai longtemps mon suicide avant de le parfaire. Je méditerai plus longtemps encore sur l'opportunité de ce genre de mort qui veut avoir le sens, avant tout, de la fin de quelque chose. Il y avait tant de choses auxquelles je voulais mettre fin. Tant de choses à faire rentrer dans leur état de choses pour qu'elles s'y achevassent. Je n'ai jamais craint cette approche. Je l'ai souvent pratiquée, à mes risques et périls seulement. Je n'y jamais rien trouvé que de désuet malgré des apparences de plaisir qui m'ont d'abord interrogé avec toute la force qu'on peut supposer au plaisir, de soi notamment. Mais au fond, ce n'était pas une question de plaire. Cela l'a peut-être été au début, du temps d'une jeunesse orientée vers la construction d'une œuvre. Hélas, l'œuvre n'était que la répétition du même acte dans le même miroir qui a fini par me ressembler. C'est ainsi qu'on ne devient pas. On a mieux fait de s'ignorer. Une existence sur le mode mineur.

Enfin ceci pour expliquer cela. Je crierais avant que Lorenzo ne sortît de son ivrognerie. J'avais mieux à faire que de mourir à cause d'un jeu de circonstances. Mais le ciel s'obscurcit. Je voulais le voir d'encore plus près. J'étais sûr(sûre) de ne pas en mourir. La nuit tomberait dans dix minutes peut-être. J'avais le temps de couper court au mélodrame provoqué par Lorenzo. Je remettais à plus tard l'allégorie dédiée à Nicolá. Je poétisais pour moi-même, au bord de la vie, le nez en l'air pour ne pas succomber au vertige. Bien sûr les mots ne venaient pas. Le froid était cruel à ce point. L'ombre le rejoignit dans cette perspective mise à plat par le jeu de l'imagination. J'allais crier.

Un peu plus tard, dans la cheminée, Lorenzo me sermonna. Il pouvait parler, lui, de sagesse. Moi je parlais de tranquillité. Je n'avais aucune envie de boire cet alcool sans doute frelaté dont l'odeur avait envahi toute la cuisine. Le feu pétaradait joyeusement. Que demander de plus ? L'idée même de l'ivresse me révoltait. Il n'y a que des moments de lucidité dans la vie. Pourquoi ne pas les vivre ? Lorenzo haussa les épaules. Il ne parlait plus maintenant. Il ne comprenait pas mon besoin de solitude. Il comprenait toujours la solitude quand elle se limitait à être le seul moyen de revenir parmi les autres. Ma solitude n'avait rien à voir avec cette manière normale d'aimer, disait Lorenzo. C'était une solitude de bête malade qui n'a pas l'intention d'aimer encore. Voilà ce qu'il pensait de moi ! À ses yeux, je n'avais plus rien d'humain, à cause... à cause... non, ne dites rien. J'ai besoin de respirer. De manger aussi. Avez-vous préparé quelque chose qui soit de mon goût ? Je n'aime plus la viande. J'aime son jus si cela vous arrange, je veux dire : au niveau de la préparation. Je ne boirai rien. Pas même de l'eau. Ensuite, nous irons faire une promenade vous et moi, en silence si vous le permettez. J'ai tellement besoin de ce silence. Un silence pour rien, vous comprenez. Pas le silence qui écoute. Pas celui qui se tait. Le silence qui ne s'explique pas. On l'a simplement demandé. Quelquefois il faut le voler. Je vous le volerai si vous vous mettez à herboriser sur le bord du chemin. Je connais l'exigence de ces commentaires. On reviendrait sur nos pas, doucement, l'air de rien. Et puis on se retrouverait au pied du mur, vous les yeux fermés pour bien pénétrer dans mon univers, et moi, le regard inutilement circulaire, dans cette pièce où il n'y a rien à regarder, pas même les meubles que vous avez pourtant choisis avec goût.

 

 

Chapitre XV

  

— Cette fois, c'est vous qui me demandez de parler.

— Je ne vous demande pas de parler, Carabin, sinon d'accepter une promenade dans cette espèce de parc qui vous appartient. Pouvez-vous en mettre sa solitude extrême à la disposition de mon déclin ? J'ai tellement envie de ne plus rien raconter du tout. Vous m'avez forcé la main. J'aurais simplement été l'auteur d'une allégorie de plus. Au lieu de ça, je vous raconte ma vie privée. J'ai besoin de temps pour en accepter l'irruption en plein dans l'œuvre que je ficelais d'ailleurs à votre attention.

— Vous ne parlez plus du lecteur.

— Le lecteur ? Il y a belle lurette qu'il a quitté les lieux. Il n'y comprend plus rien. Je l'ai égaré en cours de route.

— Imaginons que ce n'est pas le cas. Continuerez-vous de chercher à donner un sens à ce qui est arrivé. Disons qu'il n'est rien arrivé que de très ordinaire. Mais les circonstances...

— Ah ! fichez-moi la paix avec vos circonstances ! Elles sont arrivées elles aussi. Elles s'ajoutent au récit. Je n'ai pas choisi de m'en servir pour éclairer le texte.

— Pourquoi ne pas parler de ces circonstances ? Les donner toutes nues à côté de l'assemblage qui fait l'objet du récit ? Il y a là un jeu qui pourrait être fertile en continuation du meilleur cru.

— Je crains le pire en la matière, Carabin. Continuons le récit plutôt. Insérons chaque circonstance dans les moments de repos. Je parle du repos que je ménage entre les actes.

— Je comprends, mais je préfère toujours les ouvrages plus didactiques.

— Vous voulez dire plus explicites.

— Je veux dire plus propres à la conversation. On se perd un peu dans les méandres du récit. On y craint des incohérences, des platitudes, des changements d'opinions. Je vous sens parfaitement capable de chercher cette complexité au détriment de la cohérence. Je connais votre perversité. Vous écrivez dans les marges de ce que tout le monde a déjà écrit et même déjà lu. Cela ne fait pas de vous un personnage cultivé. Revenons au récit si vous voulez.

— Sachant que je ne suis pas un personnage mais le récitant, ou la récitante. J'aurais préféré l'interruption d'une promenade.

— Voici d'abord l'interruption d'un verre. J'en ai besoin plus que vous. Je ne sens plus ce qui vous bouleverse. Vous n'avez pas raconté la rencontre entre Lorenzo et Carina.

— Celle d'hiver ou celle d'été ?

— J'oubliais que nous avons voyagé d'un temps à l'autre. Il y a eu d'abord l'été, du vivant de Nicolá. Pauline s'appelait alors Agnès car vous ignoriez son nom d'écrivain qui est celui de sa mère pour faire comme les autres. Ensuite, bien des années après, nous sommes en hiver, pour commencer une allégorie qui n'aura pas lieu, comme la guerre de Troie. Ici, Agnès s'appelle Pauline pour compliquer un peu les choses. Mais enfin, on en est revenu, de ces complications qui n'ajoutent rien au sens du récit. Je suppose que votre mémoire s'y justifie. Mettons. Il y eut donc une rencontre d'été, celle de la lettre volée, et une rencontre d'hiver, celle de la lettre inconnue. On se place toujours de votre point de vue. Pour ce qui est de la rencontre d'été, elle vient à point dans le cours du récit. C'est elle qu'on attend. Quant à la rencontre d'hiver, elle prend de l'avance sur le récit, on grignote la chronologie au bénéfice du temps. Je veux bien me perdre dans ce parallélisme. C'est vous qui le voulez.

— Nicolá est sorti. Il a à peine salué Carina qui ne lui a pas répondu. Il n'y a jamais eu aucune complicité entre Carina et Nicolá. Nicolá la regarde à peine. Elle est jalouse à cause de Lorenzo qui courtise Nicolá parce qu'il veut réussir sa vie de poète.

— C'est un ambitieux, ce Lorenzo.

— Il n'a d'ambition que par rapport à lui-même. Il se moque de la réussite si la réussite consiste à se faire accepter des autres. Il ne laisse aucune place à cette relation qu'il soupçonne d'inutilité. Il s'aime mieux que ça.

— Pourquoi flatter Nicolá ? Parce qu'il a écrit dans la même langue ?

— Il ne le flatte pas. Il le célèbre. Vous avez raison : il le célèbre à cause de la langue. Il aime cette langue mais il la cherche. Nicolá l'a trouvée. Lorenzo s'exerce à devenir. Il est tellement sûr de lui.

— Nicolá l'admire un peu, non ?

— Nicolá est curieux, c'est tout.

— Et Carina est jalouse de cette relation ? Qu'y rencontre-t-elle elle-même ? Son image de femme trompée ?

— Il n'y a rien de sentimental entre Nicolá et Lorenzo.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais il s'agit tout de même d'une relation à trois. Ce qui complique toujours les choses au niveau de la relation à deux. Il faut exclure la relation Nicolá-Carina, qui ne se résume pas. Mais entre elle et Lorenzo, il y a Nicolá. Et elle est toujours entre Nicolá et Lorenzo.

— Vous en parlez comme si vous cherchiez à faire croire que vous les avez vécues avec eux, ces relations.

— Ça compliquerait les choses au plus haut point. Et qu'en avez-vous vécu vous-même, qui a tout compliqué au point que plus rien n'est explicable clairement aujourd'hui ?

— Carina parlait de la lettre.

— On est en été.

— Oui. Elle parlait de la lettre, trop vite, et il avait beau lui expliquer qu'il n'avait pas lu la lettre, elle s'y référait sans cesse et il avait beau chercher à la comprendre, rien à ses yeux n'expliquait ces reproches et cette méchanceté qui acidifiait les propos de Carina de plus en plus obscure et de moins en moins amoureuse, il le craignait. Nicolá avait disparu. Il rentrait avec lui d'une promenade dans la forêt. Il suait encore et n'arrêtait pas de passer sa main sur son visage dégoulinant de sueur. Je ne disais rien.

— Agnès était là ?

— Non, bien sûr qu'elle n'était pas là !

— Pourquoi donc ce « bien sûr » ? qu'explique-t-il ?

— Elle était couchée toute nue dans ce lit que j'ai eu tellement de mal à décrire. Vous savez, dans cette ruine, ce lit que Nicolá avait remis dans ce qu'il supposait être la chambre à coucher, au-dessus des tuiles qui jonchaient le sol dans un ordre parfait. Elle était couchée nue sur le matelas, souillée de laine pourrie et d'insectes baladeurs. Elle pleurait. Plus tard elle a raconté ce qui s'était passé.

— Dans un livre.

— Elle l'a aussi raconté dans un livre. Elle l'a beaucoup moins bien raconté de cette manière.

— Continuez !

— Elle ne pouvait donc pas être là quand Carina et Lorenzo se sont revus cet été-là. Nous étions tous les trois dans la cuisine et elle m'avait demandé de sortir.

— Ce que vous n'avez pas fait, je vous connais !

— J'ai simplement tiré une chaise et je l'ai posée un peu plus loin au pied de l'escalier. Ils parlaient de la lettre. Carina soutenait l'avoir écrite. Lorenzo la croyait mais il ne l'avait pas lue. Il lui demandait de tout recommencer depuis le début mais elle recommençait toujours par cet enfant et il ne comprenait plus rien. L'enfant était mort. Il n'avait pas envie d'en parler.

— Elle lui parlait du deuxième enfant, celui qu'elle attendait. Elle savait que cette fois Lorenzo n'en voudrait pas. Elle pensait sincèrement qu'il était en train de se moquer d'elle.

— Elle souffrait. Il l'aurait fait souffrir de toute façon.

— Vous voulez dire : que vous eussiez volé la lettre ou non ?

— Ce que j'avais fait n'avait aucune influence sur leur relation. Enfin, Lorenzo comprit qu'il allait avoir un autre enfant.

— Comment le comprit-il ? Ou plus exactement pourquoi ?

— Carina s'était mise à pleurer. Elle finissait toujours par pleurer quand elle avait à s'expliquer sur l'origine d'un différend. Elle admit d'un coup qu'il n'avait pas lu la lettre. Elle le lisait maintenant dans les yeux que Lorenzo lui offrait en pâture. Mais pourquoi ne l'avait-il pas lue ? Pourquoi ne lisait-il donc jamais ce qu'elle lui écrivait. Elle ne savait pas écrire pour écrire, mais elle savait toujours très bien ce qu'elle disait quand elle écrivait. Il avait vraiment peu de considération pour sa fragilité. Il se sentait fort sans doute. Il n'y avait rien de crédible dans ce qu'il écrivait.

— Comment en était-elle arrivée à cette conclusion ? La colère, le désespoir, l'angoisse enfin expliquent-ils cette déclaration qui a dû aller droit au cœur de Lorenzo pour en détruire la même fragilité.

— Sans doute. Elle n'expliquait rien. Elle ne cherchait pas à comprendre non plus. Elle avait besoin de lui, c'est tout, parce que c'était le moment de ne pas rester seule. Elle voulait le blesser et tout ce qu'elle réussissait, c'était provoquer une réaction d'orgueil qui lui coûterait sans doute plus cher que la solitude.

— Et pendant ce temps, Agnès pleure. Je sens bien que vous n'avez pas envie d'en parler. Parler de Carina est plus facile. Parler d'Agnès, c'est encore parler de Lorenzo. Que s'est-il passé cet après-midi ?

— Lorenzo vient de violer Agnès.

— Sous les yeux de Nicolá.

— En effet, Nicolá est un voyeur. Il a payé Agnès. Il n'a pas payé Lorenzo. Il dit que tout s'est passé tellement vite. Peu importe d'ailleurs comment cela s'est passé. Ce qui a commencé comme un jeu s'est achevé par cet effet de la folie de Lorenzo.

— Vous avez toujours soupçonné cette folie ?

— Soupçonner n'est pas le mot. Je ne me référais à aucune enquête. Au moment où Carina et Lorenzo se retrouvent, je ne sais rien de ce qui vient de se passer. Cela expliquerait l'attitude de Lorenzo bien mieux que cette lettre qui au fond ne l'intéresse pas. Mais de mon côté je ne réagis que par rapport à cette même lettre que j'ai lue et c'est ce qui me motive pour assister à la dispute de Carina et de Lorenzo.

— Cela fait deux ans qu'ils ne se voient plus ou presque plus.

— Elle me reviendra dans un an.

— Et deux ans plus tard, c'est l'hiver. Vous êtes dans la maison Godard. Carina, qui vit avec vous depuis deux années qui ne sont pas pour elle deux années de bonheur, mais ce n'est pas faute pour vous de tout faire pour qu'elle y parvienne, à ce bonheur — Carina, vous la jetez dans les bras de Lorenzo. Vous n'êtes pas d'accord avec ce jugement que je porte sur vous en fait. Depuis trois ans, vous savez que Lorenzo est un violeur de femme. Depuis trois ans, vous le soupçonnez d'avoir violé Carina cinq ans auparavant. Elle avait quatorze ans. C'était une enfant. Elle a eu ce premier enfant de Lorenzo. Trois ans plus tard, le deuxième enfant meurt de la même manière. Puis nous en arrivons à cet hiver dans la maison Godard. C'est vous qui avez remis Lorenzo sur le chemin de Carina. Pourquoi ? Il la violera encore. Est-ce ce viol qui vous motive ? Votre attitude n'est pas cohérente.

— Je ne recherche pas la cohérence. Depuis trois ans, Lorenzo a changé. Il est devenu un grand poète.

— Vous avez l'idée de le tuer. Vous l'avez écrit plus haut.

— Je badinais.

— On ne badine pas avec ce genre d'idée. À vous entendre, on croyait que vous aviez manigancé une fausse rencontre entre Carina et Lorenzo. Vous étiez sur le point de réussir un meurtre parfait. Vous êtes arrivé(e) avec lui dans cette maison. Mais Constance s'est interposée.

— Vous simplifiez. Vous ne recherchez pas la vérité. Vous voulez raconter une histoire. Constance était la bienvenue.

— Elle vous gênait pourtant si vous aviez dans l'idée de tuer Lorenzo. Parlez-nous de Constance.

— Non. Pas comme ça. Pas d'un coup. Je veux dire : pas d'un bout à l'autre de son histoire qui croise mon histoire. Cet après-midi-là, elle était retournée chez elle pour téléphoner à Toulouse. Elle trouverait Saïda au bout du fil, je le savais. Elle en profiterait pour lui reparler de la soirée de Noël. Elle avait changé d'avis. Elle voulait bien se joindre à nous. Elle porterait le deuil d'Antoine bien en évidence mais ça ne l'empêcherait pas de s'amuser avec nous. Elle se le promettait.

— Elle aime bien la vie, Constance. On la sent parfaitement capable d'en extraire le plaisir. Vous y croyez, vous, au plaisir de la vie ?

— Je l'attendais. Lorenzo venait de m'enguirlander au sujet de ma petite escapade dans l'ombre de ce bosquet où j'avais eu peur d'avoir peur. Enfin, il réchauffait mes pieds en les frottant avec de la gnôle. Il rouspétait, il disait qu'il m'aimait bien quand même et ça lui faisait bien plaisir au fond d'avoir à s'occuper de moi. Il était d'accord pour qu'on dormît dans la cuisine. Ce soir, il ferait un grand feu qui durerait toute la nuit. Il n'y avait rien à craindre du froid. Si Constance voulait se joindre à nous, il n'y voyait pas d'inconvénient.

— Il mentait ?

— Non, il croyait à ce qu'il disait.

— Il pensait à Carina ?

— Comment le savoir ? Il était tendre avec moi. Il a réchauffé mes genoux et mon ventre et je suis resté(e) sur le fauteuil près du feu, entre la pensée et le sommeil, sans doute un peu grisé(e) par les vapeurs d'alcool.

— Où en étiez-vous de cette pensée : tuer Lorenzo ?

— Je n'ai jamais eu l'intention de tuer Lorenzo. J'ai crâné un peu, je crois, en en parlant. N'en parlons plus.

— Si vous voulez, mais ma langue...

— Cessez donc de vous en servir, s'il vous plaît.

— Où en étions-nous ?

— Nulle part, Carabin. Ou à peu près. Je dormais un peu près de la cheminée. Lorenzo s'était remis à boire. Il y avait cette lettre dont le contenu m'angoissait.

— Vous voulez dire : l'absence de contenu.

— Si vous voulez.

— Pourquoi ne pas lui demander de vous en parler ? Il ne pouvait s'agir d'un troisième enfant. Lorenzo se savait malade. Il ne songeait même plus à avoir des enfants, n'est-ce pas ?

— Comment voulez-vous que je le sache ! Cette lettre, si je m'endormais, j'en rêverais à coup sûr.

— Le rêve vous en donnerait lecture. Avez-vous un peu deviné ce que Carina confiait à Lorenzo. C'était peut-être purement sentimental.

— En tout cas, il buvait sec. Il avait été aimable en me réchauffant. Il ne disait plus rien maintenant. Je semblais ne plus exister. Il y avait cette lettre et lui.

— Le lendemain, il en parlerait avec Carina ?

— C'est le lendemain en effet qu'ils discuteraient ensemble de leur sort. Je n'avais aucun moyen d'anticiper sur cette rencontre.

— Vous pouviez toujours tenter de lire la lettre.

— C'est ce que j'ai fait. Je n'en étais pas à mon coup d'essai.

— Vous avez patiemment attendu qu'il s'endorme. Constance partageait-elle le même sommeil ?

— Constance ne viendra pas ce soir.

— Vous ne saurez donc pas quand arrivent vos amis ?

— Pourtant, le mauvais temps n'est pas revenu. Il se fait tard, la nuit va tomber. Je dis à Lorenzo : « Constance ne viendra pas ce soir ». Il me répond : « Il n'y a aucune raison ». Mais il y en avait une. Il dit : « Je vais aller la chercher ». Pourquoi la ramener ? Il suffisait de se rendre chez elle pour aller aux nouvelles.

— Vous tenez à passer la nuit seul(e) avec Lorenzo.

— Ne revenons pas sur ce sujet. Il n'expliquerait rien.

— Laissez-moi seul juge de vos explications. Pourquoi donc Constance ne revenait-elle pas avec le résultat de sa conversation téléphonique avec un interlocuteur dont vous espérez que ce fût Saïda ? Et pourquoi donc Saïda plutôt qu'une autre ? Ou un autre ? N'importe lequel des protagonistes de ce qui est en train de prendre les dimensions d'un roman, je vous le dis. Vous en avez de la chance. Vous passerez la nuit seul, ou seule, avec Lorenzo, comme prévu. Nous en sommes là, ne me dites pas le contraire. Je sais ce que je dis.

— Continuons à partir de là si cela vous convient.

— Mais ce n'est pas à moi que cela convient !

— Lorenzo est donc sorti. Il était ivre. Il prenait la voiture (c'était celle de Constance : dois-je m'expliquer là-dessus ?) malgré mes conseils. Comme c'était imprudent ! Mais il est quand même parti à bord de cette voiture dont les chaînes faisaient un bruit d'enfer.

— Il n'y avait plus de neige sur la route, voilà l'explication.

— Il reviendrait avec notre voiture. Nous avions bien le temps d'acquérir des chaînes. Là n'est pas la question. Il était ivre, presque mort, il ne comprendrait peut-être pas un traître mot de ce que lui dirait Constance de sa conversation avec...

— Saïda ! Et du coup, elle se ramenait pour vous en faire part. Vous voyez, on en revient toujours au même point. Vous n'acceptez pas cette idée qui pourtant vous trotte encore dans la tête. D'ailleurs, cet hiver-là, vous allez avoir une raison de plus d'en vouloir à mort à Lorenzo qui est une canaille. Parlons-en dans l'ordre, s'il vous plaît. Parlons d'abord des raisons pour lesquelles Constance n'est pas revenue. À ce moment-là, vous ignorez tout de ces raisons. Vous craignez qu'elle ne revienne pour déranger vos plans. Mais maintenant, ce n'est pas encore le moment d'en parler. Avant, il faut parler de ce qui empêche Constance de revenir, ce qui est tout à votre avantage.

— Elle a peur de Lorenzo.

— Ah ! non ! Ça ne suffit pas de le dire. Il faut l'expliquer. Cet après-midi, vous aviez dormi après le repas. Que s'est-il passé entre Constance et Lorenzo ?

— Je l'ai déjà dit. Lorenzo m'a laissé(e) seul(e). Un peu de soleil entrait dans la cuisine par une fenêtre mais sans projeter par terre l'ombre de cette fenêtre. C'était une lumière diffuse et il n'y avait rien pour la réfléchir, sauf le cadran de l'horloge. Je suivais la trotteuse au bout de laquelle brillait une tête de lune, de soleil ou d'étoile, je ne me souviens plus. Pourquoi donc assimile-t-on le temps à l'espace dans cette mécanique tellement utilitaire ? Il y avait plusieurs encoches tracées au couteau sur un angle du coffre de l'horloge, à l'endroit d'une courbe qui remontait vers le cadre. Indistinctement, je songeais à un conte que j'avais lu jadis à Carina, où il était question des huit ou neuf vies d'un chat nommé Mississippi. Pourquoi le chat porte-t-il le nom d'un fleuve ? demandait Carina parce que je lui avais expliqué que c'était le nom d'un fleuve lointain qui avait vu naître la grande littérature de ce siècle. Quel siècle était-ce ? Et pourquoi justement celui-ci ?

— Questions enfantines.

— Je les posais avec elle. J'ai toujours rêvé d'écrire un livre avec un enfant. Perrault a-t-il procédé autrement ?

— Pierre avait dix-sept ans, tout de même... ah ! vous songiez à cette lettre que Lorenzo avait oubliée sur la table. Je vois.

— Vous ne voyez rien du tout. Il n'y a pas de lettre sur la table. Il y a la bouteille de gnôle. Un verre. Le cendrier et ses mégots. Une assiette avec des miettes. Aucune trace de lettre. Je pense : il l'a emportée avec lui. Sinon, il me faudrait compter sur le hasard. Elle serait tombée de sa poche, ici dans la cuisine, ou dans l'allée. En fait, je ne la trouverai que le lendemain matin, sur le plancher de la voiture. En attendant, je ne cherche même pas.

— Vous vous installez dans une attente propice à la lucidité. La nuit est-elle tombée ? Et avec elle, le mauvais temps est-il revenu ?

— La nuit est tombée une heure peut-être après le départ de Lorenzo. Je surveille la fenêtre, à cause de la lumière des phares qui annoncera le retour de Lorenzo. Deux fois la route s'est illuminée, et deux fois j'ai écouté une voiture s'éloigner sur la route.

— C'était Lorenzo ?

— Il est venu une première fois avec Constance, exactement pour la raison que j'ai évoquée tout à l'heure. Elle voulait m'expliquer le coup de téléphone. Lorenzo était trop ivre pour le faire à sa place. Mais il n'a pas arrêté la voiture. Il a continué de descendre vers la forêt. Puis il a fait demi-tour.

— Comment connaissez-vous ce détail ? Constance ?

— Et ils sont repassés devant la maison. Je n'ai pas pu juger du sens de leur passage. Du fauteuil où, immobile, je n'avais pas cessé de regarder la fenêtre, je n'avais pu voir qu'une grande illumination jeteuse d'ombres. Il voulait retourner à la maison de Constance. Elle a essayé d'arrêter la voiture en serrant le frein à main.

— Il ne l'avait pas encore violée.

— Il n'allait pas tarder à le faire.

— Dans la voiture ? Ou bien sont-ils revenus à la maison de Constance ?

— Quelle importance ! Il est revenu seul.

— Dessoûlé !

— Pas le moins du monde. Il était plus ivre que jamais. J'ai vu la lueur des phares, j'ai entendu la voiture remonter l'allée. Il l'a arrêtée juste devant la porte. Il est resté un moment sur le seuil de la porte, à me regarder sans rien dire. Il avait quelque chose à me dire. Je ne pouvais pas savoir qu'il venait de violer Constance. Je pensais au coup de téléphone. Mais je ne le questionnai pas.

— Et pourquoi donc ? Il était porteur d'une mauvaise nouvelle. C'est exactement ce que vous imaginiez.

— Il a refermé la porte et il s'est dirigé droit vers la table. Il n'a même pas pris le temps de s'asseoir pour boire un verre. Il posait le goulot de la bouteille sur le bord du verre pour s'empêcher de trembler. Il s'était passé quelque chose qui l'empêchait de me parler. Mais je ne dis rien.

— Pourquoi ce silence ? Par cruauté ?

— Il était revenu seul et j'y pensais.

— Ah ! nous y revoilà ! Qu'est-ce qui vous empêchait désormais de le tuer ? Vous vengiez Agnès, peut-être Carina, Constance même et combien d'autres qui n'ont pas de visage ?

— J'avoue que je le haïssais. Je le regardais pour le haïr. Il m'avait laissé(e) seul(e). J'avais eu le temps de penser. Il fallait que je lui parlasse de Carina, mais la lettre me manquait cruellement. Je ne trouvais pas le premier mot. Je risquais de me montrer injuste.

— Parlez-moi donc un peu de ce sens de la justice qui a le pouvoir de vous empêcher de dire ce que vous avez sur le cœur !

— Ne vous moquez pas. Il continuait de boire. Il avait sans doute bu chez Constance. Moi, je n'arrivais pas à parler ni du coup de téléphone, ni de Carina, ni de la lettre.

— En quels termes auriez-vous abordé la question de la lettre ?

— Je l'ai trouvée le lendemain matin sur le plancher de la voiture. Elle avait sans doute glissé de sa poche. Elle pouvait encore m'éclairer. Je ne savais rien ni de l'arrivée de mes amis ni de ce qui était arrivé à Constance. Je ne m'en préoccupais même pas. Hier au soir, Lorenzo n'avait rien dit ni de l'un ni de l'autre sujet. C'était d'inutiles conversations. Nos amis arriveraient à l'improviste.

— Carina avec eux ?

— On pouvait le penser, oui.

— Et Constance les accompagnerait ?

— Je n'y pensais même pas. J'avais la lettre entre mes mains.

— Que faisiez-vous dans la voiture ?

— Rien de particulier. Il y avait un beau soleil matinal. Il faisait chaud dans la voiture. J'y ai pensé et j'y suis entré(e). La lettre m'a sauté aux yeux. C'était un effet du hasard.

— Vous comptiez dessus ?

— Pourquoi ne pas compter sur le hasard quand il n'y a plus rien à dire ? J'ai déchiré l'enveloppe en mille morceaux que j'ai aussitôt rassemblé dans ma poche.

— Un instant de griserie bien compréhensible. Que disait la lettre ?

— Elle ne disait rien.

— Elle parlait de la pluie et du beau temps ?

— Elle ne parlait de rien qui justifiât la crise d'ivrognerie de Lorenzo.

— Un codage secret, peut-être ?

— Non. C'était des banalités à propos de tout et de rien.

— Ce sont peut-être ce tout et ce rien qui ont mis Lorenzo sur le chemin d'une bonne biture. Il s'attendait à mieux de la part de Carina. Elle le décevait. Ou bien il était détruit par le souvenir dont elle ne disait rien. Donnez-moi un exemple de la cruauté de Carina.

— Elle le félicitait d'avoir écrit un livre sur les fleuves d'Espagne.

— Un livre de poésie ? Un recueil gastronomique ? Des banalités géographiques ? Des curiosités esthétiques ?

— De tout cela un peu. Elle parlait encore de moi en termes très lointains. J'étais très difficile sur le choix des mots.

— Encore un compliment.

— Elle pensait souvent à Nicolá mais elle n'avait eu aucun chagrin à l'annonce de sa mort. Elle aimait bien l'idée d'Anaïs. C'est Gisèle qui l'avait colportée. Ça ne l'étonnait pas de la part de Gisèle. Et ainsi de suite, parlant des beaux yeux en amande de Saïda et de l'étrangeté de Pauline.

— Qu'est-ce qui lui paraissait étrange dans le comportement de Pauline ?

— Sa manière de cataloguer les gens.

— Selon quels critères ?

— Carina n'en parlait pas.

— Elle tournait autour du pot. Quand avait-elle remis cette lettre à Lorenzo ? Juste avant votre départ de Toulouse, la veille au matin ? Ou bien avant votre départ ?

— Je n'en sais rien. Elle lui avait écrit une lettre pour ne rien lui dire du tout. Ils allaient passer ensemble quelques jours, couchant dans le même lit, et elle parlait d'autre chose.

— C'était par pure coquetterie.

— Non, ce n'est pas le genre de Carina. Elle souffrait et elle ne disait rien de cette souffrance. Elle comblait le silence comme elle pouvait. Ce qu'elle ne pouvait pas dire, elle l'écrivait. Au moment de parler, elle se mettrait à pleurer. Lorenzo le savait. Il la connaissait. Il s'attendait à une crise de larmes et il savait pertinemment qu'il n'y résisterait pas. Il buvait pour s'empêcher de fuir. Il n'expliquait rien parce qu'il avait honte de lui.

— En tout cas, cela n'explique pas qu'il ait violé Constance qui n'était à la recherche que d'une petite relation sur la pointe des pieds. C'est la beauté de Lorenzo qu'elle voulait goûter. Pas cette violence qui s'est soudain déchaînée contre elle.

— Je n'en savais rien au moment de lire la lettre.

— Ce qui fait toute la différence avec le moment où vous apprenez que Lorenzo vient de violer Agnès. Enfin, Pauline...

— J'y ai pensé tout le temps que Lorenzo est resté avec Constance. Cette solitude, cet étouffement entre le noir de la nuit et la fausse lumière du feu qui faiblissait pour ne pas arranger les choses. Est-ce à ce moment que m'est venue l'idée du viol de Carina ? Cinq ans avaient passé sur ce silence de mort. Il n'était pas possible de se forger une idée sur ce sujet qui n'en était peut-être pas un. Et puis je pensais sans arrêt à la lettre. Impossible de mettre la main dessus. J'ai fouillé jusqu'aux placards de chaque côté de l'évier. J'ai regardé dans le feu. Une feuille de papier y conserve longtemps sa forme de feuille malgré la cendre jusqu'à ce qu'un appel d'air en détruise la dernière apparence. Mais Lorenzo n'avait pas brûlé cette lettre. Il l'avait emportée avec lui. Je n'avais aucune chance d'en violer le contenu.

— Hum... vous ne parlez plus de ce désir de donner la mort à Lorenzo. Je ne parle pas du point de vue de la morale, qui se discute. Il y a quelque chose d'indiscutable dans ce désir. On le trouve presque normal. Il n'est même pas question de vous le pardonner. Est-ce qu'on pardonne une raison aussi indéfinissable ?

— La mort de Lorenzo aurait tout arrangé. Elle n'expliquerait rien. Elle laisserait dans l'ombre tout ce qui l'appelait de ses vœux. Je n'ai songé à cette mort que comme probabilité. L'ombre s'interpose...

— Encore cette confiance aveugle dans le hasard. La lettre reviendra au hasard. Qu'en sera-t-il de la mort de Lorenzo ? Doit-on s'attendre à le voir mourir avant la fin de ce récit ? Quand va-t-on nous annoncer sa mort, même si elle se situe, tragiquement parlant, hors des limites raisonnables de cette histoire qui n'est pas la sienne ? Et pas un indice, rien pour nous mettre sur le chemin de l'endroit exact où Lorenzo a violé Carina. Peut-on invoquer le hasard à cette fin encore ? À quel endroit se sont-ils rencontrés la première fois, il y a cinq ou six ans.

— Vous voyez comme vous vous sentez obligé de manquer de précision vous aussi quand il s'agit de se montrer exact au rendez-vous du temps. Je ne me souviens pas de l'endroit. En Espagne peut-être, chez Mike ou chez... Cecilia.

— Vous hésitez sans explication. Chez Mike ou chez Cecilia ?

— Chez ... Cecilia. Oui, Lorenzo travaillait dans cet hôtel comme montreuse de cuisses.

— Est-ce possible ? Un homme de ce talent ! Obligé...

— Rien ne l'y obligeait. Lorenzo n'accepte le travail que pour le plaisir qu'il en retire. Il nourrit ainsi son expérience, sa matière vivante s'accroît de ces existences de chicanos.

— Vous tentez de le définir en vue d'une explication définitive ?

— Carina, elle, se nourrissait de contes pour enfants à cette époque. Elle n'a pas beaucoup évolué depuis. Rien ne l'a changée.

— Dites-moi Tout ce qui se cache dans ce Rien.

— Il n'y a rien à cacher. J'ai commencé par lui présenter Lorenzo. Il lui a souri comme il sourit à tout le monde, histoire de ne pas chercher à comprendre pourquoi ce sourire engage à plus de proximité.

— Elle est tombée amoureuse.

— Il n'avait rien à voir avec ce diable de Riquet et elle n'avait aucune chance de gagner en esprit ce qu'elle perdait en innocence. Je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête. À mon avis, elle s'est donnée à lui sans mesurer toute l'exigence dont il avait l'intention de la faire souffrir. Lorenzo exige beaucoup des femmes.

— C'était une enfant. Que pouvait-il exiger d'elle ? Des positions ? Des commentaires donnés d'avance ? La mise en évidence de la satisfaction par des artifices de cris ou de postures ?

— Rien de tout cela. Elle s'imaginait qu'il cherchait l'inspiration. Il trouvait le repos nécessaire aux fissions de son esprit, c'est tout. Elle se laissa aller à cette existence facile. Si l'enfant avait vécu, elle aurait peut-être été heureuse. Il a fallu qu'il mourût. Mais ce n'est pas la seule explication à son malheur.

— Et où trouvez-vous le temps d'un viol dans ce conte à l'eau de rose ?

— Ce temps existe. Il doit être compressible jusqu'à l'inexistence. Sinon rien ne s'explique de cette façon. Cela se passe quelque part dans ma tête pour des raisons qui n'éclairent que ma propre déchéance.

— Il ne l'a donc pas violée. Il ne l'a violée à aucun moment. Ni chez Cecilia, ni avant son pèlerinage sur les traces des magiciens, et il ne la violerait sans doute pas dans la maison Godard. Vous me racontez des histoires dans le seul but de me dérouter. Dois-je vous croire quand vous prétendez qu'il a violé Agnès, alias Pauline, par un après-midi de cet été qui est le début de tout à vous entendre ? Constance même a-t-elle supporté cette violence facilement imaginable d'ailleurs de la part d'un homme qui a fait le malheur d'une femme si jeune, je veux parler de Carina ? Pourquoi tant de viols dans ce récit où je ne vous retrouve plus ?

— N'en parlons plus si vous voulez !

— Je veux la vérité.

— Vous n'en aurez que l'expression la plus approximative. Je ne me souviens pas de tout. Et puis je ne sais pas tout !

— Ce n'est pas ce que je vous demande. D'ailleurs je ne vous demande rien. Vous m'êtes sympathique, c'est tout.

— Vous allez nous réduire à un échange de points de vue. Personne n'est discutable à ce point. Je tentais simplement de raconter un bout de temps qui a duré, je crois, sept ou huit ans. Au début, je présente Carina à Lorenzo. À la fin, nous cessons de parler vous et moi. Pour simplifier, j'ai assez mal situé les évènements réels d'un été et ceux, moins certains, d'un hiver qui l'a suivi à trois ou quatre ans près. J'ai essayé d'en mesurer la quotidienneté qui n'a pas manqué de banalités. D'autres y ont trouvé le temps d'écrire des livres, ce qui est beaucoup plus important. D'autres encore n'ont toujours pas trouvé une explication valable à leur malheur. Le temps passé tout simplement. Vous êtes passé par là vous aussi. Constance n'avait pas prévu d'y passer. Et pourtant... Que voulez-vous que je vous dise ?

— Rien. Justement au moment où l'on commençait à mettre un peu d'ordre dans ce récit. Nous en avons mesuré le temps, c'est vrai. De votre point de vue, ce temps passait par Carina. Si j'avais interrogé Cecilia, elle m'aurait parlé d'abord de Federico et ensuite elle vous aurait rejoint sur le même terrain où nous n'avons guère avancé. Au moins, y avons-nous avancé en connaissance de cause. Qui êtes-vous ?

— Vous m'aviez promis de ne pas me poser la question.

— Ce n'est pas cette question que j'ai posée. D'abord, je l'ai posée pour moi-même, ce qui ne vous engage pas. Et puis, ce n'est pas à vous que je pensais.

— À qui donc, Carabin ? !

— Je pensais à un sens à donner à ce qu'on se raconte les uns les autres pour se donner de l'importance plus que du sens. Si nous continuions ?

— À votre aise, Carabin. Nous étions en été. Carina venait d'arriver comme elle avait prévu et comme me l'avait révélé la lettre qu'elle destinait à Lorenzo qui n'a pas pu la lire parce que je l'ai volée. Nous en sommes là quand Lorenzo entre dans la cuisine. Il revient d'une promenade avec Nicolá qui s'éclipse avant d'entrer dans la maison. Lorenzo a l'air furieux. Il sue. Les questions de Carina l'agacent. Il ne la comprend pas. Il ne cherche même pas à le faire. Il a d'autres projets. Des projets de fuite. Il vient de violer Agnès. Carina est de trop. Il va l'écarter de son chemin mais elle résiste. Elle s'attendait à l'esquive de Lorenzo. Elle a tout prévu, jusqu'à la dernière question à laquelle il ne répond pas. Nicolá a mis en route le moteur de la voiture. Lorenzo se dirige vers la porte. Carina s'interpose. Maintenant, elle exige une explication. Nicolá fait sonner l'avertisseur. Carina commence à grimacer. Elle prépare le terrain de sa crise de larmes. Lorenzo n'y peut rien. Il est en fuite. Elle ne l'arrêtera pas. Et je ne peux rien faire pour l'aider. Elle ne me regarde même pas. Elle ne cherche pas ma complicité. Elle veut être seule face à Lorenzo. J'ai l'impression de disparaître dans l'ombre de l'escalier. Je n'ai pas bougé le petit doigt. Il n'y a vraiment rien à faire. Je pense à des explications. Je n'en vois pas la fin. Je suis incapable de me mettre en colère. D'ailleurs, ma colère résisterait-elle à la puissance musculaire de Lorenzo. Il ne me regarde pas non plus. Nicolá klaxonne de nouveau, plus longuement cette fois. Lorenzo franchit la porte. Elle lui dit quelque chose comme : si tu t'en vas, tu ne me reverras plus. Elle pense à l'enfant. Celui-là vivra pour témoigner de l'orgueil d'un père qui n'a pas voulu du bonheur pour des raisons... esthétiques. La voiture s'avance sur le gravier de la cour. La portière s'ouvre, se referme. J'entends les crissements de la manœuvre, ses ronflements, ses arrêts. La voiture s'est éloignée sur la route. Carina demeure un long moment debout sur le seuil de la porte. Elle ne comprend pas. J'entre dans la haine parce que j'ai compris. Je n'ai pas compris le vrai motif de la fuite. Je suis loin de me l'imaginer, tellement loin de cette horreur qui est la fin de tout. Carina revient dans la cuisine. Elle a l'air tranquille. Elle a peut-être menti à Lorenzo au sujet de l'enfant. J'y pense nonchalamment. J'essaie de me rappeler les termes de la lettre. Ils annonçaient le bonheur. Elle ne l'a pas trouvé. Et rien n'est de ma faute.

— Nous sommes le 21 juillet 1988 aujourd'hui, n'est-ce pas ? Pour comprendre cette soirée du 10 avril 1983, il y a presque cinq ans, je vous propose de vous lire une nouvelle que vous avez écrite en avril 1985 ; vous l'aviez intitulée : Épisode de la lettre volée. Vous y retracez les évènements qui ont précédé le terrible accident qui a conclu cette journée du 10 août. Ces évènements, vous les revivez un certain 16 octobre 1984, une journée que vous n'êtes pas prêt(e) d'oublier, comme on va pouvoir en juger. Ce texte est une œuvre littéraire. Il s'écarte à peine de la réalité. Disons qu'il la simplifie un peu pour donner toute l'importance au sens qu'elle a fini par prendre dans votre esprit. Je me suis permis de redonner aux personnages leur véritable identité, ceci afin de ne pas dérouter le lecteur que nous sommes en train de supposer vous et moi. Nous lui laissons tout de même le soin de rectifier les inexactitudes du récit par rapport à ce qu'on vient de dire ensemble.

— Je vous écoute, Carabin. J'aime qu'on me fasse la lecture.

 

 

Chapitre XVI

Nuit du 21 au 22 juillet

 

Un quart d'heure après cette conversation qui était la nième version de travaux d'approche quotidiens, je me mis à écrire la présente nouvelle, la commençant par le texte qu'on va lire et que j'ai supprimé par la suite pour des raisons que je laisse au lecteur le soin de deviner sous la chape des mots, non pas que je fasse confiance aveuglément au sens garanti par leur sonorité, qui est une habitude, mais je n'ai pas l'intention de me contenter d'une explication vague par définition si je me réfère aux règles du genre, la nouvelle. Ce texte, nécessaire pour commencer la nouvelle, ou plus exactement pour en initier le sens, se proposait comme un début, et un début, c'est forcément une introduction. Or, ce qui était développé plus loin, et qu'on vient de lire, cherchait une autre conclusion. J'ai abandonné l'idée de conclusion comme j'ai renoncé à celle de tout expliquer, d'articuler le tout et de l'agiter comme une marionnette pour inciter à la lecture. Si je place maintenant ce texte à la fin de la nouvelle, ce n'est pas non plus pour le proposer comme conclusion d'un développement qui laisse à désirer, puisque c'est son usage. Je dis simplement : ce texte était le début de la nouvelle, il ne l'est plus, il n'est pas la fin, ceci est un appendice, je l'ai écrit d'un jet après avoir flatté, pour la nième fois, la douceur des lèvres de la bibliothécaire qui avait lu tous mes livres et qui pensait lire aussi celui-ci, peut-être avant les autres, tous les autres, si je consentais à lui en offrir la primeur. J'écrivais ce début, j'y pensais comme on pense à un début, et, plusieurs jours plus tard, je l'ai raturé pour le supprimer, il n'avait plus aucune espèce d'importance pour moi, il ne devait pas en avoir pour la bibliothécaire malgré les efforts qu'elle a produits pour le déchiffrer sous la rature intense qu'un moment de désespoir m'avait inspirée. Mais pendant tout le temps que je l'ai écrit, et même pendant plusieurs jours après l'avoir écrit, je l'ai considéré comme le début de cette nouvelle et, écrivant, je pensais en continuer le sens et la nécessité.

Cela commençait ainsi : le 21 novembre 1981, Carina mit au monde un enfant dont je crois me souvenir qu'il était de sexe masculin. Le 14 mai 1982, cet enfant était encore vivant. Il était beau, rose, incrédule et rapide comme l'éclair. Je ne me souviens plus pour quelle raison je me trouvais à Rock Drill ce printemps-là. L'accident qui justifie ma présence dans ces mêmes lieux ce 17 novembre 1984 (je dis en passant qu'une bibliothécaire vient de m'assurer de son amitié), n'est pas encore arrivé. Il faut dire qu'entre-temps j'ai eu de sérieux problèmes avec ma mémoire. Je me suis même trompé(e) de personnalité à cause d'un ami qui me parlait à mots couverts d'un passé qui n'était le mien qu'en partie. Il m'avait connu(e) rapide comme l'éclair et s'imaginait que je l'étais encore au moment d'écouter ses évocations du passé. Je ne l'étais plus, je ne pouvais rien contre cette sinistre réalité qui m'avait imposé la lenteur comme principe d'investigation. Je perdais donc mon temps chaque fois que je tentais de l'utiliser comme moyen de retour à une vie négociable pour tout le monde. Le 14 mai 1982, au cœur d'un printemps mémorable, je me trouvais à Rock Drill pour soigner, mettons, une indisposition passagère qui ne mettait pas en cause la crédibilité de mes innombrables récits comme c'est le cas aujourd'hui, toujours à Rock Drill, mais par un automne annonciateur de désastres psychologiques sans remède.

Je n'avais pas vécu la grossesse de Carina. Elle disait l'avoir vécue d'un bout à l'autre dans un bonheur qui n'avait pas d'autre expression que cette douleur qu'elle n'imagina jamais avant de l'avoir traversée. Ai-je enfanté Carina dans les mêmes conditions de bonheur partagé ? Ai-je participé d'une autre manière à ce bonheur pour justement le partager ? Peu importe le sexe qui m'a conduit, ou conduite, jusqu'ici pour ne rien en dire de sexuel. L'enfant était né depuis près de six mois quand Carina a enfin décidé de le soumettre, le temps d'une après-midi ensoleillée, à mes attouchements prudents. Il souriait encore à ce moment-là. Carina insista sur l'innocence de ce sourire. Elle me l'amenait parce qu'il allait mourir. Cette idée même me détruisit d'un coup. Elle n'en faisait jamais d'autres. Le père n'avait pas besoin de savoir. Cette après-midi-là, j'ai su que quelque chose de tragique venait de commencer au moment où je m'y attendais le moins. Depuis longtemps, j'avais retrouvé, en farfouillant dans les déchets de mon passé, d'innombrables débuts qui faisaient tous l'affaire au moment d'avoir à satisfaire une commande, et chaque fois que j'ai consacré au moins une heure à cette recherche, j'ai trouvé de quoi alimenter tous les théâtres que mon écriture rendait possible. J'en étais là, ayant renoncé aux satisfactions faciles mais non point à cette passivité relaxante qui était toujours la meilleure conclusion, quand Carina, ni cruelle, ni inconsciente, m'asséna ce bruit qui courait depuis trois mois : cet enfant, qui était de mon sang qu'on le voulût ou non, ne vivrait pas le temps de s'en apercevoir. Il traverserait la vie avec une inconscience parfaite étant donné qu'il n'aurait pas à vivre une douleur finale qui aurait peut-être éveillé atrocement son sens inné de la survie. Carina, dis-je en tremblant, pourquoi m'en parler maintenant ? Que sais-tu de cette maladie ? Qu'en sait Lorenzo ?

Lorenzo était le côté masculin de ce bébé qui avait un sexe sans que cela n'eût aucune importance. Lorenzo était un poète de la pire espèce, de celle qui trouve les mots sans les chercher. Sa phrase, longue, précise et inachevée, s'adressait toujours à la mémoire. Il parlait de la nature humaine avec patience, et du reste de la nature avec sauvagerie. Il prétendait avoir aimé plus de cent femmes sans que cela eût l'air d'un mensonge. Il avait l'avantage de l'attente, il le jouait sans vergogne à chaque tentative de se renouveler. Il savait revenir sur les lieux de sa chance pour lui donner un nom. Carina, à l'âge de quatorze ans, lui donna cet enfant de l'automne. Il mourrait en plein été, dans le feu allumé pour oublier les tristesses de la vie productive. Je m'imaginais seul(e) et nu(e) dans ce cimetière dressé au milieu des vacances sans qu'il y parût. Où était Lorenzo ? Avec une autre femme. Il était en train de lui faire un enfant avec une science d'insecte. Il survivait de cette manière à l'amour qui n'était pas de l'amour parce que l'amour n'existe pas. À midi, Carina consentit à picorer un riz coupé de champignons qui me donnèrent la nausée. Y avait-il une explication scientifique ou fallait-il se contenter d'une sentence ? Elle avait oublié le nom de la maladie. Elle se souvenait de l'odeur du feutre rouge sur le tableau blanc que le médecin avait sorti de son chapeau pour la dérouter. Mais elle était restée fidèle à son chagrin. Qu'en penserait Lorenzo ? Elle acheva le dernier grain de riz en le déposant du bout d'un doigt expert sur le bord de l'assiette. Elle sourit au bébé, l'appela plusieurs fois par son nom. Il n'y croyait pas, sans doute parce qu'il hésitait à entrer dans cette complexité qui ne s'explique pas seulement par le jeu des sentiments. Embrasse-le, maman, ou papa (selon le sens à donner à mon personnage de plus en plus littéraire et de moins en moins reconstructible, si j'en juge déjà par ce que je viens d'écrire) disait Carina en suçant la peau d'un fruit, à l'endroit du trou que son ongle avait pratiqué, une vieille habitude de l'enfance qui deviendrait une manie avec l'âge. Quand avait-elle dit qu'il était prévu qu'il mourût ?

Nous parlâmes longuement de l'été, de tous les étés partagés, et des trois ou quatre qui ne l'avaient pas été à cause d'une mésentente ou d'un impromptu dont le sens faisait encore mal. Nous parlâmes de ce mal en le soumettant au choix des mots. Je suis un(e) spécialiste en la matière. Je reconnaissais toutefois que nous avions vécu ensemble plus de mésententes que d'impromptus. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Était-il trop tard pour le reconnaître ? Qu'avait donc à voir le temps dans cet échange de jours ? Les choses n'étaient-elles pas toutes arrivées si vite qu'on n'avait pas eu le temps de s'y arrêter pour les soumettre à notre volonté de choisir ou d'arrêter de vivre absurdement ? Carina, je ne comprends pas cet enfant, je ne comprends pas la poésie de Lorenzo, je ne comprends pas ta jeunesse, je ne comprends pas mon silence. Tu es venue dans le but de préparer les lamentations de l'été. C'est triste un enterrement l'été. À cause du soleil bien sûr. À cause de la mort qui est moins imaginable. À cause de nous, sinistres témoins les uns des autres. À cause de la proximité de l'automne qui est propice au deuil, qui est favorable à la mémoire, qui est nécessaire à la douleur. J'ironise, disais-je, parce que je n'y peux rien. Sachant aussi que je n'oublierai rien pour l'écrire pitoyablement au moment où on attendra de moi un début prometteur. Veux-tu qu'on parle d'autre chose ? demandai-je, mais elle ne m'écoutait pas. Elle suçait ce fruit éventré par jeu, le regard perdu dans un ciel qui menaçait de se mettre à la pluie. Le vent se leva, par intermittence secouant le bord de la nappe. Le serveur nous fit signe de nous dépêcher. Il n'avait pas l'intention de débarrasser les tables sous la pluie. Est-ce qu'il avait bien servi ce qu'il avait servi ? Il était ravi d'être ravi d'être la cause du ravissement de chacun, mais le plus sage était toutefois de se lever de table pour lui permettre d'achever son office. Carina emporta le fruit. Le bébé en éprouvait l'élasticité. Il ne riait plus. Il jouait avec la peau du fruit pour augmenter ses connaissances. Le serveur, qui poussait devant lui un chariot bruyant de vaisselle, interrompit ses recherches. Il regarda passer le chariot avec une inquiétude qui me dérouta. Cette cacophonie avait désordonné d'un coup sa tentative de mesurer sa relation au fruit que Carina mordait maintenant. Il était entré dans cet agencement de sonorités parce qu'il n'y avait rien pour l'en empêcher. Carina continuait de mordre dans la chair desséchée du fruit. Le chariot disparut dans une porte, sans explication. Le bébé eut un spasme. Il me regardait en se mordant le poing. Je pouvais voir cette salive sur sa peau toute neuve, un peu miroir, un peu lac, désert de l'innocence. Nous nous installâmes dans le salon égyptien. On est fier de son existence à Rock Drill. Je ne sais pas bien ce qu'on en possède. On n'est pas bien sûr de le posséder. On en rêve s'il traverse le cours d'une conversation. On se souvient de tout ce qu'on y a abandonné. On renonce beaucoup dans ce salon égyptien au goût de cuir. J'y ai vu ce bébé pour la dernière fois. Il mordait le sein de sa mère sans conviction. Je regardais le lait s'accumuler à la commissure de ses lèvres. Il n'y avait plus rien à dire. On était entré de plain-pied dans l'inutilité, ce qui au fond n'avait rien d'absurde comme le soutenait Carina qui avait lu ce mot dans un livre scolaire. On fumait beaucoup dans le salon égyptien de Rock Drill. La raison en était toute simple : ce salon était le fumoir de Rock Drill. On ne s'étonnait donc pas de se surprendre à y fumer. Comment pouvais-je expliquer à tous ces fumeurs que leur fumée n'était pas nocive pour le bébé ? Qui comprendrait ma nonchalance ? Quel nom donnerait-on à mon attitude ? Le fait est que quelqu'un avait ouvert toutes les fenêtres. Le bébé pouvait-il mourir d'un coup de froid ? L'air du printemps a de ces traîtrises ! Mais le sein de Carina était un petit sein. Son épaule une petite épaule. Et son sourire une catastrophe. Dehors, la pluie commença de tomber. On croisa soigneusement les fenêtres. Le bébé avait tout écouté. Maintenant il délaissait le sein pour entendre la pluie. S'il avait vécu, il aurait été musicien. Au pire, poète. Mais il n'a pas vécu. De quoi est-il mort ? « Même Carabin n'en sait rien, dit soudain Carina en allumant une cigarette.

— Tu fumes maintenant ?

— C'est bien ici le seul endroit de Rock Drill où on peut fumer, non ?

— Je ne dis pas le contraire. Je dis autre chose.

— Je suis en train d'apprendre à devenir une grande personne.

— Qui est Carabin ? » J'avais déjà posé cette question je ne me souviens plus en quelle occasion. Personne n'y avait répondu. Carina n'y répondait pas non plus. Lorenzo connaissait Carabin beaucoup mieux qu'elle. Il m'en parlerait si j'avais la patience d'écouter ses explications. C'étaient de longues explications doublées de justifications compliquées qui n'éclairaient pas le sujet. Elle avait assisté une fois à ce genre de conversation. Ce n'était pas de son âge. Mais Carabin avait un don devant la mort, dit Carina le plus sérieusement du monde. Il y a un don entre son esprit et son regard. Elle parla aussi de ses mains et de leur imposition rituelle. Elle délirait.

« C'est pourtant un bien beau bébé, dis-je pour en éprouver l'allitération.

— C'est ce que tout le monde dit.

— Qui le dit ? Lorenzo ?

— Lorenzo ne sait rien encore.

— Il ne sait rien du bébé ?

— Non, de la maladie. Carabin lui en parlera.

— Carabin lui parlera de la maladie ? Que lui dira-t-il donc ?

— La vérité. Le temps qui reste. La pourriture ! »

Elle allait pleurer. Si elle pleurait, ce serait en fonction de cette décomposition lente. J'ai souvent pleuré à cause de ces putréfactions croisées sur le chemin d'une guerre qui n'était pas la mienne parce que j'étais pauvre et que je rêvais d'être riche. Oublions cette folle jeunesse. Elle n'est plus la mienne. Le temps a passé trop vite depuis. « Ne parle pas de cette manière affreuse ! » dis-je pour me révolter contre cette pourriture. C'était peu de choses, ce moment de révolte, mais j'y avais mis tout mon cœur. Carina se mordit les lèvres pour s'empêcher de pleurer. Le bébé, plus intelligent que jamais, écoutait la pluie dont la chute n'était pas encore une idée. « Cette pluie va me rendre folle, dit Carina qui revenait de loin et maintenant souriait pour arrêter le temps qui, elle le savait, ne lui était pas favorable.

— Tu as l'impression de le perdre, dis-je.

— Je ne l'ai pas encore perdu, dit Carina qui s'étonnait de ma réponse à son inquiétude.

— Je parlais du temps.

— Il n'y a aucun espoir, continue Carina, parallèlement à ma pensée.

— Nous appellerons un taxi.

— On dirait qu'il écoute la pluie.

— Mon Dieu ce qu'il a l'air intelligent ! dis-je pour la retrouver.

— Et vorace ! » fit-elle en éclatant de rire. Le bébé toucha ses dents. Elle garda la bouche ouverte pour s'offrir à ses investigations. Ou bien il cherchait à la faire taire par ce moyen. « Il aurait aimé la pluie, dis-je pour moi-même. Beaucoup de gens aiment la pluie. Comme on aime un feu de bois, ou les vagues dans les rochers, le passage du vent dans les arbres. Il pense à la nature sans la connaître. Que connaît-il de la nature ?

— Je ne sais pas, dit Carina. Il aime se promener. C'est un bon début, non ?

— Veux-tu que j'appelle un taxi ? Il est temps de rentrer. »

Un an après la mort de cet étrange bébé, en plein été comme on s'y attendait, je n'étais plus à Rock Drill pour mettre du baume à mes douleurs, mais de l'autre côté de l'Atlantique, en France, dans un village de montagne, Bélissens, où j'avais mes aises et quelques amis. Je me souviendrai toute ma vie de cette soirée du 10 août. J'en parlerai plus tard. C'est une date fixe dans ma vie. Je veux dire que je n'y peux rien changer. C'est le malheur de la race humaine de ne rien comprendre au temps qui joue à la mort et à l'infini parce que la tromperie n'est pas ailleurs. En tout cas, ce 10 août, j'ai appris, on va savoir comment, que Carina attendait un autre enfant. Il est né lui aussi en novembre, mais je ne sais plus quel jour ou quelle nuit. J'étais retourné(e) à Rock Drill depuis quelques mois. On va savoir pourquoi. Et puis le printemps est arrivé. On était en 1984. La pluie s'est mise à tomber avec la même impatience. Je fumais dans le salon égyptien. Je fumais la moitié de ce qui m'était permis de fumer, me réservant l'autre moitié pour la fumerie du soir, une demi-heure avant la prise de médicaments. J'ai vu Carina arriver dans l'allée du parc. Elle était avec ma mère. J'ai oublié de dire que j'ai une mère. Et comme ma mère n'a épousé aucun de ses amants, je n'ai pas de père, ce qui est peut-être le cas de Carina si elle n'a elle aussi qu'une mère. Elles marchaient lentement, parlant tranquillement, bras croisés pour se conduire l'une l'autre, nullement dérangées par la pluie qui battait la soie d'un parapluie noir. Je m'approchai de la fenêtre entrecroisée. Le vent était tiède. Des gouttes d'eau jouaient sur la peau de mon visage et dans mes yeux. « C'est votre mère ! » dit un voisin de fauteuil qui fumait lui aussi avec la même application. Il me regarda d'un air inquiet, n'oubliant pas son mégot. « Qu'est-ce que je lui dis cette fois ? continuait mon voisin. Elle va encore s'en prendre à moi.

— Faites-le pour moi. Je ne veux pas la voir.

— Qui est la fille qu'elle vous amène ?

— Je ne veux pas la voir non plus.

— Elle va croire elle aussi que je le fais exprès.

— Je vous supplie de demeurer mon ami.

— Je ferai comme d'habitude. Rien n'a changé, n'est-ce pas ?

— Rien n'a changé, rassurez-vous. »

J'allai m'enfermer dans ma chambre. Elle ne viendrait pas jusque-là pour me proposer de changer de vie. Je n'avais même pas besoin de fermer la porte à clé. Elle n'irait pas plus loin que le petit salon égyptien où elle avait aussi ses aises. Carina s'en tiendrait à mon refus de la voir. Avait-elle amené le bébé avec elle ? Elle avait promis de le faire. Elle l'avait écrit à mon voisin et ami. Il m'en avait fait part sans me permettre de relire la lettre avec lui. « C'est triste, avait-il commenté. Mais enfin, c'est à moi qu'elle a écrit, pas à vous. Elle sait trop bien ce que vous en feriez d'une pareille lettre. Je vous connais. Avez-vous réussi à gratter deux cigarettes à la bibliothécaire ?

— Oui. Elles sont à vous.

— Une seulement, comme promis.

— Non, prenez les deux. Je ne les fumerai pas.

— Dans ce cas... »

Petite conversation à l'extérieur de la chambre, une après-midi ou une autre, quelle importance ? Au coin de la porte mesurant des mégots pour les fumer. Avec ce pouvoir de divination provoqué par les mots, coupant la conversation pour en chercher l'intimité. Inversant des heures pour en constater l'inutilité. Mon voisin revenait toujours d'une confidence. Elle détraquait son propre raisonnement. Il voulait que je l'aide à mettre de l'ordre dans sa pensée. À quoi pensait-il quand il écoutait les autres ? Il se revoyait petit enfant, reluqueur d'adulte et esprit d'analyse. « Vous voyez, me confia-t-il, j'ai peur de tout. Surtout des autres. Mais je sais toujours où on veut en venir. J'ai de l'expérience en matière de confidence. Je sais toujours comment ça a commencé. Pas difficile d'imaginer le reste. Surtout ici, à Rock Drill.

— Vous leur avez parlé ?

— Je les ai convaincues de s'en aller. Le bébé est magnifique. Vous voulez que je vous parle de son sexe ou on remet ça à plus tard ?

— De quoi a parlé Carina ?

— Elle ne veut plus vous revoir. Il faut la comprendre. C'est une enfant. Elle changera d'avis le jour où son propre enfant le lui demandera. Pour ça, vous n'avez pas de souci à vous faire.

— Le bébé est malade ?

— Il n'en a pas l'air, non.

— L'autre n'en avait pas l'air non plus et il est mort.

— Je ne savais pas qu'il y avait eu un autre bébé. Je regrette.

— Je ne vous l'ai pas dit ?

— Je m'en souviendrais. Je me souviens toujours des bébés. J'adore les bébés. Il y en a plein dans ma mémoire. Tous vivants. Enfin, que je sache. Voulez-vous que je me souvienne de la mort de ce bébé ? Je peux faire cet effort. Il me coûtera.

— Vous fumez trop.

— Je vous aime bien. Ce bébé aussi vous aimera.

— S'il réussit à vivre. Elle sait trop bien ce qui l'attend.

— Je n'imagine pas votre fille dans cette situation. Il n'y a pas de haine dans sa décision. Elle s'abandonne à son destin.

— Elle ne s'y abandonnerait pas si l'enfant doit vivre.

— Vous êtes bien malheureux ! Est-ce que je dois dire : malheureuse ?

— Laissez-moi. J'ai envie de crever.

— Dans ce cas, je ne m'en vais pas au diable.

— Non pas au diable ! Laissez-moi simplement.

— Ce n'est pas simple de vous laisser crever.

— Quand croyez-vous que mourra cet enfant ? »

Il mourut le 24 juillet suivant. Je n'ai pas eu de peine. Pourquoi aurais-je pleuré sa disparition ? Je pensais à sa courte existence. Il ne laissait rien. Pas même un vide.

— C'est tout ?

— Voilà ce qu'on demande quand le livre se termine.

— C'est une fin pathétique.

— C'est le début de la tragédie, la scène introductive : vous, votre fille, votre mère, le coryphée. Tout y est.

— Voulez-vous dire que vous êtes prêt à recommencer ? Je vous avertis que ce n'est pas mon cas. Il y a près de dix heures que nous parlons. Le magnétophone est-il toujours en marche ?

— Je le fais marcher, Carabas. C'est mon métier de savoir un peu de mécanique. Je me fie à son exactitude.

— Vous réécoutez cette conversation ? Vous reviendrez sur vos pas ?

— Plus tard, sans doute. Voulez-vous un verre qui ne soit pas d'eau ?

— Pourvu qu'il me tranquillise, Carabin. L'alcool a-t-il cet effet sur vous ?

— Il a cet effet sur tout le monde. C'est un assassin.

(Carabin et Carabas se déplacent un peu dans l'espace qu'ils occupent scrupuleusement depuis neuf heures quarante minutes. Carabin coupe le magnétophone. Il dit quelque chose comme : inutile d'enregistrer cette tranquillité, ne croyez-vous pas ? Carabas sourit, ouvre la bouche pour rire avec Carabin, mais justement le rire de Carabin l'empêche de rire à son tour. Il s'interroge sur ce rire, l'espace d'une seconde. Il hoche la tête puis la secoue dans l'autre sens en laissant échapper un : tsssss... Carabin vide un verre d'un coup, va vers la fenêtre, l'ouvre toute grande, le rideau, entraîné par le vent, s'embrouille sur sa tête. Il laisse faire. Cela dure une minute, puis tout revient dans l'ordre. « Il fait chaud, dit-il. Il y a dix-neuf ans exactement, Armstrong a marché sur la lune. J'ai assisté en direct à cet exploit préparatoire de la deuxième conquête du monde. Après la flibuste, les astronautes. Pour quand ? Je serai mort et enterré, comme on dit, quand commencera le premier voyage. Vers où ? Personne n'en a la moindre idée. On a du mal à imaginer la proximité des usines dans cet espace rond qui sert de terrain d'entraînement, alors imaginer un premier but hors de portée, une première aventure avec l'espoir de retour pour seule illusion, cela paraît tellement lointain ! Pas impossible, seulement lointain. Trop loin, bien sûr, au-delà de la mort qui est toujours celle qu'on trimbale avec soi depuis le début. Pourquoi n'est-il jamais question dans mon esprit de la mort des autres ? Cela m'aiderait pourtant à concevoir l'éternité. Mais ce n'est pas de cette manière que je m'en approche : je pense. Voilà tout. Y a-t-il une autre pensée sur laquelle achever l'inachevable ? » Il rit encore, joue avec le rideau où le verre disparaît et reparaît comme une barque dans les flots, pense-t-il. Carabas ne l'a pas écouté. Il a longuement regardé le magnétophone. « À quoi cela sert-il ? finit-il par dire. Pourquoi avoir enregistré ce désordre qui ne doit rien à la pensée ? Pourquoi continuer de conserver cet album ? Mais vous collectionnez les albums. C'est un besoin professionnel. En avez-vous conçu le raccourci nécessaire à la relecture ? Non, vous ne cherchez pas à comprendre. Vous continuez la description jusqu'à ce que la mort nous emporte au diable. » Il trempe les lèvres dans son verre, ferme les yeux, commence à pleurer, interrompt heureusement ce laisser-aller, rajuste ses traits dans le miroir, tente, dans un suprême effort, de se lever.)

— Pourquoi ne pas continuer demain ? dit-il. Je suis épuisé(e).

— Pourquoi pas demain en effet ? Vous aurez encore tout oublié. On reprendra tout depuis le début, mais quel début ?

— J'inventerai un nouveau début.

— Pour ça je vous fais confiance. Jamais le même début pour recommencer ce qui n'a jamais commencé pour se terminer. Il fait chaud.

— Il fait humide surtout. Je n'aime pas l'été.

— Il y a moins d'humidité qu'au printemps. Elle est supportable.

— Vous n'avez pas mes problèmes de digestion.

— Je les aurais si j'avalais autant de lithium, élément no 3.

— Vous aimez les numéros, Carabin !

— Je compte là-dessus. Trop, sans doute (un silence, le temps de composer un numéro sur le vieux cadran du téléphone). Carabas, vous mangez avec moi, ce soir ? Nous serons seuls vous et moi. Ma femme est encore je ne sais où dans les Pyrénées. Vous m'accompagnez ? Vin et chandelles (sur son fauteuil, Carabas est aux prises avec le vertige d'un mouvement stéréotypé) ? Oui, vin, rouge si possible. C'est possible ? Alors vin rouge. Un rôti, ou quelque chose d'approchant. Quelque chose d'approchant qui soit rôti. Rôti à point. Ce que j'entends par là ? Vous badinez ? Mon invité aime la viande rose. Hein ? Oh ! des légumes. Non. Une autre viande. Rôtie elle aussi ? Ce que j'en penserais s'il elle était en sauce ? Ce téléphone est une antiquité. Je vous entends mal. Un dessert, oui. Crème, sucre, moelleux, al dente ! Merci encore ! Oui, c'est ça, merci de me comprendre à demi-mot.

— Je n'attendais pas un festin. Je ne me suis pas préparé(e). Je ne sais pas si j'irai jusqu'au bout.

— Vous vous écroulerez d'épuisement dans une crème brûlée. Profitons ensemble de l'absence de cette épouse qui est encore la mienne.

— Les festins me font peur, vous savez ?

— Non, je ne le savais pas. Mais puisque vous le dites, on va en profiter pour le faire pencher du côté des saveurs. Vous êtes-vous bien repéré(e) dans l'immensité savoureuse qui vous entoure le plus immédiatement possible ?

— Je ne sais pas bien (Carabas rit vite en se cachant le visage dans ses mains). Je sens un peu la merde. La merde et l'eau de Cologne. J'ai honte (il rit de nouveau de la même manière). Je vous assure que j'ai honte de le dire et même de le penser.

— Pas de ça entre nous, Carabas. Quittez donc ce fauteuil pour vous installer dans le canapé. Pourquoi l'avoir abandonné ?

— Je... je croyais qu'on avait terminé. Je... je pensais que le magnétophone n'enregistrait plus rien...

(Carabas s'est laissé faire comme un enfant. Il est coupable. De n'avoir pas compris, dit Carabin en s'énervant un peu. Ou plutôt de tout comprendre de travers, continue Carabin sur le même ton, puis il se calme, revient à la fenêtre dont il s'était un peu éloigné au cours du précédent dialogue pour se rapprocher du magnétophone sur lequel il avait posé une main nonchalante. Cette main, il l'a retirée d'un coup quand Carabas s'est mis à bégayer à propos du canapé. Maintenant, il entre dans le rideau, le rideau cache son visage en colère. À l'intérieur de Carabas, tout est calme. Il garde une main dans la poche, tranquillement, et de l'autre il écarte à peine le rideau, pas suffisamment pour que Carabas puisse voir le visage en colère, mais suffisamment pour qu'il en devine le silence et l'accroissement. Carabin est à la recherche d'un mot pour recommencer. Carabas attend ce mot dans le même silence. Il pense au festin auquel l'a convié Carabin. Il pense à la viande, au sang dans la viande qui le dégoûte, à la deuxième viande dont le sang s'est figé, mélangé à la sauce pour toujours. Son regard est devenu suppliant. Il regarde le fantôme du visage de Carabin qui évolue tristement dans le rideau, à la recherche d'un mot pour renouer la conversation qu'il a brisée comme un verre par maladresse, non, par fatigue, non, ce n'était pas de la fatigue, il était ailleurs, il pensait à autre chose. À quoi pensais-je quand j'ai demandé le plus simplement du monde à Carabas de s'installer le plus confortablement du monde dans le canapé le plus solitaire du monde ? Je ne pensais pas à Gisèle. Je ne pense plus à Gisèle. Carabas y pense encore beaucoup. Demain, il sera question de Gisèle au moment de continuer ou plutôt de recommencer notre conversation. Que trouvera-t-il pour me mettre sur le chemin où Gisèle ne le rencontre pas ? Il entrera dans ce bureau qui a l'air d'un salon. Un peu féminin mon bureau. Toujours féminins mes décors. D'où me vient cette féminité ? D'une peur, à coup sûr. Non, d'une crainte plutôt. Je procède toujours d'une crainte. Je manque d'assurance. À l'époque des sectes, des manipulations génétiques et des expériences de laboratoires à l'échelle de l'humanité ! Carabin ! Carabin ! Il serait temps de contrôler cette tension. Quelque chose est sur le point de se rompre. Combien de ruptures ai-je vécues ? Gisèle ne m'en voudra pas. Elle aime trop le désir. Il faut que je sorte de l'intérieur de ce rideau. Je suis en train de me ridiculiser. Mais Carabas a-t-il le sens du ridicule ? Tragique, oui. Je vais sortir de ce rideau pour le remettre sur le chemin de ce repas qui est une bonne conclusion. Gisèle n'aurait pas aimé cette conclusion. Elle n'aime pas les conclusions en général. C'est un point commun avec Carabas. Sourions-lui.)

— Le repas sera prêt dans un peu plus d'une heure. Avez-vous la patience d'attendre jusque-là ? Comment aimez-vous la viande ?

— On dirait qu'il va pleuvoir. Ne sentez-vous pas ce petit air qui ouvre les rideaux. C'est l'air de la pluie.

— Vous vous y connaissez en musique ?

— À cause de l'air ?

— Non ! À cause de la pluie ! (dit Carabin brusquement, mais il se reprend, sourit de nouveau, écarte les rideaux dans un large mouvement de bras ; on dirait qu'il va plaider.) C'était une plaisanterie. Je vois bien que vous n'avez aucun goût pour ce style de plaisanterie. Remarquez bien qu'il n'y a aucune amertume dans ce que j'en fais pour vous torturer un peu.

— Pourquoi me faire mal si cela doit me blesser à jamais ?

— Nous n'en sommes pas là, Dieu merci. J'essaie de secouer cette inertie... pardon. Je suis encore ridicule.

— Non, pas du tout. Vous vouliez parler de mon silence intérieur. Il n'y a rien en à dire, sinon en parler. Nous en avons parlé pendant près de dix heures. Et nous voilà de nouveau sur le point de manger.

— Vous n'avez pas faim, vous ?

(Carabas ne répondra pas à cette question. Je l'ai connu athlétique et critique, artiste aussi, savant en matière de littérature, pense Carabin.)

— Je vous en prie, ne gâchez pas ce repas !

— Je ne ferai rien pour le gâcher. Je n'ai pas faim si vous pensez que je n'ai plus faim. Sinon, vous me laisserez une place pour penser avec vous.

(Ce que Carabas vient de dire, les dents serrées, les yeux baissés, et les doigts crispés, il l'a déjà dit à plusieurs reprises, tout bas, pendant que Carabin lisait à haute voix, à la fois pour le magnétophone et pour Carabas, la nouvelle écrite par Carabas sans intention de la publier.)

— Et vous ne l'avez pas publiée ? Ou bien personne n'en a voulu ?

— Ce n'est pas la question.

— C'est celle que je posais.

— C'était un brouillon, une manière d'en vérifier l'intérêt.

— L'intérêt qu'elle pouvait avoir à vos yeux ou aux yeux des autres ?

— Ce n'est pas la question.

— Bon Dieu ! Il y a une différence entre vous et les autres, non ?

(Carabas, sur le canapé, a un regard désespéré. Il ne veut pas parler des autres. Parlez donc à leur place ! lance Carabin. Carabas reste muet. Il se gratte la tête, regarde ses ongles, on dirait qu'il sourit parce qu'il connaît la réponse à la question de Carabin qui exhibe son impatience en jetant le bas des rideaux au-dehors. Carabas semble aimer ce geste de dépit. Il reparle de la pluie, il l'annonce avec douceur, les rideaux vont se mouiller, le vent les tordra dans cette étreinte qui croît toujours avec la fuite des silences au-delà du présent, dit-il lentement, cherchant le mot, l'articulation, la correction grammaticale. Vous attachez de l'importance à ces foutaises ! dit Carabin par pure provocation, mais il sait bien que c'est le genre de remarque qui flatte l'esprit d'aventure de Carabas, il sait que c'est la meilleure manière de commencer une conversation avec lui, sans chercher le moins du monde à l'orienter, Carabas se charge toujours d'en détruire les non-sens, les platitudes, les clichés, les on-dit, etc. Carabas est un spécialiste, un rameur étroit, un athlète du corridor, un cueilleur de caquet, dit Carabin.)

— Vous exagérez ! fait Carabas en rougissant.

— Mais je n'ai rien flatté qui vous oblige à me répondre.

— Vous me tendez la perche. Nous avons une heure à éterniser avant le repas.

— Voulez-vous qu'on en parle, de ce festin ?

— Avant de l'achever ? Qu'en diriez-vous ? Je dormirai peut-être.

— Pour rêver à un festin digne de votre savoir-faire ?

— N'en parlons pas !

— Comme je vous comprends !

— Mais non ! Vous ne comprenez rien. Vous...

(Carabas est de nouveau au bord de la crise de nerfs. Cette fois, il ouvre la bouche et secoue piteusement ses doigts sur l'accoudoir du canapé. Un gargouillement le fait rougir. Carabin est statique.)

— Dites-le, fait-il calmement. Dites ce qui manque, ou ce qui est superflu. Dites quelque chose de critique, de musclé, de sensé, cohérent...

— Vous ne m'aidez pas.

— C'est tout ce que vous me reprochez ? De ne pas vous aider ?

— Ce n'est rien, naturellement.

— Ce serait quelque chose si vous vous expliquiez. Vous n'allez pas retourner au silence aussi facilement. Pas vous !

— Pourquoi pas moi ?

— Vous aurez faim le moment venu.

— La pluie commence de tomber, je vous l'avais bien dit. Les rideaux vont se mouiller si vous les laissez pendre à la fenêtre. Vous feriez bien aussi de fermer la fenêtre. La pluie ne manquerait pas de faire une flaque sur le parquet, une flaque de pluie vite évaporée, mais qui laisse une trace. Mais je vois bien que vous n'avez pas l'intention de remettre les rideaux en place ni de fermer la fenêtre. Vous n'avez pas non plus l'intention de vous faire une idée de la flaque de pluie qui arrivera au parquet sans que ça ne vous préoccupe plus longtemps. Vous allez laisser faire le temps. Vous n'allez pas collaborer à son intrusion le temps d'une averse. Vous avez une idée précise de la seule manière, à votre avis, de combler le temps perdu. La pluie et le vent agitent les feuillages dehors. Vous entendez ? les gouttes dures et précises sur la verrière de la serre ? l'agitation presque mélodique du grand tilleul dans la descente vers le bassin de pierre ? Vous devinez ? la surface de l'eau ? la rigole et ses rigoles et les rigoles d'autres rigoles ? la terre mouillée ? déplacée ? déchiffrée ? Le pas d'un visiteur ? Vous attendez quelqu'un ?

— Personne. C'est dimanche.

— Dimanche ?

— Pourquoi pas dimanche ?

— En effet. C'est mercredi.

(Carabas se laisse tomber sur le côté et se tourne sur le dos. Carabin soulève ses jambes mortes et les dépose soigneusement sur l'accoudoir.)

— Je vais vous chercher un coussin, dit-il.

(Il revient une minute plus tard avec un coussin qu'il cale savamment dans le dos de Carabas. Celui-ci se détend lentement, un bras sur le dossier, l'autre pendant en dehors du canapé. En passant, Carabin l'a enjambé inconsciemment. Carabas rit de cette inconscience. Elle lui fait du bien. Il a envie d'en parler, mais Carabin s'est arrêté à la porte, une main sur le bouton, l'autre dans une poche qu'il secoue nerveusement. Qu'est-ce qui vous fait rire ? Je vais chercher un autre coussin. Je peux ?)

— À laquelle de ces deux questions dois-je répondre ?

— Qu'est-ce qui vous fait rire ? Vous avez l'air heureux.

— Répondez donc aussi à la deuxième question.

— Vous mangerez bien si vous vous maintenez dans cet état de bonheur. Encore un peu, et je le partage avec vous.

— Mais qui vous a dit que je voulais le partager ?

— Vous ne cessez de me le dire. J'aime vous écouter.

(Carabas redevient sombre d'un coup. Pas de blague ! fait Carabin en secouant un doigt. Je reviens. Autre minute d'isolement. La première, il n'y a même pas pensé. Elle est passée sans lui. Cette fois, il essaie de reconsidérer toute la relativité de sa chance. C'est une chance d'être encore en vie, dit-il tout haut. Il regarde la porte. Carabin n'a pas entendu ce que je viens de ne pas lui confier, pense-t-il. Il a envie de risquer un autre aveu. Carabin s'y cassera le nez, comme sur tous les autres.)

— Voilà un autre coussin, marmonne Carabin en revenant. Laissez-moi vous aider. Je vous aime mieux comme ça.

— J'ai l'air si triste ?

— Non, je voulais dire que je vous préfère assis(e) sur un canapé que dans ce maudit fauteuil que vous refusez de motoriser, à ce qu'on m'a dit.

— Ma main ne comprendrait rien à la manœuvre. Je vais perdre l'usage de cette main aussi, vous le savez. Je n'ai pas bien compris pourquoi. Quel dommage qu'il y ait une explication !

— Le temps de mes explications est passé. Je suis plutôt dans l'attente des vôtres. Quand se reverra-t-on pour la suite ? Préférez-vous attendre la fin de l'été ? Je passe le mois d'août en Espagne.

— À Polopos ?

— Pourquoi pas Polopos ? J'y ai des amis. Ce sont vos amis aussi, mais vous les négligez. Vous êtes leur seul sujet de tristesse.

— Gisèle viendra avec vous ?

(Nous y voilà ! pense Carabin.)

— Vous n'avez même pas remarqué que la pluie a cessé de tomber.

— Les rideaux sont mouillés, je vous avais prévenu.

— Je sais. La flaque de pluie existe bel et bien. Elle n'existerait pas que je n'en croirais pas mes yeux. Vous faites vrai quand vous faites.

— Vous n'avez pas répondu à ma question.

(Je vais le faire, pense Carabin. Point par point.)

— Comment savoir à l'avance ce que Gisèle fera ou ne fera pas ? Vous le savez, vous ? Vous n'avez plus besoin de le savoir. Je vous envie.

— Je ne comprends pas...

— Vous comprenez ce qui vous arrange. Voulez-vous que l'on change de décor en attendant le repas ? Si nous allions faire un tour dans la serre ? Je vous enseignerai ce que je sais de la botanique.

— La pluie a-t-elle vraiment cessé de tomber ?

— Puisque je vous le dis. On se mouillera un peu les pieds. D'ici, je peux voir la porte de la serre. C'est le vent qui l'a ouverte. Comment s'appelle le jardinier ?

— Je ne le connais pas. Je ne l'ai jamais vu.

— Comment est-il possible de croiser le jardinier sans le voir ? C'est un homme bruyant. On est obligé de le regarder passer tant le bruit qu'il fait demande une explication. J'ai oublié son nom.

— Je n'ai vraiment pas envie de voir la serre. Je regrette pour vos rudiments de botanique. Un autre jour...

— Mais ce ne sont pas des rudiments, Carabas. Je ne suis pas un homme à rudiments. J'aime trop savoir ce que je sais. Tant pis pour la serre. Tant pis surtout pour le changement de décor.

— Il me semble que le magnétophone est en train de tourner.

— Cela vous inquiète ?

— Nous avions convenu de ne pas enregistrer cette conversation.

— Il n'y a pas de magnétophone dans la serre. Ne me dites pas que vous souffrez vous aussi du syndrome d'Orwell !

— Je ne connais l'existence que d'un seul magnétophone, celui-ci.

— Vous croyez à des ramifications, à des extensions, des réseaux à l'intérieur des murs, un souterrain micrométrique, un labyrinthe obligatoire ? Je n'ai pas passé tout ce temps avec vous pour vous entendre me raconter des sornettes.

(Carabin regarde sa montre, puis l'horloge sur la cheminée. Il hausse les épaules en ajustant l'heure sur son poignet, du bout des doigts, sortant un bout de langue écarlate qui intrigue Carabas.)

— Si c'est de Gisèle dont vous voulez me parler, dit Carabin en tirant sur la manche de sa chemise pour couvrir le cadran de la montre, il faudra bien me permettre de remettre le magnétophone en route.

— Nous n'avons pas le temps. J'ai peur de n'avoir pas le temps.

— En tout cas, vous n'avez pas pris le temps nécessaire à la totale compréhension de cette nouvelle dont vous venez de me dire que c'est un brouillon.

— Je n'ai pas dit l'avoir inachevée.

— Il n'y a donc rien d'autre à ajouter pour l'éclairer.

— Non, rien qui me vient à l'esprit en tout cas.

— Pas même une tentative de description de la trahison de Gisèle ?

— Ce n'était pas le sujet de la nouvelle.

— Je sais bien que ce n'en était pas le sujet, mais pourquoi vous être donc arrêté à une minute de l'accident ? Ne fait-il pas partie de cette histoire ? On aurait aimé une description relativement à la trahison de Gisèle.

— Je sais, dit pensivement Carabas. (Il répète : je sais et Carabin pense : non, il ne le sait pas et il n'a même pas l'intention de me tromper sur ce sujet délicat. Il faut que je me souvienne. Il est arrivé ici à la fin de l'automne 83. L'accident a eu lieu dans la soirée du 10 août de cette année-là. Il était paralytique avant l'accident. Une blessure de guerre, je crois. Ce qu'il a perdu dans cet accident, ce n'est pas l'usage de ses jambes, c'est celui de sa mémoire. Il en joue en virtuose depuis cette époque. Gisèle est arrivée en plein hiver. Je l'ai épousée l'été suivant. Elle m'a raconté sa visite à Carabas, dans cette chambre où il tentait de reconstruire son personnage à défaut de pouvoir retrouver un sens à sa personnalité. Que m'a-t-elle dit de cette visite qui m'a intrigué à ce point que j'ai cessé de l'écouter dans l'espoir qu'elle s'en aille pour que je puisse aller l'interroger ? Elle racontait mal. Selon elle, il n'y avait pas de mot pour décrire le silence. Elle l'avait comblé comme elle avait pu, c'est-à-dire avec un flot de paroles qui était la seule expression de ses sentiments. De quels sentiments parlait-elle ? Quand j'ai enfin pu poser la question à Carabas, il n'a rien répondu. Il s'est contenté de sourire. Et depuis, aucune explication n'est venue de sa bouche pour occuper mon intelligence. Rien n'a filtré, ni de sa bouche, ni de son regard qui est un fleuve d'expériences. Consentirait-il à en parler si je le lui demandais ? Comment lui demander un tel effort ? Il regarde le micro sur la table avec un air qui en dit long sur son hésitation à se laisser aller à plus de confidences. Un rien pourrait interrompre son débit. Cette fois, je ne le retrouverais plus. L'erreur n'est pas le portail de la découverte. Ce jugement ne m'offense pas. Il rétablit la vérité chaque fois que je penche pour la magie. Il n'aime pas la magie. Je le soupçonne d'être un scientifique raté. Je ne peux pas lui en parler comme ça. Il est trop tôt. Nous n'avons pas parcouru la moitié du chemin, tant s'en faut. Et puis c'est son chemin, pas le mien. Je marche sur des braises. La douleur est la mienne. Il n'a plus rien à perdre. J'ai un livre à signer si je veux l'achever. Il n'écrira plus rien pour contredire sa parabole dans le plan qu'il occupe depuis si longtemps, plus rien pour dépasser d'un cran mes propres propositions explicatives de son état. Gisèle est le mot de passe.)

— Vous dites que vous savez, risque soudain Carabin en revenant à la fenêtre, mais rien sur ce que vous savez de la trahison de Gisèle.

— Je ne veux pas me mêler de vos affaires.

— Mais ce ne sont pas de mes affaires dont je vous demande de parler.

— Gisèle et vous...

— Gisèle et moi ! Quelle importance, Gisèle et moi ? S'agit-il de moi chaque fois qu'il est question de Gisèle ? Elle vous a trahi presque un an avant de m'épouser. Ne cherchez pas, je vous en prie, à établir d'autres rapports en forme d'excuses pour ne rien dire de cette trahison qui ne me concerne pas.

— C'est un trait de son caractère !

— Pas du tout ! C'est un accident de son caractère. Enfin je vous demande de considérer que c'est un accident !

(Carabin ! se dit Carabas. Vous avez presque crié. Vous ne pouvez pas affirmer être étranger à cette trahison. Ce soir-là, je vous ai vu en compagnie de Gisèle, peut-être complice, peut-être amant. Il y avait tellement de sang dans cette flaque de sang ! Je ne veux plus m'en souvenir. Je ne veux surtout plus me souvenir de l'ordre qui a composé ces quelques minutes de ma pauvre vie. Quelques minutes pour tout casser définitivement. Une seule minute pour conclure, et la suivante pour continuer de vivre. Pourquoi commencerais-je ce que ce maudit magnétophone n'oubliera plus ? Il va me demander un commencement. A-t-il une idée de cette première minute ? Il a toujours une idée quand il s'avance hors de son territoire pour entrer dans la peau du personnage que je suis. C'est toujours une manœuvre. Il en a parfaitement compris le premier mouvement. Jusque-là, je suis un automate ponctuel, mais maintenant que son regard implore la remise en route du magnétophone, que vais-je décider ? Dans combien de temps arrivera le repas ? Va-t-il se remettre à pleuvoir ? L'air s'est radouci avec l'évaporation lente des flaques d'eau dans les allées de Rock Drill. De quoi aurait-on parlé dans la serre ? À quoi lui auraient servi ses connaissances en botanique ? Qu'aurais-je opposé à cette science du classement ? Des couleurs, des agencements, des points de fuite, tout un art de l'esquive romanesque, de l'attente esthétique, de l'arrêt expiatoire. Il a presque crié pour m'empêcher de juger l'attitude de Gisèle le soir de l'accident qui m'a coûté l'usage de mes jambes, de mon sexe, d'une partie de ma mémoire et de la totalité de l'espoir sur lequel reposaient toutes mes données lyriques. Il se tait. Il est dans l'attente de la fin de mon apnée. Il en connaît tous les ressorts. Il y a tant d'années entre nous, tant d'expériences, tellement de probabilités d'exister dans le même but qui n'est plus un secret pour personne.)

— Je m'excuse, dit Carabin doucement. Je me suis vaguement emporté. Je dois l'aimer encore un peu.

— Je ne la hais plus, murmure Carabas.

— J'aimerais tellement que vous me parliez de cette haine, dit Carabin qui plonge son visage larmoyant dans le rideau. Donnez-moi une date, des faits, des explications dans votre manière pour articuler le tout.

(Il pense encore à cette marionnette que j'ai été et que je ne suis plus. Il sait pourtant ce que je suis devenu(e) pour lui plaire. Il a pris tout mon temps. Maintenant il veut tout savoir de ma manière de haïr un être humain. Il ne se pose même pas la question de savoir si j'en ai aimé au moins un, d'un sexe ou de l'autre me nourrissant de cette substance au goût d'éternité. Je parlerai de l'amour avant de m'endormir. Promis.)

— J'ai peur de ne pas avoir le temps.

— Nous parlerons en mangeant, et même après manger. Nous ne dormirons pas avant d'en avoir parlé !

(Il est fou. Il m'approche de son délire. Pourquoi ne pas se laisser faire ? Je n'ai aucune chance de recommencer ma vie. Aucun autre décor pour l'initier à d'autres phénomènes. Aucune conception un peu avancée de l'écoulement du temps au moment d'avoir à le compter pour ne pas en mourir. Aucune chance d'arriver à ce point de la conversation où tout devient possible relativement à l'amour. L'amour d'une femme. L'amour d'un homme. L'amour d'un enfant. L'amour de la nature. L'amour des idées, des voyages, des vertiges, des hasards, des recommencements, des détours, amour de la vague et du sable dans un coquillage. Il faut toujours que je raisonne au moment d'être enfin moi-même. Il faut surtout que je ne trouve pas le courage de refaire ce qui m'éloigne du rêve initial. Je n'ai pas cette sorte de courage qui consiste à recommencer pour recommencer parce qu'il y a une chance de coïncidences sur mille autres chances de s'ajouter sans que cela ne pose aucun problème. Il n'y a pas de néant pour expliquer le désespoir. Il n'y a que cet atroce remplissement de sens dont j'ai fait mon métier. Mais qui parle ? Carabin ou Carabas ?)

— Oui... allô ! (Carabin vient de décrocher le téléphone dont la sonnerie a ébranlé tout le corps de Carabas qui se tâte le pouls en souriant.) De la moutarde ? C'est bon avec la viande ? Est-ce que c'est délicieux ? Vous ne savez pas ce que j'entends par là ? (Il donne un coup de coude à Carabas qui se tient le nez pour ne pas rire.) Qu'est-ce qu'on doit entendre quand on se contente du sens approximatif le mieux partagé ? Non, rien. Je me parlais à moi-même. Je parle aussi à mon invité. Bu ? Bu quoi ? Non, nous n'avons pas bu, pas encore : n'oubliez pas le vin. (Carabin fait signe à Carabas de faire tinter le verre sur l'acier de la roue ; Carabas s'exécute tandis que Carabin approche le micro du verre qui se brise d'un coup.) Du verre cassé ? Mon Dieu non ! Il n'y a pas de verre cassé, pas que je sache. Nous écoutons de la musique. Vous l'entendez ? (Carabas fait le pitre sur son fauteuil.) Je vais baisser le son. (Il fait : chut ! et Carabas s'immobilise en cours de mouvement : qu'est-ce qui vous prend ? dit Carabin.) Oui, oui. La sauce. La gelée aussi. Des amuse-gueules entre les plats ? Pourquoi pas ? Tiens ! C'est coupé.

— Il vous a raccroché au nez.

— Non, coupé, tout simplement coupé. (Il colle son oreille sur l'écouteur.) D'ailleurs il n'y a même plus un son là-dedans.

— Il y aura de l'orage dans l'air.

— À cette époque de l'année, cela n'aurait rien d'étonnant. Voulez-vous qu'on attende l'orage ensemble ? De quoi parler pour combler cette attente ?

— Nous parlions de Gisèle et de vous.

— Ah ! non, pas de moi. De Gisèle et de vous. Je ne comprends pas votre insistance à me mêler à cette histoire. Par quoi allez-vous commencer ?

— Par la fin, si vous voulez.

— Si ça vous arrange, pourvu qu'on s'y retrouve.

— Gisèle est venue me voir ici même, à Rock Drill, quelques mois après l'accident. À cette époque, je me souviens qu'il faisait froid et clair. Le ciel était d'un beau bleu pâle, presque sans profondeur. Je n'avais pas le droit de sortir de ma chambre pour je ne sais quelle raison médicale qui n'a pas retenu mon attention. Vous m'aviez autorisé(e) à ouvrir la fenêtre. Je pouvais même m'en approcher, à un mètre du radiateur qui imposait un mur de chaleur à l'air du dehors d'où ne m'arrivaient, pour me rendre compte de son existence, que des bruits, des bruits de voix et d'objets, et ce rectangle de lumière formé par la fenêtre où la part de soleil me semblait exagérée par rapport à cette ombre de feuillage et d'allées que rien ne traversait pour lui donner un sens favorable à ma solitude. J'ai passé des heures devant cette fenêtre à cette époque. Plus tard, on m'a donné un coin de la terrasse que je ne pouvais pas voir de la fenêtre à cause de la perspective cousue de ciel. Je crois que c'était l'été. Ma mémoire avait retrouvé au moins le chemin de son existence. Peut-être grâce à Gisèle, ou grâce à vous puisque c'est vous qui lui aviez demandé de me rendre visite. Ce fut une visite étrangement courte et silencieuse. La porte s'est ouverte sans ma permission. J'ai cru à une visite de routine. Je ne me suis pas tourné(e) vers mon visiteur. Je n'ai pas ouvert la bouche pour ébaucher un salut. En rêve, je traversais le mur d'air chaud au-dessus du radiateur, je traçais les grandes lignes de mon projet, j'en exagérais les perspectives et les contrastes, je revivais d'un peu de peinture à la place de la liberté que j'avais perdue. Le visiteur m'a parlé. Il s'approchait tout en me parlant. Je n'entendais pas le bruit de ses pas. C'est sa voix qui venait vers moi pour se faire entendre. J'ai consenti à demander qu'on m'aide à tourner le fauteuil. C'était tout ce que je pouvais faire si on avait l'intention de me parler. Gisèle posa une main sur le dossier, et le fauteuil virevolta sur place. Je vis sa main qui revenait dans l'autre main, le sac à main et les gants dans la main qui tenait le sac à main, le manteau ouvert sur un ventre ceinturé de blanc, la boucle or et argent en forme de demi-lune, les plis réguliers, la respiration sous les plis, et cette attente qu'elle me destinait pour m'y contraindre. Je ne la reconnaissais pas. Si elle était venue pour être reconnue, c'était raté. Son visage ne me disait rien, ni ses yeux que je rencontrai par force, pas même ses mains qui voulaient rencontrer les miennes sur mes genoux. Était-ce possible ? me disait-elle. Pouvait-elle fumer ? Elle fumerait à la fenêtre, assise sur le rebord, le manteau épais isolant ses jambes de la chaleur du radiateur. Je parlai du mur de chaleur, de l'impossibilité de le traverser autrement que par les moyens du rêve. Elle s'étonna de me voir divaguer. Elle m'avait connu(e) moins tragique. Moins tragique ? répétais-je en regardant ses genoux au-dessus desquels elle avait relevé la robe pour s'asseoir entre le montant de la fenêtre et le premier élément du radiateur, un espace où je n'avais pas songé une seconde qu'elle pût y insérer son corps et les vêtements de son corps. Vous voyez ? dit-elle en étalant le bord du manteau sur les premiers tuyaux. Je voyais le bras qui traversait sans douleur le mur de chaleur pour aller à la rencontre de ce que j'avais construit pour passer le temps avec moi-même de la façon la moins tragique possible. Mais elle prétendait que, tragique, je l'étais beaucoup plus aujourd'hui que dans le temps où elle m'avait connu(e). Je n'avais aucun souvenir de ce temps ? Je l'avais oubliée. Pourquoi ? Son visage m'apparaissait en contre-jour et par la faute de ce contre-jour, je ne pouvais pas croiser son regard qu'elle n'avait pas le désir de soustraire au mien.

(Carabas se tait. Il ferme les yeux sur ce regard. Carabin respecte un long silence, puis il dit : puis-je remettre en route ce sacré magnétophone ? Je sens que vous allez me révéler quelque chose. Carabas marmonne qu'il n'a rien à révéler. Il préférerait en rester là pour ce soir. Il se sent fatigué. Il n'a pas la force d'évoquer cet assemblage de détails qu'il connaît pourtant par cœur, depuis le temps qu'il s'y aventure.)

— Par cœur ! L'expression me plaît. Elle vous va comme un gant. Je regrette mon impatience, je regrette de vous l'avoir montrée, vous en connaissez maintenant le fonctionnement.

— Il y a du vent maintenant. Un peu de pluie.

— Ce n'est même pas de la pluie. Ce sont les gouttes arrachées aux feuillages par le vent. Vous l'entendez s'engouffrer dans le patio ?

— Je vous envie de pouvoir l'entendre.

— Voulez-vous que je vous raccompagne dans votre chambre ?

— Vous mangerez seul ?

— Ce ne sera pas la première fois.

— Vous n'aimez plus Gisèle ?

— Je n'ai pas fini ce que j'ai commencé, c'est tout. Mais vous en savez plus que moi en matière d'amour.

— Je ne crois pas, non. J'ai du mal à parler de Gisèle.

— Vous l'avez tellement aimée ?

— Ça me gêne d'en parler. C'est votre épouse.

(Carabin a un geste de dépit. Il remplit un verre et l'offre à Carabas qui le vide. Carabin le remplit encore.)

— Vous allez rouler sous la table, ce soir, Carabas.

— Cet alcool n'est guère compatible avec Z =3.

— Je ne savais rien de cette rencontre jusqu'à ce soir.

(Carabin regarde Carabas en hochant la tête, d'un air de dire : hé oui ! rien, pas un mot. Elle ne m'en a jamais parlé. C'est pourtant moi qui vous l'ai envoyée. Elle est revenue pour me dire qu'elle ne disait rien. Mais pourquoi ? m'étais-je écrié. Un secret ! Il y a un secret entre Carabas et toi ? Quelle est la nature de ce secret ? Non, plutôt : quel genre de secret pouvez-vous avoir en commun Carabas et toi ? Ainsi de suite, lui cassant les pieds le temps d'une soirée promise à d'autres désirs. Elle s'est couchée sans rien me révéler de ce secret. Il n'y avait pas de secret. Plus tard, j'ai su que vous ne l'aviez pas reconnue. Pourtant, il s'était passé quelque chose. Elle n'avait pas tort de prétendre que c'était purement sentimental. Parlez-moi de ce sentiment, Carabas. En dehors de l'amour que de toute façon vous aviez oublié. Elle savait exactement ce qu'elle disait. Je ne vous ai reçu que le lendemain de sa visite, dans l'après-midi. Il y avait de la haine dans votre regard. Vous la haïssiez. Il n'était pas difficile de s'imaginer pourquoi, mais ce n'était pas là le sujet de cette nouvelle étape de votre vie. Cette haine était tout un programme. Vous ne lui en avez rien dit. Je voulais savoir à quoi pouvait ressembler ce sentiment, même dans les faits d'un malade au bord de la crise mentale, à deux doigts de l'oubli définitif. Mais je ne trouvai pas la première question. Je suis resté là, gauche, obscur, impossible, à me demander comment ouvrir cette plaie sans que la douleur en masquât l'atroce profondeur où Gisèle était l'objet de la haine, verbale, à fleur de peau, presque extérieure au débat que je tentais d'inaugurer comme une nouvelle expérience sur le chemin de la découverte où m'a toujours placé ma chance de cocu et d'ivrogne à la fois. Voilà ce que pourrait dire l'air que je prends maintenant en vous avouant que je ne savais rien de cette rencontre, pas même l'incipit, et que c'est mon désir le moins fou de vous entendre la continuer par le moyen de l'évocation verbale où nous nous sommes vous et moi engagés pour le meilleur et pour le pire. Je ne peux pas vous supplier. Cet assemblage de détails, comme vous dites, ne mène peut-être nulle part qu'à cette morne habitude que vous avez à le reconsidérer chaque jour avec un peu moins de désir et toujours plus de réalité. Je n'ai jamais rien compris à l'amour de Gisèle, je veux dire à l'amour que je suis censé avoir pour elle. Qu'avez-vous compris, vous, de la haine qu'elle vous a inspirée jusqu'au vertige ? Vous avez voulu mourir pour mettre fin à cette haine qui vous ouvrait la porte de la mémoire. Je revivrais si j'ai une raison de ne pas aimer Gisèle. Comprenez-vous pourquoi je vous ai convoqué avec tant de soins ? Comprenez-vous ce que j'attends de votre désir de changement ?)

— C'est la pluie ?

— Dialogue de théâtre.

— Comment ?

— Rien. Je pensais tout haut. Rien qui nous concerne.

— C'est la pluie, non ?

— C'est la pluie. C'est l'orage aussi. N'en ressentez-vous pas les premières vibrations ? Écoutez plutôt !

(Carabas se fige dans une posture enfantine qui visiblement déçoit Carabin. Celui-ci paraît plus attentif. Il devient observateur de l'orage qui s'est annoncé d'un coup par une courte bourrasque qui a fait claquer plusieurs volets. À chaque claquement, Carabas a sursauté et chaque fois, Carabin l'a regardé en haussant les épaules, discrètement toutefois.)

— Si nous allions nous en rendre compte dans la serre ? propose-t-il mais il se souvient des réticences de Carabas à propos de la serre et il ajoute aussitôt :

— Si vous avez changé d'avis, bien sûr. Je n'ai pas l'habitude de forcer la main de mes... amis ?

— Si vous le voulez bien, pourquoi pas amis ?

— Je préfère toujours en parler en termes de maladie ou au moins d'anormalité, mais vous ne m'inspirez aucun de ces termes définitifs.

— Vous croyez en... comment dirais-je ?... je vais mieux ? C'est ce que vous voulez dire ? Vous en dites toujours moins que ce qu'on attend d'ordinaire d'un guérisseur. Votre fluide vous sauve de l'oubli.

— Vous détournez la conversation, Carabas. Nous parlions de l'orage, de la serre, et de nos ambitions réciproques. Vous changez de sujet. Je n'aime pas ça.

— La pluie est en train de remplacer le silence. J'aime ça. Pas vous ? Ce silence qui s'arrête au bord de la pluie, cette pluie qui s'approche de sa réalité musicale, le monde qui entre dans cette mesure en attente de définition...

— Vous devenez obscur.

— Non, je ne dois rien à la clarté.

— Je voulais dire : difficile.

— C'est mieux. Je préfère cette facilité d'accès à mon obscurité.

— Vous jouez. Vous ne définissez rien. On ne comprend rien. On abandonne.

(Carabas rit de bon cœur. J'aime la vie, dit-il, au bord des larmes. Je ne peux pas ne pas l'aimer. Même ces longues périodes de désespoir m'enchantent au point que je me suis persuadé(e) de leur nécessaire retour. Avez-vous mesuré la fréquence des crises ? Carabin fait un nœud aux rideaux, les assujettissant au mur ou plus précisément au tuyau blanc jaune qui monte et traverse le plafond. Pendant un moment, il écoute le pas de l'autre côté de ce plafond. Il pense : il se passe la même chose là-haut, un malade et un guérisseur, le même fluide dans le même sens, le même sens du charlatanisme, et le peu de chance de traverser le miroir pour en calculer l'obliquité par rapport à cette foutue réalité qui est bien la seule chose qu'on peut partager. Tiens ? L'orage s'est éloigné, ou il n'a pas eu lieu.)

— La pluie a cessé de tomber au moment où quelqu'un s'est mis à marcher à l'étage au-dessus, fait Carabas en guise de constatation.

(Carabin regrette l'orage. Il se souvient : c'est l'orage que je regrette au moment de l'emporter sur mon père à propos de sa raison qui chancelle. Il ne se souvient plus : mère était-elle présente au moment crucial ? Il s'éloigne de ce souvenir : qu'est-ce qui se croisait sur l'écran de cette dispute ? Gisèle ? Oui, Gisèle arrivait sur ces entrefaites. Et il l'épousait pour s'éloigner du château et de ce qu'il contenait de destructeur. L'instant d'après — il avait pris cette décision seul et elle lui en voulait —, elle parlait de revenir parce que l'avenir lui faisait peur. Peur ? demandait-il sur le chemin du retour. Elle connaît la peur. Je ne l'aimerai plus à cause de ça.)

— Carabin !

(Carabin sursaute sur ce cri de Carabas qui s'étonne de ce moment d'absence. J'ai cru, dira-t-il plus tard quand on lui demandera de se souvenir de Carabin à des fins judiciaires, j'ai cru qu'il était mort. Son visage était blanc comme un linge, témoignera-t-il. Le populisme de l'expression le dérouta par rapport à l'instructeur de l'affaire qui s'en étonnera de la part de la personne cultivée qu'il recevra dans son bureau avec un jeu de précautions parfaitement calculé dans l'optique de déjouer les débordements de cette culture qui, on s'en doute, n'aura que d'appréciables points communs avec la sienne propre.)

— Vous m'avez surpris dans un moment de réflexion intense, dit enfin Carabin en s'essuyant les lèvres sur un doigt savamment plié. Je ne sais vraiment pas ce qui m'a pris de m'abandonner ainsi au hasard de mon monologue intérieur. Je crois à son existence, vous savez ?

— C'est une existence bien morale, j'en suis sûr(sûre).

— Ne soyez sûr de rien quand il s'agit d'en savoir plus long sur toute espèce de tonicité. Vous ne craignez pas l'aventure ?

— À quoi pensez-vous ? Suis-je indiscret(indiscrète) ?

— Quel calme dehors ! Venez à la fenêtre ! Quelle odeur !

(Carabin s'est penché à la fenêtre. Il appelle quelqu'un qui répond par ce qui semble être un salut. Courte conversation. Carabin montre son visage dans l'angle du rideau. C'est le jardinier, dit-il. La rigole a emporté le fruit de son travail. Vous avez une idée de la nature de ce fruit ? Moi, aucune. J'aime les jardins pour leur surface. Jusqu'à une époque récente, je ne savais rien du mérite des jardiniers. Je connaissais leur existence sans me poser la question de leur mérite d'exister parallèlement à ma propre existence. Où en êtes-vous de l'existence des autres ? Nulle part ou ailleurs ? Il rit doucement. Carabas n'a pas vraiment écouté. Il regardait sa main valide à cause des mains du travailleur jardinier. Il pensait au jardinier en termes d'habileté. Que se rappeler pour évoquer une habileté remarquable ? Les coups de pinceau avaient une signification. Ils superposaient de la lumière dans tous ses états. Personne ne comprend cette lumière, avait-il conclu, donc c'est la mienne. Elle n'éclaire rien de visible. C'est la lumière de la peinture. La peinture, y avait-il pensé sur le chemin de cette lumière ? Il croisait son orgueil une fois de plus. Le jardinier avait, lui semblait-il, une voix de crécelle.)

— Une voix de crécelle ? dit Carabin pensif. Une voix de n'importe quel instrument à prière. Donnez-moi les noms de tous ces instruments !

(Carabas se met à creuser dans la terre de sa pensée. Instrument à prière ? L'expression me plaît. Si je lui disais qu'elle convient comme un gant à Gisèle ? Il me demanderait de m'expliquer. Expliquer la trahison de cette façon est un bon moyen de revenir au sujet de la conversation. Mais je ne veux pas avoir l'initiative de ce retour au présent. Il me reprocherait mon peu de sens de l'hospitalité. Heureusement que Gisèle est partie en voyage. Sinon, il l'aurait obligée à participer à cette recherche. Elle n'aurait pas manqué de le faire souffrir. J'ai couché avec elle pour lui faire un enfant. Il ne veut pas le croire. Il manœuvre adroitement l'instrument à prière. Prudence.)

— Quel dépassement de pouvoir encore s'en étonner ! lance Carabin pour commenter le premier coup de tonnerre.

(Carabas n'a rien entendu. Il attribue le commentaire de Carabin à sa propre divagation sur le terrain de la prière et de son usage social. Cela le plonge dans une intense réflexion qui l'éloigne de Carabin. Cet éloignement dure longtemps. Pendant ce temps, l'orage impose à Carabin un silence à fleur de peau. Il frémit à chaque éclair, contracte toute sa musculature du début à la fin du roulement sinistre du tonnerre. Entre deux éclairs, il dit : nous aurions dû nous abriter dans la serre. C'est là le véritable lieu de notre différend. Il s'étonne d'avoir pensé à sa relation à Carabas en termes de conflit. Il se le reproche en s'abandonnant au fracas suivant. Il y a là quelque chose comme le désir. Des gouttes de pluie entrent dans le salon. Il en observe l'éclatement sur le plancher, aux pieds de Carabas qui semble dormir, qui dort peut-être, ou qui veut le faire croire, parce qu'il se passe quelque chose entre lui et l'orage, quelque chose qui n'a rien à voir avec l'orage, éparpillement de Gisèle comme ces gouttes de pluie dont il va me demander de reconstruire l'averse et le nuage.)

— En y mettant du nôtre, dit soudain Carabin, on arrivera à la serre avant la fin de l'orage (Carabas ouvre les yeux).

— Vous ne voulez rien savoir de la suite ? demande-t-il crûment.

— La suite ? Il y a une suite ? Un autre orage vous voulez dire ?

— Vous devriez fermer la fenêtre. Un cousin à moi est mort de cette manière.

— De quelle manière est-il donc mort ?

— Par le feu ! Le feu de l'orage, vous savez ? Il fumait une cigarette sur le seuil de sa maison, protégé de la pluie par une marquise de tuiles. Le feu l'a coupé en deux, comme un arbre.

(Carabin ferme la fenêtre, dénoue le rideau, le déploie pour qu'il tombe jusqu'au plancher, et revient s'asseoir dans un fauteuil en face de Carabas qui continue sans sourciller l'histoire de son cousin mort de la foudre et du hasard de la foudre. Carabin l'écoute en se curant une oreille, puis l'autre. L'histoire n'en finit pas. L'orage non plus. L'orage de l'histoire du cousin de Carabas mort de la foudre et du hasard de la foudre, parce que l'orage derrière la fenêtre s'est apaisé lentement à partir d'une averse qui a martelé longuement les carreaux de la fenêtre. Carabin, maintenant, écoute moins l'histoire de Carabas, et plus le martèlement de la pluie. Où veut donc en venir Carabas ? Il y a une histoire dans son histoire, pense Carabin. Ce n'est pas mon histoire. Gisèle y revient toujours de la même manière. Il n'y a aucune explication à sa trahison mais il s'en est souvenu parce qu'il a été capable de la haïr. Quelle leçon pour le pauvre type que je suis, tout juste bon à l'aimer un peu, à peine, juste le temps de croire à l'amour. Je suis perdu si je continue d'y penser.)

— Mais elle se termine comment cette histoire ? dit soudain Carabin, excédé par de nouvelles considérations dont Carabas prétend à tort, à son avis, qu'elles sont de l'ordre métaphysique. Je voudrais bien le savoir, continue-t-il sur un ton qui recherche en vain la neutralité. Le repas ne va pas tarder à arriver. Surtout, ne vous moquez pas de l'allure de Sweeney.

— Sweeney ? Que vient-il faire dans cette galère ?

— C'est le serveur, fait Carabin étonné que Carabas ne sache rien de Sweeney. Il porte la veste de travers. Ne lui en parlez pas. C'est comme ça qu'il commence toutes ses conversations. Il se plante devant vous, ou plus exactement entre vous et le repas qu'il occulte pour imposer un port savamment illogique de la veste, ce qui ne manque pas de lui attirer des commentaires qui sont toujours le point de départ d'une conversation inachevable autrement que par un cri de révolte qui le... paralyse.

— Je vois, dit Carabas. Mon histoire ne vous a pas intéressé. Je croyais que vous m'écoutiez. Désolé(e) de m'apercevoir de cette manière que ça n'a pas été le cas.

— Ne m'en voulez pas. C'est moi qui vous en veux.

— Je ne recommencerai pas, c'est tout.

— Je veux dire que je vous soupçonne d'avoir cherché à nous éloigner de notre sujet de conversation. Pourquoi ?

— Vous voulez parler de Gisèle ?

— Je voudrais l'imaginer, dit Carabin.

(Il s'enfonce encore dans le fauteuil, à la recherche de la première image de Gisèle. L'imaginer, répète-t-il. L'imaginer et la retrouver. Je lui en parlerai si c'est nécessaire. Non, je l'ai perdue pour toujours. Elle est volage. Elle aime le sexe. Elle se raconte des histoires pour en passer le temps en revue. Vous ne la connaissez pas sous cet aspect.)

— Pourquoi n'ai-je pas écrit la suite de cette nouvelle ? se demande tout haut Carabas. J'ai toujours évité de me poser cette question. Je n'en ai croisé que la nécessité. Oui, elle est nécessaire, me disais-je. Et après ? Tout se termine parce que Carina ne peut pas avoir des enfants normaux ni même durables. Voilà la véritable fin, la seule douleur. Il n'y en a pas d'autres. Tout le reste est littérature.

— Laissez-moi en juger.

— En juger ? Il n'y a rien à juger. On en parle parce que Gisèle est votre épouse. Autrement, il n'y aurait même rien à en dire.

— Puisque je vous en prie.

— Cette curiosité ne me servira pas.

— Si vous le prenez par ce côté, qui est le moins amical, attendons la fin de l'orage et raisonnons-nous en imaginant... que pourrait-on imaginer pour le retrouver. Un bœuf bourguignon ? Une volaille aigre-douce ?

(Carabin allume un cigare par pure nervosité. Carabas dit qu'il ne supporte pas la fumée.)

— Allez-vous-en ! dit Carabin.

— M'en aller où ? Me faire pendre ?

(Pourquoi pas ? pense Carabin. Tout le monde a envie de tout savoir sur tout le monde, surtout si tout le monde aime tout le monde pour des raisons que tout le monde peut comprendre. Va te faire pendre, malade ! Je ne lui dirais pas la même chose avec les mêmes mots. Il faudra pourtant se résoudre à le jeter dehors. Je ne voudrais pas le faire sans avoir appris ce que cette haine de Gisèle, inattendue, explicable, nécessaire, a éclairé peut-être dans la seule intention de m'attirer comme un insecte impatient d'entrer dans la lumière pour que tout soit clair une bonne fois pour toutes. Trahison, cela explique la haine, ce n'est rien de l'expliquer, elle n'existe plus, elle a été le passage à une autre explication de Gisèle, le chemin le plus court du néant à Gisèle, mieux que sa nudité qui n'est qu'une différence de plus, et je lui demande de s'en aller, et il parle de se pendre pour se venger de ma démesure qui est toute ma connaissance du bien !)

— Il faudra que vous m'excusiez. Vous me faites perdre patience. Bien sûr, cela vous amuse de me voir perdre la maîtrise de la conversation. Vous êtes-vous rendu compte que l'orage a cessé ?

— Vous pouvez rouvrir la fenêtre. Il ne pleut même plus.

— Il fera peut-être frais maintenant, mais si vous y tenez.

— Faites ce que vous voulez après tout !

— Non, dites-moi ce que je dois faire.

— Mais vous ne devez rien faire, Carabin.

— Si, si, je vais ouvrir la fenêtre. Vous avez raison, il ne pleut presque plus. Il n'y a qu'un vent léger. Je le vois aux branches, aux feuilles mêmes qui ne bougent pas. C'est l'odeur de la terre mouillée qui vous fait désirer une fenêtre ouverte sur ce récent fracas. N'ai-je pas raison ?

— C'est ma manière de me rafistoler un peu.

— Ne vous en privez pas ! lance Carabin en se levant.

(Il ouvre la fenêtre, ne tire qu'un rideau, laisse l'autre en superposition avec l'écran de la fenêtre. Il dit : Ça va ? Carabas renifle dans l'air nouveau. Il frémit un peu. Je vous l'avais dit, scande Carabin. Le vent va se lever. Il ne manquait plus que le vent. Le vent toute la nuit, et pas de sommeil pour l'arrêter ! Quel cauchemar !)

— Voulez-vous que je vous parle de cette enfant, celle qui occupe les trois quarts de ma mémoire, celle qui a pris la place de tout le reste dont je ne peux même plus me souvenir ?

— Je sais de qui vous voulez parler. Je l'ai vu mourir. Vous a-t-on raconté que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour la sauver. Constance m'en a voulu pendant longtemps. Constance est la mère de cette enfant. Vous le saviez ? Vous agonisiez dans le fossé, je me souviens. Personne n'a eu pitié de vous. Antoine Godard, le père, a même tenté de vous étrangler. J'ai été le seul à l'en empêcher. Tout le monde m'en a voulu. Personne ne pouvait comprendre que vous n'étiez pas responsable de la mort de cette enfant.

— Je venais d'abandonner Carina à son chagrin. Je n'ai pas raconté cela dans la nouvelle que vous avez lue pour m'en demander la suite. Pas facile de revenir sur ce sujet qui a alimenté la polémique sur tout le territoire de Castelpu à Bélissens. Seule comptait la version de Gisèle.

— Elle vous avait vu courir derrière la fillette qui était nue parce que, disait-elle, vous l'aviez déshabillée pour la violer. Mais la fillette courait plus vite que vous. Gisèle revenait du village en voiture, accompagnée de Pierrot et de Jules. Elle a accéléré pour arriver plus vite sur le pont. Elle vous avait reconnu. Ni Jules ni Pierrot n'avaient vu la fillette et ni l'un ni l'autre ne croyait à votre intention de la violer. C'est ce qu'a affirmé Gisèle. Mais Jules ne se souvient pas de cette conversation. Il dit qu'elle a peut-être eu lieu. Il ne sait plus. Il voulait retrouver Agnès. C'était tout ce qui importait à ses yeux. Quant à Pierrot, il voit des fillettes nues chaque fois qu'on lui en parle. Sinon, il ne sait même pas qu'elles existent. Impossible de se fier à son témoignage. Gisèle ne veut rien changer à sa déclaration. La fillette a disparu dans le bois et vous l'avez rejointe dans la même ombre. Gisèle est arrivée à l'entrée du pont pied au plancher. Elle voulait y arriver avant vous. Elle y est arrivée en même temps que la fillette qui s'est arrêtée pour lui faire signe. Vous avez alors surgi de l'ombre et précipité la fillette sous les roues de la voiture. Votre propre corps a roulé sur le capot puis le pare-brise l'a expédié sur la chaussée jusque dans ce fossé où vous vous êtes immobilisé, traversé de terre et d'herbe, méconnaissable et presque mort. Que s'est-il passé ensuite ?

— C'est que... les choses ne se sont pas passées comme vous venez de le raconter.

— C'est la version de Gisèle. Elle a compté jusqu'à ce qu'on découvre que vous étiez un grand blessé de guerre, paralysé jusqu'au bout des doigts, et que par conséquent il n'était plus possible de vous imaginer à la poursuite d'une enfant dénudée par plaisir d'en finir avec son sexe.

(Silence de Carabas. Sa mémoire n'est pas celle d'un blessé de guerre. Il ne se souvient absolument pas du 25 mars 1969 à Huang. Il ne se souvient même pas d'avoir fait la guerre. S'il tente de se souvenir de la soirée du 10 août 1983, sa version diffère de celle de Gisèle sur un certain nombre de points dont Carabin, et ce n'est pas le seul dans ce cas, prétend qu'ils n'ont rien à voir avec la réalité. Ce 10 août 1983, dans la soirée, après avoir quitté Carina, Carabas est allé en direction du pont parce que Gisèle, qui était partie en voiture avec Jules à la recherche de Pierrot, lui avait donné rendez-vous sur ce pont et pas ailleurs. Il marchait tranquillement sur la route, pensant au ventre de Carina, à la mort qu'elle cultivait de cette manière, il en était persuadé, quand soudain un enfant nu a traversé cette route à environ cent mètres de la position qu'il occupait, passant juste sous un réverbère qui l'a aveuglé, l'empêchant d'être certain de ce qu'il avait vu. Il a accéléré le pas, puis s'est mis à courir toujours en direction du pont dont il apercevait la lanterne accrochée à un simple poteau de bois, à l'endroit même où une semaine plus tard un collège de villageois a élevé un crucifix de pierre et de fer en mémoire de la fillette morte écrasée par la voiture de Gisèle dans des conditions qu'il n'a pas pu contester, ni au moment où il gisait dans le fossé, ni plus tard sur un lit d'hôpital pendant qu'on lui expliquait qu'il s'en sortait au fond le mieux possible, n'ayant perdu que l'usage d'une main, petite paralysie qui venait s'ajouter à celle que la guerre, et l'ignominie qui s'y rattache, lui avaient déjà octroyée sans lui demander son avis. Cette deuxième version, moins cruelle et plus probable que celle mise dans la tête des villageois une minute après l'accident pendant qu'il croyait mourir au fond du fossé, il n'avait pas pu la contester à l'hôpital. À Rock Drill, quand il avait eu enfin l'occasion de s'exprimer librement, une heure après la visite de Gisèle, Carabin lui-même avait sombrement mis en doute la fidélité de sa mémoire. Pourquoi en reparler maintenant puisque rien n'avait changé ? Il y avait la version de Gisèle, à laquelle plus personne ne croyait plus, sa propre version dont Carabin ne voulait pas non plus entendre parler parce qu'elle ne cadrait pas avec des faits qui remontaient au printemps 1969, et enfin, la version de Carabin qui contredisait des souvenirs durables jusqu'à la certitude des faits qu'ils conservaient. Voilà où en était Carabas quand Carabin réussit, une fois de plus, à le remettre sur le chemin de cette mémoire labyrinthique qui était en fait une impasse et un moyen de crise.)

— Dites ce qui vous passe par la tête ! Ne cherchez pas à comprendre pourquoi c'est votre tête qui le produit. Vous avez l'habitude. Ne pensez plus à corriger les défauts de l'apparence. Laissez-vous faire. Je vous écoute.

(Carabas regarde le bras de Carabin sur l'accoudoir, le bouton de la manchette, le poignet sec et poilu de noir et de blanc, la main tranquille qui manipule un vieux crayon. Il n'est pas question pour lui de se livrer à ce jeu d'où Carabin sort toujours gagnant quoiqu'il arrive d'inattendu et même d'inespéré. Les doigts de Carabin ont longtemps joué du piano. Ce sont des doigts musclés, fortement articulés, ongles courts et cassés, le crayon y voyage selon le même mouvement répété comme les points du cercle où Carabin tente de l'enfermer. Aujourd'hui 21 juillet 1988, cinq ans ont passé depuis la mort de la fille de Constance et d'Antoine, dix-neuf ans se sont écoulés encore depuis la mort d'une autre fillette dont il a oublié le nom. Il se répète cette phrase plusieurs fois avant de l'abandonner à l'oubli. Il revient désespéré de cette tentative de donner raison à Carabin. Pourquoi ne pas donner raison à Gisèle ? Pourquoi ne pas plonger dans l'enfer de la pédophilie comme l'exige encore Gisèle ? Quelle différence y a-t-il entre cet enfer et celui de la guerre que Carabin s'efforce de situer dans sa mémoire avec ce souci d'exactitude qui n'est que la démonstration d'un savoir-faire ? Guerre ou pédophilie ? Je devrais peut-être me méfier chaque fois qu'on tente de me démontrer les raisons de ne pas choisir. Cet hiver-là, quand Gisèle est venue me voir à Rock Drill à la demande de celui qui allait quelques mois plus tard devenir son époux, j'ai revu l'accident avec une précision dramatique qui m'a dérouté(e) au point que toute mon attention s'est tournée vers cette haine dont j'ai eu soudain le besoin de parler, et c'est Carabin qui m'a écouté(e) parce que je parlais justement de sa future femme. Voilà le filtre nécessaire à la sauvegarde de ce qui reste précis et inaltérable. Gisèle est la femme de Carabin. Accroche-toi à cette idée pour regarder les doigts qui font de ce crayon un objet du regard et rien d'autre que cette vibration parfaitement explicable.)

— Depuis cinq ans, ou presque, dit doucement Carabas, personne n'a expliqué la nudité de cette fillette.

— Gisèle l'a expliquée, mais c'était un mensonge.

— Mon goût pour la pédophilie est un mensonge ?

— Gisèle est un mensonge. C'est plus exact, ne croyez-vous pas ?

— Elle existe bel et bien.

— Elle n'existe plus pour vous.

— Cela ne vous empêche pas de me demander de vous en parler.

— Ce n'est pas du tout ce que je vous ai demandé.

— C'est ce que j'ai compris pour ne pas comprendre.

— Vous voyez là un exemple de votre manière de ne rien expliquer pour que ça n'ait l'air de rien et vous réussissez à emporter l'adhésion de l'auditeur un peu inattentif à cause de la teneur qui n'a rien de commun avec ce qui le préoccupe en guise de projet et même de rêve.

— Comment expliquez-vous la nudité de la fillette si je ne l'ai pas provoquée moi-même pour satisfaire à des appétits contre nature ?

— Je ne l'explique pas. Je la constate.

— Y a-t-il une explication populaire ?

— Celle de Gisèle est populaire. Improbable mais populaire.

— A-t-on songé à une explication judiciaire ?

— Comment ne pas y songer quand les bruits courent à cette vitesse ?

— Je n'en ai jamais entendu parler. Elle me concerne toujours ?

— De loin ! (Carabas montre son visage irrité.) Si nous parlions d'autre chose. Est-il possible de revenir à notre sujet ?

— J'étais à la recherche de cet automatisme qui vous fascine tellement. Je le trouve simplement inutile. Il nous empêche de répondre à cette question.

— Quelle question ?

— La nudité de la fillette. (Carabas immobilise le crayon dans sa main.) Quelle est votre explication ? Vous en avez une ?

— Il y a toujours une explication pour en contredire une autre. Laquelle voulez-vous réduire à néant avec mon aide ? La populaire ou la judiciaire ? Je vous préviens que je sais me défendre.

— Vous ne défendez pas Gisèle.

— Elle ne se défend plus. Le temps est passé pour ce genre d'exercice. Son style est ailleurs, vous savez ? Elle aime les hommes jeunes. Ce Lorenzo, par exemple, qui vous a fait tant de mal. On le dit bien monté.

— C'est un grand poète.

— C'est sans doute ce qu'elle aime le moins dans sa personne.

— Vous êtes grossier. Par calcul ? Par ambition ? Bêtement ?

— Gisèle ne mérite aucun de ces styles.

(Carabin remontre son visage à l'angle du dossier sur lequel il appuie une joue crispée. Sweeney va bientôt frapper à cette porte, dit-il en se frottant les mains. Il pense : on n'avance pas. Il se lève pour tâter la fonte du radiateur. Sweeney va nous faire son cinéma, dit-il encore en secouant les rideaux. Il a un regard discret vers le magnétophone dont les bobines tournent en silence. Ce silence me pèse, songe-t-il soudain en s'amusant de l'importance que vient de prendre ce poids. Carabas augmente sa mémoire chaque jour, se dit-il. Mais dans quel sens ? Il sourit à Carabas sans rien dire de ce qui vient de lui venir à l'esprit et il se dirige vers la porte qu'il ouvre. Il jette un coup d'œil dans le couloir. Personne, dit-il. Pas même une odeur de cuisine pour nous donner le courage de recommencer. Parce que c'est ce qu'est en train de chercher ce bon vieux Carabas : un recommencement. Il ne sait pas où il va, mais il sait parfaitement recommencer pour chercher à le savoir. Que de dates précises, que de lieux moins nets, et que de personnages à la limite de la disparition pour reconstruire une mémoire qui n'a strictement aucune importance pour l'humanité qu'il rêve de séduire ! Sweeney en met un temps ! Ça ne lui ressemble pas. Sweeney est un fou ponctuel. Sweeney ne déroge jamais à aucune des règles qu'il s'est inventées pour parfaire sa folie. Pourquoi emploie-t-on des fous pour les basses besognes de Rock Drill ? Ce n'est pas une question de budget, non plus médicale. Un geste humanitaire. Quel emploi réserve-t-on à Carabas ? Il n'est pas fou. Il est en morceaux, jamais entier mais indemne de tout soupçon de folie. Sa nourriture est pourtant assaisonnée au lithium ! Carabin referme la porte avec d'infinies précautions : Carabas vient de s'endormir, la tête à l'équerre de son épaule, la bouche grande ouverte, les yeux mi-clos, et les mains croisées sur le ventre, comme un vieux. Sweeney le réveillera quand il rentrera. De quoi rêve-t-il ? La nudité de cette fillette ne l'a pas inspiré comme on aurait voulu. Il revient toujours au cœur du problème. Telle est la manière de Carabas. Il trouve la question et la pose à intervalles réguliers, au bon moment si c'est possible, ou par surprise s'il a décidé de mettre fin à cette mascarade. Pourquoi cette nudité ? L'explication de Gisèle était une trahison. Elle a eu ce qu'elle méritait. Maintenant elle donne son corps au premier venu dans cet hôtel de Polopos où ses infidélités n'ont jamais eu le goût de la trahison. Écart de langage, voilà tout. Lorenzo entrait dans cette lumière pour en mesurer l'écart. Savant calcul auquel je n'ai jamais eu droit, du moins directement. N'y pensons plus. Carabas est moins approximatif. Avec un peu d'exercice et beaucoup de patience, il deviendra précis comme une mécanique et insoumis comme la raison d'être de la mécanique. Il ne dort pas comme un enfant. C'est ce qui le préserve de la folie. Sweeney ne le réveillera peut-être pas. Un jeu à jouer. Le soumettre à la faim. Ne pensons pas au pire. L'été n'est pas aussi beau qu'on l'a souhaité ensemble à son retour en mai. Il était triste à cause d'une douleur lancinante dans l'oreille. Je ne peux même plus penser, avait-il dit en montrant le coin d'un carnet sous sa chemise.

— Et si on arrêtait de penser, comme une horloge s'arrête de mesurer le temps ? avais-je proposé pour abonder dans son sens.

L'image de l'horloge l'avait fait beaucoup rire. J'avais poussé son fauteuil sous les hêtres, à l'endroit d'une vieille ruche abandonnée. Il avait une peur panique des abeilles depuis l'enfance. Il ne se souvenait pas de l'évènement lui-même, ni de la date, pas même de la saison. Il y avait une ruche ou il n'y en avait pas. Une abeille l'avait piqué, dans le cuir chevelu, il s'en souvenait parfaitement. Aussitôt, il avait été pris d'un vertige. L'horizon s'était inversé d'un coup et il avait senti la morsure de la terre dans ses doigts. Un chien avait aboyé. Je l'encourageai à cultiver ce genre de souvenir aussi souvent que possible. Il sourit. Il doutait avec moi que ce fût vraiment un souvenir. C'était un arrangement relatif à l'abeille qui passait pour jeter un coup d'œil sur cette vieille ruche qui sentait la moisissure. Je souris aussi.

— Combien de temps pensez-vous rester avec nous ? demandai-je pour revenir de façon plus probable au présent qui commençait à ponctuer le temps que nous avions à partager plus ou moins équitablement.

— À la fin de l'été, je rentrerai à Bélissens où j'ai acheté une maison.

— Nous sommes voisins, donc.

— Une partie de l'année en tout cas, puisque l'autre, nous la passons à Rock Drill chacun à sa manière à ce que je vois.

Qu'est-ce qu'il voyait ? Les apparences de mon ennui ? J'époussetai le toit de la ruche et m'assis dessus. L'abeille furetait dans la paille qui dépassait à l'entrée. L'inquiétude de Carabas était réelle.

— Elle vous piquera si vous n'y prenez garde !

— Je ne suis plus un enfant.

— Vous n'en avez pas peur ?

— Peur n'est pas le mot exact. J'ai bien ce que vous dites que j'ai.

Il était impressionné par ma nonchalance. Ses doigts s'agitaient les uns dans les autres. Était-ce bien une abeille ? semblait-il se demander.

— Verrai-je Gisèle ? superposa-t-il à la précédente question.

— Je compte dîner avec elle ce soir. Voulez-vous la voir à ce moment-là ?

— Vous m'invitez ?

— Vous connaissez mes détours.

— Je la verrai donc ce soir.

Le problème était résolu. Il en avait d'autres dans sa réserve à problèmes facilement résolus. L'abeille n'était pas de ceux-là.

— Ma mère est-elle repartie ?

— À ce qu'il semble, oui.

— Sans même me dire au revoir.

— Elle retourne à White Spring Falls ?

— Où voulez-vous qu'elle aille ? Les portes de Lily House lui sont définitivement fermées. Vous connaissez la détermination d'Anaïs.

— Je connais Anaïs beaucoup mieux que sa détermination. Allez-vous donc m'en entretenir ?

La question resta en suspens. Carabas était ailleurs. Il ne parlerait pas de cette intranquillité. Il en masquerait la résurgence si c'était cela qui devait se passer d'abord entre nous. Je proposai une cigarette. Il ne fumait plus. Il pouvait se passer de fumer. Mais ce n'était pas aussi facile avec la pilule du soir. Inévitable ? Nécessaire, oui, marmonna-t-il sans me regarder. Quand commençaient nos entretiens ?

— Aujourd'hui même si vous le désirez, proposai-je en craquant une allumette sur le toit de la ruche. La volute de phosphore le rejoignit. Il l'aspira longuement, ne me regardant toujours pas. Aujourd'hui ? répéta-t-il. Ma mère a-t-elle défait les bagages ? Je n'en savais rien. Je le ferais dans le cas contraire. C'était bien une contradiction qu'elle avait recherchée en ne s'occupant pas de ses bagages qu'il ne pouvait même pas ouvrir lui-même comme il n'était pas difficile de le constater ! distilla-t-il lentement à mon attention. N'est-ce pas qu'elle avait l'esprit de contradiction ? Savais-je d'ailleurs qu'elle croyait à la version de Gisèle ?

— La version de Gisèle ? Je ne comprenais pas.

— Celle qui fait de moi un de ces affreux pédophiles !

— Je n'ai jamais entendu parler de pédophilie à votre propos.

— Vous mentez ! cria-t-il, ce qui eut pour résultat d'attirer l'attention d'un infirmier qui fumait sur la terrasse en compagnie de deux vieillards qui semblaient se chamailler pour un mégot ou un livre de poche. Tout va bien ? demanda l'infirmier en arrivant sur nous.

— J'ai eu peur qu'elle me pique ! fit Carabas fort à propos.

— Une abeille, complétai-je.

— Savez-vous que vous êtes assis sur une ruche ? dit enfin l'infirmier avant de retourner sur la terrasse.

— Ne me parlez plus jamais de pédophile ! me dit tout bas Carabas quand il fut certain que l'infirmier ne pouvait plus l'entendre.

Il se figea sur ce reproche. Il ne bougerait plus avant la pilule du soir qui avait sa préférence. Demain, de bon matin, il me parlerait en termes mesurés de son manuscrit et de sa douleur d'écrire. Il ferait le commentaire touffu de sa documentation sociale ou historique. Je ne me souvenais même plus de son dernier roman. Le héros était peut-être un pirate ou une aventurière de l'espace intergalactique. Maintenant, le fauteuil glissait sur le feutre d'un couloir où il avait sa chambre, au bout bien sûr, à droite du vitrail qui invitait à une moins sinistre continuation. J'ouvris la porte pour constater que les valises jonchaient le plancher comme des feuilles mortes. Victoria les avait éparpillées pour signifier l'importance de ses sentiments. Carabas fermait les yeux pour ne pas les revoir. Il ne dormait pas. Je poussai le fauteuil près de la fenêtre que j'ouvris. Il frémit. L'air était encore frais à cette époque de l'année mais pas au point de le rendre malade. Il avait d'autres ressources. Il savait exactement où il allait. Je me contentai d'aligner les valises contre le mur. Il reviendrait à lui au moment de la dernière pilule. Il serait temps de s'occuper de ces encombrants bagages.

Chez moi, à l'étage au-dessus, Gisèle ne m'attendait plus. Elle était installée devant le poste de télévision dont elle manipulait savamment l'image, un peu béate, presque sainte, populaire au fond, comme on l'aime à Bélissens où, à défaut d'avoir redoré mon blason, elle s'est ingéniée à nous retrouver un peu de cette crédibilité, paradoxale, qui nous manquait depuis belle lurette. La politique n'avait pas de secret pour elle. Aussi, ces séjours à Rock Drill, professionnels autant que personnels en ce qui me concernait, ne l'amusaient guère, d'autant qu'ils l'éloignaient de ses succès et surtout de leur importance à ses propres yeux. À Rock Drill, elle lisait, ne parlait à personne sauf à Sweeney qui lui rendait tous les services qu'elle voulait se faire rendre pour le simple plaisir d'être servie. Sweeney était aussi son chien de garde, son champion en cas de conflit et son souffre-douleur si elle avait du temps à perdre. Mais Sweeney la regrettait toujours quand elle n'était plus là pour lui rappeler ses défauts majeurs autant que ses petites manies qui lui valaient bien des persécutions de la part de Gisèle. Il l'aimait comme on aime la gloire : en attendant.

— Je t'attendais plus tôt, se contenta-t-elle de dire sans cesser de transformer du regard le flux d'images et d'autres distorsions.

— Malcolm est arrivé aujourd'hui avec sa mère, dis-je.

— Et Cecilia ? dit-elle encore par habitude d'associer Malcolm et Cecilia parce qu'ils vivent ensemble pour le meilleur et pour le pire.

— Cecilia n'est pas venue. Elle ne vient jamais avec Malcolm. Tu sais bien qu'elle ne quitte jamais Polopos.

— A-t-il amené son chat ?

Elle voulait se montrer amusante à défaut d'être agréable. Le chat de Carabas ne vivait plus depuis longtemps. Il était inutile de se disputer à propos de ce chat qui n'avait jamais eu une réelle importance, pas même aux yeux de Malcolm qui avait accepté le titre de Carabas parce qu'il n'avait jamais lu l'original du conte.

— As-tu faim ? dit-elle. Vous avez parlé ? Beaucoup comme d'habitude ? De moi au début. Pour remettre les pendules à l'heure. Pas question d'oublier une pendule à Rock Drill. Le temps parle pour elles toutes.

Elle se déconnectait du flux d'images. Elle revenait pour mesurer encore les défauts de ma cuirasse. Douce, précise, éloquente, me demandant si j'avais faim et, si c'était le cas, ce que je voulais manger. Avais-je une préférence ? Elle connaissait l'impact de ce mot sur mon esprit. Je pouvais choisir si je voulais. Elle me le proposait gentiment. La tête me tournait. C'était tout l'effet qu'elle faisait sur moi, ce vertige, cette approche d'une hallucination qui allait me hanter parce que Malcolm était revenu parmi nous, je veux dire : entre elle et moi, pour vivre avec nous, une nième fois, cet accident et cette mort, sa paralysie et l'image fugace du sourire de Virginie, la fille de Constance que Gisèle a tué parce qu'elle roulait trop vite. Maintenant, elle justifiait cette vitesse avec des arguments qui mettaient Malcolm/ Carabas hors de lui. Elle aimait cette fureur. Elle en vomissait de plaisir, disait-elle, et il ne comprenait pas pourquoi elle lui voulait tant de mal. Il lui poserait la question demain, avant l'apparition du mal qu'elle lui destinait pour d'obscures raisons, disait-il, qui n'existaient que d'être obscures. Gisèle rirait aux éclats, caressant sa gorge d'une main et de l'autre retenant une mèche. Je n'avais aucun moyen d'éviter cette rencontre, ce désastre par lequel commençait toujours la cure de Malcolm qui comptait là-dessus pour annuler les effets de l'hiver sur sa déroutante constitution mentale. Je passai l'après-midi à revoir de vieux dossiers où mon écriture changeait. Sweeney tint compagnie à Malcolm pendant tout le repas de midi, attentif à en vérifier l'absorption et ses effets sur l'organisme dont je ne lui avais pas caché le mystère. Sweeney revint sur le coup de deux heures pour me dire que Malcolm n'avait rien mangé parce qu'il n'arrivait pas à se réveiller. Il n'avait pas cherché à lutter contre ce sommeil inexplicable. Il avait trempé sa langue dans la cuiller que Sweeney avait prudemment approchée de cette bouche qui lui avait semblé difforme. Je lui expliquai que c'était à cause des dents qui avaient été déplacées par le choc. Sweeney sursauta. Il n'avait pas fait le rapprochement avec l'accident. Il se gifla sur l'œil et, celui-ci fermé et en cours de gonflement, il décréta qu'il trouverait toujours plus fou que lui. Pas malade, dit-il en me quittant. Fou. C'est à dire aussi normal que peut l'être un fou.

Je me replongeai aussitôt dans mes dossiers. Virginie y figure à la lettre G. Un mauvais souvenir. Un sale moment de la vie plutôt. À partager avec Malcolm qui est le premier à en mourir, avec cette lenteur épouvantable que nous impose la mémoire. Pour nous, la mémoire n'est animée que par l'incertitude et l'à-peu-près, tandis que la sienne est un système de connexions qui remplace définitivement le temps. À la lettre G, c'est Godard qu'il faut lire pour comprendre, ou au moins pour approcher le sens à donner à l'existence étroite de Virginie. La première fois que je suis allé voir Malcolm dormir dans cette chambre qu'il occupe à chacun de ses séjours à Rock Drill, ses bagages étaient alignés de la même manière contre la porte du placard. Une seule valise était ouverte. Il en avait extrait le portrait encadré de Virginie et il l'avait posé sur la table de nuit, sous la lampe de chevet qu'il avait laissée allumée. Son visage endormi reposait dans un coin de ce triangle de lumière cassé à l'endroit du lit et des draps défaits. Je m'étais assis près de la fenêtre aux volets mi-clos. Ce devait être une après-midi semblable à toutes les après-midi du jour de l'arrivée de Malcolm à Rock Drill. Ce soleil glacé d'un printemps à Rock Drill. Cette terre profondément humide, imperméable à la chaleur, semée de fleurs d'été et sens dessus dessous au bord des chemins. Malcolm aime toujours s'y promener, ce qu'il ne fait jamais seul. Pourtant, il ne trouve jamais les mots pour exprimer ce bonheur trop simple et si peu vraisemblable. Il pleure de rage en évoquant sa mémoire blessée. C'est cette rage obscure qui marque le visage de son sommeil. Il dort sur le dos, la bouche ouverte, les joues blêmes, il ne ferme pas vraiment les yeux, il y a un scintillement dans cette étroite ouverture, mais rien ne se laisse deviner de son rêve et de ses tentatives de l'anéantir. Mais cet après-midi-là, je n'ai pas ressenti le besoin d'assister au sommeil de Malcolm, en observateur ou provocateur du voyage à l'intérieur de soi. J'ai secoué les vieux dossiers, manipulé les bandes sans les écouter, j'ai traîné sur de vieilles ratures, leur donnant un sens provisoire, pour jouer avec cette attente et cet indéfini passé. Sweeney est entré sans frapper, comme à son habitude. N'étais-je donc pas allé surveiller le sommeil du marquis ? Avait-il perdu de l'intérêt ? Malcolm avait beaucoup changé. Sweeney l'avait reconnu à cause du fauteuil. Il y avait d'autres fauteuils à Rock Drill. Celui de Malcolm était le seul à n'être pas motorisé. Malcolm était aussi la seule personne, à la connaissance de Sweeney, dont le sommeil provoquait chez moi cette curiosité un peu « obscène » qu'il n'avait observée chez aucun autre mortel, dit encore Sweeney. Il apportait le café, les biscuits au gingembre et une goutte d'Armagnac. La perfection, dit-il en connaisseur d'un autre monde. Il s'assit sur le canapé pour me regarder siroter mon café. Il aimait m'entendre lui dire un compliment. Autre perfection. Puis il se leva d'un coup et disparut comme il était venu : peut-être pas.

Malcolm avait changé. Il s'était informé. Sa mémoire n'était pour rien dans ce nouvel agencement de son passé. Il progressait de l'extérieur. Il ne pouvait pas ne pas en souffrir. Il devait en souffrir atrocement. Il inventait la réalité avec une exactitude qui le détruisait. Et rien ne concordait. Tout se déplaçait dans un autre sens pour le blesser douloureusement. Il me réclamerait avant la nuit. Sweeney était sur ses gardes, prêt à se charger du message. Sweeney est un messager infidèle mais il établit toujours la connexion, ce qui prête souvent à confusion mais rend possible la relation, même à travers le portail de l'erreur et de l'infidélité. Je rangeai les dossiers, cartons et bandes, et sortis sur la terrasse pour y réfléchir. Gisèle se nourrissait d'un dessert dont le fruit sirupeux était ciselé à la cuiller.

— Je te cherchais, dit-elle.

— Je n'étais pas loin.

— Je veux dire que j'attendais de pouvoir commencer à te chercher. Ce n'est jamais facile de te trouver où tu es. Comment dit-on : « grande douleur » en anglais ? Ou en américain ?

— Que voulais-tu savoir qui n'a rien à voir avec la grande douleur ?

Elle remplace sa bouche par un morceau de fruit, puis elle dit : Jean arrive ce soir. Seras-tu disponible pour le recevoir comme un bon père reçoit toujours le fils qui rêve de le remplacer ?

Le fruit dépasse encore. Elle montre ses dents. Clin d'œil et nouvelle question pour me demander si la visite de Jean ne me dérange pas trop, compte tenu de la présence de Malcolm. Scinde le fruit.

— Je crois que Malcolm aime bien Jean et que Jean n'est pas déçu par Malcolm. Veux-tu que je te dise ce que j'en pense ?

— Ton organisme a-t-il vraiment besoin de toutes ces sucreries ?

— Mon esprit les trouve à son goût. N'est-ce pas suffisant pour tout expliquer ?

— Victoria est retournée à White Spring Falls, sans un mot.

— Sweeney m'a parlé du sommeil de Malcolm.

— Il m'a remplacé avantageusement dans cette tâche, je suppose.

— J'aime bien Sweeney. Il est utile, ce qui n'est pas ton cas.

— Moi je te trouve très utile.

Je l'étonne. De quelle utilité veux-je parler ? Je suis la mère de Jean, un point c'est tout. Elle avale le sirop, barbouille ses lèvres dans cette substance, gratte le fond de la coupe avec la pointe de la cuillère, tintement régulier qui me casse les oreilles. Je n'ai même pas pensé à Jean en pensant à Malcolm cet après-midi dans mon bureau.

— Jean a très peur de la critique de Malcolm, dit-elle. Il amène un manuscrit avec lui. Il a peur de Malcolm !

Elle rit, se pince le nez pour s'empêcher de rire, cherche une cigarette dans les plis de sa robe, la trouve, l'allume et se tranquillise. Elle aurait aimé avoir une fille, pour lui ressembler. Je lui ai donné un nain difforme et génial. Elle s'en plaint tous les jours. Elle ne manque jamais à cette crise de larmes. Mais Sweeney arrivait lentement dans l'escalier étrangement pentu qui mène à la terrasse. Il s'arrêta dans la pente. Avait-on besoin d'autre chose ? Il y avait cinq minutes à peine, dans la salle de billard, il avait été victime d'un malaise qui l'avait obligé à s'asseoir. Bien sûr, personne n'avait rien remarqué. Il avait gardé les yeux ouverts et les mains parfaitement tranquilles. Il n'y avait rien à lui reprocher par conséquent. Mais il ne pouvait pas se taire. Il fallait qu'il en parlât à quelqu'un. L'un de nous deux était-il disponible pour l'entendre s'expliquer sur les raisons de son malaise qui était un malaise d'origine sentimentale. J'ai beaucoup aimé, dit-il en s'asseyant à la même table que Gisèle. Cela me fait du tort, cet amour qui remplit le passé. Je ne sais rien de l'avenir, voilà ce qui en découle. C'est logique comme le mal, dit-il encore. Il fallait en penser quelque chose. Mais quoi ?

Voilà ce qui amusait Gisèle. Et Jean qui n'allait par tarder à compléter le divertissement auquel elle se livrait corps et âme par pure perversité. Malcolm ne jouerait pas le jeu, je le savais. Ai-je parlé du portrait de Virginie ? Je n'ai pas parlé de sa manie de tout observer à travers une lunette d'approche qu'un de ces ancêtres a ramassée par terre pendant une bataille, n'importe laquelle, qui a marqué la guerre de Sécession. Malcolm passe son temps, ici à Rock Drill, sur la terrasse, n'acceptant la promenade que du bout des lèvres, bien qu'il finisse par y trouver le bonheur et par s'en souvenir dans les meilleurs termes, même si ce ne sont pas les plus définitifs. Avec le calepin de cuir rougi qui l'accompagne toujours pour cristalliser des moments de pur hasard, il emporte avec lui cette lunette magique qui réduit les distances toujours dans le même rapport mais sans que Malcolm, apparemment, s'interroge sur l'incompressibilité de ce rapport fixé une bonne fois pour toutes par l'histoire familiale. De loin, Malcolm visait Gisèle, toujours Gisèle, Gisèle nue ou parée pour la fête, distante ou bavarde jusqu'à l'ennui, et il en savait toujours plus, le temps aidant, sur la manière de l'approcher sans, cette fois, tomber dans le piège de sa passion. Passion. Malcolm comprenait tout le sens de ce mot appliqué à l'existence de Gisèle. Un jour qu'il était particulièrement disposé à parler des autres sans interférences de moi, il résolut la question de Gisèle en évoquant pour la première fois, mais sans l'approfondir, la visite que Gisèle lui fit quelques mois après l'accident, en plein hiver, dans cette même chambre à Rock Drill. Il avait vu entrer une femme qu'il ne connaissait plus. Son premier réflexe avait été cette distance et il n'avait rien trouvé pour la définir, ni sentiment ni mot. Passion. Le mot me revient comme un reproche. Malcolm répétait : ni sentiment, ni mot. Était-ce rien ? Maintenant, il prononçait le mot : haine, et il me révélait la substance de son retour à la mémoire totale d'un bout de temps qui pouvait me nuire s'il en parlait.

— Peut-être que Monsieur de Vermort pourra répondre à cette question.

Je sursautai. Gisèle me regardait dans l'attente de cette réponse et Sweeney montrait à quel point il était ravi que Gisèle me la posât pour mettre fin au bavardage qui menaçait de mort son discours.

— Monsieur est trop occupé par l'arrivée de Malcolm, dit-elle pour me relancer sur la piste de Sweeney. Sans compter que Jean arrive ce soir.

— Monsieur Jean sera là ce soir ? exulta Sweeney qui savait à merveille le langage de l'exagération. J'aime beaucoup Monsieur Jean.

Il ne l'aimait pas. Il l'épiait dans l'espoir de le surprendre en défaut de solution face à l'inattendu qui reste la plus forte probabilité de se tromper de route à Rock Drill.

— Dites-moi, Sweeney ? Cela fait combien de temps ?

Une éternité. Sweeney a toujours existé. Il a précédé Rock Drill d'une bonne éternité d'hésitations à prendre le chemin de Rock Drill pour seule solution raisonnable. Il sourit, se déformant jusqu'à la douleur. Il ne sait pas. Il ne se pose d'ailleurs pas la question. Quelle question, Sweeney ?

— J'ai mal au cœur, dit-il.

— Fiche-lui la paix ! dit Gisèle.

Sweeney ne s'attend pas à la trouver généreuse, pas regardante comme il dit, ou simplement attentive, impuissante à lever le voile mais au moins entrouverte pour laisser le passage au regard qu'il sait exact quand il existe. Sweeney n'a plus mal au cœur. Il reconnaît qu'il a menti. Pourquoi, Sweeney ? Est-ce que je mérite le mensonge ?

— Je fais ce que je peux pour être utile sur cette terre, déclare-t-il.

Il ne répond à aucune question. Sweeney n'est pas l'homme qui s'interroge. Il sait peu de choses et il passe son temps à les ordonner, ces choses, pour que ça ressemble à quelque chose qui ait l'air de quelque chose. Mais de quoi ça a l'air, cette personnalité, Sweeney ?

Gisèle s'étonne de voir Sweeney rentrer en lui-même pour trouver quelque chose qui ressemble à ma question. Il trouve un souvenir, ou une connaissance, une comparaison lui paraît parfaitement admissible, mais il hésite à cause de Gisèle qui est une femme cruelle. Est-ce que je dois répondre à toutes mes questions, Sweeney ? Il rit enfin, jette un œil sur Gisèle qui l'attend au passage de sa fragilité. À quel moment arrive-t-elle, cette fragilité qui déplaît tant aux femmes, Sweeney ?

Sweeney se tait. Il sourit encore, un peu satisfait de n'être pas allé au bout cette fois. Au bout de quoi, Sweeney ? Combien de temps encore avant d'être sûr de ne jamais mourir ?

— Cette fois c'est toi qui exagères, dis-je.

— Va me chercher quelque chose à boire !

Elle chasse Sweeney. Il ne reviendra pas. Il restera dans l'escalier avec le verre dans la main. Elle va le chercher. Elle a l'habitude de Sweeney. Il s'est arrêté en cours de route, en proie à la terreur qu'elle lui inspire. Elle le rejoint au bord de ce vertige et le remercie. Il redescend l'escalier en se disant qu'il l'a échappé belle. Il n'en parle à personne mais il sait que je sais. Au passage, il quémande une cigarette qu'il ne fumera pas. Il n'ose pas demander un livre ou une poignée de main.

— Jean a écrit quelque chose sur l'Amérique, dit Gisèle.

— Que peut-on écrire à propos de décor ?

— Des drames. Des tragédies. Des comédies. Des romans...

— Jean n'écrit rien de tout cela. Il n'a pas l'habitude du dialogue.

— Du dialogue ? Il y a des dialogues d'un bout à l'autre de ce qu'il vient d'écrire. Bavardages ? Mon Dieu, non. Il s'exerce à la mécanique. C'est un connaisseur, rappelle-toi bien.

De quelle mécanique voulait-elle parler ? Le château familial à Bélissens est bourré de mécanique : les instruments de mesure de l'observatoire astronomique ; les instruments de torture du musée des horreurs ; les tableaux, les objets exotiques, les escaliers, les aplombs, les voûtes, l'éclairage de la chapelle... ce château respire la mécanique des fondations jusqu'à la toiture. Et voilà que Jean s'exerce à en augmenter l'entropie !

J'oubliais Carabas. Une cigarette fumée d'un couloir à l'autre, ponctuation à l'angle d'une ouverture à cause d'une explication au sujet d'un dosage ou d'une interprétation erronée, retour à l'assemblage des pas l'un après l'autre mesurés pour arriver à la chambre de Malcolm l'esprit aussi dégagé que possible de la quotidienneté à Rock Drill laquelle est un essai, long et déconstructeur, sur la putréfaction. J'ouvre la porte. Malcolm ne dort plus depuis une heure. Il est assis dans son fauteuil. À mon entrée, il repose la lunette sur ses genoux. Elle brille d'avoir été frottée. Il a tiré la manche de son tricot dans la paume de sa main pour y lustrer le laiton et le cuir cylindriques. Un coup d'œil sur la table de chevet. La lampe est éteinte. Un verre d'eau. Le portrait de Virginie pour tout expliquer. La tentation d'en reparler aujourd'hui même. Il hésite un moment, les mains sur l'acier, le soumettant à l'idée de roulement, juste le temps de se convaincre, pour d'obscures raisons, que ce n'est pas le moment de parler de Virginie. Il s'attend à ce que je lui transmette le salut de Gisèle.

— J'ai changé mes habitudes, dit-il, triomphant un peu. Je vais faire le tour de Rock Drill, si le soleil m'en laisse le temps.

— Je vous accompagne.

Malcolm aime la compagnie. Sa solitude est un calcul. Il y revient toujours pour situer le lieu de sa prochaine conversation. Dommage qu'il ait si peu de souvenir à évoquer.

— Jean arrive ce soir, dis-je. (Sweeney nous épiait.)

— Nous parlerons d'Agnès avec lui. Elle a été l'amante de votre père, le vieux comte de père a été le maître d'Agnès peu de temps avant de mourir.

— Il y a eu d'autres amantes.

— Agnès a la préférence de Jean, je ne sais pourquoi. Peut-être une préférence marquée par la douleur.

— Je ne vois pas à quoi vous faites référence.

— Le problème, Carabin, c'est que je n'use d'aucun système de référence. Je me fie à des témoignages qui m'usent la santé, vous le savez bien.

— Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous parliez d'Agnès qui est une femme d'un certain mérite, je l'avoue.

— Mais on ne vous demande pas d'avouer quoi que ce soit à propos de cette femme qui est venue à bout de votre étrange père.

— Elle ne l'a pas tué. C'est une légende. Elle a un peu trop flatté sa démesure sexuelle. Ce n'était pas chercher à le tuer.

— Les gens préfèrent toujours l'aventure de l'assassinat, ce qui par ailleurs ne les rapproche nullement de l'idée de littérature.

— Vous en parlerez avec Jean. J'ai d'autres chats à fouetter.

— Pourrai-je réécouter les bandes de l'année dernière ?

— Si vous me promettez de ne pas vous livrer à un cut-up par trop déformant dans lequel il m'est désormais impossible de retrouver le moindre fil conducteur !

— Je me souviens de votre désarroi.

— Je me souviens plutôt de ma colère !

— Voilà Gisèle !

Elle avait changé de robe, de coiffure aussi, et ajouté une bague à ses doigts. Elle souriait en signe de bienvenue. Malcolm se mit à suer. Est-ce bien Gisèle ? demandait-il à voix basse.

— Comment va votre mère ? dit Gisèle en arrivant. Malcolm ouvrit la bouche pour ne rien dire. Elle remarqua la sueur. Elle avait posé la bonne question. Elle s'attendait à une réponse de ma part, mais cette fois Malcolm avait trouvé la force de poser une question à son tour. Voulait-il la surprendre à n'importe quel prix ? Elle dit : Personne ne m'écrit. Je glande toute l'année. Et vous ? Elle était aussi légère qu'elle voulait. Il la regarda papillonner. Il aimait sa robe, la bague retenait son attention et il cherchait la lumière dans ses cheveux, à contre-jour.

— J'ai changé mes habitudes !

Elle ne l'avait même pas remarqué.

— Je vous en veux.

Elle n'en reparlerait pas.

— Nous reverrons-nous ? Demain ? Dans l'après-midi, j'aurai envie de parler. Je parlerai avec vous.

— Jean arrive ce soir. Ah ! Vous le saviez ? Jean vous aime bien. De quoi parlera-t-il avec vous ? De mes amis ? De ma manière de les servir quand je me sens bien dans la peau d'une servante ? C'est moi qui vous en veux, bien sûr. Vous ne savez même pas pourquoi.

— Vous changerez de sujet de conversation, voilà tout ! dis-je.

— Il y a peu de choses à dire, murmure Malcolm en baissant les yeux. Autant les partager avec le bon interlocuteur.

— Vous ne savez pas vous tromper ! rétorque Gisèle.

Elle s'en va ? dit Malcolm en la regardant s'éloigner. C'était comme ça qu'il revivait la profondeur de tous ses personnages ; le premier jour il le passait à vérifier ses hypothèses de l'hiver. Il rencontrait une bonne partie de ceux dont il disait qu'ils le composaient et il se fatiguait à leur redonner un sens. Cette fois, il était tellement excité par ses dernières idées sur le sujet qu'il avait été jusqu'à supprimer ce sommeil du premier jour. Il venait de traverser Gisèle, ce soir il essaiera de comprendre les allusions de Jean. Il avait déjà bien pénétré ma substance analysante. Il se croyait en progrès sur l'année précédente. Restait à vérifier la solidité de ses hypothèses. Résisterait-elle aux changements et à l'usure qui était tout ce qui s'était passé depuis l'année dernière puisque personne de sa connaissance n'était mort ?

— Désolé, Carabas. Voulez-vous faire un tour dans le parc, histoire de nous détendre ? Gisèle a la manière de remettre les choses en place. Voyez comme tout concorde maintenant avec la réalité. Dire qu'on se préparait à rêver !

Rêver ? dit Malcolm. Pas tout à fait. Pourquoi ne pas rêver ? demandai-je pour lui être agréable. Je suis en progrès, dit-il. Vous allez vous en rendre compte. Voulez-vous entendre ma dernière version ? Amenez-nous sous les tilleuls. J'ai besoin d'ombre. Je serai moins long(longue) que d'habitude. J'ai mesuré même cette dimension. Tant pis pour le magnétophone. Nous y reviendrons si c'est nécessaire. Mais je crois que tout va changer entre nous. La raison n'est plus la même. Je ne dis pas que j'ai trouvé la tranquillité. La blessure est trop profonde. Il n'y a plus rien à faire pour gagner cette cohérence. Plus rien à rencontrer par le plus pur hasard. J'ai passé tout l'hiver à rechercher ces mots, ces répétitions, ces impasses. Je connais par cœur chaque changement de cap. J'ai tout ramené à ce don. Écoutez plutôt la complainte de Carabas. Vous m'écoutez, Carabin ?

Comment ne pas l'écouter ? Il annonçait sa tristesse avec les mêmes mots, avec la même ombre de tilleul, et la même assurance, bien sûr, pour masquer l'irréalité des faits les plus marquants. Pas de sourire sur ses lèvres, pour envenimer une satisfaction que j'étais le seul à lui souhaiter, puisque lui-même ne voulait pas en entendre parler. Était-il plus complet que l'année précédente, l'année où il avait emmêlé les fils conducteurs de notre dialogue linéaire par souci de sens ? Je ne dirai pas plus complet, commentai-je sous les tilleuls du parc de Rock Drill.

— Quelque chose manque à mon récit ? dit-il avec angoisse.

— Je ne veux rien savoir de ce qui manque à votre récit ! Si quelque chose manque, ce que je ne sais pas. Comment voulez-vous que je pense à vous aider si vous vous contentez de vous exercer à avoir du style.

Il se tut. Pour réfléchir ? Il ne répondit pas. J'attendais la suite de son récit. Quel était le numéro de la version ? 83, 84, 85, 86, 87, 88. Je comptais sur les doigts. C'est la sixième ! exultai-je.

— Je vous remercie de me rappeler ma lenteur.

— Il y en aura une septième, j'en suis sûr.

— Quelle sera la dernière ? Et pourquoi la dernière ?

— Oui ! ajoutai-je. Pourquoi ?

Nous quittâmes l'ombre des tilleuls. Dans l'allée, le soleil était agréable. Il exposa ses mains, me parla des miennes. Sweeney nous épiait.

— Vous me parliez de Virginie, commençai-je. Mais Sweeney prolongeait l'ombre d'un tilleul, comme une branche. Ce paradoxe m'exalta. Malcolm s'en rendit compte. Il vissa son œil dans la lunette d'approche qui ne le quittait pas. Que voyez-vous ?

— L'œil de Sweeney.

— Sweeney sait-il ce que vous êtes en train de faire de son œil...

— ...droit. C'est un fin calculateur.

— Laissez-moi voir.

L'œil de Sweeney était brillant d'une larme qui formait un début de goutte sur le rebord de la paupière inférieure.

— Avez-vous vu ?

— La même chose que vous, dis-je.

C'est peu probable. Sinon Carabas n'userait pas de cet artifice pour se rapprocher des autres. C'est un expert en balistique.

— Sortons de là ! dit-il.

Mais au moment de s'engager dans l'allée principale, nous vîmes Gisèle et Jean qui marchaient vers nous avec l'apparente intention de nous rencontrer. Jean avait l'air jovial. Malcolm me le fit remarquer aussitôt que Jean se mit à marcher plus vite que Gisèle. Il parlait déjà, mais de quoi ? me demanda Malcolm. Je n'en avais aucune idée. De quoi donc pouvait parler le nain Jean à une distance telle que lui-même ne pouvait pas espérer être entendu de son interlocuteur choisi entre les deux existants ? Gisèle s'était arrêtée pour nous attendre, cherchant du regard une bordure ou un angle pour s'y asseoir. Elle avisa l'accoudoir un peu rouillé d'un banc salement éventré par la pourriture. Ses pieds demeurèrent fermement ancrés au sol, elle qui avait l'habitude de croiser ses merveilleuses jambes chaque fois qu'elle s'asseyait, elle qui ne s'asseyait que pour se donner tout entière à l'attente provoquée normalement contre sa volonté mais toujours dans le sens de sa paresse.

Jean me baisa rapidement les doigts de la main gauche. C'était une sale manie de l'enfance, une rapidité d'exécution pour ne pas avoir à en faire trop en présence de plus éclairé que moi en matière de nanisme. Il me sourit toutefois, mais ne prit pas le temps de me parler en termes faussement flatteurs de l'apparition d'une nouvelle ride au coin de cet œil que j'avais de plus en plus de mal à fermer sur les réalités de ce monde. Il marchait déjà d'un pas rapide à côté du fauteuil que je poussais pour rejoindre le plus vite possible Gisèle et son sens de la touche réaliste qui met un point final à toutes les conversations. Pourtant, elle n'ouvrit pas la bouche à notre passage. Elle se contenta de se lever, et de nous suivre.

— Je vous ai amené la description complète de Virginie, disait Jean en haletant, une main posée sur l'accoudoir à côté de celle de Malcolm qui cherchait à la rejoindre.

— Une description ? fit Malcolm. J'ai besoin d'une description. Croyez-vous que la vôtre est complète ?

— Puisque je vous le dis ! Je vous la lirai. Je n'ai pas eu le temps de la mettre au propre. Mais ce n'est pas un brouillon, vous verrez.

— Quand ? Quand le verrai-je ?

— Demain si vous voulez !

— À la même heure ? Je me serai reposé(e). Aurons-nous le temps avant la nuit ?

— Nous prendrons le temps qu'il faut.

— Je compte sur vous.

Jean tourna la tête pour me regarder. Il m'offrit son regard pour que je lui donnasse un sens puis il s'arrêta d'un coup pour nous laisser filer comme le vent vers le bâtiment principal de Rock Drill, derrière lequel se trouve le bâtiment secondaire à l'intérieur duquel j'ai mes petites habitudes, par exemple offrir un verre à un ami, pourvu qu'il ne me demande pas de le partager avec lui.

— Qu'entend-il par description ? demandai-je à Malcolm que j'avais réinstallé dans le salon de réception de mon bureau. Il haussa les épaules. Pourquoi ce geste ? Le mot description avait-il un sens dans la bouche de Jean ?

— Jean m'avait promis un portrait de Virginie.

— Il y en a un sur votre table de nuit.

— Jean parlait d'un portrait en trois dimensions.

— Une statue ? Vous m'étonnez !

— Un dossier, si vous préférez. Une enquête. C'est devenu une description par la force des choses. Je m'y attendais, je crois.

— Jean est donc plus étonné que vous ?

— Plus heureux. Jean est plus heureux que moi.

À la fenêtre, je pouvais les voir revenir par la même allée. Gisèle parlait et Jean l'écoutait. Je le dis à Malcolm qui s'approcha de la fenêtre pour les observer à son tour. À son avis, Jean n'écoutait pas Gisèle.

— Il l'écoute toujours, dis-je.

— Pas en ce moment. Il est déjà dans notre conversation de demain après-midi. Gisèle est en train de lui reprocher de l'avoir trompée sur la nature de ses travaux d'écriture. Elle dit que ce n'est pas de la littérature.

— La description de Virginie n'est pas de la littérature ?

— J'en attends beaucoup. Et vous ?

— Comment le savoir ? J'attends beaucoup de votre impatience à tout revivre de la manière la plus conforme à la réalité des faits. Je n'attends rien de Jean sur le terrain du retour à cette réalité. Jean est un rêveur. Il aura rêvé tout Virginie. En premier lieu, cette égalité de...

— Vous n'avez rien compris. Taisez-vous. Ils vont nous entendre.

Gisèle avait levé le nez pour constater ma présence à la fenêtre. Elle me montra du doigt dans un geste machinal qui redirigea le regard de Jean. Lui aussi eut un geste mécanique, puis ils pressèrent le pas d'un commun accord pour rejoindre les appartements, de l'autre côté du patio.

— M'avez-vous invité(e), ce soir ? dit Malcolm sans attacher aucune importance ni à l'invitation ni au soir de son existence.

— Puisque vous le dites.

— Je n'ai rien dit. Je pensais plutôt m'excuser.

— Je comprends votre lassitude.

Donc, Jean avait bel et bien mené une enquête. Il en avait fait une description dans le goût de Malcolm, pour lui plaire ou pour le tromper, ce n'était pas mon affaire. Le fait est que cette description cachait une enquête. Malcolm n'avait rien d'un candide. Il avait lui-même répondu à toutes les questions que son esprit avait pu former sur le plan de cette description qui était tout ce qu'il attendait de la vie. Une seule question n'avait pas trouvé de réponse. Gisèle connaissait cette réponse. Je la connaissais moi-même. Tous les membres du Château la connaissaient. Nous étions tous passés par là. Virginie n'avait pas eu de chance. Et Malcolm s'était trouvé sur le chemin de sa mort à une époque où je cherchais à le mettre sur le chemin du Château. La fugue d'Agnès n'avait pas d'autre signification. Les membres du Château, les Godard y compris, accordaient une importance mystique à cette fugue. Le malheur avait changé le sens croisé de la fugue d'Agnès et de la course solitaire de Virginie dans la même nuit. Quel voile Jean levait-il sur ce mystère ? C'était la toute récente question de Malcolm qui est un professionnel de l'interrogation. Il savourait par avance sa victoire. Il avait refusé mon invitation à dîner pour me priver, tout simplement, d'un regard échangé avec Jean au-dessus des victuailles et des bouts de chandelles.

Sweeney nous avait épiés. Il époussetait un radiateur quand Malcolm retraversa le couloir dans le sens de sa chambre où il avait un livre à lire avant de s'endormir. Bonne lecture, fit-il après que Malcolm lui eut touché deux mots du livre en question.

— Dites-moi, Sweeney. D'où vous vient cette manie de m'espionner ? De Carabin ? De mon épouse ? Du fin fond de vous-même ?

— Vous venez d'épuiser les possibilités de réponse.

— Quel est le secret ? Est-ce un secret ?

— Carabin ne m'écoute jamais quand j'en parle.

— Quand Jean parle, il écoute Jean. Quoi de plus naturel au fond ?

— Vous vous moquez de moi, comme d'habitude.

— Loin de moi cette idée ! Mais cette surveillance m'intranquillise.

— Que penser alors de votre longue-vue ?

— Vous m'avez surpris(e) aussi dans cette posture ?

— Est-ce un vieux souvenir de guerre, cet objet ancien ?

— Une guerre, oui, mais pas la mienne.

— Vous reconnaissez enfin devoir quelque chose à la guerre.

— Une guerre lointaine, qui courbe l'histoire dans le sens où nous sommes pour en observer maintenant le déroulement heure après heure.

— Vous avez dit : ma guerre.

— Non, je ne l'ai pas dit. Enfin, je peux le dire puisque je ne m'en souviens pas. On peut tout inventer pour retrouver le temps. Pourquoi pas une guerre, et une blessure pour l'expliquer ?

— Pourquoi pas la mort pour ne rien expliquer.

— Vous me plaisez, Sweeney !

— Vous ne m'en voulez pas ?

— C'est Carabin qui vous donne des ordres, n'est-ce pas ?

— Je ne peux pas en parler.

— Ne me dites pas que c'est ma femme qui vous donne de l'argent ?

— Je ne suis pas aussi fou que j'en ai l'air. Au début, quand ils construisaient Rock Drill sur les ruines d'un ancien presbytère... vous connaissez l'histoire de Rock Drill ?

— C'est l'histoire de tout le monde, non ? Où en étiez-vous de cette histoire au début de la construction de Rock Drill ?

— On nous a tous enfermés au premier étage du vieux presbytère. On sentait la pourriture du bois. On sentait aussi la buée sur les fenêtres bien fermées. On ne voyait le chantier qu'à travers cette buée. C'était une angoisse comme je n'en avais jamais connu. Ils construisaient en silence, à cause de notre envie de dormir et ils soulevaient beaucoup de poussière et tout de même, il y avait une machine pour faire le travail à leur place. Monsieur de Vermort ne descendait jamais dans le chantier. Il le regardait avec nous à travers la fenêtre. Il critiquait la lenteur des travaux. Il répétait que c'étaient tous des paresseux. Ils peuvent bien paresser toute leur vie, disait-il, de toute façon, il faudra bien qu'ils terminent ce travail. Il faisait rire tout le monde mais il nous empêchait de fumer avec lui. Il fumait tout seul en regardant son fils jouer avec les planches blanches du chantier qui n'avançait pas. Il regardait comment ils accumulaient le temps pour ne pas en finir avec ce sacré travail qui les rendait fous. Des fois, ils levaient la tête vers lui qui les regardait à la fenêtre et ils semblaient l'insulter pour exprimer leur colère de n'être que des faiseurs de travail. Ils crevaient à cause de lui. Lui, il avait une femme. Il était bien le seul. Elle s'exhibait un peu. Il lui en voulait de lui faire la nique avec la mentalité des ouvriers. Elle envoyait leur fils jouer à la balle à côté du tas de planches et des containers de gravats toujours couverts d'un nuage de poussière qui était tout ce qui restait de ce qui avait trop vieilli pour être conservé. Je pensais souvent à ces vieilleries dont je n'avais pas la moindre idée. Je me disais que c'était la dernière mort. Je veux dire que plus rien n'existait avec cette destruction dont personne ne voulait, sauf Monsieur de Vermort qui est au-dessus des autres et de moi-même. Le gosse envoyait la balle dans le container et un ouvrier allait la chercher et il disait à sa mère que c'était un endroit dangereux pour les enfants de cet âge. Il répondait qu'il avait passé l'âge d'être un enfant et elle éclatait de rire pour se moquer de tout le monde. Là-haut, Monsieur de Vermort souffrait beaucoup de ce scandale. Il aurait voulu fermer les volets de toutes les fenêtres pour nous empêcher de voir ce que sa femme répondait à l'ouvrier qui était le pire des paresseux. Elle choisissait toujours des types au bout du rouleau, disait-il entre les dents pour changer le sens de sa colère qui était la seule explication de son impatience à voir le chantier enfin terminé à la fin de l'été. Mais la fin de l'été est arrivée et on nous a laissés enfermer au premier étage de l'ancien presbytère parce que le chantier était devenu un véritable labyrinthe dans lequel il n'était pas question de changer la face du monde pour qu'elle nous soit enfin favorable. Sa colère dépassait les bornes. Il faisait peur. La moitié des ouvriers est partie avec l'arrivée des premières pluies de l'automne. Les jours étaient devenus d'une tristesse mortelle. Le nain ne sortait plus dans le chantier maintenant désert. On ne voyait plus la femme. Seul, le maître arpentait les destructions en parlant tout seul sans doute des mêmes choses qui ont à voir avec les infidélités de sa femme. Je l'observais à travers la buée des fenêtres. Il mesurait le chantier en comptant des pas incohérents qui ne pouvaient pas lui donner une idée exacte de la démesure atteinte par le chantier à cause de l'extrême paresse de tout le monde. Il remontait en fumant cigarette sur cigarette, lentement remontant en espérant ne pas succomber dans le flot de nos questions. Il y avait tellement de questions à poser à cause de l'étroitesse des murs et de la fermeture automatique des portes. Il y avait des questions à poser à cause de la nourriture, des livres, du linge, de la garantie de l'intimité qui était le plus souvent violée à cause de la solitude. On avait envie de fumer mais il répondait que son œuvre ne fondrait pas dans un incendie. Si cela devait lui arriver, qu'elle fondît, ce ne serait pas dans un incendie absurde provoqué par des vicelards de notre genre. On aimait bien cette façon de parler de nos vices. C'était toujours un moment de détente. Il s'arrangeait pour qu'il arrivât avant le coucher qui était une tragédie pour tout le monde à cause de l'inachèvement des travaux, cauchemar d'enfer ou de là-haut, surtout en rêve, au moment le plus délicat de la vie, le moment où tout peut basculer dans le vide et alors plus rien n'existe que cette sale angoisse d'être mort avant l'âge sans avoir pu réaliser au moins une partie du rêve. J'ai vraiment de mauvais souvenirs de cette époque de la préhistoire de Rock Drill le Château. C'était un chantier hors de portée de l'imagination mais lui savait exactement ce qui arriverait si l'hiver s'asseyait dessus ce désordre de planches et de gravats. Est-ce que je suis descendu dans le chantier sans y être autorisé ? C'était seulement parce que je voulais mourir. Je ne sais pas comment j'ai trouvé la clé. J'ai dû mentir pour l'avoir. Elle ne m'est tout de même pas tombée du ciel ? Il a bien fallu que je provoquasse sa trouvaille par terre ou n'importe où puisque j'étais à Rock Drill pour revoir le problème de ma relation avec la femme de ma vie. J'ai touché le chantier presque sans le vouloir. J'y étais déjà lorsque j'ai eu vraiment envie d'y être. C'était une envie inexplicable parce que des planches et des gravats, sans compter les fers, les bidons et les restes de la machine, bon, ce n'est le genre de spectacle auquel on a envie d'assister dans l'espoir de donner une chance à la réponse. Êtes-vous d'accord avec moi ? Enfin, je suis passé entre deux containers. Il faisait noir mais je voyais la lumière sur les tas de gravats et j'ai été beaucoup plus vite que je pensais. Quelqu'un fumait à ma place. J'ai vu qui c'était. Je n'ai rien dit. J'ai regardé entre les doigts de la main, en souriant parce que je m'amusais de me montrer aussi malin. Il fumait et ne me voyait pas. Il me tournait le dos. Il était assis sur un bloc de béton qui pouvait être un couvercle. Je remerciais la lumière. Il n'était pas question d'aller plus loin. Je voulais aller plus loin mais mon esprit me recommandait la prudence. Il n'aurait pas aimé ça. Je n'aurais pas aimé non plus les questions qu'il n'aurait pas manqué de me poser devant tout le monde qui était peut-être complice. Il aimait cette idée de complicité mais ça le rendait fou de ne pas en être certain. Il n'avait confiance que dans son intelligence. Si on l'attrapait par la queue, expliquait-il, il pouvait encore mordre pour démontrer la valeur de ses théories. Je n'ai pas tout de suite compris où il voulait en venir. J'étais là un peu fou et inquiet dans l'ombre de deux containers et il fumait en regardant le désastre du chantier qui semblait ne pas avoir de fin. Il luttait contre cet infini mais je savais bien qu'il n'avait aucune chance de sortir gagnant de cette lutte avec plus fort que lui. Et puis il fallait aussi compter avec la chance qui semblait avoir tourné du côté de l'inachèvement. Cette idée interminable me mettait hors de moi. J'avais envie de foutre le feu à cette infinité. Mais qui étais-je, moi, Sweeney, pour tenter une pareille aventure ? Je ne lui arrivais pas à la cheville en matière de construction. Il avait un sale problème à résoudre pour continuer et parfaire l'aménagement de Rock Drill. Je ne lui étais d'aucune utilité. Je suis remonté, j'ai balancé la clé n'importe où pour qu'on la trouvât et je suis allé me coucher. Au moment de poser la tête sur mon coussin, j'ai eu un vertige, exactement le genre de chose qui m'empêche de trouver le sommeil où il est, dans ce nulle part qui est le seul endroit où j'ambitionne d'aller puisque l'amour physique m'est interdit. Plus tard, j'ai pensé : quel sale hiver nous avons passé tous autant que nous sommes, impossible de descendre, impossible de monter, la neige dans le chantier, les loirs et les hiboux dans le grenier et de chaque côté du couloir il y avait une grille de fer forgé avec un motif pour meubler l'attente. Je voyais passer Madame. Elle passait pour aller dans son bureau. Elle saluait tout le monde sans exception et quelquefois le nain sautillait derrière elle en nous jetant des regards dont moi je disais à tout le monde qu'ils étaient inquiets de nous retrouver tous à l'endroit de son esprit qui était occupé à écrire des histoires de famille. J'ai eu un père pour me l'expliquer et une mère pour me le démontrer. Ma sœur étudiait la médecine des pauvres par esprit de voyage. Dans ma famille, tout le monde voyage, sauf moi, parce que je me suis trompé de route, ironise mon père qui est mort en se lavant les pieds avant de communier avec les autres. Je pensais à ce genre de choses en regardant le nain, il me faisait penser à l'enfance que j'avais foutue dehors par souci d'hygiène. Une fois, quelqu'un est venu me chercher pour me montrer le chemin qu'empruntent tous les enfants civilisés. Les autres enfants ? demandai-je. Il ne savait pas. Il ne savait rien en dehors des limites de la civilisation. Il buvait du vin pour ne pas en sortir. Il avait lui aussi des tentations exterminatrices. Je le connaissais de longue date. Il me posait des questions du genre : que foutait donc Washington sur le Delaware ? Je le savais, je pouvais même me nourrir de cette réponse, mais je ne répondais rien et il murmurait que je n'avais aucune chance d'avoir autant de chance que mon père qui était un bon ouvrier de la finance. Bref, on arrive devant la porte de Monsieur de Vermort, on est une bonne dizaine à applaudir les pirouettes du nain, cela agace sa mère mais on en sait vraiment trop alors elle se tait en attendant que la porte s'ouvre. La porte s'ouvre.

— Qu'est-ce que tu veux à cette heure ? Il ne lui demande même pas si elle veut entrer. Il sourit aimablement au nain qui rougit. Qu'est-ce que ça vous ferait à vous d'avoir un enfant qui rougit chaque fois que vous lui dites à quel point vous l'aimez ?

— Je ne sais pas, dit Malcolm. Ma fille ne rougit point si je la regarde.

— Vous avez une fille ? Une grande ? Presque une femme ? dit Sweeney.

— Il y a longtemps qu'elle est une femme. Vous l'aimeriez sans doute, parce qu'elle est jolie.

— Je préfère l'intelligence des femmes.

— Vous n'avez pas connu les femmes dont vous parlez !

— J'ai connu Gisèle. Amoureusement.

— Cela fait une sacrée différence ! s'écrie Malcolm qui a envie de rire.

— Une différence de quoi à quoi ?

— Une différence de taille !

Malcolm rit. Sweeney est triste. La porte s'ouvre, continue-t-il. Je ne me souviens plus de ce qui arrive immédiatement après que la porte se soit ouverte. Ils ont parlé. Le nain nous fait une grimace. On a eu peur. On a reculé. À la fenêtre, il n'y avait que le chantier à regarder. Le ciel était un ciel d'hiver. On n'avait pas envie d'en parler. Le nain était heureux de nous avoir effrayés de cette façon. Sur son visage, il conservait une esquisse de sa grimace atroce. C'était une menace de recommencer en cas de récidive. J'étais le seul à le regarder. Tous les autres regardaient le chantier. Ils ne rêvaient pas. Ils passaient le temps. Et le temps passait (Rires). Je suis revenu à la conversation. Gisèle parlait d'un nègre ou d'un arabe qui avait été son jardinier. Elle ne se rappelait plus son nom.

— Ali, dit Monsieur de Vermort.

J'écoute le nom. Il ne me dit rien. Je l'écoute encore parce que Gisèle n'arrête pas de le répéter en jouant du bout des doigts avec le collier de perles qui coupe son cou. Ali est un membre respecté du Château, dit Monsieur de Vermort avant de refermer la porte. Elle hausse les épaules et virevolte pour se trouver dans notre direction la parcourant d'un regard véloce qui nous détruit le dos à la fenêtre. C'est son masque. Le nain dit qu'il aime bien le jardinier. Il dit que c'est un savant. Il aime surtout les savants. Les autres le dégoûtent un peu à cause de leur inutilité. Personne n'est utile, dit Gisèle en commençant à marcher dans un sens ou dans l'autre vers une des deux grilles dont elle a la clé. Tout le monde a le droit d'exister, explique-t-elle au nain qui pense le contraire mais qui n'en dit rien parce qu'il sait que ce n'est pas avec elle qu'il doit entretenir ce genre de conversation où les uns et les autres s'annulent par effet de soustraction. J'ai envie de lui parler de cette opération de l'esprit par quoi tout commence quand on a la tête sur les épaules, ce qui est mon cas si l'on se place du point de vue favorable à la tranquille observation de ce que je suis devenu sur les débris pourrissants de ce que j'ai été. On arrive devant la grille. C'est le nain qui a la clé ! Il se met sur la pointe des pieds, mais vraiment sur le bout de ses chaussures, comme une danseuse, et à deux mains il tourne la clé. La serrure fait toujours ce bruit d'enfer. Je dis : j'ai été une fois dans le chantier.

— Je le sais, dit le nain. Je vous ai vu.

— C'était la nuit ou le jour ?

— La nuit. C'était la nuit puisque je ne dormais pas.

Ça, c'était une confidence, un aspect de son amour. La grille se referma avant que j'ai eu le temps d'entrer en relation avec l'esprit du nain qui s'est détaché de moi aussi facilement qu'il y était entré. Ils disparaissent vite dans l'escalier. La minuterie claque. En bas, la porte à doubles battants claque. Le nain joue avec une autre grille qui s'arrête dans une étrange torsade avant le chantier. Il joue avec la canne sur les barreaux. Sa mère marche avec élégance. Le mot me vient à la bouche en la regardant marcher le long de la grille jusqu'à la fin du pavage qui s'achève lui aussi en enfer. Elle perd alors toute son élégance. Elle est trop prudente entre les trous et les planches, trop savante pour éviter les chutes de gravats et traverser en se bouchant le nez la poussière qu'elle soulève dans le flottement de ses jupes. Je regarde jusqu'au bout. Le nain transperce un sac de ciment de toute la longueur de sa canne. On ne fait aucun commentaire. On ne se regarde même pas. Qu'est-ce qu'elle a dit à propos du jardinier ?

— Que ce n'est plus un jardinier, par exemple.

— Autre exemple de ce qu'elle en a dit ?

— Qu'il arrive demain.

— Pour jardiner quoi ? Le jardin est mort sous le chantier.

— Il n'y a rien à dire à ce propos. Elle n'en a pas parlé.

— Nous n'en parlons pas non plus.

Le soir même, j'ai un nouveau vertige, long, amer, incalculable, un vertige déroutant, et je ne trouve pas le sommeil. Je pense au jardinier. Je pense à son arrivée, à son séjour parmi nous à partir de demain, j'envisage son départ sur un coup de cœur, j'imagine ce qui nous attend à partir de là, faisant le tour du jardin sous la terre ingrate du chantier. C'est un hiver à vertiges, voilà tout. Un hiver sans sommeil, impropre au renouvellement des forces vives, un hiver béant dans le corps de l'année qui vient de s'écouler le plus absurdement possible. De la fenêtre de ma chambre, on voit une ville la nuit. On ne la voit plus le jour. On voit aussi l'entrée de Rock Drill, haute et majestueuse ; deux piliers habités par des gardiens qu'on n'a jamais rencontrés et qui ne regardent jamais de ce côté de leur vie. Les voitures passent par là. Pour les piétons, il y a un portail de verdure, dans les deux sens. Impossible de savoir qui sont ces piétons. Ils ne lèvent jamais la tête de ce côté de leur vie. On parle d'eux pour en nier l'existence, ou pour tromper le temps qu'on passe à les regarder. Ce temps n'a pas changé. Rock Drill a changé. Le chantier a disparu. Les grilles que le nain aimait tant ouvrir sont maintenant toujours ouvertes et leurs motifs d'acier noir se découpent virilement sur le mur blanc contre lequel elles semblent arrêtées pour toujours. Les avez-vous observées, ces grilles ?

— Non pas avec l'attention qu'elles vous doivent, dit Malcolm qui a l'intention d'écouter Sweeney jusqu'au bout de son délire.

— Je vous remercie de le penser. Il y a tellement longtemps que je m'habitue. Il n'y a plus de temps sans doute pour changer.

— Changeons de sujet si celui-ci doit vous rendre triste.

— Triste, moi ? fait Sweeney l'air heureux. Il n'y a pas de tristesse que je ne sache tuer comme le temps !

— Je connais Ali, le saviez-vous ?

— Qui ne connaît pas le jardinier !

— Qui fait semblant de ne pas le reconnaître ? C'est un jardinier merveilleux. Je connais toutes ses fleurs. Et vous ?

— J'aime bien sa femme. Elle arrive toujours à la fin de l'été pour un séjour d'une semaine, pas plus. Et puis ils s'en vont tous les deux au début de l'automne. Ils ont toujours l'air heureux. Mais l'année dont je vous parle, il était venu seul, en plein hiver, et, à voir son visage blessé par je ne sais quel malheur, il n'avait pas du tout l'air d'aimer la moindre femme. Je l'ai vu passer à pied l'entrée de Rock Drill. Il a levé la tête, mais pour regarder plus haut que le premier étage, sur le toit sans doute. On parlait de l'existence d'un clocher. Nous en rêvions tous. Quand il a levé la tête, j'ai tout de suite pensé au clocher mais je pensais en même temps : il va entrer parce que c'est le jardinier. Un gardien l'a arrêté dans l'allée. Ali n'a pas été long à se faire comprendre. En bas, j'ai entendu le bruit d'enfer de la serrure puis la porte a claqué lourdement, faisant vibrer les carreaux de ma fenêtre. Il entrait par la grande porte. C'était un visiteur de marque. Le gardien, noir et fragile, regagna son poste dans le pilier droit de l'entrée de Rock Drill qui est un endroit de rêve si on y pense. Le hall d'entrée est juste sous ma chambre. Si je me couche pour coller l'oreille sur le plancher, je peux entendre tout ce qu'on y raconte. En fait, c'est un endroit de passage. On s'y rencontre pour se saluer et continuer son chemin. Les portes grincent, claquent, on ne rit jamais. Quelquefois, quelqu'un s'arrête pour écouter la première réplique d'un dialogue. Je bois les mots. Et la conversation commence, monotone, longue si elle tend vers le monologue, impossible à mesurer si la cadence s'accélère jusqu'à la promesse d'une nouvelle rencontre. Ce sont des conversations dont l'esprit peut se passer si l'on y songe. Quel besoin satisfont-elles ? Je n'en ai aucune idée. En tout cas c'est dans le hall d'entrée qu'Ali rencontre Monsieur de Vermort. Ils parlent haut. De temps en temps des portes claquent. Des pas traversent leur conversation. Ce qui n'en modifie pas la cadence régulière. J'ai du mal à trouver les mots. Un mot m'arrive, seul, ordinaire, détaché du sens et je m'interdis sa signification, je me souviens de ses nuances dans la bouche de Monsieur de Vermort si c'est lui qui le prononce. Ali ne me dit rien. Il traverse ma présence sans la modifier jusqu'à ce que la conversation s'arrête. La porte grince encore, claque, l'escalier bouge, la clé tourne dans la serrure, fer contre fer, la grille s'ouvre, se referme, encore la clé, vous voyez ce que je veux dire ? Toujours ces bruits qu'il faut écouter pour ne pas devenir fou, ces bruits qu'on s'empêche d'expliquer à cause des autres, du jugement que les autres ne manquent pas de cultiver parce que quelque chose est en train de leur arriver à cause d'une explication erronée qui est tout le risque qu'on peut prendre à tenter d'exister en marge de la folie quotidienne. Vous comprenez qu'il faut toujours se contenter des meilleurs côtés de la vie, une marque de respect en quelque sorte de la toute-puissance de l'infini sur notre éternité de calculs et d'espoirs ? J'écoutais cette conversation à travers l'épaisseur des vieilles planches. Elle se poursuivait maintenant dans le couloir, le dos à la fenêtre, l'un à côté de l'autre le regard cloué dans la porte du bureau de Monsieur de Vermort. Ils n'avaient pas l'air d'avoir envie d'entrer dans ce bureau pour se soustraire à mon observation. Chaque fois qu'il le pouvait, Monsieur de Vermort parlait plutôt de mon indiscrétion maladive. Il me parlait du tube de dentifrice de Joe Christmas pour me donner une leçon de morale. Je connaissais d'autres indiscrétions plus explicatives de mon cas. Mais n'en parlons pas. C'est de la littérature et ça n'intéresse personne. On était en plein hiver et ils conversaient à la merci du froid et de l'humidité qui entraient par la fenêtre. Ils avaient visiblement besoin de cette longue douleur et leur conversation commençait à rentrer dans sa coquille d'intentions. Monsieur de Vermort se tut le premier et Ali n'osa pas franchir ce silence. Je le voyais. Il regardait ses mains, les examinait, les soumettait à son attente mais Monsieur de Vermort fumait une autre cigarette et les volutes de fumée étaient arrachées par les courants d'air en tous sens obliques jusqu'à l'inexplicable. C'était un silence peuplé de signes de ce genre. Vous êtes-vous intéressé un jour à cette peuplade niaise jusqu'à l'amour ? Je me mordais la langue pour ne rien dire. Si je le disais, remarquez bien que ce ne serait pas une surprise pour Monsieur de Vermort qui sait tout de moi sauf ce que je pense de Dieu. Si je le disais, alors Ali se demanderait si j'avais quelque chose à voir avec la mascarade imposée à tout le monde par Monsieur de Vermort qui avait le sens du théâtre chaque fois qu'il s'agissait de dérouter pour mieux toucher. J'attendais. Je les voyais. Ils s'écoutaient peut-être. Impossible de le savoir. Ils s'attendaient à une séparation grâce à l'interruption de Gisèle qui pouvait s'amener avec l'intention d'en savoir plus sur Ali qui n'avait été qu'un jardinier au château de Bélissens et qui devenait, pour l'avoir toujours été, un compagnon de plume comme disait Jean qui aimait qu'on se rendît utile au moins à ses yeux. Je désirais ceci : que Gisèle s'amenât pour les séparer en deux parties dont l'une, le silence de Monsieur de Vermort, était une réponse à l'autre silence que Gisèle pouvait interroger pour s'en faire une idée. Je le désirais. Je les voyais. Il y avait ce désir de ne rien faire pour gêner l'arrivée de Gisèle. J'étais fou de le penser. Elle avait dit : le jardinier ? Elle posait cette question à cause de l'écrivain qui avait peut-être d'autres masques. Elle croyait connaître le jardinier et elle se laissait désirer. J'étais dans ce désir comme un cheveu dans la soupe. J'importunais. Elle ne venait pas. Monsieur de Vermort, qui l'attendait peut-être aussi avec autant d'impatience que moi, me fit signe de le rejoindre. Je criai : Fermez la fenêtre ! Ali sourit. Il reconnaissait ma voix. Il l'avait entendue une fois dans sa vie. Voilà ce qu'il disait pendant que Monsieur de Vermort fermait la fenêtre en la secouant tant et si bien que je ne pus entendre la suite de ce qu'Ali entretenait sur mon compte. La fenêtre fermée et bien fermée, j'avançai. C'est toujours ce que je fais. Je les voyais, droits et unis. Mais j'avançai à l'appel que l'un d'eux réitérait plus fermement. Ali se renseigna sur mon identité. Il dut se contenter de mon nom. Sweeney ? répétait-il d'une manière absurde comme s'il voulait donner un sens à ce choix. Sweeney, oui, Sweeney, disais-je en avançant, en les voyant, en devinant leur séparation verticale, grand plan de néant coupant net leur tentative de m'opposer leur silence. Monsieur de Vermort avait changé le masque de l'orateur pour celui du maître. C'était le côté aimable du maître. Il me demandait de le servir. Ali mangerait avec eux ce soir. Gisèle, Jean, et lui mangeraient avec cet invité qui n'avait pas eu le temps de se mettre un masque pour ressembler à quelque chose ! Vous mangerez de la merde ! lançai-je malgré moi. Ali sursauta. La folie le surprend toujours. Il est devenu terne. Il avait l'air d'une virgule. Ah ! Ah ! Ah ! Et Monsieur de Vermort riait en répétant : de la merde ! Nom de Dieu ! De la merde et des chansons, c'est tout ce que nous méritons ! N'est-ce pas, Monsieur ?

— Je ne le nie pas, dis-je en me rapprochant de Malcolm. Je ne me souviens pas de tout ce qui n'a aucune importance mais j'avoue que cette interruption est restée gravée dans ma mémoire. Continuez, Sweeney, à moins que Monsieur le Marquis ait d'autres projets...

Malcolm me regarda avec son air de Carabas. D'autres projets ? non, je n'en ai pas. Continuez, Sweeney. Sweeney continua : J'aime bien qu'on se souvienne des mêmes choses que moi. Ça me donne envie de recommencer (Rires).

— Curieux sentiment, fit Malcolm, songeur.

— Ali al Kateb, qu'il me fait en me serrant la main. Je suis le nouveau jardinier. Quel sale hiver, n'est-ce pas ?

— Vous me surprenez, dis-je pour tenter l'aventure avec lui.

— Je vous surprends ? Vous m'en voyez étonné, fit-il en jetant un regard amusé à Monsieur de Vermort qui ne s'amusait pas.

— Sweeney est étonnant, dit Monsieur de Vermort. Il nous servira ce soir. Il sera calme comme un rêve et à point comme le cauchemar qui le hante. Parlez donc à Ali de ce cauchemar, Sweeney.

— Oui, dit Ali, touchez-moi-z-en un mot.

Il s'amusait. Il ne comprenait pas. Je le voyais. Il contenait son rire et ça lui donnait l'air de ne rien comprendre. Au fond, il comprenait peut-être, mais la présence de Monsieur de Vermort l'intimidait. Il me parlerait plus tard. En attendant, il voulait tout savoir de mon cauchemar quotidien. Il ouvrit ses grands yeux noirs dans la nuit de mon intimité. Il entrait dans la qasida. Je n'avais aucune idée de ce que pouvait être une qasida. Il dit : je vous expliquerai.

— Il faudra me l'expliquer. Maintenant, j'en ai le désir.

— Le désir de la qasida ? murmura-t-il en regardant en lui-même ce qui y ressemblait d'une manière trop approximative.

— Je vous avais prévenu, dit Monsieur de Vermort. Sweeney est un serviteur fidèle. Vous vous en rendrez compte. Il ne faudra pas longtemps pour que ça vous arrive à vous aussi.

— Vous n'avez rien dit de votre cauchemar, dit Ali.

Il avait l'air aimable maintenant. Il souffrait. Il ne voulait rien cacher de cette douleur. Il y avait une femme pour l'expliquer. Il ne le niait pas. Il était un homme à femmes, m'expliqua-t-il, mais le malheur avait voulu qu'il n'en rencontrât jamais qu'une, toujours la même, physiquement et spirituellement. Il n'y en avait pas d'autres pour le satisfaire.

— Sweeney ne sait rien des femmes, dit Monsieur de Vermort.

— Il doit les connaître beaucoup mieux que moi qui n'en connais qu'une, dit Ali. N'est-ce pas, Sweeney ?

Il voulait que je lui dise qu'il avait raison. Il voulait peut-être que je le remercie de me donner raison. Je commençais à ne pas l'aimer. Monsieur de Vermort s'en rendit compte. Il dit : Le mieux est d'éviter le thème des femmes et de leur manière d'entrer dans le même corps pour avoir de l'esprit. Je vais vous présenter Gisèle. Elle aimera vous avoir. Ne vous a-t-elle pas déjà un peu possédé, l'année dernière à Bélissens ?

— C'était l'été, dit Ali. Je ne me souviens pas.

— Voilà qui va énormément déplaire à Sweeney, dit Monsieur de Vermort.

Il ne dit pas : n'est-ce pas, Sweeney ? parce que ça tombe sous le sens. Je pensais, en les regardant s'éloigner : ça fait deux femmes, la sienne, qui est seule, et celle d'un autre, dont il élude la solitude. Je n'envisageais pas de me reproduire de cette manière. Avant de refermer la grille, Monsieur de Vermort me demanda si j'étais toujours d'accord pour servir le repas. Il ajouta : vous participerez bien sûr à notre petite conversation mondaine au moment des digestifs ?

— Quel en sera le sujet ? demandai-je par effronterie.

Dans ces cas-là, mon père me tournait le dos en grognant comme un animal blessé. Il ne m'a pas laissé un bon souvenir.

— Et le cauchemar ? Qu'en est-il de ce cauchemar ? En êtes-vous toujours le sujet au moment où je vous parle ?

— À cette époque, je rêvais tout seul, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

— Une femme ?

— Quelle femme voudrait de moi ?

— Un homme ?

— Ce n'est pas le genre de cauchemar qui m'inspire la fuite.

— Un enfant alors ? Il y a un enfant pour peupler à lui tout seul chaque nuit de sommeil. Je ne parle pas des autres, celles où je ne dors pas.

— Il me semble que vous avez déjà parlé de cet enfant, une fille, je crois ?

— Ce n'est pas l'objet de votre cauchemar, celui qu'Ali vous demande de lui expliquer dans le détail. En avez-vous fait le sujet de la conversation mondaine qui a suivi cette amère rencontre ?

— Je vois bien où vous trouvez de l'amertume. Un mot de trop. Je n'aurais pas dû parler de ce que je voyais. Par exemple, je suis retourné dans ma chambre pour entendre claquer la porte du hall d'entrée de Rock Drill. Vous le connaissez, vous, ce hall ? Décrivez-le-moi !

— C'est que je ne sais pas bien si nous avons le temps. Vous suivez un traitement, je veux dire : vous prenez des médicaments ?

Sweeney se raidit. Il ne répondra pas à cette question. Il changera de sujet s'il est bien luné, sinon il décampera sans dire un mot de plus pour empoisonner la conversation qui s'achèvera sur cet aveu d'échec. Mais le parallélisme Aveu//Échec n'est plus dans sa manière depuis qu'il a perdu sa virginité, aux premiers jours du printemps. Des cerisiers étaient en fleurs. Il en a profité pour se faire la belle, à travers champs jusqu'à la coquette maison où une fille s'est donnée à lui. Pas vrai, Sweeney ?

— Il a fallu du temps, dit Sweeney en rougissant.

— Comment était la fille, Sweeney ?

— Belle. Je ne me souviens plus si c'était une fille.

— Sûr que c'en était une !

— J'ai oublié son nom.

— Tu as oublié pour elle, rien que pour elle.

— Existe-t-elle encore ? dit Sweeney au bord des larmes.

— Si elle existe, Sweeney, ne l'oublie plus. Elle en parlera.

— Je connais la langue des femmes.

Sweeney s'est ressaisi. Il fait face. Malcolm le regarde sans y croire. Il caresse l'acier de la roue en pensant à un premier amour dont le souvenir est rongé par les vers. Vieux poèmes, Carabas, et vieille folie si tout ce qu'on dit est vrai. Nous nous éloignons de notre sujet, dit-il enfin.

— Quel était le sujet de cette conversation que je croyais purement verbale ?

— Sweeney s'approchait du cauchemar pour nous amuser, ajoute Malcolm en riant à peine.

— Je ne te connaissais pas ce sens du divertissement, Sweeney.

— Pourquoi vous mêler à cette conversation ? Vous compliquez tout. Je n'ai rien raconté si vous en critiquez l'amertume. Est-ce bien de cela que vous vouliez me parler, Monsieur le Marquis ?

— Cessez de jouer avec ce conte, je vous en prie.

— À travers la grille, Ali m'a demandé encore des nouvelles de mon cauchemar. Il souriait. Je n'aimais pas ce sourire. Il dit : on reparlera vous et moi de ce désir de la qasida. Je ne savais plus de quoi il voulait parler. Je n'avais aucune idée de sa profondeur. Il me demandait d'échanger un rêve contre une information. Je ne comprenais pas. Je dis : qu'est-ce qui vous fait croire que je vous servirai ce soir ?

— Mon Dieu ! Ce n'est pas ce que je vous ai demandé !

Il me demandait quoi alors ? Monsieur de Vermort l'entraîna dans l'escalier et je n'ai pas attendu qu'ils arrivassent en bas pour ouvrir la porte à deux battants qui grincent toujours sur ses ressorts d'acier. Dans ma chambre, j'ai encore collé mon oreille sur le plancher. Ils ont traversé le hall dans un sens que je ne connaissais pas. Une autre porte, qui m'était parfaitement inconnue, s'est ouverte puis refermée et j'ai entendu Monsieur de Vermort qui disait : je vais vous montrer votre chambre. Puis plus rien. J'en savais un peu plus. Je décidais de les servir. Je me promis de ne pas piquer une crise au moment de la conversation mondaine. Si Ali me demandait alors de leur raconter mon cauchemar, je me montrerais d'une imprécision de marionnette et il faudra bien qu'ils renoncent à me trahir. Je doutais un peu de la trahison de Jean, dont je ne savais pas bien s'il était encore un enfant ou s'il avait simplement vingt ans de moins que Gisèle dont je refusais de croire qu'elle eût pu être enceinte d'un homme avant cet âge pivot de la vie sociale. Avais-je raison de me fier à ma connaissance imparfaite de la personnalité de Jean qui commençait par être un mystère à cause de son incohérence physique ? Donc, Gisèle était une femme mûre. J'avais oublié de le préciser à Ali qui pensait trop aux femmes et pas assez à lui-même. Et puis je me disais qu'on avait bien le temps d'en parler. Je me levai, frottai mon oreille contre mon épaule, et je sortis dans le couloir. Quelqu'un avait encore ouvert une fenêtre. Je hurlai de désespoir mais personne ne prêta attention à cette manifestation de mon angoisse. Je fis pivoter en même temps les deux battants de la fenêtre, les montants se touchèrent dans un bruit de verre brisé. Mon Dieu, Sweeney ! s'écria quelqu'un. Des débris s'infiltrèrent en moi, douloureusement, mais avec cette tranquillité qui naît au fond de moi chaque fois que ma chair est blessée. Je fermai les yeux, doucement. Le sang touchait mes lèvres. Quelqu'un dit : oh ! non, pas ça, Sweeney ! Je ne reconnaissais pas cette voix. Elle s'occupait de moi avec une attention qui s'opposait à mon désir du moment. Je pensai à la qasida. Quel sens lui donnait Ali quand il s'en rendait maître ? La voix qui me conseillait s'adoucit encore mais Monsieur de Vermort arrivait en courant, criant : refermez donc cette maudite grille et mettez-moi un peu d'ordre là-dedans ! Il me contraignit à ouvrir les yeux, criant encore : que vois-tu maintenant ? Je voyais mon propre sang puisque c'était exactement ce qu'il voulait que je visse. Je criais moi aussi. J'entendais les battements de la fenêtre et la chute cristalline du verre en morceaux. Monsieur de Vermort conseilla, plus calmement, de fermer cette fenêtre qui lui cassait les oreilles.

— Je voulais juste la fermer à cause de l'humidité, expliquai-je tandis qu'on m'amenait à l'infirmerie où l'odeur de la teinture d'iode faillit me faire tourner de l'œil.

— Rien de grave, jugeait Monsieur de Vermort. Un peu de sang sur la figure. Comme un enfant. Rien de plus.

Je le voyais à travers le sang. Il expliquait. Il conseillait encore. Il demandait l'heure à cause du repas. Je ne pensais plus au repas ni au service que j'avais peut-être promis de rendre. Le sang s'ouvrit. Dans cette brèche, le visage de Monsieur de Vermort m'apparut. Il dit : une chance que rien ne vous soit tombé sur les yeux, Sweeney. J'ai toujours pensé que vous étiez un sacré veinard. Quelle veine, ce Sweeney !

— J'avais oublié que j'avais de la chance, balbutiai-je.

Comment pouvais-je oublier une chance pareille ? J'ai survécu à toutes les aventures. Depuis le temps que j'avance. Je vois et j'avance. Rien à faire pour changer cette manière de vivre. Le sang s'éclaircissait. Monsieur de Vermort retira la compresse.

— On en parle plus, décréta-t-il.

Je songeai vaguement à l'humidité qui traverserait désormais la fenêtre brisée. Je me levai pour sortir de l'infirmerie. Demandez-lui ce qu'il a vu, disait Monsieur de Vermort à l'infirmier. Il sortit. L'infirmier alluma une cigarette. Il reformulait la question dans sa tête. Il avait le temps. Toute la nuit si c'était nécessaire. Il me tourna le dos pour écrire une fiche qu'il cloua sur son tableau de bord. Quelqu'un la signerait. Je pensais à cette signature. Elle m'éloignait de ce que j'avais vu sans le vouloir en refermant trop énergiquement cette fenêtre par quoi commençait ma première aventure qui tourne mal. L'infirmier revenait vers moi. Je regardai ses mains. Elles ne tremblaient pas.

— Comment va la tête ? demanda-t-il en s'approchant. Son odeur m'arriva en même temps que sa question. Je secouai la tête en signe de tranquillité. Il mit la cigarette dans la bouche, incrédule. Ce qui ne va pas, dit-il, c'est cet air que vous prenez chaque fois qu'on vous pose une question. Croyez-vous que ça nous amuse de vous poser ces maudites questions ? Remarquez bien que moi, je fais ce qu'on me dit. Vous n'aurez rien à me reprocher, quoique vous ayez vu en vous penchant à la fenêtre.

— Mais je n'ai rien vu, dis-je.

— Dans ce cas, qui est le meilleur des cas, il n'y a plus rien à dire. Je vous souhaite que ce soit le cas, parce que dans le cas contraire, il faudra tout me dire, et il faut que vous sachiez dès maintenant qu'il n'est jamais facile de tout dire quand c'est justement ce qu'on vous demande sous peine de ne plus être d'accord avec vous.

— Et qu'avez-vous vu ? dit Malcolm. Cela nous éloigne de votre cauchemar.

Ils se regardaient en chiens de faïence. Malcolm se tourna vers moi : Il ne dira rien devant vous.

— Il n'a rien à dire, Carabas. Sweeney est arrivé au bord de son existence. Il ne dira plus rien, pas vrai Sweeney ?

— Je ne connais pas les limites de mon existence, dit Sweeney.

— Vous devriez, conseillait Malcolm.

— Je les connais à votre place. Voulez-vous que j'en parle ? C'est possible.

Cette possibilité plongea Sweeney dans un songe.

— En réalité, Gisèle est venue me chercher sous le coup de neuf heures. À cette heure-là, la nuit est tombée depuis belle lurette. J'étais couché dans l'infirmerie, presque au noir, entre la lueur d'une lampe de bureau qui éclairait le livre que l'infirmier ne lisait pas à cause d'une douce somnolence complice de ma lente disparition, et la lumière de la lune qui irisait les carreaux de la fenêtre et dégoulinait encore le long des godets d'un rideau que je n'avais jamais vu tiré. Je ne dormais pas. Je voyais. L'infirmier m'avait interdit de fumer. Ce n'était vraiment pas facile d'avoir de la patience dans ces conditions de séquestre et d'interdit. J'étais nu dans le drap, comme un mort que j'avais déjà vu et qui était mort depuis peu de temps, son image de mort m'obsédait maintenant et je frémissais pour ne pas entrer dans cette prochaine hallucination. Cette nudité était une prison. Je n'aime pas le brillant de ma peau, ce scintillement de poils et de pores, ce reflet exact de ce que je ne peux pas éviter d'être et de paraître. La douleur commence toujours par là. Une fois, Monsieur de Vermort a amené une femme dont personne ne m'empêchera de dire que c'était une amante ou moins approximativement un moyen de faire le tour de Gisèle sans la toucher. Elle comprenait ma douleur au premier coup d'œil. Elle l'a comprise plusieurs fois, chaque fois parfaitement sensible au cisaillement, s'en inspirant pour en reparler dans une de ces conversations mondaines dont Gisèle a le secret. Connaissez-vous les secrets de Gisèle en matière de conversation ? Ce soir-là, elle venait me chercher parce qu'elle avait besoin de mes services. Elle s'était assise au pied du lit et elle scrutait la grisaille des draps où ma nudité apparaissait au second plan, soumise à l'anarchie des plis, des tensions et des relâchements, traversée de frémissements dont je ne contrôlais plus l'origine, ma nudité de savant au caquet claquemuré, une nudité étroite comme un chemin de montagne, inacceptable, presque obscène, cassée aux articulations à cause de la tentative désespérée de mettre fin au tremblement, à l'approche d'une vision déformante, comme au seuil de la peur qui m'éloigne toujours de la douleur au moment de la rêver enfin. Vous tremblez, dit Gisèle. Fabrice est injuste avec vous. Il ne veut rien entendre. Comprenez-vous ?

— Dois-je servir à table ? demandai-je.

— Vous servirez, vous mangerez, et vous vous mêlerez à la conversation. Est-ce un programme dans votre goût ? Habillez-vous. Nous allons nous mettre en retard. Puis-je vous aider ?

Pendant qu'elle parlait, je ramenai lentement la douleur au seuil de ma raison. Avec un peu de chance, je pourrais m'arracher à ce rêve où Agnès, je crois que l'amante de Monsieur de Vermort s'appelait Agnès, m'arracher à ce rêve où Agnès me conseillait de chasser l'idée d'infini de mon esprit. Ce conseil m'avait donné beaucoup à réfléchir pendant plusieurs jours. J'approchais la braise avec plus de lenteur que d'habitude. Je voyais. Agnès me montra d'autres instruments. Elle prit le temps de me les montrer. Je la voyais chaque jour. Elle avait quelque chose à m'apprendre. Monsieur de Vermort nous surveillait. Elle lui donnait du plaisir, me confia-t-elle, mais aucune douleur. Elle n'aimait pas donner la douleur. Elle se la donnait si elle ne pouvait pas faire autrement. Elle préférait toujours qu'on la lui donnât. Elle souffrait dans ce bavardage. Je l'écoutais. Elle parlait en fermant les yeux. L'instrument faisait un bruit d'enfer. Elle criait en serrant les dents. Mais personne n'est jamais venu déranger cette cérémonie. Elle saignait. Elle aimait ce sang. Je le goûtais toujours sur la pointe de son doigt. Je me souviens à peine de son nom. Elle n'est venue qu'une fois à Rock Drill. Elle couchait dans le lit de Monsieur de Vermort pour donner le plaisir et le chercher ailleurs. Elle n'est plus jamais revenue. Je n'ai pas demandé de ses nouvelles. Elle avait promis de m'écrire. Mais rien. Je n'ai rien reçu. Je voyais. Et maintenant je pensais à elle parce que Gisèle me demandait de sortir de mon lit où ma nudité était une trouvaille de son esprit de contradiction. Je pouvais refuser de les servir. Il n'y avait personne d'autre pour les servir. Ils en parleraient. Ils me trouveraient des excuses et j'en crèverais. Je sortis d'un coup du lit.

— Il faut vous habiller ! s'exclama Gisèle en se levant elle aussi.

Dans le salon où ils comptaient dîner, il n'y avait encore personne. Gisèle m'y introduisit pour me montrer l'ordonnance de la table. Je corrigeai discrètement quelques erreurs. Gisèle ne m'en voulait pas. Sur le bahut, elle avait simplement aligné les bouteilles. Je les débouchai. Une mouche virevoltait au ras du mur. Gisèle l'observa longuement, silencieuse et lointaine. À la fin, je fis tinter un goulot. Il va être l'heure ! dit-elle et elle sortit du salon qui allait faire office de salle à manger le temps d'une soirée dont Ali se souviendrait toute sa vie. Il parla d'Agnès. Il connaissait Agnès. Il l'admirait. Il l'avait reçue, l'été dernier, à Polopos, chez Cecilia qui était impatiente de la connaître. On lui avait tellement parlé d'elle. Je voyais. Le désir est une pensée. Le vin me montait à la tête, par palier, me diminuant, m'enfermant dans son verre de silence, et la conversation, à laquelle je n'avais pas encore pris part, changea de sujet, passant en revue les thèmes favoris des uns et des autres. J'avais bien servi. Ce compliment servait de ponctuation. Je bégayais à chaque fois un remerciement ampoulé. Ali me comprenait mieux. C'est lui qui le disait. Ainsi je connaissais Agnès ?

— Pas vraiment, dit Monsieur de Vermort.

— Il ne peut pas la connaître aussi bien que toi, dit crûment Gisèle sans sortir le nez de son verre. Elle ajouta, à l'attention d'Ali : une patiente...

— Ah ? fit Ali, mais ce n'était pas une réponse à la question qu'il venait de poser avec la ferme intention d'en savoir plus à mon sujet. Il voyait lui aussi mais il n'avançait pas. Monsieur de Vermort s'attaquait déjà à un autre sujet de conversation.

— Je reconnais là ta manière, dis-je pour flatter Sweeney.

— Ce n'est pas une bonne manière, ironise Malcolm. Vous interrompez encore le récit de Sweeney.

— Où veut-il en venir ?

— Il ne viendra à bout d'aucun sujet. C'est un chasseur et il a passablement le goût de l'abstraction.

— Je ne me souviens pas de cette soirée. Gisèle ne s'en souviendra pas non plus. Il n'y a rien de marquant.

— J'ai tout de même été à l'infirmerie !

— Un bobo, rien de plus. Une peccadille à la hauteur de la chirurgie enfantine. Je ne me souviens de rien. Rien de... marquant.

— Sweeney a raison au sujet de l'infirmerie, dit Malcolm plus Carabas que jamais. Il n'a rien dit de ce qui a justifié ce traitement d'exception.

— Je l'ai déjà dit : une égratignure, rien de plus.

— Et puis il y a ce cauchemar, qu'il passe sous silence, et Agnès, qui est une adepte de la douleur en remplacement de ce qu'on sait du sexe.

— Vous exagérez, dis-je, agacé par ce commentaire.

— Qu'est-ce qu'on peut exagérer quand il n'y a plus rien à perdre ? dit soudain Sweeney qui revoyait la scène avec plus de clarté maintenant. Ali ramenait toujours Agnès dans la conversation, toujours pour l'aimer un peu plus et je m'étais rapproché de lui, dans l'espoir de provoquer une annexe à la conversation dont Monsieur de Vermort prétendait être le maître d'œuvre. Il loucha dans ma direction, mais Jean entrait déjà dans le cercle que j'avais tracé. Moi et mon idée orgasmique de l'amour, dit-il pour commencer. J'ai honte de ne rien comprendre à votre idée. J'ai construit tout mon enfer sur la jalousie. Suis-je normal ?

Ali lorgnait les mains étrangement petites de Jean. Ses ongles en étaient soignés, les articulations boudinées. Jean parlait en lui donnant la puissance du vol. Ali regardait ces oiseaux en silence. Dans ce ciel d'explications lyriques presque géométriques, je pouvais voir les yeux de Jean qui pensait à la douleur parce qu'il était sur le chemin de l'infini. J'aurais voulu lui dire ce qu'Agnès en pensait mais Ali en parla avant moi, tant et si bien que je me sentis en marge de la conversation. Dans cette marge étroite où le désir est celui de tout écrire pour ne rien laisser, Monsieur de Vermort me cueille toujours au passage du vent de l'angoisse. Mon père s'y risqua une fois. C'était un jour de chasse. Il n'avait rien tué. Ma mère avait passé le temps en lecture. Ma sœur jouait nue dans l'étang. À quoi pensez-vous ? me demanda Monsieur de Vermort. Il semble que vous vous laissiez aller ces temps-ci. Je vous surprends souvent en pleine crise de rêvasserie. Vous devriez aller vous coucher.

— Encore un verre ? me demanda Gisèle. Elle tenait la bouteille par le cul, oblique et facile. Je tendis mon verre. Monsieur de Vermort s'éloigna. La fumée de son cigare ne tarda pas à nous environner de volutes capricieuses et puantes. Gisèle grimaça. La bouteille était couchée contre sa cuisse. Elle me demanda encore si j'étais triste à cause du vin. Si c'est le cas, dit-elle, changez de raisonnement. Il y a d'autres moyens de finir en beauté (Rires). 

 

 

Chapitre XVII

 

 Gisèle peignait d'étranges tableaux (ce n'est plus Sweeney qui parle, mais moi-même). À cette époque elle peignait, disait-elle, des transparences. Dans son atelier, qui était en fait une annexe de l'infirmerie qu'elle avait aménagée en forme d'atelier de peintre, le premier dans lequel je suis entré pour me rendre compte de la difficulté de peindre, elle avait accumulé un nombre incalculable d'objets dont la transparence lui avait paru, au premier coup d'œil, peignable. D'autres objets, dont je ne saurais vous dire s'ils étaient moins peignables ou moins transparents, avaient été rejetés en marge de l'atelier, sur une étroite terrasse mangée des mousses et parcourue de courants d'air chargés d'autres signes de déclin. Dans cet atelier mal éclairé par d'obliques fenêtres qui ne s'ouvraient pas, Sweeney avait posé nu. Il ne l'avoua jamais. Nous l'avons tous taquiné sur ce sujet délicat. Il n'a jamais répondu que par son étonnement de nous entendre lui parler de sa nudité à travers ce que Gisèle, de transparence en transparence, en avait fait pour qu'elle lui appartienne tout entière une fois peinte et soumise au regard d'un visiteur qui pouvait être n'importe lequel d'entre nous. Ali s'était arrêté devant ce tableau sans reconnaître Sweeney qui s'étonnait cette fois qu'on ne le reconnût pas. Je me souviens bien de cette soirée maintenant que Sweeney a vaguement évoqué les tendances morbides de Gisèle. Rock Drill était un chantier labyrinthique et dangereux. C'était l'hiver. Il neigeait souvent, ce qui adoucissait plutôt les tentatives de la froidure. Gisèle évoquait pour Sweeney les mille et une manières de finir en beauté, comme elle disait. Sweeney avait du mal à la suivre. Il rencontrait la mort à chaque mot qu'elle prononçait pour lui. Il semblait se demander pourquoi elle lui racontait tout ce qu'elle savait de la mort justement ce soir-là où Ali avait vraiment cherché à évoquer l'ombre d'Agnès, ce qui pouvait éloigner l'idée de la mort, le cisaillement n'ayant d'autre but que d'imposer le silence verbal à toute prétention d'éternité. Il ne comprenait vraiment pas où elle voulait en venir ni par quels chemins. Pendant ce temps, Ali se livrait à l'analyse du tableau de Gisèle où le corps de verre de Sweeney demeurait une énigme à cause de l'absence de regard qui avait été peint en passant, comme c'est la règle, mais dans un trop grand souci anatomique qui nuisait à l'expression rétinienne d'un quelconque sentiment qui nous eût éclairés sur au moins la raison de cette transparence d'école surréaliste. Les leçons d'anatomie de Gisèle sont éprouvantes pour l'esprit. Ali semblait s'en accommoder. Je lui confirmai le sens de la signature. Il dit : je ne lui connaissais pas ce talent. De quel talent parlait-il ? De qui parlait-il d'ailleurs ? Je m'éloignai pour l'observer à distance. Une conversation avec pour sujet le talent de Gisèle ou même celui de Sweeney, nous aurait immanquablement amenés à parler de la mort qui était comme une feuille de verre posé sur le tableau intouchable à cause de cette fragilité. L'esprit chevaleresque d'Ali n'aurait pas résisté à cette aventure du suicide dans la forêt labyrinthique de la vie conjugale et des enfants qu'on y sème pour la socialiser. Un exécrable frisson picota mon échine d'un bout à l'autre. Jean me rejoignit pour m'offrir un verre. C'est curieux, dit-il, comme ces soirées ne contribuent pas à cette totalité relationnelle que je suis pourtant capable de créer de toutes pièces dans mes livres. Les gens vont toujours deux par deux. Regarde comment mère et Sweeney se mettent lentement d'accord sur les modalités de la mort, ils se soumettent à l'idée de la mort, lui rêvant d'insoutenables tortures. Regarde encore Ali et le tableau. Quel couple anachronique ! Cette transparence l'arrête au seuil de la porte du malheur. Regarde-nous enfin, père et fils, ou peut-être plus simplement personnage de roman et personnage d'expérimentation. C'est plus simple, ne trouves-tu pas ? Trois manières de terminer cette sinistre soirée. Sweeney, entre les cuisses de ma mère, un peu sans le vouloir, mais le désir ne s'explique pas à cette hauteur de la confusion des genres. Ali projetant au ciel de son lit l'image ineffaçable du tableau et s'endormant doucement en pensant au chemin à parcourir non sans le déchiffrer. Nous, nous irons fumer un cigare dans la bibliothèque. Entre nous, pas de confusion du style que ma mère entretient avec tous les hommes qui ne te ressemblent pas ; pas plus de rêveries au bord de la réalité sans y mettre le pied par crainte de la lenteur à la traverser de long en large pour qu'elle mérite son nom ; entre nous, du dialogue pur : des questions et des réponses, des légendes revues et corrigées, des répliques achevées jusqu'à la cadence et de la cadence au sens partagé et remis à sa place. Si nous commencions par là ?

Il m'entraîna sur la terrasse. Pas un endroit décent où s'asseoir, dit-il. Il y a de la rosée partout, même sur la murette où tu as l'habitude de revoir l'une ou l'autre de tes copies.

— Le mieux est de rentrer, dis-je. Nous allons attraper froid. J'ai trop bu.

— Non, reste ! Je veux tout savoir du froid. Je veux savoir ce que les autres finissent par savoir parce que tu as l'art de les mettre sur le bon chemin.

Il ouvrit sa chemise. Par quoi dois-je commencer ? dit-il.

— Ne fais pas l'enfant ! Nous en parlerons à l'intérieur.

— À l'intérieur de quoi ? À l'intérieur de Rock Drill ? Mais il ne fait pas froid à l'intérieur de Rock Drill. C'est à l'extérieur de Rock Drill qu'il fait un froid idéal, que dis-je ? Un froid initiatique !

— Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Rentrons !

— Je ne veux pas rentrer avant d'avoir éprouvé au moins la première morsure de l'initiation. Je suis ton fils.

— Pas ce soir. Tu n'es pas préparé.

— Préparé à quoi ? À mourir de froid à cause d'une idée de l'au-delà !

— Il n'y a aucune idée de ce genre dans ma pensée... ne m'oblige pas à te faire entendre raison de cette manière si absurde !

— Ce qui serait absurde, père, c'est de m'abandonner en marge de ces pratiques peu ordinaires.

— Tu ne sais pas en parler !

— C'est le mot ordinaire qui te fait sortir de tes gonds !

— Tu es en train d'abuser de ma patience !

Gisèle entre. Sweeney reste derrière une vitre dans la buée de laquelle il colle son nez. Gisèle est ivre.

— Ça alors ! dit-elle. Le père et le fils en plein conflit. Ali, mon chou, je peux vous offrir une tragédie quotidienne. Courez ! Mais courez donc !

Ali arrive lentement. Il entrouvre la porte et demeure dans cette étroite ouverture, sans se décider à rejoindre Gisèle qui montre des signes d'impatience pour éviter d'en parler devant moi. Il dit : ma chère, vous manquez un peu de discrétion. Vous devriez savoir qu'une mère est toujours étrangère à ces cris de désespoir.

— Mais qui est désespéré ? fait Gisèle. Le père ou le fils ?

— Les deux ! dit Sweeney à travers la vitre. Le cœur de mon père s'est arrêté à la chasse. Pandores idiotes et magistrats moqueurs !

— Oh ! Sweeney ! dit Gisèle. Vous exagérez. Vous ne comprenez jamais rien. Vous poserez demain pour moi. Cela vous calmera.

Le visage d'Ali s'éclaira. Il dit : C'est donc vous ! Sweeney hausse les épaules pour dire non. Ali dit : Je viens de m'en apercevoir !

— Ah ! Ah ! dit Gisèle. Vous venez de vous en apercevoir. Et quand donc allez-vous vous apercevoir qu'il manque une fleur à votre bouquet ?

— Allez-vous-en ! fait Jean avec un signe de lassitude.

— Pourquoi veux-tu qu'ils s'en aillent ? La voilà donc retrouvée, la totalité relationnelle chère à la composition de tes livres.

— Qu'ils s'en aillent ! Qu'ils s'en aillent !

— Jean est désespéré, dit Sweeney qui barre d'un trait horizontal la grille que les gouttes ont formée sur la vitre en dégoulinant lentement.

— Je ne vous avais pas reconnu. Pourtant, c'est bien une leçon d'anatomie. Cette précision m'a dérouté. C'est très ressemblant.

— C'est très ressemblant ! C'est très ressemblant ! mime Jean sous les yeux d'Ali qui s'étonne de se retrouver l'espace d'une seconde dans ce corps né d'une autre femme que la sienne.

— Ce n'est pas le moment de se moquer des faiblesses des autres, dit Gisèle à l'adresse de Jean qu'elle veut toujours remettre dans le droit chemin.

— Je ne suis pas faible, fait Ali en entrant dans le froid.

— Vous allez le devenir, dis-je. Moi, je rentre.

— Tu me laisses seul avec eux ! lance le nain Jean.

— Toujours cette manière insolente de parler des autres, dit Gisèle. Rien ne te corrigera jamais.

— Sweeney pourrait parler si vous tentiez de me corriger.

— Sweeney ? Parler ? Je l'enfermerais dans un tableau.

Sweeney frémit et recule derrière la vitre.

— Je ne comprends pas, dit Ali. Jean n'est pas initié ?

La question tombe dans un silence que même Jean respecte. Sweeney a disparu dans n'importe quelle ombre du salon. Ali regarde Jean, mais Jean ne répond pas. C'est Gisèle qui rompt le silence. Entre-temps, Sweeney est venu jeter un coup d'œil sur la terrasse. Il ne reste pas plus d'une seconde derrière la vitre, juste le temps qu'Ali le dévisage encore. Il regarde Gisèle d'un air franchement admiratif mais elle parle avant lui :

— Vous ne m'avez rien dit de ce que vous pensez de mon tableau. Sweeney est un merveilleux modèle, le savez-vous ? Non. Vous n'avez jamais demandé à quelqu'un de poser pour vous. C'est une question facile. Disons qu'elle ne manque pas de sincérité. La réponse est toujours plus longue à venir. Il faut craindre qu'elle ne vienne jamais. C'est un sentiment de bonne nature. Puis-je vous la poser, cette question ?

— Vous me prenez au dépourvu. Je ne sais ce que je dois répondre.

— Ne répondez pas si c'est ce que je vous inspire.

— Ce n'est pas ce que j'ai dit !

— Qu'avez-vous dit ?

— Rien. Rien de définitif. Rien pour juger de votre... facilité.

— Vous alliez dire : légèreté.

— Je ne l'ai pas dit. Je l'ai pensé pour ne pas le dire.

— Encore une tentative de séduction, dit Gisèle. Fabrice, je te prie, conduis-moi dans ma chambre. Je veux faire ce chemin avec toi. Je vous le rends aussitôt couchée. Je n'ai pas la tête à ces frivolités, ce soir.

— Je vous demande pardon si j'ai...

— Mais non ! dis-je en emportant Gisèle. Vous n'avez rien...

— C'est exactement de cette façon que les choses sont arrivées, dit Sweeney.

Il hocha la tête rapidement au rythme de son rire intérieur. Ses mauvaises dents intriguèrent Malcolm qui passa le bout de la langue sur les siennes.

— Impossible de me rappeler celles qui ont été brisées dans l'accident, dit-il en me regardant avec cet air stupide qu'il prend chaque fois qu'il est sur le point de désorienter la conversation un peu à son avantage.

— Vous avez été victime d'un accident ? dit Sweeney. Je pensais que vous deviez ça à une guerre ou une autre.

Il tâta le fauteuil d'une main experte.

— D'ailleurs peu importe ce qui vous amène ici, poursuivit-il. Il y a des raisons à tout ce qui arrive.

— Des causes, corrigea Malcolm.

— De quoi n'avons-nous pas parlé ? dit Sweeney.

— Il veut dire que nous n'avons pas tout expliqué, corrigea encore Malcolm.

— Puisque j'ai bien achevé la description de cette soirée mémorable, puisque Sweeney lui-même le reconnaît...

— Ce n'est pas ce que j'ai dit !

— Que vous l'ayez dit ou non n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est que l'histoire s'achève sur le départ de Gisèle pour son lit qui est une destination logique et je dirais même : inévitable.

— Ensuite vous êtes revenu, je m'en souviens.

— Puisque je vous dis que l'histoire est terminée.

— Elle ne l'est pas. Je ne dis pas qu'elle commence. Gisèle est allée se coucher avec un livre ou une bouteille et vous n'étiez pas encore revenu de sa chambre lorsque Jean a recommencé d'en parler.

— Parler de quoi ? demanda Malcolm (il songeait sans doute en même temps à la conversation qu'il entretiendrait demain après-midi avec Jean sur les bancs extérieurs de Rock Drill).

— Jean n'avait pas reboutonné sa chemise. Je regardais sa poitrine. Elle était lisse, sans poil et d'un blanc d'ivoire. Il l'avait un peu écorchée avec les ongles qui étaient maintenant durement enfoncés dans les plis de la chemise. Ali tentait de le raisonner. Je voyais. Il comprenait. Jean parlait d'une autre douleur. Je n'avançais pas, pourtant chacun de ses mots me concernait, je veux dire que j'avais la sensation de pouvoir les interpréter dans le même sens. Mais je n'avançais pas. Le froid du dehors m'arrivait par bouffées. J'évitais de les respirer. Une fois mon père m'a fait respirer cet air qui court au bord de l'étang. J'avais les pieds dans l'eau, de l'eau jusqu'aux genoux, sentant cette vase qui ne me concernait pas, j'étais l'idiot de la famille et tout recommençait chaque fois que s'ouvrait la saison de la chasse. Cette fois, j'avais un an de plus. Le fusil sentait la graisse. Mon père exhiba la cartouche. Je voyais. Plus loin, il y avait un lit de nénuphars et le silence s'était installé sur cette vieille peinture qui n'existe que par les ongles. Je pensais à cet air, à mes mains crispées sur la canne au bout de laquelle il y avait un chiffon. Mon père criait : de haut en bas, merde ! Et plus vite, merde ! Je respirais toujours cet air, la langue sur la vitre tiède, regardant le manège de Jean qui parlait de son père (il parlait de vous) et Ali tournait en rond en se frottant les mains pour les réchauffer. Il disait : Je ne savais pas que votre mère avait autant de talent. Jean répondait : Demandez à Sweeney d'en avoir plus qu'elle ! Je voyais, avançant à peine dans cette broussaille d'idées qui m'étaient toutes destinées.

— Tenez ! regardez-le qui nous espionne ! s'écria Jean en reculant d'un coup dans l'ombre à la limite de la terrasse. Ali demeurait immobile, me regardant d'un air désolé. Il n'en pensait pas moins. J'avais honte parce qu'on me traitait comme un moins que rien. Je respirais cet air avec eux et j'aurais voulu le repousser encore dans l'ombre où sa chemise avait la forme d'un V blanc et obscène. Je fermais la lettre sur mes lèvres. Faut pas lui en vouloir, dit Ali sans bouger. Il est désespéré. Sweeney, ne me dites pas que vous ne savez rien du désespoir ?

— Ce qu'il en sait est une imitation, dit Jean du fond de la nuit où seule l'ouverture de sa chemise pouvait avoir un sens.

— Ne soyez pas cruel, dit Ali doucement, presque suppliant.

— Donnez-lui un verre de quelque chose de fort et de définitif ! cria Jean.

Ali entra. Il referma la porte-fenêtre. Il me prit par le bras. Je ne pense pas que ce soit le moment de suivre le conseil de Jean, dit-il. Je ne le pensais pas. Mais ce n'est pas une pensée ! dis-je.

— Le mieux est d'en rester là, dit Ali en ouvrant la porte qui donne sur le palier, entre l'escalier et la grille qui joue sur ses gonds à cause d'un courant d'air qui vient contre ma volonté de la fenêtre qui a fait parler d'elle. Le mieux, répète Ali, c'est que vous m'indiquiez le moyen d'ouvrir cette grille. Rock Drill n'a aucun secret pour vous, je le sais.

Je montrai la clé dans la paume de ma main.

— Je vous promets d'être discret, dit Ali en prenant la clé.

— Tout le monde est au courant de toute façon.

— Raison de plus pour ne pas se priver de son usage.

Il ouvrit la grille. Je passai du palier dans le couloir sans rien dire de ce qui me pesait sur les nerfs. Il me rendit la clé après avoir manœuvré la serrure dans l'autre sens. À demain, murmura-t-il.

— Vous avez abandonné Jean à son désespoir. Ce n'est pas mal ?

— Je vais le rejoindre. Il m'écoutera. Ne vous inquiétez pas.

C'est à ce moment-là que le cri de Jean s'est élevé dans la nuit. Ali en a été pétrifié sur place. Je voyais ses yeux. Il comprenait. Il voulait que je lui donnasse la clé. J'ai dit non. La clé ! Monsieur de Vermort a surgi sur le palier inondé d'une lumière criarde dans laquelle Jean se débattait comme un animal pour tenter de se libérer de l'emprise de son père qui avançait comme si rien ne s'y opposait. Dans l'embrasure de la porte qu'il avait ouverte avec une violence calculée, Gisèle paraissait une statue. Ali la considéra avec stupeur mais il n'osa pas se donner ainsi au jeu des explications. Il vit passer l'atroce assemblage du père et du fils. Le cri avait réveillé tout Rock Drill. Nous étions tous amalgamés devant la grille, silencieux, attentifs, graves. Monsieur de Vermort s'arrêta pour nous dévisager. Il ne me regarda pas plus que les autres. Il dit : Sweeney ! Ouvre la grille ! et je me suis mis à écouter le cri de Jean. Je ne voyais pas son visage. La bouche semblait s'ouvrir partout à la fois dans cette ombre agitée que l'ombre même de Monsieur de Vermort absorbait lentement comme une nourriture inévitable. J'ouvris la grille. Elle valsa sauvagement contre le mur avec un bruit de ferraille et de pierre qui me parut épouvantable. Nous nous écartâmes d'un coup de chaque côté du couloir pour laisser le passage à l'amalgame que Jean formait désespérément avec son père dont la détermination détruisit en nous toute velléité d'explication. Ils entrèrent d'un bloc dans l'infirmerie. L'infirmier en avait ouvert la porte toute grande, les deux battants se refermant maintenant sans que personne eût pris le soin de les verrouiller. Le cri de Jean se rapetissait. Il entrait dans la tranquillité, ce qui nous rapprocha des fenêtres, sauf celle qui avait été brisée et devant laquelle pendait une toile obscure en guise de rideau et de fermeture.

— C'est son fils, dit quelqu'un. Je l'ai reconnu. Ça lui arrive chaque fois qu'il met les pieds à Rock Drill. Je n'aimerais pas être à sa place.

— À sa place tu y es, idiot ! dit un autre.

Je tremblais. Dans ma chambre, j'ai continué de trembler. Je pensais à la complexité croissante du monde qui avance. J'étais sur le mauvais chemin. Je pouvais penser à cette lente progression mais ici, penser ne mène à rien de tangible. Il faut toujours se mesurer à cette immobilité et en crever une fois épuisée la réserve des mots. Pas d'orgie dans ce sens. Une féerie au calcul de l'économie. Jour après jour, l'usure des ressources de la grammaire. J'ai peur de cette mort. Elle me rendra fou à force d'y penser. Jean est en train de devenir fou. Il le tranquillise toujours. Il ne pense à aucun mot en particulier. Il fait usage de la drogue. Un usage savant. Gisèle retourne à son livre, à sa bouteille ou au silence que lui impose l'absence d'amour. J'y pensais. La nuit est devenue sereine. J'entendais le vent léger dans les branches des tilleuls. Un autre vent secouait les lilas, un autre encore papillonnait dans les feuilles de lierre. Dans le couloir, je ne rencontrai aucune résistance. La toile noire de la fenêtre brisée remuait un peu, sans bruit. La grille s'ouvrit dans le même silence. Je ne la refermai pas. À cette heure de la nuit, personne ne passerait par là par hasard pour s'en apercevoir. Je descendis l'escalier, superposant mes pas à ceux d'Ali qui venait de passer vite et bien pour ne pas soumettre sa nudité à ce qu'il ne savait pas être mon regard. Il me devançait de dix bonnes minutes. Paralysé par la peur de l'ombre, j'avais hésité tout ce temps avant de le poursuivre sciemment. Je l'ai retrouvé au-delà du chantier, nu et écartelé dans l'herbe que le verglas commençait à investir. Je ne l'ai pas dérangé. Il souffrait. J'ai même cru l'entendre pleurer, mais quelqu'un veillait à sa douleur. J'ai eu peur de cette ombre. Je suis lentement retourné sur mes pas. En traversant le chantier, j'ai rencontré Gisèle, entourée de laine et de nœuds. Elle me parla à travers le foulard. Elle disait quelque chose de vraisemblable à propos de la transparence de mon corps. La torture d'Ali n'effleura même pas mes lèvres.

Fin du récit de Sweeney, ce jour-là (2 juillet 1988). Maintenant, Carabas est toujours endormi dans son fauteuil. Carabin ne se souvient plus de rien à propos de l'arrivée de Carabas, sauf l'indication d'une rencontre entre Jean et Carabas demain après-midi. Il tentera d'interdire cette réunion. Il en trouvera le moyen qu'il se contentera d'appliquer à Jean. Carabas se retrouvera seul avec son inextricable désordre de moments passés pour toute compagnie, demain, dans l'après-midi, ne pas oublier de revoir cette tentative de destruction plusieurs fois avant de l'initier, pense Carabin. La porte s'ouvre. C'est Sweeney. Plus vieux, Sweeney, pense Carabin : cela fait combien de temps ? N'y pensons plus. Sweeney tient la porte d'une main et de l'autre fait entrer le chariot chargé de nourriture. Il est entièrement absorbé par ce travail. Le chariot entre. Sweeney referme la porte derrière lui et amène le chariot près de la table. Il exécute ensuite une série de travaux soigneusement pensés : nappe, couverts, fleurs, Carabin pense : ce n'est pas avec une femme que je vais dîner, puis Sweeney demande : je peux manger avec vous ? Carabin ne répond pas, Sweeney installe un troisième couvert. Enfin, Carabin dit : Malcolm ne dîne pas ce soir, et Sweeney soustrait deux couverts sur la table. Aussitôt, après un imperceptible moment d'hésitation, Carabin se dit : pourquoi ? et il ne cherche aucune réponse, écoutant les heurts de métal et de faïence sur le plateau du chariot. Sweeney est au garde-à-vous). —

Malcolm ne dînera pas avec nous ce soir, répète Carabin.

— Dans ce cas, je vais vous laisser. Dois-je l'amener dans sa chambre ?

— Restez un peu, je vous en prie. Laissons-le dormir.

— Je m'en vais, merci.

(Sweeney sort. La porte se referme sans bruit.)

— Il ne se réveillera pas, dit Carabin.

(Il soulève plusieurs couvercles, hume les fumets, fait une moue de satisfaction.)

— Sweeney est un bon cuisinier, dit-il. J'envie toujours les chimistes de la matière, plus que ceux de l'esprit. J'ai une dette envers la matière. (Il se dirige vers un miroir dans lequel il se regarde étrangement. En fait, il cherche un autre regard. Il continue :) Vous êtes toujours là ? Dure journée, n'est-ce pas ? Avez-vous tenu le coup ou vous êtes-vous endormis dans les bras l'un de l'autre ? Il y a à manger pour trois. On ne sera pas dérangés, sauf peut-être par Sweeney qui voudra s'assurer que sa chimie fait tout l'effet qu'il a imaginé pour nous. (Il exhibe une seringue, en fait gicler verticalement les premiers liquides :) Simple précaution. Il dormira comme un enfant. Il ne dérangera rien lui non plus. Si vous reveniez dans notre monde ? Hé ! Est-ce que je parle à quelqu'un au moins ? Vous connaissez le chemin. (Il rit en s'approchant de Carabas. Il l'observe longuement sans rien dire, puis il remonte la manche le long du bras valide de Carabas qui ne bronche pas. Il cherche la veine, la trouve, y injecte la chimie destinée à garantir une nuit de tranquillité.) Demain, il constatera l'existence de la petite piqûre sur la peau et de son auréole jaune et il me reprochera de recommencer. À moins de continuer ce sommeil pendant quelques jours. Demain après-midi, Jean se retrouvera seul dans le parc, avec son manuscrit sous le bras et il pensera à toute cette chimie en termes abominables de grossièreté et de douleur. (Des coups sont frappés sur la porte.) Entrez donc !

(Entrent un homme et une femme. L'homme, c'est moi. Vous connaissez ma voix didascalique, la seule dont j'use en public. Vous n'en saurez pas plus pour l'instant. La femme qui m'accompagne est Cecilia, l'épouse de Malcolm. Elle parle notre langue avec un atroce accent espagnol qui est le seul qu'elle se reconnaisse sans rire, non pas qu'elle soit bavarde ou superficielle, comme on suppose toujours que doit l'être la femme de Malcolm parce qu'il est éternellement profond et pathétique, mais elle ne semble vivre qu'à travers les sonorités de cette langue qu'elle amène avec elle partout où le monde s'entretient du monde pour lui ressembler. Nous venons de traverser le miroir dans l'autre sens. Très tôt ce matin, nous sommes passés derrière ce miroir sans le traverser toutefois, ce qui arrive le plus simplement du monde, empruntant les coulisses du vaste bureau où Fabrice cultive le jardin de sa science et les allées de son ignorance. Nous nous sommes installés dans deux confortables fauteuils, les pieds sous un guéridon chargé de nourriture et de boissons, le tout aménagé par les soins de Fabrice avec la complicité oublieuse de Sweeney qui est un bon nègre chaque fois qu'on lui demande de l'être ; autrement, c'est un personnage révoltant à force d'idées sur tout et sur rien. C'est mon opinion. Nous en avons bavardé Cecilia et moi en attendant qu'il se passât quelque chose de l'autre côté du miroir, qui est le côté réfléchissant, agrandisseur, troublant de cette histoire. Fabrice est entré le premier. Il a jeté un regard discret vers le miroir, mais sans clin d'œil ni nuance de complicité. Malcolm le suivait. Il ferma lui-même la porte, faisant pivoter son fauteuil avec une dextérité qui m'impressionna tout de suite. Il est vrai que je l'ai connu valide, c'est à dire puissant comme il savait le montrer chaque fois que l'occasion se présentait de faire un usage public de cette force qui fait la différence entre l'homme et la femme. Dois-je préciser, pour être complet, qu'il a été le premier amant d'Anaïs ? Passons. Ce matin, c'est un homme reconstruit qui est entré dans le bureau américain de Fabrice de Vermort. C'était un homme triste aussi, de cette tristesse qui n'a rien de conventionnel, qui n'inspire pas la pitié sinon la fuite. Fabrice a demandé : si nous commencions tout de suite, Carabas ? Qu'en pensez-vous ? J'eus le désir de répondre à cette question parce qu'elle nous était adressée, à Cecilia et à moi, mais Cecilia posa sa main sur mon bras pour me signifier que son opinion importait plus que la mienne. Je n'étais là, après tout, qu'en tant que simple observateur. Je ne devais rien tenter sans lui demander son avis. De l'autre côté, Carabin, comme il se faisait appeler, tourna le bouton du magnétophone que Carabas, comme il l'appelait, regarda d'un air de reproche sur quoi Carabin greffa les préliminaires de la conversation qui allait se dérouler devant nous pendant un temps indéterminé qui pouvait varier entre les dix minutes d'une simple mise au point et les dix ou douze heures d'un épuisement du sujet garanti par le sommeil, ce qui est arrivé finalement. Dans l'après-midi, une goutte de sueur, toute de lumière et discrète comme un oiseau, descendit lentement le mollet de Cecilia. Ce fut, je crois, la seule distraction de la journée. Elle s'aperçut de ma déroute et, d'un doigt léger, répandit la goutte sur la peau de sa cheville. Aucune autre goutte ne dépassa plus la limite de ses genoux qu'elle prit soin d'envelopper dans une robe qu'elle avait sciemment compliquée dans ce sens. Le magnétophone se mit à tourner sur un signe de Malcolm. Carabin lâcha le bouton. Un regard imperceptible dans le miroir, que Carabin saisit au vol, se disant : il se regarde ; il n'a pas confiance en lui, puis la conversation entre dans le récit de Carabas tel que nous l'avons pénétré ensemble au début de ce livre. Outre la sueur de Cecilia, qui n'était plus qu'une supposition, il y avait toute l'ombre autour de nous. Des livres puants s'en partageaient la dégoûtante solitude. Je m'y suis perdu de temps à autre, revenant aux chevilles de Cecilia chaque fois qu'elle s'est éclairci la gorge sans intention de se mettre à parler. C'était un éclaircissement discret, prudent, attentif à ne pas traverser le miroir. Je pensais à des insectes en proie à l'observation. L'odeur répugnante des vieux livres me ramenait toujours à cette sensation, à la limite d'une boucle noire qui frémissait à l'angle d'un œil que Cecilia fermait de temps en temps, avec l'autre sans doute, pour réagir en silence à un passage douloureux de l'énorme métaphore que Malcolm mettait à l'épreuve de son laminoir. Cette femme, je dois le dire, m'attire comme la lumière. Je butine toujours dans son entourage de secrets et de choses non dites, mais ce n'est pas l'amour qui la conduit dans toutes ces chambres hermétiques où Malcolm veut avoir le dernier mot. Il la reluque de plus près. Je n'ai droit qu'à son profil. Je ferme les yeux sur sa nuque, par soumission à l'idée de respect. Sa proximité, tout au long de cette indéchiffrable journée, me déroutait. Je comptais sur le magnétophone. Elle s'inquiéta à voix basse de ne pas me voir prendre des notes. Que me disait-elle exactement ? Quels mots traversés de castillan a-t-elle utilisés pour tenter de me remettre sur le chemin de l'analyse ? À Broadway, on me poserait la question. J'ai tapoté la page de mon calepin du bout de mon crayon. Elle regarda ces points avec un agacement qui en disait long sur ce qu'elle pensait réellement de moi. Ce matin, dans la salle à manger de Fabrice désertée par Gisèle, elle n'avait pas été avare de conseils. Je les avais tous écoutés à travers les craquements singuliers des flocons dans ma bouche. Il ne fallait à aucun prix que Malcolm s'aperçût de ma présence. La sienne le réjouissait plutôt. Je me demandais où était Anaïs. Je l'avais vue une dernière fois l'année de la cérémonie. Quant à sa nudité, cela remontait à plus loin, sur un vélo d'appartement où elle s'exerçait pour préparer notre séparation. J'ai pensé à elle en écoutant les conseils de Cecilia. Délicieux accent au fond. Elle chantait un peu. Voix parfaite pour le chant. Sang gitan. La vision de la page de mon calepin criblé de points obscurs l'exaspéra. Elle recroisa ses jambes dans l'autre sens. Je me mis en quête d'une autre goutte de cette sueur qui me donnait le vertige. Elle me lança un regard désespéré. Sur qui pouvait-elle compter vraiment ? semblait-elle me demander. Pendant ce temps, Malcolm faisait ses premiers pas dans un délire narratif qui allait se prolonger au-delà de nos espérances. Carabin sembla nous oublier. Il cessa de s'accouder sur le linteau de la cheminée pour nous donner le spectacle de son beau profil d'oiseau blessé. L'expression est de Cecilia. Le bec fouineur de Fabrice ne la laissa pas indifférente. D'ailleurs, dit-elle, elle n'a jamais aimé que les oiseaux. Malcolm a longtemps été un oiseau, rare celui-là, à cause de son incroyable lucidité maintenant détruite par l'incohérence des souvenirs et la tranquille impatience de son imagination. Elle a de la peine à croire que ça lui est arrivé en plein vol. Maintenant elle regarde à travers la trompeuse transparence du miroir et elle ne sait plus que penser de ce qu'elle espère pour elle et pour lui. Ce qui explique son regard et sa question inexprimée pour me confondre. Mais nous avons promis de ne faire aucun bruit. Les verres sont en plastique, il n'y a pas de couteau, aucun couvercle sur la nourriture sinon ces torchons blancs à carreaux rouges qui appartiennent encore à Gisèle. Toute cette nourriture m'écœure un peu. Ne pas pouvoir le dire me révolte. Je prends la main de Cecilia.

— Que faites-vous ? risque-t-elle doucement, voulant dire : Que me faites-vous ? Mais elle ne tente rien pour se débarrasser de moi. Je dis : je n'ai aucune patience dans ce genre d'aventure, et vous ?

— Parlez bas ! Il va nous entendre.

— Il ne s'attend pas à reconnaître votre voix. Sait-il que vous êtes à Rock Drill ? En connaît-il les raisons ?

— Il le saura ce soir. Il saura pourquoi. Cela vous suffit-il ? Nous en avons perdu le fil de la conversation. C'est votre faute. Allez-vous-en si vous pensez perdre cette patience que vous m'aviez promise. Vous n'avez rien écrit sur votre carnet.

— Je sens que je ne vais pas me rendre utile. Puis-je vous faire la cour en attendant ?

— Revenons plutôt à ce dialogue !

Et elle y revenait, les coudes sur la table, comme si rien ne s'était passé entre nous. Je le lui dis. Elle :

— Je vous en prie, allez-vous-en ! Vous n'avez pas l'esprit au travail. Je n'ai pas besoin de vous si c'est le cas. Il vient à peine de commencer. Je ne comprends plus rien.

Carabas semblait réciter. Il venait d'instaurer le rythme de son délire, de pause en pause en peaufinant la textualité et Carabin tapotait le bord de son bureau du bout des doigts. Cette sonorité ne nous parvenait pas. Elle attira l'attention de Carabas cependant. Carabin hésita un moment, puis sa main glissa sous le bureau. Il l'éleva de nouveau pour la poser sur un document joliment gainé de cuir rouge sombre. Carabas en reluqua souverainement les reflets, comme s'il lui appartenait. Je ne l'écoutais plus. Le regard de Carabin traversa le miroir. Il me voyait. J'ouvris la bouche pour l'expliquer à Cecilia que ce regard semblait explorer. Il la regardait. Elle s'en inquiéta. Elle se confiait maintenant. Il va nous trahir, dit-elle enfin. Qu'est-ce donc que cette reliure de cuir ? Un point commun entre lui et Malcolm ? Vous savez ce qui est en train d'arriver, vous ?

— Vous n'écoutez plus Malcolm. Voilà ce qui arrive.)

— Entrez, entrez ! Fermez la porte ! Cecilia, attrapez cette couverture, là, sur le bahut. C'est sa couverture. Couvrez-le. Commencez par prendre soin de son sommeil. C'est un conseil. Hello ! John ! Rude journée, n'est-ce pas ? Regardez ce que nous a apporté ce cher Sweeney. De la viande. De la sauce. Des fruits sirupeux à souhait. Remettez donc les couverts à leur place. J'ai une faim d'enfant. Cecila, venez vous asseoir à cette place. C'est celle que Sweeney avait choisie pour lui.

— Vous lui avez joué un mauvais tour.

— Mauvais, non. Tour ? Je ne connais rien à la magie. Installez-vous et servez-vous. Vous pouvez parler. Il ne se réveillera pas avant demain matin.

— Moi qui espérais lui parler ce soir.

— Lui parler de ce qui vient de nous arriver ? Ma chère, il est trop tôt.

— Je pensais pourtant...

— Croyez-moi ! Voulez-vous que je me charge du service ? Je fais cela beaucoup moins bien que Sweeney qui est un magicien, lui. Vous lui parlerez de mes tours, Cecilia. Il adorera vous entendre. C'est un amateur de voix.

(Volubile, Fabrice de Vermort. Avec cette facilité d'adaptation qu'on lui reprochera toujours. Mauvaise langue que les langues ! Il mastique avec intérêt. C'est un spécialiste du goût à trouver aux choses réduites en bouillie sous la dent qu'il a chercheuse de trouvailles narrables et inoubliables.)

— Qu'en pensez-vous ? demande-t-il sans cesser de mastiquer. Ou bien plutôt : qu'allez-vous en penser ? Ne trouvez-vous pas qu'il est trop tôt pour en penser quelque chose ? Nous en parlerons le moment venu. Une première impression, ma chère Cecilia, mon amie ?

— Je ne sais pas trop. Je pensais lui parler ce soir. Demain matin, il sera trop tard. Il ne croira plus à ma sincérité.

— Impossible avant demain matin. Il faudra vous faire à cette idée si vous avez l'intention d'apprécier ce repas.

— Il reste quelques débris de l'autre côté du miroir.

— Les rats vont s'en charger ! lance Carabin.

— Les rats ! Quelle horreur !

— L'horreur, ma bonne Cecilia, ce sont ces livres d'un autre temps, écrits dans toutes les langues lisibles, sauf la mienne. Sweeney ne veut rien entendre. Il ne veut pas les détruire. Peur du feu ? Pas du tout. Il craint plutôt le passé. Ces livres en sont pleins. Certains sont en anglais, savez-vous ?

— Je ne veux rien savoir de ces horribles livres, dit Cecilia. Vous en parlez pour me confondre. Je ne dirai rien de plus.

— Je vous taquine, simplement. Par amour, bien sûr.

(Cecilia frémit. Elle croise aussi l'amour dans mes yeux. Elle revient d'un coup au sommeil de Carabas, par fidélité.)

— Gisèle est à Polopos, dit Carabin avec une note d'amertume qui amuse Cecilia. Où donc est Anaïs ? Vous n'en savez rien, ajoute-t-il sans attendre ma réponse. Il dit encore : bien sûr ! et il revient au contenu de son assiette, presque goulûment, ce qui surprend Cecilia au moment où elle est en train de déposer un morceau de viande dans sa bouche. Arrêt sur image le temps de m'apercevoir qu'elle s'est arrêtée pour écouter la première déglutition de Carabin qui dit en suivant :)

— Je vous comprends au fond.

— Qu'est-ce que vous comprenez, mon cher Fabrice ? dit Cecilia qui suspend le destin du morceau de viande en attendant la réponse de Carabas.

— Excusez-moi, Cecilia. Je m'adressais à John. Il n'aime pas parler de la fugue d'Anaïs au pays des hommes. Cette idée le rend furieux quelquefois. J'ai assisté à l'une de ces crises. N'est-ce pas, John ?

— Une crise de désespoir, dis-je rapidement. Rien de plus qu'une tentative de donner un sens à ce qui a été vécu pour rien.

— Pas même pour le plaisir ? dit sournoisement Carabin.

(Cecilia est offensée. Elle aime bien Anaïs, mais elle n'entreprend pas de la défendre. Elle ne me regarde pas. Elle préfère consacrer ce besoin de regard à Malcolm qui dort comme un enfant. Carabin émet un petit bruit de dents pour exprimer la dérision du présent.)

— N'en parlons plus, finit-il par dire. Ou plutôt : mettons que ma question s'adressait à vous, ma chère Cecilia.

— Votre question ? Je ne comprends pas.

— Je disais à John : je vous comprends, et j'ajoutais : au fond. Que diriez-vous si cette question vous était destinée ?

— Ce n'est pas une question, dit Cecilia faussement amusée par l'outrecuidance de Carabin qui n'agit jamais autrement avec les femmes au moment de les cueillir pour en observer sereinement le flétrissement et la réduction au silence.

— Répondez tout de même ! dit Carabin.

— Je ne comprends pas votre irritation à mon égard !

(Carabin sourit. Il soulève un coude et trempe son nez dans un nouveau fumet. Il attend de s'être servi puis il dit :)

— Gisèle a la même manière de m'agacer. Ce point commun me détourne du plaisir.

— Je regrette que ça vous arrive, fait Cecilia amèrement.

— Non, vous ne regrettez rien qui me touche de toute façon malgré vous. Finissez de manger, je vous prie. Je n'ai pas la patience qu'il faut pour être agréable aux femmes que je désire.

(Cecilia n'a pas pu s'empêcher de rougir.)

— Vous ne dites rien, John, constata-t-elle. Je vous aime bien, vous.

— Vous avez plus de chance que moi, John, fait Carabin.

— Toujours rien à dire, rien à penser, rien à donner ? Voulez-vous aussi que je m'en aille au diable ?

— Je n'ai pas dit cela, commente en souriant Carabin que la nourriture remplit d'autres satisfactions maintenant. Restons-en là. Ce jeune homme est lunatique. Je le connais mieux que vous.

(Cecilia retrouve ses couleurs naturelles.)

— Donnez-moi un exemple de votre fidélité, John ?

— Il y a longtemps qu'Anaïs m'a quitté.

— Elle ne vous a pas quitté, dit Carabin. Vous ne savez pas où elle se trouve.

— Je voulais parler de votre fidélité par rapport à moi, continue Cecilia. John, ne faites pas semblant de ne pas comprendre.

(Carabin s'arrête de manger. Il cherche le regard de Cecilia. Je me tais, touchant vaguement au contenu de mon assiette. Cette absurde journée du 21 juillet 1988 ne s'achèvera donc jamais. Il y a encore des choses à dire et à taire. L'amalgame est infini. Carabin dit :)

— J'ai perdu ma pipe ce matin dans le parc. Que croyez-vous qu'il est arrivé ? Eh oui, quelqu'un l'a retrouvée entre l'herbe et le gravier d'une allée. Comment s'appelait ce jardinier que je ne vois plus depuis des années. John, aidez-moi à retrouver ce nom. John, où êtes-vous ?

— Je vous écoutais, dis-je.

— Vous m'écoutiez seulement ? Sans accorder le moindre sens à mes paroles ? Cecilia, mon amie, veuillez me rapprocher de cette saucière.

— Vous n'avez pas coupé le magnétophone, dit calmement Cecilia.

— Comme vous êtes observatrice ! Non, je ne l'ai pas... coupé. Il tourne encore. Il va tourner jusqu'à la fin de la nuit. Mais peut-être avez-vous perdu toute la patience que je vous supposais en commençant cette journée ? Non, ce n'est pas une question. Recommençons, si vous le voulez bien.

— Recommencer cette sinistre comédie ? Vous n'y songez pas !

(Carabin hausse les épaules. Il communie avec la nourriture. Il ira en enfer. Cette pensée m'enchante. L'enfer des autres est l'entrée du paradis. On y devine un commencement de définition de l'éternité qui n'est qu'un infini futur au passé hérité de la tradition, ce qui est un conte. Cecilia mange sans se presser. Elle ne regarde plus Carabas. Elle a envie d'entendre Carabin. Elle rêve pour moi. Carabin s'arrête sur des morceaux qui le transportent au-delà de l'espoir. Il ne veut plus rien dire dans le sens que Cecilia veut imposer à la conversation.)

— J'ai commencé aujourd'hui mon journal intime, déclare Cecilia sans lever le nez de son assiette.

— Encore un coup bas, dit Carabin. Qu'en pensez-vous, John ?

— Rien, puisque c'est un journal intime, dis-je.

— Vous voulez dire que vous ne faites pas partie de cette intimité ? Vous avez moins de chance que moi.

(Cecilia rougit. Elle me regarde pour me le reprocher.)

— Vive l'intimité ! dit Carabin. Encore un peu d'intimité et on sera quatre au lieu de trois. Il ne manquait plus que ce journal. C'est le commencement d'une trahison. Mais après tout, est-ce que je ne la mérite pas ? Hein ?

(Il a continué de manger. Il semblait parler d'autre chose. Je surveillais le sommeil de Malcolm, en proie à une douloureuse inquiétude qui me berçait d'illusions depuis le matin, avant de traverser le miroir pour nous rendre compte de l'état de délire où Malcolm achevait piteusement sa vie. Ce matin, un muscle s'était contracté sous mon œil droit. J'avais observé ce nouveau masque dans le miroir, verre regardant à force d'être regardé. L'eau froide du robinet en avait accentué la crispation douloureuse. Au toucher, cela semblait un corps étranger, une intrusion maladive à la limite extrême de ma personnalité qui ne rencontre les autres que sur le terrain de cette mesure maintenant déchiffrée à cause d'une crampe absurde et significative. J'ai couru dans le froid avec l'espoir de la soumettre à plus définitif que ma propre colère. Le souffle m'a manqué. À cet endroit de mon visage, la peau avait rougi. Le coin de ma bouche restait en suspens dans un demi-sourire qui n'était que la moitié de ma plainte. De retour dans ma chambre, j'ai pincé cette douleur entre le pouce et l'index. Elle était dure, précise, parfaitement définie, greffe sinistre, bien visible, presque irréparable et je songeais toujours à la détruire par le feu. Cette idée de chaleur était sur le point de me rendre fou. Je ne pouvais même pas crier, à cause de l'angoisse qui est une autre idée du feu. Cecilia est entrée sans frapper. Il était temps !)

— Avez-vous lu La Connexion ? demanda soudain Carabin.

(Cecilia me regarda dans l'attente d'une réponse. Ses yeux ont cette clarté dont Malcolm empoisonne ses livres. Elle sourit.)

— Curieuse fiction que cette Connexion, continua Carabin. Je m'en sens un peu responsable. John l'a écrite d'un jet au début de son premier séjour parmi nous. N'est-ce pas, John, que j'y suis pour quelque chose ?

(Il en attendait la confirmation, mais je ne lui donnerais pas ce plaisir, pas devant Cecilia qu'il avait l'intention de faire souffrir dans cette intimité qui ne s'ouvrait pas à mon propre rêve parce que Cecilia me destinait à une autre crucifixion.)

— Pourquoi la Connexion ? dit légèrement Cecilia, à peine occupée à traduire en sentiments personnels les jeux que Carabin exhumait pour me réveiller du mauvais rêve hérité de Malcolm, ou plus précisément de Carabas.

— Oui, pourquoi ? balbutiai-je entre deux gorgées de vin.

— C'est une idée étrange, explique Carabin. L'idée est de raconter une histoire sans présent et donc d'établir la connexion entre le passé et le futur, sans qu'il soit question de traverser un présent dont l'existence est niée par les faits. Vous entendez ? Niée par les faits ! J'en ai un exemplaire dans la bibliothèque. Ne vous dérangez pas. J'y vais moi-même. Profitez-en pour entrer ensemble dans cette intimité dont je parlais tout à l'heure. Il s'agit de ne pas m'en exclure. Promis ?

(Il se lève, volubile, et s'extrait de la table avec la difficulté que suppose sa gourmandise. Il traverse les tapis, ouvre une porte, la laisse entrouverte et notre silence se brise à cet endroit. Cecilia me parle la première des bruits qui courent. Elle n'en pense rien. Malcolm est très fâché contre moi. Il ne veut pas oublier. Non, elle n'a pas lu La Connexion mais si elle la lisait, elle n'aurait pas de mal à y reconnaître la langue de Malcolm. Elle comprend que cette langue me fasse rêver. Pourquoi avoir fabriqué ce livre ? Carabin est-il complice de cette absurdité ? Elle me pose ces questions sans en attendre aucune réponse. Je ne sais plus si j'ai écrit La Connexion ou si j'en ai simplement recopié le texte pour l'adapter à mon besoin de romanesque. Je comprends la douleur de Malcolm. Ce n'est pas une anecdote. Carabin en parlera en temps voulu. Cecilia se tait maintenant. Les pas feutrés de Carabin s'annoncent par d'autres chuchotements. Il agrandit doucement l'ouverture de la porte et s'étonne de notre silence. Pourquoi n'avoir pas profité de son absence pour en parler ? Mais de quoi parler si Cecilia pose les questions ?)

— Voilà le terrain de toutes ces années d'amitié, scande-t-il en revenant s'asseoir avec nous.

(Il écarte l'assiette et les couverts, vide le verre et le pose à l'écart. Le livre à couverture de cuir rouge refait surface. J'en ai observé toute la sinistre croissance. C'est Malcolm qui l'a amené ce matin. Il l'avait sur les genoux en entrant. J'ai tout de suite reconnu ces angles de cuir rouge. Ils étaient de ma fabrication lente. J'ai amené la preuve dont je vous parlais hier, commença Malcolm et tout de suite j'ai cru à un procès. Ma présence derrière le miroir venait de se justifier. Je serrai le coude de Cecilia entre mes doigts humides. Elle me lança un regard désespéré, un de ceux qu'elle me réservait en cas de tentative de viol. Ne dites rien, chuchota-t-elle sans se débattre pour me contraindre à moins de proximité. Ne rien dire à travers le miroir ? Fabrice reluquait le livre que le doigt péremptoire de Malcolm désignait comme le corps du délit. Je ne comprends pas, se contentait de répéter Cecilia. Ses doigts entraient dans les miens pour en dénouer la transe. Dire que j'avais désiré un autre commencement ! Cecilia ne s'y étonnait pas de cette manière attentive et secrète. Au contraire, elle arrivait pour donner un sens à ma présence à ses côtés derrière le miroir que Carabin avait savamment intercalé entre les revendications de sincérité de Malcolm et les angoisses récréatives que j'opposais non moins sincèrement à tant de certitude et à si peu de clarté ! Cecilia, en quelques mots, me demanda de lui parler de ce livre. Mais pourquoi, puisque Malcolm allait le faire lui-même ? Elle avait l'air sournois. Pendant ce temps, Fabrice s'était emparé du livre en question et l'avait posé sur son bureau, à la vue de tous mais hors d'atteinte. Sur une question, Malcolm avait recommencé, pour la nième fois cette année-là, le récit incohérent de la cérémonie qui eut lieu le lendemain du 25 décembre 1986, en plein dans la forêt de Bélissens. À travers les imperfections du miroir, j'eus du mal à lire le titre du livre. J'en reconnaissais les habiles cadeaux. Ils étaient de ma main. À l'intérieur, j'avais enfermé le génie de Malcolm en dépassant les bornes de l'écriture. Ç'avait été le seul moyen de le déposséder de mon enfance. Il s'en était servi pour refaire surface à ma place. Maintenant, l'idée de cette réécriture le rendait fou. Il ne pensait même plus aux excuses qu'il me devait.)

— Une lecture ? dit Cecilia en pliant soigneusement sa serviette. Pourquoi pas une lecture ? J'aime tant votre voix, Fabrice.

— C'est une flatterie, Cecilia ! Vous n'avez pas la permission de vous en servir.

— Je me contenterai de vous en menacer !

(Ils recommençaient avec leurs mondanités d'Européens cousus d'histoire ! Leur jeu était clair. Au centre du pentagone tracé par le doigt magique et un peu sorcier de Fabrice, il y avait cette intimité et mon attente de la pénétrer de toutes les ressources du langage. C'était une tentative digne de ma pensée. Ensuite, le premier angle était occupé par le miroir qui coupait en deux tout le plan mental exigé par l'impatience de Fabrice. Le deuxième angle était tout entier contenu dans la description de cette journée, laquelle pouvait être approfondie grâce au parallèle de ce que la bande magnétique avait enregistré sans interruption. Le troisième angle du pentagone pénétrait dans la profondeur de cette cérémonie dont Malcolm n'a parlé que pour ne rien en dire. Au quatrième angle, on avance jusqu'au lendemain de cette journée de juillet 1988 où Fabrice est en attente de conversation convenue par Jean et par Malcolm. Enfin, le cinquième angle est une fiction dont je me propose d'être l'auteur, par esprit de sacrifice : La Connexion. Tel était le jeu à jouer ce soir-là. Je m'en sentais capable. Je ne sais pas ce qu'en pensait Cecilia. Son attention était tout orientée vers la lecture que Fabrice s'apprêtait à nous faire de La Connexion. Il soulève le volume de cuir rouge à la hauteur de ses yeux. Il l'ouvre au hasard. Il s'écrie :)

— Encore raté !

— Quel est encore ce mystère ? fait Cecilia avec lassitude.

— Il n'y a pas de mystère, dit Fabrice. C'est un jeu inventé par Malcolm. Voulez-vous savoir en quoi il consiste ?

— Je ne vous cache pas que oui. Et vous, John, vous voulez le savoir ?

— Il veut tout savoir de Malcolm, dit Carabin. En réalité, il en sait plus que moi. N'est-ce pas, John ?

— Que pouvez-vous savoir de si important, John ? dit Cecilia.

(Rien, me dis-je. Je n'ai jamais su mentir. Pourquoi mentir à cette femme qui parle de son intimité avec amour ?)

— Voyez-vous, continue Carabin sans attendre une réponse dont il connaît la justification, ce livre est formé de deux parties distinctes dont l'une n'est pas la suite de l'autre, et vice et versa. C'est un milieu occupé par la disparition du présent. Le jeu consiste à ouvrir le livre sur ce présent, s'il existe malgré les précautions prises pour le faire disparaître de la fiction.

— Je comprends, dit Cecilia encore en proie à cette légèreté qui est voisine de l'oubli ou de la paresse.

— Vous ne comprenez rien, bien sûr ! dit Carabin en refermant le livre. La lecture doit commencer par là. Le voulez-vous, John ?

(J'avais quelques objections à exprimer mais j'avais bien le temps d'y penser, même à l'unisson de la nuit que Fabrice avait programmée pour nous dérouter encore. Je quittai ma chaise pour un fauteuil. Cecilia nota ce manque d'élégance, mais sans m'en vouloir. Elle était déjà ailleurs. Elle adorait, disait-elle, qu'on lui fît la lecture à cette heure de la nuit, qui est la première si je ne m'abuse pas, ajouta-t-elle sans même poser un regard sur le corps céleste endormi de Carabas. Maintenant, elle lui tournait le dos, oublieuse je crois. Fabrice s'assit en face d'elle. Ils sont assis l'un et l'autre de chaque côté de la cheminée sans feu. Moi, face au miroir, je regarde la cheminée, j'examine les motifs de métal repoussé dans le rideau baissé de la cheminée sur le linteau de laquelle le miroir renvoie l'image neutre du plafond et de ses ombres. Malcolm respire si lentement que je me surprends dans l'attente de ses expirations. Sa chaleur me parvient. J'ai besoin de cette communication. De l'autre côté de cette installation provisoire de mon attente, Fabrice et Cecilia ont repris le cours de la conversation. L'odeur d'une sauce stagne entre les fauteuils. Je repasse ce décor. C'est le théâtre de mes illusions. Tout tourne autour de cette intimité. Je regrette l'absence de Gisèle. Elle a toujours compris mes vertiges, mais elle n'est pas là pour les reprocher à Carabin qui commence la lecture de ce qui lui est toujours apparu comme étant la fiction d'une autre fiction moins redoutable. Il y prend toujours les mots avec des pincettes. Ce matin, de l'autre côté du miroir, l'apparition du mince volume rouge et noir m'avait faussement annoncé un procès où Malcolm était le demandeur à cause d'un plagiat que j'avais déjà reconnu justement pour qu'il ne fît pas de procès. Plagiat ou réécriture, la question ne se posait plus. Malcolm la remettait pourtant sur le tapis, entre Carabin et moi interposant sa colère d'écrivain et surtout d'auteur. Mais Carabin n'avait pas voulu de ce faux départ. Il en connaissait les risques. Je pouvais à tout moment retraverser le miroir pour m'expliquer. Ce n'était pas du tout ce qu'il attendait de ma présence à Rock Drill. Vers neuf heures, Malcolm commença à entrer dans sa mémoire, annonçant une cérémonie dont, au bout du compte, il n'a rien dit. Douze heures plus tard, ou peu s'en faut, il dormait comme une souche dans la même pièce où il avait commencé son rêve. À la même heure, Carabin avait ouvert le livre pour nous faire la lecture de son contenu. Cecilia avait attendu ce moment toute la journée. En fait, elle n'avait vécu cette journée que dans l'optique de cette lecture. Je me demandais quels avaient été les premiers mots de son journal intime. Elle prétendait l'avoir commencé ce matin même, ce qui était improbable, à cause de l'existence d'un autre journal qu'elle avait entrepris au moment où Malcolm avait fini par acheter la maison Godard, au mois de décembre dernier, si je ne me trompe pas. Elle mentait toujours pour être surprise en flagrant délit de mensonge. Carabin, je m'en souviens, avait tiqué en me regardant furtivement. Il connaissait le contenu du premier journal, qui était peut-être à ce moment-là le dernier d'une longue série de mensonges dont l'aveu n'avait jamais été entendu par personne. Maintenant il lisait La Connexion, s'arrêtant de temps en temps pour en commenter les obscurités et les non-sens qui y florissaient joyeusement comme autant d'indices de plagiat. Cecilia murmura deux fois : j'ignorais que Malcolm eût écrit cela. Carabin répondit deux autres fois : l'écriture est de John, ne vous y trompez pas. Deux fois encore, j'ai failli m'expliquer sur cette enfance qui n'était pas celle de Malcolm qui n'avait plus d'enfance pour se souvenir de son passé. N'avais-je pas eu le droit de remettre les pendules à l'heure ? Mais je me taisais, je n'entrais pas dans cette intimité où rien n'est imaginé en dehors de la nudité des protagonistes devant le feu. J'ai rêvé ce bûcher. D'où cette grosseur nerveuse au-dessous de mon œil droit ce matin. Cecilia est entrée sans frapper. Elle m'a surpris devant le miroir, un autre miroir beaucoup plus simple, pendu comme une estampe mais au-dessus du sinistre lavabo où je venais de cracher un peu de ma douleur. J'ai camouflé le détail apparent de ce désespoir dans un coin de serviette humide. Pendant ce temps, elle regarda mon profil dans le miroir. Elle se mit à parler à ce profil.

— Fabrice vous a expliqué pour le miroir ? demanda-t-elle en s'approchant encore de mon vertige. Je n'ai pas le souvenir qu'il en ait parlé devant vous hier au soir. Étiez-vous bien avec nous après le repas ?

Elle parlait toujours à mon profil. Elle était victime d'une illusion d'optique. Je tombai le masque. Elle s'intéressa tout de suite à ma crampe faciale qui pourtant n'apparaissait pas dans le miroir lequel ne rendait compte que de mon profil valide et sociable.

— Une crise d'angoisse ? fit-elle simplement pour ne rien dénoncer de mon désarroi. Je comprends ça.

Rien de plus que cette compréhension. Immédiatement, elle revenait à sa précédente question. Je marmonnai une réponse. Elle n'y accorda que l'importance relative au côté du miroir qu'elle ne comprenait plus depuis qu'elle en avait rêvé, deux fois dans la nuit. Une première fois, il fallait s'y attendre, il s'est brisé et Malcolm l'a regardé avec cet air stupide qui est toujours la première manifestation de sa colère. Elle s'est réveillée avant qu'il n'explosât. Elle a fumé deux cigarettes avant de retrouver le sommeil, un sommeil à la surface du rêve, agité d'avertissements, et même de sentences. Cette fois, le miroir a pivoté. Son image lui est apparu d'un coup, sinistre et terrible, l'image d'un corps tremblant d'où rien ne sort qu'un regard désespéré, encore ce regard qui est le double nécessaire de son regard de tous les jours. Elle avait à peine eu le temps d'apercevoir le corps désarticulé de Malcolm qui devait parler avec cette voix monotone qu'il accompagne du grincement de ses ongles sur l'acier un million de fois poli de ses inévitables roues. Le rêve s'achevait pourtant sur sa propre image. Elle avait pu dormir jusque-là. Elle s'était regardée se regardant avec terreur. Cela avait duré le temps de s'imaginer la première seconde de ce qui s'était passé de l'autre côté après le pivotement inattendu du miroir. Elle ne prononça pas le nom de Fabrice. Elle n'avait pas couché avec lui cette nuit. Il avait dormi nu dans le couloir. Il aimait manifester publiquement ses désirs. Celui-là, avait-il proclamé, méritait plus que les autres une manifestation publique. Sweeney avait refusé de le regarder dormir, comme il le lui avait demandé. S'agissait-il de veiller sur son sommeil ? s'interrogeait Sweeney en traversant le corps des autres.

— Est-ce douloureux ? dit-elle en revenant au présent qui par dérision m'acoquinait avec la libre manifestation de mon tonus musculaire.

— Douloureux ? Non, fis-je, toujours plus grimaçant.

— Y a-t-il un moyen de s'en débarrasser ?

Elle pensait à autre chose, de toute évidence. Je trempai encore le bout de serviette dans l'eau froide. Elle continua :

— C'est de l'eau ?

Elle voulait dire : seulement de l'eau, étonnée que je ne connusse aucun autre remède à ce malheur matinal. Je pensai à une érection.

— Ce n'est pas sérieux, fit-elle enfin.

Elle souleva le bout de serviette. Je dis : C'est rouge. Je voulais dire : un peu dégoûtant, non ? Elle continue : Cela vous arrive souvent ? Comme ça, le matin ? Vous avez rêvé à des femmes ?

Elle rit. Quel rapport avec ce muscle absurde qui m'éloigne d'elle dans le miroir ? J'ai l'air moqueur, à cause des pliures de la peau sur mon nez. La lèvre soulevée montre une dent et le bout de la langue. Ses yeux sont à ma portée. Elle a dû se mettre sur la pointe des pieds pour examiner le durillon musculaire. Elle n'ose pas y toucher. Que sait-elle de cette relique onirique ? Rien, précisément.

— Alors à quoi bon vous rincer l'œil ? dis-je, agacé par la tranquillité de son regard.

— Encore un peu d'eau froide vous fera du bien.

Elle trempa la serviette dans le lavabo et me l'appliqua tout entière sur l'œil et sur la partie déconcertante de mon sourire bloqué dans une posture qui m'éloignait de la joie. Avec l'autre main, qu'elle posa délicatement sur ma nuque, elle fit jouer toute ma tête dans cette humidité. Il doit bien avoir un moyen, murmura-t-elle dans mon oreille.

— Je ne connais que celui-là.

— Il me paraît bien dérisoire, dit-elle. Non vraiment, une serviette et de l'eau froide, à notre époque !

Le moment était venu de constater tout l'effet du remède sur ma blessure intime. Était-ce bien une blessure, cette absence de sang ? Cecilia laissa tomber le paquet de serviettes et d'eau. Est-ce que ça vous fait mal ? demanda-t-elle avec une moue inquiète. Le problème, ce serait la douleur. Répondez ! Vous ne dites plus rien. ¿Qué pasa ?

— Rien, à vrai dire, bégayé-je. Je ne pensais pas à la douleur.

— Cela vous fait donc mal ! C'est atroce !

Atroce n'était pas le mot. Je posai un doigt prudent sur la crampe. Dans le miroir, je vis que le problème était plus exactement cet absurde soulèvement du coin de ma bouche et cet incurable entrebâillement des lèvres qui laissait apparaître de non moins inénarrables dents sur quoi un reflet s'accrocha. De quoi avais-je l'air ? Mais Cecilia n'y pensait plus. Elle était en train d'ouvrir les fenêtres. Sweeney les refermera, dit-elle.

— Sweeney ne s'occupe pas du ménage, précisai-je.

— Bien, pourquoi Sweeney après tout ? Toujours Sweeney ! Sweeney par ci ! Sweeney par là ! Il ne fait même pas partie de la famille !

C'était une remarque idiote. Je n'en faisais pas partie moi non plus. Elle ne pouvait pas l'ignorer. Elle m'offrit un regard d'excuse. Ma crampe vibrait au rythme de ses yeux. Nous descendîmes. Dans la salle à manger, Fabrice discutait déjà avec Malcolm. Ils nous saluèrent de loin, Fabrice d'un coup de tête, Malcolm élevant les irrépressibles tremblements de sa main valide. Cecilia lutta une seconde contre un frémissement. Elle me donna la main. Malcolm s'absenta dans cette union facile.

— Il n'est pas tard, dit Fabrice. Prenez le temps de vous ravitailler. Mon Dieu John ! Qu'est-ce qui vous arrive ?

Un peu plus tard, il est sorti dans le parc. Il y avait oublié sa pipe la veille, quelque part au détour d'une ornière savante de ses discours aux autres, ou simplement au pied d'un arbre où il avait redit tout ce qu'il savait de la prosodie ou de n'importe lequel des sujets de conversation qui animaient toujours sa flamme. Sweeney va chercher Malcolm pour la douche. Il était amical, Sweeney, et Malcolm le lui rendait bien. Ils parlèrent d'abord d'un ami commun, atteint d'une absence totale de coordination des membres supérieurs, ce qui donnait à toutes ses conversations un aspect hallucinant. Sweeney évoqua cet ami commun avec humour et respect. Malcolm l'écoutait en hochant la tête pour exprimer sa soumission à tant de clarté de la part d'un fou qui prétendait savoir à peine lire et écrire. Puis Sweeney poussa le fauteuil en direction des douches. Cecilia réussit à contenir toutes les larmes que lui avait inspirées ce court dialogue où l'homme qu'elle aimait jouait le rôle de Narcisse. Elle ne sortit pas son mouchoir. Elle ne me laissa pas le temps d'en parler. Ses doigts se posèrent encore sur ma troublante apparence. Je fermai les yeux.

— Il me semble que c'est plus petit, dit-elle.

Elle me montra l'écartement de ses doigts. Entre le pouce et l'index qu'elle immobilisait pour me plaire, elle comprenait le diamètre de ma crampe qu'elle venait de mesurer avec fidélité.

— Avec exactitude, corrigeai-je. Dans une heure, ce ne sera plus qu'un méchant souvenir.

— Dans une heure, il sera trop tard.

Je m'étonnai. L'inquiétai-je à ce point ? Elle ne m'avait posé aucune question sur les crises précédentes. Elle s'étonna à son tour.

— Il y a eu d'autres crises ? Cela explique votre résistance.

C'est elle qui l'expliquait de cette manière. En fait, elle revenait à ce miroir pour me dire à quel point elle comptait sur ma patience. J'exhibai un carnet. Elle était rassurée.

— Le magnétophone de Fabrice n'enregistrera que la matière brute, commentai-je aussi rapidement que me le permettait la dissymétrie de mon visage. Je prendrai des notes au vol, conclus-je.

Y aurait-il un vol ? me disais-je en même temps. Malcolm revint seul de la douche. Il exigea de Cecilia un profond baiser sur la bouche et, sans m'adresser la parole ni même accorder un quelconque intérêt à ma paralysie faciale, il prétendit prendre le chemin de sa chambre où il avait oublié quelque chose. Un peu plus tard, derrière le miroir, dans l'ombre du miroir qui reflétait la clarté de son côté, il montra ce qu'il avait oublié : La Connexion, rouge, tout de cuir relié, avec ses lettres cadelées et son ruban de soie noire. Il commença : Avez-vous lu les Sonnets Majeurs de Nicolá Carvajal ? Si c'est le cas, vous vous souvenez...

Cecilia éprouva sur le coup un profond malaise. Fallait-il se souvenir de ces sonnets ? Valait-il mieux oublier l'ombre fugace de Nicolá Carvajal qui nous avait éblouis plus d'une fois ? Des hommes naissent-ils seulement pour succomber à cet éblouissement ? Cecilia eut besoin de me confier la détresse de son regard. Où Malcolm voulait-il en venir en évoquant d'abord la figure monumentale de Nicolá Carvajal ? Carabin ne parut pas surpris d'avoir à entendre ce commentaire facile d'une œuvre qui le bouleversait encore. Il s'était promis de ne pas interrompre Malcolm. Il le lui avait promis. Malcolm s'attendait cependant à une interruption au moment de prononcer le nom de Carvajal. Sa voix avait traîné sur ces syllabes aux sonorités lointaines. Mais Carabin n'avait pas bronché. Il était tranquille. Malcolm était en train d'écrire un livre. Il en parlait pour commencer. Ensuite, il se laisserait aller dans le fleuve de son roman. Et, comme il l'affirmait dès le départ, ce n'était vraiment pas un livre sur Nicolá. Cecilia parut soulagée de l'entendre. Elle me sourit longuement. Au bout de quelques secondes de ce sourire, j'ai cru qu'elle m'aimait.

— Ce n'était pas le cas bien sûr. Vous pouviez vous y attendre. Elle n'a jamais donné aucun signe d'amour. Vous le saviez.

— Je savais qu'elle ne pouvait pas y croire, c'est tout.

— D'où l'idée, qui vous est venue, de tuer Malcolm.

— N'y songez pas ! Je ne suis pas un assassin.

— Vous êtes sur le point de le devenir.

— Par jalousie ? Je suis jaloux comme un tigre. Le tigre est un animal fabuleux. On n'en trouve pas dans la nature.

— Dans votre imagination seulement ?

— C'est curieux, cette manière que vous avez de confondre le rêve et l'imagination. Vous résumez la vie à un assemblage d'actes volontaires ou involontaires selon le cas présent. Vous éliminez le futur, ou plus exactement, votre doctrine laisse le futur à l'état de projet. Puis-je continuer ?

— Dois-je décliner mon identité maintenant ? Comme vous voudrez.

— Cecilia avait accepté le jeu du miroir sans même le discuter. Elle m'avoua, en entrant ce matin-là dans la pièce que le miroir occulte, qu'elle était un peu fascinée par la possibilité de traverser le miroir dans ce sens qui est celui du retour à la réalité quotidienne. Malcolm ne pouvait rien tenter de son côté. Il n'y penserait même pas. Son esprit était entièrement absorbé par les menus détails de la journée du 22 décembre 1986 qui n'était que le préambule de la journée suivante, celle de la cérémonie, dont nous savons maintenant qu'il n'en a rien dit. Il tournait le dos au miroir. Carabin l'appellerait Carabas au moment de lui rappeler ses origines. Je me souviens de leur comptine :

Cabaret Carabin

Carabin Carabas

Carabas Carina

Ils l'avaient chantée à l'unisson. Cecilia s'était tournée vers moi en se contentant d'ouvrir la bouche pour exprimer son étonnement. Elle agitait une langue obscène. J'ai caché ma monstruosité derrière une main tremblante. Elle faillit éclater de rire. Si vous riez, dit-elle en sourdine, vous allez réveiller la douleur, ce sera horrible, insupportable ! La douleur, en effet, me ciselait en plein visage un sourire de mort mort en pleine souffrance. Ma bouche laissa échapper un gémissement. Elle croyait que je résistais au rire destructeur de ma tranquillité. Elle dit encore :

— Vous devriez aller prendre l'air, puisque tout sera enregistré. Vous n'avez rien à craindre. Vous comprendrez tout d'un bout à l'autre. Je vous en prie, suivez mon conseil. Je vous attends avec impatience.

Dehors, je n'ai pas eu la sensation de nécessiter cette attente. Je rejoignis l'ombre sous un arbre. Sweeney s'amena. Il poussait une brouette. Je lui demandai s'il avait changé de fonction. Je pensai à sa passion pour la cuisine. Il me parla d'autre chose. Mais je ne pouvais pas l'écouter à cause de cette sinistre douleur. Il ne remarqua pas ou fit mine de ne pas s'inquiéter de la présence de cette boule de chair nouée jusqu'à la transe sous mon œil droit. D'ailleurs, il parlait sans me regarder. Il parlait du contenu de la brouette. Puis il parla de la brouette. Il parla encore d'Ali qui l'avait laissé traîner à l'autre bout du parc. Une idée dangereuse à cause de la pluie qui s'infiltre dans le moyeu. Il me montra les paliers. La brouette, il la mettrait en évidence. Par quels moyens ? Il y avait mille moyens de désigner la négligence d'Ali. Mais d'abord, il en parlerait à Carabin. Carabin n'était jamais d'accord avec lui sur ce genre de problème. En tout cas, il ne lui poserait pas cette question aujourd'hui. Il était occupé avec Carabas. Cela lui prendrait toute la journée, la soirée et une bonne partie de la nuit.

— Vous exagérez, dis-je.

— Ça alors, s'exclama-t-il d'un coup. Qu'est-ce que vous faites dehors ? Je croyais que Carabin vous avait trouvé un emploi à votre mesure.

— Il ne s'agit pas vraiment d'un emploi. Je ne suis pas de la famille.

— Je ne suis pas de la famille non plus. Ça ne m'empêche pas de travailler. Vous connaissez le château de Bélissens ?

— Un peu, oui. En visiteur, veux-je dire. Je ne suis pas de la famille.

— Moi je ne connais que le côté Rock Drill. J'ai déjà posé la question. Mais rien à faire. Il faut que je m'enlève cette idée de la tête.

— C'est un désir profond ?

— Au moins visiter le château. La France, je m'en fous. Mais c'est une idée qu'il faut que je m'enlève de la tête. Vous comprenez ?

— À cause de ce qu'en pense Monsieur de Vermort ?

— Je suis presque de la famille. Ça oui, on peut le dire : je suis à deux doigts de faire partie de la famille.

— Combien de temps a passé, Sweeney ?

Il ne le savait pas. Il avait du mal à mesurer le passé avec l'instrument du temps. Il pouvait en raconter mille fois le recommencement d'un bout à l'autre de sa mémoire, mais quant à en mesurer le poids sur la vie, c'était une affaire qui dépassait ses compétences. Qu'est-ce que je pensais de cette sacrée brouette ? proposa-t-il.

— Et qu'avez-vous répondu à cette question ? Je vous interromps parce que je sais que cette question est une manière de chute. Vous n'avez prévu aucune réponse, je vous connais. Que pensez-vous de cette brouette ?

— C'était la brouette d'Ali. Depuis le début de l'été, Ali s'était montré particulièrement négligent avec cette brouette. Elle avait effectivement souffert de la pluie. Elle grinçait. La rouille commençait à attaquer les brancards. Sweeney était désespéré, mais cela ne me regardait pas, en tout cas pas aujourd'hui, me conseillait Sweeney. Je n'avais rien à faire dehors sinon lever le nez pour regarder passer les nuages. Est-ce que j'avais l'intention d'entrer dans la famille ? Carabin semblait me consacrer une certaine amitié, à ce qu'avait pu en juger Sweeney.

— Vous n'allez pas répondre à cette question. Je vous en prie, John, dérogez un peu à la règle. Sweeney ne va plus savoir comment vous prendre pour ne pas froisser votre fragile intellectualité.

— Il pensait que j'avais mieux à faire de l'autre côté du miroir, en compagnie de cette belle petite Espagnole qui faisait partie de la famille. On raconte, dit Sweeney, qu'elle a violé un homme dans sa jeunesse.

— Ce devait être un bien petit homme !

— Ou bien un enfant ! dit Sweeney.

Un enfant ! Cette idée le révoltait. Comme époux, Malcolm ne semblait pas s'en plaindre. Est-ce que vous en savez plus que moi sur le sujet ? chuchota Sweeney au ras de la brouette qui sentait l'ortie. Non, Malcolm était simplement un ami d'enfance. Je ne connaissais Cecilia qu'à travers cette possession. Pas facile d'approcher une femme dans ces conditions ! proclama Sweeney.

— C'est que, dis-je, je ne l'approche pas. Nous sommes seuls elle et moi derrière ce maudit miroir et il ne se passe rien d'autre...

— ... que ce que Carabin a décidé qu'il se passerait, continue Sweeney d'un air entendu. Je connais ça. Je me soumettrai moi aussi le moment venu. J'en ai le désir. Un désir qui me rend fou. Ah ! Cette lucidité me ruine la santé.

Il plongea sa main dans les orties en fermant les yeux. Cela dura une petite minute. Ensuite il retira la main du paquet d'orties coupées la veille par Ali et abandonnées par lui encore à l'autre bout du parc. C'était une négligence impardonnable, disait Sweeney en regrettant la virulence positive des orties qu'on n'a pas encore coupées et qui encombrent le passage, ce qui provoque toujours la colère d'Ali. Sweeney avait assisté à toutes ces colères. Celle d'hier avait dépassé toutes les autres.

— Mais vous avez vraiment autre chose à faire pour vous en soucier, dit Sweeney. Vous venez peut-être de rater l'essentiel. Carabin ne vous pardonnera pas cette négligence. Je le connais. Il ne faut pas le contrarier. Il est le chef de la famille. Je ne suis qu'un bâtard, allez !

Cette réflexion le fit sourire. Elle ne l'amusait pas vraiment mais il était tellement peu probable qu'il fît un jour partie de la famille. Il s'éloigna tout en continuant de parler sur le même sujet. Je le suivis, ou plus exactement, je le suivais. Nous longions la façade nord du bâtiment principal. Sweeney se rendait à l'annexe qui forme une aile au bout de ce mur. La porte en était ouverte. Ali l'attendait en riant. Sweeney ne parlait plus depuis qu'il s'était rendu compte de la présence d'Ali. Il avait accéléré le pas. Son dos s'était arrondi sous la charge. Pourtant, arrivé près des rosiers, il se retourna pour me faire un signe de tête qui m'indiquait avec précision l'une des fenêtres du premier étage. Elle était ouverte. Carabin me regardait d'un air étrange, appuyé à la rambarde, un pied dépassant de la balustrade. Sweeney reprit son chemin vers Ali. Je monte, dis-je à l'adresse de Carabin. Curieusement, un rideau semblait s'être noué à son bras. Un vent léger en agitait les clochettes. Il ne dit rien. Il se contenta de me regarder avec cet air étrange comme si ma présence dans la cour l'avait interloqué pour toujours. Il secoua le rideau, en rejeta les plis par-dessus son épaule, puis la fenêtre se referma sans bruit. À ce moment, Sweeney se retourna encore vers moi pour m'indiquer une autre fenêtre. Derrière les reflets, on pouvait deviner le visage de Cecilia. Sweeney hocha la tête pour exprimer sa déconvenue. De loin, Ali le héla.

Je me retrouvai donc seul derrière le miroir. Cecilia n'avait laissé que son odeur de tabac et le léger parfum de ses cheveux. Dans le miroir, Carabin continuait de me regarder avec cet air étrange hérité d'un sentiment ou d'une pensée dont je n'avais pas la moindre idée. Je fus même enclin à penser que ma présence derrière ce miroir ne se justifiait plus pour une raison qu'il n'était pas difficile de s'avouer. Comment le savoir ? Je voyais Carabin, par définition et dans l'autre sens il ne me voyait pas. Ce regard était-il un message d'erreur ? Pourtant, Carabas ne paraissait pas affecté par la présence du miroir qui se trouvait maintenant de son côté gauche. Il parlait en regardant sa main valide qui jouait avec les peluches de la couverture sur ses genoux. Je ne pensais plus. Je m'approchais du miroir. Avec un peu de chance, avec cette obliquité de la lumière qui venait de la fenêtre, Carabin apercevrait peut-être le fantôme de mes yeux. Cela lui inspirerait-il une réponse ? Pourquoi Cecilia avait-elle quitté les lieux ? La porte s'ouvrit derrière moi, une porte secrète ou inconnue que Cecilia avait peut-être empruntée pour sortir. Je m'étonnais d'y reconnaître Sweeney. Il y avait combien de portes dans cette antichambre ? Il chuchota quelques mots qui retournèrent aussitôt au silence. Il venait chercher quelque chose. Il avait oublié quelque chose. Il reviendrait s'il gênait. Etc. Son corps griffait l'obscurité d'une accumulation d'objets au pied d'une fenêtre fermée. S'il y avait quelqu'un pour m'expliquer ce qui était en train de se passer, c'était bien Sweeney. Je l'attendis près de la porte. L'idée ne me vint pas de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule. Sur le palier, Cecilia fumait une cigarette. Que cherchait donc Sweeney dans cette ombre infinie ?

— Il ne cherche rien, dit Cecilia. Il cache.

— Il cache ? Sweeney fait des cachotteries à Carabin ? Cette nouvelle m'étonne un peu. Je ne vais pas changer maintenant d'opinion sur Sweeney qui n'a pas de secret pour son maître vénéré.

— J'ai fouillé moi-même pendant votre promenade. Je n'ai rien trouvé.

J'avais posé une question de trop. De toute façon, Sweeney revenait dans la lumière. Il était bredouille. Cecilia fit claquer la langue dans sa bouche. Il doit bien être quelque part, fit-elle, agacée par l'indécision de Sweeney qui se taisait, incapable de proposer un autre lieu de recherche.

— Mais que cherchez-vous à la fin ?

Sweeney frissonna. Le mot complot demeurait encore dans le silence de sa tête. Cecilia redescendit les escaliers. Sweeney s'excusa avant de refermer la porte. Je comptai jusqu'à trois. Il y avait trois portes, au moins. Des livres et des boîtes s'empilaient au pied des murs. Je reconnus de la paille sous la poussière. Les restes d'une vieille lampe à carbure gisaient dans un fauteuil éventré. Au plafond, la douille portait une ampoule noire de crasse et d'insectes. J'avais fait le tour de cette pièce en une minute. Maintenant, je revenais au miroir, par habitude.

— Une mauvaise habitude, vite acquise au gré des circonstances qui d'ailleurs ne l'éclairent pas. Où en étiez-vous par rapport à La Connexion ?

— À travers le miroir, il n'était pas question de La Connexion. Le livre était toujours à plat sur le bureau de Carabin. Carabas n'y prêtait plus aucune attention. C'est du moins ce que je croyais.

— Et bien sûr, vous vous trompiez. On s'attend toujours à une erreur de votre part. D'abord cette crampe stupide, que rien ne justifie...

— J'avais passé une très mauvaise nuit.

— Et maintenant cette recherche que Cecilia conduit pendant que Carabin est occupé ailleurs. Elle a toujours su ce qu'elle faisait, celle-là ! En tout cas, vous voilà de nouveau seul du mauvais côté du miroir.

— Pourquoi mauvais ? Carabin n'avait aucun moyen de contrôler notre présence dans cette antichambre de l'aveu complet. Il m'avait aperçu dans les allées du parc avec une certaine stupeur. Je ne sais pas si Cecilia avait échappé à ce regard inquisiteur. Il ne se doutait peut-être même pas qu'elle avait d'autres intentions que de se laisser aller à écouter des heures durant le monologue labyrinthique de son invalide d'époux. Que voulez-vous ? Cecilia avait d'autres projets ? Je n'en faisais pas partie. J'assurais la garde de sa conformité aux idées péremptoires de Carabin. On ne lutte pas contre cette traîtrise, Monsieur. J'ouvris donc un de ces livres poussiéreux.

— Un vieux livre, je suppose. La poussière parle pour lui. Un traité du voisinage ou un essai hasardeux sur la vie pratique. Non, laissez-moi deviner ! J'y suis. Un exemplaire fané de La Connexion. Avec votre signature sur la couverture et une dédicace qui vous déshonore ?

— Plus simplement l'Encyclopédie d'Hist Nat du Dr Chen. Connaissez ?

— Pas vraiment. Continuez.

— Il me fallait bien passer le temps. J'étais sur le point de m'endormir quand Cecilia est revenue, sans Sweeney. L'attendait-il sur le palier ?

— Il est en train de se disputer avec Ali au sujet d'une brouette. Alors ? Racontez-moi, dit-elle en s'asseyant au lieu de me donner une explication conforme à ma solitude.

Combien de temps avait passé ? La voix de Carabas traversait à peine le miroir. Carabin avait appuyé sa tête sur l'index de sa main droite. Il jouait, de l'autre main, avec le capuchon d'un stylo. Ce tapotement régulier était la cause du déclin de la voix de Carabas. Derrière Carabin, le rideau flottait comme une voile.

— Allez-vous me dire ce que vous cherchiez ?

— Oui, va-t-elle vous le dire enfin !

— Le destin de Malcolm a-t-il fini de vous intéresser ?

— Il est en train de parler de son passé. Qu'espère-t-il de cette nouvelle tentative d'être lui-même depuis la naissance de sa mémoire jusqu'à ce point où nous sommes et qu'il est incapable de qualifier pour lui donner au moins le sens d'une initiation ?

— Que savez-vous de l'initiation de Malcolm ?

— Vous n'êtes pas de la famille.

— Sweeney non plus n'est pas de la famille. Vous venez de le mêler à vos recherches interdites. Que dois-je en penser ?

— Et qu'en pensez-vous en réalité ?

— J'étais loin de cette réalité. Il y avait tellement longtemps que Malcolm avait cessé d'être mon ami.

— À cause de La Connexion ?

— À cause de l'enfance qu'il tentait de me voler par le moyen du texte. Je n'ai rien changé non plus, surtout pas le sens.

— Mais l'idée lui appartient, n'est-ce pas ?

— Ce n'est qu'une idée, une tranche de philosophie tout au plus. Je n'ai pas l'impression de lui avoir donné de l'importance.

— Ce que Carabin est en train de lire est votre... version. Tiens ? Il vient de s'arrêter de lire. Nous ne l'écoutions plus vous et moi. L'envers de ce miroir est tellement sinistre, ne trouvez-vous pas ? Je ne parle pas des chaises. Quelle idée que ces chaises ! Le seul fauteuil est occupé par cette lampe crasseuse. Cette odeur de carbure m'écœure. C'est pourtant le seul moyen d'éclairer cette pièce. Les fils électriques ont été arrachés à une époque déjà lointaine. Rassérénez-vous, John. De l'autre côté du miroir, côté réfléchissant si on ne s'attend pas à le traverser, vous êtes en train de commenter un passage de La Connexion pour Cecilia qui a buté sur un mot inconnu. Carabin a refermé le livre sur son index. Fermez-la.)

— Quelqu'un a-t-il frappé ? interrompt soudain Cecilia.

— C'est vous, Sweeney ? demande Carabin.

— Vous allez réveiller Malcolm, dis-je. Je ne crois pas qu'il sera content de me voir si ça arrive. Un peu moins de bruit, je vous prie.

(J'ouvre la porte. C'est Sweeney. Carabin embrasse le bout de ses doigts pour exprimer toute la saveur du repas qu'il vient de terminer avec nous. Sweeney rougit. Il dit :)

— Vous avez mangé vous aussi ? Ce n'était pas prévu. Aujourd'hui, continue-t-il en entrant (il pousse le chariot en arrivant sur lui, le fait pivoter, s'applique à ranger les couverts et les restes ; Carabin le regarde faire avec cet air affectueux que lui arrache toujours Sweeney quand il se livre à des travaux de sa compétence) aujourd'hui rien n'est arrivé comme je pensais que ça arriverait.

— Vous n'êtes pas le médium que je me suis choisi pour avancer dans l'inconnu, Sweeney, dit Carabin pour décevoir Sweeney.

— Je ne comprends pas ça, se contente de répondre Sweeney.

— C'est ce qui explique, Sweeney, que vous ne fassiez pas partie de la famille. Vous ne comprenez pas que j'ai besoin d'un médium à chaque pas que je fais dans cette obscurité qu'est ma propre vie.

— J'ai vu Ali tout nu dans la neige le jour de son initiation ! s'écrit Sweeney en secouant son doigt.

— Ce n'est qu'un témoignage, Sweeney. Je vous l'ai déjà expliqué. Vous n'êtes pas fait pour cette nudité. Gisèle ne peint que des transparences. Maintenant, dépêchez-vous de débarrasser les lieux. John était en train de nous commenter un passage particulièrement ardu de sa Connexion. Vos bruits d'assiettes nous dérangent, vous vous en doutez, Sweeney. (Sur un mouvement de Sweeney :) Non ! vous ne pouvez pas rester. Cecilia n'a pas l'habitude de votre présence.

— Je suis témoin de sa nudité ! s'écrie encore Sweeney.

— Ah ! fichez-nous la paix avec votre nudité ! Sortez !

(Je viens de pousser Sweeney et son chariot dans le couloir. Avant de refermer la porte, j'ai soufflé dans l'oreille de Sweeney ces quelques mots : Derrière le miroir, Sweeney ! Ni Carabin ni Cecilia n'ont rien entendu de ce conseil amical. La porte est fermée. Je suis de nouveau assis à côté de Cecilia sur le sofa où Carabas a laissé sa légère odeur d'excrément. Carabin ouvre le livre et retire son index de la page qu'il a marquée d'une goutte de sueur. Je continue ? demande-t-il. Cecilia n'y voit pas d'inconvénient. Elle ne se rappelle plus pourquoi il a interrompu sa lecture. Sweeney es muy molesto, dit Carabin.

— Ce n'est pourtant pas lui le coupable de cette modeste contribution à l'art de l'interruption.

— Je n'avais même pas terminé mon commentaire !

— Vous en parlez à l'imparfait, John ! Dites plutôt : je n'ai même pas terminé mon commentaire. John, le présent existe encore. Dans une seconde et des poussières, Sweeney va frapper à cette porte. Il ne me reconnaîtra pas derrière ce masque. Il ne se posera même pas la question de savoir qui je suis.

Sweeney ne frappe pas à la porte. Il entre sur la pointe des pieds. Quatre, me dis-je secrètement. Cette quatrième porte n'avait aucun sens particulier. Je redoutais la présence d'une cinquième porte, et pire, d'une sixième, d'une septième, d'une... Sweeney interrompit ce décompte :

— Vous n'êtes pas seul à ce que je vois.

— Vous n'êtes pas surpris non plus, Sweeney.

Je l'invitai à s'asseoir. Il choisit le fauteuil. Il posa la lampe à carbure sur une pile de livres. Le réflecteur s'en détacha mais il l'attrapa au vol. Il était satisfait de son adresse, Sweeney. Il s'enfonça dans un nuage de poussière traversé de grincements qui étaient à la fois ceux des ressorts et celui, plus plaintif, des tenons et des mortaises. Qui est-ce ? dit-il. Il se reprit : Qui êtes-vous ?

— Taisez-vous, Sweeney. Vous allez nous trahir. Écoutez plutôt ce que vous a interdit d'entendre Carabin. Dites-moi, Sweeney, que cherchiez-vous ce matin pour le compte de Cecilia ?

— Chut ! fit Sweeney. Ceci m'intéresse.

De l'autre côté du miroir, je venais encore...

— John ! Le présent existe encore. Je vous en prie. Ne vous laissez pas aller à ce vertige. Dites plutôt : de l'autre côté du miroir, je viens encore de lever le doigt pour indiquer à Carabin qu'un commentaire s'impose, du moins à mon esprit. Cecilia se tourne vers moi, attentive et séduisante, dans l'attente que je mette fin à cette nouvelle interruption qui n'est pas non plus dans le goût de Carabin, est-ce que je m'en rends compte ? Elle sourit pour alléger le poids de la critique.)

— C'est que vous n'avez pas écrit tout ce que vous vouliez écrire, dit Carabin. Je ne vois pas d'autres explications à la nécessité de commenter ce qui est déjà un commentaire de l'acte d'exister.

— Dites ce que vous avez à dire, John ! fait Cecilia.

— J'adore le son de sa voix, commente Sweeney. Elle ne peint pas ma nudité transparente. Elle en parle. En avez-vous écrit le commentaire ?

— Taisez-vous, Sweeney ! Ils vont finir par découvrir le pot aux roses. John ! veuillez fermer cette maudite)

— Ce que je n'ai pas dit dans La Connexion, commenté-je pour Cecilia, c'est qu'à l'époque de vivre cette Connexion, j'écrivais un journal parfaitement intime que personne n'a lu.

— J'ai commencé le mien ce matin ! fait Cecilia.

(Elle mentait, je l'ai déjà dit.)

— Qui écrivait ce journal, vous, ou Malcolm ? dit Carabin sans me regarder, ayant refermé encore une fois le livre sur son index humide.

— Cette réponse (elle existe, vous le savez bien !) ne fait pas partie de mon commentaire. Cecilia, je vous en prie : écoutez-moi !

— Mais vous ne dites rien !

— Je vous parlais justement de ce journal intime.

— Vous n'avez pas dit qui en est l'auteur véritable. Commencez par là !

(Elle vous en veut, John. Vous avez tort de l'aimer. Elle va vous rendre fou. Regardez comme elle sait ce qu'elle vous fait. Elle est revenue tout entière à la parole de Carabin.

— Ce n'est pas la sienne, c'est la mienne !

— Vous m'empêchez d'écouter, fait Sweeney dans la poussière, les ressorts, les tenons et les mortaises.

— Parlons bas, John. Sweeney a besoin d'en savoir plus sur La Connexion.

— Il en sait déjà quelque chose ?

— Vous a-t-il révélé ce qu'il cherchait ce matin dans ce fatras ?

— Cecilia refuse de m'en parler. Une affaire de famille, je suppose.

— D'ailleurs, quand vous lui avez posé la question de ce qu'elle savait de l'initiation de Malcolm, elle vous a répondu que vous n'étiez pas de la famille, ce qui était la seule manière de vous remettre à votre place. Vous n'avez pas insisté outre mesure pour obtenir une réponse plus à la portée de votre entendement. Vous avez parlé de Sweeney. Vous avez reproché à Cecilia de le « mêler à ses recherches interdites » et vous posiez la question : Que dois-je en penser ? Nous en étions là de votre commentaire. Continuons-le : Cecilia n'a l'intention de répondre à aucune de vos questions. Elle s'assoit, soulève un torchon (un de ces torchons Vichy que Gisèle collectionne) et grignote une rondelle de saucisson, ce qui vous agace.

— Cecilia, dites-vous, vous ne pouvez pas me laisser dans cette attente.

— Écoutez plutôt les balivernes de Malcolm. Carabin semble s'en régaler.

— Ne regardez plus ce maudit envers de miroir, je vous en prie !

— John ! Vous avez crié !

Mais de l'autre côté du miroir, personne ne vous a entendu. Carabin venait à peine d'entrer dans la voix de Malcolm pour des raisons personnelles. Cecilia vous livre cette remarque pour vous donner à penser. Mais vous êtes loin de la forêt de Bélissens. En réalité, vous êtes à Rock Drill. Vous avez accepté cette invitation il y a deux jours à peine. Vous vous remémorez la voix de Cecilia à travers le téléphone, une voix suppliante, presque un cante jondo. Vous n'avez pas résisté à cette vibration. Elle vous a transporté jusqu'à elle. Elle vous a reçu avec gentillesse d'abord, un peu lointaine mais reconnaissante. C'était hier. Elle ne vous a pas parlé tout de suite du miroir. Elle avait du mal à vous remettre sur le chemin de cette conversation. Vous reveniez toujours à la vôtre, qui parlait d'autres miroirs, mais c'étaient des miroirs aux alouettes.

Cela se passait dans le minuscule appartement que Fabrice et Gisèle occupent au centre géométrique de Rock Drill. Gisèle étant absente, et Malcolm nécessitant tout l'espace de sa chambre, Cecilia dort dans le même lit que Fabrice. Tout le monde ferme les yeux sur cette comédie. Tout le monde sait aussi que Gisèle ne dort pas seule. À Polopos, elle partage l'amour avec Lorenzo, qui est en quelque sorte le beau-fils de Cecilia. Carina pense à un troisième enfant. Elle séjourne pour l'instant chez votre ami Mike, le poète, qui a épousé Amanda. Peut-être en compagnie d'Anaïs. Saïda est morte depuis longtemps maintenant. On ne parle plus de la mort de Saïda. Ali s'occupe des jardins de Rock Drill en pensant à elle. Voilà où nous en sommes de la comédie, hier matin, quand Cecilia vous reçoit dans le hall d'entrée de Rock Drill. Vous baisez sa bouche par habitude. Elle vous prend le bras et vous conduit dans l'appartement qui sera le sien jusqu'au retour de Gisèle à la fin de l'été. Elle est aimable, tranquille, elle verse le thé du matin en parlant simplement de son arôme. Au téléphone, elle ne vous a expliqué que la moitié de son projet. Elle a ajouté à cette moitié qu'elle ne pouvait pas parler de l'autre moitié, non pas qu'elle craignît une écoute clandestine de la conversation, mais parce qu'elle ne trouvait pas le courage de tout dire.

Le courage de tout dire. C'était exactement sur ces mots qu'elle avait conclu cette conversation téléphonique. Elle avait raccroché sans votre permission mais vous aviez répondu oui au début de la conversation. Cela l'avait tellement rassurée qu'elle en avait oublié d'être polie. Elle s'en souvient maintenant en versant le thé. Elle s'excuse. Vous balancez dangereusement la tasse qui verse un peu de son contenu dans la soucoupe. Au lieu de parler, comme tout le monde, vous avez eu ce geste pour atténuer son impolitesse et donner une autre importance à ses excuses. Elle vous plaît. Jamais elle ne vous a plu autant qu'hier matin au moment du partage du thé et des petits gâteaux. La confiture a dégouliné. Elle est restée au fond de la tasse. Vous osez la prendre du bout de la cuillère pour vous en régaler. Elle sourit à cet abandon qui est aussi un signe de proximité. Elle vous propose une cigarette que vous refusez. Le moment est venu de vous parler du miroir.

À midi, vous savez tout du miroir et de son usage. Dans le parc, où vous vous promenez seul, vous haussez les épaules en y pensant. Vous vous dites que Malcolm ne mérite pas mieux. Ce que vous ignorez, à ce moment, c'est que Cecilia n'accorde aucun intérêt à ce voyeurisme. Vous vous imaginez le contraire. Vous ne pouvez pas imaginer qu'elle a besoin du miroir pour tromper la vigilance de Fabrice. Dans quel but ? C'est ce que vous êtes en train de vous demander. Toutefois, vous ne vous posez aucune question sur la nécessité de votre présence. Elle se justifie pourtant aussi. Mais revenons avec vous dans le parc, hier vers midi, peu avant ce déjeuner qui vous a réuni non seulement avec Cecilia mais aussi avec Malcolm et Fabrice. Le repas est servi par Sweeney, c'est la règle. Précisons que ce repas a été consommé dans l'étroite salle à manger de l'appartement de Fabrice et non pas dans son bureau, comme l'a été celui de ce soir. Fabrice a tout de suite parlé du magnétophone.

— Il y a aussi un magnétophone ! vous êtes-vous écrié.

Cecilia vous a regardé d'un air étrange tandis que Fabrice feignait de s'intéresser à la découpe d'un morceau de viande dont Malcolm venait de dire, pour qu'on le comprît sereinement, qu'il était écœurant de fibres et de sang. Cette viande vous a pourtant mis en appétit, d'où l'entrain qui vous caractérise quand vous ajoutez le miroir secret au magnétophone auquel Fabrice prétendait limiter la conversation. Cette ouverture, imprécise mais inacceptable de votre part, vous met soudain mal à l'aise. Vous vous lancez dans un inventaire d'objets dont la présence vous paraît probable compte tenu de la nature de Rock Drill, inventaire auquel il manque le miroir en question, ce qui vous rassure, et qui se termine assez naturellement par l'objet magnétophone dont vous précisez que vous ne l'aviez jamais vu mais que l'existence vous paraît nécessaire. Malcolm s'esclaffe.

— John apprécie particulièrement les moyens mécaniques de la copie conforme. Il a écrit un livre sur le clonage, le savais-tu, Cecilia ?

— Je ne sais à peu près rien sur John.

— Il faut que vous lisiez La Connexion, dit Carabin.

— Une autobiographie ? J'adore cette écriture. Je la jalouse. Elle me rend folle chaque fois que j'y pense. Vous avez de la chance, c'est tout.

— Mais c'est qu'il ne s'agit pas d'une autobiographie.

— Vous ne précisez pas qui vient de parler.

— En tout cas vous parlez trop fort pour que je puisse entendre un traître mot de ce que Monsieur de Vermort est en train de lire, dit Sweeney.

— Je ne me souviens plus de qui est la réplique. De vous-même ?

— Cela n'aurait aucun sens. Pourquoi aurais-je éprouvé le besoin de justifier le sens de mon écriture ? D'autant que La Connexion n'est pas une autobiographie. C'est un conte. Une fiction.

— Je ne pense pas que Malcolm ait pu être l'auteur de cette réplique. À ce moment-là, il répugne de parler d'un ouvrage qu'il considère être le sien, et non pas le vôtre comme l'affirme Carabin deux répliques plus haut. Il faut que vous lisiez La Connexion.

— La Connexion ? demande plutôt Cecilia sans y penser.

— Il y a de meilleurs endroits à fréquenter, vous empressez-vous de révéler à Cecilia qui fait mine de ne pas comprendre votre saute d'humeur qui vient de se manifester pour lui proposer un choix.

— Que puis-je lire de vous pour vous découvrir ? fait Cecilia toujours sur le même mode, légère et intranquille, s'éloignant.

— La première tranche pour le blessé de guerre ! s'exclame soudain Carabin qui soulève cette tranche entre la fourchette et le couteau.

— ¡Madre mía ! fait Cecilia, c'est à peine cuit !

— Une critique injustifiée, dit Sweeney qui émerge de ses coussins poussiéreux traversés de ressorts.

— Je vous en prie, Sweeney, ne m'interrompez pas. J'ai eu un mal fou à me concentrer sur ce premier repas, hier, à une heure de l'après-midi. À cette heure-là, John n'a entendu qu'une version du miroir, celle de Cecilia qui l'a convaincu. Il se moque de cette profondeur qu'elle lui décrit avec les mots de Carabin mais John est persuadé qu'elle a le don de ces mots qui lui paraissent les plus exacts possible.

— Pourquoi vous adresser à moi pour en parler ? dit Sweeney. Adressez-vous à John. Moi je veux tout savoir de cette Connexion dont vous n'avez peut-être pas idée. Carabin ne sait pas lire comme les comédiens. Je ne veux pas dire qu'il récite une leçon bien apprise. Son attention est partagée entre la lecture du texte et l'observation de ses auditeurs dont l'un connaît d'ailleurs peut-être ce texte par cœur, tandis que l'autre, moins crédule, est tout simplement en train de me reprocher mon incompétence quant à l'affaire qui nous a occupés toute la sainte journée, pendant que Carabin en quelque sorte nous tournait le dos pour faire face au récit de Carabas. Regardez-la ! Elle n'écoute rien de cette Connexion. Demain, elle sera incapable d'en parler. À côté d'elle, John tente de mesurer les effets de sa littérature sur l'esprit de sa compagne de sofa. Il est sur le point de l'abandonner à sa légèreté à cause de ce qu'il vient de penser d'elle au sujet du rôle qu'elle a voulu qu'il jouât toute la journée pour qu'elle pût comploter à son goût contre l'idée que Monsieur de Vermort se fait de son pouvoir de châtelain. Je pense. Il ne veut pas s'avouer sa défaite. Il n'aime pas cette idée d'avoir été vaincu par une femme-objet du désir. Elle s'est servie de lui. Il ne sait pas pourquoi. Que cherchait Cecilia dans l'accumulation poussiéreuse de ces vieux documents de papier ? Je pouvais répondre à cette question.

— Pourquoi ne pas le faire, Sweeney ? Avez-vous juré de vous taire ?)

— Ainsi se termine la première partie de La Connexion, intitulée le plus simplement du monde : Passé. C'est bien du passé qu'il s'agit. Qu'en pensez-vous, Cecilia ? John est impatient de se soumettre à votre critique. Ce serait celle d'une lectrice.

— Mais je n'ai rien lu, dit Cecilia sottement.

(John revient alors à ce sentiment d'avoir été trahi par la femme de ses rêves.

— Je vois. Rappelons-nous un peu des faits. Je ne veux pas dire par là qu'il ne faut rien oublier. Les détails n'ont pas l'importance des points de non-retour. Hier donc, après le repas, John et Cecilia sont allés dans la bibliothèque de Rock Drill. Son usage est interdit aux pensionnaires. Seuls le personnel et les invités peuvent user et abuser de ce service typiquement rockdrillien. À deux heures de l'après-midi, il n'y a personne dans la bibliothèque. C'est une règle. Les fenêtres sont toutes ouvertes parce que c'est l'été. L'air est moite, agréable, propice au sommeil, à la digestion, aux conversations hors sujet. Cecilia ouvre la porte en prenant soin de ne faire aucun bruit. John la suit sans se soucier de cette absence de bruit qui est pourtant un avertissement. Il pense à des livres, à la chair de Cecilia, au miroir, au magnétophone, aux jambes de Cecilia dans l'air du lit, au couloir du premier étage qu'ils viennent de traverser en long, à l'odeur de vieillerie de la bibliothèque dont aucun livre ne paraît neuf, ni même récent, au ventre de Cecilia dont le souvenir s'imprécise en plein centre d'un désir qui est la suite logique du rêve, John pense encore en calant sa cuisse droite sur le rebord d'une fenêtre, les mots ne lui manquent pas pour décrire les mouvements incohérents de l'air qui traverse, qui agite, qui revient, l'air le long des murs, à travers les grilles, dans les feuillages, partout cet air qu'il est venu chercher parce que Cecilia le lui a demandé. C'est du moins toute l'idée qu'il se fait des intentions de cette femme. Elle s'assoit de la même manière, mais sur le bord d'une table, les mains croisées sur un genou, le regardant presque sans cligner des yeux, ce qui le met mal à l'aise. Il change de position et se retrouve le cul sur le rebord de la fenêtre, et du coup son dos s'arrondit, sa poitrine se creuse, son menton décline doucement. Il vient de baisser les yeux. Elle inspire longuement l'air poisseux de la bibliothèque et recommence à parler du miroir et de ce qu'il évoque de trahison. John reçoit ce mot sans lui donner aucun sens précis, relatif, autre que celui qu'il peut comprendre de la part d'une femme qui est sur le point d'observer son homme sans que celui-ci ait donné son accord. Ce mot n'a pas été une flèche. Il a traversé l'esprit de John sans laisser de trace. Maintenant, de l'autre côté du miroir, le mot est devenu la flèche que son cœur n'attendait pas. Cecilia vient d'avouer qu'à aucun moment elle n'a été lectrice de La Connexion, contrairement à ce que vous affirmiez, Sweeney.

— Ai-je dit le contraire ? John, qu'ai-je dit exactement de l'attitude de Cecilia respectivement à La Connexion ?

— Vous avez pensé que Cecilia était un peu sotte de croire qu'elle n'avait pas lu le Passé de La Connexion en même temps que Fabrice et surtout que moi-même qui en fait le relisais pour la nième fois. Je ne crois pas que ni Fabrice ni moi n'ayons relevé cette prétendue sottise pour remettre Cecilia sur le chemin de La Connexion. Elle ne s'attendait pas à l'exigence d'un saut dans le futur dès le moment que le passé avait été consommé par la lecture. Elle était ailleurs. Elle était où je ne savais pas la trouver. Elle avait cherché ce lieu toute la journée, et je n'avais aucune idée de sa description exacte. Je trahissais Fabrice en ne le mettant pas sur la piste du mensonge de Cecilia. Il ne semblait pas s'y trouver malgré moi non plus. Aucun signe de doute sur son visage de fin lecteur. Il chercha mon approbation, disant : Ai-je bien ralenti la cadence dans les dernières pages ?

— C'est ce qu'il vient de vous dire, John ! Et vous répondez, un peu interloqué parce que vous pensiez à toute autre chose.

— Je crois que c'est exactement ce qui manque à ce texte, mon cher Fabrice : ce ralentissement dont j'avoue devant Cecilia que vous êtes l'inventeur. Vous finirez par l'écrire à votre manière, cette Connexion.

— Aux Dieux ne plaise ! Carabas m'écorcherait tout vif. Ne vous a-t-il pas un peu écartelé dans un tribunal, naguère ?

— N'en parlons plus. J'ai eu mon compte.

— Je regrette, fait Cecilia en baissant la tête.

— Elle était sincère.

— Je n'ai jamais mis en doute sa sincérité de femme traquée par le désir de tout recommencer. La mémoire de Malcolm est une tragédie qu'elle joue chaque jour d'un bout à l'autre. Sans parler de Carina qui vole l'amour pour le refaire chaque fois avec un peu plus de fatalité. Elle était sincère, je vous dis. Elle regrettait amèrement ce qui s'était passé entre Malcolm et moi.

— Chut ! fait Sweeney en retournant dans le fauteuil de son choix. La lecture du Futur va commencer. Je ne veux pas rater ça. Remettons à plus tard cette analyse du caractère de Cecilia.

— D'accord avec vous, Sweeney, pourvu que vous ménagiez l'enfer sonore de votre fauteuil. Cela fait un bruit de tous les diables. John ? (l'interprète qui pose cette question et dont nous avons caché jusque-là l'identité et l'apparence se penche amicalement sur l'épaule de John qui déteste ce genre de familiarité. Il pense : la vieillesse n'est pas la bonne excuse pour séduire la jeunesse. L'interprète secret continue :) Que s'est-il passé hier après-midi dans la bibliothèque ?)

— Quelle étrange question, Fabrice ! dit Cecilia. Je me vois très étonnée de vous entendre parler de cette manière.

— N'exagérons rien, ma chère Cecilia. Si je vous pose cette question, c'est pour vous exprimer à quel point j'ai du mal à supporter vos infidélités.

— Oh ! fait Sweeney de l'autre côté du miroir. Il a encore suspendu la lecture de La Connexion. John, faites quelque chose.

— Que puis-je faire, sinon ne rien dire pour sauver Cecilia des griffes de Fabrice qui promet de se montrer cruel ?

— Il faut mettre fin à ce dialogue, dit Sweeney. Laissez-moi aller déranger leur dispute au beau milieu du commencement d'une explication. Vous verrez. Ils changeront de sujet. Ce sont des bourgeois. Ils s'en tiendront aux apparences. Je prétexterai le besoin irrépressible de leur servir un alcool de leur goût. Ils adoreront ça. Cecilia frémira dans sa robe blanche et bleue. John cessera de rougir. Il allumera une cigarette pour se donner un air de maturité qui pour le moment lui fait cruellement défaut.

— Vous vous trompez. Je ne fume pas.

— Alors c'est elle qui fume. Monsieur de Vermort a ouvert la fenêtre avant qu'elle ne craque l'allumette dont l'embrasement a surpris John dans une attitude de découragement qui en dit long sur ses possibilités de faire face à l'agressivité naturelle de Monsieur de Vermort. Voulez-vous que j'entre à ce moment-là ou préférez-vous attendre un moment plus propice au continu romanesque que votre rêve s'efforce de retrouver, John ? Je pense.

— Mon Dieu, Sweeney ! Entrez et qu'on n'en parle plus.

— Cecilia frémit dans sa robe blanche et bleue. J'ai un amour particulier pour les toilettes de Cecilia. Il y a toujours un bijou inattendu mais inspiré à la confluence des plis. Je pense. Je pense. Il faut que je pense. Je parle à Sweeney comme s'il n'était pas moi. Sweeney pense. Cecilia vient de frémir dans sa robe blanche et bleue. John paraît soulagé par mon arrivée. J'ai coupé la phrase que Monsieur de Vermort distillait pour faire mal au plus profond de l'être, là où se rejoignent d'autres plis qui sont ceux avec quoi le temps converge. Cecilia a allumé une cigarette. La fenêtre est ouverte. En ouvrant la porte, j'ai créé un courant d'air qui éteint la flamme de l'allumette. Quelqu'un dit :

— Sweeney ! Veuillez fermer cette porte.

— J'ai pensé à des boissons exotiques, dis-je pour affrioler.

On me regarde. On s'attend à une description. Je déçois.

— Nous nous servirons nous-mêmes, dit Cecilia qui ne connaît pas les traits de mon caractère et je m'assombris.

— Pas du tout ! intervient Monsieur de Vermort. Sweeney a raison de penser à nous. L'idée d'un verre est une bonne idée.

J'ouvre le bar. Les verres tintent. Je jette un œil discret dans le miroir. Dire que nous sommes là derrière tous les trois, pensé-je sans y penser, vous, John et moi réunis pour assister à travers le miroir aux effets de mon intrusion dans ce début de dispute. Je souris à Cecilia en arrangeant les verres sur un plateau. Je lui montre l'étiquette d'une bouteille. Elle est d'accord. C'est elle qui choisit. Je remplis les verres. Ma main ne tremble pas.

— Au passage, vous introduisez le goulot dans votre bouche et verticalité d'un coup la bouteille dans l'autre sens. Cela la dégoûte. Elle ne boira pas le contenu de son verre. Elle avait pourtant estimé ce besoin d'alcool. Vous la décevez. Elle vous en veut. Une fois le service accompli, pourquoi ne pas revenir parmi nous ? Poser délicatement la bouteille sur la table de salon, entre les pieds de John et le paquet de cigarettes de Cecilia.

(— Je vous en prie, Fabrice, continuez cette lecture, qu'on en finisse une bonne fois pour toutes.

— Pas avant de savoir ce que vous avez fait dans la bibliothèque hier après-midi. J'ai vu John y entrer, à une heure où personne ne lit, en tout cas pas à Rock Drill. De l'allée du jardin où je me trouvais, j'ai pu vérifier votre présence, Cecilia. Vos jambes croisées m'ont inspiré de l'amertume. Cette chaussure se balançant sur la pointe de votre pied. L'autre chaussure couchée sur le côté à vingt mètres de l'autre pied. Votre regard attentif à ne pas quitter vos mains croisées sur vos genoux. John était en attente. N'est-ce pas, John ?

— Que dois-je répondre ?

— Répondez par une autre question. Posez-lui la question qui vous brûle les lèvres. Elle finira de le détruire.

— Loin de moi l'idée de trahir Cecilia. C'est elle qui doit m'apprendre ce qu'elle a cherché toute la journée. Comment pouvez-vous croire que c'est dans le seul but de nuire à Fabrice ?

— Demandez-le à Sweeney. Il peut vous donner la clé de tout Rock Drill si c'est ce que vous demandez.

— À quel prix ? (Et je répète, plus fort, au risque de supprimer les effets du miroir qui ne tient qu'à ce fil :) À quel prix, Sweeney ?

— Je n'ai jamais cherché la confrontation avec vous, Monsieur Vicarenix. Dieu m'est témoin que je n'ai jamais cherché à vous battre sur votre propre terrain. Pas si fou, Monsieur Vicarenix.

— Mon propre terrain ? fais-je un peu tristement.

Sweeney est si vieux, pensé-je. Il me regarde avec cet air de défi qui ne lui ressemble pas. Je connais ses préférences. Je n'ai jamais été un bon compagnon pour lui. Il est tellement l'ami de Malcolm. Évidemment, je pourrais négocier cette autre amitié dont il ne veut pas, mais je connais trop le prix des exigences de Sweeney. De l'autre côté du miroir (à ce moment-là, l'absurdité de ma situation commence à m'apparaître et je lutte contre un vertige) je n'ai pas posé la question à Cecilia et de ce côté du miroir, Sweeney m'en félicite : Regardez comme Fabrice est en train de l'asticoter parce qu'il veut savoir ce qu'elle vous a donné d'elle-même hier après-midi dans la bibliothèque. Rendez-vous compte de ce que vous provoqueriez si vous révéliez les calculs de Cecilia tout au long de cette journée. Lui parleriez-vous aussi de ma complicité ? Je l'ai offerte à Cecilia pour qu'elle en fasse ce qu'elle voudra. Croyez-vous qu'elle est en train d'en faire quelque chose ? Elle ne regarde même plus Fabrice. Je me dis qu'elle l'a aimé plus d'une fois. Cette idée me chagrine. Toutes les idées me font cet effet si le vent de la trahison souffle sans vergogne sur ce que j'ai construit. Ils sont là tous les deux pour régler son compte à l'amour clandestin, elle, menteuse et prête peut-être à m'accuser, ce que j'accepterai de toute façon si c'est ce qu'elle veut de moi, et lui, sûr d'avoir raison sur tous les points d'une trahison qui n'est pourtant que le fait de son imagination. Hier après-midi, vous n'avez pas touché ce corps, vous n'en avez même pas eu l'idée, rien ne vous a inspiré cet amour qu'elle était venue chercher pour s'assurer de votre courage. Elle n'a pas tiré le rideau dans le but d'occulter la scène d'amour que Fabrice redoutait, parce qu'il en attendait l'évènement, caché dans l'ombre d'un tilleul dont les arômes vous arrivaient à travers les fibres du rideau légèrement tremblant. Au lieu de l'amour, à la place de la physique de cet amour donné par Cecilia et repris par Fabrice, vous avez interposé vos questions relatives au miroir dont vous avez déclaré l'onirisme désenchantant. Cecilia ne comprit pas l'expression. Elle ne chercha pas à en retrouver le sens par une autre question qui vous eût mis mal à l'aise. Elle connaît vos fragilités pour en avoir éprouvé les conséquences une nuit à Huang. Vous étiez à Huang cette nuit-là, ne le niez pas. Votre vie est devenue un mensonge à partir de l'aube qui a suivi et que vous avez baptisée du beau nom tragique de : Alba Serena. Ne vous mettez pas à pleurer, surtout pas de ce côté du miroir. Que gagnerez-vous à trahir notre présence dans la position du voyeur couché ? Fabrice entrera dans une de ces colères qui pèse toujours plus d'une semaine sur le fonctionnement de Rock Drill. Vous avez déjà vécu une de ces colères le jour où Gisèle n'a plus caché l'amour qu'elle éprouvait pour vous, malgré elle, avait-elle déclaré pour augmenter la valeur du défi. Certains ont témoigné en sa faveur parce que vous aviez fui avant la fin de la nuit. Je n'ai pas mangé pendant une semaine. Gisèle pleurait à cause des coups qu'elle recevait. Elle n'acceptait pas cette infériorité. Sa rage, elle en a crayonné la transparence sur mon corps dénudé pour la circonstance, mais vous n'étiez plus là pour vous en convaincre. Maintenant c'est Cecilia qui va être battue jusqu'au sang. Elle ne le sait pas vraiment. Et vous ne pouvez rien pour elle. D'ailleurs, vous n'êtes plus de ce côté du miroir. Votre reflet ne s'impose plus. Ils sont seuls maintenant avec leur compte à régler. Les mots ne suffiront pas. Les coups non plus. Ni l'abandon, ni la révolte, ni la gêne, rien ne s'arrangera. Vous regardez la scène à travers le miroir sans tain et vous n'en croyez pas vos yeux. Mais comment pouviez-vous espérer vous trouver des deux côtés du miroir à la fois ? Et dans quel but ? Non, vous êtes bien à mes côtés, tournant le dos à l'interprète secret qui ne dit rien, qui attend les premières violences dans l'espoir qu'elles marqueront la fin de la nuit, ne sachant rien du jour suivant, n'ayant aucun projet précis à y développer dans l'optique du roman. Mais enfin, John (me permettez-vous de vous appeler par votre petit nom ?) John, réfléchissons un peu. Le miroir est possible, je vous l'accorde. Je vous accorde encore que la présence de Cecilia derrière ce miroir, en complicité avec vous, avec l'accord de Fabrice, et plus proche de moi encore, dans le dos de Fabrice cette fois, je vous accorde que cette présence est une nécessité du récit, autant que le sommeil artificiel de Malcolm qu'on ne réveillera pas pour le mettre au courant. Mais voilà, John, vous vous êtes mis à rêver et en rêvant, vous vous êtes absurdement situé des deux côtés du miroir, ce qui, je vous l'accorde encore et encore, vous a permis des économies non négligeables du point de vue de la littérature, qui est celui qui nous occupe ici. Croyez-vous que vous avez choisi là le meilleur moyen de répondre aux deux questions qui vous approchent du suicide ? Je veux parler de ce que vous ne savez pas de Cecilia dans son rapport amoureux avec Fabrice, premièrement ; et deuxièmement, de ce que vous ne savez pas plus de Fabrice dans sa connaissance des rapports amoureux qui vous lient à Cecilia depuis de si longues années. John ! vous n'avez pas fait le tour du problème de cette manière. Vous avez inventé un conte labyrinthique et cohérent, presque réel, mais si peu crédible à cause d'une erreur d'interprétation, John : ce dédoublement n'est qu'un jeu, facile à mon avis, malgré votre habileté à le ficeler d'un bout à l'autre pour que ça ait l'air au moins allégorique. Réveillez-vous, John ! Vous dormez au moins depuis douze heures que dure la lecture de cet essai de ne pas dormir. Ah ! au fait, John, en vous réveillant, ne cherchez pas à justifier ce qui s'est passé dans votre tête. Ne lui cherchez pas non plus l'excuse de cet endormissement dont vous n'êtes pas l'auteur. Un conseil, détournez le regard de ce derrière de miroir où se déroule la dernière scène du rêve :

— Je vous en prie, Fabrice, ne profitez pas de l'absence de John pour me faire mal à cause d'une minute d'extase.

— Ce lâche n'a pas résisté à ce besoin de fuite qui le sauve chaque fois qu'une femme a besoin de lui pour la défendre. Il a encore profité d'une porte ouverte. Tenez, qu'est-ce que je vous disais ? Il n'a même pas trouvé le courage de la fermer. Cet oiseau s'est envolé aussi facilement qu'un oiseau. Comment avez-vous pu lui donner ce que vous appelez une minute et qui dure des heures parce que c'est un lâche ?

— Vous allez réveiller ce pauvre Malcolm. Ce n'est pas le moment de parler ni de John ni de ce qu'il m'a demandé pour me plaire.

— Il avait aussi l'intention de vous plaire ? Vous me décevez, Cecilia. Une demande n'est jamais qu'une question à laquelle il ne vous était pas difficile de répondre non. Non. Ce n'est pas si difficile quand on est une femme. Il vous écrit des lettres ?

— Tous les hommes que je connais m'écrivent des lettres, mon cher Fabrice. Je n'ai pas cédé qu'à leur charme.

— Vous vous moquez de ma patience.

— Imaginez que ce miroir soit sans tain.

— Une bonne idée ! J'installerais un dispositif de prise de vue de l'autre côté. Savez-vous ce qui se cache de l'autre côté de ce miroir ? Un regard, celui que je n'ose jamais jeter au fond des yeux de mes patients. Mais je n'oserais pas leur jouer ce tour de votre sac à malices, Cecilia. Alors, oui, j'imagine qu'il y a quelqu'un derrière ce miroir. Et après ?

— Vous n'imaginez pas avec toute la conviction qu'il faut pour donner un nom à ce regard.

— Vous m'intriguez. Puis-je m'asseoir ? J'aime vous savoir un peu plus près de moi quand vous vous livrez au jeu des devinettes. C'est dans ces moments dramatiques que j'ai le plus peur de vous perdre.

— Ne vous faites pas d'illusion sur ce point-là.

— Est-ce un regard connu ? Je veux dire : de vous et de moi ?

— C'est un regard qui vaut bien mieux que tous vos enregistrements. Je constate d'ailleurs que le magnétophone tourne toujours.

— C'est qu'il existe bel et bien, lui.

— Le miroir devrait pouvoir exister dans votre imagination avec la même facilité. Laissez-vous faire, Fabrice.

— Dois-je fermer les yeux ?

— Si cela peut vous aider. Vous y êtes ?

— Cela dépend de vous. J'imagine.

— Vous êtes en train de penser à autre chose, je le devine.

— Vous lisez à travers mes paupières ? J'aime cette chaleur.

— Ce voyeur n'a pas de nom.

— Vous venez de dire le contraire !

— Il s'imagine que nous allons faire l'amour.

— Est-ce que le miroir ne diminue pas un peu la luminosité des choses et des êtres ? Vous devriez tout savoir de ce genre de pouvoir, Cecilia, vous qui fréquentez des magiciens en dehors des heures conjugales. Et puis je déteste l'idée de cette exhibition.

— C'est un regard imaginaire.

— Oui, mais il traverse le miroir tandis que nous, ma chère, nous sommes réduits à l'état de réflexion.

— Malcolm dort comme un enfant.

— Il faut bien que quelqu'un dorme. Ce sommeil est nécessaire, veux-je dire, à cause du miroir. Sans ce sommeil, pas de miroir. Vous ne comprenez pas, bien sûr. Je vous fais peur.

— Rien ne m'empêche d'imaginer ce miroir, je vous assure. Il a très bien pu exister pendant votre conversation avec Malcolm, qui a duré du matin jusqu'à la tombée de la nuit.

— Je vous imagine derrière ce miroir, témoin de toute l'aventure. Je vous réduirais au silence si c'était le cas. L'idée de ces images virtuelles, là, dans votre cerveau, me répugne.

— Mais je n'étais pas derrière le miroir. John non plus n'y était pas. Savez-vous pourquoi, Fabrice ?

— Parce que ce miroir ne se traverse pas, même dans le sens que vous vous plaisez à imaginer pour me faire rêver. Que vient faire John derrière ce miroir ? Expliquez-vous, Cecilia !

— Il faut bien lui trouver un endroit où exister. L'envers du miroir est la première idée qui vient quand on y songe un peu. Où en êtes-vous de votre sommeil briseur de miroirs ?

— Je n'ai pas dit que c'est de cette façon qu'on le brise, le miroir. On le brise à la fin de la nuit parce que c'est une bonne idée, comme une coupe qu'on vient de vider pour se souhaiter le bonheur. Je vous fais peur ?

— Quelle idée, cette idée de peur que vous ne m'inspirez pas parce que je vous aime trop ! John a eu une bonne idée de s'en aller, ne trouvez-vous pas ?

— Il n'a pas eu une bonne idée de vous rejoindre dans la bibliothèque hier dans cette après-midi que je n'ai pas supportée.

— Vous m'aviez promis de ne plus en parler.

— Je ne tiens jamais mes promesses. Vous le saviez en entrant ici.

— Je ne dis pas le contraire. Mais n'allez pas vous imaginer...

— Ah ? Il n'est donc plus question d'imaginer.

— Revenez donc plutôt de ce côté du miroir.

— Hier après-midi, vous avez tiré le rideau, intentionnellement, cela va de soi.

— Qu'auriez-vous vu sinon ?

— Ce que je peux m'imaginer.

— Ne recommencez pas. On va s'y perdre.

— Se perdre dans cette binarité enfantine ! Je ne crois pas, non. Ce rideau tiré m'a désespéré. Vous étiez pieds nus. Je l'ai noté au moment où vous arriviez sur la fenêtre pour tirer ce malheureux rideau.

— Vous ne lui en voulez pas. J'aime ce malheur.

— Vous parlez de mon cœur, Cecilia. Vous savez que je peux trouver la force de vous y emprisonner. J'aime assez l'idée d'une prison où vous conserver le temps de me lasser de vos jeux. Cela finit toujours par arriver, vous le savez ?

— Je suis savante avec cette patience qui vous a séduit une bonne fois pour toutes. Vous ne parlez plus de Gisèle.

— Vous l'avez dit : Malcolm dort comme un enfant. Et John s'en est allé au diable pour vous abandonner. Même le voyeur du miroir n'existe plus. Qu'attendons-nous pour revivre ensemble ?

— Mais rien, Fabrice. Nous n'attendons pas.)

Cette remarque semble désappointer Fabrice. Il tenait la main de Cecilia dans la sienne. Il s'en sépare maintenant et se lève pour aller observer durant une minute le sommeil de Malcolm.

(— Vous me sidérez un peu, Cecilia, finit-il par dire.)

Elle ne dit rien. Elle a failli répondre à cette tentative d'éloignement de Fabrice qui se regarde maintenant dans le miroir. Il la regarde aussi peut-être. Elle ravale les mots : s'il fallait attendre, si c'était la condition du plaisir avec vous, je déserterais Rock Drill avec la ferme intention de ne plus y remettre les pieds. Fort heureusement, je ne crois pas à cette attente. Vous vivez trop du temps qui passe. Voilà comment vous faussez votre jugement. Cette impatience vous coûtera le plaisir. Cette fois, c'est vous qui me demanderez de partir.

(— Vous voilà plus pensive qu'à l'ordinaire, Cecilia.)

Elle sursaute.

(— Je n'y pensais pas , dit-elle curieusement.

— Vous voulez dire que je vous surprends en pleins calculs ?

— Des calculs ? En ce moment ? À quoi pensez-vous ?)

Il ne répond pas. Il scrute la profondeur du miroir, songeant sans doute à sa réversibilité. C'est une idée de Cecilia. Il n'y avait jamais pensé lui-même. C'est ce qui arrivait quelquefois : elle se mettait à penser pour lui. Mais c'était une idée cruelle : il ne cachait pas le magnétophone. Il se servait même de cette circularité en mouvement. Les voyants aussi avaient leur utilité. Visible, une caméra ajouterait son regard à l'ombre de ces sonorités. L'idée d'une caméra était une idée inquiétante. La voix est acceptable dans l'ombre. Elle la traverse pour redire la même chose, même si le temps en éclaire les difficultés. Un regard est une trahison. Si encore il théâtralisait ce que la voix énonce. Mais non, il filme, outrageusement, et provoque l'apparition des masques avec lesquels commence le jeu maudit de la littérature, bonne ou mauvaise. Cecilia a raison. Il faut cacher ce regard. L'idée du miroir est presque un rêve, un calcul incontrôlable, une démonstration de force. Il sourit à cette pensée :

(— Vous me voyez ? demande Cecilia.

— En partie seulement.

— Et si j'enlève les coussins ?

— C'est mieux.

— Comment me trouvez-vous ?

— Délicate. Et précieuse. Inventive aussi.

— Pas si vite, Fabrice ! Laissez-moi le temps de tout noter.

— C'est enregistré de toute façon.

— Je ne crois pas que je perdrai du temps à écouter cette bande interminable. Me permettez-vous de fumer ?)

Il ne répond pas. Il se dit : Elle ne saura pas à quoi je pense. Elle ne saura pas non plus si je l'autorise à fumer. Mais ce n'étaient pas vraiment des questions de sa part. Une manière de ponctuer la conversation, tout au plus. Je souhaite qu'elle s'en aille maintenant.

(— Qu'avez-vous donc murmuré, Fabrice ? Quelque chose que je ne dois pas entendre ? Vous parlez à votre reflet. Il parle en même temps que vous.)

Elle rit. Il revient s'asseoir près d'elle. Elle le soupçonne de vouloir terminer cette longue journée avec tristesse et mélancolie. Comment le lui reprocher ? Elle attend qu'il lui prenne la main pour tenter de la congédier avec des mots inoubliables.

(— Malcolm a si peu parlé de vous, dit-il.

— Il a tellement parlé de lui ! dit Cecilia sans attendre le commentaire de Fabrice sur ce silence voulu.

— Malcolm a aimé beaucoup de femmes.

— Il les a toutes aimées. Voulez-vous que je le dise : il les aime encore.

— Il ne vous aime pas comme je vous aime.

— C'est quand même de l'amour, que cela vous fasse plaisir ou non.

— Plaisir ? Attente ? Invention ? Que de questions, si l'on songe au peu de place que vous occupez dans le monde.)

Elle ne comprend pas cette évidence du rêve, se dit Fabrice qui se met une minute à la place de Malcolm pour donner un nom au désir.

(— Vous allez me parler de John, dit-elle soudain.)

Sans le vouloir, il regarde le miroir. Il pense : c'est John qui lui a inspiré ce mythe du miroir. Elle n'est pas inventive comme je la rêve. Mais à la place de qui suis-je en train de rêver la construction de cette femme que je peux toucher avec sa permission ? Elle attend une réponse. Elle sourit sans donner de l'importance à ce charme naturel. Elle prétend simplement s'approcher de mon cœur. Elle a besoin de cette existence mentale. Elle est le corps du récit.

(— Je vous parie qu'il ne dort pas en ce moment, dit-il en parlant de John qu'il imagine faisant les cent pas dans sa chambre d'invité, un verre à la main, à l'écoute des bruits de couloir qui l'inquiètent plutôt chaque fois qu'ils arrivent.

— Il m'attend, dit Cecilia.)

Telle est l'attente, se dit Fabrice sans vraiment se surprendre à lui donner enfin un sens. Et qu'avez-vous inventé pour lui plaire ? ne demande-t-il pas. Dois-je dire plutôt :

(— S'agira-t-il de traverser le miroir au moment de la recherche du plaisir ? Vous m'abandonnez à cette idée cruelle ?

— Je ne vous abandonne pas, Fabrice. Je prends mes distances. Comprenez-vous que je ne veux pas blesser Gisèle ?

— Vous ne reviendrez pas si je ne me mets pas à pleurer, je vous connais.

— Oh ! Ce n'est pas une question d'amour !)

Elle s'en va sans ma permission, pense Fabrice. Elles s'en vont toutes de cette manière. Leur légèreté me détruit. Elle change le sujet de la conversation, cinq minutes avant de partir :

(— Vous retournez à Bélissens à la fin de l'été ? Gisèle me retrouvera à Polopos. Vous savez comme j'aime ces retrouvailles. Elle a toujours tellement de choses à me raconter. Ce Lorenzo n'en fera jamais d'autres. Mais j'aime tellement sa beauté de statue ! C'est un rêve, compte tenu de la fidélité de ma fille. Carina n'a pas le sens de l'amour. Elle vous dépossède au lieu de s'ajouter. Je comprends Lorenzo, du moins sur ce sujet précis de l'amour et de la fidélité. Je n'ai pas eu le temps d'aimer ses enfants. Il en parle comme on évoque un passé qui n'a pas laissé de traces. Malcolm est à la recherche de cette mémoire. Comme je le plains ! Comme nous le plaignons tous au fond ! Mais où nous mènent ces lamentations bien compréhensibles ? C'est un chagrin qui n'a pas trouvé son utilité. Comment oublier qu'on le partage avec sincérité ? Vous me soupçonnez de légèreté chaque fois que je reviens à l'amour pour lui demander de m'inventer une nouvelle raison de vivre. Je m'épuise, mon Fabrice, et en cela je ne suis pas tellement différente de vous. Je vous connais à travers le mythe de l'amour. Ma connaissance traverse toujours cet envers de miroir. C'est facile. C'est possible. Et le temps passe parce que vous le faites passer, facilement, raisonnablement, sans que je puisse à aucun moment fermer les yeux pour chercher d'autres complicités. Je vous écris cette lettre au lendemain de notre dernière rencontre. Vous la recevrez avec un peu de retard : je l'avais oubliée dans le fond de mon sac. Vous savez que je suis oublieuse. Mais je n'oublie pas tout. Au fait, John s'est montré complètement, absolument et éternellement incapable de me démontrer sa théorie du miroir. Vous aviez raison. Je vous reviens toujours. Mais cette fois, je n'ai plus le désir de vous rencontrer. Il y aura des croisements, d'autres filatures, je vous connais. Gisèle ne croit pas un mot de notre aventure, du moins telle que je la lui ai racontée. Elle m'a ri au nez lorsque j'ai évoqué vos cris de plaisir. Vous devriez retourner dans son lit. Je crois l'avoir intriguée, tout de même.

21 juillet — 15 septembre. Rock Drill — Polopos.

Votre : Cecilia.

Cette lettre, il la recevra début octobre. Elle continuera leur conversation avec cette facilité. C'est bon à savoir, non ? Mais pour l'instant (celui qui nous occupe, point par point instant de tous les moments) pour l'instant il la regarde se préparer à s'en aller rejoindre John qui, contrairement à ce qu'elle affirme crânement, ne s'attend pas à recevoir ce qu'il lui a demandé du bout des lèvres au moment où le silence était le plus pur instant de leur rencontre. Elle est entrée dans ce sujet avec cette facilité. Trois minutes ont passé, et il attend encore sans rien dire de ce qui le blesse. Autre instant d'un autre moment moins clair. Puis elle se perd dans la description d'une de ses hantises : l'obscurité qui la sépare de John.

— Vous m'accompagnez ?

— Jusqu'au bout du couloir, pas plus loin.

— J'ai besoin de vous pour ouvrir la grille.

— Dans ce cas, je vais sonner Sweeney.

— Vous l'ouvrirez vous-même. Je vous le demande.

— Sweeney me détestera s'il apprend que j'empiète sur le terrain de sa fonctionnalité rockdrillienne. Vous l'ouvrirez avec moi.

— Une dernière fois ensemble.

Ils sortent. En partant, Fabrice a machinalement fermé la lumière. Il réapparaît pour remettre l'interrupteur dans sa position initiale. Malcolm n'a pas bougé. La porte se referme encore, plus légèrement. On entend leurs chuchotements, la grille heurte le mur avec un bruit de mécanique tinguelienne. Malcolm a l'impression lointaine et douloureuse d'abandonner cette machine au fond du puits d'un rêve. Il a la gorge sèche. La lumière lui arrive directement sur les yeux qu'il n'ouvre pas. Il se contente d'élever son bras valide dans l'air saturé des parfums de Cecilia. Son bras redescend pour protéger son regard de la lumière. Ses paupières sont gonflées à cause du sédatif. Un voile s'est installé devant ses yeux. Il cherche la silhouette de Cecilia et en même temps il entend sa voix dans le couloir où la grille tinguelienne continue de calculer sa décomposition lente, pièce après pièce reconstruite dans l'esprit de Malcolm qui se réveille sans Cecilia. Toute la machine vient de s'écrouler d'un coup au bout du couloir traversé pendant un moment par les cliquetis d'un dernier assemblage en point d'orgue. Puis plus rien. La voix de Cecilia a disparu en même temps que l'arrêt total de l'existence tinguelienne. Rien que le silence. Et cette lumière criarde dans les yeux. Une amertume, la mollesse de sa main, la piqûre et son auréole au creux du bras. Il se souvient d'avoir accepté ce traitement de l'insomnie. Mais à la fenêtre, aucune clarté. Je me réveille trop tôt, pense-t-il. Que va-t-on penser de moi ? Comme il a soif, il tourne les roues jusqu'à atteindre la table de salon où il a remarqué l'existence d'une bouteille à peine bue. Sa main fait le reste. C'est du vin, pense-t-il en même temps. Ces piqûres ont de moins en moins d'effet. Ou bien il n'y a pas de relation claire entre le poids de l'insomnie et la quantité de sédatif. Il pense en terme de calcul à cette relation, imagine une représentation graphique qui amuse ses sens puis revient à la bouteille, voluptueusement. Une cigarette lui ferait du bien, se dit-il en décrivant dans sa tête les mégots qui gisent dans les cendriers, froids et conformes. Sur le bureau, le Revox tourne encore. Cette activité solitaire l'arrête au bord d'une pensée. Fabrice enregistre aussi son sommeil. Il enregistre le vin, les mégots recomposés. Il ne se demande même pas où est Fabrice. Le sommeil ne reviendra plus visiter ces visions. C'est un réveil parfait, donné pour réel, durable jusqu'au déclin de la volonté de lutter contre le besoin de drogue que Carabin ne refuse jamais. Pourquoi cette acceptation renouvelée sans condition ? C'est le secret de Carabin. Il a envie de le dire tout haut pour que l'enregistrement soit complet. Il ne se souvient même plus de quoi il a rêvé. De quoi parlera-t-il si la question lui est posée de mettre à nu l'existence probable de ces rêves. Carabin s'en prendra à cette paresse qui est un trait de son caractère. Il avait bien précisé l'utilité de ces rêves, mais aucun n'existait vraiment. Il les avait tous inventés pour plaire à Carabin. Ces tentatives de séduction étaient une honte. Carabin les mettrait à jour le moment venu. Il fallait compter sur l'existence future de ce moment de rêve. La honte s'arracherait à l'amalgame de ses sentiments pour les éclairer d'un feu nouveau. En tout cas, le vin descendait dans son corps et il sentait son effet sur son cœur qui battait plus vite, plus fort, à la mesure de l'angoisse qui palpitait secrètement dans ses dents. Sa respiration suivait le même rythme. Ce réveil avait quelque chose d'anormal. Il perdait l'habitude de se réveiller dans de bonnes conditions. Au fur et à mesure qu'il se rapprochait de sa destruction complète, il lui semblait que les réveils pouvaient se passer de la lumière du jour, que le sommeil recherchait précisément cette distance dans la nuit noire. La solitude n'était qu'un effet secondaire. Il n'y avait rien à redouter de la solitude. Rien dans sa tête ne l'éloignait de cette idée. Le problème, c'était de donner le spectacle de ce tremblement grotesque qui gagnait peu à peu même les régions inertes de son corps, par contact avec le nœud de la transe dont la place semblait se réduire un peu plus chaque jour pour donner de l'importance à l'immobilité acquise à force de témoignages d'immobilité et de preuves d'amour. La crise de nerfs gagnait maintenant les profondeurs inavouables de son visage. Il grimaça contre cette chaleur, sachant qu'elle lui imposerait à la fin son masque et les significations invraisemblables de ce masque à dormir debout. Il résistait bien, Carabas. Contraint à fermer les yeux, il n'était plus le témoin oculaire de cette vibration. L'hallucination explorait maintenant les profondeurs du mal, à la naissance même du cri. Il ouvrit les yeux dans un éclair de lucidité, se sentit même capable de résister à cette violence intérieure. Mais les mots n'arrivaient pas au bout de cette plainte. Il n'y avait encore aucun sens à donner à cet évènement de la vie quotidienne. Il n'y aurait peut-être même personne pour entendre son cri, si c'était bien un cri, ce sable d'eau qui suivait l'oblique de la peur inexplicable.

— Malcolm !

— Qui parle ?

— Je pensais simplement vous poser une question.

— Quelle question ? Je sors d'un sommeil... comment dirais-je ?

— Épuisant ?

— Épuisant à cause de quoi ? Je ne me souviens plus. Vraiment, je n'ai pas la moindre idée de ce qui a causé ce réveil importun...

— Importun ? Comme vous y allez !

— Je parle avec moi-même. J'ai l'habitude.

— L'habitude d'être seul pour parler de ce qui est important ?

— J'ai eu une rude journée. Carabin ne m'a laissé aucun repos. Je me réveille et je vous hais. Il doit y avoir une raison à cela.

— Si au moins vous saviez avec qui vous parlez, mais ce n'est pas le cas.

— J'ai enjambé un rêve pour que ça arrive. Cela m'arrive chaque fois que je m'épuise à comprendre...

— Continuez ! Comprendre quoi ?

— Ce n'est pas la question.

— Comprendre qui ?

— J'évite toujours d'y penser. Mais il est vrai que je m'en approche souvent. Je ferme les yeux et elle s'en va.

— Il s'agit donc d'une femme.

— Il ne s'agit de rien si je n'y pense plus. Je suis seul(e). Carabin a dîné avec des amis. J'imagine lesquels.

— Voyons.

— J'imagine John.

— Vous imaginez bien. Continuez.

— Dans l'ombre de John, Cecilia.

— C'est en effet sa manière à lui de l'éclairer. Vous n'y voyez toujours que du feu. Ne dites pas le contraire.

— Pourquoi l'écrire ?

— Je vous le demande.

— C'était un rêve stupide et je n'ai aucune envie de le raconter.

— Encore un peu de vin vous remettra d'aplomb. Carabin ne va pas tarder à revenir sur ses pas. C'est toujours ce qu'il fait. Ce retour est une manie qui a porté ses fruits. Je m'en souviens.

— Vous vous souvenez ? Comme je vous envie ! Savez-vous qu'une douleur me menace chaque fois que je tente de me souvenir ?

— À quel endroit de votre connaissance s'applique cette douleur ? Je suis curieux de le savoir ?

— Curieux ? Je vous imaginais en femme.

— Dans ce cas, c'est curieuse que j'aurais dû dire. Voulez-vous qu'on en reste à cette correction de pure forme ?

— Nous parlions de Cecilia.

— Vous ne m'en disiez pas que du bien.

— Je n'ai aucun souvenir du mal dont vous parlez.

— Je l'évoquais seulement. À dessein...

— Cette solitude me tue.

— Ce n'est pas la solitude qui vous tue, vous le savez bien.

— C'est le désir, je sais. Il n'empêche que cette solitude...

— À y regarder de plus près, elle sert votre attente.

— Mon attente ? Vous voulez dire : mon anéantissement probable.

— Je voulais le dire tel quel, et je l'ai dit par le biais de la métaphore. C'est un tort si je considère que nous conversons. Soyons plus discrets. Continuons d'approfondir ces platitudes de l'esprit dont nous nourrissons vous et moi notre temporaire apparence. Nous changeons plus vite que ces parallélismes qui sont le signe de notre croissance. J'en arrive à votre présence inévitable à Rock Drill. Par quelle rencontre inespérée se justifie-t-elle ? Avez-vous pensé à ce rituel du retour. Nous en parlions à propos de Carabas. J'en viens à vous. Vous vous égarez, c'est tout.

— Je ne connais pas d'écrivains qui ont perdu la mémoire.

— Vous en connaissez qui souffrent de ne l'avoir pas perdue.

— John est tout ce qui me reste de ma mémoire.

— C'est un plagiaire ! Un immonde copiste ! Un esclave de la dette !

— Vous exagérez. Il n'existerait pas sans moi, c'est tout.

— Il serait plus juste de dire qu'il n'existerait pas sans le malheur qui vous est arrivé par sa faute !

— Vous exagérez encore. Je n'existerais pas en dessous de cette version des faits qui est une approximation de l'idée que j'ai de moi-même.

— J'ai cru entendre le pas de Carabin dans le couloir. Je ferais mieux de m'éclipser si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

— J'essaie simplement de remettre en place ce rêve brisé. Ce sont en effet les pas de Carabin. Il ne se presse pas pour revenir. À mon avis, il ralentit au passage des fenêtres. Il regarde dehors. Il regarde la nuit. Il pense à la nuit. Il a beaucoup travaillé aujourd'hui. Il a l'habitude de cet épuisement. Il vient de quitter une femme. Encore une femme dans sa vie. Cette nudité l'exaspère. Il ne la comprend pas. Il l'examine trop. Il en connaît tous les détails, mais l'assemblage de ces détails ne ressemble plus à cette nudité. Il s'enferme dans ce cercle vicieux. Il n'en sort que pour saluer des passants sans influence sur sa vie quotidienne. Il les salue avec un excès de politesse qui ne trompe personne. C'est un homme poli, dit-on, mais c'est tout ce qu'on dit, parce qu'il n'inspire rien que ce désir de politesse. À l'intérieur du cercle, c'est autre chose. Il recommence par manque d'imagination. La femme, la nuit, le château, sa femme, le passage éclair de l'amitié, le centre, le diamètre comme le fil du rasoir, le rayon labyrinthique par définition, les secteurs, la porte de sortie, ouverte, fermée, et la rue aux passants d'horloge et de soleil. J'essaie de tirer avantage de ces brisures. Les pas de Carabin ralentissent cette durée, par la force d'un couloir traversé de temps historique et de temps voyageur et aussi de temps provisoire. Carabin commence à exister dans cette attente que je commence une fraction de seconde avant que l'idée ne lui vienne d'en faire autant. Le ralentissement semble l'éterniser dans une fenêtre. La nuit est chaude, presque trompeuse. L'air n'y circule que par le miracle de l'attente. Je m'écoute parler. J'ai dialogué ce renoncement au silence. Des brisures de rêves m'ont ramené(e) à la réalité. Cet étirement n'est pas naturel. Les fers qui me soutiennent sous les bras pointent comme des seins sous ma chemise. Ma main valide veut caresser le sein de cette femme, mais mon cœur est fatigué de ce genre de passe-temps. Imiter le sommeil pour tromper la vigilance de Carabin qui va ouvrir la porte. Je ferme les yeux. Je calcule ma respiration. J'agis mentalement sur le rythme des battements de mon cœur. J'essaie de capter des idées au passage de cette confusion qui précède l'attente. Un mot de Carabin me réveillera, comme un claquement de doigts. Carabin tique toujours au passage de cet abandon. J'ai remarqué cette gêne. Elle est imperceptible. C'est un pont que j'emprunte chaque fois qu'il existe pour moi.

— Malcolm !

— Comment répondre à cette intrusion ? Mon cœur bat la chamade. Je ne contrôle plus cet éparpillement de mon rythme intérieur. Mes paupières sont agitées par le spasme. Malcolm ! dit-il encore en s'approchant. Je ne l'ai même pas entendu entrer ! La porte s'est refermée sans ce bruit que je lui connais depuis si longtemps. Le ralentissement arrive à sa fin.

— Malcolm ! Si vous ne dormez pas, pourquoi faire semblant ?

— Je me réveille. Laissez-moi le temps de retrouver le chemin. C'est qu'il ne fait pas jour. La nuit m'a toujours désorienté(e).

— En tout cas elle ne vous empêche pas de parler.

— Ne vous moquez pas de mes mauvaises dispositions.

— Pas si mauvaises que ça ! Je vous ai entendu parler. J'ai attendu que ça vous passe. Je m'en serais voulu de vous interrompre.

— Vous n'auriez interrompu que ma sinistre façon de tromper le temps.

— Une bien mauvaise habitude, Carabas. Vous feriez bien de contrôler ces débordements. Ils vont finir par envahir votre quotidienneté.

— Je tentais de reconstituer la fin d'un rêve.

— La fin seulement ? Mon Dieu, pourquoi la fin ?

— Pour commencer par la chose la plus simple.

— Vous vous occupez, c'est tout. Je ne vous envie pas. Il est tard. Vous feriez bien de regagner votre chambre.

— Il dit cela comme on époussette. C'est peut-être d'ailleurs une question. Veux-je regagner ma chambre pour quoi faire ? C'est bien la réponse que je me pose pour en finir avec ce vertige. Je n'ai plus sommeil. J'ai oublié la moindre brisure. Je n'ai plus rien à recomposer. Il dit :

— Je ne vous mets pas dehors. J'imagine votre fatigue un peu vite, je vous l'accorde. Mais il est vrai que vous avez dormi comme une souche.

— Il attend une réponse. Je ne dis rien.

— J'ai dîné avec John. Vous vous rappelez John ?

— Il a encore dit cela en passant. Il est en train de construire le début d'une autre conversation. Il a éludé mon sommeil, soustrait ma fatigue, introduit la présence de John et préparé l'introduction de Cecilia dans ces termes :

Nous avons peut-être dîné ensemble ce soir, elle et moi.

— Elle est l'ombre de John, ces temps-ci, dis-je, un peu blasé(e).

— Je me souviens d'avoir dîné avec lui, ce soir, mais il s'est montré avare de conversation, comme à son habitude, vous savez : sauf s'il s'agit pour lui de justifier ce qu'il n'a pas encore fini de dire. Vous connaissez l'oiseau.

Ceci n'est pas gravé sur la bande. Carabin est en train de la manipuler pour que l'enregistrement reprenne son cours. J'écris de mémoire. Voyons si j'arriverai au bout de ce voyage.

— Inutile d'aller plus loin, commente Carabin en rangeant la bobine dans une boîte. Il en compose l'étiquette tout en continuant de me parler de John : Il est arrivé comme un cheveu dans la soupe, avant-hier il me semble. Nous étions le (il plie deux doigts) le 19, oui, c'est cela : le 19 et j'essayais de me remémorer les premiers pas d'Armstrong sur la lune. Curieux que ce premier homme se soit appelé Armstrong, vous ne trouvez pas ? C'est le nom d'un joueur de jazz qui lui ne s'ajoute pas à la liste des premiers hommes. C'était un suiveur, mais quel suiveur ! Au lieu que personne n'a plus jamais entendu parler de cet Armstrong qui n'est que le fruit du hasard. Je préfère toujours l'homme ordinaire à ce genre de héros, quoique je mette les artistes et les scientifiques au-dessus de tout le reste de l'humanité. Mais je parlais de John. Je l'ai connu en 69 quelque part dans Broadway. Il avait donné un rôle à une Chinoise. C'est en 69 qu'Armstrong est devenu un premier homme. Qu'est-ce que j'étais moi, à cette époque-là ? Je prétendais devenir suiveur. Cette idée m'enchantait. Je n'avais rien à inventer. Mon imagination pouvait se consacrer à l'acte de parfaire et de restituer pour le meilleur. John revenait de la guerre. Beaucoup d'Américains revenaient de la guerre de cette manière. Il a donné ce rôle à une Chinoise de sa connaissance. Je ne me souviens pas de la Chinoise. Je n'ai vraiment aucun souvenir de son succès. John l'invitait à se saouler avec lui. Je ne me souviens pas si elle n’a jamais accepté. Je crois qu'à ce moment-là, Armstrong était déjà revenu sur terre. J'ai tellement aimé ce retour sur la terre. Et cette quarantaine ? Avez-vous déjà songé au risque microbien ? Il me passionne. En tout cas, la Chinoise était malade à cause d'un microbe bien connu sur terre, je ne me souviens pas lequel. John écrivait une autre pièce. C'était du moins ce qu'on pouvait s'imaginer. On ne pouvait pas savoir qu'il n'était que le copiste de vos œuvres de jeunesse. Vous étiez encore jeune au moment de perdre la mémoire. Pendant longtemps, j'ai cru à un arrangement entre John et vous.

Pourquoi évoquait-il maintenant ces faits dont nous avions toute la journée évité l'intrusion dans le cours impeccable de notre conversation ? Évidemment, le magnétophone avait continué de tourner pendant mon sommeil. La bande qu'il venait de ranger sur son étagère contenait tout le cours de la conversation qu'il avait entretenue avec Cecilia tout le long du repas. John avait dû beaucoup parler. Carabin disait le contraire et il se mettait soudain à évoquer hors circuit cet arrangement rendu possible par la suite des faits, y compris le présent qui était peut-être gravé pour toujours dans cette bande qui était la dernière de la journée. Carabin n'envisageait pas de monter une autre bande. Depuis qu'il était entré, notre conversation n'était plus enregistrée. Il comptait sur sa mémoire, connaissant la fiabilité de la mienne. Depuis un quart d'heure, je crevais dans l'effet de mémorisation. Il s'en rendait compte.

— Vous n'avez rien mangé ce soir, se contenta-t-il de dire, mais je vois que vous ne vous êtes pas privé de boire mon vin. Vous l'avez bu un peu vite, Carabas. C'est un vin français. Il a de l'éducation. Il ne mérite pas qu'on le liquéfie à ce point. Voulez-vous que je débouchonne une autre bouteille ? Sweeney dort à cette heure. En tout cas, il n'est pas disponible. Vous allez me forcer à descendre à la cave où votre état vous empêche de me suivre.

— J'ai bu sans penser au mérite du vin. Je suis impardonnable.

— Ceci ne répond pas à ma question.

— Je n'y répondrai pas. Faites comme bon vous semble.

— Une expression bien française ! Je descends.

Il est descendu en effet. À la cave. Pour y chercher ce vin sans intérêt. Avec lui, il faut du temps pour boire une bouteille. Il avait l'intention de prendre tout ce temps. Il n'avait pas parlé de remettre en route le magnétophone. J'écris de mémoire. Je me trompe peut-être.

— Quelle importance, cette erreur ?

— Je suis de nouveau seul(e). Il n'a pas fermé la porte. Cette ouverture m'angoisse. Le couloir s'y résume à un rectangle d'obscurité. Je n'ai pas entendu le bruit de ses pas.

— À cause de ma voix, qui est sonore, je m'en excuse.

— Non, vous avez parlé après qu'il ait fermé la grille. J'ai entendu le bruit de la grille. Il l'a refermée pour ne pas inspirer d'autres fugues.

— Voulez-vous que je m'occupe de la porte ?

— Grands Dieux non ! Ne nous séparons pas. Continuons de parler pour peupler ce silence géométrique.

— Géométrique ?

— Il revient. La cave n'est pas si éloignée. Il remonte l'escalier. Derrière la grille, Sweeney prétend avoir perdu la clé.

— Ça ne fait rien, j'ai la mienne.

— Je regrette vraiment de l'avoir perdue. Quelqu'un d'autre l'aura trouvée. Il faut changer la serrure. Il ne faut pas attendre demain.

— Où diable vais-je trouver une serrure à cette heure ? S'il y a une fugue cette nuit, ce sera votre faute.

— J'imagine la tête de Sweeney après cet avertissement. Le pauvre fou va veiller jusqu'à l'arrivée du serrurier.

— Voilà la bouteille, dit Carabin en entrant.

— Je vous en supplie, fermez cette porte !

— À cause du courant d'air, dit Sweeney sans entrer. Cette maison est un labyrinthe de courants d'air. J'ai lu La Connexion, vous savez ?

— Non, il ne le savait pas, dit Carabin brusquement. Sweeney, pour l'amour de Dieu, entrez ou sortez, mais fermez cette porte.

— Je pensais demeurer ici avec vous, dit Sweeney, et surveiller la grille, mais si je ne peux pas ouvrir cette sacrée porte, vous boirez cette bouteille sans moi. Ce n'est pas la première fois que ça arrive.

— Ça n'arrivera plus, Sweeney, dit Carabin dont la voix s'est étrangement radoucie. Fermez la porte et venez boire avec nous.

— Qui surveillera la grille ?

— Nous parlerons bas. Si quelqu'un traficote dans la serrure avec la mauvaise clé qui est la vôtre, on l'entendra et on lui fera son affaire.

Sweeney déboucha la bouteille sans attendre. Il remarqua l'absence de bande sur le magnétophone mais ne dit rien. Il évita soigneusement mon regard. Carabin reparlait d'Armstrong, je ne sais plus lequel des deux.

— Vous ne l'écoutiez pas. Seule vous intéressait la pensée de Sweeney au sujet de l'arrêt de l'enregistrement qui ne pouvait pas être une erreur de la part de Carabin.

— Chut ! Je ne suis pas seul(e).

— Vous m'interrompiez à l'instant, mon cher Carabas. À quel sujet ? Je délirais trop solitairement à propos de cet Armstrong qui a fait date une bonne fois pour toutes, ne croyez-vous pas ?

— Il veut noyer le poisson. Ne l'écoutez plus.

— À qui parle-t-il ? fait Sweeney (J'écris de mémoire).

— Vous allez bien finir par me faire passer pour un fou !

— Soit. Je ne dirai plus rien. Il n'empêche qu'il est en train de noyer le poisson.

— Il parle de vous, Monsieur de Vermort. Il parle à quelqu'un de votre manière de faire qu'il critique dans le mauvais sens du terme. J'ai vécu ce genre de théâtre il y a bien longtemps maintenant, si longtemps qu'on n'en parle plus. Pourtant, je m'en souviens comme si c'était hier. Vous prétendez que ça n'a plus d'importance.

— C'est le vin qui vous monte à la tête, dit Carabin en souriant.

Il arrange la couverture sur mes genoux.

— Sweeney, dit-il, je vous remercie d'aller vider ce pot.

Une minute plus tard, Sweeney revient avec le pot vidé et nettoyé.

— Il ne délire plus ? demande-t-il en remettant le pot à sa place.

— Ce n'est pas un délire, dis-je calmement. Une sale habitude, tout au plus.

— Il n'y avait donc personne ? dit Sweeney ingénument.

— Avez-vous vu quelqu'un ? dit Carabin.

— Je l'ai entendu, dit Sweeney.

— Ce que vous avez entendu est ma voix !

J'ai presque crié. Carabin a secoué la tête en marmonnant des paroles que je n'ai pas comprises. Maintenant, à cause de cet excès, Sweeney n'osait plus rien dire. Il était presque immobile, assis sur le bord du canapé, et son regard jouait avec le disque parfait du vin dans son verre. Dans ma mémoire, je criais de douleur. Chaque coup de burin dans cette chair en décomposition m'arrachait ce cri de silence et de foi.

— À quelle époque avez-vous fait la connaissance de John ? dit soudain Carabin.

Il s'adressait à Sweeney.

— J'ai fait une croix là-dessus, dit Sweeney sentencieusement.

— Une croix ? ne puis-je m'empêcher de répéter.

— Une croix, dit Sweeney et d'un geste majestueux il traça la croix en question dans l'air chargé d'autres rites. De l'autre main, il éleva son verre de vin et dit : C'est comme ça que Joyce commence l'Odyssée.

Carabin souriait. Il avait l'air nostalgique, mais aucun mot ne sortit de sa bouche pour en dire l'importance. Il pensait à une messe noire. J'écris de mémoire. Je ne peux pas me souvenir de tous les détails. Un bon écrivain y cisèle toujours sa pensée. Je revois le verre de Sweeney, en l'air chargé d'un rituel auquel j'avais assisté en simple spectateur. Sweeney cligna d'un œil. C'était exactement ce qu'il voulait dire. Si Carabin s'était soigneusement débarrassé du magnétophone, du moins de sa présence itinérante, il y avait une raison, dit Sweeney. Carabin souleva sa tête blonde.

— Bon Dieu, Sweeney ! Fermez-la ! dit-il tranquillement, certain de son effet sur l'esprit de Sweeney qui ne devait plus très bien savoir où il voulait en venir lui-même. Je n'ai pas vécu au Château, murmura-t-il en guise d'excuse que Carabin rejeta d'un geste de la main qui en disait long sur son ascendance. Sweeney murmura encore quelque chose d'incompréhensible, puis il vida le verre d'un coup. En l'air, sa croix avait disparu. Il s'en étonna pour nous amuser mais Carabin secoua la tête en signe de découragement. Nous parlions de John, dit-il simplement.

— Jean aussi s'appelle John, constata Sweeney toujours amusé par ses pitreries d'un autre âge et il ajouta aussitôt : si quelqu'un a dans l'idée de se faire la belle cette nuit, il se fourre le doigt dans l'œil.

Cela dit pour la vulgarité des expressions choisies à dessein. En effet, dit Carabin, je pensais à ce pauvre Jean. Je l'aime parce que c'est mon fils. L'aimerais-je autrement ? Absurde question. Vous ne m'avez rien dit de votre entretien avec Jean, mon cher Carabas.

— Sans doute parce qu'il n'y a pas eu d'entretien entre Jean et moi.

— Les choses ne seraient pas arrivées que je le saurais, non ?

— Monsieur de Vermort est tellement bien informé.

— Sans doute parce qu'il vous doit ce genre d'information.

— Sweeney n'écoute pas aux portes. Il invente tout ce qu'il trouve.

— Dans ce cas pourquoi chercher à me contredire ?

— Jean m'a vaguement parlé de ce rendez-vous dans le parc.

— Dans quel parc ? Jean ne ment jamais.

— Souvenez-vous, ce n'est pas si loin. C'était au début de l'été, le jour de votre arrivée à Rock Drill, voyons : il y a deux ou trois semaines, je ne sais plus. Nous étions vous et moi dans le parc, bavardant sans doute pour ne rien dire que l'agréable qui vous séduit toujours, je vous connais. Gisèle et Jean sont arrivés sur ces entrefaites. Jean était heureux de vous revoir. Vous souvenez-vous de cette chaleur, de cette confiance, de ce presque abandon à votre jugement ? Jean avait écrit quelque chose uniquement pour le soumettre à votre critique. Et vous vous êtes donné rendez-vous pour le lendemain même, dans l'après-midi.

— Vous vous en souvenez mieux que moi. Continuez.

— Carabas, je vous en prie : je ne mérite pas ces sarcasmes. Tout ce que je sais, c'est que Jean vous avait donné rendez-vous pour le lendemain après-midi et que cette rencontre effectivement eut lieu. Il était question je crois de Virginie. Le parallèle entre son écrit (un portrait de Virginie) et le portrait photographique que vous exposez sur votre table de nuit, ce parallélisme l'enchantait et je crois bien qu'il ne vous déplaisait pas. Bien sûr, il ne vous restait qu'à le lire pour en apprécier la justesse. Jean semblait vous craindre sur ce terrain. Je crois d'ailleurs que vous l'avez terriblement blessé en ne goûtant pas sa littérature. S'agissait-il de ces enfantillages auxquels il m'a habitué depuis son adolescence ? Vous avez eu droit à la primeur du texte. Je vous jalouse depuis.

— Vous avez tort. Ce fut un rendez-vous manqué.

— Il a donc bien existé. Je suis heureux de l'apprendre.

— Ce qui n'a pas existé, c'est la rencontre qui aurait dû le parfaire. Quant à ce portrait sans doute lyrique, je n'ai pas la moindre idée de son apparence littéraire. Je ne connais pas Jean à ce point.

— Pourtant, dit Sweeney en grinçant des dents, je vous ai bien vu recevoir ce manuscrit des mains de Jean qui avait l'air tout heureux de ce début de confiance. Mes yeux ne peuvent pas mentir.

— Ma langue non plus. Choisissez. Et puis quelle importance, ce portrait ?

— Aucune sans doute. La mort de Virginie nous a tellement bouleversés tous autant que nous sommes. Sweeney ne peut avoir aucune idée de nos sentiments. Cela se passait à deux pas du Château. Rien n'éclairera jamais ce drame, pas même la méticulosité légendaire de Jean. Je ne crois pas qu'il ait trouvé la clé du problème dans l'herbe folle de son imagination. Ce que vous avez lu n'a sans doute, comme vous dites, aucune importance et il convient en effet de ne plus en parler.

— (m'avançant sur le devant de la scène) Cette après-midi-là, Jean ne m'avait pas caché son désespoir. À l'abri de la longue-vue de Sweeney, il s'était d'abord excusé de ne pas avoir amené avec lui le manuscrit qui, s'empressa-t-il de préciser, ne contenait nullement le portrait de Virginie. Cette idée de parallélisme lui avait d'ailleurs été suggérée par Carabin lui-même, au cours d'une conversation qui avait eu lieu à Bélissens, deux semaines auparavant.

— Cette mort, ce qu'on en dit, ce que vous avez cru, tout ce galimatias m'a intrigué au moment même où se préparait votre exclusion du Château où je ne suis moi-même, vous le savez, qu'un visiteur, par la volonté de mon père et aussi à cause de ma monstruosité. Passons si vous le voulez bien sur cette introduction des faits qui n'annonce rien de ce qui arrivera de toute façon.

— Soyez plus clair, Jean. De quoi voulez-vous me parler ? Pourquoi avoir renoncé à me faire lire ce manuscrit, même s'il ne s'agit pas du portrait de Virginie, qui reste une bonne idée, et même si je dois me passer de ce parallélisme dont vous attribuez l'invention à votre châtelain de père ? Commencez par le début, ce sera plus facile.

C'est ainsi que j'ai tenté de le tranquilliser. Carabin avait raison sur un point : cette après-midi-là, son fils avait réussi à m'intriguer, au point qu'immédiatement après la fin de la rencontre, que je n'ai pas encore racontée, je me suis mis(e) à réinventer toute l'affaire construite le temps d'un été autour de la mort tragique de Virginie. Revenez donc, Felix, nous allons interpréter la fin de cette rencontre. Vous êtes Jean. Je me permets d'être moi-même, cela me semble plus facile.

— Je joue très bien les paralytiques. Voulez-vous que, conformément à l'idée que j'ai de toute cette mise en scène, nous inversions les rôles ? Vous ferez un Jean tout à fait honnête dans ce fauteuil. Je vais m'asseoir sur cette chaise pour n'inspirer aucune confusion. Êtes-vous prêt ?

— Pourquoi cette difficulté d'interprétation ? J'ai du mal à vous croire moi-même. Vous exagérez encore.

— C'est le public qui croit, Malcolm. Cessez de croire et jouez.

— Vous vous trompez si vous croyez que c'est facile de commencer par le début.

— Bien, bien, continuez. Vous faites un Jean crédible à souhait.

— Si vous m'interrompez chaque fois que je vous convaincs de ma capacité à interpréter le rôle d'un monstre, nous allons nous abîmer dans une lenteur préjudiciable à la crédibilité du spectacle.

— Gardez vos critiques pour répondre à la critique. Elle ne manquera pas de vous trouver quelque peu bavard chaque fois que votre cohérence d'auteur est mise en jeu par l'envers inavouable de la mise en scène.

— Je suis Jean. Mettons. Jean dit (autant que je m'en souvienne) : il faut d'abord que vous lisiez mon livre.

— Pourquoi ne pas l'avoir emporté avec vous ?

— C'est que : je ne l'emporte plus nulle part. Il y a ce Sweeney, toujours l'œil vissé dans cette lunette. Il sert les intérêts de mon père. C'est exactement ce que je n'ai plus l'intention de faire.

— C'est plus exactement ce que vous avez l'intention de ne plus faire. Dois-je comprendre ce sentiment ? C'est souvent un oiseau de passage. Entre père et fils, il faut compter là-dessus si l'on veut tout expliquer.

— Je ne peux rien dire maintenant. Lisez d'abord mon livre.

— Commencez par me le donner. Il sera entre de bonnes mains. Je ne vous garantis pas d'en comprendre l'essentiel. Je passe moi aussi, comme l'oiseau que j'évoquais pour vous.)

Elle part vraiment, pense Fabrice. Elles partent toutes au moment où je n'ai plus envie de Gisèle. Je reviens toujours à elle. C'est inexplicable, ce retour à l'habitude de la femme. Est-elle partie ? Pas vraiment, si je considère qu'elle est en train de me parler. De quoi me parle-t-elle ? De tout, à son avis. Près de la cheminée, Carabas dort tranquillement. Il rêve de maîtriser le cours de son rêve. C'est son rêve préféré. Elle part, revient une minute pour vider le fond d'un verre qui n'est pas le sien. Elle rougit à cause de ce verre qui est celui de John. Elle aurait pu boire dans le mien avec la même légèreté, sans s'apercevoir de mon vertige, de l'éloquence de mon vertige qui s'arrête en haut d'une inspiration. Le martèlement de mon cœur est une ironie du sort. Elle resterait bien encore un peu mais non vraiment, elle doit partir. Elle me remercie de bien vouloir m'occuper de Carabas. Elle l'appelle Malcolm même pendant son sommeil d'homme éparpillé dans cette maudite paralysie sur laquelle personne ne veut s'exprimer. Merci encore, et surtout de résister à l'envie de tout dire, ce qui briserait le cœur du pauvre Malcolm qui dans ce genre de situation n'a pas d'autres ressources que cette tristesse désespérante qui le fait pleurer jusqu'à l'évanouissement. Elle pense à des fleurs quand elle en parle. Elle dit cela simplement pour ponctuer cette évocation tranquille des larmes que lui coûte Malcolm. Je pars, dit-elle sans partir parce qu'elle a encore quelque chose à dire. Malcolm sait tout. Enfin, il pourrait tout savoir si le témoignage de Jean lui paraissait au moins crédible. Il ne croit pas ce que Jean lui a raconté ?

— Pas un mot, dit Cecilia sur le point de partir. Il m'a confié sa tristesse de constater que Jean est, selon ce qu'il croit, un fou qui finira ses jours avec les autres fous à Rock Drill.

— Pourquoi le croyez-vous, vous ?

— Fabrice, je ne crois personne d'autre que vous !

Elle a envie de partir. Elle se tient debout et arrache du bout des dents les petites peaux de ses phalanges. Jean est un menteur.

— Pourquoi pas un fou ?

— Ça ne me regarde pas.

— En effet. Nous reverrons-nous avant votre départ ?

— Rien ne serait arrivé si vous aviez accepté l'idée de Carina.

— Quelle belle expression que cette expression d'une idée qui n'est pas la mienne ! Restons-en là, si vous le voulez bien. Ce n'est pas le moment de justifier votre départ pour je ne sais quel voyage qui n'avantage que les projets de John. Voulez-vous qu'on se dise bonne nuit ?

Elle pelote le bouton de la porte, oisive. Si c'est comme ça que les choses se terminent avant de recommencer parce que vous avez besoin de moi, dit-elle presque savamment. Cette science m'exaspère. Jean n'est pas un menteur. Il est simplement sur le point de me trahir. Nous avons tous agi comme des assassins. Malcolm est le médium idéal.

— Pardonnez-moi, Cecilia. Je perds toujours un peu la tête après une pareille journée de travail. C'est Malcolm qui a eu cette idée, vous vous en doutez. Je lui devais bien cette patience. Ne m'en veuillez pas si je ne sais plus me séparer de vous comme il vous plaît qu'on vous laisse partir.

— Vous avez oublié de couper le magnétophone (elle sourit : j'aime ce sourire parce qu'il me condamne). Vous feriez bien d'effacer cette conclusion inattendue.

— Vous avez raison, je m'égare à mon tour.

Je presse le bouton rouge. La bande s'immobilise. Êtes-vous rassurée ?

— Ce n'est pas moi qu'on rassure de cette manière. L'avez-vous beaucoup interrompu ? Tel que je vous connais, vous n'avez pas pu vous empêcher de vous introduire dans son texte. Il effacera toutes ces traces. Il n'en supporte jamais les influences. Il passera des mois à transcrire cette voix. Je le connais. Un peu ébouriffé par les genoux d'une secrétaire qui ne demandera pas mieux. Pour vous remercier de l'avoir accompagné dans cette aventure votive, il vous composera une dédicace inoubliable. Vous n'avez pas cru un instant qu'il vous placerait au-dessus du texte de sa voix ? Vous l'avez servi de la plus belle des manières : en vous taisant.

Elle ne part plus. Ce n'est plus le moment de me laisser seul. Je regarde la bande avec désespoir. Malcolm va la transformer en livre, à mes dépens. C'est ce que j'ai accepté. Il est trop tard pour reculer. Demain matin, il se réveillera pour réclamer ce fruit encore vert. Il aime les objets de sa pensée. Il les manipule toujours avec une délectation d'initié. Il ne se demandera pas ce qui est arrivé à la vérité. Dans la deuxième partie de ce livre, cette vérité va prendre des accents réalistes étrangers à la voix de Malcolm. C'est tout ce que je peux dire pour l'instant. Malcolm vient de dire son texte. Demain, il l'écrira, patiemment, jour après jour recomposant les coïncidences de sa voix avec ce qu'il sait de la réalité. J'aurai l'occasion de le voir travailler. Je gâcherai mon plaisir à cause de cette observation. L'indiscrétion est la pire des conditions du témoignage. Il n'y a pas de justice et l'espoir de justice est une hallucination. Les serviteurs sont toujours méprisables.

— Vous a-t-il confié le titre de ce nouveau scandale ? dit Cecilia qui retarde le moment de son départ pour me désespérer savamment, comme je l'ai déjà dit. C'est un champion du titre, vous savez ?

— Vous en savez plus que moi s'il s'agit de Malcolm, ma chère Cecilia. Et je ne vous en veux jamais si votre cœur balance. Vous savez tout de mon plaisir.

— Comme j'aimerais en dire autant de vous, Fabrice ! Mais vous n'avez jamais pris ce temps-là au moment où il était temps de se rendre compte de son existence. Un titre est une broutille si on le compare au texte.

— C'est que vous êtes savante et que je suis galant.

— Bref, il a songé à un titre avant de se livrer à cette expérience dont vous pouvez bien penser ce que vous voulez et je ne sais rien de ce titre comme vous ne savez rien du texte lui-même.

— Je l'ai interrompu assez souvent pour m'en rendre compte, vous avez raison, Cecilia. Puis-je vous demander de m'éclairer sur ce point ? À quel endroit du texte compte-t-il insérer le témoignage de Jean ?

— À l'endroit même où vous auriez vous-même introduit cette Connexion que John est le seul à ne pas se reprocher.

Elle n'est plus là. Je l'aime. Je l'aime comme on aime les femmes savantes, à petites doses policières, magistralement résolues. C'est fini pour aujourd'hui. Malcolm n'a pas évoqué le nœud de l'affaire. Il a pensé à lui, en termes de recherche. Je crois que nous n'avons rien à craindre de ce futur écrit. Il changera les noms des personnages et des lieux. C'est son habitude.

— Vous croyez ?

— C'est une habitude impérative, croyez-moi.

— Je voulais parler de cette crainte que vous évoquez parce qu'elle a toutes les chances d'exister. Vous prétendez le contraire parce que vous y croyez. Ce n'est pas suffisant pour me convaincre, Vermort.

— Je détruirai la bande si c'est ce que vous désirez.

— La détruire, non. Mais la recomposer à ma manière. J'y tiens.

— Vous voulez dire que ce que nous venons de lire est un arrangement et non l'original du monologue de Malcolm ?

— Je veux dire que je suis l'auteur et que je ne vous permets pas de mettre en danger le secret de notre société. J'ai tout changé. Le pauvre Malcolm va passer pour un adepte de l'incohérence.

— Il écoutera cette version et ne reconnaîtra pas la sienne. Il est capable de tout réécrire pour retrouver le son de sa voix. Il me demandera de témoigner.

— Vous mentirez.

— C'est un ami.

— Jean est votre fils. Cela ne vous a pas empêché de le réduire au silence.

— Je vous en prie ! Ne parlons pas de ce silence.

— À votre aise.

Je retourne à la lenteur. J'éteins. Le corps endormi de Malcolm disparaît d'un coup dans cette ombre. Je me dis qu'il dormira aussi bien dans ce bureau. J'ai laissé une fenêtre ouverte. Il ne supporte pas l'enfermement. S'il se réveille, il retrouvera facilement le sommeil, grâce à cette fenêtre ouverte. Je referme la porte et entreprends de traverser le couloir. Le bruit de mes pas provoque des changements de position dans les lits derrière les portes quelquefois entrouvertes. La seule lumière vient de dehors, lunaire et intranquille, facile, ordinaire. Je passe la grille presque sans bruit, je descends l'escalier qui s'arrête brusquement contre une porte à deux battants qui grince à peine. Dans le patio, une allumette craquée me ramène à la réalité. Je n'ai pas sommeil moi non plus, dit Jean. D'un coup étourdissant, je me rappelle que je ne l'ai pas encore tué. Il faudra que ça arrive avant la fin de la nuit.

— Je vous le conseille.

Les premières volutes se fondent dans mon haleine. Je n'ai pas bougé. Je n'ai rien dit. La silhouette grotesque de Jean s'irradie à chaque bouffée. Le tison décrit toujours le même arc de cercle. Enfin : je ne reconnais pas la personne qui t'accompagne, dit Jean.

— Nous avons travaillé tard ce soir, dis-je. Je suis groggy.

Jean semble vouloir achever sa cigarette le plus vite possible. Il a empli tout l'air du patio de ces volutes qui s'entredéchirent. C'est curieux, dit-il, et inquiétant, cette manière de ne jamais répondre à mes questions.

— Tuez-le maintenant !

J'ai peur. Non pas la peur du châtiment. Je frissonne des pieds à la tête. La mort n'a aucun sens. C'est terrible, cette nécessité d'interprétation. J'ajoute Dieu sans le vouloir. Jean s'est assis un peu plus loin sur le rebord d'un bassin de pierre où le jet d'eau s'est arrêté pour traverser la nuit avec d'autres ombres plus quotidiennes. Je l'ai regardé s'éloigner jusqu'à cet endroit de rêve, difforme malgré la distance, et intelligent au-delà du silence que je lui impose parce que je suis son père.

— (finale : l'auteur s'avance, traversant méthodiquement le décor où tous les interprètes viennent échanger leur rôle en vue d'une prochaine représentation. Le public est tranquille. Une vague lueur éclaire le haut de leur crâne. On distingue quelques regards, ce scintillement lacrymal qui les rapproche de la rampe au moment où le rideau va tomber. Jean Bortek tient le manuscrit de son discours roulé dans une main. De l'autre, il se gratte le nez, saluant au passage les masques qui ne tombent pas pour lui rappeler d'autres aventures. Un comédien lui tapote une épaule, un autre émet un sifflement, si bien qu'il se perd en chemin. La distance qui le sépare du public s'est peuplée d'ombres entre les objets qu'il a bien restitués au moment d'être véridique. Il se souvient de chacun d'eux en les touchant du bout des doigts. Ce sont les objets de carton sortis tels quels de son imagination. Au passage d'une femme, il reconnaît sa mère mais elle s'évanouit en même temps que ses suiveurs. Il ne sourit même pas. C'est mon œuvre, se dit-il. Elle vient d'être jouée et je la reconnais. Je suis la créature de mes personnages. Sans eux, je n'ai plus d'existence. C'est facile. Non, c'est simple. Si je n'étais pas devenu écrivain, ce qui arrive à la totalité de l'humanité, je serais un enfant mort, léger peigneur de comètes, exactement ce que ce même enfant a tenté de ne pas rêver tout le temps de son existence qui a duré ce que dure le passé, l'espace d'un suicide.

(Cette pensée le surprend près d'une femme. Il sent cette chaleur mais il ne se souvient pas de la place qu'elle occupait dans le drame. Oubliant le public, il s'arrête à l'angle d'un minuscule jardin dont l'unique banc est occupé par son double. La femme le prend par le bras et l'éloigne encore de la rampe. Il pense vaguement à la distance qui reste à franchir. Il découvre un aspect du décor qui l'enchante. C'est une piscine de granit vert où l'eau paraît noire et profonde. La femme s'assoit au bord de la piscine, montrant des jambes musclées qui le font rêver.)

— Vous n'êtes pas obligé de me croire, dit la femme en secouant la surface morne de l'eau du bout d'un pied froidement érotique.

— Mais vous n'avez encore rien dit. Vous me faites perdre mon temps qui est aussi celui de toute la troupe et surtout du public qui n'a pas de patience, vous ne pouvez pas l'ignorer.

— Soit, dit la femme, je n'ai rien dit. Au revoir.

(Elle plonge toute nue dans la piscine et ne reparaît pas. Jean Bortek se retourne pour tenter de deviner le chemin qui est le sien dans une broussaille de chemins qui mènent autre part bien sûr. Il frémit longuement à cause de ce réseau d'incertitudes. Pendant ce temps, pendant que ce temps passe sans être compté, le comte Fabrice de Vermort est en train d'assassiner son fils Jean parce que celui-ci est sur le point de trahir un secret d'importance inimaginable. Jean Bortek n'a pas écrit cette fin tragique. Il en aurait trouvé le temps s'il avait eu l'esprit pratique. Au lieu de ça, au lieu de cette séquence épouvantable où l'on aurait pu assister à un assassinat soigneusement imité et recomposé par esprit de vengeance, au lieu de cette fin logique il avait choisi de s'aventurer dans le magma de la comédie, qui n'était autre que la boue complexe et approximative créée par l'action sur le décor d'un nombre imaginaire de comédiens soucieux de vérité. Il marchait sur les planches sans savoir où il allait, il ne demandait son chemin à personne, il avait l'impression de vivre les derniers instants de sa vie et du coup il avait mal au cœur.)

— Bravo ! dit un comédien à son passage. Il fallait l'écrire !

(C'était une bien curieuse réflexion que venait de faire à son attention ce comédien fragile et haut sur pattes qui continuait de penser tout haut mais cette fois à l'attention des autres comédiens qui avaient l'air de penser comme lui : Jean Bortek ne demanda pas son chemin. Il se perdait encore. Ses frémissements le donnaient en spectacle maintenant.)

— Par là ! dit un autre comédien.

(Il prit le bras de Jean Bortek d'une main grosse et sale que le dramaturge se mit à regarder sans y penser.)

— Saluez ! dit encore le comédien.

(Jean Bortek était de nouveau seul. Il étreignait le manuscrit de son discours. Était-ce bien le public, ce qu'il voyait ?

— Je me souviens de cette histoire, dit Fabrice. Je ne l'avais pas aimée, à cause de cette fallacieuse description d'un assassinat qui d'ailleurs n'eut jamais lieu.

— Et puis, dit Jean Bortek, je n'ai jamais écrit la pièce que vous m'attribuez avec désinvolture et facilité de dire. Je vous ai tout de suite pardonné. Je ne me suis pas reconnu.

Ils sont tous les trois au centre géométrique du patio de Rock Drill, cette nuit du 21 au 22 juillet 1988. Jean (de Vermort) se souvient de ce conte et de cette question : était-ce bien le public, ce qu'il voyait ? Cette question n'était pas prévue par le texte. Elle était arrivée en même temps que Jean Bortek au bord de la scène envahie de fils électriques et de réflecteurs blancs. Maintenant, son père prétendait en faire le début d'une conversation dont il détenait la clé, comme à son habitude. Son père parlait souvent de ses œuvres de jeunesse. Il ne les aimait pas. Par contre, il ne cherchait jamais à se renseigner sur ce que Jean appelait ses œuvres futures. Ce qualificatif exaspérait son père. C'est un jeu, concluait-il toujours. Au fond, c'était ce futur qui l'incommodait. L'idée d'un futur dont une bonne partie est déjà passée et ce qui reste à peine présent, était une idée farfelue, un rêve à bon marché, une mauvaise manière de perdre le temps qui est toujours pris sur ce futur à égalité avec les autres hommes, disait son père.

— D'accord, dit son père qui en plus n'aimait pas qu'il fumât en sa présence. J'ai eu tort, comme d'habitude, de commencer une conversation en touchant un peu à la littérature, d'autant que Monsieur Bortek y est parfaitement étranger.

— Si j'étais saoul, dit Jean, je lui demanderais cette initiation qui me fait crever chaque fois que j'y pense.

— Tu sais déjà tant de choses à notre sujet.

Sur ces paroles de Fabrice, Jean Bortek n'a pas émis le moindre commentaire. Il a dit simplement : Votre père a raison. Si vous en savez autant sur notre compte, c'est bien parce que quelqu'un vous a ouvert les portes du Château. À quelles fins, on s'en doute.

C'était des paroles froides et précises qui avaient fait frémir la peau de Fabrice à l'endroit des tempes et dans le cou. Jean avait noté ces spasmes déroutants. Malcolm l'avait prévenu : il ne témoignerait pas en sa faveur si Bortek lui posait la question de sa complicité au niveau de l'enquête que Jean avait entreprise pour dénoncer la barbarie sur laquelle se fondait la communauté du Château. Pourtant, Malcolm avait lu les conclusions de Jean, cette après-midi du lendemain de son arrivée à Rock Drill et jusqu'à une heure avancée de la nuit. Il savait exactement à quoi s'en tenir. Il était lui-même initié au rituel et à travers cette géométrie de la douleur, il avait accédé à la pensée de Bortek. Mais il avait refusé d'établir la connexion entre cette pensée et la barbarie que Jean avait recomposée pour qu'on pût la lire et la dénoncer avec lui. Malcolm avait d'autres chats à fouetter. Sa mémoire lui jouait des tours, avait-il expliqué en plein cœur de la nuit la plus importante pour Jean.

— Ne l'accusez pas sans savoir jusqu'où il a pénétré nos secrets, dit Fabrice qui regrettait d'être obligé de se montrer aussi peu respectueux vis-à-vis de Bortek que cette nonchalance irritait :

— Je ne quitterai pas Rock Drill avant d'avoir personnellement éliminé cette menace d'ouvrir les portes du Château pour des raisons sinistrement morales. Jean, expliquez-vous.

Son père parlait tout seul en cherchant son regard dans la surface noire du bassin de pierre. Bortek, large et majestueux, s'interposait dans une attente calculée. Jean se souvenait de l'endroit exact où il avait caché le manuscrit de ces révélations. S'il mourait cette nuit, personne n'entendrait plus parler du Château et de ses stériles adeptes. Il avait travaillé pour en arriver justement à cette sinistre conclusion, plus probable : ce travail allait être détruit et ils lui demanderaient même de subir l'initiation, ce qu'il avait toujours souhaité pour les confondre, et qui arrivait enfin pour le réduire au silence. L'espace d'une seconde, il souhaita mourir. Comme il fermait les yeux, Bortek s'approcha de lui : Vous savez maintenant qu'on en meurt quelquefois, dit-il. Nous n'avons plus rien à vous cacher sur cet aspect du Château, qui est la moindre de ses activités.

Une demi-heure plus tard, il dira : Quel curieux endroit ! Ils seront alors tous les trois dans la chambre que Jean s'est aménagée dans un des greniers de Rock Drill. À travers les lames du parquet, là où le bouvetage s'est fendu, il voit une bonne partie de l'atelier de peinture de sa mère. Il ne l'a jamais vue peindre. Il l'a simplement vue occuper un vieux canapé de cuir noir, mordant le manche d'un pinceau avec application, le regard égayé par une peinture qu'il ne peut pas observer avec cet amusement qui est la marque de l'inachèvement. Il y a plusieurs fentes dans le parquet. Jean Bortek en éprouve l'écartement du bout du pied. Il se demande sur quoi s'ouvre cette brèche. Il ne pose pas la question. Fabrice s'est assis pour ne plus avoir à se tordre le cou à cause du plafond trop bas. Il fume une cigarette pour ne plus avoir à commenter les fantaisies de son fils. Et pour ne plus avoir à participer à la conversation qui le lie corps et âme à Bortek, il ouvre un livre de géographie sur une carte de l'Afrique. Voilà le manuscrit, dit enfin Jean. Bortek le reçoit avec gravité. Sur la couverture de carton bleu, il lit le titre : La Cérémonie, 25 décembre 1986. Cependant, il n'ouvre pas la rame soigneusement reliée par une barrette de bois noir où Jean a gravé son nom depuis longtemps. Il n'ouvre rien et installe ce silence qui brouille la carte d'Afrique et rend difficile l'attente de Jean qui espérait un remerciement. Du coup, il se met à parler. Il parle de La Cérémonie. Il n'y a décrit que les faits. Il ne se souvient plus des conversations. Il a tout oublié de l'état d'esprit des uns et des autres au moment de célébrer la mémoire de Nicolá Carvajal. Bortek tord sa bouche pour se mordre la lèvre inférieure en entendant le nom du poète mort comme un oiseau, un soir d'été à Huang, il y a tellement longtemps de cela. Jean est assez fier de cette trouvaille. Bortek ne résiste pas à ce souvenir. Il s'appuie sur une poutre pour ne pas s'y cogner la tête. Le manuscrit, il l'a mis dans la poche.

— Quel curieux endroit ! répète-t-il. Bien sûr, vous n'y vivez pas toute l'année. Ce serait de la folie.

Il parle de la folie de Jean comme si elle n'existait pas. Tout le monde parle de la folie de Jean de cette manière. Est-ce que tout le monde croit à cette folie dont Fabrice prétend qu'elle est l'invention d'une mère qui est passée à côté d'une vie créative à cause de ses prétentions sociales ? Assis, avec son livre de géographie ouvert sur les genoux, le regard encore brouillé par l'apparition du manuscrit entre les mains de Jean et surtout par sa disparition entre les mains de Bortek et l'endroit de Bortek où ce manuscrit est maintenant définitivement détruit, Fabrice ne pense plus à l'Afrique. Je sais toujours ce qui arrive à mon père, pense Jean, quand il s'est arrêté de penser à un moyen d'occuper son esprit. Jean parle encore du manuscrit, mais Bortek ne l'écoute plus, il est sur le point de s'en aller.

Encore un peu plus tard, peut-être une demi-heure de plus, par rapport au point de repère précédent, Jean est en train de demander à son père si Monsieur Bortek a quitté Rock Drill ou s'il est simplement allé se coucher dans cette chambre grotesque qu'il occupe toujours à Rock Drill quand il vient y semer les graines de son idéologie. Grotesque ? demande son père. Pourquoi grotesque ?

Et aussitôt il se replonge dans les couleurs de son livre. On entend les pas de Jean Bortek qui s'éloigne. On s'accoutume très vite au bruit de sa canne, presque aussi vite qu'à son odeur de cigare. Jean s'est assis lui aussi. Il regarde la nuit à travers le rideau. Il n'écarte pas le rideau pour regarder cette nuit où il a envie de mourir. Cette mort est inexplicable. Il se sent capable d'expliquer la plupart des morts qui arrivent parce que c'est le destin, mais sa propre mort est le lieu d'une interminable conversation avec lui-même. C'est le souhait de tous les segments de sa vie passée et future. Il ne le souhaite pas. C'est arrivé et ça arrivera encore. Le poison est le présent qu'il préfère, comme ça, d'un point de vue parfaitement théorique et sans doute sans rapport avec la réalité, mais l'étroitesse de cette relation doit bien signifier quelque chose. Il a aussi songé à la noyade. Il en parle à Gisèle, sa mère. Il lui a parlé de la noyade comme accident, pas comme suicide. Elle lui a dit détester l'idée d'un pareil accident. Cette idée pouvait la rendre folle si elle y pensait trop. Ils en avaient parlé un jour triste et languissant de pluie et de vent à Bélissens où la pluie et le vent s'installent toujours pour longtemps, pour inviter à tuer le temps, pour le peupler d'autres chimères tombées du ciel dans les ornières de l'ennui. Jean avait un souvenir impérissable de ces longueurs mesurées avec minutie pour ne pas se laisser dimensionner soi-même par ces calculs suprêmes. L'éclair, simple et véloce, le ramenait toujours à la réalité et il le regardait exister encore dans le tremblement des vitres où il promenait ses doigts au hasard d'une glissade amèrement sonore. Il n'y avait pas de poison ni dans les gouttes de pluie à l'extérieur de cette transparence ni à l'intérieur, moins transparent, où les condensations de sa langue avaient brouillé les pistes d'un désordre déjà savant et impossible. Sa mère feuilletait des revues qui s'accumulaient sur un coussin au fond d'un fauteuil qui n'avait que cette utilité. Il la regardait parce qu'il pensait à la mort. Il lui devait la vie. Cette dette était lourde à porter. Elle impliquait la mort. Il la voulait lente et sucrée, oisive, inattendue et paisible. Elle arriverait ainsi s'il avait de la chance.

Est-on le 21 ou le 22 ? se demanda-t-il pour interrompre le cours de sa divagation dans le temps de l'espoir, qui est passé. S'il se donnait la mort cette nuit, il mourrait sans connaître le jour exact de cette mort inutile et parfaitement reproductible. Mais qui se soucierait de cette différence née de l'indifférence. Sur une étagère bondée, personne n'avait jamais remarqué le flacon de poison noir et sinistre. C'était un philtre d'amour, mortel parce c'était aussi un venin, et aphrodisiaque, parce qu'il avait décidé de traverser le plaisir avant de mourir. Au moment de cette pensée pénible et sans solution, il vit son père se lever et se diriger, courbe à cause de la hauteur du plafond, et titubant suite à une crampe, vers la porte qu'il ouvrit lentement comme s'il s'efforçait de respecter ce qu'il supposait à tort être le sommeil de son fils. Jean ferma encore un peu ses paupières sur un regard que son père prit pour l'expression d'un sommeil vide et profond. La porte se referma. Jean se retrouvait seul dans sa chambre. Qu'on fût le 21 au soir ou le 22 au matin de ce mois de juillet 1988 n'avait plus aucune espèce d'importance. Cette nouvelle solitude le plongeait dans une autre douleur. Par lâcheté, il venait de sacrifier le fruit de son travail. Le Château, crédible et infini, avait cet ascendant sur lui. Il n'avait pas résisté à cette terreur profonde. Il avait noué tout son être autour de cette origine inacceptable du mal. Personne ne saurait jamais rien ni du Château ni de ses adeptes. Le nom de Nicolá Carvajal demeurerait pour longtemps le nom d'un poète mort de la mort des oiseaux. Cette poésie, universelle et bourgeoise, l'emportait sur la vérité. Bien sûr, la prose de Jean n'avait pas cette ambition démesurée. C'était une prose précise et colorée. Elle ne manquait pas de ce charme qui est la marque des grands observateurs de la vie quotidienne. Car c'est à ce niveau qu'il installait son regard, à ras de terre de cette vie quotidienne qui plaisait tant aux coups de pinceau amusés de sa mère toujours en goguette dans les salles symboliques de ce château qu'elle n'habitait que par respect des convenances. D'ailleurs, sa peinture, légère et transparente comme un rideau, n'avait pas l'importance qu'elle lui donnait dans les moments où son ivresse croisait d'autres conversations. Elle était éphémère, donneuse, menteuse, négligente, égoïste et mortelle, ce qui arrive à tout le monde. Jean la traversait en conquérant d'une autre matière où la gloire est la moindre apparence. Mais il ne rêvait plus. Il n'avait même pas vendu son silence. Il avait tout donné pour avoir le droit de vivre. Il savait exactement ce qu'il devait à l'influence de son père sur les décisions de Jean Bortek dont on disait qu'il était peut-être un membre éminent de l'épine dorsale de toute l'organisation sur laquelle reposait le Château et sa communauté d'adeptes tranquilles et fidèles comme de l'eau.

La nuit était devenue impossible, pendant qu'il la transposait. Le sommeil n'arrivait pas. Il avait mal au crâne, imperceptiblement, mais cette douleur imposait sa croissance. Je vais mourir fou, pensa-t-il. Et cette pensée l'étonna parce qu'il y définissait sa mort sans en exagérer la mesure. Il pensa au plaisir, rapidement. La vision de la nuit n'acceptait aucun changement. Il s'y conformait lentement. Avez-vous lu les Sonnets Majeurs de Nicolá Carvajal ? Si c'est le cas... récita-t-il doucement, le nez à la fenêtre. Sa mort ne résolvait rien. Tiens ? se dit-il, j'affirme encore ma mort. Je vais certainement mourir cette nuit, le 21 ou le 22, peu importe. Il me semble que je suis déjà mort. Le flacon faisait une ombre grise sur la couverture d'un livre. C'est la couverture d'un livre, pensa-t-il. C'est le livre d'un auteur. C'est l'auteur d'un langage comme je suis l'auteur de sa mort. Mieux vaut être seul dans ces moments-là. D'ailleurs, il n'y a pas d'autres solitudes. Il eut un frisson désagréable, une petite peur au fond, rien qu'une interminable question : pourquoi avoir avalé le contenu de ce flacon au goût de cerise ? Instantanément, il pensa : Une trahison est une trahison. Il n'y a rien à changer à cela. Et il s'efforça de se remémorer le visage de la femme aimée : il s'était promis de mourir avec elle, la désirant comme si elle s'était au moins une fois abandonnée à lui, ce qui n'était pas le cas. C'était un poison sucré. Il n'invitait pas à la douleur. Il se diluait lentement dans le début de décomposition dans laquelle il venait d'engager son corps, de manière un peu irréfléchie, n'étant sûr ni du moment exact du point de non-retour (fallait-il le situer avant ou après le plaisir ?) ni de ce qui immanquablement se mettrait à la place du plaisir pour le relier à la mort (pendant une période impossible à calculer et surtout à déchiffrer ? C'était une question. Il sourit, pensant : voilà le genre de question qu'il faut se poser avant d'avaler le poison de son choix sans savoir exactement si c'est un venin efficace ou une promesse d'avenir. Il était assis maintenant, torse nu à cause de la chaleur de cette nuit de juillet qui collait à la peau comme un vêtement humide. Il lécha cette peau dans les plis de sel que formait la nuit sur son épaule, fermant les yeux pour s'absorber, voyant toujours les reflets de vitres et les ombres de rideaux. Rien n'annonçait le plaisir pour l'instant. Le visage de Virginie était imprécis. Il pensa que ce n'était peut-être pas à elle qu'il pensait. Il chercha son corps nu dans une nuit d'un autre été où il l'avait poursuivie pour la violer. Elle lui avait échappé pour aller se jeter dans les roues de la voiture de Gisèle, un peu avant le pont, entre le moulin et le pont agonisant rapidement dans une douleur qui ne lui avait arraché qu'un seul cri. Il n'entendait plus ce cri. La bouche de Virginie restait ouverte, montrant les dents brisées et la langue de sang, mais cette image ne durait jamais plus d'une ou deux secondes. Il se souvenait plutôt de son doux visage et de ses mains délicates voyageant dans un bouquet où une fleur d'un rose pâle avait attiré son regard d'enfant. Il avait pris cette main pour la poser sur son propre visage et elle avait eu peur, à cause de la barbe avait-elle expliqué plus tard, mais plus certainement à cause de ses yeux qui, avait-elle deviné, ne parlaient plus d'amour depuis longtemps.

Ouvrant les yeux pour se rendre compte de l'importance que prenait, à l'approche de la mort, son délire visuel, il s'assit sur le rebord de la fenêtre, les jambes dans le vide. Le rideau, au passage, le caressa longuement. Il lui ferait l'amour tout à l'heure, si la mort lui en laissait le temps. Et il relança le moulin des souvenirs. Il joua sans doute plus d'une heure à ce jeu simpliste qui n'expliquait rien. En tout cas le temps passait, la mort approchait par définition et il semblait que le plaisir s'était éloigné pour toujours. Il tenait encore dans une main le flacon vide qu'il avait rebouché machinalement. Il le déboucha encore et renifla dans le goulot. Le visage de Virginie revint le visiter. Il se mit à rêver d'une conversation. Il écrivait tous ses livres de cette manière. Il n'y avait pas de secret pour les déchiffrer. Ils n'étaient après tout que la surface d'une musique inspirée par l'angoisse et non pas par une vision réaliste de cette partie de l'univers où il n'existait que par hasard. C'étaient des livres à lire par plaisir d'assister à distance à sa propre agonie. Ils étaient surtout caractérisés par un ennui primordial qui n'avait rien à voir avec les jeux de la banalité. Jean, comme écrivain, était un savant. D'où son charme, sa facilité, ses clins d'œil, ses clichés doucement équivoques et la discrétion des bâillements qu'il inspirait au lecteur au moment de tourner une page. Il pensa à cette préciosité avec amertume. Mais l'écrivain qu'il n'avait pas été (il pouvait maintenant parler de lui au passé) il l'avait créé plusieurs fois de toutes pièces, jouant au miroir avec les miroirs et au vent avec les vents.

Et puis l'idée de mourir assis sur le rebord d'une fenêtre, l'idée même de son corps traversant cette verticale et surtout, l'idée d'une désarticulation sur la terre dure et infinie le fit changer d'avis et il retourna dans la chambre pour aller coller son oreille contre la porte. Rock Drill était plongé dans un silence (de mort, ma mort, pensa-t-il inévitablement, d'un mot à l'autre retrouvant le fil du vertige qui l'avait conduit jusqu'à ce finale tragique et déconcertant. Il s'aventura dans le couloir du grenier, nu et chaud, humide, songeur.))))

 

Chapitre XVIII

22 juillet

 

 — Il était prévu que la représentation eût lieu dans la soirée du 22 juillet. Mais vous comprenez : Jean était mort ce matin même enfin : dans la nuit. Son cadavre reposait dans la chapelle (nous avons deux chapelles à Rock Drill : l'une est dédiée à la Sainte Vierge, l'autre à son fils notre Seigneur oui oui le rite apostolique catholique et romain ah oui deux chapelles et) Jean reposait dans cette alcôve bleue et jaune où saint François oui oui dans ce costume blanc satiné qui est celui de la mort de tous les Vermort depuis que Fabrice, le premier du nom, un peu après les guerres napoléoniennes ait / impossible avait dit Fabrice (le sixième du nom maintenant que ça n'a plus aucune espèce d'importance) et Giselle (elle signe Gisèle) est arrivée en fin d'après-midi, noire et rapide descendant de la voiture pour rejoindre Fabrice qui priait près du cadavre de son fils

— De son frère, dit-on quelquefois.

— Il priait. Elle a allumé un cierge noir et rouge et s'est agenouillée près de Fabrice qui s'est mis à pleurer. Les gouttes de cire s'éparpillaient dans la robe de Giselle. J'ai reculé. Je ne voyais plus rien. J'ai reculé encore dehors et Kateb se lavait les mains et les pieds dans le bassin il dit : qui jouera Bortek maintenant ?

— Bortek, c'était le nom de la tragédie.

— Une comédie plutôt. Hein ? (il pleut depuis une bonne dizaine de minutes. Il pleut sauvagement. Autre raison de renoncer à la représentation. Une bonne raison.)

— Jean y tenait le rôle de Bortek ? Qui est Bortek dans la réalité ?

— Qui n'est-il pas ? (fait une voix doucement amusée)

— Il n'y a pas de mystère.

— Tous les enfants sont nains. Je comprends.

— À peine une moitié des spectateurs arriva presque en même temps à la grille de Rock Drill. C'était maintenant ceux qui venaient assister au spectacle de la mort de Jean. L'autre moitié avait préféré s'abstenir ou bien ce changement les dérangeait ou bien oui oui oui on savait et alors ? Kateb voulait se laver les mains et les pieds dans le bassin mais une vieille femme endimanchée pour l'occasion lui parlait des poissons rouges et des oiseaux dans la vasque de marbre rose où se mélangent des mains et des regards et Kateb n'est pas entré dans la chapelle ardente maintenant. J'étais étourdi par ce mélange de cire fondue et d'encens incandescent, je reculai dehors et les gens qui étaient venus ne voulaient rien perdre de l'immobilité tranquille de Jean simplement recomposé sans cire ni peinture ni odeur simplement mort dans le costume blanc satin des Vermort. Kateb se lavait les mains et les pieds dans le bassin et il récitait des vers de sa connaissance j'écoutais.

— Y avait-il eu une répétition ?

— Oui. La veille. Fabrice enregistrait la voix de Carabas et Cecilia les regardait à travers le miroir. Pendant ce temps, Jean a réglé les répétitions. Il portait le costume de Bortek.

— Décrivez-le.

— Il y a des photos à faire ? On ne revient pas demain.

— C'est un costume noir et les mains et le visage de Jean sont blancs.

— Un négatif de l'original !

— Ne vous moquez pas. On tourne. Soufflez dans le micro.

— Ça va ? Je parle ? .... il portait le costume de Bortek. Nous avons répété toute la journée. Il était patient.

— Était-il patient d'habitude ? Je veux dire : pas seulement avec les acteurs ? Il y a les autres. Combien d'autres ?

— C'était à cause de la pluie. Elle menaçait, elle arrivait et puis on recommençait parce que l'éclaircie paraissait définitive mais le vent revenait par ce côté de la forêt c'est le côté de la pluie on regarde la cime des arbres et on sait on sait toujours ce qui va se passer : Jean ne voulait pas installer les tréteaux dans le hall d'entrée de Rock Drill ce qui eût résolu la question de la pluie aujourd'hui et surtout demain oui le 22, dans la soirée, on avait prévu de jouer Bortek enfin : la version de Jean, qui pourra savoir à quoi elle ressemble maintenant qu'il est mort

— Qui est l'auteur de Bortek ?

— Le Pulitzer à celui qui répond à cette question, messieurs ! ! !

— Il ne faut pas mélanger le temps des répétitions et celui de la non-représentation parce que

— parce que quoi ?

— je ne sais plus. Jean en parlait tout le temps. Il parlait des conditions de la pièce.

— Des conditions de la représentation, vous voulez dire ?

— Non non de la pièce des mots des didascalies je ne sais plus. On aimait redire ces mêmes choses. C'est un texte

— Ne dites plus rien. On recommence.

— À cause ?

— À cause de moi. Des questions. De la lumière. Mon image. Reprenons depuis le début. Hello !

— Je ne voulais rien dire parce que

— parce que quoi ?

— Je ne sais plus. On répétait. J'aimais bien le premier tableau. Je ne le comprenais pas. Je ne le jouais pas non plus. Je regardais. Le jeu me fascinait. J'étais peut-être un enfant.

— Vous parlez d'autre chose, là, mon vieux. Revenons ensemble au lieu de ces répétitions.

— Il faut commencer par le début. Je comprends.

— On n'arrivera nulle part. Il n'y a rien à monter. On ne mentira pas.

— Bon, d'accord. On parlera des répétitions plus tard.

— Après. Je préfère après. Il ne faut pas mélanger.

— Le montage... (commence une voix un peu amusée)

— Vous nous parliez du premier tableau. Continuez.

— Je voyais bien le père et la mère. J'avançais. Bortek arrivait sur des échasses mais on ne voyait pas les échasses grâce au pantalon et aux chaussures vissées on les avait vissées vous vous rendez compte ?

— Au début de la pièce, Bortek ne peut pas être un nain. C'est ce que vous voulez dire ? On vous écoute. Le père et la mère...

— Bortek arrive monté sur des échasses. Pendant les répétitions...

— Le montage...

— pendant les répétitions... on vous écoute... on montera, oui !

— Il répétait sans les échasses. Alors Kateb a dit que c'était impossible. Il ne pouvait pas. Jean hésitait.

— Qui jouait la mère ? On veut comprendre.

— Amanda avait accepté parce que la nudité du personnage...

— La mère était nue ?

— Il fallait la déshabiller. Carina avait dit non. C'était tout. Kateb dit : je fais ce que je peux. Je ne suis pas comédien. Ne compliquez pas les choses, Jean. Je vous en prie. Ces échasses... Il en comprenait le sens. Amanda était nue dans la lumière.

— On répétait sachant très bien que ça n'arriverait pas.

— Qu'est-ce qui n'arrivera pas ? avait dit Jean.

— Rien, avait murmuré Kateb. Ça arrivera, je veux dire, avait-il ajouté pour ne rien dire de trop. Jean le regardait lentement.

— Lentement ?

— Je veux dire : non Kateb voulait dire : le temps de... mais rien n'arriva. On attendait. Amanda avait froid. Mike corrigeait des répliques. Un peu négligemment. Jean dit : ce ne sont que des mots. Il n'avait de considération que pour les personnages.

— Le père, la mère et : Bortek.

— On a répété malgré la pluie. Il le fallait. On n'a pas vu le soleil ce jour-là. Et dans la nuit, Jean est mort. Le lendemain, personne n'a proposé de jouer la pièce. Kateb dit, ironiquement (dit-il) : à cause des échasses. Personne n'a ri. On attendait Giselle. En fait, il faudrait remonter à l'avant-veille mais maintenant on n'a plus le temps d'en parler.

 

À neuf heures (il ne pleuvait pas encore) quelque chose est tombé sur les planches et Fausto a dit que c'était une ampoule et qu'il ne pouvait pas admettre que ce genre d'incident se passe à moins d'un mètre de sa tête. Jean dit : Sweeney !

— Comme si je l'avais fait exprès, dit Sweeney et Fausto le regardait sans comprendre parce que la colère lui était passée. Sweeney, dit-il en s'approchant de Sweeney qui généralement n'aime pas trop qu'on arrive sur lui avec des mots mais cette fois-là (sur le plancher : on venait de voir ce que donnait la première scène

— Celle qu'on vient de lire ?

— Oui.) il ne dit rien disant d'habitude : qui veut répondre à ma place ? À la place de Sweeney, il n'y a plus rien. Rien que la trace de son silence. On arrivait avec des mots et à l'approche de son silence on ne trouve que cette trace chut ! fait Jean, qui va nous lire la scène deuxième ? Sweeney dit non. Jean est descendu des échasses. Pendant que Fausto et Sweeney échangeaient ce début de conversation à propos d'eux-mêmes et tout sur les autres, Jean, monté sur les échasses, s'était nonchalamment appuyé contre un des piquets qui supportent le linteau le rideau la lumière parlant à Amanda lui disant : Kateb joue comme un pied.

— Surtout, ne lui dites pas. Qui jouera Fausto ?

— J'ai pensé à une voix dans les coulisses, dit Jean.

— Vous pensez bien, dit Kateb et il s'en va, laissant Sweeney dans une phrase qu'il n'a pas terminée.

— Vous voyez ! fait Amanda. Elle boutonne la chemise, descend l'escalier jusque sur la pelouse et elle se met à courir derrière Kateb qui marche à grands pas vers Kateb ! Voyons Kateb !

— C'est non, je vous dis ! grogne Kateb sans s'arrêter. Maintenant Amanda trottine à la hauteur de Kateb qui arrive à

— Jean était désespéré. Il n'y arriverait pas, pensions-nous. Mais au bout de dix minutes, Amanda est revenue avec Kateb. Jean dit : on oublie et on recommence. Sweeney vérifiait les ampoules. Il vérifia les cordes, les angles et les anneaux. Jean dit : puisque c'est oublié, on recommence. Et tout le monde recommence. On entend le bruit des pièces dans les haut-parleurs. Fausto compte. On attend. Jusqu'au moment où il s'écrit : Hé ! il en manque une !

— Une quoi ? fait Sweeney sans le vouloir. Tout le monde rit. Même Kateb qui pose sa tête sur l'épaule d'Amanda. Sur la pelouse, Mike s'envoie une giclée de gin dans le fond de la gorge. Il rit. On ne commencera jamais. Une corde claque contre la toile du décor et on voit Sweeney qui s'élève sur l'échelle tremblante. C'est le vent qui secoue l'échelle. En bas, Jean pose un pied sur le dernier barreau. Il rit. Il dit : c'est nerveux. Recommençons. Mais on ne va pas plus loin que Qui cela peut-il être ? parce qu'Amanda a dit : qui est-ce ? Jean lève une main et dit : c'est nerveux.

 

Mike buvait. Il buvait trop, veux-je dire. Je pense qu'on peut boire modérément. Cecilia vous le dira : moi-même...

— Qu'est-ce qui était en jeu ?

— « C'est un souvenir d'enfance », disait Mike et plus il se le rappelait et moins on comprenait. Il n'aimait pas qu'Amanda y joue un rôle. Elle s'amusait, évidemment. Elle ne le prenait jamais au sérieux. On dit que c'est elle qui écrit. Mike ne dit pas non à cette possibilité. Et elle n'en parle jamais.

— Non ! Non ! parlez-moi de Jean.

— Dans le rôle de Bortek ? Si vous voulez...

Et ils se mirent à parler de Jean. Il était bien temps maintenant qu'il était mort.

— On parlait de lui parce qu'il était mort, non ? S'il vivait encore, dites-moi : de quoi parlerait-on ? De la pièce de Mike (Prix Pulitzer) ou de Jean dans le rôle de Bortek ? Répondez sincèrement.

— Jean voulait mettre en scène Les Derniers Mots de Dutch Schulz mais Mike est arrivé avec cette comédie et il a cru bon (Jean) de voir en Bortek... qu'est-ce qu'il voyait en Bortek ? Il en avait à peine parlé avec Mike. Ensuite Kateb a découvert ce théâtre de carton dans la vieille remise et tout le monde a marché. Jean était heureux à ce moment-là, j'en suis sûr. Il ne cachait pas son jeu. Bortek n'explique rien. Voilà ce que je pense. On continue ?

— Non. On recommence. Je veux savoir ce qui s'est passé entre les répétitions et la non-représentation.

— Jean est mort, c'est tout.

— Ça, c'est l'entracte. Mais avant ? Et après ? Racontez-nous.

— Jean était heureux. Il y avait la pluie, la menace d'une non-représentation. Son entêtement à monter les tréteaux dehors. Dedans, il étoufferait. Kateb était désespéré. Les gouttes de pluie, rares et imprévisibles, l'agaçaient. Jean ne lui demandait pas son avis. Il disait : le vent secouera cette blanche agonie et on voyait le décor secoué par le vent, de temps en temps le crépitement de la pluie, il y avait aussi ces passages de l'immobilité et les personnages laissaient toute la place aux comédiens de circonstances. Sous la bâche, Mike buvait toujours. Il prenait des notes aussi et Jean haussait les épaules en observant cette vaine occupation littéraire. Il montait sur les échasses et son chien aboyait et tournait autour de lui. Kateb, habillé en Fausto, ouvrait la porte et Bortek apparaissait en même temps que le chien cessait d'aboyer. Ça ne va pas, disait-il (il avait l'air désespéré et Mike notait cette remarque dans son carnet et ensuite il jetait un coup d'œil amusé sur la succession de la même remarque au sujet de la même circonstance).

— Qu'est-ce qui ne va pas ? demandait Jean.

— Il y a ce chien, faisait Kateb en enlevant sa perruque de cheveux blancs. Il me coupe.

— Moi je trouve l'idée assez bonne, disait alors Amanda.

— Si vous la trouvez bonne, alors... finissait Kateb avec l'idée sans doute de recommencer dans l'espoir de trouver une bonne raison de remettre en jeu l'existence du chien.

 

— Nous sommes tous des géants. Souvenez-vous de Jean (un nain) et de l'énormité de son cerveau. Regardez Lorenzo (une fille au fond) et son phallus de géant. Rendez-vous compte de la monumentale mémoire de Carabas. Tous des géants, je vous dis. Moi, par exemple. Moi et ce que je sais. Mike est le frère de Frank. Il ne s'est pas toujours appelé Mike. Bradley est le nom d'Amanda. Il était assis sur la pelouse avec une bouteille de vin et un verre à pied en équilibre sur sa cuisse. Jean n'aimait pas ce vin. Il n'en parlait pas. Il disait que la lumière devait venir d'en haut, pour supprimer les ombres et les seins d'Amanda, nus et noirs dans cette lumière impossible, avaient l'air de se continuer jusque par terre. Mike observait cet effet sans le commenter. La pièce était ouverte sur l'autre cuisse, un peu chiffonnée aux angles et toute barbouillée d'une écriture rouge, les didascalies qui ne figuraient pas dans la copie de Jean. Je vérifiais la cohérence du décor. Jean criait : Sweeney ! Amène le 3 ! Et j'amenais le 3 pour son plaisir. Personne ne comprenait où il voulait en venir. Giselle avait peint ces panneaux. Quand les avait-elle peints ? Demandez-le-moi.

— ...

— Jean avait gribouillé tout le projet sur le mur même. On était dans l'atelier de Giselle. Mike ne comprenait pas. Il voulait dire qu'il n'avait pas écrit cela et il a commencé à barbouiller le texte de didascalies dont Jean ne voulait pas. Jean acheva le projet et Giselle dit : c'est faisable, je crois. C'est tout ce qu'elle dit et Jean se replonge dans le projet, modifiant tout et on recommence. C'est mieux, dit Giselle. Elle préférait y croire. Elle dit oui. Mike utilisait un crayon rouge pour les didascalies. Jean dit : ça n'a pas d'importance. Il dit : qui jouera la femme ? Mike en dénombra trois. Il dit : Amanda jouera la première. Il en reste deux, ajouta-t-il en riant. Giselle dit : je n'y serai pas, moi. Jean réfléchit. Il dit : on verra. Kateb avait accepté le rôle de Fausto et il hésitait pour l'autre. Jean le flatta. Mais ce n'était pas facile de convaincre l'Arabe. Ce n'est qu'un jardinier.

— C'est un poète.

— À ses heures seulement. Et un médiocre jardinier. Il jouait assez mal d'ailleurs. Moi je vérifiais tout. Je me perchais. Bon œil. Voyant Mike remplir son verre en murmurant des paroles qui n'avaient d'intérêt pour personne, à ce que je comprenais. Jean dit : Sweeney n'est pas digne de l'éclairage. Je rageais. D'en haut, les seins d'Amanda avaient l'air de petits personnages à qui elle adressait une supplique. Jean lui recommandait de parler un ton plus bas. Mais rien à faire ! Elle regardait ses seins et même y posait ses mains tremblantes et Jean refusait de continuer. Il l'avait obligée à teindre les poils en rouge. Ce triangle était au centre de la scène. Vous comprenez ? disait Jean.

— C'est ridicule, dit Mike. Et puis, je ne l'ai pas écrit.

— Pourquoi ridicule ? faisait Amanda (Kateb lisait les inscriptions dans l'acier du couteau, pendant ce temps : Mike avait même dit : Fausto n'est pas un Arabe : Kateb non plus : avait dit Jean).

— Mike buvait trop. Il avait retroussé le bas de ses pantalons à cause de la boue en formation. Maintenant il était accroupi sous le parapluie et il continuait d'espérer. Jean décrivait la scène pendant ce temps. Le dos d'Amanda était couvert des gouttelettes de la pluie qui frappait obliquement le rideau derrière elle. La question d'installer les tréteaux à l'intérieur revint dans la conversation, ce qui agaça Jean. Il dit : peu importe qu'il pleuve ! Amanda frémit. Elle ne pensait toujours pas à se couvrir le dos. Je regardais cette pluie. Mike dit :

— N'en parlons plus, comme s'il savait que Jean...

— Il ne savait pas qu'il n'y aurait pas de représentation. La pluie était pour lui un véritable souci. Jean ne s'en souciait pas parce qu'il était décidé. Voilà pourquoi on peut parler de suicide.

Frank jeta un œil attentif sur celui (ou celle) qui venait de parler et il alluma une autre cigarette. C'est une explication, dit-il. Il faut bien que tout s'explique. Si Mike est mon frère...

— Il s'agit de Jean. Parlons de Jean. Pourquoi ces répétitions ? Pourquoi cette comédie idiote ? Qui est Bortek ? Je veux dire : dans la tête de Jean.

— Vous parlez toujours du géant ? Il faut s'entendre. Continuez.

— Quand elle est entrée toute nue sur la scène...

— Je croyais qu'elle s'y déshabillait. J'ai mal lu.

— C'est ce qui est écrit. C'était ce que Mike voulait réécrire, barbouillant le texte de ces didascalies en forme de sang. Mais Jean voulait qu'elle entrât nue et c'est ce qu'elle faisait, pieds nus aussi, et Jean me demanda ce que je pensais du triangle rouge. Elle s'arrêta. Je dis ce que je pensais. C'est une géante du rouge, dit Jean. Et Mike se frappa le front. Ne disant rien. Il revenait sous le parapluie. La bouteille et le verre étaient restés dans l'herbe où la boue se formait lentement. Il monta sur la scène et s'assit. Le parapluie, il le posa tout ouvert près de lui. Le vent l'agitait. Jean trouva que c'était un motif de plus. Mike dit : laissez-le sécher. Jean s'étonnait. C'est ce qu'on fait d'habitude avec les parapluies, non ?

— On les laisse sécher ! dit Amanda qui s'amusait.

— C'est une bonne raison de perdre le fil du texte, n'est-ce pas Kateb ?

— Comment Amanda perd-elle le fil de sa nudité ? dit Kateb. (Elle rougit. La pluie en gouttes chaudes et froides l'agitait de petites crispations. Elle dit :) Mike, je t'en prie !

Mike ferma le parapluie mais il n'attacha pas le fermoir. Le parapluie, noir et flasque, gisait dans sa flaque. Le vent y jouait de cette eau. Ce miroir agaçait Jean. Puis la pièce toute retournée, écornée, mouillée, didascalisée, écorchée, corrigée, revue, pliée, sens dessus dessous, occupa toute son attention. Mike avait posé la copie entre lui et le parapluie. Amanda se couvrit : non, décidément non ! Je vais attraper froid. Maintenant elle voulait feindre la nudité du personnage. Kateb était désespéré. Mais Jean s'était approché de Mike et il finit par s'asseoir à côté de lui et enfin il posa sa tête monstrueuse sur la cuisse de Mike : je n'y comprends rien, dit-il.

— C'est comme ça qu'il faut commencer, dit Mike.

— Vous croyez ? dit Jean. (il regardait la pièce rouge et noire) Que faut-il jouer à votre avis : le rouge ou le noir ?

— On ne jouera plus rien si vous me désespérez, dit Mike.

Pendant qu'ils parlaient, je suis redescendu. J'avais tout vérifié pour rien, me disais-je (je ne me trompais de toute façon pas) et je demandais à Amanda si elle aimait la pluie :

— C'est contrasté, une pluie d'été. (elle ne me disait pas si elle l'aimait, la pluie) Vous comprenez quelque chose, vous ? (je ne sais pas si elle voulait se moquer ; j'avais dit :) De la pluie ou du beau temps ? (le beau temps ? fit-elle. Oh ! oui, pourquoi pas ?) Ils ont l'air aussi désespéré l'un que l'autre. Quand on est désespéré, on finit toujours par choisir. C'est le drame.

— Cette nuit-là, la nuit de la mort de Jean (du 21 au 22 juillet 1988) Mike a choisi de se saouler à mort et Jean a plutôt fait le choix de mourir d'une autre ivresse.

— Ivresse : c'est tout le mal qu'on se fait.

— Hightower m'avait dit : un suicide ne me servira à rien. Si c'est un assassinat, je vous promets de l'avancement. Je les voyais, ces personnages de la vie. Je comptais sur eux. On peut compter sur la réalité. On y trouve toujours les compagnons de route. Sweeney, par exemple, merveilleux complice de la chronologie considérée comme la seule cohérence possible. Nous bavardions. Et je cherchais. Mike cherchait lui aussi. Il exhibait cette surface didascalique qui était selon lui le pivot de toute l'explication. Il ne cherchait pas ce que je cherchais. Tout s'explique.

— Crac ! Crac ! dit Sweeney. Je peins.

— Giselle est-elle arrivée ? Je voudrais lui parler.

— Crac ! Crac ! Crac ! (il peignait ces oiseaux barbares.)

— Je suis Gisèle, dit-elle. Vous voulez me parler, me dit-on ? Faut-il tout expliquer chaque fois que quelqu'un quitte ce monde ? Ce néant, là, si près ! Je vais être malade. Mike m'a fait boire ce vin...

— Mike est un stupide ivrogne...

— Ne m'en parlez pas ! Cette peur... mon Dieu ! ... cette peur que je ne peux même pas expliquer... ces idées...

— Je veux bien en entendre parler.

Elle me regarda comme si je venais de me mettre à exister pour elle. Elle avait de beaux yeux noirs, une bouche en extase et des mains... des mains... vous dites qu'elle peint ? Que peut peindre une femme par les temps qui courent ?

 

— Non ! (dit Mike : on voyait Jean assis sur quelque chose qui pouvait être un rocher, et les échasses obliques contre son épaule ; la seule didascalie indiquait qu'il fût pensif à ce moment de la tragédie ; une fois acquis ce sentiment — combien de temps fallait-il attendre pour s'en convaincre : je jetterai un œil discret sur la foule, avait dit Jean croyant faire rire tout le monde mais Mike exhibait d'autres didascalies, « un abîme de didascalies » avait rétorqué Jean pour mettre fin à cette nouvelle interruption ; ensuite, Amanda entrait ; Mike n'avait rien précisé, sinon qu'elle entrât ; « non, rien » disait Mike : « à moins que... » ; « qu'elle entre nue ! » avait dit Jean et Mike avait retenu un cri dans l'attente qu'elle entrât comme Jean le voulait ; et maintenant — la voyant nue et nonchalante — il lisait les nouvelles didascalies : Jean dit : « ce ne sont pas des didascalies ; il n'y a rien à expliquer ; acting ! »

— Et Mike n'a rien répliqué à cet érotisme tremblant ?

— Rien. Il regardait Amanda qui ne le regardait pas. Elle devait entrer et se diriger en trottinant vers Jean qui mettait chaque fois un temps fou à remonter sur les échasses et Mike à la fin s'est mis à rire, d'un rire facile contre lequel il ne pouvait rien tenter, disait-il tandis que Jean s'appuyait sur ses épaules et que les échasses demeuraient obstinément obliques et tremblantes.

— Et la nudité d'Amanda ? Ils riaient, je suppose.

— Ils s'amusaient comme deux petits fous. Kateb attendait derrière le rideau. Il riait peut-être. Ou il épiait. Je ne sais pas. Elle a reculé dans l'ombre et s'est mise à pleurer. Mais personne ne la voyait. Elle pleurait parce qu'ils riaient. Je le savais.

— Hé quoi ! dit Mike. Jamais théâtre ne s'est aussi bien porté d'être lent et absurde. Vous n'y arriverez pas, Jean.

— Que disait Jean ? Vous ne le dites pas.

— Il examinait les échasses. Sans rien dire. Mike s'était remis à boire. Il buvait du vin. Jean dit : « dites à Sweeney d'amener une scie » et j'arrivai. Mais Jean calculait toujours. On n'avançait pas. « C'est un problème, dit Mike. Les échasses, on monte dessus ou on n'y monte pas. Ou alors c'est une idée absurde.

— Je veux jouer Bortek, dit Jean.

— Tout s'explique, dit Mike. C'est votre idée. Je... » mais Mike ne dit plus rien. Sweeney sciait les échasses. La sciure s'accumulait sur son genou. Mike regardait les mains de Sweeney : « Je sais bien ce qu'on va me demander, dit-il. Je sais toujours avant que ça arrive. Et ça arrive toujours de la même manière. » Jean monta sur les échasses. Il fit le tour de la scène. Autour d'Amanda, il dit le texte. Elle ne trouva pas utile de lui donner la réplique. La scène suivante, il faut l'imaginer sans le texte de Mirna. Seul Bortek parle, avec les silences. Les silences d'Amanda nue. Ce qui plaira. Elle est ronde, blanche et inexpressive. Jean recommence. Elle ne dit toujours rien. Mike s'est détourné, amer.

 

— Mike ! (oui) Mike Bradley ? (oui) Le poète ? (Oui, moi) Bradley, c'est le nom de votre épouse, non ? (J'aime bien mon épouse. Tout s'explique) Pourquoi un nom d'usage ? (Pourquoi existe-t-on au lieu qu'il ferait bon vivre ?) Je ne plaisante pas. Je veux dire que j'aime la plaisanterie mais je ne crois pas que les circonstances (les circonstances ? Vous voulez parler de la mort de Jean ? Je ne dirai pas grand-chose que vous sachiez déjà. Les répétitions...) parlons-en, de ces répétitions (Sweeney en est témoin. Cela ne suffit-il pas ? Allez-vous interroger ma femme ?) Amanda ?

— J'aime bien qu'on m'appelle Amanda. J'ai tellement honte d'avoir été la maîtresse de Bortek. Quelle absurdité ! On oubliera.

— Hightower est un sale type (disait Mike). Il n'explique rien. Il veut avoir raison. Il ne sait rien. Les sales types ne savent jamais rien. Ils veulent avoir raison, c'est tout. (je suis venu pour jeter un peu de lumière sur la mort de Jean, c'est tout) C'est tout ? Hightower a une autre idée dans la tête. Il ne vous dira jamais rien. Vous n'êtes qu'un... (Un quoi ? Dites-le !) Je continue de croire que la mort de Jean n'explique rien. Cette fenêtre qui a claqué toute la nuit ! Et je ne me suis pas levé pour la fermer. Personne ne s'est levé. Une fenêtre qui claque. Et Jean mort sur les dalles. Rien de plus. On voudrait tout expliquer. Contentez-vous d'une description, mon vieux. C'est ce qui peut vous arriver de mieux.

— Cesse, Mike, veux-tu ? (dit Amanda.)

— Mais je ne veux rien. On ne jouera pas Bortek ce soir. Sais-tu que Gisèle est arrivée ? Cours donc l'embrasser. (Pourquoi ?) Parce que je ne répondrai plus à aucune question, mon vieux. (Je pourrais vous obliger à le dire) Mais dire quoi ? Je vous ai parlé de la fenêtre. Elle a claqué toute la nuit. Je ne me suis pas levé. Personne ne s'est levé. (Qui a découvert le corps ? Sweeney ?) Sweeney se lève toujours de bon matin.

— Gisèle est désespérée (dit Amanda qui revenait).

— Qui est Giselle ? (demandai-je)

— Hightower est un sacré bon à rien. Pourquoi n'est-il pas venu lui-même ? (J'ai toujours trouvé étrange l'usage d'un nom d'emprunt. D'ailleurs vous ne l'expliquez pas.) Vous avez longuement parlé avec Sweeney. Il vous a dit comment il a découvert le corps.

— Il en a parlé à Gisèle (dit Amanda). Elle voulait savoir.

— Sweeney, c'est ce dingue qui parle aux poissons rouges ? (Lui-même.) Il ne m'a rien dit. Il vous en a parlé ? (Il vous a aussi parlé des répétitions ? Pauvre texte ! Mais enfin, c'était son idée.

— Mon idée ! disait-il pendant que Sweeney sciait les échasses à la bonne longueur (Vous voulez parler du même Sweeney, celui qui parle avec les) Combien de temps lui a-t-il fallu pour calculer cette longueur qui dépendait de (Un drôle de type costaud qui m'a adressé un sourire à l'entrée de) Dites donc, Jean (que j'lui ai dit) ça va prendre combien de temps ce (on a tout de suite sympathisé lui et) Sweeney ? Un brave type. C'est lui qui (Qui a fermé la fenêtre ? Elle était fermée quand) Elle était ouverte quand (qui a téléphoné ?) C'est le cri de Sweeney qui (Un cri de bon matin, ça doit secouer, non ?) Un cri de guerre. Je me souviens, non... Sweeney n'a pas fait la guerre (N'essayez pas de me prendre au piège de l'érudition) dis-je (je ne me suis pas levée tout de suite) dit Amanda (Vous le saviez un peu, non ?

— Je savais que Jean...

— Il en avait parlé. C'est ce que tu veux dire ?

— Il en avait parlé à qui) dis-je à Amanda (À vous ou à lui ?) Demandez-le à Sweeney ! (dit Mike en vidant son verre : ce matin il buvait du brandy : non, il n'avait pas bu avant de

— Gisèle...) commença Amanda. Mais Mike dit : (On partira demain matin. Il faut s'éloigner de ce) Hightower voudra en savoir plus. Je suis sa première victime, ne l'oubliez pas.

— Hightower est la pire des crapules que je) mais Mike ne finit pas sa phrase. Je dis : (Sinon, qui l'aurait poussé ?

— Vous voulez dire : assassiné ?

— Foutaises ! Hightower n'en fera pas d'autres. C'est un charlatan.

— Mike, calme-toi !) dit encore Amanda pour m'amener au niveau de sa conversation (Vous avez parlé avec Sweeney qui, malgré tout, est le meilleur des hommes

— Malgré ce qui arrive à sa boussole ?

— Sweeney ne vous a pas raconté des histoires comme vous en aurait raconté...) Ça ne vous regarde pas ! dit Mike.

Il mettait fin à la conversation. Dans ces conditions, je ne voyais plus aucun inconvénient à commencer l'interrogatoire.

— À minuit, dit Mike (il pouvait mentir si ça lui chantait mais je l'écoutais, j'écoutais sa nuit, celle de Jean devenait purement imaginaire, il savait ce qu'il disait.

— Je connais bien Mike. Il ne trompera jamais personne.

— Vous connaissez Amanda ?

— Sweeney les déshabille toutes. Pourquoi pas Amanda ?

— J'ai vu le portrait de Sweeney peint par Giselle. Ce corps de géant n'y entre pas tout entier. À côté, presque par terre si je me souviens bien, il y avait le portrait nu de Lorenzo. Cette verge peinte m'a déroutée, un peu.

— Qui est donc Lorenzo ? (encore une question : pourquoi Bortek ? Pourquoi pas) Dites-le !)

Il y avait du monde dans le patio. Il y avait tout le monde. Sweeney m'a encore adressé son sourire de marionnette. J'ai traversé la foule sans les écouter. Que voulaient-ils savoir ? Mais personne n'avait osé franchir le cordon de sécurité. Hightower ne viendrait pas. Peut-être que Mike avait raison. Dans les poèmes qu'il écrivait pour certains et malgré les autres, il n'y avait pas de policier, pas même le début d'une enquête. Comment pouvait-il se permettre de juger aussi mal un des meilleurs policiers du comté ? Si je lui posais la question, de quoi me parlerait-il ? Qu'est-ce que je saurais que je que je quoi ? que je pourquoi ? comment ? La pelouse avait presque la forme du nain qui y était entré de vingt bons centimètres. Personne n'avait touché aux objets éparpillés par le choc. Je savais que ça arrivait toujours comme ça. Ces objets envoyés en l'air et retombés au hasard dans l'herbe fraîche d'un petit matin de juillet. Il avait plu la veille. Oui.

 

— Ainsi est né Bortek. D'une idée. Une simple idée et voilà tout le malheur du monde. Une nuit de février, je crois. Pourquoi y croire ? Aimez-vous le théâtre ?

— Je m'y divertis quelquefois. Non, je ne sais pas. Les livres...

— Il ne s'agit pas de cela. Mon frère avait du talent. Il a toujours eu du talent. Les Toulouse...

— Parlons de ces répétitions. Par la fenêtre...

— Non, cette fenêtre, je l'avais fermée. À cause de la pluie. C'est la fenêtre de la pluie, vous savez ? J'ai ouvert cette porte. Les rideaux...

— Vous ne les entendiez pas ? Monsieur Bradley...

— Bradley ? Ah ! le poète... oui ?

— Il vous a vu à la fenêtre.

— Elle était donc ouverte. Il fallait qu'elle fût ouverte pour qu'il me vît comme il vous l'a dit. Ou bien sa mémoire est obscure. Je ne suis pas mauvaise langue si je dis...

— Vous voulez dire qu'il se trompe de fenêtre ?

— Mike ! Mike ! Mike ! Toujours le centre et le pivot. Il y a...

— J'essaie d'y voir clair. Pourquoi... ?

— Oui, pourquoi ? Jean est mort. Voilà ce qui s'arrête. (entre Gisèle de Vermort ; les doigts tachés d'un orange phosphorescent ; elle dit qu'elle ne sait plus ; j'ai envie de dire :) je voudrais bien savoir moi ce que vous ne savez plus (mais je dis :) je dérange toujours...

— Oh ! non, vous ne dérangez personne, dit Gisèle (sans doute un peu amusée par l'extinction de mon cigare négligemment posé sur le bord du cendrier). C'est tout juste (avec le talent que vous avez et que personne ici ne vous connaissait) si vous arrivez à déranger l'ordre des choses. L'enterrement aura lieu demain. Le prêtre...

— Nous sommes croyants... commence Fabrice.

— Ce qui ne voudrait rien dire si nous ne croyions pas, fait Gisèle derrière le jet de vin (le verre s'approche ; bagues d'or et d'argent ; musc, simplement). Buvez...

— Il va pleuvoir, dit Fabrice (ce matin, il avait eu froid en mettant le nez à la fenêtre ; il se souvenait de l'Algérie, de ses combats ; mais personne à qui en parler ; une terreur pointue).

— Ce sera triste, fait Gisèle. Oui : triste. Je n'ai pas encore pleuré. Mon fils attend ces larmes, vous ne croyez pas ?

— Jean (mon frère), dit Fabrice, et Giselle (mon épouse)...

— Je comprends, dit Frank Chercos.

Vous comprenez ? Bon. Vous comprenez que. C'est bien. Je veux dire qu'on avance. Voir, c'est mieux. On voit toujours s'il y a quelque chose à voir. Je l'ai vu ce matin. J'ai vu la douleur pointue. C'est sa douleur du matin. Il parle tout seul. Je le regarde. Il ne parle pas avec Gisèle, elle n'est pas là. Il ne parle pas non plus avec Cecilia, elle n'existe pas. J'avance. La terre est mouillée. Je n'aime pas cette surface. Je crains cette instabilité. J'arrive derrière, où est le puits et les deux statues renversées en attendant. Je les vois d'abord, le nez dans l'herbe et leurs jolis culs en l'air. Tous les bras sont cassés. Autour du puits, les bras. Je m'assois sur la margelle. Je ne peux pas fumer comme vous. J'ai fumé de l'eucalyptus mais c'est pareil. Fabrice m'a offert une pipe, un jour. J'ai fumé mais c'est pareil. Rien ne change vraiment. Le puits fait des petits bruits. Ce n'est pas important. Les bras blancs ont l'air de quatre lettres de l'alphabet. Vous connaissez cet alphabet réduit à quatre lettres. Et deux petits culs jolis en l'air de rien. Plus loin, Jean. Couché sur le ventre. Comme une troisième statue. Un bras sous le ventre, l'autre à l'équerre de la terre. Habit noir. Ce n'est pas Jean. C'est un mort. Je le vois. Jean = mort. Rictus. Sang noir. Premiers insectes avant-coureurs de l'éternité. Je crie. Qui s'étonnera que je crie à cette heure matinale ? Personne ne veut m'entendre crier. On ne sortira pas de cette cohérence. Plus rien.

— Plus rien à dire ?

— À faire ? À dire ? À ajouter ? Vous voulez dire que je...

— Ne dites plus rien si je me trompe, c'est tout. (On voit Sweeney dans l'effort de se souvenir du moindre détail. J'ai pensé à cette scène hier en allant acheter les crevettes. L'odeur de la marée, je ne sais pas, le sel, toutes ces coulures, sang et eau. Je revenais avec le panier de crevettes. Le feu était allumé. Hightower dit : ce dingue sait tout. Trouvez la clé de son langage. Faites-le parler et enregistrez. Les analystes...

— Je lui parlerai des vieilles pierres. Il aime ces restes de l'histoire. Elle provoque toujours son imagination. (l'histoire ? l'imagination ? allons donc ! contentez-vous d'enregistrer son délire. C'est tout ce qu'on attend de vous !) Ils attendaient. Voilà donc ce qu'ils étaient. Mais je surveillais le témoin lumineux. Et Sweeney (qui ne s'était pas rasé ce matin) forçait le sens de sa mémoire. Il avait l'air heureux. Je pouvais me demander pourquoi. Il parlerait.

— Combien de temps cela a-t-il duré ? dit Hightower. Trop de temps. Vous vous foutez de nous !

— Rendez-vous utile, patron. Égouttez ces crevettes ! (Égoutter des crevettes. Voilà à quoi ils veulent me réduire le dimanche. Mais vous ne vous en tirerez pas aussi facilement, Chercos. Je veux une réponse. Demain. Ce sont des criminels. Inventez le début de leur histoire : l'assassinat de Jean.

— Une fois égouttées, séchez-les dans ce linge.

— O blancheur ! s'écrie Hightower. Ce linge ! Ces crevettes ! Ce feu ! Et cet appétit qui ne vous rend pas heureux, Frank !)

— Égouttez-les, vous dis-je ! Sinon...

— Parlez-lui des vieilles pierres. Un peu d'histoire...

— Son imagination...

— Il vous a parlé. Voilà ce qui compte.) On voyait Sweeney dans cet effort. Les yeux fermés, serrant les dents, avec un peu de sueur sur le front. Ses mains tranquilles cependant. Il dit : comment tout ce passé... ? Que voulez-vous dire ? lui demandai-je parce qu'il était sorti de cet effort et qu'il n'achevait pas cette question.

— En rêve je traversais la forêt (dit Sweeney) et il y avait des couples dans les arbres, nus et baisant, et je ne pouvais rien faire.

— Vous vouliez les empêcher de... ?

— Non. Je n'avais pas cette idée.

— Il n'y avait pas une seule femme seule. Pas un arbre...

— J'avançais trop vite. C'était un chemin, vous comprenez. Je n'avais pas le temps. Ils baisaient, tout nus dans les branches des arbres et je passais sans savoir où j'avais d'abord eu l'intention d'aller. Je me suis réveillé dans cet effort : me souvenir de l'endroit où je voulais aller.

— L'endroit était au bout de ce chemin ?

— Oui. Mais je me suis réveillé. Je me réveille toujours avant la fin de la nuit. Ce n'est pas une habitude. Je sors tout de suite. Il n'y a rien à faire. J'avance. Je m'assois. J'attends. Je vous l'ai dit : je ne fume pas. Je ne sais pas. Il ne se passe rien. Pourquoi fumer ? Ce rêve, je ne l'avais jamais... cet endroit, je me posais la question. Je ne voyais plus les corps nus, le désir, rien. J'avais cette idée et je traversais le silence. Cette humidité me rend fou. C'est comme ça que ça commence. Tous les jours. Je ne compte pas. Vous avez déjà compté ? Je n'ose pas y penser.

— Ensuite le jour se lève et vous voyez les statues, les bras, les jolis petits culs, le mort qui est peut-être Jean, avec un peu d'imagination. Parlez-moi de Jean. Pourquoi Bortek ? (On voit encore Sweeney dans cet effort de cohérence. Jean = Bortek. Non = ait. Maintenant qu'il est mort, on peut parler de tout.

— Je ne crois pas, dit Sweeney. Il y a des choses...

Et vous ne l'avez pas tarabiscoté juste à ce moment-là ! Mais nom de Dieu, Frank ! Où avez-vous la tête ? Il était à point.

— Retirez les crevettes du feu. Laissez-les juter dans ce plat de patates. Versez le jus de citron, là, maintenant !)

— La peur n'est rien, disait Fabrice. Il faut donner un sens même aux choses les plus insignifiantes. Le sens qu'on donne aux grandes idées n'est pas le bon chemin. Non, croyez-moi : il y a mieux à faire que de penser. (Quoi ?) Mais commencer à vivre, mon vieux ! Rien que ce commencement, puisque rien d'autre n'est possible. (C'est trop... non... pour moi...) Ah ! Ah ! Sweeney vous a parlé de ce rêve. Voulez-vous que je vous dise ce que c'était ?

— Je t'en prie, Fabrice. Monsieur Chercos a d'autres...

— Il veut savoir ce que c'était. Il n'y a aucun mal à...

— Mais si, mon amour, il y a du mal...

— Puisqu'il est déjà fait ! Laisse-moi lui parler !

 

— Jean avait supprimé les numéros musicaux. Il avait trouvé les échasses. Il ajoutait et il enlevait. Mike disait : c'est la faute à la mise en scène. Il ne disait rien de plus. Qui donc avait écrit la musique ? Je ne me posais pas la question. Il n'y avait plus de numéros musicaux. Seul Mike en parlait avec nostalgie. Il y avait la mise en scène et le temps qui pressait, reconnaissait-il. Il y avait la pluie, la menace de tempête et Jean ne voulait pas. Mike ne dit rien non plus. Il buvait. Bon, dit-il, on vous attend. Les échasses, c'était un peu ridicule. Je ne le dis pas. Mike parla pendant qu'ils jouaient. Il parlait à voix basse pour ne pas mélanger. J'écoutais. Me parlait-il ? J'étais descendu de là-haut à cause du vent. Mike avait ouvert le parasol et on s'était assis et je regardais les gouttes d'eau perler sur la toile. De temps en temps, il en tombait une mais jamais dans le verre de Mike qui le changeait d'emplacement pour que ça n'arrive pas parcourant toute la surface de la table réduite comme ça à une ligne sans fin que je suivais du regard la mémoire n'y retrouvant rien de ce que j'avais espéré pour lui. Il parlait des aventures de l'homme. C'était le titre d'un de ses livres fameux. Les aventures de l'homme. En fait, l'homme, c'était le surnom que lui avait donné son père par rapport à ses nombreuses filles qu'il appelait par leur nom comme tout le monde. Il pouvait y en avoir six maintenant mais il y en avait eu près de dix. Mike ne se souvenait pas. Elles avaient grandi sans lui. C'était sa première aventure, ce grandissement. Il y en avait d'autres. Il en racontait quelques-unes dans son livre. Il ne racontait pas tout. Il essayait, par un effort presque quotidien, de tout raconter et il me parla du temps. Moi j'avais des souvenirs. Je les connaissais. Le reste était oublié. Il vaut mieux. Je n'explique rien. Mike expliquait. La pluie tombait doucement. J'écoutais. Au fond, la voix de Jean devenu Bortek pour la circonstance, monté sur les échasses qui symbolisent le passage du passé au futur. Mike rit. Il ne savait plus bien ce qu'il avait voulu dire. Il avait écrit d'autres comédies. Jean avait choisi Bortek sans donner la moindre explication. On pouvait espérer deviner. Jean refusait toujours. Mike avait cédé. Il avait dit : pourquoi pas Bortek ? Pourquoi pas la fable là où j'attendais un essai sur la réalité. Jean répondit : oui, Mike, dites-nous pourquoi ? Je crois que Mike lui a répondu. Il lui a dit ce qu'il pensait de lui (Jean) et de Bortek (lui). Le vent secouait les gouttes d'eau à la surface de la table. Le verre voyageait encore. Le regard d'Amanda s'interposa de la manière suivante :

— Dites donc, Sweeney, vous ne buvez pas ? Vous ne buvez jamais ? Vous ne boirez donc pas ? Laissez-vous tenter, mon vieux.

— Il faut que je remonte là-haut. À cause de Jean qui veut...

— Oh ! Oh ! Si Jean veut, Sweeney ne veut pas.

Je pouvais rien. Le regard d'Amanda commençait.

— Soyez prudent, dit Mike. Jean ne voudra pas... enfin : tâchez de vous montrer à la hauteur et le regard d'Amanda continuait.

— Il vaut peut-être mieux que je le lise.

— Lisez, lisez. Je raconterai plus tard, Sweeney. J'ai le temps, tout le temps. Je vous l'ai dit. Ce n'est pas le temps le regard d'Amanda ne s'approchait pas. Ce n'est pas ce que je veux dire. Il arrivait comme le temps. Le temps ? Que dis-je : l'éternité ?

Je montai. Il ne pleuvait plus. Jean lisait la scène et ciselait les didascalies. Kateb écoutait sans rien dire. Amanda devenait le regard que j'avais deviné. Elle ne s'approchait pas. Mike ne savait rien. Le verre voyageait encore, brisant les gouttes d'eau, supprimant la capillarité, autour de la bouteille couverte de gouttes d'eau. Il ne l'avait pas touchée depuis. Il hésitait. Il m'avait parlé pour penser à autre chose. Maintenant il y pensait. Cette douleur. Elle aussi y pensait. Je redescendis. Je fis le tour des tréteaux. Je n'aime pas cette terre molle et humide, l'herbe couchée et les rigoles inévitables. J'arrivais. Elle dit : vous m'empêchez d'écouter Jean qui leur précisait sinon le sens de la pièce du moins celui du jeu à jouer en chair et en os. Non, ce n'est pas ça, murmurai-je presque dans son oreille. Cette douleur.

— Quelle douleur ? fit-elle. Jean, dites à ce... mais Jean ne voulait peut-être pas interrompre le fil de sa pensée. Il décrivait le décor, le décrivant et recommençant la description jusqu'à ce que les personnages y entrent naturellement. Kateb avait l'air d'une statue. Amanda continuait. Alors je me suis glissé derrière le rideau et j'ai vu Mike qui caressait enfin le corps de la bouteille. Je venais de m'en apercevoir. Je dis : elle vous regarde.

— Ce regard, mon vieux, c'est tout ce que je lui dois.

Je l'avais agacée. Il rit. Sa main brisait des gouttes d'eau. Maintenant on les entendait frapper la toile du parasol. Elles se rassemblaient dessus. Il y avait cette verticalité, soudain. Je ne savais plus quoi dire. Mike parlait à ma place. Il aimait bien ma conversation. Il aimait cette attente. Je ne comprenais pas alors.

— Vous lui avez parlé ? dit Mike.

— Je le lui ai dit. Je l'ai agacée. Jean n'a rien dit.

— À cause de sa manière d'approcher les idées, je sais.

— J'aurais mieux fait de ne rien dire, c'est tout.

— Vous lui avez dit ce qu'elle sait déjà depuis longtemps.

— (Je m'étonnai :) Longtemps ? Pourquoi alors... ?

— N'insistez pas. Elle ne comprendrait plus. Je la connais. En plus, elle ne vous aimerait pas. Mettez-vous à ma place, un peu.

Il remplit le verre. La bouteille est presque vide. Il commente pendant trois bonnes minutes cet évènement quotidien, plusieurs fois quotidien, corrige-t-il : mais seulement quand il s'agit de vin.

— Vous aimez le vin ?

— J'en ai bu. Oui.

Jean achevait lentement la lecture, encombrant les répliques de longues et touffues didascalies que Kateb tentait de déchiffrer. Encore une page, la dernière, qui pouvait durer des heures cependant, et ils commenceraient la répétition de la scène suivante, qui est me confia Mike, presque autobiographique. Amanda allait y jouer son propre rôle. Il aimait ce rôle. Cette scène était une de ses meilleures réussites. En fait, il n'y en avait pas d'autres. Je ne comprenais pas. Mais je comprenais pourquoi. Mike me flatta l'épaule et dit : un peu de vin à vos heures, non, Sweeney ?

 

Elle regardait toujours. Je lui avais parlé de cette douleur mais en quels termes ? Je ne m'en souviens pas. Jean n'avait pas interrompu le fil de son idée. Kateb suivait très bien cette idée. Il semblait qu'Amanda pouvait s'en passer. Elle dit : allez-vous-en ! Plus tard (ils se reposaient) j'ai dit : je ne comprends pas la différence entre le mal et la douleur. Mike a levé son verre : Sweeney, je t'en prie, n'en parle pas ! Et elle avait ce regard, non pas toujours plus proche, un regard de miroir ne le remplace pas, je ne sais pas, cette douleur, ce masque, cette attente... Et puis ils ont recommencé. Ils étaient plus attentifs maintenant. J'installai le feu derrière le rempart de toile. On attendait. Jean cherchait le rythme. Ils étaient vraiment entrés dans la pièce. Maintenant on pouvait les voir. Ils existaient. Mike dit : ce n'est plus autobiographique et Amanda dit que toute façon ça n'avait plus aucune espèce d'importance. Qu'est-ce qui avait eu de l'importance ? me demandai-je. Il ne pleuvait plus. Le ciel s'éclaircit un peu. Mike courut vers la lumière, là-bas, à l'autre bout du patio. Il gesticula dans cette matière mais la terre je ne pouvais pas y aller on dirait non c'est justement ce qu'on ne dit pas ce silence est d'or seulement celui-là. Il revenait quand Jean a commencé la lecture de la nouvelle scène. Il revenait lentement. Derrière lui, la lumière avait disparu. Elle l'avait abandonné, dit-il. Je regardais l'emplacement qu'elle avait éclairé la boue l'herbe couchée cette eau mêlée non il pouvait revenir sans en parler. S'il se remettait à pleuvoir, cette fois on irait s'asseoir sous le porche. Nous installâmes les chaises au pied du théâtre. Amanda était assise côté jardin, par terre assise et pensive, n'écoutant pas la voix de Jean qui revenait dans le fil de son idée maîtresse et Kateb le savait, côté cœur. Mike avait l'air dégrisé. Je trempai ma langue dans le verre et il sourit. Mais maintenant il écoutait comme Kateb et j'imitai Amanda sauf que ma nudité n'est pas visible dans ces moments d'intimité mémorielle. Elle regardait toujours. Mike respectait ce silence. Il finit le verre. Il secoua la bouteille. Il revint à ce silence. Il n'attendait rien. Elle le regardait. Jean a cessé de parler. Kateb s'est levé pour lui dire : vous avez raison. C'est le style. Et Jean a paru satisfait de cette remarque qu'Amanda n'entendit pas.

— Ne lui parlez plus de cette douleur, dit soudain Mike que je n'attendais plus à ce niveau de la conversation.

Il souriait. Ce n'était pas ma douleur. Si j'en parlais à quelqu'un, ce pouvait être n'importe qui. C'était parler pour parler. C'est que je me réveille tous les jours et je ne retrouve le sommeil qu'au prix de cette tromperie, vous comprenez ? Ce n'est que de l'attente. Rien que cette attente de ne plus avoir à se réveiller. C'est tout. Bien sûr, je lui ai parlé d'autre chose. En attendant. Que vous en parliez vous-même. Il souriait en entendant cela. Et elle le regardait, n'écoutant plus depuis longtemps les conseils de Jean et ne prêtant aucune attention au « professionnalisme » de Kateb. C'est vrai, dit Mike. Il était d'accord avec moi. Enfin !

 

Ils ne déjeunèrent pas avec nous. Sweeney dit : ils ont décidé de ne pas déjeuner. Mike apprécia la différence. Il était déjà très ivre. Amanda rougissait à chacun de ses commentaires. (Si vous essayez de faire parler les morts, je vous préviens que ce ne sera pas dans le goût de Hightower qui s'en prend facilement à ce qu'il appelle des charlataneries d'un autre temps) mais puisque vous n'existez pas vous-même, dit Agnès (Pauline) contentez-vous d'écouter le son de ma voix à défaut d'en deviner le sens. Je suis comme les anciennes : je n'explique pas : je devine. (Je vous aime bien dans ce rôle. Jouez-le pour moi, disait-il non il disait :) nous avons mangé presque religieusement un gigot de mouton au verjus et je me souviens très bien de l'attitude belliqueuse de Kateb qui cherchait (et qui trouvait) les mots de la contradiction (assistiez-vous à ce repas vous-même ?) Non, pas vraiment. Je veux dire que j'y étais. À cause de Mike. Pour l'empêcher de tout dire à cette pauvre Amanda qui ne voulait rien savoir. Mais enfin, c'est la vie : je continue : (elle caresse le drap noir puis élève les mains au-dessus de cette profondeur où elle prétend retrouver la trace de Jean. Sweeney, elle l'a réduit au rang de simple observateur. Elle a cette patience, Agnès. Je (Frank) regarde obstinément son gros nez rouge. Elle a fermé les yeux et ses mains sont jointes en prière maintenant. Elle va parler :) écoutez : je n'entends pas grand-chose en matière de (mais taisez-vous ! Vous voulez donc que je tombe dans cet abîme ?) je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Si vous voulez (mais ce n'est pas moi qui veux ! Je vous prie de vous tenir tranquille.) Si je gêne (dit Sweeney dont le corps fait office de miroir) je ne comprends pas bien ce qu'on me demande et puis toutes ces choses me fichent une peur dont je crois que Jean n'aurait pas voulu si vous le permettez je vais me retirer vous préfèrerez toujours ce silence à ma (Mais non ! Sweeney ! sans vous) je ne crois pas que c'est (dit Frank : vous ne croyez pas, voilà le problème : regardez !) elle voit (dit Sweeney) et je me demandais pourquoi Mike était si nerveux... (continuez, Jean, ou vous) maintenant je n'ai plus le droit de juger. Mais surtout je n'ai pas le pouvoir de retirer ce que j'ai dit.

— À Amanda ? Vous en avez parlé avec elle ? Vous...

— C'est elle qui me l'a demandé (qu'est-ce qu'elle lui a demandé ?)

— Je vois que vous êtes entré tout entier dans le jeu de cette... (interruption sur la bande de Hightower qui n'a pas pu s'empêcher : il coupe le circuit d'alimentation : arrêt de la bande) Je vous préviens, Chercos, ma patience...

— (la bande sonore :) c'est elle qui me l'a demandé (notez l'index, Frank, notez-le : là !) nous n'avions pas encore commencé à manger. Mike et... Agnès parlaient : ils étaient accoudés côte à côte sur la balustrade à l'autre bout de la terrasse (c'est Jean qui parle ?) et elle me demandait si je savais quelque chose. Je lui dis qu'ils étaient souvent ensemble.

— Contez-moi tout, Jean. Je vous écoute. Nous avons le temps. Mais Sweeney amenait le gigot. Il le déposa cérémonieusement sur la table et il se mit à l'arroser sous le regard amusé d'Amanda qui ne s'étonnait pas que ça arrive encore une fois. Et ça arrive toujours de la même manière (je ne comprenais pas). Mais si ! cette manière de s'arrêter pour regarder ! vous venez de le dire ! Il s'était arrêté pour la regarder marcher. C'est exactement toujours le même jeu. Vous l'avez dit vous-même, Jean.

(des potins ! dit Hightower, des potins, rien de plus !)

— Les morts ne parlent pas, fit Sweeney.

— Chut ! faisait Jean et les mains d'Agnès touchaient le drap noir pour s'accorder à ce nouveau silence. Sweeney n'osa pas en dire plus. Jean disait : (à voix à peine audible maintenant : ne m'écoutez pas. Je ne sais pas si je dis la vérité. J'essayais simplement de croire. Sweeney proposait le verjus. Il avait entendu les propos d'Amanda au sujet de Mike et d'Agnès.

— N'en parlons plus, dit Agnès. Ce Monsieur...

— Ce pourrait être n'importe qui, fit Jean. N'importe qui !

— Il voudrait savoir non il s'imagine que je ne sais plus pourquoi commencer avec les morts on ne sait jamais) je vous en prie, Agnès, dites-lui que je ne saurais le convaincre...

— Dites-lui qu'il me parle, je peux l'entendre.

— Dites-lui que je le vois parfaitement.

— Dites-lui que je regrette de ne pouvoir en dire autant.

— Dites-lui (Sweeney suait à grosses gouttes. Il posa ses mains de géant dans le drap noir. Il ne voulait pas. Agnès ne dit rien. Elle éleva de nouveau les mains et dit :) qu'il arrête de parler de Mike et de ses amours ! Dites-le-lui ! Dites-le-lui !

Elle suait. Elle passa une main tremblante dans cette sueur, du cou jusque sur les seins. Sweeney dit : les morts ne parlent pas. On parle toujours à leur place. Surtout si on peut relire ce qu'ils ont écrit. Ce n'est pas juste.

— Bien, dit Agnès qui revenait au monde des vivants avec un sourire que Sweeney ne lui connaissait pas. Jean (par ma voix) a encore parlé de moi. Et après ?

— Il s'est bel et bien suicidé, dit Sweeney.

— On n'en sait pas plus, en effet, dis-je.

— Êtes-vous Frank Chercos ? Le frère de Mike ? C'est épouvantable si c'est vrai. Mike raconte...

— Je regrette de ne rien pouvoir faire pour vous orienter dans ce labyrinthe. Jean peut-il parler de son assassin s'il existe et s'il le connaît ? (foutaises ! fait Hightower. Il coupe et dit : cette dingue s'est foutue de vous, Frank. Donc, le secret, c'est ce jus de citron ?

— Vous ne voulez pas écouter la suite ?

— Je n'écouterai rien qui m'éloigne de l'assassinat de Jean de Vermort, neuvième du nom. Vous entendez, Frank : Rien ! Y a-t-il un autre secret ? J'aime les secrets culinaires. C'est ce qu'on a de mieux à partager en attendant de ne plus pouvoir les comprendre.

— Pauvre Frank ! fit quelqu'un. Je vous plains.

Suivons Frank. Le déjeuner terminé, sur le coup de deux heures de l'après-midi, Hightower ne s'attarde pas. Il dit pour la neuvième fois qu'il adore ces déjeuners de célibataire, ces faces à faces du goût et des secrets partagés : il dit qu'il n'a plus le temps d'en parler mais sans s'excuser vraiment : prétextant un rendez-vous par exemple : avec qui ? avec une femme ? ces crevettes au jus de citron et au poivre ont le pouvoir de

— Salut Frank ! et Frank enfile sa veste blanche, sort dans la rue où il s'arrête un moment pour allumer une cigarette et il se met à marcher en direction de Rock Drill. Il a déjà lu cela quelque part. Dans une revue spécialisée. C'était peut-être une nouvelle ou un digest. Il ne se souvenait pas. Mais il se souvenait parfaitement du petit matin, il entendait les pas du personnage résonner sur le pavé de la ville et soudain : il vit se dresser devant lui (devant le personnage qu'il était) l'architecture monumentale de l'hôpital qui pouvait aussi bien être Rock Drill que Saint-Patrick. Il se souvenait bien du banc public, de l'attente que le soleil se lève, de l'immobilité du garde à l'entrée de l'hôpital. Il avait lu tout cela. Et c'était presque conforme à la réalité. Sauf qu'il n'était pas journaliste, ce n'était pas le matin et il y avait un meurtre (selon Hightower) à la clé. Non : c'était une après-midi de juillet, chaude et claire ; il était le policier chargé de l'enquête (par Hightower qui en menait une bien plus ambitieuse dont celle-ci n'était qu'un des aspects) ; il marcha lentement tout au long de l'Allée des Peupliers au bout de laquelle s'élevait contre le ciel le monument aux morts d'une guerre injuste. Il ne regarda pas le soldat de pierre grise. Il bifurqua à angle droit. Maintenant l'Allée s'appelait : des Saules Pleureurs. Il suivit la bordure de fer, une infinité de demi-cercles, impeccable et hermétique. Les fleurs avaient des noms. Il ne s'arrêta pas. Au bout de l'Allée des Saules Pleureurs, il tourna encore à angle droit et cette fois il aperçut les toitures grises de Rock Drill, étincelantes à cette heure de la journée. Il avait lu cela dans une revue. Il s'en souvenait maintenant. Il ne s'arrêta pas sur un banc comme le personnage de la nouvelle ou du digest. Il traversa la place circulaire puis la chaussée sans diminuer sa marche. Il n'y avait pas de garde à l'entrée, comme dans la nouvelle ou le digest. Il y avait cet Arabe noir et or, son sourire aimable et son regard amoureux. L'Arabe ouvrait la grande porte à deux battants du hall d'entrée mais il n'empêchait personne d'entrer. Dans la nouvelle, le garde, fidèle et précis, avait ce pouvoir d'interdire l'entrée à quiconque n'était pas muni du laissez-passer conforme et véritable. L'Arabe laissa les battants se refermer doucement. Il attendit patiemment que Frank eût atteint le haut de l'escalier pour retourner à la grille qu'il n'avait pas ouverte mais seulement invitée à franchir avec une apparence d'amabilité qui troubla le raisonnement en cours dans le cerveau de Frank qui, une fois arrivé en haut de l'escalier, attendit prudemment de retrouver son souffle. Ce faisant, il essaya de se souvenir du sujet de la nouvelle. Agnès interrompit ces rêvasseries : vous voyez que vous revenez ! Il frémit.

 

— Je suis Amanda. Oui oui. Mais nous ne jouerons pas ce soir. Nous ne jouerons jamais. Mike est désespéré. Non non. Pas à cause de... non. Il aimait beaucoup Jean. Malgré les... enfin. Vous ne pouvez pas vous asseoir sur ce fauteuil. Mike y écrit. Il déteste qu'on s'y assoie. Vous me parliez de l'enterrement ? Je n'en sais rien. Demain oui. Je ne comprends pas les raisons de cette enquête. Oui oui. Un suicide c'est toujours un assassinat. Je sais. Mike en parlait tout à l'heure. C'est un suicidaire, vous comprenez ? Il s'interroge. Oh ! pas plus. Je ne le vois pas. Non. Enfin nous dormions. Faut-il le préciser. Oui rien que dormir. Nous n'avons entendu que les cris de Sweeney. Mais faut-il donner un sens au cri de Sweeney ? On n'en sortirait pas. De quoi ? Mais de cette... je ne sais pas... cette. Imaginez-vous. Non. Pas cette bouteille. Vous pensez... Mike et ses microbes. Non vraiment. Je me suis réveillée et je n'ai pas pensé un seul instant qu'il fallait. S'inquiéter ? De quoi ? Personne ne peut empêcher Sweeney de. Ça lui arrive, c'est tout. Mike avait bu plus que de raison. Oh ! ces répétitions ! Jean s'est montré... non. Il est mort. N'en parlons plus. Comme cette histoire d'échasses. Sweeney les a sciées, vous le savez ? Qui vous en a parlé ? Oui, oui, « Le Jugement Universel ». Un gros livre, oui. Il revient de temps en temps. Oui, dans la conversation. En rêve. Mike rêve de moi, dit-il. Je ne sais pas ce que je dois en penser. Voulez-vous bien me passer... merci. Les répétitions ? Ces idées ! Ce texte ! Ces... comment les appelez-vous ? ces sorties, ces entrées, ces jeux, vous savez ? Non. C'est une légende. Je n'écris pas. Je lis. Je donne mon avis. Mike a confiance en moi. Non pas en mon goût. En moi. Nous sommes mariés depuis si longtemps. Enfin... je suis mariée. Vous comprenez ? Non non. Ne touchez pas aux livres. Vous y mettriez du désordre. Je vous confie que Mike n'aimerait pas ça. Le Papini, oui. Là, sur la table, sur un coussin, par terre, dans le lit, sur le rebord de la fenêtre. Où l'avez-vous trouvé ? Oh ! Ça ne m'étonne pas. Un oubli. C'est son style, l'oubli. Oui oui. Sans doute l'Histoire. Peut-être autre chose, non ? Servez-vous. Ne vous gênez pas. Je peux vous en parler. Mais à quoi bon ? Il faut des idées pour jouer un texte. Je veux dire que les idées ne sont pas dans le texte. Les chercher ? Non. Les jouer. Oh ! non. C'est là. Au fond. Ça ne s'explique pas. Il n'y avait qu'Ali pour ne rien y comprendre. Jean a parlé de se passer de ses services. Il n'a fait qu'en parler. Mike doutait que ce fût une bonne idée. Mais pourquoi pas une bonne idée au moment de tout recommencer. Ali n'aimait pas Jean. C'est ce que vous vouliez savoir ? Je vous le dis. Je ne sais rien de plus. Des détails. Il faudrait... une foule de détails. Mais je n'accuse personne. Non. Personne. Fabrice ? Mystère. On ne parle pas des mystères sans risquer les mots de... servez... non... si si vous pouvez... cela oui... c'est possible.

 

— Amanda ? Je l'aime bien. Bon oui : Mike. Et après ? Vous voulez en penser quelque chose ? Ne vous gênez pas. Mais ne comptez pas sur moi pour... dites-le !

Frank (pendant ce temps) épluchait un bonbon à la crème de cassis. Il contempla l'image déployée sur son genou.

— Dites-le ! Mais ne vous moquez pas de moi.

Agnès (l'autre côté du dialogue en cours d'écriture) avait jeté sa robe de devineresse et enfilé une vague toile de soie mêlée de couleurs et de plis qui l'enchantèrent. Elle exhiba encore son regard double. Il devina (d'instinct) la situation exacte du miroir.

— Savoir, voilà ce qu'on sait vouloir. Vous-même...

Frank se sentit léger comme une plume.

— Je ne sais jamais par quel bout commencer. Hightower, lui...

— Qui est Hightower ? (on racontait qu'il aimait les lolitas)

Frank répandit la crème sur toute la surface du palais. Il utilisa le bout de sa langue. Il aima ce picotement. Sur la table, il y avait aussi un livre. Extrait d'un de ces rayons, pensa-t-il. Et il regarda les livres, leurs dos verticaux, les reflets de la lumière dans les lettres d'or. Elle avait ouvert cette boîte de bonbons en forme de livre (s'agissait-il de l'imitation d'un incunable de sa connaissance ?) et il avait choisi cette image d'une femme versant le contenu de sa cruche dans la chevelure d'une autre femme assise devant un miroir. Ensuite, il s'aperçut qu'il n'y avait pas d'autres images. Il n'avait plus choisi. Elle referma la boîte pour lui montrer le médaillon avec la même image.

— C'est tout, dit-elle. Et elle ouvrit la boîte de nouveau.

Agnès (c'était son nom, le nom de l'hôtesse) était aux anges.

— En vérité, dit-il, je ne suis pas venu pour parler de...

— Bien, dit-elle. Prenez un autre bonbon. Je vais vous servir une liqueur. Laissez-moi deviner.

Elle posa un doigt sur sa bouche et leva les yeux vers le plafond. Il en profita pour regarder encore l'image dépliée sur son genou. On voyait le profil de la femme à la cruche et le visage de la femme assise n'était visible que dans le miroir.

Agnès se leva pour aller chercher la liqueur.

Il pensa à son propre sommeil. Elle revint avec une bouteille pleine d'une liqueur bleue. L'étiquette était du même style. Frank bâilla discrètement. Elle sourit avec la même discrétion.

— Excusez-moi, dit-elle. L'or des verres s'est un peu...

Elle ne termina pas sa phrase, sans doute parce qu'il venait de prendre le verre du bout des doigts. Il contempla ce morceau de ciel (l'expression était d'elle bien sûr). Que pouvait-il dire pour la contenter ? Elle voyait cet effort. Et il pensa que s'il ne disait rien, elle tenterait de pénétrer plus profondément dans son esprit pour l'inviter encore une fois à la conversation.

— En vérité, commença-t-il et en même temps il se dit : je ne suis pas venu pour... il rougit. Elle attendait. Elle ne disait rien parce qu'elle attendait. Il dit (peut-être) : ce n'est qu'une question de travail, j'aime mon travail.

— Je comprends. (Agnès croqua enfin le bonbon. Il voulait deviner cet épanchement. Il songea plutôt aux crevettes que Hightower avait calcinées la veille. Il eut la tentation de lui en parler. Parler de crevettes ! Il s'amusait beaucoup. Elle continua, parce qu'il ne commentait pas, comme c'est l'usage, cet excès de compréhension à son égard :) j'aime le mien aussi.

— La divination est un... ?

— Le judiciaire est un... ?

— Ne vous moquez pas de moi.

Agnès avala cette purée de sucre et de salive. Il oubliait les parfums, les innombrables parfums du cassis et de l'alcool. Mais peu importait qu'il commençât à perdre la tête. Il continuait d'exister. Elle l'ennuyait. Elle aimait cet ennui.

— Avez-vous participé aux répétitions ? (enfin une question, songea-t-il, enfin une possibilité de réponse).

— Participé ? Non. Assisté ? Non plus. J'étais de passage. Vous comprenez ? Non ? Mike et moi, c'est au passage de...

Frank sentit la joie pénétrer son cerveau.

— Jean donnait-il des signes de...

— Des signes ? Non. D'autres signes, oui. Des signes d'impatience par exemple. Vous ne croyez pas que cette impatience...

— Je ne crois rien. J'essaie de comprendre. Hightower...

— Le Torquemada des crevettes ?

Ce bonheur était... comment dire ?

— Pourquoi ne pas me raconter un peu ? (oui oui oui la faire parler parler parler jusqu'à ce que)

— J'allais et je venais, dit-elle. D'abord je suis venue voir le corps d'Amanda. Simple curiosité. Vous ne me croyez pas ?

Maintenant il croyait à ce bonheur.

Agnès jouait au pendule. Il ne pourrait pas l'arrêter. Quelle est la définition du bonheur ? pensa-t-il sans le vouloir. Elle disait :

— Simple curiosité, croyez-moi. Ensuite je suis venue pour assister à cette imitation (à mon avis regrettable) de la réalité, humaine sans doute. Qu'est-ce qu'on peut espérer de l'interprétation ? Je n'ai même pas posé la question à Jean.

— Pourquoi pas à Mike qui est l'auteur de la pièce ?

— Au passage ? Non, c'eut été...

Maintenant elle pensait. Il voyait cet effort. Il dit : continuez.

— Je me suis assise près de Mike. C'est tout. J'aurais pu en effet lui poser la question. J'ai honte (un peu) de les voir ainsi se...

Frank espérait ceci : que ce bonheur inexplicable durât jusqu'à ce qu'il trouvât le sommeil, ce qui, avec un peu de chance (il ne lui parla pas de cette chance) pouvait avoir lieu sur le coup de deux heures du matin, ou trois s'il n'était pas seul à attendre ce moment inespéré. Agnès parlait de son corps.

Il revoyait la scène : elle versait l'eau fraîche et claire d'un torrent dans la chevelure indéchiffrable d'Amanda qui se regardait dans le miroir pour que ce fût son portrait même le sujet de l'image tout entière. Il croyait rêver.

 

— On ne fait pas parler les morts sans risquer une fragmentation incohérente du texte. Oui : j'aime les femmes. Et en ce moment je relis Papini pour des raisons très étrangères à vos raisons de vivre.

Silence. Un calcul ? Les écrivains et le temps. Frank mesura ce temps. Mike Bradley (mon frère ?) ne dirait plus rien sur le sujet. Il tournait les pages du Jugement. Ne cherchant aucun nom. Il prétendait en rester à des allusions. Il sourit enfin.

— Je suis fatigué, confia Frank (mon frère ?). Fatigué à cause de tout ce qui précède et désespéré à cause de ce qui va suivre.

— C'est un intermède, en quelque sorte ? Je n'y suis pour rien. Buvez-vous du vin ou préférez-vous un brûle-gueule dans ce genre ? (silences dévots) Cecilia ? oui, pourquoi pas Cecilia. Cecilia ? (disait-il dans le téléphone) oui, il veut vous connaître. Elle vous attend.

Maintenant il traversait cette architecture. Au début, il avait cru à une parfaite cohérence des lignes et des surfaces. C'était la première impression, à l'autre bout de la Promenade des Oiseaux, assis sur un banc de pierre encore tout humide de rosée. Bien, avait-il pensé : c'est cohérent : les lignes : les surfaces : la pénétration du ciel : l'assise terrestre : la perspective horizontale : la gravité : ou : cette cohérence n'a pas un défaut : en s'approchant, il ne vit d'ailleurs pas les défauts : pour la journée (du 22 juillet 1988) n'a-t-elle pas commencé avec cette cohérence horizontale entre la promenade des Oiseaux et les premières apparences de Rock Drill dont jusque-là il n'avait entendu que parler ? Il retrouvait les mots de ces conversations, suivant le couloir côté fenêtres, observant le défilé lent des portes fermées. Il allait à la rencontre de Cecilia quand Sweeney lui est tombé dessus :

— Je ne peux pas en croire mes yeux, s'exclame Sweeney. Vous êtes le type de la télé. Bon sang ! Je crois rêver. Je suis tombé en plein dans cette illusion quotidienne. Ça n'arrive qu'à moi. Vous pouvez me demander ce que vous voulez.

— S'il le dit, dit Fabrice derrière Sweeney, vous pouvez compter sur lui. Il n'y a rien comme la télé pour le remettre dans le droit chemin.

— J'ai vu ce que j'ai vu, dit Sweeney brusquement. Il faut me croire.

— Vous l'avez vu tomber de la fenêtre ?

Voilà Sweeney détruit une bonne fois pour toutes à cause de cette question abrupte. Fabrice ne dit rien mais il ne sait pas s'il n'est pas temps de faire quelque chose par rapport à Frank qui pourtant s'est pris de sympathie pour Sweeney : je suis le directeur de cet établissement, dit Fabrice en tendant la main. Passons dans mon bureau. J'ai quelques recommandations à vous faire. Vous comprenez : ce n'est pas un hôtel où l'on peut se balader librement à la recherche de la vérité. Sweeney vous montrera le chemin. Je vous rejoins. J'ai à faire du côté de la chapelle. À tout de suite.

— Vous êtes vraiment le type de la télé. Je n'en crois pas mes yeux. Si Jean n'est pas mort comme on le dit...

— Qui le dit ? Le directeur ?

— Mon frère ? Non. Il ne dit rien. Je suis le frère de Jean.

— Je suis désolé. Je ne savais pas. Je ne dirai plus rien.

— Attendez-vous à ne pas vous en sortir. Je sais de quoi je parle. Je ne parle jamais pour ne rien dire. Il vous clouera le bec, comme à tout le monde. Je parle de mon frère. Vous comprenez ?

— J'ai rendez-vous avec madame Cecilia Alamo. Vous voulez bien aller lui dire que je serai un peu en retard. Tout dépend du directeur. Je n'ai pas l'habitude de ce genre de... mais je me fais à tout. Je suis le type de la télé. Ce qui explique tout.

— Tout, dit Sweeney. Vraiment tout (il ouvrit la porte du bureau du directeur. Frank repéra le magnétophone derrière les livres. Le micro était posé sur le secrétaire. Négligence ? C'était exactement comme dans la nouvelle qui lui était revenue à la mémoire ce matin. Sauf que Sweeney avait l'air sympathique. Ainsi vous êtes le frère de... pensa Frank. Il s'assit dans le fauteuil poussé près de la fenêtre par Sweeney. Vous avez vu la chapelle ? demande Sweeney.

— Je n'ai encore rien vu, dit Frank. J'attends de savoir à quelle sauce on va me manger. Ça vous fait rire. Sweeney ? Moi c'est Frank. Non : pas Colombo : je regrette : je déçois toujours.

— Non, je ne l'ai pas vu tomber.

— Personne ne l'a vu tomber. Hier, il répétait le spectacle de ce soir. Entre-temps, il est mort. Hightower n'aime pas ça.

— Qui est Hightower ?

— Il n'aime pas qu'on s'en prenne au temps. Le temps, ça doit couler tranquillement dans le cours qui est le sien. Sinon, il y a un mort à la clé. Il faut expliquer la mort.

— Vrai ? dit Sweeney) Ce qui n'explique plus rien, non. J'entends ses pas dans le couloir. Il va vous parler. Il parle toujours avant de donner libre cours. Vous pouvez aller dans les limites. Il en parle simplement, vous verrez. Je le connais. Mais moi je ne suis pas libre. À cause de tout ce qui arrive aux autres. Vous pouvez me dire, vous, ce qui m'arrive ? Mais rien, mon vieux, me dit-on. Rien, Sweeney. C'est le temps qui passe. Les autres en profitent. Toi tu attends. Ce qui explique leur fragilité. Je regrette que vous ne soyez pas Colombo. Un moment j'ai cru qu'il y aurait une réponse. Mais le silence s'est installé pour toujours. Il n'y a pas moyen de le... ce qui explique mon éternité, mais ça : c'est une blague, rien qu'une blague.

 

Que vois-je ? Fabrice de Vermort assis dans le même fauteuil, exerçant la pointe d'un crayon sur la pulpe de son index droit, lisant entre les lignes de mon apparition verbale qui a commencé son existence de mensonge quand il est entré, Sweeney sortant en même temps, la porte doucement refermée comme un livre interrompu :il avait tiré les rideaux sur une lumière fragile qui ne pouvait pas être celle du mois de juillet : ce n'était pas une lumière d'été, dit-il : je comprenais sa tristesse. Il comprenait mieux que je ne fusse que le messager de Hightower. Soudain (tandis que le flux verbal tendait à sa fin) je me posai la question de savoir ce que je voyais : réellement. Si je me taisais, il parlerait à son tour. Il me proposerait de faire le tour de Rock Drill que je ne connaissais pas. Mais ce n'était pas le moment. L'air frais du matin traversait la soie des rideaux, cette lumière comme s'éparpillant autour de lui et ses mains sur l'écritoire, le crayon pointu, la clé. Il voyait (dit-il) que j'avais fait la connaissance de Sweeney. Il ne fallait rien penser de Sweeney, s'empressa-t-il de déclarer. Ma femme, dit-il, sera là tout à l'heure. Peut-être convient-il de l'attendre avant de procéder à toute espèce d'interrogatoire (il détestait qu'on l'interroge : sa manie de réfléchir avant de répondre : Sweeney ne mentait pas : il convenait de ne pas croire sa vérité : il convient : sur le plan des convenances : ne buvez pas ce vin : de bon matin : les idées de Sweeney : non non laissez-vous faire : une boisson chaude : tonifiante : boire debout près de la fenêtre : sentir cette vie : y entrer : attendre Giselle qui voudra tout dire : tout refaire : les convenances :) Ne croyez-vous pas ? Je vais vous faire visiter Rock Drill. Nous passerons par la chapelle. Vous aimerez ces moments de colère. Je ne vous connais pas mais je ne doute pas que vous ne soyez : jetez un coup d'œil par la fente du rideau : le sexe de mon univers : revenez parmi nous : descendons d'abord. (Dans votre livre, vous décrivez toute l'architecture. Personne ne lira ces pages. Mais vous les écrivez. Ne me demandez pas pourquoi il s'agit de les écrire. N'en parlons plus.) Que vois-je ? me disais-je tandis que nous descendions dans le patio espagnol. Voulez-vous voir le réfectoire ? Au plafond, les fresques : il n'y a personne à cette heure-ci : peut-être serez-vous intéressé par (nous attendons Giselle, n'est-ce pas ? Rien ne presse. Et puis, sans Giselle, je me sens... comment dirais-je ? (Je vous promets que ce ne sera qu'une succession de dialogues et de descriptions. Nada de narrativa. ¡Nada ! ¡Nada !) C'est ici que nous prendrons un café, dit Fabrice de Vermort. Sweeney réapparut en serviteur. Sa veste blanche m'intimida. Il passa un torchon sur la table, savamment, lentement, comme s'il attendait, mais Fabrice n'ouvrit pas la bouche pour lui dire ce qu'il pensait. (Quand vous parlerez avec moi, dit Sweeney, pourrai-je vous dire deux ou trois choses de mon enfance malheureuse ?

— Je ne crois pas que Monsieur Chercos ait envie d'en parler.

— Il n'y a rien que je ne désire autant que de tout savoir.

— Dans ce cas, Sweeney, tu parleras de ton enfance. Je suppose que c'est une mesure tactique, n'est-ce pas ?

— Je parlerai de Jean. Jean et moi. On lisait beaucoup.

— Oh ! Oh ! Je me souviens de ce théâtre de carton. Je n'y jouais pas cependant. J'ai toujours préféré les couloirs du château.

— Je n'ai pas connu le château.

— Tu ne t'en souviens plus, c'est tout.

— Je me souviens des premiers temps de Rock Drill.

— Ce ne sont peut-être pas des souvenirs, Sweeney. Nous en avons parlé mille fois. Tu ne renseigneras pas ce Monsieur.

— Je vous en prie, docteur : c'est ma part de métier.

— Oh ! je ne dis pas le contraire. Hightower (tel que je le connais) se réjouira d'entendre ces récits d'un autre temps. Vous lui en expliquerez l'origine. Il sera ravi.

— Enfin : si j'ai l'occasion de parler avec vous. On ne sait jamais.

— (sa veste blanche m'intimidait) Il faudra vous montrer clair et concis, vous comprenez ? Le temps.

— Je sais, dit Sweeney. J'y pense moi aussi. Rien n'a plus de sens à force d'y penser. Je sais : créateur ou créature. Je sais. Non : je vois. (Que vois-je ? avais-je pensé d'abord. Sweeney revenait à ce moment : j'essayais de me souvenir. Le fauteuil. Le crayon taillé en pointe. La pulpe de l'index.

— Ne parlons plus de Hightower, avait dit Fabrice en se levant.

— Je le verrai demain matin, comme tous les jours. À sept heures.

— Matinal, Hightower. Je le connais bien. Des années.

— Des années ? Seulement des années ?

— Oui, vous avez raison. Pas seulement ce temps passé. Pas seulement cette mémoire rapetissée par les sentiments. Autre chose.

— Son visage est-il encore visible ?

— Rien à voir, dit Fabrice faiblement. Mais si vous voulez...

— Je parlais de Jean. Je ne l'ai pas encore vu.

— Ah ? (fit Fabrice : c'était un moment de non-présent, sans qu'il sût très bien dans quoi il venait de pénétrer : le passé ou le futur ? Il allait répondre à la demande de Frank. Mais avant, il voulait résister à cette douleur. Cela prendrait du temps. Frank ne manquerait pas de s'interroger. Il ne tenterait rien. Il resterait assis sans rien dire et lui ne le verrait plus, la douleur menaçant encore de le détruire à jamais : futur, rien que futur : il n'y avait pas de passé : douleur future : en attendant : et rien pour soulager ce regard, cet éparpillement visuel (oui : rétinien) : il retenait le cri : le même cri : il n'y en avait pas d'autre : je souffre, pensa-t-il : je sais pourquoi : ce n'est pas une explication : cette complexité n'est pas géométrique : je ne sais plus :) Si vous voulez observer un Vermort en habit de mort. Je n'y vois pas d'inconvénient. Sous la houlette de saint François.

— Je ne peux pas le voir, dit Sweeney. Je suis entré mais je ne peux pas le voir. Ce n'est pas lui.

— Si vous l'avez connu, vous ne le reconnaîtrez pas : veut dire Sweeney.

— Ce n'est pas ce que j'ai dit ! Je ne le dirai plus.) Voir. C'est tout ce que je sais. Ouvrir les yeux et voir.

— Demandez-lui ce qu'il voit. La question vous brûle les lèvres.

— Il ne me l'a pas demandé. J'attends. En attendant, je vois. Mais il ne me demande rien. Il regarde. C'est différent.

— Ne l'écoutez pas. Allons nous recueillir enfin : vous ferez comme vous le commandent vos croyances. C'est toujours cette part de croyance qu'il m'importe de connaître. Je ne vois pas. Je ne regarde pas. Je veux.

— Vous l'avez fait fuir. Comme un oiseau. Je vous plains.

— Rien de tel dans votre famille ? C'est le sang.

— (La face était entièrement brisée. Les mains étrangement articulées. Je remarquai cette grosseur dans le cou.) Sortons.

— Et nous revoyons Sweeney. Il est debout au beau milieu d'un parterre de fleurs, les mains dans les poches, se mordant les lèvres en nous regardant de cet air stupide qui...

— Vous l'avez vu ? Je ne peux pas le voir. Ne le décrivez pas. Les mots...

— Les mots sont la pureté du sens. Voilà ce que je sais.

— Je croyais que vous vouliez.

— Je veux et je sais. Mieux vaudrait que tu cesses de trépigner ces fleurs que Kateb te reprochera encore.

— Il y a eu d'autres fleurs, Sweeney ?

— (un moment de silence puis :) des milliers, dit Sweeney. Mais je ne peux pas le voir. Ne m'en parlez pas.

— Prenons l'allée des myrtes. Un moment de silence puis : nous arriverons au bassin. Observez la statue.

(Recommence : tu vois. Bien. Suivons cette idée. Suivons la trace de l'idée dans l'écriture. Tu écris. Oui.

— Je ne sais pas si vous fumez... dans ce cas... par quoi commencer cette conversation que nous n'avons pas voulue ni vous ni moi ? Je vous avoue mon amertume. Perdre un frère dans ces conditions, c'est une question durement posée par ce qu'on sait déjà. Est-ce tout ce que vous voulez savoir ? Rien n'est plus facile que de parler. Êtes-vous d'accord si j'enregistre notre conversation. Au début, il n'y a que vous et moi. C'est toujours comme ça que ça commence. Vous ne le saviez pas ? Buvez-vous à cette heure de la journée ? Je vous remercie de m'accompagner. L'âge de Jean ? Hier il répétait ces horribles redites qu'il appelait : théâtre. La pièce n'est pas de lui, vous le savez. Vous en connaissez le titre ? Bien. On ne la jouera pas ce soir. Monsieur Bradley a proposé qu'on jette son corps à la fosse commune. Quelle idée : un Vermort à la fosse commune ! Un pur descendant de Cortina. Quelle idée ! Il n'a rien compris. Un homme entier, ce Bradley. Ni femme, ni enfant. Homme. Rien d'autre que cette surface. Vous connaissez la fosse commune de Rock Drill ? C'est Giselle qui en assure le... la... je ne sais plus si je dois dire : ... mais vous ne la connaissez pas. Elle arrive ce soir. Dit-elle. Oui, oui : c'est son fils. Famille ! Famille ! De quoi défriser ce bon Hightower qui s'imagine toujours que le monde tient dans un tiroir. L'autre tiroir contient ses économies. Que savez-vous de ses rêves ? Il n'en parle jamais. Je le connais. Il s'en prend même aux rêves des autres avec une patience qui étonne de la part d'un homme pressé d'en finir avec moi. Vous ne le saviez pas ? Je vous étonne ?) Voir. Frank fredonnait ce mot sur l'air des saints.

— Essayez de vous souvenir de ce qu'il a dit en entrant.

— Il a parlé de la lumière.

— Pour en dire quoi ? Faites un effort. C'est important.

— Je ne vois pas pourquoi c'est important. Vous vous foutez de moi.

— À quel moment faut-il verser le jus de citron ?

— Laissez-les d'abord juter un peu dans le plat.

— Vous ne me le direz pas ? Cette lumière, celle de la chapelle, les cierges noirs, le costume blanc, les vitraux comme des Baselitz, toutes ces odeurs contradictoires, rien, rien ne vous étonne. Continuez.

— Maintenant. Lentement. Pas tout à la fois ! Mesurez l'écoulement. Je sais, je sais. Ne les laissons pas refroidir.

— J'aime cette impatience. Quelle classe !

— Il y avait une pleureuse au pied du cercueil, agenouillée sur une planche noueuse, je voyais : son visage, ses mains sous le voile, son cou. C'est avec elle que Vermort s'est mis à parler de la lumière. Je me souviens maintenant.

— Qu'est-ce qu'il lui disait ?

— Elle a soulevé le voile et je l'ai reconnue. Ce qui explique que je n'ai prêté aucune attention à ce qu'il lui disait.

— Vous n'en ferez jamais d'autres. Continuez.

— Ces jeux de miroirs ne m'intéressent pas, dit Fabrice au cours de la conversation. Pauvre représentation que celle du miroir ! Enfin : Jean a toujours tenu à « faire » du théâtre. Et bien entendu il n'a rencontré personne, selon la loi du miroir. Pauvreté des miroirs, puisqu'il en faut deux. Non vraiment, vous ne me mettrez pas sur le chemin de la conversation. Ce que vous voulez savoir n'a rien à voir avec ce que je vous proposais tout à l'heure : attendre Giselle, qui viendra : je veux dire qu'elle arrivera. Allons sur la terrasse. Il n'y a personne à cette heure-ci. À dix heures, ils auront déserté les jardins. Ce sera l'heure d'en apprécier la géométrie. Non, je ne sais pas à quelle heure arrivera Giselle. Sans son amant du jour, c'est évident : un jour comme celui de la mort de Jean : elle lui donnera un sens, vous verrez. Vous connaissez Agnès ? Je ne vous présente pas. (Elle guérira) Vous voulez connaître Cecilia ? (Un cas plus difficile : le jeu des miroirs se complique un peu avec elle mais pas au point de n'y plus rien comprendre) Voici la terrasse. C'est par là que vous êtes arrivé ? Ah ? Je m'étonne toujours de le savoir. Vous connaissez Kateb ? Un ami de longue date. La présence nécessaire. Puis-je vous présenter Mike Bradley et son épouse Amanda ? Non ! Je suis heureux de constater qu'on peut se passer de moi quelquefois au niveau des présentations nécessaires et pas toujours agréables. Vous connaîtrez Lorenzo, à son heure. Il est dix heures ? Jetez un œil dans le jardin, non ! montez les marches du porche d'entrée. De là, par-dessus les lauriers, on voit bien s'ils sont toujours là à jacasser. Sinon, faites-les fuir. Avec votre voix de stentor. Savez-vous, mon cher, ce que c'est un stentor ? On n'emploie pas ce terme dans la police. Hightower et moi, nous aurions fait de bons amis. Vous savez : la fidélité ? Mais il s'est mis cette sacrée idée dans la tête. C'est votre idée aussi bien sûr. Je ne vous le reproche pas. Sweeney ! Sont-ils toujours là ? Sweeney ne le dira pas. Allons juger par nous-mêmes. Vous aimez les jardins. Mes ancêtres arabes : mais je vous ennuie. L'Arabie est si loin de l'Amérique. Ce sont des myrtes. D'Italie. Kateb les soigne avec amour, je crois. Vous allez donc faire le tour de toutes ces choses ? L'assemblage vous paraîtra quelque peu confus. Si, si : confus. Hightower (je ne sais pas si je vous ai dit que lui et moi ?) affectionne particulièrement ce terme. Encore une enquête. Ce ne sera pas la première de sa part. Pourquoi ne pas admettre la mort de Jean comme nous admettons celle de Nicolá Carvajal ? Vous aimez la poésie ? Elle me repose. Je n'aime pas les romans : à cause de la première et de la dernière page. Vous comprenez ? Ouvrons les livres au hasard ou seulement par nécessité. Cette allée conduit à la serre que Kateb s'est chargé de remettre en service. J'aime les fleurs. Pour la même raison. Tandis que les forêts ont un sens. Je vous préviens : votre prédécesseur (Comment s'appelait-il ? Hightower vous le dira) n'a pas réussi à démêler les fils de notre communauté. Nous les avons noués sans y penser, je veux dire : sans penser qu'un jour quelqu'un se mettrait dans la tête de chercher à les démêler. Précisons qu'en la matière Hightower ne prend pas de risque. C'est vous qui entrez et qui sortez. Comme dans le théâtre de Jean, que personne n'est venu détruire sans y penser ! Non. Je n'ai pas assisté aux répétitions parce que je tentais (c'est mon travail) de remettre Cecilia sur le chemin de la raison. Passons. Oui, ils ont répété depuis le... dois-je me souvenir de cette date ? Cecilia saura vous le dire. Si vous avez l'intention de lui en parler, méfiez-vous de ne pas dépasser les limites de sa patience. La charmille vous plaît, philosophe ? Elle m'enchante. C'est un passage heureux. Voici la serre dont je vous parlais tout à l'heure. Pas tout à fait dans l'état qu'on voudrait mais je vous assure que Kateb n'a pas ménagé ses efforts. Je ne sais pas si nous pourrons entrer. La clé : il y avait une clé sur son bureau. Ce n'était que cela.

 

— Me décrire ? Vous voulez me décrire ? Ainsi on décrit les gens dans les rapports de police ? Vous m'étonnez. N'êtes-vous pas plutôt en train d'écrire un roman ?

— Hightower n'aimerait pas ça.

— Je ne dis pas qu'il a tort.

— Ce sont des notes, simplement. Pour me faire une idée. Loin de moi le désir d'écrire un roman. Pas le temps non plus. Enfin : une chose explique l'autre. Vous n'avez pas assisté aux répétitions.

— Mon Dieu non ! Je m'attendais plutôt à un spectacle. Il n'aura pas lieu, vous le savez ? Difficile de remplacer Bortek. Vous connaissez le texte ? Vous voulez le faire figurer dans vos annexes, non ?

— Je devrais peut-être me rendre compte, c'est vrai.

Il reçoit le manuscrit de Bortek des mains de Cecilia et le soir, à la lueur d'une lampe de chevet, il le lit. Comme on vient de le lire. Voilà où nous en sommes quand, le lendemain, il revoit Cecilia assise devant un café sur une terrasse où elle est seule. Il regarde le pont métallique qui rejoint la terrasse, les gradins de pierre qui descendent dans le jardin et la rivière en bas, entre les saules, le chemin jaune et noir qu'il a emprunté quelquefois pour se distraire. Il est debout, presque immobile, à l'ombre d'un mûrier, le pied sur la marche d'un seuil qui donne sur une ombre impénétrable. Il regarde Cecilia et le souvenir de leur conversation lui revient, lentement, depuis le début et à la fin elle lui remet le manuscrit et il se voit traversant Rock Drill, Hamlet, East Point et le pont de la Lily. Il a lu toute la soirée, fenêtre ouverte malgré les moustiques, il s'est endormi après une longue réflexion qui a consisté à mettre en parallèle les témoignages et le texte. Il se souvient peu de la réflexion. Il l'a entrecoupée de souvenirs personnels. C'est toujours ce qui arrive quand on lit cet ennui véritable qu'est la littérature. Il voit Cecilia parce qu'elle existe. Il fait le tour par la promenade au-dessus de la terrasse. Il entend l'écoulement anarchique des eaux entre les saules. Le pont frémit. Il le traverse et elle lève la tête. Elle a l'air heureuse, en tout cas je ne la dérange pas. Radieuse. Il aime bien ce mot, rarement appliqué à la réalité, plus souvent à l'imaginaire, je n'y peux rien. Elle l'invite, désignant la chaise, disant : il faudra vous faire à son humidité. Cucul. Je m'assois. Cette fraîcheur ne l'inspire pas. Il croise les jambes croisées, le pli humide pend. Il réfléchit. Anneau. Cercle d'eau. Son phalle a un spasme. Elle lève le bras et le garçon arrive, disque de lumière et feu blanc sur un avant-bras qui tient aussi la clé. De l'autre, il salue, ouvrant la bouche dans le sens qu'il tente de parfaire, assis sur cette tiédeur maintenant, mais elle m'avait prévenu, elle n'y est pour rien. Le garçon (pendant ce temps) revient avec un vin et des olives. Elle rit à cause de la chemise, quand il s'en va. Ensuite elle demande avez-vous lu la pièce vous ai-je demandé si vous avez lu la pièce est-elle encore lisible après ce qui s'est passé dans la tête de Jean si vous ne l'avez pas lue mais vous l'avez lue je ne peux plus vous le demander si nous attendions pour en parler que le soleil vous voyez ces branchages au bout du chemin on vient de les couper je n'ai vu que le dos du jardinier vous boirez bien quelque chose garçon je vous invite garçon Monsieur rien ne vaut un café à cette heure comment trouvez-vous cet endroit je viens de le découvrir et il répond lu toute la soirée relu non j'ai réfléchi j'aime la littérature je m'y retrouve des souvenirs de vieilles idées oubliées vous savez des désirs petits et grands désirs et puis le temps ce n'est pas le temps autre chose s'en mêle je dis que c'est le temps parce que tout le monde le dit tout le monde a le même problème tout le monde en parle là entre les lignes elle dit vous voulez dire entre les répliques non je ne sais pas les mots par le burlesque redit ce n'est plus la même chose il manquait les corps je me demande si ce n'est pas le plus important ces corps d'acteurs elle dit oui c'est vrai je l'ai lu quelque part mais où pense-t-elle où mais dans ma jeunesse au moment où le corps où le corps où le corps elle dit encore vous avez raison c'est le corps des acteurs qui fait la différence il dit sans les didascalies c'est difficile elle dit il faudrait à ce moment recourir au cinéma mais bien sûr ce n'est pas possible c'est l'économie quoi qui garantit l'ordre littéraire elle rit et dit vous ne sentez pas cette fraîcheur mon Dieu c'est désagréable et deux minutes après ils ont en dix secondes traversé le petit pont et presque rejoint le seuil à partir duquel l'ombre ne compte plus. Résumons.

Ce matin, au réveil, il s'était senti (encore) de trop. Cette solitude particulière revenait tous les matins au réveil. Au début, il en avait aimé l'inévitable. Puis, par habitude, il s'était mis à la décrire, en pensée. Enfin, depuis peu, il prétendait la connaître et ne lui accordait plus qu'une reconnaissance amusée. Le texte s'interposa à ce moment. Oui, il avait pensé aux acteurs avant qu'elle ne lui en parlât. Ce matin, il n'y pensait plus. À cause de l'éblouissement rétinien provoqué par sa robe blanche. Jouer ? Non, il ne savait pas jouer. Il y penserait. Si Hightower lui en laissait le temps.

— Le temps ? Vous en parlez légèrement. Je n'en dis jamais rien quand on me pose la question. Où en êtes-vous de votre roman ?

— J'ai déjà bu un café. Je ne sais pas si j'ai bien fait de commander celui-ci. Je suis d'une nature plutôt nerveuse.

— Ce sont les mains qui vous trahissent. Mais le regard est beau. J'aime cette tranquillité esthétique.

— Par contre je ne saurais me passer de cet air du petit matin. C'est une véritable nécessité ! Je passais par hasard. Je n'ai pas l'habitude de cet endroit. Peut-être une fois y ai-je mis les pieds.

— Avec Hightower ? Avec une femme ? Jamais seul.

— Je ne sais plus. Ce matin, je me suis dirigé vers la rivière, sans y penser. Il n'y a rien à expliquer.

— Je viens ici tous les matins. C'est facile. Rock Drill est juste de l'autre côté de la rivière. Vous voyez ces toitures d'ardoises ? (il les voyait) Tout à l'heure, elles avaient l'air de miroirs. Quel effet dans les branches ! Si je pouvais voir vos yeux dans ce moment de pur bonheur ! Vous en a-t-on déjà parlé, de vos yeux ? (il regardait les plis de la robe, il commençait par cette surface imprévisible, puis le bras presque noir se posa sur la table et il observa les doigts)

— (en même temps, la tiédeur humide de la chaise s'installait dans son cucul) Aujourd'hui, je vais tenter de penser à tout ce que la journée d'hier (même temps même temps chaude queue et la robe blanche les bras noirs le cou noir les épaules noires elle exhale un parfum inconnu lui qui connaît tous les parfums) je ne vous ai pas entendu sur ce sujet (et cela continuait il voyait la bouche former les mots du témoignage cela n'avait aucun sens si on ne connaissait pas la pièce il fallait connaître Jean l'intimité de Jean la psychologie de Jean les amours de Jean Mais ce n'était pas dans le style de Hightower qui ne donnait un sens qu'aux faits relativement à son sens de l'équité Oui oui il avait fait beau toute la journée oui oui ils avaient déjeuné au restaurant il avait découvert le rôle du poivre dans cette brèche au désir oui oui oui il y avait bien eu ce long prélude que vous imaginez parce qu'il n'y a pas de lecture sans imagination et surtout sans ce désir Oui oui il était entré dans le lit et il avait caressé le corps et elle avait encore parlé d'un moment précis de sa jeunesse. Dans le lit il entra de nouveau, ayant caressé le corps à travers le drap et elle avait continué son récit. Hightower n'aimerait pas ça. Il l'apprendrait tôt ou tard. Il n'y avait rien d'autre à attendre de la part de Hightower. Il songea à une entrée en matière digne de Mike Bradley qui installait toujours les trente personnages de sa comédie dès la première minute. Y avait-il pensé ou bien l'avait-elle inspiré ? Elle dormait. Ils avaient traversé la journée, depuis le café du matin jusqu'à la bouteille du soir. Rien ne s'était passé. C'était comme s'ils s'étaient accoudés tous les deux sur le bastingage pour observer les mouettes dans la lumière circulaire. Rien d'autre n'avait eu lieu. Cet océan existait, rien de plus. Il s'assit sur le bord du lit pour lui parler sans la regarder. L'écoutait-elle ?

 

Elle riait. Elle savait jouer. Il ne lui donnait pas si bien la réplique mais peu importait son manque de talent. Il avait le génie du regard. Il ne comprenait pas bien le sens de cette relation. Hightower n'avait qu'à regarder ailleurs. Chacun son style. Elle riait, donc, à cette remarque et elle lui rappelait que ce matin, il n'avait pas fini son café. Il revit la terrasse sur fond de paupières. Elle regretta encore cette tentative de fuite. Il ouvrit les yeux. Plus tard, elle lui parla de ce qu'elle avait vécu pendant que Jean assurait la répétition de la pièce (le 21). Dois-je noter, enregistrer, oublier, classer, détruire... ? Hightower se taisait.

— Dimanche, dit-il tranquillement, nous irons pêcher en amont de la Lily. Je connais un endroit qui vous plaira. Vous pourrez même amener votre béguin du jour. Je n'y vois pas d'inconvénient. Vous essaierez mon nouveau Mitchell. Je tiens à vos commentaires. Où en êtes-vous côté Rock Drill ? Nulle part. C'est chaque fois pareil quand quelqu'un meurt à Rock Drill. Il n'y a jamais rien à en dire. Mais je suis patient. Patient et soigneux. Bien sûr je n'ai pas tout mon temps. Mais je vous fais confiance, Frank.

— « Mais je vous fais confiance, Frank ! »

— C'est mieux qu'une cabane, mon vieux. Vous pourrez faire tout ce qui vous passe par la tête dans les moments de plaisir. Sans que j'en sache rien. Je viendrai avec Katy. Vous connaissez Katy ?

— « Katy ! Katy ! Katy ! Qui ne la connaît pas, hein ? »

— J'ai besoin de ces dimanches, Frank. Sinon je ne sais plus quoi penser des autres.

— « Mais que pense-t-il des autres ? »

— Vous vous souvenez de Kate, Frank ? Il y a longtemps que j'en ai envie. C'est mon tour. Je ne veux pas rater ça.

— « Il ne les rate jamais. Un vrai tueur à gages. »

— On pourra louer une barque. J'en parlerai à Fred. Il ne dira pas non. Il connaît bien cet endroit. Peu de fond et beaucoup de végétation. La cabane est au-dessus. Vous verrez.

— « Tu ne verras rien, Frank. Fini le temps des miroirs, après celui des cerises. Fini et bien fini. Ça se complique, Frank. N'écoute pas ce fantôme d'une autre époque, le temps des miroirs, fini et bien fini. Il y a belle lurette que... »

— Je ne vous demande pas si vous viendrez seul ou accompagné, ça ne me regarde pas. Je dis simplement que cette solitude...

— « Connexion, c'est le temps des connexions. »

— Non, Frank, ce n'est pas la même solitude. Je m'assois sur la rive, sur un rocher, sur une souche, et je me mets à penser à tout dans le désordre. Vous verrez. La voix de Katy porte loin. Elle sait cuisiner. Elle aime ça. Je n'aurai pas le temps de...

— « Pas le temps ! pas le temps ! Bourgeois ! »

— On a le temps d'avancer, non, en attendant cette journée de rêve. Qu'est-ce que c'est ? Du théâtre ? Vous vous foutez de moi, Frank ? Je vous parle d'amitié et vous écrivez des sornettes !

— « Des sornettes ! Des sornettes ! Des sornettes ! »

— Je vous fais confiance, Frank. Je vous ai toujours fait confiance.

— « Dimanche au bord de l'eau. Cecilia toute nue, noire et blanche, sur un rocher entouré d'eau, où la ligne est plongée dans une attente fiévreuse. C'est le temps... »

— Je ne sais pas, Frank. Je n'aime pas l'aventure. Mais je me suis juré de détruire ce temple. Ne perdez pas de temps ! Ne le perdez pas avec moi. D'ici dimanche, on a le temps de...

— « Et ton temps, Frankie, ton temps, tes secondes et ton époque ? As-tu pensé à ce vertige ? Oh ! Oh ! »

— Je ne sais pas si je pourrai venir. Dimanche...

— Ne me dites pas que vous avez prévu quelque chose. Vous me voyez seul avec Kate ? Est-ce que vous me voyez, Frank ? Mais vous ne voyez rien si je vous le demande. Les autres...

— Une femme... dans ma vie... c'est merveilleux, non ?

— Non. Seul avec une femme. Rien à voir. Rien à montrer. Je n'aimerai pas cette attente, Frank. Ni vous ni moi...

— « Explique-lui le mirage, Frank. Explique la connexion. »

— Mais rien n'est sûr. Je ne sais pas ce qui peut arriver si...

— Vous ne savez pas ! Fred voudra savoir. Sans vous... Kate...

— « Brise le miroir, Frank. Brise-le. Autre temps... »

— Je la connais ? Vous me la présenterez. En une autre occasion. Je vois que vous êtes décidé à...

— Peut-être un rêve. Rien que cette impression d'avoir à...

— Dans ce cas, je n'insiste pas. Je ne sais pas si Kate...

Ne pas en parler. Limiter cette surface à un parcours certes librement choisi (nous choisissons ensemble) mais dans la mesure du possible (ne pas dépasser Abbey Road, par exemple, de ce côté, hein ?). Il revenait à Cecilia. Elle l'attendait. Ils se couchèrent. J'ai parlé avec Hightower. De toi.

— De quoi a-t-il parlé dans ces conditions ?

— De Katy. Dimanche, au bord de l'eau...

— Dimanche, nous irons rendre visite à Constance à Lily House. C'est ce que nous avons prévu.

— Demain... commença-t-il. Elle dormait. Il éteignit, puis la lumière s'installa de nouveau dans la transparence des rideaux. Il était couché sur le côté et il regardait le ciel lumineux et noir, profondément noir veux-je dire. Malcolm ! pourquoi éloigner le dictionnaire de ma main qui le trouve toujours où que tu le caches ? Tourne les pages et arrête-toi au mot : ciel. (les choses se passent à peu près de cette manière ; en attendant, je griffonne un petit diable noir et pointu à l'angle de la feuille) Bien. J'aime qu'on m'éclaire. Ciel noir ! profond ! lumineux ! Je crois rêver ! Mais je suis bel et bien en train d'écrire ! J'anticipe ! J'essaie de deviner ! J'imagine ! Je ne fais rien d'autre que de croire à ce que j'écris ! Entre les actes ! Oh ! Oui ! les Actes ! Ce n'est pas un vain mot. Retour au dictionnaire pour augmenter le sens à donner à cette vanité dont j'ai déjà entendu parler ! Mais où ? quand ? dois-je me demander pourquoi ? J'aimerais tant que ce soit vrai ! la chance ! Il faut aussi avoir de la chance. Pas n'importe quelle chance. Dictionnaire, redis-moi ce que je dois en penser ! Ne laisse pas que Malcolm t'éloigne de moi. Crac ! Crac ! C'est fini !

 

— Nous sommes allés chez Bernie pour fêter ça. Jean avait l'air satisfait, malgré les maladresses de Kateb qui avait du mal à se glisser dans la peau de plus d'un personnage. On a emprunté la voiture de Gisèle qui était en voyage. C'est Amanda qui conduisait. Jean s'était pelotonné dans un coin du siège arrière et Mike de l'autre côté essayait de ne rien oublier en se souvenant de ce qu'avait été cette journée assez inoubliable si on en croyait Kateb qui, assis comme un bonze à côté d'Amanda, écoutait ce flot de paroles avec un plaisir qu'il n'avait plus l'intention de cacher. Nous ne sommes pas arrivés chez Bernie. La voiture est sortie de la route bien avant Red Point. Je ne sais plus. Personne ne vous a donc parlé de cet accident ? C'est Amanda qui conduisait. La voiture de Gisèle est un gros tas de ferraille et de cuir qui ne tient pas la route. Bernie nous attendait parce que Mike lui avait téléphoné pour réserver deux tables. Une pour nous et une pour eux. Bernie s'est donc mis à attendre. Au bout d'une heure, elle a perdu patience et elle a téléphoné à Rock Drill et c'est Sweeney qui l'a renseignée. Mal. Elle a donc continué d'attendre. Une autre heure a passé. C'est moi qui lui ai appris l'accident. Elle a ouvert de grands yeux pendant que je débitais mon histoire. Elle s'est assise derrière le comptoir, sur un tabouret, et on ne pouvait voir que le haut de sa tête ébouriffée. Elle ne disait rien. J'avais hâte d'en finir avec cette histoire. Je me suis servi un verre et j'ai arrêté. Quelqu'un a demandé :

— Comment vous savez tout ça, vous ?

— Je ne le sais pas, que j'dis. Je l'ai vécu. J'étais dans la voiture.

— Il y a des blessés ?

— Ils sont peut-être tous morts. Je n'en sais rien.

Ce type parut étonné de m'entendre. Il dit :

— Il ne vous est pas venu à l'idée de vous rendre compte de leur état ? Personne ne vous a enseigné à secourir ceux qui...

Il ne termina pas sa phrase. Je veux croire que c'était une phrase mais il ne la terminerait pas et au lieu de ça il se levait avec l'intention de s'approcher de moi. J'ai tourné le dos au comptoir et collé le pied droit sur le repose-pied. Ce type disait : Accompagnez-moi. On va remonter la route en direction de Rock Drill.

— Allez-y sans moi. Je ne veux pas savoir qui est mort et pourquoi.

— Il est saoul, dit Bernie.

Elle venait de téléphoner à la police parce que ce type le lui avait demandé. Il dit : J'arriverai avant eux. Il est sorti.

Bernie et moi on est resté seul. Ensuite j'ai eu l'idée de lui parler de moi. Je parlais, je parlais. Elle était assise sur le tabouret et elle avait rapproché le téléphone. Elle attendait. Elle ne comprenait pas que j'avais besoin qu'on m'écoute une bonne fois pour toutes. Je buvais. Je grignotais. Et elle secouait la tête. Il n'y avait personne dans la salle du restaurant. Personne dans le bar. Dans le parking, il n'y avait que sa camionnette bleue qui clignotait dans la nuit. Un peu plus loin, la route, invisible et rebelle. Elle a allumé la télé. Je ne pouvais plus parler. Je suis sorti. J'ai fait le tour jusqu'aux poubelles et là, je me suis vidé. Je me sentais mieux après ça. Il pouvait être minuit maintenant. Les lumières du restaurant s'éteignirent toutes en même temps. J'ai entendu la clé tourner dans les serrures puis les barres de fer dans les volets et enfin la chasse d'eau. Bernie s'était couchée sans moi. Même l'enseigne n'existait plus. De la camionnette bleue de Bernie, je ne voyais plus qu'un reflet d'aile. Je suis resté un bon moment à me demander ce que je faisais dans cet endroit à cette heure avancée de la nuit. Je pouvais toujours demander l'hospitalité à Bernie qui ne refuserait pas d'aider un vieux copain. Mon verre était resté sur le comptoir, presque plein. Je jetai un coup d'œil à travers les stores mais rien à faire. Et puis, me dis-je, je ferais mieux de ne pas trop rôder autour de chez Bernie. Elle avait dû brancher une alarme pour éviter de rencontrer des types comme moi en dehors des heures de travail. Mais l'idée de marcher sur la route ne me disait vraiment rien. Je rencontrerai peut-être une voiture. Mais peut-être pas. J'ai avancé à tâtons jusqu'à la camionnette. Elle était fermée à clé. Je pouvais dormir sur le plateau. Je me suis allongé en me demandant si ce que j'avais au-dessus du nez, c'était le ciel ou quoi !

Je me suis endormi. Aussitôt fait, aussitôt réveillé. C'était ce type qui revenait. En même temps, la fenêtre (elle l'avait laissée ouverte) de la chambre de Bernie s'est éclairée et j'ai vu la tête de Bernie l'espace d'une seconde. Ce type marchait vers l'entrée du restaurant et la lumière a jailli d'une lampe qu'il avait au-dessus de la tête. Bernie a ouvert la porte et je l'entendais qui disait : où diable a-t-il bien pu passer ? Ils sont entrés. La lampe s'est éteinte mais Bernie n'a pas éclairé le bar, pour ne pas attirer les noctambules qui roulent tous feux éteints. Il n'y avait que la lumière de la cuisine, diminuée par l'entrebâillement de la porte, avec juste ce carré de lumière dans la porte, à la hauteur des yeux. J'y voyais la tête de Bernie. Dans la fente, illuminé comme un saint, ce type parlait. Elle l'écoutait. Le moment était venu de m'informer du sort de mes amis. Si j'entrais chez Bernie juste à ce moment-là, sûr que ce type me ferait le compte des morts et des blessés. Mais j'hésitais. Pas à cause de Bernie qui est une vieille branche du vieil arbre duquel on est tous descendus pour l'appeler enfance ou jeunesse je ne sais plus. Je ne connaissais pas ce type. Il parlait. Il avait l'air de savoir exactement où il voulait en venir. Mais je ne pouvais pas voir le visage de Bernie. Qu'est-ce qu'elle pensait de l'histoire que ce type lui débitait comme si c'était la chose la plus importante du monde ? J'entrai. La porte d'entrée était restée ouverte et le chien de Bernie était mort d'un coup de pied le mois dernier. J'avançai jusqu'au comptoir. Mon verre y était toujours, plein et lumineux. Je pouvais le boire. Je pouvais risquer ce feu. En attendant. Et c'est arrivé. J'avais perdu tout le sang qu'il est permis à un homme de perdre sans risquer de perdre la vie. J'étais à cette limite. Sur le fil. J'ai dû faire un sacré bruit quand je me suis éparpillé dans les tabourets. J'ai entendu le fracas du verre dans ma main. Puis plus rien.

 

(Dans le rectangle de lumière qui diminuait, il vit la silhouette dégingandée de son père qui saluait le public. Il avait ôté son casque à aigrette noire et le portait sous le bras, fièrement. Elle, elle avait arraché le masque hideux, essuyé la sueur sur son visage et maintenant elle le tenait dans son dos et le public ne pouvait pas voir combien il était hideux. Puis la scène fut un moment plongée dans l'obscurité. L'enfant agrippa une jupe et ferma les yeux, tandis que le bruit de la salle changeait puis s'estompait. Alors il vit le visage rayonnant de son père dans l'éclair d'un flash. Elle se tenait derrière lui, les mains dans le dos, soutenant le masque hideux qu'elle avait tant de mal à ajuster chaque soir sur son beau visage.

« C'est parce que tu as bien fermé les yeux », avait-t-elle dit. Non, il n'avait pas manqué de les fermer, et il avait tout vu, d'un coup, dans l'écran noir de ses paupières.)

La « Nuit »

— Jean. Oui. Satisfait. Bon, il fallait compter avec la pluie. S'il pleuvait, on jouerait sous la pluie. Les spectateurs ? Quels spectateurs ? S'il y en avait (mais il n'y en avait pas de prévu) et s'il se mettait à pleuvoir, ils pourraient toujours assister au spectacle (être des spectateurs) à partir des fenêtres de Rock Drill qui dormait sur les tréteaux où on se ficherait pas mal de jouer avec ou sans la pluie. Une pluie d'été. Imaginez-vous ça. Cet éblouissement fluide. Enfin : moi je le vois comme ça. Voilà pour la question de la pluie. Les répétitions ? C'était la dernière. Oui, il y en avait eu beaucoup depuis son arrivée aux premiers jours de juillet. Combien je ne sais pas. Beaucoup. Et maintenant (je dis maintenant parce que c'était hier) on pouvait se sentir heureux (je jouais le petit rôle de la sentinelle, rien de plus). On s'est réunis dans l'atelier de Giselle. Il n'y avait plus de tableaux à cause de l'exposition. C'était une explication convaincante. Son voyage avait une fin. Fabrice aime ces raisonnements. Mais on avait la tête ailleurs, nous. Kateb a proposé d'organiser un pot mais Jean avait déjà dans l'idée de nous transporter tous ensemble chez Bernie. Il avait prévenu Bernie la veille parce que ce serait un festin. Le pot de Kateb nous a semblé soudain ridicule. On lui a tourné le dos. Jean avait tout prévu. Même le moyen de transport. La Bentley de Giselle est un rêve d'enfant. On s'est joyeusement embarqué dans ce carrosse blanc et bleu (bleu à l'intérieur, navrant !). Et cinq minutes plus tard, changement de décor : on quittait la route pour se retrouver dans tous les sens au milieu d'un assemblage de rochers prévus à cet effet. Quel fracas. Je m'en souviens encore. Un fracas de tous les diables. J'ai pensé à une diablerie au moment de croire que j'étais en train de mourir. Puis plus rien.

— Qui était ce type qui est mort chez Bernie ?

— Ce type ? Mais c'était n'importe qui, mon vieux. A-t-il parlé avant de mourir ? Oui ? C'est bien cette trace, non ? Kateb a une bosse sur la tête. Amanda souffre de quelque chose d'indéfinissable au niveau du coude. Regardez. On m'a cousu. On a cousu mon déguisement terrestre. Jean ? Rien. Pas une égratignure. Je ne sais vraiment rien de ce type. Il a parlé avant de mourir ? Vous savez de quoi il a parlé ? Pourquoi me le demander ?

— Ensuite, je sais exactement ce qui s'est passé. Racontez-moi plutôt ce qui arrive une fois que je vous ai ramené à Rock Drill ? Il ne manquait que ce type. Comment le savoir ?

— On ne s'est pas posé la question. Je ne me souviens pas. Vous le saurez, vous. C'est votre métier. Amanda et moi on est retourné à l'hôtel. On ne couche pas à Rock Drill. On y mange, c'est tout. Amanda ne dort pas à Rock Drill. Elle y mange à peine. On est retourné à l'hôtel. À pied. Et on a dormi. Je ne me souviens pas de ce type. Si je savais ce qu'il vous a raconté. Mais je n'en sais rien. Amanda vous dira la même chose. Vous en avez parlé à Kateb ?

— Il ne se souvient pas non plus.

— Vous croyez qu'il y a une relation entre la mort de ce type et celle de Jean ? Vous n'êtes pas intelligent, mon vieux. Tenace, oui.

— Bernie a cru vivre un cauchemar.

— Et Jean ? Qu'est-ce qu'il a vécu ? Vous le savez de la même manière ? Qui vous a demandé de rêver ?

— Mais personne. C'est dans ma nature. Vous connaissez Frank ?

— On s'est vu ce matin, non ?

Hightower le laissa seul sur la terrasse. Cecilia le rejoignit mais elle ne s'assit pas à leur table. Hightower s'éloignait dans le parc. Il se transforma en point, puis disparut.

Là-haut, dans son bureau, Fabrice de Vermort écrivait lentement les préparatifs de l'enterrement de Jean qui était à la fois son frère et le fils de sa propre femme. Celle-ci méditait près de la fenêtre. Elle assista à la disparition de Hightower mais de son point de vue, elle ne pouvait pas voir la terrasse, la table, Frank, Mike, Cecilia, Sweeney et d'autres encore, presque tous, peut-être tous, pensa-t-elle. Elle avait beaucoup pleuré mais elle ne cachait plus ses yeux derrière ses lunettes de soleil dont la monture avait provoqué la colère de Fabrice qui était à ce moment-là à la recherche d'un prétexte. Maintenant, il avait l'air tranquille. Il écrivait ses instructions aux domestiques chargés de tous les aspects de cet enterrement sinistre à cause de la taille du cercueil. Gisèle avait proposé un cercueil normalement proportionné afin de ne pas choquer le regard. Fabrice avait refusé ce qu'il appelait une autre mascarade. Le cercueil était arrivé ce matin, blanc et noir, aux armes des Vermort (chape de sable sur fond de sinople, une rose d'argent est en son abîme).

C'était un cercueil d'enfant, simplement. À l'intérieur, la soie noire avait quelque chose de désespéré. On y avait déposé le corps disloqué de Jean vêtu du costume blanc des Vermort à l'heure de leur mort. Ceux qui ont parlé des cierges noirs sont de mauvaises langues. J'ai très bien vu les clés de sang sous la flamme. J'ai assisté à cette combustion lente. Ce sont des heures inoubliables. Gisèle m'a donné l'enveloppe tristement cachetée. Je ne l'ai pas ouverte tout de suite. J'ai attendu qu'elle sorte. Elle n'était pas venue pour prier. Simplement pour me remettre ces instructions.

 

 

 

 

 

 

Le père de Frank Chercos…

 

... était andalou et avant de devenir Américain (du Nord) il avait bien connu les Alamos, descendants de Cortina, qui vivaient dans le campo de Polopos, propriétaires d'une bonne moitié du massif montagneux qui séparait leurs vignobles des oliviers qui descendaient noirs et blancs presque jusqu'au bord de la mer. Le père de Frank Chercos avait épousé une Américaine et il lui avait fait un premier enfant qui était mort noyé dans un bassin d'irrigation, une après-midi d'août, à Polopos, au-dessus des oliviers et des toitures du pueblo où tout le monde dormait. Cecilia, la petite Alamo, n'avait pas tout de suite compris que le jeune Américain était mort et elle n'avait parlé de cette immobilité au fond du bassin qu'une fois la nuit tombée et tout le monde réuni sous la véranda pour prendre le frais après un dîner qui avait été long et silencieux, se souvenait-elle. Personne ne lui avait posé de question tout simplement parce que personne ne savait qu'elle avait passé l'après-midi avec le jeune Chercos (dont elle a oublié le prénom aujourd'hui d'ailleurs) au lieu de tranquillement faire la sieste toute seule dans la grande chambre blanche et bleue qui est encore la sienne aujourd'hui. Ensuite, tout le monde s'est éparpillé sur le chemin qui monte à l'ancienne tour de guet arabe (elle n'était jamais montée jusque-là à cause de l'étroitesse du sentier ; de la couleur des pierres et de la légende des scorpions qu'on n'avait jamais voulu lui raconter jusqu'au bout) et il lui a semblé qu'aussitôt après (combien ? une demi-minute, juste le temps de fermer les yeux en pensant à ce qui allait lui arriver relativement à ce qui paraissait maintenant ressembler de plus en plus à la mort (elle n'avait jamais vu la mort, à part cette immobilité, ce silence, cette solitude qui était aussi bien l'immobilité, le silence et la solitude de n'importe quel insecte observé sur le dallage noir et blanc de la cuisine (dimanche) que l'immobilité, le silence et la solitude du jeune Chercos qu'elle était en train de nommer dans sa discrète prière) et de moins en moins à ce qu'elle savait de la vie, du moins (se dit-elle maintenant) telle qu'il lui était permis de s'en approcher) tout le monde était de retour, triste et pantois, entourant nonchalamment l'enfant mort qui gisait sur une table qu'on venait de desservir à cet effet (Monsieur Chercos n'avait pas cet air désolé des pères qui perdent leur fils et madame Chercos était en Amérique avec son autre fils (le plus petit : c'est-à-dire Frank, que Cecilia ne connaissait pas encore : encore que : elle se souvenait imparfaitement du petit corps qui pissait verticalement : mais il ne s'agissait peut-être pas de Frank : la mère riait) qui avait un prénom anglais, ce qui n'était pas le cas du petit mort : comment s'appelait-il ? Est-ce que c'est important : de s'en souvenir : de le savoir ?) et quelqu'un se mit à maudire le bon Dieu et Monsieur Chercos (qui s'exprimait en espagnol parce que sa femme n'était pas là) lui a demandé doucement de se taire, il disait : « Pauvre... » mais au lieu de dire « pauvre... » suivi du nom du petit garçon qui était mort, il disait : « pauvre... » presque chantant tragiquement le nom de sa femme qui ne l'aimerait plus jamais. C'est ce qu'il disait. Et tout le monde l'écoutait. Personne n'osait parler. Quelqu'un s'approcha du cadavre, souleva un peu la chemise et tira quelque chose qui pouvait être une algue dégoûtante (pour Cecilia qui n'était pas entrée dans le bassin, non pas parce que... exigeait qu'elle y entrât toute nue (il voulait voir son...) mais tout bêtement à cause de ces algues qui faisaient le tour du bassin et avaient obligé le petit Chercos à plonger au-delà de leur écœurant stratagème (il avait eu cet air dégoûté lui aussi avant de prendre l'élan pour plonger le plus loin possible des algues, non pas parce qu'elle avait refusé de se montrer nue (elle pouvait exhiber cette nudité sans être obligée de plonger (d'ailleurs il savait bien qu'elle ne trouverait pas l'énergie nécessaire pour plonger dans l'eau (où il s'était finalement noyé) et non pas dans cet enchevêtrement où elle aurait (trouvé la mort disait-il mais elle dit :) perdu la tête), il ne lui en voudrait pas de n'accomplir que la moitié de sa promesse, dit-il encore avant de s'élancer) mais surtout parce qu'il n'était pas certain de posséder le pouvoir de sauter aussi loin et en effet :), lui interdisant ainsi de renouveler, dans l'air qu'il traversait en criant pour se donner du courage, les forces qu'elles venaient de capter malgré lui, l'abandonnant sans énergie à la surface de cette eau qu'il brisa exactement comme une pierre et non pas comme un être vivant qui aurait refusé cette approche de miroir pour en rejaillir vivant (je cite). Pauvre Cecilia ! Elle ne comprenait pas. On l'éloigna.

Dans l'histoire qu'elle lisait depuis trois jours (elle en avait lu la moitié, lentement et ne pensait pas à l'autre moitié en tant que trois autres jours qui l'amèneraient aussi patiemment (elle associait lenteur et patience parce qu'il lui semblait (selon ce que lui enseignait sa courte (et superficielle) expérience des choses et des êtres dont son père disait : tu n'apprendras jamais rien si tu attends qu'on t'explique (mais elle n'attendait aucune explication (elle n'en dit rien à son père) parce que souvent il n'y avait rien à expliquer (on s'arrêtait devant l'objet, on l'examinait, on observait son mouvement ou sa couleur (s'il en avait) et la seule chose qui comptait vraiment à ce moment, c'était de trouver (et cet usage intempestif de la mémoire était la seule origine de ces migraines qu'elle tentait toujours de dissimuler (pas facile de ne pas fermer un peu les yeux dans ces cas de douleur interne, ce qui attirait toujours l'attention de son père qui ajoutait : s'il y a quelque chose à expliquer, ponctuant : bien sûr) pour justement ne pas avoir à explorer avec d'autres l'intérieur de cette douleur étrange) les mots) ni même à commenter) que c'était les deux seules attitudes possibles devant tant de négligences de la part de tous ces autres (y compris les « siens ») qui n'avaient pas l'air de se soucier de l'existence d'une langue pour tout dire et non pas seulement la pluie et le beau temps en fonction des récoltes et de la misère d'un nombre encore plus grand de ces « autres » qui ne faisaient pas partie de (en tout cas) la même partie de plaisir (elle trouve le mot maintenant que tout est fini : travaille encore !) au seuil de la journée du dimanche qui (constatait-elle toujours avec amusement sans rien en dire à personne de son entourage (est-ce qu'on pouvait s'adresser impunément à des étrangers ?) commençait toujours par cette lente mais impatiente matinée de murmures (préparation obligatoire de prières qui organisent toute la messe mmmmm... jusqu'à ce que les cloches (de San Apolinario) ébranlent les murs et accélèrent les allées et venues dans ces appartements qui ne sont pas faits pour vivre ni pour mourir (mais on y vit et on y meurt de toute façon) qui étaient la marque d'une grande adéquation de l'esprit avec la matière), il y avait un chasseur, indéfinissable, ni grand, ni petit, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, un chasseur abstrait qui traversait une forêt sans savoir (on s'en doutait à cause de l'illustration qui ouvrait (et donnait la clé du) volume) qu'il allait atteindre un endroit parfaitement magique avec pour centre géométrique, le cœur d'une jeune fille transformée en rose ou en fontaine (pourquoi se rappeler la fin de cette histoire ?) ce qui au fond n'a aucune espèce d'importance. Cependant, de la fenêtre (de sa chambre au plafond peint en bleu avec une étoile à cinq branches et une lune à deux pointes dans sa phase descendante, plus une guirlande dorée qui symbolise la Voie lactée peinte en zigzag et en diagonale) elle continuait de s'intéresser à la scène de douleur et d'attente qui ne s'achevait pas malgré l'impossibilité évidente d'un retour en arrière (à ce point où elle et le jeune Chercos remontaient ensemble le chemin qui mène à la tour de guet où les vagabonds vont faire leur besoin) et quelqu'un continuait bêtement d'arracher les filasses d'algues vertes et noires qui dépassaient de l'habit encore mouillé (avec la chaleur qu'il fait, pensait-elle, il n'a pas encore trouvé le temps de sécher (ce temps précieux du dernier moment donné à la vie à celui (incalculable et terrible) que la mort veut commencer avant que tout le monde (le monde : cette maison en sait quelque chose !) puisse dire non et obtenir gain de cause, dit son père (mais personne ne comprend cette ivresse) le père du garçon mort une après-midi d'été au sommet d'un pays qui n'est pas le sien). Dans l'histoire qu'elle lisait depuis (depuis avant-hier ; elle possédait le livre depuis (depuis presque un an : depuis, elle peut lire, ce qui change tout) depuis trois jours, le chasseur ne savait rien ni de la rose, ni de la fontaine et il s'émerveillait de la beauté de la forêt, parlant des arbres à son cheval, ne s'apercevant même pas de la disparition du ciel ni de l'absence de l'horizon qui l'avait guidé jusqu'à l'orée de cette forêt fantastique (le ciel de sa chambre disparaissait aussi pendant toute la nuit, sauf les nuits de lune — alors la lune et l'étoile entraient pour toute la nuit dans cette existence lumineuse qui était le seuil de ses rêves d'enfant — la Voie lactée n'était même plus une ombre, sa peinture dorée n'avait pas ce pouvoir de transparence, elle n'existait que le jour, comme tout ce qui n'est peint que pour le regard, aux antipodes du rêve et du bonheur — où elle dormait peu, ou le croyait, jamais étonnée de retrouver le bonheur en s'éveillant — s'éveillerait-elle demain matin ? Dormirait-elle cette nuit de lune et d'étoiles ? Qu'attendaient-ils pour l'oublier ? Ils étaient presque silencieux, presque immobiles, presque lointains et elle s'endormait, la tête sous le rideau et le livre encore ouvert à la page où) qui avait quelque chose à voir avec le rêve. Au début de l'histoire, personne n'avait précisé de quel rêve il allait être question pendant cinquante bonnes pages de textes et d'illustrations. Le texte se contentait de faire exister le chasseur, exactement comme l'air existe, partout et nulle part à la fois (le rideau sentait le tabac à cause des visites fréquentes de son père qui avait accepté de lire les premières pages (mais il n'avait pas pu s'empêcher de les commenter, donnant par exemple un visage au chasseur, ce qui était faux et parfaitement injuste) et il les avait lues sans cacher l'ennui qu'elles lui inspiraient, à lui, chasseur pour de vrai (pan ! dans le cul !), tueur d'animaux, mangeur de chair, dormeur de sommeil, et rien d'autre à accrocher au mur de son orgueil d'être un homme (et elle une fille qui exagérait sa nature de fille au point de la condamner à ces déclarations d'amour).

La nounou ouvrit avant minuit (l'horloge du salon n'avait pas encore...) mais elle n'entra pas. Elle vit le livre ouvert sur le lit, à la faveur d'un peu de lumière qui venait d'un lampion accroché à un angle au-dessus du balcon. Elle vit aussi le visage endormi de Cecilia et elle prépara les mots dans sa tête (elle dort enfin ça n'a pas été sans mal et son père répondrait comme d'habitude : le sommeil n'intéresse personne voyant la nounou fermer un peu les yeux pour retrouver le sien qu'elle avait perdu après l'amour comme d'habitude disant : je vais me coucher si vous le permettez et son père levait les yeux vers le cadran (solaire) de l'horloge : il est presque minuit, allons plutôt prendre le frais) à moins que ce soir, pouvait-elle penser, il ne fût pas utile d'y penser compte tenu de ce qui venait de se passer. Les gens étaient-ils enfin partis (enfin, ça voulait tout dire de son attente mais rien de son angoisse elle dit : (dans sa tête) ne pas souhaiter le malheur des gens, a dit ? Vous connaissez ? Une bien brave personne ce ? On le rencontre partout où il y a du plaisir à ? Mais ne dites jamais ce que vous pensez à ? Votre pensée prendrait le chemin de ? Vous ne gagnerez rien à ? Quel malheur ?). Elle rouvrit les yeux. La porte continuait de se fermer doucement. Elle observa tranquillement ce rétrécissement lumineux qui durait pour son plaisir. Personne non plus n'avait refermé le livre. Elle attendit que la nounou se fût éloignée avant de reprendre le livre. La lumière du lampion à travers la fenêtre était vraiment trop faible. Elle tira le rideau et en noua un angle à un montant du lit, puis elle ouvrit la fenêtre. Il n'y avait plus personne sous la véranda. Il n'y avait plus le cadavre sur la table. Elle ne se souvenait pas du visage. Elle chercha cette expression dans sa mémoire. Souriait-il comme font les morts ? Ou bien le dernier mot était encore à l'intérieur de sa bouche (l'avaient-ils cousue ?). Elle eut un frisson qui la réveilla définitivement. Elle chercha un peu plus de lumière et y trempa le livre comme une tartine de pain dans le lait. Elle joua cinq minutes, pas plus. Le lit grinçait, le rideau frémissait, la fenêtre se refermait doucement, elle ne sentait rien et elle avait peur de ne jamais rien sentir chaque fois que ça arriverait (maman... commençait quelquefois son père, mais il n'allait pas plus loin, il lui envoyait la nounou qui arrangeait les étoiles (une expression verbale) et elle finissait toujours par trouver le sommeil : n'y a-t-il pas le sommeil au bout de tous les voyages ?) et ça ne manquerait pas d'arriver chaque fois qu'elle ne s'y attendrait plus. Elle chercha les sentiments du chasseur. À la fin, il était amoureux. Il entrait dans la forêt pour s'en émerveiller, la forêt le captivait (le capturait ?) et il rencontrait la fontaine (la rose) qui était une espèce de nudité (elle invitait à l'amour) propice à la réflexion ; il réfléchit (la surface de l'eau qu'il brise un peu comme Narcisse, la goutte de rosée sur la tranche rose du pétale blanc et l'œil qu'il revoit (en fait il revit quelque chose) et même le reflet de son épée (il s'est transformé en chevalier, il est redevenu le chevalier qu'il était avant d'être un simple chasseur) qui est une image de sa propre agonie : amour, viens !) mais toute cette réflexion ne change rien au fait qu'il n'a pas la clé (l'épée) et on s'associe à cette solitude que l'absence de ciel rend encore plus terriblement désespérante. Je m'arrête là, dit tout haut Cecilia. Je connais la fin. Je l'ai déjà lue. Demain j'ouvre un autre livre. Je descendrai de bon matin dans la bibliothèque pour le chercher avant que tout le monde ne se mette à réclamer de quoi manger. Je les regarderai s'attabler sous la véranda, parlant haut de n'importe quoi jusqu'à ce que mon père leur impose un sujet de conversation digne de sa maison. Imaginons qu'ils parleront du petit mort avec une larme à l'œil, chacun leur tour ciselant dans l'air parfumé du matin une petite phrase destinée à immortaliser le petit mort qui s'en va lentement sous la terre. Je descends. Le jour est à peine levé. L'escalier est sombre à cette heure qui est sans doute la première. Cette fois-ci je ne dors pas. Sous mon bras, le livre dont je n'ai lu que la partie littéraire, laissant à d'autres le soin de se satisfaire de ce qui reste d'émotion :

— On entre dans un autre roman. Vous souffrez ?

— Non. J'aime cette attente. Pas vous ?

— Vous avez une manière d'entrer dans la peau du personnage, qui me fascine assez, je dois le dire.

— Nous avons le temps. Profitons-en. Je continue ?

— Dans cette bibliothèque (elle a presque entièrement disparu dans un incendie un an plus tard, vous vous souvenez ? Mais vous avez retrouvé « Chasseur Abstrait », le feu n'en avait pas voulu. Il avait l'odeur de la cendre, mais le feu...) on s'attend à ce que vous tombiez en arrêt devant le cadavre du petit Chercos qu'on a étendu sur une table préalablement recouverte d'un drap où vous détectez des traces de ces algues qui s'obstinent encore à malmener ces raisonnements d'enfants. Il est nu. La verge est étrangement rétrécie (par rapport à ce qu'il vous en avait montré avant de sauter dans le bassin, vous vous souvenez du plaisir qu'il a éprouvé parce que vous lui consentiez un regard, il n'a pas reconnu de l'étonnement dans ce regard, il imaginait...). Vous avancez. D'abord, vous rangez le livre à sa place. Papa vous avait dit de ne pas lire cette ineptie. Le livre s'insère sans effort (entre les Contes de Voltaire et les Entretiens avec le professeur Y). Vous demeurez un moment immobile, regardant le dos sans titre. C'est ce qui avait d'abord attiré votre attention, cette absence de titre (Voltaire et Céline se voyaient comme le nez au milieu de la figure. Qu'est-ce que c'est ce livre ? Ce n'est pas un livre écrit pour les enfants, mais si tu veux le lire, il n'y a rien d'extraordinaire : il faut donc de l'extraordinaire pour justifier une interdiction : je vais le lire. Tu vas « tenter » de le lire. Cette idée de tentation, vue rétrospectivement, m'enchante tout à fait, pas vous ?)

— Où en étiez-vous ?

— Vous regardiez le livre. Non, vous le preniez dans vos mains tremblantes à cause des réflexions de votre père. Sur la couverture, le titre est clair. Le nom de l'auteur est remplacé par deux astérisques. À l'intérieur, il y a beaucoup d'illustrations.

— Parlez-moi de ce livre.

— Vous le regardiez pour l'instant (c'était trois jours avant le vendredi du drame (la noyade du pauvre petit Chercos) ce qui nous fait remonter à... mardi. Tiens ? La veille, c'est le jour de l'arrivée de Monsieur Chercos et de son fils. Tout de suite, votre père a demandé : et Laura ? Je ne vois pas Frank. Monsieur Chercos a fermé lentement les yeux et secoué la tête tout aussi lentement, juste le temps pour votre père de comprendre que l'absence de Laura s'explique par une dispute (passagère ? mais comment poser cette question ? Est-ce que ça va durer ? Pourquoi ne pas avoir amené Frank ? Mais non, il a amené cette petite peste de Geronimo uniquement parce qu'il lui ressemble. Ils sont arrivés ce matin (lundi) à bord d'un taxi qui a laissé sa poussière à l'entrée. Vous allez voir cette poussière, sur les feuilles du bougainvillier qui descend des chambres du premier étage, la poussière de la route qui arrive avec cette peste de Geronimo qui à peine descendu de la voiture recommence le même manège et personne ne fait rien pour l'éloigner de vous. Monsieur Chercos n'a visiblement pas envie de s'expliquer plus longuement sur les raisons de cette séparation (provisoire, dit-il, curative enfin : on verra). Il s'assoit avec votre père sous la véranda qu'on vient d'arroser. Geronimo ne veut pas parler de Frank. Il dit que tout cela ne vous regarde pas. Il a l'intention de s'amuser. Ils resteront jusqu'à dimanche (mon père a quelque chose à demander au tien (il ne sait pas combien de temps ça durera mais dimanche lui semble une bonne limite) mais ce sont des choses qui ne te regardent pas.

— Elles te regardent à toi seulement ?

— Mon père ne me cache rien.

— Pourquoi Frank n'est-il pas venu ? Il se plaît ici. Il me l'a dit.

— C'est le chouchou de sa maman. Ça ne durera pas.

— Il a dû beaucoup grandir depuis l'été dernier.

— Pas plus que moi. Comment me trouves-tu ? Maman dit que je suis le plus élégant des deux.

— Et que dit-elle de Frank ?

— Il ne faudrait pas que ça dure plus d'une semaine. Tout dépend de la bonne volonté de ton père. Frank ne viendra pas.

— Papa dit qu'il est le plus intelligent des deux.

— Mon père saura-t-il s'y prendre avec ton père qui est un redoutable homme d'affaires, dit mon père chaque fois qu'il en parle ?

— Pourquoi ne cesses-tu pas de bouger comme ça ! Tu me donnes le tournis. Frank est si tranquille avec tout le monde.

— Maman dit que je sais ce que je veux. Je te le dis comme je l'ai dit tout à l'heure à mon père : pas plus tard que dimanche. Et il me regardait avec cette mine de bête traquée qui me fait honte devant tout le monde. On est parti il y a deux jours.

— Tu vas me raconter ce qui est arrivé à ta famille ? Dis-moi plutôt ce qu'en pense Frank ? M'a-t-il écrit quelque chose sur le sujet ?

— Maman dit que je suis rapide comme l'éclair. Nous n'avons pas de chevaux à New York. Je déteste les chevaux. Maman ne le sait pas. Son père a élevé des chevaux dans le temps. Mais de quel temps veulent-ils donc parler tous ?

— Ne touche pas les fleurs ! Et puis ne reste pas au soleil.

— Maman parle toujours de moi. Elle parle peu de Frank. On ne sait pas ce qu'elle pense de lui. C'est tragique. Il y a deux jours, elle m'a dit : accompagne ton père, ne le laisse jamais seul, téléphone-moi aussi souvent que possible. Mon père boit.

— Ne touche pas ces pierres ! Reste à l'ombre. Le soleil...

— Ce matin je me suis réveillé à l'hôtel. J'ai commandé des croissants. Mon père dormait. Il avait pris des notes sur des bouts de papier toute la soirée disant : par quoi je commence s'il ne me pose pas la question ? Et je le regardais s'humilier de cette façon animale. Frank est resté à la maison. Je n'ai pas de message.

— Ou bien tu veux me faire languir.

— On ira ce soir à la tour de guet. Jadis, il y avait toujours du monde là-haut. J'imagine les femmes montant la nourriture et les gosses des soldats qui s'amusent en chemin.

— Maintenant le soir, je lis. Mon père m'a enfin ouvert les portes de la bibliothèque. Il n'y a plus de livres dans ma chambre.

— Il y en aurait si Frank était venu. Il adore coucher dans la chambre des filles. Maman ne dit rien. Elle ne pense peut-être rien à propos de Frank. Est-ce possible ? Je rêve de monter là-haut en pleine nuit, une nuit sans lune.

— Je lis maintenant. Frank lit beaucoup. Il m'a montré l'importance des livres. Il paraît plus grand que toi.

— Maman dit qu'il y a une femme pour tout homme qui sait s'y prendre avec les enfants. Que dit ton père ? On l'entend rarement parler. Il laisse les gens parler à sa place. Mon père redoute cette conversation. On partira dimanche ou on ne partira jamais.

— Frank a de belles mains, je me souviens. Mais laisse donc tranquilles ces fleurs qui ne t'ont rien fait !

— Si je pouvais au moins savoir une chose de toutes celles qu'elle pense de Frank, mais c'est peine perdue. J'ai fait le compte de ce qu'elle pense de moi. Ça ne me ressemble pas. Est-ce qu'on peut penser qu'une mère peut mentir aussi facilement que son propre enfant lui ment chaque fois qu'il l'embrasse ?

— Je suis heureuse, je ne te cache pas que je suis heureuse de savoir que tu ne resteras pas plus longtemps. Je vais prier dans ce sens pendant toute la semaine. Demain je change mon livre. Tu ne veux pas savoir ?

— Savoir ce que tu lis ? Frank ne s'en soucierait même pas. Maman devrait dire : il est le plus menteur des deux.

— Tu n'aimes pas grand monde, c'est tout. J'ai lu que ça peut arriver.

— Mon père va encore s'humilier.

— À cause de mon père ?

— Tu sais ce qu'il pense de toi ? Il parle si peu. Il écoute. Mon père ne voulait pas se soumettre à cette attente. Il a dit : il ne me dira pas ce qu'il en pense. Personne ne le saura jamais.

— Méfie-toi du soleil ! Ne regarde pas les murs ! Si on rentrait ?

— Je vais aller faire un tour du côté des chevaux. Je pourrai les haïr.

— Papa n'aimerait pas que je te laisse seul. Je viens avec toi.

— Je ne te l'ai pas demandé. Maman ne fait jamais aucun commentaire à propos de cette manie de Frank qui ne peut pas rester seul, par exemple dans le salon, où il se met à appeler et il appelle jusqu'à ce qu'on lui réponde. Je m'attends à entendre ce cri. Pas toi ?

— Ce n'est pas gentil de me cacher ce qu'il t'a confié pour moi. (Nous étions descendus (lui et moi) jusqu'au pont romain (deux arches, l'eau séparée, moussue, d'un côté le sable gris traversé par un câble d'acier qui ne rouille pas et de l'autre, aux pieds des roseaux, un parterre de fenouil qui est toute l'odeur de cet endroit où j'ai connu Frank, là, entre la géométrie approximative des roseaux et le massif vert et blanc du laurier-rose où chante un oiseau (est-ce un oiseau de passage comme l'affirmait Frank en tapant du pied dans les galets ?) où le chemin se rejoint — d'un côté on monte vers le cimetière, ou plus exactement on fait le tour du cimetière et on redescend jusqu'à la grille de fer forgé fermée par une chaîne qui fait un nœud qu'il suffit de défaire (la chaîne fait un bruit d'enfer quand on y pense) — et de l'autre, il faut d'abord atteindre la chapelle de San Apolinario (s'incliner sans savoir vraiment mais Frank ne se pose pas de questions relatives aux pierres — ni pont, ni chapelle, ni enceinte du cimetière dans son esprit (ne croyez pas que j'en ai parlé à Geronimo pendant qu'on s'approchait lentement du pont romain qu'il voulait franchir pour se donner une idée du passé — je dois ceci à Geronimo : trouver le lieu du passé avant d'en parler parce que le prétexte est donné par les circonstances) mais seulement tout ce qui vit, qui croît, qui sèche dans l'attente d'une disparition provisoire, il aime encore évoquer cette approche des fragments naturels de son enfance) où l'on donne une messe ordinaire une fois par mois et une autre plus solennelle quand c'est le jour anniversaire — avant de redescendre par un chemin vertigineux d'étroitesse et de pierres que Frank (ou bien était-ce Geronimo — non — nous sommes lundi, Geronimo vient à peine d'arriver et (pendant que nos pères en parlent — de quoi voulez-vous donc qu'ils parlent sinon de cette étrange arrivée où l'on voit Monsieur Chercos sans sa moitié et où Frank n'est plus le complément de son frère aîné) nous sommes sur le point d'atteindre le pont romain que Geronimo veut traverser en se remémorant ce qu'il sait des légions romaines) parcourt sans se tordre une fois les chevilles, ni s'égratigner au passage d'une quelconque cactée(s) dont il connaît le nom. Nous descendons. Au bout du chemin, Frank s'amuse à grignoter une racine d'asphodèle et grimace en me faisant le commentaire de sa digestion. Nous rions. C'était l'année dernière. En plein été. Il souffrait de la chaleur. Il aurait voulu cacher cette sueur. « Où va-t-on par là ? » demande-t-il. Je ne sais pas. Y aller ne rime à rien. On va encore traverser un barranco et d'autres chemins nous éloigneront d'où nous venons. Sur un adret de roche et de verticales qui me donnent le vertige, on aperçoit les murs d'un hameau déserté. Au plafond, un os de jambon pendait. Dans l'escalier, on a trouvé une chemise. Frank compte les boutons. Il n'en manque pas. Il y a de l'eau dans le puits. Je jette les cailloux arrachés à la margelle. Frank revient avec des mandarines. On s'assoit sous la véranda. Cinq arches. Le carrelage est presque intact, sauf à l'endroit où une poutre de béton a crevé le sol qui s'est effondré dans une cave d'où Frank me dit qu'il a trouvé une clé. Il la gardera. Il aime les objets du souvenir plus que le souvenir. Il aime ce qui existe. Qu'ai-je trouvé moi-même pour oublier que je suis venue ? Rien, dis-je, un peu honteuse d'être encore la dernière. Il rit en me conseillant d'emporter l'os de jambon.

— Frank ne parle pas beaucoup. Et puis en parler n'aurait pas d'intérêt. Mais je me souviens maintenant de la clé. Il l'a accrochée sur la porte de sa chambre qui n'est plus la mienne depuis que maman a décidé de le rapprocher d'elle. (On arrive sur le pont) Vu d'ici (nous sommes sur la chaussée) ça n'a plus vraiment l'air d'un pont. Veux-tu qu'on refasse ce chemin ensemble ? La maison est peut-être encore debout. Je te ramènerai quelque chose d'inoubliable. Tu me montreras un sein, pas plus.

— Je ne crois pas que Frank ne t'ait rien donné pour moi. Il écrit de merveilleuses lettres.

— Dans ce cas, tu ne tarderas pas à en recevoir une. Veux-tu revoir cette ruine ? Tu te souviendras mieux une fois revenue.

— Allons plutôt au cimetière.

— Je n'ai aucune envie de visiter les morts. (Il frissonne ; le point faible de Geronimo : la mort ; y songeait-il en plongeant dans le bassin, tout heureux d'exhiber sa verge droite que j'avais à peine effleurée du bout des lèvres ?) Y avez-vous été avec Frank ? Frank ne répond à aucune question. On ne peut pas savoir. Je doute que maman en sache plus que nous autres. Toi non plus tu ne sais rien. Tu sais peut-être mieux. Qu'allait-il donc chercher dans ce cimetière ? Pourquoi le conduisais-tu vers ce néant ?

— On ne monte pas toute la pente. On arrive d'abord à l'angle du mur d'enceinte, on s'accroche à ce qui reste d'un amandier que le feu a calciné il y a bien longtemps (mais pourquoi en parler ? Pourquoi cet amandier qui n'existe sans doute plus au moment où je parle ?

— Combien de temps a passé ? Vous pouvez mesurer cette distance sans perdre le fil du récit ? Continuez, Cecilia.

— Je me souviens de ce feu. La tombe de Cortina domine tragiquement cet angle du cimetière qui descend un peu à l'ouest. Les couchers de soleil sont toujours le début de cette tragédie. Je m'y recueille encore, malgré la douleur que cette diagonale m'inspire, de l'entrée aux grilles penchées jusqu'aux fleurs arrachées à l'ombre rouge de ces soirées d'été qui composent toujours le présent, si le présent est simplement cet arrêt que des passants (mais tout le monde me connaît) peuvent confondre avec le recueillement qui est la règle d'or de ce comportement (quel est ce comportement ? Sans le qualifier, parlez-moi de ce comportement. — Sans le qualifier !) inexplicable au fond qui consiste à se donner l'impression d'un passé bien réel et déterminant du futur (je songe à Frank en prononçant ce mot qu'on ajoute au vocabulaire par pur esprit de convention...

— Revenez à l'amandier, au cimetière, à l'angle envahi de crépuscule chaque fois que vous y pensez. N'est-ce pas que cette seule pensée vous détruit chaque fois un peu plus. J'aime le sens de cette destruction. Vous perchez-vous sur ce qui reste de la tombe de Cortina pour regarder dans le fond de la vallée ? Le soleil rose et bleu vous aveugle. Il partage l'image. Un autre chemin revient au hameau, celui qu'on habite toujours. Le clocher d'une église ressemble à une tour de défense. On s'attend à voir paraître des archers entre les créneaux chapeaux pointus d'une époque à peine évoquée maintenant de ce point de vue. Sur le chemin, le cortège avance lentement. Votre père s'est remarié. Elle est belle mais elle ne vous aime pas. C'est une blonde évangélique et vous êtes une gitane ou une moresque. Elle est grande et parle facilement de tout ce qu'on veut ; vous n'avez qu'un sujet de conversation qui ennuie tout le monde, y compris votre père qui a l'air d'une ombre découpée dans cette fausse lumière. Elle chevauche une jument qu'il aurait pu vous offrir. Il n'y a même pas songé. Elle monte mal, mais sa beauté prime. Le soleil tombe encore. La lumière est rouge et verte maintenant. Le cortège revient de l'église et personne n'a remarqué votre absence. On entend les guitares, le chant, les roues, le froissement des robes, on voit la fumée de sa pipe, il sautille à côté de la jument, touchant la jambe amazone, heureux de pouvoir s'approcher de ce corps, et on entend le rire des enfants qui ne vous cherchent plus, ils sont entrés entièrement dans ce bonheur et se préparent à l'illustrer de leurs cris, on voit la boucle et la frange du chemin qu'ils traversent dans le sens de la tradition, mais comment rapprocher ces coutumes de cette étrange beauté qui ne remplace rien ? Le soleil s'agrandit dans le violet et le jaune. Fatiguée, vous vous êtes assise sur le marbre moussu, à cet endroit du marbre qui touche presque le mur d'enceinte et où passent des herbes folles quelquefois en contrepoint d'un chapelet de fleurs qui semble jaillir des pierres comme de l'eau. Vous plongez vos jambes dans cet inconnu que le soleil ne visite jamais, vous avez vérifié ce petit extrait de réalité avec une minutie qui vous étonne, mesurant le temps, la marge, la profondeur de ce recoin peut-être sale, solitaire et définitif. Le cortège s'éloigne. Blanche robe, elle s'éloigne au rythme du pas et son voile s'étend sur cette échappée belle. Vous aimez déjà les images bien composées, avec cette diagonale plate et inévitable qui donne un sens au regard malgré le regard. C'est ce que vous retrouverez plus tard, faute de l'avoir atteint, dans la peinture extatique de la comtesse Gisèle de Vermort.

— J'ai vu le feu la première. Il roulait. Toute la pente au-dessus du chemin s'est embrasée d'un coup. Je n'y crois pas. Cette lumière à ras de terre avec ces éclats d'arbustes qui implosent les uns après les autres, sans bruit, car le vent n'a pas encore tourné. Il tournera plus tard, je sentirai ce souffle brûlant, cette mémoire revenue, et la solitude en m'apercevant de l'éparpillement du cortège qui s'étonne de ne plus exister. Mais avant que le feu ne vienne détruire le peu de végétation qui vivote au pied du mur du cimetière, il y a eu l'embrasement de la robe blanche, l'écart de la jument, la main de mon père qui tente de retenir la jambe soulevée, la chute courte et précise, dans la terre et les pierres et les herbes sèches et pointues qui reçoivent ce corps comme une offrande. Je n'ai pas entendu les cris de mon père. La jument a traversé le feu pour rejoindre le pré. Les gens descendent, se regroupent, continuent de s'éloigner, je ne vois pas ce qu'on raconte depuis, je n'ai pas été le témoin de cet arrachement : mon père s'exhibant entre le feu et la pente, d'un cri épouvantable retrouvant la jambe et la baisant, tandis que le feu reculait vers d'autres pentes et que le vent tournait, ce qui a fait lever le nez de la jument tranquille maintenant au centre géométrique du pré qui a l'air tellement étranger à cette terre de soleil et de feu. À mes pieds, l'amandier s'est embrasé d'un coup, puis il s'est éteint et j'ai senti la fumée qui m'a étourdie. Je ne comprenais pas. Je ne voulais pas comprendre. Est-ce que j'étais seule ? Si c'était le cas, on m'enverrait sans doute chez les sœurs pour finir mon éducation et mettre les pieds dans le monde. Je venais de me transformer en futur non pas de ce que je venais de quitter, qui restera passé et sommeil de l'être que je ne peux pas figurer ici-bas, mais d'un monde qui était le mien pour que j'existe avec le temps, me soumettant avec les autres à ce temps inavouable mais clair. La nuit montrait l'éparpillement du feu et des gens. Je me mis à pleurer contre le marbre indéfinissable. Puis j'ai dormi.

— Racontez-moi ces rêves. Il ne peut pas ne pas y en avoir. Ou bien je ne suis que le charlatan qu'on prétend que je suis. Savez-vous qu'on me fait un procès ? Cela ne me rend pas suspect à vos yeux ?

— (Il faudrait parler de la chambre de mon père (pour ne pas parler de ma mère qui y a couché pendant quinze ou seize ans, je ne tiens pas le compte de ses aventures, elle s'arrange toujours pour m'en montrer la cohérence. Nous allions visiter des monuments. Ainsi, je me suis un jour retrouvée toute seule dans la Cour des Lions ou dans le Patio des Orangers (est-il important de se montrer précise et naturelle au moment de décrire une scène qu'on ferait peut-être mieux de donner à jouer ? Je ne le demande à personne qu'à moi-même. Il y a (deux ? trois ?) quatre jours, j'ai décidé d'écrire un roman et d'y mettre la moitié de ma connaissance du monde et de ses peuples d'êtres et d'objets. Pourquoi la moitié ? Je ne sais même pas s'il est important de s'imaginer d'abord la scène initiale (à moins de la supprimer carrément, mais comment ?) ou s'il est nécessaire d'en relater les préparatifs fiévreux, relatifs, obscènes, épuisants, laids, rien, tout, peut-être, jamais, exacts, approximatifs, donnés, à l'aise, histoire de, à l'encan, historiquement, bêtement, adjectif, couleur, sentiment, relativité (je l'ai déjà dit), voyeurisme, désir, retour, voyage, à l'envers, arrêt, pente, altitude, mais c'est peut-être plutôt à une fin qu'il faut penser, je ne pense même pas m'y résoudre. J'allais parler des aventures de ma mère (amoureuse, voyageuse, désireuse, calme, belle) ou de cette chambre que je n'ouvre plus et il me vient à l'esprit que je ne sais pas par quoi commencer. Écrit-on des romans dans ces conditions ? Vous me dites que oui. Et vous avez sans doute raison. Un roman peut ressembler à tout, sauf à un miroir qui ne reflète que l'envers des choses, ce qui n'intéresse personne. Un roman pour dénoncer ? Dénoncer ce commencement d'inhumanité que j'ai à peine effleuré dans mon journal ? D'ailleurs voyez : j'en ai abandonné l'écriture lente. J'ai ce désespoir pour tout expliquer. Non, en vérité : j'en commence un autre (journal) depuis hier. Ce n'est que le commencement d'une autre écriture. Un pas, rien que ce pas et tout recommence sous les auspices du roman qu'aucun titre n'atteint pour l'instant. Comment songer à un titre dans ces conditions ? Le sujet ? Mais vous ! Vous et moi. Moi et le reste du monde. Le reste du monde et ce qui reste encore pour que ça ait l'air d'un tout. La manière ? Comme ça, sur le fil, d'un mot à l'autre, d'un jour à l'autre qui n'est pas forcément le suivant, à travers des nuits dont je ne peux encore rien dire, sur le fil du désir, ai-je suffisamment dit qu'il s'agit de désir ? Le souffle ? Aléatoire, vous le savez bien. Entre deux rideaux. À même les coulisses, goûtant cette proximité véhiculaire. Vous comprenez ? Prenez un peu de ce sirop. Non ! Sans la cerise, elle est amère. Juste le sirop, du bout de la cuillère. Hein ?

— Je ne suis pas amateur de saveurs. Je me tiens à l'écart de toute tentative d'alimentation par la bouche, vous le savez. Il n'y a que l'alcool pour me rendre infidèle. Vous le saviez ?

— J'aime vos infidélités. J'y accroche depuis longtemps des chutes du désir ciselé dans un autre sens, vous savez ?

— Vos infidélités. Je les connais. Un peu de plaisir, pas plus. Je vous connais, Cecilia. M'aimez-vous ?

— D'être ce que vous êtes, oui. Ce peu d'amour...

— Je vous interromps : ... est tout ce qui me reste de vous. Je m'en souviens comme si c'était hier. Je ne vous en veux plus.

— (Il mentait. Mais je n'aurais pas imaginé ce dialogue. J'en devine les prolongements. Vous ne m'écoutez plus. Ne me dites pas que vous croyez encore à sa sincérité d'homme blessé à mi-mort ! Cette approche de la mort me rendrait fou. Il n'a pas besoin de vous. Il vous aime parce que vous l'aimez. Regardez-le. Ce mal qu'il a à manœuvrer ce maudit fauteuil ! Et cette idée (nouvelle, je vous le dis : il n'y a pas si longtemps que ça, il n'osait pas dépasser le seuil de la terrasse, où il s'arrêtait pour écarquiller un peu les yeux à la sensation de je ne sais quel vertige que lui donne le sentiment d'un horizon pour en finir avec cette immensité : les deux forêts, celle des hêtres et celle des tilleuls, la vallée, les toitures de Lily House. Avez-vous assisté à cette attente ? Mais descendez une bonne fois ! lui criais-je dans le dos chaque fois que je m'exaspérais de le voir ne rien attendre et surtout ne rien tenter contre tant de solitude. Si au moins il avait songé une fois à la mort, au lieu de cette demie mort qui n'est rien au fond qu'un passe-temps. Maintenant, il voyage, il s'aventure, pas plus loin que le bois de tilleuls parce que le chemin s'y arrête, voilà tout. Il a l'impression d'avoir tout mesuré de cette distance. Mais il ne dort pas. Il traverse l'insomnie de cette manière. Il n'y a pas d'autres moyens. Je vous parle de Malcolm (Carabas ! dit-on, et je suis le chat, si vous voyez ce qu'il faut comprendre avant d'en douter), ce qui vous rend muette tout à coup.

— Non, non. Je vous écoutais. Vous vouliez savoir au sujet de ce Frank Chercos qui veut tout savoir de ce qui s'est passé avant-hier.

— Avant-hier ? Avant ma conversation avec Carabas ? Que s'est-il donc passé avant-hier qui intéresse tant ce prédateur ? Vous le savez, vous, ce qui motive ces allées et venues qui vont nous rendre fous ? Comme si je ne souffrais pas assez !) absurde de revoir Lily House et pas seulement Lily House : sans Anaïs, Lily House n'est plus ce qu'elle était.

— Il a demandé à Sweeney s'il était possible de nettoyer le chemin de l'ancien chenil. Et Sweeney est en train d'étudier la question. Il en parle à Kateb qui ne veut pas en entendre parler.

— Encore une idée ! Rien que des idées. Tel que je connais Sweeney, le chemin sera praticable dans deux jours, avec ou sans l'aide de Kateb qui me doit un poème.) Il ne mentait pas. Je l'ai toujours aimé parce qu'il m'aime. Pourquoi ne pas écrire un roman ? dit-il en retenant un spasme, pourquoi pas un roman si c'est ce que vous pensez de la vie, je veux dire que c'est toujours un point de vue sur les conversations possibles et que cette possibilité est vernaculaire ou n'est pas. N'oubliez pas les lieux. Le lecteur ne lit pas ailleurs. Mais je ne suis qu'un auteur de romans policiers. Je calcule ce temps pour qu'on s'y retrouve. Qui est le personnage de qui ? Vous proposez-vous de rajeunir le flux de l'écriture ? C'est un propos toujours bienvenu dans une première œuvre, même si le roman n'est pas le meilleur moyen de renouveler les conditions du dialogue que nous entretenons par habitude de la conversation. Que pensez-vous de Frank Chercos ? À opposer systématiquement (point par point) à ce John Vicarenix qui n'a pas tenu quatre titres. J'en suis à presque vingt. C'est mieux non ? Il va falloir que je commence à calculer la vieillesse de Frank. Avec un Moriarty pour l'entraîner avec lui dans sa chute. Comment s'appellera votre personnage de roman ? Fleur ? Non, Jean en fait un bouquet littéraire qui nous a tous laissés pantois (d'admiration au fond) d'étonnement. Je ne vous conseille pas la confusion des noms. Elle déroute toujours parce qu'il faut lui trouver un sens. Donnerez-vous dans l'énigme ou dans quelle autre attente ? Il faut qu'il y ait de l'attente. Avez-vous songé, ma chère Cecilia, à cette attente qui vous détruira peu à peu ? Préparez-vous à cette douleur ? Vous m'aimez ?

Il ne mentait pas. Il était simplement triste. Cette moitié de vie et cette moitié de mort, c'est la vie de tout le monde.

— Pas autant que vous dites. D'ailleurs je ne connais pas le monde. Je vous dis qu'il mentait. Il s'en prend à mon personnage avec des arguments de malade. Et il accumule les titres dans ce sens. N'a-t-il pas publié trois titres cette année ? Et nous n'en sommes qu'à la moitié. Je n'aime pas ce Frank Chercos. Il est en papier. Mon John a quelque chose à voir avec la chair. Voilà ce que je réponds à son mensonge !

— Mais s'il mentait, mon bon Fabrice, c'était à moi. Il n'y a rien à répondre à ce mensonge, si c'en est un, que ce que je veux bien en croire. Aidez-moi plutôt à trouver un nom qui sonne le roman.

— Votre personnage est-il sexué ?) Ces bribes de tout à l'heure me reviennent en même temps que (je me souviens :) le Patio des Cyprès (myrtes et lauriers-roses) au moment de me rendre compte de ma solitude. Il n'y avait personne ni autour du bassin ni sous le portique par où j'étais venue. J'y retournais. Cette odeur me fit fermer les yeux. Je pouvais maintenant entendre le chant de l'oiseau qui traversait ma solitude d'enfant égarée (pour peu de temps) dans une des ombres les plus magiques du château. Est-ce un château, cette première véritable solitude. Ma mère ne revenait pas. Je ne me souviens pas de la présence de mon père. Pourquoi préférer cette absence ? Je revenais à une tour étrangement rose et carrée. Elle était peuplée de voix et je les entendais monter et descendre sans se soucier de leurs voix. J'écoutais. Voyez comme je suis dans l'attente d'un détail. Cette odeur me transporta encore. Cette fois, j'entrai nue dans le bassin que je venais de quitter. Je descendis. Je longeai des pierres à travers l'herbe haute sur cette pente. Au bout de la muraille, ma mère parlait avec un homme. Ce ne pouvait être mon père. Il ne fait pas partie de ce souvenir. Un autre homme entrait dans ma vie. Maman caressait cette tige. Il ne me voyait pas. Elle avait l'air rêveur. Et il picorait dans sa bouche. Je regardais autour de moi. Mon père n'existait plus. Et je ne trouve pas, malgré les efforts que vous imaginez, le détail qui lui rend l'existence au moment où ma mère caresse cette simple excroissance comme s'il s'agissait du désir lui-même. Je n'espérais rien de cette anatomie. L'homme vibrait. Elle se donnait. Je descendis encore pour ne pas les voir. Je croisais des gitans. Je n'avais pas attendu la fin de cette étreinte. Elle ne pouvait pas durer. Je cherchais mon père. Je visitais des portes, reluquais des fenêtres, traversais des patios, revenais avec cet oiseau, son chant, ou avec cette eau, son bassin, toujours descendant parce que mon corps ne répondait pas à mes questions. Je trouvais mon père assis à une table. Il buvait. Il me regarda pour ne pas avoir à me dire ce que je voulais entendre. Je pensais à son sexe, aux caresses, aux bouches. Il me donna à boire. J'aimais ce sirop. Il en commanda d'autres. Et nous bûmes jusqu'à la tombée de la nuit. Ma mère nous retrouva dans ce patio. Elle posa son chapeau sur la table et dit quelque chose à propos de la boisson. Voulait-elle boire ? Où avait-elle passé l'après-midi ? Avait-elle prévu quelque chose pour la soirée ? Il s'ennuyait. Mais il ne voulait pas me faire du mal. Il pensait à ma solitude. Je parlais de l'oiseau mais pas de son chant. Que lui dire du bassin ? Parler de ma nudité était une drôle d'idée au fond. Je revoyais les myrtes couleur d'amour. Le jet d'eau en l'air. Les dalles mouillées. Cette odeur me troublait. Mais je n'en parlais pas. Je voyais les mains de ma mère. Je mesurais ou je tentais de mesurer cette caresse, je franchissais cette distance d'un homme à un autre avec une facilité qui retournait à ma solitude d'enfant blessée. Qu'est-ce qu'on aime quand on aime ? À quel moment s'égare-t-on ? Pourquoi vouloir le savoir ? Un oiseau ? dit mon père. Il appelait oiseau le sexe des hommes et petit nid douillet le sexe des femmes. Original, dit ma mère. Elle buvait doucement, pour se rafraîchir. Je regardais cette sueur. Elle avait une odeur mais je ne m'en souvenais pas. Enfin, elle ne s'est pas perdue, dit ma mère toute fraîche et moite maintenant. Mais mon père était en train de visiter mon regard. Je ne lui parlai pas du bassin. En pensée, je revenais à la tour, à ses voix et au vertige dont je n'avais pas voulu à cause d'une incroyablement grande envie de vivre et même de revivre si c'est tout ce qu'on peut opposer à la mort. Qui était-il ? Pourquoi en parler ? Ce pouvait être le père de Frank, le vôtre ou même Monsieur Byron. Mais sur le visage de mon père, il n'y avait aucune trace de l'humiliation que je voulais y voir pour qu'il me ressemble. Il avait trop bu. Des accords de guitare venaient du Sacromonte. Mon père singeait doucement le comte. Ma mère s'impatientait. Elle avait rendez-vous avec des amis qui n'étaient pas les siens. Il ne dit rien pour commenter cette sentence, il ne vit pas la mort voyager dans ses yeux de garce, il n'éprouvait rien à la surface du chant, rien à me dire parce que je n'étais qu'une enfant ou parce que je ne voulais pas en savoir plus, ce qu'il pouvait lire dans le regard que je lui destinais pour ne pas la regarder s'éloigner en ajustant les plis de sa robe. Il aimait la fraîcheur de cette robe, dit-il. Moi aussi j'étais fraîche. À cause de mon chapeau de paille et de mes espadrilles neuves. Il observa en silence ces deux extrêmes de mon corps. Le chant l'ennuyait plutôt. On pouvait rentrer à l'hôtel ou refaire le monde en allant au spectacle du cante jondo. Je ne voulais pas choisir. Il parla encore de la fraîcheur d'une chevelure à cause de ses transparences noires, s'émerveilla, dit-il, parce qu'un bras venait de prendre toute la place. Nous marchions. Il aimait les bal(l)ades surréalistes. Mais il était toujours dans cette attente désespérante. Il regrettait le merveilleux. Pas celui d'une jambe ou d'une épaule. D'ailleurs, dit-il (nous descendions vers la ville) ce n'était plus être pas « merveilleux » qu'il fallait dire. Est-ce que j'avais acquis l'habitude des mots ?

— Je ne sais pas. J'ai honte. Je veux retourner à la maison.

— Achetons des souvenirs. C'est facile, tranquille et inutile.

— À Cordoue tu m'as acheté une bague. Je l'ai perdue.

— Tu perdras donc aussi ce collier. À Séville je t'achèterai une broche ou un bracelet que tu perdras dans le sable pour qu'on ne s'avise pas de vouloir le chercher, n'est-ce pas ? Un brin de paille dépasse de ton chapeau. Et tu as taché tes espadrilles. Pourquoi ne pas nous rasseoir ? Cette place chavire toujours mon cœur. Je sais dire non aux Gitans. Connais-tu le secret ? Tu n'as pas l'habitude des mots, ce qui explique ton silence.

— Tu parles pour ne rien dire. Ne dis rien.

— Tu parlerais pour me faire souffrir, je te connais.

Il connaissait les mots et le fond de mon cœur. Il avait cette tranquillité à proposer en échange de la douleur. À l'hôtel, il se réfugia sur la terrasse de sa chambre, sans lumière, sans verre, sans explications pour tromper mes sens. Il caressa enfin cette tige jusqu'au plaisir. Je n'assistai pas à cet achèvement provisoire d'un désir qui pouvait être le mien. J'écoutai le cri, le froissement d'une couverture dans laquelle il entrait. Il passerait la nuit dehors. Il ne dormait jamais dans le lit sans elle. Elle ne reviendrait pas avec les amis qui n'étaient pas les siens. Au matin, il la trouverait dans le lit, nue et éparpillée, souffrant déjà de la chaleur et ne cachant rien des morsures, des griffures, des sucions, des... mais j'ai maintenant cette habitude des mots. J'imagine. Je n'osais pas allumer. Je tenais pourtant un livre contre ma poitrine. Vous connaissez mon amour des livres. Je comprends moins les œuvres. Il me le reprochait :

— Ne lis pas par simple distraction. C'est une sale habitude. Regarde un peu les ouvriers et les bourgeois. Ce n'est même pas un plaisir. Comment expliquer le plaisir sans mettre au moins un peu à jour ce qui reste du désir quand on se met à vivre. Je revivrais s'il n'y avait pas ta mère pour me donner raison de l'aimer.

— Elle ne t'aime pas. Elle cherche. Elle trouvera.

— Lis pour comprendre comment. J'ai besoin de ta mère. Sans elle, tu n'existes plus. Je ne veux pas de cette mort.

Mais je n'osais pas allumer. Cette lumière aurait trop éclairé son sommeil. Elle rentra au milieu de la nuit. Elle pleurait. Elle envoya valser sa robe et sa chemise et se jeta sur le lit en criant pour le réveiller. Son sexe s'était de nouveau dressé. Il le caressa encore, plus lentement. Je m'endormis.

La vie est trop cruelle pour être simplement décrite. Je me suis réveillée bien avant le lever du soleil. J'avais froid. Je fermai les fenêtres. Cette augmentation de température me transporta au bord du vertige quotidien par lequel je recommence toujours (tous les jours) cette vie qui n'est pas (plus) la mienne. Je suis allée les regarder dormir, elle dans le lit, flasque et obscène, et lui dans un fauteuil sur la terrasse, la tête penchée sur la couverture défaite, et j'ai bu. L'eau du matin. Au robinet qui chante. Le nez dans le lavabo épiphanique. Pensant. Revoyant. Vivant encore. Au passage des conversations. Au croisement des silences. Goutte à goutte mémorable. Elle entend. Elle se lève, enfile le drap par pudeur, dit : qu'est-ce que tu fais ? Rien. Je bois. J'aime cette eau. Le soleil va se lever. J'irai dans les jardins. Retrouver. Imaginer. Revenir. Passer. Entre les myrtes et les rigoles, sentant. Corps éphémère. L'oiseau. Ma vie. L'enfance. Le père. Au bout du jardin, l'allée se met à descendre. Il y a toujours de l'ombre sur cette promenade de couleurs. Je voyage. J'ai vécu. Je peux m'aventurer jusqu'à la muraille. On y devine une histoire. Des femmes la continuent jusqu'à moi. À huit heures, mon père me héla de la terrasse du restaurant où il prenait son petit déjeuner en compagnie de ma mère qui se plaignait de la lumière. Son vocabulaire nous déserte. Mon père pense à cette distance. Il caresse ma joue avec la même main. Je ferme les yeux. Je suis cette tige. Je crie. Ma mère est évidemment épouvantée par ce caprice aussi soudain qu'inattendu. Mange, dit-elle. Tu es ridicule. Tu ne t'es même pas coiffée. Qu'est-ce que c'est que ce bracelet informe ?

— Un cadeau de Monsieur Byron.

Qui parle ? me dis-je. Moi ou mon père. Ce pouvait être mon père, mais ma mère attendait la suite de cette absurde explication en me regardant d'un air qui me parut plus amusé qu'offensé, à moins qu'elle commençât son jeu préféré, celui de l'interrogatoire lent qui se terminait toujours par ma défaite verbale et physique. Monsieur Byron ? répéta-t-elle comme si ce compliment seul la troublait à ce point que l'idée de cadeau lui devenait, lentement, habilement, douloureuse. C'est un cadeau, ajoutai-je pour la blesser plus profondément, je ne veux pas en parler maintenant.

— Monsieur Byron te fait des cadeaux maintenant ?

— Ou bien Monsieur de Vermort.

Mon père n'aurait pas cité ce nom. Ou bien cela se passait dans le coin le moins visité de mon esprit. J'étais dans l'attente d'une réaction de ma mère, si c'était bien moi qui venais de parler de Monsieur de Vermort dans ces termes (« Monsieur de Vermort fait des cadeaux aux petites filles » : ajoutant : « maintenant » : et attendant une réponse qui ne vient pas de mon père : mais qui vient : tôt ou tard, voulais-je dire :), si c'était plutôt mon père qui s'exerçait à la pratique de la remise en place des choses, ce qui n'avait aucune chance d'aboutir au vécu dont il pouvait rêver si je ne me trompais pas sur son compte, ou si c'était mon esprit qui cherchait, mieux que la contradiction à laquelle se résumait souvent mes répliques dans le cadre des conversations où ma mère tentait, non pas de m'éduquer comme il m'aurait été agréable au fond, mais de m'écarter de son chemin où l'amour et le plaisir ne pouvaient pas faire bon ménage, ce que je comprenais, ce qui me révoltait, et ce à quoi je continuais de rêver dans l'espoir d'être un jour moi-même, et non pas un reflet entrevu au passage du miroir familial, lequel je ne manquerais de briser un jour, pensais-je, si l'occasion m'en était donnée. Mais qui donne ? À qui demander ? Attendre longtemps ? Cette attente de soi est un enfer. Pour le désir. Monsieur Byron ou Monsieur de Vermort ? Il faudrait savoir. Mais qui veut savoir ? Elle, qui a tout entendu ? Ou mon père qui n'a rien dit, qui recommence, qui ne continue rien, quotidiennement, brisé de tentatives, d'inachèvement, de retour à la case départ, rien dit, pas même ce que je pensais : ce n'est ni Byron ni Vermort. C'est moi. Elle aurait dit : Toi ? sans y croire, demandant : pourquoi... etc. Et moi : ou de..., ou bien de..., de.... Qu'est-ce que ça peut te faire si on me fait des cadeaux ?

— Des cadeaux ? Mais je n'en vois pas l'inconvénient. Au moins pourrais-tu te souvenir du donateur. Ce serait la moindre des choses, te dis-je. Tu devrais commencer ces exercices d'amour dont je t'ai déjà parlé. N'est-ce pas ? (Elle s'adressait maintenant à mon père qui préparait en silence mon chocolat et mes tartines. Il dit :)

— Elle te cherche (enfin !). Elle a cet âge où les enfants cherchent ce genre de choses (oui !).

— Quel genre de choses ? demande négligemment ma mère. Et elle redevient douce et matinale. Mais il ne dit plus rien. Il allume longuement sa première pipe de la journée. Il tousse, chasse la fumée qui retourne de toute façon au-dessus de la table, ouvre la bouche pour la produire, tapote ses incisives inférieures avec le bec qui ne cache rien des mordillements, revoit le moment où je me décide enfin pour un bracelet d'or et d'argent (bel assemblage, avait-il dit à la marchande qui pouvait être une bijoutière ou une simple intendante : je ne lui demandai rien de sa connaissance de la joaillerie. Elle avait répondu : c'est celui que je préfère et je ne demandai pas : le bracelet ou l'assemblage, prête à recommencer mes fiévreuses recherches métalliques au grand désespoir de mon père qui lui aurait finalement demandé de se taire) et s'il revoit ce moment :

— N'en parlons plus, dit-il.

Mais elle n'était plus là pour l'entendre. Je la regardai s'éloigner, majestueusement féminine avait dit une fois un ami de mon père (Monsieur Byron, Monsieur de Vermort, Monsieur Chercos, etc.) qui la regardait s'éloigner sur la même terrasse, dans la même robe qui inspira ce commentaire de mon père (l'autre écoutait vraiment) : fraîcheur. Il avait trouvé le mot. Forcément, dit l'ami un peu désabusé, quand on cherche à écrire... se référant au début de roman que mon père avait soumis à l'attention de son entourage, roman qui avait fini par devenir « de jeunesse » et qui au moment où je commence à consommer ce petit déjeuner, est en passe d'être purement et simplement détruit. J'avais dit (en présence de ma mère et elle s'était levée sans rien dire de ce qu'elle pensait de mes infidélités) : Je ne me rappelle plus. Mon père me regardait manger (et elle s'éloignait, féminine, ou majestueuse, fraîche si c'est mon père qui la désirait, fou d'amour et de désir, sur le point de se déconnecter de son unique écrit et faisant le commentaire de ce projet de destruction à un ami médusé qui se préparait à entrer dans le lit de ma mère avec cette facilité dont on dit encore qu'elle était sa principale qualité. Elle s'arrêta dans le hall, au pied de l'escalier, pour répondre à une interpellation : elle semblait entrer dans cette patience, qu'elle réservait aux autres, me condamnant plutôt à l'exercice de l'inachèvement en matière de rapports affectifs. Je la haïssais. Et je n'aimais pas mon père. J'avalai une gorgée de chocolat.)

— Avec qui parle-t-elle ? Tu aimerais le savoir. (Il ouvre encore la bouche pour se tapoter tac tac tac les dents incisives inférieures, jouant un peu avec son diaphragme ah ah ah pour ne pas laisser couler une larme qui scintille comme une étoile à l'orée de ses yeux oh oh oh mais le liquide chaud épais parfumé est dans ma bouche et je ferme les yeux avant de l'entendre : bon, n'en parlons plus hop hop hop d'un début de lamentation à l'effet dramatique suivant ô ô ô et j'ouvre la bouche sur ce lac de plaisir pour y tremper la pointe d'un croissant qui sent l'homme). On voit l'homme (1) ce n'est pas le même ; 2) je ne le connais pas ; 3) j'aime ce déplacement du désir ; 4) il me plaît ; 5) mon père mesure cette brèche en lui et moi au moment d'en parler) descendre l'escalier, caressant d'une main la rampe de marbre, s'attardant sur le motif d'angle, revenant à cette glissade jusqu'au dernier motif qui est une abstraction de fruit ou la figuration d'un désir secret. Il marche dans l'allée (mon père me parle de la marmelade de citron, de son assemblage avec le chocolat « ils ne savent pas lui conserver son amertume » « sans ce fond d'amertume le chocolat n'existe plus » « a-t-elle précisé si elle revenait pour la visite des alentours ou bien nous abandonne-t-elle à notre sort de visiteurs attentifs et ouverts à toutes les propositions de facettes du monde » « Cecilia... Cecilia... je te parle du monde où nous vivons... je te parle des oliviers, des routes qu'il va falloir parcourir sur toute leur longueur... avec cette chaleur... je ne peux même pas fumer... tu n'as pas fini les tartines... il reste de la marmelade (mais va-t-il cesser de s'occuper de moi ! ne peut-il pas au moins respecter ce silence ! je ne lui demande rien. ainsi elle lui a parlé. il porte bien le chapeau. j'aime ses mains. il les montre. ce n'est pas courant chez un homme. elles accompagnent sa marche. que regarde-t-il en passant. des femmes qu'il salue. sa tête s'incline. il sourit. elles volettent. le chocolat va me rendre malade. il passe le portique. je ne le vois plus. mon père :) tu n'y as pas touché ! Je la monterai dans ma chambre. C'est permis, non ? Je demanderai. (il ne demandera rien. il ne cherchera pas cet interlocuteur. il suivra son ombre. et il trempera un doigt dans cette gelée douce-amère qui provoque toujours mon désir.) Où vas-tu ? Tu me quittes toi aussi ? (il s'est levé. Tapotements. Dents. il ne dit plus rien. c'est inutile. il n'y a rien à dire. changeons de sujet. je passe le portique. je me sens toute nue. comme chaque fois que je commence à mentir parce que je veux savoir. dans le jardin des myrtes, il est assis sur un banc à l'ombre d'un saule. il feuillette un livre. je le découvre. je sens ce déplacement. je passe. je m'attarde. je m'assois. il me regarde. on se connaît.) Ah ? fait-il. Ah ? fait-il encore en écoutant mon nom qu'il flatte un peu de sa langue. Ah ? fait-il enfin en apprenant que je suis la petite Chercos. Ah ! Ah !

Si je l'ai suivi)... tu n'aimes plus la marmelade ?

— Je n'ai plus faim. Je vais m'ennuyer aujourd'hui.

— Nous visiterons la campagne. Je connais une bodega qui te plaira. Il y a des chevaux. Tu aimes les chevaux.

— Ils m'ennuieront aujourd'hui. Je vais lire. N'importe quoi. Et puis je n'ai plus faim. Qu'en penses-tu ?

— (tapotements) Si tu n'as plus faim... si les chevaux t'ennuient... si tu préfères lire... que liras-tu ?

Je le lui dis. Il aime les titres. Il n'a pas lu le texte de tous ceux qu'il connaît. Et que dire de ceux qu'il ne connaît pas ? dit-il en riant au lieu de : que penser de ceux que je ne peux même pas imaginer parce que je n'ai pas traversé le premier texte. Pourquoi ne plus en parler ? Maman revient. Fraîche. Recomposée. Un personnage par jour, dit mon père.

— Je t'amène chez le coiffeur, me dit ma mère.

— Oh ! Oh ! fait mon père. Je crois bien qu'aujourd'hui elle préfère s'ennuyer. Elle vient à peine d'en parler. Même les chevaux...

— Tu as l'air d'un épouvantail, dit ma mère. Et puis ne discute pas avec ton père de bon matin. Il est encore en train de rêver.

Je pensai : il rêve ? À quoi ? mais je dis : si ça ne prend pas trop de temps... (Ça prendra le temps qu'il faudra ! Change de robe. Et toi cesse de te moquer. Tu ferais mieux de...) etc.

Je n'écris pas les dialogues. Cette imitation du réel ne remplace rien, ne croyez-vous pas ?

— On ne sait jamais... au détour d'une réplique, sous la proposition à peine subordonnée, dans le jeu des silences... il y a quelquefois de quoi alimenter la pente descendante de l'imagination.

— Nous avons été chez le coiffeur. Nous avons acheté des fleurs. Une bouteille de liqueur pour la conversation du soir s'il y a un invité, ce qui arrive, arrivera, n'est pas encore arrivé, dis-je à ma mère qui préfère l'espoir d'une visite à l'attente du souvenir. Nous avons traversé des boutiques à la recherche d'un accessoire. Elle a trouvé un peigne d'argent. Elle a aimé ses reliefs. Une abstraction purement décorative. Vieille abstraction d'ailleurs. On la retrouve au musée, je me souviens. Sur la place N*, nous avons bu une orchata fraîche et dégoulinante. Nous avons parlé. De mes yeux. De mes seins. Du bracelet. Je voulais parler d'elle. Elle m'aimait. J'entrai dans cette vie étroite pour ne pas avoir à le dire. » « Regarde, dit-elle au passage d'une jeune fille. Elle est en fleur. Ne vois-tu pas ? » J'inspirai cet air. Elle sentait le citron et le poivre. Cette présence flotta longtemps à la hauteur de mon imagination. « J'aime cette beauté, dit ma mère qui avait l'air ravi. Je n'y peux rien. Je te la souhaite. » Ce désir a-t-il quelque chose à voir avec mes vertiges ? Je ne sais pas si j'ai raison de dire oui. Nous nous déplaçons encore. Vers l'hôtel. Nous rencontrons. Le dialogue continue. Réalité. Mais je rêve. L'homme que j'ai suivi ne m'a pas souri. Il a refermé le livre dès qu'il m'a vue. Et il s'en est allé. J'ai aimé cet éloignement. Ses mains. Son chapeau. Le livre. Il sait qui je suis. Je pourrais savoir qui il est. Il disparaît dans les lauriers-roses. Je m'arrête à cette disparition. Je viens de la vouloir.

Retour au vertige. Chez le coiffeur. Je sais ce qui m'attend. Du bijou à la jeune fille en fleur, toute la gamme des signes d'une éducation du silence et de la foi. Elle coiffe une mantille avant d'entrer. Je m'agenouille sur un prie-dieu qui appartient à... Camila Rodriguez Alarcón... ma mère me relève, exprime son désespoir au passage d'un être humain qui revient de l'autel, me force à m'asseoir sur un banc qui sent l'encaustique, je sens les glissements de ma robe, je sens la proximité de la pierre, les caresses qui l'ont patinée, ma mère préfère un baiser et je regarde ses lèvres s'écraser mollement dans cette crasse statufiée. Vertige de soleil à la sortie. L'homme tient un bouquet. Il l'offre. Elle rit. Je suis témoin. Mon père ne m'en voudra pas. Il entrera peut-être dans mon lit. L'homme écoute mon prénom. Il le répète pour s'assurer une bonne adéquation. Puis-je parler ? J'ai laissé mon foulard sur le banc. Non : je l'ai oublié. Tu l'as oublié ou tu l'as laissé ? dit ma mère qui revient lentement à sa colère de femme. L'homme l'observe. Il cherche à savoir. Ne devine sans doute rien. Il n'a pas l'instinct du chasseur. Je ne l'aime pas. Je ne veux pas prononcer son nom chaque fois que je suis obligée de lui adresser la parole. Il aime bien ma façon de porter le foulard. Il me féminise. Qui ? l'homme ou le foulard ? Je le retrouve, passage incohérent de la parole, avec ce qu'elle suppose d'indifférence et même d'impatience (il se dressait sur la pointe des pieds pour regarder le dessus vague et lustré des bancs dont je préférai contourner l'alignement obscène, le foulard n'ayant pas d'autre existence que celle de ses couleurs), à l'attouchement discret mais précis, profond, long et incroyable de l'épaule que je ne lui avais pas offerte. Il touche cette épaule en connaisseur (et non pas avec cette curiosité qui est celle de mon père quand je croise mes jambes ou arrange mes chutes de mèches noires qui provoquent toujours sa conversation, la ramenant sur le terrain de l'amour considéré par lui (parce que moi, je n'en sais encore rien et doute même fortement d'en savoir jamais quelque chose d'autre que la sensation vague et sinistre de n'être plus tout à fait seule avec mon désir) comme (dit-il) une aventure de la conversation.

— Parler ? dis-je (un jour de conversation, simple parenthèse que je vais fermer sur une note de tristesse incurable). Pourquoi parler ?

— À qui parler ? est une question plus probable, Cecilia. Tu as de beaux cheveux. Quelqu'un t'en a-t-il déjà parlé ?

(Je ne réponds pas à cette question. Je dis :) À qui parler ?

— Ta mère parle aux hommes avec le même souci d'être bien comprise entre ce qu'elle veut et ce qu'elle peut donner. Tu comprends ?

(Je ne comprends pas. Suite de la parenthèse (j'en étais au moment où l'homme du moment de la vie de ma mère touche mon épaule pour me conduire vers la sortie : il frémit et j'ai le désir de contrôler ce tremblement biologique) :) Je ne sais pas si je vais me souvenir de tout, continuai-je.

— Te souvenir de quoi ? dit mon père.

— Des mots, de ces mots. À propos de maman.

— N'exagérons rien. Je n'ai pas tout dit. Veux-tu que je te parle de tes yeux ? Les regardes-tu aussi souvent que moi ?

— Dans le miroir ?

— Dans les miroirs. Un seul miroir te mentirait, Cecilia. Tu n'as pas répondu à ma question.

— Tu veux parler des yeux des autres ? Les tiens par exemple.

— Je ne les regarde jamais. Ce commencement d'abîme me donne des vertiges dont tu ne peux pas avoir idée.

(Je veux être aimée, pensai-je. Peu importe si j'aime. Après tout, la solitude ne me tue pas. Ce qui n'était pas le cas de ma mère. Mais pouvait-il expliquer si simplement cet enchaînement d'infidélités qui n'avait pas de sens par rapport à lui ? Ma mère est morte depuis si longtemps. Je n'y pense plus. Je ne lui ressemble pas. Je ne ressemble pas à mon père non plus. Qui suis-je ? Pauvre question si je pense que c'est ordinaire et définitif. J'y pense chaque fois qu'on entre en moi. J'aime cette possibilité. Mais je ne veux plus être aimée. Ni aimer non plus. Je voudrais qu'on me laisse à cette tranquillité à laquelle je trouve un sens. Peu importe si j'aime.

— Vous m'aimeriez si je vous le demandais.

— Mais vous m'aimez déjà ! Fermons encore une parenthèse.

— Mais laquelle, Cecilia ?). Nous revenons ensemble sur le parvis. Il ne me touche plus que du bout des doigts. À l'approche de ma mère qui mesure cette proximité inattendue. Il la voulait nue dans le hammam. Nue ? J'avais surpris ce désir à cause de ce mot. Nous étions dans le hammam. Ses étoiles me rappellent ma chambre. Ses couleurs me ramènent au début d'enfance telle que je me la figure encore, longue et enivrante. Je les suivais. Je m'attendais à sa nudité. C'était des mots d'amour. Ce n'était que cela. Mais je les attendais. Pouvais-je retrouver la phrase exacte ? Était-ce : je te veux nue dans le hammam ( ?). Ou bien en réponse : t'y verrai-je nue( ?). Elle avait ri, emportant le reste des mots avec cette écume du bonheur. On entrait dans le hammam quand je me suis mise à dévorer cette nudité. Je la voulais pour moi. Lui immobile et cherchant les mots et elle nue et oublieuse de la robe qui continuait son existence de robe dans le canal de marbre rose qui descend si lentement jusqu'au bassin où je regrettais (en réalité) l'absence de l'eau. Tout le monde rêve. Ce partage est inacceptable. Mais j'étais entrée dans sa nudité. Personne ne me convaincrait jamais du contraire.

— Du contraire ? De quel contraire parlez-vous ?

— Il me touche encore au moment de sortir du hammam. Il dit : j'y reviendrai avec toi. Ta mère n'a aucune patience. Ces arabesques la rendent folle de jalousie. Elle se mesure à l'impossible. Donne-moi la main. Elle marche vite. Quelque chose l'a troublée sous les étoiles. (Pensait-il à son désir de nudité ? Comment ravivait-il ce feu s'il s'éteignait parce qu'elle faisait un caprice. Elle marchait vite. Elle s'éloignait. Il aimait le soleil dans sa chevelure. Elle ressemblait toujours à un personnage de roman. Il ralentit pour me regarder : pourquoi ? dit-il. Je souris. Il me pinça le nez et je m'accrochai à sa main en me disant qu'il était peut-être mon père.

— Il voulait retourner au hammam. Avec vous. Vous voir nue. Toucher. Trouver la caresse exacte. Il me l'a confié un jour. Depuis, il se cache, vous le savez. J'aimais bien sa conversation.)

Il nous laissa dans un jardin qu'il quitta pour un autre (selon mon idée). Elle ne lui en voulait plus. J'entendis encore le mot : nue mais j'étais sur le point de perdre patience. Je n'y attachais plus aucune espèce d'importance. Elle lui offrit sa langue qu'il baisa du bout des lèvres. Il me dit : à demain, beauté ; et elle frissonna pour me le reprocher. Elle ne parlait plus. Nous revenions à l'hôtel. Deux jours plus tard, nous revenions à l'Esperanza. Mon père s'en alla fleurir la tombe de Cortina et revint en pleurant. Je ne sus jamais pourquoi. Il pleurait dans sa chambre. On l'entendait. On ne l'aimait plus. On pensait à d'autres aventures. Je multipliais les miroirs. On finissait par se ressembler. L'année suivante, nous reproduisîmes la même existence d'été. Et il pleura encore au retour du cimetière, mais cette fois je connaissais les raisons de cet effondrement rituel : elle voulait le quitter. On ne l'aimait plus. Nous n'avions plus de vie. Elle aimait quelqu'un d'autre. Il l'aimait. Et je ne voyais pas plus loin de mon reflet que je croyais fidèle. Nous retraversâmes toutes les années dans le même sens. On ne l'aimait toujours plus, mais j'avais connu l'amour et élucidé la surface du désir. J'avais changé. Il fallait que ça arrive. En même temps, il se rasséréna. Elle n'assista pas à nos retrouvailles. Cet été-là, elle retourna à Grenade sans nous. Une amie l'accompagnait. On se quittait. Nous n'existions plus. Existerions-nous encore à son retour, au moment d'entrer dans le tragique automne ? Mon père ne voulait pas en parler. Je revenais à lui à cause de sa douleur. Que se passait-il entre mon désir et sa douleur ?

Tout de suite, il me parla de x....., l'ami sentimental du moment. Il le trouve intelligent. Il parle de cette intelligence à laquelle je n'ai rien accordé de ma patience. Mais il en parle tout de même. Il en vient à l'amour. Il ne sait rien de l'amour. Si je savais, dit-il, ta mère serait la première à le chanter.

— Tu m'as promis de ne pas en parler.

— De quoi parlions-nous ?

— De moi. De ce que je ne sais pas encore. Mais ne parlons plus.

— Pourquoi ? À cause de la nuit. Quel livre lis-tu ? Ah ? J'en ai entendu du bien. Ce qui ne veut rien dire. Mais tu me diras tout si je n'ai plus ce désir. Les livres me passionnent. Je crois aux mots. J'en ai la force. Ce n'est pas facile. Sens-tu ce néant ? Derrière la nuit, le soleil. Et derrière le soleil ? Les mots, ma chère, les mots et la suite des mots, la suite des mots et ce qui arrive aux romans et autres poèmes. Je t'ennuie. J'aime aussi le titre.

— Ne parlons plus, je t'en prie. Ou bien laisse-moi seule.

J'étais nue dans le patio des myrtes et des lauriers-roses. Je dénudais d'autres pensées. J'avais ce désir de tout, cette connaissance du choix nécessaire et cette manie de l'expression : je suis entrée dans le lit de mon père. Il m'attendait. Il ne dit rien d'autre. Au matin, j'ouvris les yeux pour décrire cette chambre qui devenait la mienne parce que je lui avais donné un sens.) ou ne pas en parler et plutôt peindre le portrait de cet homme sur fond de chambre : les tapis, deux par terre et un accroché au mur au-dessus du lit qui s'y appuie, sans dosseret, sans même un couvre-lit qu'on s'attend toujours à trouver, sans lampe de chevet, ni chevet, pas même un cordon, rien de piteusement bourgeois, rien de définitif dans la chambre de mon père où il n'est possible que de se coucher, dans le lit ou sur un tapis, ou bien s'approcher de la porte-fenêtre pour franchir le seuil d'une conception de la tranquillité qu'il ne trouve pas, d'abord rêve d'amour, pour donner et recevoir, puis rêve de solitude, sans transition, mais à quel moment de sa vie ? Si l'on s'assoit (lui et moi cet été qui recommence le rêve là où on l'a laissé à la fin d'un autre été, mais lequel ?) sur un tapis, il décroche un plateau de cuivre, le pose à la portée de mes mains tremblantes, sert le thé, commente le temps, celui qu'on passe ensemble, celui qui nous sépare, un seul temps pour nous sortir du mauvais pas des rêves qu'on ne partage pas. C'est que je ne comprends pas toujours cette solitude. Je l'ai vécue pour l'oublier au seuil de l'adolescence. En oublier les murmures, les frissons, les effleurements, les à-peu-près, les clins d'œil, en oublier la légèreté, cette légèreté du sens au moment de se préférer à distance, improbable et désirable. La lampe qui descend du plafond est un souvenir ancien d'une autre ornementation qu'il n'évoqua jamais sans tristesse non : sans cette mélancolie qui se finit en étourdissement, le thé renversé sur le tapis, les fruits répandus sur le marbre bleu dans le triangle de lumière qui vient du dehors. Le soleil revient toujours. De la sérénade à l'aube, il se passe toujours le même amour et il ne veut pas reconnaître le jour, moment de rencontre avec le soleil, selon moi qui me dore, me baigne, me compose, m'aime au fond mieux du chant de l'aube à la sérénade que je n'écoute pas. Habitude de mise en jeu dès le premier jour d'absence de ma mère. Le premier soir, il chante parce qu'il me désire. Au matin, il ne veut pas entrer dans le premier jour. J'en profite pour me voir. Miroir de l'eau brisée, un peu. Mais de la piscine, sous le jet d'eau recomposé et disponible, je contemple sa fragilité, pour ne pas dire sa féminité. J'admirais ses bagues, ses lèvres, ses mèches, son immobilité chaque fois qu'il fermait les yeux pour se soumettre à la douleur, son fin tremblement quand il revenait au soleil pour y chercher ma tranquillité et n'y trouver que mon lent éloignement, mes questions, mes doutes, mes peurs. Il n'aime pas l'eau. Il préfère l'ombre. Ses mains sont faites pour la musique. Je le reconnais. Il ne sait plus. Sa vie se transforme en brouillard. Il boit. Dans la chambre, j'ai trouvé la clé de la bibliothèque. J'ai trouvé un mouchoir de ma mère. Sur un plateau que je n'avais pas vu cette nuit, il y avait un projet de lettre, une autre sérénade, il regrettait. Mots entrevus, tout juste. Puis les arabesques d'ombres et de lumières des rideaux et à travers cette fausse transparence, mon père qui boit lentement à l'ombre d'un olivier, debout appuyant une main sur l'oblique noire du tronc, le verre dans l'autre main, il regardait, je le voyais, devinant tout le sens à donner à cette distance. Mise à jour et au net du désir. La chambre à laquelle je reviens me semble propice à la tranquillité qui accompagne toujours cette coulée de pierre brute. J'attends. Il y a une attente tremblante aux intervalles des nuits passées avec lui en caresses et en mots, prise de vertige à l'idée de cette possibilité. Je ne lis pas la lettre. Je ne pénètre pas les regrets. Les mots redeviennent encre. Je n'avais pas vu ce tableau. Je n'avais pas vu non plus cette suspension végétale. Sur le balcon, les bougainvilliers recréent la lumière. Écran pour donner des limites au portrait que je trace avec des choses et des mots. Liste des choses. Sens des mots. Mon père quitte l'ombre de l'olivier, traverse un plan de terre blanche et rude, revient à l'ombre de la tonnelle, s'assoit, caresse sans la regarder la cruche de vin aux gouttelettes d'ombre. Attendre ce flux à l'intérieur de son corps. Traversée d'un enfer. Jusqu'à cette évaporation de pensée qui marque la fin de son délire. Odeur des roses étrangères. Je lis la lettre. Autre douleur, autre attente, et le sens qui se perd. Il trempe ses mains et ses bagues dans la baignoire des oiseaux, se rafraîchit le visage comme un oiseau. La cruche est restée dans l'ombre. Son linge sèche sur le dossier d'une chaise. Les cheveux de mon père brillent dans cette apparente lumière. Il voyage une minute dans le soleil. Il veut se réveiller. Il inonde ses yeux, frotte ses joues, serre les poings tout en marchant, balancement des hanches, objet de cet éclairage. Qu'est-ce que je cherche dans cette oisiveté qui commence l'été ? Je n'avais pas encore remarqué ce bouquet de lys aux perles de jour. Odeur facile d'un tout. À mon attention. Je le sais. Je lui dirai : merci pour les fleurs, il répondra : merci pour le jour. Que sait-il que je ne sais pas ? Pourquoi cette facilité chaque fois qu'il s'agit de trouver les mots pour plaire ? Pourquoi ne plus les trouver au moment des regrets ? Quels regrets exprimait-il dans cette lettre ? Il est dans l'attente du retour à la normalité. Passade du désir. Avec qui est-elle partie cette fois ? Le laissant en proie au désir d'elle. Proie facile. Comme un bouquet. Comme une rencontre de bouquet. Dans la chambre où je ne désire qu'une chose : qu'elle n'y entre plus sans moi.

Je n'avais pas remarqué non plus le secrétaire en bois d'ébène. Maintenant, j'ouvre les tiroirs un à un, explorant vaguement les contenus de papier, de bibelots et de reliques. En bas (je pense qu'il a dû retourner dans l'ombre de l'olivier pour s'asseoir près de la cruche ; Dolores a apporté une corbeille de fruits ; j'entends le dialogue mais n'y entre pas ; le rideau du secrétaire était-il fermé quand j'ai commencé ce voyage dans les territoires secrets de mon père) il me demande si je veux l'accompagner dans sa promenade matinale ; je pourrai emporter un fruit ou deux ; il se chargera de la gourde. Nous reviendrons pour le déjeuner. (En plein après-midi, ce retour à la maison après avoir vécu des heures et des heures de marche dans ces sentiers qui mènent tous au cimetière ; à moins qu'on reste manger chez un voisin qui pourrait être...). Je n'ai pas envie de cette promenade. Il reviendra. En l'attendant, je continuerai mes explorations biologiques. Je n'ai pas envie de marcher. Je veux savoir clairement ce que je sais. Il ne m'aidera pas. Elle est partie hier dans l'après-midi. Un taxi est venu la chercher. J'ai regardé l'homme s'occuper des valises. Il n'a pas dit un mot pendant tout le temps qu'il est resté à la Esperanza, même pas quand ma mère lui a posé une question, sans doute parce qu'elle connaissait la réponse et qu'il savait tout de ce genre de femme quand elles se mettent à interroger l'avenir. Elle m'a embrassée et j'écoutais le moteur. Mon père était assis à la terrasse. Elle ne regarda même pas dans cette direction. Je désirais ce départ, cette absence, ce non-retour. Ils arrivaient pour m'enchanter et je cédais amoureusement à cet enchantement. La voiture s'éloigna. Je la maudissais avec les mots empruntés à ce que je savais de la tradition dans les cas de haine familiale. Beau lexique, je le bénissais. Je revins à mon père. Il ne pleurait pas. Je pouvais douter de sa sincérité en matière de silence mais il me regarda pour me donner à penser. Je m'assis, indolente et facile. Tout le monde parle de l'esprit comme si c'était tout l'intérieur de soi. Je sentais cette autre présence, mi-être, mi-désir. Nous avons déjeuné dans le même silence, à distance de la conversation, vigilants et obscènes. Puis mon père s'est endormi. Son café fumait sur la table. J'y trempai mes doigts, je suçai cette saveur interdite, je revenais à la surface du temps, devinant la somnolence, l'attente des mots, l'espoir du retour, les changements de corps, glissades, murmures, chair de poule, gouttes de sueur à la saveur retrouvée, perles de café dans mon imagination fragmentaire et grotesque. Ses doigts tremblaient sur les arrondis des accoudoirs suiveurs de rêves qui traversaient peut-être ce sommeil de pacotille. Dolores n'avait pas levé la table. Elle attendait dans le salon, nous observant d'un air tranquille qui en disait long sur son sens de la tragédie. Je lui souris. Je sentais le soleil sur mes dents. Elle posa un doigt sur ses lèvres, l'autre main m'invitant à la rejoindre. Tandis que je quittais la chaise, avec la lenteur qu'elle continuait de m'imposer du regard, je tentais de mesurer ma place dans cet espace connu, reconnu, nécessaire et léger. Je gagnai l'ombre. Elle y régnait peut-être, tragique au bon moment, transparente dans les cas de non-retour, excessive dans le silence et cohérente si la parole lui était donnée par le regard ou la main, jamais verbalement. Je l'aimais. On aime toujours cette simplicité. Ce n'est pas de la simplicité bien sûr. C'est un abandon, une possible révolte, du temps consacré aux autres, un manque de vocabulaire, une histoire d'amour extraite de n'importe quelle saga. Pas simple, cette fausse caresse dans mes cheveux. Ni vraiment complexe ce passage du regard à l'attouchement, disant (considérant que la parole est une conclusion et la prenant chaque fois qu'elle a le sentiment d'avoir raison malgré les apparences et au-delà des convenances) : ne le réveille pas. Je regrettais le café, ses perles noires et clairement amères. Mais il avait besoin de dormir. Elle l'avait vu pleurer, dans le secret d'un mouchoir, comme un enfant. Elle ne reviendrait pas. Pouvais-je comprendre ce qu'on me demandait maintenant ?

Elle s'en alla sans attendre ma réponse. Non, je ne savais rien de ce qu'on me demanderait de plus en plus clairement jusqu'à épuisement lent de cette patience qui n'était que l'apparence du désespoir. Je ne voulais pas penser à cette lenteur. Il dormait. Je pouvais le croire. Ses mains ne frissonnaient plus sur les accoudoirs lisses et étrangement paraboliques du fauteuil qui était avant tout le sien. Je ne m'y asseyais jamais sans sa permission. C'était un osier à odeur de peinture et de cire, craquant comme un pain et vaste comme un lit. J'y lisais quelquefois. On m'y surveillait. On m'y désirait. Je savais tant de choses à propos de ce fauteuil ; tant de paroles, ponctuées seulement par les silences de ma mère, m'en avaient rendue captive et tremblante ; et ces regards qui l'habitaient en étrangers à mon désir si c'était ce que je voulais qu'elle pensât de moi. Maintenant il tentait de revenir à la réalité, cherchant une issue à un rêve qui me dénudait avec les autres, me rapprochant de la tasse de café tiède au disque blanc de soleil, assistant à cet épanchement qui me rendait folle, sans compter les bruissements de la masse incohérente des bougainvilliers qui semblaient accompagner cet éclatement de la réalité d'une infinité de taches de sang et de verdure où je me plaisais à reconnaître mon plaisir nouveau. Dans le salon, Dolores attendait le moment de pouvoir enfin lever la table. Je lui souhaitais cette attente. Mais elle avait toujours cet air tragique, cisèlement des chairs de son visage dans le sens du dénouement. Dans ces cas d'intrusions et de viol, le temps s'arrête. Je mangerais cette chair pour la priver de mon existence. La tiédeur du café m'interdit ce plaisir. Je retrempe mes doigts dans cette amertume retrouvée par désir de recommencement, mais l'absence de brûlure est exactement la fin d'un rêve, un rêve d'enfant à l'endroit d'une attente qui n'est pas motivée par mon désir, et par conséquent fille d'esclave et mère de la mort-née. Au fil de cette incartade, mon père ouvre les yeux. Je suis Cecilia. Ton café est froid maintenant. Il ne te réveillera plus. Passons aux liqueurs. Il rit. Dolores penche la bouteille d'eau-de-vie. Le petit verre se remplit. Je trempe un doigt mordu ce matin pour me punir de ma bêtise. Cette autre douleur me ressemble mieux. Dolores, dit mon père, mettez-la donc au lit. Il me regarde : à cause du soleil, explique-t-il. Il montre la canisse irisée, l'immobilité d'un insecte, la poussière d'une pierre à l'angle qui descend dans la cour. Le soleil. Je n'y avais pas pensé. Cette cruauté m'abandonne aux bras de Dolores. Elle me dépose dans le lit tiède, me dénude méthodiquement, met en route le ventilateur et jette un coup d'œil sur le bouquet de fleurs flou à cette distance. Elle laisse la porte ouverte. Mon père dit en passant : essaie de faire un rêve racontable cette fois. Il rit mais ne s'arrête pas. Puis le silence. Celui des insectes et des pierres. Ce soir, ils bruisseront et elles s'effriteront. Mon père me conduirait dans cette approche de la nuit. Seule, je m'y perdrais. Mais n'anticipons pas. La sieste me prend en plein vol de sentiments nouveaux. Je suis allongée sur le dos, je souhaite qu'on ferme la porte à cause de cette nudité dont je sais bien qu'elle n'est qu'une approche approximative de ce que je désire mieux que les autres ; on dirait que je vais m'endormir, à cause du silence, de la lumière filtrée, étroite et légèrement poussiéreuse. On dirait, si on me voit (mais qui me regarde ?) que je cède à ce sommeil qui n'est pas le mien parce que je ne l'ai pas voulu. Je sens ce frémissement humide de ma chair, traversant les plis, recherchant ce silence parce que je l'ai perdu à cause des pas de Dolores qui ferme une porte et descend l'escalier. Si je sors sur mon balcon de pierre et de lilas, je la verrais dormir sous le porche, la tête penchée sur une épaule, la bouche ouverte toute grande, les mains croisées à plat sur une cuisse et sur l'autre cuisse n'importe quel ouvrage inachevable de fil ou de papier que je lui ai toujours connu dans ces moments d'attente que tout recommence dans le même sens. Je verrais mon père nu et intranquille faire le mort sous un ventilateur tremblant. Dans le patio, le petit Lorenzo chercherait le sommeil sur une botte de paille qui picote traîtreusement la surface de sa chair en formation. Je verrais d'autres restes encore. Celle d'un ouvrier qui continue de vivre parce que c'est mieux pour tout le monde. Il ne boit pas de vin à cette heure. Il se rafraîchit à une cruche dont le jet est une vieille habitude. Sous le citronnier où il attend de pouvoir revenir à son travail, il ne trouve pas le sommeil et il parle tout seul, comme s'il était possible d'inventer une conversation dans ces conditions de confiance et de solitude. Mais je ne sors pas sur le balcon pour revoir ce que j'ai vu hier et me ressouvenir de toute l'itération jusqu'à ce moment de provocation absurde qui n'existera pas parce que je reste couchée, entre la porte ouverte que personne ne ferme et l'orgie de couleurs et de poussière de la porte-fenêtre que Dolores a entrecroisée derrière les volets fermés. Avec quoi je joue ? Avec les couleurs parce que c'est toujours nouveau et avec la poussière parce que c'est facile. J'entre mon pied dans ce scintillement en suspension illusoire, je remue cette eau trouble qui sépare d'un rai les couleurs du rideau. Puis les deux pieds s'activent dans cette homogénéité provisoire, mes mains, mes épaules où je surprends des formes nouvelles, mes cheveux que j'imagine mouillés et flottants en désordre dans ce bain d'incohérences, mon ventre, mes cuisses, les pliures du drap que je redessine à coups de pied, m'élevant encore par jeu, au contact de ce que j'imagine être un moyen de spectacle. Mais il n'y a personne pour me regarder. Si je m'aventure dans les couloirs, jusqu'au bout de ce voyage, je reviendrai mollement traversée de rêves inachevés me jeter dans ce lit où je passe la plupart de mon temps à attendre qu'on me permette de le quitter pour me donner aux lieux de mon enfance où ce lit ne figure pas tant que j'y rêve éveillée en tout cas. Je ferme la porte. Hier j'ai été jusqu'au bout du couloir pour entendre ma mère qui parlait derrière la porte de sa chambre mais je ne me suis pas approchée assez près pour comprendre ce qu'elle disait. Je suis retournée sur mes pas sans le plaisir de cette augmentation de savoir que je m'étais attendue à trouver devant la porte qui parlait à la place de ma mère. Aujourd'hui je ferme la porte de ma chambre parce que je sais que la porte de la chambre de mon père est fermée. Je n'irai pas l'ouvrir pour assister à son immobilité nue. Donc, l'air ne circule plus, la température monte, les rideaux ne sont plus agités par l'air du dehors qui n'entre plus faute de porte de sortie, je peux voir le ralentissement de la poussière tangente à la lumière, j'attends cet arrêt, combien de temps ? Je colle mon corps contre le volet brûlant. Cette verticalité me trouble. Ce corps me communique de l'être, de l'existence, de l'amour ou je ne sais pas quelle présence de l'autre qui me donne la nausée. Mais la brûlure me tient à la surface de cette hallucination. Je n'irai pas plus loin. Je tire le loquet, provoque en savante cet éblouissement qui change tout, autre verticalité ironique, montrant toute ma nudité au petit Lorenzo qui n'en revient pas, qui s'assoit sur la botte de paille et qui regarde comme s'il ne m'avait jamais vue telle que je suis. Il me revoit. Il me reverra encore chaque fois que j'en aurai envie. Je m'avance sur le balcon, me cache un peu dans le désordre calculé des lilas (ou des liserons, ou des géraniums c'est plus probable) et il sourit. Il me croit toujours. Il ne dormira pas. Sous le porche, Dolores dort paisiblement. Encore un abandon de sa personnalité aux habitudes de la maison. Elle se réveillera si Lorenzo se met à parler. Je m'habille de verdure. Mon père me trouvera tout à l'heure dans cette broussaille. Il ne posera aucune question. Il dira : viens, et je le suivrai dans la chambre où Dolores sera en train de tirer sur les draps et de donner des coups de poing dans les coussins. J'entrerai dans une robe, tendre et dégoulinante, végétale comme je m'aime, un peu désorientée par l'air qui revient occuper la lumière. Dolores dira sur le balcon : file ! ; presque sans voix, à la limite d'un silence que Lorenzo se charge de rompre si je l'invite à goûter. J'entends son glissement sous les citronniers, la cruche qui choque les pierres de la fontaine, le jet d'eau que j'avais oublié, une parole en l'air, l'air qui danse, qui suit Lorenzo vers les granges où il refait le monde malgré ce qu'elles lui destinent. Le dos de Dolores s'est tendu sous la pression des mots. Il ne se détend que quand Lorenzo a disparu. Elle se retourne pour me dire que la robe me va bien, qu'elle avantage mes yeux, elle aime les yeux des enfants. Mais ceci tout à l'heure, à la fin de la sieste qui commence parce que je viens de rêver. Ce réveil inattendu me surprend au bord d'un autre désir qui n'a plus de sens maintenant. Je ferme les yeux, doucement pour ne pas rompre le charme, Lorenzo revient en sifflant des granges, Dolores cherche sa voix, la robe me touche. Mais il n'y a rien à faire. Toutes les couleurs se sont mélangées aux rideaux kaléidoscopiques que la lumière franchit pour redevenir réelle et intranquille. Ce n'était qu'un rêve, me dis-je en frissonnant à cause de tant de candeur. Un rêve ? me demandai-je. Je vérifiai sa réalité finissante en regardant par la fenêtre. Les fleurs des citronniers alourdissaient cette tranquillité relative. Le soleil était descendu à la hauteur des Morenos dont la tour n'était plus qu'un monolithe noir et grave. L'orangeraie arrivait à la limite de cette lumière, frange d'or, horizon provisoire en attente d'ombre, quand le soleil décrira toute l'ombre des Morenos et de leur tour inhabitée, inutile et inadmissible. Lorenzo y passait le plus clair de son temps. Écrivant. Il écrivait déjà sur des bouts de papier. Il lui arrivait de manger ce qu'il écrivait dans les cas de viol ou même d'insatisfaction, m'avait-il confié. Je rêvais de viol, y mélangeant les prémisses de mon corps futur. Texte et corps au passage de l'autre. Lorenzo tiquait. Cela pouvait se passer dans cette tour qui se mettait toujours à exister au coucher du soleil. Pourquoi pas ? Pourquoi pas Lorenzo et son texte ? Pourquoi pas Cecilia et son corps ? Le parfum des fleurs de citronniers acheva de me réveiller. Je ne jouais plus avec les couleurs. Cela n'arrivait qu'en rêve. Éveillée, je préférais des parfums lourds, aux fleurs inconnues, à la fluidité lente, à peine colorée mais d'une impureté lumineuse qui pouvait n'être qu'un épanchement de ce rêve que je n'avais pas encore rêvé faute de l'avoir lu, transparence parfaite mais dénaturée par cette couleur chaude, sang léger d'un autre monde où ma mère était une femme traversée de ma réalité en formation. Ce liquide me charme. J'en possède toute une collection. Ce sont les flacons refusés par ma mère qui en reçoit beaucoup. Non pas de mon père qui n'aime pas ces « parfumeries ». Je les possède quotidiennement. Au réveil si personne ne me dérange. Je suis dérangée quotidiennement au réveil du matin. L'été, c'est la sieste qui me procure cet instant de bonheur indécis. Après la valse onirique des couleurs et des gens que j'y mélange jusqu'à cette sensation d'étouffement qui me ramène à la surface du sommeil. De là, claire et titillée par les citronniers, je commence l'empire des odeurs, à la frontière du réel en forme de chambre d'enfant. J'aime tellement cet examen des sens. À l'école, c'est une des premières choses qu'on vous enseigne : on vous fait regarder dans le miroir de l'éducation nationale puis jouer alternativement avec vos sens, puis associativement, et enfin vous découvrez les lois de la commutativité et de la distributivité des sens par rapport aux éléments du corps, première vision organique qui laisse des traces. Regardez-moi compter les gouttes de ces parfums que j'arrange méthodiquement sur mon coussin préféré. Ces nuances de disque et de couleur me proposent une infinité de parfums. C'est un repère multiplicateur de surfaces érogènes. Je cède toujours à cet envahissement géométrique que mon coussin conserve jusqu'à l'endormissement du soir. Tout à l'heure, Dolores entrera en secouant la main devant son nez et elle entreprendra de fermer tous les flacons en me demandant (encore) des explications claires (cette fois) sur la fermeture de la porte qui est (selon elle) une mauvaise habitude (relativement à la nécessité d'un déplacement d'air — qui (c'est mon explication) a le défaut de mélanger anarchiquement la somme calculée (en cas de stagnation de l'air ambiant) de mes parfums (hérités de ma mère qui n'en veut pas pour sa féminité) dont le nombre s'accroît avec l'approche de ma propre nudité. Mais Dolores ne comprend toujours rien à la nécessité de cet agencement. Je joue seule avec les parfums. Je joue dans l'ordre des tonalités. Je les reconnais. Je leur donne un nom. Je repère des rapprochements. L'humidité s'efface plus ou moins lentement selon la nature de l'odeur, ai-je remarqué. Puis il ne reste plus que la parfaite abstraction de cette géométrie d'abord figurative et lente. Je pose ma tête dans cette figure effacée. Retrouvailles. Avec une nuance de nouveauté apportée par la goutte d'un flacon que ma mère vient de poser sur ma coiffeuse, juste avant de partir et de me conseiller de ne pas « trop écouter mon père. C'est un capricieux, dit-elle avant de partir, et un inconstant. Caprice et inconstance, c'est tout ce qu'elle trouve à dire, me plongeant toute nue dans la nuance de sens (connaissant tout du mot caprice et à peu près rien du mot inconstance sauf par rapport au mot constance qui fait partie du vocabulaire de Dolores qui l'a peut-être emprunté, un jour de confidences, à ma mère qui n'est pas avare de ce genre d'influences qu'elle recherche toujours par rapport à la personne de ses serviteurs) qui ne m'apparaît pas dans la différence signalée par cette nouvelle goutte qui a pourtant rendu possible un rectangle qui, comme chaque fois qu'il arrive, toujours plus confus, et surtout plus imaginable, renouvelle avec moi ma prière de ne plus recommencer cette folie ambulatoire dans la forêt des sens. Mais, la tête enfoncée dans le coussin, je songe déjà à d'autres attouchements. C'est le troisième acte de ma petite comédie du bonheur, dans cet ordre que je ne dérange jamais (encore aujourd'hui à l'approche de l'homme qui revient toujours) : les couleurs, les parfums, les caresses, les bruits et enfin les saveurs. Simple comme un bonjour. Sieste d'été, secrets futurs, actes jouables et joués pour le seul plaisir d'exister. Le troisième acte me retrouve la tête dans le coussin, toujours seule et nue, entourée de lumières, un peu agitée d'ombres que je ne m'avoue pas pour l'instant, les yeux de nouveau fermés par des fragrances devenues abstraites, chasseresse de cette géométrie du plan. Je suis prête à assister à la naissance de la première caresse. Elle arrive des draps, de l'idée de la lumière, de mon dédoublement facilement imaginé, imaginaire recommencé, reconnu, retrouvé avec ce bonheur qui n'appartient qu'à ce que je fus de drôle et d'indocile à cet âge, fluidité des jambes, parabole des bras, parfaitement tranquille dans ce moment de fleur de peau, de titillations articulaires, de cheveux en désordre recherché pour peupler l'angle d'un miroir lieu de naissance de cette première caresse. Dans la tour détruite des Morenos, j'ai tenté la deuxième, sans l'obtenir de Lorenzo qui préfère parler du soleil et de la lune, de la pierre et du vent, de la rivière et de l'arbre, et d'autres couples formés des objets de ses promenades aux alentours. Il voit ma surface tremblante, la contourne avec les mots de ses reconnaissances et revient à la tour, rêveur et fatigué, à son ivoire, à son érection, à sa destruction lente, à sa toiture peuplée d'oiseaux, à ses murs, à ses insectes, ses débris, ses ombres. Je ferme les yeux pour ne pas le revoir dans cette confusion sonore. Cuisse au fil de la cuisse, mains descendantes, je sens cet aveuglement tranquille, bouts des doigts voyageurs des courbes, des arrêts, invitant le regard dans la plus grande cohérence de peau, revenant au parfum accidentel, à la ruine désolée, ses herbes, sa nuit. Mélanges. Seins. Silence brisé à la cassure du tremblement. Lorenzo assistait à ces exhibitions sans les commenter. Il regardait le genou pour ne rien en dire, la cheville pour l'oublier, une épaule avec incrédulité. Je sortais de la tour. Il me suivait, à distance pour que je ne sois pas le témoin de son essoufflement. Nous revenions dans le jardin. Il jouait avec l'eau. Je la brisais comme dans mes souvenirs d'enfance. Je revoyais cette noyade simulée. J'en parlais. Il risquait une première remarque à propos de mon impudeur. Il se souvenait de la noyade mais il n'y pensait jamais. Il n'aimait pas se souvenir de mes faux cris. Cette idée de mensonge le torturait toujours. Nous en reparlions avec les mêmes mots. Il s'en rendait toujours compte. Je remontais dans la chambre. Il ne me suivait pas, par esprit de domesticité. Il revenait sur ses pas, jusqu'à la tour. Était-il un Moreno ? Je ne le savais pas. Je caressais mes pieds. Je repensais. Ces moments de caresse étaient l'occasion de repenser. De revoir. De refaire le chemin de l'imagination. Entre les myrtes et les citronniers calculant l'effet de la nudité reflétée dans l'eau du bassin, donnant ce double fragile à Lorenzo qui n'en voulait pas. Il fuyait toujours. Mais lentement, toujours après un temps d'arrêt au bord de n'importe quel objet, par exemple le pied sur la grille de fer qui sépare l'allée des myrtes du jardin des citronniers. Je reconnais cette attente. Il est en train de me reconstruire. Un coup d'œil amusé dans le miroir pour parfaire cette pensée. Je rencontre ma bouche. Parler ? Parler à fleur de peau, pour comprendre ? Mais à qui parler au seuil du plaisir ? Qui voudrait de cette rupture du silence ? Lorenzo n'en parlait jamais. Il croyait au silence pour le peupler de ses mots. Je m'y égarais, folle, déconcertée, rejouable au fond. Le drap glisse. C'est un glissement intérieur. Je dénude le lit, m'habille de son drap, fait la morte sur les coussins jetés par terre, les reconnais, les invite à d'autres recherches. Si Dolores entrait à ce moment-là, sa paralysie serait provoquée (c'est une explication de la probable paralysie de Dolores) par le coussin entre mes cuisses et surtout par la légère pénétration d'un de ses angles. Elle ne dirait rien. Elle retiendrait ce cri. À cause de mon père. Que sait-il de l'attente à l'acte trois de mon bonheur ? Rien, pas même la possibilité d'un cri que Dolores enfermerait avec les autres cris de sa conscience, dans l'antimémoire partagée avec moi. J'aime cette possible confidence. Elle n'aura jamais lieu. Elle défroissera toujours les draps avec application et remettra tous les coussins à leur place, ne commentant que mon agitation de dormeuse et mes nonchalances de petite travailleuse de l'été. Elle chassera Lorenzo, ne lui indiquant plus la tour. Je me glisserais dans cette robe qui n'est qu'un sac et ma nudité une fausse énigme. Regarde, respire, approche, trois mots pour récompenser Lorenzo de sa triste impatience de poète. Je continue. Sur le marbre rose et tiède. Le sommeil s'interpose mais cette fois sans promesse de rêve. Si je me réveille, pensais-je, je le dirais. À qui ? Mais à Lorenzo qui me reprochera ces mots, mais d'un regard, ne disant rien pour ajouter à ma nausée, rien que ces yeux demandeurs : pourquoi ne m'écoutes-tu pas ? disait-il. Tu ne parles pas et tu n'écoutes pas. Tu te montres. Je n'aime pas ton corps. Je connais le corps. Le tien ne ressemble pas à ces évidences. Mais ne diras-tu rien ! Il s'éloigne, il revient par l'allée des myrtes, jette une pierre dans le bassin, éclabousse mon visage penché sur ces parfums, ne doute pas de ma sincérité, découvre la caresse et me le dit. Nous allons parler pour la première fois et une bonne fois pour toutes. Dolores nous écoute. Mon père n'aime pas cette proximité. Il se souvient de la fausse noyade, des faux cris, de la fausse mort et des faux souvenirs. Tout cela n'a pas de sens, dit-il quelquefois si on en reparle malgré moi. Il met toujours fin aux critiques de cette manière abrupte. Pas de sens ? dit Lorenzo. Le sens est partout, ajoute-t-il. Mais pourquoi s'attendrait-il à cette conversation ? Il caresse mon épaule au lieu de me conduire sous le porche pour m'ouvrir la porte. Le miroir retient cette autre possibilité. Le coussin parcourt cette distance. Je suis debout dans ce désordre textile. Je m'y ennuie. Une cigale s'est égarée dans les géraniums. Elle explore les brisures d'un pot de terre où la terre est noire et verte. Je m'assois sur le seuil de la porte. Le vent me propose une dernière caresse. Le soleil décline encore. La cigale ne trouve plus la lumière. Elle franchit une brèche. Je suis avec elle. Il faut l'écouter, se laisser aller dans le chemin sonore qui la traverse, mélange de pierre et d'arbre, on voit ses ailes scintiller par intermittence, feuille morte, fleur vivace, tiges enchevêtrées, retour au la. Mon corps a vite fait de s'installer dans cette nouvelle facilité. Je revois Lorenzo, son odeur (une goutte de jasmin, une autre de poivre et une dernière de terre fraîchement labourée sous les citronniers où son père (si c'est son père) l'emploie à renouveler cette humidité nécessaire à la vie (celle de tout le monde, celle que je connais, au moins à son commencement, ne sachant rien de plus au moment d'assister aux ralentissements sonores — écoute, dit Lorenzo (odeur, proximité de la terre, je cherche les raisons de ma passion dans la broussaille incohérente de ses cheveux), c'est une cigale. Ne fais pas de bruit. Le bruit, je le fais. Ma robe l'effleure, jusqu'à la cigale qui a l'air d'un insecte. Mais C'EST un insecte ! dit Lorenzo en évitant mon regard, ma tête couchée pour le regarder par en dessous, genoux sale et égratigné, écrasement musculaire de la jambe pliée qui tremble parce que l'autre cherche un moyen d'approche, cherche le silence de l'insecte qui a l'air d'une cigale, une grosse mouche. Cette fois il ne relève rien de ma provocation. Il parle des ailes. je vois le scintillement, je pose une main sur son genou, il frémit, il ne veut pas le croire et je roule d'un bout du balcon à l'autre, jusqu'à la tangente encore sonore des bougainvilliers qui montent. La cigale se taira. Lorenzo s'est assis entre les pots de fleurs, le menton sur les genoux, pensif pour donner à penser parce qu'il estime (dira-t-il) que c'est ce qui me manque. Comme on ne bouge plus, la cigale se met à chanter. Lorenzo redescend le long du bougainvillier qui révèle d'autres chants. Je ne le vois plus. Il vient de réciter un poème et je n'ai rien dit. Il a attendu et j'ai pensé à ce silence. Puis il est redescendu et je n'ai pas voulu le remercier. Quand la cigale se remet à chanter, la voix de Lorenzo existe toujours. J'ai aimé ces allées et venues entre les mêmes sons. Je n'ai pas compris. Je n'ai pas compris l'oiseau ni l'arbre. Ni l'eau tranquille de la fin. Simplement, sa voix m'a touchée et j'ai senti son odeur de terre, une goutte de jasmin et la centième partie d'un grain de poivre dissous dans l'eau d'une rose, la rose de sa bouche qu'il ne m'a pas donnée. Puis la voix de Lorenzo laisse toute la place au chant de la cigale. On recommence. Chacun de son côté. Mais, coussin, peau, voix. Je calcule. Je suis ce reflet, cet autre mélange (floral, minéral et un peu, tout juste organique), je suis cette caresse (abstraite, indéchiffrable, provocatrice, rebelle), je suis ce point de rencontre du chant de la cigale et de la voix de Lorenzo, il n'a pas compris ? aimé ? reconnu ? deviné ? mon impatience au croisement de cette existence sonore avec le silence. Voilà mon frémissement. Mais il s'en va. Ensuite, pendant tout le temps que Dolores prend pour me ramener, consciente et présentable, à la vie de la maison familiale (+ les reproches au sujet de la porte fermée (ce n'est pas le vent qui l'a fermée, il n'y a pas de vent ; c'est Cecilia qui l'a fermée, il y a Cecilia : je me trompe ? + les commentaires au sujet de la robe d'été, de ses plis, de son corsage et de mes épaules + les recommandations relatives à la solitude de mon père + (sans transition, par jeu ? par amour ? par principe ? cette juxtaposition du personnage de Lorenzo qui est une invention de mon imagination réduite par les fictions rendues nécessaires pour combler le vide laissé par) la description amère et préventive du mal du personnage de Lorenzo auquel elle ne croit plus depuis que, dit-elle, j'ai commencé à devenir une femme (elle chatouille le bout d'un sein) une femme ? La voix de Dolores ne remplace rien. Que manque-t-il à mon plaisir ? Ah oui ! Une saveur. Je vais m'essayer à cette saveur. Sera-t-elle celle de l'eau fraîche du verre qui suinte ou bien celle du fruit qui propose une autre transparence ? Je bois plutôt. J'ai fait le tour de mes sens. J'ai amusé mon désir. J'ai calculé l'effet de ce voyage sur mon esprit. J'ai besoin de mon corps, me dis-je. J'ai besoin de ce passage du désir à la réalité. Par jeu ou par amour. Par amour du jeu ou parce qu'aimer c'est jouer. Je bois cette fraîcheur jusqu'au bout. (Dolores secoue la tête pour me le reprocher et elle expose sa théorie du fruit (qu'on mange d'abord) et de l'eau (qu'on boit après avoir mangé le fruit. Pourquoi ?). Je mange le fruit. Elle ouvre les volets, revient, prend le verre et l'assiette, ne ferme pas la porte, parle encore dans l'escalier, disant : — Viens prendre le frais sur la terrasse. Cela fera du bien à tes joues.— Ce sera la fin de la sieste. Je recommencerai demain. Jusqu'au même verre d'eau fraîche qui a son utilité. La cigale n'a pas cessé de chanter, je reviens à elle par le plus court chemin. Lorenzo existe encore un peu si j'accepte cette idée. En bas, mon père s'est habillé pour la promenade. Il me cherche. Sa voix impose le silence à la cigale et Lorenzo existe moins maintenant. J'avale le dernier morceau de fruit. Qu'est-ce que c'est que cette vie ? Je pourrais lui poser la question. Il prendrait le temps de me répondre. Il a cette patience. Ce n'est rien que cette patience. Il me prend la main pour me conduire. J'aime cette attente. À la hauteur du portique (si nous sommes dans le jardin de Grenade mais nous n'y sommes pas), il me parlera du chant des oiseaux, pour commencer la vie et il la continuera par l'extase des fleurs et la profondeur des jardins, il donnera les dimensions physiques de la vie en réponse au désespoir maniéré de ma question (si nous visitons des murailles coupées de ciel à la hauteur de Grenade, par exemple, ne proposant qu'un rêve cohérent à la place de l'improvisation qui me hante ; mais nous ne sommes pas à Grenade au moment où j'invente le personnage de Lorenzo qui n'est pas mon double mais le complément nécessaire à l'accomplissement de mon désir inavouable de solitude), retrouvant les mots au fur et à mesure que le temps se prête à son projet de me ramener à la hauteur de ses propres désirs (un jour ou l'autre déchiffrant ensemble l'énigme d'une arabesque cousue de figurations, de dissymétries, de contours probables et de mots étrangers à notre imagination de marcheurs, c'était un jour de demi-pluie et d'obliques alizés, ma tête était à Grenade et je n'y pensais pas, réduite à d'autres silences qui pouvaient être les siens mais dont je ne savais encore rien ; des fleurs formaient presque toute la surface figurative, il dit : sans ces fleurs, il n'y a plus d'énigme. Il ne cherchait pas la clé, connaisseur des mots et de la géométrie, si c'était une de ces fleurs. Mais nous ne sommes pas à Grenade. Pendant qu'il me donne toutes les raisons de vivre malgré les raisons de ne pas vivre, Lorenzo continue de prendre forme. Au poivre, j'ai ajouté le citron. Nous passions près des citronniers, c'est vrai. Mais Lorenzo n'avait toujours pas de visage. Je ne connaissais que sa voix et un peu de son odeur. J'imaginais qu'il ne me ressemblait pas. Je lui donnais un sexe doux et démesuré. Un regard donneur de silence et une voix construite dans ce silence à l'approche de sa sexualité verbale. Mon père citait des oiseaux. Il trouvait une réponse parce que le nom d'une fleur la lui inspirait. Il n'imaginait rien de plus vivant qu'un pétale ou un vol. Il s'extasiait au niveau du jardin. Révélant des noyades sans le vouloir mais ne leur donnant jamais un nom, et toutes les fleurs et tous les oiseaux n'étaient plus l'apparence mais la profondeur, parce qu'il le disait, parce qu'il disait ce qu'il pensait et qu'il ne pensait rien en dehors de l'analyse de ses sentiments. Je ne lui parlai pas de Lorenzo. Dolores ne lui en parla pas non plus, mais parce qu'elle l'avait oublié. Elle jouait avec les poupées de mon enfance si je le lui demandais mais elle n'arriva jamais à entrer dans la mémoire formée par ces noms de poupées. Qu'une de ces poupées s'appelât Lorenzo ne la réduisait nullement à ce sexe et elle s'en amusa souvent avec moi. De son fauteuil (nous n'étions vraiment pas à Grenade) mon père s'interrogeait en silence sur les raisons de notre divertissement qui semblait s'appliquer à un jeu compliqué de poupées et d'habits. Dolores cousait les pantalons courts de Lorenzo et je cherchais, dans la panière à bouts de tissus, une couleur qui convînt à la chemise définitive de Lorenzo.) Je contais : ne commençons pas par : il était une fois... et ne finissons pas par : et ils eurent beaucoup d'enfants (la poupée est encore nue et je coupe ses cheveux pour la faire ressembler à un garçon : première version de Lorenzo : blond (plus tard je lui trempe la tête dans l'encre noire), potelé (plus tard je change ce corps pour un autre qui est celui d'une femme stylisée : non : exagérée), les yeux qui s'ouvrent et qui se ferment (cela changera aussi, un jour de pluie et de vent : Dolores cousait encore, mon père lisait, une autre femme me reprochait le désordre de ma coiffure ou la poussière de mes chaussures ou un bijou trop voyant non : elle n'aimait pas mon regard mais elle ne le disait pas et je savais pourquoi ;l'orage nous séparait mieux ; j'assistais à la destruction mentale de mon père et Dolores pleurait en silence en évoquant le passé, murmure qui n'atteignait que sa douleur ; Lorenzo était tout proche de sa forme définitive ; il changeait aussi de caractère ; il s'adaptait à la situation ; je le trouvais inachevable mais j'enviais sa réalité ; poupée d'aurore.), pas de sexe, juste cet emplacement lisse et rien pour y deviner un destin ; et je coupe les cheveux pendant que Dolores calcule et coud, amusée (elle le dit) par ce jeu que je voudrais peupler d'un récit, celui des aventures de Lorenzo, ne commençant pas par ne finissant pas par, jeu trouble déjà, où Dolores devine une douleur, et qui ponctue sa joie ainsi : une vision dont elle ne dit rien. Elle soupire. Me suis-je bien reposée cette après-midi ? demande mon père avant de tourner une page. Il n'attend pas ma réponse. Si nous allions nous promener ? dit-il. Nous irions jusqu'aux Moreno par le chemin qui descend au moulin. Il y avait de l'ombre toute la journée à cet endroit qui l'avait fait rêver toute son enfance. Maintenant, il y pensait quelquefois, sans raison (je veux dire sans cause, dit-il, mais Dolores ne lève pas la tête), par exemple tout à l'heure, en ouvrant le livre et s'étonnant que cela arrivât de cette manière (mais je ne peux pas en dire plus, n'est-ce pas ? Que penses-tu d'une promenade, disons : jusqu'à huit heures. Ce soir je mangerais bien une salade avec (ici : description de la salade : Dolores prend note : aucune critique ne lui vient à l'esprit : dehors, la lumière entre dans une infinité de nuances roses et bleues : je dis : pourquoi le moulin ? Lorenzo passe par la crête ;

— Lorenzo ? dit mon père (je montre le mannequin encore nu, provisoire (du point de vue physique) et définitif (je parlais de sa présence pour l'imposer). Il jette un regard amusé sur les autres poupées (des filles nues) assises dans le même fauteuil, dans l'attente de Lorenzo qui ne viendra pas. Mon père voit au fond de sa pensée un éclair de doute mais il ne lui accorde pas toute l'importance : s'il s'était arrêté (à ce moment de sa vie) pour donner un sens à cet éclair, rien de ce qui s'est passé ne serait arrivé, rien, absolument rien. Mais il ne perd pas son temps. Il revient au niveau de l'idée de la promenade et renouvelle sa proposition. D'un signe de tête, Dolores me conseille de le suivre. Elle prépare la salade. Que peut-elle faire d'autre ?)

 — D'où sort-elle ce nom ? (il ne s'adresse qu'à lui-même, autre éclair au fond mais il revient vite)

— De son imagination, dit Dolores qui veut mentir à ma place. Mon père rit. Il redoute toujours l'imagination des filles. Dolores hausse les épaules mais ne dit rien. On écoute le commencement des alizés ?) terminant la description par une envie d'un vin que Dolores connaît par cœur. Moi j'irais plutôt par le chemin dont Lorenzo m'a parlé. Comme tu veux, dit mon père. Dolores ajuste un foulard sur ma tête : elle finira sans moi. Je n'emporte pas Lorenzo. Il parlerait trop. Il parle toujours de cette tour même si on ne le lui demande pas. On s'y retrouve sans même le vouloir, parce qu'il en parle en termes qui conviennent à sa solitude, et on le suit pour en savoir plus. Si on parlait d'autre chose ? dit mon père. Autre chose : exemple d'une autre chose qui n'est peut-être pas un souvenir ou alors si c'est le cas il faudra faire la part de l'imagination : ce n'est pas Lorenzo : ce n'est pas quelqu'un : c'est un moment : je me souviens de l'olivier, de l'ombre, de la terre labourée, de l'allée descendante des figuiers de Barbarie. Je dis (à quelqu'un) : je l'appellerai Lorenzo (et ce quelqu'un ne dit rien parce que j'attends une réponse, il aurait pu dire : Lorenzo ? et continuer : pourquoi... etc., alors que mon père à qui je viens de montrer la poupée nue, provisoire etc. ne demande pas pourquoi : pourquoi Lorenzo ? etc.) parce que c'est un nom qui me plaît. Mais mon père disait (en réalité) : si on parlait etc. pour mettre fin à la conversation et commencer la promenade qui avait peut-être pour but la ferme en ruines des Morenos et la visite (sans doute commentée) de la tour où Lorenzo était né. De l'autre côté, je pouvais voir le moulin mais mon père marchait en regardant les cailloux du chemin qu'il touchait quelquefois du bout de sa canne, sans rien dire : ni du moulin, ni de Lorenzo (ma poupée), ni de la tour, rien : à propos de Lorenzo au fond. Ensuite nous remontons jusqu'à l'ermitage mais on n'entre pas dans sa cour de mandariniers pour rejoindre le chemin de l'autre côté, non, on fait le tour : il n'y a aucune raison de prendre ce raccourci. La pierre du talus devient grise. On traverse un parterre de lumière. La canne de mon père heurte des ombres. Pensif. Ou plutôt c'est moi qui soupçonne la pensée de cet homme. Au passage des asphodèles, je me surprends à raisonner encore pour donner un sens à cette promenade qui n'en a pas. Lorenzo peut être (pourquoi pas ?) le nom d'un des amants de ma mère. Ce serait une explication. »

Voilà ! dit mon père. D'ici, les Morenos prennent toute leur importance au ciel qui a vu naître le premier de la lignée. Je me souviens du dernier (était-ce Lorenzo ?), presque un ami (proche de ma mère ?) je dis bien : presque un ami (et tu ne te souviens pas de son nom ?). C'était des vignerons. Ne vois-tu pas la presse qui dépasse de la toiture effondrée sur les barriques. Et cet escalier. Le vois-tu ? (Je le voyais. Il ne parlait pas de la tour. Elle avait toujours été là. Avant les Moreno. Bien avant les Alamos. Avant quoi ? Est-ce que j'imaginais bien si j'imaginais Lorenzo. La poupée manquait à mon imagination. Au retour, Dolores me la donnerait en surveillant mon sourire.) J'y ai connu ta mère. Je veux dire qu'on s'y est croisé une première fois. Elle était assise et je montais (Lorenzo redescendait). Elle a toujours été belle. (Lorenzo l'a-t-il aimée plus que de raison ? Est-ce que je vais jouer à la poupée toute ma vie ? Il n'y a qu'un olivier à cette hauteur, un peu au-dessus des Morenos. On voit le désastre des toitures. L'escalier n'a plus de rampe. C'est un escalier de pierre maintenant, mais on devine le crépi. Lorenzo redescendait. Qu'y a-t-il en haut de l'escalier ? Pourquoi monter et redescendre ? Lorenzo n'est pas là pour me le dire, poupée de silence, mesure fictive du pan futur où je l'écris pour que ça reste.) Elle n'est plus là. Elle ne reviendra pas, je ne sais pas si je te l'ai dit. Je l'attends bien sûr. Ce retour est un moyen (d'étirer tout le temps qui reste à parcourir entre elle et moi) de recommencer cette patience, tu sais ? (non, je ne sais pas. Lorenzo se tait) Il y aura peut-être une autre femme. Patience. Voilà ce que je dois me dire. Il est temps. (Lorenzo (que j'imagine plus ténébreux que beau (j'emprunte ces adjectifs au texte de Dolores qui s'y connaît en matière de passage de l'homme (elle n'aime pas les hommes : elle aime les enfants : d'où sa connaissance des hommes : elle en a eu plusieurs dans sa vie : trois) ; je lis par-dessus son épaule) et plus curieux qu'intelligent (je pense) ou moins sociable qu'amoureux) ne me demande pas si j'ai compris. En ce moment (comme dans la poésie dont je me souviens : il manque l'eau de la lagune : Malcolm pensait chavirer en passant sous les ponts) le soleil a bien l'air d'un point sur un i. La porte de la tour est entrouverte. Dans l'angle formé par la terre et le mur qui monte, un agave a l'air d'une étoile, verte étoile de mon enfance ; le ciel est rose comme un lit.) On reste encore un peu ? Le soleil va décliner obliquement du haut de la tour jusqu'à ce qui reste (un triangle : la toiture cassée : un autre : le mur en pointe : un autre agave : géant : sa branche couchée : sèche et longue : ce qui reste d'une charrette :) de ce qui a pu être une maison (si c'est le cas, c'était la maison des valets : le père de Lorenzo est un valet : bonne idée : sa mère ?). Je ne me souviens pas. À cette époque de l'année, telle est la trajectoire du soleil. Il se déplacera vers les granges. Elle ne sera pas là pour m'en faire le commentaire. (J'étais assise sur la même pierre et je croisais mes jambes pour lui ressembler. Lorenzo (son corps est entre les mains de Dolores qui l'habille parce qu'elle ne veut pas que je joue avec des poupées nues) pose sa tête de bois (ou de porcelaine) sur mes genoux.) Il faudra que tu te fasses aussi à cette idée (pied de nez de Lorenzo : mon père rit : du bout de la canne, il fouille dans le pied d'un fenouil : une asperge sauvage : on reviendra, dit-il.) On continue ?

Au bout du chemin, qu'on a redescendu, les Morenos apparaissent d'un coup, diminuant le regard. On ne voit pas encore la tour. Une grange limite cette apparition. De l'autre côté, c'est la pente qui commence avec un rocher blanc et vert où un eucalyptus s'enracine. Ce tronc blessé (blanches déchirures, peau rouge qui pend) traverse le ciel. Encore un point de vue qui arrête mon père. Il s'assoit. Lorenzo revient avec un bouquet de pavots bleus. (Pour toi, disait mon père, pour toi, pour ton innocence et malgré tout le mal que je ne peux pas deviner parce que je ne suis pas toi, pas même cette goutte de sang qui colore ta lettre. Ne souffre pas pour moi. Cela ne sert à rien. Elle ne reviendra pas. C'est arrivé. Passage de l'imaginaire au futur, d'un coup, aujourd'hui, parce que j'ai toujours eu cette peur. J'ai fait l'amour avec elle avec cette peur de la perdre. J'ai parlé à sa beauté de la même manière. (N'as-tu jamais cherché à parler à son intelligence de femme (dit Lorenzo) ? Dans ce cas... si tu avais... mais je ne trouve pas les mots. Cecilia, dis-le, toi : pourquoi ces amants, pourquoi ces amours, pourquoi pas toi et est-ce que j'existe sans elle ?) Une belle promenade, hein ? On aurait aimé rencontrer au moins un Moreno, chargé de vignes et de bon sens. Mais les vignes ont disparu elles aussi. Elles étaient la marque des Morenos. Un sceau géométriquement orgueilleux, je m'en souviens. Je me souviens de la rose, de la goutte d'eau, de la bordure or et sang. Il doit en rester quelque chose au-dessus de la porte d'entrée. On va voir ? (Voir ne suffira pas. Si Lorenzo était là (demain, peut-être, avait dit Dolores) (demain ? encore demain et puis quoi encore ?) (tu n'as pas de patience et puis si ton homme est un aventurier (j'imagine que c'est un gitan) tu lui as coupé les cheveux trop courts) (à force de vouloir le faire ressembler à un garçon) il me conseillerait la prudence. Un jour, les Morenos s'effondreront définitivement (enfin) sur le corps désespéré d'un être vivant et peut-être même humain. Avais-je la force de l'imaginer, cet autre pan futur sur ma carte des voyages de l'enfance au pays des tristes, entre des montagnes de morts et des mers de vivants, plage imprécise où je retrouvais toujours (au bout d'un temps que je pouvais calculer avec les moyens du bord) l'âme voyageuse et solitaire de mon père ? Non, dit Lorenzo, voir ne suffira pas. Ce qu'il faut, c'est prendre. Prendre ?)

Nous arrivâmes chez Narcisa. Sans Lorenzo (j'aime bien la maison des Morenos, avait dit mon père. Un jour quelqu'un dira : j'aime bien la maison (en ruines) des Alamos. Il y aura toujours quelqu'un pour veiller sur la tombe du Maître. Toujours. Descendons jusque chez Narcisa. Elle boit un assemblage des Galvez et des Santos. Nous le goûterons. Tu boiras de l'eau si tu veux.) Si je veux, parce que je voulais, ce que je voudrai. Pensé ceci aujourd'hui. Jour de pluie, non ? Sale été. Mais revenons à notre histoire : mon père demandait des nouvelles des Megias. Avec un quart des Navarros et presque rien (si je me souviens bien) (dit-il) des Cortes. Narcisa resplendissait. Jambes croisées dans un fauteuil d'osier blanc et bleu. Les mains outrageusement baguées, pendantes nonchalantes et désirables sur les accoudoirs qui craquent. Mon père parle. Du vin. Des vins. Des familles. Des fincas. De la mort. Des morts. De moi. De ma mère. De son absence. J'espère encore, dit-il. Espérer ? demande Narcisa qui ne parle pas beaucoup. Il fait bon sous la vigne peuplée d'insectes. Les lampions sont allumés pour eux. Ils dansent autour. La vigne frémit dans les alizés. La cruche de vin s'est couverte de gouttelettes d'or. Sa terre est dure. Mon père contemple le verre. Il boit peu et regarde beaucoup. Un valet rabougri et creux traverse la tonnelle sans nous adresser la parole. On l'entend descendre le chemin vers d'autres granges que Lorenzo ne connaît pas. Vous comprenez ? C'est exactement ça. Narcisa agite l'éventail dans mon cou. Elle a de beaux cheveux elle aussi. Elle les peigne pour les peupler d'accessoires dorés ou bleus. À ses oreilles, les pendentifs font le même bruit que les lustres de verre dans le grand salon où Cortina a bu son dernier verre d'homme libre, disait (je crois) mon grand-père qui ne pouvait pas l'avoir connu. Il en parlait cependant. Narcisa manipule son collier de perles comme un chapelet. J'ai appris cette attente mesurée. Elle est dans notre sang. Il y a longtemps que personne n'a tué personne, dit Narcisa pour répondre à un long soliloque de mon père sur les vicissitudes de la vie. A-t-il parlé de tuer ma mère ? Ma mère a-t-elle tenté de le tuer. Narcisa n'en dit rien. Elle ne se souvient même pas de Juan el Ruso. À la fin de son histoire, il mourait ou bien s'en sortait-il pour la continuer. Les souvenirs communs se perdent, dit mon père. C'est notre vigne qui se perd, dit Narcisa qui veut s'en aller vivre à Madrid avec un ami d'enfance. ... ! dit mon père (il prononce le prénom mais je ne m'en souviens plus ; cela donne bien : ... ! et c'est absurde de l'écrire. Je n'y peux rien cependant. Et puis même au moment d'entendre ce prénom exclamé par mon père qui surprend la tranquille Narcisa dans un rêve éveillé qu'elle ne comptait pas revivre avec lui, il ne m'a rien dit de particulièrement intime ni de savamment partagé. Impressions d'Espagne.) Pourquoi pas ..., ajoute Narcisa, toujours tranquille, étonnée et sereine quand elle est en présence de mon père. Elle caresse ma joue, joue avec mon nez, explore mon cou, mes épaules. Mon père essaie de se souvenir de tout à propos de ce .... Et bien sûr, il ne se souvient que de l'essentiel. Il s'en mord les lèvres, dans un silence égaré que Narcisa respecte à fleur de ma peau légèrement humide. Puis elle dit que bien sûr ce n'est qu'un vague projet et que ... tient à son espace de liberté. Elle ne sait pas si elle pourra y trouver le bonheur. Le bonheur ? dit mon père. Oui, dit Narcisa. Le trouver entre ma solitude et cet espace sacré. Ta solitude ? dit encore mon père. Je sais, dit Narcisa. Il n'y a pas beaucoup d'amour dans cet amour. Du plaisir ? demande mon père pour mettre fin à la profondeur annoncée. Oui, dit simplement Narcisa. On la sent toute nue pour le dire. Elle bouche mes oreilles avec ses mains et je vois ses lèvres articuler ce qui doit être une description circonstanciée du plaisir qu'elle partage avec .... Mon père montre son visage radouci par les mots. Les bras de Narcisa sont frais. Si Lorenzo était là, il me rapporterait cette conversation qui a pour sujet le plaisir. Le plaisir sans ma mère, préciserait Lorenzo. Inconcevable. Mon père a vidé la cruche. Une servante change les verres. Je grignote un fruit. La guêpe qui m'agace se tient à distance. Au bout de la tonnelle, la servante s'est assise pour se reposer non pas de son travail mais de la fatigue de son corps. Elle parlerait de cette fatigue douloureuse qui est intérieure et définitive. Je mesure sa laideur, sa pauvreté, son utilité et sa paresse, j'entre dans sa fatalité, seule et désespérée. Narcisa se laisse flatter le genou par mon père. Elle lui caresse même la main qui l'explore. Lorenzo dit : ils s'aiment bien.

Sur le chemin du retour à la maison (le soleil est sur le point de se coucher maintenant, on ne voit plus que la tour des Morenos et l'ombre descendante pentue et vertigineuse du cimetière où mon père veut être enterré — il l'a dit à Narcisa qui se fiche de finir ici ou là, l'idée de s'endormir à jamais ne lui est pas encore venue, elle n'imagine pas encore cette triste fin et ne veut rien savoir de la vieillesse ou de la maladie qui y conduit -) je traverse une pente de chardons dans les bras de mon père qui trouve Narcisa belle, charmante et inutile. Il me trouve légère, nécessaire et fugitive. Sur la terrasse éclairée seulement par une lampe tempête bourdonnante et rouge, Dolores finit de coudre un bouton à la culotte de Lorenzo.