Patrick Cintas
caNNibales
11 romans
© Patrick Cintas
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Table
Voyage avec un mort qui n'était autre que moi-même
La Société d'Aménagement Mortuaire d'Alfred Vermoy
Je suis là pour vous confirmer que c'est un rêve
On peut en parler maintenant. L’eau a coulé sous les ponts. Et je n’ai pas couché dessous.
Je ne dis pas que suis fier de mon grand-père. Il a participé, dit-on, à la conception de mon père et je lui en sais gré, car je suis heureux.
Tout le monde ne l’est pas. Mais c’est ainsi, je suis heureux. Jusqu’au moment redouté où je ne le serai plus, allez savoir pour quelle raison.
Je connais la liste de ces raisons. Je la consulte souvent. J’y trouve même l’inspiration. Mes personnages peuvent me craindre.
Mais mon grand-père n’est pas un de mes personnages. Il a existé avant que je me mette à faire la même chose. Et puis je l’ai connu. J’ai participé à son existence. Cependant, ce n’est pas l’objet de ce récit. S’il s’agissait de sa biographie, même alimentée d’une Légion d’honneur et de quelques autres signes de complicité avec le crime d’État, j’aurais vite fait de sombrer dans la critique et même dans l’activisme le plus vache. Heureusement, il n’en est pas question.
Si jamais quelqu’un de bien intentionné s’avisait de raconter la vie de mon grand-père, il ne serait pas complètement honnête s’il n’y trouvait rien à redire. Mais en aurait-il les moyens ? Pauvre en arguments, il se contenterait de fustiger des pratiques instituées dont mon grand-père a largement profité. Héritage qui me vaut quelques avantages sur lesquels je ne prétends pas moi-même m’appesantir.
Je n’y reviendrai pas.
Ceci dit, le lecteur se doute que quelque secret de famille va être confié à son jugement. Et la question n’est pas encore de savoir si ledit jugement sera de nature esthétique ou morale. Nous n’en sommes pas encore là.
Et puis qui s’agira-t-il de juger ? Mon grand-père ? Ou moi ?
Commençons tout bêtement par ce secret de famille supposé. Et bien vous supposez mal, car personne dans la famille ne le connaît. Et pourtant, il s’agit bien d’un secret. Lequel je détiens. Ne me demandez pas comment maintenant. Patientez encore. Ce récit ne fait que commencer.
Mon grand-père, disons-le maintenant, a assassiné ma grand-mère. Vous savez, celle qui a conçu mon père de façon on ne peut plus certaine. Vous savez aussi, selon ce que je viens de raconter, que cet assassinat ne l’a pas empêché de continuer à servir ses maîtres et à s’en trouver récompensé. Car il ne fut accusé par personne de ce meurtre inadmissible. Et partant, aucun jugement punitif n’interrompit le cours bien réglé de son existence.
Ma grand-mère disparue, le mot n’est pas trop fort, et après une période parfaitement conforme à ce qu’on est en droit d’attendre d’un chevalier, mon grand-père renoua avec sa réalité quotidienne faite des petites lâchetés et modiques trahisons que le fonctionnaire ordinaire et même zélé concède fièrement pour que le bien commun ne vire pas à la catastrophe révolutionnaire.
Il y eut bien quelques pleurs dans les yeux de mon père, mais la défunte fut remplacée, toujours dans les délais prescrits par les usages, et la cuisine retrouva des airs de fête ainsi que le jardin d’agrément dont les floraisons succédaient aux cures de géométrie classique.
Vous pouvez donc en conclure que ma propre enfance ne fut en aucune manière marquée par cette absence. Et quand je dis absence, je n’exagère rien. Car on ne retrouva jamais le corps. Ce qu’on mit dans le cercueil, c’était un seau de terre creusée dans ce jardin que la marâtre, agréable fée des regards, entretenait comme s’il lui avait toujours appartenu. Qui reboucha le trou ? Je n’en sais rien, faute sans doute de m’en être informé. Et qui le creusa ? Mon père. C’est du moins ce qu’il prétend encore. Mais j’ai espacé mes visites depuis longtemps.
Reste la question de savoir comment je peux moi-même prétendre que mon grand-père fut, et demeurera toujours, l’assassin de ma grand-mère.
Quel témoin obscur m’a donc ouvert les yeux sur cet horrible fait ?
Nous n’eûmes jamais de domestiques. Il y eut bien quelques ouvriers pour restaurer cette fort ancienne demeure construite par un encore plus ancien aïeul. Quelques collatéraux purent jouir d’agréables séjours, mais nous ne recevions pas si souvent. Grand-père logeait à l’étage, où étaient ses appartements. Mon père couchait avec sa femme au rez-de-chaussée. Quant à moi, j’occupais depuis toujours une annexe de la cuisine dans laquelle j’ai vécu mes meilleures aventures en solitaire. D’ailleurs, le fumet du ragoût de veau accompagne toujours mes extases. Je ne saurais m’en passer.
Comme on le voit, ce n’est pas dans cette demeure, que j’occupe aujourd’hui en célibataire, qu’il faut chercher l’origine de ma connaissance des faits. Ma marâtre est morte depuis longtemps, noyée dans la mer en face d’un hôtel où j’ai connu la joie avant de comprendre que c’est tout ce qu’on peut espérer du sexe.
Alors mon grand-père avait-il laissé quelque écrit, comme dans les bons romans ? Point. Il écrivit sans doute, mais ces poèmes ne lui survivent pas. Je me demande d’ailleurs ce que mon père en fait. Ils surgiront peut-être quand il disparaîtra à son tour. Mais je n’attends rien de ces sortes de prolongements. Je détruirai sans doute tout ce qui reste.
Sans rapporteurs des faits ni écrits testamentaires, où donc ai-je pu me rendre propriétaire d’une telle vérité ?
Certains penseront que tout ce qui suit est le fruit de mon imagination. Ils s’en plaindront ou au contraire se divertiront de me savoir doué d’un esprit inventif. Enfin, d’autres craindront que tout ceci ne finisse dans la plus pitoyable des fantaisies que l’esprit solitaire, et peut-être même abandonné, n’a pas assez redoutée. On sait que l’être seul est plus enclin à la fiction qu’à la trouvaille. Mais qui me soupçonnera d’astuce ? Mon père, peut-être… Et je ne doute pas que vous voulez savoir pourquoi sans plus attendre.
Que de mauvais romans vous me faites !
Je n’y avais même pas pensé avant de m’y mettre. Il a fallu que je raisonne pour vous rencontrer. Hélas pour vous, ces personnages qui en savent plus, ces écrits dont il faut accepter la lettre parce qu’ils sont d’un mort ni ces effets de comédie ne changeront rien au fait que mon grand-père assassina bel et bien ma grand-mère et qu’il ne fut jamais puni ni même soupçonné.
Laissons donc de côté ces astuces éculées et continuons notre récit.
L’amateur de criminologie ne peut se passer, en bon magistrat, d’un mobile à la fois crédible et aussi peu original que possible. Là encore, je vous prends en défaut de rhétorique. Vous voudriez à tout prix que mon grand-père fût un assassin ordinaire motivé par un objet en tout point conforme à ce que l’expérience décrit depuis si longtemps qu’il n’est plus permis de douter de la pertinence de ce listing. Même la possibilité d’un acte gratuit vous agrée.
Or, ce ne fut pas un acte gratuit. Et s’il ne l’était pas, c’est donc qu’il y eut un mobile. Il est donc temps de passer en revue le catalogue des bons mobiles de meurtre, depuis la jalousie jusqu’à l’envie. C’est ce que font les magistrats. Ils connaissent même cette nomenclature par cœur. Ils vous reluquent le prévenu d’un œil expert et ont vite fait de trouver la coïncidence qui condamne d’avance, sous réserve de faits atténuants, voire aggravants. Routine dont se plaint régulièrement la victime d’erreur judiciaire. Et source de bien des divertissements aristotéliciens dont l’écran se fait fort d’être le meilleur emploi possible du point de vue de la rentabilité économique.
Ah ! On est bien loin de moi si on s’imagine que c’est à mon tour de passer à la caisse pour investir intelligemment.
Je ne sais pas pourquoi mon grand-père, homme habituellement si ordonné, se mit dans la tête de tuer ma grand-mère. Mais je sais comment il s’y prit.
Vous objecterez qu’un crime de sang sans mobile est aussi dénué de réalité que le chou sans la crème. Certes, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne sais pas pourquoi il l’a tuée. Et ne me dites pas que je n’ai pas cherché à le savoir. Il y a des années que j’ai pensé écrire ce récit. Et je les ai consacrées à une enquête méticuleuse. Vous pouvez me croire sur parole. Je n’ai ménagé aucun effort, ni de pensée ni de moyen. Je pourrais en effet vous en faire le topo. Mais à quoi bon ? Cette enquête n’a servi à rien ! Ou plutôt si : elle me sert maintenant à vous dire que je ne sais pas pourquoi mon grand-père… Passons.
Comme je le disais, je connais parfaitement le mode opératoire. Et bien entendu, vous souhaitez savoir comment il se fait que je le connaisse.
Est-ce là le seul fruit mûr de l’enquête que j’ai menée ? Faute d’avoir trouvé le mobile, j’ai mis la main sur un personnage ou un écrit ou je ne sais quel phénomène qui m’a renseigné sur la manière de tuer que mon grand-père mit à profit pour se débarrasser de ma grand-mère. Notons au passage qu’en agissant ainsi, il m’en a débarrassé aussi. Et je ne manque pas de mobiles. Pourtant, ce n’est pas le sujet de ce récit. Il se pourrait. Et ce serait sans doute très intéressant. Revenons à mon grand-père.
Qu’est-ce qui m’autorise à décrire la méthode qu’il utilisa ? Vous vous attendez à rencontrer un personnage, comme il en surgit fort à propos dans les meilleurs romans policiers. C’est là un défaut de rhétorique, mais l’usager, en bon lecteur, n’y voit pas d’inconvénient. Il juge qu’il faut avancer, sinon à quoi bon perdre son temps à lire des choses qui n’ont plus qu’un lointain rapport avec la réalité ?
Ou bien vous me voyez fouillant les murs et les parquets de la maison familiale et trouvant, au bout d’amères recherches, le document qui témoigne de ce que j’avance à propos de la méthode mise en œuvre par mon grand-père pour me débarrasser de ma grand-mère. Je vous l’ai dit : ceci est une autre histoire et je peux même vous préciser que je n’ai pas l’intention de l’écrire. Je demeurerai à jamais l’auteur d’un seul livre. Et c’est celui-ci. Je n’ai pas d’autres vocations.
Oh ! Bien sûr, j’aurais aimé faire autre chose. Qui souhaite perdre un temps précieux à écrire alors qu’il a mieux à faire pour profiter du temps qui passe ? Seulement voilà : je n’explique pas cette pratique nouvelle pour moi et je renonce à me la faire expliquer.
Vous pensez bien que, dans cette maison où je vis seul, je n’ai rencontré personne. On vient quelquefois, mais on ne franchit pas la porte aussi facilement que ça. On a beau mettre ses pieds sur le tapis marocain du hall d’entrée, il est rare que j’autorise l’intrus à dépasser le petit salon où je reçois l’importun ou l’invité.
Il m’arrive quelquefois d’inviter. Non pas pour pallier les effets sinistres de la solitude. Je n’ai pas cet espoir. Quatre-vingt-dix pour cent de ces invitations longuement méditées sont purement hygiéniques. Comme je ne fréquente pas les trottoirs, faute de bordels, il m’arrive de glisser la pièce. Je ne le cache pas. Mais toujours dans les limites de ce salon qui constitue l’extrémité de ce que je concède à mes fréquentations. Le sofa est très bien pour ça. Il n’a pas été conçu à cet effet, mais il s’y prête. Les coussins témoignent, si vous en doutez, de ces jeux avec le plaisir. Reste dix pour cent.
Vous calculez bien. Qui peuvent bien être ces dix pour cent d’invités ?
Je ne vous ai pas parlé de mon ami Gallot ? Vous vous imaginez bien que si récit il y a, je n’y suis pas seul. Mes grands-parents n’étant plus de ce monde et mon père attendant de ne plus y être en un lieu que nous ne visiterons pas, je suis seul. Excepté quand je baise, je vous l’accorde, mais on ne va pas passer les pages en parties fines, n’est-ce pas ? La nature de ce récit en pâtirait. Il faut donc bien que je vous parle de mon ami Gallot.
Dix pour cent, ça compte ! D’autant qu’il s’agit là d’une autre hygiène. Rien à voir avec le système glandulaire mis à l’épreuve par les Quatre-vingt-dix pour cent. Avec Gallot, il n’est pas question de sexe, sauf à en commenter les aventures. Ce dont nous ne nous privons pas. Et sans franchir les limites de ce petit salon jouxtant le hall d’entrée.
Alors que vient faire Gallot dans cette histoire, me direz-vous ?
Quel rapport avec ce que je prétends révéler des particularités de mon grand-père ? Nous manquons d’un mobile, nous ne savons pas d’où je tire ma connaissance du sujet… Sans compter que j’ai n’ai fait l’objet d’aucune révélation par écrit ni par l’intermédiaire d’un personnage surgi de la réalité ou de la fiction, toute fantaisie mise à part.
Comme je le disais, Gallot et moi n’entretenons aucun rapport de nature sexuelle. Les Quatre-vingt-dix pour cent restants sont uniquement constitués de femmes. Voilà réglée la question de mon hypothétique homosexualité. On a tué sa propre grand-mère pour moins que ça.
Gallot me divertit. Le sexe ne me satisfait pas pleinement. Je m’y adonne sans réserve. Je puise même ailleurs pour aller au bout de mon apparence. Mais ce n’est pas suffisant pour atteindre les cent pour cent.
Je vous sens dubitatif. Cent pour cent, dites-vous, c’est beaucoup. Et c’est beaucoup parce que c’est tout. Or, voit-on qu’un homme, aussi exceptionnel soit-il, atteigne ce sommet sans que cela ne finisse par se savoir ? Et je ne suis pas de ceux-là, je vous l’accorde.
Alors mettons que Gallot représente neuf, voire huit pour cent. Je vous assure que je n’exagère en rien son influence. Il faut un ami pour complémenter la femme. Ou les femmes dans mon cas, car je suis un solitaire patenté.
Je ne pourrais me passer de Gallot. Je ne m’imagine même pas dans cette affreuse situation. Que ferais-je de ces dix pour cent ? Ou huit si vous préférez. Seul dans cette grande maison, je le suis. Mais quand je choisis de l’être. J’occupe même l’ancien appartement de mon grand-père qui le partagea avec ma grand-mère avant qu’il en décide autrement.
Ai-je parlé de mon grand-père à mon ami Gallot qui rêve de devenir chevalier ? Certes, nous en parlons. Mais ne comptez pas sur lui pour apporter de l’eau à votre moulin. Il n’est pas celui qui révèle ce qui manque à votre lecture. Gallot se trouverait mal si vous lui attribuiez ce rôle. Je le connais assez pour m’imaginer ce qui se passerait alors. Laissez-le tranquille. Ou je ferais en sorte qu’il vous importune.
Alors pourquoi vous parler de Gallot ?
Qu’il soit mon seul ami serait une bonne raison. En effet, on n’invite pas tous ses amis à participer au récit qu’on s’est mis dans la tête d’écrire. Par contre, un seul est toujours le bienvenu. Il compense l’absence de personnages annexes au crime.
Prévoir ainsi un meurtre où n’apparaissent que le meurtrier et la victime, à l’exclusion de tout autre personnage, même caché derrière une tenture, est à proprement parler un début d’incohérence. Et on sait l’importance de ce phénomène intérieur au moment de juger de la valeur d’un écrit quel qu’il soit.
Et pourtant, ils ne furent que deux. Et pour ne pas être seul, mon grand-père non seulement garda auprès de lui un fils pour lequel il n’éprouvait pas vraiment de l’amour, mais encore il s’accoupla à une parfaite étrangère qui joua inévitablement le rôle du cheveu dans la soupe, du moins du point de vue de mon père. Mais tout ceci est étranger à notre récit.
Mon grand-père se retrouva seul après avoir tué. On ne me sortira pas ça de la tête ! Et Dieu sait si on s’y est employé. Dans le cercueil de ma grand-mère, la terre se sentait étrangère. Je le sens. Je le sentais. Quelle époque nous avons vécue !
Tiens ! Voilà Gallot. À moins que ce soit Ginette. Allez savoir ! La solitude ne m’inspire pas toujours aussi bien que quand je suis avec Gaëlle.
Et bien c’était Gisèle. Je vous en sors, des personnages ! Comme les as de la manche. Mais je ne joue pas toujours gagnant. Que de fois je me suis vu contraint d’accepter la défaite ! Mais quel homme s’en passe ? Perdre est un enseignement de première. C’est facile de le dire et puis c’est ordinaire. Tout le monde sait ça. Gagner sert à gagner. On n’apprend rien à gagner, sauf à recommencer presque à coup sûr. Ce « presque » m’enquiquine tous les jours.
Comment ça a marché avec Gisèle ? Comme sur des roulettes. Elle est partie la langue dehors. Je suis sorti du petit salon pour entrer dans le grand où j’ai mes habitudes. Et je me suis mis à écrire. À l’époque, j’écrivais autre chose. Et je m’imaginais que ça pouvait continuer comme ça. Je me voyais même auteur d’une série d’histoires plus extraordinaires les unes que les autres. Je n’avais pas encore pénétré le secret de mon grand-père. Il vivait encore.
Pas vraiment, car il avait des douleurs. Au début, c’étaient des douleurs parfaitement localisées. Et même identifiables avec le secours de la médecine. Puis la douleur est devenue énigmatique. Elle posait des questions, la chienne ! Et pas moyen d’y répondre. Le toubib n’en revenait pas. Il n’est d’ailleurs jamais revenu, suite à une conversation animée.
Mon grand-père renonça à se soigner. Il ne recherchait que l’apaisement. Mon père, déjà grand puisqu’il m’avait et que maman n’était plus là pour me le dire, s’est lancé dans le trafic de plantes rares. Il s’est fait pincer au bout de quelques années. Quand il est revenu de prison, il avait changé, mais je ne savais pas en quoi. Grand-père non plus ne savait pas.
Il souffrait tellement depuis que mon père était en prison qu’il m’avait comme qui dirait négligé. J’étudiais moins, quoi. J’étais devenu un mauvais élève dans toutes les matières, y compris celles qu’on inventait rien que pour moi. Ça me rappelait vaguement les efforts de maman. Rien ne se serait passé si elle avait été là, mais c’est une autre histoire. Grand-mère était déjà morte puisqu’elle a disparu bien avant que maman nous donne un rendez-vous mensuel sur sa tombe.
Aujourd’hui, c’est une fois l’an. En dehors des rituels républicains en accord avec les religions. Je la visite aux beaux jours. C’est sur mon passage. J’emmène Gisèle ou Gaëlle, ou une autre. Et je dépense ainsi mes économies.
L’ennui, c’est qu’il faut passer la nuit à M* où est enterrée ma maman. À cause du train ou de la SNCF, je ne sais plus. On dort chez Marcel, mon cousin par alliance. Il me plaint toute la soirée et quand enfin il s’endort devant la cheminée, on monte et on s’endort nous aussi. Je n’ai jamais aimé crier de plaisir à M*. Je vous raconterai.
J’étais donc dans le grand salon, à l’étage. Mon grand-père aussi y avait ses habitudes. Des habitudes sans doute différentes des miennes. Je ne vois pas pourquoi je lui ressemblerais à ce point. Les femmes que je fréquente sont tellement différentes de Grand-mère !
Gisèle remonta. Elle n’était pas tout à fait descendue. Je vous parle de l’escalier qui descend dans la rue. Un double escalier, mais je n’utilise que le côté droit. Gisèle s’en fout. Elle dit : « Si je remonte la rue [elle veut dire à gauche de la maison] je prends à gauche. » Mais en principe elle redescend la rue, car elle habite à la prochaine, encore à gauche, à deux pas du jardin public où j’emmène chier mon chien.
« Dis donc, Polo [c’est mon petit nom], t’aurais pas vu Antoine ? »
Sur le coup, je ne savais pas que je connaissais Antoine. J’en ai connu un en Afrique, mais il est mort depuis des lunes. Et d’ailleurs il ne s’appelait pas Antoine. N’allez pas croire que je cherche à vous compliquer ! Le fait est qu’il se faisait appeler Antoine, mais que j’ignorais comment il s’appelait en réalité. Je parle là de la réalité de l’État civil, pas de celle qui nous occupe ici.
Comme je faisais la moue [c’est marrant après avoir fait l’amour, mais un peu facile, non ?], Gisèle a haussé les épaules et elle est redescendue. Pourtant, elle s’est arrêtée au pied de l’escalier.
« Tu l’as vraiment pas vu ? Je m’inquiète… »
Je ne m’inquiétais pas, moi. C’était la première fois que j’entendais parler d’Antoine, à part celui qui s’appelait autrement. On n’était plus en Afrique ah ! ça non ! J’y avais passé du bon temps. Avec Antoine et avec d’autres. J’avais même appris à tuer. Ce qui ne veut pas dire que j’ai tué. Ne concluons pas trop vite.
« Et tu t’inquiètes pourquoi ? » demandai-je.
J’avais l’air de comprendre, j’en suis sûr car elle me répondit que je n’avais pas à m’en faire, elle s’occupait de tout. Bon. Je refermai la porte, traversai le hall, puis le petit salon, et au moment où je m’apprête à monter à l’étage pour penser à autre chose, un oiseau vient se fracasser contre une vitre. Je sors.
L’oiseau est groggy. Je ne sais même pas ce que c’est comme oiseau. Il respire. Les plumes se soulèvent nerveusement. Il cherche plutôt sa respiration. Je n’ose y toucher. Il vient peut-être de Chine, on ne sait jamais avec les oiseaux. Qui c’est, cet Antoine ?
Mais cette fois je n’ai pas entendu de voix. C’est déjà ça. L’oiseau pépie, comme tous les oiseaux. Je pépie aussi, histoire de montrer mon dévouement sans toucher à rien. La dernière fois que j’ai voulu me montrer indispensable, j’ai gaffé. Enfin, parler de gaffe quand quelqu’un en est mort est une façon de parler pour ne rien dire. Je parlerai plus tard.
L’oiseau secoua une aile, ce qui m’encouragea à le pousser du pied. Il ne saignait pas. Moi, j’avais saigné. Le même carreau, mais on l’a changé depuis. La terre a absorbé ce souvenir, comme elle se charge toujours de la mémoire qui hante ces murs.
En y pensant maintenant [maintenant que l’oiseau reprend ses esprits], je me souviens d’un autre Antoine. Lequel ne peut en aucun cas être celui qu’a évoqué Gaëlle. Ou Gisèle, je ne sais plus. Qui habite en bas de la rue, en prenant à gauche ?
C’était un Antoine pas comme les autres. Je sais bien pourquoi je dis ça. Je peux comparer. Oh ! il ne savait rien. Comment aurait-il su ? Il connaissait grand-père depuis toujours. Il devait en savoir des choses ! Et j’aurais, à cette époque, tout donné pour pénétrer autre chose que le cul de cet incorrigible blagueur.
Antoine badinait surtout avec Grand-mère. Elle n’était pas, comme Grand-père, d’extraction honorable. Elle avait connu pire. Son rire relevait de l’orgasme. Et quand elle avait fini de rire, elle paraissait aussi tranquille que je le suis moi-même quand j’ai bien joui de mes facultés.
On ne pouvait pas être plus facétieux qu’Antoine. Grand-père aussi appréciait ce rare talent. Il riait moins que Grand-mère, sans doute parce que l’idée du crime grandissait en lui. J’ai bien connu cette sensation. Je ne saurais la décrire. Mais je sais à quel point on finit par en avoir un besoin impératif.
Aussi, quand l’oiseau retrouva ses ailes, si je puis dire, il s’envola. Je le suivis jusqu’au bout du jardin. Puis il monta assez haut pour franchir le mur. C’est un mur de briques rouges, quelquefois noires. De petites fougères y croissent. Le corbeau aussi croasse, mais n’est-ce pas un peu facile de se livrer à ce genre de plaisanterie quand on écrit un livre qui doit être le seul ?
Je demeurai un long moment à contempler le ciel. L’oiseau s’y était perdu. Enfin, de mon point de vue. J’ai toujours eu les pieds sur terre. On s’en rendra compte.
Mais de quel Antoine Giselle avait-elle parlé ? Il ne pouvait s’agir ni de l’un ni de l’autre. Gisèle n’avait pas connu ce temps-là. Il s’en faudrait de beaucoup. Elle a l’âge que j’avais quand j’ai perdu ma virginité. Et quand je parle de virginité, je ne mâche pas mes mots. Il s’agissait d’une véritable jeune fille.
J’ai pensé à cet oiseau toute la soirée. Notez bien que j’étais seul. Voilà de quoi nous éloigner du seul sujet de ce récit : l’assassinat de ma grand-mère par mon grand-père. Mais l’oiseau que j’avais peut-être sauvé du chat revenait au premier plan. J’ai un chat.
Ne me demandez pas de quelle race ! Chaque fois que j’évoque ce chat, il se trouve quelqu’un pour me demander de quelle race il est. Il serait correct de dire : à quelle race appartient-il ? Mais non, on me dit à tous coups : de quelle race est-il ? Ces conversations de salon m’agacent. D’ailleurs, elles ne se tiennent jamais dans ma demeure. Pas fou, le Popaul.
Quel rôle joue-t-il dans ce récit ? Il est trop tôt pour le dire. Et peut-être renoncerai-je à en parler. Je ne dirai pas tout. Dire tout, c’est s’exposer à l’incompréhension. Or, je déteste ne pas être compris. Et je veux l’être à ma manière. Il n’y en a pas d’autres à mes yeux.
Bref, le chat entra. Par la fenêtre, bien sûr. Ce chat semble n’avoir pas compris qu’il est plus facile d’entrer par la porte. Il pousse le battant avec son museau et entre. Je ne le vois jamais entrer autrement. A-t-il assisté au meurtre de ma grand-mère ? Mystère. Les chats ne parlent pas. Et comme il n’a jamais été question d’assassinat mais de fugue, aucun prélèvement n’a été effectué dans son abondante fourrure. La police ne fait pas son travail.
Je me sentais très seul ce soir-là. Le chat n’ajouta rien à ma solitude. Peut-être même le contraire. Mais je le caressais. Fumant un de ces cigares que mon grand-père importait de Cuba [il en reste je ne sais combien de boîtes dans la cave], je me faisais du mal, une fois de plus, en pensant à tout ce qui avait gâché ma vie. Le chat n’y était pour rien.
La fumée sortait. Dehors, la nuit pesait sur le jardin où l’oiseau avait failli connaître une fin tragique. Combien d’oiseaux s’étaient-ils assommés contre ce maudit carreau tant de fois changé ? Je ne saurais le dire. Mais l’avait-on changé plus d’une fois ?
Pour arranger le tout, je ne parvenais pas à écrire une première phrase pour inspirer la deuxième et ainsi de suite comme cela se passe quand je suis inspiré. Si je compte bien, ce qui est nécessaire en cas de réalisme, je ne suis pas si souvent que ça inspiré comme il m’arrive de le croire. Moi aussi je me nourris d’illusion. L’oiseau s’était peut-être perdu à l’intérieur de l’une d’elles.
Nous disséquons beaucoup au cours de notre existence. Ce n’est pas que cela nous plaise, mais nous avons tellement besoin d’en savoir plus et surtout de ne pas nous mentir à nous-mêmes. C’est que nous ne disposons pas de tellement de temps qu’on puisse se permettre de le dépenser en futilités. Certes, un peu de frivolité ne gâche rien, mais il ne faut pas abuser de cette ressource trop naturelle pour être nécessairement vraie.
Comment mon grand-père avait-il pris la chose ? Je l’ignore. Je ne pourrais en juger qu’en me servant de ce que je sais de lui, de ses petites habitudes ou plus précisément de ce qu’il laissait paraître de sa faculté à reconnaître ses fautes. Et je dois dire qu’il n’en reconnaissait pas souvent. Et quand il en reconnaissait, il s’agissait de choses tellement dépourvues d’importance que ce maigre savoir qui est le mien ne peut pas servir de science au moment d’en juger. Et ce moment est venu. Sinon écrirais-je un récit ? Je m’abandonnerais plutôt aux facilités du poème.
Ce qu’il pensait de son geste, mon grand-père l’a emporté avec lui, comme on dit. Je sais bien que le mort laisse tout. Je ne suis pas stupide à ce point. Mais que laisse-t-il dans les coins obscurs de ce que nous savons de lui ? Me vit-on reconnaître ces lieux ? Allons ! En l’absence de repères temporels ? Ce n’est pas un roman que j’écris, je vous l’ai déjà dit !
Et quel rapport établis-je ce soir-là entre mon grand-père, qui avait vécu, et cet oiseau que j’avais contraint à vivre ? Dans l’ombre, le chat, qui s’appelait Glaouis, n’avait pas osé se mêler de mes affaires, ce qui le changeait de ses habitudes. Qui l’a nommé ainsi ? Ce n’était pas le chat de Grand-père, ni d’aucun membre de ma famille. Que faisait ce chat dans mon existence ?
Les chats apparaissent comme sortis du néant avec lequel on ne souhaite fricoter à aucun prix. Mais je ne me souviens pas de l’avoir vu surgir de cette vacuité. Je l’ai peut-être acheté. Ou on me l’a abandonné parce que, l’ayant aperçu, je l’ai tout de suite aimé. Qui pouvait donc éprouver une pareille compassion à mon égard ?
Grand-père ne fumait pourtant pas ces cigares. Je ne l’ai jamais vu fumer. Profitait-il d’habiter au-dessus pour fumer sans nous le dire ? Je n’ai jamais perçu cette odeur. Mais maintenant que j’ai grandi, dans les conditions qu’on sait, je ne me prive pas d’enfumer. Le chat s’en frotte les yeux. Le voilà encore, déçu de n’avoir pas osé me priver d’un oiseau. Il n’ira jamais jusque-là. Mais jusqu’où ira-t-il ?
J’eusse aimé un oiseau disponible comme le chat. Je ne dis pas disponible à tout instant, mais seulement et impérativement quand il arrive. Par la fenêtre ou par où bon lui semblerait. Est-ce que le chat se pose ce genre de question ? Je ne suis pas dans son cerveau, loin de moi cette idée ! Mais le cerveau de l’oiseau m’eût convenu, même en rêve.
C’est d’ailleurs le seul endroit où je peux revoir Grand-père, le rêve. Et cela n’a pas forcément lieu la nuit. Bien sûr, il est nécessaire que je sois endormi. Je crains trop les hallucinations pour les provoquer. J’en suis le sujet domestiqué depuis longtemps. J’ai beaucoup grandi depuis. Il faut remonter à une époque trouble. Ou plutôt, troublée. Bon, je conçois fort bien que si elle était troublée, elle était trouble. Je saisis parfaitement le rapport de cause à effet, ne vous en faites pas. Vous n’êtes pas en train de lire un récit complètement idiot.
« Grand-père, où est Grand-mère ?
— Où veux-tu qu’elle soit ?
— Si je te pose la question, c’est que…
— Je sais bien ce que tu vas me reprocher ! Cours te coucher, va ! »
Et je me précipitais alors dans mon annexe qui partage un mur avec la cuisine et un autre avec le débarras. Un troisième mur servait, et sert toujours, d’appui au lit dans lequel je ne couche plus. Le quatrième était composé de carreaux depuis le plancher jusqu’à la génoise. J’en avais de la chance ! Mais aujourd’hui, je vis plutôt à l’étage, au milieu des souvenirs de mon grand-père que mon père appelait des souvenirs de famille. Étrange, non ?
En tout cas, Grand-mère n’était plus là. On attendit je ne sais combien d’années et mon père creusa un trou dans le jardin et mit la terre dans un grand seau. On emporta le seau et le cercueil apparut. Il y avait le portrait de Grand-mère sur le cercueil. Elle souriait, comme si elle avait gagné. Qu’est-ce qu’on gagne quand on disparaît sans laisser de traces et qu’on est définitivement mort parce que la famille a attendu des années pour s’en persuader ? Je sais bien ce qu’il convient de répondre à cette question, mais à ce moment-là, je laissais la plupart de mes questions sans réponses. Vous ne savez pas à quel point je souffrais d’en être là après avoir vécu le meilleur de l’enfance, quand tout le monde est là pour en apprécier la tendre naïveté.
Vous allez trouver tout ça, disons, un peu… bourgeois. Il est vrai que depuis, mettons x années, je ne me la foule pas trop. J’ai de quoi exister sans me soumettre à l’examen de mes compatriotes. On me juge, certes, je ne peux m’opposer aux effets de l’existence des autres sur mon comportement et ma pensée. Ils sont ce qu’ils sont.
Le chat est rentré passé minuit. Je ne vous ai pas dit qu’il était sorti. Voici comment : j’achevais un de ces cigares dont je vous ai parlé. Je ne sais pour quel motif biologique, ce chat tint à se coucher dans la boîte des cigares. Tous mes moments d’inattention sont, en sa présence, mis à profit dans ce sens : Glaouis se couche dans la boîte à cigare et, immanquablement, je le chasse en l’insultant. En principe, il fuse. Mais ce soir-là, il se releva sans précipitation, toisa nettement mon regard et prit le chemin de la fenêtre la plus proche.
Un pareil évènement n’évoque rien en vous. Et je vous comprends. Vous n’entretenez peut-être pas un chat. Ou bien votre chat ne se couche-t-il pas dans votre boîte à cigares. Mais où se couche-t-il donc quand vous avez les yeux occupés à autre chose ? C’est que vous n’avez pas le don de capter l’importance de ce qui n’en a pas aux yeux des autres. Vous feriez bien de réviser votre emploi du temps.
Je me suis donc retrouvé seul. Dehors, la nuit en imposait. Quel noir ! Enfant, cette situation somme toute banale m’inspirait de graves explorations. Grand-mère y veillait. Ses histoires me terrifiaient. Elle me couchait dans d’effrayantes forêts où j’étais perdu si personne ne me cherchait. C’est la grande question de mon enfance : Qui me cherchait ? Pas Grand-mère en tout cas. Elle refermait le livre parce qu’elle s’ennuyait de mon sommeil, mais, évidemment, elle ne sut jamais que je ne dormais pas et que je savourais son ennui comme s’il fût le mien.
Prenez une madeleine. Ne vous gênez pas. Elles sont excellentes.
Et bien ce soir-là, le soir tout récent où le chat me quitta lentement, j’entendais la voix de ma grand-mère me raconter quelque horrible fait dont j’étais la victime. La nuit n’avait jamais été aussi noire. Cependant, quelques reflets d’or éclairaient les pommiers. J’avais laissé la lumière au rez-de-chaussée. Une petite lampe en peau de chèvre que j’ai ramenée d’Afrique où j’ai connu Antoine. Comme le temps passe !
Je suis descendu. Il n’y a pas de lumière dans cet escalier conçu à une époque où l’on faisait plutôt usage de chandelles. Je descends à tâtons. Je me fie à la faible lueur de la petite lampe en peau de chèvre ramenée d’Afrique après la mort d’Antoine. Il ne manquerait plus que le chat me fasse trébucher. C’est déjà arrivé. Mon grand-père avait déjà tué ma grand-mère. Enfin, elle avait déjà… disparu. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce chat est-il donc si âgé ?
Mais pourquoi éteindre la lampe ? me dis-je subitement. Je me retrouverais plongé dans la nuit. Je sais trop bien comment ça se passe, ces plongées. Dans mon enfance, j’ai beaucoup joué avec les allumettes pour échapper à cette tristesse. Oui, je dis bien : tristesse. Et non pas terreur. Qui n’a pas profité de mes prostrations en ces temps de conflits familiaux ? Je ne savais même pas pourquoi on se disputait autour de moi. Je jouais aussi avec des couteaux.
Donc, je n’éteignis pas la petite lampe. Comme je ne pouvais pas remonter avec elle, vu qu’elle tenait à un fil, je me suis mis en quête d’une lampe portable. Je savais où la trouver. Mais, elle n’y était pas !
Attendez ! Je me trompe de temps. Il y a sans doute une raison à cela, mais je ne tiens pas à explorer cette voie. Où me conduirait-elle ? Cependant, il faut que je corrige cette erreur. Je peux même vous dire qu’il n’y avait pas de chat le jour où j’ai cherché une lampe portable pour retrouver mon chemin. J’étais enfant. Je ne fumais pas le cigare. Mon grand-père non plus d’ailleurs et pourtant, il en possédait d’innombrables boîtes qu’il avait fait venir de Cuba.
Oui, je ne trouvai pas la lampe de poche où je comptais la trouver. Elle avait toujours occupé ce tiroir. C’était un principe familial imposé par Grand-père. Je n’ai jamais vu mon père y déroger. Ma mère s’était déjà noyée. Je le sais maintenant, parce que j’ai eu le temps de mettre de l’ordre dans mes souvenirs, mais à ce moment-là, on me mentait. Elle était absente. Je n’en savais pas plus. Et de ne pas trouver la lampe de poche où j’avais l’espoir de la trouver m’a conduit à penser à ma mère. C’est comme ça que c’est passé.
Le tiroir, je m’en souviens, m’a échappé des mains, car personne n’avait songé à le munir d’un butoir. Sa petite poignée de laiton a glissé entre mes doigts et patatras ! il s’est écrasé sur le dallage. Car au rez-de-chaussée, le sol est couvert de grandes dalles rouges et vertes, en quinconce. Et le tapis, vaste et épais, n’occupe pas toute la surface de cette grande pièce qui donne sur le jardin.
« Mais que fais-tu là ? » s’écria ma grand-mère qui était descendue bien avant que le tiroir ne se fracassât à mes pieds. Elle m’avait vu, la salope, alors que je tâtonnais dans le noir pour retrouver la petite commode dont le premier tiroir était censé contenir, entre autres quincailleries, une lampe de poche. Et elle a attendu patiemment que le tiroir m’échappe et se brise par terre pour me demander ce que je faisais là ! Imaginez ma colère. J’ai toujours détesté qu’on me surprenne après m’avoir épié. C’est d’ailleurs pour ça que je n’ai jamais accepté de jouer avec mes semblables, d’autant que leurs jeux ne me passionnaient en aucune manière.
Mais, je devais le reconnaître plus tard, la question était peut-être lâche, mais elle avait du sens. Que faisais-je là ? Il n’y avait pas de chat pour expliquer ma présence au rez-de-chaussée alors que j’étais supposé endormi et en proie à mes cauchemars habituels. De plus, je ne revenais pas encore d’Afrique. J’étais trop jeune pour ça. Donc, la petite lampe en peau de chèvre, avec son fil planté dans le mur, n’existait pas. Et il faisait absolument noir. J’avais un besoin impératif de la lampe de poche. Mais pourquoi ?
C’est la deuxième question que me posa ma grand-mère. Grand-père avait eu le temps de descendre lui aussi pour se renseigner sur l’origine de ce chahut nocturne. Il s’étonna que j’en fusse l’origine. Pendant que ma grand-mère attendait que je répondisse à sa deuxième question, il rassembla les objets qui s’étaient répandus, ayant jeté un regard inquiet sur le tiroir qui s’était démonté et laissait voir ses tenons et ses mortaises.
Il eut un mot pour la lampe de poche, qui lui appartenait et qu’il s’étonnait de ne pas trouver alors qu’il était certain de l’avoir rangée, « comme d’habitude », dans le tiroir maintenant cassé. Il se mit à quatre pattes pour jeter un œil sous la commode, mais sa main ne ramena qu’un mouton de poussière qu’il reprocha aussitôt à ma grand-mère.
« Céline ne fait pas son travail ! rugit-il. Je me demande ce qui vous attache à elle ! »
Ça devenait compliqué. Je mouillai un peu ma culotte. Troisième question de ma grand-mère qui n’avait pas l’intention de discuter de ses rapports énigmatiques avec Céline :
« Es-tu complètement bête, Polo ? »
Elle était bien la seule à m’appeler Polo. Tout le monde disait Popaul en me voyant. Mon grand-père, qui s’était remis debout, me montrait une médaille en forme de croix. Il avait nettement envie d’en parler, mais quand Grand-mère est là, entre nous, nous ne parlons pas des choses importantes. Je veux dire des choses qui sont importantes pour lui et qui le sont par conséquent pour moi. Il y a trois femmes à la maison : ma grand-mère, ma mère (elle était déjà noyée) et Céline. On en avait besoin. C’est tout.
« Monte te coucher, idiot ! »
Mon grand-père monta devant moi. Il venait de dire à Grand-mère qu’on s’occuperait du tiroir et de son contenu quand il ferait jour, mais la vieille tenait à se distinguer une fois de plus. Je montais l’escalier à reculons pour la voir. Elle s’agitait avec les morceaux de tiroirs dans les mains. J’aurais aimé la voir baver. Était-elle seulement capable de reconstituer ce que le hasard avait désassemblé ? Moi oui. J’aimais remonter tout ce que je démontais. Mais là, c’était le hasard qui avait procédé. Et je connaissais la solution. J’étais en progrès.
D’ailleurs je me voyais évoluer jour après jour. Je ne sais pas quand ça s’est arrêté. Je ne le saurais sans doute jamais. À l’heure de se comprendre soi-même, ce ne sont pas les autres qui s’interposent, mais la bête. La mienne, si je puis espérer la posséder plus qu’elle ne me hante, était particulièrement sournoise à l’époque de mon enfance. Expliquez-moi donc pourquoi je n’aimais personne. Quelqu’un m’avait-il posé la question ? Pas même Grand-mère. Et pourtant, elle en posait, des questions !
Qu’est-ce que j’ai aimé les rouflaquettes ! Ça faisait un peu fille, mais j’aurais tué celui ou celle qui, par son pouvoir constitué, m’en aurait injustement privé.
Je crois que c’est Maman qui les a inventées. C’est loin. Je m’efforce de ne rien changer, mais je sens bien que j’invente moi aussi. Je me souviens de son peigne. Les boucles caressaient mes joues. Je me voyais dans ce miroir où encore aujourd’hui j’assiste à sa noyade. Je pourrais facilement éviter cette rencontre douloureuse en le couvrant d’un quelconque tissu emprunté à sa garde-robe, mais je n’y parviens pas. Je suis condamné, dès que j’entre dans cette chambre, à me revoir dans le miroir et, comme je dis, à en faire trop.
Elle parlait facilement d’amour et me trouvait beau. Grand-mère tempérait ce jugement par l’évocation de détails qui me rapetissaient dans l’estime que je me portais. Elle ne disait pas : « Ce sera une fille », mais ça y ressemblait. Qui croira que j’ai fini par la pousser dans l’escalier ?
Nous n’avons qu’un escalier. Grand-père n’en a pas voulu d’autres. Pourtant, quand il prévit un agrandissement au-dessus de la remise, il fut question d’un escalier. Je n’y connaissais rien en escalier. L’ouvrier me montra une corde à nœuds et me demanda de réfléchir pendant qu’il traçait des signes sur les murs. Il était là pour construire un escalier. Mais, finalement, il abandonna. Et ses traces bleues demeurèrent longtemps dans cet angle. Encore aujourd’hui, en lumière rasante, on distingue quelque chose. Mais ça ne ressemble plus à un escalier.
Je « traînais » souvent dans ces parages, selon Grand-mère qui me dénonçait aussi souvent que j’agissais. Je n’avais même pas demandé pourquoi l’ouvrier était parti sans m’expliquer pourquoi. J’avais eu cette discussion avec lui et il s’était contenté de me dire que les escaliers coûtent cher. Reviendrait-il ? Pas sûr.
Grand-père ne se montra pas plus éloquent. L’ouvrier m’avait laissé sa corde à nœuds. J’avais tout compris. C’est bien, un enfant qui comprend tout. Seulement voilà, l’espace que mon grand-père réservait à la Connaissance ne comprenait pas tout ce que je savais de la nature de la Connaissance. On ne parlait pas de tout avec Grand-père. On se taisait beaucoup. Et je savourais ces silences en perspective de mes futures aventures dans le monde.
Qui aurait dit que mon aventure, car il n’y en eut qu’une, ne se jouerait pas dans le monde, mais ailleurs ? On est bien loin de soi quand on n’est encore qu’un enfant. Et l’entourage ne contribue guère à changer les choses. J’admirais ma petite beauté animée par ces rouflaquettes dorées. Je secouais la tête pour un oui pour un non. Et ce sourire qui faisait dire à Grand-mère que j’étais sans doute aussi idiot que Léon. Il y avait un portrait de Léon dans le salon que mon grand-père réservait à sa solitude. Et je savais depuis toujours que Léon était le grand frère de mon grand-père. Mais était-il idiot comme le prétendait ma grand-mère ? Jamais Grand-père n’ajouta du crédit à cette déclaration. Jamais.
Je ne sais combien de temps dura ma période Léon. Pour ma grand-mère, elle dura jusqu’à ce qu’elle disparût. Mais ce fut moins long pour moi-même. Ce ne fut même pas long du tout, car j’aimais Léon. Il y avait un mystère dans ce portrait accroché au mur. Qu’il fût idiot n’en était pas un. Grand-père sentit à quel point ce mystère m’obsédait. Il avait une grande peur des obsessions. Aussi prit-il le temps de réfléchir au moyen de m’en préserver.
Aujourd’hui, pensant à cet épisode où les traces d’un escalier jamais construit se mêlaient aux traits toujours vivants de Léon, je mesure à quel point je fus aimé. Chacun m’aima à sa manière, y compris Grand-mère qui tomba dans l’escalier avant de disparaître. J’étais capable d’amour. Ne me réduisons pas à cette graine d’assassin. Mais c’était tellement compliqué d’être moi-même ! Et mon père devenait aussi diaphane qu’un rideau. Je le voyais voleter dans les courants d’air. Je ne tenais pas tant que ça à laisser mes chiures dans ses plis.
Un jour que je contemplais de trop près le portrait de Léon, Grand-père me fit une étrange révélation :
« Si tu veux savoir tout le mystère de cet homme, me dit-il, sache que ce n’est pas moi qui ai importé toutes ces boîtes de cigares. C’est lui ! »
Si le voile était en effet levé sur le mystère des cigares, mystère tenant au seul fait que mon grand-père ne les fumait pas, je ne voyais pas clairement en quoi Léon devenait une solution indiscutable. Bien sûr, la stature de mon grand-père m’interdisait d’en discuter avec l’acharnement que ma grand-mère savait opposer à ses hypothèses. J’acceptai l’explication sans la commenter, ce qui ne manqua pas d’intriguer ce grand-père trop habitué à aller au bout de ses certitudes. Mais pour l’heure, il me flatta le crâne, évitant toutefois de manipuler les rouflaquettes que Maman venait de boucler fort mignonnement.
Si j’avais eu un chat, les choses eussent pris un court tout différent. Ce n’est pas ce que j’affirmerais aujourd’hui, mais c’est ce que je pensais à l’époque. J’avais vu plusieurs chats, sans jamais les approcher. Un mien voisin en avait capturé un dans un nœud fort bien pensé. On assista à son agonie en se demandant si on ne ferait pas mieux d’abréger ses souffrances. Mais souffrait-il ? C’est la question que je posais alors à mon complice. Il ne sut que répondre, ce qui m’encouragea à en capturer un moi-même. Mal m’en prit.
Ce chat me parut dès le premier abord plus malin que moi. Ou moins idiot, selon le commentaire que ma grand-mère fit un peu plus tard de ma mésaventure. Mais enfin, c’était un chat et je n’en connaissais pas d’autres. Mon ancien complice avait attrapé la rougeole. J’étais seul, comme je le souhaitais. Je fis un nœud avec une corde à piano et attendis. Le chat, je ne sais par quel procédé qui échappait à mon intelligence en formation, s’empara de la tête de poisson et l’emporta sans se prendre à mon piège. J’avais peut-être perdu un chat, mais j’avais gagné de la haine.
Ce n’était pas la première fois, avouons-le. Je savais haïr depuis longtemps. Même Grand-mère en parlait pour amuser la galerie. Je consultai Léon. Son regard bleu me conseillait de recommencer, mais de manière plus combative. Il n’aimait pas les pièges. Il ne les avait jamais aimés. Il préférait toujours le combat à l’embuscade. Il était d’ailleurs mort de cette manière, ce qui faisait de lui un mort heureux. Mais Grand-mère soutenait qu’il n’avait jamais été qu’un idiot.
Le tiroir de la commode était réparé. Par qui ? Je l’ignore. La petite commode de noyer avait retrouvé ses petits airs pimpants entre un rideau vénitien et un miroir aux moulures grotesques. Je m’en approchais plusieurs fois, histoire de mesurer le risque que je prenais. Je savais bien qu’on me surveillait. Quand je dis « on », je dis « Grand-mère ».
En fait de lampe de poche, il s’agissait d’un pistolet d’ordonnance, calibre 8mm, qui avait appartenu à je ne sais quel mort au champ d’honneur qui n’en était donc pas revenu pour hanter ces lieux. J’avoue que mon cerveau ne prenait pas plaisir à déterrer les morts qui ne m’avaient pas connu. Je savais depuis longtemps que ce pistolet était dans le premier tiroir de la commode. Si on l’y laissait, c’est qu’il n’était pas chargé, premier point, et qu’on ne possédait pas de cartouche de ce calibre à la maison. Mon père avait une carabine à air comprimé et il s’en servait pour embêter les chats avec de la mie de pain mouillée de sa salive. Il en bouchait le canon et, propulsée par la pression, la mie de pain atteignait ou pas son but. Mon père était un mauvais tireur. Et la carabine ne compressait plus assez l’air. J’avais donc pensé à ce pistolet.
Je n’ignorais pas qu’on ne pouvait plus espérer en faire usage faute de cartouches. J’avais cherché des cartouches, jusqu’au grenier où j’avais évidemment trouvé autre chose. Ça ne pouvait pas être les poupées de ma mère et je n’osais poser la question à Grand-mère. Grand-père m’eût regardé de travers et il n’aurait pas répondu. Je songeai un instant à mon père. Ne se servait-il pas de ma mère comme d’une poupée ? Vous savez ce qu’on fait aux poupées quand on n’a rien d’autre sous la main.
Je redescendis du grenier sans cartouches. À quoi pouvait me servir un pistolet si je n’avais pas de quoi le charger ? À rien. Je ne le possédais pas vraiment, mais je savais où le trouver. Une lampe de poche m’eût été plus utile. Je ne pensais pas à cette lumière. J’en avais besoin. Pas question de s’avancer dans la nuit sans lumière. Résultat : j’ai cassé le tiroir et Grand-mère m’en a voulu pour le restant de ces jours.
Elle survécut moins d’un mois à ces évènements. Grand-père consentit à me prêter un de ses ouvrages. Il y était question des armes à feu. « Tu as l’âge qu’il faut, dit-il sur l’escabeau. Mais ne te fais pas d’illusion. Il n’y aura plus de guerre. Et je déteste la chasse. » Il descendit de l’escabeau et me tendit le livre, juste le temps qu’il fallut à ma grand-mère pour me faire une autre leçon. « Tu n’y comprendras rien de toute façon. »
Or, je compris. Je compris d’abord que, si l’on n’est pas trop regardant sur la qualité du tir, on peut parfaitement fabriquer soi-même des cartouches. J’avais même pu calculer qu’à cinq mètres, je devenais dangereux. Cette perspective m’enthousiasma. À cette distance, la victime peut clairement voir le fond de votre œil. Or, c’était exactement ce que je souhaitais, qu’on vît ce que j’avais au fond de l’œil, en supposant que c’était à cet endroit que se concentrait le meilleur de mon enfance.
Enfin… meilleur du point de vue qui m’occupait. Mais mon idée avait grandi en même temps que mon ambition. Du chat, je passais à Grand-mère. Et pour ne pas la rater, je coupais de deux coups de ciseau les rouflaquettes qui avaient fait le bonheur de Maman. Je ne ressentis pas cette mutilation comme un sacrifice, mais bien plutôt comme un signe d’intelligence. Je me surveillais beaucoup en ces temps-là. Plus que Grand-mère pouvait espérer tirer de mon nez.
Vous êtes peut-être sensible à la magie des lieux. J’en connais qui se damneraient pour les revoir par le seul pouvoir de la description. Ainsi, vous aimeriez en savoir plus sur la rue qui frôle ma maison ainsi que sur les autres rues qui ensemble forment un quartier je dois dire élégant. On n’y rencontre guère d’envieux qui ne soient pas de ce monde. Cela arrive. Je n’aime pas leur odeur de propreté. Mais enfin, ils servent à quelque chose. Mais ce n’est pas ce qui explique les longs moments que je passe dans cette encoignure. Avec une lampe torche, je produis une lumière rasante qui révèle les anciennes marques laissées par cet ouvrier dont j’ai parlé. Il est mort. C’est tout ce que j’ai pu tirer du nez de sa garce de fille.
J’étais en train d’arpenter le quartier pour vous en parler quand elle m’a surpris en pleine conversation avec une borne à l’angle de deux rues. Il en reste quelques-unes, de ces bornes. Et en effet, l’angle des murs qu’elles protègent encore est impeccable. J’aime cette linéarité verticale décrite par les murs. J’étais sur le point de trouver les mots et voilà que cette garce prétend que mon grand-père n’a jamais payé l’escalier. Quel escalier, je vous le demande ! Il n’y a jamais eu d’escalier. Je le lui dis. Mais elle a retrouvé la facture.
« Mais enfin, mademoiselle, j’y étais ! Je sais ce que je dis.
— Vous êtes surtout un idiot. Je me demande ce qui me prend de m’adresser à un idiot. Je ferais mieux de vous traîner devant un tribunal ! »
Les grands mots ! Elle me montre la facture. La somme est conséquente. Pardi ! Un escalier. En chêne. Avec des pommeaux de cuivre rouge. Ce n’est pas donné. Et c’est bien mon nom qui est inscrit dans la partie débiteur.
« Il y a erreur, » murmurai-je.
Je ne tenais pas à être entendu, mais la diablesse avait l’oreille fine. Il n’y avait pas erreur, d’après elle. Et puis elle avait besoin de cet argent. J’eus beau tenter de remettre cette conversation à plus tard, elle insista. Et me pinça même le coude, ce qui provoqua une contraction au niveau mon nombril, juste au-dessus de ce que vous savez. Et je n’avais pas honte. La garce avait du charme, il faut le dire, mais c’était un peu trop cher payé. D’ailleurs, eût-elle accepté ? Vous dites que non, mais vous n’en savez rien.
Je la suivis. Elle marchait vite, résolue à mettre un terme à nos relations par le paiement de ce que je lui devais selon elle. Mais où allions-nous ? Nous sortions promptement de mon quartier. Et elle me menait dans le sien. Forcément, c’était là qu’elle détenait une preuve encore plus prégnante que la facture. Qu’est-ce que ceci pouvait donc être ? Une preuve. Je vis se profiler le Diable. Je ne suis pas du genre à me vendre pour payer ce que d’autres doivent. Il ne manquait plus qu’elle me réclamât le prix des cartouches. Je me souvenais d’avoir dûment payé tous les composants. Et elle n’en était pas la fournisseuse.
J’avais trouvé tout ça chez Martin, ou Marteau, le droguiste. Il est mort depuis. Aujourd’hui, sa boutique sert de garage à vélos. Il avait soigneusement tiqué quand je lui eus remis la liste de ce que je souhaitais lui acheter. Et vous savez ce qui arriva. Le traître en parla d’abord à mon grand-père, qui se fournissait chez lui en bouchons. Si j’avais été moins bête, j’aurais acheté le soufre pour la désinfection des tonneaux. Le charbon, ma foi, pouvait passer en produit de chauffage. Le salpêtre, mon père en usait pour je ne sais quelle douleur plantaire. Mais je ne m’étais pas bien organisé. L’enthousiasme avait trop tôt fécondé la joie. Et j’étais trahi par un fournisseur de drogues.
J’y pensais parce que nous passions devant les vélos. Justement, Clairette en avait un. Elle défit l’antivol et, d’un coup de rein, plaça le vélo sur la chaussée en direction de son domicile.
« Monte, idiot ! »
Elle pédalait bien. Je me sentis beaucoup plus léger qu’elle. Elle me parut forte comme un homme. Je pouvais voir ses genoux roses et le galbe du mollet traversé par une puissante contraction musculaire. Nous allions à bonne allure. J’en perdis mon chapeau et il fallut revenir, je ne dirais pas sur nos pas car nous allions sur deux roues. C’est alors qu’elle eut faim. Elle freina des deux pieds.
Je fus chargé de surveiller le vélo, car, à ce qu’elle disait, il y avait des voleurs dans le coin. Elle s’engouffra dans une boulangerie et en sortit avec une chocolatine dans une main et mon chapeau dans l’autre. Moi, je tenais le vélo. Faut-il que je précise que je ne sais pas en faire ?
Ce n’est pas faute de m’y être exercé. Comme tous les enfants, j’eus un vélo. C’était un cadeau du Père Noël. Je n’avais rien demandé, comme d’habitude. Je me fiais à la compréhension de mes ascendants. Pour ce faire, je ne me privais pas de manifester mes goûts en matière de jeux. On m’entendit beaucoup parler de chimie à l’automne. Je n’avais pas clairement évoqué cette nouvelle passion durant l’été que je consacrai plutôt à l’étude de l’âme humaine à travers quelques récits extraits d’une collection policière mise à ma disposition par une voisine en maillot de bain. Adulte, mais charmante. Et surtout prompte à me renseigner sur les objets du drame policier dont elle était une fervente consommatrice.
Cela m’éloignait de cette bourrique de droguiste, Marlin, ou Merleau. Je crois même qu’on avait oublié mes prétentions explosives. Grand-mère soutint que Grand-père était le seul coupable et comme en effet il culpabilisait ouvertement, faisant la leçon à mon père, on en vint à parler d’autre chose et, au début de l’été, on ouvrit grand les fenêtres. L’une d’elles donnait dans le jardin de cette voisine. Franche rhétoricienne, elle connaissait tous les actes qui conduisent à l’arrestation du coupable. Je compris qu’un coupable était nécessaire si l’on voulait à tout prix en finir avec ce qui avait commencé par un meurtre.
Elle enfila un maillot sous mes yeux. À l’âge que j’avais, le spectacle de la nudité féminine promet beaucoup et tient peu. Elle commença aussitôt un roman, allongée sur une chaise longue sous un parasol. Le soleil étincelait sur ses lunettes. Il fallut que son ruban se détachât et que le vent se levât pour que je réussisse la prouesse de le cueillir au vol de ma fenêtre. Sinon, il eût pénétré mon intérieur et elle m’aurait vu rougir de n’être que cela, une rencontre fortuite. Or, je m’élevai au-dessus des géraniums et, comme un joueur de basket, empoignai le ruban qui claqua comme un drapeau.
Vous savez comment elle me remercia. Mon père n’était pas indifférent à ce voisinage et, n’était sa triste timidité, il m’eût remplacé avantageusement. Mais la dame ne parla pas de mon père. Elle ne parla jamais de ceux avec qui je partageais une existence bourgeoise aux antipodes de la témérité qui m’était nécessaire pour me montrer sous mon meilleur jour. Ce saut au-dessus de la jardinière de géraniums fit de moi un disciple. Dans ma culotte, on s’agitait jusqu'à l’immobilité.
Je n’ai pas connu d’étés plus propices à la pratique du projet. Je n’en avais pas pour autant rompu le lien qui me liait à ma prochaine aventure. Et à l’automne, tandis que la belle estivante s’était éclipsée avec un autre, je donnai le spectacle d’un passionné des métaux, prenant bien la précaution de ne pas évoquer l’acide ni les sels par trop toxiques. Ce serait le Diable, pensais-je, si la panoplie du petit chimiste ne contient pas ce qu’il me faut pour fabriquer au moins une cartouche.
Pour revenir à la magie des lieux à laquelle vous dites être plus que sensible, et je vous comprends, vous est-il possible de me comprendre à votre tour ? Il ne vous a pas échappé que ce récit est une confession et qu’elle est véridique. Faire de vous un ou une complice, simplement par la révélation du lieu, me chagrinerait plutôt. Je ne vous connais pas. Vous finiriez par me dénoncer. Loin de moi l’idée de vous livrer ainsi à une épuration qui couvrirait de gloire même les imposteurs. Voyez comme je glisse ! Je glisse…
Mon existence est plus que fragmentée par ces glissements. C’est que les effets précèdent souvent les causes. Non, je ne haïssais pas Grand-mère au point de la tuer. Ses lèvres se posaient si souvent sur moi que je craignais d’en être aimé à sa manière. Mais comment s’y prenait-elle pour passer à l’acte ? Elle ne couchait pas avec Grand-père. Elle avait bien couché avec lui à une certaine époque de sa vie, je sais bien ! Ou avec un autre. Léon ? Pourquoi pas ? Ce qui posait la question du choix d’un grand-père véritable.
Il ne me déplaisait pas d’y penser. Il m’arrivait même d’en écrire les obscurités, pas loin du dictionnaire. Il faut du vocabulaire à ce genre d’hypothèse, sinon une solution s’impose et on perd l’avantage de la magie. C’est ce que je voulais vous dire en esquivant la question des lieux. Vous comprenez ?
Pour l’heure, j’avais une facture à régler. Clairette (vous vous souvenez ?) m’en imposait une de fort salée. Vous pensez ! Un escalier ! De chêne. Avec des décors de cuivre rouge. Même le tapis était compté. Nous étions chez elle et j’avais envie de faire l’amour pendant qu’elle calculait des intérêts qui s’annonçaient considérables. J’aurais pu avancer mes arguments. Je n’en manquais pas. Notamment, cet escalier n’existait pas. Alors le chêne, le cuivre… Mais je bandais. Comment résister à l’appel de la chair alors qu’il est plus facile d’y répondre ? Sans compter le plaisir qu’on y prend. Je n’ai plus l’âge de me raisonner. Ça, tout le monde le sait.
Quand elle eut fini de calculer, elle nota le montant des intérêts à ajouter à la somme due. Cela triplait le total initial. J’aurais pu m’acheter trois escaliers pour ce prix ! Et je n’en avais qu’un qui était payé depuis longtemps. Cette garce me volait. Elle secoua ses boucles brunes et posa un ongle violet sur la somme. C’était à prendre ou à laisser. Mais il n’était pas prévu que je la prenne, comme ça, sur le bord d’un secrétaire à cylindre dont je n’avais pas la clé.
« Tout ça pour dire, finit-elle par glousser, que si je voulais, je pourrais obtenir cette somme sans difficulté. Et vous seriez condamné à payer d’autres intérêts, sans compter les dommages, les frais d’avocat et les émoluments de la Justice. Cela risque de faire beaucoup. Je vous laisse le temps de réfléchir. Mettons qu’on en reste au prix initial majoré d’un petit dédommagement que je laisse à votre jugement. Qu’en pensez-vous ? »
Je n’en pensais rien. Qui peut encore penser à l’heure de prendre le plaisir comme il se présente ? Elle se leva et fila vers la porte à petits pas feutrés. Je la suivis. Que voulez-vous que je fisse ? La porte était ouverte. Et j’étais loin de chez moi. On était venu en vélo. Elle ne devait pas oublier ce détail.
« Me prêteriez-vous votre vélo, chère Clairette ? J’irai plus vite.
— C’est que j’en ai besoin pour aller au travail…
— Me raccompagnerez-vous ? »
Je pouvais aussi bien la violer chez moi. C’était même une meilleure idée. On nous verrait arriver tous les deux sur le même vélo et qui plus est, le sien. Que trouverait-elle à redire à cela ? Et donc elle essuya sa bouche qui sentait le chocolat et me mit mon chapeau sur ma tête, prenant soin d’en relever les bords. Mais vous savez, la vraie raison de ce voyage, c’est que je ne savais pas faire du vélo.
Je n’avais pas besoin de savoir en faire pour écrire au père Noël. Je lui écrivis ce qu’on voulait que j’écrivisse. Et donc, je n’ai pas eu ma panoplie de petit chimiste. J’ai eu un vélo. Et il a fallu apprendre à s’en servir. J’avais bien proposé de le coupler à une dynamo pour participer à l’éclairage familial, mais chacun s’était mis dans la tête qu’il était impensable que je ne susse faire du vélo à l’âge que j’avais.
Comme je l’ai dit, notre rue descendait. Mais on avait prévu que je la remontasse au bout d’un nombre donné de leçons qu’on m’inculquerait dans la descente. C’était prendre le risque de l’accélération. Et dès la première leçon, au lieu de tomber et de commencer à habituer mes genoux aux petits cailloux, ne sachant pas encore la science du freinage, j’expérimentai la vitesse au point de quitter le quartier dont la limite est formellement indiquée par un feu tricolore.
Par miracle, on me ressuscita. Et on s’empressa de me ramener dans mon milieu d’origine.
« C’est une chance, dit mon grand-père. Sans cette côte, Dieu sait où il aurait fallu le chercher. Car il allait vite, le Diable ! »
Et je n’étais pas tombé. Après le carrefour, la rue remonte, car c’est la même. Cette idée de partager ma rue à cause d’une décision municipale m’a toujours agacé, mais c’est ainsi. On ne change pas ce qui est mal fait. Et il arrive rarement qu’on améliore ce qui convient à l’usage commun. Bref, je n’étais pas tombé. Je ne m’étais pas cassé la pipe comme l’avait prédit ma grand-mère. Et, par un procédé purement physique qui m’émerveilla (on le comprend !), j’évitai de me retrouver en territoire hostile. C’est que je portais mes beaux habits.
Seule ombre au tableau, j’avais perdu mon petit chapeau. On descendit de concert pour explorer le carrefour, car selon les calculs de mon père, qui se référait plutôt à une expérience similaire, on ne perd jamais son chapeau dans les montées. Comme Grand-mère exigeait une explication à ce bizarre phénomène, on s’arrêta pour dessiner le principe dans la poussière du trottoir. Mais de chapeau, rien.
Ce n’était pas un chapeau ordinaire. Il avait son prix. Et il n’était pas facile de le trouver à notre époque. J’avais bien parlé d’une casquette type base-ball, mais on avait jugé bon de ne pas me laisser parler plus longtemps. Des casquettes de base-ball, il y en a dans toutes les bonnes vitrines. Mais des chapeaux comme en portait mon arrière-grand-père quand il avait mon âge, ça sortait de l’ordinaire. On écuma les boutiques des beaux quartiers. Et ce fut dans une rue mal famée que l’objet finit par se présenter au regard de mes éducateurs. On s’empressa de s’enquérir. Le chapeau avait déjà servi, mais il était impec.
C’était le chapeau de mes sorties dans le monde, excepté à l’école où j’allais tête nue ou en bonnet. Les jours de grand soleil, Grand-père me confectionnait une espèce de béret avec mon mouchoir. Voilà pour l’école. Par contre, quand nous allions à la pêche sur les bords de la M* (lieu tenu secret comme j’ai dit plus haut), j’enfonçais ma tête dans ce chapeau. Et ce n’est pas peu dire : il était trop petit pour ma circonférence.
Ce jour-là, le jour où je le perdis forcément à la hauteur du carrefour selon la théorie irréfutable de mon père, le soleil était de sortie. Il cognait dur. Ma tête rougissait sous les cheveux. Mon grand-père, toujours prévenant, fit quatre nœuds à son mouchoir et me posa cette affreuse composition sur ce qu’il estimait être ma tête. Mais moi, j’étais ailleurs. Vous pensez bien que le chapeau, je m’en fichais.
Ma grand-mère éclata alors sous le feu qui était au rouge. Ce chapeau, hurlait-elle, je ne l’avais pas sur la tête. Alors pourquoi le cherchait-on ?
Voilà comment on provoque des confusions dans l’esprit de l’adulte qu’on est contraint de devenir. Rouge de confusion moi aussi, sous le regard médusé des automobilistes qui attendaient le pied sur le champignon, j’eus une crise. On me transporta en lieux sûrs. Nous n’en manquons pas à la maison. Encore aujourd’hui, je m’en sers avec discernement. J’y pensais en descendant du vélo de Clairette. Elle dit :
« Voilà ! Vous êtes content ? »
Et se mit à me regarder au fond des yeux. Je les fermais. J’entendis le vélo s’éloigner. Grincement de la selle sous ces fesses sublimes. Le pédalier couinait plutôt. Elle monta une vitesse. Le dérailleur hésitait. Je débandais.
On n’est jamais mieux que chez soi. Et bien nous partîmes en vacances quand même. Je n’étais pas prêt. J’avais grandi d’un an exactement depuis les dernières vacances au bord de la mer. J’avais même connu le plaisir. Non pas sous les draps, mais dans un coin du jardin que j’étais le seul à apprécier. C’est dans l’odeur du bois mouillé et presque mort que j’ai su de quoi j’étais capable si c’était vivre que je voulais. Et je pouvais recommencer. Certes, pour ne pas éveiller le soupçon que je méritais, j’espaçais. Les jours de pluie avaient ma préférence. Qui traverserait le jardin, en diagonale, même sous un parapluie ? Jamais je ne vis un rideau se soulever. Et pourtant, Grand-mère les écartait souvent. Ce n’était pas le chant des oiseaux qui motivait ce geste calculé. Elle n’attendait rien. Elle voulait se surprendre.
J’ai bêtement gaspillé la première cartouche. Elle m’avait coûté de longues heures de tâtonnements. Je n’étais pas sûr du résultat. Je l’avais glissée dans le barillet. Et j’ai alors attendu de trouver un endroit pour procéder à un premier essai. Comme je le disais, quand nous partîmes, cette année-là, je n’étais pas prêt. Avec seulement deux cartouches, je réduisais l’expérience à un coup de chance, peut-être deux. J’avais bien vu ce que valait mon industrie de la cartouche dès la première. Comme elle était en carton, elle ne tenait pas le choc de l’eau. Et moi qui aimais la pluie au point de la féconder aussi souvent qu’elle tombait sur moi, je me suis mis à la détester.
Vous savez comment cela se passe toujours. On commence par se méfier. Et on se met à haïr. La première cartouche fondit dans ma poche. Comme je savais ce qu’elle m’avait coûté d’attention et de patience, je redoutais de n’être pas capable d’en confectionner une deuxième. Et dans les mêmes conditions. Pas question d’une douille en métal. J’avais vaguement testé les possibilités d’un stylo, mais l’opération dépassait mes compétences. J’achevais à peine la deuxième cartouche quand on m’annonça que nous partions. Quand ? Mais demain !
J’observais mes cartouches. Elles ne se ressemblaient pas beaucoup. La cause n’en était pas la couleur, l’une vert pomme, l’autre plutôt grise. Les billes de plomb venaient de mon attirail de pêche. C’était le plus facile. Je les remodelais adroitement au marteau. C’était très près du modèle que j’avais observé dans un catalogue que mon grand-père ne me prêtait plus sous un vague prétexte. Je savais bien qui agissait sur lui. Elle n’agirait plus longtemps.
Imaginez l’horrible nuit que j’ai passée. Le départ était à cinq heures, à la fin de la nuit. On n’allumerait pas les phares longtemps, avait prévu Papa. Maman dormait à moitié. Il fallut que Grand-mère prépare mes tartines. Je les avalais sans conviction. Dans ma poche, bien au sec dans un sac de plastique, mes deux cartouches attendaient de faire l’objet d’un test prometteur. Mais il me faudrait attendre le retour pour passer à l’étape suivante qui serait soit un nouveau test, en cas d’échec ou de forte promesse, ou carrément le passage à l’acte. Pan !
Avais-je de la chance ? J’allais en avoir besoin. Je n’avais jamais mesuré cette faculté. Comment la mesure-t-on ? Qui pouvait me renseigner ? J’étais coincé entre Grand-père et Grand-mère sur la banquette arrière. Ma mère s’accrochait à son siège du mort et mon père écoutait la radio. Je n’avais même pas envie de vomir.
La cuisse de Grand-mère écrasait ma poche. Je n’osais imaginer ce qu’elle infligeait à mes cartouches. Je me voyais déjà privé du test qui devait constituer le seul évènement d’importance de ces maudites vacances au bord de je ne sais plus quelle mer. Je suis parvenu à vomir sur le coup de midi. Grand-mère reconnut les fraises de la confiture. Elle avait bien dit que j’étais comme elle allergique à ces choses qui ne ressemblent même pas à des fruits. Elles ne poussent pas sur les arbres. Moi non plus.
Mais qu’est-ce que je faisais dans un arbre le jour où ma mère s’est noyée ? On vous a déjà posé la question. Jamais sans doute. On me surprit dans cette situation.
« Ça fait des heures qu’on te cherche ! »
Je voyais bien, à leurs têtes, que j’étais le coupable désigné. Et je savais de quoi. Le petit sac de plastique contenant mes cartouches, je l’avais caché sous le matelas de mon lit. Ils avaient donc mis la main dessus. J’imaginais qui. Je fis un rétablissement sur la dernière branche et me réceptionnai sur mes deux pieds. Mon père se cacha soudain le visage dans une main. Mon grand-père mordait sa lèvre inférieure comme dans les jours de grand vent. Seule ma grand-mère souriait. Elle m’avait encore chopé.
Pourtant, elle me prit dans ses bras. Elle avait pleuré. Je sentais sa joue humide contre la mienne. Et comme j’avais le menton sur son épaule, je pouvais voir mon père tituber comme un ivrogne, refusant le bras que Grand-père lui offrait. Pas de doute, mes cartouches avaient explosé et blessé quelqu’un. Qui manquait à cette triste procession ? Maman.
Elle était allongée sur le dos, dans son bikini orange. Un mouchoir cachait son visage, mais je reconnaissais le bikini. Et puis pourquoi m’aurait-on traîné jusqu’ici ? Pour me montrer le cadavre d’une femme qui portait elle aussi un bikini orange ? Sur ce long corps nouvellement coloré de soleil, pas de trace de balle. Pas de sang non plus sur le drap blanc. Un homme en tablier vert attendait qu’on lui dise de sortir. Il se tenait nonchalamment à la tête de ce brancard, la main sur une poignée. Il avait l’air pressé d’en finir.
« Tu veux la voir une dernière fois ? »
C’était mon premier cadavre humain. Et en plus, je l’avais tué. Quelque chose bougea sous le slip. C’était un coquillage. L’homme le montra, des fois qu’on se fasse des illusions. Elle était morte, un point c’est tout. Et moi j’étais dans l’arbre en train d’observer des nudistes. Il fallait monter dans les arbres pour se situer discrètement au-dessus de la palissade de roseaux gris. Qu’est-ce qui ne serait pas arrivé si je n’étais pas monté dans cet arbre ? C’était la question que Grand-mère semblait poser avec une insistance cruelle. Bon.
Mon matelas était intact. Il n’avait pas même bougé. Mais le doute demeurait le plus fort. Je le soulevai. Le petit sac de plastique était toujours là. À l’intérieur, les deux cartouches attendaient le grand jour. J’eus juste le temps de tout remettre en place. Grand-mère arrivait avec une collation et un médicament pour me faire dormir. Je n’avais pas envie de dormir. Qu’est-ce qu’on fait quand quelqu’un est mort ? Je n’allais tout de même pas le demander à cette salope ! Elle me fourra le comprimé dans la bouche.
Je ne sais pas si j’ai dormi. Tout le reste n’est peut-être qu’un rêve. On est rentré plus tôt que prévu. Je ne pus donc procéder aux essais dans de bonnes conditions. Il fallait par conséquent qu’elles fussent mauvaises. Et j’acceptais le défi. J’attendrais toutefois que Maman fût enterrée.
En quittant Clairette, ou plutôt dès qu’elle me quitta, j’y pensais. De quoi nourrit-on son enfance ? Combien de projets ont meublé ainsi ma solitude ? Mais je ne peux pas me souvenir de tout. Cette succession d’espoirs construit pourtant ce que je devrais savoir de moi. Tout s’expliquerait alors. Du moins, c’est ce que je crois.
Je suis tout de suite allé voir l’emplacement de l’escalier jamais construit. J’avoue que le doute m’avait assailli. Mais il n’était pas là. Une question me vint à l’esprit : Mais où Diable était-il ? J’avais du mal à penser que Clairette me mentait. La facture avait l’air parfaitement authentique. Et ses yeux brillaient d’autre chose que l’imposture. J’eus une nouvelle érection. Et je fumais un cigare en attendant de pouvoir penser à autre chose.
Cet escalier existait. Il ne pouvait en être autrement. Ce fragment manquait-il à ma mémoire maintenant que le temps avait passé ? Je ne m’embrouillais pas. Tout était clair. Il y avait des trous, toujours aux mêmes endroits. Rien n’avait changé. L’escalier appartenait à l’oubli. Et il n’était pas là où je me souvenais de l’avoir vu tracer par le père de Clairette. Je redescendis pour éclairer ces murs en lumière rasante. Je montrerais ces traces à Clairette.
Je me réveillai avec la sensation d’avoir vécu quelque chose qui appartenait à un autre que moi. L’autre, n’est-ce pas ces fragments d’oubli qui rendent la mémoire incertaine ? J’appelais Clairette. Elle était sur son vélo, en route pour travailler.
« Il n’est pas prudent de téléphoner au guidon, dis-je enfin.
— Je sais comment l’être, ne vous en faites pas.
— Tout de même… Un accident est vite arrivé.
— Je vous montrerai. Vous avez pensé à l’escalier ? »
Si j’y pensais ! Je ne pensais qu’à ça depuis ce matin. Et il était midi passé d’une bonne heure, comme disait ma grand-mère. Qu’est-ce que je fais tout seul dans cette grande maison ? On a tort de se plaire. C’est aux autres qu’il faut plaire. Il faut les laisser entrer. Peu importe ce qu’ils changent. Clairette avait le pouvoir de remettre l’escalier à sa place. Et si ça arrivait, comme je me le promettais, je lui déclarerais mon bonheur. Il n’y a rien comme une déclaration de bonheur pour s’emparer de l’autre. Il ne résiste pas. Il est trop flatté.
On a enterré Maman et les choses ont repris leurs places. Voilà ce qu’il me faut. Que ces choses que je connais par cœur reprennent la place que le temps leur a supprimée. Je ne vois pas d’autre solution. Et j’ai absolument besoin d’une solution. Même si la solution, c’est quelqu’un.
Heureusement que je suis heureux. Qui ne le serait pas à ma place ? Une belle maison, un revenu confortable, pas de travail et la possibilité de consacrer mon temps à ce qui me passe par la tête. Et j’ai hérité de tout ça. Bien sûr, tout le monde est mort. Je ne me connais pas même un lointain cousin. Peut-être en cherchant bien. J’en connais qui écrivent des romans comme ça. Mais est-ce que j’écris un roman ?
Gisèle, ni Ginette, ni Gaëlle ne remplaceront Clairette. Je ne sais pas ce qui explique l’amour, ni même si on l’explique. On le dit, mais de là à croire tout ce qu’on dit… sauter sur le bidon de Gisèle est un vrai plaisir. Ou d’une autre. Mais Clairette possède ce qui me manque. Je n’ai pas trouvé ça chez Ginette, ni chez aucune autre. Oh ! je sais bien que Clairette ne sait pas tout ce que j’ai oublié. Comment cela eût-il pu arriver ? Ce serait trop beau.
Ce que promet Clairette est bien assez beau. Le hic, c’est cette facture. Il faut que je franchisse cette difficulté. Je suis né avare. On ne m’a jamais vu donner quelque chose. Ou alors j’ai oublié, ce qui revient au même. Mince ! Trois escaliers pour le prix d’un. Et même plus si la Justice le décide. Je dois l’aimer. Mais m’aimera-t-elle ? Me suis-je déjà fait aimer de quelqu’un ? Ont-ils enterré maman avec son petit bikini orange ?
Je me souviens encore de mon agitation le jour même de l’enterrement, après que le cercueil fût descendu dans son trou. Personne ne connaissait mon projet, mais si je procédais à un essai dans le jardin, j’étais cuit. Grand-père possédait des livres où il était question d’isolation phonique. Il en avait acheté suite à une proposition du banquier qui tenait à financer des travaux susceptibles d’être finalement payés par l’État. J’ai même trouvé un traité sur la propagation du bruit, appelé ici son. Je devais concevoir une expérience préalable.
Taper sur un bidon finit par énerver tout le monde. Je ne m’en souviens pas, mais il fut un temps où c’était ma passion. Je tapais sur tout ce qui résonnait. On raconte même que c’est comme ça que Grand-mère a perdu la raison. Elle avait même menacé de se jeter à l’eau. De quelle eau s’agissait-il ? Aujourd’hui, je peux me promener sur les quais de la S*, mais à cette époque, je n’allais pas plus loin que la rue, encore que le trottoir d’en face donnât des signes d’adversité. Cette eau m’obsédait. Et voyez comme la vie est mal faite, maman s’y est noyée, dedans. Je veux dire que j’annonçais la tragédie sans le savoir. Et qui avait le pouvoir de se douter que ça finirait par arriver ? Grand-mère.
Maman était une imprudente à ses yeux. Ancienne nageuse olympique, ou plongeuse, je ne sais plus, elle tenait à se faire admirer au bord de la plage. Son corps somptueux ne suffisait pas à satisfaire son goût pour la reconnaissance. Elle le plongeait entièrement dans une vague et ne consentait à reparaître qu’à l’horizon, ce qui provoquait des cris d’admirations. On avait d’abord retenu sa respiration, sauf Grand-mère qui commentait ce geste fou sans ménager Grand-père. Il avait toujours admiré ce corps exemplaire. Il avait même facilité le mariage. On le dit. Mais ce qu’on dit, au fond, n’est-ce pas ?
Mais Maman ne se noya pas de cette façon. En fait, c’était papa qui se noyait. Ce gros maladroit avait l’habitude de cuire au soleil avant de se jeter à l’eau. Grand-mère l’avait prévenu : « Un jour, il arrivera quelque chose ! » J’ai noté, après coup, et peut-être fort longtemps après les faits, qu’elle n’avait pas dit : « Il T’arrivera quelque chose ! » Elle savait déjà qu’il ne pouvait rien arriver à ce gros patapouf. Mais qu’avait-elle prévu, la sorcière ?
Papa coulant à pic, Maman se jeta à l’eau. On ne l’avait jamais vu le faire après un bain de soleil. Quand elle s’y jetait, elle sortait de l’ombre, soigneusement enduite par le maître-nageur qui était un ami de la famille. Ensuite, elle se livrait à l’exhibition que je viens de décrire. Elle avait ses habitudes. Mais cette après-midi-là, il y avait urgence. Papa se noyait. Et peu importait pourquoi. Mais si elle avait mesuré l’importance de cette cause, se serait-elle retenue de porter secours au père de son fils ?
Ah ! cette question lancinante comme la douleur ! Que de fois me la suis-je posée ! Je l’ai même posée à Grand-mère après l’enterrement, tandis que nous regagnions le domicile en voiture. Comment pouvais-je poser une pareille question ? Mon père, au volant, ne tiqua pas. Mais la question était posée et elle devait envenimer nos relations à jamais. Comment ne me serais-je pas inquiété de ce « à jamais » ? Il fallait en finir avec cette éternité.
De retour au bercail, j’ai filé dans ma chambre comme le souhaitait ardemment ma grand-mère. Après m’être assuré que je n’étais pas suivi, car cette salope avait le don de tout savoir sans rien payer, j’ai soulevé le matelas et je suis entré dans mon placard, autrement dit mon atelier. Problème !
Car c’était Maman qui s’occupait de ce placard. Et comme elle n’avait aucune envie de savoir ce que j’y fabriquais, elle se contentait de faire la poussière. Mais maintenant qu’elle n’était plus là, il fallait que je m’attende à ce que ce soit ma grand-mère qui mette son gros nez de Juive dans mes affaires intimes. Cette perspective me paralysa un long moment. Il était d’ailleurs temps de descendre pour dîner. C’est vous dire.
C’était le premier repas après l’enterrement. Grand-père avait estimé qu’il devait être digne. On ne parlerait pas des choses discutables et même, on ne parlerait pas du tout. Seulement, clore le bec tout excité de Grand-mère n’est pas donné à tout le monde. Quand elle veut l’ouvrir, elle l’ouvre. Et on la ferme. On en était encore à sucer la soupe quand elle a remis sur le tapis la question de savoir si Papa devait être sauvé au prix de la vie de Maman. Grand-père demeura interloqué. La réponse était :
« Oui, car c’est mon fils ! »
Étant le seul présent à posséder le sang vivant de ma mère, j’ai vomi. En plein dans l’assiette. Heureusement que c’était la mienne ! Sinon, vous imaginez le scandale. Ah ! le petit salaud ! Il veut encore m’humilier. Etc. Je ne dis pas tout. J’ai du mal à redire ces mots. On me comprend. Mais, contre toute attente, elle se contenta de susurrer :
« Mais qu’est-ce donc qui le fait vomir à ce petit ? »
Et le tour était joué.
Papa fit mine de se lever pour m’assister, mais elle le devança. Et sans empoigner ma tignasse. Au contraire, elle me tapota le dos et essuya avec sa propre serviette ma pauvre bouche encore ouverte. Puis elle m’emporta.
À peine entrée dans la chambre, elle s’écria :
« Dire que c’est moi qui vais m’occuper de tes petites affaires maintenant ! »
Mince ! Elle en savait déjà plus que moi. Elle me borda après m’avoir arraché mes vêtements et plongé tout nu dans un pyjama trop grand pour moi. À la manière de replier le drap sous mon nez, je sus que je n’avais aucun intérêt à demander des explications. Je ne pouvais même pas rêver de remettre l’affaire au lendemain. J’avais plus urgent à penser. Car au matin, la première chose qu’elle ferait, ce serait entrer dans mon placard pour enfin y fourrer son pif. Après une prudente attente doublée d’une écoute pas moins attentive, il me fallait donc changer d’atelier. Imaginez mon désarroi.
Les nuits sont courtes quand il faut les travailler au corps. Débarrasser le placard de mes traces tangentes était facile. Mais pour les transporter où ? Dans quel endroit encore inconnu de moi ? Brrr… C’était dehors que ça allait se passer. On était encore en été, mais la nuit me donne froid. Je devais ressortir l’attirail des temps scolaires. J’avais bien un anorak, mais il faisait un bruit d’enfer si je bougeais dedans. Quant au duffle-coat, il ne fallait pas y songer : il me pesait tellement sur les épaules que je finissais toujours par demander de l’aide. Or, j’étais seul. Et sans espoir de secours en cas de problème. Et vous savez ? S’il y avait le moindre problème, ce serait forcément un gros, très gros problème. Ma grand-mère adorait enfler les difficultés si c’était à moi de jouer. Je n’ai jamais revu de plus impitoyable tricheuse.
Je sortis nu. Cette sage décision m’était inspirée par une fière observation de la réalité. Si on me trouvait dans cette tenue, on ne se poserait pas la question de mes intentions. On songerait aussitôt soit à un somnambulisme d’un genre nouveau, soit à une pratique sexuelle qu’on aurait intérêt à ignorer pour ne pas se compliquer l’existence. Je connaissais à fond tous les principes sur lesquels reposait l’intelligence calculatrice de ma grand-mère. Vêtu d’un anorak ou d’un duffle-coat, je n’avais aucune chance d’échapper à un jugement directement extrait de mon apparence. Mon choix était fait : j’étais nu.
Comme il n’y avait pas de chien à la maison, je ne m’enduisis pas de graisse de lion, comme il m’arriva de le faire du temps où Antoine et moi pillions les maisons isolées quelque part en Afrique. J’avais rangé mes outils et la matière première dans une petite valise qui avait appartenu à une panoplie de voyageur, jouet maintenant enfoui sous la masse des souvenirs familiaux. Enfin… je l’espérais.
Bien sûr, mon intention n’était pas de trouver un endroit susceptible d’abriter mon industrieuse activité clandestine. Ce que je recherchais, c’était une cachette. Mais attention : une cachette à l’abri des regards et de l’humidité, et même des soupçons. Ma grand-mère avait beau être bigleuse et porter des couches-culottes, elle avait le don incroyable de percevoir le moindre changement, quand bien même fût-il enfoui sous la terre ou les décombres de la mémoire familiale.
Ça m’en faisait, des problèmes. Oh ! je n’ai pas changé depuis. J’ai troqué un bon nombre de ces problèmes pour d’autres, mais comme on change d’époque. Le poids à porter est le même. Et à force d’ânonner, on ne sait plus ce qu’on dit. Heureusement que je ne parle à personne dès qu’il s’agit de me reprendre. J’ai même perdu l’habitude de parler à mon reflet. Et je préfère toujours un mur à la présence de quelqu’un. Qu’en sera-t-il avec Clairette ?
En fait, je n’ai pas vu Clairette de la journée. Vous pensez si je me suis ennuyé ! J’ai à peine mangé. J’ai bu de l’eau au robinet. Et je n’ai pas achevé ce cigare qui s’est éteint pendant une courte sieste dédiée au rêve. Le téléphone n’a pas sonné. En me réveillant, j’ai tout de suite pensé qu’elle attendait ma réponse. Je me sentais moins avare.
L’oiseau est revenu dans l’après-midi. Même scénario. Un vol plané en descente et toc ! sur le carreau qui ne s’est pas brisé car il s’agit d’un tout petit oiseau. Cette fois, j’ai longuement observé son inconscience. Je suis persuadé qu’il rêvait. Rien ne bougeait à la surface. Est-ce que c’est ça, être un oiseau ? Je me souviens d’avoir posé la question à mon grand-père. Quand il y a un grand-père à la maison, on ne pose pas les questions au père. Je me demande ce qu’en penserait Clairette si elle savait. Mais que sait-elle de moi ? À part que je lui dois le prix de trois escaliers pour en payer un dont je ne vois pas la couleur ?
Nos maisons nous contiennent tout entiers. Je plains celui qui n’en possède pas. Où cacher sa solitude si la maison ne nous appartient pas ? Avez-vous pensé à ce qui va vous arriver ? Et ne vous précipitez pas pour en acheter une. Je vous parle de la maison de votre père qui la tint de son propre père et ainsi de suite jusqu’à ce que ça commence.
Quelquefois je me dis que, ne vivant que moi, je n’ai aucune raison de quitter ce monde par la petite porte du suicide. Le soupirail des accidents me donne des cauchemars. Je veux reconnaître la grande porte. Je veux même prendre le temps de la regarder. Je suis sûr que c’est celle de ma maison.
Voilà comment naissent les poèmes dans l’esprit de celui qui habite quelque part depuis si longtemps qu’il en devient le dernier propriétaire.
La mort est un sujet de famille. Je les ai tous vu mourir. Certes, je n’étais pas là quand ma mère s’est noyée, mais j’y étais quand elle est morte, non ? Un an avant, j’avais eu une étrange aventure avec l’estivante dont je vous ai parlé. Que s’était-il passé l’été suivant ? Partîmes-nous en vacances ? Sans Maman, était-ce envisageable ? Je ne me souviens pas d’avoir résisté à cette rupture du deuil. J’étais bien avancé dans mon projet, mais pas au point de m’opposer à ces vacances. Où en aurais-je trouvé la force ?
Pourtant, je me souviens d’un père qui ne descendait plus sur la plage. Il n’allait jamais plus loin que le parapet et nous abandonnait à nos jeux pour aller Dieu sait où. Mes grands-parents me traînaient au bord de l’eau, étreignant chacun une de mes mains. Il fallait du temps pour trouver une place pour trois et un parasol. Et souvent, il fallait s’en contenter et renoncer au grand trou dans le sable.
Grand-mère, flasque et vive, s’élançait devant moi, vite arrêtée par la première écume. Un coquillage éveillait ses soupçons et elle lançait la balle dans le sable pour me forcer à sortir de l’eau. Sous le parasol, Grand-père lisait. Avec ses lunettes, il ne pouvait pas voir plus loin que le bout de son nez. Et quand il regardait par-dessus la monture, il ne nous voyait carrément plus. Grand-mère en profitait pour me donner des leçons.
L’une d’elles consistait à ne pas regarder le coquillage dans les yeux. L’idée lui appartenait. Mais il est vrai qu’il était quelquefois habité. Les belles noyées les emportent alors avec elles dans la mort. Pour une leçon, c’était une leçon. Mais Grand-père avait d’autres chats à fouetter depuis qu’il souffrait du cœur. On ne vit plus longtemps avec un cœur comme ça. Et on vit beaucoup moins bien qu’avant. Autre leçon.
Quoi que je fisse, j’étais à deux doigts de la mort. Elle me les ramerait tous, l’un après l’autre, les arrachant sans ménagement de leurs royaumes désuets et je me contenterais de veiller aux procédures sans jamais prononcer leur nom. Il régnait ici une froideur mécanique. Et je l’inventais à chaque pas. Voilà comment on devient triste.
Or, je n’avais pas cette ambition. La vie me plaisait. Et elle me plaît encore. Il faudrait qu’elle me fasse souffrir pour que j’y renonce. Et encore… Il est bien possible que je consacre alors mon temps à m’apaiser par tous les moyens en instance. Clairette comprendra-t-elle cela ? Je crains que non. Il faudra toutefois qu’elle résolve le mystère de l’escalier, si ce n’est un mystère que pour moi. Sinon, je ne le paierai pas. Je la tuerai avant qu’elle en vienne à me traduire en justice. J’ai déjà tué, vous savez ?
Je pensais à tout ça en observant l’immobilité de l’oiseau. Il m’en a fallu un temps pour m’apercevoir qu’il était mort. Cet idiot n’était revenu que pour trouver la mort qui n’avait pas voulu de lui la première fois. Est-on oiseau à ce prix ? Il était tellement petit qu’il a suffi que je donne un coup de talon dans la terre pour lui creuser une tombe. Je l’y ai mis de la pointe de la chaussure. Et j’ai recouvert avec l’autre pointe. Ni vu, ni connu. C’est sans doute comme cela que ça se passe toujours. Il y a un dernier homme.
Mais j’allais devenir fou si je m’enfermais de cette manière qui n’était pas de mon invention ! J’appelai de nouveau Clairette. Elle était sur son vélo. Elle rentrait. Avais-je réfléchi ? Elle n’attendrait pas toujours. La garce ! Elle avait un ventre pour lui épargner la disparition. Et moi une grosse queue qui ne servait à rien.
Ma voix était inhabituellement douce. Elle se méfiait. Je la prévins encore une fois qu’elle risquait de se casser la pipe si jamais… « Si jamais quoi ? » interrompit-elle avec cette insolence paisible qui marque toujours un commencement. Mais de quel commencement prenait-elle l’initiative ? Étais-je fou de penser que je finirais par la posséder. En tout cas, elle refusait d’entrer dans ma maison.
« Mais pourquoi ? »
Si l’escalier n’y était pas (sa voix tremblotait à cause des pavés), c’est qu’on l’avait enlevé. Et elle ne savait pas ce qu’on en avait fait.
« Mais enfin ! C’est stupide ! »
Pourquoi idiot (j’avais dit idiot) ? On voit souvent des gens déplacer un escalier. Mon escalier, s’il se trouvait à sa place, servirait-il à quelque chose ?
« Non… »
Et bien voilà une bonne raison de le déplacer ! Il n’empêche qu’il n’avait jamais été payé et qu’elle était en droit d’en réclamer le paiement avec tout ce que ça suppose de dommages et d’intérêts. Je n’avais pas, au fond, besoin de réfléchir. Et j’étais assez fortuné pour m’acquitter sans conséquences fâcheuses de cette dette qui ne m’honorait pas.
« Avare ? »
Nous fûmes coupés. Diverses tentatives de reconnexion échouèrent, ce qui ne manqua pas de m’irriter fortement. Je courus chez elle. Et bien entendu, j’arrivai avant elle. Me voilà poireautant devant sa modeste porte. On m’observe. Je fais tache. Et c’est son rire enjoué qui me tire de cette attente crispée. Je vole. Le vélo n’est pas assez lourd. Je manque de l’envoyer en l’air. Elle me trouve diablement énergique. Suis-je frais et dispos pour payer ?
« C’est que… je voudrais en savoir plus.
— Plus ? À quel sujet ? Je vous ai tout dit.
— Vous ne m’avez pas dit où se trouve cet escalier maintenant qu’il n’est plus chez moi.
— Comment le saurais-je ?
— Comprenez-moi ! Il y a un trou…
— Mais de quel trou parlez-vous ? »
Vous savez, moi, la came, je n’en fais pas tout un tralala. J’en achète, j’en consomme et point. Et je ne répands pas mon vomi dans la Littérature. Je garde ça pour moi. Qu’est devenue Céline, me demanderez-vous ? Il vous faut bien quelqu’un pour nettoyer ces traces, dites-vous. Ne vous a-t-elle pas servi pendant toute votre enfance ?
Et bien là, vous vous trompez, quoi que je vous aie dit précédemment. Céline n’entra pas à notre service avant ma petite communion. Et c’est d’ailleurs tout à fait ponctuellement que nous l’employâmes à cette occasion. Elle fut non seulement chargée de préparer le repas mais encore elle s’occupa de moi, car on disait que je n’avais pas toute ma tête. La bonne femme qui secondait le curé au catéchisme me trouvait même inhumain. Elle s’était publiquement délivrée de ce poids au cours d’une noce où elle avait fait état de ses connaissances en matière de paroisse. Le curé, qui aimait les petits enfants, ne l’avait d’abord pas crue. Il me trouvait une jolie voix. Il me donna même des leçons particulières dans son cabinet dont le mobilier était composé de ce qui restait de son héritage maternel.
Je prenais place dans un grand fauteuil au cuir particulièrement lustré. Et qui donc s’appliquait à frotter ainsi cette surface ancestrale ? Céline. Elle était en train de frotter lorsque le curé et moi entrâmes pour la première leçon. Elle remit en place les dentelles du dossier et des accoudoirs et s’éclipsa en me regardant tristement. Je pensais aussitôt qu’elle aussi était passée par là. Une fois assis, l’un en face de l’autre, le curé me demanda si j’avais de mauvaises pensées.
Je m’y noyais, mais de là à en éprouver du remords, il y avait loin. Le plaisir est une question si personnelle que nous n’en livrons jamais totalement ce que nous en savons. Je n’en étais d’ailleurs pas à calculer comment j’allais procéder pour mettre au point mon arme à feu. J’avais bien tué un chat, mais je n’avais rien fait de son cadavre. Je m’étais même défendu d’en être l’auteur. On me crut si sincèrement que le petit plaisir que j’éprouvais encore s’estompa et laissa la place aux sinistres moyens d’un autre projet.
On en vint à parler de ma zigounette. « Non ! Non ! Ne me la montre pas. Je sais ce que c’est ! » s’écria le curé. Il ne savait pas ce qu’il perdait. Même la maîtresse en connaissait les prouesses. Il ouvrit la Bible et me lut l’histoire de Job. C’était pour mon édification. Sans ça, je ne ferais pas ma communion. Je me demandais ce que la maîtresse lui avait raconté à mon sujet. Celle-là, avec ses petits airs mignons et ses rides bien placées pour qu’on la plaignît d’être aussi vieille à son âge, je ne l’aimais pas. Je jure qu’elle ne m’a jamais inspiré qu’un noble et respectable mépris.
Tout ça pour dire que Céline travaillait chez le curé. Et quand le curé est mort, renversé par un autobus, le nouveau curé s’est mis à habiter dans les mêmes meubles avec sa sœur. Comme cette dernière se chargeait de lui, Céline fut invitée à se trouver un autre emploi. Je la connaissais donc quand Maman l’embaucha pour la journée de ma communion. Elle me reconnut et m’embrassa comme elle faisait au presbytère. Choquée, Maman me retira précipitamment de ces bras trop chaleureux à son goût. Ce fut donc un autre curé qui me donna ma première communion. Celui-là ne m’avait jamais convoqué. Il avait même confié au chef de chœur que je chantais suffisamment faux pour qu’on me remplaçât par quelqu’un de plus angélique d’apparence. Voilà comment j’ai quitté le chœur.
Ensuite, Céline a accepté d’habiter avec nous en échange d’un petit salaire qui lui autorisait de précieuses dépenses à condition qu’elle ne songeât pas à imiter ma mère dans ce domaine réservé. Elle couchait au rez-de-chaussée, derrière la cuisine. Si quelqu’un pouvait me renseigner sur ce qui était arrivé à cet escalier de malheur, c’était bien elle. Elle en savait peut-être même plus que Clairette.
Mais Céline n’habitait plus chez moi. Elle avait pris ses aises dans un appartement payé avec l’argent que mes parents, et peut-être mes grands-parents, lui avaient donné pour récompenser son ouvrage, lequel n’était pas si considérable qu’on le dit. Nul doute que ma question, si je la lui posais, lui rappellerait mon enfance. Elle serait ravie de me revoir après tant d’années, mais elle se souvenait de tout. Elle ne profiterait pas de ce pouvoir pour me soutirer de l’argent, comme font les domestiques quand à la fin c’est l’État qui subvient à leurs besoins. Elle n’était pas de ce genre de domestique. Mais elle ne pourrait s’empêcher de bafouiller en me regardant d’un air effaré et j’aurais encore la terrible envie de l’envoyer en enfer ou au paradis. Je me fichais de savoir comment on la jugerait là-haut. Une fois morte, il n’y aurait plus personne pour me rappeler que je n’ai pas toujours été un tranquille citoyen qui ment tous les jours en prétendant qu’il ne connaît rien de meilleur que la baguette.
Vous comprenez ?
Je pouvais me passer d’elle. Mais n’était-elle pas la seule survivante du naufrage familial ? À qui se confiait-elle, si ce n’était, une fois de plus, à un curé. On l’avait encore changé. Comme je ne lui confiais que des broutilles de célibataire vacciné question sexe, il avait toujours une petite hésitation en me tendant la sainte hostie. Je vous assure que cette seconde d’attente me faisait chier ! Il n’hésitait pas pour les autres. On lui avait parlé. On a parlé à tous les curés qui se sont succédé à Sainte-A*. Et j’ai toujours sorti ma langue une seconde de plus que les autres. Et comme par hasard, Céline n’assistait pas aux mêmes offices que moi.
Vous me direz que je pouvais, pour modifier l’ordre des choses à mon avantage, changer mes habitudes rituelles pour m’adapter à celles que Céline avait choisies dans la seule intention de ne pas me rencontrer sur les bancs de l’église. Mais pensez-vous une seconde que j’étais prêt à lui poser cette question lancinante entre l’autel et les fonts baptismaux ? Un sanctuaire ne peut en aucun cas abriter ces conversations. Elles sont si complexes qu’il est nécessaire de les circonscrire, comme on le fait des incendies. Or, il est des propagations qui tuent la conversation même. Si je voulais en avoir une avec Céline, je devais me déplacer dans son nouveau territoire. Et cette fois, je n’aurais pas l’avantage de la soumission qui la rendait si souvent furtive.
Je ne vous ai pas parlé de son physique. J’ai tellement peu l’intention de me livrer à une composition réaliste que j’en oublie de vous documenter, sinon complètement, du moins sans vous priver du détail révélateur d’autres particularités. Oui, elle était, disons, charmante. Son jeune âge favorisait les aspects les moins discutables de sa personne. Maman lui imposa cependant une tenue vestimentaire et même une présentation d’ensemble peu susceptibles d’enflammer les esprits. Mais, on a beau enfermer une belle pierre dans une boîte d’allumettes, sitôt que ce modeste écrin est ouvert, la pierre se substitue à toute critique conçue d’avance même par le plus mesquin des esprits féminins. Or, elle avait des yeux, une bouche et de fort mignonnes petites mains que l’on ne pouvait s’empêcher de prêter à des jeux, rêvés ou possibles, qui m’étourdirent pour longtemps.
La Céline que je revis, on s’en doute, avait vieilli. Même les yeux avaient souffert de l’or du temps. On attend à ce prix. J’étais essoufflé. Six étages sans ascenseur, ça existe donc encore ! Comme je ne trouvais pas le bouton de la sonnette, je frappai. La porte s’ébranla étrangement. Crut-elle à un courant d’air ? En tout cas, elle ne se dérangea pas. Une dame en robe de chambre, qui revenait de pisser, me conseilla d’insister. Céline était sourde comme un pot.
« Et c’est pas sûr qu’elle vous reconnaisse ! Ya longtemps que vous lui parlez plus ? »
La chasse d’eau, au fond du couloir, finissait de glouglouter. La dame sentait le citron des savonnettes. Elle insistait pour que je réussisse à me faire entendre. Il n’y avait pas de sonnette.
« On a jamais eu de sonnette ici ! »
Je frappai plus nettement. Cette fois, j’eus l’air d’un très grand vent. La dame parut satisfaite. Elle attendait aussi. Il me vint des idées de viol. Cette chair nue sous un vêtement intime semblait promettre plus d’une seconde d’extase à se reprocher dans la seconde suivante. Il m’est arrivé de me livrer à de tels épanchements, mais jamais sans au moins une heure de savants préliminaires. Je violerais peut-être enfin Céline. La dame m’y encourageait. La porte s’ouvrit enfin. Ce n’était pas Céline.
« Mais qui voulez-vous donc que ce soit ? »
La dame trottina vers son appartement, rieuse et rapide. Et sa porte haleta avant de se refermer.
« Polo ! »
Le visage qui me faisait face, coupé par le montant de la porte, ne laissait voir qu’un œil. Tous ces efforts m’avaient épuisé. Elle parla d’abord de ces insupportables étages. Elle ne descendait plus aussi souvent. J’en profiterais pour descendre la poubelle que je pouvais laisser en bas à condition de ne pas l’abandonner dans l’allée. J’entrai.
Il me fallut alors traverser un océan de parfums tous plus enivrants les uns que les autres. Les flacons étaient rassemblés sur un guéridon cerclé de rouge. Du cuivre, me dis-je. Si j’avais déjà vu ce guéridon quelque part, et bien je ne me trompais pas. Il venait de chez moi. Mais elle ne l’avait pas « emporté ». Comme maman avait perdu la clé du tiroir qui se trouve en dessous et que personne n’osait en forcer la serrure, on l’avait abandonné au plus offrant, persuadé qu’il ne contenait rien pour la bonne raison qu’on n’y mettait jamais rien. Et Céline, qui s’était portée acquéreuse avec succès, n’avait pas changé cette espèce de rite. Bizarre tout de même que ce mystère eût échappé à mon enfance méticuleuse. J’en éprouvais un malaise discordant. Tant de contradiction ne pouvait que me rendre amer. Céline, qui ne recherchait aucun combat, m’offrit de consommer tranquillement un porto.
« Vous allez finir par me demander quelque chose… fit-elle en prenant cet air confiant qui était celui qu’elle adoptait jadis pour donner un caractère théâtral à la chute de ses histoires à dormir debout.
Le porto me montait lentement à la tête.
« Non !... C’est par hasard. Enfin… je veux dire… Il y a si longtemps… J’ai perdu la clé… »
Comme on le constate, j’étais perdu d’avance. Peut-on paraître plus bête ? On ne voyage pas dans un océan aussi mal fréquenté sans avoir prévu au moins quelques rencontres fortuites. Nous n’étions pas loin d’arriver au port. Un deuxième porto me siffla aux oreilles. Le mot même d’ « escalier », que j’avais pourtant sur la langue, ne sortit pas de ma bouche. Vous savez, cette petite bouche en cul de poule que je fais quand je ne sais plus, comme on dit, si c’est du lard ou cochon.
« Je peux la retrouver ! Pas le temps de vous expliquer ! Je ne suis moi-même que dans l’action ! Attendez-moi !
— Mais voyons, Popaul ! »
Popaul ou Polo, je m’en fous. Je ne suis pas ce que je suis. Je descends les six étages sur un tapis volant (c’est une blague). Pas le temps ! Pas le temps ! La dame en robe de chambre me poursuit avec la poubelle de Céline, mais je suis déjà dans mon trip. Arrivé au rez-de-chaussée, j’ai deux étages d’avance sur elle. Voilà comment on mesure la différence d’âge, mesdames ! Dans le hall d’entrée, le dallage est glissant. On passe devant un miroir et on rectifie la tenue. J’ai une cravate particulièrement rebelle. Ou la mèche qui servait de base à ma rouflaquette gauche. J’allume une cigarette en me regardant dans le miroir. La dame à la robe de chambre m’envoie le contenu de la poubelle à travers la gueule et le seau percute le haut de mon crâne que j’allais couvrir d’un chapeau. Elle ne me mord pas, la chienne. Elle a sorti toutes les dents de son râtelier. La langue invente une conversation.
« Vous sortez ! Si vite ? »
Et je sors. L’air frais me ravigote. Et au moment où je m’engage sur la chaussée pour la traverser, le vélo de Clairette me fauche. Mon corps valse au-dessus de la rigole, mais déjà Clairette me dit que ce n’est rien, que j’en ai sans doute vu d’autres et que j’ai passé l’âge de me faire plaindre pour aller au dodo.
« Vous ne regardez plus où vous allez depuis quelque temps, constate-t-elle. La poignée est tordue. On ne peut plus freiner que devant, ce qui est dangereux. Amenez-moi chez un cycliste. »
Dans son esprit, tout réparateur de vélo sait faire du vélo. Je ne serais donc jamais réparateur de vélo. Mais pourquoi donc me mettrais-je à gagner des sous en travaillant ? En tout cas, le type qui examine le vélo n’en a jamais fait. Ou alors il a beaucoup changé depuis. Il tord la poignée de frein en grimaçant parce que, dit-il, elle pourrait casser. Et alors il faudrait la changer, ce qui coûterait plus cher.
« J’ai de quoi payer !
— Il me doit de l’argent, mais il vous paiera si vous la cassez…
— Mais je ne la casserai pas ! Elle se cassera toute seule ! »
Les gens parlent comme ils se nourrissent : 1) parce qu’il le faut bien et 2) parce que sinon on s’embête. C’est là tout leur secret : l’aliment. Je me souviens d’une période de mutisme volontaire, et même farouche, dont Céline peut témoigner. Mais arriverai-je à temps avec la clé pour ouvrir ce tiroir ? Je n’ai pas assez réfléchi avant d’agir. C’est ce que me reprochait le curé pendant que je me masturbais devant lui. Et je n’étais pas plus haut que ça.
Vous voulez me rendre muet ? C’est facile. Posez-moi une question à laquelle je ne veux pas répondre. Et on me trouvait différent des autres à cause de ce trait de caractère, lequel devait bien exister quelque part dans mon ascendance. Mais n’ai-je pas toujours craint de ressembler aux autres au point de ne plus être moi ?
La poignée cassa. Je n’avais pas assez d’argent sur moi. On repartit sans le vélo. J’expliquai à Clairette que j’avais peut-être trouvé l’escalier.
« Ah oui ? Et où donc ?
— Dans le tiroir d’un petit guéridon qui a sa place dans ma mémoire ! »
Un ange passa. Plus loin, j’entrai dans la boulangerie pour acheter une baguette. J’avais juste le compte et il était loin de suffire à payer la poignée qui avait été finalement cassée. On accéléra le pas car le jour se finissait. Je trouverais la clé ce soir même et le lendemain, à l’aurore, je filerais chez Céline pour ouvrir le tiroir. Je ne perdis pas mon temps à expliquer à Clairette pourquoi il fallait impérativement se servir de la clé pour ouvrir le tiroir et non pas d’un outil qui pouvait être d’après elle n’importe quoi de suffisamment rigide. En parlant de rigidité, celle qui affectait mon membre viril prenait des allures d’orgasme. Clairette me regarda grimacer sans me demander ce que je fabriquais. Ça tombait bien : je ne fabriquais rien. Pour ça, il fallait que je la pénètre. Et cette idée ne l’avait même pas effleurée.
Ce n’est pas facile de penser à autre chose quand le corps a pris le dessus sur l’esprit. J’éjaculais à deux pas d’ici, sous un réverbère en feu. Voilà ce que Clairette avait prévu : demain matin, j’irais payer le réparateur de vélo et je ramènerais l’engin chez elle avant l’heure pour elle d’aller travailler. Elle ne mesurait pas la complexité de l’opération. C’est que j’avais aussi mon idée de ce que j’allais faire à la même heure. Je l’ai déjà dit.
« Vous me devez de l’argent, oui ou non ? »
Elle disait ça d’un air détaché, comme « Vous m’aimez, oui ou non ? » J’étais vaincu. Elle héla un taxi et disparut avec lui. Épuisé, j’entrai chez moi. Rien n’avait changé. Il faut dire que la dernière fois que je suis entré chez moi, il y avait quelqu’un d’autre à l’intérieur. Il n’arrivait pas à m’expliquer qu’il était chez lui. Il a fallu que j’appelle une ambulance. « Mais enfin, me disait le policier chargé de l’enquête, que faisiez-vous chez ce monsieur ? Il aimerait bien le savoir lui aussi… » Heureusement qu’on me connaît à l’hôpital ! « Lui ? Un monte-en-l’air ! Mais vous plaisantez, monsieur l’inspecteur ! » Mais on n’a pas conclu à la farce. Il paraît d’ailleurs que la justice punit ce genre de farce. Je ne m’y aviserais pas.
Je me mis donc à la recherche de la clé. Je me souvenais d’une clé minuscule à deux métaux, de l’acier et du bronze. Elle rutilait tout le temps dans la serrure. Jamais personne n’avait songé à la suspendre au porte-clés. Aussi, quand elle a disparu, on a d’abord révisé le porte-clés. En vain. Puis on m’a interrogé. Grand-mère a même fouillé dans mon caca. Il a fallu que je chie dans un pot de chambre. Elle remua longtemps la merde avec un bout de bois. Grand-père finit par jeter le tout dans les waters. Je dis « le tout » parce que j’avais avalé la clé. Réfléchissant à toute vitesse, je conclus que si la clé avait échappé à l’observation pointue de ma grand-mère, c’est qu’elle n’était pas encore sortie. J’avais pensé « encore » en tremblant, car l’hypothèse n’en était qu’une. Je me mis à chier plus que de raison. Et toujours dans le pot. Ma grand-mère jubilait, taquinant Grand-père avec le petit bout de bois.
« Tu lui as donné une bonne habitude, té ! »
Voulant dire que c’en était une de fort mauvaise. Mais de clé, pas l’ombre. Aucun tintement ne m’annonça la fin de mon supplice. Car c’en était un. Et pas des plus à même de mettre en valeur ma résistance. Je chiais dans un pot ! Comme un bébé ! Ou pire comme un vieux qui ne sait pas tirer la chasse.
Au bout d’une semaine de ce traitement humiliant, la clé n’était toujours pas apparue. Je me pris à douter de l’avoir avalée. Avec ce que je prenais aux repas et avant de me coucher, il n’était pas idiot de penser que j’avais halluciné. D’ailleurs Grand-mère, sur le conseil du médecin de famille, avait doublé je ne sais plus quelle dose. Il m’était difficile d’en juger, car on mélangeait tout dans un verre d’eau. Trois fois par jour et à heure fixe.
Graspeck, ce médecin, me rendait une rapide visite une fois par semaine et au jour de son choix. J’étais toujours pris au dépourvu. Il se renseignait auprès de l’ascendant présent :
« Toujours pas d’amélioration ? »
À la réponse négative qu’une voix éteinte donnait à sa question, il grimpait quatre à quatre l’escalier et avait vite fait de m’encourager à continuer. Entre temps, je me masturbais au presbytère. Je m’étais même fait sodomiser par le cousin d’un des enfants de chœur, un grand type tout maigre qui avait pris le temps de me lubrifier. Je n’allais tout de même pas raconter ce genre de choses au médecin traitant ! Il aurait cafté. Il en avait la tête. D’ailleurs son père avait été un fameux collabo. C’est toujours ce qui arrive quand on associe le socialisme au catholicisme. Papa le disait en tremblant de rage ou d’autre chose.
Alors, me direz-vous, cette clé ?... je ne l’ai jamais chiée. Et pourtant je vous assure que je l’ai avalée. Votre conclusion est donc la bonne : elle est coincée quelque part à l’intérieur de moi-même. J’accepte cette idée sans aucune intention cachée. Seulement voilà : une radiographie n’en a pas montré ni l’ombre. Vous pensez si je l’ai regardée de près cette radio ! Et j’ai consulté les meilleurs spécialistes. Il n’y a pas de clé à l’intérieur. Et si elle se trouve à l’extérieur, c’est que je ne l’ai pas avalée. Vous comprenez maintenant ce qui peut me rendre fou. Et je n’ai rien enduré toute ma vie que ce genre de contradiction.
Un fois, je trouve un oiseau mort. Vous connaissez mon goût pour ce genre de mort. Je n’y touche pas et je cours en parler à Grand-père. Il se laisse convaincre, me suit dans le jardin et… pas d’oiseau mort. Il dit aussitôt :
« Le chat l’a emporté. La prochaine fois que tu trouves un oiseau mort, mets-le dans ta poche. »
Ce que je fais la fois suivante. Mais je l’oublie et le petit cadavre déplumé ressort de la machine à laver avec mes chaussettes et mes poches.
« Il n’est pas entré là-dedans tout seul ! » s’écrie ma grand-mère.
Alors, j’en fais quoi de l’oiseau mort quand j’en trouve un ? Bien sûr, les choses sont bien différentes depuis que Grand-mère est morte. Pas besoin de cacher l’oiseau dans une poche uniquement pour l’oublier et provoquer le dérangement qui m’affecte dès qu’il réapparaît. Elle n’a pas fait long feu. Il y en a qui s’éteignent comme des bougies. Et d’autres qu’il suffit de souffler pour leur ôter toute idée de recommencer. Il fallait bien qu’un jour Grand-père se chargeât d’impliquer un net changement de direction à cette chose qui prétendait nous amener ailleurs que chez nous. C’était là le grand défaut de cet être au demeurant attachant par certains côtés de sa personnalité.
Par exemple, pour en dire du bien, elle cuisinait à ravir. Grand-père fut le premier à tomber dans ce piège. Elle avait refermé si promptement le filet que mon père apparut derrière les mailles exactement comme elle avait voulu concevoir un fils. Et pas question de sortir de là. Elle avait tellement bien préparé son coup que ses hôtes ne se consultèrent jamais pour imaginer une évasion sans cadavre. Je suis né moi aussi dans ce filet. Maman venait à peine d’y pénétrer. Personne ne l’y avait forcée, mais une fois dedans, hop ! en bouillon ou rôtie ou frite dans de l’huile comme les autres. Et Grand-mère sortait rarement de la cuisine. Elle plongeait tout le monde dans le silence avant de s’en servir à faire le bruit qui convenait à son plaisir.
Une fois dehors, on s’entendait murmurer. On eût dit une rivière effrayée par la perspective d’avoir à se mélanger dans une autre. Mais j’étais le poisson qu’on noie au lieu d’en expliquer logiquement et sans détour la présence importune. Il y eut bien un espoir de petite fille, mais ma mère la perdit dans je ne sais quelles circonstances. Grand-mère savait tout cela. Elle pouvait même inventer le détail qui change tout. Et ça me rendait fou.
« On l’appellera Virginie, avais-je proposé.
— Mais de quoi parle-t-il ? s’était écriée Grand-mère.
— Si vous parliez moins fort quand vous évoquez vos choses de femmes ! » dit Grand-père.
Virginie… Où avais-je pêché ce petit nom ? Dans quelle mémoire étrangère ? Elle eût eu un petit trou à la place de ma grosse queue… Et je lui aurais parlé de tout. Elle aurait mieux vécu que moi cet enfermement obligatoire. D’ailleurs enferme-t-on les gens s’ils veulent être libres ? Je doutais déjà de le vouloir moi-même.
Une fois Grand-mère assassinée, Grand-père se posa-t-il alors les questions que le cadavre ne manquerait pas de poser à la Justice ? Le trou dans le dos était à peine visible. Il y avait tellement de défauts de chair sur ce dos qu’il eut même du mal à se convaincre que le moins moche était celui qui en avait définitivement fini avec cet amour de jeunesse. Mais il retourna le cadavre, la vue des tripes ne l’émouvant en aucune façon.
« Je suis donc capable de faire de ce que je dois faire, » pensa-t-il tout haut.
J’étais là, alors. Le révolver était encore chaud. Grand-père avait exprimé des doutes en examinant le barillet. Une cartouche avait suffi. Il n’était pas utile de faire plus de bruit en essayant la deuxième. Si j’avais réussi avec la première là où il avait échoué toute sa vie, la seconde devait posséder le même pouvoir sur le destin familial et sur le sien en particulier.
Il me considéra avec une certaine admiration. Pourquoi planquer le révolver alors qu’il était beaucoup plus sûr de faire disparaître le cadavre ? Vous ai-je dit que mon père était déjà mort ? La maison n’était plus occupée que par mon grand-père, ma grand-mère, Céline et moi. Et alors qu’elle avait le sommeil lourd à plaisir, cette nuit-là Céline se réveilla au coup de feu et pensa immédiatement qu’il était arrivé un malheur. Elle apparut en chemise de nuit, un foulard sur la tête car il pleuvait et elle passait par le jardin pour entrer dans la maison. Autant que je me souvienne, car l’agencement de la maison a quelque peu changé depuis que j’en suis le seul propriétaire.
« Ça devait arriver, » dit-elle doucement, prête à passer à l’étape suivante qui, dans son esprit, consistait à faire la toilette de la morte avant de l’habiller en défunte.
Grand-père l’aimait, j’en suis sûr. De quelle manière, je le savais, mais j’ai quelques doutes aujourd’hui, car Grand-père n’a jamais envié son fils. Elle avait les pointes des seins tellement dressées que le pli de la chemise lui tombait jusqu’aux pieds. Dehors, la pluie ravinait l’allée centrale du jardin, celle qui se termine par l’ombrage des charmilles. Mon cœur battait la chamade. Grand-père tenta d’ouvrir le tiroir du petit guéridon qui, on l’a vu, aura la vie dure malgré l’assaut constant et anarchique des souvenirs. Je rougis. Et j’eus envie de chier bien que je susse que la clé était à l’extérieur de moi-même, quelque part où je ne me souvenais plus, allez savoir pour quelles raisons obscures et peut-être malines, de l’avoir soustraite à l’intérêt général. M’a-t-on une fois entendu dire qu’elle était dans le cul de Céline ? C’est ce que mon grand-père nota dans le carnet où il consigna scrupuleusement les faits qui suivirent le climax de cette soirée tragique et bienvenue :
Polo prétend que Céline a caché cette maudite clé et il a évoqué la possibilité qu’elle la détienne dans son anus. J’hésite entre un cas de folie qu’il me serait bien difficile d’identifier et un caractère promis à des affabulations aux sinistres conséquences. Cet enfant, que j’aime, est la source de tous nos ennuis. Il ment tous les jours, ne dort que d’un œil et fomente des complots tellement complexes qu’il faut s’échiner pour en pallier les terribles effets sur le moral. Mais où est donc passée cette maudite clé ? Hermine [ma grand-mère] m’a promis un scandale si je force la serrure. Ce guéridon est un héritage et elle n’en altérera pas le vernis. Revenons à Polo… [etc.]
Et vous savez où j’ai trouvé ledit carnet après la mort de mon grand-père et la fuite de Céline qui me laissa seul avec ces fantômes ? Dans ledit guéridon. Alors, dites-vous, que fait-il maintenant chez Céline ? Et pourquoi le tiroir en est-il toujours fermé faute d’avoir trouvé la clé ?
Je ne vous apprendrai pas que les histoires de famille sont toujours tellement compliquées qu’on ne peut espérer les raconter (à la justice ou autre) dans l’ordre strict que composent ses faits, les réels comme les imaginaires. On ne revient jamais sur ses propres pas en peintre fidèle des chronologies que le hasard seul a contraint à tellement d’intersections qu’on en arrive quelquefois à ne plus reconnaître les siens. Mais, rassurez-vous, l’histoire de cette clé n’est en rien dénaturée par les évènements que j’ai tenté ici de reproduire dans leur ordre psychique. C’est une histoire parfaitement linéaire, particulièrement à partir du moment où j’avale la clé du tiroir.
Avant cette tentative de prestige, il s’est passé ce qui s’est passé sans que ça n’intéresse personne. On voit souvent des guéridons aller leur existence au fil des héritages et des ventes. Celui-ci, imposé par Maman, trônait sous une fenêtre et Papa prétextait la présence sous la fenêtre d’un radiateur pour qu’on le déplaçât, de préférence dans un endroit qu’il ne lui arrivait jamais de fréquenter. Petit, je me suis tout de suite intéressé à cette haine. À cette époque, le tiroir du guéridon exhibait la petite clé dont j’ai déjà parlé. Maman la tournait quelquefois et le tiroir glissait entre ses mains sans que je susse ce qu’elle y cherchait. Ne confondez pas avec le tiroir de la petite commode dont j’ai achevé l’histoire plus haut.
Les adultes peuvent-ils faire autrement que mentir à leurs enfants ? Et les enfants ne répondent-ils pas à ces cristallisations par d’autres mensonges qui durent toute la vie ? Quelle que soit notre taille, nous grandissons dans le mensonge et à la fin, c’est Dieu qui nous ment. Je me suis assez masturbé dans la sacristie pour le savoir.
Alors vous pensez bien que ce qui s’est passé avant que j’avalasse la clé, on s’en fout. Ce qui nous intéresse, autant vous que moi-même, c’est comment il se fait que j’ouvrisse ce tiroir après la mort de Grand-père alors que la clé en était perdue ? Il fallait bien que je l’eusse retrouvée dans cet extérieur tant de fois évoqué ici. Et je ne disposais guère de tout le temps nécessaire car Céline, aussitôt sortie de ma vie, avait dépêché un déménageur pour récupérer le guéridon que ma mère lui avait légué. Et voyez comme Dieu fait mal les choses :
Possédant de plein droit ce guéridon qui demeurait à sa place malgré les récriminations de Papa, elle n’en avait pas la clé et m’avait même fait chier pendant plusieurs jours dans un pot de chambre récupéré au grenier. Une vieillerie qui avait servi des milliers de fois à mes ascendants les plus lointains. Avec une rose rouge dans le fond et du lierre sur tout le bord, comme s’il s’agissait de s’y sentir à l’aise par la seule évocation d’un naturel de jardinage.
La radiographie prouva au plus sceptiques que la clé n’était pas à l’intérieur de moi-même, mais à l’extérieur, ce qui ne veut pas dire dehors. Chacun de nous possède son extérieur. On y met, plus ou moins volontairement, tout ce qui n’a pas sa place à l’intérieur. On peut appeler ça un jardin secret si on veut. Moi, je ne veux pas. Ni jardin, ni secret. Il fallait que ce fût un mystère pour moi autant que pour les autres. Papa démonta la grille de sortie des waters, mais il n’y trouva qu’un bouton et des morceaux de cartons. Pas un noyau d’olive, qu’il m’arrivait d’avaler, et bien sûr, pas de clé. Il mourut.
Les hommes meurent toujours avec le sentiment de payer cher leur existence. On connaît la dette énorme de Papa. Il avait les ongles tout rongés à force. Et qu’est-ce qu’il fumait ! Il sentait le tabac même dans la rue. Ses doigts jaunes de la main droite écrasaient toujours un mégot. Et son visage était tourmenté par d’insatiables volutes noires. Je ne l’ai jamais regardé sans qu’il en grimaçât. Sa lourde tête dodelinait sur un col blanc, mais la cravate n’était pas nouée et il y avait des taches sur son tricot. Il ne changeait pas souvent d’aspect. Cette mauvaise hygiène avait l’avantage de simplifier l’horreur de ses apparitions. À force, j’eus de moins en moins peur et près de sa fin, je l’ignorais.
Ainsi, quand Grand-mère périt à la suite d’un coup de feu, la clé du guéridon était toujours à l’extérieur. Et Grand-père, quelque peu irrité par la tournure qu’avait prise la comédie familiale, tenta d’ouvrir le tiroir du guéridon sans la clé. C’était impossible. Céline le lui dit. Il s’énerva et la bouscula pour qu’elle cessât de l’importuner. Elle recula et s’arrêta dans le rideau. Un frisson la parcourut. Je compris au regard qu’elle me jeta qu’elle ne resterait pas avec nous aussi longtemps que Grand-père avait besoin d’elle plus que de moi. Pourtant, elle attendit que mon grand-père cessât de vivre. Je me souviens de son départ comme si c’était hier. Elle était montée pour récupérer ses lettres. Je ne m’y opposais pas. Après tout, ce qui lui appartenait devait quitter les lieux avec elle. Elle laisserait des traces, comme tout le monde, et je passerais du temps à les effacer si je voulais expérimenter une solitude parfaite.
Elle parla du guéridon, revenant avec un plaisir non dissimulé sur le fait qu’elle n’en ouvrirait pas le tiroir faute de clé. Elle s’en tiendrait à respecter l’intégrité de ce petit monument maternel pour moi. Je n’y avais même pas gravé mon nom. Et je n’avais pas manqué d’occasion de le faire. Le petit couteau à disséquer les oiseaux servait aussi à graver ce nom partout où j’étais sûr que personne n’aurait à me le reprocher.
Bien. Je me séparerais donc du guéridon puisque Céline s’en allait avec lui et avec quelques lettres qui contenaient sans doute des aveux. Quels aveux ? Je m’en fichais. Céline n’a jamais eu d’importance. Je me souviens d’elle comme de celle qui me fit chier dans le pot de chambre familial. Et j’avais chié sans me trahir. La clé, je la possédais et je m’en servirais un jour. Si toutefois je parvenais à entrer, ou sortir, de cet extérieur où jamais personne ni rien ne s’opposa à mes refuges.
Mon père n’eut pas à souffrir de la perte de sa mère comme il m’arriva d’y trouver le premier acte de ma tragédie personnelle. Il partit bien avant. Dès lors, Grand-père et moi eûmes l’occasion de mieux nous connaître. Céline, passagère indispensable, accompagna fidèlement nos approches mutuelles, je dois le reconnaître. Malgré l’épisode du pot de chambre, j’avais pour elle de l’estime. Pas plus que cela, ne nous égarons pas. Le sentimentalisme né de la domesticité n’a pas de place chez moi. Je sais à quoi m’en tenir.
Grand-père et Céline entreposèrent le cadavre dans le congélateur, après l’avoir entièrement vidé des produits de la chasse que mon grand-père accumulait sans calcul. Le plaisir de tuer des animaux primait sur celui de les faire cuisiner pour s’en régaler. Il connaissait tellement bien les mœurs de ces bêtes qu’elles n’avaient aucune chance de lui échapper. C’était sa manière de procéder aussi avec les humains mais, en général, il ne les tuait pas. Il a fallu que Grand-mère se trouvât dans la ligne de tir pour que le cours de notre vie changeât de lit. Et il pleuvait. Il n’arrêtait pas de pleuvoir, ce qui attristait Céline et me rendait presque agressif à son égard.
« Il n’a pas fait ça ! Je n’y crois pas. Gilles, je vous en prie, dites-moi que c’est un rêve ! »
Elle parlait sans reprendre son souffle. Et le cadavre avait fini de saigner. On m’envoya au lit. Je n’ai rien vu d’autre. Et je n’aurais rien su si je n’avais pas mis la main sur le carnet secret de mon grand-père. Pourquoi a-t-il écrit la vérité ? Et pourquoi l’avoir cachée dans le tiroir dont la clé était pourtant en ma possession ? Mystère et boule de gomme.
Le fait est que, me retrouvant seul dans cette maison, et attendant que le déménageur vînt récupérer le guéridon, j’en ai ouvert le tiroir. Le carnet voisinait avec divers documents familiaux. Des photos, des sous-seing privés, des attendus, des sentences. Je me rendis compte que le tiroir n’était pas aussi petit que je croyais en considérant la taille de sa clé. Mais le carnet portait une encre toute récente. Ses pages n’avaient pas plus que quelques mois d’existence. Elle sentait encore la colle fraîche des étalages. Le ressort, plastifié de rouge, abritait un stylo. J’en essayai l’encre dans la paume de ma main. C’est fou ce que mon écriture ressemble à celle de mon grand-père !
Non, il ne s’agissait pas d’un vieux cahier couvert d’une écriture de plume. Pas d’encre violette effacée par endroits. Pas de taches d’essai. Aucune odeur de moisi. Ni même de ruban de soie éteinte pour marquer la dernière intervention. Et je n’étais pas dans le grenier. Je n’étais même plus un enfant. Confortablement assis dans le fauteuil qui avait la préférence de Grand-père, je lus ces pages écrites pendant que je vivais reclus dans ma chambre d’enfant. Je n’avais pas mesuré, à l’époque, la durée de cet enfermement. Céline me nourrissait, mais mon grand-père ne se montra jamais.
Ce n’était pas faute pour moi de le réclamer. J’en pleurais chaque fois que Céline entrait avec un plateau de victuailles. Elle attendait ensuite que j’eusse achevé tous les plats, jusqu’au fruit qu’elle avait pelé. Les jours passaient et j’angoissais de plus en plus à cause de mon incapacité à les compter. Les volets étaient clos. Les rideaux tirés. Le jardin silencieux. Pas un oiseau. Rien. Il pleuvait ou pas. Le vent existait-il encore ?
Et qu’est-ce que je dormais ! Elle ajoutait quelque chose à mes repas et je ne doutais pas que ce fût sur l’ordre de mon grand-père. Je le réclamais tous les jours. Elle répondait qu’il était parti en voyage pour retrouver Grand-mère. Mais elle était morte ! J’avais vu le trou, les tripes, le sang ! « Non, non, me disait-elle, elle n’est pas morte. Tu as rêvé. Tu as besoin de repos. Quand ton grand-père reviendra, ce qui ne saurait tarder, il t’expliquera. »
Ça alors ! Et la porte était fermée à clé. On ne voyait pas de lumière dessous. Seuls les pas de Céline résonnaient sur le parquet de ce long couloir aux murs couverts de peintures d’un autre âge que le mien. Des paysages qui revenaient à ma mémoire. Tous les paysages familiaux, mais je n’en connaissais que quelques-uns, vite reconnus sur les lieux quand nous y allions. Il fallait traverser ce couloir pour arriver à ma chambre. Cela aussi faisait partie de mon éducation.
Que n’avais-je pas accepté pour ressembler aux autres, du moins vu de l’extérieur. Je me suis toujours appliqué à atténuer les signes de rébellion qui cicatrisent encore aujourd’hui. J’y pensais en allant chercher le vélo ce matin. J’avais l’argent de la réparation dans la poche. Pas si fou. Tout le monde veut être payé. Et c’est ce même monde qui me reproche la chance que j’ai de n’avoir rien à faire pour qu’on me doive de l’argent. Je ne ressemble à personne de ce point de vue. Ou alors on ne vit pas sur la même planète, eux et moi.
« Si j’arrive en retard, m’avait prévenu Clairette, vous paierez la retenue. »
Elle ne pensait qu’à être payée elle aussi. Et elle avait augmenté la dette du prix d’une poignée de vélo. Plus la main d’œuvre. Pourquoi les gens se déchirent-ils de cette manière absurde ? Et ils prétendent qu’on peut s’aimer dans ces conditions !
Je ne crois pas à ce genre d’amour. Je veux dire que je suis capable d’amour, mais qu’on ne m’aime pas pour ce que j’aime. Ce n’est pas moi qui complique. Ce n’est même pas la vie. Ce sont les gens. Ils vous enferment dans leur médiocrité. Et il faudrait en payer le prix ? Très peu pour moi.
Le réparateur de vélo n’était même pas aimable.
« Vous seriez pas ce Paul de Monrougis que j’ai connu au catoche, des fois ?
— Je ne dis pas non !
— C’est Bébert, comme le chat de Céline…
— Céline a un chat ?
— Avait. Je te dis quelque chose ou il faut que je rafraîchisse ?
— Autant rafraîchir… L’eau a coulé sous les ponts.
— Et je couche pas dessous comme tu vois. Le père Meuhle, ça te dit ?
— Ah ! le salaud !
— Je te le fais pas dire ! J’en ai encore mal au cul. »
Le genre de conversation qu’on peut avoir avec un réparateur de vélos. Je me souvenais bien d’un Bébert, mais de là à l’associer au père Meuhle… Il avait l’air sympathique maintenant. La mauvaise humeur qu’il avait contractée auprès de je ne sais qui s’était évanouie dans l’air saturé de graisse et de caoutchouc. Il manœuvra son tiroir-caisse sans y penser. Mes billets rejoignirent les autres. Il me rendit, comme on dit, quelques pièces que je glissais dans ma poche. La facture était claire, mais je n’avais pas le temps de la vérifier dans le détail. Comme vous le savez, j’avais besoin d’une clé.
« Tu n’aurais pas une clé, par hasard ? demandai-je en insistant sur le vouvoiement.
— Des clés ? J’en ai des tas. Des à molette, des à douille, des plates. Qu’est-ce que tu veux resserrer ? J’en ai profité, comme je dis dans la facture, pour réviser l’ensemble. Ça marche pas tout seul, un vélo.
— Non. Je voulais dire, une clé de serrure, tu sais ?
— Tu vas pas me croire, mais j’ai ce qu’il te faut. Seulement faut acheter l’antivol avec.
— Je n’ai pas besoin d’un antivol…
— Mais t’en as pas ! »
Il ferma l’antivol sur le porte-bagages et me tendit la clé.
« Attends. Je vais te faire une autre facture. À ton nom cette fois. Clairette, je la connais. J’ai même connu son père. Tu te souviens de l’escalier ? »
Si je m’en souvenais ! Je mordillais la clé du bout des dents sans cesser de le regarder s’appliquer à bien former ses lettres. Il m’arrive de croire en Dieu. Le moment était venu de prier. Il tamponna la facture et prit encore le temps de vérifier.
« Tu sais donc où est passé cet escalier ? » dis-je presque joyeusement.
Il s’étonna de ce changement de comportement. Je lui avais paru plutôt triste, et même sinistre. D’ailleurs, il m’avait toujours connu comme ça. Le père de Clairette l’avait embauché comme apprenti. Plus par pitié que par nécessité. Il n’avait rien compris au tracé. Le vieux lui avait même confié que si je n’avais pas été un gosse de riche, il m’aurait employé sans hésiter. J’étais heureux de l’apprendre. On a le droit de travailler, même si on n’en a pas besoin. Bébert reçut cette vérité comme une claque sur son gros museau.
« Enfin… dit-il sur le ton de celui qui est pressé d’en finir avec une conversation qui ne tourne pas à son avantage. Tu as ta clé. Ne la perds pas. »
Je perdrais plutôt la tête. Je sortis sans le vélo, mais avec la clé. Il me rattrapa sur le trottoir :
« Faut que tu lui amènes sa bécane, dit-il. Sinon elle arrivera en retard à l’usine. Tu sais pas ce que c’est, toi. »
Non, je ne savais pas ce que c’était et je m’en fichais. J’arrivai devant la porte de Céline à l’heure prévue. Aucune dame en robe de chambre ne vint me proposer ses services. Céline ouvrit au premier coup. Elle m’attendait :
« Tu as la clé ? »
Je la haussai. Elle étincela. Et c’est avec cette clé que j’ouvris le tiroir de ce maudit guéridon. J’eusse mieux fait de l’ouvrir sans la présence de Céline. Elle ne pourrait pas témoigner maintenant qu’il contenait le testament de mon grand-père. C’était écrit sur l’enveloppe qu’il s’agissait d’un testament. Et l’enveloppe était cachetée. Céline la serra contre son cœur et elle se mit à pleurer. Je ne fis rien pour m’emparer de ce précieux document. J’étais devenu docile comme un chien de compagnie.
« Je téléphone ! » dit-elle brusquement.
Elle appela maître Guinesse, un vieil ami de Grand-père qui s’était d’ailleurs étonné publiquement de l’absence de testament. Il m’avait même regardé en me conseillant de bien chercher. Grand-père était mort de manière si inattendue ! Mais le testament n’était pas dans le tiroir du guéridon, du moins pas tant que ce guéridon est resté à la place que Maman avait choisie pour lui. Il fallait bien que Céline eût manœuvré pour qu’il s’y trouvât. Elle raccrocha et me toisa. Elle en savait plus que moi sur la mort de Grand-mère. Je me revis prisonnier de ma chambre au bout de ce couloir interminable et sinistrement noir. Mais ce n’était pas le moment de la haïr.
« Maître Guinesse nous recevra demain matin à dix heures, dit-elle. En attendant, je garde le testament. Après tout, il était dans mon guéridon. Et ce guéridon n’a jamais été le tien, bien qu’il appartînt à ta mère. »
Plus besoin de clé. Une demi-heure plus tard, je passais devant chez Clairette. Elle était en train de scier l’antivol.
« Vous… tu me paieras la retenue, tu peux y compter ! Et tu m’achèteras un autre antivol !
— Mais je l’ai payé avec mes sous !
— Et qui a traîné ce maudit vélo à cause d’une roue arrière bloquée par un antivol qui n’est pas le mien parce que je ne l’ai pas payé ?
— Mais… Bébert l’avait simplement attaché au porte-bagages…
— Et si c’était le cas, qu’est-ce qu’il fait dans la roue arrière ? Tu peux expliquer ça ? »
La duplicité de la femme en colère dans toute sa splendeur !
« Donne-moi la clé. Il n’est pas tout à fait scié. Il peut encore servir.
— Je l’ai laissé chez Céline… Elle ne me la rendra pas. C’est la clé qui ouvre le guéridon où Grand-père a caché son testament. Nous avons rendez-vous… J’ai oublié de demander à Bébert où est l’escalier…
— En parlant de cet escalier… »
Elle cessa de scier et entra précipitamment dans la maison. Je tenais le vélo. J’attendis. Elle revint avec de mauvaises nouvelles. La facture n’était pas complète. Son père avait aussi démonté l’escalier, ce qui avait pris du temps. En comptant la main-d’œuvre au prix pratiqué actuellement, on avait quatre escaliers au lieu de trois. Elle se remit à scier.
« Tant pis pour ton antivol ! » clama-t-elle.
Elle en suait.
« Dire que j’ai failli l’épouser, celui-là ! »
Ça devenait compliqué. Et complètement étranger à mes préoccupations. Pourquoi m’étais-je mis dans la tête de résoudre l’énigme de l’escalier ? Elle devait bien savoir, elle, où il avait atterri. Et Bébert en savait autant qu’elle, sinon plus. Et pour compliquer encore plus, j’avais abandonné le testament aux mains douteuses de Céline. Cette attente me promettait les pires angoisses. Et on n’était pas encore midi.
J’étais condamné à payer quatre escaliers. Je ne me priverais donc pas de rentrer en possession de l’original, d’autant que les trois autres n’existaient que sur le papier. J’explosais littéralement pendant qu’elle ne cessait de scier :
« Je te paierai sur le champ, mais je veux mon escalier ! »
Elle me regarda comme si je venais de dire une bêtise. Elle sciait toujours :
« Mais, mon pauvre, dit-elle, il n’est plus à toi, cet escalier.
— Mais je l’ai payé !
— Et ton grand-père l’a vendu, ce qui t’en dépossède !
— Grand-père a vendu l’escalier ! Mais à qui ?
— Ben… à moi. »
Je sortis de la chambre au printemps. J’avais maigri. Quand Céline ouvrit la fenêtre, un oiseau se posa sur le bord de la jardinière où avait péri mon géranium. Le rideau laissait voir des traces de poussières et de chiures. La pluie menaçait. De gros nuages gris et noirs roulaient dans le ciel. Dans le couloir, le tapis me parut fraîchement aspiré. Ses couleurs flamboyaient, quand je me souvenais d’arabesques usées. Nous descendîmes en silence. Grand-père nous attendait dans le grand salon. Il était assis dans son fauteuil et avait ouvert un journal qui recueillait la cendre de son cigare. Il se leva pour m’embrasser longuement puis m’attira dehors sous la vigne qui bruissait. Le soleil était pâle.
Évidemment, Grand-mère n’était plus là. Je pense même que le révolver avait été mis en lieu sûr. Le parquet ne laissait voir aucune trace de sang. On avait nettoyé les interstices. Le guéridon était à sa place, sans sa clé. Et on avait installé une chaise longue près de la baie vitrée. Elle m’était destinée. À côté, une tasse fumait sur une table basse. On avait même prévu une serviette pour me sécher le museau. Dire qu’il a fallu que j’attende la mort de mon grand-père pour mesurer l’hypocrisie de cette mise en scène !
Voici comment je me propose de procéder : le cadavre sera coupé en trente morceaux. Un par jour, car il me faudra bien un mois pour l’éparpiller. J’aurai chaque jour du chemin à faire. Les morceaux, conservés dans le congélateur (qui a l’avantage de nous épargner les coulures de sang), seront cuits au four. La viande sera donnée au chien [quel chien ?] et les os répandus selon un plan qui est en cours d’élaboration dans ma tête. Il faut souhaiter que personne ne vienne nous embêter durant ce laps de temps. Le « voyage » d’Hermine est au point. Pas de crainte là-dessus [comme le prouvera l’avenir].
Quand je lus ceci, ma première question concerna ce chien que je n’avais jamais vu. Il ne pouvait s’agir que d’un chien étranger à mon quotidien. Je ne connaissais aucun chien. Or, Grand-père parlait d’un chien. Quel mystère ! Or, voici ce qui me mit, si je puis dire, la puce à l’oreille :
Céline a confectionné une tisane qui fait dormir le chien. On ne l’entend plus. Elle le réveille pour le nourrir et le mener au pot. Il a de la viande à manger tous les jours. Je m’en veux un peu, mais Hermine doit bien disparaître quelque part. Pour les os, j’ai presque mis au point mon plan. Comme il s’est déjà passé huit jours, il y aura huit morceaux de trop. Il faudra que je m’en arrange.
Un frisson me parcourut, qui se transforma vite en tremblement. Il fallait me résoudre à cette idée : si on m’avait enfermé dans ma chambre, ce n’était point pour que je m’y reposasse, mais pour que je mangeasse ma grand-mère ! Heureusement pour moi, on ne m’avait pas servir les os. Et ceux-ci demeuraient encore la seule trace tangible de l’existence de ma grand-mère. Sinon, elle n’en eût que de civile. Imaginez mon écœurement. J’en conçus de telles angoisses qu’il fallut que je consulte, sinon je me mettais à boire comme Papa. J’avais fait venir quelques champignons d’Amérique. Ils enfumaient quelquefois ma maison, laissant toujours leur odeur une fois dissipée leur fumée tranquillisante.
Voilà où j’en étais. G. (l’une ou l’autre) parvenait à me tirer de l’ennui pour quelques minutes d’extase, mais je ne me résolus pas à en épouser une. C’est sur ces entrefaites que j’ai rencontré, comme il a été dit, Clairette, son vélo et l’escalier qu’elle possédait suite à un prestige commercial. Comme elle ne parvenait décidément pas à scier l’antivol, elle me jeta la scie à la figure en me demandant « poliment » d’aller en chercher la clé, car les heures de retard s’accumulaient et je n’étais peut-être pas assez riche pour honorer ma dette. Il ne m’était pas difficile de retourner chez Céline, mais de là à lui arracher le testament, il y avait un gouffre que je ne saurais tenter de franchir sans y sombrer corps et âme.
« Qui te parle du testament ? s’écria-t-elle. C’est la clé qu’il me faut !
— Mais ça va ensemble ! Celui qui a la clé a obligatoirement le testament. Et inversement ! »
Elle me toisa d’un air étrange. On ne pouvait pas y aller en vélo à cause de l’antivol. Pourtant, Bébert ne l’avait pas mis à la roue. Comment aurait-il pu ? J’étais censé repartir avec le vélo. Il fallait bien qu’il roulât sur ses deux roues. L’antivol, que j’avais acheté pour la clé, ce qui expliquait que j’avais laissé le vélo pour me rendre chez Céline, était donc attaché sur le porte-bagages. Soyons logiques.
Mais elle ne l’était pas, Clairette. Elle persistait dans l’incohérence. Et le vélo était bloqué par l’antivol. Elle se mit à marcher. Je la suivis. Bébert m’avait prévenu : « C’est une obstinée, mon vieux ! Tu lui feras pas faire ce qu’elle veut pas. Et si elle veut, t’as intérêt à le vouloir aussi. »
« Bonjour madame, dit-elle à Céline quand la porte s’ouvrit, est-ce que ça vous dérangerait de me donner, ou de me prêter si vous ne voulez pas me la donner, la clé de l’antivol qui m’empêche d’aller au travail à cause de ce monsieur qui me doit de l’argent !
— Clairette ? »
Elle avait l’air radieux maintenant, ma Céline. Elle tenait la taille de Clairette et en mesurait en piaillant l’étroitesse et la souplesse. Et Clairette riait en montrant sa petite langue bien rouge comme je les aime.
« En revoyant Polo, dit Céline qui était aux anges, je me suis demandé ce que tu étais devenue. Cette ville est si grande ! J’avoue que je m’y suis perdu depuis… depuis… »
Son visage s’assombrit. Clairette le baisa violemment :
« Allons ! Allons ! Tatie ! »
Mais je savais bien depuis quand, moi ! La chair de ma grand-mère me titillait de l’intérieur… depuis. Et je me demandais plutôt où était passés ces os que le « chien » n’avait pas croqué. Et pour cause !
J’avoue que je m’étais bien régalé. De la viande à chaque repas ! Je n’en demandais pas tant. Et à toutes les sauces. J’ai toujours aimé la viande. Et les abats ! J’ai même eu droit à du boudin. C’est dire. Je n’étais pas si mal que ça dans ma chambrette. Je dormais beaucoup. Les deux complices craignaient une rébellion dans le genre crise de nerfs avec tentative de suicide ou pire d’évasion pure et simple. Une fois réveillé par des claques précisément appliquées sur mes deux joues, et même quelquefois sur les fesses, je me jetai sur les plats, négligeant la verdure pour dévorer le morceau de viande. Trente jours. Et sans connexion. Rien pour me relier au monde extérieur. Plus tard, j’ai emprunté ces données à Wikipédia, un jour de grande curiosité et de vomi post-traumatique :
Répartition de la masse corporelle pour un sujet de corpulence normale :
masse osseuse (squelette) : 15 % du poids total (ce pourcentage diminue progressivement après 50 ans) ;
la masse du squelette « sec », c'est-à-dire sans la moelle rouge, est de 4 à 6 kilogrammes en moyenne chez l'homme et de 3 à 4 kilogrammes chez la femme ;
masse musculaire : 35 % chez l'homme, 28 % chez la femme ;
masse grasse : environ 13 % chez l'homme et 20 % chez la femme ;
masse viscérale : 28 % ;
masse sanguine : 7 à 8 % ;
peau et téguments : 2 à 5 % ;
humeurs (liquides, sécrétions) : 2 %.
Selon ses plans, et en admettant que ma grand-mère vivante pesa autour de soixante kilos, mon grand-père a entrepris de répandre quatre à cinq kilos d’os en trente jours et en autant d’endroits différents. Quand il sortait pour se livrer à cette macabre occupation, il avait quoi dans la poche ? Cent cinquante grammes, pas plus. C’est le poids d’une liseuse. Autrement dit rien. Par contre, l’outil indispensable pour creuser la terre ne pouvait pas passer inaperçu. Mais il ne pouvait pas arpenter la région avec une pioche sur le dos. Il utilisa, comme il le dit dans son carnet, sa canne-épée. J’imagine que ce creusement devait prendre du temps. J’ai essayé cette technique dans le jardin avec la même canne. Pensant, sans doute à juste titre, que le trou ne peut pas faire moins de cinquante centimètres de profondeur et qu’il est nécessaire de couvrir les reliques d’un bon gros caillou pour éviter d’attirer les chiens, il m’a fallu pas moins d’une demi-heure pour arriver à mes fins. Comment Grand-père s’en tira-t-il sans éveiller aucun soupçon trente jours d’affilé, je n’en sais rien. Il n’en touche pas un mot sans son carnet, à croire que tout s’est passé comme sur des roulettes.
C’est peut-être ici le moment d’introduire l’élément narratif qui dit exactement le contraire. Un maître-chanteur ! Cette perspective, dès que j’eus conscience qu’elle était plus probable qu’impossible, me terrorisa. Mais ce triste profiteur de la déchéance humaine n’apparut jamais. Peut-être existe-t-il. Je m’attends toujours à cette manifestation tangible du passé. Mais je n’en trouve pas trace dans la série de faits que je viens de rapporter fidèlement, on peut me croire. Vous comprenez maintenant de quoi se nourrit mon angoisse. Dire que la médecine m’a trouvé d’autres prétextes !
D’ailleurs, à défaut de maître-chanteur, je pourrais fort bien compléter avantageusement, du point de vue du volume, ce récit véridique et terrible par une description de mon combat contre ces terreurs hallucinantes. Mais à quoi bon ? N’a-t-on pas déjà assez abusé de la patience et de la crédulité du lecteur dans ce commerce de la lecture qui n’a que trop duré ? Je m’en tiendrai encore aux faits, sans en changer un seul détail et sans oublier ce que j’en sais personnellement. Mon expérience pallie toujours la perspective d’un divertissement où ma douleur aurait vite fait de servir de prétexte à une virtuosité romanesque plus proche de l’exhibition foraine que des instances littéraires.
Mon grand-père, admettons-le, ne faillit pas. Les trente jours qu’il avait soigneusement projetés eurent lieu exactement comme il avait prévu. Tandis que j’ingurgitais la chair et les sucs de ma grand-mère, il trouva le moyen de faire disparaître les quelques kilos de masse osseuse que je ne pouvais raisonnablement digérer.
Pourtant, ne parle-t-il pas d’un chien dans son carnet ? Longtemps, j’ai pensé que ce chien, c’était tout simplement moi. C’était en quelque sorte un nom de code. Ce côté heuristique du carnet m’humiliait. Je savais, et j’étais sans doute le seul à savoir, et même à posséder toutes les preuves de ce savoir, mais rien n’était fait pour m’épargner la douleur de n’avoir été que l’instrument d’un banal assassinat. Et je ne cesserais de l’être qu’à l’heure de ma propre mort, ne sachant évidemment pas comment cela finirait par arriver.
Il est vrai que j’ai une tendance certaine au suicide. Il m’arrive tellement souvent de vouloir quitter ce monde sans autre forme de procès que je ne peux me passer d’évoquer cette disgrâce auprès des institutions chargées de me soulager de ce poids, lequel est à la fois psychologique et moral, cas de figure qu’il vaut mieux éviter si on souhaite encore profiter de la vie. Car il ne s’agit que de cela : profiter de ce temps et même en partager les extases.
J’y pensais, assis sur le porte-bagages du vélo que Clairette animait d’un mouvement à mon sens dénué de prudence. Les feux rouges étaient verts et la priorité à droite ou à gauche selon l’intérêt du parcours qu’elle s’était mis dans la tête de franchir le plus vite possible.
« On en profitera pour jeter un œil sur le testament, » proposait-elle.
Elle ne me déplaisait pas, au fond, la Clairette. Elle avait le mollet en acier et des yeux dont la profondeur oscillait entre l’agressivité sans remède et la curiosité maladive. Je la tenais par la taille, ne pouvant tenir la selle dont les ressorts menaçaient de me coincer les doigts. Je m’en étais expliqué dès le départ.
« Bon ! Va pour la taille ! »
J’aurais bien mordu son foulard, dont une pointe chatouillait mes narines, mais nous n’en étions pas encore là. Maître Guinesse lui ouvrit lui-même.
« Vous êtes en avance, » dit-il en me serrant la main.
Son regard désigna Clairette, histoire de me demander qui elle était et pourquoi elle était là, ce qui relevait peut-être des mêmes raisons.
« Nous nous marions la semaine prochaine, dis-je. Tout cela est allé tellement vite ! »
Il félicita la belle promise en déposant carrément ses grosses lèvres humides sur les doigts qu’elle lui tendait en minaudant. Céline ne tarderait pas. Elle était en route. Nous prîmes place dans le bureau étouffant. Cette odeur d’encaustique et de poussière sous-jacente me donne toujours la migraine. De plus, son thé sentait la saccharine. Et pour couronner la série de ces agressions, il alluma une pipe au tabac écossais. Pour le dire plus simplement, je n’étais plus en état de juger de la conformité de la procédure en matière de testament.
Pour commencer, ce prudent notaire de la possession déclara qu’il ne pouvait en faire lecture avant d’en avoir vérifié l’authenticité. Tout ce qui se passerait aujourd’hui, c’était la remise de l’enveloppe contenant supposément le testament par Céline entre les mains dudit officier et officiant de la chose acquise authentiquement. Il ne s’engagerait pas plus loin. Et dès que Céline prit la place qu’il lui avait réservée entre Clairette et moi, il déchira l’enveloppe et la plia pour en examiner sans y toucher le contenu mis en question par sa prévention professionnelle.
« Il y a bien quelque chose dedans, » dit-il.
Ce qui ne soulagea pas le poids qui nous empêchait de respirer. Sa main pétrie de rhumatismes déformants plongea ensuite dans l’enveloppe et, après un instant de réflexion qu’il ne nous confia pas, elle réapparut, tenant entre le pouce et l’index une seule feuille de papier dont je reconnus immédiatement l’origine : elle avait été arrachée au carnet de mon grand-père. Je me mis à craindre le pire. Un oiseau heurta alors un carreau et on se précipita d’un seul mouvement pour me retenir de recommencer.
Sur cette feuille de papier quadrillé, Grand-père avait tracé le plan des environs de P*. Il était impossible de ne pas reconnaître au premier coup d’œil la topographie familière de notre cité. Maître Guinesse remua ses lèvres sans rien dire et jeta un œil dubitatif sur le verso. Il y était écrit, de la main de mon grand-père, que c’était là ses dernières volontés.
« Je veux bien, scanda le notaire, mais de quoi s’agit-il ? Je ne vois ici (il retourna la feuille) qu’un plan sans indications claires de volonté. Tout le monde sera d’accord avec moi… »
Il était un peu agacé par mon attitude. L’oiseau revenait à la vie et commençait à vouloir en profiter de nouveau. Si je le lâchais, il provoquerait à coup sûr un désordre peu compatible avec une solennelle constatation authentique. Céline m’encouragea à retenir l’oiseau dans mes mains tremblantes et invita maître Guinesse à continuer car, selon elle, il allait nous révéler des choses insoupçonnables en l’absence de l’étrange document qu’il osait à peine consulter.
« Je ne comprends pas, dit-il. C’est peut-être une blague. Votre… parent était un sacré farceur quand il s’y mettait ! »
Parent ? N’avaient-ils pas été amis de toute la vie ? La cérémonie était-elle à ce point solennelle que l’officiant s’en tenait à des civilités presque offensantes pour le défunt ? Je lâchai l’oiseau. Il y eût un court moment d’indécision puis chacun se lança à la poursuite du volatile. On fit même venir le clerc qui appela la secrétaire car il avait mal à la cheville suite à un léger accident qu’il entreprit de nous conter. Clairette cligna de l’œil et, d’un bond digne d’un héros de bande dessinée, je jetai enfin mon œil sur le plan testamentaire de mon grand-père.
Cette seconde d’attention hyperactive suffit à changer du tout au tout la vision que je n’avais eue jusque-là que de loin alors que le notaire en compliquait l’observation en secouant le précieux document. Pendant ce temps, on ouvrit une fenêtre sur la proposition de la secrétaire. Le notaire hésita, tant il tenait à ses odeurs familières, mais il fut contraint d’accepter le chalenge vu qu’il ne semblait pas y avoir d’autres solutions au problème posé par l’oiseau, c’est-à-dire moi.
Aussitôt la fenêtre refermée et maître Guinesse remis de sa légitime émotion, tout le monde reprit sa place. Clairette me fit du coude d’un air de dire : « Si tu as vu quelque chose, parle ! » Je n’étais pas bien sûr de ma traduction. Je n’avais pas encore l’habitude de son visage. Ce que j’en savais relevait de connaissances livresques. Elle insista et je pris la parole :
« C’est un plan, déclarai-je. Il n’y a pas de doute. Mais si vous regardez bien, vous observerez la présence de trente petites croix tracées dans des lieux différents. »
On se pencha pour me donner raison. Étais-je en train de trahir Grand-père ? Que non ! Je prenais les devants, car ces croix finiraient bien par sauter aux yeux. Ne serait-il pas alors trop tard pour que je les explique aussi bien que je le faisais en ce moment ? On m’accorda d’emblée ce crédit :
« Il a raison ! Ce sont des croix. Et il y en a bien trente. Mon cher garçon, vous avez le coup d’œil ! Voir les croix, je ne dis pas, mais les compter en un laps de temps qui ne dépasse pas la seconde (je vous ai vu faire) relève à mon avis du génie. Mais je suppose que vous savez déjà où vous en êtes question mémoire. Ce n’est pas mon métier… »
Après cette allocution digne d’une remise de médaille, maître Guinesse, laissant le bout de papier sur le bureau pour que chacun y confirmât mon hypothèse, se mit à réfléchir sans ménager ses narines.
« Je doute qu’il s’agisse là d’un testament, dit-il. En ce cas, ce n’est pas à moi qu’il revient de décider ce qu’il faut en faire. Il s’agit d’une devinette. Or, nous ne sommes pas les personnages d’un roman, mais de braves personnes responsables de nos actes. Vous voudrez donc bien reprendre ce document et décider vous-même de ce qu’il représente à vos yeux. Vous voyez à quel point on s’est éloigné à la fois du roman et de la réalité. Sur ce, je vous souhaite bonne continuation. Mademoiselle Potot vous reconduira. »
Et c’est sur le trottoir qu’on a commencé à se disputer. Céline exigeait qu’on lui remît ce « souvenir ». Clairette me conseilla en tant que future épouse. Et je me déclarai seul héritier de mon grand-père.
« Et si c’était un trésor ? » dit enfin Céline.
Évidemment que Clairette y avait pensé !
« On creusera ensemble ! déclara-t-elle.
— Est-ce que je peux avoir une photocopie ? demandai-je timidement.
— Non ! »
Voilà comment je rentrai chez moi. Sans testament. Et avec une angoisse comme je n’en avais jamais connu.
Je sais ce que vous allez me reprocher : non content (et ce n’est pas peu dire) de vous priver d’un maître-chanteur qui eût alimenté le récit de ses esquives et de ne pas rendre un compte circonstancié et lyrique de la douleur que cette possibilité insinue en moi, me voilà sur le point de négliger une ressource romanesque prometteuse de péripéties toutes plus ébouriffantes les unes que les autres en ne me jetant pas corps et âme dans le récit de ce que Céline et sa nièce ne peuvent manquer d’entreprendre à mes dépens.
Ces trois ressources eussent élevé mon histoire au rang de roman digne de ce nom. Au lieu de ça, j’évacue ces possibilités de divertissement au profit d’une analyse mieux faite pour ennuyer l’esprit de celui ou de celle qui ne demande qu’à passer le temps le plus légèrement possible sans l’encombrer (cet esprit) de considérations qui tiennent plus à la vérité qu’à la réalité de l’attente qui nous harcèle tous.
Je sais. Je sais.
Il était midi quand je rentrai. Sans le testament ni même une idée de ce qu’il contenait. Vous pensez bien que, contrairement à ce que maître Guinesse pensait maintenant de moi, je n’avais pas eu le temps de compter les croix tracées sur le plan de P*. Je connaissais ce compte sans avoir à risquer de décevoir le notaire. Il me téléphona à peine dix minutes après mon retour. J’étais au bord d’une crise de nerfs.
« Je regrette de ne pas avoir pu vous aider, me dit-il. Votre Grand-père était un ami, vous le savez. Mais peu importe cette anecdote que vous oublierez vite, j’en suis sûr. Car votre esprit est fait pour autre chose, comme le prouve l’extraordinaire exercice auquel vous l’avez soumis sous mes yeux. Jamais je n’avais vu quelqu’un compter aussi vite en ne se fiant qu’à ses yeux et à son esprit. Je déjeune chez Mauvin. Voulez-vous que je vous y attende ? »
Chez Mauvin, c’était lui qui m’attendait. Il ne cacha pas son impatience et consulta sa montre après m’avoir tendu une main rapide. Nous prîmes place à une table suffisamment isolée pour nous tenir à l’abri des indiscrétions inévitables dans ce genre d’endroit. Je ne fréquente pas les lieux publics, mais maître Guinesse n’en savait rien. J’avais cet avantage sur lui. Il n’attendit pas les entrées pour me féliciter encore :
« Vous savez (ou vous ne savez pas), j’ai fait du Droit parce que j’étais nul en maths et que la philosophie et les arts échappaient à mes possibilités de création. Vous comprenez pourquoi je vous envie. Oh ! je ne vous demande pas de m’enseigner à calculer aussi vite que vous le faites, mais pourriez-vous au moins me faire part de quelques-unes de vos expériences ? Voilà, je l’avoue : j’écris un livre sur le sujet… »
J’étais… pétrifié. Après avoir renoncé à des possibilités romanesques incontestables, voilà que je me trouvais sur le point de sortir de mon sujet pour alimenter celui d’un autre. Les entrées arrivèrent, avec leurs insoutenables relents d’œufs. La vinaigrette n’y changea rien : j’avais la nausée. Je sentais à quel point ma situation était dangereuse. Non seulement parce que Céline et Clairette allaient, à cause de leur cupidité, trahir le secret de mon grand-père, qui était aussi le mien, et dont je prétendais nourrir ma tranquillité, mais encore j’étais poussé hors de mon champ d’activité pour alimenter les ambitions pseudoscientifiques d’un juriste qui ne comprendrait jamais comment je l’avais involontairement induit en erreur.
Que pouvait-il m’arriver maintenant ? Un miracle ? Comme dans les mauvais romans. Alors que j’étais en train de vivre ma vie !
« Pas de viande, non ! Je ne mange pas de viande. Je n’en ai jamais mangé !
— Est-ce possible ? Votre faculté extraordinaire tiendrait-elle à ce détail alimentaire ? Soyez plus précis, je vous en prie ! »
Et me voilà en train d’ingurgiter des légumes, moi qui déteste ça ! J’avalais sans façon pendant que maître Guinesse débitait des hypothèses aussi peu scientifiques que possible à propos de ce qu’il ignorait être une erreur d’observation de sa part. Je n’étais pas étranger à ce malentendu, mais je n’en étais tout de même pas la cause ! Je ne suis pas responsable de l’effet que je produis sur les autres. Je m’en suis toujours tenu à ce principe. Et pourtant, je me voyais maintenant changer, la fourchette allant et venant entre mon assiette bien remplie et ma bouche qui ne désemplissait pas. Ce juriste qui prétendait pallier son inaptitude à concevoir le monde en dehors de toutes considérations morales, il fallait à tout prix que je le ramenasse dans ses foyers, sinon je devenais fou.
Il faut dire que j’avais quelque intérêt à ceci. Je n’étais pas venu pour manger ni surtout pour servir d’hypothèse à une démonstration dénuée d’expérience et d’intuition. Si maître Guinesse devait m’être utile, ce ne serait certainement pas en me déchiquetant au lieu de me disséquer. C’était un homme de loi. Et je trouvais qu’il nous avait envoyés paître sans autres considérations que sa hâte à me convaincre de lui servir à corriger sa nature peu propice aux questions véritablement humaines. Un verre de vin me donna cette force :
« Maître Guinesse, permettez-moi de vous interrompre pour revenir à nos moutons. Vous me dites que ce testament n’en est pas un, n’est-ce pas ?
— Oh oui ! Ce testament…
— Mais qu’est-ce qui vous fait dire que mon grand-père n’a pas exprimé ses dernières volontés dans ce document effectivement original ?
— On ne peut plus original, en effet. Je n’ai jamais rien vu de tel pour servir de testament. Un plan de P* avec des indications de lieux ne suffit pas à l’expression d’une quelconque volonté, convenez-en. Faites-en l’usage qui conviendra à votre imagination.
— Mais c’est que je n’ai pas ce plan sur moi ! Céline prétend qu’il lui appartient parce qu’on l’a trouvé dans son guéridon de merde ! »
Maître Guinesse, sur cette grossièreté, tiqua un peu, soulevant le sourcil. Puis son visage se contracta fortement. Il rougit. La bouche s’entrouvrit. Je n’avais plus qu’à m’excuser. Mais je n’eus le temps que de réfléchir à ce que j’allais dire, car il fondit sur moi :
« Comment ! Vous ne l’avez pas mémorisé ? Votre pouvoir se limite à mettre ce que vous voyez en relation avec votre cerveau pour dénombrer l’itération d’un objet, mais il n’en retient pas les occurrences exactement situées ! Mais… mais c’est épouvantable pour ma thèse. Vous me ruinez, monsieur ! »
Il hésitait encore entre le désespoir et la colère. Il avait cependant aplati sa serviette sous ses poings et un verre manqua de peu de se briser en tombant sur le rebord de l’assiette. Il était tellement vrai dans cette attitude somme toute grotesque que je me pris à en être désolé.
« Qu’à cela ne tienne, monsieur ! Si ce document doit être un testament, il le sera ! »
Il se rassit, visiblement tranquillisé par sa proposition. J’en concevais moi aussi les avantages : si ce plan témoignait clairement d’une volonté de mon grand-père, alors il fallait l’exécuter. Ce qui revenait à en priver Céline et sa complice. La seule difficulté, c’est qu’il était en leur possession et qu’il n’y avait aucune preuve de son existence. Si elles le voulaient, pour des raisons qui échappaient bien entendu à l’esprit cartésien mais non scientifique de mon notaire, elles s’opposeraient à satisfaire à la fois les dernières volontés de mon grand-père, qui restaient toutefois à définir, et le désir que j’avais de conclure cet épisode par un geste fort à l’égard de ce souvenir.
« Mais à quoi pensez-vous ? » me demanda le notaire.
J’essayais de penser depuis que Céline et Clairette m’avaient abandonné sur le trottoir.
« Un type comme vous a bien une idée derrière la tête… » suggéra le notaire en plissant ses yeux gris.
Comment ne pas tuer son prochain ? Je vous accorde que la plupart d’entre vous ne tuent pas, ce qui ne vous empêche pas de laisser tuer quand la nécessité se fait sentir. Nous n’avons d’autre ambition que la tranquillité. Et si on ne peut pas être tranquille, on s’arrange en principe pour ne pas tuer. Je connais même des récidivistes qui ont renoncé à tuer, mais quand je leur pose la question de savoir pourquoi, ils répondent qu’ils « en ont marre de tuer ».
Mon existence s’est compliquée, on vient de le lire, bien malgré moi. Considérez le volume possible de ce simple récit, court et lapidaire comme il convient à la vérité, si je me laissais aller à le continuer dans la fiction. J’en écrirais des pages sur l’angoisse qui me détruit à grand feu ! Il y aurait même un maître-chanteur, témoin des travaux extérieurs de mon grand-père, pour me pousser à lui faire la peau. Que de pages encore ! Et des plus divertissantes si on se place du point de vue de l’horreur.
Et me voilà, au terme de ce récit, livré aux dispositifs de deux cupides relations féminines et à l’ambition fantasque d’un notaire qui ne trouve rien à redire sur la violation de mes droits. En voilà trois personnages ! Et directement importés de la réalité la plus ordinaire. Je pourrais bien sûr les pousser eux aussi dans cette fiction qui menace la probité de ce récit depuis que je n’en maîtrise plus le caractère définitif. Hélas, tout se passa autrement.
Si le plan de Grand-père inspirait à Céline et sa nièce une chasse au trésor qui ne pouvait tourner qu’à mon désavantage, maître Guinesse, qui estimait que ce projet ne pouvait être né dans l’esprit de mon grand-père, me soumit, aussitôt en présence du plan, à une série d’expériences qui confirmèrent ses craintes à mon sujet : il n’y avait aucune corrélation entre ma puissance de calcul visuel et mes capacités de mémoire rétinienne. Je passais d’une salle à l’autre pour me soumettre aux critiques.
D’un côté, Céline et Clairette me suppliaient de ne pas suggérer à maître Guinesse qu’on était, tous les trois, en possession du plan du trésor que mon grand-père avait répandu dans la cité pour des raisons qu’il n’était pas utile, selon elles, d’élucider.
De l’autre, le notaire préparait un procès, que je ferais à ces femmes pour entrer en possession de mon bien, le plan. Ensuite, je ferais ce que je voudrais de ce plan. Par exemple, je révélerais au tribunal que c’était ainsi que mon grand-père souhaitait qu’on répandît ses cendres. Il ne restait plus qu’à trouver trente raisons pour soutenir cette thèse. Comme ce n’était pas son travail, lequel se limitait aux questions de droit, et qu’il ne voulait pas perdre de vue la thèse qui le sortirait de sa condition de nul en maths, je devais en vitesse me charger d’élaborer ce recueil. Ainsi, cet avoué repenti me conseillait la fiction. Une fois de plus, j’y retournais malgré moi.
Et tandis que les deux séraphines ne communiquaient pas sur le sujet, maître Guinesse me donna la parole pour que je leur révèle les véritables intentions de mon grand-père. Elles m’écoutèrent jusqu’au bout, mais à considérer de près le fond de leurs regards respectifs, je vis bien que je ne les convainquais en aucune façon. Elles n’en démordaient pas : cette histoire de cendres était conçue pour les détourner de leur projet. Et si je continuais à les embêter, elles m’en expulseraient sans autres commentaires. Mais elles se taisaient.
Maître Guinesse crut que je les tenais à ma pogne, comme il disait. Il ne me restait plus qu’à compléter son argumentaire juridique par une fiction en trente points plus convaincants les uns que les autres. Et bien sûr, pendant que je travaillais dans l’invention, mes deux mercenaires sortaient la nuit, en bicyclette et adéquatement équipés pour creuser le sol de la cité sans se faire remarquer. Elles n’avaient aucune idée du poids et du volume à ramener de leurs expéditions, mais elles finiraient bien, au vu de ce qu’elles trouveraient, par penser que je n’étais pas étranger à cette altération de la réalité initiale.
Quoi que je fisse, quoi que je pensasse, j’étais foutu.
Mais si je voulais me tirer de cet inextricable pétrin, j’avais trois cadavres à me mettre sur le dos. Et ma seule issue, c’était de suivre l’exemple de mon grand-père. Je n’avais pas assez lu pour inventer quoi que ce fût de commode et d’infaillible.
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Le maître-chanteur choisit ce moment pour apparaître et me faire part de ses exigences.
Pas si bête, le Popaul ! Avant de conclure qu’il ne me restait plus qu’à provoquer la mort de quatre personnes, il m’est heureusement venu à l’esprit que si je pouvais compter sur la discrétion des trois premiers en puissance sur la liste, que savais-je, ou plutôt que ne savais-je pas de ce que le quatrième complotait exactement. Et avec qui.
Il devenait évident qu’avant de le tuer, il était prudent de le torturer pour le contraindre à trahir son ou ses complices, s’il en avait. Et s’il n’en avait pas, ce serait lui qui me convaincrait de son espèce d’innocence mise à mal par mon légitime soupçon.
Vous voyez ici qu’il ne m’a pas été nécessaire de faire appel à la fiction pour continuer ce qui allait devenir mon récit.
On ne sait jamais ce qui peut arriver quand on tue un inconnu. Il y a souvent quelqu’un pour s’inquiéter de son absence. Et cet autre inconnu prend alors le pouvoir sur le vôtre, celui que vous avez exercé sur la victime. Et ceci est d’autant plus vrai que la justice s’en mêle. Cela fait alors beaucoup de monde à convaincre de votre innocence perdue.
Et si, plutôt que de me livrer à cette tuerie, je me contentais de mon angoisse ?
Mon récit s’achèverait alors par cette douleur. Je composerais des pages d’une vérité sans fard que le lecteur apprécierait comme la plus pure expression de la fragilité humaine. La sienne donc, si jamais il était soumis aux épreuves qui me tourmentent depuis ces longues années perdues à jamais. Perdues pour moi seulement, car qui n’y trouverait pas de quoi corriger sensiblement sa propre trajectoire vers l’Enfer ?
Ce serait là abandonner la si bonne réputation de Grand-père aux commentaires ironiques de ses ennemis. Je sais. J’en rougirais tellement que j’en deviendrais malade à crever. Et je crèverais la plume à la main dans cette grande maison qui deviendra le musée de mon existence et de mon œuvre. Je sais tout cela. Et bien vous savez quoi ?
Ça me tente.
Je m’appelle X. Mettons. Dans ce pays où les « sages » et les « exemples » sont payés par l’État, il ne fait pas bon se distinguer par d’autres traits que la sagesse et l’exemple. Vous n’écouterez donc pas mes conseils avisés et vous ne me suivrez pas sur les chemins de l’aventure. Pour l’heure, je suis un modeste rentier sans folles exigences. Je sais ce que j’ai été et je pourrais savoir ce que je serai. Mais pour ça, il faut demander. Or, je ne demande jamais rien. Je vis même seul.
La maison est au bout d’une rue, à l’extrémité septentrionale d’une petite ville sans intérêt majeur. Ce n’est pas que j’aie voulu être là. Comment vous expliquer que je suis en mission ? Oh ! je ne suis pas un espion venu d’ailleurs pour aider à confondre le hors-la-loi ou l’anarchiste. Est-ce que j’ai l’air de travailler ? Et ne suis-je pas trop jeune pour jouir de la retraite ? On m’adresse la parole pour me parler de la pluie et du beau temps. Jamais un mot sur ce que j’entreprends à l’abri de mes murs ni sur ma santé qui ne fait l’objet que de regards obliques.
On ne m’a pas plus surpris à bêcher le jardin qui jouxte la maison. Deux autres côtés donnent sur un verger bien entretenu par un bonhomme qui m’ignore. C’est une pente qui disparaît dans un bois. Sinon la rue est sinistre. Le pavé y émerge par endroits, sous les platanes. Heureusement, la fontaine publique, qui sert encore de lieu de rencontre, est assez loin pour que je ne m’y intéresse pas.
Je n’ai pas voulu être là. Pourtant, il semble que je n’ai jamais quitté l’endroit. Mon nom résiste aux outrages du temps. Gravé dans un bronze immuable, il surmonte une boîte aux lettres que le facteur redoute d’avoir à visiter. Je ne l’ai jamais vu s’approcher pour en observer le signal. Il a de bons yeux. Et il ne descend pas de sa voiture pour effectuer cette tâche réglementaire. Il essuie le pare-brise avec le bout de sa manche, prend le temps de se convaincre qu’il n’est pas induit en erreur par l’air du temps et fait demi-tour. On ne se connaît pas. C’était l’automne.
Autant vous le dire tout de suite, je n’ai pas toujours habité là. J’ai même connu mieux comme séjour de fonction. On m’a vu un peu partout dans le monde. Et sous tant d’aspects qu’il est impossible de me reconnaître si on me revoit. Mais je ne tue pas deux fois la même personne. Comme vous le savez, c’est impossible. L’homme est ainsi fait. Ce n’est jamais une surprise.
Ce n’est pas que je me fatigue d’avoir à renouveler la même perspective ad vitam aeternam. Je ne travaille pas vraiment, mais ce n’est pas l’ouvrage qui manque. L’humanité croît en nombre. Et elle semble aussi augmenter sa connaissance des choses. Je dis choses pour ne pas avoir à dire autre chose. Je ne suis pas un fin penseur. J’en connais. Tout le monde connaît plus intelligent que soi-même. Ou alors on est pétri d’orgueil et je vous prie de croire que ce n’est pas chez nous la bonne manière d’entretenir ce qui, pour des raisons qui m’échappent encore, n’est pas mort.
Voyez comme, commençant à évoquer un simple environnement narratif, j’en suis venu à émettre des hypothèses risquées quant à ma propre nature. C’est que je connais de longs moments de solitude. Je ne sais pas pourquoi on me fait attendre. J’entre dans mon rôle comme un véritable comédien. Pourtant, je ne joue pas. On s’y tromperait d’ailleurs si on était invité à y regarder de plus près. Mais ceci n’est jamais arrivé. On ne sonne pas à ma porte. Et il n’y a aucune raison pour exiger de moi que j’en dise plus que ce qui se sait.
Cependant, mon omniprésence alimente les conversations. On m’a souvent vu en même temps à ma fenêtre et ailleurs dans cette contrée circulaire dont je ne pénètre jamais les intérieurs. Il ne m’arrivera pas de détromper, ou de raisonner si vous préférez, ces esprits prompts à médire pour mieux dire. Je me fais l’effet d’un rossignol parmi les perroquets. La fable de Florian ne vous vient-elle pas à l’esprit ? Il faudrait en inverser exactement le procédé pour comprendre ma coupable et légitime irritation. Mais je suis tenu à un devoir de réserve strict et je n’interviens jamais pour affiner mes critiques à l’égard de mes semblables, du moins ceux dont l’agitation est visible de ma fenêtre.
Du coup, on surveille les bambins. Je crois même qu’on ne les laisse plus montrer leurs genoux. Celui ou celle qui dépasserait la limite de la fontaine publique est vite remis à sa place. J’entends ces cris. Mais comme la rue descend, aucune balle ne remonte jusqu’à moi. Ce n’est pas l’envie d’y jouer qui me manque.
Il faudrait remonter à un passé que mon esprit refuse de reproduire fidèlement chaque fois que l’émotion l’étreint. Je ne dis pas que cela m’arrive tous les jours. Loin de là ! Je peux passer de longues semaines à ne rien envisager que la proximité, laquelle se réduit à ses lieux. Bête alternance des jours et des nuits. Ce n’est pas que je m’ennuie, mais je vois trop le temps passer. Je manque d’expérience en matière d’oubli. Je cours alors chercher mon vin.
D’où tiens-je cette vocation ? Ce n’est pas mon travail de le savoir à tout prix, je le sais. Mais le temps m’y invite. Je n’attends rien d’autre s’il faut attendre pour voir le destin s’accomplir. Mais permettez-moi de douter de cette vague notion de l’inéluctable. Je ne crois pas dans ce qui est écrit. Je pense au contraire que ce qui l’est n’aura pas lieu. Il se passe toujours autre chose. Je dis ça alors que ma déjà longue expérience de l’accompli m’enseigne le contraire.
Est-ce là le signe d’une révolte patente ? A-t-on le droit de se révolter quand on fait ce que je sais faire ? Ma fin est-elle annoncée par ces incartades ? Bonnes questions sans doute. Et cependant, je n’ai pas peur. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas eu peur. Il me semble que je n’ai même vécu que pour ça. C’est dans la peur que je suis devenu ce qu’on apprécie en moi maintenant que je me rends utile.
Tout ceci vous paraît bien obscur. Ou si ça ne l’est pas autant que je le crains, vous commencez à en exiger au moins l’explication. Pensez-vous que j’ai enfin pris la plume pour autre chose ? Je ne savais d’ailleurs pas que j’en arriverais là un jour. Mais quel jour sommes-nous ? Question de tous les jours. Il n’y a pas d’autre issue. C’était l’automne.
Ces grands platanes nus dont les feuilles tapissent la rue me désespèrent un peu, je l’avoue. Leurs racines ont soulevé par endroits le mur de ma clôture. Il est presque impossible d’ouvrir le portail à cause de ces défauts de verticalité. Mais l’entends-je quelquefois grincer ? Je peux dire jamais. Et me le répéter à satiété, quoique cette faim de l’autre ne me nourrisse pas. Pourtant, il grinça cette fois sans moi. Et jetant un œil distrait par la fenêtre, je vis qu’on entrait. Je sautai de joie.
Pas par la fenêtre ! Je ne suis pas si fou que ça. Rajustant ma cravate, sans oublier de consulter mon image dans le miroir, j’entrepris de descendre pour accueillir ce visiteur tant espéré. Si c’était lui. Car ce pouvait être quelqu’un d’autre. Mais qui d’autre ? Je vis son ombre se découper dans le verre de la porte d’entrée. Il était immobile. Il n’avait pas encore frappé. S’apprêtait-il à le faire ou était-il venu pour autre chose ? Mon métier, car c’en est un, n’est pas dangereux à ce point.
J’attendais au pied de l’escalier. Il y eut un frottement, celui de ses pieds sur le paillasson. L’allée était boueuse. On a beau ne pas avoir à subir les contingences qui définissent si bien l’homme ordinaire, quand on y met les pieds, on les crotte aussi bien. Je me servais moi aussi du paillasson et pas seulement pour faire comme les autres et ne pas trahir ma véritable nature. Enfin, il gratta.
Nous avions convenu de ce grattement. Un autre eût frappé. Il se serait même servi du bouton de sonnette. Et j’aurais ouvert en feignant la surprise. Oh ! une surprise de circonstance, un frémissement tout au plus pour qu’on se souvînt de m’avoir visité malgré l’habitude de ne pas le faire pour éviter d’en savoir plus. Or, cette fois, on grattait. J’allumais pour qu’il vît que j’étais sur le point de satisfaire l’objet de sa visite. Et en effet il s’immobilisa. Il m’attendait !
C’était bien lui. C’était toujours lui. Et depuis si longtemps que je ne pouvais m’imaginer que ce ne fût pas lui. Nous ne connaissions que cela de nous-mêmes. Et nous étions heureux de nous revoir. Il entra précipitamment, car le vent était fort et froid. Une feuille entra avec lui. Il la chassa. Il s’était chaudement couvert. Il pouvait travailler nu s’il le voulait, mais pourquoi inquiéter le voisinage ? Je m’habillais moi aussi. Et toujours en accord avec la saison. C’était notre manière de passer inaperçu ou de rester discrets, selon les circonstances.
M’ayant à peine salué, il entra dans le salon où le feu crépitait, répandant ses lueurs par reflets dans le vernis de mes meubles. Il s’enfonça dans un des deux fauteuils, négligeant de se débarrasser de son épais manteau. Mais il n’y avait personne pour prendre note de cette incohérence. Il pouvait aussi bien s’être entièrement dévêtu.
« C’est l’heure ? demandai-je joyeusement.
— Pourquoi êtes-vous toujours si pressé d’en finir ? Tout recommence de la même et immuable façon. On ne change jamais rien. Vous en finissez et vous recommencez. Il n’y a pas d’autre manière de faire. Vous êtes encore un homme, il me semble. Et vous ne devriez plus l’être. Je pourrais signaler votre comportement.
— N’en faites rien, je vous en prie ! Je suis heureux comme ça ! »
J’avais pâli. Je me voyais. Je pâlissais toujours à ce moment crucial. Et toujours pour la même raison : ce bonheur que je connaissais encore, contrairement à mes collègues. Il était le seul au courant. Je supposais, peut-être à tort, qu’il n’en avait rien dit aux autres. D’ailleurs, s’il m’avait trahi, je ne serais plus là pour en parler avec vous. Il me rassura :
« Vous changerez, dit-il. Nous sommes forcés de changer. Comment ne changerions-nous pas ? Mais je dois avouer que le temps que vous prenez à le faire m’intrigue au point que je me mets à douter de vos capacités à continuer. Si ça continue, il faudra bien que j’en parle. Sinon, c’est moi qui finirai par avoir des problèmes.
— Mais je n’ai pas de problèmes ! Et je n’en cause pas. Avez-vous eu une seule fois l’occasion de me reprocher un travail mal fait ?
— Non. C’est vrai… Le travail est toujours impeccable. Mais il n’est pas fait selon les règles qui doivent être les nôtres. Vous arrivez à un bon résultat par des moyens qui vous sont propres. Et je crains que cela ne finisse par vous nuire. Sans compter les conséquences sur mon propre travail.
— Je me corrigerai. Il faut me laisser le temps. Les gens…
— Oh ! Cessez de parler de ces gens ! Nous ne sommes pas là pour ça. Ils ne devraient plus vous tourmenter. Ils appartiennent au passé. Et nous sommes le futur. »
Il avait raison. Et on ne pouvait mieux dire. Il pensait que quelque chose avait « foiré » au niveau de mon initiation. Il avait tort de ne pas le signaler. Cela pouvait se reproduire. Il s’agissait peut-être d’une intrusion. La « chose » se multipliait sournoisement. Et parce qu’il m’aimait, il était peut-être l’agent de cette infection. Étais-je conscient de son tourment ?
« Je vous assure que je n’ai pas trahi, maître ! dis-je en me jetant à ses pieds. Je ne me sens pas malade. Je le sentirais si je l’étais. Je suis si heureux d’être ce que je suis…
— …ce que vous êtes devenu, X ! Ce que vous êtes devenu. Cessez d’évoquer à tous bouts de champs cet être qui n’est plus et qui ne doit surtout pas demeurer en vous comme un souvenir. Buvez-vous assez de vin ?
— Vous en voulez ? »
Je remontai de la cave une brassée de bouteilles d’un fin Amontillado. Nous bûmes à même le goulot, trinquant à chaque bouchon. Il m’aimait vraiment. Il ne cessait de l’affirmer. Nous étions passablement ivres quand nous descendîmes à la cave pour qu’il constatât que je ne mentais pas. Il y avait là suffisamment de bouteilles pour alimenter des siècles de cette existence. Il empocha un Bourgogne pour servir d’oubli à son voyage de retour. Il revenait toujours de loin.
« Bien, dit-il. Vous savez ce qui vous reste à faire. J’ai confiance en vous. Je le répète : je vous aime. M’aimez-vous comme je vous aime, X ?
— Je vous aime sans doute à ma façon, maître…
— Mais est-ce bien la bonne ? »
Il me toisa d’un œil presque amusé. Mes lèvres tremblaient.
« Nous verrons ça la prochaine fois, X.
— La prochaine fois ? Je ne serai pas prêt…
— Il le faudra bien. Augmentez la dose. Le vin ne fait pas de mal, mais si on n’en boit pas assez, on finit par ne plus l’aimer. Comme vous et moi. Êtes-vous sûr de m’aimer autant que vous le devez ? C’est la question que vous vous poserez désormais.
— Je vous jure de ne pas m’en poser une autre !
— Quelle ne vous empêche pas de vous poser les autres et d’y répondre tous les jours ! Votre tendance à l’exclusivité sur le terrain des questions est un signe de votre inadaptation aux exigences de notre travail. Je n’ai pas dit que vous n’en avez pas les capacités, mais si vous continuez sur cette voie, vous vous perdrez, X. Et je ferai ce qu’il faut pour ne pas me perdre moi-même. Je ne veux pas d’un amour aveugle, vous m’entendez ? »
Nous nous plongeâmes alors dans le silence. Le vin glougloutait dans nos gorges. Je n’ai jamais aimé le vin. Au début, j’ai eu du mal à m’y faire. Par chance, le maître avait l’habitude de ces réticences de débutant. Pour me prouver qu’il avait raison de se fier aux règles, il me prépara un morceau que j’eus, vous vous en doutez, un mal fou à digérer. Je chiais encore à cette époque. Tous les débutants chient dans leur froc. Les premières classes ont cette odeur. Les élèves des classes supérieures en rient à gorge déployée en passant devant nos portes. Le maître les chassait toujours avec cette douceur dont il ne se départissait jamais. Nous aimions notre maître avant même d’en avoir totalement apprécié les compétences. Mais il fallait que le vin coule à flot. C’était un apprentissage douloureux pour certains d’entre nous. J’en ai particulièrement souffert.
Il m’a fallu du temps pour me passer de chier comme le commun des mortels. Cette fragilité l’a poussé à me prendre sous son aile. Jamais je n’avais aimé autant. Et je sentais que jamais je n’avais moi-même été autant aimé. Voilà comment j’ai découvert que le bonheur existe sur la terre. Et il avait fallu que j’attende toute la vie pour m’en convaincre. Ce sentiment était un échec cependant.
Il fallait que je me corrigeasse. Si j’étais devenu ce que je n’étais plus, il manquait toujours quelques verres à ma chance d’avoir été choisi. Mais devais-je poser la question de savoir pourquoi on m’avait choisi ? La réponse n’existait pas. Il fallait boire plutôt. Et assumer sa tâche sans commettre la moindre erreur d’appréciation de la portée de cette série de gestes précis et définitifs quant à leurs conséquences.
Ce jour-là, le maître but beaucoup plus que moi. Je ne pouvais pas le laisser devant le feu, paquet de sommeil traversé de rêves trop humains. Pourquoi dormons-nous encore ? Je ne posais pas la question. Il ne fallait pas poser des questions. On finit toujours par comprendre qu’il n’y a pas de réponses. Voilà comment on perd son temps. Et si à la fin on n’est pas choisi, on disparaît bêtement et il n’est plus jamais question de vous.
Tandis que je le bordais, il entrouvrit un œil et me réclama une autre bouteille. Il lui arrivait de téter pendant son sommeil. Je débouchais un Jerez dont l’arôme entêtant satura l’air pesant de cette chambre. Qui dormait entre ces murs, naguère ? Je ne le savais. Et de toute façon, c’était encore une question. Le maître suça le goulot, incapable d’avaler la moindre goutte. Avant de se rendormir, il me conseilla de vider assez de bouteilles pour l’égaler.
« Et encore, précisa-t-il, je ne suis pas très en forme aujourd’hui. »
Je regagnais ma chambre. Enfin… celle où je dormais depuis quelque temps. Je portais un sac rempli de bouteilles que j’alignais sur la tablette de la cheminée. Ça en faisait beaucoup, mais bon : je n’en mourrais certainement pas. J’avais tout à gagner à les vider, m’élevant pour un soir à la hauteur de la personne (je n’ose pas dire être) qui me servait d’exemple à suivre. Pour le boulot, j’aviserais dès demain, promis. En attendant, il fallait que je me prépare à accomplir une tâche pour laquelle je reconnaissais en silence que je n’avais aucune disposition.
Le maître ronflait. J’entendis même la cheminée du salon pousser un dernier soupir. J’avais laissé la lumière sur le perron. Une façon à moi de signaler que je recevais. Il paraît que l’ancien occupant de cette maison ne faisait pas autre chose quand il retenait quelqu’un dans ses griffes. J’avais appris ça en buvant un coup au café du coin. Les gens avaient parlé assez fort pour que j’entendisse. Ils tenaient beaucoup à ce que je le susse. J’avais laissé voir que j’avais appris la leçon. Et le soir même, j’ai laissé la lumière du perron. Je ne recevais personne. Mais il y avait quelqu’un dans le congélateur.
Le maître n’attendit pas que je procédasse aux manœuvres et manipulations (nous faisons tout à la main) du cadavre. Il n’était pas cinq heures ce matin quand le ronronnement de son automobile me réveilla en douceur. Certes, il interrompait un rêve érotique, mais je n’en fais pas d’autres. Je me réveille toujours.
Trébuchant sur une quantité appréciable de bouteilles vides, j’en rencontrai une qui contenait encore assez de son breuvage pour me donner la force de me ravitailler raisonnablement. On ne peut guère envisager d’accomplir cette tâche sans une bonne préparation mentale, laquelle commence toujours par l’absorption plus ou moins joyeuse de quelques litres de vin. Trop, c’est nuisible au jugement et pas assez peut vous conduire à ne pas aller jusqu’au bout, du moins dans les temps exigés par le règlement.
Je ne suis pas aussi pointilleux que nos théoriciens, mais je sais me tenir. Le maître était parti depuis une bonne heure quand je me décidai à ouvrir le congélateur. J’avais de la chance, car le propriétaire de la maison, qui était aussi son seul habitant, comme je l’ai dit plus haut, possédait un congélateur qui avait l’avantage d’avoir un volume suffisant et d’être d’un modèle supérieur. Il m’est arrivé de me retrouver avec une machine inadéquate pour l’une de ces raisons et quelquefois (rarement) pour les deux. Il faut alors que je commande un bon congélateur (toujours le même modèle de la même marque) et que j’attende qu’on me le livre. En attendant, le cadavre se décompose. Qu’est-ce que j’y gagne, à part cette intolérable odeur qui me rappelle que moi aussi j’étais un homme « pourrissable » ?
Mais je ne me plains pas. Je ne pourrais pas vous raconter plus de trois histoires de ce genre. Elles sont d’ailleurs tellement banales que vous me prierez d’en interrompre la narration juste au moment où ça commence à sentir mauvais. Je vous connais.
Cette fois, j’étais tombé chez quelqu’un, monsieur X, de prévoyant, si je puis me permettre cette petite note d’humour dans un récit qui n’en contient aucune autre. Ou alors c’est sans le faire exprès. Monsieur X était mort d’une maladie qui n’avait pas commencé l’œuvre de la mort avant qu’il le fût. J’appréciai l’attention. Les morts qui entrent en enfer dans un état de délabrement physique tel qu’on se bouche le nez me sont épargnés par mon extrême jeunesse, mais il n’est pas dit qu’on ne m’impose pas cette épreuve avant que j’aie acquis l’état d’esprit nécessaire à une approche sereine du phénomène de la décomposition des chairs. Monsieur X, à dire vrai, ne sentait rien.
Quand je suis entré dans cette maison, on percevait assez nettement une odeur de bon vin, ce qui m’encouragea à refermer la porte derrière moi. Il était assis dans le fauteuil que j’occupe depuis chaque soir pour compléter ma teneur en vin, la main sur le cœur et les yeux bien ouverts. Ils semblaient voir le plafond tant ils avaient conservé leurs couleurs. Il me fut impossible de les refermer. J’arrive toujours trop tard pour ça. Il faut dire que je suis le dernier prévenu dans la chaîne. Je ne sais même pas si le défunt a eu conscience de partir pour toujours. Monsieur X était encore très raide. Je le dépliai soigneusement après avoir mesuré la capacité du congélateur à le contenir. La machine était parfaitement conçue à cet effet, à croire que monsieur X connaissait nos pratiques. Mais je ne connais pas de cas de ce genre. Et je n’ai pas posé la question au cas où elle serait une marque flagrante de faiblesse d’esprit.
Je dois avouer que monsieur X était un de mes meilleurs « clients », comme nous disons entre nous. J’avais vu pire, mais pas beaucoup plus pire. Je crois qu’en haut lieu on me chouchoute un peu. Allez savoir pourquoi. Je n’ai jamais bénéficié d’aucun privilège en ce bas monde où j’ai plutôt souffert de n’être pas grand-chose comparé aux veinards qu’on félicite de l’être.
Ensuite, je veux dire une fois que le cadavre est dans le congélateur, j’attends. J’attends la visite du délégué qui est quelquefois le maître lui-même. Et j’évite, pendant ce temps, qui peut être long, de réfléchir aux objectifs de tout ce tralala. Pourquoi monsieur X bénéficie-t-il ainsi d’un traitement à mon avis privilégié et pourquoi madame Unetelle est-elle expédiée dans son cercueil sans autres formes de rituel que celles qui sont prévues par sa religion ? Plutôt que de risquer une hypothèse condamnable, je bois tout le vin que je peux sans me soucier du pourquoi et du comment. Je tiens à ma place.
Car tout le monde n’a pas ma chance. Je n’ai pas été choisi pour la couleur de mes chaussettes. Il y a en moi, sans que j’en sois informé (par qui ?) une qualité ou un train de qualités qui fait que je suis ce que je ne suis pas. Jusque-là, je n’ai pas eu à me plaindre de mon sort, si on peut appeler sort cette chance qui me sourit. Et rien ne fait prévoir une autre issue à ce temps qui passe exactement comme si j’étais moi-même. Certes, je ne suis pas grand amateur de vin. J’eusse choisi, si on me l’avait permis, de me finir aux champignons, mais cette culture ne semble pas faire partie de notre art. J’ai avalé ma première bouteille pour aussitôt la vomir, ce qui a fait rire tout le monde.
Comme vous le voyez, je suis docile comme il convient à un novice en matière de mort. Et je n’aurais pas réussi comme croquemort ou enfant de chœur. J’avais un autre talent et il a fallu que j’attende longtemps avant qu’on me le reconnût. Encore heureux de n’avoir pas disparu avec lui dans les entrailles de la Terre !
Avant de refermer le congélateur, j’ai bien vérifié ma ressemblance avec monsieur X. C’est la condition sine qua non de notre réussite. L’opération n’est pas ardue ni douloureuse comme le sont la plupart des tentatives de ressembler aux autres. Nous sommes préparés pour ne pas échouer. On parle bien, dans les couloirs de nos universités, de cas de ressemblance discutable, mais aucune de celles-ci n’a jamais éveillé le soupçon dans l’entourage familial ou autre. Ce n’est pas que l’échec ne soit pas permis, il n’est pas possible. Et ne posez pas la question de savoir s’il existe ! Vous subiriez alors des foudres dont il ne vaut mieux pas parler.
Le maître m’avait donc donné le feu vert, profitant de l’occasion pour parfaire mon éducation en matière d’ivrognerie. Je sortis le cadavre de monsieur X du congélateur. Bien que parfaitement semblable à ce que j’étais devenu pour obéir à ma chance, il était plus lourd que moi. Je n’ai jamais compris cette différence de poids. Ce n’est pas faute d’avoir repris ici ou là mes études de mathématiques abandonnées faute de leur avoir imaginé une application susceptible de me maintenir hors de l’état de pauvreté qui guette toujours l’inventeur même le plus intuitif. La question pouvait-elle être posée sans remettre en question mon adhésion totale à la marche du temps tel qu’il était envisagé de l’autre côté de la mort ? Le maître avait tiqué en sabrant une bouteille, ce qui m’avait retenu de poser la question suivante sans laquelle la première n’en est plus une.
Et j’attendis encore. Vous vous doutez bien qu’une fois sorti du congélateur, le cadavre met du temps à se décongeler. S’il s’était agi de le découper, j’aurais gagné ce temps passé à attendre et à éponger. En automne, on ne voit pas de cadavre se décongeler dans la journée. Il fallait prévoir la quantité correspondante de vin. Mettant à profit cette attente de plusieurs jours, je remontai tout le vin contenu dans la cave, y compris le contenu d’un muid, environ 360 bouteilles, dans lequel il ne me fallut pas moins de 30 heures pour le transvaser. Pendant ce temps, monsieur X s’attendrissait et son regard bleu me toisa de nouveau. Il était mangeable en certains endroits, mais je souhaitais commencer cette dégoûtante entreprise par les morceaux de choix. Après tout, rien ne disait comment je devais m’y prendre. Je me sentais toujours presque flatté d’avoir à en décider seul.
Une fois les bouteilles montées et le muid vidé jusqu’à la lie, je sortis pour me montrer. Je poussais plus loin que la Grand’ Place. Il était nécessaire de la dépasser pour ne pas passer pour un exhibitionniste calculateur. À cent mètres de là, j’entrai dans une épicerie pour acheter du poivre. Monsieur X n’avait pas prévu de se faire manger et il avait négligé la possibilité que son hôte ne mangeât jamais sans bien poivrer le contenu de son assiette. On ne s’étonna même pas de la quantité que j’achetais. Ou on en commenta l’étrangeté une fois que je fus redescendu sur la place où je m’attardai pour observer un couple de tourterelles dont le nid avait été détruit par le vent. C’était comme si je rencontrais de pauvres sans-abri. Je ne pouvais tout de même pas les poivrer ! Ils semblèrent même me reprocher mon haleine. Enfin, il était temps de revenir à monsieur X avant que les rats ne s’y missent. On n’a pas idée d’abandonner un cadavre en cours de décongélation. J’avais bien pensé au poivre la veille, mais le maître n’aurait pas apprécié que je l’abandonnasse à ses excès.
J’étais bien aviné quand le corps me parut digestible selon mes propres critères qui, je le répète, sont laissés à mon appréciation. C’est du moins ce que les faits me laissent à penser. L’incertitude est le moteur de mes actions.
Et me voilà mâchant, croquant, suçant, sans cette retenue qui caractérise le client du restaurant. J’y allais bon train, léchant jusqu’au parquet, sans négliger les barreaux de chaise. Puis, chemin faisant, je donnai des signes de lassitude. J’étais à la recherche du deuxième souffle. Et comme d’habitude, je peinais à le trouver. Je ne souhaite à personne ces pénibles moments de faiblesse. On se sent surveillé. Et on l’est peut-être. Mon domaine d’activité touchait peut-être à la magie. Qui sait ? Le fait est que je ne pouvais plus avaler. Et monsieur X était encore reconnaissable.
J’avais beau me rincer le palais et la gorge, je ne pouvais plus continuer. Je ne comprends pas qu’on ne réserve pas les enfants aux novices comme moi. J’en connais qui ne mange que ça. Et vous pensez s’ils s’en trouvent bien ! Mais non, monsieur X était non seulement costaud, mais il pesait plus lourd que moi par un effet qu’il ne me revient pas de déterminer sous peine de sanctions sévères et peut-être même définitives. Je ne me vois pas quitter ce monde de cette horrible façon. J’en serais mangé moi-même !
Qui mange un gros homme peut manger un enfant. Voici quelle semblait être la devise de notre science. M’y ferais-je un jour ? J’en doutais à ce moment-là. Monsieur X commençait à sentir. Il souriait même. Aucune ride disgracieuse ne troublait l’étonnante sérénité de son visage à présent parfaitement décongelé. Et moi j’étais plein à ras bord !
Une fois de plus dans ma courte carrière, j’avais besoin de W. Je transpirais. Était-il disponible ? S’il ne l’était pas, je devais remettre le cadavre dans le congélateur. Et attendre ! J’avais peut-être abusé du poivre. Connaissais-je quelqu’un de notre fratrie qui en usât comme j’en abusais ? Allons donc ! Je demeurais un amateur. J’avais toujours été un amateur. On ne m’avait jamais vu franchir les limites du possible. Et ce n’était pas faute de m’y être appliqué. Mais c’était ainsi : chaque fois que j’entreprenais quelque chose de manifestement au-dessus de mes forces, arrivait tôt ou tard cette irrépressible envie de vomir qui finissait par faire vomir les autres plus que moi. Comment voulez-vous vivre en bonne entente dans ces conditions ? Et n’était-ce pas parce que j’étais ainsi conçu que j’en étais maintenant à manger des morts sans savoir pourquoi il était nécessaire de les manger ? Et encore, nous ne les mangions pas tous. Pourquoi ? Pourquoi cette discrimination ? Et pourquoi tout le monde n’était-il pas appelé à manger les morts ? W était disponible.
Maintenant que je suis condamné à être un écrivain, je mesure le degré de singerie auquel il faut se résoudre pour être compris. Je n’avais jamais écrit autre chose que ce que tout le monde écrit quand il le faut bien. La langue ne m’est jamais apparue que comme un moyen de ne pas passer pour un sauvage. Certes, je n’ai jamais été bien bavard et chaque fois qu’il s’est agi de m’exprimer par écrit, toujours en réponse à une demande qui exigeait ce moyen pour moi exceptionnel, je n’ai pas cherché à passer pour quelqu’un de cultivé dans le genre. Les formules avaient ma préférence. On les apprend vite si on a autre chose à faire et à penser. Et c’était le cas. Bien que rentier par héritage, et n’ayant jamais œuvré pour en augmenter le capital, je m’adonnais à des activités autrement jouissives. Ces joies n’étaient pas rares. J’aurais peut-être l’occasion d’en toucher deux mots.
Mais la sentence est tombée. Elle me prenait de court. Le pauvre hère qui se voit condamné à travailler pour les autres s’adapte vite à cette nouvelle vie. Il finit peut-être par l’aimer, car aucune autre ne lui est proposée ni même promise. Alors que ma bourgeoisie native est d’abord tombée à genoux, au niveau de ce qui la condamnait et qu’un juge exprimait dans son style formaté. Ai-je prié pour qu’on m’épargne ? Sans doute. Je me serais senti moins damné si on m’avait destiné au peloton d’exécution. L’autocritique n’est pas mon fort. À qui l’aurais-je adressée du temps où j’étais libre de ne pas le faire ?
Enfin, je me suis moi aussi adapté. J’ai appris les recettes. Après quelques essais consacrés à de passables entrées, j’ai envisagé le plat de résistance comme on se jette à l’eau pour ne pas se noyer. Et j’ai pondu. Me voilà donc en attente du dessert, qui sera le sommet et la fin de mon existence. Je n’en veux à personne. Je n’ai d’ailleurs pas rencontré d’âme sœur. Étranger moi-même, je n’ai pas fréquenté le monde au point de m’y retrouver. Je me suis limité à observer les singes et les perroquets. Après tout, il ne s’agit que d’être vrai. Et on le devient à moindre prix si l’on s’en tient à ces mimétismes et à ces psittacismes.
Heureusement, W arriva avant la nuit. Il n’avait pas changé depuis la dernière fois. Je le vis entrer, rentrant le ventre pour passer le portail sans le faire grincer. Il pratiquait la discrétion s’il était de bonne humeur. Heureux de ne pas le déranger, j’ouvris. Il entra dans mes bras, se laissa étreindre et consentit à me flatter le dos que j’avais enflé sur les côtés à cause de l’indigestion. Il me plaignit vaguement et entra pour se rendre compte. Il aimait mesurer l’ampleur de la difficulté avant de se risquer à en pallier les conséquences. Je le conduisis jusqu’à la cuisine où j’œuvrais depuis deux jours. Le sol était parsemé de flaques roses. Il eut un léger haut-le-cœur, mais ne le commenta pas. C’était bon signe.
Souhaitait-il qu’on s’y mette sur-le-champ ? Ou préférait-il prendre le temps d’un apéritif ? Le maître ne m’avait pas quitté sans m’enseigner un nouveau mélange. W me dit qu’il connaissait lui aussi beaucoup de bons mélanges et que le maître était en effet l’auteur de certains d’entre eux. Il s’assit dans le fauteuil et contempla le feu qui grondait presque sauvagement. La hotte craquait. Des nouvelles fissures noires étaient apparues. L’odeur de la cendre brûlante ne parvenait cependant pas à faire oublier celle de monsieur X qui émettait des gaz sonores de surcroît.
« Pas mauvais ! » fit W.
Il me regarda comme il me regarde toujours quand je fais appel à sa capacité de digestion. Il devait voir tous les novices sous le même angle, ménageant l’expression du mépris que nous lui inspirions et se montrant moins réservé quant à la joie que ce manque de compétence lui inspirait. Il caressa longuement ses boucles noires et acheva son verre.
« Je propose qu’on commence demain matin, dit-il. J’ai trop mangé aujourd’hui. Le nombre de novices s’accroît proportionnellement à la démographie. Le travail n’est plus aussi bien fait que naguère, à l’époque où la proportion d’étudiants était calculée. Nous n’avons plus la possibilité de calculer. Nous sommes passés à l’ère de l’improvisation. Je ne sais pas où cela va nous mener. Mais ne vous culpabilisez pas, mon cher X. Vous n’y êtes pour rien.
— J’espère que je deviendrais moi aussi digne du maître ! »
Il sourit pour se rendre aimable. Il ne cachait pas que les feux de cheminée le rendaient moins hâtif. Ils avaient toujours eu cet effet sur lui. Je lui confiais en baissant les yeux que je le savais et que c’était la raison qui m’avait conduit à doubler le nombre de bûches. Il me traita de petit coquin et monta se coucher. Il refusa gentiment la bouteille que je lui proposais. Et je la bus goulûment devant le feu. Je n’avais pas sommeil.
Dans la cuisine, monsieur X se livrait à un concert d’échappements tous plus sonores les uns que les autres. Il s’était même déplacé sur la table. Ses pieds s’agitaient dans le vide. Je le tirai par la tignasse pour le remettre où il devait être selon la procédure. Ce geste correcteur serait apprécié, je n’en doutais pas. Je fis un petit signe à la caméra. Enfin… à ce qui me semblait constituer une bonne cachette pour une caméra de surveillance et d’observation.
On était autorisé à cuire la viande. Je mis à frire quelques oignons qui, hélas, ne supprimèrent pas l’intense odeur de l’asticot au travail. Un morceau de choix commença à roussir. Heureusement qu’on ne nous obligeait pas à accompagner ces plats de garnitures diverses comme au restaurant.
« Vous ne mangez pas, disait la brochure. Vous vous rendez utiles. »
Et pourtant, nous mangions. Je me voyais sur la lame du couteau, tavelé de gouttes noires et l’œil torve. Était-il nécessaire que je parusse plus méchant que je n’étais ? Je ne jouais pas un rôle. Ce n’était pas un maquillage. Et la caméra ne recherchait pas le meilleur angle. J’entendais les ronflements de W. Et j’avalais à ce rythme. Je travaillerais toute la nuit si personne ne me dérangeait. Mais qui viendrait frapper à ma porte ?
Autant le dire tout de suite, on frappa. D’abord je crus à un effet extraordinaire des ronflements de W sur quelque partie mobile de la maison, comme cela arrive en cas de tremblement de terre. J’ai déjà vécu cela. La moulure d’un tableau tapotait le mur pendant que je me demandais pourquoi. Et soudain, le plafond m’est tombé sur la tête. Imaginez ce que je serais devenu si je n’avais pas été sous l’emprise du maître !
Cependant, il n’y eut pas cette fois d’amplification du frappement. Au contraire, il faiblissait. Je pensais à un animal. Mais quel animal est assez proche de l’homme pour frapper à sa porte ? Monsieur X, à ma connaissance, ne possédait ni chat ni chien. Par quel décret en eus-je possédé alors qu’il était mort et presque plus de ce monde ? Je n’en avais pas mangé le quart. On insistait. Et W ne se réveillait pas. Ses ronflements dérangeaient-ils le voisinage ? La première maison était au moins à 500 mètres. Je ne savais même pas qui l’occupait. Il n’est pas recommandé de s’intéresser au voisinage. On cite l’exemple d’un novice qui est tombé amoureux pour avoir voulu en savoir trop. Je ne vous dis pas la tête qu’il faisait quand elle est morte et qu’il a fallu que non seulement il la mange, mais qu’il lui ressemble pour tromper la famille. Ce n’était certainement pas le genre d’aventure que je me souhaitais.
Je demeurais un moment au pied de l’escalier, au cas où W le descendrait pour m’assister dans cette possible épreuve. Je n’ai jamais eu à me plaindre d’un imprévu. Et je m’en fusse plaint que cela n’eût rien changé à mon ouvrage. W ronflait sans remède. Je m’approchais de la porte d’entrée. Elle était vitrée et opaque et, comme je l’ai dit, le perron était éclairé. Je vis donc une silhouette se profiler. Ce pouvait être Z. Il ne m’était jamais arrivé d’avoir affaire à Z en cours d’expérience. Je le connaissais, comme tout le monde, pour l’avoir rencontré en cours. Il professait. Fort bien d’ailleurs. Nous l’appréciions. Il communiquait facilement son savoir. C’était tout ce qu’on lui demandait. Mais il intervenait lui aussi sur les chantiers. Seulement, à la différence de W, on ne l’appelait pas. Il se pointait toujours par surprise. Et pourquoi ? Pour vous donner un coup de main ? Pour pallier votre impossibilité d’en avaler encore ? Ou pour broyer de l’os, partie la plus délicate de l’ouvrage ? Pas du tout. Le fait est qu’on ne savait jamais pourquoi il vous interrompait. Il y avait une caméra pour ne rien rater de vos erreurs ni de vos réussites. Avais-je dépassé le taux d’erreur admissible ? W m’en aurait parlé avant d’aller se coucher. Je n’avais lu aucun reproche dans son clair regard. La silhouette s’éloigna. Je pouvais entendre les pas sur les marches glissantes de l’escalier. À qui appartenait cette prudence ?
Je voulais le savoir. Ce ne pouvait être Z. Qu’avait-il à faire des précautions, lui qui n’y était pas contraint ? Je savais bien comment il entrait chez vous s’il avait envie de vous chercher des poux dans la tête. Cela ne m’était jamais arrivé, c’est vrai, mais on en parlait. Z était une menace constante. Vous ne pouviez pas dormir sans rêver à son intrusion, alors que tout marchait comme sur des roulettes. Mais monsieur X me posait le problème de la décomposition. En principe, on ne doit pas aller jusque-là. On a fini avant le premier pet. Z prétendait-il agir alors que W avait légitimement décidé de m’aider ?
Il disparut. La vitre retrouva sa luminescence. W ronflait toujours. Ce ne pouvait être Z. Mais qui d’autre ? Le maître ? Ce n’était pas son genre d’effrayer le novice. Il était plutôt connu pour sa prévoyance. On l’aimait pour cette qualité qui se retrouvait chez W presque à l’identique. J’ouvris à peine la porte. De dehors, on ne pouvait voir que mon œil s’était introduit dans cette fente. Le portail était entrouvert, comme d’habitude. L’allée ruisselait. Le vent rabattait la fumée de la cheminée, répandant la bonne odeur du bois brûlé. Les arbres en frissonnaient. Je sortis. Personne.
J’empruntais la plate-bande pour atteindre le portail, me méfiant des pièges de l’allée. Une fois dans la rue, de nouveau plongé dans l’ombre, je vis que Z, ou qui que ce fût, s’éloignait sans hâte vers la place. Il fut bientôt absorbé par le halo de l’éclairage public. Je me surpris à me mettre en route. Je haletais.
Quand j’arrivais sur la place, elle était déserte, ce qui n’est pas surprenant à cette heure plus que tardive et par le temps qu’il faisait. J’étais sorti sans manteau. Je craignis bêtement d’avoir froid, puis je me ravisais. L’absence de manteau n’avait rien à voir avec le froid. Mais si on me surprenait presque nu à cette heure et par ce temps, on me prendrait pour un fou. Or, monsieur X ne l’était pas. Ça, tout le monde le savait. Et il n’était pas question qu’on se demande qui j’étais si je n’étais pas monsieur X.
J’allais retourner sur mes pas quand une mince voix m’interpella :
« Charles ? C’est toi ? »
Charles ? Je me dissimulais sous une statue et attendit.
« Ne fais pas l’idiot ! Personne ne saura. »
En même temps que la voix le disait, une main étreignit la mienne et me tira dans la lumière blafarde d’un réverbère. Le visage qui apparut était sublime. Je n’en avais jamais observé de si parfaitement fait pour être désiré.
« Ça ne va pas, Charles ? »
Elle me regardait comme si j’étais atteint d’une grave maladie alors qu’elle pensait me retrouver en pleine forme. Une grande tristesse envahit ces yeux. Je ne pouvais pas lui dire que je ne la connaissais pas puisqu’elle me connaissait elle-même ! Se haussant sur ce que je supposais être ses petits pieds, elle m’embrassa sur le bout de la bouche, achevant cette offrande inattendue par un coup de langue qui me sidéra.
« Charles ! »
Je fis :
« Mmmmm… »
Ce qui la rassura.
« Tu n’as pas froid ? Tu es fou ! »
Qu’est-ce que je vous disais ! Mais quelle idée m’avait pris de ne pas me couvrir décemment ? Et pas que décemment ! Je n’avais pas pensé non plus au froid, à l’humidité, à toutes ces choses qui font qu’un être vivant n’est pas mort. Il ne me restait plus qu’à bafouiller, ce que je fis très bien, car elle me reconduisit chez moi. J’étais presque content de n’avoir pas eu affaire à Z. Mais était-ce bien raisonnable d’accepter cette douce conduite sachant que la cuisine empestait ? Et qu’il me serait difficile de lui faire croire (à qui ?) que j’avais des problèmes de congélateur, si toutefois je parvenais à la retenir dans le salon. Elle avait peut-être prévu de coucher avec moi…
Elle connaissait le coup du portail. L’avait-elle fait grincer tout à l’heure ? Elle emprunta la plate-bande et me rappela que l’allée pouvait être glissante si on ne regardait pas où on y mettait les pieds. Elle en savait presque plus que moi. Sa relation à monsieur X était plus profonde que je le craignais. Nous remontâmes l’escalier et, une fois franchi le perron, elle l’éteignit :
« Comme ça, mon chéri, nous serons tranquilles. »
Elle eut un regard singulier.
« Pas comme la dernière fois, » ajouta-t-elle.
Mais comment ne pas résister au besoin de savoir ce qui sentait si mauvais ? Elle n’eut pas le temps de me poser la question. J’étais déjà en haut de l’escalier. Je n’avais déjà plus de vêtements sur moi. Il faut dire que j’étais sorti fort légèrement vêtu. Elle s’engonça dans sa fourrure et monta en se dandinant. Ce qu’elle voulait, c’était se frotter à moi. Je ne disais pas non. Le contact de la fourrure animale sur ma peau nue m’a toujours rendu plus amoureux que je peux l’être en vérité. Je commence toujours par ce petit mensonge, mais si c’en est un, il appartient à monsieur X.
Ce que je craignais maintenant que nous étions dans le lit, c’était que les cris d’amour ne réveillassent W. Pour ce qui me concernait, je me savais capable de retenir ces extériorisations bien compréhensibles, du gémissement au rugissement. Je ne dis pas que je suis expert en dissimulation, mais je pouvais me maîtriser sachant que W avait le sommeil léger, même si ses ronflements m’empêchaient de dormir. Il n’était pas utile de le présenter à mon invitée impromptue et d’ailleurs sans nom ni visage qui me renseignât au moins un peu sur sa présence à mes côtés, d’autant que notre tenue ne laissait aucun doute sur l’authenticité des sentiments qui la liait à monsieur X.
Elle s’inquiéta, ou s’interrogea, sur ces ronflements. À voir ses yeux dubitatifs, il me sembla que le truc de la chaudière ne marcherait pas avec elle. Faute d’avoir trouvé en un laps de temps une explication convaincante, je lui dis que ma mère me rendait visite et qu’il convenait de ne pas faire trop de bruit car elle était impossible quand on la réveillait en pleine nuit pour des raisons, disons, selon son imparable jugement, immorales. On ferait bien de s’en tenir au silence le plus parfait possible. Un baiser m’enflamma aussitôt et j’oubliai ce que je venais de dire.
Quand nous eûmes fait le tour de ce domaine, lequel nous occupa deux bonnes heures, elle (j’ignorais toujours son nom) me fit remarquer que ma mère était morte depuis longtemps et que j’aurais mieux fait d’évoquer les tourments mécaniques de la vieille chaudière qui alimentait la maison en une eau chaude plutôt froide.
« Tu sais bien que je ne prends jamais de douche ici, me dit-elle. Et tu sais pourquoi. Mettons que ce soit la chaudière et n’en parlons plus. »
Par contre, elle humait beaucoup depuis que je n’étais plus en mesure de lui arracher des cris étouffés. Avais-je chié dans le lit ? Me souvenais-je que cela m’était arrivé à Venise le premier jour de notre rencontre ? Comment pouvais-je oublier cette rigolade ?
La petite était moqueuse. Sous les draps, on la sentait prompte à recommencer, mais monsieur X, bien que solidement membré, avait des limites qu’il me fallait bien accepter comme les miennes propres. Et ce n’était pas l’envie qui me manquait. Mais hélas, ledit cadavre, malgré ma louable interprétation, sentait tellement que son odeur pestilentielle trouvait la force de monter à l’étage pour intriguer l’esprit en alerte de cette trop voluptueuse inconnue.
« Ça sent ! dit-elle. Ça sent vraiment mauvais. Tu devrais peut-être sortir ce congélateur dans le jardin. Veux-tu que je t’aide ? »
Et W qui dormait à poings fermés ! J’avais tout fait pour ne pas le réveiller et maintenant que je ne souhaitais pas autre chose, je ne trouvais rien pour y parvenir. Qu’arriverait-il à mon amante inattendue s’il arrivait pourtant qu’il se réveillât ? J’en étais, comme on voit, à m’inquiéter pour elle, à croire que j’en étais amoureux. Ce qui était sans doute le cas de monsieur X de son vivant. Mes renseignements à son sujet n’étaient pas aussi complets que l’avait assuré l’ordinateur de nos pompes. À un moment crucial de nos ébats, je m’étais même senti flatté quand elle susurra dans mon oreille qu’elle ne m’avait jamais connu aussi amoureux. Toutefois, mon érection prit fin et, ayant par trois fois déchargé, je réclamai un repos à mon sens bien mérité, ce à quoi elle consentit à regret, me pinçant le prépuce en me demandant d’avouer qu’elle s’était grandement améliorée elle-même.
Elle sauta du lit toute nue et, dans cette tenue, sortit de la chambre sans que j’eusse le temps de la retenir. Qu’aurais-je prétexté alors ? Je n’en sais rien. Tant il est vrai que je parvins à la cuisine quelques secondes après qu’elle l’eût investie de sa curiosité. Je la trouvais chancelante auprès du cadavre encore reconnaissable. Étant trop choquée pour sentir l’épouvantable émanation qui me troubla moi-même, elle murmurait des paroles incompréhensibles qu’il m’était désormais impossible de lui interdire sans la supprimer.
Or, je ne suis pas un tueur. Je mange, pas très bien comme on vient de le constater, mais je ne tue pas. Je ne sais même pas qui tue. Monsieur X est mort et je ne sais même pas de quoi. Je ne crois pas qu’on m’ait déjà confié une victime de meurtre. Et je ne suis pas assez savant pour identifier des signes de maladie. Pour moi, un mort est quelqu’un qui ne vit plus et qui commence à se décomposer si on ne le congèle pas correctement.
W apparut à ce moment, dans le dos de la fillette. Il portait un des pyjamas de monsieur X. Son entrée était tellement discrète et bien calculée que celle-ci ne perçut pas cette présence dans son dos. Elle était épouvantée par ce qu’elle voyait et sa tête pivotait alternativement pour imprégner son cerveau du visage boursoufflé mais reconnaissable de monsieur X et pour interroger mes yeux que je voyais alors dans les siens. Si W tombait à pic, avait-il une solution à me proposer ? On ne pouvait tout de même pas me rendre responsable de la présence de cette proche de monsieur X sur les lieux d’une procédure que j’avais mise à mal à cause de mon incapacité à aller au bout de l’entreprise qui m’était confiée. J’étais déjà en train de débiter des excuses peu convaincantes, mais c’était la fille qui cherchait à comprendre ce que je tentais d’expliquer le plus logiquement possible. W me fit signe de passer à l’étape suivante de la procédure.
J’étais pétrifié. De quelle procédure était-il question ? On ne m’avait pas prévenu d’un changement catégorique ! J’avais toujours procédé dans l’ordre et, n’était mon petit estomac, je n’avais jamais provoqué une catastrophe. Or, pour le coup, c’en était une !
Comme je ne me décidais pas à faire avancer les choses, ce à quoi semblait me pousser moralement W, la fille en profita pour perdre connaissance. Sa jolie tête de poupée reposait maintenant dans une flaque dont elle avait violemment touché le fond. W s’accroupit pour lui prendre le pouls. Il me regardait, comme s’il était urgent que je me bougeasse au lieu de trembler de tous mes membres, dont mon pénis qui voulait se redresser, empêché en cela par le bord de la table sous laquelle il cherchait le plaisir.
On a vu des novices perdre la tête dans des moments de panique tels que l’intervention d’un maître était urgemment nécessaire. Mais quel était le grade de W ? On l’appelait en général pour achever ce qui ne l’avait pu être pour des raisons personnelles. Et je parle là de la personnalité du novice ou de l’acteur expérimenté auquel il peut éventuellement arriver d’échouer dans sa tentative de demeurer égal à lui-même. Pour l’heure, il ne semblait pas se préparer à agir pour me sauver d’une déconfiture désormais inévitable. Enfin, il dit :
« Elle est morte. »
Sur le coup, ce fut pour moi un grand soulagement. Morte, elle ne pouvait plus rien changer à mon destin. Il restait encore à manger tout monsieur X. Avec l’aide de W, dont l’appétit était réputé insatiable, cela serait vite fait. Avant l’aurore au plus tard. Mais quid de la fille ?
W me guida alors par signes. Je pris à pleine main cette tête que je venais d’adorer et, comme il soulevait en même temps les pieds, je suivis le mouvement qui nous conduisit, sous sa direction, à la cave. C’était l’occasion de jeter un œil amusé sur la chaudière, mais je n’en fis rien, car une vive émotion m’empêchait de penser à autre chose qu’à ce qui se déciderait ensuite à mon sujet. J’avais quelque chose à payer et je n’en connaissais pas le prix.
Nous déposâmes le joli cadavre sur une table. On aurait pu le mettre dans le congélateur puisque monsieur X ne l’occupait plus, mais W ne répondit pas à ma suggestion. Il caressa longuement, et pensivement, un sein, puis l’autre, me reprochant du regard de bander encore alors que l’heure n’était plus au plaisir. Il accepta cependant que j’allasse me cacher pour satisfaire mon cerveau, ce qui ne prit pas plus d’une minute. Ensuite, nous remontâmes et prîmes place sur deux chaises de chaque côté de la table où reposaient les trois quarts restants de monsieur X. Le morceau que j’avais fait cuire était froid. W le mangea d’abord.
Je m’activais aussi, du mieux que je pus. Je lui laissais les os. J’ai toujours eu du mal à les ronger jusqu’à la moelle. Il faisait son travail et je m’appliquais encore à démontrer que j’étais sur la bonne voie. Dehors, le soleil pâlichon de l’automne irisait comme il pouvait le feuillage des platanes de la rue. Il était huit heures quand W croqua le dernier orteil. Un coup de serpillière parfit notre travail. L’évier rota comme un homme.
W ne refusa pas une tasse de café. Comme on avait assez mangé, il ne me parut pas opportun de lui proposer des toasts beurrés des deux côtés et passés à la poêle comme je les aime. Le feu finissait de s’éteindre, mais on sentait encore sa chaleur. Cependant, le vent avait cessé de tourmenter la cheminée et on n’entendait plus que le compresseur du congélateur. W inspecta les lieux sans autres commentaires que quelques propos d’usage concernant le temps qu’il était probable qu’il fît. Il me regarda tristement.
« Nous nous reverrons, » dit-il.
Et rien de plus. Il était pourtant important qu’il me renseignât sur la marche à suivre concernant la petite fiancée de monsieur X. Je n’avais jamais connu pareil cas de vice de procédure. Était-il encore temps de m’instruire ? On se reverrait, certes, mais dans quelles conditions ?
« N’oubliez pas de boire le contenu du verre que j’ai laissé sur la table de chevet de monsieur X, dit-il. La potion est amère, mais monsieur X n’en connaissait pas d’autres. Je vous souhaite bonne continuation. »
Il sortit. La vitre vibra un instant, puis le congélateur reprit possession du silence. Était-il venu en vélo comme d’habitude ? Je n’avais pas vu de vélo contre la clôture. Ce vélo n’entrait jamais sur les lieux du processus. J’avais envie d’en faire, c’était tout. Je rentrai.
De nouveau seul, puisque monsieur X n’existait plus que par moi-même, je pris le temps de respirer. J’ouvris les fenêtres du jardin, qui n’étaient pas visibles de l’extérieur, à moins de se jucher sur le mur de clôture qui était hérissé de tessons de bouteilles. Monsieur X avait dû lui-même apprécier ce jardin presque souterrain tant les feuillages envahissaient son ciel. Je ne sortis pas cependant. Il me plut de rester à la fenêtre pour écouter le chant des oiseaux. W m’avait abandonné. Je devais me résoudre à y penser sous peine de m’enfoncer dans l’erreur. C’était sans doute prévu comme ça. Mon apprentissage de la mort se poursuivait et aucun garde-fou ne me protégeait des risques afférents au type d’activité qui me concernait maintenant plus que ce qui pouvait encore arriver à mes contemporains.
J’aimais déjà cette solitude. Ce n’est pas celle de l’homme aigri ou tourmenté qui se retire ou est rejeté par ses semblables. Il n’y avait là rien de volontaire. J’agissais sous le couvert d’un apprentissage semé d’embûches, mais prometteur d’une meilleure appréciation par moi-même de ce que je représentais aux yeux des autres. C’était en tout cas ce que j’avais compris dès le premier cours. C’était W qui nous avait introduits dans cette eau. Oui, je me voyais nageant en eaux profondes, enfin libéré de la soumission aux principes du poumon qui conditionne notre existence quand elle ne veut encore rien dire. J’avançais entre des roches aux anfractuosités menaçantes, prenant le risque d’une morsure décisive. Pourtant, je n’avais pas peur.
Mais pourquoi m’étais-je compromis avec une femme ? Était-ce prévu ? Devais-je prendre plaisir avant de faire le mort. Je quittais la fenêtre pour entrer dans la chambre de monsieur X. En effet, il y avait un verre sur la table de chevet et le contenu était noir. J’y trempais un doigt inquiet. Le liquide était sirupeux. Il adhérait fortement à la peau. Je frottais mon doigt sur le drap, laissant une trace que l’enquête de justice ne manquerait pas d’analyser. Qu’en penserait alors ce juge pointilleux ? Pourquoi avoir laissé une trace de doigt sur le drap ? Et pourquoi une trace de ce poison ? Le verre vide ne témoignerait-il pas alors assez des intentions de monsieur X que j’étais chargé de reproduire pour que la vérité soit dite sans entorses ?
La trace sur le drap n’était cependant pas prévue par le protocole. J’avais bien sûr le temps de l’effacer, mais à quoi bon ? Elle n’avait aucun sens. Elle n’en trouverait pas plus dans la tête d’un juge que dans la mienne. Quant à l’amertume de cette spécialité, je n’aurais pas même le temps de m’y faire. J’avalerais sans me laisser le temps d’y goûter. Une fois, j’ai dû m’enfoncer un couteau dans le cœur. Et je l’ai raté. Je ne sais plus comment W a résolu le problème. Z n’était pas loin, maniant la poignée de gaz de sa moto.
Restait cette fille. Comment expliquer sa présence dans la cave ? W était parti en semblant me dire que je n’avais pas à m’en faire pour un détail qui ne dépendait pas de moi ni de mon talent. Cela m’avait rassuré. Mais je l’étais moins. Voilà ce qui arrive quand j’attends : je me mets à douter de la parole de mes maîtres. En espérant qu’ils n’ont pas le pouvoir de lire dans mon silence.
Il fallait que je descendisse à la cave, au moins pour lui faire l’amour une dernière fois. J’en bandais d’avance. L’estomac encore lourd, je m’approchai d’elle, prudemment car je m’attendais à la revoir vivante. Elle était couverte d’un drap. Déjà, des insectes couraient sur cette surface tiède. Je ne découvris pas le visage. Mon pénis entra comme chez lui. Je tenais les jambes sous les genoux. Le plaisir venait lentement. J’avais le temps de penser à tout ce qui ne dépendait pas de mon sommeil. J’attendais sans elle pour m’encourager de ses cris étouffés, sans prendre la mesure de ma puissance dans ses yeux à demi clos. Comme le monde m’appartenait alors ! Et comme mes spermatozoïdes seraient déçus de ne rencontrer personne dans cette ombre !
J’éjaculais. Je ne retins pas mon cri. Je m’étais trop retenu cette nuit. J’avais trouvé la force de mentir à W, et par conséquent à toute ma hiérarchie. Je m’étais senti champion. Ce n’est pas ce qu’on me demande. Il n’y a pas de podium au bout de la piste. On fait ce qu’on fait et on recommence, seulement soucieux de pouvoir faire encore mieux et d’accéder enfin à la connaissance. Je n’avais bien sûr aucune idée de ce qu’il était possible de connaître de cette façon. J’ignorais complètement qu’on me forcerait à devenir écrivain. Et quel écrivain !
L’existence est un piège où on finit par mettre les pieds. Reste ensuite à savoir à quelle sauce on sera mangé. Ce qui ne nous interdit pas d’espérer goûter aux plats de saison. Et quand enfin on met les pieds sous la table, on n’a plus faim. Et pour cause !
Malgré mon jeune âge, j’avais mangé pas mal de monsieur et madame X. On pouvait donc considérer que j’avais une bonne expérience de cette pratique. Je me sentais moi-même tout proche de passer du noviciat à la maîtrise. Bien sûr, je ne connaissais pas les critères en vigueur pour concrétiser cet avancement. Et je n’avais aucun moyen d’y accéder. Tout ce que je savais, c’est que la procédure n’avait pas changé depuis que j’avais été initié. Je n’avais jamais constaté le moindre écart, même dans le plus petit détail. La seule ombre au tableau, c’était mon estomac. Il était un peu sous-dimensionné. À croire que cet aspect de ma personne avait échappé à la vigilance des sélectionneurs. Le fait est, comme on vient de le voir, qu’il me fallait chaque fois faire appel à cette espèce de joker qui se faisait appeler W. Il repartait toujours le ventre plein, alors que le mien pouvait en contenir encore autant, n’était la capacité mécanique de mon estomac.
Jusque-là, on ne m’avait pas tenu rigueur de ce défaut. Il n’en fut même jamais question, à croire que c’était un droit. J’avais fini par y croire moi-même et, depuis quelque temps, W avait dû remarquer que ma voix, quand je l’appelais au téléphone, ne laissait paraître aucun signe d’angoisse. À la vérité, on riait ensemble avant de raccrocher, ce qui fait que je l’attendais sans me poser trop de questions. Je m’en posais, mais pas comme avant.
Vous m’auriez connu aux premiers temps de mon activité, vous vous demanderiez si celui qui vous écrit aujourd’hui a encore des points communs avec le débutant qui prenait le temps de curer ses dents entre chaque assiette. Je ne me soucie plus de ces détails hygiéniques. Je suis même devenu malpropre. On sent bien, je le remarque, que je n’exerce pas un métier complètement aseptisé. Je ne travaille pas pour l’État.
Au vu des faits, et de ce qui m’était permis d’en penser, je considérais que l’appel systématique à W ne nuisait pas à ma réputation. La preuve en était que tout recommençait et se finissait de la même et inébranlable façon. Z n’avait donc aucune raison de me rendre visite. Et on peut dire qu’il s’y connaissait en matière de procédure. Il ne ratait jamais personne. On le disait même sans pitié.
Telle était ma situation ce matin-là, chez monsieur X et dans sa peau, surpris en pleine digestion par ces pensées diverses. J’étais sorti pour chercher du bois dans la remise. Il était impossible qu’on ne me vît pas. Et c’était nécessaire. Ainsi, par la suite on témoignerait que ce matin-là, j’étais encore vivant. On aurait alors la possibilité de compter les jours écoulés entre ce « matin-là » et la découverte de mon cadavre, durée qu’il ne me revenait pas de calculer. Je pense qu’elle était laissée à l’avenant. Mais en principe, mon état de décomposition ne me rendait pas méconnaissable. Il y avait toujours quelqu’un pour se souvenir de moi.
Je pris mon temps. Le plaisir volé à cette fille surgie de nulle part m’inspirait d’autres satisfactions. Qui était-elle ?
Ce n’était pas la bonne question, je le savais. Elle était qui elle était et point. Cela ne me concernait pas. Monsieur X avait vécu ce qu’il avait vécu. Et j’étais intervenu selon un processus strict que jamais je ne m’étais avisé de modifier d’une virgule. L’aide apportée par W reculait simplement l’échéance de la maîtrise convoitée. Ce ne serait pas pour cette fois. Vu l’état de mon estomac, il me faudrait sans doute du temps avant de me passer de W. Ou je n’y arriverais jamais et on finirait par me rendre à l’humanité ou j’accomplirais d’autres devoirs avant de m’éteindre définitivement. Bon.
Seulement voilà, cette fois-ci, la procédure avait subi un changement notable : un être appartenant à l’existence de monsieur X s’était interposé entre lui et moi et peut-être même entre W et moi. Je ne savais qu’en penser. Était-ce une épreuve supplémentaire, preuve que je progressais et qu’on voulait savoir si j’étais prêt à monter en grade ? Ce ne pouvait être que ça. Quoi d’autre ? Il ne me venait rien d’autre à l’esprit, aussi pris-je le temps de m’intéresser à cette hypothèse en la considérant déjà comme une certitude. Un bras se leva au loin sur la place, mais je ne pouvais, à cette distance, distinguer le salut du bras d’honneur, ni si ce geste m’était destiné. Je levai moi aussi le bras, histoire de me manifester clairement.
Cette fille constituait-elle donc une intervention de la hiérarchie ou fallait-il la considérer comme un élément étranger ? Je ne me souvenais pas d’avoir lu dans le regard de W le moindre signe me permettant de pencher pour l’une ou l’autre solution au problème qu’on me posait ou qui se posait alors que rien n’avait changé. Mais W m’aurait-il quitté si cette fille ne faisait pas partie du processus ? Était-ce de cette façon absurde qu’on était viré ? Et qu’avais-je donc fait pour mériter un renvoi sans appel ? Car, si cette perspective était vérifiée, et elle le serait tôt ou tard, je n’aurais pas la possibilité de me pourvoir en appel. Les décisions de notre hiérarchie se prenaient toujours en dernier recours. J’allais finir dans la peau de monsieur X. Dans ce cas, pourquoi avalerais-je le poison qu’avait préparé W ?
Mais si je décidais, sans consulter personne, de continuer de vivre malgré les ordres que j’avais clairement reçus, et s’il m’était possible de le faire dans la peau de monsieur X, comment expliquerais-je le cadavre de cette fille dont j’ignorais l’importance et l’identité ? Car on poserait inévitablement la question à monsieur X. Comment alors expliquer qu’elle avait disparu de sa vie ? Alors qu’il ne savait même pas qui elle était ?
Si je choisissais de me défiler de cette manière, je devais prendre la précaution de me renseigner. Et jusqu’où me conduirait cette périlleuse enquête ? Moi, habitué depuis longtemps à la stricte application d’une procédure inchangée, étais-je capable de m’aventurer dans une recherche sans les outils nécessaires ? Je redevenais un amateur candidat au noviciat, avec la différence que cette fois, il n’y avait personne pour me parler de la carrière possible si j’y mettais du mien. Je serais seul, livré à moi-même par le biais de découvertes imprévisibles. Je finirais par attraper une maladie !
Comme vous le voyez, ma situation était tragique. J’avais un choix à faire. Et de lui dépendait toute la suite de mon histoire qui pouvait être celle d’un novice au bord du gouffre ou celle d’un monsieur X tôt ou tard prévenu de s’expliquer sur la disparition d’une fille qu’il ne connaissait pas. Ce ne sont pas là, admettez-le, les ressorts d’une aimable comédie.
Je rangeais soigneusement le bois près de la cheminée, cherchant à étirer le temps dont je disposais raisonnablement pour prendre une décision. Je construisis ainsi les deux scénarios :
1) J’avalais le poison sans me soucier du cadavre de la fille, laissant aux hommes le soin d’en penser quelque chose ;
2) J’épargnais cette probable humiliation à monsieur X et je mettais fin à la procédure en prenant sa place.
Dans le premier cas, je renonçais à résoudre l’énigme posée par la fille et prenais le risque de ne pas accepter une épreuve programmée par mes supérieurs. Dans le second, je me jetais pieds et poings liés dans une procédure judiciaire où j’apparaissais d’emblée comme le coupable. C’est ça, la tragédie. D’un côté comme de l’autre de cette scène incontournable, je finissais mal : jeté comme un chien de la niche où j’avais trouvé refuge ; ou jeté de la même façon dans un cul de basse-fosse où je crèverais comme un chien. Horreur !
Il fallait bien que, dans ces sinistres conditions, je me misse d’urgence à chercher une autre issue. D’ordinaire, l’acteur se tourne vers les coulisses ou bien il se tue à trouver un regard complice dans la masse des spectateurs. Mais je n’avais à ma disposition ni coulisses ni spectateurs. J’étais seul et sans ressources. Et j’évitais de me poser la question de savoir si le jeu en valait la chandelle.
Il était évident que si je m’engageais dans une voie, je ne pourrais pas rebrousser chemin en cas de noire perspective, car on connaît toujours la fin à ses signes annonciateurs et la dernière étape est un supplice. Je savais pertinemment que j’étais destiné à être supplicié d’une manière ou d’une autre. J’étais déjà condamné. Il ne me restait plus qu’à décider de quelle manière je quitterais ce monde sans savoir à qui je céderais cette médiocre situation.
Pleurer n’arrange rien. Et quant à prendre plaisir dans les trous déjà froids de la fille qui commençait à pourrir dans la cave, mon cerveau y avait renoncé, me privant d’avance de l’érection nécessaire. Certes, je pouvais encore la manger. Qui témoignerait qu’elle était entrée dans la maison de monsieur X pour ne plus en sortir ? Le risque existait, certes, mais n’était-il pas fait pour être joué ?
Il y a une grande différence entre la tragédie et le jeu. Et tout homme sain d’esprit choisit toujours de jouer plutôt que de se donner à son personnage.
Mais mon estomac me disait le contraire. Il ne pourrait rien engloutir avant plusieurs jours. Et cette attente était-elle compatible avec la procédure ? Non. Je me mordis cette langue qui ne trouvait rien à redire. Si je voulais attendre, je ne pouvais le faire sans la permission de Z. Or, autant il est facile de savoir à l’avance ce qui va se passer en compagnie de W, autant il est dangereux de se livrer à l’imprévisible caractère de Z. Et pourtant, attendre la fin de la digestion, c’était se donner à lui tout entier. Je ne me voyais vraiment pas expliquer les raisons de ma sollicitude. Et il perdrait peut-être patience avant que j’eusse fini de m’expliquer. C’était un risque à prendre. Et pourquoi ne pas admettre que c’était justement ce qu’on me demandait de parier avant de me pousser d’un échelon ?
En général, les assassins, — ce que je n’étais pas, mais j’avais un cadavre sur les bras — les assassins font disparaître leurs victimes avec plus ou moins de succès selon l’efficacité des procédures et du Droit et en vertu de l’intelligence de l’enquêteur qui, hélas, n’est jamais seul. L’assassin se retrouve immanquablement devant une armée d’experts et de délateurs. Il est à prévoir que ses chances de réussites sont plus proches de zéro que de un. Mais assassine-t-on si l’on n’espère rien des lois de probabilité ? On s’est peut-être même renseigné sur ces statistiques. On a, pour tout dire, mis toutes les chances de son côté.
J’en étais loin. Enterrer le cadavre dans le jardin, qui était à l’abri des regards contrairement à la remise, n’était pas ce que j’avais de mieux à faire. Le transporter dans la forêt voisine compliquait un peu les choses, mais pas tant que ça. Et puis je n’avais pas de voiture. Me voyais-je circulant avec un cadavre sur le dos ? De plus, W ne m’avait pas laissé sa bicyclette. Que penserait-il de moi si je lui demandais de revenir uniquement pour me la prêter ? Ah ! ce qu’on est seul quand on ne peut faire autrement que de l’être !
Alors ? Décidais-je de me soumettre à l’appréciation imprévisible de mes chefs ? Ou étais-je destiné à devenir monsieur X ? Un peu les deux.
J’appelai Z. Il grogna. Il n’aimait pas qu’on le dérangeât. On ne savait pas à quoi il s’occupait juste au moment où on l’appelait, mais ça le dérangeait et il grognait toujours à l’autre bout du fil. Je m’identifiai :
« X ? rugit-il. Je ne connais pas de X !
— C’est que… c’est un nom provisoire. L’homme que je viens de manger est monsieur X…
— Personne ne s’appelle X ! Raccrochez immédiatement ou vous allez voir !
— Mais j’ai besoin de votre aide, Z !
— Vous ne pouviez pas commencer par là !
— Mais vous m’avez demandé…
— Où êtes-vous ?
— Chez monsieur X. Je vous explique le chemin…
— Je sais très bien où habite monsieur X ! »
Il en avait de la chance, Z, car moi, je ne le savais plus. Il raccrocha. J’avais jeté les dés. Il était désormais impossible de reculer, mais j’avais peut-être, je dis bien peut-être, assez de talent pour déjouer les mauvais coups. Qui sait ce que je suis ? Je sais ce que je ne suis pas.
À la cave, la fille avait des spasmes. Elle avait perdu ses charmantes couleurs. Et j’avais retrouvé le pouvoir. Je l’enculais joyeusement. Ce n’était pas bien propre mais, comme je l’ai dit, je n’étais plus le jeune homme soigné qui ménageait ses boucles pour plaire à ses voisines, les jeunes comme les autres. Je ne saurais me passer de ces moments de soulagement. C’est ça ou la drogue, avais-je répondu à mon père qui me menaçait de cécité. Le trou était devenu ma géométrie existentielle. J’en étais parfaitement heureux. Mais là, chiffonnant mon gland avec le soutien-gorge de la fille, je craignais plutôt d’avoir à y disparaître pour toujours. Et ce trou-là, on n’y entrait pas par la queue, pour ce que je pouvais en savoir bien sûr, car personne n’a la science infuse. Et moi moins que les autres, pensai-je en remontant.
Z téléphona à midi pour me dire qu’il était retardé par un imprévu. Je répondis que je comprenais parfaitement qu’il existât des choses et des êtres plus importants que moi qui n’étais qu’un prétendant au bonheur d’exister. Il ne grogna pas. Il se contenta se claquer sa grosse langue et raccrocha. J’avais oublié de lui demander si je devais mettre le cadavre au congélateur. W lui avait certainement parlé du cadavre.
Dans la cuisine, il n’y avait plus de traces de monsieur X. J’étais de nouveau chez moi. Mais le congélateur était vide. Et le frigo ne contenait que des boissons. Qui ne se sent pas un petit creux sur le coup de midi ? Nous n’échappons pas nous-mêmes à cette règle divine. Je m’apprêtais à sortir pour me restaurer quand je m’aperçus heureusement à temps que c’était une erreur. En effet, Z n’avait rien dit sur la durée du retard qui le retenait quelque part entre son bureau et la maison de monsieur X. Je ne pouvais tout de même pas lui donner rendez-vous au restaurant. Je ne connais pas d’exemple de novice qui se soit risqué à passer pour un cabotin. Jouez mal votre rôle et vous ne jouez plus. Il ne me restait plus qu’à tailler un morceau dans la chair de la fille.
Certes, j’ignorais en quoi la chair non prévue pour être mangée pouvait éventuellement affecter notre capacité à digérer. J’y pensais en descendant à la cave. Et je ralentissais, non pas que j’eusse moins faim, mais ces questions qui surgissent sans prévenir me jettent toujours dans un embarras qui me ferait honte si j’avais à le manifester devant quelqu’un. Elle commençait à sentir beaucoup. Un séjour au congélateur pallierait cette incommodité. Mais au moment où je m’apprêtais à la soulever, ses yeux, que je n’avais pas fermés, semblèrent me dire :
« Pourquoi as-tu faim puisque ton estomac refuse d’avaler quoi que ce soit ? »
Et ce n’était plus le cas ! Je le constatai avec horreur. J’eus un de ces vertiges circulaires qui me font perdre l’équilibre et je me retrouvai sur le tas de charbon. J’étais joli si j’avais dérangé Z pour des prunes ! Sans compter l’influence inévitable qu’il exercerait sur la suite des évènements me concernant. J’avais retrouvé la capacité de manger et Z allait se rappliquer pour satisfaire une demande qui n’avait plus d’objet. Je commençais mal ma nouvelle existence. J’étais déjà dans le pétrin.
J’enfermais la fille dans le congélateur. L’ouverture d’une fenêtre suffit à évacuer l’odeur, comme quoi elle n’était pas si pourrie que ça. J’avais tranché une fesse et j’étais en train de retirer la peau et les nerfs quand on a sonné. Z ! Mon couteau valsa. Je faillis glisser sur une petite flaque de sang qui gouttait à l’angle de la table. Il était trop tard pour reculer. Après tout, j’étais ce que j’étais et je n’avais pas le pouvoir de devenir sans autorisation. Le torchon à la main, je me dirigeais vers la porte. La silhouette qui se découpait dans la vitre était parfaitement immobile, autrement dit dépourvue d’impatience. C’était toujours ça ! J’ouvris. Ce n’était pas Z !
L’être qui me regardait sans rien dire était monté sur des échasses. Ainsi. Il était à peine plus grand que moi. Il me fallut quelques secondes pour m’apercevoir qu’il s’agissait d’un enfant. Et comme mon aspect l’amusait, je supposai que j’étais censé le connaître. Il manquait une incisive à sa bouche grande ouverte. Il avait la langue verte à cause de la sucette qu’il tenait à la hauteur de son menton. L’autre main s’approcha et mit un temps infini à extraire une plume qui s’était incrustée dans le revers de mon veston.
« Elle est pas là, Katie ? »
Ainsi, elle s’appelait Katie. J’étais heureux de l’apprendre, tellement heureux que je poussais le gamin à l’intérieur. Ses échasses glissaient sur le parquet fraîchement ciré. Il se livra ainsi à un étrange ballet qui s’acheva par terre où il se plaignit d’avoir très mal je ne sais plus où. Il me reprochait maintenant de l’avoir fait tomber exprès. Il était passé en quelques secondes de la joie idiote de l’intrus heureux de déranger à la douleur de n’être pas conçu autrement que les autres et d’avoir à en souffrir quand l’un de ces autres le décidait. Je dus l’étrangler à moitié pour lui faire avouer son nom et il me résista longtemps sous prétexte que je le connaissais déjà et qu’il était parfaitement idiot de ne pas me l’apprendre. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour retrouver sa respiration, temps trop court pour me permettre de décider de son sort. Décidément, monsieur X connaissait beaucoup de monde et j’avais certainement beaucoup plus de choses à apprendre que je n’avais prévu.
« Pète ? hurlai-je contre son front. Pète comme péter ?
— On me fait toujours cette blague, rouspéta-t-il (car le bambin était coriace). Mais je m’en fiche parce que ça me plaît de m’appeler Pète !
— Petit salaud ! Je vais t’apprendre à mourir, moi ! »
Et je me remis à lui serrer la gorge. Point n’est besoin de vous dire qu’il en creva. Après avoir râlé comme une baudruche qui se dégonfle, il devint aussi mou qu’une poignée de guimauve. Je haletais comme après un sprint. Et en effet, j’avais été vite en besogne. Avec deux cadavres sur les bras, je passais d’un système à une inconnue, qui est déjà au-dessus de mes forces, à une construction qui ne prendrait de sens qu’avec l’aide indispensable de Z. Et il n’arrivait pas. Si un inconnu frappait encore à ma porte, je laissais tomber les mathématiques pour me livrer corps et âme à la broderie romanesque. Étais-je en mesure d’avaler deux cadavres même dans le cas où Z m’accorderait le délai nécessaire à la régénérescence de mon estomac ? Rien n’était moins sûr. En tout cas, je n’avais plus faim. Je mis le cadavre de Pète dans le congélateur qui, une fois la fesse réintégrée, signala par le clignotement d’un témoin qu’il n’en accepterait pas un troisième, sauf s’il s’agissait de celui d’une mouche. Je mesurais là dans quel pétrin je m’étais fourré. Et si les choses n’avaient pas pris une autre tournure, c’est que j’étais sorti de la procédure pour mettre les pieds dans un domaine que je ne connaissais que par ouï-dire.
Il ne me restait plus qu’à attendre. Si on avait sonné, je n’aurais pas répondu. Moi qui n’avais jamais tué personne, même à la guerre, je savais que je pouvais recommencer à la moindre occasion. Il suffisait qu’on me contredît pour que j’envoyasse ledit improbateur ad patres. À moins de perdre le combat, ce qui pouvait toujours arriver. Mais on ne sonna pas de tout l’après-midi. Je bus autant que je pus. Et j’étais complètement beurré quand, enfin, Z se présenta sur le perron. Comme j’allais l’embrasser, il recula :
« Qu’est-ce que j’apprends ? dit-il en secouant l’index. Vous avez tué deux personnes ! Qui vous y a autorisé ?
— Ah ! Pardon, maître ! Pour Katie, c’était un accident ! Et comme personne d’autre n’est venu, je n’ai tué qu’une personne, du nom de Pète.
— Et qui est Pète ?
— Si je le savais… »
On se dirigea droit sur le congélateur. Évidemment, Z me reprocha d’y avoir mis les cadavres sans autorisation de ses services. La fesse à moitié cuite ne s’expliquait pas non plus. Il referma la porte du congélateur et me regarda droit dans les yeux :
« Quelle est votre demande, monsieur X ?
— Je ne suis pas monsieur X… Monsieur X est…
— Je sais très bien où il est ! C’est moi qui l’y ai envoyé. Je vous repose la question : Que voulez-vous que je fasse pour vous ?
— Mon estomac…
— Je sais très bien que votre estomac est trop petit pour servir d’estomac ! Je me demande pourquoi quelqu’un vous a recommandé pour ce travail.
— Je ne sais pas qui c’est ! Je n’ai jamais été pistonné. Quand je suis revenu à moi, je me trouvais là et…
— Et vous reveniez d’où, monsieur X ?
— Si je le savais…
— Je sais très bien d’où vous reveniez, monsieur X. Mais ce que je ne sais pas, c’est pourquoi on vous a confié cette tâche qui nécessite un gros estomac en état de parfait fonctionnement. Or, vous en êtes dépourvu.
— Je peux faire autre chose !
— Et qu’est-ce que vous savez faire, monsieur X ?
— Je sais très bien ce que je sais faire ! »
Z sourit. Je ne l’avais jamais vu sourire. C’était mauvais signe, je le sentais. Il prit place à la table que je n’avais pas nettoyée, mais il ne parut pas dégoûté.
« W dit beaucoup de bien de vous, dit-il. C’est même pour ça qu’on vous a mis monsieur X entre les mains. Mais ce n’étaient pas de bonnes mains si j’en juge par ce que je vois ! W n’est pas fiable à cent pour cent. Et quant à vous, il ne vous reste pas un pour cent de chance d’avancer et d’obtenir la maîtrise. Et comme on ne peut pas rester novice toute la vie, il ne vous reste plus beaucoup de solutions… »
Il n’eût servi à rien que je me jetasse à ses pieds. D’ailleurs, il n’en avait pas. Il tenait sur des prothèses qui ne ressemblaient pas à des pieds. Il me demanda de me mettre à genoux uniquement pour les observer de près puis, tandis que je cherchais les mots pour ne pas être pris au dépourvu en cas de contrôle de mes connaissances, il dit :
« Moi aussi j’ai été novice. J’avais des petits pieds. Il m’est arrivé mille aventures désagréables à cause d’eux. Mais j’ai surmonté toutes les difficultés pour triompher chaque fois. Oh ! je ne dis pas que W ne m’a pas aidé. Comme vous le savez, W a le plus gros estomac de la compagnie, mais il aussi un vélo. Et c’est sur ce vélo que j’ai épargné à mes petits pieds bien des souffrances que d’ailleurs on jugeait inutiles en haut lieu. Nous avons tous nos défauts. W aussi avait un défaut. Je parie qu’il ne vous en a pas parlé…
— Il dormait quand Katie est entrée dans ma vie…
— Voilà le défaut de W : il dort trop ! Et ça vous a joué un tour. Que diriez-vous d’un estomac à la mesure des trois cadavres que vous allez devoir manger pour que personne ne soupçonne monsieur X de les avoir tués ?
— Mais je n’ai pas tué Katie ! Pour Pète, je ne nie pas. Et je ne sais pas de qui vous parlez ! »
Z se mit à rire. Il refusa un verre de vin, car il ne buvait jamais, mais il me conseilla de vider la bouteille avant de m’en dire plus. Il riait vraiment de bon cœur. Mon esprit s’embrouillait. Qui était ce troisième cadavre ? Qui avait-il été ? Je n’avais jamais vécu de pareilles complications. Était-ce le prix à payer pour avoir un estomac de taille respectable ? Et le congélateur qui clignotait pour signaler une surcharge ! Z ne s’en inquiétait même pas.
« Finissez votre bouteille et continuons cette conversation dans le salon. On y sera mieux question propreté. »
Il se leva et, le goulot au fond de la gorge, je le suivis. Il trouva le salon un peu plus propre, mais guère plus. Il avait raison. J’en avais mis partout en étranglant Pète. Cette odeur de vomi était insupportable, mais Z sembla s’en accommoder. Il s’assit même dans le fauteuil que Pète avait complètement souillé. Je trouvais ça écœurant.
« Il vous est arrivé beaucoup de choses aujourd’hui, dit Z. Je reconnais que ça peut être déroutant. Mais vous pensez bien qu’il est inévitable d’être dérouté à un moment précis du parcours professionnel. Vous me suivez ?
— Jusque-là, ça va…
— Ça ira moins bien tout à l’heure, je vous préviens… »
Il s’arrêta pour juger de ma capacité à continuer de le suivre. Entre temps, j’avais vidé deux autres bouteilles.
« On commence toujours par tuer un enfant, poursuivit-il. Ça se comprend. Un enfant, c’est facile. Ça ne pèse pas lourd devant la détermination d’un homme à le posséder pour toujours.
— J’ai ce sentiment, en effet…
— Mais vous pensez bien qu’on ne peut vous permettre de vous en contenter. Posséder, si ce n’est pas un homme, ça ne compte pas !
— Il y a eu Katie juste avant !
— Oui, mais c’était un accident. Ça ne compte pas non plus. Maintenant, si vous voulez vraiment vous engager corps et âme dans la profession, il vous reste à tuer un homme.
— Un homme ! Mais quel homme ? »
Z éclata d’un long rire qui secoua jusqu’aux murs. Il se tortillait dans le vomi du fauteuil, indifférent à la souillure que ses mains répandaient sur son visage grimaçant de joie. Mais je ne comprenais pas cette joie. Je cessais de picoler momentanément :
« Ai-je échoué, maître ? bredouillai-je lamentablement. Si c’est le cas, veuillez me faire la grâce de cesser ces moqueries d’un autre âge…
— D’un autre âge ? Mais pour qui vous prenez-vous, X ? »
Il n’avait pas interrompu son rire grossier de maître qui vient de berner son coupable serviteur. Ses épaules étaient encore secouées et il étreignait le cuir des accoudoirs qu’il rayait de ses ongles durs et noirs. Je ne savais pas qu’un homme pouvait avoir des ongles noirs pour une autre raison que la crasse. Mais ce n’était pas la raison qui justifiait cette noirceur. C’était sa nature. Ou un effet de l’ascension hiérarchique. Je ne me souvenais pas d’avoir relevé ce troublant détail chez W. Comme j’étais parti, mes ongles demeureraient noirs à jamais.
« Mais je n’ai plus de place dans le congélateur ! m’écriai-je. Comment voulez-vous que je mange une petite femme, un enfant et un homme dont je pressens le volume si je ne m’aide pas un peu d’un congélateur ? Vous voyez cette loupiote qui clignote ? Elle signale que la viande ne sera pas conservée longtemps si on ne change pas ce congélateur pour un plus gros. J’exige qu’on achète un congélateur capable de contenir tout ce que vous avez prévu de me faire avaler !
— Mais je n’ai rien prévu, X ! Vous êtes fou ou vous n’avez rien compris ! »
Jamais on n’avait autant ri de ma déconvenue. Et Dieu sait qu’il m’est arrivé souvent de sombrer dans ce genre de situation. Que m’avaient donc enseigné ces humiliations ? Je me rendais compte soudain que je n’en avais jamais tiré la leçon. Et Z le savait. Il le savait depuis qu’il me connaissait. Et il me connaissait depuis toujours. Je commençai par briser une bouteille vide sur son crâne. Ses petits pieds mécaniques émirent une plainte.
Il était mort. Et je n’étais pas entré en possession d’un nouveau congélateur. Je tirai son corps par les pieds jusque dans la cuisine. Plusieurs tentatives de le faire entrer de force dans le congélateur échouèrent. Et pour corser mon énervement, le témoin lumineux se mit à biper ! L’état d’urgence était déclaré par une force supérieure en moyens de me détruire mentalement avant de me livrer aux rats et autres bestioles agréées.
Un autre témoin encore plus bruyant m’intima l’ordre de refermer la porte sous peine d’une alerte lancée à travers le réseau. Une équipe de secours serait alors envoyée pour me proposer une solution à mon problème de volume à congeler dans les conditions prévues par la loi. Pète rejoignit Z sur la table et j’en profitais pour enculer Katie. Hélas, le signal de mise sur le réseau des données menaça sérieusement de passer à l’action. Je refermai la porte sans éjaculer. Je débandai aussitôt. Je n’étais plus rien. Mais W ne pouvait plus rien pour moi. On n’est jamais aussi seul qu’en présence de cadavres qu’il s’agit de faire disparaître sous peine d’être condamné. Or, il ne pouvait rien m’arriver de pire qu’une condamnation.
Le congélateur retrouva son calme, ce qui était loin d’être mon cas. S’il contenait bien un cadavre, m’autorisant à attendre de le manger, j’en avais deux autres sur les bras. Quand je dis bras, ce n’est pas tout à fait une métaphore. Katie répandait ses odeurs et des bruits tandis que Pète commençait à se décolorer. À eux deux, ils dépassaient le poids d’un adulte tel que Z. Et mon estomac, malgré les signaux contraires de mon cerveau, refusait d’avaler la moindre bouchée. Je savais qu’il peut toujours arriver qu’on se sente dépassé par les évènements, mais j’étais loin de m’imaginer qu’il est alors impossible de revenir au point de départ pour espérer faire mieux la prochaine fois. J’étais dans de beaux draps !
Ce n’était pas la fin dont j’avais rêvé. Mais c’était la fin. Quoi que je fisse, mes tentatives étaient d’avance vouées à l’échec. Non seulement je n’avais pas « tué » monsieur X, mais j’étais responsable de la mort de deux étrangers à notre système et d’un de ses cadres les plus prestigieux. Qui me pardonnerait une telle accumulation de bêtise ? La société des hommes me condamnerait à crever dans une oubliette et celle de mes pairs avait prévu un châtiment encore plus cruel. Je n’avais même plus envie de boire. Je dessoûlais lentement tandis que les deux cadavres retournaient à la poussière selon le processus le plus écœurant qu’un créateur puisse imaginer.
Il n’était pas difficile cependant d’échapper à la justice des hommes. Il suffisait d’avaler le poison préparé par W. Je me transformerais alors en cadavre tout à fait ressemblant et, après de méticuleuses et judiciaires constatations, on m’enterrerait comme n’importe quel citoyen. À ce détail près qu’il n’était pas prévu par la procédure que je devinsse un assassin de masse. Et ce n’était d’ailleurs pas aussi simple, car le cadavre de Z poserait la question de son identité. On n’aurait pas fini de parler de monsieur X et de sa maison de Bagnoute-Le-Saint qui deviendrait un lieu de pèlerinage. Monsieur X entrerait dans l’histoire alors qu’il était prévu de la faire disparaître totalement. Et tout ça, à cause de moi et de je ne sais quelle aptitude à compliquer ce qui est d’abord donné comme tout simple.
Quant au jugement de la compagnie, il n’était pas même idiot de penser m’y soustraire. C’était impensable ! Je ne savais même pas ce qui était réservé aux fratricides. Je n’avais jamais entendu parler d’un cas qui ressemblât au mien de près ou de loin. Il faut dire que ces chères études me réclamaient tout entier. Il n’y avait pas de place pour les flâneries hors limites. Et j’étais persuadé d’être comme les autres. Et ce W qui s’était enfui, me laissant avec un cadavre qui avait glissé par accident sur une trace oubliée. Oubliée par moi. Puis cet enchaînement d’absurdités confinant à la complexité de l’intrigue.
Vous pensez bien que je n’avais pas l’intention de me livrer aux hommes. Cet enfermement me rendrait fou. Et je n’aurais alors pas la possibilité de mettre fin à ma souffrance. On me surveillerait de si près que je ne pourrais pas même en rêver. Autant avaler le poison de W tout de suite. Seulement, ce n’est pas si simple. Une fois mort et enterré comme on enterre les assassins, je devenais la proie de mes pairs. Je ne les voyais vraiment pas me pardonner le meurtre de Z. Qu’advient-il des assassins chez nous ? Je n’en savais strictement rien, faute de m’être renseigné. Ce n’était pourtant pas le temps qui m’avait manqué.
Fuir. Mais pour aller où ? Fuir à la fois la justice des hommes, qui est impitoyable, et la règle que j’ai acceptée une fois pour toutes ? Je ne pouvais même pas me tuer ! Ni me dévorer d’ailleurs. Voilà ce qui arrive quand on obéit aveuglément à ses maîtres, me dis-je. Il ne faut jamais perdre le sens critique si on veut rester raisonnable et ne pas risquer de devenir le sujet d’une comédie burlesque au lieu d’élever sa mémoire au niveau de la stricte tragédie.
Je ne boirais plus jamais. Et je ne violerais plus personne. Je n’aurais même plus rien à faire. On se ficherait complètement de ce que je penserais. Je n’éprouverais que des sentiments et je serais le seul à en apprécier les tourments tragiques. On rirait de moi et on finirait par m’oublier, car la nature du rire explique le temps.
Fichu pour fichu, je me couchais. Le verre contenant le poison attirait les mouches venues fort nombreuses assister leurs collègues nécrophages. Je mesurais alors le temps, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Je ne me souvenais d’ailleurs pas de l’avoir mesuré avant de m’engager dans cette voie. Je n’ai jamais été un arpenteur. Comment évaluer le monde environnant si on rêve à autre chose de moins systématique ? Mais était-il temps de se livrer aux réminiscences ? Je n’étais qu’avenir maintenant. Et je n’étais rien devenu.
Voilà dans quelles pensées confuses je m’adonnais quand W entra. Il avait changé de costume, sans doute parce qu’il venait d’assister l’impétrant d’une autre affaire. Et il n’avait pas pris le temps d’en enfiler un autre, celui qui était prévu dans mon cas. Il s’en excusa. Il était pressé, car un tout jeune novice était entré dans une action encore plus imprévisible que celle que je venais de réduire à l’impossible.
« Imprévisible ? râlai-je. Je ne savais pas qu’il y en avait d’imprévisibles. Il m’avait semblé qu’au contraire tout était toujours prévu. Je… Je vous faisais confiance !
— Il était temps pour vous, en effet, de remettre les pendules à l’heure…
— Mais de quelle pendule parlez-vous ? La dernière pendule dont j’ai remonté le ressort appartenait encore à ma mère. Je croyais qu’en vous suivant aveuglément, je n’aurais plus à monter sur escabeau pour tourner cette maudire clé !
— Il faut vous remettre à boire, X. Ce sevrage ne vous vaut rien. Vous ne devriez pas vous écouter chaque fois qu’on ne vous entend plus. Je reviens ! »
Il s’éclipsa, comme une vision. Il était encore temps d’avaler le poison. Après tout, le jugement de mes pairs, auquel W ne pouvait pas demeurer étranger, était peut-être moins terrible que celui des hommes. W me renseignerait sans doute si je le lui demandais. N’était-il pas payé pour ça ? Il réapparut avec l’enfant dans les bras.
« Il est encore chaud, dit-il. Profitez-en pendant que je réfléchis. Je redescends pour ne pas vous déranger. Vos paramètres indiquent que vous ne bandez plus aussi bien. C’est l’émotion. Plongez-vous dans l’oubli ! »
Il ferma la porte derrière lui. Puis il la rouvrit et montra sa tête joyeuse.
« Je pense que vous préférerez toujours la chair au pinard, gloussa-t-il. Vous êtes exactement comme moi. »
Et il ferma. J’entendis ses pas dans l’escalier. Puis ses mâchoires produisirent le bruit significatif du mangeur qui commence par les os.
Dans le lit, je me sentais moins seul. Certes, l’enfant Pète était mort, mais il n’avait rien perdu de sa fraîche beauté. Je bandais mal cependant. Je pense maintenant que mon cerveau était plus occupé à écouter les bruits de mastications qui remontaient de la cuisine. Sinon, comment expliquer ma déficience, moi qui ne ratai jamais un coup ? Je renonçai. D’ailleurs, je n’avais pas désiré m’adonner à cette activité. J’avais même prévu de ne rien faire, d’attendre, de me soumettre au fond. Et j’avais commencé à apprécier cet abandon. W n’était-il venu que pour me sauver de moi-même ?
Je descendis sur la pointe des pieds. Le fracas des os était presque terrifiant. W suçait beaucoup aussi. Et de temps en temps, il reprenait sa respiration en haletant. Il était vraiment pressé, mais il n’y avait qu’un W. Rien n’était prévu en cas de surcharge. Combien de fois avait-il été contraint de renoncer faute de temps ? Il fallait espérer que ce ne serait pas le cas cette fois-ci. Je cultivais cet espoir. Je m’accrochais encore à la réalité.
Je jetai un œil finement inséré dans la cuisine. Les morceaux de cadavres jonchaient le sol dans un désordre sanglant. Il était impossible de distinguer les restes de Katie de ceux de Z. le congélateur, ouvert, clignotait de tous ses feux, émettant un concert de bips assez heureusement pensés pour couvrir mes propres sonorités. Car j’en poussais, des cris ! De tout petits cris qui bavaient dans mes mains. Et mon tremblement irrépressible secouait la porte. Cependant, W était trop occupé pour déceler ma présence. Il était couvert de sang et d’écailles jaunes. Un nerf pendait sur son menton. Et ses paupières ressemblaient à des feuilles d’automne. On ne pouvait pas être plus horrible.
Art. 3. Nous donnons les vêtements aux pauvres, ainsi que les accessoires tels que boucles, montres, anneaux, couronnes dentaires, pinces à vélo. Vous voudrez donc bien les rassembler dans un sac et les amener au dépôt où les responsables des distributions externes se chargeront de les dispatcher en fonction des nécessités du moment. Cet article ne concerne que les accessoires, à l’exclusion de toute autre propriété. Vous voudrez bien consulter les art. XX & ss : Autres destinations des objets récupérés en action commandée.
Il est vrai que je ne m’étais jamais posé la question de savoir qui étaient ces pauvres, ni ce qu’ils faisaient exactement des objets qui leur étaient donnés. Mais en observant la scène de plus près, je remarquais que W avait soigneusement mis à part trois objets apparemment non concernés par le règlement : les échasses de Pète, le stérilet de Katie et les petits pieds mécaniques de Z. Ils trônaient sur le marbre d’un bahut et sous un paysage d’automne à l’huile. Un ange de bronze se penchait amoureusement sur la scène. Il ne me restait plus qu’à m’en approcher pour donner à ce spectacle la note d’étonnement sceptique qui lui manquait à mon avis. W cessa de mâcher.
« Mmm ch ch ch rrr rrr bll ? dit-il dans mon dos.
— On ne parle pas la bouche pleine !
— Gulp ! Slorp ! Vous avez raison, X. Je me laisse aller depuis quelque temps, mais il faut dire que les dernières recrues me donnent du fil à retordre. Je finirai par laisser une scène en chantier, vous verrez ! Et Dieu sait ce qui se passera alors ! »
Ce n’était donc jamais arrivé… Mais pourquoi donc m’étais-je pressé de m’angoisser puisque rien ne menaçait ce souci de perfection ? C’était là un aspect intéressant de notre travail : quoi qu’il arrivât (et j’en avais maintenant un exemple parlant), ce travail était toujours parfaitement achevé. Je m’étais fait beaucoup de souci pour rien. Je me retournai pour montrer ma soudaine tranquillité.
« Qu’est-ce qui vous rend si heureux, X ? Vous êtes pourtant dans de sales draps.
— Pète ne s’en plaindra pas, monsieur.
— Comment l’avez-vous trouvé ? Si vous en avez terminé avec lui, vous pouvez me l’amener. Il ne me faudra pas plus de cinq minutes pour en finir avec ceux-là. »
Je retournai dans la chambre. Au passage, je bus deux verres tirés d’un tonneau. Cinq minutes ? Je n’en avais pas besoin d’autant ! Le petit corps tiède et mou de Pète reçut ma semence en moins de trois. Et j’usais des deux minutes restantes pour le descendre dans la cuisine. W achevait la dernière oreille. Je posai délicatement le cadavre sur la table gluante et noire que W m’invita à lécher :
« Votre estomac ne refusera pas ces délices. Et votre cerveau appréciera. »
Je tirai une langue gourmande. W était déjà à l’œuvre. Un os craqua sinistrement. Je dis sinistre car je n’étais pas convaincu par la joie qui m’étreignait pourtant. Que voulez-vous ? Je ne changerais pas comme ça mes deux coups de langue. Il m’a toujours fallu plus de temps que les autres pour accepter d’en avoir fini avec le malheur. Et le malheur est toujours revenu. Et à l’heure encore !
« Ravalez votre salive, X ! Vous en mettez partout ! Vous ne comptez tout de même pas que je vais l’avaler à votre place ! »
Il avait l’air bien tendre, Pète. Son petit visage de poupon de cellulose disparut dans la gueule de W et il n’y eut plus de Pète. Il n’y avait plus personne que W et moi. Il mit les vêtements dans un sac comme prévu par le règlement. Il me regarda alors d’un air si satisfait que je n’osais pas lui demander ce qu’il était prévu de faire des objets remisés sur le bahut. C’est toujours comme ça que ça se passe : je suis à deux doigts de la perfection et cependant un détail démontre le contraire. Et au lieu de poser la question, à laquelle il y a une raison ou je suis venu pour rien, je reste là comme un flan à me tortiller une mèche de cheveux qui me chatouille la joue. W s’apprêtait vraiment à partir, mission accomplie, en m’abandonnant à la présence menaçante d’une paire d’échasses, d’un stérilet et de deux petits pieds mécaniques. Et en effet, m’ayant secoué la main plus que d’habitude, et peut-être même plus que de raison, il tourna les talons et se dirigea vers la sortie. Heureusement, je trouvai alors l’énergie de me jeter sur lui, ou plus exactement dans son dos où se balançait le baluchon contenant les objets réglementairement destinés aux pauvres de l’extérieur. Imaginez sa surprise.
En fait de surprise, il était terrifié. Il laissa tomber le sac qui ne fit aucun bruit. Son visage s’était tellement déformé sous l’effet de la peur que je lui inspirais que je crus qu’il ne s’était pas encore retourné :
« X ! Par pitié ! Pas moi ! Ne vous ai-je pas rendu service ? Personne ne le saura ! Ils ne sauront jamais rien ! Pitié ! »
Si je m’attendais à un pareil dénouement… Mais qu’est-ce qui se dénouait ? Il était déjà à genoux, pleurant la tête basse, et ses mains étreignaient mes souliers. Était-il en train de me dérouter sciemment après que j’eusse donné des signes clairs de joie ? Et dans quel but ? Ma torture n’avait-elle donc pas de fin ? Désirais-je encore, après toutes ces épreuves inexplicables, continuer mon cursus de novice pour aller encore plus loin dans l’horreur et l’égarement ? Il avait l’air terrifié, certes, mais dans quel état me trouvais-je moi-même ? Mon urine se mit à sentir mauvais. Elle me brûlait de l’intérieur. Étais-je totalement fou ? Était-ce là le châtiment réservé aux fratricides ? Pourquoi ne comprenait-on pas que je n’y étais pour rien ? Je n’avais rien vu venir. Je m’étais enfoncé. Et maintenant, W me suppliait de l’épargner !
Décidément, si c’était un examen de mes facultés, il était ardu ! Et quand prendrait-il fin pour me laisser respirer et reprendre mes couleurs naturelles ? L’échéance s’éloignait maintenant avec le comportement inattendu de W. S’il me priait à genoux de l’épargner, c’est que j’avais la possibilité de le tuer. Voilà comment on nous mène. Ah ! je l’eusse su, jamais je n’aurais postulé. Une existence ordinaire, sans satisfaire le moins du monde mes exigences mentales, m’eût au moins épargné ces hésitations propres à troubler l’esprit au lieu de l’autoriser à s’éloigner définitivement du champ de la folie. N’étais-je pas venu pour ça : ne jamais devenir fou ? Si j’avais su ce que je risquais en prétendant échapper à l’évidente incohérence causée par l’anéantissement final de l’intelligence !
Et l’autre qui me demandait pitié ! Si je réfléchissais bien, tout était rentré dans l’ordre. Le poison était prêt et j’avais le temps de réfléchir à l’usage que je pouvais faire des échasses, du stérilet et des petits pieds mécaniques qui n’avaient d’ailleurs pas l’aspect de pieds et pouvaient tout aussi bien servir à autre chose. En tout cas, à leur sujet, j’avais déjà commencé à réfléchir, raison supplémentaire de céder à la joie. Mais ce maître de l’estomac prétendait changer la donne. Et ce n’était pas n’importe qui. Il était le seul à exercer cette fonction. On ne lui connaissait pas de remplaçant. Si je le tuais, qui viendrait en aide aux novices limités du côté de l’estomac ? Et si j’étais le seul novice dans ce cas ?
Ses cris finiraient par alerter le voisinage. Certes, la maison était isolée, mais la rue, quoique peu fréquentée, était le passage obligé pour la quitter. Car Bignoute-Le-Saint est un cul-de-sac. Au-delà, les montagnes interdisent les voyages, à moins de marcher, ce qui n’est pas de mon ressort. Je jetai un œil à travers le rideau. Tout était calme. Il ne manquait plus que quelqu’un se trouvât une bonne excuse, bonne pour lui, pour venir frapper au carreau et augmenter la difficulté de l’examen que je subissais avec un fort mince espoir de réussite. W avait cessé de crier. Il vomissait !
Essayez d’arrêter quelqu’un de vomir ! Vous ne réussirez qu’à compliquer les choses. Il y en aura sur les murs et vous ne serez pas vous-même épargné par cette ordure. Tandis qu’il se contorsionnait sur le parquet, ses expectorations s’épanchaient rapidement, laissant présager un travail de remise en état que je préférais ne pas mesurer. Et je n’avais toujours pas décidé de son sort. Je m’assis sur la première marche de l’escalier, les pieds dans la vomissure épouvantable qui gagnait du terrain.
Dire que les choses s’étaient toujours bien passées ! Je peux même dire qu’elles avaient été d’une simplicité angélique. Pas d’angoisse. Pas d’attente imprévue. La perspective de l’étape suivante était un plaisir à savourer sans retenue. Le paradis, quoi ! Si j’avais dans l’idée de parfaire ma connaissance de l’enfer, je venais d’être servi et le dessert tardait à arriver.
Je compris soudain pourquoi W vomissait. Il n’aurait pas vomi si je l’avais tué à temps. Il vomissait parce qu’il était encore vivant. Le tuer maintenant, c’était limiter l’étendue du désastre. Il n’était pas trop tard. Je devais le faire !
Pourtant, W m’était sympathique, ce que Z n’avait pas été. Katie aussi était sympathique. D’ailleurs, elle était morte par accident. Pète m’avait énervé avec ses petites manières héritées de son milieu. Chaque fois que j’avais tué, je l’avais fait pour de bonnes raisons, tandis que W ne m’incitait nullement à passer à l’acte. Si j’attendais, c’est que je savais qu’à un moment donné, toute cette vomissure finirait par me monter au nez. Et alors…
Et sa bicyclette ? Il la rangeait toujours dans la rue contre le mur de clôture. On pouvait la voir de loin. Et la voyant, on ne pouvait pas ignorer que quelqu’un me rendait visite. On savait bien que ce n’était pas ma bicyclette. M’avait-on déjà vu sur une bicyclette ? Je ne savais pas s’il avait fait un tour en ville. C’était probable. Bagnoute-Le-Saint est une belle petite ville. On est toujours tenté d’en faire le tour, surtout si on n’a pas l’intention de marcher dans la montagne. Et puis quelqu’un l’avait vu arriver. Et arriver deux fois ! Cette répétition d’un même évènement ne pouvait pas échapper à la vigilance de… Mais de qui ? Je ne connaissais personne. Qui perdrait donc son temps à noter point par point les évènements impliquant d’autres questions concernant ma solitude ?
Je sortis. Pourquoi allais-je chercher la bicyclette de W ? Serais-je allé la chercher si je n’avais pas eu l’intention de le tuer ? La rue était déserte. D’ailleurs, la nuit tombait rapidement. On ne circulerait plus. Comme je m’y attendais, W avait cadenassé la roue arrière. Il me fallut soulever le vélo par la selle et le guider d’une seule main. Étant incontestablement doué pour tuer, je le suis moins s’il s’agit de voler. Je m’attendais à voir surgir un Bagnoutain révolver au poing. La dynamo, installée sur la roue avant, toucha le pneu et la lanterne se mit à éclairer le portail. Je ne fus pas surpris par cette lueur soudaine. Je l’avais peut-être déclenchée moi-même. L’esprit vous joue de ces tours quand on ne se sent pas tranquille et que les autres sont encore possibles !
Le portail grinça, car je dus en augmenter l’ouverture. Je n’avais pas prévu d’entrer chez moi en compagnie d’un vélo. Je montai ainsi chargé les marches du perron. La porte étant restée ouverte, W pouvait me voir arriver. Il ne vomissait plus. Il écarquillait des yeux gros de larmes et de sang. La vue du vélo le renseigna sur mes intentions. Je le vis laisser tomber sa tête dans le vomi.
Une fois la porte refermée, je poussai le vélo dans la cuisine et le rangeai contre le bahut sur lequel les échasses, le stérilet et les petits pieds mécaniques subissaient les assauts de l’ange de bronze. Proportionnellement, mon pénis est bien plus gros.
Une chose après l’autre, me dis-je. W s’était mis dans la position du condamné à avoir la tête tranchée par un sabre ou une épée, mais je n’avais pas de sabre ni d’épée. Je ne savais pas avec quoi je le tuerais. Je pouvais lui enfoncer une échasse dans la gorge ou me servir de l’ange pour lui fracasser le crâne. Il y avait encore tellement de possibilités à explorer. Si on continue à développer la technologie, on n’en finira pas de tout essayer. Est-ce bien possible ?
Soudain (je veux dire que j’eus tellement peur que je fis un bond digne d’un ressort), W leva la tête et prit la parole :
« Si vous avez l’intention de prendre le poison que je vous ai préparé, n’oubliez pas de nettoyer le vomi avant. C’est un conseil d’ami.
— J’ai bien compris mais… que ferai-je de votre corps ? Mon estomac…
— Ah ! Cessez de nous bassiner avec votre estomac ! Tout ce que je peux vous dire, c’est que pour le vomi, ce sera facile. Mais pour mon corps, je ne serais pas là pour vous aider à le manger. Vous n’ignorez pas que je suis le seul agent autorisé en matière d’aide apportée au novice. »
Il mentait ! La preuve, c’était qu’il ne disait pas un mot des échasses, du stérilet, des petits pieds mécaniques et surtout de sa bicyclette. Je ne m’en irais pas sans avoir tout fait disparaître aux yeux des hommes. Mais en avais-je la force, le pouvoir… l’intention ? Puis j’eus une sorte d’illumination :
« Je ne vous tuerai pas, clamai-je victorieusement. Vous nettoierez le vomi, vous mettrez les échasses, le stérilet et les petits pieds mécaniques sur le porte-bagages de votre vélo et vous vous en irez ! »
Ce que je venais de dire était sans doute risible, car W éclata d’un rire tel qu’il se remit à vomir. Je l’entendis proférer joyeusement entre deux giclées :
« Vous n’avez rien compris ! Vous n’avez strictement rien compris ! Avalez le poison et laissez faire les hommes. Ils vous jugeront ! »
Ce fut alors à mon tour de me jeter dans le vomi. Et je me suis mis à vomir le peu que j’avais ingurgité avant que tout cela n’arrivât. Vomissant toujours, W m’encourageait en me tapant sur le dos. Et, je ne sais pour quelle folle raison, nous avons ri de concert, vomissant sans mesure. Jamais je n’avais ri autant, mais je me souviens d’avoir vomi bien plus, ce qui sort du cadre de ce récit.
La nuit était tombée depuis des heures quand nous retrouvâmes notre calme habituel. W devait bien savoir, en tant que cadre, où nous en étions du processus dont j’étais devenu le jouet. Il ne m’en confia cependant pas le secret. Pendant que nous nettoyions le vomi, je me demandais ce qui se serait passé si je l’avais tué. Il devança ma question :
« Vous me tuerez, X, mais ce jour n’est pas encore venu…
— Mais qui donc êtes-vous, W ? »
Je le savais bien. Au fond de moi, je le savais depuis longtemps, mais en surface, je n’étais pas encore cette réponse. Il me fit un signe pour m’indiquer que je n’étais pas loin de la vérité, mais que j’avais encore beaucoup à faire pour y croire.
Nous mîmes le vomi dans les bouteilles vides. Je me rendis compte alors du nombre incroyable de litres que j’avais avalés. Je bois beaucoup, je le reconnais, mais jamais autant ! Et une fois toutes les bouteilles remplies, le muid ne suffit pas à contenir tout le vomi.
« C’est dommage d’en perdre, dit W qui s’y connaissait, mais il va falloir en jeter dans l’évier.
— Et si quelqu’un ouvrait une de ces bouteilles dans l’intention de se saouler ?
— Il ne se saoulerait pas ! »
La rosée tombait doucement quand nous sommes sortis. Nous avions bien attaché le sac de vêtements, les échasses, le stérilet et les petits pieds mécaniques avec des sandows qui appartenaient à monsieur X. Il s’en servait pour lier les mains de ses victimes. J’avais d’autres chats à fouetter maintenant que de m’occuper des raisons qui avaient dicté ma conduite à son égard. W enfourcha le vélo et secoua longuement ses fesses sur la selle.
« Qu’est-ce que vous allez faire de tout ça ?
— Est-ce que je vous demande ce que vous allez faire de monsieur X ? »
C’était peut-être là de l’humour, mais il m’avait glacé. J’allais me retrouver seul, face à mes responsabilités. Tout était redevenu simple.
« Il ne manquerait plus qu’on vous renverse, dis-je tristement.
— Si ça arrivait, personne ne comprendrait, dit W.
— Voulez-vous dire que si ça n’arrive pas, les Bagnoutains comprendront enfin ?
— Je ne vous parle pas des Bagnoutains, novice ! Hasta la vista ! »
Je ne m’attardai pas dans la rue. Après tout, une bicyclette qui s’éloigne n’est pas un spectacle extraordinaire. W sifflotait en serrant les freins dans la descente. Je rentrais.
Quelle propreté ! Ce n’était pas dans cet état que j’avais trouvé les lieux à mon arrivée. Ça sentait même bon. Je pris le temps de siffler une bouteille. Il paraît qu’on n’a plus soif une fois qu’on a avalé le poison. C’était en tout cas le bruit qui courait à l’époque de mon noviciat. Je pourrais vous en dire plus long aujourd’hui, mais n’anticipons pas.
Devais-je ouvrir la fenêtre avant de fermer les yeux ? Le matin était clair, à peine frais. J’inspirerais ainsi une certaine tranquillité, comme s’il était possible de quitter ce monde sans le regretter. Mais il n’était pas dit qu’on me trouverait ce matin. Ni même cet après-midi. On ne disait rien de ce moment important dans la procédure. Il était simplement dit qu’on me trouverait et qu’alors, en l’absence de signes d’assassinat, on penserait que j’avais mis fin à mes jours pour une obscure raison, une raison d’autant plus obscure que je ne laissais aucune lettre pour éclairer le jugement de ceux qui étaient censés me regretter.
Le poison était effectivement amer, et non content de l’être, il adhérait obstinément à la langue et au palais. Dans ces conditions, j’aurais dû avoir soif. Et bien il n’en fut rien. Je claquais encore ma langue quand mon cœur s’est arrêté, signe que je n’avais plus rien à faire. Et comme cette situation n’était pas désagréable, je savourais l’air et la lumière du matin que des rideaux de mousseline répandaient sur mon attente. Il y eut même un oiseau pour me divertir, signe qu’on s’occupait là-haut de l’ennui qui me guettait.
À midi, le téléphone sonna. Comme il y avait un appareil sur ma table de chevet, je fus tenté de le décrocher. C’eût été une erreur. Je ne la commis pas. Et le téléphone sonna encore cinq minutes plus tard. Je n’attendis pas une demi-heure avant qu’il se remît à sonner. Il sonnait si fort que je me suis dit qu’il s’agissait peut-être de W ou d’un autre de mes maîtres. Ils vous appelaient pour vous induire en erreur, laquelle était sans conséquence s’il s’agissait bien d’eux. Mais si c’était quelqu’un d’autre, alors tout était à recommencer. Vous comprenez bien, après avoir lu ce que vous venez de lire, que je n’avais aucune envie de me replonger dans un pareil galimatias. Je n’étais pas certain de m’en sortir cette fois. Aussi, je laissai sonner.
Je n’avais certes pas fatigué cet interlocuteur. Il n’attendit pas midi pour me rendre visite. Il entra après avoir frappé et m’appela par mon petit nom, preuve qu’il me connaissait et qu’il savait ce qu’il faisait en entrant chez moi où il avait apparemment ses aises. Après avoir jeté un œil dans la cuisine où le congélateur ronronnait docilement, il grimpa les escaliers quatre à quatre. Il fit irruption dans ma chambre au lieu d’y entrer après avoir renouvelé son appel, signe qu’il commençait à s’inquiéter. Et en effet, il faillit défaillir en me voyant couché raide mort sur mon lit.
Il me ferma aussitôt les yeux, puis me prit le pouls. J’eusse procédé inversement, mais l’homme, que je distinguais entre mes paupières à peine entrouvertes, venait de perdre toute contenance. Il se jeta sur le téléphone et appela. Je fus bigrement soulagé quand je compris que la voix qui lui répondait n’était pas celle de la police, mais celle d’un médecin.
« Vous êtes sûr qu’il est mort ?
— J’en suis sûr !
— Ne bougez pas ! J’arrive ! »
On m’enterra deux jours plus tard. J’étais impatient de me retrouver sous terre. Ces rites d’un autre temps me désespèrent. Mais enfin, ce sont des hommes. Pas mécontent d’entendre la terre s’accumuler sur mon couvercle, j’allumai. On emporte toujours du feu avec soi. Il serait en effet ridicule d’attendre dans le noir, d’autant que nous ne savons pas quand on vient nous chercher. Pour que ça arrive, il faut qu’on ait besoin de nous. Et en pensant à la tournure qu’avaient prise les choses à cause de moi (qui d’autre ?), je me disais qu’il n’était pas impossible qu’on me fît attendre plus que d’habitude. Je méritais une punition. Je ne pouvais en nier la nécessité. Il me restait à espérer que W avait bien défendu ma cause.
Disons-le tout de suite, je n’ai pas vu le temps passer. W ouvrit lui-même le couvercle. Il était heureux de me retrouver en pleine forme. Étais-je disponible pour une autre mission ? Un certain Y avait besoin de mes services. Oui, oui, on me faisait toujours confiance. Allons, allons ! Qu’est-ce que j’allais imaginer ?
J’avoue qu’une fois sous terre, j’ai renoncé au monde. Je n’avais aucune idée du processus post-mortem nous concernant. Je ne savais même pas s’il était prévu, comme je me mettais à le craindre. Il n’avait jamais été question d’être détruit comme le commun des mortels. On mourait parce que c’était notre travail et une fois sous terre, on attendait sans douter une seconde d’avoir une infinité de missions à accomplir, la suivante étant savourée d’avance. Mais pourquoi ne pas retourner à la condition humaine si on n’était pas fait pour autre chose ? Je n’avais pas besoin de me raisonner pour comprendre que, dès le début, j’avais donné des signes d’une probable incompétence. On s’était montré patient avec moi. Le temps était peut-être venu de me résigner et d’accepter ma véritable nature. Et j’étais sur le point de ne plus être capable de me souvenir de cette expérience qui avait été aussi ma chance.
Mais comme vous le savez depuis la fin du chapitre précédent, je m’en suis sorti. Je laisse imaginer ma joie de revoir W. Je ne pris pas même le temps de me débarrasser des asticots ni de l’odeur de la terre. Je lui sautai au cou pour laisser choir mes larmes sur son épaule. Il ne refusa pas cette étreinte et me pinça une joue avant de lui appliquer une tapette dans le style de celle que l’évêque administre aux enfants qui reçoivent ainsi une approbation définitive. Il me parla tout de suite de Y.
« Y ? m’étonnai-je. Je croyais qu’il s’agissait toujours de X…
— Vous n’êtes pas encore informé de toutes nos conventions, X… euh ! je veux dire Y. Tenez. Servez-vous de cette brosse. »
Il m’en tendit une qui n’avait apparemment jamais servi. Je me brossai pendant qu’il m’observait. Pour la brosse, pas d’inquiétude. C’était la procédure. Mais il ne m’avait jamais observé de cette manière. En principe, pendant que vous vous brossez au sortir du cercueil, W va jeter un œil sur d’autres tombes et vous vous dites qu’il a une raison de le faire, ce qui vous laisse le temps de bien vous brosser. Maintenant, s’il avait procédé comme d’habitude, je me serais dit que lesdites tombes avaient quelque chose à voir avec la destruction possible de novices jugés inaptes au service. Et je n’y aurais rien vu d’inquiétant. Cela m’aurait plutôt rassuré, conforté dans mon idée. Mais W s’était immobilisé, le coude sur une stèle et il me regardait comme si je n’étais pas fait pour durer. Je compris, à tort ou à raison, qu’on me donnait encore une chance et qu’il n’y était pas pour rien. Je lui rendis la brosse après l’avoir interrogé du regard pour savoir si je m’étais bien brossé.
« Vous voilà dans la peau de Y, dit-il d’un air satisfait.
— Je regrette ce qui est arrivé…
— N’y pensez plus. Concentrez-vous sur votre nouvelle mission. Voici le dossier. »
Il eût été plus facile de le manger que de le lire, mais la technologie était encore limitée à la lecture préliminaire des dossiers qui nous étaient confiés pour qu’on en fasse autre chose que ce que je venais de faire du dossier X. Cette partie du processus ne changeait pas. Je vérifiai que le mort était bien Y et non X. W avait le pouvoir de percevoir le doute. Il ne me reprocha rien. Il savait sans doute que je poserais encore des problèmes et j’ignorais si c’était pour la dernière fois.
Il attendit que je refermasse le dossier. Je refis le nœud du ruban avant de le lui rendre. Il poussa du bout d’un doigt une feuille dont l’angle dépassait. On aurait dit que le temps revenait à l’assaut de mon angoisse. Je ne pouvais pas finir comme ça !
« Voilà le billet, dit-il. Et un peu d’argent de poche pour un casse-croûte et un soda. Ne prenez pas d’alcool.
— Je vais pourtant en avoir besoin !
— Attendez d’être sur place pour boire. Ce n’est pas un effort que je vous demande, c’est un acte. Ne commencez pas par une erreur.
— Vous me menacez !
— Certes non ! Mais je ne voudrais pas qu’on vous amène chez Y entre deux flics. N’oubliez pas que Y est mort et que, exception à la règle, tout le monde est au courant…
— Mais ce n’est jamais arrivé ! Vous ne pouvez pas exiger de moi que je m’adapte à une erreur du système !
— Qui vous dit que c’est une erreur ? Ce qui vaut pour X ne vaut pas pour Y. Vous ne savez pas tout, X. Vous ne savez peut-être rien. Et vous ne saurez peut-être jamais.
— Ça en fait des peut-être ! Je croyais que vous étiez mon ami…
— Mais je le suis, X ! Je ne suis ici que pour ça : être votre ami. Je ne vous demande pas d’arrêter de boire. Vous boirez tout ce que voulez une fois chez Y. Et ne vous montrez pas avant de l’avoir mangé. »
Je voyais bien qu’il est difficile d’être Y quand on est X. W voulait m’encourager. Il n’avait peut-être que moi sous la main. Encore un peut-être ! Il me serra la main longuement. Il suait. Je ne suais pas, moi. J’étais déjà dans mon rôle. J’arrivais en gare de Chignosses dans la nuit. J’étais seul sur le quai. Le seul à descendre, veux-je dire. Et il n’y a pas de personnel à cette heure-ci. Il eût pu avoir de nouveaux passagers. Le train repartit, délesté d’un seul et sans un autre pour me remplacer. Cette idée saugrenue me donna le tournis. Ou bien c’était le froid humide de Chignosses qui est au bord de la mer derrière une façade de pins et de dunes. Pourquoi en connaissais-je le ciel alors qu’il faisait noir ? Ah ! oui, le dossier.
Je remontais mon cache-nez sous les yeux. Personne ne s’en étonnerait, si jamais je rencontrais quelqu’un à cette heure avancée de la nuit. La gare de Chignosses a deux issues : à droite ou à gauche. Selon le choix qu’on s’impose en sortant de la salle des pas perdus, on arrive à Chignosses par le nord ou par le sud.
Je n’ai jamais aimé Chignosses. Pourtant, j’y suis né. Qui ne connaît pas la famille Y ? Il faudrait être étranger à l’histoire de notre ville pour ignorer qui je suis. Ce cache-nez, que je prisse par le nord ou le sud, me mettrait à l’abri des questions embarrassantes. Si j’étais mort, et je l’étais, comment expliquer que j’arpentais les rues de Chignosses alors que les fantômes n’existent pas ? Je connaissais ces gens pour les avoir manœuvrés dans l’intérêt de notre dynastie. Ils avaient toujours un œil sur la réalité, ne la perdant jamais de vue malgré les rêves que j’étais capable d’introduire dans leurs cerveaux malades. Oui, je le reconnais, il y avait de la haine dans mon cœur. Et ne croyez pas que je me privais de m’en exprimer. Je me suis plus d’une fois montré odieux. Cependant, j’étais assuré d’avoir beaucoup de monde à mon enterrement. Ils seraient tous là, bavards pour ne pas risquer d’éclairer leur silence.
Je remontai le cours Y. Quelques vitrines répandaient leurs couleurs sur la chaussée. Dans mon estomac, dont vous connaissez la faiblesse, le soda et le casse-croûte tentaient de passer la barrière du duodénum. Une acidité douloureuse m’arrêta dans la lumière. Le vin m’eût épargné cette souffrance et surtout cette trop claire exposition au regard chignossais. Je me voyais dans les reflets d’une affiche, pâle et informe comme un sarment.
W me suivait-il ? Je n’entendais pas son vélo. On l’entendait toujours de loin s’il était monté dessus, mais il lui arrivait, dans les cas difficiles, d’aller à pied et dans ce cas il savait comment entrer dans le silence. Je sortis de la lumière et me mis à louvoyer pour ne pas quitter l’ombre. J’approchais de chez moi. Un valet, vieux fidèle, se tenait sous le porche, juste sous la lampe saturée d’insectes. La draperie qui s’élevait à partir des colonnes était tout simplement majestueuse. Un Y en broderie d’or rutilait sous d’autres signes hérités de l’Histoire. Cependant, les fenêtres étaient éteintes. On n’y distinguait même pas la lueur caractéristique des lumignons. Mon cadavre ne risquait pas d’épouvanter par les effets de la décomposition. Il avait été embaumé par Sylvas. Qui ne rêve pas de l’être par cet artiste reconnu jusqu’au sommet de l’État ?
J’avais hâte de me voir. Qui avait une seule fois songé à embaumer X, même par le plus obscur des embaumeurs ? Personne, pardi ! Tandis que Y avait les moyens d’entrer dans un cercueil avec l’espoir de ne jamais changer d’aspect, d’autant que ce cercueil était un bijou d’astuces technologiques mises en œuvre pour éterniser le travail incomparable de Sylvas. J’avais tout à gagner en passant, sous la houlette de W, de X à Y. Mais mon estomac me disait le contraire. Je sentis mon intestin se nouer avant même d’entreprendre la digestion du soda et du casse-croûte. Ce chyle devait avoir un triste aspect. Je serais victime d’une diarrhée avant de me mettre au travail. Et jusque-là, pas de vin.
Je m’enveloppai dans ma courtepointe. Je ne partais jamais en mission sans elle. Sa ouate me dispensait de penser au froid et à l’humidité des lieux où on me demandait d’agir en professionnel. Je m’étais dissimulé dans une encoignure formée par la saillie d’une vitrine et le renfoncement d’un mur jouxtant une porte cochère. D’ici, je pouvais voir le vieux valet qu’on remplaçait avantageusement, pour la nuit, par un mannequin qui avait toujours appartenu à la famille. Il fumait sa pipe blanche qui lui brûlait les doigts. Impossible de savoir s’il s’agissait du valet ou de sa doublure de cellulose. Le ruban de son chapeau voletait, car la brise s’était levée depuis que j’étais arrivé.
C’était important de le savoir. Si c’était lui, je ne passerais pas. Il était deux fois comme moi. Je connaissais cette force. Je ne ferais pas le poids. Et quelle tête ferait-il lui-même quand il me reconnaîtrait ? En voilà un qui croyait aux fantômes ! Il n’était pas question de provoquer un pareil scandale. Voilà pourquoi W m’avait recommandé, que dis-je ? ordonné de ne pas boire de vin.
Comment tester l’animal ? Lui jeter une pierre le ferait entrer dans une colère dont je ne me souviendrais peut-être pas aussi longtemps que je pouvais l’espérer si j’étais destiné à disparaître moi aussi. Nul doute que ce gaillard disparaîtrait un jour. On n’imagine pas un larbin profiter des largesses qui me flattaient encore (pour combien de temps ?). En attendant, il ne disparaissait pas et imposait sa figure de gardien intransigeant qui sombrerait dans une dangereuse terreur si je me révélais à lui. À moins que quelqu’un de prévenant l’eût invité à se faire remplacer par le mannequin, car le gars était prompt à tricher avec son emploi si on lui en donnait l’occasion.
On est souvent sauvé par les chiens. Le dira-t-on jamais assez ? Cette race compagnonne peut se montrer utile si on sait la manœuvrer habilement. Vint un chien. Un de ces chiens qui errent à toute heure du jour et de la nuit à la recherche d’une poubelle dépourvue de système de fermeture. Il n’y avait pas de poubelle cours Y. On les sortait par-derrière, où la rue est populeuse. Et quand je dis on, je sais ce que je dis. Le chien renifla les souliers du valet. Et que croyez-vous que fît le valet ?
Il ne bougea pas. Attendait-il que le chien fût en bonne position pour lui administrer un coup de pied aussi peu aléatoire que possible ? Où était-ce les pieds du mannequin que le chien arrosait de sa substance ? Je ne sus le dire comme ça sans y prendre le temps d’y réfléchir. Si W me surveillait, qu’en pensait-il ? Je n’osais l’imaginer.
Quand le chien cessa de pisser, il renifla longuement le mollet du valet qui ne bronchait toujours pas. Je jetai un œil égaré dans la nuit. W ne se manifestait pas. Il m’eût été d’une aide appréciable. Le silence n’était troublé que par la truffe du chien. Je vis son urine dégringoler sans bruit les marches du perron et regagner la rigole sans autre trouble que le mien. Puis le chien s’éclipsa comme une vision. Le valet n’avait pas frémi.
Mais de là à me convaincre que ce n’était pas lui et qu’il dormait du sommeil du juste sous les toits, il y avait un abîme d’angoisse que je ne me résignais pas à franchir sans les ailes de mon ange gardien. On se pétrifie à un moment ou à un autre de l’existence. Et il faut en avoir assez de servir de perchoir aux pigeons de la ville pour enfin prendre les jambes à son cou dans la bonne direction.
Avais-je laissé passer ma chance ? Douterais-je encore de la pertinence du recours au chien en cas d’alternative ? Je revins sur mes pas. La gare de Chignosses était noyée dans la lumière de ses réverbères, son toit perdu dans le ciel noir. Je cherchai W sous les arbres. Les bancs étaient libres. J’avais soif. Je pouvais passer la nuit ici, comme un clochard. W me réveillerait-il alors du cauchemar dans lequel il prétendait, si j’avais bien compris, que je serais sauvé de moi-même ? Ou bien m’abandonnerait-il à d’autres fictions moins propres encore à me donner des apparences pour m’épargner les superfétations de la réalité ?
Je ne me couchai pas. Je m’assis, les pieds dans les feuilles mortes. W n’apparaissait pas. Je n’avais plus ce pouvoir. Ou il m’en privait. Qui sait ? Ah ! combien j’enviais l’homme qui sait ce qui convient à sa faiblesse ! Car il n’est pas seulement question de devenir fort à force d’expérience. Il s’agit d’abord et surtout de comprendre sa propre faiblesse. On ne peut se parler à soi-même, et ainsi se donner une chance de s’écouter, qu’à la condition de se voir tel qu’on est ou plus exactement tel qu’on est conçu. Quelle leçon je me donnais !
Et je me relevai ! Je retrouvai ma courtepointe dix minutes plus tard au même endroit et dans les mêmes conditions, celles-ci étant produites par le valet ou le mannequin, le chien n’étant plus là pour m’aider à penser. Je vis alors, par miracle, que la rigole qui me séparait de la chaussée transportait une boue pas forcément aussi répugnante que je la ressentais au plus profond de moi-même. Je m’en couvris le visage. Et, ainsi protégé d’une reconnaissance aussi peu souhaitable que tragique, je m’approchai du valet. Il ne dit rien, ne bougea pas un cil, ne me reconnut pas ! C’était le mannequin. J’avais eu raison !
C’eût été le valet lui-même qu’il ne m’eût pas reconnu. Mais aurait-il laissé entrer un clochard couvert de boue répugnante dans la demeure des Y qu’il était chargé de protéger des intrusions étrangères à notre régime ? Fi donc ! Il l’eût plutôt flatté de sa hallebarde. Et le pauvre X s’en fût trouvé fort mal et rejeté encore plus loin que la gare de Chignosses qui n’était pas la limite extrême imposée à l’étranger, surtout si celui-ci était déjà tombé plus bas.
L’entrée était donc libre. Certes, comme le valet était en réalité un mannequin, la gouvernance de la maison avait fermé la porte de l’intérieur. C’était ignorer qu’étant Y, même si j’étais X, je possédais cette clé et je savais m’en servir. Elle ne fit pas deux tours. J’entrai.
Attention au tapis ! Celui-ci a la mauvaise habitude de se soulever dès l’entrée. Le pied s’y prend comme la mouche au miel. Mais le dossier Y était complet. Et j’étais un bon élément de l’administration de la mort. Je parvins au pied de l’escalier sans être tombé dans aucun des pièges tendus par cette maison où la notion de piège est un concept vital depuis que le pays est régulièrement occupé par des puissances étrangères à son ambition démesurée.
L’étage papillotait. C’était l’effet des bougies. Il fallait s’attendre à en rencontrer beaucoup dans la maison d’un mort et de toutes les tailles. La famille Y n’a jamais lésiné sur les moyens à mettre en œuvre pour élever ses morts au-dessus des autres. Je montai, pensant avec une pointe d’angoisse que j’avais besoin d’un toilettage assez poussé tant la boue s’était répandue sur ma personne. L’odeur n’était pas tenable, alors que le mort embaumait, selon la noble tradition perpétuée par Sylvas.
La chambre était plongée dans une demi-obscurité dansante. Le mort reposait entre quatre murs de flammes serpentines. Je m’assurai qu’il s’agissait bien de Y. C’était lui. Mais dans le miroir, je n’étais plus moi. Commencerais-je par le manger ou devais-je d’abord me livrer aux travaux de nettoyage que nécessitait ma personne ? La nuit était bien avancée. Elle ne se prêtait plus aux atermoiements. Je mordis aussitôt la face rose du mort. Ce mélange de chair aseptisée et de produits de beauté me donna la nausée. Et je commençai mon sinistre travail par un vomissement qui ajouta son odeur à celle de la boue. Si quelqu’un avait le nez fin, je ne manquerais pas de le réveiller même du plus profond sommeil qu’on peut imaginer en matière de fiction.
Le passage de X à Y ne s’est pas fait chez moi sans une persistance obstinée (voyez comme je la personnifie) des contrariétés provoquant un échec de moins en moins atténué par les corrections apportées régulièrement par W. J’étais bien conscient que cette situation ne pouvait pas raisonnablement durer. Il était écrit que tôt ou tard on me signifierait la conclusion d’un contrat qu’on avait signé alors que je présentais déjà des signes d’incompatibilité avec les exigences de ce métier. J’avais le net sentiment de m’enfoncer et en effet, mes expériences étaient de plus en plus difficiles à vivre. Les os me posaient un problème de dentition et les chairs n’étaient jamais complètement dissoutes dans mon estomac. On avait beau (W) m’aider en fin de parcours, il n’en restait pas moins que je n’accomplissais pas la tâche qui m’était confiée. Et ce passage de X à Y, dont je ne comprenais pas la finalité, semblait me pousser à commettre un taux d’erreur en croissance constante.
C’était mon premier Y. J’avais été X tellement de fois que j’avais depuis longtemps cessé de compter. Et étant X, j’ignorais l’existence de Y. Il était pour le moins étrange qu’il ne courût, au niveau de X, aucun bruit sur Y. Je n’ai pas le moindre souvenir d’une évocation même infime de Y. On était X et rien d’autre. Et il n’a jamais été question de Y. Z n’avait de sens que pour moi, puisque je l’avais tué. Et tout le monde connaissait W sans avoir jamais l’idée de discuter de quoi que ce fût qui le concernât de près ou de loin.
Je suçais le cerveau quand il se fit un bruit. Je crus imprudemment que le mort laissait échapper un gaz. Et comme je ne suis pas différent des autres, ce bruit m’amusa. Je ne pus m’empêcher de me boucher le nez en me moquant de lui. Et si le pet suivant n’avait pas été accompagné d’un autre rire que le mien, je me serais fait attraper. J’eus tout juste le temps de me cacher sous le lit. Grand bien m’en prit, car le sang du mort, que Sylvas avait pompé, était embouteillé et les bouteilles, comme à la cave, étaient empilées soigneusement pour être consommées sans risquer de détruire le fragile équilibre auquel les soumettait leur entassement. J’en débouchai une avant toute chose. Il faut dire que j’avais soif. Je commençais, à cause de cette soif intense qui menaçait de devenir douloureuse si je ne la satisfaisais pas, à avoir des hallucinations, du type de celles qui vous font croire que ce que vous voyez n’existe pas en réalité, mais seulement dans votre tête. Heureusement, le sang de Y s’était transformé en vin.
Après quelques goulées, je me sentis mieux et prêt à affronter l’adversité, si c’était ce qui était entré en pétant dans la chambre du mort. Je risquai un œil prudent dans les franges dorées du couvre-lit noir. Je reconnus tout de suite les souliers et la boucle qui les caractérisait plus que le vernis impeccable. C’étaient les souliers de Sylvas !
Mais je n’avais pas fini de les reconnaître qu’il était déjà en train de pousser un cri parce, hurlait-il, quelqu’un ou quelque chose avait dégradé ce qu’il appelait à corps et à cris son beau travail. On vint.
Et voici comment le chien me sauva :
Je le reconnus malgré l’épaisseur de la nuit. Le rideau s’était entrouvert et laissait voir la terrasse jusqu’à la rampe de son vaste escalier. Le chien, museau gris, était en arrêt sur la dernière marche, une patte à peine posée sur la terrasse. Il n’est jamais bien bon de laisser l’air frais du dehors pénétrer la chambre d’un mort, non pas à cause des chiens, mais pour des raisons qu’il n’est pas difficile de comprendre. Sylvas, déjà irrité par ce que j’avais fait au visage de Y (détruire son œuvre) s’en prit ensuite, sans laisser personne respirer (on se regroupait en se bousculant autour du lit), à celui qui avait ouvert la fenêtre à cause d’une ignorance inadmissible dans cette honorable famille Y (dont il n’était pas membre). Et poussant toujours sa critique à la limite de l’offense sans toutefois franchir celle du supportable, il aperçut le chien (en même temps que moi) et se précipita lui-même sur la porte-fenêtre pour la fermer avant que le chien ne revînt pour les mordre et les mettre en fuite afin de continuer son œuvre diabolique consistant à faire disparaître toutes traces de son travail artistique.
Quelques-uns arrachèrent au mur des fusils et des armes blanches pour descendre les escaliers intérieurs et pousser jusqu’au jardin pour chasser l’intrus, alors qu’il eût été plus aisé de rouvrir la porte-fenêtre fermée par Sylvas pour exécuter le même devoir filial. À mon avis, le chien devait déjà être loin quand ils arrivèrent enfin dans le jardin. Pas un seul coup de feu ne fut tiré et c’était heureux, car alors on eût ameuté la gente policière et Dieu sait ce qui se serait passé me concernant. Tout le monde remonta. Comme ils avaient laissé Sylvas seul avec son œuvre, il en avait profité pour éclater en larmes toutes plus amères les unes que les autres. Je n’en reçus que d’acides qui s’en prenaient à l’intégrité des bouteilles que j’avais faites miennes dans un élan de sauve-qui-peut bien légitime.
Il était en train de mouiller le mort quand on insista pour lui parler du chien. Il hurla qu’il n’avait que faire de ce maudit chien et qu’il allait maintenant s’appliquer à redonner au mort toute la beauté qu’il lui avait inventée dans un élan de génie qu’il n’était pas certain de retrouver comme il l’avait trouvé la première fois. Tout le monde reconnut que c’est une preuve de génie que de pouvoir refaire ce qui est défait. Seulement voilà, pour refaire aussi bien, et peut-être mieux (il ne promettait rien), il avait besoin du sang du mort. On en trouverait quelques bouteilles sous le lit !
J’entrai immédiatement dans le matelas heureusement percé par-dessous, ce qui expliquait qu’on l’avait retourné. Les bouteilles s’entrechoquèrent tant il y avait de mains pour les désempiler. Elles me filaient toutes sous le nez sans que je pusse m’en réserver quelques-unes pour atténuer l’effet de sécheresse que le crin du matelas imposait à ma langue condamnée au mutisme le plus parfait. J’entendis des cris de joie. On trinquait et Sylvas se plaignait en minaudant d’être mal servi et par conséquent de ne pas trouver l’inspiration nécessaire à la recomposition du visage du mort dont je n’avais pas croqué les os, sinon la tâche (disait Sylvas) eût été impossible à renouveler sans quelques adaptations pas très catholiques.
Comme j’étais dans le matelas, je subissais tous les assauts. Je crus même à un moment qu’on se livrait à un viol caractérisé du cadavre, ouvrage qui m’était en principe (si j’avais bien compris) réservé. Le sang finit par traverser toute l’épaisseur du crin et il me fut permis de me régaler de ces fontaines dont le nombre s’accroissait à un rythme que je ne pus évidemment soutenir.
Je ne sais pas à quelle heure Sylvas termina son propre ouvrage. Le fait est que tout le monde dormait ou que personne n’était là pour le faire. Je l’entendais gratter, secouer la cuillère dans le pot, siffler de satisfaction et surtout se cogner les dents sur les goulots de mes bouteilles. J’étais trempé.
Il sortit enfin, non sans avoir vérifié la fermeture de la porte-fenêtre dont il tira le rideau en donnant des ordres relatifs à l’imperfection, quoiqu’il fît, de la technique d’embaumement qui était la sienne et pas seulement la meilleure. Le silence reprit ses droits. Je fis un peu de bruit en m’extrayant du matelas par le haut, car le dessous du lit était encombré de bouteilles toutes vides qu’il s’agissait de ne pas entrechoquer. Le temps passait assez vite comme ça !
Le mort ne pesait plus son poids, vidé qu’il était de son sang. Je n’eus pas de peine à le soulever pour refaire surface. Il me fallut me résoudre à tout recommencer, sauf que la chair du visage n’était plus de la chair, mais un composé polymère qui n’en avait absolument pas le goût. Et impossible de me rappeler ce détail du manuel : Cette chair artificielle devait-elle disparaître au même titre que la chair véritable ? J’eus beau repasser ces innombrables pages dans ma mémoire, il n’y avait pas moyen de revoir celle qui concernait les chairs artificielles.
Aucun téléphone sur la table de chevet. On en met rarement sur celle d’un mort. Je ne pouvais donc pas appeler W à mon secours. Il y avait un poste au pied de l’escalier, majestueusement posé sur un petit guéridon tout harnaché de dentelles roses et bleues. Je le voyais clairement. À quoi m’eût servi ma mémoire sinon ? Mais redescendre n’était pas une mince affaire. J’avais entendu certains d’entre eux refuser d’aller plus loin et prétendre passer la nuit dans l’escalier en attendant de retrouver l’équilibre. Sylvas avait lui-même déclaré qu’il était sujet au même vertige et il s’était reproché d’avoir trop bu, provoquant un tollé parmi les autres. J’entendais leurs ronflements et leurs plaintes. J’étais condamné à manger la résine que Sylvas avait utilisée pour remplacer les chairs qui se trouvaient maintenant dans mon estomac aux prises avec ses acides.
Croyez-vous que je parvinsse à mes fins ? Que nenni ! Le X que j’étais reprenait sa place de perdant. Et pour tout arranger, j’avais perdu les pédales, mordant dans tous les sens à la recherche des chairs les plus tendres. Le résultat était à la hauteur de mon égarement : des arrachements sur tout le corps. Un vrai massacre !
Pleurant comme une madeleine de Proust, je me réfugiai dans le rideau. Devinez qui montait ! Le mannequin du valet porté par un inconnu qui l’avait trouvé à l’entrée en arrivant ce matin et qui demandait qui était l’auteur de cette blague immonde. Il entra dans la chambre sans savoir que c’était celle du mort. Son cri me fit monter encore plus haut. Je touchai la tringle. Le mannequin s’écroula sur le mort. L’inconnu, porté par sa terreur, secouait des gens dans l’escalier, leur demandant ce qui s’était passé et s’il pouvait faire quelque chose. Sylvas, encore tout étourdi et la langue pâteuse, parla du chien, expliquant en même temps que le mannequin était un leurre et que le valet était si vieux qu’on ne s’en servait plus la nuit.
En moins de trois minutes, le désordre fut grand. On courait dans tous les sens et on ne savait plus si on montait ou descendait. Les femmes s’en mêlèrent, ce qui n’arrangea rien. Quelqu’un eut l’idée de couvrir le mort avec son manteau. On cherchait le chien dans le jardin. Et on sortit dans la rue pour accuser d’autres chiens qui n’y étaient évidemment pour rien. Et moi, en haut du rideau, je ne souhaitais plus être là.
Peu importe ce qui se passa ensuite. Ce fut long et pénible, sachez-le. Quand enfin W me tira par la queue, j’étais endormi. Et je ne voulais plus me réveiller. Pourquoi ouvrir les yeux ? Pour le regarder ? Et voir ce que j’étais. Je n’étais même pas monté assez haut pour espérer me briser le cou en me jetant par terre. Il tira plus fort et je glissai le long du rideau. Il m’accueillit dans ses bras. Qu’est-ce que j’ai pleuré cette nuit-là !
En résumé, ils ont enterré Y après une deuxième restauration du travail de Sylvas. La fourrière est passée sans succès pendant plusieurs jours, puis le chasseur de chiens a perdu tout espoir de faire justice. On lui a même reproché par la suite de ne plus passer du tout. Mais on n’avait pas revu de chiens non plus. Et ce n’était plus ma maison.
W me laissa à la gare de Chignosses avec un billet de retour et des vêtements neufs. Et pas de vin bien sûr. C’était une de ces évidences qui semblent conclure l’existence par un sevrage définitif. Il m’attendait à l’arrivée :
« Comment allez-vous, X ?
— Je regrette pour Y… Si j’avais su…
— Seulement voilà, vous ne saviez pas. Maintenant vous savez. »
Je savais qu’il n’est pas possible de venir à bout d’un mort dont tout le monde sait qu’il est mort. Que ce soit X ou Y, le mort est nécessairement encore de ce monde pour les autres, sinon ils rappliquent et les chiens en profitent pour vous compliquer la vie. Je ne vous parle pas du voyage de retour !
Inutile de vous raconter la série de missions qui suivit ces deux dernières. En passant de X à Y, je n’avais apparemment gagné que le droit de mal faire et d’avoir à recommencer sans espoir de mieux faire. Je vous laisse imaginer mon désespoir et l’angoisse qui ne manquait pas de m’accompagner partout où j’avais quelque raison d’aller, que ce fût au lit, au travail ou dans un bouge prévu pour abuser des plaisirs. Le spectacle que j’y donnais régulièrement n’avait rien d’artistique. On me ramenait avec ce qu’on appelait l’ambulance des insomniaques. Notons toutefois que si je ne dormais que le strict nécessaire, ce n’était pas faute de pouvoir dépasser ce minimum vital, mais parce que je résistais du mieux que je pouvais à ce sinistre abandon des facultés mentales mises à mal par les tourments d’une existence trop mesurée.
Je ne m’attendais même plus à une fin tragique ni trop comique pour servir d’exemple. Je construisais mon éternité dans l’habitude de perdre le fil de mes travaux et de le retrouver sans m’inquiéter nullement de savoir s’il s’agissait là d’un châtiment ou d’un spectacle donné à des fous. Même le vin n’avait plus de pouvoir sur la réalité. Il participait maintenant de cette réalité. Et plus j’en buvais, moins je me sentais capable de croire aux illusions.
Pourtant, on me trouvait sympathique. Les gens vous diront que je ne posais pas de problèmes. Tout ce qu’ils vous demandent, c’est de ne pas leur poser de problèmes et de résoudre les leurs. La relation entre deux êtres se fait toujours à sens unique. Qui croit à l’amour se trompe lui-même. Mais je ne faisais rien pour ne pas me faire aimer. W me payait un pot quand je revenais de voyage. Voyage… On appelait ça comme ça. Et je revenais toujours, finalement indifférent aux résultats. Voilà qui semblait ne gêner personne. C’était ma vie. Et elle devait durer autant de temps que j’existais pour elle.
Il arrivait à W de m’adresser quelques reproches, mais c’était toujours entre deux pots et le deuxième m’achevait. Il me mettait alors au lit comme le faisait ma maman, à la différence que je n’avais pas besoin qu’il me racontât des histoires. J’étais assez grand pour ça désormais.
Autant je m’étais trouvé à l’aise dans la peau de X, autant celle de Y m’allait comme le comédien au personnage de théâtre. Je ne comprenais pas cette cassure de X à Y, ni la série toujours égale des Y. Jusqu’au jour (je dis bien que ce jour-là je compris) où W vint me trouver chez moi pour me confier une nouvelle mission. Je pris le temps de me lever et d’avaler un remontant. Il avait l’air joyeux de quelqu’un qui va vous annoncer le changement attendu depuis si longtemps :
« Voici Y, dit-il en me montrant la photo agrafée au dossier. C’est le prochain sur la liste [il y avait donc une liste]. Personne ne sait qu’il est mort.
— Ce Y est donc un X ?
— Non, non ! C’est un Y.
— Mais comment la mort d’un Y n’est-elle pas connue de tous ? C’est contraire à la procédure Y…
— Qui vous a dit que la procédure Y ne peut en aucun cas ressembler à la procédure X ? Vous ne l’avez pas entendu de ma bouche. Je sais toujours ce que je dis ! »
Il venait de donner un grand coup de poing sur la table, comme un personnage de Dostoïevski. Je bus encore un peu. Il avait des choses à m’apprendre. Il y avait si longtemps qu’il ne m’apprenait plus rien ! Je n’avais pas voulu dire ce que j’avais dit.
« OK, X, continua-t-il plus calmement. Le problème avec vous, c’est que vous êtes à l’affût du moindre changement dans la procédure. Pourquoi ? Parce que vous croyez que les choses agissent sur vous à la manière du temps. Vous oubliez que vous n’êtes plus un enfant. Vous ne grandirez plus. Et par le miracle du vin, ou de ce que vous voudrez pourvu que ce soit un miracle à vos yeux, vous ne vieillissez pas. Cessez de considérer que le monde extérieur fonctionne sur les mêmes principes que vous. Cette fois, je vous le répète, la mort de Y n’est pas encore connue. Voilà qui va vous changer et, je l’espère, vous distraire un peu de la monotonie qui vous ronge. »
Il me regarda en souriant, sans oublier de remplir le verre. Je comprenais :
« Si cet Y est un X… commençai-je.
— Je vous dis que ce n’est pas un X ! »
Même jeu. Mais cette fois, ses yeux rougirent. Son poing remonta à la hauteur de mon nez.
« X, mon ami… dit-il doucement. Vous savez à quel point je vous aime…
— Ils veulent me faire payer la mort de Z ! hurlai-je en mordant le bord de mon verre (qui ne se brisa pas).
— Pourquoi voulez-vous qu’on vous fasse payer un meurtre ? Ce n’est pas dans nos habitudes. Vous ai-je dit que Z repose en paix. Vous me croyez, X, quand je vous dis qu’il est heureux là-dessous ?
— Là-dessous ? J’ignorais qu’on pût y exister. Quand j’étais X, on finissait toujours par me chercher pour me confier une autre mission. Mais maintenant que je suis Y, je quitte toujours les lieux comme un voleur. J’aimerais bien qu’on m’enterre encore une fois. Rien qu’une fois !
— Et qu’est-ce que je vous propose donc ? Je vous répète que cette fois, personne ne sait que Y est mort. Vous procéderez comme vous le fîtes avec X.
— Mais qu’est-ce qui fait que cet Y est un Y et pas un X ?
— X ! Ne pensez plus à Z de cette triste façon ! Vous vous perdrez ! »
Deux heures plus tard, j’arrivai à Port-Misère. Je pris un taxi qui m’arrêta devant l’hôtel le plus cher de la ville. C’était un leurre. Le portier me sauta littéralement dessus. Il réussit même à m’arracher ma valise. J’avais beau lui expliquer que j’habitais la porte à côté, il prétextait de ne m’avoir jamais vu (et pourtant il avait trente ans de carrière à son actif) pour prétendre me présenter dans les règles au maître d’hôtel qui m’attendait.
« Comment peut-il m’attendre ? rouspétai-je. Réfléchissez un peu ! Je ne le connais pas, moi, votre maître d’hôtel !
— Mais lui vous connaît ! Et moi je vous reconnais.
— Ah oui ? Et par quel magique procédé ? Je vous le demande.
— C’est lui qui vous a tué. Il sera surpris de vous revoir. »
J’avais affaire à un fou. Il en avait rompu la poignée de ma valise que je tenais moi-même par une sangle. Pour une fois, depuis longtemps, que les choses s’étaient annoncées faciles et réglées comme du papier à musique, voilà que je tombais sur un cas de folie et que ce cas ou cette folie me promettait de bizarres ennuis. Si nous n’avions pas été sur la voie publique, je crois que je l’aurais tué. Mais il m’avait interloqué :
« Comment ça, tué ? Je suis bien vivant, comme vous le voyez… »
Il éclata de rire. Ma valise entra la première dans le tourniquet. Je la suivis. Le maître d’hôtel m’accueillit. Il m’offrit tout de suite un cigare :
« Attendez d’être seul pour l’allumer, me conseilla-t-il à voix basse. Sa fumée vous dispensera de respirer cette horrible odeur. On vous attend depuis deux jours. »
Il s’élança vers l’ascenseur, poussant le liftier pour prendre sa place. Il me fit un signe engageant pour entrer avec lui.
« On n’a pas idée de tuer en plein été, continua-t-il, mais cette fois, c’était une question d’honneur. Vous savez comme c’est pressant, l’honneur. Je n’ai pas pu me retenir !
— Je ne savais pas qu’on avait aussi des tueurs dans nos rangs…
— Tiens donc ! Et de quoi meurent les gens si vous prétendez les bouffer ? »
L’ascenseur s’arrêta. La porte mit du temps à s’ouvrir. Le maître d’hôtel me poussa dans le couloir, secouant une clé.
« Mais enfin ! balbutiai-je. On m’a dit que j’habite à côté…
— Ah pardon ! Vous habitez en effet à côté, mais c’est ici que vous êtes mort ! »
La clé tourna deux fois. Il me poussait encore. Le mort gisait dans un grand lit défait. Le maître d’hôtel remplaça à la hâte les bougies qui n’étaient plus sur leurs chandeliers. Il craqua tant d’allumettes que j’en eus mal aux yeux.
« Pour le lit, dit-il, Mariette montera vous aider. Tout ça s’est passé tellement vite ! Savais-je en me levant que j’allais tuer quelqu’un ?
— Et comment se nomme la dame ?
— De quelle dame parlez-vous ?
— Il y a bien une dame… ? Sinon, il n’y a pas d’honneur.
— Ah oui ! La dame. Ce n’est pas votre affaire. Occupez-vous des vôtres. Il paraît que vous n’êtes pas très doué. Voilà qui est bien ma chance ! »
Il sortit. J’allumais le cigare précipitamment. Le mort ne me ressemblait plus tant il était enflé. Mais peu importait son aspect actuel, puisqu’il avait vécu et qu’à ce niveau, je lui ressemblais parfaitement. D’ailleurs, le maître d’hôtel m’avait reconnu. Je n’avais pas de souci à me faire quant à cet aspect de la procédure. Mis à part l’effet que produisait encore sur moi l’inattendu de la situation (j’habitais à côté), les choses semblaient tourner dans le bon sens. Et en effet, j’avalai le mort sans avoir besoin d’appeler W à la rescousse.
Mon estomac se portait-il donc mieux ? Le fait est que le mort entra tout entier dans ma personne et que je n’eus pas recours au vin au-delà du raisonnable. Il est toujours agréable de ne pas franchir cette limite, car sait-on toujours ce qu’on rencontre alors ? Mon expérience s’était enrichie de bien folles existences, aussi je restai sur mes gardes et fis monter quelques bouteilles. On ne sait jamais ce que vous réserve la raison.
Pour la première fois de ma nouvelle existence (laquelle avait maintenant de la bouteille), j’étais en passe de réussir pleinement la mission qui m’avait été confiée. W serait fier de moi. Et je me voyais déjà accumulant les succès et les bonnes bouteilles. Je m’installai dans le lit, Mariette l’arrangea comme il faut après la visite du médecin qui ne trouva rien à redire à ma mort, ce dont le maître d’hôtel se félicita sans attendre l’avis officiel. Il se pavana toute une journée autour de moi, sifflant Mariette pour rectifier la position d’un pli ou d’un pompon.
« Ma foi, confiai-je à W à mon retour, je me sens prêt à recommencer. Ce genre de Y me convient.
— Je crois en effet, dit W, que nous avons enfin trouvé chaussure à votre pied. »
Je me fichais bien maintenant que l’Y eût des airs de X. Ou le contraire. C’était peut-être ça, Z. Si c’était le cas, on finirait par me le dire entre deux verres et on s’amuserait bien de ma naïveté. Mais pour l’instant, rien ne disait que j’en étais à Z. Et je n’étais pas mécontent de pouvoir profiter de ce doute car, comme vous le savez, après Z, on n’a rien inventé de mieux que le néant, si c’est ainsi qu’on définit l’absence de l’alphabet nécessaire à la pratique des langues. J’en avais le cerveau tout enfumé.
Une semaine plus tard, j’arrivai à Plaine-les-Monts dans les mêmes conditions. À peu de choses près car, comme je viens de le conter, cette idée qu’on me fît prendre un Z pour un Y avait pris la place de la mauvaise pensée précédente selon laquelle Y n’était autre que X. Troublé, mais pas vraiment malade, je me rendis au domicile du mort, un Y selon W ou un Z si je n’avais pas tout à fait raison.
La porte s’ouvrit sans difficulté et il n’y eut pas de portier ni de maître d’hôtel pour changer l’allure générale de la procédure, ce qui me réjouit passablement. Je mis le mort dans le congélateur et attendis. On ne procède pas autrement. Et pour passer le temps utilement, je remontai quelques bonnes bouteilles. L’histoire ne dit pas combien.
J’évitai aussi soigneusement que possible de penser à tout ce que je venais de vivre pour, apparemment, mon plus grand bien. L’avenir était devant moi, ce qui n’avait pas toujours été le cas comme on vient de le lire. Ces distorsions temporelles n’annoncent pas toujours, si je me fie à la littérature correspondante, des jours meilleurs, mais il me semblait bien tenir le bon bout. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne me restait plus qu’à me laisser entraîner sans me soucier d’autre chose que de me faire plaisir quand l’occasion se présenterait. Au contraire, et sur la base d’une solide expérience des aléas et de leurs contraires, je devais rester vigilant et n’accorder ma confiance qu’à moi-même pour limiter le risque d’erreur. Je savais trop bien ce que coûte l’erreur. Dire qu’elle est cuisante est une manière prudente de ne pas prononcer le mot enfer.
Le signal convenu pour passer à la dévoration du mort viendrait en son temps. Il ne dépendait pas de moi et même, j’ignorais tout à fait pourquoi il est des morts que l’on mange et d’autres dont on laisse le traitement aux us et coutumes des hommes. Il ne sera pas traité de cet aspect de la question ici. Je n’en connais pas la réponse.
Pourquoi attendre ? Pourquoi ne pas attendre ? Est-ce que je n’avançais pas dans la hiérarchie malgré de fort désagréables péripéties ? N’étais-je pas toujours de ce monde ? De X, j’étais devenu Y. Et j’étais peut-être sur le point de passer à Z sans m’en apercevoir. Z, n’est-ce pas le sommet plutôt que le début de la fin ? Fions-nous aux apparences ! Et cessons de rêver.
Même le vin était de meilleure qualité. Vous voulez que je vous dise ? J’en buvais donc moins. Je finirais par déguster chaque lampée. N’est-ce pas cela aussi, le sens à accorder à ce Z qui vient conclure dans la seule intention de s’éterniser ? Certes, je n’étais pas aussi parfait que lui. On sait bien que la tentation de l’ivresse est forte et le demeure tant qu’on n’a pas acquis la science nécessaire à une bonne perception de l’art. Pensez-vous un seul instant que je pouvais m’écarter de ces excellentes dispositions pour me saouler plus que de raison ? Bien sûr que non !
D’ailleurs, la maison se prêtait à mon bonheur. Je m’y trouvais comme chez moi. Elle était remplie de mes propres souvenirs, preuve, s’il en est, qu’on faisait grand cas de mon bien-être en haut lieu. J’avais bien l’intention de profiter de ce présent inespéré. Même les livres prenaient la forme de bouteilles quand je les ouvrais. Il ne manquait plus qu’une femme pour ajouter une touche finale à ce tableau exemplaire. Et bien je vous le dis tout de suite : elle ne vint pas. Et de l’attendre depuis des jours ne m’inspira pas le moindre doute sur la finalité du programme qu’on exécutait sur la seule base de mes paramètres. On n’est jamais plus mal servi que par soi-même. Continuons.
On frappa à la porte. L’ouvrant de façon un peu légère et m’attendant à sauter au cou de W, je me retrouvai nez à nez avec un type que je ne connaissais pas. À en juger par l’écartement absolu de ses paupières ainsi que par le tremblement hystérique des noirs sourcils qui les surmontaient, cet inconnu de moi allait exprimer en termes frileux la surprise qu’il éprouvait à me voir alors qu’il s’attendait à quelqu’un d’autre. Il nous est arrivé à tous de nous tromper de porte. L’inconnu se pencha sur le côté pour vérifier le nom au-dessus du bouton de sonnette. C’était bien le mien. Il le répéta plusieurs fois pour s’assurer que je n’étais pas un autre. Il était temps qu’il expliquât sa stupeur ou sa déconvenue :
« Je… commença-t-il. Comment dire ?... Je ne m’attendais pas… Il doit y avoir une explication… »
Mon haleine seule laissait deviner un penchant. La sienne tenait à la pastille mentholée. Il était trop tard pour lui fermer la porte au nez. Il avait déjà les pieds sur le paillasson et en frottait les dures semelles sans cesser de réfléchir à ce qu’il pourrait bien me dire pour ne pas me provoquer. Je devais avoir l’œil combatif à ce moment-là. Et la main sur la poignée de porte en cas de nécessité. Puis il se frappa le front pour bien montrer qu’il venait de comprendre de quoi il s’agissait. Il ne lui restait plus qu’une seconde pour s’exprimer clairement sur ce sujet pour moi déjà conclu.
« J’y suis ! fit-il. Vous êtes le frère ! On m’a parlé de cette étonnante ressemblance. Je comprends maintenant ! Vous avez dû me trouver idiot ou quelque chose dans le genre. Non ? »
Comme il s’invitait avec une insistance apparemment propre à son personnage et que je n’avais aucune envie de commettre la bourde qui me ramènerait au point de départ, je reculai vivement. Il entra.
« Permettez-moi de vous présenter mes condoléances, dit-il un peu penché sur la main que je lui tendais. Une voisine m’a signalé de la lumière chez vous et, voyez-vous, je me suis inquiété oh ! bien à tort à ce que je vois, car vous êtes ici chez vous. Je vais donc rassurer cette prudente voisine qui est aussi, comme vous le voyez, une excellente citoyenne. Allez-vous vous installer ici ? Oh ! Ça ne me regarde pas, mais j’en serais ravi. Tout le monde ici sera ravi, croyez-moi ! »
Il connaissait assez la maison pour en retrouver les yeux fermés le petit salon de réception. Il m’y conduisit d’un pas alerte et en ouvrit même la porte qu’il fit coulisser du bout d’un doigt expert en glissement. Je fis un petit saut par-dessus une pliure de tapis et proposai une collation, car bien que j’arrivasse à peine, j’avais emporté de quoi recevoir, au cas où…
« Ne vous dérangez pas, cher monsieur ! D’ailleurs, je ne bois jamais en service…
— Un café alors ? J’en ai un de soluble. Je cours réchauffer l’eau. Vous verrez !
— N’en faites rien ! Mes condoléances oh ! mes condoléances ! Si vous saviez comme nous appréciions feu votre frère ! Oh ! Je vois que je vous déçois. Je n’ai qu’un moment, un petit moment ! Allez, va pour un café ! »
Il s’assit aussitôt. Je courus à la cuisine. Mon frère ? De quoi parlait cet intrus ? Est-ce que W m’avait parlé d’un frère ? Un frère parfaitement ressemblant. Un jumeau ? Un clone ? Tout ceci dépassait les compétences d’un exécutant. Je tirai de l’eau chaude du robinet et préparai un café rapide. Ne pas se prendre le pied dans le tapis. Je ressautai. L’inconnu me regarda comme si je venais de commettre un geste inexplicable, mais il ne me posa pas la question (pourquoi je sautai). Je posai la tasse sur la table basse. Il ne s’en saisit pas.
« Je crains, dit-il, que vous n’ayez pas compris qui je suis… Flick, inspecteur de police. Je suis chargé de l’enquête. Désolé de vous rencontrer dans ces circonstances… »
Un policier ? Une enquête ? Un frère (moi) ? Il m’embrouillait. Était-ce un masque de ce sacré W ? Je m’approchai pour examiner la peau de son visage. Une vraie peau de fonctionnaire au travail du citoyen. Ce n’était pas W.
« Et… murmurai-je… vous avancez… ?
— Certes ! Certes ! Nous avançons toujours ! C’est le principe. Mais je ne peux pas vous en dire plus. J’espère que vous me comprenez…
— Je comprends ! Oh ! Si je comprends ! Si vous saviez à quel point nous souffrons !
— Vous avez une grande famille, je sais. Et plus on est, plus on souffre. Moi j’ai la chance de n’avoir qu’une sœur. Et elle n’est plus de ce monde. Je suis seul.
— Et vous me comprenez ? »
On a passé un bon moment à se comprendre. À peine refermée la porte sur ce fâcheux, j’appelai W :
« Un frère ? s’écria-t-il. Mais Y n’a pas de frère… enfin… pas à ma connaissance. Je ne suis que W. Mais s’il y avait deux frères, je le saurais…
— Ce que je ne comprends pas, mon cher ami W, c’est que si Y a été assassiné, le type qui se trouve actuellement dans le congélateur n’est pas Y.
— À supposer qu’ils n’aient pas amené le corps au laboratoire médico-légal…
— Vous supposez mal ! On ne laisse jamais le corps d’une victime sur la scène du crime.
— Pourtant… vous avez bien trouvé un corps… X !
— Et me ressemblant trait pour trait, W !
— Enfin… c’est vous qui lui ressemblez. N’inversez pas…
— Mais je n’inverse rien, W ! Si je suis bien Y, il faut admettre que celui qui est dans le congélateur n’est pas moi ! Ah ! il n’est pas facile le concours du Z ! »
J’étais effondré, sachant que la hiérarchie, dont W était un maillon essentiel, ne se trompait jamais de scénario. À quelle sauce voulait-on me manger ? W réfléchissait ou prenait le temps de me laisser penser qu’il réfléchissait.
« Mais enfin… dit-il. Si Y est au laboratoire, qui est celui qui se trouve actuellement dans le congélateur ?
— C’est exactement ce que je vous demande ! Vous devez bien le savoir !
— Ce n’est pas du tout ce que je veux dire, mon cher X !
— Mais dites-le ! Dites-le ! Ah ! J’étouffe !
— Car en effet, la question n’est pas tant de savoir qui est dans le congélateur que de savoir ce qui peut arriver maintenant que vous avez un frère.
— Expliquez-vous !
— Voilà : il y a maintenant deux Y et deux frères de Y. C’est un de trop. »
W me quitta sur cette constatation. Il laissa quelques bonnes bouteilles. Il en avait toujours dans les sacoches de sa bicyclette. Et il faisait bien. J’attendis la nuit pour sortir. Cette extension de la mission initiale ne m’occuperait pas plus de deux jours. Dans le train, je me dis que le but de cette nouvelle mission n’était pas de faire de moi un Z, mais de me transformer en tueur comme le maître d’hôtel que j’avais rencontré à Port-Misère en compagnie de ses complices le portier et la très douce Mariette. Je n’avais aucune idée des particularités de l’existence d’un tueur. J’aurais pu retourner à Port-Misère avant de me rendre à Jamailas, quittant donc temporairement Plaine-les-Monts où je reviendrais pour achever mon travail. Quel voyage ! D’habitude, il se résumait à un aller-retour. Cette nouvelle complexité me déroutait d’avance.
Un jamailassien m’arracha presque mon billet à la sortie de la gare où il était employé. Il en vérifia les données et me sourit pour me signifier que j’étais en règle mais qu’il avait cru un moment que je fraudais sa compagnie. Cet incident augurait mal de la suite des évènements qui restaient à vivre pour aller au bout de cette épreuve, qu’on fît de moi un tueur de plus ou un Z à ajouter à l’énigme de sa place dans l’alphabet. W m’avait donné l’adresse du frère de Y, signe qu’il en savait plus que moi sur le sujet. J’allai à pied. J’avais besoin de réfléchir encore à mon avenir. Si je refusais de devenir un tueur (en admettant que c’était ce qu’on voulait faire de moi), je ne deviendrais jamais Z et même je ne deviendrais plus rien du tout. Et si on avait prévu de faire de moi un Z, pourquoi me demandait-on de tuer ? Je me rappelai alors que, en tant que X, j’avais tué Z. Tout ceci formait un tout que je n’étais pas encore en mesure d’envisager sans le compliquer encore. Le mieux, résolus-je, était d’agir. Je me trouvais devant la porte de mon frère quand je me promis de m’en tenir, quoi qu’il arrivât, à cette résolution. Gaspar m’ouvrit.
À en juger par la tête qu’il faisait, il ne m’attendait pas. Et en effet, comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? J’étais (Y) mort assassiné et mon corps était étudié de près par la médecine légale. Je ne pouvais donc pas me trouver à Jamailas. Il recula sans m’avoir refermé la porte sur le nez. Je crois qu’il savait ce que j’étais venu faire chez lui. Il recula jusqu’à ce qu’un mur l’empêchât de reculer encore. Il commença à se plier, mains jointes et bouche ouverte. Sa langue s’étira hors de la bouche. Le moment était venu pour moi de tuer.
Mais une fois mon frère mort, n’entrait-il pas dans la procédure que je le mangeasse ? Ainsi, prenant sa place, il ne me restait plus qu’à revenir à Port-Misère pour récupérer le cadavre de l’inconnu du congélateur, lequel cadavre j’amènerais à Jamailas pour le mettre dans le congélateur du frère tué par mes soins. C’était de plus en plus compliqué comme travail !
Je tuai donc le frère de Y et je le mangeai entièrement. Comme son téléphone n’était pas relié à notre central, je ne pus informer W de ce que j’étais en train de concocter. Après ça, on pouvait faire de moi un tueur ou un Z, je m’en fichais éperdument. L’essentiel était que j’allasse au bout avec ou sans l’aide de W, mais plutôt sans, car j’étais confiant dans mes capacités.
J’avais eu tort, pensai-je, de douter de mes chefs. Eux savaient ce qu’ils faisaient et quant à moi, il fallait que je me contente de savoir qu’ils savaient ce qu’ils faisaient. Une seule entorse à ce principe et la hiérarchie, parfaitement au courant de ce qui pourrait lui arriver si elle n’y prenait garde, s’écroulerait à mes pieds. Je me voyais mal en terroriste. J’avais deux morts à mon actif : Z et ce frère de Y qui était ce qu’il était, je n’avais apparemment pas à le savoir.
La question, maintenant qu’il était mort et mangé, était de retourner à Port-Misère pour en ramener le cadavre du congélateur de Y, celui qui était actuellement au laboratoire médico-légal pour servir une justice soucieuse de démasquer son assassin. Car il y avait un assassin, un autre que moi puisque Y n’était pas Z ni son frère. L’idée m’est venue que le cadavre du congélateur de Port-Misère pouvait être l’assassin de Y, mais qui était alors le sien ? Tout cela ne me regardait évidemment pas. Tout ce que j’avais à faire, c’était amener ce cadavre ressemblant à Y, et donc à son frère, et le mettre dans le lit de ce frère, à Jamailas, pour le faire passer pour lui. Il ne me resterait plus alors qu’à rejoindre mes quartiers et à recevoir mon nouveau grade. W serait fier de moi.
Jamais je ne m’étais trouvé dans une situation aussi complexe. En principe, plus ça se complique et plus on ressent le besoin de comprendre de quoi il s’agit. J’en ai connu qui se sont rendu fous à ce petit jeu. Et je ne me souviens pas d’un seul qui eût retrouvé la raison.
Il n’y avait pas de train dans la soirée. Il me fallait donc passer la nuit à Jamailas. Comme il restait pas mal de bouteilles, je les ai toutes vidées. Aussi ne puis-je garantir ce qui s’est passé ensuite. Je vais cependant vous en toucher un mot :
Il était dix heures du soir. Comme on était en été, la nuit venait à peine de tomber. J’étais tellement saoul que je n’ai pas pu arriver à allumer la télé. Je me suis laissé tomber dans quelque chose de mou qui pouvait être aussi bien un fauteuil qu’un troisième cadavre à mon actif. Il n’était plus question que je sortisse de là avant le premier train qui était à 8h32 le lendemain matin. On frappa à la porte.
Comme j’étais bien décidé à ne pas changer d’avis, je ne me levai pas. La porte s’ouvrit. On y avait tourné une clé, mais je ne sais pas combien de fois. Si je comptais bien, le tapis était foulé par plus de deux pieds. Je pensais vaguement à un chien, qui en a quatre, et je bus une gorgée juste pour y penser encore un peu avant de m’endormir, car le rêve me tirait les pieds sans me réclamer la clé. Le gros visage gris de Flick se posa devant moi.
Il y avait du monde. Et tout ce monde était armé. Il y en avait même un qui secouait une paire de menottes, ce qui faisait rire quelqu’un que je ne voyais pas. J’avais assez de bouteilles pour contenter tout le monde. Même les dames. Il y en avait aussi. Elles me plaisaient bien dans leurs uniformes. Flick me secoua le menton. Mes dents claquèrent.
« Monsieur X ? dit-il, m’envoyant son haleine mentholée en plein dans le nez. Vous m’entendez, monsieur X ?
— Je vous reçois cinq sur cinq ! Servez-vous un verre pour améliorer la communication, monsieur Flick !
— Vous me reconnaissez. ? C’est bien, monsieur X. Mais si vous n’êtes pas sûr de me reconnaître, on peut vous amener dans une cellule de dégrisement afin que vous soyez en mesure d’écouter ce que j’ai à vous dire au nom de la Loi. »
Je fis un large signe pour signifier que je n’étais pas sourd.
« Même un sourd peut entendre ce que j’ai à vous dire, monsieur X. Mais si vous ne comprenez pas bien, on attendra que vous soyez disposé à prendre vos responsabilités.
— Dites toujours, monsieur Flick ! J’aviserai…
— Donnez-moi cette bouteille, nom de Dieu ! »
Vous connaissez la suite. On m’a même amené au laboratoire médico-légal pour m’obliger à regarder les deux cadavres, celui de Y et celui du congélateur. Flick tenait à ce que ce soient des frères. Je ne l’ai pas contredit. Pourtant, je ressemblais trait pour trait à l’un d’eux. Vous savez lequel. Mais j’étais loin de chez moi et je ne savais pas ce qu’il convenait de faire et de dire dans ce genre de situation. Depuis, je n’ai pas revu W. Et j’attends. De guérir, disent-ils.
Celui qui monte dans l’arbre et en tombe est responsable de sa chute. Qui accuserait l’arbre lui-même ou le propriétaire de l’arbre ? La Loi, pardi ! Et elle est même autorisée à accuser celui qui a vu Elpénor monter dans l’arbre et qui l’a laissé faire. Au lieu d’être simple comme un bonjour, la Loi complique l’existence. Et pourquoi ? Parce que ceux qui la font ont peur. Ils ont peur d’abord d’être jugés par elle et se mettent à l’abri de cette menace en usant de la rhétorique qui démontre et convainc. Et puis ils ont peur d’être victimes d’une chute et d’en payer le prix à la place du bouc-émissaire. Je suis ce bouc.
Je vous présente Angine, ma chèvre. Mon nom est Ulysse. Ou mon surnom. J’ai mangé mon premier enfant à l’âge qui rend possible la fécondation du nid féminin. J’étais loin de mesurer la portée du plaisir. Elle s’appelait déjà Angine, je ne sais plus pourquoi. Mettons.
Nous prîmes ce plaisir dans la nature, à l’abri des rochers battus par les vagues. À nos pieds, les oursins se reproduisaient à grande vitesse. Nous en sucions la succulente chair quand l’idée nous vint de baiser. Je ne sais plus qui commença, d’elle ou de moi. Mon érection gonflait mon strict maillot de bain, ce qui expliquait ma posture, jambes ramenées sur le ventre, fesses tout juste au bord de la roche. Les élans de ma tignasse d’or n’étaient dus qu’à la brise qui venait de l’horizon. Le soleil voulait se coucher.
Elle n’eut pas de mal à faire glisser mon mince slip sur mes jambes. Je fus nu le premier. Ensuite elle emboucha cette trompette et s’accompagna de l’instrument de mon cul avec un doigt expert. Les seins m’explosèrent au visage, que j’avais grimaçant, langue dehors pour en exprimer toute la joie. J’étais sur le point de tout donner quand elle interrompit la séance. Elle se déshabilla en un clin d’œil, son une-pièce étant prévu pour l’urgence. Et une seconde après, j’éjaculais en grande pompe dans son vagin étroit. Tandis que je reprenais mes esprits sur la roche moussue, elle me reprochait déjà de ne penser qu’à moi. Heureusement, j’étais en âge de la satisfaire après l’avoir déçue. Et c’est d’ailleurs cette méthode que j’applique depuis. Nous nous en trouvons bien.
Les jours qui suivirent se ressemblèrent, à ce détail près que nous arrivions nus. Nous laissions nos maillots de bain au pied de la falaise dans une anfractuosité que je reconnaissais depuis l’enfance. J’étais du pays et elle venait d’ailleurs. Ces rencontres ne se limitaient pas aux vacances d’été. Ses parents « enseignaient » et se la coulaient douce aussi souvent que l’Église de Rome le permet. Elle (Angine) entretenait ce calendrier avec une précision d’enfer.
Après le plaisir des sens, nous nagions au milieu des rochers, la bouche pleine d’écume. Il n’était pas rare de recommencer dans cette eau agitée, mais elle avait trop peur de se noyer pour s’y livrer avec la même passion. J’aimais ce cul mouillé, ce dos toujours cambré pour résister aux vagues. À cet endroit de mon enfance, elles sont particulièrement puissantes. On les reçoit de plein fouet, sinon elles vous trahissent.
Le soir, nous fréquentions des amis pressés de se coucher pour connaître les mêmes plaisirs, mais Angine et moi en doutions et nous nous séparions comme deux amoureux transis. On se moquait de nous. On chercha même à nous saouler, sans y parvenir. Et nous nous taisions, échangeant des caresses sur la table, presque timidement. Seules quelques filles expérimentées devinaient la passion qui nous étreignait alors de l’intérieur, mais jamais aucune d’elles ne se risqua à s’exprimer sur ce sujet qu’elles savaient fragile et explosif.
C’est à la fin de l’été qu’Angine changea. Je crus d’abord que c’était à cause d’un incident qui nous guettait depuis le début de nos pratiques naturelles. Quelqu’un mit la main dans notre anfractuosité et repartit avec nos maillots de bain. Nous dûmes attendre la nuit pour rentrer, nus comme des vers. Je l’aidai à grimper sur le balcon de sa chambre, heureusement placé à hauteur d’homme et de là elle me jeta un linge quelconque. Nous en étions quittes pour la peur. Personne ne nous avait surpris. J’avais bandé tout le long de ce chemin et même songé à le mettre à profit. Mais elle refusa vivement. Que les vagues et les oursins fussent témoins de ses escapades amoureuses était un jeu. Mais se retrouver à poil sans autre explication la terrifiait. Je compris cette terreur quand j’aperçus, à peu de temps de là, son père poussant la chaise à roulettes de sa mère. Ce visage sévère perdait son temps à tenter de cacher une violence de larbin attaché à son emploi aux prix de sacrifices qu’il faisait payer à sa fille. Et je crois que la mère, paralytique et colérique, n’était pas plus étrangère que l’État à ce sinistre conditionnement de l’existence. Je dois dire que je ne m’en suis jamais approché d’aussi près.
Angine étant, au bout de deux mois d’un été fulgurant, devenue aussi triste que ma propre mère, je crus que notre aventure se finissait. J’étais bien loin de la réalité ! Nous commencions à peine. Et arriverait tôt ou tard le moment où j’aurais la terrible impression de ne pouvoir en finir jamais.
Il y eut un jour de pluie. Jamais la pluie n’avait gâché nos jeux. Elle aimait la pluie comme la mer, avec la même joie d’enfant qui se sent renaître et qui le dit pour qu’on profite avec lui de son ravissement. J’arrivai au coin de la rue où nous avions l’habitude de tout recommencer avec la même passion. Elle y était, mais en robe mouillée et sans le chapeau de paille. Un foulard enfermait sa jolie tête dans une salade de navires de guerre d’une autre époque. Il appartenait à sa mère. J’avais enfilé une vague chemise nouée sur le ventre et je bandais déjà. Mais elle ne flatta pas cette érection. Je crois même qu’elle ne lui accorda aucune importance. Je me frottai à elle. Elle recula. Nous étions à une semaine de son départ.
« Je ne peux pas, dit-elle.
— Je te prendrai le cul !
— Tu ne comprends pas ! Pas aujourd’hui.
— Et demain alors ?
— Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! »
Elle s’enfuit. Dans la course, ma bite prit l’air. Avais-je l’air d’un satyre qui court après une fillette en âge de se faire épouser ? Je dus me planquer sous un porche rose et vert. Je me souviens de ces couleurs comme si c’était hier. Elle disparut sous la pluie, lentement avalée par la rue qui montait. Je renonçai.
Le soir, elle ne vint pas au café où nous entretenions nos mensonges entre amis. On s’étonna de me voir seul. Une des filles me proposa même une promenade au phare. Sa main était dans mon pantalon quand Angine se montra enfin. Elle avait pleuré.
Elle ne s’approcha pas de moi. Je me détachai presque violemment de la plante carnivore qui s’en prenait à mes couilles.
« Angine !
— Il faut que je te parle ! »
Nous trouvâmes un coin discret sur la terrasse de sable. Elle était enceinte. Cela ne me fit ni chaud ni froid. Je ne savais pas que c’était comme ça qu’on faisait les enfants. Je connaissais le principe, bien sûr, mais de là à m’imaginer que c’était l’unique conséquence d’une passion purement physique… Puis je perdis l’équilibre et posai une fesse sur quelque chose qui pouvait être une chaise. Elle avait elle aussi tourné de l’œil en se regardant dans le miroir de la salle de bain. Il y avait deux bons mètres entre nous. Difficile de mesurer cette distance. C’était plutôt la nuit qui nous séparait. La mer se rapprochait. Nous regardâmes en silence les promeneurs qui tenaient leurs sandales à la main. Il n’y avait plus d’enfant sur la plage. Le phare créait les ombres puis les supprimait aussi vite. Il me semblait que les choses prenaient cette vitesse. Angine me quitta sans un mot. Je rentrai avec ce poids sur les épaules, moi qui n’avais jamais travaillé.
Dès la fin de l’été, selon le rite républicain, je retournai du mauvais côté de l’Éducation nationale. Heureusement dépourvu de père et entretenu par une mère sans jambes, je jouissais, le mot n’est pas faible, d’une liberté de mouvement que je mettais à profit pour expérimenter les techniques du mal qu’on inflige aux autres sans raison. Il y eût une raison que j’eusse aussitôt penché pour la charité. Grâce à Dieu, il est plus facile de n’en avoir pas que de ne plus savoir qu’en faire. Mais je m’étais imposé, en attendant des jours meilleurs, une limite à ne dépasser sous aucun prétexte : le sang ne devait pas couler. Le coup, la torsion, l’étirement voyaient leur portée limitée à l’éraflure, à l’hématome et à la brûlure de surface. Je tenais beaucoup à ce terrain favorable aux guérisons rapides et sans séquelles.
Ayant un penchant naturel pour les filles, il m’arriva cependant de m’essayer aux garçons pour ne pas donner raison à ce que je pouvais être sans eux. Mes érections étaient un spectacle apprécié par les uns et les autres, sans distinction de goût, que celui-ci fût inné ou autrement. Certes, mes études pâtissaient de ces occupations croissantes, mais je ne voyais pas d’inconvénient à m’humilier devant la science de mes maîtres et maîtresses. Je me promettais seulement d’en tirer du plaisir un jour prochain.
Je n’eus aucun complice. Le plaisir est incompatible avec la connivence qui implique nécessairement la compromission. Une bonne musculation pallie efficacement le manque de sentiment. L’argent aussi, que Maman me donnait comme si elle me le devait. Sans cette dette chimérique, je me fusse plutôt donné à la souffrance et à la peur.
Bel argent ! Il attire les insectes et se paye leurs ailes avant de les rendre à leur réalité de marcheur. On m’avait même signalé à la police qui me surveillait sans toutefois pénétrer dans mon royaume où le larbin n’a d’autre utilité que de servir de plateau au plaisir. Je ne cache pas qu’il m’arriva plus d’une fois de rêver d’un uniforme ensanglanté dont le corps a disparu sans laisser d’autre trace.
Comme on le voit, j’étais heureux, c’est-à-dire chanceux et rempli de joie. Dans ces conditions, pourquoi eussé-je souhaité que le monde changeât ? Il était bien comme il était. Et il ne tenait qu’à moi de le perpétuer. Seulement, comme tout le monde le savait excepté moi, ce monde a aussi une durée et, par un décret des puissances suprêmes, nous n’avons encore rien trouvé pour agir sur le temps, ni dans un sens, ni dans l’autre. S’il est facile d’éjaculer dans un utérus, c’est toutefois la meilleure manière d’activer le temps, celui qui nous guette tôt ou tard. Et le temps tue.
En conséquence de ses tristes réflexions, je sombrais dans l’angoisse en moins de deux semaines. Et ce qui devait arriver arriva, je me réveillai un matin sans érection pour me donner le goût de tâter encore à la vie. L’esprit tout embrouillé, je demeurai une heure couché sur le dos, palpant ce pénis qui renonçait soudain à ses promesses. L’heure de la rentrée passa ainsi. Ma mère, alertée par le silence, trouva la force de quitter son lit et de descendre l’escalier sur ses deux roues. Elle gratta la porte de ma chambre et fit entendre une plainte. Étais-je malade ?
Je ne l’avais jamais été. J’avais échappé à toutes les maladies infantiles. Et elle attendait le moment où mon corps se plierait enfin à la règle qui veut que la maladie soit un enseignement. Je vous laisse imaginer dans quel état d’esprit elle m’épiait. Je devinais de la joie dans ce grattement de porte. Une petite joie à peine exprimée et pas même rentrée. Toute la joie dont elle était capable. J’attendis qu’elle épuisât ce peu d’énergie. Puis je me levai.
Elle s’en allait quand j’ouvris la porte. Ses bras rouges et forts s’immobilisèrent au-dessus des roues. Sa nuque frémissait :
« Tu n’es pas malade au moins ? »
La chaise ne s’était pas arrêtée. Les pneus glissaient entre les doigts. Elle avait laissé son odeur de pansement à refaire. D’un bond, je la dépassai. J’arrivai à la cuisine avant elle. Mon pénis avait réduit de moitié. Elle s’en étonna :
« Qu’est-ce que tu as pris, Ulysse ? »
La drogue ! Toujours la drogue ! Elle n’avait que ce mot à la bouche. Comme si j’étais assez fou pour me livrer à ce démon. Je ne ressemblais pas à papa, mais elle tenait à ce que je lui ressemblasse. Elle tenait à cette mort en croix. Elle en parlait à ses draps. Comment eût-elle compris que j’allais avoir un enfant ?
Après trois jours sans érection, je me suis décidé à appeler Angine. Elle avait quitté le lycée pour se préparer à travailler. Il fallait bien qu’elle travaillât, hurlait-elle, puisqu’elle allait avoir un enfant. Est-ce que je doutais qu’il fût de moi ? Elle savait pertinemment que je ne l’aimais pas. Et elle ne me demandait d’ailleurs pas de l’aimer. Elle se débrouillerait toute seule. Son père la mettrait dehors et sa mère ne lèverait pas le petit doigt. Elle se suiciderait avant d’accoucher. Je n’étais pas même capable d’une larme. Oh ! Oh ! Je raccrochai.
Je n’avais pas placé un mot. Et j’ai recommencé à angoisser devant un film porno. Elle me dénoncerait. C’était le genre. Et on me confondrait sur la base des ADN. On nous marierait au civil et à l’église. Et nous serions livrés pieds et poings liés aux valeurs républicaines, à ses administrations tatillonnes et aux corporations jalouses et intransigeantes qui remodèlent sciemment tout ce qui ne l’a pas été dans l’enfance. Et je ne ferais plus jamais d’enfants faute de pouvoir les faire.
Papa se droguait à mort. Maman avait peut-être raison. Je ressemblais à Papa ou, plus exactement, je finirais par lui ressembler. Elle croyait dur comme fer à ce genre de reproduction. Je m’en suis injecté une à mourir. Et je ne suis pas mort. On me retrouva, hagard et incohérent, quelque part entre la maison et le fleuve. Je n’avais pas atteint le fleuve mais, en y réfléchissant bien, j’en avais fait l’effort. Et voilà comment j’ai commencé à avoir peur de moi-même.
J’ai rappelé Angine. Je ne l’ai pas laissé parler. Je lui ai tout dit : que je ne bandais plus, qu’elle seule me ferait bander et qu’il fallait qu’on réfléchisse ensemble à ce qu’il convenait de faire de l’enfant.
« Comment ça ? s’écria-t-elle. Qu’est-ce que tu prétends en faire ? Il est à moi. Je ne te le donne pas ! Et puis merde ! Je ne veux plus te revoir ! Trouve-toi une vraie salope pour te faire bander ! »
J’avais commencé à bander un peu en m’expliquant, mais dès qu’elle a pris la parole, j’ai dû renoncer à me caresser. Il fallait que je réfléchisse. Et pour réfléchir, rien de mieux qu’une maladie. Ma mère sauta de joie dans sa chaise à roulettes et se jeta en suivant sur le téléphone pour appeler Jajausse, son toubib. Je raccrochai avant que ça sonnât.
« Il saura ce que tu as, lui ! dit-elle en détruisant mon regard à force de tristesse.
— Je ne veux pas le savoir ! Ça ne doit pas être bien grave…
— Attends les prochaines vacances alors. »
Comme ils nous tiennent tant qu’on n’a pas les moyens de les traîner en justice pour de bonnes raisons ! J’ai attendu les vacances. C’était l’automne, mais la mer était encore clémente. On se réinstalla dans nos meubles d’été. On avait amené des couvertures et un stock de tisanes. Maman a repris possession du balcon, bien calée sur sa chaise avec trois couvertures en attendant les cinq que l’hiver lui imposerait. On se resaluait dans la rue et dans les boutiques, au restaurant et sur le sable. Angine arriva deux jours plus tard. Elle n’était pas grosse. Elle n’avait même pas grossi du tout. J’eus une moitié d’érection, comme celles qu’Elsa inspirait à Loulou. L’autre moitié tenait à une bonne nouvelle : avortement ou fausse-couche. Mais Angine passa sans me voir. Son père poussait sa mère. Ils regagnèrent leurs pénates secondaires. Et je me shootai un bon coup pour ne pas me réveiller dans la nuit.
Pas question de perdre du temps ! Les vacances de la Toussaint ne durent pas tout l’été. Et j’avais hâte de trouver une solution à mon problème, d’autant que les filles recommençaient à me courir après. Pourtant, Angine ne sortait pas de chez elle. Je ne la voyais même pas au balcon où sa mère, comme la mienne, prenait l’air comme une plante. Seulement moi, je ne pouvais pas arroser ma mère. Le père d’Angine avait cet avantage sur moi. Il ne bandait peut-être plus beaucoup, mais il était encore capable d’arracher un cri de joie à sa femme. Ça compte, l’amour.
Je ne pouvais pas envisager de frapper à sa porte. J’ignorais si le vieux était au courant de l’état de sa fille. Ils habitaient au sixième étage.
J’en parlais à une de ses copines de vacances, mais celle-ci reluquait le haut de mon pantalon en minaudant. Je ne voulus pas la décevoir et renonçai à poursuivre un entretien qui m’eût détourné du sujet de mes préoccupations. Je n’étais pas mûr pour ce genre d’humiliation. Et je n’espérais pas un miracle non plus. Seule Angine pouvait me sauver de l’angoisse et du terrible penchant auquel j’étais en train de céder. Tout ceci n’avait rien à voir avec papa. Et Maman ne comprendrait rien de toute façon. Cependant. Escalader six étages par la façade était au-dessus de mes forces. Je ne me suis pas musclé pour ce genre d’exploit. Quant à jeter un caillou pour atteindre sa fenêtre, c’était prendre le risque d’avoir à expliquer cette gaminerie à un père qui profitait des vacances pour se guérir de ce que d’autres gamins lui infligeaient sous la protection de leurs parents. Si Angine ne sortait pas, ces vacances ne remplaceraient pas la maladie comme me l’avait suggéré Maman que j’avais crue sur parole.
On viole beaucoup les filles pendant les vacances. C’est un fait. Et ces pratiques illicites passent le plus souvent inaperçues car ces filles sont peu couvertes au moment des faits. On peut donc considérer qu’elles ont provoqué le malheureux qui tombe sous leur charme. Mais à l’automne, il en faut du temps pour les déshabiller ! Alors on les viole tout habillées et il est moins facile de se justifier. Si je n’étais pas un visuel, la méthode me conviendrait, même si elle est risquée d’un point de vue judiciaire. Mais j’ai besoin de voir. Si je ne vois pas, je ne me mets pas en forme. Regardant ces filles du haut de mon balcon, avec ma mère dans le dos en train de siroter un martini, je pensais au temps nécessaire pour parvenir à les déshabiller puis à les violer. Il fallait aussi tenir compte des cris, de la résistance, de mes propres efforts privant mon érection de la totalité de mon énergie créatrice. Et puis en admettant que je parvinsse à mes fins, en quoi ce retour à la normale me sauverait-il du fait qu’Angine allait mettre au monde un enfant de moi ? Je passerais sans doute un bon moment, exhibant ma belle queue bien raide à une fille tout étonnée que je ne m’en servisse pas en elle, mais ce spectacle de moi-même ne changerait rien à la réalité et j’y retournerais impuissant et maudit.
Et il en est ainsi de toute violence qu’on s’inflige, par le sexe ou par la drogue, par le combat, le risque, le hasard. Ce n’était pas mon genre. Je m’étais construit tout autrement que mon père, n’en déplaise à ma mère qui croyait me connaître parce qu’elle avait connu mon père. Ce style de connaissance ne mène à rien, sinon à l’immobilité symbolisée heureusement par sa paralysie. Angine ne pouvait pas m’échapper. Ne m’appartenait-elle pas depuis qu’elle était grosse de moi ?
Pas si grosse. Certes, je ne l’avais vue que de loin. Et je supposais qu’à ce stade, il est encore possible de cacher la grossesse. Je ne pouvais tout de même pas poser la question à ma mère. Elle avait rêvé d’une fille et je n’étais pas ce qu’elle voulait que je fusse.
Mais pourquoi Angine me mentirait-elle ? Pour m’angoisser ? Faire de moi un impotent ? Me punir de mon orgueil d’être mieux bâti que les autres ? De quoi se plaignait-elle, sinon de sa propre imprévoyance ? Et si son père était instruit de l’affaire, il la gardait prisonnière comme c’était son droit de père. En admettant qu’il sût, savait-il pour autant que j’étais le fauteur ? Depuis une semaine, s’était-il seulement approché de mon domicile pour se remettre mes traits en mémoire et préparer son offensive ? On ne les voyait plus au restaurant. Personne ne s’en étonnait d’ailleurs. En savait-on plus que moi ? Riait-on de ma naïveté entre deux coups de fourchette ? Car je ne peux m’imaginer qu’on y pensa en régalant ses papilles. Cette alternance me jeta dans quelque chose de plus profond que l’angoisse, quelque chose qui ressemblait trop au silence pour entretenir avec l’angoisse autre chose qu’un rapport de circonstance. Au-delà de la nature que je me connaissais, je commençais à percevoir celle dont je me doutais depuis longtemps, exactement depuis que Maman en avait exprimé les premiers mots. Papa reviendrait, sous une forme ou sous une autre, avait-elle prédit et ce n’était pas une promesse qu’elle tenait maintenant.
Les vacances s’achevèrent sans que je pusse voir Angine. Je la vis repartir. Elle me sembla plus grosse, mais c’était sans doute là un effet de mon nouvel état d’esprit. Si je ne bandais plus, je n’en étais pas moins en bonne santé, dichotomie qui révélait un trouble sous-jacent qui ne tarderait pas à s’ancrer dans la réalité, comme un navire venu d’ailleurs portant à son bord tous les éléments d’une conquête qui détruirait tôt ou tard mon royaume.
Nous rentrâmes. Et de nouveau, des centaines de kilomètres me séparaient d’Angine. Je l’appelai plusieurs fois sans succès. La voix de son père provoquait immédiatement une déconnexion de ma part. Avec cette maudite technologie, on se fait vite repérer de nos jours, même par le plus idiot des flics. Comme elle ne décrochait plus, je supposais avec 1 de probabilité que son père savait et qu’il était donc en train de calculer comment m’utiliser à son avantage ou me supprimer pour le bien du reste du monde. Le téléphone ne me servirait plus à rien. J’étais coupé !
J’ignorais si Angine grossissait. Moi, je maigrissais à vue d’œil. Maman accusa la drogue. Elle savait de quoi elle parlait, me disait-elle en me poursuivant sur ses roues. Et pour ajouter à ma déroute, l’administration de l’éducation nationale envoya des flics pour nous interroger sur ce qu’on pensait de la politique du gouvernement en la matière. Menacée de perdre une confortable allocation, ma mère devint dangereuse et perdit ses couleurs. La colère, au lieu de rougir ses joues, les vidait de leur sang. Je pensais avoir affaire à un fantôme. Et ma pratique de l’hallucination n’arrangea rien. Il fallut demander à Jajausse d’examiner les faits d’aussi près que le permettaient ses connaissances générales, quitte à finalement pencher pour un examen plus spécialisé. Il tâta mon pénis sans provoquer de réaction, assurant que ce n’était pas son intention. Les maladies vénériennes avaient sa préférence, mais il fallait se rendre à l’évidence : le mal qui me rongeait était d’origine mentale. Il connaissait un bon psychiatre. Le contraire m’eût étonné. Ma mère en profita pour évoquer le mal dont souffrait mon père, soupçonnant une hérédité de réprouvés à laquelle elle s’était accouplée par amour sans s’être renseignée avant de s’abandonner ainsi aux aléas du civil et du mystère religieux.
Je ne sais pas si Jajausse comprit tout ce que lui confia ma mère, ni s’il en tint compte au moment de joindre son collègue spécialiste des troubles mentaux. Le fait est que je fus officiellement convoqué chez un psychiatre, avec menace « d’aller plus loin » si je n’obéissais pas à cette invitation préliminaire. Maman jubilait.
« Tu ne bandes pas ! Tu ne bandes pas ! À quoi te servirait-il de bander à ton âge, hein ? À te livrer à l’onanisme qui est un péché ? C’est à tes études que tu dois penser. Et à ce que tu vas devenir si tu n’étudies pas. »
Le temps passait. En rêve, Angine était énorme. Mais pendant les cours, auxquels elle n’assistait plus, je la dégonflais, crevant sa membrane extérieure à coups de stylo. Le mauvais signe, c’était que je commençais à la haïr. Certes, je ne l’avais jamais aimée au sens où on pense pouvoir tenir ses promesses, mais je n’avais éprouvé pour elle que des sentiments faciles à comprendre si on se donne la peine, ce qui n’était pas le cas de mon psychiatre, d’apprécier mon impuissance à sa juste valeur. On ne peut la comparer qu’à la beauté de mes érections, du temps où je m’en enorgueillissais. Ce grand écart était d’une douleur inimaginable par un cerveau habitué à mesurer des valeurs tangibles essentiellement morales. Or, aucun autre cerveau ne se soucia de cette ambiguïté. Et je sautai du premier étage, pensant me trouver au troisième, autrement dit ayant confondu la salle de physique avec celle des arts. Une confusion que je m’appliquai, pendant mon séjour à l’hôpital, à considérer comme la plus représentative, au sens graphique du terme, de ma santé mentale et de son influence sur mon comportement futur. Brrr…
Pendant que je soignais mes fractures à l’hôpital, Angine grossissait. Dans quelles proportions, je n’avais pas les moyens de le savoir. De mon côté, on associait, sous l’influence de Maman, mon impuissance à la drogue, celle que je prenais ajoutée, par un tour de passe-passe idéologique, à celle qui avait tué mon père. Et comme je n’avais pas de nouvelles d’Angine, j’ignorais si elle subissait les mêmes distorsions explicatives du fait qu’elle grossissait à vue d’œil. Et j’étais, sur ce plan-là aussi, la cause secrète de l’anamorphose. Autrement dit, j’en avais mis partout, ce qui n’était pas prévu juste avant que je commence à mettre.
Mais, le hasard n’étant quelquefois pas du hasard pur, j’eus des nouvelles d’Angine par le biais d’une de ses amies qui avait aussi sauté dans le vide, mais pour sauver quelqu’un qui se noyait. Un après-midi, on fit beaucoup de bruit dans le couloir. Comme je pouvais me lever, à condition de m’appuyer sur des béquilles, je mis le nez dehors, si je puis dire. Il y avait du monde et ce monde faisait cercle autour d’une jeune fille d’aspect agréable qui souriait au lieu de répondre aux innombrables questions que lui posaient des gens munis d’outils aux logos médiatiques. Je m’approchai.
J’appris que cette jeune fille, du nom de Javette, avait sauté du haut d’un pont et qu’elle avait sauvé ainsi de la noyade une personne qui, depuis, avait exprimé des regrets pour avoir tenté le Diable. Le sous-préfet, jeune homme long et difforme à la chevelure abondante et noire, était là pour accrocher une médaille sur le sein naissant de cette courageuse petite citoyenne promue au rang d’héroïne de la Nation. Le mot héroïne m’attira.
Des infirmières attendaient la fin de la cérémonie pour avancer un chariot portant une collation prometteuse. On me vit voler un biscuit sec en riant et, je ne sais comment, je me retrouvai derrière la chaise de Javette, les mains sur les poignées que je tenais comme celles d’un guidon de moto. On s’était mis d’accord pour expliquer mes blessures par une chute de moto. Je ne vis donc aucun inconvénient à pousser la chaise quand on me le demanda. Javette avait à peine bu une gorgée de soda et avait refusé un gâteau sec couvert de pépites de fromage doré à point. Elle avait gémi qu’elle se sentait très fatiguée et qu’elle remerciait tout le monde pour sa gentillesse. Nous abandonnâmes cette assemblée et gagnâmes sa chambre qui se trouvait à quelques pas de là. Je fermai la porte derrière moi à la demande de ma passagère et la conduisit près de la fenêtre où elle me demanda « ce que ça fait » de tomber de là.
« Je n’en sais rien, dis-je un peu décontenancé par le propos. Je suis tombé de ma moto…
— Sauf que tu n’as pas de moto. Es-tu naïf au point de croire que personne ne sait que tu t’es jeté d’une fenêtre devant plus de trois cents témoins ?
— Oui, mais je me suis jeté avec ma moto ! »
Elle rit. J’eus un commencement d’érection qui retomba aussitôt qu’elle m’apprit qu’elle connaissait…
« …Angine. On se voit chaque dimanche car son père et le mien militent au syndicat. »
Je me fichais éperdument du syndicat et de ses objectifs. Je m’assis au bord du lit encombré de paquets-cadeaux que Javette n’avait encore pris le temps d’ouvrir.
« Pourquoi me parles-tu d’Angine ? demandai-je enfin.
— C’est plutôt elle qui me parle de toi ! Je sais tout ! »
Cherchait-elle à se faire tuer ? Comme elle riait, ses petits seins sautaient sous le pyjama. Il en fallait plus pour me faire bander. Je la soupçonnais d’en savoir beaucoup sur mon angoisse et sa cause. Elle n’avait pas l’air de vouloir mourir. La médaille brillait sous son menton. Elle la secouait entre deux doigts. Les gens qui ont une médaille ne peuvent s’empêcher de la secouer sous vos yeux et s’ils ne le font pas, ils y pensent.
« Tu sais quoi, par exemple ?
— Que vous avez passé l’été à baiser comme des lapins…
— Tout le monde baise, l’été. Tu ne baises pas, toi ?
— Ça ne te regarde pas.
— Et qu’est-ce qui me regarde ?
— Angine dit qu’elle attend un enfant de toi. C’est vrai ?
— À qui le dit-elle ? »
J’avais presque crié. Elle se pencha pour poser sa petite main d’enfant sur ma bouche édentée.
« On va te mettre un dentier ?
— Je ne sais même pas ce que c’est un enfant…
— Mais tu as tout ce qu’il faut pour en faire…
— Si tu savais… »
Pourquoi en parler ? Ou comment finit-on par se confier à une enfant qui vient de découvrir de quoi elle est capable en matière de reproduction ? Sa main se posa sur mon sexe et le tortilla à travers le tissu. Je la laissais faire. Il fallait qu’elle le sût. Elle en parlerait à Angine qui reviendrait à moi pour remettre les choses à leur place, exactement comme elle les avait trouvées en arrivant.
« Elle ne sait pas pour l’enfant, continua-t-elle. Il paraît qu’il est trop tard pour… pour… tu sais…
— Et son père, il sait ?
— Pas encore. Mais quand il saura, aïe !
— Elle est grosse comment ?
— Pas grosse, non. Mais ça finira par se voir. »
Je me pris la tête à deux mains et la secouai pour ne plus penser, un truc hérité de l’enfance. Je ne me souviens pas si ça marchait à l’époque, mais si c’était le cas, je n’avais plus ce pouvoir. Mon cerveau fonctionnait dans toutes les positions et par tous les temps.
« Qui d’autre est au courant ? fis-je, preuve que mon cerveau continuait de réfléchir.
— Claire, Martine, Alexandra, Sophie, Gloria…
— Arrête ! »
Tout le réseau était au courant ! Et j’avais montré ma queue à toutes ces garces.
« Qu’est-ce qu’on fait ? » dis-je sans mesurer la portée de la demande que je m’adressais à une fille que je ne connaissais pas et qui ne faisait pas partie du réseau à l’époque de mes copulations marines avec Angine.
« Tu sais pourquoi elle s’appelle Angine ? dit-elle. On n’a pas idée de donner un nom pareil à son enfant ! Tu as pensé à un nom, toi ? Angine ne veut pas d’Ulysse. Elle trouve que ça fait vieillot. Elle a pensé à Omar. Et toi, qu’en penses-tu ? »
Il ne me restait plus qu’à trouver une autre fenêtre, trois étages plus haut. Et à ne pas confondre l’art et la science.
Javette sortit de l’hôpital avant même que le corps médical eût décidé de me renvoyer dans mes foyers. Décision qui dépendait de Maman, me dit-on. Je me remettais lentement de mes blessures. J’avais perdu le meilleur de ma musculature. Et pour le reste, toujours rien. Javette avait essayé plusieurs fois, y mettant toute sa fougue d’adolescente assoiffée de connaissance, mais sans succès. Elle avait même supposé qu’Angine ne ferait pas mieux. Et c’est elle, Javette, qui trouva pourtant, sans s’en douter, la solution à mon problème. Selon ce qu’elle savait de la nature humaine, je ne banderais plus jamais si cet enfant naissait. Elle ne savait pas exactement pourquoi, mais elle le sentait. Je pouvais avoir confiance en son intuition féminine. Mais comment empêcher Angine de mettre bas si elle tenait à cet enfant ? Car elle y tenait, il ne pouvait en être autrement ! Je la connaissais. Et Javette aussi la connaissait. D’ailleurs, toutes les filles du réseau étaient d’accord sur ce point : Angine l’avait même dit dans on ne savait plus quel forum. Les recherches étaient en cours.
Je n’avais nul besoin d’attendre les résultats de ces investigations. L’avenir était gris : l’enfant naîtrait et il s’appellerait Omar, quoi que je fisse pour ne pas l’appeler. Ensuite, elle jetterait l’enfant au visage de son père à elle, ce tordu de professeur de langue morte, je ne sais plus laquelle. Et je ne serais pas invité à ce baptême. Ou elle me le jetterait aussi à la figure et après l’avoir jeté sur tout le monde, elle s’en irait au diable pour vivre sa vie et tenter de m’oublier. Je serais déjà mort, si jamais je trouvais une fenêtre conçue pour ça.
De l’hôpital où on soigne le corps, on me conduisit dans celui où c’est l’esprit qui fait l’objet de soins et d’études. Dès l’entrée, je constatai que la colère n’était pas un moyen de convaincre mon prochain, car ce prochain n’entretenait de bons rapports avec le suivant que dans le cadre d’une tranquillité acceptée sans condition ou imposée par tout autre moyen. La fenêtre était au rez-de-chaussée et il fallait passer à travers ses barreaux pour se jeter dans le gazon. Il valait mieux faire le tour et prendre place sur un banc sans se donner en spectacle.
D’emblée, on me trouva normal, presque incompatible avec la nature des lieux. Du coup, je fis l’objet d’une surveillance rigoureuse. Pendant ce temps, Maman coulait des jours heureux à Nice. On était en plein hiver. L’enfant était prévu pour le début du printemps, s’il n’était pas prématuré. Je n’avais pas beaucoup de temps devant moi pour mettre au point un plan. Et mon cerveau, empoisonné jusque dans ses fonctions motrices, ne savait même pas que je le priais de réfléchir avant de se transformer en miroir.
Maman m’envoyait des cartes postales sans oublier de me parler du soleil qui devait me manquer. « Ne me dis pas le contraire ! Tu mentirais. » Puis le feutre noir de la censure rendait le reste de sa missive incompréhensible. Elle m’aimait. On s’en sort toujours si on est aimé, répétait-elle inlassablement. Et si on n’aime pas ? pensai-je sans le lui écrire. Comment concevoir l’amour s’il n’est pas réciproque ? Elle parlait plutôt de possession. Et je ne voulais pas être possédé. Surtout par elle.
En février, Dieu fit pleuvoir beaucoup. On me permit de sortir sous un imperméable à condition d’emprunter toujours les allées qui étaient goudronnées et drainées. Comme le vent menaçait les parapluies, nous ne les sortîmes pas, alors qu’ils faisaient partie de notre trousseau. J’en avais même deux. Ils avaient appartenu à papa. Je ne sais pas pourquoi j’en parle maintenant. À cause de la pluie, peut-être.
Javette aussi m’écrivit. Angine ne grossissait pas. À croire qu’elle n’attendait rien. Mais quand elle montrait son ventre, on voyait bien qu’il était gros. Son père n’était pas invité à regarder ce ventre. Ni sa mère. On n’avait toujours pas retrouvé le forum où Angine avait laissé entendre qu’elle aimait les enfants. Qu’avait-elle décidé pour l’accouchement ? Javette n’en savait rien. Elle me tiendrait au courant si jamais elle apprenait quelque chose avant que ça arrivât. Car ça arriverait forcément. Est-ce que je serais sorti à ce moment-là ?
Je ne pouvais pas répondre à cette question. Et je ne la posai pas moi-même. Je me méfiais de cette question. En principe, on pose une question parce qu’on ne connaît pas la réponse, même si on s’en doute. Or, j’en connaissais une autre et je n’avais aucune envie d’avoir confirmation de ce que je savais par intuition. Je me rendais bien compte, à me voir dans le miroir incassable qui était à ma disposition si je ne poussais pas un cri en me voyant, que je n’étais pas en état de sortir pour retrouver un chemin que j’avais perdu en cours de route. Je ne sortirais que la queue bien dressée. Ou je ne sortirais pas.
Maman vint me chercher au tout début du printemps. Elle avait acheté une automobile intelligente et programmable. Sa chaise à roulettes était pliée sur le siège arrière. Elle appuya sur des boutons et nous nous retrouvâmes sur une route avec d’autres voitures du même genre. Tout le monde se saluait en sortant la main par la vitre. Je ne savais vraiment plus où j’habitais. On avait, disait Maman, un peu forcé sur la dose. Et ça ne m’avait pas arrangé. Je ne savais même plus ce que c’était une héroïne ni à quoi ça servait. Elle parut satisfaite de ma réponse.
Ensuite, je retrouvai ma chambre. Le miroir pouvait être cassé, mais si c’était moi qui le cassais, alors je ne casserais plus jamais de miroirs. Et si j’utilisais la fenêtre pour descendre, on ne me réparerait plus comme l’avait fait le gentil personnel de l’hôpital où j’avais rencontré une héroïne, Javette. J’allais mal. Très mal.
L’été arriva. Il était temps de partir en vacances pour se dorer la pilule. Nous reprîmes la voiture. Cette fois, Maman ne fit pas d’erreur de programmation et nous arrivâmes à l’heure pile. Javette nous attendait. Elle faisait une drôle de tête. Je ne l’ai pas remarqué tout de suite. Elle attendit que Maman aille satisfaire un besoin naturel pour me parler d’Angine. J’avais oublié Angine ! Comment peut-on donner un nom pareil à son enfant ?
« Elle l’a finalement appelé Ulysse, dit-elle. Mais il y a un problème…
— J’en ai déjà beaucoup ! m’écriai-je aussi fort que me le permettaient les substances qui ralentissaient mon cerveau.
— Je sais que tu as des problèmes ! Mais celui-là, tu ne vas pas t’en remettre…
— C’est quoi alors, la cruauté ? »
Javette hésitait. On entendait Maman se mettre en place dans l’étroit cabinet.
« Tu sais que l’enfant était prévu pour le début du printemps… dit Javette.
— Je sais tout ce qu’il faut savoir sur les enfants qui vont naître, merde !
— Et bien il est arrivé à l’heure…
— Comme les trains !
— Il a trois mois maintenant. C’est un beau bébé. Un vrai bichon ! Angine a beaucoup pleuré en pensant à toi.
— Elle ferait mieux de penser à celui que j’étais.
— Tu ne veux pas voir ton enfant ? Ulysse, il s’appelle Ulysse, Ulysse… »
Elle avait le temps de me secouer, la Javette, avant que Maman sorte des cabinets et remonte sur sa chaise. Elle m’appliqua deux ou trois claques de chaque côté. Il fallait que je les compte si je voulais comprendre.
« Qui s’appelle Ulysse ?
— Toi ! Et ton fils aussi s’appelle Ulysse ! »
Mon fils ! Fils ! Voilà le mot qu’il fallait prononcer pour annuler les effets des médicaments sur mon cerveau ! Enfant ne me disait rien. Angine non plus. Fils ! Érection ! J’avais un fils parce que j’avais bandé. Je ne bandais plus mais j’avais un fils !
Je me mis à gigoter sur ma chaise de contention. Javette me bâillonna avec ses petites mains. Je tapai des pieds. Ma mère s’amena, rayant la porte au passage de ses roues.
« Qu’est-ce qu’il a encore, merde ! J’ai pas fait tout ce chemin pour que ça recommence. Téléphone à Javausse, ma petite Javette ! Tiens ! Tu as remarqué que Javausse et Javette ça commence par Ja ? Je me demande ce que ça peut bien vouloir dire… Quelque chose sans doute. Appelle plutôt Alice. Elle saura quoi en penser. »
Alice, c’était l’astrologue chouchoute de Maman.
On attendait Alice. Et qu’est-ce que je vois en bas dans la rue ? J’étais sur le balcon en plein soleil et Javette secouait les glaçons dans mon verre. J’étais bien attaché, mais je pouvais soulever les fesses pour que mes yeux vissent ce qui se passait dans la rue. Je reprends : Qu’est-ce que je vois ? Le père d’Angine poussant un landau ! Je secoue ma tête avec mes mains. Je peux le faire, car mes mains sont libres sauf pendant une semaine si je tente de m’étrangler, car maintenant que c’est Maman qui s’occupe de moi, on ne me soigne plus, on me punit. Javette aussitôt cesse de remuer les glaçons avec un doigt qu’elle aime sucer pour m’exciter en vain. Elle regarde aussi :
« Tu vois ? Je te le disais ! C’est Ulysse. »
Je ne vois pas Ulysse. Le landau est fermé. On a juste laissé une petite ouverture pour que papa Angine puisse voir son petit-fils et assure ainsi sa sécurité. Mais ce n’est pas le plus grave : papa Angine est heureux ! Il sourit sans cesser de sécuriser les environs de son regard de vautour. Ulysse l’a rendu heureux !
« C’est normal, dit Javette. Les bébés font toujours cet effet. Tu devrais le savoir. Ce n’est pas que tu sois bête mais…
— Et Angine ? Elle est heureuse ? Je veux dire : ici ?
— Depuis hier. Oui, oui. Je crois qu’elle est heureuse…
— Tu crois ? Tu ne sais pas, oui !
— En tout cas, son père est heureux. Il n’a pas fait d’histoire. Elle a grossi d’un coup, à deux mois de la date. Elle est devenue énorme, bouffie, des seins balaises et le cul oh ! le cul !
— Il est heureux ? Et moi ? Je suis heureux, Javette ? »
Je ne l’étais pas. Il ne fallait pas être grand clerc pour s’en apercevoir.
« Si tu fais une crise, dit Javette, tu sais ce qui t’attend…
— Je ne vais pas faire de crise ! Je veux bander ! Fais-moi bander, Javette !
— Oh ! Non ! Pas encore ! »
Elle me suçait pendant que je regardais papa Angine pousser le landau sécurisé. Ça ne la dégoûtait plus de sucer un morceau de chair molle qui avait goût à pisse à force d’être mou et de ne jamais durcir. Il sentait quelquefois le déodorant et ça, ça la dégoûtait. Mais ce jour-là, le jour où papa Angine est sorti pour pousser le landau sécurisé contenant Ulysse mon seul et véritable fils (ce qui reste à vérifier), je sentais la pisse parce que Maman m’avait privé de déodorant à cause d’une bêtise, genre confusion causée par deux mots voisins. Papa Angine, souriant aux passants et les laissant même jeter un œil dans la fente sécuritaire, avançait sur la place entre les arbres remplis d’oiseaux qui voletaient eux aussi pour exprimer la joie d’avoir des fils et des filles à présenter aux voisins. Ce qui m’a fait penser aux mots qui me privaient de déodorant aujourd’hui. Maman s’en souviendrait, à tous les coups !
« Bon, j’arrête ! dit Javette. Je reviendrai demain. »
Je lui donne le sou qu’elle mérite et elle l’empoche. Une seconde plus tard, elle est en train de regarder Ulysse par la fente et papa Angine lui caresse le cul. Elle lève la tête pour me voir et secoue sa petite main sale qui tient un hochet bien bandé. Ça excite papa Angine. Je le vois d’ici, bandant sous la petite couverture aux franges de dentelles qui couvre le landau. Alice arrive dans sa voiture. Elle est ébouriffée comme d’habitude. Papa Angine débande. C’est l’effet que me ferait Alice si je bandais. Mais je ne bande pas. Et elle le sait.
« C’est Alice ! gueule Maman toute joyeuse. Qu’est-ce que je voulais lui poser comme question déjà ? Ah ! merde ! Je lui en poserai une autre, tiens ! Je ne sais pas encore laquelle, mais ça me viendra. Ça me vient toujours. Tu as pris ton calmant ? »
« Ja ? fit Alice en entrant. Je n’ai rien compris. Mais enfin, me voilà. »
Je hais Alice. Pourquoi ? Mais parce qu’elle a le pouvoir de deviner ! Et je suis sûr qu’elle a deviné. Un jour, elle a dit à Maman :
« Je suis sûre qu’il y a un enfant là-dessous. »
Et Maman n’a pas cessé d’y penser depuis. Elles sont sur la piste. Mais pour l’instant, je n’ai rien fait de mal au sens judiciaire du terme. J’étais mineur au moment des faits. Et je le suis toujours. Mais pour l’État civil, je ne suis pas le père d’Ulysse. Je suis Ulysse.
Javette fait d’autres signes qui ne me sont pas destinés. Ma tête pivote. Je suis très mécanique quand je m’y mets. Je ne sais pas quel programme on m’a implanté, mais je commence à deviner moi aussi. J’ai pratiquement toujours un temps d’avance sur lui. Angine arrive, sautillant comme une fillette qui veut jouer à la corde pour épater les garçons.
Elle n’a pas changé. Ni en maigre, ni en gros. C’est la même, sauf qu’elle s’est multipliée par deux. Ça me rend fou. Si elle avait été juste avec moi, on se serait multiplié par un et demi et on aurait formé une famille. Mais en se multipliant sans moi, elle a permis à papa Angine de prendre ma place sans participer à la multiplication. Javette soupçonne une manœuvre de la part d’Angine. Et je suis toujours sur le quai.
Angine a regardé elle aussi dans la fente. Elle avait l’air parfaitement heureux, comme quelqu’un qui n’est pas en train de calculer. Javette avait peut-être tort. Peut-être pas. Qui sait ce qui se passe dans le cerveau ? Ce qu’on voit, c’est ce que le cerveau veut montrer. Et c’est comme ça que les uns trompent les autres et que ceux-là ne se doutent pas qu’on les mène en bateau. Je ne suis pas un spécialiste de la psyché, mais depuis que je fréquente des spécialistes, j’ai changé, beaucoup changé. Pas en bien, dit Maman.
Puis Angine, encouragée par Javette, me voit. Elle sourit toujours. Vous n’allez pas me croire, mais je me suis mis à bander ! Dur comme fer ! Une vraie barre ! Il a fallu que je la sorte, sinon il se passait quelque chose de pas catholique dans mon slip. Je devrais dire culotte, parce qu’elle ne contient pas que ma queue, si vous voyez ce que je veux dire. On vous attache pour des raisons de sécurité et on oublie que vous avez des besoins. Ils ne réfléchissent pas assez à la relation raison-besoin. Ils feraient bien s’ils veulent vraiment sauver le monde.
Dommage qu’Angine ne puisse pas voir ça. Ulysse est trop petit pour comprendre, mais il comprendra un jour. Je lui fais confiance. S’il tient quelque chose de moi, que ce soit le don de comprendre avant les autres.
Alors, me direz-vous, pourquoi l’ai-je finalement mangé ? Si ce que je viens de raconter est vrai, il ne m’empêchait plus de bander. Je n’avais donc aucune raison de le manger pour qu’il disparaisse de ma vie. C’est que vous avez l’esprit étroit. Vous mettez de la rhétorique partout. En le faisant, vous vous retrouvez dans un tribunal pour juger alors que vous seriez plus utile chez vous pour réfléchir.
D’abord, pourquoi manger l’enfant qui vous empêche de bander ? Pourquoi ne pas simplement lui écraser la tête et basta ? C’est ce que ferait tout homme sain d’esprit. Je ne dis pas que je ne suis pas sain de ce côté-là. Je dis que vous ne réfléchissez pas. Ce n’est pas la même chose.
Que se serait-il passé si j’avais mangé l’enfant. Il aurait disparu. Or, toute disparition fait l’objet d’une enquête. Et les enquêteurs vous tarabustent jusqu’à l’aveu. Moi, je n’aurais pas avoué. Je suis solide mentalement. Mais Angine ?
Pour qu’Angine n’avouât pas, il eût fallu qu’elle ne fût pas au courant de mon sinistre repas. Et je me serais retrouvé seul face à mon crime. De la solitude à l’aveu, les amis, il n’y a qu’un pas que je me vois franchir avant le premier signe de torture.
De toute façon, c’est parler pour ne rien dire que de parler de complicité entre Angine et moi puisque pendant qu’elle aurait pu être ma complice, moi, comme vous le savez, je faisais autre chose.
J’avais plutôt pensé à un accouchement secret. J’aurais mangé l’enfant sous ses yeux pour lui faire payer sa fertilité. Voilà à quoi j’ai pensé, jusqu’à me rendre fou, pendant qu’elle se préparait à accoucher en famille, pour le plus grand bonheur de papa Angine.
Et j’ai mangé cet enfant tellement de fois que j’ai fini par sentir quelque chose qui ressemblait fortement à un goût. J’ai mangé et remangé jusqu’à ce que ce goût fût le sien, celui de cette chair qui m’empêchait de bander comme tout le monde.
Vous comprenez maintenant que le désir qui est nécessaire à l’érection ne tenait plus à la disparition de la cause de mon impuissance, mais à son goût et donc, logiquement, à son origine. Or, cette origine faisait maintenant risette dans un landau. Et ce landau était sécurisé par papa Angine.
On n’a pas idée de manger les enfants, dites-vous à qui veut l’entendre. Et la conversation se poursuit sur la question de savoir si l’ogre est un malade mental ou un assassin ordinaire. Ne le niez pas ! Je vous ai entendus. Maman a loué les services d’un valet pour ne pas s’occuper de moi. Pendant ce temps, elle s’envoie en l’air sur sa chaise à roulettes. Grosjean doit son aspect au chien et au serpent. Il n’y a rien d’humain chez lui, sauf à l’intérieur de cette étrange carcasse où il cache sournoisement les ressorts de sa passion pour les petites filles. Il me tient en laisse. Si je tente de lui échapper, il tire sur la laisse et le harnais se referme comme la main de King Kong sur ceux qui n’ont pas l’étoffe des héros. Je m’en tiens à la juste distance qui correspond à la longueur de la laisse et marche devant sans oublier de saluer les passants qui obliquent en me jetant un regard terrifié. Et c’est justement là que Grosjean et moi n’accordons plus nos instruments : je fais fuir les petites filles. La seule compensation, c’est leur cri. Grosjean adore ces cris et ce que j’imagine être un gros sexe fait une bosse à l’endroit où il ne peut que se trouver.
Pendant que Maman reçoit sur sa chaise, Grosjean me promène. Nous entrons d’abord dans un café, car c’est l’heure de la collation du matin. Les employés de banque et autres administrations du bien public se pressent pour occuper toutes les tables. Je traîne Grosjean à l’écart. Nous ne serons pas servis, mais quel spectacle ! Le dos à la vitrine qui donne sur la rue, j’écoute les conversations.
Ce matin, elles tournent, comme on dit, autour d’un seul sujet qui fait la Une : le bébé mangé. Il y a deux clans :
— Ceux qui estiment que c’est encore là un mensonge d’État ;
— et ceux qui y croient dur comme fer.
Grosjean se range tout de suite chez les anarchistes. Il ne rate jamais une occasion de s’exprimer sur ce sujet : l’État. Et il frappe la vitrine de son gros poing qui a caressé beaucoup de fillettes, ce qui ne l’empêche pas d’être dangereux quand ce n’est pas une fillette qu’il frappe. La vitrine vibre à intervalle régulier. On finit par s’interroger sur ce tremblement. Et bientôt, il ne s’agit que de cela : identifier la source de ce bruit.
Heureusement, Grosjean se fatigue avant la fin de la collation. Nous sortons sur la place. Un mélange d’iode et de bergamote me remplit le nez. Sur les bancs et sur le parapet, on lit le journal. Le titre est gros :
UN BEBE MANGE
Par qui ? Chez qui ? Pourquoi ? Et comment ? Nous descendons sur la plage. Le monde n’est pas encore parachuté de ses hôtels. Nous pouvons étendre la grande serviette que Grosjean fait d’abord voleter dans le vent. Il s’en détache quelques vieux grains de sable et sans doute aussi mes peaux mortes de la veille.
Ce titre, de par l’absence d’accents sur les e, est étrangement ambigu : le bébé mange-t-il ou est-il mangé ? Je m’écroule en riant sur la serviette pendant que Grosjean plante un piquet dans le sable. Je peux vous dire qu’il s’applique pour faire le nœud au bout de la laisse et si je ne me tiens pas tranquille, il raccourcira la longueur et je finirai le cou contre le piquet, comme un étalon argentin. Il se déshabille et s’assoit dans le sable à l’endroit d’un château détruit par les vagues du soir. Nous ne parlons pas, mais je ris.
Je ne connais pas l’effet que produit un fou sur l’esprit de son gardien, alors que je vois très bien celui qui détourne les passants de mon spectacle. On m’a encore posé la question hier :
« Ulysse ? Te jetteras-tu encore du haut d’une fenêtre ?
— Oui ! »
Il faudra que je réponde non un jour, quoique je ne sois pas certain de simplifier mes relations avec les autres de cette façon trop simple pour être recherchée par les adversaires de mon mal. Il paraît qu’un criminel américain est mort pendu dans ce harnais. Maman a-t-elle inventé ce détail sordide de ma tenue de sortie ? Elle n’a pas encore dit que ce harnais lui a été offert par Truman Capote, mais ça viendra, vous verrez.
L’été commence mal. Certes, le soleil est au rendez-vous. Il y a tellement de joie autour de moi que j’en ris. De temps en temps, un visage mélancolique m’effraie, mais je n’ai pas les moyens d’en rencontrer la victime, sœur ou frère. Grosjean tient bon. S’il ne plante pas un piquet dans la terre ou le sable, selon que nous sommes sur la plage ou dans quelque jardin public, il trouve toujours à nouer la laisse à un pied de table ou à une balustrade. Maman peut jouir tranquille, je suis entre de bonnes mains.
Javette arrive un peu avant midi. Elle est en maillot et jupette, toute dorée, chaussée de jaune citron ou de vert pomme, et sa blonde chevelure nouée sur le dessus de la tête qu’elle ne coiffe jamais autrement pendant les vacances d’été, qu’il pleuve ou qu’il vente. Grosjean rebande. Une érection qui déforme le bas de sa chemise.
« Je t’apporte quelque chose aujourd’hui ? dit Javette sans voir Grosjean.
— Ne lui apportez rien, mademoiselle Javette. Il a tout ce qu’il lui faut. Vous pensez bien que je n’oublie jamais rien !
— Mettez quelque chose dessus quand vous me regardez ! »
Je ne crois pas que Javette soit de mauvaise humeur à cause de l’érection de Grosjean. Ce qui l’agace, c’est la laisse. Elle a demandé plusieurs fois à la tenir pendant la promenade sous les arcades commerciales ou le long du parapet où se reposent les vieux aux jambes blanches et molles. Mais Grosjean ne tient pas à faire l’objet des remontrances de Maman. Des Grosjean, il y en a des tas ici. Maman n’a qu’à plonger sa main osseuse dans ce panier de crabes, elle en retire toujours le meilleur de la domesticité. Grosjean a besoin de travailler et il ne sait rien faire d’autre. Et malgré sa grosse queue, Maman va chercher ailleurs de quoi satisfaire son énorme appétit sexuel. Je me demande d’ailleurs si c’est le sexe qu’elle pratique. Moi, si j’étais femme, je ne résisterais pas devant la puissance de Grosjean qui préfère les petites filles, ce qui m’exciterait encore plus. Mais Javette, mon seul lien avec Angine, est plutôt exhibitionniste. Cherche-t-elle à m’exciter ?
C’était peut-être le cas hier, car aujourd’hui, ses tétons ne sortent pas du soutien-gorge quand elle se penche. Et pourquoi se pencherait-elle comme d’habitude pour renouer le lacet de sa sandale jaune ou verte ? Elle ne s’assoit même pas. Elle n’attend pas non plus. Elle se mordille les lèvres sans cesser de fouiller mon regard. Je finis par voir trouble. Grosjean resserre un peu mes liens. Il anticipe toujours, mon caudataire.
« Ulysse… dit doucement Javette. Il faut que tu saches… N’est-ce pas qu’il faut qu’il sache, monsieur Grosjean ? »
Grosjean se gratte le nez, grogne, ne dit rien d’intelligible, il ne sait pas, il craint que ça finisse mal, il a besoin de ce travail…
« Ça ne va pas arranger ses problèmes, dit-il en parlant de moi. Dites-lui. Je n’ai rien entendu. »
Javette est devenue brûlante. Elle s’accroupit comme pour chier, m’offrant l’angle de ses cuisses et les poils blonds de son monde futur. Je ne banderai pas aujourd’hui.
« Angine est très malheureuse, tu sais, dit-elle.
— Ah bon ? Je croyais que son père était le plus heureux des hommes…
— Toute la famille est dans le malheur, Ulysse ! Angine parle de se suicider…
— Elle aussi…
— Il n’a pas compris les journaux, mademoiselle Javette, » coupe Grosjean.
Comment comprendre un titre qui dit que le bébé mange et/ou qu’il est mangé ? Et quel rapport avec Angine et sa famille ? Et pourquoi me le dire ? Ces médicaments me coupent la chique. Je sais bien que Bébé n’y est pour rien. Je ne suis pas fou à ce point. Je parlais pour ne pas me taire. Mais si je ne prends plus mes médicaments, je ressaute ! Et cette fois, je monte chez Caline, qui habite au quatrième.
Ma tête est tout près du piquet. La grosse main de Grosjean, mon caudataire, tient fermement le nœud. Javette pose ses genoux dans le sable et joint ses cuisses. Son visage se rapproche. Et au lieu de m’expliquer ce qu’elle entend par bébé, elle m’embrasse sur le front, commençant à pleurer.
« Bébé est mort, Ulysse !
— Il ne m’a pas mangé ?
— Ne dis pas de bêtises !
— Je sais lire ! Qu’ils se décident à mettre les accents quand le sens risque de se perdre dans l’esprit de ceux pour qui le sens est une question de vie ou de mort ! »
Seulement voilà : le chien m’avait cru quand j’avais parlé tout haut et expliqué aux murs que Bébé était responsable de mon impuissance. Puis je me suis adressé à lui, au chien :
« Ce ne sont pas les médicaments qui m’empêchent de bander ! Et ce n’est même pas Bébé lui-même comme je l’ai cru d’abord. À force d’y penser, j’ai trouvé pourquoi je ne bande plus : j’ai faim de Bébé, de sa saveur plus que de ses cris de douleur. Il me le faut vivant et cru ! »
Le chien me regarda comme un homme se penche sur le malheur. Il avait bien l’air de n’avoir qu’une parole. Et il a tenu sa promesse, nom de Dieu !
Ce qui suit est le produit non pas de mon imagination, ou pire d’une fantaisie palliative, mais d’une spéculation sur ce qui s’est réellement passé. On ne soupçonnera pas un chien d’agir par idéologie, fanatisme ou appât du gain. Par contre, vu la perfection du mode opératoire, on peut imaginer qu’il n’en était pas à son premier coup. Qu’il eût déjà mangé de la chair humaine sautait aux yeux de l’observateur. Et qu’il avait l’intention de recommencer autant de fois que cela lui procurait du plaisir m’apparut, suite à ces observations, comme une évidence. Je précise tout de suite, pour parer toute critique, que ce chien, nommé Rascas, n’était pas le mien. J’ai eu un chien, mais je l’ai mangé, à un âge, que j’avais, où l’expérience prime sur la moralité au profit d’une nette amélioration du sens esthétique qui n’est donné à tout le monde que par nature et non point autrement.
Rascas avait de l’allure, des oreilles qu’il tenait toujours en éveil, droites et fauves, à la queue protégeant jalousement ses attributs mâles, mais relevée comme un panache. Entre ces deux points extrêmes de son apparence, il cambrait de solides reins et le poitrail ne demandait qu’à étouffer un adversaire. Il portait un collier rouge sang où était solidement rivée une plaque de bronze que le poil briquait jusqu’à lui donner l’éclat d’une médaille octroyée par reconnaissance. L’homme qui reconnaissait ainsi sa dette envers le noble animal se nommait Octave et comme il s’appelait Gonade, les plaisantins l’avaient affublé du sobriquet d’Octogonade. C’est sous cette appellation que nous le reconnaîtrons désormais.
Octogonade n’avait pas plus de soixante ans. Il était bâti comme son chien, des oreilles à la queue. Ses oreilles captaient la moindre mauvaise intention signalée par je ne sais quelles vibrations chez ses ennemis de tous les jours. Et sa queue pouvait effrayer ou ravir les jeunes beautés qui s’essayaient devant lui au métier de femme. Entre ses deux organes indispensables au conquistador moderne, l’homme portait le ventre haut mais sans bedaine et la poitrine s’enflait pour donner à admirer le volume de ses seins. Promenant son chien en laisse, et connaissant la nature anthropophage de l’animal, il partageait avec lui les avantages de ses trouvailles et devait, à mon sens, s’appliquer à faire disparaître les traces conséquentes.
Je fis sa connaissance grâce, ou à cause, de Rascas qui, passant près de moi, renifla mes mollets prisonniers de la camisole. Octogonade, qui tenait la laisse sans lui impliquer la moindre tension qui eût détourné le chien de ma chair, s’étonna à haute voix de ma condition de « pauvre diable ». Il prononça ensuite quelques paroles qui exprimaient une révolte insoutenable, disait-il. Il examina mes liens sous le regard médusé des consommateurs attablés sur la terrasse du café jouxtant la porte où je me tenais, assis sur ma chaise et engoncé dans la complexité des liens.
« Quelqu’un sait-il comment cela se dénoue ? demanda-t-il aux gens qui n’avaient aucune envie de le savoir. Et vous, jeune homme, le savez-vous au moins ? »
Je levai mon visage rose, bouche ouverte et langue dehors. Il faut dire que je ne réussissais pas à la fermer à cause d’une déconnexion provoquée par la chimie destinée à me faciliter les maîtrises nécessaires à une existence sociale acceptable. Et la langue, qui ne me servait plus à parler, pendant comme une plante de balcon, pas aussi verte, mais bien longue. Octogonade sortit son mouchoir pour éponger la bave de mon menton et approcha son visage de conquérant interloqué par la souffrance de sa découverte. Rascas avait reculé pour laisser toute la place à son maître.
« As-tu encore quelque chose dans la tête, mon garçon ? Je vois le bout de ta langue s’agiter comme si tu voulais me confier quelque chose que tout le monde doit savoir. Je veux être ton héraut. »
Sa tête pivota et m’offrit le pavillon d’une oreille. L’autre oreille, à tous les coups, était aux aguets. Je n’arrivais pas à lui dire que ma mère l’était aussi, à moins qu’elle fût couchée avec un homme, car dans ce cas on pouvait continuer de converser, ce qui me faisait bien plaisir. Mais Octogonade n’entendit rien de tout ça. Il éloigna l’oreille et y plongea un doigt qui s’agita pendant une bonne minute. L’ongle qu’il cura avec sa canine droite était long comme celui d’une coquette. Et c’était le seul doigt dans le genre, car les autres ongles étaient coupés court.
« Veux-tu caresser le chien ? me demanda-t-il.
— Avec quoi ? dit en riant un consommateur rougi.
— Avec la langue, continua Octogonade. J’ai déjà vu faire ça dans un établissement de renom. D’ailleurs Rascas y était employé avant qu’on me permette de rentrer en possession de mes biens. Il connaît ce métier, vous pouvez me faire confiance.
— Moi je trouve ça dégoûtant ! » s’écria la voisine de table du monsieur au visage cramoisi.
Rascas s’approcha et se souleva sur ses pattes de derrière pour poser celles de devant sur les cuisses. Il s’étira et le dessus de sa tête toucha mon menton.
« Tu peux lécher, dit Octogonade sur un ton didactique. Il ne te mordra pas. Je crois même qu’il commence à t’aimer. »
Je léchais le poil. À vrai dire, je me contentai de poser ma bouche sur ce crâne rouge et noir qui sentait le chien. Mon odorat n’était pas mort. On avait tout tué en moi, mais toute leur science n’avait pas suffi à me priver des avantages d’avoir un nez. Ou bien ils se fichaient que je m’en servisse et qu’à force d’usage je finisse par développer un organe digne d’un chien. Rascas et moi avions ce point commun. Il en faut un pour devenir amis. Il comprit vite que ma langue ne servait à rien et surtout pas à caresser. Remuant sa truffe dans telle direction, il m’indiquait de quel côté je devais tourner ma tête (mon nez) pour partager une odeur avec lui. Je savais bien qu’un être humain, comme l’étaient les consommateurs du café, ne se satisferait pas d’une simple odeur pour tout élément de langage. Il en faut plus à l’homme pour exister, même s’il ne vit pas sa vie pleinement.
Ainsi, Octogonade me retrouva à la porte de notre hôtel plusieurs fois par jour pour me prêter son chien. Comme je lui léchais la tête et qu’Octogonade parlait à ce propos de « caresse », je devins en quelques jours une attraction presque courue et il me sembla qu’on s’attablait plus sur la terrasse. J’eus même la sensation qu’on attendait de pouvoir s’asseoir rien que pour me voir lécher le poil de l’animal en guise de caresse. Octogonade, mine de rien, en profitait pour étudier le système de lien qui me retenait à ma chaise. Il ne pouvait tout de même pas faire usage d’une épée !
À cinq heures de l’après-midi, ni plus ni moins, papa Angine sortait le landau. Le bébé qui criait dedans était le mien, mais Angine avait gardé le secret. Grosjean était assis avec les autres, surtout à l’heure heureuse. Il se fichait que je consacrasse l’essentiel de mon temps à lécher un chien et à pointer mon nez en l’air pour, pensait-il, imiter le chien qui me donnait l’exemple. Du haut de son balcon, ma mère veillait à ce que je ne mordisse personne. Et si elle s’absentait, j’évitais de lever le nez dans cette direction.
Le landau plein de cris passait de l’autre côté de l’avenue, se frayant un passage entre les promeneurs, obligeant quelquefois ceux qui étaient assis sur le parapet à lever leurs genoux pour ne pas se faire écraser les pieds par les roues. Papa Angine s’excusait. Il était tellement heureux qu’il ne songeait plus à gronder les mauvais élèves, ni même à contracter tous les traits de son faible visage pour économiser la parole. Il avait vite disparu dans la foule, réapparaissant une heure plus tard dans les mêmes conditions, une raison de plus pour se sentir heureux selon ses stricts critères. Rascas, voyant dans ces moments que je ne m’appliquais plus à l’imiter, jeta un œil intéressé dans cette direction, poussant la perfection jusqu’à respecter mon attente, cette heure écoulée entre l’apparition de papa Angine et sa disparition dans la cour de l’hôtel voisin. Une idée germait dans son esprit et on sait comment je fus le déclencheur de son application.
Je veux dire par là que c’est maintenant au tour de l’imagination de régler le cours du récit. Quand je prononçai ces paroles :
« Ce ne sont pas les médicaments qui m’empêchent de bander ! Et ce n’est même pas Bébé lui-même comme je l’ai cru d’abord. À force d’y penser, j’ai trouvé pourquoi je ne bande plus : j’ai faim de Bébé, de sa saveur plus que de ses cris de douleur. Il me le faut vivant et cru ! »
Rascas avait déjà une idée précise de ce qu’il allait tenter pour améliorer mes conditions d’existence, en tout cas de l’intérieur, car il ne pouvait être question pour un chien de changer le traitement mis au point par des hommes à qui on avait confié la tâche routinière qui consiste à neutraliser la maladie si aucun traitement curatif n’est encore disponible. Si on avait trouvé le moyen de soigner le voleur ou l’assassin, les prisons seraient moins remplies et on pourrait même rêver de les vider tout à fait un de ces jours. Il en est de même pour les hôpitaux et les cimetières.
J’irais même jusqu’à dire que Dieu n’existera plus le jour où l’homme aura trouvé le moyen de vivre éternellement et d’empêcher les autres de vivre plus longtemps encore.
Javette me visitait tous les jours elle aussi. Elle me demandait des nouvelles de ma queue et m’apportait de quoi l’exciter, car elle ne m’excitait pas elle-même, ce qui la désolait, mais pas pour les mêmes raisons que moi. Elle voyait Angine et Angine me voyait de sa fenêtre, bien que, malgré une surveillance que vous imaginez tenace, je ne la visse pas moi-même. Elle caressait le chien comme s’il s’agissait de n’importe quel chien et lui apportait des friandises que Rascas croquait patiemment en me regardant du coin de l’œil. Octogonade s’en allait finalement avec Javette et on ne le revoyait qu’en fin d’après-midi, après que papa Angine fût revenu de sa promenade et eût réintégré son hôtel de luxe. Il revenait sans Javette, avec l’odeur de Javette, ce qui nous indifférait, Rascas et moi.
Le plus dur était la séparation. Grosjean revenait, Octogonade, impressionné par la carrure du valet se reculait, et Rascas observait comment il fallait me libérer de la chaise sans pour autant me laisser libre de mes mouvements. Il me suivait jusqu’à l’ascenseur. Grosjean le chassait d’un coup de pied au cul, répondant au grognement par un autre grognement plus féroce encore. Il ne me restait plus qu’à rêver pour continuer de respirer sans penser à un mode d’emploi plus radical de la volonté.
Ce jour-là pourtant, Rascas ne répondit pas au coup de pied de Grosjean. Et il ne me quitta pas sur un grognement. Il se contenta de me regarder tristement, recevant alors un second coup de pied qui lui fit le même effet. Je crus à une espèce de dépression nerveuse qui montrait les premiers signes de la lente destruction en cours. J’eus la force de retenir la porte de l’ascenseur malgré Grosjean qui, lançant encore son pied, n’atteignait que le vide et poursuivait son mouvement avec l’intention de me pousser au fond de la cabine. Ces coups de pieds inutiles l’avaient rendu méchant. Rascas n’avait pas bougé, inoffensif mais capable d’esquive. Le pied de Grosjean frappa le montant de la porte, lui arrachant une injure qui m’était destinée. Cependant, je n’eus pas assez d’énergie pour résister à une autre poussée et la porte se referma.
Rascas attendit le départ de l’ascenseur avant de sortir. Octogonade l’attendait, assis à une table sans consommer, ce qui agaçait un garçon qui se tenait au bord du trottoir, tournant le dos à la rue. Le ciel manquait de lumière ce soir-là. Rascas présenta son collier et Octogonade y referma l’émerillon. Il lui fallut tendre la laisse pour que Rascas se décidât à avancer. Ils quittèrent ensemble ce quartier d’hôtels et de restaurants pour se rendre dans leur rue à peine éclairée par quelques fenêtres de rez-de-chaussée. Octogonade libéra Rascas comme d’habitude devant sa porte avant de l’ouvrir avec sa clé, car tous les locataires avaient une clé. À sa grande surprise, Rascas, d’ordinaire si discipliné et surtout attaché à des habitudes strictes, fit volte-face et se mit en chemin vers l’autre bout de la rue où le maître ni son chien n’allaient jamais, ils ne savaient d’ailleurs pas pour quelles raisons et n’y avaient même jamais réfléchi. Toutes ces idées venaient à l’esprit d’Octogonade sans apporter aucune réponse à sa curiosité. Il mit la clé dans la serrure, la tourna et entra.
Rascas ne s’était pas retourné. En vérité, il avait pris cette direction uniquement pour dérouter son maître. Il y avait sans doute réussi. Il s’enfonça dans l’ombre encore éclairée par un ciel inhabituellement gris. Comme il savait où il voulait aller avant de revenir chez Octogonade, il décida de ralentir son allure dont la rapidité ne s’expliquait plus. Il était ravi qu’Octogonade n’eût pas entrepris de le poursuivre pour le ramener de force au bercail. Quand on a une idée dans la tête, on ne sait jamais ce qu’on peut arriver à faire pour ne pas céder à une idée contraire, même venant d’un ami comme l’était Octogonade. Mais celui-ci, connaissant son chien (pensait Rascas) avait laissé la porte entrouverte et si personne ne la refermait, comme cela arrivait si un locataire entrant ou sortant se mettait à rouspéter en parlant d’incivilité, Rascas ne coucherait pas dehors et n’aurait pas besoin d’aboyer pour coucher dedans.
Plus il avançait, toujours dans la même direction, et moins il y voyait. Non seulement la nuit tombait, mais ces rues étaient de moins en moins éclairées. Au bout d’un moment, tandis qu’il ralentissait son allure au maximum, il constata qu’aucune fenêtre n’était éclairée, pas même derrière les volets. Il n’y avait donc personne pour s’étonner de voir un chien s’arrêter au milieu de la rue, n’allant plus ni dans un sens ni dans l’autre, tandis que personne ne trouve étranger qu’un chien ralentisse sans hésiter. Rascas connaissait les hommes et n’avait aucune envie de répondre de ses propres actes dans un procès gagné ou perdu d’avance selon que l’on est chien ou homme.
Au bout d’une heure, il fit assez nuit pour entreprendre un demi-tour sans danger. Comme il revenait vers la lumière, après avoir pris le temps d’habituer son regard à l’obscurité, il dut ralentir encore et même s’arrêter, prenant la précaution de lever la patte afin de ne pas troubler les esprits. Se faire surprendre dans l’immobilité dans un endroit sombre est un risque qu’on peut à la rigueur calculer, car l’homme que cela dérange peut s’interroger sur sa propre capacité à évaluer le problème, mais jamais un homme ne perdra ainsi son temps s’il dispose d’un système d’éclairage qui ne lui cache rien de la situation. Dans ce cas de figure, le chien lève la patte, car c’est une attitude à propos de laquelle l’homme ne cultive aucun doute. Le seul risque, pour le chien, c’est de se prendre un coup de balai ou de pied, ou un projectile quelconque, et d’avoir à se lécher ensuite dans un coin tranquille pour apaiser la douleur.
Sachant tout cela de longue date, Rascas pissa contre un mur sous une fenêtre qui, malgré des volets ouverts, révélait de crades rideaux qui n’avaient pas été écartés depuis des années. On a beau habiter un quartier fréquenté par de bonnes personnes, on y crève souvent dans l’indifférence totale. On ne se préoccupe même pas de se renseigner auprès des chiens qui savent, d’une inspiration, qui est mort et qui ne l’est pas si la fenêtre donne à penser que le cadavre est encore chaud.
Rascas était revenu à l’endroit même où son maître repérait les petites esclaves de ses aventures avec le plaisir. C’était une place circulaire dont les voies distribuaient les cours d’hôtels et les terrasses de restaurant et de bars. À cette heure-ci, les néons fleurissaient sur les façades et même dans le ciel. Il y avait encore plus de monde que dans la journée. On peut s’étonner qu’Octogonade n’y mît pas cette abondance de chair à profit pour satisfaire son grand besoin de nouveauté. Rascas savait bien pourquoi : en ce moment, son maître regardait des films, profitant plutôt de l’obscurité pour ne rien perdre de leurs qualités, car il n’y avait ni rideaux ni volets à ses fenêtres.
Rascas observa les petites filles non point dans une intention de repérage, mais pour mesurer ce que peut bien peser un enfant. Étant un chien de bonnes dimensions, il ne pouvait envisager d’avaler un enfant apparemment aussi lourd que lui. Et il se demanda quelle était la différence de poids entre une petite fille et un bébé tel que celui qu’avait aidé à concevoir son ami Ulysse. Car ce qui le préoccupait ce soir, c’était le bien-être d’Ulysse. Moi.
Il n’y avait pas de chats à cet endroit de la ville. Pour en trouver, il fallait aller au port de pêche, où ils abondaient à cause du poisson. Rascas détestait cette odeur, ce qui expliquait qu’il n’avait jamais mangé de chat. Il se mêla aux gens, incapable de trouver une réponse à sa question. Vous trouvez peut-être que sa question était idiote, en tout cas dénuée de froide intelligence. Mais c’est vous qui vous trompez. Rascas était conscient que s’il mangeait le bébé, il était nécessaire de le manger entier. Pourquoi ? Pourquoi ne pas enterrer la partie restante suite à un repas incomplet ? Tout simplement parce que l’endroit était surpeuplé et qu’il était inimaginable de se déplacer ici avec un morceau d’être humain, toujours reconnaissable, sans se faire repérer rapidement. Une pareille course poursuite était perdue d’avance, même si, finalement, les gens s’apercevaient que ce n’était pas de la chair humaine, mais celle quelconque d’un animal destiné à l’alimentation de l’homme. Et ce, même si ses poursuivants se méprenaient grâce à ou à cause d’une apparence animale qui n’absolvait d’ailleurs pas le chien de tout reproche puisque cette chair appartenait forcément à un être humain qui avait donc le droit de se plaindre d’avoir été volé et privé de plaisir ou de nécessité ou les deux à la fois. Allez savoir avec les humains !
On ne me reprochera pas de n’avoir pas essayé de comprendre les tenants et les aboutissants de cette affaire dite du bébé mangé ou bébé mange selon les caprices de l’accentuation et de ses usages typographiques. Ne vais-je pas jusqu’à me mettre à la place du chien pour jeter un peu plus de lumière sur les obscures circonstances de la mort de Bébé, qu’il mangeât ou qu’il fût mangé ? Ici j’observe l’hypothèse de sa dévoration par un chien connu de moi. J’aurais très bien pu vous faire le coup du bébé qui mange à la place du chien. Tout ce que je souhaite, mes amis, c’est de vous être utile et même, ceci dit sans forfanterie aucune, de changer votre vie si jamais vous n’êtes pas capables de le faire vous-mêmes. Savez-vous à quel point il est important d’opérer ce changement si on ne veut pas sombrer dans la monotonie des emplois subalternes ? Je ne dis pas que je vais faire de vous un chef ou un patron. Je dis que ce que je vous fourre maintenant dans la cervelle n’en sortira qu’avec les vers une fois qu’il n’y aura plus rien à bouffer dans votre tombe.
Qu’est-ce que vous diriez si je me mettais à la place du chien ? Et si je prenais la parole de son récit ? Ce n’est pas que je me fiche de votre opinion, qui me sera un jour précieuse, surtout si ce récit tombe dans l’oubli, mais il faut que je parle comme ce chien ! Ce n’est pas ce que je désire, c’est ce que m’impose mon cerveau à la place du désir. Et je ne veux pas savoir si c’est moi, autre chose ou quelqu’un d’autre. Je n’en éprouverai que de la haine, je sais.
Il y avait beaucoup de monde ce soir-là sur la place, malgré le ciel devenu noir et la brise portant des embruns épais et glacés. Je frissonnais au passage des jupettes. Toutes ces jambes me rendaient fou. Vous me direz qu’un chien a forcément l’habitude des jambes. Et vous vous demandez pourquoi je ne m’en lassais pas au lieu de les trouver nécessaires. Certaines se figeaient devant moi, se préparant au pire. D’autres me croisaient dans l’indifférence, comme si elles me connaissaient et ne craignaient plus depuis longtemps la menace tangente de mes crocs. D’autres encore choisissaient, par habitude ou par goût de la nouveauté, de se rapprocher de moi et quelquefois même de me poursuivre pour me caresser ou au contraire me martyriser un peu. Je dis un peu car ce sont les enfants qui me jouent des tours. Je ne les crains pas. Il m’arrive de les menacer discrètement. Je n’en connais pas un qui choisit alors d’aller se faire voir ailleurs.
Il est rare qu’Octogonade ne me suive pas, attaché à sa laisse qu’il étreint comme si j’allais m’en servir pour le faire courir. Il a le cœur fragile, le pauvre homme. Et je ne lui veux pas de mal. Je préfère, le soir, sortir seul afin de ne pas être tenté de le réduire à ma pogne si jamais il se laissait aller à m’interdire d’aller où je veux et de suivre qui me paraît compatible avec le désir du moment, lequel peut être variable comme le caprice. Avez-vous réfléchi quelquefois, comme je le fais moi-même régulièrement, au rapport qui donne un troisième sens au désir et au caprice qui n’en forment qu’un ou deux selon qu’on aime ou qu’on n’aime pas ?
Passant devant la porte de l’hôtel minable où logent Ulysse et sa paralytique de mère, je n’ai pas résisté à l’envie de renifler un peu le sol qui reçoit ses gouttes d’urine et de sueur sous son siège de contention. J’aime l’odeur de mes amis. Elle m’encourage toujours quand je suis sur le point de leur rendre service.
Ulysse ne m’avait rien demandé. Son état lui interdisait toute communication. Il s’amusait à imiter mes recherches nasales, sans m’arriver à la cheville bien sûr. N’est pas chien qui veut. Il me lèche la tête et la patte. C’est tout ce qu’il sait me faire. Mais je l’aime tant que je suis capable de deviner non pas ce qu’il pense — je ne suis pas devin — mais ce qu’il veut. Avez-vous réfléchi à cet autre rapport, celui qui lie et délie la pensée de la volonté ? Vous feriez bien de consulter si ce n’est pas le cas.
Je dois dire que sans Javette, je n’aurais pas été aussi loin dans mes recherches. Comme elle couchait presque tous les soirs dans le lit d’Octogonade, et qu’il m’arrivait, environ un soir sur deux, de coucher moi-même au pied de ce lit, j’entendais parfaitement ce qu’elle racontait au sujet d’Ulysse. Je vous accorde que cette partie de mon récit laisse à désirer sur le plan de la crédibilité. Il est rare, voire impossible, qu’un chien comprenne plus qu’une dizaine de messages oraux. Les histoires de Javette en contenaient beaucoup plus. Je ne vous en voudrais pas si vous réduisez la suite de ce récit à ce que vous savez du langage des chiens : Couché ! Assis ! Ici ! Dehors ! Viens ! À la niche, etc. C’est d’ailleurs un exercice que je vous propose sans vous en révéler la difficulté, en dehors de ce que vous savez déjà du dressage des animaux et de l’entretien de la domesticité.
C’est ainsi que lorsqu’Ulysse s’adressa à moi en ces termes :
« Ce ne sont pas les médicaments qui m’empêchent de bander ! Et ce n’est même pas Bébé lui-même comme je l’ai cru d’abord. À force d’y penser, j’ai trouvé pourquoi je ne bande plus : j’ai faim de Bébé, de sa saveur plus que de ses cris de douleur. Il me le faut vivant et cru ! »
J’en compris instantanément la portée. Évidemment, à part remuer la queue et lécher sans mesure, je n’ai pas pu exprimer ma réponse en termes clairs, ni lui dire à quel point je me sentais solidaire de ses préoccupations. Je ne sais d’ailleurs pas plus comment il parvint à extraire ces mots d’une bouche qui semblait n’avoir pour fonction que de tirer une langue baveuse. Incohérences ou mystère, je n’en sais pas plus que vous sur ces phénomènes qui embarrassent le récit de peut-être pas si inutiles interruptions. Mais enfin, vous êtes libres de les juger plutôt fâcheuses. Le lecteur nu a cet avantage sur le spectateur qui ne peut guère que sortir de la salle si ce qu’on lui donne à voir n’est pas de son goût. Ou alors ce dernier s’y ennuie à mourir, alors que le lecteur critique, au hasard des sauts de page, peut finalement tomber sur celle qui lui fera aimer son auteur. Enfin…
« Ce ne sont pas les médicaments qui m’empêchent de bander…etc. »
Ah ! s’il ne s’agissait que de tuer Bébé, un coup de dents eût suffi à se débarrasser de sa présence, les pompes funèbres se chargeant du reste. Mais ce n’était pas aussi facile. Ulysse avait besoin de le manger. Et pas seulement pour calmer une faim suscitée par de profondes blessures. Il s’agissait de toute autre chose.
Je ne vous ai pas pour rien entretenu de la question de l’odorat sur laquelle nous nous entendions très bien Ulysse et moi, alors qu’Octogonade n’y comprenait rien. Or, le goût et l’odorat sont deux sens distincts. Autrement dit, ce que l’on sent n’est pas encore goûté et ce que l’on a goûté, même si on l’a senti avant de le mettre en bouche, n’a pas d’odeur. Bien sûr, dans le feu de l’action, l’homme sent et goûte à la fois, et il entre en érection. Mais l’érection n’est pas un sens. Heureusement, sinon Ulysse n’aurait peut-être rien senti. Certes, il sentait moins que moi. Je sens le chien. Il sent l’homme. Toutefois, il sentait mieux que l’homme, car il ne bandait plus. Mais pour goûter à Bébé, il n’en avait plus la capacité. Je me trouvais donc dans une impasse. N’étant pas moi-même privé de goûter, je n’en étais pas moins impuissant à transférer cette saveur dans le domaine de l’odorat. Elle avait beau sentir quelque chose, ce n’était que l’odeur qu’on lui attribuait de mémoire. Or, Ulysse n’avait pas eu l’occasion de sentir Bébé quand il en était encore temps. Ma mission relevait de l’impossible.
Je me suis couché à l’endroit où Grosjean me donnait des coups de pied, à deux pas de l’ascenseur. Je ne sais pas pourquoi j’ai senti que c’était là que je devais penser si je voulais trouver une solution au problème posé. N’oubliez pas que, pour des raisons de simple police, je m’étais imposé de manger Bébé jusqu’au bout. Si j’en ramenais l’odeur dans ma gueule, Ulysse, qui n’avait pas ça dans sa mémoire, sentirait bien quelque chose, mais il ne lui viendrait pas à l’idée que c’était Bébé. Et de toute façon, ce n’était pas sentir qu’il voulait, mais goûter. N’étais-je pas en train de mettre la charrue avant les bœufs ? En effet, si je trouvais le moyen de redonner son sens à la langue d’Ulysse, il ne me restait plus qu’à lui apporter un morceau de Bébé avec la preuve qu’il s’agissait de Bébé et de ce bébé-là. C’est la raison pour laquelle, ce soir-là, je suis rentré chez Octogonade sans manger Bébé.
Et la porte, comme de juste, était fermée. Dans cet immeuble minable, tout le monde sait que si la porte est entrouverte, c’est parce que je suis dehors. Et tout le monde, sauf un, sait que je referme la porte derrière moi quand je suis rentré. Un, ce n’est pas beaucoup, mais ça suffit à me faire aboyer en pleine nuit pour que quelqu’un descende et m’ouvre la porte. Et ce quelqu’un ne songe pas un instant à m’engueuler, parce qu’il sait que ce n’est pas de ma faute et de qui est la faute. On est d’accord là-dessus. Et bien pour compliquer encore les choses, ce n’est jamais celui qui a fermé la porte qui descend pour me l’ouvrir. Il a trop peur que, dans la discussion qui s’en suivrait, je le morde.
C’est Javette qui m’a ouvert. Justement, elle en avait fini avec Octogonade ou Octogonade avec elle, je ne sais. Je lui ai fait la fête et elle n’a pas manqué de me taquiner en me demandant où j’avais traîné, petit coquin ! Après m’avoir longuement caressé, ce qui m’a fait bander, elle m’a poussé à l’intérieur et la porte s’est refermée. Comme on n’a pas d’ascenseur, j’ai escaladé les six étages par étape. Vous avez peut-être pensé, à me lire, que je suis un jeune chien. Mais il n’en est rien. J’ai de la bouteille. Aussi, arrivé au sixième, je soufflais tellement que je me suis trompé de porte et que je me suis endormi dans les cabinets, qui sont à l’étage. Au matin, je me suis réveillé avant tout le monde. Je suis sorti sans faire de bruit, autrement dit sans tirer la chasse, et j’ai vu alors qu’Octogonade n’avait pas fermé la porte de notre appartement. Il s’était endormi tout habillé, ce qui laissait supposer qu’il s’était rhabillé après le départ de Javette, et dormait avec un bébé dans les bras. Il y a des chapitres, comme celui-ci, dont dépendent tous ceux qui suivent.
Les chiens, ça ne devait pas réfléchir. Je ne dis pas qu’il aurait fallu les concevoir sans esprit. Ils ont besoin de réfléchir, comme tout le monde. Un chien qui ne réfléchirait pas se ferait écraser une fois sur deux en traversant la rue. Au bout de deux jours, il n’en resterait plus grand-chose. Ce que je veux dire, c’est que se faire passer pour un chien est peut-être une bonne astuce sur le plan littéraire, mais ça devient tellement compliqué pour le pauvre chien qu’il n’est plus bon à rien au bout de seulement un jour.
Gonze ou pas gonze, c’est la question. Quand j’entre dans notre appartement et que je vois un bébé dans les bras de mon maître, je me mets à réfléchir. Je vous laisse imaginer les questions sans réponse. Et vous savez comme moi ce qu’on met à la place des réponses quand on veut à tout prix proposer une solution. Pour corser l’affaire, le jour s’est levé. Certes, Octogonade a l’habitude de laisser les autres se lever avant lui, et même de leur donner quelques heures d’avance sans leur promettre de les rattraper car il ne veut tromper personne sur l’intérêt qu’il représente pour la société. Il est même probable que le bébé se réveillera avant lui, hurlant sans le déranger tellement il est fatigué d’avoir passé la nuit avec un inconnu. Je demeure un long moment la patte en l’air et le museau en avant. Derrière moi, ma queue se met à l’horizontale je ne sais plus pour quelle raison instinctive. Octogonade ronfle puissamment, les bras autour du bébé, lequel dort à poings fermés, bavant dans sa manche. Je trouve finalement la force de m’approcher d’assez près pour estimer la difficulté de la situation. Aucun doute, c’est un bébé. Et Javette qui n’est pas là pour m’expliquer que je n’ai pas de souci à me faire, que ça me rend tout hérissé et pâle comme un mort.
Comme ma gamelle est vide, je n’ai rien à me mettre sous la dent pour me tranquilliser. Il ne me reste plus qu’à me coucher sur mon tapis et à en ronger ce qui reste depuis que je le ronge. Pas question de fermer l’œil, pour dormir ou autre chose. Je les ouvre grand les deux. J’en aurais un troisième que je l’ouvrirais aussi. De toute façon, il ne me servirait pas à grand-chose puisqu’un seul me suffirait à voir ce que je vois et à redouter d’en voir plus encore une fois que j’aurais à m’expliquer à la place des autres. Je vous l’ai dit : on en demande trop aux animaux domestiques.
Et me voilà soumis aux risques de l’attente. Vous savez comme moi qu’elle n’a rien de merveilleux, surtout si on s’attend au pire. Je ne réfléchissais plus, j’imaginais. Mon esprit était à l’étage au-dessus. Je reniflais déjà l’odeur des vieilles choses qu’on vous met sous le nez pour vous faire parler. Heureusement que j’étais un chien et qu’on ne pouvait pas me confondre avec ce que je n’étais pas ! J’avais beau me raconter des blagues, je ne les trouvais pas amusantes. Bébé respirait doucement, avec des spasmes qui me faisaient sursauter. La chambre était envahie par la lumière du soleil car, comme je l’ai dit plus haut (à moins que ce soit Ulysse qui l’ait dit), la fenêtre n’avait ni rideaux ni volets. On entendait les premières disputes. Un moteur pétaradait.
Comme tous les matins, la chasse d’eau ne se fatiguait pas. La porte des WC ne fermant pas bien, on entendait les avertissements : des grattements de gorge, des cris, des rires. Moi, j’appelais ça le langage du matin. Il ne manquait plus que mon aboiement. Il serait passé pour une trace humaine au même titre que celles des doigts sur le mur écaillé.
Soudain, Bébé ouvrit ses yeux. Mon cœur se tenait prêt, certes, mais pas à ce point. Les yeux m’examinèrent une minute au moins. J’avais affaire à un bébé réfléchi. Il avait un avantage sur moi. J’ai grimacé pour effacer toute trace d’animal sur mon visage d’homme. Des fois, ça marche. Et Bébé agite ses menottes en écarquillant ses yeux. D’autres fois, il poussa un cri de terreur et Octogonade se réveille. Il fit mieux que se réveiller : il sauta d’un bond hors du lit et me demanda, moi qui n’y étais pour rien, ce que cet être faisait dans son lit. Je sentis tout de suite qu’un mystère était en voie de formation. Une angoisse tremblante s’empara de mes oreilles et du bout de mes pattes.
« Ouah ! » fis-je timidement.
Bébé poussa un autre cri. On allait venir. Octogonade recula devant la difficulté. La fenêtre était dans son dos, surgie du néant. Je n’eus pas le temps d’un autre aboiement. Il bascula comme une planche et disparut. Je n’entendis rien. Pas un cri. Un craquement. Rien.
Bébé se demanda tout de suite où était passé Octogonade. Je comprenais cette sidération. Les bébés ont besoin de plus de temps que nous pour imaginer ce qui a bien pu se passer pour expliquer une disparition subite. Même chez les chiens. Il en était réduit au silence. Et à l’attente. Je ne fis rien pour le renseigner. J’eus la tentation de me réfugier dans la cuisine, où j’ai ma gamelle, mais elle était vide comme je l’avais constaté quelques heures plus tôt. Le cri qui nous sortit de notre torpeur monta de la rue. Il n’en restait plus grand-chose quand nous l’entendîmes, mais nous nous jetâmes l’un dans l’autre, criant encore plus fort que le premier témoin du drame. Bientôt, un concert de cris et de rudes observations nous obligea à mettre le nez à la fenêtre. La rue était noire de monde.
Bébé n’ayant pas l’âge de profiter d’une autonomie durement gagnée, il me revint de réagir avant de nous laisser emporter par le flot des émotions et des critiques qui grimpaient les étages. L’escalier était pris d’un tremblement qui se communiqua à tous les murs. Je saisis Bébé dans ma puissante mâchoire comme nous autres chiens savons le faire. Il gigotait comme s’il avait perdu la raison. Bravant le troupeau humain qui s’engouffrait chez moi, je suivis prudemment la plinthe et me retrouvai, avec Bébé en bouche, devant la porte du débarras commun. Je savais comment l’ouvrir et elle s’ouvrit. Comme par contre je ne savais pas actionner l’interrupteur de la lumière, j’entrepris de descendre dans le noir complet. Au-dessus, on s’interrogeait déjà sur les cris de Bébé que je ne pouvais pas étrangler. J’entendis que certains esprits curieux voulaient savoir de quoi il s’agissait. Heureusement, j’atteignis le rez-de-chaussée avec une bonne longueur d’avance. La lumière de la rue passait sous la porte qu’il ne me restait plus qu’à pousser pour me retrouver dehors. Avec Bébé dans la gueule. Je ne tarderais pas à me faire repérer. Notons que ce n’était pas la rue qui avait reçu le corps disloqué d’Octogonade. Celle-ci était déserte. Elle descendait directement à l’extrémité orientale de la plage. C’est un endroit couvert d’arbustes secs et d’épineux. Je pourrais nous y cacher en attendant je ne savais quelle occasion de nous sortir de ce pétrin.
J’entrai dans cet endroit broussailleux sans me soucier de mes poils. Bébé était tout déchiré. Il hurlait sans épuiser son stock de cris. Des oiseaux s’élevèrent dans le ciel. Pourquoi étais-je donc en train de sauver Bébé ? Et de qui prétendais-je le sauver ? Qu’est-ce qui m’était passé par la tête en fuyant les hommes ? Autant de questions ardues qui m’assaillaient tandis que je traversais la broussaille. J’avais laissé mes poils dans les épines. Et le sang de Bébé me désignait comme le seul coupable. J’étais perdu. Et fou.
Je ne sais pas si vous connaissez les hommes (ici, je m’adresse aux chiens). Moi, je ne connais aucun être aussi intelligent. Vous avez beau ruser avec toute la science de nos millions d’années, ils finissent toujours par déjouer vos pièges et vous prendre dans les leurs. Fuir devant l’homme, c’est l’encourager à vous chasser. Et lui faire face, c’est appeler les autres hommes à son secours. Je ne suis qu’un chien domestique. Je n’ai pas l’expérience des grands combats qui honorent les races sauvages, mais ce que je sais de l’homme vaut pour tous les animaux. Dites-vous bien, libres barbares, que la domesticité augmente au détriment des lois de la jungle.
Prisonnier des épines et de la broussaille, je n’avais guère le temps de me livrer à ces spéculations sur l’avenir de la liberté et du juste équilibre des races. Je ne sus pas même à quel moment Bébé rendit l’âme. Il ne criait plus depuis longtemps quand je me suis arrêté pour souffler. Je n’avais plus l’âge des défis. Je me suis creusé un nid dans le sable pour trouver de la fraîcheur. Bébé s’était aussi vidé de son sang. Je me demandais si, malgré cette impardonnable perte, il avait toujours le même goût.
Le soleil commençait à taper. La broussaille jaune craquait sans qu’on y touche, à moins qu’un animal furtif ne fût la cause de ces cassures nettes. Ce n’était pas le fait de l’homme. Je l’aurais senti, tandis que l’animal connaît les moyens de tromper mon odorat. Je craignais un ennemi, mais il ne se montra pas et l’après-midi touchait à sa fin quand je me suis aperçu que Bébé sentait mauvais. Ulysse m’en voudrait à mort d’avoir dénaturé cette chair.
Je n’aime pas la chair pourrie. Je ne suis pas un vautour, ni une hyène. Je mange cru ou cuit, avec une préférence pour le cru. La chair en décomposition m’écœure, bien qu’elle ne me fasse pas vomir comme un homme. Cette odeur finirait par en attirer un, à moins qu’un animal gourmand de pourriture, ou indifférent à ce qu’elle m’inspire, ne se satisfît de ce petit corps déjà gluant. Il était plus prudent de l’abandonner et de visiter du pays pour me fixer, sans doute aussi provisoirement, dans un autre. J’ai couru longtemps avant de ne plus sentir cette odeur. Le vent tourna enfin. La nuit était tombée. Je pouvais dormir si ça me chantait. Et je n’eus que des cauchemars pour pays étrangers.
Ce que disaient les journaux le lendemain, vous savez maintenant que c’était faux : je n’ai pas mangé Bébé. La seule vérité prononcée par ces pisse-copie, c’est que personne ne savait qui avait mangé Bébé. Et personne ne pensa à moi, ni pour m’accuser de l’avoir enlevé, ni pour avoir l’intime conviction que je l’avais mangé. On m’avait oublié. Je n’étais même pas un mystère. On m’ouvrait ainsi les portes de la liberté.
Mais, vous le savez, je suis un chien fidèle. Je ne pouvais plus l’être à Octogonade, dont la peur ne fit même pas l’objet d’un entrefilet dans le journal. Je le demeurais à Ulysse, le pauvre Ulysse attaché à sa chaise et prisonnier de sa camisole. J’avais atteint les hautes dunes qui séparent le pays touristique des terres réservées à l’animal et à ses plantes. Je réfléchissais toujours, n’ayant pas sensiblement amélioré ma capacité à former des conclusions sur la base de l’expérience. La conformation de mon cerveau me condamne à imaginer. Et après avoir rêvé toute la nuit, tourmenté par des rêves horribles, j’ai recommencé à imaginer dès le lever du soleil, m’inventant mille prétextes pour retourner d’où je venais.
Octogonade étant mort et Ulysse incapable de m’adopter légalement, je me précipiterais plutôt dans la fourrière. Vous ne connaissez pas le chasseur de chiens. Il ne travaille que huit heures par jour et six jours par semaine, mais attention : à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et il ne se repose pas systématiquement le dimanche. C’est un être imprévisible qui réussit avec peu de calculs et beaucoup de chance. Il faut savoir vivre de cette manière. Et bien lui, il sait. Et Octogonade n’est plus là pour le remettre à sa place. Et ce n’est pas Ulysse qui le remplacera. Si je reviens dans ma ville, où j’ai toujours vécu, et où je suis peut-être né, je serais seul parmi les hommes. Il ne peut rien arriver de pire à un animal.
À une époque, à mon sens maudite, où l’intrigue a cédé la place au jeu, introduisant la possibilité du choix, il n’est pas anormal ni laid de penser ce qu’on veut de la fortune du chien. Reposant sur de solides connaissances qui appartiennent au chercheur, le joueur ne vit que d’action avec, par étape, la chance de pouvoir jouir des récompenses qui lui sont attribuées par la machine. Mais ici, pas de machine.
La rumeur portait de mes nouvelles. On m’avait retrouvé, puis perdu. On m’avait rencontré au service d’autres maîtres, trahissant quelquefois la nation qui m’avait vu naître et m’avait donné le biberon tandis que le sein de ma mère pourrissait sous un champ de bataille avec les couilles de mon père. Celui qui m’avait vu témoignait. Celui qui voulait me voir me poursuivait. J’étais à l’autre bout du monde. Ou mon cadavre avait été jeté aux carnassiers d’une société plus animale que spirituelle. Bref, j’étais partout et nulle part.
En vérité, je n’avais pas quitté les dunes et je me nourrissais de petits rongeurs et de baies amères fleurissant sous les épines d’une broussaille où l’homme ne s’aventurait pas. Je les avais même vus emporter ce qui restait du cadavre de Bébé. Je ne sais quel chien inconnu de moi en avait dévoré toutes les chairs bien qu’elles fussent écœurantes de pourriture. Il avait passé la nuit à croquer quelques os, puis il avait disparu et n’était jamais revenu. La trace de ses dents me fut attribuée par le laboratoire d’analyse consulté par la justice. On m’accusa. On m’appela Rascas le MDB, le Mangeur De Bébé. Et mon portrait fit le tour des médias. Évidemment, il ne s’agissait pas de moi. Un mort quelconque fit l’affaire des assoiffés de mauvaises nouvelles. Et on attribua le suicide d’Octogonade à mon crime, lequel était devenu (je parle bien de mon crime) le personnage principal de cette invention romanesque. Une bonne histoire qui se vendait bien, d’autant que je n’étais pas là pour dire le contraire. Et qu’aurais-je bien pu dire à des hommes si je ne parlais pas leur langue ?
Il m’arrivait rarement de sortir de mon nouveau territoire. Il était bordé d’un côté par le domaine touristique où j’avais vécu en compagnie de mon maître. De l’autre, un immense territoire agricole et industriel où je n’étais pas connu, mais le chien n’y était pas le bienvenu. La mer battait les flancs de ces dunes et à l’opposé, des montagnes crevaient un ciel en général ensoleillé où les tourmentes étaient pourtant dévastatrices. J’avais creusé un trou dans un trou après en avoir mangé l’habitant. Vous comprenez que désormais, je devais tuer pour vivre. Finie pâtées et croquettes et restes de repas humains. Vous parlez d’une aventure !
Et pourtant, chez les hommes, cette aventure s’enrichissait inlassablement de nouveaux épisodes. Je devins un héros. Ou un antihéros, je ne sais pas. On avait hâte de m’interroger pour enfin connaître le fin mot de l’histoire. Mais des esprits malins savaient comment faire durer le suspens, sachant sans doute que, étant un chien ordinaire, je n’avais pas les moyens de changer cette solide construction romanesque. Il me vint à l’esprit que, dans ces conditions, je pouvais me montrer sans que personne ne me reconnût, mais la peur ne s’explique pas autrement et, que voulez-vous, j’avais envie de vivre. Et pas seulement pour apprendre à mourir.
Alors, me direz-vous, quels plaisirs tiriez-vous de cette réclusion de broussaille et d’épines ? Sans chienne pour me servir, je me branlais. Et à défaut de boîtes de conserve, je mangeais du vivant. Quant à perdre mon temps, l’endroit m’y encourageait. Je n’avais rien de mieux à faire qu’attendre. Et quoi de plus facile que le sommeil s’il ne s’agit que d’attendre ? Certes, on y vit des rêves, quand ils n’inspirent pas l’horreur, et des cauchemars qui s’en nourrissent. Mais ce vécu n’est pas réel. Il vaut donc mieux que l’existence et ses douleurs.
Quand je ne dormais pas, je voyais les montagnes sans avoir besoin de sortir de mon territoire. Par contre, il fallait mettre le nez dehors pour voir la mer. Me prenait alors l’envie de courir sur la plage pour enfin sauter dans la vague courant en sens inverse. Mais la prudence m’était conseillée par l’irruption toujours inattendue de l’enfant à la recherche d’un ballon ou du couple déjà nu et cependant aux aguets. Voilà pour la nature, s’il s’agit d’elle.
Un petit tour en ville ne m’eût pas déplu tant de l’autre côté il était impossible de s’approcher d’une poubelle sans se faire repérer par une caméra. Il m’est arrivé d’oser un pas ou deux dans mon ancien territoire. Mais, croyez-moi si vous voulez, chaque fois que j’ai risqué plus d’un œil de ce côté de ma nouvelle existence, j’y ai reconnu quelqu’un et cette apparition m’a glacé jusqu’au sang. Il s’agissait le plus souvent de personnes qui avaient été bonnes pour moi. Je n’avais aucune raison de les craindre. Si je m’approchais d’elles, elles me reconnaîtraient et ne me trahiraient pas forcément. Il reste toujours quelque chose de l’amour et cela suffit à ne rien changer à ses pratiques habituelles. Mais j’avais vite fait de parler d’amour, trop vite fait ! Ne s’était-on pas plutôt amusé avec moi ? Que restait-il alors de ces jeux ?
Ainsi, j’étais condamné à ne plus jamais sortir de cette zone, pendant qu’on me disait ailleurs et que d’autres le croyaient, alimentant ainsi les vides d’une existence qui ne peut pas tout se payer. Le vent poussait ces journaux vers les dunes. J’en faisais ma litière. Couché sur le côté, mon œil pouvait lorgner ces titres gras. Et je les relisais en rêve. Et moi qui m’étais toujours bien porté — Jamais un rhume ! Et très peu d’égratignures ! — voilà que je devenais fou ! Ce n’était pas le sang de mes victimes alimentaires qui me rendait fou. Ni les épines qui me faisaient ressembler à un vieux duelliste. Il m’arrivait de tuer pour tuer. On commence par écraser un insecte. Il ne contient pas de sang, sauf si c’est un moustique. Ils ne manquaient pas dans les parages. Et certains ne contenaient que mon propre sang. J’ai eu vite fait de comprendre que le seul insecte capable de me procurer ce plaisir, c’était le moustique. L’ayant écrasé, il ne me restait plus qu’à renifler son odeur. Vous m’auriez vu grogner comme une bête chaque fois que ce sang m’appartenait. J’avais l’impression de me faire mal à moi-même.
Aussi finis-je par laisser les moustiques en paix. Il n’était pas prudent de jouer avec eux. J’en devenais fou. Certes, les autres animaux à sang, chaud ou froid, ne sont pas aussi nombreux que les moustiques qui pullulent à la fraîche. La chasse de ces animaux réclame plus d’attente et on s’endort quelquefois au lieu d’attendre. Je fus ainsi mordu plusieurs fois par un ennemi plus malin que moi. Mon rêve ainsi interrompu et réduit à l’anecdote qu’on finit par oublier, je hurlais à la mort et donnais des coups de dents autour de moi sans rien mordre de sanguin, l’épine me rappelant alors à la dure réalité de l’enfermement.
Mais quel plaisir de mordre quand c’est l’os qui craque et le sang qui jaillit ! Une fois le petit animal sous la dent, j’attendais que son cri remonte de l’enfer avant de serrer. C’est bête, mais les condamnés à mort ont d’abord l’air de crier quelque part entre ce monde et le paradis et, comme ce temps somme toute assez court s’écoule avec le premier sang, l’enfer prend soudain toute la place et le moribond sait qu’il est damné et qu’il n’a plus aucune chance de s’en sortir.
C’était bien, ces enfers. Ça me procurait un vrai plaisir de chien. Et j’améliorais la méthode à force d’expérience. Mon esprit s’occupait utilement. C’est ça, l’art. Pendant que les autres travaillent pour payer, l’artiste s’améliore. Il paiera, ne vous inquiétez pas ! Mais quand ça arrivera, vous ne serez plus de ce monde pour assister à sa destruction. Il n’y a pas plus minable qu’un chien. Et rien de plus éphémère qu’un maître. Voilà comment vous expliquez l’héritage. Et comment vous vous tuez à vous constituer au lieu de créer.
Mais je devenais fou. J’avais beau prendre tout le plaisir qu’il m’était possible d’imaginer ou d’arracher aux autres, mon esprit me signalait des signaux annonciateurs d’une prochaine catastrophe. Et comme je suis un chien, je me mis à hurler à la mort pour un oui pour un non. Mon hurlement éloignait les animaux. Ils me fuyaient maintenant au lieu de tenter leur chance. Et quand la nuit était tombée sur les dunes où je commençais moi aussi à ne plus croire en moi, mon hurlement s’élevait dans le ciel et me semblait déranger les étoiles. J’ai connu des ciels noirs comme l’absence. J’en concevais des douleurs qu’aucune alchimie ne put jamais apaiser. Et j’eus des visions. Des visions de moi. Moi aux abois. Fuyant ce territoire pour me jeter dans la gueule du loup. Un loup qui attendait. Un loup assez prudent et froid pour ne pas hurler de concert avec mon cri.
Or, un nouvel hôtel avait poussé au pied des premières dunes, côté mer. Comment ? Je ne sais pas. Mais il poussa. Et vite. Les grues avaient disparu comme elles étaient venues. Et cette tour polyédrique se peupla. Il y avait tant de monde que le bruit de leurs clapotements dans la piscine couvrit celui des vagues que j’aimais tant et dont j’avais cru ne plus pouvoir me passer. En quoi je me trompais. Non seulement je m’habituais à cette eau, mais je finis par ne plus trouver aucun inconvénient à subir ces lumières le soir venu. Et si ce n’avait été que les lumières ! La musique écorchait mes oreilles mieux faites pour les cris de douleur et les caprices du vent dans la broussaille.
Cependant, arrivait une heure, je ne saurais vous dire laquelle, qui mettait fin à ce chahut. Les lumières s’éteignaient. Le bruit des vagues revenait flatter mon sens inné de la tranquillité. Plus personne ne s’agitait. Tout le monde disparaissait. On n’entendait plus que le ronflement apaisant des turbines sur le toit. Des feux pâles semblaient éclairer discrètement les allées et venues d’un gardien de nuit. Et c’est alors que mon hurlement, jusque-là couvert par le vacarme touristique, prenait toute son ampleur. Plus de vagues pour bercer les rêves aux balcons ouverts. Plus de douce lumière descendant en pluie d’un ciel fait pour rêver. Plus de plissement de la soie des draps. Plus d’aveux. Plus rien n’existait que mon hurlement. On se plaignit.
Et comme l’être humain est caractérisé par sa sombre opiniâtreté, dix fusils m’entourèrent une de ces nuits où je mangeais ma folie pour nourrir ma solitude. On ne tira pas. Aveuglé par les torches, je ne sus où aller. Je me mis à creuser un trou, follement, ce qui provoqua un rire général. Et je cessai de creuser, amusé moi aussi par mon impuissance.
Je vous ai déjà parlé du chasseur de chiens qui opérait dans notre ville. Il s’appelait Nonotte. Je suppose qu’il s’agissait là d’un sobriquet. En fait, les hommes l’avaient surnommé Nonosse, ce qui n’est pas dénué de sens. Mais le gaillard, car c’en était un, avait un défaut de langue. Cela datait pour lui de l’enfance, à l’époque où, voulant dire sapin, il disait tapin, ce qui amusait tout le monde sauf les putes qui étaient concernées. Quand il apprit qu’on l’appelait dans son dos Nonosse, il invectiva les moqueurs :
« Je ne m’appelle pas Nonotte ! »
Et on l’appela Nonotte. C’est là toute l’histoire du langage. Mais n’en tirez surtout pas la conclusion que ce que je viens de vous raconter à la place du chien est une métaphore à ajouter à la chrestomathie en vigueur. Loin de moi l’idée d’apparaître comme un classique défenseur de la rhétorique. Au contraire, je suis un partisan aveugle de la modernité. Et l’histoire du chien, réalité ou fiction, doit être prise au pied de la lettre. Je vous dis ça parce qu’après que les hommes m’eurent capturé, on me livra à Nonotte sans autre forme de procès que la joie de pouvoir enfin dormir comme c’était prévu dans le prospectus vantant les mérites de l’hôtel.
J’attendis sous la menace de dix fusils et Nonotte s’amena à bord de sa camionnette. Il était tard dans la nuit, peu après cette heure dont je disais qu’elle éteignait les lumières et réduisait le bruit à des chuchotements d’hommes et de machines. Il se fraya un passage dans la foule qui était descendue pour assister à ma défaite. On commentait mon hurlement caractéristique en termes vengeurs, ce qui en diminuait la portée critique. Nonotte bouscula aussi les chasseurs qui eux se taisaient. Il portait son arme à lui, un filet à chiens. C’est un filet à papillons, sauf que le papillon est un chien et que le chien n’est pas destiné à alimenter une collection à usage scientifique. J’étais d’ailleurs destiné au contraire d’un usage. Je ne servirais à rien désormais. Et je n’avais plus le temps de me demander si j’avais jamais servi à quelque chose. Le filet était déjà au-dessus de moi.
La foule attendit pour applaudir que je fusse bien enfermé dans le filet. Nonotte se pencha pour en actionner la fermeture de sécurité et aussitôt demanda aux chasseurs de l’aider à soulever ce fardeau, car je suis un chien de taille. Les hommes grognèrent. On me jeta sans ménagement dans la camionnette qui branla quand Nonotte, qui était un homme de taille, se remit au volant. Un quart d’heure plus tard, j’étais en cage. Et en compagnie d’autres chiens qui se tenaient à l’écart car j’avais l’air de ce que j’étais : un chien de taille complètement fou.
Vous connaissez le principe : si personne ne vous réclame, on vous exécute au bout de deux jours. Il paraît que ça fait mal, mais qu’après on ne sent plus rien. Vous imaginez mon angoisse, moi qui aie toujours eu une peur bleue de la mort et surtout de la mienne. Je n’avais même pas envie de manger le cocker qui se blottissait dans un coin de la cellule en pleurant à grosses larmes qu’on l’épargnât car il avait gagné un concours de beauté dans sa jeunesse.
Deuxième principe : si on ne vous reconnaît pas, on ne vous reproche rien. Le premier jour, on vit ainsi passer un setter qui avait mordu une petite fille à la figure. Il n’est pas resté longtemps avec nous. Il était lui aussi condamné à être exécuté, mais ça prendrait plus de temps, car il était en procès. Pour les autres, l’attente était fixée sans l’avis d’un juge. Une loi suffisait à sceller notre sort.
J’ai eu le temps de discuter un peu avec ce setter. Il ne me craignait pas. Il m’avoua tout de suite qu’il était plus méchant que moi.
« Comment sais-tu cela, Setter ?
— C’est parce que je te reconnais, dit-il à voix basse pour ne pas être entendu des autres. Tu t’appelles Rascas et tu as mangé un bébé. Si j’étais à ta place, j’en profiterais pour avoir un procès. On ne sait jamais avec les procès. Quelquefois, on les gagne, même si on devrait les perdre.
— Tu veux dire que s’ils m’avaient reconnu, je serais en procès ?
— C’est exactement ce que je dis.
— Mais comment leur dire ?
— C’est là tout le problème… »
Et comme le setter ne savait pas plus que moi comment leur dire, on a cessé d’échanger des idées. Octogonade étant mort et enterré avant que je disparusse, il n’avait pas déposé un avis de recherche. Personne ne me réclamerait. Qui s’engagerait à mes côtés dans un procès que j’avais toutes les chances de perdre ? Certes, j’aurais bien aimé profiter un peu plus de la vie, quitte à crever de la même façon. Il n’était plus question d’en rêver et aussitôt après cette conversation, je suis redevenu ce que j’étais et j’ai mangé le cocker après l’avoir torturé follement. Personne ne s’est inquiété de ces cris. Nous étions dans l’antichambre de l’enfer et la saison était froide pour commencer.
Autant le dire maintenant : heureusement que je n’ai pas suivi les conseils de ce maudit setter et que je n’ai pas trouvé le moyen de m’adresser aux hommes pour m’accuser d’avoir mangé Bébé. Car figurez-vous qu’on vint me chercher.
J’eus d’abord très peur. Et il n’était pas l’heure. Nonotte m’enferma le cou dans un collier à clou et me tira sans pitié hors de la cage où tout le monde se passait de commentaires. J’ai dû leur paraître très lâche en effet. Mon hurlement d’ordinaire terrible se mua en un lamentable gémissement qui me fit honte au lieu de me rendre fou. La mort vous change à ce point. J’urinais à grande eau.
De nouveau prisonnier de la camionnette de Nonotte, je m’abandonnai carrément à la douleur de n’être même plus en mesure de profiter de mes derniers instants. Nonotte, irrité par ces larmes, donnait de violents coups de coude dans la paroi qui nous séparait. Je connaissais ces jurons. Ils ne m’offensaient plus. Puis, la camionnette s’arrêta. Je retins ma respiration dans l’espoir de provoquer un arrêt cardiaque, mais au contraire, les battements de mon cœur se rapprochèrent tellement que je fus saisi d’une incroyable énergie.
À peine la porte ouverte, et libéré du collier à clous, je sautais dans ce qui me sembla être non pas un vide quelconque, mais le vide lui-même. Mais au lieu de rencontrer la résistance du feu, mes pattes ne rencontrèrent que la mollesse d’un gazon. Ce qui me paralysa sur place. En face de moi, un arbre faisait de l’ombre à un coin on ne peut plus charmant d’un jardin que je découvris peu à peu. Déjà, la camionnette pétaradante s’éloignait.
J’ai tout de suite reconnu ce chien. Et je vais, si vous le permettez, reprendre la parole et mettre fin à ma petite spéculation narrative qui, je l’espère, ne vous a pas déplu. Vous allez trouver ça un peu téléphoné, mais Rascas et moi sommes arrivés à Lemprin le même jour, à peu de secondes près. Lemprin, c’est le nom d’un médecin fameux. Je ne sais plus si les pouvoirs publics ont donné son nom à cet établissement pour lui rendre hommage ou si c’est lui qui en a légué la propriété à la nation pour qu’on ne l’oublie pas. On nous a expliqué tout ça dès l’entrée, avec un tas d’autres choses qui se mélangent maintenant dans mon esprit au repos. Rascas était poursuivi à ce moment-là par des employés essoufflés, blanches trognes que la colère ne déformait pas encore. Je crois que le chien m’a reconnu. Il s’est jeté sur moi. On a hurlé autour de moi. Mais Rascas me léchait déjà le nez. Et je me suis mis à rire comme un fou.
En parlant de fou, il faut que vous sachiez que Maman est morte. Personne ne l’a poussée. Elle était seule dans la chambre à ce moment-là. Et j’étais à ma place entre la porte de l’hôtel et la terrasse du café où les gens applaudissaient le garçon chaque fois qu’il apparaissait avec son plateau surmonté d’une double ration de bière ou d’autre chose. On a dit par la suite que Maman, attirée par ces ovations, était sortie sur le balcon pour se rendre compte de l’ampleur inhabituelle de ce moment particulier de la journée où il est convenu que, pour une heure, les commandes sont doublées pour le prix d’une. Des témoins affirment l’avoir vue applaudir, les bras en dehors du balcon. La thèse du suicide est donc écartée, malgré la détérioration rapide, ces derniers temps, de son état de santé. Elle s’est écrasée à mes pieds. Je n’avais pas besoin de ça pour devenir fou. Je l’étais déjà.
Je me suis retrouvé, comme on dit, seul dans la vie. Alors que j’avais un descendant ! J’étais père, nom de Dieu ! Et ma compagne ne voulait pas de moi. Je voyais papa Angine pousser le landau sur la promenade, tenant son chapeau de paille d’une main et de l’autre secouant un hochet qui tintait comme deux sons de cloche. Mais maintenant que Maman n’était plus de ce monde, je n’avais plus les moyens de payer l’hôtel. Javette eut beau expliquer que son papa ne verrait aucun inconvénient à m’accueillir sous son toit, rien n’y fit. On me signifia que je pouvais encore rester une semaine à l’hôtel si Javette s’occupait de moi et notamment de nettoyer mes cochonneries. Elle accepta. Je ne comprenais rien à ces procédures d’urgence sociale. Elle m’amena le bébé.
Vous connaissez la suite. Peut-être pas toute la suite, mais l’essentiel n’a pas pu échapper à l’extrême tension intellectuelle que ce récit exige de vous. Il faut dire qu’avec tous les médicaments que je prends, il arrive à mon esprit de s’embrouiller et d’embrouiller par la même occasion. On me l’a assez reproché avant de venir me chercher pour m’amener ici, à Lemprin. J’ai fait le voyage dans la camionnette de Nonotte, sur le siège du mort. Je l’avais pris comme un service d’ami. Je ne savais pas qu’il y avait un chien dans la malle et que ce chien n’était autre que Rascas. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si j’avais su. Peut-être que mon esprit n’aurait pas conçu la fiction canine que je vous ai donné à réfléchir. Sait-on ce qui peut se passer si les choses sont changées avant même qu’elles produisent les conséquences qu’on sait ? Je vis depuis des années avec cette obsession. Et ça ne change rien.
À Lemprin, on m’appelait indifféremment Ulysse ou Rascas. Ça dépendait de ce qu’on me donnait : si c’était un os, je répondais oui au nom de Rascas ; et si c’était un médicament, je refusais, comme si j’étais Ulysse alors que dans ces circonstances, je me sentais plutôt chien. Avoir droit à la parole est une chose, la prendre en est une autre, car entre l’une et l’autre chose, le royaume t’appartient. Je n’ai d’ailleurs jamais vu Rascas prendre un médicament pour un os. Mais je n’avais pas l’intention de le trahir.
Si j’étais là, à Lemprin, c’était parce que je ne pouvais pas être autre part vu mon manque de ressources économiques. Et Rascas s’y trouvait aussi à la suite d’un malentendu : personne ne savait qu’il était responsable de la mort de Bébé. Or moi, qui le savais, et qui étais le père de ce bébé, je ne lui en voulais pas. Après tout, ce n’était pas lui qui avait mangé Bébé et il ne l’avait pas tué non plus. Il fallait accuser les épines et les animaux sauvages, autrement dit cet endroit désolé où l’homme ne mettait jamais les pieds. Or, l’homme avait des projets et un plan d’urbanisation pour les mener à bien. Bientôt, les dunes seraient rasées et remplacées par des hôtels et les épines ne pousseraient plus que dans des pots. Quant à la faune, elle serait exterminée, y compris la horde sauvage des moustiques et autres amateurs de lumière dans la nuit. Il ne resterait plus une trace du territoire sauvage où Rascas était devenu aussi fou que moi.
Vous comprenez ?
J’étais bien logé. J’avais ma chambre propre, même si tout le reste était sale. Je mangeais à ma faim. Il ne manquait à mon bonheur que la présence d’Angine. Je ne pouvais plus compter sur Javette qui était morte. Il faut que je vous raconte ça :
Octogonade n’avait jamais fait de mal à Javette. Il la caressait partout sans lui faire du mal. Ça lui faisait du bien au contraire et elle revenait, d’autant plus qu’elle se sentait aimée. Comme Octogonade ne mentait jamais, elle pouvait le croire. Et elle ne s’en privait pas. Elle avait fini par ne porter sur elle qu’une chemise, sans rien dessous. Et à part le chapeau qui préservait sa jolie tête du soleil d’été, elle ne gardait rien pour se faire caresser. Vous connaissez la suite :
Pendant cette semaine maudite où je dus attendre d’être renvoyé de l’hôtel, Javette eut l’idée de m’amener Bébé pour qu’on voie ensemble s’il me ressemblait ou si Angine mentait. J’en profiterais, dit-elle, pour faire connaissance avec un être qui était de mon sang dans le meilleur des cas. Et s’il ne l’était pas, l’expérience ne serait pas inutile puisque j’aurais alors un point de vue éclairé sur l’hypocrisie des filles. Elle disait ça en riant, tortillant sous la chemise son joli petit derrière qui en promettait d’autres.
Je ne sais comment elle s’y prit, mais elle y réussit et papa Angine fut berné. On le vit pousser le landau comme d’habitude, à ceci près que le bébé qui y criait n’était pas mon bébé. La substitution passa inaperçue tant que papa Angine ne fut pas rentré pour remettre Bébé dans son lit. Je vous laisse imaginer sa tête quand il vit, à la place d’un nourrisson, une machine remplie de ses cris authentiques comme on a pu le vérifier plus tard.
Le seul problème qui se posa à Javette, ravisseuse d’enfant, c’était qu’il n’arrêtait pas de crier. Ce fut bien utile tant qu’il s’agissait de l’enregistrer, mais maintenant que Bébé était en sa possession, il fallait trouver un moyen de le faire taire. Elle le secoua et il se tut.
Vous connaissez la suite. Ce que vous ignorez encore, c’est comment mourut Javette.
Après toutes ces histoires, elle se sentit coupable. Le soir même de la disparition de Bébé, dans les conditions que vous connaissez, elle sortit de son hôtel, non point pour aller se faire caresser par Octogonade, mais pour se tuer. Elle marcha au milieu des chats, traversant les filets qu’on avait étendus sur les quais dans l’intention de les ravauder le lendemain. Elle s’y prit les pieds plusieurs fois avant de tomber. Son nez respira une dernière fois la bonne odeur du poisson qu’elle aimait tant. Puis elle se releva, ayant trouvé dans ce moment toute l’énergie qui avait menacé de lui manquer. Vous savez que pour se tuer soi-même, il faut une énergie inimaginable. Ne comptez pas sur moi pour vous en parler. Contentez-vous d’apprécier les faits. Ils sont déjà assez significatifs de l’aspect tragique de ce genre de mort.
Javette atteignit le phare. Le quai était désert. La mer couvrait tous les bruits. Elle entendit pourtant des frémissements d’ailes. Et en se penchant sur les rochers de la jetée, elle perçut nettement le bruit d’entrailles gargouillant que font les crabes sous les algues. C’était donc ça, la mort. Une solitude parfaite dans un silence imparfait ou trop parfait pour être réduit au silence total. Des animaux formaient ce cortège sonore nécessaire à une parfaite résurgence de la mort dans la roche du temps. Javette, qui n’avait que huit ans, se sentit soudain assez savante en la matière et se jeta sans un cri dans le trou noir où tout ceci avait lieu. On retrouva son corps des jours après, tout mangé par les poissons qui l’avaient accompagnée pour qu’elle ne se sente pas seule dans un moment aussi important.
Je vous le dis comme on me l’a raconté. Vous connaissez la suite.
Grosjean avait été inquiété par la Justice après la mort de Maman. Heureusement pour lui, à l’instant même où Maman s’écrasait sur le sol à mes pieds, il était visible à un autre endroit. La police s’est demandé s’il lui avait été possible de se rendre à cet endroit après avoir supposément poussé Maman par-dessus le balcon. Ce temps, de dix bonnes minutes, correspondait à celui qu’il avait fallu à la police pour entrer dans la chambre que je partageais avec Maman. Or, pour aller de l’endroit où Grosjean avait été vu à l’heure approximative de la chute de Maman et la chambre qu’elle avait quittée de sinistre façon, il fallait plus de dix minutes. La police était formelle : Grosjean n’avait pas pu tuer Maman, même dans l’hypothèse où les montres de ceux qui témoignaient en sa faveur avait été faussée par un phénomène de toute façon inexplicable.
Et d’abord, pourquoi l’aurait-il tuée ? Elle le payait aussi grassement qu’elle le pouvait. Or, c’était un pauvre. Il pouvait donc s’estimer heureux d’avoir trouvé quelqu’un pour le payer. La question de savoir pourquoi il n’était pas en ma compagnie au pied de l’hôtel alors que c’était son travail de me surveiller n’apportait rien à l’enquête selon ceux qui étaient chargés de la diligenter.
Or, Grosjean avait tué Maman. Le raisonnement de la police ne tenait pas la route devant cette évidence. Comment imaginer que les faits l’innocentaient alors qu’il était coupable ?
Qui m’avait descendu en bas de l’hôtel ? Ce ne pouvait être Maman, qui était paralytique. Ce ne pouvait être que Grosjean, qui était payé pour ça. Ensuite, il est remonté et il a profité du vacarme causé sur la terrasse par l’heure heureuse pour pousser Maman, laquelle se penchait pour applaudir elle aussi et peut-être réclamer une double ration. Le garçon avoua qu’il n’avait pas entendu cette commande, laquelle était possible et même probable, car Maman avait l’habitude de passer commande de cette façon. D’ailleurs, le garçon levait toujours les yeux vers le balcon au cas où Maman apparaîtrait dans le but de commander. Or, il n’avait pas même vu Maman sur le balcon.
Avait-il regardé dans cette direction au moment où elle ne s’y trouvait pas ? C’est probable, sinon il l’aurait vue, car elle y était. Et s’il avait regardé le plafond de ce balcon, qui est constitué par le balcon du dessus, il aurait aperçu une ombre supplémentaire, l’ombre de Grosjean que moi, Ulysse, j’avais bel et bien vu. Il n’était pas difficile d’en témoigner compte tenu de mon état. Et il ne fait pas de doute que si j’avais pu en témoigner, Grosjean serait, à l’heure où je suis moi-même enfermé à Lemprin, sous les barreaux. Il n’y est pas et ça me rend fou.
Où était-il alors que je dépérissais à Lemprin ? Qui pouvait m’apporter cette information ? Javette était morte. Octogonade n’en savait sans doute rien. Rascas n’avait pas le pouvoir de communiquer sur ce genre d’information. Le fantôme de Maman n’était pas encore venu me hanter. Angine avait-elle seulement éprouvé quelque intérêt pour la mort de Maman ? J’étais en droit d’en douter, car elle ne m’avait donné aucun signe de vie ni de commisération. L’aimant encore passionnément, je ne pouvais m’empêcher de la haïr après m’être branlé.
Car j’avais retrouvé un semblant de mobilité, ce qui encourageait mes soignants à me traiter avec encore plus d’attention qu’il n’en avait accordé au condamné qu’on avait d’abord soumis à leur scepticisme. L’érection n’était certes pas complète. N’ayant rien à pénétrer, je m’en contentais. Je vis même un jour un de mes orteils s’agiter sans inspirer le même enthousiasme à ses compagnons qui demeurèrent inertes. On trouva enfin un mot au bout de ma langue. On en avait entendu la première syllabe et on se pressa longtemps autour de moi pour en entendre la suite. Dans la seule intention de ne pas perdre une patience scientifique rudement mise à l’épreuve par mes hésitations, on consulta le dictionnaire qui présenta aussitôt une liste de plus de cent propositions. Il n’était pas question de se plonger dans cette foire au sens où la contradiction ne le cédait en rien aux rapprochements par trop énigmatiques. Ce fut peine perdue. Ce mot demeura multiple et on referma le dictionnaire et les carnets pleins de notes gribouillées plus que pensées. J’aurais pu me sentir insignifiant. Mais j’appris la liste de mots possibles par cœur et je finis ainsi de lasser mes altruistes observateurs.
En attendant, Grosjean jouissait d’une liberté qui eût mieux convenu à mon mal qu’à son hypothétique innocence. Et personne ne fit l’effort de m’en rapporter des nouvelles qui m’eussent entretenu dans la fiction au lieu de m’en imposer l’exercice. Je me tuais lentement alors qu’on pensait autour de moi que j’étais en voie de guérison. L’effort de guérison qu’on produit au profit du malade, fût-il mental, est inversement proportionnel à l’acharnement qui conduit à l’exclusion systématique du criminel. C’est heureux, sans doute, car celui qui guérit est une personne saine, alors que le criminel ne cesse pas de l’être simplement parce qu’il a purgé sa peine.
Mais je ne me souhaitais pas la guérison. Seule la peur de la mort retenait mon bras, s’il faut appeler ainsi l’instrument du crime que l’on commet contre soi-même. J’essayais de dissimuler cette douleur et j’y réussissais sans doute, car je me fis beaucoup d’amis parmi le personnel soignant de Lemprin. Et, comme suite à donner à mes diverses améliorations, tant sur le plan physique que mental, on me fit des cadeaux, lesquels j’accumulais dans ma chambre comme un collégien collectionne coupes et médailles. Et vous savez quoi : on m’apporta un jour Rascas. Certes, je le voyais tous les jours. Nous ne nous promenions jamais l’un sans l’autre dans le grand parc de Lemprin. Nous nous étions déjà donnés l’un à l’autre. Il n’était donc pas tellement judicieux de me l’offrir de manière officielle. Mais vous savez comme sont les hommes : ils ne font rien sans cérémonie. Et pour la marquer d’un symbole clair, on me remit une laisse avec son collier. Ainsi, je n’étais plus l’ami de Rascas, mais son maître. C’était une manière de faire de Rascas et de moi deux êtres distincts alors que nous donnions tous les jours le spectacle d’un seul être, comme font tous les amis dignes de ce nom, qu’ils soient deux, trois, ou plus encore à s’aimer.
J’étais en train d’enculer le chien quand le rideau s’est ouvert sur la grande allée. On s’attroupait. Je vis le toit de la camionnette de Nonotte. Il devait amener la chienne que j’avais commandée. Je me retirai promptement et sortis sans passer par le robinet. Le couloir était encombré de chaises. L’odeur des slips prenait le chemin des fenêtres où le personnel se penchait. Je marchai sur les têtes. Je n’arriverais pas le premier, car je n’étais pas encore de retour sur mes jambes. Au bout, l’escalier était bloqué par un amas de corps hurlant, de roues cliquetant et de slips qui volaient dans les lustres. Comme Igitur, je pris la rampe. J’atterris sur les dalles froides du hall d’entrée. On me fit signe de passer la porte. J’allumai une cigarette sous le porche. Je ne vais jamais plus loin.
Pourtant, j’avais besoin de cette chienne. Pour deux raisons : d’une part, Rascas l’appellerait Rascasse et il cesserait de se plaindre d’être obligé d’avoir des mœurs contre nature ; d’autre part, je baiserais au lieu d’enculer. J’en avais marre d’enculer. Ici, tout le monde s’enculait. On ne risquait pas d’engrosser. Ces pratiques constantes limitaient le champ du possible. Et au moins une fois par mois, un type grimpait dans un arbre et se jetait sur le gazon les bras en croix. S’il en crevait, ce n’était pas forcément sur le coup. Il fallait attendre. Et s’il ne revenait pas, on considérait qu’il était mort et même enterré. J’en ai vu revenir deux ou trois, pantins disloqués de retour sur la chaise alors qu’ils avaient eu la chance de la quitter suite à l’effort conjoint du traitement et de la volonté. Et je ne sais pour quelle raison qui me guettait moi aussi, un type qui remarchait dans le bonheur et la merde avec la même insistance se mettait dans la tête de monter dans l’arbre et de se jeter sur le gazon où il avait encore pas plus tard qu’hier répandu une joyeuse semence. Mais bon, comme dit le principe qui justifie notre présence entre ces murs : Celui qui monte dans l’arbre et en tombe est responsable de sa chute.
Donc, je ne vais pas plus loin. Je n’ai aucune envie de monter à l’arbre, comme ça, sur un coup de tête que je ne pourrais même pas regretter. Ce jour-là, comme tous les jours, j’enculais le chien lorsque j’ai vu qu’on s’attroupait dans la grande allée. J’ai reconnu le toit de la camionnette de Nonotte. Comme j’avais commandé une chienne, je suis descendu mais, malgré une autorisation en règle, je ne suis pas allé plus loin que le porche. Tous ceux qui marchaient étaient descendus avant moi. C’étaient des types expérimentés. Ils marchaient depuis longtemps après avoir attendu dans une chaise que le traitement fît de l’effet et que, surtout, leur volonté retrouvât sa première fraîcheur. Moi, j’étais le novice de ce contingent prometteur. Et je me méfiais encore de moi-même. En fait, je n’avais jamais enculé personne et personne ne m’avait enculé. J’enculais le chien. Aussi, je n’allais jamais plus loin que le porche, quoi qu’il se passât dans la grande allée où arrivaient les bonnes nouvelles comme les mauvaises.
Je vis la casquette noire de Nonotte et le haut de ses oreilles en chou-fleur. Puis ses mains sont apparues au-dessus de l’attroupement. De loin, il me fit signe d’avancer, autrement dit de sortir de dessous le porche. Je descendis une marche. Rascas était à la fenêtre et me regardait sans m’encourager. Il était au courant pour la chienne, mais ce sacré animal avait pris goût à la sodomie. Il était jaloux maintenant. Il me regardait comme s’il attendait que je me cassasse la gueule. Tout le monde s’était retourné pour m’observer. En plus, on arrivait derrière moi, l’escalier commençant à rentrer dans l’ordre. J’entendais le grincement caractéristique des roues et le couinement des pneus sur le dallage.
On me poussa. Je m’assis sur les genoux cagneux d’un type qui bavait de joie à l’idée d’apprendre une nouvelle, bonne ou mauvaise. Il avait des muscles d’acier dans les bras. Il pencha la chaise et descendit l’escalier en me recommandant de m’accrocher aux accoudoirs. Je sentais son souffle chaud dans mon cou. Il avait envie de m’enculer et remettait ça à plus tard. Il fallait maintenant rejoindre les autres devant la camionnette. Personne ne savait que j’avais commandé une chienne. Je n’avais même pas pris le temps d’imaginer ce qui se passerait quand la chienne serait là, à moi, pour moi. À la fenêtre, Rascas exprimait maintenant sa jalousie en termes grossiers qui firent lever la tête à quelques-uns.
Cette fois, Nonotte apparut tout entier. Il jouait des coudes pour se frayer un passage et ça gueulait dans les rangs parce qu’il visait juste. Il riait quand le coup portait dans les couilles ou dans le foie. Chacun ses préférences. Moi, si j’avais pu, j’aurais esquinté uniquement les yeux. Les yeux, ça sert à voir. Si le monde était aveugle, il ne trouverait pas son chemin. Et plus rien ne lui appartiendrait. On peut rêver.
Il y avait une chevelure blonde derrière Nonotte. Elle flottait comme une vague au-dessus des rochers du temps où Angine et moi n’étions encore que des enfants sans avenir. Il y avait un ruban bleu dans la chevelure. Nonotte avait bien fait les choses. J’avais insisté : « Je veux une chienne de race à peu près de ma taille ne me demandez pas pourquoi. » Elle le suivait docilement, chaussée de blanches bottines. Derrière Nonotte, on se calmait subitement. On n’avait plus mal au foie ni aux couilles. On se tenait raide comme des piquets, la main gauche dans le slip. Et ceux qui n’avaient pas encore vu la chienne se chamaillaient comme des gosses, n’ayant aucune idée de l’effet qu’elle produisait sur l’homme. Nonotte avait bien travaillé.
Il avançait toujours. Une fois qu’il eut dépassé l’attroupement, la bousculade cessa. On se concertait du regard. Et la chevelure, avec son petit ruban bleu tout inondé de soleil, suivait silencieusement Nonotte sans donner un seul signe d’insubordination. Ça promettait. Le type sur lequel j’étais assis bandait comme un taureau, mais la chienne ne l’intéressait pas. Il murmurait des propositions dans mon oreille. Les autres chaises arrivaient en trombe dans un fracas épouvantable d’acier, de chair et de voix.
À Lemprin, on a le droit de commander si on peut payer. On ne vous paye rien. Il faut avoir les moyens. Mais le chien, ou n’importe quel autre animal de fourrière, ne coûte rien si on a les moyens de le nourrir. On peut, si on n’a pas le sou, partager la nourriture. Ce qui explique ma maigreur. Rascas mange comme quatre. Je ne suis pas même la moitié d’un homme. Ni la moitié de la moitié. Voilà comment l’enfermement vous change.
Nonotte s’arrêta juste devant moi. J’étais en train de me battre avec la queue du type que j’avais dessous parce que je n’arrivais pas à me lever pour marcher. Il ne manquait plus que je ne susse ou ne pusse plus marcher ! J’étais blanc. Nonotte s’en étonna. Il avait une bonne nouvelle pour moi. À ces mots, tout le monde répandit la nouvelle que c’en était une bonne, ce qui était tout de même mieux qu’une mauvaise. Même si une mauvaise c’est mieux que rien. (Vous comprenez, je l’espère pour vous, que je suis ici en train de singer le langage de mes compagnons d’infortune. Vous connaissez d’ailleurs la tenue à laquelle je soumets le mien sans jamais céder à la panique qui nuit tellement à la littérature contemporaine.)
« Ulysse, proclama Nonotte sous sa casquette, j’ai une bonne nouvelle. »
Tout le monde se raidit parce que dans les films, on vous donne à choisir d’écouter la bonne ou la mauvaise tout en sachant que vous choisissez ainsi d’écouter ensuite celle qui reste. Nonotte, saisissant la portée de ses paroles, précisa :
« Je n’ai pas de mauvaise nouvelle pour toi, ni pour personne d’autre. »
Un soupir se soulagement se répandit.
« Que penses-tu de celle-là : Je ne t’ai pas apporté la chienne que tu as commandée.
— Mais c’est une très mauvaise nouvelle ! »
On recula.
« Jamais on ne m’a annoncé une aussi mauvaise nouvelle !
— Pourtant… quand ta Maman est morte si tragiquement…
— Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle de maintenant ! »
La foule grossissait, car le personnel percevait soudain l’intérêt de la nouvelle qu’apportait Nonotte.
« Je ne t’apporte pas la chienne, mais je t’apporte autre chose, continua Nonotte.
— J’avais choisi la bonne nouvelle en premier ! Je ne veux plus jouer ! »
Et sur ces mots, je me levai et, d’un bond, grimpai à l’arbre.
« Mais enfin, Ulysse ! Si je t’avais dit la bonne en premier, il n’y en aurait plus de mauvaise ! Il faut une mauvaise nouvelle pour apprécier la bonne. Tu me suis ? »
Le personnel s’activait, gonflant un matelas sur le gazon. Il devenait énorme. Il fallait sauter avant qu’il ne fût totalement gonflé.
« Ne saute pas, Ulysse ! Le matelas n’est pas bien gonflé. Attends qu’on t’ait annoncé la bonne nouvelle ! »
Je sautai.
« Ulysse, mon chou ! »
Ce seul cri me retint de tomber sur la partie la moins gonflée du matelas. Un rétablissement carpien me permit de me recevoir sur le boudin le plus à même de ménager ma structure. Il faut dire (mais je l’ai déjà dit) que je ne pesais pas lourd. Je rebondis.
Tout disparut.
Il fallut bien que je me réveillasse, car je n’étais pas mort. Je ne sais si je connus un coma ou si la perte de conscience fut de courte durée. L’enfermement fausse les chronologies et la durée. Il n’en faut pas plus à ce temps particulier pour donner des signes d’incohérence dès qu’il s’agit de pratiquer la narration. J’étais seul et ce n’était pas ma chambre. Aucun appareillage ne me reliait à la vie. Je sentis l’air tiède de la fenêtre à peine les yeux ouverts. Un chant d’oiseau, qu’il fût rossignol ou corbeau, me ravit dès l’instant de sa première note. Il est agréable de revenir à l’existence par la peau et l’oreille. On se passerait alors aisément des autres sens et surtout de la vue qui entretient de trop proches rapports avec la réalité pour ne pas en être le messager. Je sentais propre.
Un spectre passa et ouvrit complètement la fenêtre et ses volets. Une gerbe de géraniums rouge sang s’épancha dans le ciel bleu. On me parlait.
« Bonjour, Ulysse ! Ne vous inquiétez pas pour ça. Je suis sûre que le docteur ordonnera de vous les enlever. »
Mes poignets bleuissaient depuis longtemps sous l’étreinte d’un cuir qui en avait vu d’autres. Sous le drap, mes pieds semblaient cloués au matelas.
« Vous d’habitude si gentil ! Oh ! Ulysse ! »
Ce blanc tablier aux chairs roses se déplaçait comme un oiseau. Un visage gras barré de deux franges de cils épais et noirs me regardait tandis que la main pressait en cadence une petite poire qui sifflait lamentablement. L’aiguille monta puis redescendit.
« En pleine forme ! Si vous êtes sage, vous sortirez bientôt. »
Mais c’est elle qui sortit. De nouveau seul, je me battis avec mon esprit pour l’empêcher de tout remettre dans le désordre comme c’était avant. Mais avant quoi ? La camionnette de Nonotte revenait. La casquette qu’il agitait pour saluer. Tout le monde y allait. Ça, je m’en souvenais. Impossible de me gratter autre chose que le flanc des cuisses. Je pouvais même soulever le bassin. Dans cette position, je vis que ma queue refusait obstinément de se lever. Elle ne formait même pas une bosse. On me l’avait peut-être coupée. J’eus beau uriner, je ne la sentais plus. Qu’avais-je fait pour mériter ça ?
À part Bébé, qui n’était plus de ce monde, je n’avais rien fait. Et personne ne savait que je l’avais fait. Javette l’avait su, mais elle était morte. Quant à Angine, elle avait gardé le secret. Ou pas. Le cerveau de Rascas en savait long lui aussi. Non, il ne restait plus rien de ce que j’avais fait. Je n’étais pas un homme d’action. J’étais ce que j’étais. Et ça ne plaisait pas à tout le monde. Peut-on dire que c’est faire quelque chose que d’être ? En tout cas, on me le faisait bien payer. La nature, ou je ne sais qui ou quoi, ne m’avait pas gâté. Et la société, en renonçant à moi, me conservait en lieu sûr. Pourquoi ? Par souci de ne pas dépasser les limites imposées à l’homme par ses croyances et autres manifestations de l’intime conviction ? Vaste fumisterie des superstitions ! Ou bien je servais à quelque chose à défaut de me rendre utile par mon travail ou l’usage de ma fortune. Cobaye n’est pas un métier, ni une fonction, pas même une tâche spécialisée. Je ne fais rien, mais je sers à quelque chose. Affinité du sujet d’expérience avec l’héritier.
« Ulysse ! C’est l’heure de manger.
— Sans mes mains ? Les pieds, peu m’importe. Mais les mains ! Et où est donc passée ma…
— Votre quoi, Ulysse ?
— Et bien ma… vous savez… ?
— Oh ! le vilain petit cochon ! Il s’est fait dessus ! Au secours ! »
Cinq minutes plus tard :
« C’est un étui pénien.
— On ne me l’a pas coupée ?
— Pourquoi voulez-vous qu’on vous la coupe ? Vous avez fait quelque chose de mal ?
— Je ne fais rien. Je suis.
— Vous êtes ici ! »
Le docteur dit :
« Il a l’air calme, comme ça, mais en dessous, c’est une pile ! À surveiller de près ! »
Qu’est-ce que j’avais fait ? Certes, on ne me l’avait pas coupée, et je remerciais le ciel pour avoir inspiré une si bonne pensée à mon égard, mais j’étais puni ! Comment expliquer la contention ? La cuillère à la bouche au bout d’une main pressée d’en finir ? Le vidage de la poche ? La nuit qui ne tombe jamais ? Je ne souhaite à personne de se retrouver dans une pareille situation. Si j’avais un conseil à donner à mon fils (en admettant que Bébé eût vécu), je lui dirais : Mon fils, fait ! Et surtout ne sois pas. Il n’y a rien de pire que d’être. On finit alors par mesurer ce que ça signifie. Et ce n’est pas aussi gratifiant qu’une bonne paye à la fin du mois !
« Ulysse ?
— Je suis toujours là.
— Tu ne me reconnais pas ?
— Reconnaître, c’est avoir connu, non ? Ne faut-il pas avoir fait pour cela ?
— Tu as oublié ? Moi pas. C’est moi.
— Je n’ai jamais trahi personne, donc je suis.
— C’est moi qui t’ai trahi, Ulysse. Et je le regrette.
— Être trahi ou autre chose, quelle différence ?
— Mais pourquoi l’avoir mangé ? Pourquoi cette horreur ? Papa m’a tout expliqué quand je lui ai dit. Il m’a tout expliqué avant de mourir !
— Vous en avez, de la chance ! Moi, je ne comprends toujours rien.
— Qui est ce Nonotte ? »
Bonne question. J’allais y répondre quand cette blonde chevelure est venue se poser sur moi. Les mains manipulaient les fils, provoquant des bips. Cette odeur légèrement poivrée ne m’était pas inconnue.
« J’espère que tu sais garder un secret, dit cette voix familière.
— L’as-tu gardé toi-même si tu en as parlé à ton père ?
— J’étais désespérée ! Lui seul pouvait m’aider. Il m’a tout expliqué. C’était logique. Personne n’y a pensé. C’est toi qui as mangé Alfred !
— Qui est Alfred ?
— Le fils que tu pourrais avoir si tu ne l’avais pas mangé pour cacher ce que tu lui as fait ! Pourquoi ? Comment ? Je n’en sais rien ! Mais tu l’as fait ! Et personne n’a trouvé le moyen de fouiller dans ta merde ! Personne n’y a pensé ! Excepté Papa. Mais on ne l’a pas écouté. On l’a traité de fou. Il est mort fou ! »
Des larmes me tombaient dessus, brûlantes et acides. J’avais envie de crier. Mais elle actionnait un piston et je m’apaisais. Les bips cessèrent.
« Que me veux-tu ? murmurai-je. Je suis ici. Je ne fais rien. Ce que j’ai fait, je suis le seul à le savoir. Et ce que je n’ai pas fait. Ton père était un fou ! Et s’il l’était, je ne le suis pas. Mon malheur est la conséquence d’un suicide raté. Rien d’autre !
— Mais je connais la cause de ce suicide !
— Pourquoi m’avoir trahi ?
— Je le regrette. J’aurais dû te tuer. T’achever plutôt. Mais Javette a voulu te sauver. Elle en est morte. Tu portes malheur, Ulysse ! Mais je regrette tant ! »
Ça alors ! Angine revenait pour me montrer à quel point elle regrettait. Et par-dessus le marché, elle m’accusait d’avoir tué Bébé, ledit Alfred, et de l’avoir ensuite mangé pour brouiller les pistes. Elle reconnaissait cependant que je ne l’avais pas entièrement mangé. Et exigeait que je lui dise pourquoi. Les os du petit Freddy reposaient en paix dans le caveau familial. Mais pouvait-on parler de paix si je n’avais pas la conscience tranquille ?
Sur ce point, Angine avait raison. Il faut pourtant que je vous explique : Nonotte n’avait pas amené la chienne que j’avais commandée. C’était une mauvaise nouvelle. Il avait choisi, sans me consulter comme on le fait d’habitude au cinéma, de la dire en premier. Il annonça ensuite la seconde : il s’écarta et alors la chevelure blonde s’épanouit autour de ce corps merveilleux que j’avais connu naguère pour mon plus grand plaisir, à l’époque où je faisais, ne sachant pas bien faire, ce qui s’expliquait par le fait que je n’étais pas tout à fait. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite. J’ai dû faire quelque chose ou elle me l’a fait. Je ne sais pas. Je me suis retrouvé au lit et dans l’impossibilité d’être tout à fait moi-même. Angine était ici comme employée.
La première question qui me vint à l’esprit fut de savoir si elle était ici pour moi et dans quel sens je devais prendre cette information délirante. Mais je ne la posai pas. Ce jour-là, elle régla tous les paramètres de la machine qui me tenait en vie et me donna à manger en me conseillant de prendre du poids si je souhaitais encore profiter de la vie. Pas un mot sur sa présence. Comme j’avais vu beaucoup de films, et pas des meilleurs, j’ai pensé qu’elle était venue pour se venger, alors que 1) je n’avais pas tué Alfred et que 2) je ne l’avais pas mangé non plus. Et malgré toutes mes circonvolutions, elle n’a pas lâché un seul indice qui me mît sur la piste. Ce maudit papa Angine avait faussé l’outil de mesure. Mais c’était un outil. Qu’avais-je moi-même à proposer à cette âme en peine ? Rien. Des histoires. Un récit plus proche de la fiction défensive que de la confession indiscutable. J’étais foutu d’avance.
Je me fis apporter un miroir. On me demanda ce que je voulais en faire.
« Des risettes, répondis-je. Il faut que je m’entraîne. Et je ne reviendrai parmi vous que le sourire aux lèvres. Pas un de ces sourires hypocrites qui ne font pas long feu. Un sourire sincère qui témoigne de l’amour que je vous porte. Sans vous, je ne suis rien. Je peux bien faire quelque chose pour vous. Ce sera un sourire. Mais il faut que je m’entraîne. »
On m’apporta un miroir incassable. Il déformait un peu mon visage. Ma bouche, avec la complicité de mes yeux, s’en accommoda. Dans un premier temps, ce fut Angine qui tint le miroir. Puis on me concéda vingt centimètres de mou au poignet droit. J’en profitais pour me branler. Enfin, mon sourire ayant conquis même les plus farouches, on me libéra et je fis mes premiers pas d’homme heureux entre la fenêtre et la porte, étant entendu que je ne pouvais pas user de l’une pour me retrouver le nez par terre et qu’il m’était interdit de franchir la porte, même pour jeter un œil dans le couloir où il ne se passait d’ailleurs rien à part les allées et venues des chariots et des machines poussées par des employés pressés d’en finir avec ce travail monotone. J’entrepris de ne pas gâcher cette monotonie, réservant toute mon énergie à me composer une nouvelle figure. À ce régime, j’avais pris deux kilos. Et ça se voyait !
La complicité qu’Angine avait exigée de moi était également parfaite. Personne ne savait que nous nous connaissions et que nous avions vécu ensemble, et de manière différente, un drame digne des plus mauvais feuilletons. Certes, la Presse en avait fait, comme on dit, ses choux gras, mais cela n’avait duré que le temps d’un film. Et puis Lemprin était loin de tout. Et surtout de la côte. Ici, la campagne était meublée de bois et d’animaux domestiques fort bien nourris. On y vivait au rythme des saisons. On s’y reproduisait selon un plan établi dans la forge familiale. Quant à nous, peuple reclus, on ne nous attachait pas plus d’importance qu’à des moines un peu bizarres qui ne fréquentent pas les marchés aux bestiaux et les foires d’empoigne chères aux culs-terreux.
À ce régime, je fus bientôt bon pour le service auquel ma docilité acquise me destinait. Je fus repris à l’essai. Hélas, mon ancienne chambre était occupée par un nouveau venu. On m’installa dans une autre qui lui ressemblait tellement que je crus ne l’avoir jamais quittée. Bientôt, l’existence ordinaire du fou domestiqué reprit son cours et je me trouvai même à l’étroit dans mes anciens vêtements. Il était exclu de m’en acheter de nouveaux. Je n’avais pas le sou. C’était écrit. Angine m’offrit une chemise qui m’alla tout un été. Nous nous promenions quand elle n’avait rien d’autre à faire, évitant l’arbre dans lequel j’étais monté je ne savais plus pour quelle raison. Il était risqué de provoquer en moi un mécanisme déclencheur dont on ignorait le fonctionnement exact. D’ailleurs, le parc de Lemprin était assez grand pour abriter toutes mes petites fonctions altérées. J’y trouvais même souvent l’occasion d’en parfaire les moins délicates. Ces exercices me confortaient dans mon espoir de sortir un jour de cette antichambre de l’Enfer.
Angine, qui ne s’était toujours pas expliquée sur les raisons de sa présence en ces lieux, ne perdit pas une fois patience. Pourtant, Dieu sait que je me montrai maladroit plus d’une fois. J’avais l’art de scier les pieds de chaise pour qu’elle continue de branler sous les fesses de l’observateur impatient de mes évolutions mentales. Disons qu’elle était celle qui plie un morceau de papier pour confectionner une cale à la bonne épaisseur. Il me sembla, à saisir ici ou là le regard complice de ses collègues, qu’elle méritait mieux. Mais enfin, j’avançais. D’où me venait cette manie de sauter du haut de quelque chose ? Il faut dire que je n’ai pas connu mon père.
Ainsi, nous existions. Angine regrettait et moi, j’avais dans l’idée de me défendre contre l’idée que son papa lui avait mise dans la tête. Pour lui donner à mesurer mes progrès, je lui mis dans la main ma queue toute droite et bien chaude. J’avais retrouvé ma vigueur d’antan. Elle en joua tant et si bien qu’elle se la mit dans le con. Il n’en fallut pas plus pour que je m’activasse. Voilà comment je me remis à faire. Ayant éjaculé on imagine abondamment, je me sentis moins exister. Le souvenir de cette erreur passée qui fut la cause de tous mes ennuis me privait d’une part de moi-même, je savais trop bien laquelle. Nous recommençâmes le lendemain à la même heure, ce qui s’explique par les horaires rigoureux auxquels Angine était soumise sous peine de sanction dont le renvoi était la moindre. Le scénario fut strictement le même : érection, prise en main par la femelle, pénétration dans le con, activation du mécanisme du plaisir jusqu’à atteindre le point de non-retour et enfin, éjaculation avec possibilité de fécondation et de ce qui s’ensuit.
Ce rite me convenait parfaitement. J’étais moins enthousiaste en pensant aux conséquences. On dit que l’Histoire se répète. Je ne sais pas si j’appartiens à l’Histoire. Je le crains. À force de défrayer la chronique, je finirais par inciter les conservateurs des trésors de l’Humanité à insérer mon nom et mon histoire (l’un n’allant pas sans l’autre à ce niveau de la connaissance) dans les meilleures compilations, celles à qui on promet un avenir. Certes, rien ne me forçait à recommencer. Il était, mettons, deux heures de l’après-midi. Le rituel ne demandait pas plus de dix minutes pour être exécuté point par point sans rien oublier. À deux heures un quart au plus tard, je sombrais dans la mélancolie. « Prenant » à deux heures trente, Angine disposait d’un quart d’heure environ pour effacer toutes les traces : celles qui la concernaient avec un mouchoir ; et les autres en me donnant à avaler un comprimé gros comme un œuf de caille et doré comme la dent qu’elle montrait quand elle m’engueulait parce que je ne voulais rien avaler.
Le soir, elle montait dans sa petite auto et s’en allait sans me revoir. J’étais à la fenêtre, pile à l’heure. Ces employés, ceux qui assument une fonction comme ceux qui font quelque chose, sont toujours à l’heure, à l’aller comme au retour. Et je l’étais moi aussi une fois par jour et pour dix minutes d’extase. Ensuite, luttant contre le sommeil sous l’effet du comprimé, je m’efforçais de ne rien faire qui pût induire le personnel en erreur. Dès que la petite auto disparaissait au bout de la grande allée, suivant et précédant d’autres véhicules du même type, je refermais la fenêtre et tirais les rideaux. Le dîner arrivait lui aussi à l’heure, sur un plateau, mais j’avais tout le temps de manger. Si j’avais été plus gravement atteint par la lypémanie ambiante, j’eusse cru à un miracle chaque matin en constatant que le plateau n’était plus sur la table et que mes miettes avaient aussi disparu sans laisser de traces. Comment voulez qu’un homme comme moi ne finisse pas par revenir au pied de l’arbre ?
Ça ne me déplaisait pas du tout de ne plus avoir besoin de me branler. D’autant plus que je n’en étais plus réduit à enculer le chien. Il m’en voulait ou bien se posait des questions. Je n’en sais rien. Extérieurement, c’était toujours le même. Il m’en avait voulu quand j’avais commandé une chienne. Puis il s’était réjoui de constater qu’à la place de la chienne, on m’avait envoyé une femme. Et il avait littéralement explosé de joie quand il avait appris que cette femme était une nouvelle employée et que par conséquent elle ne m’était pas destinée. Je ne vous parle pas de sa déception. Je ne suis pas dans sa tête.
Il avait maigri pendant mon séjour en soins spéciaux. Il avait vécu de rapines. Et bien sûr, il s’était fait prendre la main dans le sac. Un chien a beau être bâti comme un dieu, il ne fait pas le poids face à la détermination d’un homme. On lui avait coupé une oreille et la queue ne valait pas mieux. À la prochaine incartade, il perdrait ce qui lui restait de dignité, y compris l’autre oreille. Après, ce ne serait plus un chien, mais un exemple de ce qui arrive aux voleurs dans la société des hommes, même si ce sont des fous.
De colère, il avait troué son tapis pour en faire quelque chose qui ne pouvait plus servir de tapis. Je lui ai cédé une couverture, mais au matin, ô miracle, elle était de retour sur mon lit et le chien était couché sur son tapis troué, tirant une tronche qui n’invitait pas au partage du bonheur. La vie d’un chien ne peut pas être comparée à celle d’un homme. Je le conçois. Cependant, je faisais moi aussi des trous. Dans rien. Ce qui revient à ne rien faire, je sais. Mais c’était ma manière d’être. Le chien ne pouvait pas en dire autant. En admettant qu’il eût atteint ce niveau de langage. Même le plus intelligent des employés de Lemprin ne comprenait rien à ce phénomène. C’est dire si j’étais entouré. Et si je ne l’avais pas été, j’aurais fait quelque chose. Comme monter à l’arbre ou carrément prendre la poudre d’escampette pour aller voir si les autres me ressemblent.
Un soir, je regardais Angine monter dans sa bagnole. Celle-ci est petite, mais ce soir-là, elle n’y entrait plus ! Elle avait grossi. Un type descendit de sa propre voiture et se proposa pour reculer le siège. Elle put enfin se mettre au volant. Ah ! si la fenêtre avait été une fenêtre comme les autres, je me serais cassé le nez dans le gazon. J’ai empoigné les barreaux en maudissant l’inventeur du système de reproduction. Quelle idée d’avoir fait si compliqué alors que moi j’aurais fait simple ! Rascas était couché sur sa couverture à trous. Il me jeta un regard aimable. S’il avait espéré que je l’encule dans la joie, il se trompait.
Le lendemain matin, après une nuit d’angoisse et d’hésitation, j’ai ouvert la fenêtre pour ne pas rater l’arrivée d’Angine dans sa petite auto. Elle en sortit sans élégance, jambes écartées pour assurer l’appui tandis que les mains, d’ordinaire aussi légères que des oiseaux, s’appliquaient à soutenir une poitrine que la portière interdisait de passage. Elle a ensuite claqué cette portière comme une brute en blouson. Elle avait encore grossi pendant la nuit. Elle marchait comme si tout était à refaire côté charme. Je ne la verrai de près qu’à deux heures. Je ne changeais rien à mes habitudes. Et l’heure vint d’en mettre un bon coup pour apaiser vingt-quatre heures de tourments.
Elle ne vint pas. Je bandais déjà. De dépit, j’enculais le chien qui se trouvait là par hasard, sinon j’aurais enculé n’importe qui. Une fois soulagé du poids qui pesait sur ma conscience, j’ai couru à l’office pour arriver avant deux heures et demie. Ça me laissait à peine le temps d’en savoir plus, ou pour le dire mieux : d’avoir confirmation de la douleur qui m’attendait.
Elle était assise dans un grand fauteuil sous une étagère dégoulinante de fleurs. À peine avais-je mis un pied dans cet endroit réservé au personnel qu’un gaillard ébouriffé s’amena avec une seringue dans la main. Angine se leva d’un bond et me remonta le pantalon que le bougre m’avait baissé d’une main experte. Il comprit qu’elle savait comment s’occuper de moi sans me faire des trous dans la peau. Il recula sans cesser de m’observer. J’avais une goutte qui perlait au bout de ma queue rétrécie. Angine m’attira dehors. Ils en avaient un beau jardin d’agrément, les employés de Lemprin ! Il y avait même un arbre et des filles à ses pieds, les jambes au soleil et des yeux scintillants dans l’ombre des chapeaux. Angine me fit asseoir sur la murette d’un bassin. Elle resta debout, les mains sur son ventre rebondi. Je compris que j’allais changer de statut. Mais que peut espérer un fou s’il fait un enfant à une saine d’esprit ? Au fait… était-elle si saine d’esprit que ça ?
Je me sentis enfin responsable. Il était temps !
« J’assumerai ! déclarai-je en plongeant mes mains dans l’eau du bassin.
— Il faut assumer, Ulysse, dit-elle. (Elle caressait un poisson rouge) Tu es en progrès. J’ai fait un rapport dans ce sens, sais-tu ? »
Non, je ne savais pas. De quel rapport parlait-elle ?
« Le problème, continua-t-elle, c’est que tu n’as pas de famille. On peut t’en chercher une.
— Mais c’est toi, ma famille ! »
J’étais tombé dans le bassin. On se précipita pour me sortir de là. Quelqu’un demanda à Angine si c’était encore une tentative de suicide. Elle dit :
« Non. C’est ma faute. »
Je ne savais pas ce qu’il fallait comprendre par faute. On m’a déshabillé sur place et je suis entré dans une chemise. C’était l’été. Je ne risquais pas d’attraper froid. J’évitai de rire. On ne sait jamais avec le rire. Déjà, avec les mots, on ne sait pas. Alors imaginez avec le rire. Je ne devais pas non plus avoir l’air trop sérieux. Avec les gens, surtout ceux-là, il faut se situer dans un juste milieu. Mais pas trop juste non plus, sinon ils ne savent plus si vous êtes plutôt mélancolique ou plutôt sérieux. Il faut qu’ils sachent. Attention à vous s’ils ne savent pas. S’ils hésitent, vous attendez. L’attente peut tuer.
Comme il était l’heure (deux heures et demie), Angine m’a raccompagné à ma chambre. C’était son travail, disait-elle en chemin. De face, on aurait dit un éléphant vu de dos. Je la voyais avancer dans le miroir qui double la distance au fond du couloir. Vous rendez-vous compte que s’ils en avaient mis un à l’autre bout, on aurait voyagé dans l’infini ? Ils y avaient pensé, m’avait confié le docteur, mais quelqu’un qui décidait de tout avait ordonné qu’on construisît un escalier à la place. Ça s’était passé comme ça, pas autrement.
Arrivés devant la porte de ma chambre, qui était ouverte, Angine m’a demandé si j’avais besoin de quelque chose. Elle entendait par là que si j’avais envie de me reposer, elle pouvait m’aider. Il n’en fallut pas plus à mon cerveau pour me concocter une érection exemplaire. Elle recula, tendant le comprimé doré gros comme un œuf de caille :
« À demain, Ulysse. À moins que tu aies besoin de moi d’ici là. »
Et elle est partie. Dans la chambre, Rascas avait observé la scène. Il avait le museau par terre entre ses pattes. Il faisait le triste. Ce maudit chien fait toujours quelque chose !
Un mois passa. Elle ne revenait pas. Nonotte amenait des chiens une ou deux fois par semaine. Et ça a commencé. Au début, on était plus de pensionnaires que de chiens. Et au bout de trois mois, le rapport chien/humain s’est inversé. Tout le monde avait son chien jusqu’au jour où certains, peut-être élus par on ne savait quel décret supérieur, ont été autorisés ou contraints (eux seuls le savaient et ils n’en parlaient pas) à en posséder deux. Il est alors apparu clairement que le jour où le rapport en question serait égal à un, tout le système de possession serait changé au profit de la race canine. Rascas, qui s’en foutait et ne pensait qu’à bouffer et tringler, se fit la belle par un beau soir d’automne.
Je crois que c’est à ce moment-là que je me suis mis à rêver que je pouvais être un chien si je le désirais avec toute la force de mes couilles. Cela tenait peut-être (et c’était même certain pour quelques-uns) que je n’avais plus personne à enculer et que, si je voulais enculer quand même, ce n’était pas les culs qui manquaient à Lemprin. C’était ignorer que je n’ai aucun goût pour la sodomie. J’ai sodomisé pour ne pas me branler. Mais dès qu’Angine m’a redonné l’occasion de la mettre dans un con, je ne l’ai pas ratée. Et vous connaissez les conséquences de ce retour à la seule extase humaine qui ait un rapport clair avec la réalité.
Dès que la sonnette d’alarme a été tirée, j’ai voulu voir ce chien. Le type qui était désigné pour le posséder ne m’intéressait pas. Il pouvait d’ailleurs être celui qui avait mis la main sur ce chien simplement parce qu’il était en mesure de s’imposer aux autres, ce qui ne m’étonnerait pas car, aux dires de beaucoup, il enculait merveilleusement. Ce qui ne signifie pas qu’il avait une grosse bite. On peut très bien apprécier de se faire enculer par une petite. La race humaine est à ce point compliquée. Et je ne pense pas que la raison réussira un jour à corriger les défauts de conception des religions et ou d’en créer une nouvelle. Ce qui s’est passé à Lemprin en témoigne assez, les amis !
Il fallait s’attendre à ce que, le rapport chien/humain s’inversant, la pratique de la sodomie prît un autre sens. Il s’inversa aussi dès la seconde où le chien +1 fit son apparition. Alors, où en étais-je moi-même ?
J’avais Rascas. J’enculais Rascas. Tout était pour le mieux dans un monde qui n’en était pas un mais qui y ressemblait beaucoup. Et dès que le chien +1 apparut, Rascas disparut. Je suis tout de suite allé voir le type qui était alors le seul à posséder deux chiens. Je lui ai dit :
« Mon chien s’est barré. Donc, le rapport chien/humain est toujours à un.
— Je ne te donnerais pas un de mes chiens, dit le type qui se maîtrisait encore.
— Mais je n’en veux pas !
— Qu’est-ce que tu veux alors ?
— J’ai trouvé comment maintenir le rapport à 1 et même comment le diminuer en réduisant la quantité de chiens.
— On obtient le même résultat en réduisant le nombre d’hommes…
— Amok ! »
Vous imaginez la suite. Je ne sais pas combien d’hommes j’ai tenté de tuer. On me disait :
« Tue des chiens ! C’est moins délicat sur le plan éthique. »
C’était ne pas tenir compte de Nonotte. Il en amenait tellement qu’il n’était plus raisonnable de penser les tuer pour diminuer le rapport. Mon idée, sûrement, refit surface. On en parla à tous les repas, pendant que les chiens attendaient les restes. Et les chiens ne pensaient même pas à manger de l’homme.
J’ai compris un jour que cette situation complexe, mais pas absurde, était faite pour durer. Désespéré, j’ai mis mon cul à la fenêtre pour me faire enculer par les mouches. Mais c’était la merde qui les attirait et le jour où je me suis enfin lavé le cul, elles ont cessé de trotter sur mon anus. Le vent n’est pas un bon amant.
Et j’ai recommencé à m’ennuyer. Je ne lisais plus. Je n’écrivais plus. Je mangeais pour éviter la perfusion. Et si dormais, je me voyais. Le printemps est arrivé. Angine non plus.
Un jour que Nonotte garait sa camionnette dans la grande allée, je me suis étonné de ne pas entendre de nouveaux aboiements. Je suis descendu. J’ai marché sur les chiens tellement il y en avait. Et tout ce monde s’enculait sans passion. Depuis des mois, l’odeur du sperme était moins prégnante. Et ce jour-là, elle ne produisit aucun effet sur mon imagination. Nonotte tenait un balai.
« J’ai pas de chiens aujourd’hui, dit-il sans me regarder. Revenez un autre jour.
— Il n’y a rien dans la camionnette ? Personne sur le siège du mort ?
— Qu’est-ce que vous me chantez là ? »
Et soudain son visage gris s’est rasséréné :
« Ah ! mais dis donc ! Si c’est pas ce vieil Ulysse !
— Pas si vieux que ça. À quoi sert ce balai ?
— C’est une commande. Il y en a un parmi vous qui en a marre des procédés naturels. Il va avoir besoin de lubrifiant ! Ça serait pas vous, Ulysse ?
— Pensez donc ! J’en suis au vent, moi. Si vous voyez ce que je veux dire…
— Je ne vois pas, non. Il faut que je me dépêche !
— Je peux le livrer à votre place si vous voulez…
— Je ne dis pas non ! Je suis pressé ! Ah ! si vous saviez…
— Qu’est-ce que je ne sais pas ?
— On a mangé un bébé !
— Rascas ! »
Nonotte me confia le balai avec des recommandations que je n’ai pas écoutées. La camionnette était vraiment pressée. Elle a disparu sans autres signes. Je suis rentré. J’avais enfilé le balai dans une jambe de mon pantalon. Vous avez compris que j’avais l’intention de le réserver à mon usage. Le temps que la plainte produise son effet, j’aurais une idée précise de la place à accorder à un balai dans mon étroite existence. Je regrettais amèrement que quelqu’un de moins intelligent que moi en eût l’idée avant moi. Mais, comme dit James Joyce, pour le génie, l’erreur est le portail de la découverte. Il ne me restait plus qu’à tuer ce pauvre inventeur avant qu’ils n’en répandent l’idée. Ces types dénués de talent ne peuvent pas s’empêcher de chanter si le hasard leur confie ses secrets. Et celui-là en était un de prometteur sur le plan de la Connaissance. Nonotte aussi serait tué. Et je prendrais le volant de sa camionnette.
Pour aller où ? Mais à la recherche de Rascas. Ce maudit chien venait de manger mon deuxième bébé. La Presse ne disait pas s’il l’avait tué. Elle établissait minutieusement un rapport avec « l’ancienne affaire ». Mon nom n’était pas prononcé. Mais il le serait dès qu’on trouverait le cadavre de Nonotte en plein milieu de l’allée, constatant du même coup la disparition de la camionnette. Je m’enfonçai le manche du balai dans le cul.
Mon premier principe, c’est que je ne voulais tuer personne.
Le deuxième, je ne voulais pas manger la chair d’un mort.
Logiquement, je devais arracher un morceau de chair à quelqu’un de vivant.
Et pour parfaire mes recherches, il fallait mettre en relation le portrait de la victime et son morceau avec une note subjective sur sa saveur.
L’identité de la victime et ses particularités sociales, ethniques, etc., étaient ignorées, en tout cas pour cette première expérience. On voit qu’une deuxième se compliquerait d’un critère supplémentaire. Et ainsi jusqu’à la dernière qui marquerait non pas l’achèvement de cette série d’expériences, mais mon ultime tentative d’aller au bout de mon entreprise. Autrement dit, il était fort probable que je mourusse en cours d’expérience, n’apportant aucune conclusion à cette formidable intention.
J’ai réfléchi à ce programme pendant plus de vingt ans. J’en avais cinquante-deux quand j’ai décidé que la première action aurait lieu le lendemain de cet anniversaire. Je jouissais, dois-je le préciser, d’une rente suffisante pour subvenir à mes besoins alimentaires et sécuritaires de toutes sortes. De plus, j’habitais un confortable chalet un peu à l’écart de la ville. Mais ce ne serait pas en ville, et dans celle-là en particulier, que je procéderais à ce qu’on peut appeler, pour simplifier, des attaques. J’agirais à la campagne et dans un rayon de mille kilomètres au moins, me réservant la possibilité d’agrandir ce territoire si le besoin s’en faisait sentir.
Je mis donc au point des outils et commençai ma pratique par quelques exercices préparés, prenant note des incidents, des coups de chance, mais pas encore des saveurs, car je m’exerçais sur des animaux.
On ne prélève pas un morceau d’un être vivant sans le réduire d’abord au silence et à l’immobilité. Pourtant, je sus dès le départ que l’étude des cris et des gestes de défense ne pouvait être écartée de ma recherche. Il était donc nécessaire de prévoir un endroit secret, insonorisé et aseptisé pour éviter que la victime y contracte une maladie susceptible de la handicaper, voire de la tuer.
Mon chalet était isolé, mais son accès était limité par d’autres habitations construites de chaque côté de la route. Je pouvais bien sûr y amener les sujets à bord d’un véhicule. Mais n’était-ce pas prendre le risque de laisser des traces qui ne manqueraient pas de conduire l’enquêteur au sein même de mon projet ? Heureusement, je possédais une maison à la campagne, encore plus isolée. On y accédait par un chemin boueux en toutes saisons. L’endroit me parut idéal.
Je ne pouvais imaginer transporter des victimes capturées à mille kilomètres de là. Je limiterais donc cet aspect de l’expérience à un territoire décrit par cent kilomètres à la ronde. On perçoit ici la fragilité du procédé relativement à la chronique qui serait initiée dès la deuxième. Cet aspect dangereux me fascina tout de suite, d’autant que les similitudes du mode opératoire élargiraient le champ de cette chronique à tout le territoire défini par la totalité de mes actes.
Au début, je pensais simplement écrire un roman. J’en avais déjà écrit un, mais personne n’en avait voulu et je l’avais détruit pour ne pas être tenté d’y prélever des ressources. Il avait certes été refusé par tous les éditeurs, mais il pouvait toujours s’en trouver un pour se souvenir de moi au contact de la chronique dont je viens de parler. Néanmoins, je ne pris pas note des éléments qui pouvaient me servir encore. Ainsi, je jouais à me prendre au piège moi-même, ce qui, je l’avoue, m’excita au point de me rendre fou pendant plusieurs jours.
Je cessai donc d’écrire, suivant en cela le conseil de mon ami Hachure, médecin de ma famille de père en fils. Et après cet inachèvement intolérable pour un esprit aussi joueur que le mien, l’idée me vint de passer d’une fiction vouée à l’échec tant littéraire qu’éditorial à une véritable mise en scène de mon théâtre imaginaire.
Comme vous le voyez, mon cas ne relevait pas de la psychiatrie, mais d’une science, non encore définie faute d’un appareil expérimental, dont je me targuais d’être l’inventeur. Je n’ai jamais désiré autre chose que d’être ce précurseur anobli d’avance par l’ambition démesurée de son projet.
Il faudrait, pour être complet, que je vous fasse le rapport des mes deux premières tentatives : ce premier roman, qui n’existe plus, et ce deuxième qui est interrompu, mais donc je conserve le manuscrit pour l’instant. Je ne doute pas que cette relation, toute circonstanciée et commentée, apporte de l’eau à mon moulin. Je préfère cependant penser qu’il vous est arrivé de semblables aventures. Vous voudrez donc bien vous en remémorer les épisodes et les péripéties. Ce mémoire servira de premier jet à ce que je suis maintenant en train d’écrire, ouvrage dont je suis, jusqu’à la preuve du contraire, le seul capable.
Et si vous êtes novice en la matière, faites-vous aider. Vous trouverez bien, pas loin de chez vous et peut-être même dans votre propre entourage, maints exemples de tentatives de s’élever coûte que coûte au-dessus de soi-même malgré les pressions contraires exercées par les autres. Tuez ces autres une bonne fois pour toutes.
Une fois que vous serez seul avec moi-même, attendez-vous non pas à une lutte incessante contre l’incohérence, mais au contraire à une lente et sûre construction relevant de la plus grande complexité possible aux antipodes de l’absurde qui a si bêtement réduit le texte national aux imitations tremblantes de ses modèles.
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Après ce préambule, que j’écrivis avant de commencer le journal rigoureux dont je tire ce roman, je pris le temps d’une pause au milieu de la nuit. C’était la fin de l’été. La Lune inondait mon jardin. Je me suis assis sous le ciel. La fumée de mon cigare s’élevait en volutes noires et des insectes prudents y voletaient. Je vis seul. Je ne me souviens plus de la dernière femme qui habita ici. Je ne reçois pas d’autre courrier que celui que m’adressent mes créanciers. Le visage du postier doit m’être connu, mais je serais incapable de le distinguer parmi d’autres. Il en est ainsi de toutes les habitudes.
Hachure prend ma tension artérielle une fois par mois. Nous en profitons pour échanger quelques points de vue, toujours les mêmes, sur ce que nous savons, dans nos domaines respectifs, des plus belles réussites de la pensée et de ses applications. Il a lu mon premier roman. Il dit comprendre la réaction de mes premiers lecteurs, éditeurs et autres valets des puissances supérieures qui décident de l’illustration nationale. Quant au second, il n’en connaît que le premier chapitre. Il faut dire que je l’ai interrompu au deuxième.
C’était le jour de mes cinquante-deux ans. Nous partageâmes un repas délicat sur le coup de midi. Il me laissa au dessert, car il avait des rendez-vous. Je ne lui enviais pas ces parcours de porte en porte. Il ne me viendrait pas à l’idée de visiter les gens de cette manière, surtout pour leur vendre mes services. Il est parti avec un cigare au bec, me promettant de continuer cette rencontre après la fin de son service. Il ferait nuit à ce moment-là. Minuit serait même passé. J’achèverais un long cigare à la dure saveur travaillée par une lente et savante combustion. Il m’arrive, en conversation, de comparer le cigare à la femme. Au début, sa fumée manque de maturité, mais à la fin, celle du mégot, la langue est emportée Dieu sait où et il faut avaler un bon verre de cognac pour revenir sur terre. J’en tirais la conclusion que plus une femme est longue, et plus le plaisir est fou. Une femme de ma connaissance en conclut que je disposais d’un membre viril d’une longueur insoutenable quant à ce qu’elle savait de son con. Et je l’ai renseignée comme il faut.
Le sujet, André Lordes, vicomte de Chapouteau, est âgé de 37 ans. Il a écrit un premier roman, Mort scénique, qui n’a pas été publié malgré des dizaines d’envois à des éditeurs et des institutions susceptibles de l’aider. Il prétend avoir détruit ce roman, mais le docteur Hach, qu’il nomme Hachure dans son troisième ouvrage, Morceaux, en possède une copie complète qu’il tient à la disposition du corps médical, à l’exclusion de toute instance judiciaire*. Lordes dit avoir écrit un deuxième roman, mais en avoir abandonné la rédaction au deuxième chapitre qui est resté à l’état de brouillon. Le manuscrit de ce roman a été versé en annexe au présent ouvrage. Il s’intitule Scène morte. Les chapitres de l’ouvrage que nous commentons ici, Morceaux, et que nous donnons intégralement à lire, n’ont pas été ordonnés par leur auteur. Plusieurs feuillets couverts de notes et de hachures témoignent d’une fiévreuse hésitation. Nous avons tenté de suivre la chronologie des faits. Cependant, la manière même d’André Lordes met à mal toute tentative d’organisation du texte. Il semble, sans que nous puissions en apporter la preuve formelle, que Lordes pensait plutôt à présenter son texte sous forme de dictionnaire. En effet, des lettres sont soigneusement encadrées de rouge tout au long du texte et portent en haut et à droite du cadre un chiffre croissant, ce qui donne : A1, A2, A3 […] B1, B2, etc. jusqu’à la lettre Z qui n’est soulignée qu’une seule fois au mot Zygène, « du grec marteau, poisson. Poisson qu'on appelle aussi marteau ou genre de papillons crépusculaires » selon Littré.
* Le docteur Hach est d’ailleurs poursuivi par le Parquet. Son cabinet, sis 8 rue de Joliette à Chapouteau, a été perquisitionné deux fois. Une pétition était d’ailleurs en cours au moment de la rédaction de cette note.
Poucet était un gars bien gentil. Il l’avait toujours été. Il ne s’était pas bonifié avec le temps comme un vin en bouteille. Il n’avait pas quitté la bouteille, n’était pas sorti faire des bulles quand le bouchon avait sauté et s’était habitué à cette existence tranquille. Il ne connaissait les femmes que par transparence. Elles lui apparaissaient un peu difformes à cause de la nature imparfaite du verre. Mais une fois que la bouteille fut vidée, plus personne n’entra dans cette maison autrement qu’en morceaux.
Au début, Poucet voulut se motiver pour ne pas commettre d’erreur à cause d’un moment de compassion. Il fallait commencer par haïr et éviter de tomber amoureux. Il aimait les femmes autant que les hommes et les enfants ne le laissaient pas indifférent. Il n’éprouvait d’horreur que pour la vieillesse, se promettant de ne pas céder à ce qu’il considérait comme une tentation.
Poucet n’était pas raciste. Il était cultivé et n’ignorait pas que tous les hommes se valent, en bien comme en mal. On devrait dire en faux comme en vrai, mais nous ne sommes pas en Amérique, vous l’avez compris. Bien sûr, les tueurs américains et malaisiens faisaient son admiration presque tout entière, mais il ne désirait pas la mort des autres. Il souhaitait simplement goûter à leur chair, sachant que la chair d’un Juif a la même saveur que celle d’un Aryen, si tant est que celui-ci appartienne à une race, ce qui reste à prouver.
Le plus simple était de commencer par un enfant et si possible un nouveau-né. Mais ils sont surveillés de si près qu’on ne peut guère les approcher sans éveiller les soupçons de leurs gardiennes de mères. Il valait mieux aussi éviter les jardins publics où le mâle solitaire doit essuyer les regards accusateurs. Enfin, pénétrer dans une chambre réputée sans surveillance était prendre un si grand risque que Poucet en frissonna rien que d’y penser.
Une chose était sûre : il ne toucherait pour rien au monde à la chair d’un vieillard. Il n’y avait rien de plus facile que de s’attaquer à un vieux ou une vieille. Mais cette chair n’en était plus. Poucet craignait d’y percevoir un avant-goût de décomposition. Il ne voulait pas avoir affaire à la mort, ni de près, ni de loin.
Au bout de quelques jours de réflexion, il avait parcouru au moins deux fois tous les chemins de la ville. Comme il y était né et qu’il y avait grandi, et surtout comme il ne l’avait jamais quittée, il la connaissait comme sa poche. La petite trousse chirurgicale, acquise aux Puces, ballottait contre son cœur, bien à l’abri des regards. Il devait aussi s’habituer à cette présence et veiller à ne pas la révéler par inadvertance, comme cela arrive toujours dans un monde où le hasard ne fait pas les choses aussi bien qu’on voudrait. Le crime ne paie qu’à la condition d’avoir de la chance. On a beau inventer des scénarios astucieux et parfois géniaux, c’est sur un manque de chance que le film redescend aux enfers où il a été conçu.
Joindre la haine à la facilité n’est pas une mince affaire. Poucet s’en convainquit assez vite. Comme il détenait un héritage de plusieurs milliers de bouteilles divinement pleines, il en vida une en rentrant, épuisé plus à cause de son cerveau, qui ne réfléchissait plus, que faute d’avoir de bonnes jambes. Le deuxième jour, il visa deux bouteilles et ainsi jusqu’au neuvième qui connut la nuit la plus longue de toute l’existence du gentil Poucet.
Certes, Poucet n’en était pas à son coup d’essai en matière de bouteilles. Il buvait franchement tous les jours que Dieu fait et défait. Mais neuf bouteilles ! Il les compta le lendemain à midi, n’ayant pas ouvert les yeux en même temps que le soleil. D’ailleurs les rideaux étaient tirés, de noirs rideaux épais et lourds. Recomptant, il se dit qu’il ne pouvait avoir bu six litres soixante-quinze de vin à lui seul. Il chercha quelqu’un dans toute la maison. Il lui arrivait en effet d’amener une femme ou deux. Il en fallait deux pour expliquer cette orgie. Il se connaissait. Il ouvrit toutes les portes, regarda sous les lits, dans les armoires, tisonna la cendre éteinte des cheminées, sans succès. Il se recoucha et décida de prendre, comme un ouvrier ou un fonctionnaire, un jour de repos.
Mais cette inactivité le desservit. Il eut des hallucinations, puis des douleurs dont la cause était, s’il en jugeait par ce qu’il ressentait, extérieure. À quatre heures de l’après-midi, il appela le docteur Hachure, son ami. Hachure arriva deux heures plus tard avec un confit de canard sous le bras. Il sentait aussi le fromage et la croûte dorée d’une miche dépassait de sa mallette. Ils se mirent tout de suite à table, se promettant de parler plus sérieusement après le repas.
Ils allumèrent un cigare à huit heures et des poussières. Hachure étira ses longues jambes. Ses mollets apparurent, blancs et glabres. Il avait passé une mauvaise journée à tuer des gens et pensait se reposer le lendemain si son collègue Boudre voulait bien prendre la relève.
« Il n’y a rien de plus épuisant que de tuer des gens, dit-il en ponctuant son discours de pointes de rires qui s’enfonçaient dans le crâne déjà douloureux de Poucet. Les gens ne veulent pas mourir, ni plus ni moins comme toi et moi. Mais c’est l’heure. Il faut les attacher au poteau et leur injecter une nourriture déréalisante au cas où le cerveau aurait oublié de mettre de côté les meilleurs rêves que la nature réserve à l’agonie. Ces soins palliatifs demandent beaucoup d’attention de notre part. Ils nous dévorent tout simplement et voilà comment je me régénère !
— T’est-il arrivé de prélever un morceau de ces moribonds ?
— Mais pourquoi donc ? Je préfère le confit de canard ! Et bien arrosé ! Il est des nô-ôtreu ! Il a bu son verre comme les au-autreu ! Et glou ! Et glou ! »
Joyeux et distingué comme il avait l’air avec son cigare dans la bouche, Hachure ne prêta aucune attention à la question de son ami Poucet. À minuit, ils étaient plongés dans un profond silence, les mâchoires paralysées et le cigare éteint. Le feu, faute d’alimentation, s’éteignait doucement. Hachure finit par s’étirer. Les craquements du cuir de son fauteuil réveillèrent Poucet d’une douce somnolence. Hachure monta comme il put pour aller dans la chambre où il avait l’habitude de se coucher à la veille d’un jour de repos. Poucet, trop engourdi pour monter dans sa chambre, s’endormit dans le fauteuil et écouta les bruits d’agonie du feu en pensant à son projet.
Il était évident que Hachure (avec un h aspiré — le docteur tenait beaucoup à ce détail patronymique) ne lui serait d’aucune aide. Tout au plus en tirerait-il quelques enseignements concernant l’anatomie. Poucet possédait des livres sur le sujet, mais rien ne vaut l’expérience du praticien quand il s’agit d’explorer le détail d’une douleur. Il imaginait bien qu’il ne pourrait opérer sans provoquer une insoutenable douleur. Les connaissances de Hachure en matière d’anesthésie seraient les bienvenues. Mais il ne faudrait pas lui laisser croire qu’il finirait par lui demander de lui fournir un de ces produits. Si Hachure en venait à se méfier, car il connaissait bien son ami Poucet, celui-ci prétexterait l’écriture d’un roman dans la lignée de Madame Bovary, une œuvre que le docteur admirait lui aussi au point de désirer l’imiter depuis son adolescence, mais sans avoir poussé la narration au-delà d’une première page fort décevante que Poucet avait lue. L’amitié commence toujours par ce genre de complexité sans promesses. Cependant, Hachure n’ignorait pas que son ami possédait un don assez appréciable pour l’écriture, et particulièrement pour la narration qu’il savait débarrasser de ses inévitables extensions lyriques et ce, sans manquer à la poésie, ce qui était fort. Poucet était tout excité de constater l’infériorité de son ami sur ce terrain, mais il n’en conçut jamais autre chose que de l’amitié. On ne pouvait pas en dire autant des dispositions de Hachure à l’égard de Poucet qui n’ignorait pas ce penchant et évitait de trop s’y coller.
Le feu ne donnait plus signe d’existence. La lumière avait baissé car le chandelier ne portait plus qu’une flamme sur sept. Poucet actionna l’interrupteur d’une lampe et ouvrit son carnet de notes. Son crayon allait vite malgré la mollesse du cerveau qui avait encore soif. Il se passait des choses étranges entre ce cerveau et cette main gauche. Et il allait s’en passer de beaucoup plus singulières encore.
Le sujet ne peut entreprendre une conversation sans en venir, au bout de moins de cinq minutes, à parler de la mort. Il soutient la thèse que la mort est un personnage et non pas un phénomène naturel affectant l’être vivant. Venant d’un romancier ou même d’un poète, l’idée aurait le charme d’une invention fantaisiste au service du divertissement. À la question :
— Si c’est un personnage, le voyez-vous comme vous me voyez ?
Le sujet répond invariablement :
— Que faites-vous de l’invisibilité ?
— Vous voulez dire de la transparence…
— Je vous parle de ce qui est et n’est pas.
Le rapport d’amitié qui me lie au sujet m’interdit, ou semble m’interdire, de répondre à cette allégation ambiguë. Je pourrais rétorquer qu’on ne peut être et n’être pas comme il est impossible d’être à la fois noir et blanc. J’ai trop peur que le sujet ne réplique à son tour que Dieu lui-même n’est ni être ni non-être et qu’il existe dans le parangon métaphysique de tels exemples d’invisibilité.
— Notez bien que cette invisibilité, continue le sujet, n’est pas le fait d’une réaction chimique ou d’une transformation physique obtenue par un produit ou une mécanique. Ce qui est a toujours été. Et ce qui n’est pas ne sera jamais. Passé et futur conditionnent ainsi le présent, lequel est une conception purement théorique de l’instant équivalent à un point dans l’espace.
— Et la mort dans tout ça ?
— La mort ? Nous ne la connaissons pas. Elle n’existe que dans l’arrêt des fonctions vitales et le pourrissement qui s’ensuit. D’où déduisons-nous que la vie s’est achevée ?
— Nous avons des critères… des paramètres…
— Nous assistons plutôt à la décomposition du visible. Ce qui ne m’inspire pas. J’en ai assez de ce romanesque de pacotille ! Ces personnages ne sont pas même des pantins. Ils ne sont que la représentation du visible. Or, je veux voir l’invisible.
— C’est aussi idiot que de penser qu’on peut être et ne pas être en même temps !
— Je n’ai pas trouvé d’autres verbes que voir. Et je ne sais rien d’autre à propos du voyant. C’est la raison pour laquelle vous tentez de me guérir de cette prétendue folie.
— Je n’ai jamais prononcé le mot folie ! Il s’agit de définir, pas de montrer du doigt ! Tout de même ! Ces années d’études ! Cet héritage scientifique construit sur l’erreur, de jugement comme d’expérience.
Le sujet ricane. Je l’aime trop pour prévenir la crise par la contention.
Ce matin-là, Poucet se leva tôt. Il avait peu dormi et, pour achever cette nuit blanche, il fut réveillé par un cauchemar sanglant. Un être sans forme bien défini lui avait coupé un doigt et le suçait en le regardant, silencieux et satisfait. Le moignon du doigt de Poucet s’était transformé en fontaine où se baignaient des femmes nues qu’il reconnaissait sans pouvoir mettre un nom sur ces visages rieurs. Il tenta d’arrêter l’hémorragie, mais sa bouche contenait déjà quelque chose. Et son esprit endormi s’occupa tout entier à donner un nom à cette chose qui enflait. Ses dents étaient déchaussées l’une après l’autre. La langue s’agitait contre une surface étrangement douce qui rappelait le galet ou le téton. Et il se réveilla avec un galet dans une main et un téton dans l’autre.
Le téton appartenait à une femme. C’était rassurant. Par contre, ce galet, qu’il savait tenir dans l’autre main, l’intriguait au point qu’il en conçut une angoisse aussi rampante qu’un ver de terre. Il tourna lentement la tête, craignant le pire sans avoir aucune idée de ce qu’il pouvait être. Il vit d’abord un ventre poilu percé d’un nombril profond. Puis la couille de Hachure, sans un poil ni aspérité, et unique. Le pénis du docteur dormait sur le côté, la tête sur la cuisse ronde marquée de deux bourrelets au-dessus du genou.
Poucet se leva d’un bond. Il était dans le lit du docteur et celui-ci avait passé la nuit avec une femme. La chambre était éclairée par les fentes des persiennes. La femme dormait sur le dos, jambes écartées dans une broussaille de poils. Des bouteilles vides jonchaient le sol comme des feuilles mortes. La bouche grande ouverte du docteur laissait voir une langue gonflée à l’extrême.
Comme personne n’était mort, Poucet descendit. En bas, il jeta un œil étonné sur le fauteuil qu’il croyait ne pas avoir quitté. Il était nu jusqu’à la taille, ayant gardé son pantalon, mais son pénis pendait hors de la braguette. Il se reboutonna et ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin d’agrément. Le petit-déjeuner était servi.
Il prit place, voyant que Félicie n’avait pas oublié de mettre deux couverts de plus. La table était merveilleusement servie et le café répandait sa bonne odeur de réveille-matin. Poucet tartina un toast sans quitter des yeux le fond du jardin où Félicie apparaîtrait pour lui faire un signe et disparaître aussitôt. Il y avait une porte dans ce grand mur de briques. Et Félicie habitait de l’autre côté. En cherchant bien dans la vigne vierge qui surmontait le mur et retombait presque jusqu’au sol, on devinait une fenêtre, et même de charmants rideaux de dentelle étonnamment blanche. C’était de cette fenêtre que Félicie guettait l’existence de Poucet. Et ceci, uniquement dans l’intention de le servir sans jamais commettre d’impair. Ainsi, il était rare qu’il s’approchât à moins d’un mètre de sa voisine. Il aimait toutefois ce beau visage simple. Il eût apprécié une telle femme. Hélas, Armand l’aimait déjà.
Et ce matin-là, Félicie n’apparut pas. Ce fut Armand qui ouvrit la porte dans le mur et, au lieu de disparaître après avoir cueilli des framboises ou jeté des graines à la volaille, Armand s’engagea dans l’allée centrale avec la nette intention de s’approcher de la table où Poucet ne cessait pas de tartiner son toast. Armand était un homme presque aussi grand que Hachure. Sa tête était couverte de boucles noires. Le nez prenait toute la place, interdisant aux yeux de soumettre son esprit à l’attention des autres. Ce n’était pas là un mince avantage. Poucet avait un nez aussi petit que celui d’Armand était grand.
« J’espère que Félicie ne s’est pas trompée, dit-il en arrivant.
— Elle ne se trompe jamais, dit Poucet timidement alors qu’il était chez lui.
— Heureusement qu’il n’y a qu’une femme ! Il y en eût eu deux que cette fois Félicie eût mal compté.
— Le docteur est venu avec une femme, dit Poucet. Maintenant, je me souviens… »
Il ne se souvenait de rien du tout. Armand prit place devant un couvert et se mit à jouer avec une fourchette, tambourinant tantôt l’assiette, tantôt le bol. Poucet lui fit signe de se servir.
« Oh ! Non. Merci. Félicie me nourrit bien.
— Où est-elle ce matin ?
— C’est moi qui vous ai préparé le petit-déjeuner. Sur ses indications, bien sûr. Je ne fais rien sans elle. Vous devriez vous marier, monsieur Poucet ! Qui est cette dame ? Je ne crois pas la connaître… »
Poucet ne la connaissait pas non plus, mais il avait à peine regardé ce visage endormi. Il se souvenait maintenant d’une face dure et carrée. Qu’entendait-il par dure et carrée ? C’était pourtant ce qu’il eût dit à Armand si celui-ci avait exigé une description faute d’autre chose.
« Le docteur est un homme à femmes, dit Armand. Il a bien de la chance…
— Félicie est une femme… comment dirais-je… ?
— Ne le lui dites surtout pas !
— Mais je voudrais tellement le lui dire ! »
Poucet avait crié. Armand ne broncha pas. Il détacha une croûte d’un morceau de pain et se mit à le mordiller du bout des dents. Il avait le regard vague maintenant. Poucet se demanda ce que c’était, un regard vague. Il y avait pourtant pensé en ces termes.
« Vous ne mangez pas ? demanda Armand.
— C’est délicieux ! Je veux dire que l’instant est délicieux… et ce couvert, la nappe…
— Elle vient de chez nous. Vous avez besoin d’une femme, monsieur Poucet. Le linge de maison, c’est le nerf de la guerre. Et je ne vous parle pas de la guerre !
— Votre conception de la vie à deux est inadmissible, Armand ! On ne parle pas comme ça de la femme qu’on aime !
— C’est parce que vous n’en aimez aucune, monsieur Poucet… ! »
Il était peut-être temps de mettre fin à cette conversation. Là-haut, rien ne bougeait. Armand levait la tête de temps en temps pour regarder les persiennes. Des oiseaux malmenaient la jardinière et conchiaient le mur. On pouvait voir aussi les insectes. Un papillon voletait. Quel pouvait être son nom ?
« Je ne sais pas, dit Armand, mais je vais chercher. Tout ce que je sais, c’est que c’est un papillon de nuit qui vit le jour.
— Si c’est un papillon de nuit, pourquoi vit-il le jour ? fit Poucet en ricanant.
— Je vous le dirai quand je le saurai. Mais je ne crois pas me tromper.
— Vous vous trompez certainement ! Celui qui vit la nuit, dort le jour. Et inversement. Nous sommes cet inverse, vous et moi. Nous vivons le jour et la nuit… »
Poucet s’interrompit. Il ne savait plus ce qu’il avait voulu dire. Cela lui arrivait souvent maintenant. Quelque chose le déroutait et il ne savait plus où il en était. Et comme ça n’arrivait pas seulement avec Armand, l’origine de cette tare était intérieure. Or, il n’y a rien de plus vain que de chercher à l’intérieur de soi. Si on veut vraiment trouver, il est nécessaire de s’adresser à quelqu’un qui accepte de chercher à votre place. Il arrive tôt ou tard qu’on ne puisse plus être seul pour rester soi-même. Cette idée tourmentait Poucet depuis des mois. Elle le troublait tellement qu’il n’arrivait plus à réfléchir à son grand projet. Mais à qui s’adresser ? Armand parlait d’une femme ? Laquelle ? Celles qu’il connaissait ne lui inspiraient pas une telle confiance. Hachure avouait une méconnaissance totale du phénomène interne qu’il savait pourtant indissociable de la machine humaine comme il l’appelait. Armand préférait les papillons. Félicie aimait Armand.
Ainsi, il était sans doute nécessaire de s’adresser ailleurs qu’à l’intérieur du cercle des connaissances. Ce n’était pas faute d’avoir essayé, mais au-delà du familier, l’inconnu prenait des allures d’ennemi. Or, Poucet ne s’était jamais battu et n’avait même jamais projeté de le faire. Si quelqu’un ou quelque chose le menaçait, il était assez prompt d’esprit et suffisamment ailé pour esquiver les coups. Il en reçut quelques-uns, comme tout le monde, mais pas assez pour le mettre en état de répliquer ou de se donner les moyens d’avoir raison.
Pendant qu’Armand lui parlait des papillons, de la nuit et du jour, des femmes, de Félicie et de la vie à deux, Poucet se demanda si, au fond, il n’était pas déjà en colère. Son projet pouvait apparaître comme le signe d’une folie particulière. Il ne connaissait personne qui en apprécierait la sombre beauté. Il était seul chaque fois qu’il y pensait et le demeurerait au moment d’agir.
Nous avons recueilli les témoignages de l’entourage ainsi que ceux des personnes chargées de son éducation. Tous s’accordent à dire que le sujet a toujours fait preuve d’une grande violence. Cependant, elle ne s’est jamais exercée à l’encontre des humains. L’objet de cette violence était, selon nos calculs :
— 60% d’animaux, dont la moitié d’insectes.
— 30% d’objets, dont les 2/3 (20%) de cadeaux offerts à l’occasion des fêtes.
— 10 % de travaux personnels détruits, à l’exclusion de ceux exécutés par les autres (en tout cas, aucune plainte n’a été déposée dans ce sens).
Nous n’avons pas pour l’instant mené une enquête comparative. Dans l’attente, nous ne spéculerons donc pas sur cet aspect de la personnalité du sujet.
Le fait est qu’ensuite, pendant toute la période de ce que nous convenons d’appeler crise, la totalité de cette violence a été tournée vers les autres. Nous sommes actuellement en train de déterminer la nature de ces victimes, leurs points communs et ce qui les différencie de ceux qui, inexplicablement, ont été épargnés.
Le nombre de victimes amputées par le sujet s’élève, d’après le rapport de police, à trente-trois. Il ne faut pas attribuer à ce chiffre une signification divinatoire ou autre. Le sujet n’a pas interrompu la série de ses actes ; il a été arrêté après le trente-troisième. Nous ne savons pas si un trente-quatrième était projeté, ni si ce trente-troisième était le dernier et pourquoi. Les interrogatoires du sujet n’ont pas permis de répondre à cette question. Il nous semble d’ailleurs qu’elle ne présente aucun intérêt, du moins dans le cadre de nos recherches.
Cependant, connaissant monsieur André Lordes depuis notre plus tendre enfance, je fais partie des témoins qui ont été soumis à notre curiosité scientifique. Mon témoignage fait la part de l’affection que je porte au sujet et celle de l’horreur que m’inspirent les conséquences de ses actes. On en tiendra compte pour la suite des recherches.
Rencontrant le sujet une première fois après son arrestation, soit une semaine après la dernière agression et un bon mois depuis notre dernière rencontre, j’ai entretenu avec lui le dialogue suivant (enregistré dans nos locaux en l’absence de tout représentant de la police ni de la justice) :
Hachure — Dédé, je suis… comment te dire… épouvanté est un faible mot… J’étais loin de m’imaginer…
Lordes — Nous avons tous nos secrets…
H — Je n’en doute pas ! Mais il y a secret et secret… Non ?
L — Je ne sais rien de toi…
H — Tu sais ce que j’ai bien voulu te révéler de moi-même. Mais je t’assure que ce que je te cache ne peut en aucun cas faire l’objet d’une accusation en justice.
L — Tu as raison de te tenir tranquille.
H — Je te croyais tranquille…
L — Pas tant que ça ! Tu connais mes paramètres cardiaques. Tu sais ce qu’ils signifient. Je n’ai pas pu te paraître tranquille.
H — Je voulais dire : sans histoires. Nous sommes tous sans histoires…
L — Ce qui nous plonge dans un ennui profond… Tout dépend de ce qu’on fait de cet ennui.
H — C’est bien la question que je te pose ! Pourquoi avoir fait ÇA de ton ennui ?
L — Comment veux-tu que je réponde à cette question ?
H — Te l’es-tu posée à toi-même ?
L — Peut-être au début… Je ne me souviens pas. J’ai des problèmes avec ma mémoire.
H — Personne n’a de problèmes avec sa propre mémoire. Ton cerveau présente les signes caractéristiques d’une dégénérescence…
L — Première nouvelle !
H — Elle te sauve de la prison. Et d’un procès.
L — Qui te dit que je n’eusse pas apprécié le confort d’une cellule, même à vie ? Tu m’annonces que je vais mourir idiot. Je me croyais simplement fou.
H — Ce n’est pas la même chose en effet, mais nous avions depuis longtemps convenu de ne rien nous cacher concernant ta santé et mon talent d’écrivain. Le médecin sait ce qu’il sait et l’écrivain, quoiqu’exerçant son jugement dans la subjectivité, est en mesure de demeurer objectif à l’heure de donner son avis.
L — Je vais mourir idiot… J’aurais mieux fait de tirer sur la police…
H — Tu n’as jamais été armé. Je connais ton aversion pour les armes à feu.
L — Mais j’ai adoré me servir du contenu de cette trousse…
H — Ta première victime était un policier, un simple gendarme…
L — …qui savait à peine lire et écrire, mais qui avait une très haute idée de la République. Je le haïssais.
H — Tu ne le connaissais pas. Comment pouvais-tu le haïr ? Il faut du temps pour connaître la haine.
L — Tu as raison. Ce n’était pas de la haine. Je détestais ce qu’il représentait… non ! Je détestais ce qu’il était.
H — Il végète maintenant dans un lit…
L — Je n’avais pas une connaissance parfaite de l’anatomie humaine à ce moment-là. J’ai coupé un nerf, sans doute. Je ne voulais pas le réduire à l’état de légume. J’ai taillé dans le dos, un peu au hasard. Ce dos ne me rappelait rien de ce que j’avais étudié dans les livres. Tu aurais été là…
H — Tu as pensé à faire de moi un complice ?
L — Tu le devins, en quelque sorte…
H — Explique-toi…
L — Souviens-toi… Je me renseignais auprès de toi.
H — Je ne me souviens pas de ces questions.
L — Et pourtant, tu ne souffres pas d’une dégénérescence du tissu pensant.
H — Nous parlions d’autres choses que de médecine. De littérature, oui. C’est toi qui parlais le plus. J’adorais t’écouter. En ce sens, l’art est supérieur à la science.
L — Tu l’as déjà dit. Je m’en souviens.
H — Je l’ai souvent dit. Et j’y crois, sinon je n’essaierai pas de devenir écrivain, chose qui ne t’est pas arrivée puisque tu l’as toujours été, aussi loin que je me souvienne.
L — Tu le savais avant moi alors ! J’ai attendu tellement longtemps d’en être sûr !
H — C’était dans toutes tes paroles, tous tes gestes. Je t’admirais. C’est peut-être pour ça que j’ai choisi un métier à ressorts scientifiques.
L — Je n’ai rien choisi. C’est le drame de ma vie. Et je ne savais pas non plus que mon cerveau était destiné à la dégénérescence. Je le voyais plutôt pourrir sous la terre après une carrière honorable. Je le vois encore, mais tu me dis que ça ne durera pas, que je ne verrais plus rien. Et cependant, je connaîtrai une angoisse plus terrible encore.
H — Tu connais le spectacle de la démence. Elle est héréditaire.
L — Fin de la conversation ! Fiche-moi la paix !
Ainsi se termina ce premier entretien. Le sujet jeta le micro contre le mur et secoua ses liens jusqu’à saigner. J’ordonnai alors une injection. Puis-je dire ici que je suis rentré chez moi dans un état de tristesse qui me fit songer au suicide ?
Elle s’appelait Laurelie. Il était onze heures du matin. Le café était froid. Armand s’était levé précipitamment, attendant maintenant que je le prie d’aller à la cuisine et de refaire du café, car Laurelie l’aimait frais et donc chaud. Éparpillant ses voiles, elle nous expliquait qu’elle ne buvait pas d’autre café. Armand proposa de réchauffer les toasts. Elle ne prenait pas de toast. Elle commença à peler une orange.
Hachure s’était assis sans prononcer un mot. Il avait adressé un petit salut à Armand, remuant les doigts de la main droite car sinon, disait-il quelquefois, son geste pouvait être confondu avec le salut olympique de sinistre réputation. Armand disparut.
Les seins de Laurelie ballottaient au rythme de ses mâchoires. Elle souriait en me regardant. Il n’y avait aucun reproche dans son regard, mais pas de désir non plus. J’avalai une gorgée de café froid sans la quitter ses yeux. Hachure était déjà en train d’observer le ciel. Je n’ai jamais rien compris à sa science des nuages. Il avait rêvé de devenir pilote d’avion. Je me souviens de ces conversations. Je ne rêvais pas encore à cette époque et on me posait peu de questions. J’étais ce qu’on appelle un enfant secret. De temps en temps, on me faisait avaler une composition pharmaceutique au goût de métal. Oui, cette solution noirâtre avait la saveur que laisse la rouille sur la langue après avoir léché les barreaux de la prison. J’ai inventé les barreaux chaque fois qu’ils ont manqué au rendez-vous, mais peut-on parler de rêver à ce propos ?
« Nous ne sortirons pas aujourd’hui, déclara Hachure.
— Oh ! Zut ! Moi qui espérais…
— Qu’espériez-vous, ma chère ?
— Je ne sais pas… Voyons… vous-même…
— J’attends la confirmation de Boudre ! J’espère, mon petit Poucet, que le combiné est raccroché. Figurez-vous que la dernière fois… »
Il raconta alors ce qui s’était passé la dernière fois. Laurelie ne l’écoutait pas. Armand revint avec le café chaud. Comme il s’asseyait pour servir, Laurelie me jeta un regard surpris. Chez elle, les domestiques ne s’asseyaient pas. C’est du moins ce que je croyais comprendre. Comment lui expliquer qu’Armand, bien que de race inférieure, n’était pas un domestique ?
« Je vais tout de même vérifier, fit Hachure et il entra dans le salon.
— Il vous a appelé « Petit Poucet »… dit Laurelie en penchant sa jolie tête sur ma tasse.
— C’est bien ainsi que je me nomme, dis-je, comprenant ainsi qu’elle ne m’avait jamais vu avant de s’asseoir à cette table.
— Poucet, je comprends, rit-elle. Mais Petit !
— Vous ne verriez donc aucun inconvénient à ce qu’un homme s’appelât Poucet ?
— Je connais un Petit. C’est un nom courant. Mais ce n’est pas un prénom…
— C’est pourtant celui dont m’affubla mon paternel.
— Et votre mère n’a rien trouvé à redire à cette… cette… C’est une espèce de moquerie, n’est-ce pas ?
— Mon père se moquait de tout le monde.
— On s’étonne après que… »
Elle se tut pour avaler le dernier quartier d’orange. Cette odeur convenait parfaitement à son teint. Je saisis sa menotte humide et sucrée.
« De quoi vous étonnez-vous, Laurelie ? dit Armand.
— Et vous de quoi vous mêlez-vous ? »
Je commençais à peine à uriner dans mon slip. J’avais mangé beaucoup d’oignons la veille. On entendit Hachure gueuler dans le téléphone. Boudre n’avait pas tenu parole.
« Nous irons au restaurant, dit Laurelie.
— Quoi ? fit Hachure qui revenait, rouge et tremblant. Vous me quittez ?
— Je ne veux pas m’ennuyer aujourd’hui ! Ce n’est pas ma faute si vous ne savez pas vous arranger !
— Ni la mienne si Boudre est un faux-cul ! »
Des gouttes d’urine perlaient sous ma chaise. Je sais ce que je dis. J’ai l’habitude.
« De quoi était-il question pendant ma courte absence ? dit Hachure.
— Nous parlions de l’enfance de notre ami, dit Laurelie.
— Nous avons beaucoup de points communs lui et moi. Pas vrai, Petit ? »
Mon urine gouttait sur mes chaussettes maintenant. Laurelie réunit les peaux d’orange et les enferma dans sa serviette en papier. Elle avait de longs doigts un peu roses. Un anneau d’or portait une goutte rouge, peut-être arrachée à un rubis en pleur. Qu’attendait-elle de Hachure ? Qu’il la renseignât sur mon enfance ? Ce n’était pas la première fois qu’il amenait une femme dans ma maison, mais cette fois, Boudre n’avait pas tenu parole.
« Qui est-il ? demanda Laurelie.
— Un faux-cul, vous dis-je ! grogna Hachure.
— Vous avez de mauvaises fréquentations, Gontran !
— Cessez plutôt de m’appeler Gontran ! Nous ne sommes plus au lit.
— Et vous Petit, vous ne me demandez rien ? »
Hachure ne fréquentait pas les prostituées. Que voulait-elle que je lui demandasse ? Nous avions fini de déjeuner. Le ciel s’obscurcit. Hachure le maudit en termes crus.
« Monsieur Armand ne me demande rien non plus ? »
Hachure haussa les épaules et se leva. Il avait tout juste le temps. Il regrettait, mais c’était la faute de Boudre. La prochaine fois, il s’y prendrait autrement. Boudre le trahissait toujours d’une façon ou d’une autre. Il sortit et on ne le revit plus de la journée. Armand avait disparu.
« Vous souhaitez peut-être rester seul ? me demanda-t-elle. Gontran… je veux dire Henri… m’a beaucoup parlé de votre goût pour la solitude.
— J’y prends beaucoup de plaisir en effet.
— Je ne veux pas le savoir ! Voulez-vous que je reste ?
— Pourquoi ne dites-vous pas : Dois-je vous quitter ?
— C’est la même chose ! Je ne connais pas ces subtilités de…
— Dites-le, voyons ! Vous êtes mon invitée. Je me tiendrai bien, promis !
— Je n’ai pas l’habitude des hommes de votre genre…
— Diable ! Mais de quel genre parlez-vous ?
— Tout le monde a un genre !
— Ce n’est pas ce que je vous demande.
— Nous sommes arrivés hier tard dans la nuit.
— C’était donc ce matin. »
Je dormais dans le salon devant la cheminée. Le feu était éteint. Elle était nue dans sa fourrure. Hachure apprécie ce genre de fantaisie.
« Mais il était monté dans sa chambre parce que je me suis endormie…
— Et il est redescendu parce que je grattais à la porte…
— Ma porte ?
— Laquelle sinon ?
— Je n’ai rien entendu…
— J’étais déjà nu… »
Cette fois, je me laissai complètement aller. L’urine inonda nos pieds. Mais il se mit à pleuvoir presque instantanément. L’eau du jardin ruissela sur le sol de la terrasse. Le vent amenait de rares gouttes. Laurelie se plaignit doucement d’avoir l’impression qu’on lui enfonçait des aiguilles sur le visage. Je me levais et prit son bras. Elle me repoussa sans violence. Je me rassis. Ma chaise avait refroidi.
« Nous aurions pu faire l’amour, dit Laurelie, mais Henri est jaloux.
— Vous le connaissez depuis longtemps. C’est la première fois que je vous vois.
— Pensez-vous que nous pouvons sortir sous la pluie ? Nous nous mettrons à l’abri dans un bon restaurant. En connaissez-vous un avec une bonne cheminée ?
— Il y a une cheminée dans mon salon et une autre dans…
— J’ai tellement envie de sortir ! »
La pluie, poussée par le vent comme des embruns, mouillait sa chemise qui maintenant lui collait à la peau. Les tétons se dressaient dans la bordure de dentelle.
« Voulez-vous faire pipi sur moi ? demanda-t-elle.
— J’ai vidé ma vessie tout à l’heure. Hachure vous a parlé de ça aussi ? Le traître…
— Il m’a parlé de bien d’autres choses.
— Il parle beaucoup quand il a bu. J’ignorais qu’il parlât aussi de mes petites tares…
— Je deviendrai sa femme afin d’en savoir plus.
— Sur moi ? Pourquoi en savoir plus ? Vous ne savez pas tout ?
— Il s’endort tout de suite après. Vous ne le saviez pas ?
— Il a parlé de ça aussi ! »
J’avais crié. Dans la vigne du mur, au fond du jardin, les volets claquaient. J’imaginai Armand à la fenêtre. N’avais-je pas pissé sur Félicie ?
D’après le rapport de police, Petit Poucet et Laurelie Rella, une prostituée qui exerçait aussi comme secrétaire du docteur Henri Hachure, ont quitté la maison de Poucet vers une heure de l’après-midi. Comme Petit Poucet ne conduisait pas, ils prirent un taxi. Arrivant devant le restaurant choisi par Petit Poucet, le chauffeur s’est rendu compte que ce dernier avait uriné sur le siège. Une conversation, qu’on imagine très animée, s’en est suivie sur le trottoir et sous la pluie. Petit Poucet, qui est un solide gaillard, n’a pas eu de mal à maîtriser le chauffeur qui n’a pas insisté et a repris le volant de son véhicule en promettant de se plaindre à la police. Et en effet, deux agents sont entrés dans la salle principale du restaurant où Petit Poucet et Laurelie Rella dégustaient un assortiment de petits fours accompagné d’un thé fumant. Le propriétaire du restaurant s’est interposé poliment entre la force publique et les deux fêtards qui s’amusaient d’avoir provoqué une pareille situation. Comme mademoiselle Laurelie Rella est connue des services de police pour diverses infractions au code de bonne conduite, les policiers ne l’ont pas ménagée et l’ont contrainte à les suivre dans leur véhicule. Monsieur Petit Poucet, notable local, a bénéficié d’un traitement de faveur. Il a cependant réglé la note à la grande satisfaction du restaurateur. Il a eu ensuite du mal à trouver un taxi, car la rumeur de l’incident précédent avait été propagée parmi ses collègues par le chauffeur en question. Finalement, un taxi est arrivé. Petit Poucet dut consentir à prendre place sur une alaise. Le chauffeur déclara qu’il voulait bien se soumettre aux désirs d’un notable capable du pire, mais ce notable ne monterait pas dans son véhicule s’il s’avisait de déplacer l’alaise pour s’asseoir directement sur le siège. Monsieur Poucet, après une courte tentative d’intimidation, consentit à utiliser l’alaise si on l’amenait au commissariat de police où il était attendu par une charmante créature. Le propriétaire du restaurant, satisfait de l’issue de ce nouvel incident causé par Petit Poucet, redoutable notable, téléphona à la police pour l’avertir que Poucet arrivait en taxi. Ce dernier se fit déposer devant le commissariat. Mais quelle ne fut pas sa surprise quand le planton lui apprit que Laurelie Rella était partie sans même avoir été auditionnée. Elle avait appelé le docteur Boudre et celui-ci, qui avait sa journée libre car son collègue Hachure avait accepté de le remplacer, avait emporté la demoiselle pute au diable ou ailleurs, ce n’était plus du ressort de la police. Petit Poucet sortit du commissariat en maudissant la Création. Le taxi était parti. Il rentra chez lui à pied, non sans bousculer les rares passants qu’il croisait. Il était tellement furieux qu’un d’eux n’osa se confronter à lui. Il ouvrit sa porte d’un coup de pied, se déshabilla entièrement et retourna tout nu sur la terrasse où la table n’avait pas été desservie. Ce simple fait augmenta sa colère et sans prendre le temps de s’habiller, il traversa le jardin sous la pluie et ouvrit la porte dans le mur. Il appela Armand, son voisin, lequel se mit, tout étonné de la tenue de Petit Poucet, à la fenêtre. « Non, dit-il en s’abritant derrière une main, Félicie n’est pas rentrée. Revenez plus tard ! »
Alphonse Boudre et Henri Hachure furent chargés par la justice d’analyser le cas André Lordes. Celui-ci était retenu dans la section psychiatrique de l’hôpital municipal de Chapouteau dont je suis le directeur administratif. Vous connaissez l’indigence de nos moyens, particulièrement dans le domaine de la psychiatrie où, c’est le moins qu’on puisse dire, nous n’excellons pas. Monsieur Lordes était arrivé en voiture de police, ce qui fut du plus mauvais effet sur le moral du personnel, mais le juge l’avait décidé. Les docteurs Boudre et Hachure furent désignés parce qu’ils connaissaient bien André Lordes. Ils étaient même, disait-on, intimes. Je ne sais toujours pas qui a décidé de ce choix contestable par nature. Peut-être s’agit-il du juge, qui a ici la réputation d’être non seulement un âne, mais surtout un esprit étroit et têtu, ce qui fait beaucoup d’ânes pour un seul homme, me suggérait avec humour ma secrétaire particulière, mademoiselle Jaspe, Sophie de son prénom. Bref, Sophie et moi sommes descendus pour accueillir ce patient peu ordinaire. Boudre et Hachure étaient déjà sur les lieux, raides et fiers dans leurs tabliers impeccablement blancs. Les policiers avaient l’air de vrais policiers, me souffla Sophie, aussi je me présentai comme le chef d’établissement et apposai ma signature sur le document qui m’était présenté, ce qui était aller un peu vite en besogne, mais Sophie en fit une lecture attentive avant de le remettre entre les mains du policier qui n’avait pas ôté sa casquette. André Lordes était calme, souriant même à nos observations prudentes. Il eut un mot aimable pour les policiers qui s’en allèrent comme ils étaient venus, comme des voleurs, s’amusa Sophie. Elle s’amusa seule cette fois, car Boudre, Hachure et moi-même étions terriblement inquiets. La nature même des crimes commis par le vicomte n’incitait pas à la légèreté. Boudre et Hachure l’empoignèrent assez vigoureusement. Lordes leur rappela qu’ils étaient amis et ils relâchèrent leur emprise, qui ne me rassura pas. Enfin, au bout de trois minutes d’une marche forcée dans le parc (vous savez que l’unité psychiatrique est séparée du reste de l’établissement par un parc joliment conçu), nous entrâmes tous les cinq dans le service des fous dangereux, comme dit Sophie. Trois gardiens musclés jusqu’aux yeux s’emparèrent alors sans ménagement du patient, lequel se laissa faire. D’ailleurs, ses pieds ne touchèrent plus le sol jusqu’à ce qu’il fût alité. Hachure, une fois les gardiens sortis de la chambre, donna un peu de mou aux liens à la demande du patient. « Et maintenant ? » demanda ce dernier. Il n’avait pas l’air conscient de la gravité de la situation. Nous savons aujourd’hui qu’il n’y eut pas de procès, mais à ce moment-là, compte tenu de la personnalité du juge, nous ne savions pas sur quel pied danser. Je n’entretenais pas de rapport d’amitié avec monsieur Lordes, mais je lui devais ma place. Il me semble même que mademoiselle Jaspe avait couché avec lui dans ce sens. Cependant, Boudre et Hachure ne cachaient pas leur inquiétude. Ils parlèrent alors au patient sans tenir compte des déficiences mentales mises en lumière par l’enquête de police. C’était d’ailleurs sur ces propositions que le juge avait pris la décision de confier le patient à nos soins éclairés. L’heure du repas arriva. Hachure expliqua que pendant quelques jours Lordes aurait l’obligation de prendre ses repas dans son lit. On appelait ça « période d’observation ». Lordes répéta « période d’observation » exactement comme s’il n’avait pas compris qu’elle pouvait être suivie d’une période d’analyse au cours de laquelle il lui serait permis de manger au réfectoire. Je lui parlai moi-même de ce réfectoire, de sa baie vitrée donnant sur le parc, du bassin qui était visible de ce point de vue et des divers avantages qu’on trouve à marcher un peu. Non, il n’était pas prévu de se promener dans le parc. Cela lui serait permis s’il obtenait le statut de… pensionnaire à demeure. Encore un mot de Sophie Jaspe qui, cette fois, ne fit pas sourire le patient. Je notai même une lueur de haine dans son regard, mais il était temps de le laisser seul, diverses tâches nous réclamant. J’avoue que je ne suis pas revenu dans mon bureau sans éprouver une certaine inquiétude, laquelle ne partageait pas Sophie qui avait trouvé le patient au meilleur de sa forme. Je lui fis remarquer que c’était un horrible criminel et que je préférais trembler devant lui plutôt que de commettre l’imprudence de m’en approcher sans précaution. Elle en convenait, mais il était solidement attaché à son lit. Il n’y avait rien à craindre de lui tant qu’il en serait ainsi. J’avais d’ailleurs eu tort de tenter de le séduire en lui promettant l’usage d’un réfectoire qui n’était pas prévu dans les conclusions du juge. Certes, elle le connaissait mieux que moi, car je n’avais pas couché avec lui. Je ne l’avais rencontré qu’une seule fois, chez Boudre qui donnait une réception à ses collègues à l’occasion de son anniversaire. André Lordes s’était montré enjoué et l’idée que je veillasse aux destinées de « son » hôpital ne lui déplaisait pas, car il avait entendu dire beaucoup de bien de mes compétences et de ma constitution. Je ne savais pas dans quel enfer j’avais mis les pieds.
Je passai le reste de la journée à feuilleter des magazines. Des histoires plus judiciaires que policières. Des pères, des beaux-pères, des filles, des fils, des collègues, un étranger… Ce qui manque à ces réalités, ce n’est pas la vérité, finalement judiciaire, mais la variété. À moins d’un récit artificiellement chaotique, le film est copié sur un autre et cet autre sur le même. Et il n’est pas impossible d’en composer un troisième avec les deux premiers. Ce ne sont pas les faits qui doivent nous fonder à les relater, mais ce qu’ils révèlent de la nature humaine, et ce n’est plus alors un travail de narrateur. Il faut laisser la science faire le sien. Et au diable les influences religieuses et juridiques. Au feu la rhétorique du suspens.
La nuit est arrivée et Félicie n’était toujours pas rentrée. Cette fois en tenue de soirée, je suis retourné chez Armand. Il pleurait dans la cuisine. J’ai tout de suite compris pourquoi. Je n’avais pas l’esprit préparé à ce genre de malheur. S’il frappe le voisin, il faut alors prier pour ne pas en être la cause, même indirectement. Je me sentais un peu coupable, mais pas au point de me livrer. Je n’ai jamais supporté les confessions. Et Dieu sait si on ne s’est pas privé de m’en imposer à l’occasion des drames familiaux dont je ne voulais pas faire des « tournants ». Si Félicie s’était barrée, on ne la reverrait plus. Ce n’était pas une femme construite par les autres pour regretter. Ce qu’elle devait à la chair n’exerçait plus depuis longtemps sur elle les conditions du sang. Elle n’avait pas vécu l’enfance pour la supporter plus longtemps. Et en prime, c’était une amante de première classe.
Moi, j’étais de plus en plus absorbé par mon projet qui serait plus tard qualifié de criminel par les uns et de dingue par les autres. Il y en aurait bien qui s’en foutrait, mais je ne les connaissais pas et ce qu’ils savaient de moi, ils le tenaient de la rumeur. Hachure, qui voulait en finir avec un roman commencé dans l’adolescence, me croyait plus avancé que lui et ne cachait pas sa jalousie, surtout s’il était gris, voire noir. Boudre s’en fichait. Il avait autre chose à faire et notamment, il achetait des appartements sur la Côte. Avec lui, je n’ai jamais parlé que de placement immobilier, sous le regard vitreux de Hachure qui réfléchissait à la manière d’accéder sans se faire pincer à mon bureau solidement fermé à clé. Et maintenant cette Laurelie débarquait dans ma vie pour la changer. Mais qu’est-ce qu’elle avait le pouvoir de changer à ce point ?
« Vous n’avez pas une idée ? me demanda tristement Armand.
— Des idées, j’en ai. Mais elles ne mèneront nulle part si je ne les vérifie pas d’abord.
— Dites toujours. J’aviserai.
— Je l’ai vue récemment avec Trottard…
— Ce n’est pas son genre. Moi, je pensais plutôt à Gadinet. Je chauffe ?
— Moi je le vois plutôt froid. Elle a emporté la caisse ?
— Il ne me reste plus un sou. Vous m’en prêterez. À intérêt bien sûr.
— Ça va chercher dans les combien ?
— Un mois si elle ne change pas de style. Et moins de trois jours dans le luxe. Je ne la reverrai jamais, tiens ! »
En y réfléchissant bien, je n’avais rien d’autre à faire, mes plans n’ayant pas encore atteint le minimum de perfection exigé. Armand conduit. Il a même une bagnole. Il me sert de chauffeur quelquefois. Je lui dis qu’on pourrait démarrer le lendemain matin à l’aurore. Cette proposition le rend tout guilleret. Il avait l’intention de se saouler ce soir, mais il ne tient pas à se réveiller avec la gueule de bois, d’autant qu’à cette heure-là, il sera trop tard.
« Je vais me coucher, dit-il. Vous devriez en faire autant. »
Et quand je reviens à la maison, qui je vois si ce n’est pas cette Laurelie que j’aurais mieux fait de ne jamais rencontrer ! Elle est en chemise dans un fauteuil, jambes croisées devant le feu qui crépite et lance des lueurs dans tous les sens. Je saisis un tison pour le calmer. Encore un peu et il sortait de la cheminée pour visiter le propriétaire à sa manière.
« Vous m’en voulez ? dit-elle.
— Je dois me lever de bonne heure. Je pars avec mon ami Armand…
— Je croyais que c’était votre domestique…
— C’est sa femme qui me sert. Mais elle est partie et…
— Vous allez vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. Passons plutôt la nuit ensemble. »
Elle se contorsionne tellement que la chemise finit au niveau du tapis. J’ai besoin de temps pour déboutonner tout ce que je me suis mis sur le dos.
« Vous n’avez pas de chat ? dit-elle pendant ce temps.
— Non.
— J’adore les chats.
— Comment s’appelle le vôtre ?
— Je ne sais pas encore. »
Je ne crois pas que le récit pornographique qui a suivi soit à sa place ici. Il était trois heures du matin quand j’ai entendu Armand chauffer le moteur de sa voiture. Partir à la recherche de Félicie était une véritable aventure, surtout que j’avais des idées plein la tête. Je commettrais mon premier assaut cannibale pendant ce voyage. Armand n’y verrait que du feu. Je cuisinerais ce morceau de chair dans une quelconque chambre d’hôtel à des centaines de kilomètres de Chapouteau. Je lui en ferais manger la moitié. C’était une sacrée amélioration du plan initial. Je me levai tout excité.
« Il est trois heures ! » s’écria Laurelie en se grattant les seins.
Jamais je n’avais bandé autant. Elle ouvrait de grands yeux en tirant la langue. Ce qu’elle allait être déçue ! Elle ne me vit pas revenir des toilettes. J’avais filé par la fenêtre d’une autre chambre et j’étais sur le toit d’un appentis quand elle s’est mise à crier qu’elle n’en pouvait plus. Et c’est encore à poil que j’ai retrouvé Armand dans son garage. Il a failli tourner de l’œil. Il me croit fou depuis longtemps. Félicie l’a mis au parfum.
« Je me suis échappé, expliquai-je.
— Je l’ai entendue. Tiens, elle vous appelle encore.
— Petit ! Petit ! Hâte-toi ! »
Elle allait ameuter tout le quartier.
« Vous n’avez rien à vous mettre dessus ? s’inquiéta Armand.
— On n’a pas la même taille vous et moi…
— Vous compliquez ! Vous compliquez ! »
On n’était pas encore parti et je compliquais. Je ne m’y prends jamais autrement dans les cas d’urgence. J’avais intérêt à corriger ce défaut avant de passer à l’action. On en a vu se planter pour moins que ça. Armand m’offrit sa combinaison de travail. Il regrettait pour les taches d’huile et de cambouis. Mais c’était surtout les manches qui m’allaient court et les jambes qui laissaient voir mes mollets. En plus, il avait perdu la ceinture et la taille était fendue du devant jusqu’au derrière. Je me suis retrouvé ficelé comme un franciscain.
« On ferait bien de partir avant qu’elle ait l’idée de venir voir si on y est.
— D’autant qu’elle est bien capable de nous reconnaître. Filons ! »
Il avait cessé de pleuvoir, mais le ciel était aussi crasseux que ma vareuse. Armand tenait le volant comme si celui-ci n’était pas fixé au bout de je ne sais quelle mécanique en relation avec les roues. On partait à peine et il me fichait déjà la trouille. Une demi-heure plus tard, on quittait Chapouteau par la départementale. On a rencontré la première vache au lever du soleil. Elle nous regardait parce qu’on pissait joyeusement sur son repas.
Félix Kakak était agent de police à Salix, petite ville du Sud. Ce matin-là, comme il rentrait d’une nuit de travail au service de la société, il a perdu connaissance à l’angle de la rue Malherbe et du trottoir Sorel. Il ne se rappelle plus rien. Il se souvient qu’il était en train de fumer une cigarette et qu’il se dépêchait de la terminer avant de rentrer chez lui, car son épouse lui interdit de fumer dans leur appartement, rue du Dictionnaire. D’ailleurs, quand il s’est réveillé, il a tout de suite pensé que la cigarette était la cause de son évanouissement et il s’est promis de « passer un savon » à son épouse pour lui reprocher de l’obliger à faire des bêtises préjudiciables à sa santé à lui comme de fumer trop vite. Bien sûr, il aurait pu ralentir son allure et prendre le temps de fumer sa cigarette, mais alors il arriverait en retard et ce serait pire. Bref, si le facteur n’était pas passé par là pour le raisonner, Félix Kakak se serait précipité chez lui pour corriger sa femme de belle façon. Or, le facteur, au lieu de s’avancer vers lui comme on le fait quand on porte secours à ladite personne en difficulté, le facteur recula, le visage tout marqué par une frayeur qui se communiqua instantanément à monsieur Kakak. Au bout d’un temps qu’il est difficile de mesurer maintenant, le facteur se mit à vomir. Kakak pensa que c’était à cause de la fumée de la cigarette. Le facteur n’avait pas une tête à fumer. Comme c’était idiot et inquiétant de penser une chose pareille alors que lui, Kakak, venait à peine de reprendre conscience après l’avoir inexplicablement perdue, et qu’un facteur était surpris en pleine tournée par un nuage de fumée qu’il ne s’attendait certes pas à rencontrer dans cet endroit habituellement désert à cette heure-là. Il faut dire que Kakak avait changé d’itinéraire il ne se souvenait plus pour quelle raison. Les deux hommes en étaient là quand Auguste Lapareille descendit de chez lui pour aller acheter son pain deux rues plus loin. Il vit deux hommes à terre et soupçonna une bagarre de rue. Pourtant, ces deux hommes étaient en uniforme. Comme on n’était pas en guerre, monsieur Lapareille s’interrogea. L’un de ces hommes vomissait dans la rigole et l’autre se frottait les yeux. De loin, il les héla : « Eh bien, messieurs ! On ne tient plus sur ses jambes ? » Celui qui se frottait les yeux ne les frotta plus. Il avait l’air heureux qu’on lui adressât la parole. Rassuré par cette attitude, Lapareille s’approcha de lui. Il s’arrêta cependant à une prudente distance. Il vit alors que c’était un policier. Il tourna la tête et vit que l’autre, c’était le facteur qu’il connaissait très bien. Et ce facteur n’était pas dans son état normal. D’habitude, pendant les heures de service, c’était un homme parfaitement sobre qui ne vomissait jamais. Et maintenant, complètement éberlué, il montrait du doigt le policier comme si celui-ci l’avait obligé à vomir. Monsieur Lapareille, qui n’aimait pas les policiers et considérait que « le patriotisme est le dernier recours de la canaille », selon ce qui est dit par Kirk Douglas dans un film, monsieur Lapareille regarda le policier de plus près. Celui-ci était assis dans une flaque rouge. Monsieur Lapareille n’avait jamais vu de flaque rouge. Il y en avait dans les films qu’il regardait chez lui, mais il n’en avait jamais observé dans les endroits où il mettait ses pieds circonspects. Le facteur, lui, commençait à glisser dans sa propre flaque, car la rue Malherbe est légèrement en pente. Il s’éloignait. Monsieur Lapareille écouta alors le policier qui lui confiait qu’il avait un mal atroce au gna gna gna gna gna. Mais le facteur était déjà loin, emporté par la rigole. Et le policier, s’agitant de plus en plus, se plaignait d’avoir mal au gna gna gna gna gna. Monsieur Lapareille lui demanda de parler plus clairement, la voix du policier s’éteignant à la fin de sa phrase par un gna gna gna gna gna. Les policiers sont rarement intelligents, mais à ce point, se dit monsieur Lapareille, ça devient une honte. Et il dit au policier ce qu’il pensait de lui. Ensuite, il partit chez le boulanger. À son retour, il y avait un monde fou à l’angle de la rue Malherbe et du trottoir Sorel. Il s’approcha et salua les personnes de sa connaissance. Il vit la flaque rouge et personne dedans. Un peu plus loin, le facteur remontait la pente en criant qu’il pouvait témoigner. Seulement, il n’y avait plus un seul policier alentour. Monsieur Lapareille s’approcha de lui, l’aida à se remettre debout et au sec et lui dit qu’il avait vu la même chose. À une époque, poursuivit-il, où tout peut arriver, il valait peut-être mieux se garder de témoigner pour ne pas passer pour des fous. Le facteur se raidit comme un médaillé et affirma très haut qu’il n’était pas fou et qu’il se fichait de savoir si son interlocuteur l’était ou pas. Il avait vu ce qu’il avait vu. « Et si vous l’aviez vu comme moi, dit-il tout couvert d’une sueur froide, vous auriez vomi ! » Monsieur Lapareille reconnut qu’il n’en avait pas eu envie. Il ne se reprochait rien cependant. Les policiers sont des idiots et quand ils ne sont pas idiots, ce sont de méchantes bêtes, dit-il en levant bien haut son menton orné d’un bouc poivre et sel. Ainsi, tout le monde était parti quand ils se mirent d’accord sur un point : celui qui était assis dans la flaque rouge était un policier. Le seul point de désaccord, c’était la nature de la flaque. Ils allaient s’en assurer de plus près, car ils avaient parié une tournée chez Gus, quand ils virent le préposé à la voirie asperger la chaussée au jet d’eau. La flaque disparaissait en morceaux dans une bouche d’égout. Chez Gus, ils furent donc trois à renseigner de la manière la plus confuse qui fût les autres curieux, ceux qui n’avaient rien vu.
Waou ! J’avais eu chaud. Nous n’avions pas retrouvé Félicie. Il faut dire que je n’avais aucune idée de l’endroit où elle avait bien pu emporter son amant, à supposer qu’il s’agît de cela. J’avais mis le doigt sur la carte, au hasard. La ville s’appelait Salix. On est donc descendu dans le Sud, Armand au volant et moi dans sa vareuse dégueulasse. Et c’est là que j’ai commencé. La moitié d’une fesse, que j’ai partagée avec Armand. Il a apprécié le ragoût. J’avais joué pour la première fois comme un maître. Et nous sommes rentrés, Armand complètement détruit, pleurant dans chaque aire de repos sa précieuse et envolée Félicie, et moi crevant d’une joie sombre comme jamais je n’en avais connu. Heureusement, on est arrivé à Chapouteau en pleine nuit. Armand n’en pouvait plus de conduire et de pleurer. Et la joie, au lieu de s’éteindre en moi comme un feu, soufflait sur mes propres flammes pour m’empêcher de dormir.
Après avoir bordé Armand et lui avoir fait avaler un somnifère, je rentrai chez moi. Heureusement, personne ne m’y attendait. Je fêtai aussitôt ma victoire en vidant une bouteille. Mais le degré d’excitation était tel que je ne trouvai pas le sommeil. Jetant un œil hilare par la fenêtre de ma chambre, je vis qu’Armand avait fait de la lumière dans la sienne. Une minute plus tard, c’était la lucarne de son garage qui s’allumait. Je n’entendis pas toutefois le moteur. Et, ô miracle, je m’endormis.
Quand je m’éveillai, le soleil était dans ma chambre. J’avais oublié de refermer volets et rideaux. La joie revint et je me noyai dans cette lumière folle. Au bout d’une heure de ce traitement extatique, je descendis pour avaler un café. Je sortis sur la terrasse. La table n’était pas mise. Dans l’écran de la vigne au-dessus du mur au fond du jardin, les volets d’Armand étaient secoués par une brise légère. Il me sembla que la lucarne du garage était encore éclairée. Si ce lourdaud avait passé la nuit dans sa voiture, je ne pouvais plus compter sur un bon petit-déjeuner pour me ravigoter après tant de joie. Quelque peu contrarié, mais sans excès, j’allai dans la cuisine pour filtrer un peu de café sous l’eau chaude du robinet.
Oui, le problème, c’était que je n’avais pas de voiture. Et pour compliquer les choses, je ne conduisais pas. Je ne pouvais pas demander à Armand de m’amener où j’avais besoin d’aller. Il aurait tôt fait de me démasquer. Et son chagrin finirait par le laisser en paix, réduisant Félicie à ce qu’elle était, une salope. Il fallait que je résolusse la question du transport. Acheter une voiture était le plus facile. Quant au pilote, mon Elpénor, je n’en voyais aucun qui me pût me rendre ce service sans me poser un tas de questions embarrassantes.
Je passai une annonce sur un site Internet. La réponse ne se fit pas attendre : « Ça alors ! Nous sommes voisins. Et je chercher un poste. Puis-je passer vous voir immédiatement ? Je crains une vive concurrence… Aldox. » Une heure plus tard, Aldox sirotait un café avec moi sur la terrasse. Il était embauché. Il n’avait pas plus de vingt-cinq ans et en déclarait trente-deux. Il n’avait pas besoin de contrat. Je pouvais continuer de l’appeler Aldox. Pour la bagnole, il avait un copain… Plus petit que moi, mais plus costaud, il avait l’air d’un bouseux venu prendre l’air en milieu urbain. Il portait une fine moustache sous un nez aquilin. De gros sourcils surmontaient un regard oblique. Et sur sa tête, une casquette rouge devait le signaler de loin. J’aurais la voiture avant ce soir. Il fila.
C’est fou comme on va vite de nos jours. Je m’étais levé ce matin-là sans penser qu’avant la fin de la journée, j’aurais une voiture avec chauffeur à mon entière disposition. Et au black ! Seule la casquette rouge m’inquiétait. J’en parlerais à Aldox. Il semblait y tenir. Il ne l’avait pas quittée, même pour me saluer. Et il avait l’air d’un garçon très poli.
Je suis allé au garage d’Armand, mais sans passer par le jardin. Il suffit de faire le tour du pâté de maisons. J’en profitai pour renouveler ma commande de vin chez mon ami Leroutier qui me trouva bizarre et me le dit d’un air inquiet. S’il entendait par là que je buvais trop, il se trompait. Jamais je ne m’étais senti aussi maître de la situation. Armand n’était pas dans son garage.
Et son portail était fermé. Je revins sur mes pas pour rentrer chez moi, traverser le jardin et ouvrir la porte sous la vigne. Et qu’est-ce que je vois dans le jardin d’Armand ? Il était couché sur une civière et un type en salopette blanche lui regardait le fond de l’œil pendant qu’un autre, en costard, lui demandait s’il était mort « oui ou non ? » Il y avait une bonne dizaine de personnes dans ce jardin qui en pouvait en contenir, à ma connaissance, pas plus de quatre ou cinq. Et je parle d’expérience. Ils ont tous dû croire que je sortais du mur et que j’y habitais. Pas un ne bougea. J’ai fait un geste pour dire que je ne comprenais pas ce qui se passait. Un type écrasé par le haut, le visage gris percé d’un tas de trous dont deux étaient ses yeux, me regarda d’un air soupçonneux avant de me demander qui j’étais.
« Qui je suis ? Le voisin. Et ami. Bon Dieu ! Qu’est-ce qui est arrivé à mon domestique ? »
Je n’avais pas fini de parler qu’un autre type, pas plus beau, presque disparu dans un blouson de cuir rouge bordeaux, s’interposa :
« Je vous présente monsieur Petit Poucet, chef ! »
L’autre, le chef, me toisa. Visiblement, il n’aimait pas les autres chefs, surtout ceux qui étaient plus chefs que lui. Et je l’étais si son subalterne, un vrai Chapoutanais, disait vrai. Mais pourquoi lui mentirait-il ? Il se radoucit brusquement.
« Ah ! Oui, monsieur Poucet. Excusez-moi. L’émotion ! »
Il ne dit pas si c’était la mort d’Armand qui le rendait nerveux ou si c’était mon rang dans la société chapoutanaise. Il me posa la question traditionnelle :
« Vous n’avez rien entendu ?
— Ni rien vu. J’ai constaté ce matin que la table n’était pas mise.
— On vous met la table le matin ?
— Comme Félicie est en voyage, c’est Armand qui la remplace… la remplaçait…
— Félicie est votre bonne habituelle ?
— C’est surtout la femme d’Armand.
— Elle n’est pas là ? Ça va être un choc pour elle… »
Il essuya une larme sur sa joue grise.
« Et il est mort de quoi, Armand ? Il avait le cœur solide. À ma connaissance.
— Vous le connaissiez bien ?
— Je l’aimais bien.
— Vous l’aimiez comment ?
— Je viens de vous le dire : bien.
— Et elle est partie où, sa femme… ?
— On ne peut plus le demander à Armand. Alors, que dit le médecin ? »
Je supposai que le type en salopette blanche qui pelotait le corps d’Armand était un médecin. Le flic claqua sa langue.
« On l’a retrouvé pendu dans son garage, dit-il. Je suis désolé. »
J’avais besoin d’un remontant. En quatre jours de voyage, je n’avais pas mesuré la détresse de mon ami. Et ça se terminait par une pendaison réussie.
« Vous connaissez sa famille ? me demanda le flic.
— Non. Et il ne connaissait pas la mienne. Vous savez ce que c’est, le voisinage…
— Je posai la question à tout hasard. »
Hasard, mon cul ! Si quelque chose de marrant n’existait plus désormais, c’était bien ce sacré hasard. Ne plus compter sur lui, c’est comme passer de la comédie de mœurs à la tragédie personnelle. J’eus un vertige. Le flic eut le temps de m’attraper au vol. Dans ses bras, il me sembla que je revenais me poser sur une branche comme un oiseau. Seulement l’oiseau se fiche de la fragilité de la branche. Il est toujours plus léger qu’elle. Et moi plus lourd, comme celui qui la scie alors qu’il est assis dessus.
On a retrouvé dans l’intestin du défunt, Armand Joujouet, 46 ans, de la chair humaine. Le labo n’en est pas sûr à cent pour cent. Ce ne sont que des traces. Mais moi je m’interroge. Et je t’en parle à tout hasard. Tu as été il y a quelques années sur une affaire de cannibalisme. Tu pourras peut-être me renseigner. Sa femme n’est toujours pas rentrée. Le voisin (attention, notable), Petit Poucet (je ne plaisante pas) est de sortie. Il est parti dans sa voiture conduite par un chauffeur. Le voisinage prétend qu’il n’a jamais eu de voiture et qu’il se faisait conduire par Armand Joujouet de temps en temps. Je ne sais pas pourquoi, et j’espère le savoir bientôt, mais je sens un rapport entre ce Petit Poucet et Félicie Joujouet. Quand peut-on se voir ? J’ai un tas de questions à te poser. J’adore pincer les crapules, tu le sais.
Roro Pastas, de Chapouteau (tu te souviens ?)
Quand je pense que si Armand ne s’était pas bêtement suicidé, je pouvais récidiver sans éveiller les soupçons... Mais ce ne sont pas des soupçons à mon égard qui se réveillèrent. Pas tout de suite en tout cas. L’inspecteur Pastas avait trouvé bizarre que Félicie fût partie sans laisser d’adresse. Ce qu’il ne savait pas encore, le jour où nous enterrâmes Armand, c’était que j’avais été du voyage. Qui n’avait pas vu la voiture d’Armand quitter les lieux ? Mais personne ne m’avait vu dedans et la question ne fut pas posée. Armand était mon domestique. Non, il n’était pas mon chauffeur. Oui, il lui arrivait de remplacer Félicie quand celle-ci partait à la campagne pour régler une affaire de famille. Et je lui confiais également des travaux de rangement, car la maison était un capharnaüm hérité de plusieurs générations de veinards. Pastas, qui prenait le thé avec moi sur la terrasse, était entré par la porte au fond du jardin. Dans le mur. Sous la vigne. Il avait longuement observé l’endroit, quelques mètres carrés dont le seul intérêt était de faciliter mes rapports avec une domesticité on ne pouvait plus voisine. Comme il était jardinier à ses heures, il se douta qu’Armand ne l’était pas et que je n’en employais aucun. Lui dire que je n’éprouvais aucune passion pour cette activité ouvrière plus que campagnarde de nos jours me parut sujet à dispute. Or, il n’était pas question d’une telle entrée en matière. Le policier choisit la chaise à partir de laquelle il pouvait observer mon visage éclaboussé par la lumière du soleil.
« Vous vivez seul ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas d’animaux.
— Moi, j’ai une femme. »
Je lui offris un cigare qu’il put choisir dans la boîte de Pastagas. Il avait plutôt l’habitude du Voltigeur, mais il s’y prit comme il convient à un cigare de cette qualité. Il ne cacha pas que, sur ce terrain, Cuba valait mieux que notre France. Il avait des dents de cheval. La lèvre était dure, couleur rôti de porc. Sous les balais roux de ses sourcils, les yeux avaient l’air d’olives grasses. Il grattait une cicatrice sur sa joue droite. Elle descendait du coin externe de l’œil et s’arrêtait à la tangente d’une narine en forme de sac en croco.
« Manifestement, dit-il, sa femme l’a quitté, il n’a pas supporté cette séparation et il s’est pendu dans son garage. On voit ça tous les jours. Je suis sûr que vous ne pouviez pas prévoir…
— Il l’aimait, certes, mais à ce point…
— On ne sait jamais à quel point on tient à une femme, jusqu’à ce qu’elle vous échappe. Et alors…
— Et alors quoi ?
— Oh ! J’oubliais. Vous n’êtes pas marié. Grande maison !
— Il n’y a de la place que pour les souvenirs. Armand venait de temps en temps pour…
— … mettre un peu d’ordre. Je comprends.
— Les gens vous le diront.
— Ils parlent beaucoup, en effet.
— Ah ? »
Quand je vous disais qu’on n’en était encore qu’au début ! Si j’avais su qu’Armand avait cette sale idée dans la tête… Il n’avait pas l’air plus malheureux que n’importe quel homme qui se voit dépossédé d’un bien remplaçable. Et voilà qu’il devenait la source de mon malheur.
« Les gens parlent de ce qu’ils voient, non ? demandai-je.
— Et de ce qu’ils entendent. Mais vous le savez mieux que moi : on entend « poutre » et c’était « loutre » qu’il fallait entendre.
— Ou « coutre ».
— Tout le monde n’a pas un bon dictionnaire sous la main au moment d’écouter. Et quant à voir, vous savez aussi comme l’éclairage public change les couleurs. Non, non ! On ne peut pas se fier aux témoignages des sycophantes. Je préfère user de ma propre imagination. Elle a l’expérience du doute.
— Je vous crois ! »
Il me quitta sur ces mots, empruntant cette fois la porte d’entrée. Je ne la refermai pas tout de suite derrière lui. J’attendis sur le perron qu’il bifurquât au croisement. Il fumait comme une locomotive. Dommage pour le Pastagas.
Je rentrai. Presque instantanément, le téléphone sonna. Je décrochai comme on arrache un clou. « Je suis la sœur d’Armand, vous savez ? » disait la voix. Seconde phase des ennuis après le suicide et ses conséquences policières et urbaines. J’eus une suée. Le Pastagas s’éteignit. Cette odeur de cendres froides me donna le vertige.
« C’est pour l’enterrement, disait la voix. Je suis Châtaigne. Enfin, c’est comme ça qu’il m’appelait. Vous pouvez m’appeler Châtaigne.
— D’accord, Châtaigne… L’enterrement… d’Armand ?
— Oui. Il paraît, si ce qu’il m’a dit est vrai, que vous vous chargez de tout…
— Vous habitez trop loin pour… je comprends…
— Vous ne comprenez rien. Je suis à Chalé, à dix bornes de Chapouteau. Et j’ai une bagnole. Je conduis.
— Vous serez donc à l’heure.
— C’est l’heure que je vous demande. »
C’était une voix de femme. Pas tout ce qu’il y a de plus distingué, mais charmante. Un timbre de sonnette. Elle tenait la note. Ou c’était la communication.
« C’est pas tous les employés qui bénéficient d’un pareil avantage ! s’écria-t-elle.
— Si j’avais su qu’il allait se suicider…
— Ah ! mais c’est pas une raison pour lui sucrer un enterrement de première !
— Je n’ai pas dit ça. L’employée, c’était Félicie. Elle l’est encore, d’ailleurs. Justement, Armand et moi nous… »
Les ennuis nous poussent à l’erreur. C’est une constante de la dramaturgie policière. Je me demandais quelles erreurs j’avais pu commettre face à Pastas. Cette Châtaigne me poussait dans les cordes. Et sans vouloir me knockouter.
« Vous pouvez pas considérer qu’étant plus votre employée, Armand pourrait bénéficier d’un enterrement dont elle se passera l’heure venue… ?
— Nous ne savons pas où est Félicie…
— Qui ça « nous » ?
— La police et moi.
— Vous êtes de la police ! »
Je subis alors une bonne minute de souffle court.
« L’enterrement est pour bientôt, dit Châtaigne. Ils garderont pas le corps si c’est pas un assassinat.
— Mais ce n’en est pas un, madame !
— Appelez-moi Châtaigne. »
Je tentai vainement de rallumer non cigare.
« Qu’est-ce que vous avez prévu sinon ? Je veux dire : pour Félicie ?
— Mais je n’ai rien prévu ! Elle n’est peut-être pas partie comme tout le monde s’entend à le dire. Elle serait en voyage…
— Et elle voyagerait où, hé patate ?
— Patate vous-même ! »
La conversation s’enlisait. Le cigare reprit feu. La fumée froide anesthésia ma langue.
« C’est pas ce que je voulais dire… fit Châtaigne.
— Mais vous l’avez dit !
— Je le dirai plus !
— Vous feriez bien ! Tout de même ! Votre frère est mort !
— Puisqu’on en parle, on pourrait peut-être aussi parler de son enterrement… je crèche à Chalé, dix bornes. Ça vous dérangerait si j’arrive à Chapouteau, disons… dans une demi-heure ?
— Je vous rappelle que la morgue est à Pazé, préfecture…
— Mais c’est vous que je veux voir ! Pour l’enterrement. Elle en profitera pas, la Félicie. Alors que ça vous coûtera rien de faire bénéficier Armand qui, je vous le rappelle, est mon frère…
— Mais c’est moi qui vous le rappelais il n’y a pas plus d’une minute ! »
Châtaigne poussa un gémissement ponctué par un juron.
« Je viens ou je viens pas ?
— Je vous dis qu’il est à la morgue ! Et la morgue est à Pazé.
— Vous voulez qu’on se voie à Pazé ? Trente bornes au moins. J’y vais jamais à Pazé ! »
Je reprenais lentement mes esprits. Le cigare s’était réchauffé. Il était agréable maintenant. Chaque bouffée était un vrai plaisir de connaisseur.
« Écoutez, Châtaigne… Je peux vous appeler Châtaigne ?
— Puisque je vous le dis ! J’ai qu’une parole, allez !
— Nous pourrions en discuter…
— Si vous y tenez… mais pour moi, c’est tout vu ! Il faut bien qu’on l’enterre, non ? Ce que Félicie méritera pas le jour où ça lui arrivera ! »
J’avais à peine raccroché quand on a sonné à la porte. Châtaigne était rapide ou elle avait une bonne voiture. J’écrasai le cigare sur le bois d’une commode quand j’entendis une autre voix :
« C’est Aldox, patron ! J’ai une bagnole. On va pouvoir commencer. »
J’ai ouvert, éberlué.
« Commencer quoi ? balbutiai-je.
— Ben… à rouler, non ? C’est bien ce que vous voulez ? J’ai une bagnole. Il vous reste qu’à faire le chèque. Faites-le à mon nom. Je m’arrangerai. »
Et voilà Aldox dans la maison, dans mon intimité bordélique. Il s’étonne de ce désordre. Il a travaillé pour « plein de rupins, mais c’était toujours bien rangé comme personnes ». Il me toise, les mains sur les hanches, d’un air de dire que « si c’était pas les fringues et le quartier », il me prendrait plutôt pour un « cave ». Je trottine derrière lui.
« C’est que… j’attends quelqu’un…
— Faites-moi le chèque tout de suite ! Je me suis engagé, moi.
— Je voudrais voir la voiture…
— Pourquoi faire ? C’est une bonne bagnole. Vous pouvez me faire confiance. J’ai des lettres de recommandation. Vous voulez les voir ?
— Où allez-vous comme ça ? »
C’est que le drôle traversait ma propriété à grands pas, direction la lumière du jardin. Il coupa par le salon et s’émerveilla une seconde devant un tableau représentant une scène champêtre. Il avait toujours rêvé de faire le berger avec des bergères « à moitié à poil ». Il entra dans la lumière. Le café, sur la table, était encore fumant. Il ne dit pas « Je peux ? » Il fit ce qu’il avait envie de faire, ce qui, au fond, n’était pas pour me déplaire. Ce trait de caractère manquait à Armand. Je le savais depuis toujours, enfin… depuis que Félicie m’accordait le meilleur de son temps. Où avait-elle bien pu aller ? Se cachait-elle d’ailleurs ? J’attendais son coup de fil avec une angoisse grandissante, confondant angoisse et impatience, comme d’habitude. Mauvaise habitude.
« Je me demandais comme ça, dit Aldox entre deux gorgées, si je pourrais pas bénéficier d’un logement. Ça se fait pour les chauffeurs aussi.
— Vous ne préférez pas une place dans mon caveau familial ?
— Vous badinez ! J’ai encore le temps de me coucher ! Et en bonne compagnie ! »
Il riait de bon cœur. Moi aussi. Il ne me déplaisait pas, cet individu. Il ne manquait pas de charme. Il faut dire que l’inspecteur Pastas m’avait profondément dégoûté d’en savoir trop, à cause de lui, sur le genre humain. Châtaigne n’allait pas tarder à arriver.
Max Agile, ami d’enfance de Robert Pastas, était dans la police lui aussi. Ils n’avaient pas suivi le même cursus, si on peut parler de cursus à propos de ce genre d’études. Pastas s’était fixé à Pazé, où ils étaient nés tous les deux à peu près à la même date. Leurs parents respectifs se fréquentaient sans être vraiment amis. Tout ce beau monde pourrissait lentement dans l’administration. Le père Pastas imitait à merveille le fameux facteur de Jacques Tati. Il aimait mettre les rieurs de son côté. Il est d’ailleurs mort de rire, comme Marcel Duchamp. Il n’avait jamais entendu parler de Jacques Tati ni de Marcel Duchamp, mais avait vu le film. Le père Agile était encore plus « con », comme aimait à le répéter Max.
Celui-ci reçut le petit mot de Robert, qui signait Roro pour être reconnu, car trente ans avaient passé depuis leur dernière rencontre. Max avait acquis le statut de scientifique. Robert, moins passionné d’exactitude, avait opté pour l’enquête sur le terrain. Il y avait toujours eu cette différence entre eux. Et elle n’avait pas diminué, ni raccourci. Au contact de la chaleur comme du froid. Ils se connaissaient à peine.
Max avait prévu de faire un tour à Pazé pour récupérer des affaires dans la maison familiale. C’était de vieux souvenirs sans importance, mais en vieillissant ils s’étaient bonifiés et avaient pris de la valeur. Il prendrait le train à l’aller et reviendrait dans un fourgon de louage avec à son bord quelque chose comme trois mille bouteilles d’un cru sur lequel papa Agile avait judicieusement jeté son dévolu.
Il prit le train et dormit pendant tout le trajet. Il avait pourtant emporté de la lecture. Un divertissement érotique. Il ne lisait que des articles scientifiques sinon. Son voisin de compartiment dut le secouer pour l’avertir qu’on arrivait en gare de Pazé. Max lui offrit son recueil d’histoires cochonnes en remerciement. Il aurait donné cher pour connaître le sort de cet objet qui ne disparaîtrait pas avant longtemps à son avis. Il ne serait confié qu’à des mains expertes avant de tomber sous le regard inquisiteur d’un puritain. C’est comme ça que ça arrive toujours, songea-t-il en traversant les quais.
Robert était en train de faire les cent pas devant les distributeurs de boissons. Il avait étrangement vieilli. La tête penchait en avant. Les coudes ressortaient par-derrière. Il ne lui manquait plus qu’une canne. Avant toute chose, Robert s’écria :
« On a besoin de toi ! C’est devenu compliqué. J’arrive même plus à penser.
— Je sais ce que c’est, répondit Max sur le même ton. On a tort de vieillir.
— On dit que la science rajeunit les scientifiques !
— On ne dit pas pourquoi. »
Robert ne comprit pas cette remarque qu’il jugea idiote. Max était un prétentieux dont on exagérait la réussite sociale. Il s’esquivait plutôt en devenant obscur. Ils allèrent se rafraîchir au buffet.
« C’est tant mieux que ce soit l’été, dit Max. J’ai plus le chauffage à la maison.
— Depuis le temps que ta sœur est morte !
— Des années que je suis seul. »
Ils prirent du temps pour pas grand-chose. Robert expliqua à son ami que d’après le labo, on pouvait distinguer deux ADN au lieu d’un comme au début de l’enquête. Si on continuait de s’affiner, on en trouverait un troisième, plaisanta-t-il.
« Ce type a bouffé deux personnes ? Comment peut-on avoir si faim ? » plaisanta à son tour ce vieux Max.
Robert conduisit Max à sa maison à bord d’une voiture de service. Il se gara dans la petite cour qui jouxte la maison. Elle était encombrée de vieux vélos hors d’usage et de cageots qui sentaient encore la patate et le poireau, les deux plantes préférées du père Agile. Max descendit pour faire de la place. Il envoya balader un tas d’objets, peu soucieux de se couvrir de poussière. Robert était écœuré. Il eût aimé éviter cette rencontre. Mais Max était le meilleur. Tout le monde était d’accord là-dessus. Même lui.
Max fit un signe et Robert avança la voiture. Il descendit. Max avait déjà ouvert un portail au fond de la cour. Il expliquait qu’il n’avait pas la clé de la porte d’entrée qui se trouvait sur la rue. Robert le suivit dans les herbes. Le jardin était devenu une jungle de plantes sauvages et d’objets hétéroclites, avec de la rouille par-dessus le marché et des éclats de peinture qui se soulevaient sur la chair pourrie du bois et des pierres.
« C’est là ! » fit Max comme s’il reconnaissait les lieux après s’y être égaré un moment. Il tourna la clé et enfonça doucement la porte avec l’épaule.
« C’est le moment de tomber sur un macchab, dit-il.
— Tu serais bien embêté.
— C’est vrai, quoi ! Les cadavres, on me les amène. Et encore, par morceaux ! Je ne les apprécie qu’au microscope et à l’analyse.
— J’en ai de la chance de les trouver comme au cinoche ! »
Ils se mirent à rire dans l’escalier. Max rompait la soie des toiles d’araignée. Il ouvrit encore une porte et s’arrêta longtemps sur le seuil, comme s’il avait oublié son ami qui attendait dans l’escalier, se tripotant le nez pour le débarrasser d’une araignée affolée. Puis Max entra enfin.
« Il n’y a plus rien à glaner ici, dit-il. On s’en vide une ? C’est tout ce qui reste de bon. »
Robert Pastas ne rentra chez lui que le lendemain matin. Avec une gueule de bois qu’aucun café ne pouvait faire oublier. L’enquête avançait. Max était à la hauteur. Un bon policier doit savoir réunir les conditions de la réussite. Comme n’importe quel entrepreneur. Poètes y compris.
« Où allons-nous ? demanda Aldox.
— Je ne sais pas.
— Faudrait savoir !
— Les choses ont changé depuis. Il faut que je réfléchisse.
— Ce serait dommage de me payer pour rien… »
Aldox sautillait sur un pied en attendant que je me décidasse. Le café était froid. Châtaigne mettait plus de temps que prévu à arriver. Je n’avais pas envie qu’Aldox assiste à cette conversation. Je ne pouvais pas le renvoyer comme un chien, sur un claquement de doigts.
« Vous êtes sûr que c’est une bonne voiture ?
— Je m’y connais. Allons l’essayer.
— Non. Allez l’essayer, vous.
— C’est déjà fait, vous pensez ! Comment croyez-vous que je m’y prends avant d’acheter une bagnole ? Vous ne m’avez pas fait le chèque.
— Ah oui ! Le chèque.
— À mon nom, s’il vous plaît…
— Vous vous arrangerez. »
Je signai un chèque somme toute modique. Il l’empocha sans vérifier. Il me faisait déjà confiance. Cependant, au lieu de s’en aller, il se rassit. Il mâchouillait le cigare. Je n’avais jamais cédé un cigare à un pauvre type. Pastas n’était pas un pauvre type. Il fallait qu’Aldox le fût, sinon il finirait par se douter de quelque chose. Seulement, il n’avait pas l’air d’un pauvre type. Il me ferait chanter. Ou je finirais par le tuer. Et le manger sans laisser de traces. Je m’engageais sur une voie inconnue. Pour l’instant, j’étais arrêté devant un panneau qui indiquait : danger, et ça m’excitait follement.
« On n’a pas parlé du logement, dit-il. J’aimerais bien qu’on en parle avant de partir. Vous n’avez pas besoin de moi aujourd’hui ? Ça tombe bien. J’ai des trucs à faire. Et j’ai donné ma parole. Pour le logement, vous avez prévu quoi ? »
Je réfléchis à voix haute, autre signal du danger qui me guettait :
« Voyons… Félicie ne m’ayant pas remis sa démission et le délai de congé prévu par le contrat n’étant pas écoulé, la maison ne sera pas libre avant un mois. Je précise qu’elle me paie un loyer. Pas cher pour une maison avec jardin et dépendances.
— Je veux rien payer ! Et puis une maison, c’est trop grand pour moi. Ça fait combien un lit ? Deux mètres carrés ?
— Vous habitez bien quelque part…
— Je paye plus le loyer. Vous allez pas m’obliger à dormir dans la bagnole !
— Oh non ! Elle sentirait trop mauvais ! »
Il sourit. Mais ce n’était pas une menace. Il s’amusait plutôt de mon embarras.
« Je pourrais coucher ici, proposa-t-il en tournant la tête de gauche à droite, un parfait 180 degrés.
— Je vis seul !
— Va quand même falloir trouver une solution.
— J’attends quelqu’un. N’avez-vous pas dit que vous aviez des choses importantes à faire ?
— Des promesses ? Et je les tiens toujours ? Trouvez une solution pendant que je vaque. Je suis sûr que vous êtes un bon patron. Hasta ! »
Il s’éclipsa. Je n’avais même pas vu la voiture. Qu’en ferais-je maintenant que la police avait un œil sur moi ? Pas sur moi directement. Mais j’étais rejeté en annexe. Danger ! Je ne mangerais plus de chair humaine avant longtemps. Et je n’y avais goûté qu’une fois. Délicieuse chair ! Même Armand en avait apprécié la tendresse. S’il avait su… On sonna à la porte. Châtaigne.
« Vous pouvez m’appeler Châtaigne, répéta-t-elle en entrant. Mais si ça vous embête, je m’appelle C…
— Peu importe si c’est Châtaigne qu’il faut vous appeler ! Prenez place, ma chère.
— Oh ! Ma chère, c’est un peu trop ! Je ne suis pas ce genre de femme.
— Pourtant… je croyais…
— Pas du tout ! Je suis tout ce qu’il y a de plus simple. Je fonctionne à l’heure.
— Je ne comprends pas.
— Comme ces trucs où on met une pièce. Mais j’ai mes moments secrets, allons ! »
Elle riait elle aussi de bon cœur. Elle ne me déplaisait pas. Plutôt petite, blondinette, la jambe longue, le sein haut. Elle avait l’œil sur tout et sa bouche se tordait comme si elle craignait de ne pouvoir goûter à tout. Elle fumait des cigarettes mentholées, une infection que mon élégance naturelle supporta avec une indulgence digne d’un martyr.
« Oui, comme je disais, si Armand pouvait bénéficier des avantages de Félicie… vous voyez ?
— Je n’en ai pas la liste en tête… Et puis, Félicie n’est pas renvoyée. Elle avait l’habitude de ces fugues. Elle n’en abusait pas. Et cette fois-ci, pas plus que d’ordinaire…
— Seulement cette fois-ci mon frère bien aimé en est mort ! Je n’exige rien, mais ça vous coûtera pas plus cher, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas si c’est bien légal…
— Un avocat, tout de suite ! On brandit le spectre de la justice ! Et le petit peuple s’enfuit comme le renard surpris dans le poulailler. Pas de coups de fusil, monsieur !
— Mais je ne chasse pas, madame ! »
Elle souriait toujours. Elle ne me mettait pas en danger. Qui trouverait bizarre que je prisse en charge les frais d’inhumation de l’époux de ma domestique ? Pastas ? Il ne trouverait aucun lien entre cette tombe et mes activités ordinaires. Félicie elle-même, si elle apprenait que je prenais soin du cadavre de son époux, quand bien même l’indifférerait-il maintenant, apprécierait mon geste comme elle avait toujours raffolé de mes caresses.
« Nous le mettrons dans mon caveau familial en attendant, dis-je timidement, car la garce m’impressionnait.
— Et ensuite ?
— Je ne sais pas… Vous aviserez.
— Ce n’est pas ce qui était convenu !
— Mais de quoi parlez-vous, à la fin !
— Je parle d’un beau caveau avec son nom dessus. Félicie y mettra le sien si ça lui chante. Mais parti comme c’est parti, je pense qu’elle voit pas sa mort comme c’était écrit entre vous.
— Il n’y avait rien d’écrit ! C’était entre nous. Je ne savais même pas qu’Armand était au courant de ce petit arrangement entre…
— … entre amants, dites-le ! »
La garce était de plus en plus désirable ! Ses genoux étaient lisses comme ses joues. Elle agitait ses paupières, mais aucune larme de joie ne jaillit. Elle frappa dans ses mains puis, se penchant, appliqua une tape sur ma cuisse raidie.
« Vous pensez bien que je suis au courant, rit-elle. Mais je ne suis pas venue pour ça. Soyons logiques ! Primo, Félicie ne reviendra plus. Deusio, Armand ne laisse rien pour avoir un bel enterrement. Tertio, si on fait l’opération, que je sais pas si c’est une addition ou une soustraction, il reste que vous avez en trop de quoi construire une tombe assez grande pour deux au cas où Félicie, le moment venu, voudrait en profiter elle aussi, faute de quoi Armand ne pourra pas la trouver trop grande pour lui. Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Elle m’amusait, Châtaigne. Je ne connaissais même pas son petit nom. Il commençait par C… si j’avais bien écouté. Était-ce une manière de devinette ? Ce petit jeu m’excitait déjà.
« Topons là ! m’écriai-je comme un joyeux luron.
— Je tope et je vous embrasse ! »
Ce qu’elle fit. Sa salive coula sur mes lèvres, peut-être pas aussi abondamment que je l’eusse souhaité, mais elle avait un goût de sucrerie familière. En effet, elle avait pris le temps de toucher à mes dragées. L’inspecteur Pastas les avait reluquées lui aussi, mais ne m’avait pas… proposé de lui en offrir. Châtaigne ne s’était pas gênée, elle. Elle releva le niveau de sa jupe.
« Comme vous dites, continua-t-elle car elle ne perdait pas la tête, elle, nous le mettrons dans votre grand caveau, lequel est connu de tout le monde. On en parle même à Chalé.
— Je ne savais pas…
— Diable ! La famille Poucet ! Ce sera une belle cérémonie. Vous penserez aux fleurs, n’est-ce pas. Nous en accrocherons aux grilles.
— Je n’ai rien prévu de tel pour moi-même, mais si c’est ce que vous voulez…
— Je ne veux rien, moi ! Mais c’est que vous l’avez fait souffrir, mon pauvre Armand ! Et malgré ça, c’est avec vous qu’il est parti à la recherche de Félicie. Je me demande bien ce qu’il avait dans la tête… Vous tuer tous les deux ? »
Le voilà, le danger. Il allait falloir s’habituer à le rencontrer chaque fois que quelqu’un s’approcherait de moi. Elle savait. Si elle en parlait à quelqu’un, cela aurait vite fait d’arriver aux oreilles de Pastas. Quelle mauvaise affaire j’avais faite en accompagnant mon valet de pied ! Que se serait-il passé si on avait retrouvé Félicie ? Brrr…
« Ça vous en bouche un coin, hé ? fit Châtaigne toujours plus excitante.
— Vous en savez, des choses ? Armand s’est beaucoup confié à vous…
— Armand ? Que nenni ! C’est Isa qui m’a tout dit ! »
Il n’y avait pas d’Isa dans ma vie. J’avais un désir brûlant de caresser les cuisses de Châtaigne. Comme les choses se compliquaient ! Et il était de moins en moins simple de les considérer avec toute l’ataraxie qu’exigeait ma tremblante situation face au jugement des autres, lequel s’annonçait argumenté et terrible. Je n’étais pas même en mesure de décider qui devait mourir en premier, ni quelle serait ensuite la série se concluant par la disparition de toute trace de danger. Cette Isa tenait peut-être son savoir d’une autre Isa, et celle-ci d’une Isa encore plus bavarde, et ainsi remontant la chaîne de la rumeur qui finit tôt ou tard, c’est la règle, par échapper à toute linéarité pour se répandre comme l’odeur d’un cimetière soumis aux rigueurs d’un été particulièrement chaud.
Plus, mais alors bien plus tard, l’inspecteur Pastas se souvint de ces trois oiseaux de malheur, assis sur le même banc, souriant aux agents qui empruntaient ce couloir avec un dossier sous le bras pour donner l’impression de travailler. Cécile Joujouet, dite Châtaigne, épouse Gracetti. Belle comme n’importe quelle fleur avant qu’on la mette en pot. Isa Dorat, avec sa petite mine de chienne battue. Et Sébastien Aldo, dit Aldox dans les réseaux qu’il hantait de ses trouvailles et retrouvailles.
Pastas les avait reçus l’un après l’autre. Max avait tenu à les entendre lui aussi, mais il n’intervint pas. Il se tenait derrière un bureau couvert de paperasses empilées dans des cageots en plastique qui avaient contenu des fruits. Et il se penchait de temps en temps sur eux en se demandant s’il avait raison de penser qu’il s’agissait bien de fruits.
Cécile Gracetti n’avait rien à dire, sauf que tout ce qu’elle savait, elle le tenait d’Isa Dorat, sa copine. Elle ne connaissait pas Aldox. Elle l’avait vu chez monsieur Lordes.
« Que faisiez-vous chez lui ? lui demanda machinalement Pastas.
— C’était le maître de mon frère.
— Et alors ?
— Alors quoi ?
— Qu’est-ce que vous lui vouliez à monsieur Lordes ?
— Rien. C’est lui qui m’a appelée.
— Il vous a appelée au téléphone ?
— Que nenni ! J’étais dans la rue.
— Que faisiez-vous dans la rue ?
— J’étais venue voir Félicie. Pour l’enterrement.
— Mais Félicie a disparu. Vous ne le saviez pas ?
— Comment je l’aurais su ? Qui me l’aurait dit ?
— Je ne sais pas, moi ! Isa, votre copine…
— Faudra lui demander. »
Et pendant que Cécile Gracetti et Sébastien Aldox chuchotaient dans le couloir, ignorant qu’ils étaient écoutés, Pastas avait questionné ladite Isa Dorat. Il avait même su pourquoi et comment elle s’appelait Isa et non pas Isabelle comme toutes les Isa. Max s’était même permis de rire.
« Félicie vous a téléphoné ? demanda Pastas.
— Oui. Mais j’ai pas tout compris.
— Vous êtes bête au point de ne pas comprendre ce qu’on vous dit ? fit Pastas un peu brusquement, pensant en même temps aux tours que lui jouait son ami Max.
— Elle ne m’a pas dit où elle était ni où elle allait. Elle en avait marre et elle avait enfin pris la décision de changer de vie.
— Armand la traitait mal ?
— Elle ne disait pas ça. Je crois même qu’Armand était un brave homme.
— Où allait-elle quand elle partait ? Elle partait souvent seule.
— Elle retournait chez elle, à Sallès.
— Chez elle ? Chez ses parents ?
— Sa famille. Qui au juste, je sais pas.
— Elle n’en a jamais parlé.
— Pas avec moi en tout cas.
— Vous en parliez avec Armand ?
— Pour qui me prenez-vous ? »
Sébastien Aldox était complètement étranger à l’affaire. Il s’était proposé à André Lordes comme chauffeur. Il avait même acheté la voiture, parce que Lordes n’en avait pas.
« Aussi bizarre que ça paraisse ! Un type plein aux as qui marche sur ses deux jambes.
— Armand avait une voiture. Il emmenait souvent son patron.
— Vous me l’apprenez. Je connais pas ces gens-là.
— Vous connaissez madame Gracetti…
— Qui ne la connaît pas ! Un bijou ! À Chalé ! Bled paumé.
— Vous la connaissiez comment ?
— Comme je vous dis, de loin. De la voir passer. Je me mets pas avec les femmes mariées.
— Vous me rassurez.
— Je connais pas non plus madame Pastas.
— Un mot de plus et je te casse la gueule, minable ! »
Après cette triple entrevue, l’inspecteur Pastas n’était pas plus avancé. Par contre, le lecteur s’est avancé un peu plus, il faut le croire. Pendant ce temps, Max Agile reprenait à zéro une procédure d’analyse des plus complexes. Il promettait un résultat. Un drôle de type, cet Armand Joujouet.
Le danger nous force la main. Prenons mon exemple, si c’en est un. J’avais décidé, pour des raisons qu’il ne m’appartient pas d’approfondir, bien que j’en connaisse la teneur, de me limiter à manger de la chair humaine pourvu que je ne me visse pas dans l’obligation de tuer ni de cuisiner du mort. Il n’y a là rien de bien criminel. Je ne me proposais même pas de mutiler un membre pour satisfaire mon impérieux désir. Les morceaux gras étaient tout désignés : fesse, cuisse, mollet… mais certainement pas doigt, oreille, voire main ou pied. Je ne crois pas que la chair repousse comme la queue du lézard, mais un trou dans la fesse ne prête pas à conséquence. Le délit est esthétique, tout au plus.
Or, après m’être franchement régalé à double titre au cours d’une première expérience inespérément réussie à cent pour cent (en mangeant un morceau de chair humaine et en le faisant goûter à un autre loin de s’imaginer mon complice dans un acte réputé horrible et dégoûtant), je me trouvais face à une série de meurtres destinés non pas à me repaître, mais à faire disparaître des traces pouvant m’incriminer. Je n’étais plus un amateur de belles Lettres (ou de bonnes chairs), mais un simple criminel soucieux d’échapper à une condamnation suivie d’un châtiment qui m’éloignerait à jamais de la beauté et de ses possibles extensions.
Et, comble du malheur à venir, ce n’était même pas aussi simple qu’une série dont l’issue replace l’égaré dans le chemin de sa recherche originale.
Mais croyez-vous que mon malheur s’annonçait en termes aussi clairs ? Pas du tout ! Car la seule manière d’effacer toute trace conduisant sûrement à mon gîte consistait à manger intégralement des êtres humains après les avoir tués. Ainsi, je faillirais à mes propres règles, me trahissant, me déroutant, me condamnant moi-même.
Cette totale désorganisation de mon être promettait surtout de ne jamais me placer sur la voie d’un achèvement. Et je ne pouvais pas me jurer de ne pas recommencer si jamais je parvenais un jour à mettre fin de façon définitive à cet imprévisible tourment.
Un homme sain d’esprit eût choisi ce moment pour se suicider. Mais je ne suis pas aussi innocent que mon ami Armand. Et, à mes yeux comme à ceux de n’importe quel juge qui eût été mis au courant de l’affaire, Armand était parfaitement innocent. Ma culpabilité à son égard ne pouvait faire l’objet d’aucun doute : je couchais avec Félicie et je lui avais fait manger de la chair humaine. Quant à Félicie, elle était au moins coupable d’avoir couché avec moi. Qu’elle eût fugué ne relevait pas de la culpabilité. Et puis cela ne me regardait pas. J’avais assez de problèmes avec moi-même, dont le plus gros était sans solution comme je viens de le dire.
Qui était Isa ?
J’aurais pu empoigner Châtaigne par la gorge pour lui arracher cet aveu, mais je la désirais plutôt sur le terrain d’une volupté sans violence. Dans mon slip, ma queue exigeait un prompt règlement de la tige euh… du litige. J’en obtiendrais la résolution sur l’oreiller si je savais encore y faire. À dire vrai, il y avait longtemps que je n’avais pas conté fleurette. Et surtout pour en jouir comme une bête.
« Est-ce que je connais Isa… Isabelle ?
— Non. Isa. C’est ainsi que son père a exigé de la nommer. Je vous raconte : il s’appelait Dorat, comme l’aviateur. Et il avait juré d’appeler sa fille Isa s’il en avait une…
— En hommage à Isadora Duncan !
— Tu l’as dit ! Ah ! Il y en a, je vous jure ! »
Voilà une information dont je pouvais me passer. Aussi, ma question fut directe et sans bavures :
« Et d’où tient-elle, cette Isa, que je m’en fus en compagnie d’Armand…
— Vous ne le niez pas ! »
Danger !
« Je n’ai rien avoué ! Je voudrais simplement savoir pourquoi Isa ment !
— Izaman ?
— Isa ment, c’est évident !
— J’aimerais comprendre… Vous avez l’air si troublé…
— C’est le désir, Châtaigne !
— Le désir ? Mais quel désir ? Je ne désire rien, moi ; sinon qu’on enterre mon petit frère comme il le mérite ! Il a droit à des égards, non ? Surtout que maintenant, il est plus là pour vous gêner.
— Mais ce n’est pas Félicie que je désire ! »
Hasard ! Il fait bien les choses ou les complique. Aldox entra à ce moment-là. Il s’était acheté une tenue de chauffeur à crédit. Je n’avais plus qu’à payer la première traite.
« Vous n’êtes pas de Chalé, vous ? demanda-t-il à peine entré.
— Si j’y suis ! Mais je vous connais pas. Je devrais ?
— On peut difficilement vous oublier !
— Mais je n’oublie jamais personne !
— Je n’ai pas dit ça. Les jolies filles, ça ne s’oublie pas. C’est tout ce que j’ai voulu dire.
— Enfin… du moment que vous le dites si bien… »
Si je n’avais pas toussé, la conversation m’oubliait. Aldox revint à moi pour préciser quelques détails concernant la facture du costume.
« J’irai chercher la casquette demain, dit-il en se frottant le crâne. Vous avez réfléchi à mon hébergement ? »
Châtaigne souriait béatement. Elle avait légèrement écarté ses genoux. Ou alors j’anticipais. J’ai toujours été sujet à de courtes hallucinations. Elles suivent en général le cours des choses que je suis en train d’explorer dans la fièvre du désir. La plupart du temps, je ne vais pas plus loin. Elle se leva.
« Si tout est réglé, monsieur Poucet… Au fait, c’est Poucet ou Petit ? Je la pose parce qu’Isa et moi on se demandait la même chose, à savoir si…
— Isa ? fit Aldox. Isa Dorat, la fille de l’aviateur ?
— Vous n’avez rien compris ! Il a jamais été aviateur. Il conduisait un bus. Il volait aussi, mais pas dans les airs. Et il est descendu pas mal de fois pour prendre le frais…
— On parle de la même. Le monde est petit.
— C’est Chalé qui est petit. J’y respire plus. Je me retiens. »
Elle revint à moi, pivotant sur ses petits doigts de pied qui n’avaient pas regagné leurs mocassins.
« On fait comme ça alors, dit-elle. Je cours à la morgue.
— Mademoiselle Châtaigne est la sœur de mon ami et domestique Armand… précisai-je.
— Châtaigne ? » fit Aldox.
Il caressa encore le haut de son crâne. Il avait besoin d’une casquette.
Robert Pastas retourna chez son ami Max Agile. Celui-ci avait sorti les bouteilles dans la cour, non sans avoir préalablement tondu une surface adéquate d’herbes folles. Les bouteilles étaient soigneusement entassées sur des palettes et recouvertes d’une épaisse bâche qui avait été blanche. Les bouchons laissaient filtrer des arômes étourdissants. Max avait aussi débroussaillé le vieux barbecue de briques. Sa cheminée fumait quand Robert s’amena, les bras chargés de viandes. Il s’était montré ambitieux chez le boucher. Il y en avait pour trois kilos au moins. Il transportait aussi du sel et des épices, de la sauce et une bouteille de gnole qui avait vieilli dans sa propre cave. Sa femme n’avait pas voulu gâcher leur amitié et elle était restée à la maison pour suivre ses séries favorites.
« Toujours rien ? demanda Robert en arrivant. Un troisième individu ?
— J’ai mis de côté les meilleurs flacons. Amènes-en un pour commencer. »
Les flacons en question attendaient, bien en ligne sur le rebord d’une fenêtre.
« Je ne comprends pas qu’on puisse bouffer son prochain, dit Robert. Je n’y ai même jamais pensé.
— Ah bon ? Je croyais qu’on y pensait tous.
— Tu es dingue !
— C’est l’histoire du mousse qu’il faut bouffer si on ne veut pas crever de faim…
— Il y a loin entre les romans et la réalité. Tout le monde bave devant un filet ou une côtelette, mais la chair humaine ne se mange pas. On sait bien ce qu’on en fait !
— Je te parle d’un cas extrême. Il faut que le type vive ce genre de situation.
— Il n’était pas naufragé avec un mousse à portée de la main ! C’est la folie qui explique son geste. Une folie criminelle.
— Comme s’il y en avait une autre. »
Robert déboucha un flacon. Il n’y avait rien de plus agréable que cette coulée sur la langue, sans différence de température, et avec une histoire.
« Tu connais l’histoire de ce vin, Max ?
— Papa la connaissait. Je suppose qu’il y a là plusieurs histoires. Peut-être même un roman si toutes ces histoires sont liées pour n’en former qu’une. Non. Qu’est-ce que je dis ? C’est un roman composé de plusieurs histoires. Tu n’as jamais rêvé de les écrire, Roro, ces histoires qu’on s’est bien gardé de nous raconter ?
— Mais enfin, Max ! Si nous ne les connaissons pas, il faudrait les inventer pour en faire ce que tu dis, les écrire !
— Je ne réfléchis pas assez avant de le dire. »
Encore une obscurité. Le mieux était de profiter de ce bon moment. La viande commençait à embaumer les environs. Il n’y a rien comme la viande cuite sur le feu. Un rappel d’un lointain passé, proposait-il à son ami.
« Rien à voir, répondit Max. La préhistoire a bon dos. En réalité, ce sont des molécules qui expliquent notre gourmandise pour la viande cuite. Et ces molécules rencontrent d’autres molécules. Et ainsi de suite, série incompréhensible. À la fin, nous sommes fous de joie.
— Tu n’expliques rien.
— Alors tu as peut-être raison. »
Il n’en restait pas moins qu’ils allaient se montrer joyeux et qu’ensuite ils oublieraient l’essentiel de cette joie, ne se référant finalement qu’à la joie telle que chacun peut la connaître s’il y met du sien.
Dans ma tête, et compte tenu des éléments dont je disposais, hors contexte, le danger avait été initié par le geste d’Armand. Il eût été encore en vie, Aldox ne serait pas entré dans la mienne, ni sa sœur Châtaigne et moins encore la fuyante Isa Dorat. Félicie loin d’ici, eussé-je chanté, mes voyages avec Armand eussent porté des fruits dignes de mes espérances. À cause d’un simple suicide, le danger faisait son effet sur ma tranquillité. Et de là à l’angoisse intenable, il n’y avait qu’un pas que je ne souhaite à personne malgré l’indifférence que l’autre m’inspire quand il s’agit de moi et de moi seul.
L’inspecteur Pastas revint me hanter. Je notai, alors que j’étais dans le jardin d’Armand en train de cueillir les fruits qui m’appartenaient de nouveau, la présence d’un de ses collègues dans la voiture de service. Lors de la conversation qui suivit, je m’efforçai de ne pas regarder dans cette direction. Qu’aurais-je alors répondu à la question qui me pendait au nez sans que je susse même la définir exactement ? Un tremblement s’empara de mes mains, en général fort impassibles. Et évidemment, Pastas commença par s’en amuser.
« Il ne faut pas abuser des bonnes choses, rit-il. Mon ami Max et moi-même, pas plus tard qu’hier au soir, avons quelque peu abusé de la patience du dieu Bacchus. »
Il était sans doute très fier de ses connaissances en mythologie. Par contre, j’ignorais tout de son ami « Max ». Était-il alors dans ses intentions que j’en posasse la question ? Il insista : Max l’avait même devancé dans l’inconscience. Je me tins coi.
« Vous vous demandez pourquoi je me confie ainsi à vous ? dit-il plus sérieusement encore.
— Pas du tout ! Je ne l’ai pas pris comme une confidence, d’ailleurs. J’ai moi-même quelques petits soucis avec monsieur Bacchus, que je traite plutôt en citoyen. »
Son visage s’assombrit. Il me sembla que ces traits s’efforçaient d’imiter ma charmante obscurité pour peut-être l’éclairer de je ne savais quelle expérience inconnue de moi. Je l’invitai à goûter à mes propres ressources.
« C’est que mon ami Max m’attend dans la voiture. Nous ne voudrions pas vous déranger…
— Trois, ce n’est jamais un de trop pour partager l’indivisible. »
Le visage était une ombre maintenant. Il se tourna toutefois vers la voiture. L’autre en descendit, ajustant un chapeau de toile dont il fut immédiatement question quand il s’approcha, tendant une main poisseuse.
« La chaleur ajoutée aux rayons solaires, c’est trop pour moi, scanda-t-il. Vous permettez que je garde mon chapeau sur la tête.
— Mais gardez-le où il vous plaira. Je n’irai pas le chercher ! »
Max rit de bon cœur. Il avait un visage clair comparé aux grisailles qui tourmentaient les traits de son collègue Patras. Je courus chercher une bouteille. Le danger me fit choisir la meilleure. Je l’étreignais encore quand Pastas me l’arracha. Il la déboucha avec une telle bordée de commentaires que je n’y compris goutte.
« Ainsi, dis-je, les lèvres au bord du verre, vous enquêtez encore. Que peut vous enseigner un suicide qui regarde la justice ?
— Nous n’enquêtons pas ! fit Pastas. Comprenez que nous attendons le retour de madame Joujouet pour mettre un point final à nos observations.
— J’ai reçu la visite de la sœur d’Armand, laquelle m’a confié tous les détails d’une cérémonie qu’elle souhaite solennelle. C’est pour après-demain, si j’en crois…
— N’en croyez rien ! Surtout si vous en êtes l’ordinateur. Pour l’instant, nous conservons pieusement le cadavre de monsieur Joujouet à la morgue de notre laboratoire.
— Vous voulez dire que l’enterrement aura lieu plus tard ? Madame Gracetti va être déçue. Je la quitte à peine sur l’idée d’une cérémonie à organiser après-demain.
— Elle est cependant conditionnée par le retour de madame Félicie Joujouet…
— Et si elle ne revenait pas !
— Ce serait alors une affaire de police. À part entière…
— Ah ! l’horrible danger !
— Plaît-il… ?
— Je veux dire que toute cette affaire me tourneboule. A-t-on idée de soumettre la douleur à des hypothèses ?
— Mais nous n’avons pas d’hypothèses, monsieur Poucet.
— Pas de soupçon, » renchérit l’ami Max.
La bouteille vidée, les deux comparses regrettèrent que je n’eusse pas touché à mon verre.
« Vous allez le gâter à trop attendre, monsieur Poucet. »
Ils s’en allèrent bien joyeux, lorgnant mon verre qu’une mouche égarée visitait d’une aile distraite par d’autres tentations. J’ai toujours su que le malheur frappe sans faute les meilleurs de nos projets. Nous ne réussissons à nous élever que par petites ascensions dans le réel. Mais sitôt que la fiction s’en mêle, l’inattendu s’interpose et ce sont alors les contrariétés qui nous oppressent alors que nous souhaitions nous délivrer des petites tentations de l’existence ordinaire. Il n’y a décidément pas de commune mesure entre le grand et le petit. Nous vivons dans deux mondes séparés et c’est toujours le grand qui fait les frais de cette nécessaire séparation du bien.
Monsieur André Lordes, dit Petit Poucet, qui prétend avoir mangé de la chair humaine, est arrivé dans notre établissement le [ici la date] dans l’après-midi. Nous avons eu lui et moi une conversation fort tranquille. Il affirma de nouveau être un cannibale du genre anthropophage, monsieur Lordes considérant qu’il appartient à une espèce et qu’il espère être traité comme tel dans notre établissement qu’il appelle un asile. Toujours prévenant, il me demande si d’autres spécimens de sa race vivent ici. Je suis désolé de lui répondre par la négative, craignant une réaction contraire à nos règles, mais il n’en est rien : monsieur Lordes dit qu’il aime déjà l’idée d’être unique en son genre, du moins à l’intérieur des limites qu’on va désormais lui imposer. Il est très conscient qu’une stricte discipline règlera son existence. Il n’en a pas vraiment besoin, mais il s’y tiendra. Il a toujours vécu, dit-il, « à des kilomètres du désordre, et particulièrement de ceux de l’esprit ». Sa valise ne contient que des livres. La malle contenant son trousseau suit. En réalité, elle est arrivée hier et nous en avons rangé le contenu dans son armoire. Je prévois donc une explication. On ne sait jamais.
Une demi-heure plus tard, il est dans sa chambre. Le lit est équipé d’un système de contention fort discret à son avis. Il a subi des immobilisations redoutables. Le mot est de lui. Je vais éviter les guillemets pour les souligner, le lecteur étant aussi exercé que moi pour les détecter sans ces interventions typographiques qui alourdissent inutilement le texte.
L’explication concernant son trousseau n’a pas provoqué de question ni de comportement douteux. Il a regretté que l’étagère au-dessus de son lit ne soit pas assez solidement fixée pour supporter le poids de ses livres. Il a alors improvisé une bibliothèque sur le radiateur, ce qui est concevable en été, mais il faudra prévoir au moins deux étagères supplémentaires, si possible ailleurs qu’au-dessus du lit, car il craint d’être enseveli de cette manière à son avis atroce. Nous rions avec lui de cette remarque, avec un temps de retard pour nous assurer qu’il ne nous tend pas un piège. En effet, nous ne le connaissons pas assez pour nous laisser aller sur la base d’une première impression.
Il est de règle que le nouvel arrivant prenne ses repas dans sa chambre pendant la première semaine. L’entrée de la cour où se trouvent les services lui est d’ailleurs interdite pendant cette période. Monsieur Lordes n’y voit pas d’inconvénient et demande même à être servi dans sa chambre pour le restant de ses jours. Nous lui indiquons que ce n’est pas possible, le personnel ne suffirait pas à accomplir cette tâche si d’autres pensionnaires avaient accès à cette espèce de privilège. Au mot privilège, monsieur Lordes s’emporte un peu, disant qu’il est au-dessus de ça et qu’il veut être traité comme les autres.
La première nuit se passe mal. Monsieur Lordes ne trouve pas le sommeil et refuse d’avaler un somnifère. Il demande un verre de vin, ce qui lui est naturellement refusé, puis une bouteille de sa cave. La situation devenant compliquée, deux gardes sont désignés pour assurer la sécurité du sujet. Il s’est légèrement cogné la tête contre l’étagère, assurant que ce geste n’est pas volontaire, mais menaçant de recommencer si on ne lui apporte pas un dé de vin. Une goutte même suffira s’il faut nous en prier. Nous n’avons pas de vin à Lemprin.
À trois heures du matin, le sujet est toujours éveillé. L’excitation est limite. Une menace de contention ne l’a pas calmé. On s’attend au pire. Il arrive. Comme prévu, monsieur Lordes agresse un des gardes en lui portant un violent coup de poing au visage. Le gardien s’évanouit instantanément. L’autre gardien, qui a vu venir le coup sans pouvoir l’arrêter, se jette sur monsieur Lordes qui le met KO d’un coup de genou dans l’abdomen. Les deux gardiens sont à terre, choses jamais vues dans nos murs, quand j’entre dans la chambre, m’attendant à trouver le sujet attaché à son lit. Au contraire, il est juché sur le dos d’un des gardiens qu’il traite de cadavre, l’autre nécessitant de son point de vue d’un coup de grâce qu’il veut porter avec l’étagère qu’il a démontée allez savoir comment.
Quand il me voit, monsieur Lordes semble se calmer. Je profite de ce moment d’apaisement pour lui parler d’autre chose. Il me regarde d’un air étrange et me demande si je suis fou, car je ressemble incroyablement à son avis au médecin qui l’a accueilli quand il est arrivé. Je réponds que c’est mon frère et que nous sommes jumeaux.
Monsieur Lordes se calme alors d’une manière qui semble définitive. Il quitte le dos du gardien et, s’avançant vers moi, me dit qu’il ne connaît aucune question scientifique aussi passionnante que celle posée par la possibilité de jumeaux. Car, poursuit-il, s’il avait eu un jumeau, il l’aurait mangé. Et pas seulement goûté à un morceau comme l’exige sa règle. Il l’aurait mangé tout entier pour le faire disparaître car, dit-il, la merde n’est que la partie émergée de l’iceberg que constitue l’homme. Et il est, lui, le pôle Nord en personne.
Sur cette leçon, il se met à rire. Il ne résiste même pas aux trois gardiens qui font alors irruption dans la chambre. Il se laisse ligoter et, avant même que j’injecte le somnifère, il s’endort. Je le pique quand même, on ne sait jamais.
Le lendemain, monsieur Lordes se rappelle de tout. Et, me parlant à l’oreille, il me confie qu’il s’est bien moqué de nous. Il nous a, dit-il, testés. Et depuis vingt et un an, il n’a plus eu une seule crise, son comportement se confondant parfaitement avec celui du personnel soignant. Voilà, monsieur le juge, ce que je peux répondre à votre soucieuse demande. Mais on me dit que les biens de monsieur Lordes ont fait l’objet d’une vente et que, de plus, il n’a plus de famille, ce qui limite à mon avis les possibilités de réinsertion. C’est dans cette optique que je propose les services de monsieur Gandin et de son épouse, exploitants agricoles à Sancy-la-verte.
Votre dévoué Alexandre Grabras, directeur de Lemprin.
À qui parler ? Hachure me connaissait trop et Boudre était un salaud. Et puis s’adresser à la médecine pour lui soumettre un cas purement métaphysique n’était pas vraiment judicieux. Les femmes ? J’en fréquentais quelques-unes, comme je viens de le raconter sans détails croustillants. C’est dans ces moments d’angoisse jamais atteinte qu’on prend conscience de la solitude dans laquelle il va falloir accepter le coup de grâce. J’avais rêvé, comme le commun des mortels, à une vie meilleure. Et sans en acheter les ersatz. La haine nécessaire ne trouvait pas à se fixer. Tout glissait. Je buvais mon vin. C’était bien la seule entorse au poignet du capitalisme ambiant. Louretier, qui me vendait ce vin, me retenait dans l’arrière- boutique et me proposait une collation de jambon et de fromage. Nous fumions aussi dans ses pipes. Et sa femme, la cuisse à l’air, arrivait en trombe pour signaler un client. Je me retrouvais seul dans les arômes. Et je me disais que c’était là que je mourrais un jour, entouré de robinets et d’étagères, sous le portrait du grand-père Leroutier, collaborateur des meilleurs régimes alimentaires.
Je voyais les flics tous les jours. La maison d’Armand demeurait bouclée tant que Félicie n’était pas de retour. Je ne pouvais pas même y mettre les pieds pour relever les compteurs. Alors je demandais au factionnaire si ça sentait le moisi. Qu’est-ce que c’est bête, un flic ! Le pauvre type levait alors le nez. Il était à l’ombre sous le porche. Ça sentait, ça oui, ça sentait, mais pas le moisi. Et ça lui donnait soif. Il en serait devenu mon ami. Un flic ami d’un vicomte ! Je n’avais pas envie de changer la société à ce point.
Et Félicie qui ne rentrait pas. Elle n’avait pas laissé une trace. Et comme elle n’avait rien fait de mal, on ne la cherchait pas. Il fallait attendre qu’elle rentrât chez elle. Et Armand refroidissait toujours à la morgue. Il ne pourrait se réchauffer qu’au retour de Félicie. C’est ce que prétendait Pastas. Il ignorait que dans mon caveau familial, été comme hiver, il fait un froid polaire, trop chaud pour les canards.
Mon existence commençait à se réorganiser. J’avais une voiture avec chauffeur et celui-ci, en attendant que la maison de Félicie se libérât, si elle se libérait un jour, logeait à l’étage dans la plus modeste des quatre chambres. La voiture couchait dehors, car le garage d’Armand, qui était loué avec la maison, ne pouvait être utilisé pour des raisons de police. Heureusement, il n’y avait pas un seul enfant dans la rue, sinon j’aurais passé ma vie à les poursuivre pour leur faire passer le goût et l’envie de m’emmerder. Je hais les enfants. Je me suis toujours haï. Et je crois que je n’aimerais jamais personne.
J’avais abandonné mon doux projet. Et ce n’était pas la faim qui me harcelait. Ni la haine. Le désir revenait à heure fixe. Je le noyais. On sait comment. Seul avec moi-même, comme on dit. Il y avait une corrélation entre le vin et la chair humaine. Je passais du temps à y réfléchir, inventant la fiction au lieu de la trouver, mais que voulez-vous, n’est pas romancier qui veut. Nous avons tous une âme de conteur. On ne peut pas se passer de raconter des histoires. Et c’est toujours le plaisir qui commande, qu’on ait envie de plaire ou que le désir dépasse les limites accordées à l’amateur. Conter, c’est une fonction. Comme chanter. Avec pour toile de fond l’égoïsme et la jalousie, les deux conditions nécessaires à l’exercice de l’hypocrisie.
Mais quel ami m’a surpris dans la mauvaise foi ou la trahison ? Quelle femme m’eût reproché de l’avoir trompée et d’avoir surtout manqué de sincérité ? Quel banquier eût à se plaindre de mon honnêteté ? Je ne dis pas que j’étais parfait. Loin de moi cette idée arrogante de moi-même. Je n’étais pas, tout simplement. Car il ne suffit pas de penser pour être. Ni de penser mieux que les autres. L’être, c’est le désir. Je ne l’avais pas appris dans les livres. Mon expérience me l’enseignait, jouet du ressac alimentaire auquel manquait la chair humaine, la chair encore vivante se débattant pour ne plus vivre un pareil arrachement. Mais je n’avais agi qu’une seule fois. Et ce souvenir s’estompait, peut-être à cause du vin. Ou c’est le vin qui me poussait à recommencer.
Il fallait bien l’admettre : il est plus facile de tuer que de voler. Ce qui rendait l’acte difficile, ce n’était pas sa bonne nature de palliatif du plaisir, mais le fait qu’il s’agissait de passer à l’action pour dissimuler la véritable nature de ma petite personne. Tuer les témoins. Un à un. L’un après l’autre. Après avoir calculé les conséquences du premier meurtre sur le second, et celle du second sur le troisième, etc. Cette perspective m’épouvantait. Je n’étais pas un homme d’action, bien que doté d’une force physique conçue pour les actes les plus violents et les plus définitifs. Mais mon esprit n’avait faim que de steaks. Et c’était de modestes tranches qui ne rompaient aucun vaisseau, aucun nerf, aucun os. Je ne pensais qu’à tailler dans le vif pour disparaître avec mon larcin et profiter en solitaire de ses bienfaits. Bref, j’avais besoin d’un complice.
La complicité, il n’y a rien de pire pour briser le verre de la solitude. Elle se vide alors de sa substance. Et il n’est plus question de perdre la tête sans que ça se sache. Le complice a le défaut de pouvoir se multiplier à l’infini. On voit ça dans toutes les guerres. Le patriotisme détruit la solitude et l’être qui n’existe pas sans elle. Dès que le crime se partage, dans l’action comme dans la délégation, on se voit sombrer dans une espèce de patriotisme du tout ou rien. Car le crime, comme la guerre, se gagne ou se perd. Et à l’échelle du triste individu que je suis, il n’est pas question de perdre pour gagner, ou le contraire. Ces subtilités des pratiques financières et judiciaires sont réservées au dessus du panier. On a beau être vicomte, on n’en est pas moins peuple.
Aldox et moi dînions tous les soirs dans la cuisine. En l’absence de Félicie, et sans Armand comme remplaçant de sa féminité au travail, c’est moi qui cuisinais. Aldox ne savait pas même frire un œuf. Je partageais alors mon vin. Il le trouvait tellement à son goût qu’il en abusait. Leroutier s’inquiéta d’ailleurs de cette montée en puissance et m’en décrivit les conséquences dans le détail. Encore un peu et je vomissais. Je dus, pour apaiser sa fièvre pédagogique, lui avouer que mon chauffeur buvait lui aussi. Il fallait s’attendre à un doublement des dépenses. Nous les triplâmes avec un net dépassement confinant à un cran de plus dans l’échelle des risques sanitaires, car je me laissais entraîner avec, pourquoi ne pas le dire, une joie explosive quand elle en avait assez de se contenir. Les soirées devinrent de plus en plus bruyantes.
Au matin, Aldox avait totalement cuvé son vin. Il était de nouveau apte à la conduite et me promenait joyeusement dans le plus strict respect du Code de la route. Une complicité était en cours de formation. Ne pas se demander qui avait engrossé l’autre… Et à force de confidences, sous l’effet du vin ou l’influence de la promenade, nous en vînmes à de plus pures coïncidences. Il en est ainsi des rapports entre deux êtres : après les préliminaires qui consistent à prendre la mesure de ses propres limites, il s’agit de rechercher les similitudes afin de jouir de cet heureux hasard. Pour ce qui reste, autrement dit la différence, elle correspond à la personnalité de chacun, défaut de la cuirasse commune qu’il vaut mieux ménager sous peine de divorce. Mais Aldox et moi n’en étions pas encore là, si jamais cela devait inévitablement arriver. Nous étions si proches de partager quelques analogies que nous ne pensions guère à autre chose.
Passons sur les détails de cette aventure. J’ignorais, ou feignais d’ignorer, le mobile exact qui agitait Aldox à ma surface, m’éclaboussant de ses beautés infernales. Par contre, je savais très bien où je voulais en venir. Et sans attendre que la police vienne me cueillir comme un fruit trop mûr pour être goûté en tout bien tout honneur. Vous allez me trouver plus bête que je ne suis, mais j’étais encore dans l’impossibilité de savoir si Armand s’était suicidé parce que Félicie l’avait quitté ou parce qu’il n’avait pas été dupe de ma supercherie et que, ne pouvant digérer ce morceau de chair humaine, il en avait fini avec ce cauchemar en se pendant à sa ceinture. Je ne savais même pas si la police n’avait pas entre ses mains une lettre qu’il aurait écrite dans la seule intention de me nuire. Je ne pouvais tout de même pas oublier que je lui prenais sa femme chaque fois que j’en avais envie, sans exception. Il devait me détester au moins un peu pour cette légitime raison. En tout cas assez pour déléguer les effets de sa haine à la justice des hommes. Vous voyez là comment je réussissais à embrouiller mon esprit. Et c’était dans ces sinistres conditions que je tentais d’attirer Aldox dans mon lit.
Certes, je n’ai jamais eu de goûts pour les pratiques homosexuelles. Il n’est pas dans ma nature d’aimer les hommes pour ce qu’ils sont. Je peux d’ailleurs l’affirmer maintenant plus sûrement qu’avant d’avoir connu Aldox (ou plutôt d’être connu par lui), car il est toujours délicat de prétendre se connaître, et donc de s’en tenir à l’hypothèse, avant d’avoir réuni les conditions de l’expérience, ce qui suppose un sacré effort d’imagination, et de l’avoir menée jusqu’à sa conclusion. C’est alors et alors seulement qu’il convient d’en tirer les conséquences. Aldox éjacula dans mon cul avec une vigueur qui me sidéra. J’étais conquis.
Nous profitâmes donc de ces sorties matinales, qui pouvaient d’ailleurs se prolonger jusque tard dans l’après-midi, pour nous retrouver l’un dans l’autre. Et de retour à la maison, nous vidions tellement de bouteilles que Leroutier, qui livrait dans la matinée en notre absence, ne tenait plus un compte exact de la consigne. Étant par nature à cheval sur les principes, il se montrait plus généreux qu’il aurait souhaité. Ce genre d’homme finit dans la misère, disait ma mère qui savait de quoi elle parlait. Je n’en dirai pas plus.
Et chaque nuit, que je passais dans la plus coupable insomnie, je me promettais, non pas de mettre fin à nos copulations, mais d’en venir au seul sujet qui motivait mon espèce de sacrifice moral : demander à Aldox de tuer à ma place et selon mon plan. Je demeurais, que cela lui plût ou non, seul maître à bord. Le second a beau enculer le commandant, il n’en reste pas moins que le navire doit suivre sa route sans dérive. Et plus tôt on est arrivé au port, mieux on se porte, quitte à se jeter sur la première fille venue pour essayer d’oublier qu’on ne ressemble jamais qu’aux circonstances qui nous enferment.
C’est drôle, me dis-je, mais alors que deux personnes disparaissent de sa vie, l’une tragiquement et l’autre mystérieusement, ce type réussit à les remplacer en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. On a vu débarquer chez lui non seulement un chauffeur à casquette, mais encore la sœur même du défunt. Et j’étais en train d’en parler à Ramon, un flic doué uniquement pour la garde, quand cette Cécile Gracetti, nom de jeune fille Joujouet, s’amène à bord d’une Deux-Pattes vert caca d’oie. La capote claquait au vent. C’est ce qui nous a fait retourner, car Ramon et moi on regardait du côté de chez Lordes, qui se fait appeler Petit Poucet maintenant. Un vrai dingue. J’aurais dû m’en douter. On insiste pour ne pas croire ce qu’on voit et finalement, on le voit pour en être certain. Quelque chose que Ramon ne comprendra jamais. Bref, la capote claquait dans le vent. Et je me dis « Qui c’est celle-là ? » au même moment que Ramon le dit tout haut, ce qui me rassure. Elle descend de la bagnole en serrant bien les genoux des fois qu’on soit placé dans un angle adéquat et elle arrive vers nous en souriant pour nous faire bander.
« C’est ici que vit monsieur Lordes André ? roucoule-t-elle.
— C’est plutôt la grande maison à côté, dit Ramon qui ne se sent plus pisser. Ici, c’est… c’était…
— Oh ! mon Dieu ! » s’écrie la belle sur des jambes qui ne la portent plus.
Je la cueille. C’est un beau fruit. Elle sent bon. Elle est à la fois dure et lisse. Comme j’aime. Ramon lui prend la main. À deux, on est à la hauteur. Sinon, je crois qu’on aurait peur de se retrouver seul avec elle. C’est ce que je lis dans les yeux de Ramon.
« Je vais vous accompagner, dis-je. On peut passer par le jardin, vous verrez.
— Sinon il faut faire le tour, précise Ramon, parce que la porte est de l’autre côté. Pourquoi se priver d’une facilité je le dis toujours : le plus court chemin est celui qui mène à Rome. »
On le saura. On ne sait pas ce qu’il veut dire par là, mais on le sait depuis longtemps. La fille se laisse faire. On sent qu’elle a l’habitude d’être traitée comme elle veut. Bref, je file un coup de coude à Ramon qui abandonne et je conduis la fille à la porte. En même temps, je lui demande son nom.
« Je suppose que vous êtes policier, dit-elle.
— Ça se devine tant que ça ?
— Mon frère vivait dans cette maison, si j’ai bien compris…
— Oh ! Je suis désolé… »
Et moi, quand je suis désolé, je lâche la fille comme la truite qui n’a pas le calibre. Elle me tend la menotte. Je ne sais pas quoi en faire.
« Cécile Gracetti. Armand Joujouet était mon frère.
— Ah ?... Vous vous appeliez Joujouet avant de… À moins que le père soit différent… ma sœur et moi on est dans ce cas… Ça complique… Ah… Je vous comprends…
— Je ne sais pas ce que vous comprenez, mais moi je ne comprends rien du tout ! C’est cette porte. À bientôt ! »
Vlam ! Elle me ferme la porte au nez. Des feuilles me tombent sur la tête. Ramon se marre.
« Je reviens de la morgue ! Je n’ai pas pu voir le corps ! Et il n’est plus question d’enterrement ! Vous pouvez m’expliquer ce qui se passe ? »
Châtaigne est dans tous ses états. Son visage est en feu. Comme elle a enlevé son chapeau sans ménagement, elle est décoiffée, jolie broussaille blonde qui rutile dans le soleil.
« Je n’y peux rien, balbutiai-je. Et je suis déjà au courant.
— Cette Félicie ! Ah ! si je… »
Elle en tord son chapeau et le fait craquer, ce qui étonne plus d’un insecte venu visiter les reliefs d’un repas que j’ai pris seul car Aldox ne déjeune pas ici aujourd’hui. Je ne sais pas où il déjeune. Nous ne sommes pas sortis. Châtaigne m’en veut et ne le cache pas. Elle trépigne.
« Pourquoi êtes-vous si pressée d’inhumer votre frère ? J’ai des raisons, moi, d’espérer que cette affaire prenne fin le plus vite possible. La maison est à moi, mais sans Félicie, je ne peux la récupérer.
— Consultez un avocat ! »
Maintenant, elle mordille ses doigts, évitant soigneusement de s’en prendre à ses ongles qu’elle a peints couleur de fraise avec des reflets métalliques. Quel beau cadavre elle fera quand j’en parlerai à Aldox ! Mais je n’ai pas parlé à Aldox. Je pensais lui parler aujourd’hui. Il est parti sans moi et sans rien expliquer. On ne se verra peut-être pas ce soir. Je boirai seul. Châtaigne tient à me maintenir à la surface de la réalité. Elle me harcèle. Ma position de notable. Mon influence. Ma générosité. Si je la laisse continuer, elle finira par parler de mon intelligence et je me retrouverai au bord de l’aveu avant même de caresser son cadavre. Qu’est-ce que nous ferons des corps si nous ne les mangeons pas ?
« Vous n’avez pas amené Isa ? Je brûle de la connaître !
— Cette façon de parler ! On ne brûle pas. Je ne dis pas que ça ne chauffe pas, mais brûler ! Tout de même ! »
Et voilà qu’elle riait. Belles dents jaunes d’une fumeuse en danger. Que fait-on des dents ? Les broie-t-on ? Et ensuite ? Dans quelle terre enfouit-on l’irréductible ? Comment aurais-je pensé à ces détails croissants ? Moi qui ne comptais que sur quelques filets bien choisis.
« Il n’y a donc rien à faire, sinon attendre que Félicie revienne ? Mais c’est insupportable rien que d’y penser ! »
Je ne sais plus aujourd’hui qui était l’auteur de ce cri. Châtaigne accepta un verre de vin additionné de gnôle. Elle serait ma compagne du soir. Que pouvais-je rêver de mieux ? Je n’ai pas de haine contre les femmes comme le violeur impuissant. Mais si elle ne meurt pas d’un coup, comment se défend-on contre elle ? Où trouve-t-on cette violence ? Mon mobile m’apparaissait bien faible. À quoi condamne-t-on un pauvre diable qui s’est taillé deux filets dans la fesse d’un passant qui n’a rien senti grâce à une anesthésie dont l’ami Hachure avait confié le secret et la substance ? Quelques mois dans un asile de détraqués mentaux. Et c’était à ce ridicule enfermement que je voulais échapper ? J’étais fou rien que d’y penser.
« Que comptez-vous faire ? me demanda l’impatiente Châtaigne.
— Mais rien voyons !
— Je savais bien que je ne pouvais pas compter sur vous ! Armand m’avait prévenu. Vous êtes un… mou !
— Je ne suis pas mou ! Au contraire. Tenez ! »
Je lui tendis ma belle queue toute droite et palpitante. Elle sourit, disant :
« Il m’avait parlé de ça aussi, Armand.
— Oh ! Félicie ne s’en plaignait pas…
— Félicie ? Je parlais de lui, d’Armand…
— Vous savez cela aussi…
— Nous avions une enfance commune, Armand et moi…
— Je l’aimais, Châtaigne ! Je vous défends de dire le contraire !
— Remettez cet objet où vous l’avez trouvé. Si quelqu’un entrait…
— Mais qui ? Je ne vois personne… ces deux flics n’ont pas vue sur cette terrasse. Vous pensez bien que je sais préserver mon intimité !
— Je parlais d’Aldox…
— Je ne l’aime pas ! Mais j’ai besoin de lui…
— Rangez-moi ça, vous dis-je ! Vous allez faire une saleté, là ! Vous n’avez pas honte ? »
Honte ? Pourquoi ? J’avais l’excuse de la folie. Une hérédité. Et je n’avais encore tué personne. Mais étais-je assez fou pour espérer tuer toute la chaîne des témoins ? Je souffrais, simplement. Et je n’avais aucune envie de passer trop de temps derrière les murs d’un établissement où je serais marqué au fer rouge non pas de l’infamie, qui m’eût parfaitement convenu, mais de la peur de recommencer pour obtenir toujours le même résultat idiot. Mais entre la sodomie, que je subissais, et la chair humaine, dont je pouvais doublement jouir, un gouffre d’incompréhension s’était creusé et je ne pouvais même pas en accuser la femme. Celle-ci me paraissait aussi douce qu’un bonbon de chocolat fourré à la crème de praline. Quel doigt ! Et quelle envie de le lécher ! Palliatif ou supplétif ?
« Il ne reste plus qu’à attendre, quoi, fit Châtaigne d’une voix désespérée.
— Vous pouvez attendre, vous ! Mais pas moi ! m’écriai-je.
— Alors pourquoi vous tournez-vous les pouces en attendant ? »
Elle criait elle aussi. J’entendis la porte du fond du jardin s’entrouvrir. La vigne frémit elle aussi. De cet interstice, un regard exercé pouvait facilement observer que je bandais dans mon pantalon. En face de moi, tout aussi frémissantes, les cuisses croisées de Châtaigne se donnaient en spectacle. Je lui fis signe qu’on nous espionnait. Elle suivit mon regard et se pencha vers moi.
« Je vous la suce ? Rien que pour rigoler… ? »
Je ne savais pas… Jusqu’où irait-elle ? Le moment était d’un comique sans doute à toute épreuve, mais tout de même, entre le spectacle des cuisses et une fellation, il y a un abîme !
« De quel abîme parlez-vous ? Ce n’est pas un abîme. Et puis de toute façon je n’ai pas l’intention de me laisser pénétrer par une chose aussi énorme. C’est de famille ? »
J’y pensais pendant que le plaisir venait. Un enfant m’aurait fait le plus grand bien. Il aurait occupé utilement mon oisiveté maladive cause de tous mes ennuis. Et moi qui parlais de solitude ! Je n’étais pas seul. J’étais désœuvré. Homme sans œuvre. Incapable de se contenter de l’appel d’un simple poème. Et moins encore des inventions de ma fantaisie. La porte couinait. Les feuilles tremblaient. Que faisaient donc ces deux flics ? Ensemble ou chacun de son côté ? Châtaigne releva la tête pour dire :
« Des photos, pardi ! »
Vingt ans après, à Sancy-la-verte, la gare de chemin de fer servait de dépôt municipal. C’est là que Félix Gandin gagnait sa vie pendant que Jocaste Gandin, son épouse, perdait la sienne dans l’exploitation familiale héritée à la fois des Gandin et des Gamette. Mais cette heureuse association, c’était du moins ainsi que l’avaient considérée les pères Gandin et Gamette, bien que solide par la force de l’amour, battait de l’aile sur le plan économique. Comme disait Félix, ça nourrissait les poules. Et les poules pondaient, tandis que Jocaste en avait abandonné l’idée et avec l’idée, le traitement du docteur Bedoule.
Pourtant, les époux Gandin avaient trois fils. Et les trois étaient fonctionnaires de la préfecture sise à Pazé. Ils étaient mariés, avaient conçu à l’heure qu’il est plus de dix enfants et on attendait que la famille s’augmente prochainement. Cette joyeuse et bruyante tribu était réunie sous la treille quand André Lordes arriva, escorté de deux chaperons blancs qui le serraient de près tandis que le troisième, tirant nerveusement sur sa pipe, tenait encore le volant, n’ayant pas coupé le moteur.
Félix se leva. Il remit son chapeau pour quitter l’ombre de la treille. Le soleil était d’une rare violence ce jour-là. L’un des chaperons lui tendit un papier, mais Félix se jeta presque dans les bras d’André qui pleurait. Se connaissaient-ils ? Non. Les trois frères, qui avaient déjà vécu le même style de rencontre, presque une cérémonie, se levèrent aussi. Jocaste sortit son mouchoir. Le chaperon cogna légèrement le coude de Félix avec la main qui tenait l’indispensable papier, lequel nécessitait une signature.
« On a le temps, dit Félix. Rejoignez-nous donc pour fêter ça. Viens, mon petit André. Je vais te présenter. Tu es des nôtres. »
Cependant, le chaperon insistait. Il fournissait même le stylo. Félix prit le papier, mais pas le stylo. Puis il poussa André vers la table.
« Tu verras ! » répétait-il.
Les deux chaperons trottinèrent sur leurs grosses pattes bleues tandis que leurs tabliers voletaient autour d’eux.
« Drôles d’oiseaux ! » dit un enfant.
On lui fit la leçon : ces messieurs à l’air terrible étaient simplement utiles ; ils n’avaient rien à voir avec ce qui arrivait ; il fallait se montrer poli et surtout, la fermer. André, entendant ce propos tenu par Jocaste, se laissa emporter par les bras puissants de la vieille femme. Puis tout le monde se leva et le désordre fut tel que les chaperons regagnèrent leur voiture sans avoir obtenu une signature. Et ils disparurent comme ils étaient venus.
Voilà comment commença la nouvelle vie d’André Lordes après vingt ans passés dans un établissement dont il ne sortit jamais pendant tout ce temps.
« Qu’est-ce que tu manges ? demanda Félix qui connaissait la réponse.
— Un enfant ! » s’écria André.
Et tout le monde se remit à manger et à boire pour entretenir mille conversations qui atteignaient leur but : convaincre l’autre, ce qui était facile. À la fin de l’après-midi, les trois frères et leurs descendants s’en allèrent dans un nuage de poussière traversé de coups de klaxon et de cris incompréhensibles mais aimables. Félix, Jocaste et André se retrouvèrent seuls pour achever ce qui restait de liqueur.
Il y avait vingt ans qu’André, qui se faisait appeler Petit Poucet, ne buvait plus de liqueur extraite de la bonne terre. Ainsi, ce soir-là, il se coucha dans une joie telle qu’il en rêva. Au matin, il riait encore.
« Je ne sais pas ce qui te fait rire, lui dit Jocaste en servant le café, mais ça me fait plaisir. Il n’y a rien comme le plaisir pour rendre heureuse une femme. »
Sur ces mots, prononcés avec la même joie qui animait André, le vieux Félix s’assombrit. Il ne lui fallut pas une minute pour quitter la table. André se mit à trembler. Il avait peur de Félix. Félix lui avait tout de suite inspiré la peur. Jocaste trempait joyeusement ses tartines beurrées dans le café noir. Bien noir, disait-elle.
Ensuite, en l’absence de Félix qui était passé Dieu savait où, et il le sait encore, Jocaste fit visiter la maison et ses annexes et alentours à un André qui avait perdu la langue. Elle ne s’en formalisa pas. Au contraire, elle le câlinait sans arrêt, le traitant comme un fils, disait-elle.
Ainsi passa la matinée. Il était midi juste quand Félix rentra du travail pour une coupure de deux heures. La table était déjà mise. André s’aperçut alors qu’il y avait une quatrième personne dans la maison. Elle n’était pas tout à fait une jeune fille, mais une créature dont il ne pouvait dire que c’était une enfant. Il la vit aller et venir avec toujours quelque chose dans les mains. Il allait lui dire bonjour, mais les deux vieux semblaient l’ignorer. André se dit qu’il était sûrement en train de rêver. Si je la mange, se dit-il encore tandis que le repas était servi par la même créature, il ne se passera rien. Et il la mangea le lendemain avant de se coucher.
Chronique parue dans Notre Message.
Je suis un monstre, mais pas un monstre de cinéma. Rien à voir avec Robert de Niro dans le rôle de Max Cady. Je ne représente rien. Je suis une anecdote comme à peu près tous les monstres réels. On ne dirait pas, à me voir, que je suis capable de commettre le pire. C’est que la fiction a besoin de montrer pour exister, alors que la réalité doit être cachée. C’est la raison pour laquelle il est plus facile de créer Max Cady que de comprendre que j’existe.
Pendant que les deux flics qui gardaient la maison d’Armand prenaient des photos de Châtaigne et de moi, Aldox rangeait la voiture devant la porte sous le regard médusé de mon ami Hachure. Aldox vérifia la fermeture des portières, jeta un œil expert sur les roues qui laissaient libre la rigole et s’apprêta à monter les escaliers. Mais Hachure était déjà sous le porche, le chapeau à la main et dans l’autre un cigare qu’il avait eu l’imprudence de laisser s’éteindre et l’intention de le rallumer quand les conditions seraient réunies. Aldox le considéra d’un œil amusé. Hachure s’en formalisa aussitôt. Il attendit cependant que l’autre se signalât par un premier flot de paroles. Aldox se contenta d’un :
« Bonjour…
— Je suis ravi de vous connaître, fit Hachure.
— J’aimerais bien être ravi, mais je ne sais pas qui vous êtes…
— Oh ! Excusez-moi ! Docteur Henri Hachure. Petit est mon ami.
— Vous voulez dire… ?
— Je veux dire que si vous parvenez à ouvrir cette porte, vous serez aussi mon ami.
— Il faut une clé pour ça, sourit Aldox en secouant la sienne.
— Vous allez être surpris par la bizarrerie de la situation… »
Et en effet, la clé n’entrait pas dans le trou de la serrure. On voyait nettement que celle-ci avait été changée.
« Je ne comprends pas… fit Aldox, tournant la clé devant ses yeux comme s’il était sûr de ne pas se tromper et qu’il soupçonnait d’être victime d’une fiction.
— Il semblerait que notre ami commun ait des projets pas forcément en accord avec les nôtres, dit Hachure qui devenait pâle. J’ai la même… »
Il montra sa clé et tenta de la faire entrer dans la serrure.
« Je sonne depuis dix minutes et personne ne répond, continua-t-il. Est-ce que vous comprenez quelque chose ?
— Nous allons passer par la maison d’Armand, dit Aldox. Les flics ne verront pas d’inconvénient à nous laisser passer.
— J’ai déjà essayé, pensez-vous ! Mais il n’y a plus de flics et la maison est fermée !
— Faut-il en conclure qu’il n’y a plus personne non plus dans celle-ci ? se demanda tout haut Aldox.
— Je n’y ai pas pensé ! » s’écria Hachure.
Ils descendirent les huit marches du perron et chacun attendit sur le trottoir que l’autre fît une proposition. Il fallait aller immédiatement au commissariat de police. Mais on hésitait. Ou plutôt, chacun pensait qu’il n’était pas utile d’y aller ensemble.
« Allez-y, dit enfin Hachure. Je reste ici au cas où Petit revienne d’une course. Il est souvent chez Leroutier en ce moment. Vous savez bien pourquoi… »
Aldox ne releva pas la pointe. Il hésitait. Sa dernière visite au commissariat n’avait rien eu d’enchanteur. Il ouvrit la portière de la voiture côté chauffeur.
« Montez ! dit-il. Je vous amène. Ce n’est pas l’affaire d’un employé que de se renseigner ainsi sur son patron. Ils apprécieront si vous êtes un ami ou autre chose.
— Autre chose ? Mais dites donc ! Qu’est-ce qui vous passe par la tête ?
— Montez et fermez-la ! »
Quand Hachure entra seul dans la salle de réception du commissariat, il aperçut tout de suite Poucet qui était assis à l’entrée d’un long couloir, parfaitement tranquille, un cendrier dans une main et un cigare dans l’autre. Il s’approcha, presque prudent. Poucet se leva, pinçant de grosses lèvres qui avaient reçu des coups. L’œil n’était pas en meilleur état. Le col de la chemise était ensanglanté.
« Mais enfin, mon ami ! Tu as été battu !
— Si tu savais !
— Mais je sais rien, mon ami ! J’arrive tout juste. J’ai attendu dix minutes devant ta porte sans pouvoir l’ouvrir. Tu as changé la serrure. C’est fou ça !
— La serrure a bien été changée, mais je n’y suis pour rien. C’est la police…
— La police a changé la serrure de ta maison ! Je voudrais bien voir ça ! On ne change pas la serrure des gens sans raison. Il y a une raison ? C’est ce que tu veux me dire ? »
L’inspecteur Pastas, qui tabassait un innocent dans son bureau, sortit pour répondre à ce flot de questions. Poucet se rassit. Il tira une longue bouffée de son cigare et la rejeta tout aussi longuement, les yeux dans le vague des volutes. Il ne vit pas que Hachure était entré dans le bureau de Pastas.
« J’exige une explication ! fit Hachure à peine entré.
— Il y en a une, rassurez-vous. Nous avons dû maîtriser votre ami Poucet…
— Mais pourquoi ? Je veux savoir.
— Il s’est énervé quand je lui ai annoncé la nouvelle… et Ramon a, je dois le reconnaître et m’en excuser, prit les devants. Vous savez comment ça se passe…
— Pas du tout ! De quelle nouvelle s’agit-il ? Quelqu’un est mort ?
— Félicie est morte…
— Vous m’en voyez bouleversé ! Je m’assois. Et Petit s’est énervé au lieu de s’effondrer comme il le fait toujours ?
— Il était par terre en effet quand je lui ai annoncé la deuxième nouvelle…
— Un autre mort ! Vous exagérez !
— C’est ce qu’il a dû penser pour se mettre dans un tel état. Mais le mort était déjà mort…
— Je ne comprends rien… »
Pas peu fier de mener le dialogue à l’avantage de son mérite, Pastas décrocha le téléphone et appela le labo. Il raccrocha une seconde après.
« Vous allez voir, dit-il en se frottant les mains.
— Qu’est-ce que je vais voir ? Une horreur ? Épargnez-moi ce suspens ridicule, je vous prie !
— Je n’ai pas l’habitude d’épargner. Ce n’est pas dans mes cordes. On a retrouvé Félicie…
— Morte ? Vous l’avez déjà dit…
— Morte et digérée…
— Petit ! Oh ! mon Dieu !
— Non. Pas Petit. Armand. »
Hachure n’eut pas le temps de sortir son mouchoir que Max Agile était déjà entré avec un dossier sous le bras. Pastas fit les présentations.
« Entre hommes de science, vous allez nous comprendre, dit-il. Ce que je comprends moi n’a plus d’importance. Armand a tué sa femme et l’a mangée. On ne risquait pas de la retrouver.
— Mais alors… Petit… ?
— Il y avait des traces d’une deuxième victime dans les intestins d’Armand…
— Mais qui donc ?
— Félix Kakak, agent de police à Salix. Max ? Fais entrer monsieur Kakak.
— Et Lapareille ?
— Après. D’abord Kakak. Respirez un bon coup, docteur. »
Chez les Gandin, vingt ans plus tard, ça courait dans tous les sens.
« Il l’a violée ? Est-ce qu’il l’a violée ?
— Comment voulez-vous qu’on le sache ? Il l’a bouffée tout entière !
— Mais les os ? Il n’a pas avalé les os, tout de même !
— Rien ! Il ne reste rien !
— Comment savez-vous qu’il l’a bouffée alors ?
— Qui voulez-vous que ce soit ?
— Mais elle a peut-être fugué. Avez-vous cherché ?
— Nous on dit qu’il l’a bouffée ?
— Où est-il ? Vous l’avez enfermé ?
— Allez savoir où il est ! Mais il n’ira pas loin. »
Et pendant que les journalistes marchaient sur les pieds de la gendarmerie, les époux Gandin se morfondaient, assis l’un à côté de l’autre au pied de leur lit.
« Ça devait finir par arriver. C’était leur quatrième cannibale. Dire qu’ils ont des petits enfants. Non mais ! Tu parles d’une administration ! Vous avez les adresses de ces… frères ? »
Plusieurs voitures filaient en ce moment vers Pazé. Les adresses des trois frères étaient connues.
« De toutes les façons, dit un gendarme, on va les écouter eux aussi…
— Dire qu’il venait à peine d’arriver… Et le lendemain, il se tape la servante. Une gamine sans passé et maintenant sans avenir…
— Tu veux dire qu’elle était sans avenir de son vivant, parce que maintenant, ya plus ni passé ni futur qui compte pour elle.
— Comme si elle n’avait jamais existé…
— Je vais mettre ça dans mon article, tiens. Jasmine, celle qui n’a jamais existé. »
Moi aussi j’ai pensé que tout était fini quand ils m’ont emmené au commissariat. Et pendant vingt ans, à Lemprin, j’ai vécu comme si je n’avais plus rien à espérer du désir. On m’a même confié des tâches en surestimant mes capacités à retourner en enfance plutôt que de m’enferrer dans la folie. Armand avait été plus loin que moi, mais il était allé où je ne voulais pas aller. Il n’avait mangé Félicie que pour la faire disparaître. Je me suis longtemps demandé s’il avait agi ainsi pour effacer les traces de son crime ou s’il y avait une raison plus profonde à cette tentative d’anéantissement. Je m’en suis fait des dizaines de romans, dont celui-ci, qui est le nième, sans que je sache à quel degré de la série il est apparu. Est-ce que c’est important de retrouver ces autres traces ? Sans doute. Mais on ne vit pas vingt ans de sa vie sur le même mode et la même tonalité sans perdre le fil d’une aussi monotone histoire personnelle. Elle était censée ne jamais s’achever, comme un jeu de l’oie circulaire, autrement que par la mort. Voilà comment la mort devient un personnage au lieu de tuer le personnage.
Mais un jour d’été, une gentille dame que je ne connaissais pas est entrée dans ma chambre. Il y avait si longtemps que je n’avais pas vu une femme en habit de ville que j’ai cru à un rêve. Et elle s’est inquiétée pour moi, me regardant comme si elle était venue pour rien, qu’elle s’était trompée sur mon compte et qu’elle devait reconstruire l’argumentaire qui justifiait sa visite, ou en abandonner la perspective à tout jamais. Ainsi, je perdrais la vie sans qu’elle le sût.
Pourtant, elle se réveilla de ce mauvais rêve. Peut-être refusait-elle de reconnaître qu’elle était dans l’erreur à mon sujet. Elle me parla longuement de l’existence, passant en revue, avec un sens de l’ordre croissant qui m’effraya un peu je dois dire, tous les moments qu’un homme a le choix de vivre ou de laisser aux autres. Heureusement, je ne me suis pas endormi avant la fin. Et deux jours plus tard, on venait me chercher.
On les appelait Char et Lot. C’étaient deux types costauds qui partageaient une intelligence de gardien. On ne demande pas à un gardien de réfléchir, mais de garder, d’empêcher toute intrusion dans le domaine qui leur est confié et surtout, de ne rien laisser filtrer à l’extérieur, ni l’être qui s’y trouve, ni ce qu’il représente, ni ce qu’il possède encore.
Ils attendirent patiemment que je m’habillasse en civil. J’ai soigneusement plié mes habits hospitaliers et tout aussi heureusement, je les ai déposés sur le lit. Je n’ai exprimé aucun sentiment. Par contre, on pouvait percevoir nettement ma joie. Il n’en fallait pas plus pour les convaincre que la direction, selon l’avis de la dame, ne se trompait pas à mon sujet. Et pourtant, deux jours plus tard, la Presse accusa cette direction d’avoir fait preuve d’un manque de jugement inadmissible à ce niveau de l’administration de la folie.
Et trois jours après, j’étais de nouveau enfermé. Oh ! non pas parce qu’ils avaient réussi à me capturer. Je me serais tué avant. Et Jasmine aussi se serait tuée. Et on aurait tué tout le monde, comme l’ami Ubu. Non, nous étions enfermés, mais ce n’était pas une prison. Pas de murs obscènes. Pas de médicaments castrateurs. Rien qu’elle et moi, dans les bras l’un de l’autre. La nuit s’était refermée sur nous et nous n’avions plus de rêves à troquer contre un peu de réalité.
Comme il n’était pas question de faire de la lumière, nous ne voyions plus. Je lui ai parlé de Char et de Lot. Elle s’est amusée comme une folle, ce qu’elle était, car il fallait être folle pour me suivre au bout d’un monde que je ne connaissais pas plus qu’elle et dans lequel elle ne se serait pas aventurée seule. La caressant, je mesurais ce degré de douce folie. Il n’y avait aucune violence en moi. Je n’ai jamais été violent. Bien sûr, monsieur Kakak vous dira le contraire et vous montrera sa fesse meurtrie comme le font les anciens combattants qui ont pourtant besoin de cette preuve pour exister. On ne m’en a pas voulu pour ce que j’avais fait à monsieur Kakak. On ne m’en a pas beaucoup parlé non plus. Monsieur Kakak avait exprimé la colère que lui inspirait cette attitude de la part de l’administration chargée de me retenir au sein même de la folie qu’il faut bien partager alors avec ces autres en particulier. Quant à l’opinion, elle se partageait entre ceux qui pensaient qu’Armand avait entièrement mangé Félicie et ceux qui me soupçonnaient d’avoir partagé cet infernal repas avec lui. Il faut dire que j’avais avoué lui avoir fait manger un filet de la fesse de monsieur Kakak. On pouvait alors en conclure qu’il savait très bien ce qu’il avait mangé. De là à faire de nous deux complices, il n’y avait qu’un pas qui était vite franchi par les plus dubitatifs. Vous comprenez que l’homme qu’on enferma vingt ans n’était pas celui qui avait mangé la fesse de monsieur Kakak, qu’il l’eût partagée ou non avec consentement ou pas, mais celui qui était soupçonné d’avoir partagé le beau corps de Félicie et peut-être même de l’avoir fait passer de vie à trépas. On m’avait d’ailleurs posé la question : Avez-vous tué Félicie ?
Je n’ai jamais répondu à cette question et vous n’en saurez pas plus vous non plus.
Vous savez qui veut me tuer ?J’ai appris ça hier en regardant la télé. J’ai droit à la télé depuis une semaine. Le droit, il faut le gagner. Ça vous oblige à travailler. Voilà comment on construit une société parfaite. L’imperfection, c’est qu’il faut qu’elle soit construite par une autre société. Ayant vécu dans celle-là aussi, je peux vous parler de ses défauts. L’un de ceux-là, c’est que vous ne savez toujours pas qui veut me tuer. Si vous n’avez pas regardé la télé il y a dix-sept ou dix-huit ans, vous ne le savez pas. Je crois même qu’on ne parlera plus de moi si je n’écris pas un roman sur le sujet. Ce serait l’histoire d’un type qu’un autre type veut tuer. On se demande alors pourquoi. Et celui qui risque d’être tué fait tout pour que l’autre ne dise pas pourquoi il veut le tuer. C’est peut-être comme ça qu’on finit par se faire tuer, je n’en sais rien. Donc : c’était le père de Félicie qui voulait me tuer. Il était de ceux qui pensaient que j’avais été au moins le complice d’Armand, ce qui laissait à l’imagination toute latitude pour faire de moi le meurtrier de Félicie. Je ne commencerai pas mon roman par là si jamais un jour je l’écris. Non seulement ce serait complètement faux, mais l’enquête finirait par prouver le contraire. Alors à quoi ça sert que le père de Félicie veuille me tuer ? Tout ça parce qu’il ne peut pas tuer Armand. Et on ne l’entend jamais parler d’Armand qui est pourtant le seul coupable. Tout ce que j’ai fait de mal, je le dois à monsieur Kakak. Et celui-ci n’a jamais dit qu’il voulait me tuer. Si jamais je sors un jour de ce trou où il faut que je me gagne le droit alors que j’étais un privilégié, il faudra que je me protège du père de Félicie et peut-être aussi de monsieur Kakak. Première chose : me renseigner pour savoir s’ils existent encore. Voilà ce que je ferai si on me libère dans je ne sais combien de temps parce que dans le monde parfait où je vis, il n’y a pas de règles. On y travaille dur pour gagner des droits, c’est tout.
Lettre d’André Lordes à Henri Hachure après dix-sept ans d’internement.
Jasmine avait maintenant l’air d’une petite bourgeoise dans sa robe d’été. Ses pieds suaient dans de rouges sandalettes à gros talons hauts. Le chapeau valsait dans le vent et elle était contrainte de le retenir, montrant ainsi sa petite touffe de poils roux et, derrière la bretelle, le sein naissant d’une poitrine osseuse à souhait. Nous avions l’air, car je n’étais pas moi-même mieux rembourré, de deux petits bourgeois se rendant aux eaux. Nous prîmes le train après avoir dévalisé une personne âgée de… voyons… au moins quatre-vingts ans passés. Et nous eûmes du mal à lui faire entendre raison. Ces petits employés qui « touchent » une retraite confortable sont plus méchants que l’épicier qui vit de ses propres rentes. Nous ne la mangeâmes pas. Elle n’était pas morte non plus. Et à entendre son souffle exaspéré, je conçus qu’elle voulait vivre encore un peu. Nous l’abandonnâmes dans la rue même où nous la détroussâmes. Elle revenait de la poste.
Dans le train, nous dévisageâmes les passagers. Nous savions que monsieur Kakak et monsieur Singer étaient encore en vie. Il ne manquait plus à notre déroute de cavaleurs qu’ils eussent l’idée de prendre le même train que nous.
Kakak avait publiquement juré de venger sa fesse. Cette attitude prêtait à rire. Il fut donc, pendant quelque temps, l’objet de fort méchantes caricatures. Puis on l’oublia et il prit une retraite anticipée avec pension d’invalidité et médaille d’honneur. Était-il encore en mesure d’accomplir sa promesse de vengeance ? Jasmine comptait sur ses doigts devant tout le monde. On riait sous cape dans le compartiment. Je ne pouvais tout de même pas tuer tout le monde. Cette totalité, même réduite au contenu d’un compartiment, m’interdisait toute action péremptoire. Je me contentais de péter de temps en temps. Ces rieurs impunis ne riraient plus quand ils apprendraient que j’étais le fameux ogre de Chapouteau.
« Va donc, petit livre, et choisis ton monde ; car, aux choses folles, qui ne rit pas, bâille ; qui ne se livre pas, résiste ; qui veut raisonner, se méprend ; et qui veut rester grave, en est maître, » écrit Rodolphe Töpffer dont le docteur Festus ne quitte pas ma poche d’évadé.
À dire vrai, j’étais méconnaissable. Nous descendîmes à Pazé et prîmes le temps de déjeuner au buffet. Un copieux cassoulet précédé d’une salade de gésiers compléta le carburant nécessaire au bon fonctionnement de mon usine à sulfure d’hydrogène. Jasmine ne pétait pas, mais son rire était si pointu qu’on le trouva désagréable. On grimaça beaucoup ce midi-là au buffet de la gare de Chapouteau. Nous en sortîmes à une heure, cigare au bec pour moi et petit verre de porto pour ma compagne qui le leva devant la statue de Félicien Grosseau, magistrat et poète local.
Il était donc relativement imprudent de remettre les pieds dans mon ancien fief. Cependant, l’homme fier et droit que j’avais été était oublié, si je me fiais aux gazettes lues pendant mon enfermement. Nous nous arrêtâmes devant la maison. Le docteur Hachure qui y exerçait n’était pas celui que j’avais connu sous le nom d’Henri. Celui-ci s’appelait George. Sa plaque de cuivre rouge annonçait une spécialité contraire à mes convictions. Qui me vit grimper les huit marches du perron pour cracher sur cette ignominie déclarée ? La rue était déserte. Jasmine me tira par la manche et nous fîmes le tour. L’ancien garage d’Armand était ouvert. En fait, ses portes n’avaient pas été fermées depuis longtemps. Ma voiture, celle que conduisit Aldox le bien-aimé, gisait sous des bâches trouées et poussiéreuses. Plus loin, le portail de la maison branlait sur une charnière. L’allée était envahie d’herbes sauvages. Le toit de la maison effleurait le ciel gris, mais la façade avait disparu depuis longtemps derrière l’écran des acacias et des ronciers. Jasmine pleura.
Je revenais, disait-elle, comme si j’allais mourir bientôt. Elle se jetterait sous un train si cela arrivait avant que je lui fisse un enfant. C’était son idée fixe. Fille ou garçon, elle l’appellerait Joie. Et elle ne me demandait pas mon avis. Où allions-nous habiter ?
La société des hommes n’a pas prévu d’abriter les fous ailleurs qu’entre quatre murs aux fenêtres barreaudées. Ne comprenait-elle pas que je désirais l’emporter avec moi dans la mort ? J’avais prévu de mourir entre ses cuisses fragiles, mordant sa tendre joue comme si j’allais la manger. Elle n’aurait plus ensuite qu’à mourir. De quoi ? Je ne savais pas. Mourir après moi. Je n’avais pas pensé mon suicide en d’autres termes. Je ne savais même pas, en sortant légalement mais pas librement de mon enfer, que je rencontrerais l’amour. Elle me perturbait, voilà !
Nous prîmes un bain de foule. La foire aux bestiaux battait son plein. Si monsieur Singer voulait encore me trouver, il ne savait pas où me chercher. J’avais cet avantage sur lui. Quant à Kakak, était-il encore en vie ? Jasmine se mordait les lèvres en m’entendant raisonner de la sorte, mais elle ne disait rien, tenait son chapeau à cause du vent, ainsi que le bas de sa robe. Je n’avais pas espéré un bain de foule, moi.
Une énorme chenille mécanique emportait des crieurs fous sous sa peau qui se refermait éclatante de couleurs et de formes. Jasmine eut peur. Nous reculâmes devant cet engin. Et comme l’odeur du caramel se répandait, nous nous arrêtâmes pour observer la confection d’une pomme d’amour. Jasmine finit par la croquer. Sa petite langue rose sortit de sa bouche et en lécha le pourtour. Et ses yeux de souris se recroquevillèrent comme deux insectes. Nous courûmes avec les enfants sans savoir ce qu’ils fuyaient. Mais fuyaient-ils, eux ?
J’ai souvent imaginé une fête foraine sans musique. À la télé, il suffit de couper le son, mais alors on n’entend pas le souffle des gens qui sont tout de même forcés de respirer. Si je supprime la musique, ce n’est pas pour ne plus entendre les gens. Ils peuvent même parler et il est possible que je ne comprenne pas un mot. Mais ici, ce jour-là, la musique prenait toute la place. Musique d’instruments, car nous n’en connaissons pas d’autres. Et c’est ce qui m’étonne le plus en ce monde, considérant que le bruit n’est pas de la musique, sinon ce serait trop facile d’en être le mélomane.
Avec l’homme, il faut que ça tourne, que ça balance, que ça revienne après un éloignement plus ou moins compréhensible… Et tout ça, en musique. Avec des musiciens cachés, enregistrés, innommables à moins d’une reconnaissance médiatique. Je plongeai Jasmine dans cette énergie. Elle se mêla aux enfants. J’étais son spectateur. La vitesse d’un manège souleva sa robe et le chapeau voltigea au-dessus d’une forêt de mains. Je recommençais à m’étourdir à force de penser à ces choses qui, en principe, ne viennent jamais à l’esprit de l’être aux commandes de son existence. Je ne devrais jamais sortir sans cicérone, je le savais. Et Jasmine n’avait rien d’un coryphée.
Exaspéré, l’esprit toujours en proie à des apparitions bornées par les spectres de Kakak et de Singer, j’arrachais Jasmine à ce vertige circulaire, saisissant d’horreur les enfants. Elle était si légère, et peut-être si inexistante, que je courus sans effort. Et je la déposai devant un stand de tir. Un homme, les coudes sur le comptoir, y brisait des pipes, l’œil visé au guidon. Avec l’autre œil, il salua Jasmine, puis il le ferma et tira encore, brisant les pipes sans en rater une. Puis il tendit la carabine à Jasmine, lui proposant d’essayer. Elle rougit. Je l’encourageai. L’homme me lança un regard maussade, puis sourit de nouveau en prenant le menton de Jasmine entre ses doigts. Pendant ce temps, le forain chargeait la carabine.
Enfin, Jasmine épaula. L’homme était derrière elle, la serrant de près. N’avait-il pas l’impression de la fragiliser encore ? Moi, elle me faisait toujours cette impression. Bien sûr, je n’avais pas prévu de la partager avec un inconnu. Et moins encore au milieu d’une foule animée par la seule intention de prendre plaisir à tout prix. Elle sentait encore le caramel. Il la huma, fourrant son nez dans les cheveux un peu défaits par les tourbillons du manège trois minutes plus tôt. Jasmine appuya enfin sur la détente et une pipe se brisa. L’homme poussa une espèce de beuglement ignoble. Le forain, à l’abri derrière un pan de tôle verte figurant un arbre, montra une tête franchement émerveillée. Puis elle disparut promptement, car le doigt de Jasmine revenait sous le pontet et sa pulpe tâtait déjà le fer de la détente. Le coup partit.
Je ne compris pas tout de suite ce qui se passait. L’homme recula, comme un ivrogne qui laisse couler le contenu de son verre sans parvenir à la redresser. Son visage pâlissait sous l’effet d’une peur atroce. La carabine heurta le bord du comptoir et tomba sur le bout du canon puis rebondit pour disparaître dans l’ombre. Je vis alors Jasmine glisser à la surface de l’homme qui tenait pourtant ses mains en l’air, comme s’il ne voulait pas y toucher maintenant qu’elle l’effrayait pour une raison qu’il comprenait parfaitement alors que j’en étais à me demander à quel jeu ma petite compagne jouait maintenant. Elle se tortilla comme un chiffon et acheva sa chute entre les jambes de l’homme qui ne pouvait plus reculer à cause d’un autre homme qui se tenait derrière lui pour le soutenir. Pendant tout ce temps, qui dura une demi-seconde, il me sembla que la musique s’était arrêtée et qu’on n’entendait plus que mon propre souffle.
Une fois à terre, Jasmine fut prise de convulsions, exactement comme un chat sur le point de crever. L’homme mit instantanément un genou à terre et se pencha, aidé en cela par l’autre homme qui ne regardait pas, mais voyait la foule s’avancer, menaçante et rapide. Le forain, d’un bond, avait franchi le comptoir et soulevait maintenant la tête de Jasmine. Ses grosses mains étaient délicates. Il reposa la tête sur un vêtement roulé par quelqu’un. Un autre bond l’éleva encore au-dessus du comptoir. Debout derrière l’écran-arbre de tôle verte, il téléphonait. Jasmine avait disparu derrière une forêt de jambes immobiles. Je pris les miennes à mon cou.
Vous allez me trouver lâche. Je comprends… mais qu’aurais-je bien pu changer à ce qui venait de se passer ? La petite balle de plomb avait ricoché dans une concavité de la tôle derrière les pipes. Et, par un hasard qui me désignait, elle était revenue pour se loger dans l’œil qui l’avait guidé. Cela avait pris une fraction de seconde. On ne peut rien contre ce type de temps. Personne n’y peut rien. Vous comme moi. Alors j’ai choisi de vivre. Je ne savais pas si Jasmine vivait encore ou si le destin la privait simplement d’un œil. Ce qui importait sans doute, c’était que je fusse moi-même privé de cet amour. Et par hasard encore ! Celui qui fait bien les choses. Et qui fait de moi le jouet de je ne sais quel enfant privé de dessert.
Quelle est la place du mort chez moi ?
Laissez-moi vous raconter ça…
Joris n’aimait pas ce genre de mission. Mais depuis que la guerre avait pris fin, au détriment des habitants de la Terre toujours aussi barbares et désunis, la Compagnie n’employait pas la moitié de l’effectif qui avait contribué à vaincre l’ennemi. Joris avait une sacrée chance d’avoir un poste. Et il ne se posait pas la question de savoir pourquoi il glandait la plupart du temps. Il ne bénéficiait d’aucun privilège et personne ne l’avait recommandé. Il s’était engagé au plus fort de la bataille. Et maintenant, alors que ses camarades étaient morts ou chômeurs, il était payé à ne rien faire. Ce qui lui causait une angoisse secrète. Jamais il n’en parlait. Il ne savait pas ce que la Compagnie pensait des angoissés. Pas grand-chose de bon, c’était sûr. Et comme il avait le temps d’y penser, il ne dormait plus autant que c’était nécessaire. Ne rien faire est une tragédie de la solitude.
Ici, pas de saison. Tout est artificiellement construit. Et ça marche. Jamais une panne. Pas de catastrophe en perspective. Les Terriens n’étaient pas arrivés jusque-là. C’étaient des fanatiques et des fous pour la plupart. Mais pendant qu’ils se battaient avec des moyens dérisoires dans les parages cosmiques de la Terre, les Modelli avaient détruit leurs infrastructures terrestres. Ces attaques avaient troublé l’esprit de Joris au point qu’il s’était mis à douter de sa nature humaine. Mais il comprenait le Dogme. C’était eux ou nous. Et il avait survécu aux combustions les plus formidables. Ces spectacles l’avaient fasciné. On avait les moyens de tout détruire, mais on n’avait pas été aussi loin. Le Dogme avait établi la Propriété divine. Or, la Terre était une des provinces du Vieux Monde. Et le doigt de Dieu s’y dressait si on regardait bien à travers les transparences graphiques du hublot. Curieusement, il n’avait fait aucune connaissance pendant cette guerre. Les fantassins connaissaient mieux le Monde. Ils l’arpentaient l’arme à la main, tuant ou épargnant selon les nécessités politiques du moment. Joris était un homme seul.
Il avait entendu parler des femmes. Elles étaient en quelque sorte le pendant de l’homme. Sur Terre, on ne se reproduisait que de cette façon. On racontait même que cet acte procurait du plaisir. Mais ce plaisir n’était pas lié au phénomène de la reproduction dont dépendait la survie de l’espèce. Deux hommes ou deux femmes pouvaient retrouver ce plaisir sans avoir besoin de penser à se multiplier. C’était écrit dans cette partie du Monde. Pourquoi ? Le Dogme n’en disait rien. Mais ce qu’on savait pertinemment, c’est que cette particularité physiologique était la cause de la défaite du Terrien face au Dogme. Les combustions auxquelles avait été soumise l’Humanité n’expliquaient pas tout. D’où le succès clandestin des films pornographiques. Comme il n’avait rien à faire, Joris en visionnait beaucoup. Et il en tirait un plaisir bien supérieur à celui que promettait la prière.
Le bordereau était tombé à la première heure. Une mission d’un genre désagréable. Joris avait mal dormi. Il se passa de nourriture matinale et oublia de prier pour se préparer au pire comme au meilleur. Il entendit l’écran pétiller puis, une fraction de seconde après, le bordereau de papier s’était entortillé sur la console. La mission consistait à ramener un mort. Joris détestait ce travail. Mais le Commandement l’avait affecté au Service M. En fait, il avait commencé dans ce sale travail pendant la guerre. Il n’avait pas fait la preuve d’une bien grande capacité de combat. Il tuait, mais pas autant que les autres. Le Commandement élaguait régulièrement la base de ces statistiques et Joris, après des mois de combat, s’était retrouvé dans le contingent affecté au transport des morts. Le véhicule était une sorte de brouette spatiale. Une honte pour un ancien élève de l’École Supérieure du Dogme. Mais il n’y avait pas d’autres moyens de recruter les employés du Service M. Une petite guerre de temps en temps. Les Terriens ne refusaient jamais de s’y essayer dans l’espoir de vaincre enfin l’oppression qu’exerçaient les Modelli sur leur destin. Enfin, c’est ce que Joris avait imaginé pendant ces longues rotations consacrées à la paresse fonctionnelle. Oui, le bordereau était bien celui d’une mission. Ce n’était pas une facture.
Il relut la dépêche avant de la glisser dans la fente. Le système l’avala dans un grand bruit de roues dentées qui s’échauffaient, projetant leurs substances de lubrification quantique. Les factures demandaient moins d’effort au système. Il les avalait souvent sans bruit et sans odeur. Tout baignait en matière de facture. Sinon, il devait procéder à tellement de vérifications que la mécanique atteignait les limites de ses possibilités. Joris se laissa analyser. Après une minute d’inconfort, il assista à l’impression de la clé. Sans elle, pas question de mettre en route le moteur poussif de la brouette spatiale. Voilà comment Joris voyait les choses après vingt ans de loyaux services à la gloire du Dogme. En réalité, toute cette machinerie, excepté le vaisseau, relevait de la plus haute technologie jamais conçue par un esprit créé. Mais il ne pouvait s’empêcher de dénigrer l’existence de cette dérisoire manière de ne pas prier comme les autres. Il mit le bout de sa langue sur la partie magnétique de la clé. Il sentit alors la Substance pénétrer dans toutes ses fibres.
Le personnel du Service avait préparé le vaisseau. Joris attendit patiemment que le sas d’éjection s’ouvrît. Il se mit aux commandes. Il y avait des mois que ce n’était pas arrivé. Et alors il était allé chercher un mort. La paix était déjà signée. Il ne s’agissait plus de morts au combat. On mourait aussi dans les stations de production. On ramenait alors le mort et une autre mission se chargeait de le remplacer. Pourquoi ne profitait-on pas du même voyage pour accomplir les deux missions ? Joris ne détenait pas cette explication, mais il savait qu’elle existait. On vivait entouré, presque cerné par ces explications. On en connaissait l’origine, mais jamais la nature. Chacun son travail. Et chacun sa peau.
Quel ne fut pas son étonnement quand quelqu’un, qu’il ne connaissait pas, entra dans la cabine de pilotage. Joris faillit lui dire qu’il se trompait de voyage, mais le système ne commettait jamais ce genre d’erreur. C’eût été donner tort au Dogme. Il fit pivoter son siège pour se trouver face à cet individu, un homme comme lui. Était-ce un remplaçant ? L’homme souriait, immobile comme s’il attendait qu’on lui affectât une position à l’intérieur du vaisseau. Sur l’écran de contrôle, aucune indication à part les ordinaires consignes de départ. Joris s’apprêtait à les lister quand l’individu était entré sans autre indication. Comme il n’ouvrait pas la bouche, et qu’il se tenait immobile comme si une consigne en bloquait le fonctionnement, Joris lui demanda s’il était en possession du réglementaire ordre de mission sans lequel l’embarquement était impossible. L’homme parut étonné, mais ne dit rien. Le système agissait en lui. Et d’une drôle de façon.
« Vous êtes un remplaçant ? demanda Joris. Ici c’est la mission de ramassage. Vous vous trompez de vaisseau.
— Je ne suis pas un remplaçant, dit enfin l’homme.
— Ah non… ?
— Je suis votre double. »
Joris avala bruyamment sa salive. Il s’était levé angoissé. Il avait peur maintenant. Il faillit tourner de l’œil.
« Si c’est une blague, fit-il sérieusement, elle n’est pas de mon goût. Ici, c’est le Service M. Des morts et des remplaçants. Et des pilotes comme moi. Et à part le personnel de maintenance, il n’y a pas de catégorie « double ». Je vous remercie de sortir de mon vaisseau. Je suis déjà en retard. »
Il avait tenté d’être très ferme en disant cela, mais sa poitrine s’était dégonflée et sa bouche, sèche et douloureuse, avait fini par prononcer ces mots incompréhensibles :
« Ça y est ! J’y suis ! C’est mon anniversaire…
— Pas du tout ! fit le double encore plus gravement.
— Vous voulez dire que ce n’est pas un mort que je m’en vais chercher de ce pas… ? C’est pourtant ce qui est écrit sur le bordereau de mission…
— Je sais parfaitement ce qui est écrit sur ce bordereau, l’ami… C’est moi qui l’ai tapé… À l’autre bout du système… Vous savez… ? »
C’était inquiétant. La voix de ce type devenait parfaitement artificielle. Pourtant, le regard était humain. Et les lèvres soigneusement humectées. Cependant, ça ne ressemblait plus à une blague. Et Joris confirma en son for intérieur que ce n’était pas le jour de son anniversaire, lequel tombait à la fin de la période d’emploi, comme une mauvaise nouvelle. Que convenait-il d’entreprendre maintenant ? Était-il le sujet d’un test administré par les extensions du Dogme à fin de vérification de compétence ? Il eut une illumination genre bulle au-dessus de sa tête. Joyeusement, il clama :
« Et bien vous allez devoir prendre la place du mort. Elle est vacante pour l’instant. Mais il faudra la lui laisser au retour. Est-ce que j’ai bien répondu à la question ? »
Il n’avait pas bien répondu du tout. Le sas commençait à se refermer. La procédure automatique de lancement était commencée. L’homme entra dans le vaisseau. La portière se referma derrière lui. Dépassé par la vitesse d’exécution de ce qui se mettait alors en marche, Joris glissa la clé dans la fente sans avoir procédé à la check-list. Et malgré ce grave manquement à la procédure, le système de lancement ne s’interrompit pas. Le moteur s’égosilla soudain. On se serait cru à l’opéra. Joris avait les yeux fixés sur l’écran. Il ne voyait plus l’homme qui prétendait être son double. Il ne savait pas à quelle activité il se livrait maintenant qu’il agissait dans son dos, à la place du mort. C’était une banquette parfaitement conçue pour recevoir un corps humain. Elle s’ajustait automatiquement à ses dimensions. Elle lui injectait des produits conservateurs à intervalles calculés par les sondes spécialisées dont le mort était truffé. Tout cela, automatiquement. En principe (Joris voulait dire d’habitude), ces opérations étaient mises en place à la morgue de la station qui évacuait un mort. Joris ne s’occupait pas de ça. Ce n’était pas son travail. Au début, il avait vaguement observé ces manipulations, mais depuis, il préférait aller fumer une cigarette en sirotant un verre. Ça durait une bonne heure, le temps de se détendre en pensant aux femmes. Il n’était alors pas question de feuilleter une revue porno sous l’œil inquisiteur des caméras de surveillance. Quand il revenait au vaisseau, le mort était appareillé et il ne restait plus qu’à recommencer pour se livrer à l’ennui pendant une période impossible à calculer pour au moins se tranquilliser. C’était une chance de pouvoir profiter d’un voyage, bien qu’il n’y eût rien à voir ni à faire dans cet espace. Il était interdit aux voyageurs du Service M de quitter le tarmac pour visiter la station. Là encore, pour des raisons dogmatiques qu’il était inutile de discuter. D’ailleurs discute-t-on de choses dont on ignore la nature ? Ce serait insensé !
Voilà comment se passait une mission M. Cette procédure n’avait jamais subi la moindre modification. Et pourtant, c’était le seul moyen pour Joris d’échapper à l’ennui et aux idées de suicide. Il était toujours heureux de pouvoir profiter de ce qu’il considérait comme un privilège, bien qu’il sût que ce n’en était pas un. C’était simplement un travail. En attendant le chômage ou la mort. Bizarre société qui conçoit le bonheur par le travail et qui menace ses adeptes de les mettre au chômage si ce bonheur revient trop cher au Dogme.
Pour l’heure, Joris était aux commandes de son vaisseau dans la phase d’arrachement à la gravité de la station qui l’employait. Il lui était impossible de savoir ce que son « double » fabriquait exactement dans son dos. Il était sans doute allongé à la place du mort. Il n’y avait pas d’autre moyen pour lui de voyager. La cabine était étroite et conçue pour un usage précis. Elle ne souffrait aucune exception. Le moteur faisait un tel vacarme qu’il était difficile de penser à autre chose. Joris ne se souvenait même plus du visage du double. C’était peut-être le sien. Comment concevoir un double sans ressemblance ? Certes, il n’était pas l’auteur de cette image inversée de lui-même, mais un double est un double, c’est-à-dire que par soustraction, il ne reste rien. Autrement dit, il n’y a pas de différence. S’il y en avait au moins une, le double serait une imposture ou une approximation. Or, le Dogme ne commettait pas ce genre d’erreur. Ou alors (soyons raisonnables), ce double était un produit de « mon » imagination. Cette seule pensée épouvanta le fragile Joris. Heureusement, la gravité n’exerçait plus aucun pouvoir sur la trajectoire du vaisseau. C’était cette phase dangereuse pour l’équilibre de l’esprit où l’homme aux commandes de sa destinée peut décider de s’aventurer ailleurs. Mais dès la première seconde de cette phase, le système interne injectait une dose de tranquillisant dans les nerfs du pilote. Il était impossible d’échapper à cette mesure. Joris était donc parfaitement calme quand il fit pivoter son siège pour se trouver face à la place du mort. Elle était effectivement occupée par lui-même.
« Vous êtes confortable ? demanda-t-il d’une voix qui trahissait son abandon aux forces supérieures.
— Je crains que le système ne m’ait pris pour un mort ! Me voilà piqué de toutes parts ! Je croyais que le système de recomposition ne s’activait qu’au retour…
— On vous a mal renseigné. Ou vous n’êtes pas ce que vous dites…
— Qu’allez-vous imaginer… Vous plairait-il de me céder votre place et de prendre la mienne ? Le système, trompé par la ressemblance, qui est exacte je vous l’assure, n’y verra que du feu. Disons… une petite heure… pas plus…
— Vous n’y connaissez rien en pilotage. C’est un fait.
— Je sais ce que vous savez, ni plus ni moins. Cependant, le transfert est compliqué par l’étroitesse des lieux. Avons-nous le temps de mincir avant d’arriver ? Et cette cure d’amaigrissement durera-t-elle longtemps ? Ces produits anti-décomposition me donnent la nausée.
— Vous arriverez donc mort… Je me demande ce qu’ils en penseront là-bas. Ils n’aiment pas les modifications imprévues et contraires au Dogme.
— Comment savez-vous que celle-ci (votre dédoublement) est contraire aux grands principes de nos valeurs ?
— Je ne le sais pas dans le détail. N’ai-je jamais rien su aussi précisément ? Vous n’en savez pas plus que moi sur ce sujet.
— Pitié ! Cédez-moi votre place. Au moins une petite heure. Ou bien déconnectez le système anti-décomposition cadavérique. Vous feriez bien, d’ailleurs, car si je ne me trompe pas, je suis en train d’épuiser ces substances. Elles vous manqueront au retour et votre cadavre pourrira pour vous empoisonner l’esprit et l’existence. Car cette charogne vous sera reprochée !
— Vous voulez dire que vous ne reviendrez pas ? »
Cette question, que Joris avait savourée, réduisit le double au silence. Joris fit pivoter son siège pour se replacer en position de pilotage, ou en tout cas d’observation des paramètres qui clignotaient sur la console. Que signifiait cette hallucination ? Peut-être rien. Le système en était-il le commanditaire ? Pas forcément. Il arrivait encore que le hasard se mêlât de compliquer l’existence. Mais en principe, le système repérait ces défauts à temps et non seulement il ne se passait rien de conséquent, mais il avait vite fait de récupérer l’erreur due à une mauvaise conjonction de paramètres ou de fonctions. Pour l’instant, cependant, l’écran ne faisait état d’aucune alerte hygiénique. Joris était donc enclin à penser qu’on le soumettait à un examen de ses facultés. Il en avait régulièrement subi d’autres. Mais pas de ce genre. C’était nouveau. Et il n’en avait jamais entendu parler. Il est vrai qu’il ne fréquentait pas les autres. Il préférait les femmes de papier, ces créatures venues d’ailleurs pour alimenter le plaisir jusqu’au paroxysme de l’imagination. Il était en tout cas impossible de les posséder. Et peut-être même interdit. Était-ce sur cet aspect de sa personnalité que portait cet examen ? Derrière lui, le double ne se plaignait plus. Il était peut-être mort. Mais… mort ou vivant, n’était-il pas nécessaire, et donc en accord avec la procédure d’urgence, de se débarrasser de ce corps étranger ? Mais comment ?
La portière du vaisseau ne s’ouvrait pas aussi facilement. D’ailleurs, elle ne s’ouvrait que de l’extérieur. C’était le personnel des tarmacs qui se chargeait de cette opération. Et une fois au milieu de l’espace, il était impossible d’ouvrir. Logique, non ? Et si le vaisseau se trouvait sur un tarmac, pourquoi ouvrir soi-même puisque tout était prévu à cet effet ? Par contre, rien n’était prévu pour se débarrasser d’un corps étranger. Pourquoi ? Parce qu’aucun corps de ce type n’était autorisé à pénétrer dans la cabine. Joris se sentit enfermé dans ce système logique. Il n’avait jamais ressenti une pareille impression d’étouffement. Ces connaissances en métaphysique étaient très limitées. À part les bandes dessinées et les récits de science-fiction qui avaient nourri son enfance prématurée, il n’avait jamais accédé au point de non-retour. Mais là, il avait la nette impression qu’il était en train de vivre un moment définitif qui allait changer son existence. Était-il question d’un enfer ? Difficile de répondre. En tout cas, la joie qu’il avait éprouvée en entrant dans le vaisseau, malgré la désuétude de la destination, s’était dissipée dans un brouillard d’angoisses aussi diverses que terrifiantes. Il se promit de ne plus entretenir aucune conversation ni aucun rapport avec ce double qui s’agitait toujours à la place du mort.
Au bout du cycle, la station était enfin en vue. Sa gravité inversa la poussée du moteur. Encore quelques minutes d’attente, et la première phase de la mission allait s’achever. Il était temps ! Joris avait atteint la limite de la raison. Il se sentait maintenant capable de tout. Derrière lui, à la place du mort, le double soliloquait. Joris ne voulait pas entendre ces paroles. Certes, il en percevait l’importance croissante, mais la perspective de l’atterrissage le confirmait dans ses certitudes. Il allait expliquer tout ça au contremaître du tarmac. Il y avait une explication logique. On en rirait ensemble, c’était gagné d’avance. Une fois le double extrait de la place qu’il occupait sans raison valable, on procéderait au remplissage des seringues et le mort à embarquer arriverait à bon port et à l’heure sans plus d’histoires. Peu importait comment le double serait traité par les autorités de la station ni même ce qu’il en pensait pour sa défense.
Or, une fois ouverte la portière du vaisseau qui venait tout juste de se stabiliser, le contremaître jeta un œil écœuré sur la place du mort et se boucha le nez si fortement qu’il s’échappa un liquide vert entre son pouce et son index ainsi pressés sur les pavillons de ses narines. Il recula sur la passerelle en grognant comme une bête. Il était à peine audible :
« Quoi ! Vous arrivez ici avec un mort ! Qu’est-ce que je vais faire de celui que vous deviez prendre en charge ? C’est insensé ! Je vais signaler votre comportement à la Direction. Et en plus il est complètement pourri ! Quelle horreur ! Relevez le matricule de ce vaisseau ! » ordonna-t-il à ses manœuvres.
Et aussitôt, la portière se referma sur le nez de Joris qui n’avait même pas quitté son siège. Le moteur se lança automatiquement et, tandis que le personnel du tarmac reculait, tirant sur les poignées de la civière contenant le mort prévu pour cette mission, le vaisseau s’arracha à la station. Il disparut dans l’infini. On ne le revit jamais.
Maintenant, Joris voyageait vraiment. Il n’était plus en mission. Et il ne devait plus rien à personne. Après tout, le contremaître du tarmac de la station KH101 ne lui avait pas laissé le choix. Mais s’était-il enfui ou avait-il profité d’une poussée pour reprendre la route ? Il était bien incapable de se décider pour l’une ou l’autre solution au problème qu’il n’avait pas posé tout seul. Il en est ainsi chaque fois qu’on atteint une limite. Il avait assez d’expérience, y compris de la guerre, pour le savoir. Dehors, l’espace présentait sa finitude noire tavelée d’étoiles et de stations. Des années étaient nécessaires pour sortir de cette constellation. Cela aussi Joris le savait, mais cette fois ce n’était pas son expérience qui lui recommandait de s’en tenir à ce qu’il savait de source sûre. Il baissa le rideau du hublot pour éviter ces influences. On n’était pas soi-même tant qu’on se trouvait dans ces lieux civilisés. Il fallait sortir de là pour estimer le degré de solitude qui affecte le voyageur pressé. Des années ! C’était un temps possible tant que la folie ne s’emparait pas de l’homme aux commandes de son destin. Comment construire mon histoire si je suis seul ? Il coupa les connexions avec la Base. Là-bas, on devait suivre sa trajectoire clandestine sur les écrans. Mais quelqu’un avait-il pris la décision de le poursuivre pour le capturer, le livrer à la justice et finalement à une autre solitude ? Joris ne se souvenait pas d’avoir lui-même assisté à ce genre d’opération du temps où il était… vivant. Il n’avait même pas le souvenir d’une évasion de ce type. Les voleurs prenaient la fuite, mais ils tournaient en rond et on finissait par leur mettre la main au collet. Voleurs et assassins. Il n’était ni l’un ni l’autre. Et il ne laissait pas une épouse ni surtout un enfant. Il ne laissait rien. Il n’avait jamais écrit le livre qui avait peuplé son adolescence de personnages en quête des trésors de l’existence. Tous des voleurs et des assassins. Il n’avait rien trouvé d’autre pour les inventer. Ils ressemblaient tellement aux autres, ceux qu’il n’avait pas créés, qu’il avait fini par abandonner ce projet surhumain. Ainsi commençait un autre roman, celui de l’existence. Et il était terriblement linéaire, entrecoupé d’anecdotes vécues ou empruntées à la tradition ou à la télévision. Heureusement, la guerre était arrivée à point. Il s’était engagé pour échapper au jugement des autres. Il suffisait d’obéir et surtout, de ne pas évoquer la peur en termes susceptibles de l’inspirer aux autres combattants. La peur vous appartenait. Et vous ne la cédiez pas. Vous en parliez avec les autres, mais sans rien donner de ce qui la condamnait à une croissance exponentielle.
On ne peut pas dire qu’on se sent bien quand on est parfaitement seul et certain de ne jamais violer cette espèce de serment. C’est un acte constant. L’unique élément d’une série qui s’interrompt. Bien sûr, vous pouvez être finalement intercepté par les forces de l’ordre agissant sous une autorité acceptée par tous. Comment n’en accepteriez-vous pas vous-même les principes ? Vous ne seriez alors pas seul, mais isolé. Et ce serait exactement ce qu’on vous reprocherait. Aïe, il fallait souhaiter ne jamais être intercepté. Mais était-ce seulement possible ? Il y avait de fortes chances pour que cette poursuite n’intéresse personne. Bien sûr, le vol d’un véhicule appartenant à tout le monde par définition était un crime et d’aucuns pensaient qu’on ne peut raisonnablement laisser un crime impuni. Mais ce n’était pas comme ça qu’on réfléchissait en haut lieu. On savait mesurer l’importance des faits. Or, un pilote de troisième catégorie chargé ordinairement de transporter des morts n’était pas un personnage exploitable sur le plan du spectacle médiatique. Surtout si, comme l’avait affirmé le contremaître du tarmac, on avait trouvé ce pilote parfaitement mort sur son siège. Avant de mourir, il avait eu la conscience assez claire pour actionner le pilotage automatique.
« Et vous l’avez expédié dans l’espace ? avait demandé le directeur opérationnel du tarmac.
— Il était complètement pourri. Ce vaisseau était devenu une véritable poubelle. J’ai souvenir que le code prévoit la destruction immédiate du véhicule en pareil cas. Or, comme vous le savez, nous n’avons pas de moyen de destruction ici. Et vous savez pourquoi comme moi ! J’ai donc pris la décision de l’envoyer au diable.
— Ce n’est pas la procédure… Enfin… vous avez fait pour le mieux. Nous perdons un véhicule.
— Il n’est pas irremplaçable. Le pilote non plus.
— Comment s’appelait-il ?
— Il ne s’appelle plus ! »
Voilà comment ça s’était passé à la station où le mort que Joris était venu ramasser prenait racine à la morgue, seul comme il l’avait toujours été sans doute. On attendait un corbillard en espérant que son pilote ne souffrît d’aucune maladie pouvant compromettre sa mission comme cela venait de se produire. Comment ne pas imaginer ce qui se passait alors ? Joris ne connaissait pas tout le monde à la station KH101. Il reconnaissait des visages, prenait un verre s’il avait le temps avec un ou deux poivrots de son espèce ou s’entretenait avec le barman qui débitait alors des nouvelles sans importance. Et c’était pareil à la base. Comment voulez-vous construire quelque chose de solide dans ces conditions ? Vous avez alors vite fait de vous limiter à ce qui se passe dans votre cerveau et ça devient tellement compliqué que vous finissez par vous y perdre. On vous retrouve alors sur le trottoir, le nez dans la rigole. Il est même arrivé qu’on vous marche dessus. Ils en ont de la chance, les Terriens, d’avoir des femmes pour alimenter les récits de la folie ordinaire ! Ce n’était pas le cas ici. Ni ailleurs. Joris avait fait plusieurs fois le tour de ce monde. Il l’avait traversé dans tous les sens, au hasard des missions et même quelquefois des égarements. Sans femme, l’alcool n’avait pas de sens. Et pourtant, c’était une invention terrienne.
Il releva le rideau du hublot. Il n’avait pas quitté le monde civilisé. Les stations étaient suspendues aux fils de leur existence d’usine. On y mourait comme partout ailleurs. D’usure, de fatigue, par accident. La mort rôdait dans ces carcasses immobiles et lentes. Et maintenant qu’il était en voyage, il pouvait voir les autres ramasseurs de cadavres filer comme des insectes en direction des stations et y pénétrer comme si elles les avalaient. Joris avait effectué cette manœuvre des centaines de fois. Il y avait des siècles qu’on n’améliorait plus ces véhicules. À quoi bon ? C’était des brouettes. Le principe était tellement simple qu’il ne pouvait pas faire l’objet d’une amélioration. Il était inutile de se pencher sur cette question. Il n’y avait d’ailleurs pas de question. Sauf celle de l’automatisation du pilotage. Cela sautait aux yeux du profane. Chaque fois qu’un de ces candidats à la connaissance se retrouvait face à un corbillard spatial, il demandait pourquoi il y avait un pilote à bord. Ainsi, ce novice prometteur pensait donner un signe patent de son intelligence. Mais il avait vite fait de déchanter. Et l’examinateur ajoutait un signe moins à la note pourtant honorable qui figurait sur le bordereau d’évaluation.
Joris avait assisté une fois à cet examen. On lui avait demandé de poser son engin dans la cour de l’école. Mais sans cadavre à bord. Il était inutile d’effrayer les élèves. Il avait donc bien briqué la place du mort et fait reluire les aiguilles hypodermiques. Il atterrit cinq minutes avant la récréation. Il se sentit presque fier de constater que les visages étaient collés aux vitres, les yeux remplis du spectacle qu’il installait avec méthode. Il actionna la passerelle qui toucha le sol en faisant grincer son gravier. Il n’oublia pas de relever le rideau du hublot, car tout le monde ne pouvait pas profiter de l’ouverture de la portière pour assouvir sa soif de connaissance et alimenter les moteurs de son imagination. Personne n’était autorisé à entrer. Il grimpait sur le toit, qui était pointu et glissant, et dispensait alors le contenu du manuel d’utilisation revu et corrigé dans un sens pédagogique. Et en plein milieu de cette démonstration, il fallait nécessairement expliquer pourquoi il y avait encore, « de nos jours », un pilote à bord d’un engin dont on aurait pu automatiser le fonctionnement, notamment pour faire l’économie d’un pilote « mieux employé ailleurs », avait dit le novice. Joris s’était dressé sur ses ergots :
« Comment ça, ailleurs ?
— Ne me dites pas que vous ne savez rien faire d’autre ? dit le novice en jetant un regard complice à ses condisciples.
— Quand bien même ! Avez-vous songé au chômage ?
— Le chô… balbutia le novice dont le visage se décomposait rapidement.
— Eh oui… » fit alors l’examinateur.
Voilà comment on descend du piédestal où des questions moins savantes vous placent en attendant que les plus importantes pour le devenir de la race vous invitent à plus de jugeote. Joris se souvenait d’avoir joui de cet instant. Il n’avait pas eu la chance d’aller à l’école aussi longtemps que ce novice. Et il ne le plaignait pas. Au contraire, il provoqua le rire de toute l’assemblée, y compris des professeurs, en singeant le pauvre écolier qui au passage reprenait possession de sa fiche d’évaluation revue à la baisse. Joris n’était pas fier d’avoir agi de cette façon, car c’était une manière peu loyale de se venger. Mais il n’était pas reparti sans avoir montré son adresse au manche. Il avait même un peu dérangé l’agencement des tuiles sur le toit de ce vénérable collège. Il y songeait maintenant en riant de toutes ses forces. Et il se sentit seul, très seul, presque abandonné. Il savait qu’il était aussi le seul à observer son comportement. Exactement comme s’il se regardait dans un miroir capable de tout montrer. De l’extérieur comme de l’intérieur. Il savait qu’il touchait à une limite et qu’elle avait un rapport étroit avec à la fois la mort et l’existence forcément sociale de l’être citoyen. On ne sortait pas de ce couloir tant qu’on était vivant. Et on avançait, qu’on soit seul ou en compagnie de ceux qu’il faut bien appeler les autres parce que ce ne sont pas des animaux.
Pourquoi n’avoir pas emporté un animal de compagnie ? Il pivota plusieurs fois sur son siège pour examiner les parois de la cabine. Il arrivait souvent qu’une mouche y révèle sa présence par une chiure. Il fallait alors être un véritable expert pour déterminer l’âge de cette chiure, car si elle datait d’avant le départ en mission, elle n’était plus forcément à bord. On acquiert une quantité considérable de connaissances particulières quand on vit seul depuis longtemps. On sait s’attacher à des détails qui n’attirent pas l’attention du citoyen normalement intégré. Joris avait pensé aux mouches non pas parce qu’il les aimait comme d’autres préfèrent les chats ou les canaris, mais à cause de leur taille discrète qui n’affecte pas le calcul de la tare. Le poids d’un chat provoquerait une alerte empêchant le décollage. Et il faudrait s’expliquer. Personne ne peut expliquer la présence d’un chat à bord de son vaisseau. Vous êtes pris au piège de votre rêve, alors qu’une mouche, même si vous l’avez introduite vous-même, ne vous accuse en aucune manière. Vous n’avez même pas besoin de vous expliquer. Et surtout, si le système ne la repère pas, vous partez avec elle. Libre à vous d’entretenir avec elle les rapports qui vous viennent à l’esprit dans les moments de répit que vous concède le pilotage. Et quand on dit mouche, cela vaut aussi pour tous les animaux de cette taille et de cette discrétion. Attention toutefois aux parasites qui ont la fâcheuse manie de se multiplier et de causer des désagréments qu’il est alors impossible d’expliquer. Car il vous faut répondre d’un manque d’hygiène qui peut éventuellement mettre en péril jusqu’à votre emploi. Joris se méfiait des autres insectes. Si ce n’était pas une mouche, il écrasait l’intrus et aspergeait son cadavre de produits désinfectants. Il y avait à bord toute une gamme de ce type de substances. On comprend bien qu’on ne peut pas embarquer des cadavres sans un maximum de précautions. La place du mort, qui était une machine anti-décomposition, pouvait tomber en panne. On usait alors des produits désinfectants pour limiter le risque de pollution et d’infection. Les néophytes n’avaient qu’à bien se tenir : la fonction de pilote de corbillard spatial était suffisamment complexe pour mériter de l’honneur.
Seulement voilà : Joris était mort avant de toucher sa médaille. Il n’était d’ailleurs pas sur la liste d’attente au moment des faits qui nous occupent ici. Personne n’avait encore songé à le récompenser. Il l’aurait certainement été s’il n’était pas décédé avant que quelqu’un s’intéresse à son cas. Il partait sans reconnaissance officielle. Il était amer. Il ne laissait pas de traces. Le vaisseau était devenu son cercueil par décision improvisée du contremaître du tarmac de la station KH101. Qui était cet individu gâté du point de vue professionnel ? Joris l’ignorait. Il ne connaissait même pas son nom. Joris quelque chose. Ou quelque chose Joris selon l’usage terrien. Au lieu de débarquer le corps sans vie de Joris, il l’avait expédié dans l’espace infini et maintenant Joris se prenait pour un voyageur. Un voyageur sans vie, certes, mais un voyageur tout de même. Voyage-t-on tout nu dans l’espace ? Non, n’est-ce pas ? On a besoin d’un vaisseau, aussi petit et modeste soit-il. Et Dieu sait si un corbillard spatial était étroit, inconfortable et complètement dépassé technologiquement parlant. Joris examina deux chiures. Par bonheur, l’une d’elles était toute récente. Cela se sentait. Sa mouche avait dû embarquer lors de l’ouverture de la porte par l’équipe du tarmac. On n’avait encore rien trouvé pour se débarrasser des mouches. On ne cherchait pas non plus. Elles ne gênaient personne. Et on n’avait pas eu vent que les mouches fussent vecteurs de maladie ou de mauvaises nouvelles. Alors on les laissait vivre. Pas trop quand même. On vaporisait de temps en temps les intérieurs, notamment celui des cabines de pilotage. Joris se livrait à cette obligation réglementaire non sans éprouver un fort sentiment de culpabilité. Il participait sans aucun doute à l’extermination des parasites dangereux, mais les mouches en crevaient elles aussi. Heureusement, comme les Terriens, elles savaient se reproduire par un usage instinctif et naturel des contraires. Et avec plaisir. Joris avait eu l’occasion d’assister à ces parties de jambes en l’air. Elles n’atteignaient certes pas la qualité des films pornographiques mettant en scène des femmes, mais il ne négligeait pas ces spectacles quand, au hasard d’un regard, ils s’offraient à sa critique. Rien n’était beau comme une copulation. Et c’était d’autant plus beau que Joris était privé de ce moyen d’accéder à une connaissance pourtant partagée par les mouches. Oui, il y avait un lointain rapport entre la médaille et la mouche. Mais en ces moments de trouble voyage à la limite de l’existence et des hommes, qu’ils fussent voisins des mouches ou pas, Joris laissait libre cours à ses pensées pour justement ne pas en penser quelque chose qui l’eût chagriné au point de lui donner envie de vivre à nouveau. Il était mort et le vaisseau traversait ce qui restait de temps avant que l’espace disparût avec lui.
Ce fut par pure curiosité qu’il alluma l’écran. Il ne comptait pas s’en servir. Il voulait savoir, c’était tout. Et l’écran s’alluma. Les paramètres habituels s’affichèrent. Ils étaient tous proches de zéro. Cela signifiait qu’une fois qu’ils seraient tous à zéro, il n’y aurait plus rien. Voilà ce que c’était la mort. L’approche de zéro. Ensuite, ce n’était plus la mort. Ce n’était même plus rien du tout. On apprend ça dans toutes les bonnes écoles de l’univers. Sauf dans les universités, peut-être, où l’approche des grandes questions cosmogoniques et cosmologiques fait l’objet d’un discours moins empreint d’émotion. On le dit. Mais Joris, qui n’avait pas dépassé le niveau minimum, et qui avait pourtant vieilli comme les autres, ne luttait pas contre ses émotions. Elles l’empêchaient même d’avoir des idées. Ce sont les idées qui minent la santé. Les émotions, ça creuse, dit la sagesse populaire. Et elle n’a pas tort. On revient encore au spectacle pour avoir faim. La mort est censée nous surprendre, pas nous habituer à elle.
Alors qu’arrive-t-il à l’homme enfin seul, qu’il le veuille ou non, et Joris le voulait malgré tout… qu’arrive-t-il à cet homme mort qui va disparaître à tout jamais ? La réponse à cette question tuerait toute prétention littéraire si elle était posée comme ça. Heureusement, même si on se la pose parce qu’on ne peut pas faire autrement, elle arrive plutôt. Et c’est la seule chose qui arrive à cet homme, Joris. Il n’y a plus rien devant lui. Il serait donc idiot de chercher à en parler. Quant à ce qui se passe en ce moment même, à part la possibilité d’une mouche, est-ce vraiment ce que veut entendre la communauté des hommes, les Terriens et les autres ? Reste ce passé impossible à résumer sans fausser le sens qu’il a pourtant pris à force d’exister. Mais à quoi bon remettre tout ça sur le tapis ? Pour donner une leçon morale ? Aux autres ? Ceux qui savent très bien, et depuis longtemps, de quoi il retourne... Il n’y a rien de nouveau sous le soleil… Ou alors il faudrait avoir eu la chance de pénétrer dans le monde complexe, et non pas absurde cette fois, de la connaissance et de son histoire. Mais Joris n’avait aucune idée de ce qu’il fallait être ni de ce qu’il était nécessaire d’accomplir et d’acquérir pour avoir au moins une chance d’entrouvrir cette porte sur l’avenir. Et puis il était trop tard. Tout était sur le point de disparaître, car tout était fini.
Au moment où il baissa le rideau du hublot dans l’intention de calmer son angoisse, car dehors les planètes, les étoiles et les stations semblaient se multiplier à l’infini, il aperçut une mouche posée dans un coin de l’écran. Il vit les mandibules se livrer à ce qui semblait être une toilette des pattes. Il se sentit moins seul. Et il se mit à espérer que la mouche, mâle ou femelle, ne fût pas aussi seule qu’elle menaçait de l’être. Il se laissa emporter par cette fièvre, à la recherche de l’autre mouche, celle qui manquait au spectacle encore nécessaire. Qu’est-ce que ça voulait dire ?
S’il y a un caractère commun à tous les êtres vivants, quel que soit leur niveau d’intelligence et de pouvoir sur les autres, c’est bien l’effort de recherche. Et il ne faut pas chercher loin pour savoir d’où nous vient ce goût pour l’enquête, la fouille, la documentation, l’information, le procès, le sondage ou tout simplement l’étude. Le désir s’impose alors comme le pivot de nos activités et celles-ci sont toutes liées à lui par les résultats obtenus. Ce sont ces effets qui nous servent de chemins pour accéder à nos sens. C’est en tout cas ce que pensait Joris. En réalité, il ne le pensait pas. Il l’avait appris et accepté comme la plupart de ses semblables. Cherchez et vous trouverez, ce qui contredisait le catéchisme de la modernité : trouvez au lieu de chercher. Or, Joris avait d’abord trouvé deux chiures. La plus fraîche était toute récente et indiquait qu’une mouche venait de se signaler. L’autre n’avait pas de sens précis, sinon que le niveau de l’hygiène dont Joris était responsable à bord était légèrement passé en dessous de l’admissible et peut-être même de la prudence. Mais le système n’en avait pas signalé la présence. La mouche avait recommencé sans déclencher aucune alerte, ce qui était logique puisque Joris avait coupé la connexion avec le système central. La mouche pouvait donc désormais chier en toute liberté, c’est-à-dire, selon le Dogme, sans craindre sa réduction à une stricte surveillance extérieure. Il n’y avait plus personne ici pour imposer une observation constante et rigoureuse des principes fondateurs. Joris se sentait seul juge et selon ce qu’il désirait, elle pouvait chier autant que ça lui venait à l’esprit ou ailleurs s’il fallait situer ce besoin quelque part dans son anatomie. C’est dans ces conditions mentales qu’il tomba nez à nez avec la mouche.
Joris n’ignorait pas que les mouches vivent beaucoup plus vite que les hommes. Elles sont même tributaires des saisons sur la Terre. Chez nous (chez Joris), l’expression « simple comme une mouche » était courante. On l’utilisait à tout bout de champ. Mais Joris, maintenant qu’il n’appartenait plus au monde des vivants, ne concevait plus cette simplicité adaptée à la société qui s’agite dans le sens du progrès. Cette mouche lui apparut comme le siège de la complexité même. Il passa des jours à l’observer. On entend par jour le cycle sommeil-réveil. Et quand il ne rêvait pas, il prenait le temps de noter les détails qu’il avait négligés de son vivant. La mort n’étant que la durée infime qui sépare l’existence de la disparition (la vie du néant, selon le Dogme), il n’était pas raisonnable de perdre autant de temps à rassembler des connaissances, lesquelles n’étaient pas agréées par l’autorité compétente. Preuve que cette fois, la liberté n’était pas un vain mot. En fait, ce que recherchait vraiment Joris, c’était cette preuve. Et pendant qu’il consacrait son temps d’éveil à cette minutieuse étude, il demeura persuadé que c’était là tout le sens de son attente : la preuve qu’il était enfin libre.
L’idée était séduisante. Mais ce n’était qu’une idée. Or, Joris avait la chance de ne pas appartenir à la catégorie de ceux qui ont un cerveau plus gros que le ventre, comme on disait alors. Chez lui, le cerveau occupait une place de cerveau et servait ordinairement à ranger les choses à leur place comme c’était indiqué dans le Manuel. Cette idée ne prit donc pas beaucoup de place. Elle trouva la sienne naturellement, presque sans efforts. Et Joris profitait ainsi de la liberté qui lui était accordée par sa nature d’homme mortel mais impossible à reproduire dans sa propre chair. Ce n’était pas comme ça qu’on reproduisait les hommes de sa race. On en parlera plus loin. Pour l’heure, Joris passait son temps l’œil rivé sur la mouche, sans instrument pour la grossir, car il voulait être libre. Et il l’était. Mais cette question de la reproduction de l’espèce le turlupinait. Il y avait longtemps qu’il y pensait et qu’il en concevait de violentes fièvres. En cela, il ne différait pas de ses semblables. La guerre gagnée contre les Terriens leur apprendrait sans doute beaucoup sur la femme, mais maintenant qu’il était mort, il jouissait pleinement d’une solitude bien méritée. À ce détail près qu’une mouche, petit animal ramené des combats sur la Terre, avait élu domicile dans la cabine de pilotage de son engin spatial. Et que cet engin n’était autre que son cercueil.
Il en concluait qu’il y avait donc un rapport étroit entre la mouche et le temps. Et que ce n’était certainement pas en faisant l’inventaire des détails anatomiques de cet animal qu’il accéderait à la connaissance du désir. Il n’imaginait pas en effet de disparaître sans avoir acquis cette connaissance. La mort n’a pas un sens, disait le dogme, elle EST le sens. « Qu’à cela ne tienne, pensa-t-il, je dois changer de stratégie analytique. Mais comment ? La mouche n’a pas de langage. Du moins son langage est-il limité à ce qu’elle sait d’elle-même, c’est-à-dire pas grand-chose. On ne peut pas comparer l’homme avec la mouche. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? De devenir fou, oui ! »
Gravement perturbé par cette pensée, il se tint à l’écart de la mouche pendant plusieurs jours. Il évita même de la regarder et de compter ses chiures dont le nombre était forcément croissant. Celles qui avaient perdu leur fraîcheur n’avaient pas plus de sens que celles qui venaient de s’ajouter. La tentation de les effacer lui donna une forte fièvre. Il sut ainsi qu’on peut parfaitement perdre la tête avant de disparaître. Et il ignorait quel degré de souffrance était associé à la folie. Le Dogme n’affirmait-il pas que plus on est fou, plus on souffre. Il n’y avait aucune explication à ce phénomène. Il était fortement conseillé de ne pas se laisser entraîner par les côtés obscurs de l’esprit dans un moment aussi unique et définitif que celui qu’il était en train de vivre. Le mort tranquille ne souffre pas quand la désintégration le réduit à son néant originel. Et une fois mort, on n’avait plus le temps de vérifier cette assertion. On n’y avait même jamais pensé de son vivant. C’était un fait qu’il fallait attribuer à la nature. Les Terriens, eux, avaient l’avantage de se reproduire dans la femme. Et ce produit, appelé enfant par dérivation du sens propre au figuré, était une manière de ne pas disparaître complètement. Les Terriens disparaissaient eux aussi, mais en partie seulement. Un avantage phénoménal qui ne les avait pas empêchés de perdre la guerre, entre parenthèses.
Revenons à notre mouche. Il y avait des jours que Joris tentait de l’oublier malgré la menace de la folie qui titillait son intelligence. Il ne voulait pas disparaître fou. Il savait que cette mouche n’était pas là par hasard. Enfin… il croyait le savoir. Et s’il ne se trompait pas, elle avait une fonction à jouer dans cet ensemble constitué par l’intérieur du vaisseau. Mais quelle observation particulière permettait-elle d’en savoir plus sur cette… chance ?
Joris se frappa alors le front qu’il avait encore sensible au toucher, ce qui réveilla une vieille douleur. En effet, s’il n’y avait pas de rapport évident entre l’homme qu’il était et une mouche venue de l’univers terrestre, il y en avait un de parfaitement clair entre les Terriens et elle : la femme. Les mouches aussi se reproduisaient dans la femme ! Il y avait des femmes-mouches pour expliquer la multiplication de ce parasite envahissant. Or, que cette mouche fût mâle ou femelle, elle ne pouvait pas se reproduire, car ne n’était pas un être aussi évolué que le genre auquel appartenait Joris. Cette mouche allait donc connaître les affres de la mort. Et de la disparition qui s’ensuit. Et compte tenu de l’espérance de vie qui déterminait l’existence des mouches, il y avait de fortes chances pour qu’elle meure avant que Joris ne disparût. Cette idée d’assister à une agonie aussi inutile qu’inévitable plongea notre homme évolué dans une mélancolie qui le fit pleurer. Il baigna la mouche de larmes. Métaphoriquement bien sûr, car en réalité, il évita soigneusement de la noyer, car son désir voulait la conserver vivante le plus longtemps possible.
Autre évidence à laquelle il fallait se rendre, c’était que cette mouche était vivante. Or, Joris était mort. Une chose expliquant l’autre, il était maintenant nécessaire de reprendre son souffle. Joris avait en effet l’impression d’avoir couru après une chimère. Son esprit s’était quelque peu embrouillé. Pourtant, la situation était simple : il était dans son cercueil et attendait de disparaître comme c’est naturel ; et une mouche s’était introduite ou avait été introduite dans cet espace restreint. Il importait peu, du moins pour le moment, de déterminer si la présence de cette mouche s’expliquait d’une manière ou d’une autre. Elle était là, c’était tout ce qui comptait pour l’instant. Et elle était aussi seule que lui, qu’elle fût mâle ou femelle. La seule différence, c’était qu’elle avait le pouvoir de se reproduire alors qu’il était sur le point de vérifier sa nature d’homme destiné à la disparition totale et irréversible. Mais, et c’était là une espèce de tragédie autant pour lui que pour elle (ou lui), cette mouche ne se reproduirait pas. Était-il alors important de déterminer si elle était mâle ou femelle ? Joris n’était ni l’un ni l’autre, il ne saisissait pas vraiment la différence. Celle-ci se ramenait au sentiment de manquer d’une femme pour exister au-delà de la mort. Mais Joris était fait pour ça ! Alors que la mouche avait espéré durer au-delà de son temps. Et voici qu’elle était peut-être consciente d’avoir perdu ce pouvoir hérité de la nature et de ce qui la fonde et l’éternise.
Était-il raisonnable de penser à la place de la mouche ? On peut en discuter maintenant que cette histoire est achevée (même si vous n’en avez pas encore atteint la dernière page). Mais au moment où j’écris ces lignes, Joris ne voyait aucun inconvénient à penser en pensant à la place de la mouche. Il se plaçait systématiquement du point de vue de ce muscidé qui n’en avait peut-être pas et se contentait (mais se contenter est encore un point de vue) de vivre sa vie comme elle venait. Tout ce qu’on pouvait savoir d’elle en l’observant à distance, c’était qu’elle voletait sans intention apparente, qu’elle avait trouvé le moyen de se glisser dans une fente de la paroi de l’ancien garde-manger et qu’elle chiait de préférence à la verticale. Et tout ce qu’on pouvait conclure de cette activité désespérément répétitive (désespérée du point de vue de Joris), c’était qu’il n’était pas contraire au dogme de l’intelligence humaine de déduire de tant de chiures qu’elle trouvait de quoi manger dans le garde-manger, lequel ne servait plus puisque Joris était mort. Construire quelque chose sur aussi peu de matière relevait de l’impossible ou de l’insuffisance, que ce fût dans un but narratif ou spéculatif selon que Joris se sentît poète ou scientifique. On ne pouvait pas mieux tourner en rond. Une activité circulaire est plus ou moins acceptable tant qu’on est en vie et que par conséquent on a de l’espoir, mais à ce stade de l’existence, Joris perdait tout simplement son temps. Et de nouveau, il sombra dans un tenace désespoir, ce qui n’arrangeait rien.
Il n’y a rien de plus triste que de recommencer tous les jours la même chose, c’est-à-dire de se réveiller pour revivre ce qu’on a vécu la veille et les jours qui la précèdent. La mouche ne faisait pas autre chose. C’était leur seul point commun. Tout était devenu prévisible. Et rien, dans la tête de Joris, et pourquoi pas dans celle de la mouche, n’expliquait ce qui était en train de se passer ni pourquoi ce qui arriverait après demeurerait aussi sans explication. Tuer la mouche n’eût pas servi à grand-chose. Il pouvait même effacer les traces de chiures, vider le contenu du garde-manger pour l’obliger à crever de faim… et alors ? Et après ?
Crier fait du bien. On ne sait pas pourquoi. Crier même sans personne pour entendre, à part la mouche, peut procurer jusqu’à du plaisir. Joris cria pendant des jours. Il criait même dans son sommeil, preuve que son obsession pour la vérité ne dormait jamais, elle. Il grignota aussi. Il restait pas mal de nourriture dans le garde-manger. La mouche accompagna ces repas. Elle ne se battit pas pour défendre ce qu’elle aurait pu considérer comme une prise de guerre. Mais l’avait-elle gagnée, cette guerre ? Avait-il eu lieu, ce conflit sans déclaration claire ? Il aurait fallu se haïr, commettre une malveillance, fourbir les armes. On n’avait rien fait de tout cela. La mouche allait et venait dans l’air saturé d’odeurs intimes. Et Joris était cloué sur son siège de pilotage qui ne servait plus à piloter puisque le trajet était écrit d’avance. Quant à la place du mort, il ne manquait pas de la briquer à fond chaque jour. Elle serait la sienne quand les premiers signes de décomposition feraient leur apparition. La mouche n’était peut-être que cet instrument. L’homme est ainsi fait qu’il ne détecte pas le premier les signes de changement qui affectent autant son esprit que son corps. Comme il avait déconnecté le système interne, il ne disposait plus du paramétrage personnel bien utile en cas modification des données intimes. Or, il se modifiait. Il tendait même vers zéro. La mouche l’assistait donc. Enfin… il était possible que le rôle de la mouche se limitât à l’alerte en cas de dépassement de ce qu’un homme peut supporter au niveau de sa chair.
À force de penser, il en venait à céder la place occupée d’ordinaire par son intelligence dogmatique à une imagination dont il n’avait jamais soupçonné l’étendue. Ça pouvait devenir très compliqué. Et il savait par expérience que passé une certaine dose de complications, il abandonnait tout espoir de recherche. C’était d’ailleurs comme ça qu’il n’avait jamais rien trouvé.
Un matin (on va appeler ça comme ça), Joris vit deux mouches. Une grosse et une petite. Il se frotta les yeux. Il eut même envie d’un café. Il alluma une cigarette en évitant de trop faire craquer l’allumette. C’était bien deux mouches qu’il voyait. Et il ne savait pas si celle qu’il connaissait était la petite ou la grosse. Ce type de rapport existait entre les Terriens. Il y avait de gros et de petits Terriens. Ceci sans distinction de sexe. Mais il y avait aussi une différence de taille entre l’homme et la femme, celle-ci étant souvent plus petite que l’homme. On avait eu tort, au début, de se baser sur la taille pour déterminer le sexe, c’est-à-dire pour chercher la femme. Et on avait pris des hommes pour des femmes. Péché de jeunesse.
Joris écrasa son mégot avant de s’approcher du couple qui chiait tranquillement sur la porte du garde-manger. Il n’était pas difficile, ni même étrange, de constater qu’il s’agissait bien de deux mouches. Mais Joris avait oublié, ou n’avait pas bien noté, la taille de la mouche qu’il connaissait pourtant mieux que celle qui venait s’ajouter sans s’annoncer. Suivant un vieux raisonnement qui avait pourtant conduit à l’erreur de plus intelligents que lui, il pensa que la petite mouche était une femelle. La taille était le seul critère envisageable. D’ailleurs, peu importait que ce ne fût pas le bon, une fois de plus. La mouche première, qu’elle fût la petite ou la grosse, avait maintenant la possibilité de se reproduire. Elle avait donc atteint le niveau qui détermine la nature de l’être. En effet, sans partenaire, elle n’était, si on peut dire, que la moitié d’une mouche. Vous connaissez l’expression terrienne et ce qu’elle implique au niveau cette fois de la recherche qui en multiplie les auteurs et les multipliera encore jusqu'à ce que la Terre devienne invivable. À moins qu’on s’en mêle.
Mais ces spéculations intellectuelles n’occupèrent pas longtemps l’esprit de Joris qui n’était pas fait pour perdre son temps de cette manière. Il songea au plaisir. Il s’agissait maintenant de ne pas rater ce moment. Car il arriverait forcément. Les deux mouches, attirées l’une contre l’autre par leurs instincts respectifs de reproduction, prendraient ce plaisir exactement comme on le voyait dans les films pornographiques à visage humain. Joris reconnecta toutes les caméras. Si jamais il s’endormait, il pouvait compter sur le système pour mémoriser la scène. Et peut-être même l’histoire. Il en bavait d’avance. Il savait lui aussi où était son plaisir. Et il ne s’en priverait pas. En direct ou en différé.
Évidemment, le nombre de chiures crût d’une manière qu’il n’est pas difficile de calculer même si on manque d’imagination. La tentation de faire le ménage agita Joris qui, malgré l’aspect que prenait l’intérieur, savait qu’il était important de conserver la vérité, quitte à écœurer le spectateur. Vous me dites qu’il n’y avait pas de spectateur. Mais je vous rappelle que Joris avait connecté les caméras. Et par conséquent, à partir de ce moment, le système général était aussi connecté et que des employés inoccupés pouvaient alors assister aux rushes avant même le montage définitif. Joris avait aussi branché les microphones. Le spectacle serait complet. À quoi servirait-il, en dehors d’alimenter son propre désir d’une compensation pas négligeable du tout ? Mais qui sait si le succès n’était pas au bout de cette tentative non pas d’expliquer la reproduction, mais d’y trouver le plaisir de s’y adonner en toute liberté ?
Joris, en proie aux exigences de la création artistique, se rongeait les sangs. Il perdit le contrôle des couches profondes de sa conscience. Cela aussi lui procurait du plaisir. C’était une grande liberté à saisir par la queue. Il ne s’en priva pas. Mais n’allez pas imaginer ce que je n’ai pas dit. Nous aborderons la question de la reproduction des Modelli dans un autre chapitre, plus loin, beaucoup plus loin.
Une angoisse le réveilla. Et si, par un manque de chance auquel il s’était habitué depuis longtemps, les deux mouches étaient du même sexe ? Imaginons un instant, comme le fit Joris couvert de sueur froides, que la grosse mouche était la première. Elle était donc un mâle, puisqu’elle était grosse. Mais si c’était une grosse femelle et que sa grosseur s’expliquait par une grossesse ? Elle serait entrée dans le vaisseau dans cet état, après avoir joui de ses prérogatives, porteuse de sa descendance et prête à le faire savoir. Imaginons cela comme le fit Joris qui sentait la mort comme s’il en atteignait la limite. Ainsi, cette mouche première avait enfanté. Et la petite mouche n’était autre que son enfant. Et voici que la question se reposait avec la même acuité : cette petite mouche était-elle un mâle ou une femelle ? Et puis surtout, avait-elle des frères et des sœurs comme c’était probable ? Une pareille perspective vous change un homme en paquet de nerfs impossible à maîtriser avec les moyens du bord. Joris sortit une bouteille du garde-manger et la but d’un trait. Il n’avait pas besoin de boire puisqu’il était mort, mais il était encore assez vivant pour en ressentir pleinement les effets. Et ceci en toute bonne conscience, car s’il lui arrivait de commettre une mauvaise action en mangeant lui aussi dans le garde-manger, il privait la mouche de la durée correspondante. Il ignorait ce que cela signifiait exactement, mais il savait qu’en mangeant il réduisait les espérances de la mouche. Cependant, tout le monde le sait, les mouches ne boivent pas. Sans doute parce qu’elles n’ont pas la capacité de se saouler, laquelle n’appartient qu’à l’homme, Terrien ou autre. Joris se saoula donc en toute bonne conscience. Et il dormit.
Il se réveilla reposé. Il lui sembla même que son esprit en avait profité pour se limiter uniquement aux idées claires. Et il reprit son raisonnement où il l’avait laissé : il y avait une grosse mouche, elle était femelle, elle avait enfanté et maintenant il y avait un tas de gosses de tous sexes dans les parages. Et en effet, quand il rouvrit le garde-manger, une nuée de mouches s’en échappa. Pourquoi ne l’avaient-elles pas fait quand il avait ouvert ces mêmes portes pour s’emparer d’une bouteille, il ne le savait pas. Elles sortaient maintenant parce qu’il avait ouvert les portes pour les voir. Il vit aussi les bouteilles et en profita pour en vider une avant de se remettre à penser. L’intérieur du vaisseau était saturé de mouches. Et la grosse mouche était introuvable maintenant. Elle n’avait peut-être jamais existé. Ou bien c’était ce que le système central (et général) voulait que Joris se mît dans la tête avant d’être anéanti et qu’on n’en parlât plus jamais.
Joris se souvint subitement, entre deux gorgées (car il buvait au goulot d’une autre bouteille), qu’il avait branché les caméras, ceci dans l’intention très honorable de créer une nouvelle séquelle de l’industrie cinématographique. Était-il pensable de se déconnecter maintenant alors que le film n’était pas terminé ? Au départ, il s’agissait de produire un film porno, mais les choses avaient évolué. Il se sentait dans l’obligation morale de continuer son ouvrage en filmant l’essaim qui venait de naître et qui ne manquerait pas d’offrir à l’objectif une quantité inestimable de copulations par tous les trous. Ces enfants allaient très vite grandir. Et avec eux le désir de reproduction. On passait d’un coup de l’intimité nunuche de la Nouvelle Vague aux torrents printaniers d’une Amérique en croissance constante. C’était une très bonne idée. « Ah ! pensa joyeusement (et non pas tristement) Joris. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt. Je serais devenu un artiste. Et pas n’importe quel artiste ! Un artiste de l’industrie. Un promoteur du plaisir pour le plaisir d’en avoir. Pourquoi ai-je attendu d’être mort pour m’y mettre ? Ah ! J’enrage ! »
Dire que Joris n’avait jamais pensé à se distinguer du commun des mortels n’est certainement pas dire ce qui s’était passé en réalité. Il y avait pensé. Ça n’avait pas duré longtemps. Et surtout, ça n’avait abouti nulle part, c’est-à-dire qu’il avait renoncé à se distinguer des autres et par conséquent à ce qu’il avait imaginé pour y parvenir. Joris était bien jeune quand il écrivit son premier poème. Il avait suivi la trace laissée par ce qui se disait de plus courant à propos de poésie. Il lâchait une belle pensée en usant de métaphores plus ou moins clairement assumées, puis il procédait à un découpage du texte en ligne correspondant à ce qu’il estimait être une respiration. Il pouvait ainsi se passer de ponctuation. Et parce qu’il avait vraiment, profondément envie de se distinguer, il avait rejoint un groupe de poètes qui se ressemblaient entre eux justement parce qu’ils se distinguaient des autres, ceux qui n’écrivaient pas de poésie parce que ce type de distinction ne les intéressait pas. Au bout d’une semaine de cet exercice fiévreux, Joris se demanda s’il était possible de se distinguer aussi de ceux avec qui il se distinguait. Il ne leur en parla pas. Il ne savait pas à qui en parler. Et il était complètement plongé dans ces réflexions quand il revit, dans la rue, un vieux copain de l’école primaire. À cette époque, Joris avait l’apparence de ce qu’il était devenu. On n’avait pas besoin d’être grand clerc pour se rendre compte que Joris était pauvre et qu’il allait le rester. Il avait l’air malade. Son copain le reconnut cependant. Ils s’embrassèrent longuement sur le trottoir. C’était à la tombée de la nuit. Ils étaient éclairés par les vitrines et avaient l’air de deux pédés provocateurs. Le copain, qui s’appelait Arthur, mit fin à la confusion en se détachant de Joris, le tenant toujours par les hanches, mais les bras bien tendus. Joris, qui avait bu entre deux lectures dans un café spécialisé, se laissa conduire. Arthur s’était mis dans la tête, allez savoir pourquoi, de révéler à son vieux camarade le secret de sa réussite. Ils s’attablèrent à une terrasse sécurisée et commandèrent une bouteille avec la nette intention de ne pas la vider avant d’avoir tout dit, car elle contenait de quoi rétamer deux hommes avant la dernière goutte. Arthur écouta Joris lui parler de son projet de distinction double. Il comprit parfaitement de quoi il s’agissait. Mais lui-même n’avait jamais cherché à se distinguer. Il prétendait au contraire se fondre dans la masse. Et il y parvenait sans difficulté. En entendant ce mot, difficulté, et ce qu’Arthur était capable d’en faire sans pratiquer la poésie, Joris tendit l’oreille. Car au lieu de choisir la voie des Lettres, Arthur avait tout misé sur la sécurité de l’emploi.
« C’est dégoûtant ! » s’écria Joris.
Et il vida son verre. Il s’empourpra. Arthur comprit que s’il voulait tout dire, il avait intérêt à prendre le plus court chemin. Et voici ce qu’il dit :
« Je sais bien que c’est dégoûtant, un fonctionnaire. Mais il y a, mon cher Jojo, deux manières de l’être…
— Je suis toutoui…
— Alors écoute attentivement : il y a fonctionnaire et fonctionnaire…
— Ça, tu l’as déjà dit…
— Il y a fonctionnaire avec et sans enfant.
— Un fonctionnaire est un fonctionnaire ! L’écœurement qu’il provoque chez le poète de vocation ne tient pas à l’enfant !
— C’est là que tu te trompes. Car seul le fonctionnaire sans enfant est dégoûtant. Est-ce que tu me trouves dégoûtant ?
— Est-ce que tu as un enfant ?
— J’en ai trois.
— Et comment tu fais pour ne pas être dégoûtant, en dehors du fait d’avoir trois enfants à nourrir ?
— Tu l’as dit ! Je les nourris. Et ça, mon vieux, c’est une bonne action. Or, traite-t-on de dégoûtant un homme qui nourrit ses enfants ? Non, n’est-ce pas ? Voilà comment on devient un fonctionnaire qui se distingue des autres parce qu’il n’inspire pas le dégoût.
— Encore faut-il qu’on sache que tu as des enfants et que tu les nourris…
— Mais on finit toujours par le savoir ! Tu comprends ?
— Je comprends que si j’étais devenu fonctionnaire pour avoir du temps à consacrer à la poésie sans risquer de crever de faim ou de maladie, je serais un poète dégoûtant. Et que si, pour ne pas l’être, j’avais fait des enfants comme toi, je n’aurais plus le temps de faire de la poésie.
— C’est ce qui explique que tu sois poète et moi fonctionnaire. On se distingue l’un de l’autre. Et pourtant, on est ami. Est-ce que tu es ami avec les autres poètes, ceux qui ne se distinguent pas de toi ? »
Voilà comment Joris avait renoncé à la poésie et était devenu un fonctionnaire… dégoûtant. Car Arthur, qui ne l’était pas, dégoûtant, avait l’avantage d’être un Terrien et donc de pouvoir se reproduire dans une femme. Or, Terrien, Joris ne l’était pas. Il devint par conséquent un fonctionnaire sans enfant. Et comme il pensait, comme tout le monde, qu’il n’y aurait plus jamais de guerres, il avait choisi de s’engager dans l’armée. Un militaire qui ne fait pas la guerre peut occuper son temps à faire autre chose. Et même à se distinguer. Joris, qui n’écrivait plus de la poésie pour ne pas risquer de défier la censure sans le faire exprès, s’ennuya donc beaucoup. La suite, vous la connaissez.
Maintenant, il y avait les mouches. Les mouches et le tournage du film porno. Il n’était pas nécessaire d’utiliser un instrument d’observation pour savoir qui était mâle et qui était femelle. Les couples copulaient sans distinction de sexe. Il y avait des couples hétéros, des couples homos et des couples qui cherchaient l’aventure. Les caméras n’allaient pas plus loin. Et comme ce spectacle ne reposait pas sur une histoire, il pouvait durer autant de temps qu’on avait d’énergie pour le regarder. Qu’en pensait le système ?
Car, comme il est dit plus haut, si les caméras étaient connectées aux enregistreurs de bord, le système assistait lui aussi au spectacle. Et il en pensait quelque chose. Était-il vraiment judicieux de savoir ce genre de chose alors qu’on est déjà mort ? Joris ne prit pas sa décision à la légère. Il réfléchit longtemps avant de couper toutes les connexions aux caméras. Et le tournage se termina ainsi. Il ne restait plus qu’à visionner les rushes. Des heures et même des jours de copulations en tout genre.
Joris se rendit alors compte qu’en fait il avait été complètement inutile de passer tant de temps à filmer. Quelques minutes auraient suffi, car, en effet, les scènes étaient répétitives. Il fallait alors opérer un montage à la manière d’Andy Warhol. Il avait perdu beaucoup de temps. Et des signes de décomposition se manifestaient en surface. De petites cloques puantes éclataient régulièrement dans la paume de ses mains. Il ne s’en inquiéta pas outre mesure.
Les mouches, elles, quand elles ne copulaient pas, mangeaient beaucoup. Et elles chiaient aussi abondamment. Joris se pinçait souvent le nez. Mais la majeure partie du temps qu’il lui restait à vivre (si on peut le dire comme ça) était consacrée au spectacle que les mouches lui offraient en boucle. Il y en avait de plus en plus. Et si certaines finissaient par crever, leur croissance démographique semblait n’avoir pas de limite. Le sol de la cabine était couvert d’un tapis de cadavres qui allait lui aussi en épaississant à vue d’œil. Il y en avait même à la place du mort que Joris balayait soigneusement plusieurs fois par jour. Il s’agissait d’entretenir surtout les aiguilles d’injection, fragiles ouvrages d’acier finement effilé. Il nettoyait de même la vitre des témoins qui étaient aussi à aiguilles car, nous l’avons déjà précisé, la technologie en usage dans les corbillards spatiaux était très ancienne. Ce n’était pas le moment de se laisser envahir par la paresse qui le guettait comme un animal sauvage tapi dans l’ombre de la jungle qu’était devenu l’intérieur de la cabine. Quant à la poésie, il n’y songea même pas. C’était oublié. Le rappel que nous en avons fait ci-dessus est de notre propre main. Joris n’y est pour rien.
Nous sommes tous pareils. Chaque fois que les mouches envahissent notre espace, nous mettons tout en œuvre pour les chasser ou carrément les exterminer. Joris, qui n’arrivait même plus à se déplacer à l’intérieur de la cabine ni à entretenir la place du mort, se retrouva coincé sur son siège, couvert de mouches jusqu’au menton. Et cette masse de mouches tombée par terre était mouvante et bruissait comme les branches d’un arbre au printemps. Vous ne le savez peut-être pas, mais les mouches ne sont pas cannibales. Si elles l’avaient été, Joris aurait tenté de les pousser à dévorer leurs cadavres pour en limiter le cimetière. Il y avait bien une trappe d’évacuation dans le plancher. Elle servait à se débarrasser proprement des excréments et des liquides du pilote, car ceux-ci n’étaient d’aucun usage dans la marche du moteur et des instruments. On y jetait aussi les emballages des aliments, les os, les croûtes et les inévitables restes des repas. Mais tout ceci était quantité négligeable par rapport à la masse développée par les mouches, autrement dit par l’addition de leur multiplication et de leurs cadavres. Joris n’aurait su calculer cette accumulation ni sa vitesse de croissance. D’ailleurs, la trappe était bouchée. Il avait failli y laisser un bras en tentant de pousser à l’extérieur cet amalgame de mouches vivantes et mortes. Heureusement, il était mort. Il n’avait nul besoin de se vider. Mais les mouches se livraient à cette opération à sa place. Et de manière exponentielle. Joris n’avait aucune envie de disparaître dans une masse qui finirait par mourir entièrement elle aussi. Est-ce que les mouches disparaissaient après leur mort ? Le Dogme n’en disait rien. Joris, déjà sujet à toutes les angoisses possibles, sentit clairement qu’il allait en inventer une nouvelle.
On ne peut pas dire que Joris s’égarait en réflexions diverses et variées et qu’il perdait ainsi non seulement un temps précieux mais aussi un espace inestimable, en attendant d’être fixé sur son sort. Il n’était pas maître des évènements et de leurs évolutions. Des évènements, il n’y en avait pas beaucoup. Le fait que la trappe d’évacuation était bouchée n’en avait été un que pendant le temps qui s’était écoulé entre la constatation qu’elle l’était et l’observation pertinente de l’impossibilité de la déboucher. Le passé n’a qu’une existence de mémoire et Joris n’avait pas l’intention de s’y perdre. Il avait suffisamment à faire avec ce qui se passait en ce moment, à savoir la multiplication des mouches pour cause de copulation, la croissance excessivement rapide de leurs déchets anaux et funéraires, la diminution proportionnelle des réserves alimentaires et la réduction de l’espace vital. À ces phénomènes en marche, il fallait ajouter les signes de la décomposition qui affectait Joris, car il n’oubliait pas qu’il était mort et qu’avant de disparaître, il prendrait le temps de pourrir, ou plutôt le temps puiserait dans ses réserves incalculables pour le réduire en poussière et le livrer ensuite à l’inconnu.
Il y avait un moyen de ralentir la décomposition cadavérique. C’était de prendre la place du mort. Mais elle avait maintenant disparu sous l’amalgame agité des mouches, de leurs progénitures et de leurs déchets. Joris redoutait d’avoir à s’installer sur des aiguilles émoussées. Il ne manquait plus qu’il se mît à souffrir ! Il n’y a rien de plus effroyable que la souffrance inutile. On aime souffrir pour se sauver de la mort ou de la pauvreté. Il y en a même qui souffrent pour échapper à la laideur. On le dit, en tout cas. Mais peu importe la sagesse populaire dans ces moments où l’esprit ne trouve plus de solutions aux problèmes qui se posent parce que la procédure ordinaire est perturbée par un évènement extérieur. Si tant est que les mouches soient un évènement de ce type. Elles pouvaient parfaitement être au contraire de nature interne.
Il nous arrive quelquefois de perdre la tête. Pour une raison à laquelle nous accordons une importance tragique, nous agissons en dehors de toute construction soigneusement conçue. Et nous voilà, comme Joris, en train de manger les mouches dans l’espoir de libérer la place du mort ou tout au moins de la rendre de nouveau utilisable dans les meilleures conditions possibles compte tenu de la situation. Joris étant mort, il n’avait pas besoin de manger. En fait, en mourant il avait perdu la capacité de digérer. Ce qu’il était en train de faire ne s’appelait pas manger. Il avalait. Et ce qu’il avalait, au lieu de s’entasser à l’extérieur, s’entassait maintenant à l’intérieur de lui-même. Il ne fallait pas sortir d’une grande école pour savoir qu’une fois rempli, il ne pourrait plus avaler. Et s’il parvenait à évacuer son contenu muscidé par le cul, il participerait alors au remplissage de la cabine par cette matière à la fois morte et vivante qui finirait par occuper toute la place. Le Dogme, pourtant vieux comme le Monde et forgé dans l’Histoire autant par le Sabre que par les Lettres, ne disait rien de tout ça. Ou alors c’était d’un niveau supérieur. On ne dit pas tout aux gens simples dont on fait des citoyens. Il était impossible, pensait Joris en avalant mouches et cadavres d’un air dégoûté, que Dieu lui-même n’eût pas donné un sens à ce qui lui arrivait à lui en particulier. S’il y réfléchissait bien, et il s’efforçait de le faire en toute honnêteté, les choses devaient toujours se passer ainsi. Mais on ne vous le disait pas. On ne vous parlait pas des mouches ni de leur influence sur le cours des évènements qui forment ce temps particulier et inexprimable qui sépare (c’est une manière de parler) la mort de la disparition. Et maintenant que ça arrivait, il fallait se résoudre à y croire. Non, décidément, faire passer les mouches à l’intérieur de soi-même en pensant ainsi libérer au moins l’espace contenant la place du mort était une folle manière de sombrer dans l’utopie la moins favorable qui fût. Mais alors, comment s’installer à la place du mort pour recevoir les produits anti-décomposition qui permettaient au mort de retarder l’instant fatal de la disparition ?
Les signes de décomposition devenaient inquiétants. Les petites cloques purulentes du début s’étaient transformées en plaies sanieuses et troublantes. L’os apparaissait aux articulations. Une veine se mit à pendre sous une rotule. Et les dents se déchaussaient pendant que la langue s’empâtait, collant au palais. Les narines, pincées en espérant les déboucher, s’étaient au contraire obstruées sans remède.
Il était absurde de se laisser aller de cette manière alors qu’on possédait l’outil adéquat pour y remédier. Il n’était pas trop tard. On pouvait craindre une détérioration du processus. L’amoncellement de mouches mortes devait se solidifier dans les couches les plus profondes de cet amalgame, au moins sous la pression exercée par son épaisseur croissante. Il était peut-être encore temps de retrouver la surface moelleuse de la couche tapissée d’aiguilles hypodermiques. Joris y plongea son bras plusieurs fois sans rencontrer le cuir souple où il avait si souvent placé le mort qu’il avait pour mission de ramener. Ce qu’il empoignait alors, c’était des ailes, des corsets, des pattes, des liquides et il arrivait même qu’une mandibule restât plantée dans un doigt. Cette histoire devenait effrayante. Le Dogme vous promettait une mort réglée comme du papier à musique dans l’attente de céder sa place au néant. Pourquoi ces mouches ? se demandait en pleurant le pauvre Joris qui n’en avait jamais vu autant. Quel est le sens de ces mouches ? En ont-elles un seulement ?
La décomposition affectait maintenant les chairs. La peau se détachait sous la combinaison que Joris avait entrouverte pour aérer son corps fiévreux. Il plongea plusieurs fois son index dans cette purée sans toutefois en sentir les exhalaisons pestilentielles. Il avait perdu le sens de l’odorat. Et sans doute aussi celui du goût. Par contre, il voyait très bien et entendait tout ce qui se disait. Pour la chair, il ne savait pas à quels saints se vouer. Il ne souffrait pas, ce qui paraissait logiquement lié à son état. Il pourrissait, c’était la seule certitude pour laquelle il aurait mis sa main au feu s’il avait été question de parier. Mais il ne jouait plus. On ne joue pas longtemps tout seul. Et les mouches n’étaient pas des partenaires. Elles suffisaient au spectacle qu’elle donnait.
Joris avait abandonné l’idée de faire un film. On a déjà dit qu’il avait coupé les connexions. Les caméras ne filmaient plus et les enregistreurs faisaient la pause. Ce serait une pause définitive. Il ne serait plus question de film désormais. Le seul évènement qui importait maintenant, c’était le pourrissement. La décomposition avait transformé la peau en jus. La chair verdissait. On voyait des os, jaunes et lisses. Une artère battait dans une crevasse bouillonnante. « Le voilà, le spectacle ! » s’écria Joris comme si les mouches avaient été douées d’intelligence. Elles forniquaient sans repos, bourdonnant dans l’amas d’ailes, de pattes, de nourriture et de déchets de toutes sortes et de toutes formes. Et pendant ce temps, Joris approchait la limite externe de la mort, celle dont on ne sait rien, sinon qu’il y a de fortes chances pour qu’elle ne limite que le néant. Ce n’était pas angoissant. Les sentiments aussi étaient affectés par la transformation. Que devenaient-ils ? Mais était-il important qu’ils devinssent quelque chose ? Ils ne serviraient plus à rien et pourtant, durant toute son existence, Joris en avait fait un usage croissant, souvent même sur des sujets que l’intelligence aurait mieux abordés. Alors lui vint une idée absurde.
Pourquoi ne pas en quelque sorte « ralentir » la décomposition ? Il en avait les moyens. Sous l’amas des cadavres de mouches et de saletés, la place du mort n’avait pas encore servi. Il se souvenait d’avoir procédé méticuleusement au remplissage des seringues, d’avoir brossé les aiguilles en ménageant leurs pointes si fragiles et d’avoir vérifié la programmation dans le bac de sable. Vous ne pouviez pas partir sans avoir effectué ces manœuvres. Le système veillait aux procédures. Des sanctions étaient prévues en cas de non-observance des règles en usage. Mais, comme le lecteur ici présent le sait, Joris n’avait pas effectué un décollage conforme aux procédures. Il avait accepté à son bord un être qui prétendait être son double. On n’efface pas un tel évènement de la mémoire. Et cet être avait fait usage de la place du mort, ce qui n’était pas prévu par le règlement. Il avait donc puisé dans les réserves des seringues. Il en avait émoussé les fines aiguilles. Il avait même profité de l’occasion pour rajeunir car, en effet, on racontait que l’être vivant qui prenait la place du mort (en principe pour « déconner ») et qui laissait les liquides prévus pénétrer ses chairs vivantes et encore à l’ouvrage des plans sociaux voyait son espérance de vie augmenter d’un nombre non négligeable de mois, sinon d’années. Ce n’était qu’une rumeur, mais Joris, qui s’en nourrissait pour ne pas se distinguer et risquer d’être mis à l’index, y croyait comme la grande majorité de ses concitoyens. Bien sûr, il n’avait jamais pris la place du mort, pas même par inadvertance. C’était tentant d’ailleurs. On avait sommeil pendant le trajet d’aller, celui qu’on effectuait à vide, et il n’était pas impossible de penser alors qu’une petite sieste à la place du mort (celui qu’on ramenait au retour) passerait inaperçue. Mais ce n’était pas si facile que ça à dissimuler. On prenait le risque de perdre sa propre place. Et puis personne ne savait comment se déclenchait le processus d’injection. Était-il automatique ? L’injection démarrait-elle au contact du mort qui prenait place ? Ainsi, le double qui s’était allongé à la place du mort sous prétexte que c’était le seul endroit de la cabine où il pouvait se tenir avait pu activer le système d’injection et même le vider complètement. Il avait profité d’une sacrée cure de rajeunissement alors que Joris continuait de vieillir inexorablement. Or, en arrivant à la station KH101, le contremaître avait constaté la présence d’un mort dans la cabine et avait à juste titre estimé que le mort dont il avait la charge n’y avait plus sa place. « Nous étions deux quand le sas s’est refermé et que le contremaître a expédié le vaisseau dans l’espace infini… » Or, au moment où tout ceci a eu lieu, Joris était seul dans la cabine. Et avant que les mouches se multiplient, la place du mort était libre. Il n’était donc pas bête de penser que celui qui avait occupé illégalement la place du mort pendant le voyage d’aller n’était autre que lui-même. Et s’il était encore de ce monde, c’était parce qu’il avait rajeuni.
Ces pensées, aussi absurdes les unes que les autres, s’entrecroisaient et prenaient maintenant l’aspect d’un amalgame aussi bruyant et repoussant que celui des mouches et de leurs déchets. On pouvait penser autant qu’on le voulait ou qu’on le pouvait, cela ne changeait rien à la situation marquée immédiatement par deux phénomènes : les mouches et la décomposition. Là encore, il fallait soupçonner un lien, mais il était tellement obscur que Joris pensa, pour en rajouter, qu’il était inutile de s’embringuer dans cette voie peut-être sans issue. Ce qu’il fallait entreprendre maintenant, c’était creuser dans la masse pour retrouver la place du mort. Une fois fait, si c’était encore possible, il faudrait en vérifier l’état de fonctionnement et, en cas de réponses affirmatives à 100%, en faire usage pour tenter de durer encore un peu. Pourquoi durer alors que tout est fini ? Allez savoir !
Joris sauta directement du haut du dossier où il s’était juché dans la masse des cadavres de mouches. Il avait pensé pouvoir ainsi creuser un bon coup, les pieds d’abord et les mains prêtes à arracher tout ce qu’elles rencontreraient. Mais quand il arriva, d’une hauteur d’un bon mètre, à la surface de la masse, celle-ci lui opposa une résistance têtue. Il recommença. Cependant, chaque fois qu’il se recevait sur ses pieds, une quantité de chair impossible à mesurer se détachait de son corps pour aller se coller à la masse comme le crépi sur un mur. Au troisième essai, il prit conscience qu’il était en train de participer à la constitution de la masse qu’il prétendait pénétrer par le moyen d’un trou donnant accès à la place du mort. Sa propre chair s’ajoutait à celle des mouches pour former un bouclier rendant inaccessible la place du mort tant convoitée. Si c’était ça, l’absurde, ce n’était pas drôle. Cette opération, mal préparée, accélérait le processus de décomposition en éjectant à l’extérieur y compris les chairs qui n’étaient pas encore vraiment pourries. Joris tenta même de les ramasser. Il y réussit, mais recoller les morceaux relevait de l’impossible. Ce qu’il était en train de recomposer avec sa propre chair ne ressemblait pas du tout à ce qu’il était avant de commencer à se décomposer. Il passa des jours, debout sur la masse, à gesticuler sans attirer l’attention des mouches qui se jetaient sans autres considérations sur ces morceaux de choix. Des milliers d’asticots apparurent, tout agités du désir de vivre et de mourir. Joris remonta sur son siège.
La masse n’avait pas encore atteint le mécanisme de rotation ni celui de la suspension. Joris impliqua à l’ensemble un mouvement de va-et-vient, comme l’enfant ou la bergère sur la balançoire. Ce n’était pas le moment de rêver. Il réfléchit. Il était tenté par l’abandon total, mais il ne voulait pas mourir sans avoir compris le sens de la femme chez l’homme. Il était certes trop tard pour tenter l’expérience, mais il avait la mémoire remplie de petits faits significatifs. Disposait-il encore d’assez de temps pour en structurer un sens ? Il savait que ce sens pouvait être autre chose qu’un sens. On meurt souvent dans ces conditions. C’est peut-être d’ailleurs toujours comme ça qu’on meurt. Mais quoi qu’il en soit, on ne meurt pas sans avoir donné un sens à la seule question qui vaut la peine d’être posée quand on est un homme qui disparaît avec lui-même le moment venu. Pourquoi se plaindre de n’être pas un Terrien ? Ils avaient perdu la guerre. Arthur avait perdu la guerre. Qu’en pensaient ses enfants maintenant qu’il était trop tard pour penser ne pas en donner à la femme ?
Creuser, voilà ce qui restait à faire, quitte à creuser sa propre tombe dans une masse de mouches et de chiures. Pour la quatrième fois, Joris sauta du haut du dossier dont il avait relevé l’appui-tête pour augmenter la force de l’impact. Comme il s’y attendait, ce nouvel effort ne fut pas plus efficace que les précédents. Les pieds touchèrent la masse, les jambes plièrent et les entrailles jaillirent entre elles pour aller s’appliquer dessous, bouchant ainsi ce qui avait pu paraître l’ébauche d’un trou. Le cerveau, liquéfié par la peur de servir au même office, coula un peu par les orbites, mais Joris eut la présence d’esprit de renifler et tout rentra dans l’ordre. Il pouvait encore penser. Il regarda ses pieds. Il en agita les orteils, grattant la surface où des ailes rutilaient encore. Quel outil utiliser si les mains demeurent impuissantes à réaliser ce que le cerveau a conçu ? Joris regarda autour de lui. Tout était solidement fixé aux parois. Il était impossible d’en arracher un morceau pour lui donner la forme d’une pelle ou d’un pic. Le feu ? Il y avait pensé. Le feu est un grand pouvoir. Mais la fumée ? Comment l’évacuer ? Par la trappe ? Mais elle était bouchée ! Non, le seul outil demeurait la main. Avec deux mains, l’homme est parfaitement conçu pour creuser sa tombe, même dans des conditions aussi absurdes que celles qui affectaient l’existence terminale de Joris. Il s’activa, à genoux sur la masse. Dessous, il y avait la place du mort, ses promesses, un inconnu à ne rater sous aucun prétexte. Il fallait trouver ce courage. Joris hurlait sa joie d’avoir encore la possibilité de penser à durer, faute de pouvoir vivre et revivre ce qu’il avait la sensation de bien connaître, de connaître suffisamment pour en apprécier la troublante disposition au plaisir. Et il n’oubliait pas de laisser une place à la femme dans le désordre assumé de son esprit.
Comme il pouvait se passer d’aliment pour nourrir son énergie, il travailla sans relâche. La masse s’effritait en surface. Les ailes voletaient comme des feuilles d’automne, puis se reposaient sur celles qui venaient de cesser de battre. Joris contemplait ce spectacle de l’impossible en riant de lui-même. N’était-il pas en train d’occuper le temps au lieu de chercher à gagner sa place à l’endroit où un mort, grâce à de savantes injections, peut espérer repousser les limites de sa propre mort ? Le trou n’avançait pas. Et la chair pleuvait en grosses gouttes visqueuses, sans bruit mais avec des éclatements de fleurs artificielles. Il n’allait plus rien se passer d’autre. Et si c’était le cas, alors ce récit s’achève ici.
Si le vaisseau ne s’était pas posé sur cette comète, rien d’autre ne serait arrivé que la lente appropriation du corps de Joris par la masse croissante des cadavres de mouches. Le choc fut conséquent. Le vaisseau n’était pas prévu pour atterrir dans un endroit aussi sauvage. Tout fut inversé dans la cabine. Heureusement, le hublot était toujours à la verticale. Tout bien pensé, il était à l’envers. Alors au lieu d’en lever le rideau comme Joris avait l’habitude de le faire dans les grands moments de curiosité qui troublaient sa mémoire, il le baissa pour l’ouvrir. Ce qu’il vit était la surface d’une comète. Il avait souvent frôlé ce genre de débris et les avait évités en appliquant la procédure prévue en cas de mauvaises rencontres. Il en connaissait la surface rocheuse, grise le plus souvent, bosselée, dentelée, trouée, crevassée… Enfin, tout ce qu’on voudra imaginer de pire. L’horizon était noir, preuve qu’on était sur une comète de grande dimension. Où allait-elle ? Il était impossible de le dire ? Et il était même possible que ce fût un cimetière. Joris, épouvanté par cette idée, car elle faisait son chemin, frotta nerveusement le hublot, mais sans toutefois perdre la tête au point de penser à l’ouvrir pour aller voir de visu. Il était en effet inutile de penser l’ouvrir car c’était impossible. Le hublot n’était pas conçu pour s’ouvrir. Et en plus, il était incassable. Quant à la portière, elle ne s’ouvrait que de l’extérieur. Or, à moins d’un fossoyeur d’un genre nouveau, il n’y avait personne sur cette comète pour procéder à cette opération. Mais pourquoi s’inquiéter à ce point et se raconter de pareilles sornettes ? Il n’y avait pas de tombes à la surface de cette comète. Il n’y avait même rien. Cet atterrissage était un pur accident comme il peut en arriver chaque fois qu’on provoque le temps. Après tout, peu importait que le vaisseau fût animé de son propre mouvement ou qu’il subît celui d’une comète, même si celle-ci voyageait en sens contraire. La mort n’était pas compliquée à ce point. Joris épousseta les innombrables cadavres de mouches qui lui étaient tombés dessus lors de l’atterrissage sur le dos. Le vaisseau était retourné. Il fallait tout repenser ! Joris fondit en larmes. Est-ce qu’on a le temps de tout repenser alors qu’on est sur le point de disparaître ? Il n’avait pas de chance. Il n’en avait jamais eu, en y pensant. Chaque fois qu’il avait cru en avoir enfin, un évènement en avait inversé le processus et il avait dû se résoudre à courber l’échine sous le poids du malheur qui ne manquait pas alors de le frapper de plein fouet. Voilà comment il avait atterri sur cette comète. À l’envers. Et avec tout à repenser dans ce sens. Comme s’il en avait le temps !
Vous avez su une bonne heure avant Joris que les cadavres de mouches étaient maintenant agglutinés au plafond du vaisseau puisque celui-ci était posé à l’envers sur le sol métallique de la comète. Et Joris s’était battu pendant cette heure pour s’extraire de cette concrétion qui s’était abattue sur lui alors qu’il n’avait pas encore eu le temps de penser à ce qui arrivait maintenant. Il avait dû remonter à la force des bras, les pieds n’étant d’aucune utilité dans ce genre de masse. Et en retournant le paquet, le hasard avait emporté aussi la horde des mouches qui volaient alors plus près du plafond que du plancher. La masse s’était ramollie par l’addition de ces corps bruissant et fous. Joris sentit cet intense frémissement le pénétrer. Il faillit alors céder à la panique. Il ne voulait pas finir comme ça, mélangé à un composé de cadavres et d’insectes agités par leur instinct de conservation. Mais il n’y avait rien au plafond pour s’accrocher. Sa surface bouchonnée se frottait à son dos. Il était couché. Il rassembla toutes ses forces pour se plier aux genoux et au bassin. Aveugle et haletant, il y réussit. La masse avait perdu de sa compacité. Il fallait maintenant prendre appui sur les pieds. Joris mesurait un mètre quatre-vingt passé. Il avait évalué l’épaisseur de la masse à un mètre cinquante au plus. Il se souvenait qu’au moment où le vaisseau était encore à l’endroit, elle ne dépassait pas l’assise de son siège. Il ajouta à cette masse inerte ce qu’il savait de la meute des mouches copulant et dévorant sans autre souci. S’il parvenait à se redresser sur ses jambes, sa tête émergerait à la surface de ce tas de merde. Il n’en fallait pas plus pour changer le cours de son existence.
Mais la masse résistait. Elle avait acquis, par l’addition incalculable des mouches vivantes et paniquées, une force négative d’une puissance qui dérouta complètement ses moyens pour le situer de nouveau dans le sens d’une peur insoutenable. Il avait toujours la tête dans la masse. Il respirait des mouches, les vivantes comme les mortes. Et il ne voyait rien alors que ses rétines transmettaient des fantasmes rouges à ce qui restait de son cerveau en décomposition. Cette description de la mort en phase III démontrait, si besoin était, que la phase IV était sur le point de prendre le relais. Et c’était, si ses souvenirs scolaires étaient à la hauteur de son angoisse, la dernière. Il se servit alors de ses bras, d’abord pour les agiter à la manière d’un noyé, puis il sentit ses pieds quitter le plafond. C’était un effort douloureux et agréable cependant. On n’en doute pas, Joris ! Continue ! Accroche-toi à cette espèce de mur que tu gravis de l’intérieur. Les mouches hurlent autour de toi et même en toi. C’est toi qui hurles, mais personne ne t’entend !
La tête émergea. Les mouches qui n’avaient pas été emportées par la masse virevoltaient dans tous les sens, se heurtant aux parois qu’elles semblaient vouloir traverser. Le bruit était infernal. On se serait cru à l’usine. Joris cracha tout ce que contenait sa bouche, y compris sa langue qui n’avait plus d’utilité. Quelques dents se déchaussèrent et rejoignirent la masse. Il leva les bras pour atteindre le dossier de son siège. Il n’était plus question de s’asseoir dedans. Il pouvait s’y accrocher et même s’en aider pour se soulever. Mais pour aller où ? S’il commettait l’erreur de s’en détacher, par exemple pour cause de sommeil, il retournerait dans la masse qui était mouvante et pouvait l’engloutir de nouveau. Il ne retrouverait pas la force ni l’intelligence qui venaient de le sauver d’une mort épouvantable. D’ailleurs, la fixation du siège au plancher qui servait maintenant de plafond résisterait-elle à son poids ?
Il ne tiendrait pas longtemps à la surface, agitant ses pieds dans la masse et en battant la surface avec ses bras. Il cherchait un rythme en espérant y trouver le calme toujours nécessaire dans ce genre de situation, mais son cœur n’en avait plus. Il était douloureux par instant, menaçant de lui jouer un tour… Était-ce le cœur, ce qu’il entendait à l’intérieur de lui-même ?
Qu’elle était la situation exacte à ce moment ? Joris voulait penser en militaire. Il en était un. Pas exemplaire à tous les points de vue, mais il avait choisi cette discipline plutôt que de se laisser aller à penser le contraire de ce que savent les autres. Voyons… le vaisseau avait atterri. Il voyait ça dans le hublot. Et il était à l’envers. Le plafond servait de plancher, ce qui n’avait pas amélioré les choses en ce sens que la masse, qui avait été compacte et impénétrable (il en savait quelque chose) était maintenant aussi dangereuse que des sables mouvants. S’il faiblissait (et il faiblirait fatalement) il sombrerait dans cette merde pour n’en plus jamais ressortir. Enfin, espérer utiliser le siège méritait une plus ample réflexion sur la capacité de résistance de sa fixation au plancher transformé en plafond. Mais surtout, la position du vaisseau était définitive, à moins d’un autre évènement extérieur. Joris n’avait aucun moyen de manœuvrer. Pour quoi faire d’ailleurs ? Se remettre à l’endroit ?
Certes, de cette manière, il retrouverait l’usage de son siège sans risquer d’en détériorer la fixation. Mais pourquoi s’asseoir ? La masse retournerait au plancher et alors elle ne cesserait de s’accroître jusqu’au moment fatal où elle occuperait tout l’intérieur. Et en attendant, ces deux retournements de situation (un coup à l’envers, un coup à l’endroit) auraient transformé cette masse immonde en sables mouvants dans lesquels il était inévitable de se noyer. C’était déjà des sables mouvants. Et ça ne cesserait plus d’en être.
Joris se laissa couler un peu dans l’espoir de reposer ses membres. Il renversa la tête pour appliquer sa nuque à la surface. Le bourdonnement envahit son crâne. Il avait du mal à réfléchir. Il aurait pu fermer les yeux et attendre l’instant où sa tête plongerait docilement, mais il n’avait plus de paupière et son œil gauche n’était plus dans son orbite. Ce fut donc l’œil droit dont l’angle de visée se trouva presque exactement perpendiculaire au plancher qu’on peut appeler plafond sans abuser de la patience du lecteur ou de l’auditeur du présent récit. Une lueur se forma au-dessus de ce qui restait de son cuir chevelu. Comment n’y avait-il pas pensé ?
La place du mort, accrochée au plafond (au plancher), rutilait dans la lueur des veilleuses alignées à la hauteur des plinthes, exactement comme si on venait d’en briquer scrupuleusement le cuir, les aiguilles et les manettes d’acier chromé. Les aiguilles de compteur (pas celles des seringues) indiquaient que les réservoirs de produits anti-décomposition étaient à la moitié du niveau de sécurité. Ce qui était logique, puisque le double en avait utilisé dans son intérêt pendant le voyage d’aller. Ce qui ne l’avait pas empêché de disparaître promptement (comment ?) au tout début de ce voyage qui n’était pas celui du retour comme prévu sur la feuille de route. Mais peu importait le sens de ce qui était arrivé et qui n’avait aucune chance de se reproduire. La situation avait changé. Maintenant, c’est maintenant. Pas ailleurs.
Cette découverte n’en était une que parce qu’au moment d’émerger de la masse, l’esprit encore aux aguets de Joris s’était fixé sur le siège et ses possibilités d’avenir. Et il avait butté sur la question de la fixation sans parvenir à établir son rapport au poids qui était celui que Joris voulait soumettre à cette possibilité : s’accrocher encore un peu avant de finir par lâcher prise comme c’était écrit quelque part mais où. Il avait perdu un temps précieux à tenter de résoudre cette équation à tellement d’inconnues qu’il en avait perdu la dimension. Il se remit à battre des pieds et des mains, mais il conserva sa tête dans la position qui était à l’origine de la découverte salvatrice. L’avantage d’avoir essuyé un échec sur la question du siège, c’était que tout le calcul initial était accompli. Il suffisait de changer quelques données pour appliquer la démonstration à la place du mort.
Les mouches, fatiguées elles aussi par la série des changements qui avait affecté leur univers, se posaient sur le crâne purulent de Joris. Il fallait aussi tenir compte de cette masse. Elle s’ajoutait, certes, mais de quelle manière obscure qui multipliait la difficulté non plus de savoir à coup sûr si les fixations de la place du mort résisteraient à la traction exercée sur les poignées latérales (six en tout, trois de chaque côté), mais si la musculature pourrissante de Joris était encore en mesure d’effectuer cette manœuvre peut-être désormais surhumaine ?
L’avantage de la place du mort sur le siège de pilotage était évident : elle était munie non seulement de poignées pour faciliter la traction vers le haut et le placement du corps sur l’alignement impeccable des aiguilles d’injection, mais elle était aussi équipée d’un couvercle qu’il était facile de refermer par simple pression sur un bouton de type électrique. Une fois enfermé là-dedans, le corps y demeurerait intact tant que le système d’injection serait actif, c’est-à-dire jusqu’à épuisement des liquides. Ce qui réclamait un autre calcul, duquel, heureusement, ne dépendait pas le placement lui-même. On avait toujours le temps, une fois placé, de se livrer à ce qui deviendrait une occupation en attendant que les compteurs se remettent à zéro. Pour l’heure, la question de la fiabilité des fixations de la place du mort était la seule préoccupation digne d’intérêt. Et Joris savait bien qu’il avait intérêt à trouver ça intéressant.
Il tenta un premier essai de traction. Ses mains agrippèrent deux poignées. Et voici que pendant qu’il s’élevait, somme toute sans difficulté, au-dessus de la masse, une nuée de mouches s’abattit sur son corps. Le poids qu’il infligeait à la place du mort s’en trouva augmenté d’autant. Mais la place ne broncha pas. Joris la trouva au contraire plutôt solidement arrimée. Il faut comprendre que l’ingénierie qui avait conçu cette place n’en avait calculé la fixation que par rapport à un plancher. Aucune action cherchant à la soulever n’avait été prévue. On avait calculé des forces de translation dues au roulage et au tangage, au freinage, à d’éventuels chocs. Les fixations étaient conçues pour résister à ces forces. On avait évidemment tenu compte du poids du mort et ajouté cette section à celle résultant des forces susdites. Mais de là à penser que quelqu’un ou quelque chose chercherait à soulever la place du mort, il y avait loin. C’était tellement stupide qu’on n’y avait même pas pensé. Et comme l’inversement de la position du vaisseau relevait de la même physique, la question se posait maintenant et certainement ensuite, c’est-à-dire une fois le corps de Joris à l’intérieur de la place fermée par un couvercle qui n’en était plus un, mais bien plutôt une trappe par en dessous.
Joris renonça à pousser ce premier essai jusqu’au bout. Il replongea lentement dans la masse et toutes les mouches, sauf celles qui s’accrochaient nerveusement à son crâne, reprirent leur vol hystérique dans l’air malsain de la cabine.
Il n’y a rien de plus terrifiant que de se trouver devant une impossibilité. La possibilité s’en trouve amoindrie d’autant. Et la perspective de mourir dans la merde n’est pas le meilleur spectacle à donner de soi-même quand on est aussi seul que Joris l’était à l’extrême de son existence. Tout était-il fini ? Pourtant, la place du mort était bien jolie avec ses cuirs briqués à fond et tout le brillant de ses chromes. Le couvercle était tapissé de soie finement brodée d’ors. Mais comment y accéder ? Un mort a le droit inaliénable de trouver sa place. Et bien ce n’était pas le cas de Joris. Et il n’y avait plus personne pour le défendre. Mort, où est ta justice ?
On pourrait en dire autant de la vie. Mais la mort n’est pas doublée d’une existence qui installe cette autre limite de la pensée qu’est la société. Peut-on parler d’existence quand l’être est définitivement seul avec lui-même ? Ce qui vient d’être raconté, est-ce un récit comme l’existence en connaît une multitude tant sur le plan littéraire que vernaculaire ? C’est un rapport, tout au plus. Ce n’est pas vécu, on s’en doute. L’imagination fait le reste. Non, il n’y a pas de nom pour désigner cette étrange durée. Pas de métaphore non plus. Le personnage n’agit plus, il est mort. Il ne connaît plus, il n’est plus là. Il ne se soucie pas de morale ni d’esthétique. Il se bat encore pour trouver sa place. Et ce n’est même pas un récit. On construit facilement une nouvelle avec quelques personnages. Encore faut-il trouver le deuxième. Mais à l’intérieur du vaisseau où Joris attend de disparaître et met tout en œuvre pour que ce soit le plus tard possible (d’où le combat pour une place), peut-on considérer les mouches comme autant de personnages ou leur essaim comme un seul ? Pensez-vous que la première mouche fut un tel personnage ? À mon avis, qui est celui d’un ignorant car je n’ai encore observé la mort que de l’extérieur des autres (tiens… vous aussi ?), le dernier personnage est ce contremaître qui expédia notre ami (est-il vraiment le vôtre ?) ad patres. Et j’en suis encore à me demander qui était ce mort dont Joris devait prendre livraison. C’est à cet endroit de l’envers qu’existe un véritable récit des évènements. J’imagine qu’il serait celui d’un absurde tout vêtu de parures littéraires et moralisatrices dignes d’un prix Nobel. Mais ce n’est pas ce récit qui motive chez moi le besoin d’écrire. Ne savez-vous pas que pour illustrer leur théorie de l’absurde, ces praticiens ont inventé des situations inimaginables ? Vous ne lisez donc pas ? Quelle erreur ou quelle faute de penser démontrer une thèse en se servant de ce qui n’existe pas et n’existera jamais ! Tandis que si je vous racontais ce qui se passa ensuite sur le tarmac de la station KH101, rien ne vous semblerait improbable. Et vous en saisiriez alors l’incroyable complexité. Mais je ne suis pas cet écrivain. Je suis un autre.
Étant donné que l’absurde est une absurdité…
Préface
Certes, la tentation est forte d’insérer ici tout le fatras conceptuel et spéculatif qui structure la partie cachée de l’iceberg. Plongeon qu’on évite en principe de donner en spectacle pour laisser toute la place à l’action, quitte à la traduire par une série d’omissions adroitement situées dans le cours de la narration. D’aucuns distribuent ce fatras comme on sème des graines, les noyant mais pas trop pour qu’elles demeurent tout de même ce qu’elles représentent. On construit alors une série à séquences, donnant la part belle au récit pour ne pas s’éloigner du roman sans lequel il n’y a plus de lecteurs. La théorie s’insère dans le texte. Elle surgit où on ne l’attendait pas. On se laisse griser par ses allures d’aphorismes. Elle revient alors qu’elle s’était ingéniée à se faire oublier. Le récit prend un sens, son sens. Ainsi, mêlée au récit sous forme de digressions, rejetée en note ou en annexe, recueillie après coup comme les morelliennes, ou carrément insérée sous forme de chapitre intercalaire, la théorie fait son chemin dans la seule intention de tordre les poignets du lecteur afin de le conduire à la station terminale où la rencontre se termine au buffet ou sur le trottoir de la station de taxis. Mais les romans ne sont pas tous conçus pour délivrer une leçon morale ou métaphysique. D’autres se limitent, si c’est là une manière de ne pas se borner, à explorer l’implicite des actes et des choses et à laisser tout le champ à la liberté de rêver éveillé. Ils ne veulent rien dire. Ils ne servent pas à quelque chose. On peut même s’en passer. Le présent récit est de ceux-là. Ne rien dire qui prétende épuiser la connaissance dans une éthique à usage humaniste. Ne pas servir à donner un sens à l’action qui n’est qu’une manière intelligente de trouver du plaisir à agir. Et surtout, surtout… ne pas risquer de servir de catéchisme aux éducations nationales ni de chemin aux convictions partisanes. Alors cette histoire d’un homme avec des mouches, ne la prenons pas avec les pincettes du pédant ni dans les griffes des vicieux.
Mais libre à celui que cette simple provocation de l’idiosyncrasie ne satisfait pas de se conduire en critique et d’ajouter son grain de sable à ces pages. Il s’y prendra comme il voudra : il insérera des propositions, des phrases, voire des pages entières et pourquoi pas des chapitres en nombre limité seulement par la joie ou la colère que ce récit aura inspirée à son esprit. Qu’il se livre en toute liberté aux excroissances de sa maladie ou de sa nature. Mais qu’il n’aille pas s’imaginer que cette histoire d’un homme avec des mouches est une fable, car ce n’est pas le cas. Les fables assagissent les mœurs. En quoi est-il question ici de les humaniser au point de les rendre utiles ? Et ce n’est pas non plus une chronique. Les chroniques font le spectacle. Elles nous confrontent à nos peurs, joies, envies, jalousies, etc. On en fait des films. Est-ce que cette histoire d’un homme avec des mouches peut scénariser un film ? Non, décidément, cette histoire d’un homme avec des mouches n’est pas une fable, ni une chronique. Elle ne fait pas la leçon. Elle n’invite pas non plus au divertissement, aussi pornographique soit-il. Ici, l’homme meurt. Et cette mort est une durée et non pas un évènement. C’est ce qu’il faut comprendre avant de continuer la lecture. Le temps n’est pas une question de temps, mais d’action. Joris ne prétend rien d’autre que de mourir dans les meilleures conditions possibles. Cela ne lui servira à rien, mais il y prendra du plaisir. Ce n’est ni bien, ni mal, ni beau, ni autre chose. Ce n’est rien. Et si ce n’est rien, c’est que c’est compliqué. Mais ceci est une autre histoire…
Joris s’était posé un tas de questions. Il avait abordé tous les sujets possibles concernant les objets qui l’environnaient alors. Et il n’avait pas négligé les perspectives de changement qui pouvaient affecter ces objets. Par exemple, la résistance des fixations qui assujettissaient la place du mort à ce qui était maintenant un plafond. Il était évident que si cette force était inférieure à son poids, la place du mort finirait dans la masse constituée par les cadavres des mouches, leurs déjections et tout ce qu’il était possible d’imaginer relativement à l’existence des mouches et à leurs activités nourricières et sexuelles. De plus, au poids que Joris comptait soulever en se servant des poignées de ce qui ressemblait de plus en plus à un cercueil, il fallait ajouter la force nécessaire pour s’extraire de la merde. Sans instrument, ce calcul était un rêve inaccessible. Or, qu’arrive-t-il quand le rêve se sépare nettement de la réalité ? Joris avait été maintes fois soumis à cette sournoise expérience. On est d’abord paralysé par la difficulté d’avoir à agir sans calcul. C’est jouer avec le feu, non donné dans ces circonstances possiblement tragiques au hasard le bien nommé. On cherche alors des indices, des traces d’un calcul approchant, des signes approximatifs et en général, comme c’était le cas dans ce vaisseau à l’heure de mourir, on ne trouve rien pour satisfaire ce qui ne peut plus être une exigence. Il faut se soumettre. C’est d’ailleurs là, n’en déplaise aux esprits libertaires, toute l’intelligence des religions : la soumission pallie les défauts d’une conviction trop difficile à intégrer quand on a l’esprit encore critique. Disons que l’exercice de la soumission finit par laisser toute la place à la conviction, c’est-à-dire à une justice qui se passe de preuves, la seule en usage dans les temples de la foi.
Mais, malgré les avantages de cette théorie qui n’avait pas manqué de le séduire, Joris était un homme pressé. En effet, il pourrissait. Et il était urgent de profiter des pouvoirs de la place du mort pour ralentir cette décomposition de toute façon inévitable. Le but n’était-il pas de durer le plus longtemps possible ? Sans oublier que les mouches commençaient à trouver sa chair à leur goût et négligeaient maintenant de satisfaire celui-ci et leurs nécessités dans le garde-manger. Ce dernier était d’ailleurs à moitié enfoui dans la merde. Il n’était donc pas difficile de calculer que les mouches étaient désormais privées de la moitié au moins de son contenu. Ce qui accélérait le temps. Au facteur décomposition, ajoutons le facteur garde-manger, plus le facteur préférence (maintenant que les mouches avaient goûté la chair de Joris) et nous obtenons un indice d’accélération en croissance constante. Joris, affolé par cette perspective (la contraction du temps), se démena tant et si bien qu’il réussit à se soulever au point de toucher le cuir de la place du mort et d’en éprouver la mollesse prometteuse des coussins. Cette sensation de pur plaisir l’encouragea à hurler de toutes ses forces. Les genoux touchèrent les coussins. Comme il avait encore des pieds en parfait état de fonctionnement, il en accrocha les orteils aux poignées opposées. Il était pendu comme un cochon. C’était une grande réussite.
Mais comme l’existence est une série de contradictions faites pour éprouver le malheureux comme le fortuné, c’était maintenant toute la surface de son corps qui était exposée à la voracité tournoyante des mouches. L’attaque fut presque grandiose. Tout l’essaim se déchaîna. Joris se retrouva dans une obscurité si bruyante qu’il ne s’entendait plus crier. Il était cependant beaucoup plus épouvanté à l’idée de finir par lâcher prise pour se retrouver entièrement enfoui dans la merde. Et à cette idée effroyable et funeste s’ajoutait le poids de l’essaim qui harcelait son corps pour le détruire définitivement. Bien sûr, sa chair passait par les canaux digestifs des muscidés qui en rejetaient forcément la partie excrémentielle. Il s’allégeait d’autant. Mais il n’en restait pas moins que le poids opposé à la résistance constante des fixations de la place du mort allait en augmentant, ce qui augmentait aussi le risque d’un arrachement de la place à son socle et l’enfouissement définitif, sans perspective de bonheur, dans la merde immonde qui ne demandait qu’à composer avec son corps. Il finirait de pourrir dans la merde et non pas, comme c’était prévu et promis par le Dogme, à la place qui est celle du mort comme dans toute civilisation digne de ce nom.
Il songea à se secouer, sachant qu’en s’y prenant de cette manière, il ne pourrait pas empêcher ses chairs déjà mortes de se détacher avec un nombre sans doute dérisoire de mouches qui, dans l’opération, ne perdraient nullement leur pouvoir de voler et de revenir à l’attaque. Alors pourquoi se secouer comme un chien mouillé par la pluie ? Il ne se secoua donc pas. Mais combien de temps tiendrait-il dans cette position inconfortable ? Il ne faut pas oublier que les mouches, et pas seulement la décomposition, réduisaient le volume de sa musculature. Or, s’il tenait encore aux poignées, c’était grâce à ces muscles ou à ce qu’il en restait. Pas grand-chose si l’on pense que ce récit est sur le point de trouver sa conclusion (à moins d’un évènement nouveau comme en réservent les bons spectacles).
Joris était pressé. Et il haletait autant que le permettaient ses poumons qui, au reste, ne lui servaient plus à respirer. Il pensa, comme nous, aux produits insecticides dont regorgeait le placard à balais. Se pose alors la question de savoir si Joris a accès à ce placard ou pas ? Le lecteur est ici invité à choisir une alternative. Si vous avez choisi A, rendez-vous dans la case Optimisme. Sinon, restez avec Joris et continuez de lire pour savoir ce qui s’est ensuite passé pour que cette simple histoire d’un homme avec des mouches devienne un roman d’action et de frissons garantis.
La question était simple comme un bonjour : ou bien Joris se débarrassait de l’essaim de mouches qui le harcelait ou bien il ne s’en débarrassait pas. Dans le deuxième cas, il se détachait, ou les fixations de la place du mort cédaient à la force qui leur était appliquée, et Joris finissait son histoire dans la merde, ce qui n’est pas forcément du goût de tout le monde. À choisir dans l’intérêt de cette histoire, il fallait imaginer comment Joris s’allégeait du poids et de la voracité des mouches. Et pour corser le récit, le placard à balai n’était pas accessible. En effet, pour l’atteindre, il était nécessaire de traverser la merde en surface. Or, on sait qu’elle était mouvante comme certains sables du désert. Et parmi la population innombrable des mouches, il n’était pas possible de trouver un ou une complice. Une fois de plus, Joris était seul.
On est ainsi fait pour être seul ou pour avoir l’impression d’être accompagné. On n’échappe pas à cette condition humaine. Et Joris, qui était humain, était aussi un membre de la communauté des Modelli, lesquels ont la particularité de n’avoir pas de femmes pour se reproduire. S’ils se reproduisent en effet, c’est sans femmes qu’ils le font. Comment ? On n’en sait rien pour l’instant, d’autant que c’était alors le cadet des soucis que Joris entretenait au fil de son angoisse évolutive. Il fallait se rendre à l’évidence : il n’y avait pas de solution à son problème. Ce n’était qu’une question de temps : il allait lâcher prise et sombrer dans la merde qui formait actuellement le plancher de son existence finissante. Il était donc inutile de penser s’en sortir. Était-il d’ailleurs raisonnable d’espérer un évènement du genre de celui qu’avait constitué la comète au moment où il était devenu urgent de renverser le vaisseau. Reconnaissons le côté grotesque de cette solution, mais sans elle, nous n’en serions pas là et Joris non plus. Il en est ainsi de toute histoire conçue pour amuser l’esprit et taquiner le corps. Tous les scénaristes vous le diront. Et quand il leur arrive d’user d’artifices pour pallier le temps qui menace d’achever le récit avant l’heure, ils travaillent d’arrache-pied pour que la ruse passe inaperçue, comptant sur la crédulité de leur public ou tout simplement sur sa générosité. Mais Joris n’avait pas de public à satisfaire. Il était seul. On aurait tort de se prendre pour un public et plus particulièrement le sien. Nous ne sommes rien pour lui. Il ne sait même pas qu’on existe. Il n’imagine rien en fonction de nous. Il voit des mouches, de la merde et ne s’intéresse plus à leurs fornications qui, quelques pages plus haut, le fascinaient encore au point qu’il avait l’espoir de devenir un auteur de films pornographiques. On ne peut pas négliger ces circonstances. Elles sont réelles. Alors que notre présence de spectateurs est une illusion. N’inversons pas le processus. Ce serait faire un mauvais procès à la littérature.
Et les mouches mangeaient Joris. Elles ne se privaient de rien. Tout les intéressait, la chair encore relativement fraîche comme la pourrie qui tenait encore à quelques fibres étonnamment résistantes, comme si la pensée leur donnait le fil à retordre dont Joris avait un besoin impératif. Tout ceci dans un bruit considérable. Battements d’ailes et chocs de mandibules se mélangeaient aux déglutitions, aux pets et aux diarrhées. Remarquez que les mouches pouvaient manger le cœur de Joris sans le tuer : il était déjà mort. Et puis il s’en fichait de son cœur : il ne lui servait pas à s’accrocher. Il avait besoin des muscles. Et peut-être aussi de son cerveau. Après tout, ne pensait-il pas ? Vous n’allez pas imaginer que c’est nous qui pensons à sa place !
Mais il n’était pas si désagréable que ça de se laisser grignoter. C’était épouvantable, certes. Mais l’esprit y trouvait de la satisfaction. Il n’était pas insensé de penser que plus vite on se décompose et moins on souffre de se voir partir de cette ignoble et dégoûtante façon de ne plus être un homme. Personne n’aime souffrir à ce point, excepté les malades, mais Joris n’était pas malade. Il l’eût été qu’il aurait alors rêvé d’un sauvetage in extremis du genre de celui que promettaient les religions des Terriens. Mais chez les Modelli, on ne croyait pas, on n’était jamais convaincu, on ne se laissait pas aller à espérer que les choses ne sont pas ce qu’elles sont. À quoi servirait-il de vivre d’illusions ? Bien sûr, on vit très mal en compagnie des seules certitudes que la longue marche de l’homme dans l’Univers dispense quand la chance lui sourit. Mais si on veut gagner la guerre, et les Modelli l’avaient gagnée, il faut en passer par cette souffrance continue et vraie. Seulement, maintenant, les choses étaient loin d’être conforme à la réalité partagée par tous les Modelli. Normalement, et je pèse mes mots, les morts avaient leur place. Et tout se passait comme prévu. Alors que Joris, par malchance ou à cause d’autre chose, était injustement privé de la place qui lui revenait. Et non seulement il semblait bien l’avoir perdue pour toujours, mais il était humilié par une position grotesque, suspendu à une place mise à l’envers par un évènement imprévu, couvert de mouches qui accéléraient le processus de disparition et menacé de finir sa mort dans un tas de merde insondable et profondément ignoble. Certes, il n’était pas désagréable de sentir les picotements des mandibules et même de penser que les mouches avaient le sentiment d’agir pour le bien de l’homme qui leur était confié par une puissance non révélée. Joris espérait. En principe, un Modello n’espérait pas. Il avait trop peur de perdre la guerre. Mais les circonstances étaient exceptionnelles. Si on les observait depuis le système central, on ne se priverait pas d’en analyser les particularités dans l’espoir d’en tirer quelques connaissances supplémentaires toujours bienvenues dans les moments où le Dogme est pris en flagrant délit d’erreur ou pire d’imposture. C’est ainsi, Joris était comme les autres le produit d’un jeu invraisemblable de contradictions. Tout ce qu’il pouvait espérer maintenant, c’était de perdre conscience avant de tomber dans la merde, un peu comme le soldat qui perd la sienne au moment où la balle heurte son front, ce qui provoque une inconscience instantanée, et qui meurt encore plus vite quand le cerveau vole en éclat. Métaphore seulement valable en cas de balle en plein front. Joris avait eu l’occasion d’assister à de plus longues agonies. Ces images de tripes à l’air lui venaient à l’esprit en ce moment, ce qui ne l’empêchait pas d’attendre un évènement capable d'écarter les mouches de son corps et de faire en sorte qu’il se retrouve enfin à la place du mort, confortablement installé sur ses coussins de cuir et d’aiguilles et envahi par des liquides inconnus. Il pouvait espérer de la même manière que le couvercle se referme, ce qui semblait difficile vu la position inversée de ce qui ne pouvait être qu’un cercueil. Un cercueil au plafond à l’envers et inaccessible à cause des mouches.
On entend quelquefois une vedette du spectacle clamer son « bonheur d’avoir eu de la chance ». Rien n’est dit sur les conditions qui ont formé le lit de cette chance. Ou alors on nous raconte une histoire, on la travaille au fil des apparitions et quelques critiques s’y ajoutent pour éviter sans doute une plus profonde analyse. Ainsi se créent les parangons du bonheur. On nous propose de travailler nous aussi pour les imiter. Notre approche du bonheur se limitera alors à cette imitation. Nous devenons les interprètes de la paix, de l’honneur, de la prospérité, du triomphe, de l’harmonie, de la béatitude et de tous les synonymes du bonheur. Les dictionnaires n’en manquent pas, quitte à estomper les limites du sens pour se conformer aux convictions instituées. Ne pas croire au bonheur, c’est opter pour la solitude. Certes, le malheur, la maladie, l’injustice ont aussi leur mot à dire au moment du choix et nul n’est assez éclairé sur lui-même pour prétendre échapper totalement à ces autres modalités du plaisir, à moins d’être fou. Joris n’était pas fou. On avait plusieurs fois soupçonné une tare, toujours la même, mais les examens n’avaient pas confirmé cette hypothèse récurrente. Et pourtant, l’administration de la santé publique avait « tout mis en œuvre » pour alimenter la rumeur porteuse de cette nouvelle : Joris, murmurait-on autour de lui, « ne comprenait pas tout ce qu’on lui disait ».
Ainsi, il n’avait jamais cru au bonheur. Pour lui, c’était une mise en scène dont les acteurs profitaient par le moyen de l’argent. Joris n’avait jamais pu se payer une piscine. Il allait une fois par semaine au bassin municipal. Cette promiscuité ne lui avait pas donné le goût des rencontres sur lesquelles il faut compter, d’après le Dogme, pour trouver le bonheur. Il n’avait même pas trouvé du plaisir à savoir nager en eaux troubles. En agissant ainsi, il espérait se fondre dans la masse. Si jamais on lui posait une question relative à ses progrès sur le chemin du bonheur, il souriait et on avait l’impression qu’il ne comprenait pas ce qu’on venait de lui demander. Il était de ceux qui ont l’air heureux, mais qui n’inspirent pas le bonheur. Heureusement, c’était un Modello ; il n’avait donc pas d’enfant à éduquer. On sait à quel point l’éducation des Terriens est compliquée par les tares de leurs parents. Les Modelli échappaient heureusement à ce défaut de conception. Si Joris était fou au lieu d’être heureux, il n’exerçait aucune influence sur ses congénères. On regrettait de ne pas savoir en quoi il participait à la vie commune. Bien sûr, il avait fait la guerre. Il s’y était illustré, mais sans gloire. Il avait même été proposé comme candidat à l’honneur. Mais comme il y a une corrélation nerveuse entre l’honneur et le bonheur, on avait hésité à le décorer et, pour amuser son entourage, il déclarait qu’il n’était pas du genre « sapin de Noël », expression utilisée d’ordinaire comme image du bonheur d’être et non pas seulement d’exister. Il fallait voir alors son sourire, le plissement de ses yeux noirs, le froncement du nez et ces dents qui manquaient de symétrie, cette nécessaire symétrie sans laquelle la beauté devient l’image du mal.
À la télévision, il ne ratait jamais la vedette du cinéma ou de la chanson qui procédait au perfectionnement de sa propre légende, ménageant son bonheur sans négliger toutefois les lointains malheurs de ceux qui n’ont pas de chance. Joris les imitait parfaitement, mais seulement quand il était seul. Jamais il ne joua ces rôles devant les témoins de sa stature sociale. Et il souffrait terriblement de ne pas avoir trouvé un sens à ce comportement. La blague du « sapin de Noël » n’avait pas arrangé les choses. Chez lui, il se faisait « enguirlander ». Et chez les autres, il inspirait « les boules ». Grossières plaisanteries peut-être, mais elles avaient un sens : il n’était pas aimé. Il savait donc comment il ne l’était pas, mais il ignorait toujours pourquoi c’était à lui que ce malheur arrivait.
Maintenant qu’il était mort et expédié « ad patres », il n’avait aucune raison de se plaindre de n’avoir pas connu l’amour. Il avait autre chose à faire. D’ordinaire, le mort étant à sa place, il attendait et n’envisageait pas de faire autre chose. C’était en tout cas ce qu’on vous mettait dans le crâne quand vous étiez encore de ce monde. Mais comment savoir ce qui se passe dans la tête d’un mort ? Vous regardez son visage ni heureux ni malheureux, ni même entre les deux comme les vivants se connaissent. Et il ne se passe rien. Le contremaître referme le couvercle. Vous êtes déjà aux commandes, prêt à accomplir le voyage de retour comme le prévoit l’ordre de mission. Vous ne pensez pas à autre chose. Le mort, à sa place, fait de petits bruits, mais il est difficile de distinguer l’éclatement de ses bulles des injections qui en limitent pour l’instant la multiplication. Vous entendez cela parce que le moteur est silencieux. On n’entend jamais le moteur. L’écran n’émet aucun son. Les messages vous sont communiqués par écrit en lettres lumineuses de la couleur de votre choix. Rien n’arrive qui n’ait été prévu et donc calculé. Vous savez que vous terminerez cette mission avec succès et que la place du mort sera détachée du plancher pour être transportée, par une autre équipe de tarmac, dans un endroit qu’il n’est pas difficile d’appeler morgue vu l’aspect morose et solitaire de sa façade. Vous allez alors boire un coup avec les « copains » qui ne vous aiment pas, vous rentrez chez vous, vous vous branlez tristement et vous allumez la télé. Si vous parvenez à trouver le sommeil, vous cauchemardez. Et si la nuit est blanche comme la Lune, vous vous saoulez. Au matin, rasé de frais et l’esprit borné par les exigences professionnelles, vous rejoignez votre unité. On vous remet votre ordre de mission : aller chercher un mort dans telle station. Ce n’est pas compliqué. En votre absence, on a revissé la place du mort sur le plancher. Le couvercle est ouvert. Vous pouvez voir les coussins tapissés d’aiguilles, les compteurs qui indiquent que tous les pleins sont faits et le témoin principal qui vous autorise à prendre place aux commandes. Et vous voyagez de nouveau, seul, efficace et même fidèle. Comment n’avez-vous pas trouvé le bonheur dans ces conditions ? Voilà ce qui ne s’explique pas.
Le principe fondateur du bonheur relatif, celui que trouve, par exemple, l’écrivain qu’on prime, n’est pas la révolte, mais la soumission. La révolte est un jeu. On l’accepte comme spectacle, mais on a intérêt à s’en tenir à cette interprétation si on souhaite profiter du prix qu’on vous a attribué. La soumission vous ouvre les portes du bonheur. Mais pour se soumettre, il faut avoir été primé, choisi, élu, préféré, vendu. Si vous n’êtes rien, ou peu de chose, comme l’avait été Joris, vous ne trouverez aucun avantage à vous soumettre. Et si vous pensez alors vous révolter, vous êtes mort.
Maintenant qu’il l’était, fauché en pleine maturité, Joris aurait pu réfléchir aux raisons qui l’avaient condamné à mourir plutôt que de continuer à exister comme il en avait l’habitude. Étant donné sa situation existentielle (vie professionnelle, sexuelle, intellectuelle, etc.), la soumission était intégrée à son fonctionnement. Il ne se soumettait pas parce qu’il avait une raison de se soumettre. Il était soumis de l’extérieur, pour des raisons qu’il ne lui appartenait pas de connaître, et à l’intérieur, il composait avec cet état de chose pour ne pas tomber dans la délinquance. Il était facile de voler un poireau au marché, plus difficile de subtiliser une tablette sur un étalage et parfaitement impossible de rafler le gros lot à la Modellienne des Jeux. Se soumettre, c’était d’abord renoncer à ces méfaits. Joris avait tellement vécu dans le droit chemin qu’il n’y pensait même plus. Jeunesse se passe. Il avait donc acquis la stature d’un parfait domestique.
Or, il n’était pas mort de maladie ou d’accident. Et il ne s’était pas suicidé non plus. On ne lui avait même pas infligé les affres d’un procès. Il avait vaguement eu l’impression, quand le contremaître de la station KH101 avait refermé le sas, d’être exécuté. Cette impression n’avait pas duré, car il avait eu ensuite fort à faire avec les circonstances, comme on le sait. Mais cet instant, aussi bref fût-il, exista. Il pouvait encore en évoquer les sensations. Comment avait-il vécu ce qui pouvait être son exécution capitale ?
Le bruit et le poids des mouches l’empêchaient d’y penser. Faut-il placer ici ce qu’on en pense nous-mêmes ? Libre à vous. Moi, narrateur innommé, je continue ma description. Je ne tiens pas à parler de la révolte qui a « justifié » la décision de le faire mourir. Je n’ose imaginer le déploiement de forces intellectuelles nécessaire à un pareil exploit littéraire. Si vous vous sentez de taille, n’hésitez pas. Je vous publierai.
En attendant votre improbable intervention, Joris était pendu aux poignées de la place du mort, couvert de mouches, pourrissant maintenant de l’intérieur et l’esprit dérangé par des calculs de résistance et de probabilité. Il savait que tôt ou tard ses mains et ses pieds ne seraient plus de force à s’accrocher à la place du mort. Il ne voulait pas finir ainsi, mais c’était ce qui l’attendait. Il ne se faisait aucune illusion sur la suite des évènements, les derniers. Les aiguilles d’injection se situaient à moins de dix centimètres de son visage, partie de son corps la plus proche des coussins. Il avait plusieurs fois tenté de cogner le coussin avec son front. Il savait que cette simple action provoquerait une série d’injections. Et alors il bénéficierait d’un ralentissement notable de la décomposition qui affectait depuis peu son esprit. Il avait même perçu ces signes de putréfaction intellectuelle. Il y avait des trous dans sa pensée. Il voyait ce pus s’écouler dans le vide promis à son existence. Ce n’était pas les nobles omissions de l’écrivain au fait de la modernité la plus en phase avec son temps. C’était des trous. Et il n’en était pas l’auteur. Ainsi, le sens se perdait peu à peu. Il n’en resterait rien, pas une trace dans les pas de l’homme. Peu importait que le corps fût la proie des mouches et de leur merde envahissante. Mais l’esprit, cet esprit dont il avait fait un usage prudent ? Comment, maintenant que tout allait s’achever, retrouver la force de se servir des défauts substantiels de la soumission pour innerver une saine révolte ? S’était-il révolté ? L’avait-on jugé sur un signe plus haut que l’autre ? Il n’avait pas eu la sensation d’élever la voix. Quelles étaient les circonstances exactes qui l’avaient condamné à mourir avant l’heure, exécuté par les gardiens de l’autorité ? Pourquoi laisser le soin de ce rapport à un lecteur probablement moins imaginatif que l’auteur de ces lignes ?
Ici-bas, on appelle ça « péter les plombs ». Il y a maintes façons de « perdre les pédales ». Du terrorisme à l’insulte et de l’insulte à la satire, les chemins se croisent et se ressemblent par la nature du terrain qu’ils arpentent. Joris vouait une secrète admiration aux terroristes. Un homme qui va au bout de sa pensée et met tout en œuvre pour éliminer celui qui la combat pouvait représenter un idéal. Voilà comment Joris recevait cette abondante actualité. Il fantasmait. Mais au lieu de rêver à des femmes, comme le commun des Modelli, il s’était mis à installer dans son spectacle intérieur des tueurs d’innocents aux mains pleines. Cette seule vision provoquait une drôle de turgescence intellectuelle. Un orgasme s’en résultait, prodigieusement déconcertant. Ce n’était pas un crime. En tout cas pas chez les Modelli. Les Terriens étaient d’un avis différent, mais n’avaient-ils pas perdu la guerre ?
Pourtant, malgré cette puissante désertion du cœur, Joris ne tua jamais personne. Il ne s’en prit pas aux morts non plus. Ce qui pouvait lui arriver de pire, c’était de se faire pincer pour délit d’opinion. Il n’avait jamais donné son avis. On ne le lui demandait pas, sauf s’il s’agissait de répondre à la question de savoir s’il était heureux, à laquelle il répondait qu’il travaillait dur pour y parvenir et que ce travail avait fini par devenir une espèce de bonheur. Bien sûr, il ne s’en satisfaisait pas. Malheur à celui qui s’arrêtait ainsi en cours de route ! Joris mentait à ses examinateurs et ceux-ci n’étaient pas dupes. Cependant, ils lui accordaient un sursis. C’est comme ça qu’on entretient la domesticité. Et le domestique ne manque pas de trahir ses mauvaises pensées par des signes de moins en moins discrets.
Ses sommeils agités attirèrent l’attention des autorités sanitaires. Ou plutôt, elles furent attirées par la délation familiale et environnante. Et cette fois, le sapin de Noël n’y était pour rien. Joris avait été surpris à « grogner ».
On ne l’avait jamais vu grogner. Forcément, chaque fois qu’il l’avait fait, ce fut sans donner des signes patents de grognement. Il grognait sans grogner, un exploit dont seuls les solitaires sont capables. Et s’il grognait beaucoup en dormant, il n’était pas possible d’en déterminer la raison. On peut parfaitement grogner face à un chien qui grogne. Or, quand Joris grognait éveillé, c’était sans chien. Il grognait devant des gens qui ne le menaçaient pas, des gens normaux qui ne chômaient pas et participaient à l’union nationale en vigueur. Et bien « monsieur » Joris considérait clairement que c’était là une manière de le menacer. Il ne l’avait pas dit, mais si la police y mettait du sien, elle qui s’y connaît en propriété, ce délinquant deviendrait vite notoire et serait condamné à ne plus grogner.
Bien sûr, tout ceci eut lieu dans le plus grand secret. Chacun était invité à faire comme si rien ne se passait. Et au lieu de demander à Joris pourquoi il grognait, on voulait savoir s’il était heureux de courir après le bonheur et s’il avait les moyens de remercier la société autrement qu’en grognant sans chien pour justifier ce qui étaient forcément des paroles injustifiées. Car si vous ne pouviez justifier vos propres paroles, on vous contraignait à user de paroles classiques éprouvées par l’Histoire et les mœurs. Mais, avoua Joris, je ne suis pas cultivé à ce point…
Que n’avait-il pas confessé à l’homme du Dogme ! À cette époque, les confessionnaux sentaient l’encaustique. Penser à des femmes et même regarder des films pornos n’était pas considéré comme un péché. On ne confessait donc pas ce genre de choses. Mais si vous omettiez de parler de vos grognements alors que vous sentiez le chien, le secret de la confession était immédiatement trahi et vous vous retrouviez devant un tribunal pour être jugé et condamné. D’ailleurs, si vous étiez jugé, c’était parce que vous étiez condamné, alors qu’on n’avait jamais vu de condamnation sans jugement. Joris, qui grognait de plus en plus, n’en parla pas à l’homme caché du confessionnal. Joris ne savait pas qu’il grognait en public. S’il avait su, il aurait adopté un chien et l’aurait dressé pour le rendre agressif envers lui. Tout le monde faisait ça. Ça se faisait tellement qu’on ne savait plus qui grognait de l’intérieur. Joris s’était donc fait prendre la main dans le sac. Comme avait dit Arthur en sortant du tribunal : « Joris est trop con ! »
On comprend que s’il ne l’avait pas été, il s’en serait sorti avec un simple soupçon. On peut très bien vivre avec un soupçon. C’est même plus facile à nourrir qu’un chien, mais comme le chien est alors nécessaire, ça fait du monde à la maison. Or, Joris avait un goût immodéré pour la solitude. Et cette immodération lui valut une condamnation pour grognement.
« Mais je ne me rends pas compte quand je grogne ! avait-il protesté devant le siège.
— Voilà pourquoi je ne vous condamne à rien, dit le juge. Désormais, ne sortez plus sans un miroir. On en vend de pas cher sur Internet. Ne vous en privez pas, sinon je vous prive d’existence.
— Je ne veux pas souffrir sous les balles ! hurla Joris désespéré.
— Les balles, c’est fini depuis longtemps. Mais la peau est toujours là. Dites merci à la technologie…
— Mais puisque je ne suis pas condamné à mourir sur l’échafaud !
— Il n’y a plus d’échafaud non plus ! Monsieur Joris, vous ne lisez pas assez. Ou alors vous ne lisez pas ce qu’il faut lire pour savoir ce que vous ne savez pas. Je vous conseille d’acheter un chien. »
Et on amena Joris à la boutique du tribunal où il acheta un chien, un miroir et le catalogue des œuvres nationales. Il l’avait échappé belle.
« Maintenant, dit Arthur qui l’attendait pour fêter ça dignement, tu pourras grogner tant que tu veux. Et ne le fais jamais sans te voir dans le miroir. »
Et ils allèrent se saouler dans un tripot où on pouvait caresser des femmes sans leur faire des enfants.
C’est Arthur qui a commencé. Maintenant que c’était fait, et qu’il n’y avait plus moyen de reculer pour ne pas le faire et continuer de vivre sans avoir à justifier une pareille entorse au règlement, Joris se sentait mal comme jamais il ne s’était senti. Et je ne parle pas de la cuite. La nuit avait été dignement arrosée. La femme d’Arthur était en visite dans son village natal où sa mère vivait ses derniers jours. Elle avait emmené les enfants. Arthur, qui ne tenait pas à se replonger dans une atmosphère plutôt hostile à ses idéaux, avait prétexté un surcroît de travail au bureau. Axelle, qui était elle aussi fonctionnaire, ne s’était même pas imaginé qu’il lui mentait tellement elle avait envie de croire à l’urgence et à la quantité de ce travail. Paresseuse et hystérique, elle avait avalé ce bobard parce qu’elle rêvait tous les jours d’être « utile à quelque chose ». Elle avait pris le train en savourant les prémices d’une jalousie purement professionnelle. C’était peut-être le début de l’amour. Elle poussa ses deux enfants dans un compartiment et, comme il était occupé par des gens « de la maison » (la proximité avec « gens de maison » ne lui venait toujours pas à l’esprit), elle se lança dans un long soliloque portant sur les bénéfices d’une tâche bien mesurée sans dépasser les limites de la fatigue ni celles de la paresse. Les gens étaient d’accord avec elle, mais ils bâillaient. Et les gosses écrivaient des insanités dans le givre de la vitre. Sur le quai, Arthur bandait déjà.
Arthur n’avait pas d’amis. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas croisé Joris. On avait parlé de lui à la télé. Il faisait partie des accusés. On l’avait surpris à grogner et bien sûr il plaidait le propos incompréhensible y compris pour lui-même. Il prétendait rêver tout éveillé et c’était son cerveau, et non lui-même, qui grognait pour ne rien dire. Mais des témoins disaient qu’ils avaient très bien compris ce que Joris grognait. Tout le monde était maintenant dans l’attente de le savoir, révélation qui était réservée à l’audience, sinon elle ne valait plus la peine d’être vécue. Pour éviter toute fuite et interdire aux journalistes de soudoyer les témoins, on avait aussi enfermé ces derniers. En fait, comme dans tout procès à la hauteur de ses enjeux, tout le monde était enfermé.
Arthur se pressa. Il était en retard. Le tribunal avait ouvert ses portes depuis un quart d’heure. Il arriva sur la grande esplanade des affaires publiques au moment où les grilles tombaient sur le seuil du palais. Un garde en armes lui chatouilla le sternum avec la pointe de sa baïonnette.
« De deux choses l’une, grogna cet intellectuel de l’ordre. Si vous devez vous trouver actuellement à l’intérieur, qu’est-ce que vous foutez dehors ? Et si vous n’avez rien à faire à l’intérieur, qu’est-ce que vous foutez dehors ?
— J’ai accompagné ma femme et mes gosses à la gare. Ma belle-mère agonise…
— Vous ne l’aimez donc pas…
— Ce n’est pas la question. Mais j’ai un gros travail à faire au bureau…
— Qu’est-ce que vous foutez là alors ?
— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour entrer ? »
Arthur le fit. Et il entra. La salle d’audience était comble. Il se glissa contre le mur et empoussiéra le dos de son beau costume trois-pièces. Il trouva à se caser entre deux boniches en sueur. Il dégoulinait lui-même. C’était l’hiver, alors on surchauffait.
« Silence ! » hurla une greffière poilue.
On se tut. Tout le monde était assis. Il n’y avait pas de place pour les autres. Par contre, dans le box, Joris était debout, tout jaune tant de peau que de vêtement. Ses cheveux aussi étaient jaunes. Il avait la langue jaune. Elle pendait sur son menton. Il agrippait la balustrade et la rayait avec ses ongles jaunes. En comparaison, l’uniforme des gendarmes qui le surveillaient de près était bleu marine. Tout le monde avait quelque chose sur la tête, sauf Joris qui s’attendait à la perdre d’une manière ou d’une autre. Arthur s’endormit.
Comme on le sait, Joris s’en tira à bon compte. Il retournait chez lui avec un chien au bout d’une laisse et un miroir dans la poche. Tout en marchant, il consultait le catalogue des œuvres nationales sans lesquelles la nation n’a plus de sens. Il mesura alors l’étendue de son ignorance. Il en était à la première page quand Arthur le héla.
Joris n’aima pas Arthur comme Arthur l’aimait et Arthur lui confia tout de suite ce qu’il avait dû consentir au garde du palais pour pouvoir entrer.
« De plus, dit-il en riant jaune, je n’ai rien à faire au bureau. Si on allait fêter ça ?
— Mais j’ai un chien en laisse, Arthur ! Et je ne veux pas risquer de casser le miroir. Ça porte malheur. Et puis j’ai tant de choses à lire pour devenir un bon citoyen…
— On voit tout de suite que tu n’as pas une femme et deux gosses sur le dos ! Zut ! Je me suis démerdé pour être seul et tu veux me gâcher ce plaisir ?
— Mais tu seras seul si je ne viens pas…
— Je veux être seul pour décider de ne plus l’être ! »
Joris céda. Il fallait d’abord ranger le chien dans sa niche, mais Joris n’avait pas acheté une niche. Il avait acheté un tas de choses pour compléter le chien, mais les bouquets ne contenaient pas de niches. Les niches, ça s’achetait à part. Encore fallait-il le savoir. On s’arrêta dans une boutique qui vendait des niches. Joris en choisit une à la taille du chien et d’un genre convenant à son intérieur. C’était une niche au toit jaune. Arthur lui fit remarquer que la niche n’avait pas besoin de toit puisqu’elle prendrait place à l’intérieur. On ressortit de la boutique avec une niche sans toit mais avec un coussin jaune. Mais une fois installée dans le salon, elle n’allait pas. Arthur commença vraiment à s’impatienter et parla de se trouver un autre copain. Il haïssait le jaune. Et d’ailleurs il n’avait pas de chien.
Joris rangea le catalogue dans sa bibliothèque où trônaient les brochures publicitaires qui avaient, depuis des années de bons et loyaux services, attiré son attention et cultivé ses envies de changer de peau. Le miroir trouva naturellement sa place dans le placard de la salle de bain où il y avait déjà un miroir. Il y en avait un autre dans le hall d’entrée. Et on pouvait se regarder dans l’écran de la télé quand elle était éteinte. Arthur, au bord de la crise de nerfs, s’impatientait en vidant des verres bien remplis. Ainsi, ils étaient passablement éméchés quand ils remirent les pieds sur le trottoir.
Ils se dirigèrent vers le quartier des femmes. La rue était obscure, mais de petites lumières invitaient à entrer. On leur refusa cette permission plusieurs fois à cause du prix à payer. Ils descendirent encore, car c’était une rue en pente. Et ils arrivèrent sur le port. Et là se dressait le flanc colossal d’un bateau de rouille et de coulures non moins oxydées. Ils regardèrent par le hublot. On commençait toujours comme ça, par regarder. Joris n’avait jamais été plus loin. Il pouvait rester des heures l’œil collé au hublot, ne s’en écartant poliment que si quelqu’un voulait se renseigner aussi. Et comme il trouvait ce qu’il cherchait, l’œil de Joris reprenait sa place pour qu’il puisse se raconter ce qu’il ferait s’il en avait la possibilité, autrement dit s’il avait été un Terrien. Il laissa Arthur se renseigner, ce qui ne prit pas beaucoup de temps, car Arthur savait exactement ce qu’il cherchait. Joris colla son œil et Arthur, une fois de plus, s’impatienta, raclant la rouille du bout d’un ongle. Il ne comprenait pas que Joris ne prenait pas son temps, mais qu’il n’était pas venu pour choisir.
« Mais enfin ! éclata-t-il. Tous les hommes choisissent. Ne me dis pas que tu les aimes toutes ! Un homme ne peut les aimer toutes que s’il n’a pas le choix.
— Entre toi ! Je vais continuer de regarder. Et ensuite, j’emmènerai le chien pisser.
— C’est ça, fit Arthur. Et n’oublie pas le miroir. Bonne lecture ! »
Pour Joris, tout se passait bien. Il était juché sur un tonneau qui sentait la marée. Son œil était grand ouvert. Et son cerveau inventait toutes les histoires possibles, dans les limites de ce qu’il savait de la femme. Il y en avait plusieurs derrière le hublot. C’était un salon aux murs tendus de grands rideaux rouges. Et les femmes nues entraient et sortaient dans les fentes de ces rideaux. Les hommes disparaissaient en habit et revenaient tout nus, la queue ramollie par l’exercice auquel la soumettaient ces savantes et ardentes femmes du monde. Pour tout dire, on était entre Terriens. Et si une queue était encore dressée, plusieurs femmes se jetaient dessus pour la ramollir. On appelait ça pornographie, c’est-à-dire écriture de la putain. Il n’y avait que les femmes qui savaient écrire comme ça. Sauf exception bien sûr. C’était écrit dans un livre aux splendeurs nationales.
Bref, Joris se régalait. S’il avait eu une queue, il l’aurait dressée lui aussi. Il était en train d’en rêver quand Arthur réapparut. Une femme pendait à son bras, un vrai bijou à peine sorti de l’enfance. Elle était habillée à cause du froid. Et Arthur, sans même s’inquiéter de ce que Joris en pensait, s’éloigna avec cette femme et prit un taxi pour rentrer chez lui. Il ne restait plus, mon pauvre Joris, qu’à promener le chien en se regardant dans le miroir.
Combien de temps se passa-t-il entre cette folle soirée et le retour d’Arthur dans la vie de Joris ? Celui-ci n’aurait su le dire. Il était retourné à son travail, déménageant les morts dans l’espace sidéral, sans oublier de sortir le chien. Son existence était d’un ennui mortel, mais il n’en mourait pas. Au contraire, la vie s’écoulait à fleur de peau et les nerfs en étaient cruellement éprouvés. Mais le travail était fait. Il pensait de temps en temps à Arthur et aux femmes du port de Barcelone, mais il n’y était pas retourné. Entre deux lectures d’ouvrages agréés par le ministère de l'Éducation nationale, il feuilletait des revues pornos et visionnait des films sur son écran. Heureusement que les Terriens faisaient usage de subterfuges pour ne pas créer un enfant à chaque éjaculation !
Arthur revint. Il frappa à la porte. Il était debout sur le paillasson, les pieds joints encore humides de la rue. Il avait une sale tête. Il avait envie de parler. Axelle était-elle rentrée inopinément ?
« J’ai quelque chose à te demander, Joris…
— Il faut que je possède cette chose, Arthur, sinon tu me demanderas de la voler et…
— Ah ! Ne commence pas, Joris ! La chose est sérieuse. Et je n’ai pas d’ami autre que toi.
— Dans ce cas, je t’écoute… »
Joris écouta. La première partie de la confession d’Arthur ne contenait rien qui le concernât. Arthur avait fait un enfant à Aglaé et celle-ci voulait le garder. C’était un pépin, certes, mais Arthur n’avait qu’à assumer, après tout. Mais la deuxième partie était moins étrangère aux préoccupations ordinaires de Joris.
« Voilà, dit Arthur en regardant le fond de son verre à travers la mousse, je viens te demander de te faire passer pour le père de Godefroy…
— Mais enfin ! Je ne connais pas Aglaé.
— Axelle la connaît… Et tu connais Axelle.
— Godefroy ! A-t-on idée d’affubler un petit homme d’un nom pareil ! Ah ! Non ! Je ne veux pas être le père de Godefroy ! »
Arthur baissa encore la tête puis la releva d’un coup pour vider son verre.
« Je croyais que tu étais un ami ! » grinça-t-il.
Et il partit en laissant la porte ouverte. Et pendant qu’il courait après son chien, Joris regretta de s’être conduit aussi mal, certes, mais surtout aussi bêtement. Arthur lui offrait la possibilité de devenir père. Et Aglaé était sans doute belle et désirable. Pourquoi diable me priverai-je de cette chance inouïe ? pensa Joris en remettant la main sur son chien. Il remonta et téléphona à Arthur. Celui-ci était dans le tramway. Sa joie éclata et se communiqua naturellement aux autres voyageurs circulaires. Il sauta sur la chaussée et se laissa emporter par un cycliste.
L’enfant grandit. Le contraire nous eût étonnés. Pourquoi le tuer avant l’âge ? Aglaé habita chez Joris qui avait changé d’appartement en trichant sur la déclaration d’état civil. C’était prendre le risque de tout foutre en l’air tôt ou tard et d’en payer le prix. Arthur avait manipulé quelques dossiers pour trouver cet appartement. Et moins d’un mois après l’accord de Joris, la nouvelle famille était installée dans un deux-chambres avec vue sur la tour Effet d’Enfer en Fer. Ce n’était pas rien. Joris était aux anges. Car, ne cachons rien malgré le côté obscur de cette histoire, il était aux premières loges. En effet, Arthur entrait dans l’appartement le vendredi et en repartait le dimanche matin. Au début, il paya une chambre d’hôtel à Joris qui s’y morfondait et salissait les draps de toute son ordure. Il n’avait rien d’autre que cette ordure à extérioriser. Et Arthur payait les dégâts sans rechigner. Il savait ce qu’il y gagnait : deux nuits de luxure. Joris ne jouissait pas des cinq autres dans la semaine. Aglaé couchait dans la chambre de Godefroy en attendant qu’Arthur trouve le moyen de louer un trois-chambres toujours par le même canal. Jamais Aglaé ne commit l’erreur de ne pas verrouiller la porte de la salle de bain où elle passait presque toute la matinée pendant que Joris, s’il n’était pas dans l’espace, grignotait ses ongles en maudissait le Créateur de ce bordel peut-être imaginaire. Voilà où on en était quand Joris, de retour d’une mission particulièrement puante (la place du mort était tombée en panne) convoqua Arthur un soir de semaine. Il exigeait maintenant d’assister aux ébats des vendredis et samedis soir.
« Mais enfin ! s’écria Arthur. Tu as Godefroy. N’as-tu pas toujours rêvé d’avoir un enfant ? Il n’est pas gentil avec toi, Godefroy ?
— Il martyrise le chien quand j’ai le dos tourné ou quand je suis en mission.
— Je vais arranger ça. Mais voyeur ! Allons donc, Joris ! »
Et Arthur se grattait le menton en réfléchissant, car il ne savait évidemment pas comment « arranger ça ». Il but.
« Je vais en parler à Aglaé, dit-il comme si personne ne l’entendait réfléchir. Je ne sais pas si elle sera d’accord…
— Mais tu la sors d’un bordel !
— Oui, mais maintenant, elle a un enfant…
— Qui te ressemble de plus en plus… » lâcha Joris qui n’en pouvait plus de se retenir de dire ce qu’il avait sur le cœur.
Arthur pâlit. Il voyait arriver le moment où une histoire qu’on a inventée devient plus réelle que toutes celles qu’on invente pour nous.
« C’est normal qu’il me ressemble puisque c’est mon fils ! grogna-t-il.
— Il aurait pu ressembler à Aglaé…
— Il ne peut pas te ressembler ! La nature est ce qu’elle est et toi tu… tu es ce que tu es ! »
Il ne dit pas ce que Joris était à ses yeux maintenant. Et Joris savait qu’il avait gagné. Que peut rêver de mieux un Modello ? Sinon un foyer comprenant le spectacle de l’amour. Et avec un enfant en prime, lequel passait pour un fils de… Modello ? Mais… mais…
C’était là que le bât blessait. Car aux yeux de ses nouveaux voisins, Joris n’était pas un Modello, mais tout simplement un Terrien capable de donner des enfants aux femmes. Arthur avait bien travaillé le dossier administratif dans ce sens. C’était un expert. Et tout baignait dans l’huile. À part le fait que Godefroy refusait d’être l’enfant de Joris et qu’il en parlait à qui voulait l’entendre. Et pour pimenter cette situation vaudevillesque, il adorait Arthur qui le traitait comme un fils. Mais malgré ces défauts de conception, la machine tournait rond : Arthur baisait vraiment deux fois par semaine, Joris passait pour un père et Aglaé avait un fils. Le chien, par contre, ne digérait plus. Il lui arrivait de chier sur les tapis. Godefroy l’y encourageait en y mettant tous les moyens. Aglaé, qui n’était pas bête, se plaignit à Arthur qui lui promit « d’arranger ça ». Et voilà que Joris, loin de participer à une solution heureuse pour chacun des protagonistes de cette imposture, ajoutait encore à la difficulté. Arthur n’en parla pas à Aglaé. Il envoya mère et fils à la neige pour un week-end et fit venir deux ouvriers pour effectuer quelques travaux dans le mur de la chambre. Souvenons-nous que cette chambre, celle où il tronchait Aglaé, était celle de Joris. En effet, ces soirs-là, Godefroy occupait la sienne. Et il fallait l’endormir pour qu’il cesse de poser la question de savoir où allait coucher l’oncle Arthur. Une fois refermée la porte de Morphée sur ses yeux grands ouverts, Joris se jetait dans le canapé du salon et le couple s’enfermait pour se livrer aux avantages de l’amour, lesquels sont purement physiques quand on en a une énorme envie. Mais maintenant que Joris voulait se rincer l’œil, des travaux étaient nécessaires. Arthur en avait soigneusement établi le plan.
Ce fut Joris qui emmena la mère et l’enfant à la gare. Aglaé était anxieuse. Arthur avait un « gros travail à finir », mais il les rejoindrait le dimanche. C’était promis. Godefroy comptait bien profiter à fond de la neige et de ses accessoires ludiques. Il avait déjà les joues toutes colorées. Aglaé se montrait moins enthousiaste. Joris attendit le départ du train pour revenir en son appartement où Arthur l’attendait avec les deux ouvriers.
On commença par percer le mur. On prit les mesures de Joris, des pieds à la tête, aux épaules et en épaisseur, car il était plus épais que le mur, difficulté qu’Arthur surmontait allègrement par un trompe-l’œil digne des grands maîtres italiens. On construisit une première structure dans laquelle Joris entra tout entier. Il en conçut une panique telle qu’il fallut se jeter sur lui pour le tranquilliser. Il reçut même des coups. Arthur engagea les ouvriers à mesurer leur ardeur au travail. Ce n’était pas des fonctionnaires. Ils gagnaient leur vie à la tâche et étaient payés au noir. De vrais indépendants de la clandestinité. Et ils avaient cogné dur sur le visage de Joris qui s’inquiétait de ce qu’allaient en penser les contremaîtres des tarmacs.
Les ouvriers, suivant les instructions d’Arthur, retravaillèrent le mur, mais cette fois Joris refusa d’y entrer. Arthur s’énerva :
« Si c’est comme ça, on rebouche ! Et tu ne verras rien !
— Qu’est-ce qu’il verra pas ? demanda un des ouvriers.
— Ben ouais, dit l’autre. Qu’est-ce qu’il va foutre dans ce mur ? C’est-y pas louche, Dédé ?
— Que ça l’est, Mimi ! Mais ça nous regarde pas. »
C’était de bons et loyaux ouvriers indépendants et autonomes. L’idéal en cas de problèmes avec Joris. Mais Joris écartait jambes et bras pour les empêcher de le faire entrer dans la cavité encore à l’état d’ébauche.
« Assomme-le ! proposa Dédé à Mimi. Qu’est-ce que tu crois qu’ils vont faire au gosse pour qu’il pose pas des questions comme nous ?
— Mais c’est nous qu’il faudrait assommer si on veut pas qu’on en pose, des questions, hé Dédé !
— Surtout qu’on connaît les réponses ! »
Ils rirent, ce qui provoqua l’étrange pâleur du visage d’Arthur. Mais Dédé le rassura :
« Allons voyons, monsieur Arthur ! C’est pas nous qu’on va poser des problèmes, mais cet individu qui vous tracasse encore après vous avoir fait chanter. Vous feriez bien d’y réfléchir avant de continuer. On vous en trouvera un, de père. Et du gâteau encore ! »
Mais cette claire menace n’encouragea pas Joris à se laisser faire. Il se débattait chaque fois qu’on tentait de le pousser dans le mur. Arthur n’en pouvait plus, d’autant que cette semaine, il manquait deux nuits de baise sans limites. Et il passerait le dimanche sur des skis.
« Voyons, Joris ! C’est pour toi qu’on se crève. Mets-y du tien. Imagine combien tu seras à l’aise là-dedans. Et j’y mettrai du mien, tu peux me croire ! Je me sens déjà exhibitionniste, tiens ! »
Tout le monde se mit à rire à cette joyeuse plaisanterie, même Joris qui entra à moitié pour se donner du courage. Il entrait bien d’ailleurs. Le trou était bien conçu et parfaitement exécuté. Il n’y manquait que le camouflage. Comme le mur était mitoyen, il entrerait dans le trou par sa chambre avant bien sûr que Godefroy ne soit couché et assommé. Aglaé s’étonnerait alors de l’absence de Joris. Et Arthur prétexterait que son ami était allé promener le chien. Restait à savoir ce qu’on ferait du chien. On y réfléchirait le moment venu. Il viendrait si toutefois Joris acceptait d’entrer dans le mur pour permettre aux ouvriers de parfaire les derniers détails de la finition. Le chien, qui ne sortait jamais seul sauf quand la porte restait ouverte par inadvertance, souvent par la faute de Godefroy qui le faisait exprès, regardait la scène d’un œil goguenard, à plat sur le plancher, le museau sur ses grosses pattes croisées. Je mets toujours un chien dans mes histoires. On ne sait jamais. Ça peut servir.
Vous voyez arriver la chose… Imaginez un instant ce qui se passe dans la tête du chien. Quatre hommes et un trou. Et cet homme, là, qui hésite à se placer exactement dans un trou pourtant fait à sa mesure. Il n’avait pas mis les pieds dedans. Il les collait au plancher, les talons contre la plinthe. Et les mains s’accrochaient à la tapisserie qui pendait de chaque côté du trou. La tête non plus n’entrait pas. Il la tenait presque à l’équerre de sa poitrine. On entendait le gémissement continu. Prenait-il le temps d’aspirer cet air ralenti par une crispation aiguë ? Logiquement, oui. Mais cela ne se voyait pas. On aurait juré que cet homme ne se dégonflait pas. Le gémissement devait venir d’ailleurs. Les hommes sont tellement complexes de conception !
À cinq heures de l’après-midi, Dédé consulta sa montre. Il avait soigneusement entouré son poignet gauche d’un sac de plastique. Il en frotta la surface, cracha dessus et s’appliqua à retrouver les aiguilles. Il était bien cinq heures. Il fit signe à Mimi qu’il était temps de rentrer à la maison. Arthur promit alors précipitamment une augmentation du salaire. Dédé se frotta le menton tandis que Mimi attendait qu’on décide pour lui. Il en profita pour caresser la tête du chien, puis l’échine et poussa jusqu’à la queue qui se tordit étrangement pour esquiver la main.
« C’est qu’on a prévu autre chose… fit Dédé apparemment plus soucieux de tenir sa parole d’ouvrier que de se laisser tenter par une prime juteuse.
— On ne terminera jamais avant samedi soir ! s’écria Arthur.
— Puisqu’on vous le dit… murmura Mimi qui avait trouvé le collier du chien et cherchait maintenant la médaille avec le nom dessus.
— Moi, grogna Joris, j’en ai marre !
— T’en as peut-être marre mais c’est toi le problème ! hurla Arthur qui perdait soudain patience.
— Nous, dit Dédé, on veut pas se mêler… Mais on veut pas non plus vous laisser seuls. Quelque chose me dit…
—… nous dit, rectifia Mimi.
—… que vous zallez pas vous entendre et que ça va mal se terminer… »
Voilà comment Joris entra dans la Flotte Marchande Universelle, la FMU. Et comment il était d’abord entré dans le mur. On peut imiter le chien si on veut. Et s’imaginer aussi ce qu’on voudra. Mais il était finalement mort. Toute une vie à chercher le bonheur ou un succédané de ce sacré foutu bonheur de merde ! Et il avait attendu. Il avait beaucoup réfléchi sans jamais rien trouver. Il ne comptait pas sur le hasard. Il jouait, bien sûr. Mais jamais il ne gagna de quoi se mettre sur la route du bonheur. Des années en dents de scie. Des hauts, des bas, des remontées et des descentes inouïes. Voilà ce qu’il avait vécu. Aucune rencontre majeure, aucun malheur à la hauteur de l’enjeu. Une guerre, certes, mais ce n’était qu’un divertissement comme un autre. Et puis il n’avait jamais éprouvé la peur. Il s’était ménagé pour ne pas disparaître de cette façon. Ou il avait eu de la chance. Mais pas la bonne chance, celle qui ouvre les portes du rêve enfin sur pied. Cela tenait-il à la nature de ce rêve ? Avait-il trop rêvé ? Ou rêvé trop haut ? Le passage au fil du plaisir, pourtant souvent intense et même douloureux, était un cul-de-sac. On revenait. Et on recommençait. Sans femme, sans enfants, sans travail, sans patriotisme, sans espoir.
Lentement, sous l’effet de la décomposition, il devenait une mouche, celle qui s’emploie à multiplier les mouches pour activer le processus. Et la mouche finissait elle aussi par crever. Un dernier coup de truelle supprima le peu de lumière. Il entendit la taloche valser à la surface déjà dure. Puis les frottements de la brosse, les outils rangés dans leur caisse, le balai, la porte qui se referme. De l’autre côté aussi il faisait noir. Je ne vais pas tarder à m’angoisser, pensa-t-il sans y croire. Pourquoi ne tue-t-on pas les gens avant de les emmurer ? Un coup avec le tranchant de la truelle. Mais non. Le sang. Le sang ne doit pas couler.
Le mur est neuf. Chéri ! Tu as fait refaire la tapisserie de notre chambre d’amour ! Comme je t’aime, Arthur !
Mais Arthur (car le crime ne paie pas) avait oublié le chien. Il était parti sans le chien. Il avait oublié le chien. Il y pensa dans le train. Il y avait du monde. On se pressait pour profiter de la dernière neige. Il était parmi eux, vêtu comme eux, répondant aux plaisanteries par d’autres futilités alors que son esprit pensait au chien. Il ne pensait pas à Joris. Le chien lui était sorti de la tête au dernier moment. Tout était parfait pourtant. Joris était peut-être déjà mort. Oui, il l’était sûrement. Arthur avait collé son oreille au mur tout neuf. Si Joris avait respiré, il l’aurait entendu. Or, il n’avait rien entendu. Et il était resté contre le mur pendant des heures. Et c’était ces heures qui étaient responsables de cet oubli. Ce ne serait pas un chat qui conclurait cette histoire, mais un chien. Et lui aussi avait oublié l’animal. Certes, il ne l’avait pas emmuré avec Joris. Le trou était à la mesure de la victime qui ainsi était condamnée à l’immobilité. On n’emmure pas quelqu’un de vivant en lui laissant les mains libres de travailler au mur. Ou alors on la tue avant. Pourquoi Arthur n’avait-il pas tué Joris ? Et pourquoi Joris avait-il accepté d’entrer dans le mur ? À quoi avaient-ils joué tous les deux ? Il était bien temps d’y penser !
Dans le compartiment, on se régalait d’avance. On comparait les moufles, les altimètres, les matières, les possibilités d’être plus heureux ou plus chanceux que les autres. On avait aussi posé un tas de questions à Arthur. Il y avait répondu tranquillement, sans s’affoler, et il avait soigneusement évité les complications causées par les différences inévitables dont il était beaucoup question par ailleurs. Non, il ne savait pas encore skier. Godefroy savait skier. Il avait appris en classe de neige. Oui, il travaillait bien, ce qui justifiait ce séjour à la montagne. Et dehors, derrière la vitre, le paysage commençait à se griser. On montait, mais le fond de cette ascension n’était plus visible à cause du brouillard. Une cabine de téléphérique traversa ce qui n’était plus le ciel. Et Arthur frissonna, ce qui surprit tout le monde, car le chauffage ronflait sous les sièges et on avait les pieds brûlants.
Le chien avait eu tellement peur qu’il s’était imaginé qu’Arthur n’était pas seul à travailler au mur. Il avait inventé tout ça pour se donner le courage de se cacher sous le lit. Personne n’avait caressé sa grosse tête sympathique. Il était sous le lit avec les moutons. Et il mordillait une traverse pour occuper son esprit à autre chose de moins limite question survie. Il avait entendu les outils réintégrer leur caisse. C’était bon signe. C’était même comme ça que ça se finissait toujours. Puis la caisse glissait sur les tapis, ronflant sur les intervalles de plancher nu, et elle reprenait sa place elle aussi. Et alors Arthur avait l’air satisfait d’avoir fait ce qu’il avait fait. On attendait ensemble le cri de joie d’Aglaé. Godefroy restait indifférent aux travaux paternels, sans doute par jalousie. Mais n’anticipons pas. Un chien n’est pas équipé d’un pareil détecteur de sentiment humain. Le chien connaissait bien son monde, mais pas au point d’en parler.
Pourtant, ce soir-là, tandis qu’il se morfondait sous le lit, il avait une envie folle de retrouver son maître, quitte à réduire à néant ce mur auquel Arthur avait consacré toute son âme. Seulement, il n’osait pas. Le silence s’était installé depuis qu’Arthur avait refermé la porte derrière lui. Il n’était pas facile de le briser. Le moindre frottement de la patte sur le plancher poussiéreux provoquait un renversement tel de la situation qu’il était impossible de continuer dans ce sens. C’était les morsures dans la traverse qui avait éveillé les démons du silence. Le chien rongeait le bois quand le silence s’est mis à changer l’aspect des choses. Le chien, alerté par cette soudaine métamorphose, avait cessé de mordiller. Il s’était immobilisé. Il n’était pas contraint à l’immobilité par une maçonnerie exécutée dans ce sens. C’était l’autre sens qui exerçait cette puissante contrainte, celui que le silence inspirait à ces lieux devenus étrangers par la force autant de l’imagination que de la réalité. La pression conjointe de la maçonnerie et du silence écrasait tous les autres sens. Et le chien savait que cet endroit n’en manquait pas. Mais la peur conseillait de s’en tenir aux premiers, ceux qui exerçaient le pouvoir.
C’est alors qu’apparut une mouche. Le chien connaissait la maison. Chez lui, c’est-à-dire chez Joris, il y avait une ribambelle de mouches toujours actives sous les ampoules qui pendaient au plafond comme des jambons. Chaque fois qu’on ouvrait quelque chose, il en surgissait des vols rapides et bruyants qui s’éparpillaient dans l’air ou se collaient aux murs que Joris fouettait alors de sa serviette de table ou de bain selon les circonstances. Et si on regardait de plus près, on voyait des asticots s’agiter dans la pourriture. Le bruitage rendait la scène insupportable. Le chien fuyait comme la peste ces détours du récit quotidien. Ce n’est pas qu’il aimât la propreté, mais la vue des asticots condamnait ses rêves au cauchemar et Joris pouvait bien le jeter dehors en espérant trouver le sommeil. Ce n’était pas le bruit qui empêchait Joris de dormir. Et il se fichait pas mal des asticots et de ce qu’ils devenaient à force de manger à leur faim.
Mais chez Arthur, il n’y avait pas de mouches. Aglaé y veillait. Le chien en avait trouvé quelquefois, mais elles étaient mortes, aplaties ou empoissonnées. Une mouche n’avait pratiquement aucune espérance de vie ici. Si elle entrait, elle n’avait pas le temps de pondre qu’elle était déjà morte. Ainsi, il n’était pas difficile de comprendre que dès que la famille s’absentait, les mouches avaient le terrain libre et pouvaient espérer s’y multiplier et pourquoi pas trouver le bonheur. Elles ne savaient pas ce qui les attendait au retour des propriétaires des lieux. Mais en attendant, une mouche volait dans la chambre. Elle brisa le silence qui s’agita sans toutefois provoquer d’autres changements. Le chien risqua un œil. Elle s’était posée sur le mur, celui qu’Arthur venait de refaire à neuf pour la raison que l’on sait. Elle se mit à explorer les motifs de la tapisserie. C’était incompréhensible, dit comme ça. Mais ce n’était pas ce que le chien disait. Il ne disait d’ailleurs rien tellement il se tenait tranquille. La mouche arpenta les motifs pendant des heures. Il pouvait être nuit dehors. Cela n’avait aucune importance. Un rayon de lune éclairait un peu la pièce. On ne voyait plus le silence. L’heure était d’autant plus dangereuse. La mouche, patiente et opiniâtre, demeurait indifférente à ce danger. Elle explorait sans relâche. Le chien pensa s’endormir.
Soudain, la mouche disparut. S’était-elle envolée ? On ne l’entendait pas. Une mouche seule battant des ailes dans un pareil silence, ça s’entend ! On ne la voit pas, certes, parce qu’il fait pratiquement noir. Donc, pensa le chien que j’essaie d’interpréter avec le maximum de vérité, elle est entrée dans le mur.
Vous connaissez la suite. Arthur, toujours assis dans un train au milieu d’un joyeux compagnonnage, ne la connaissait pas encore. Il était loin de s’imaginer ce qui se passait en réalité. Il pensait au chien et à Edgar Poe. Bien sûr, le chien était à l’extérieur du mur. S’il aboyait, ce qui semblait inévitable, il le ferait depuis l’extérieur. Et avant même qu’on s’en inquiète, il aurait commencé à creuser le mur dont la maçonnerie était fraîche et tendre comme du beurre. On n’avait pas besoin d’être un chien pour tout foutre en l’air. Il avait déjà collé son museau sur le mur et reniflé l’odeur de son maître. Le trou devait, à cette heure, être suffisamment grand pour permettre à Joris de bouger. Et s’il bougeait ne fût-ce qu’un petit doigt, il pouvait s’en sortir. On sait ce que c’est un homme quand il peut. On ne peut pas en dire autant du devoir.
Il faut que je revienne sur mes pas, pensa Arthur. Je vais tout refaire. Et tuer le chien. Je ne peux tout de même pas tuer tout le monde !
Ça aurait pu se terminer comme ça, par un massacre. Mais on n’a jamais assisté à un tel dénouement. D’ailleurs, nous n’en aurions pas été longtemps témoins, n’est-ce pas ? Arthur ne fit pas arrêter le train. Il attendit qu’il s’arrêtât. Et il le fit. La gare était toute petite. Personne d’autre ne descendit. Et contre toute attente, il n’y avait personne d’autre qu’Arthur sur ce quai blanc de neige et de verglas. Il se sentit seul. Il quitta le quai par le côté du petit bâtiment rouge et blanc. On accédait ainsi à une place bordée d’arbres sans feuilles à cette époque de l’année. On ne voyait aucune maison. Aucune lumière. Pas d’éclairage public non plus. Aucun signe de vie. Arthur se demanda sérieusement s’il était descendu du train ou s’il était en train de rêver. Il se retourna. La gare était fermée, toute noire de ce côté. Il s’approcha, jeta un œil dans un carreau, ne vit rien et se tourna alors vers ce qui devait être une route, un chemin ou au mieux une rue. Ce genre de chose ne lui était jamais arrivé, il tremblait un peu. Il avait espéré prendre un train en sens inverse. Ce n’était peut-être pas le bon endroit pour ça. Impossible de trouver un panneau affichant des horaires. Bon sang ! se dit-il. Si on peut descendre, on peut aussi monter. La preuve c’est que si quelqu’un était monté quand je suis descendu, je serais maintenant moins angoissé.
On était quelque part. Il n’y a pas de civilisation sans cette géographie de la certitude. Il marcha vers ce qui semblait être une issue. La neige était épaisse, épouvantable. Il atteignit une autre obscurité. Qu’est-ce qu’il y avait dessous ? Et dans quel sens ? Il se dressa sur ses jambes pour tenter de voir plus loin que l’ombre. Mais aucune lueur n’apparut. Il se pinça.
Une heure plus tard, il marchait toujours. Il avait abandonné sa valise non sans avoir pris la précaution de la vider pour enfiler la quasi-totalité de ce qu’elle contenait. Il avait même rempli ses poches. Et il avançait dans le noir, ne voyant pas plus loin que le bout de son nez. Il était presque minuit quand il renonça à aller plus loin. Il eut beau crier, personne ne vint. Il se mit alors à croire qu’il était l’objet d’un châtiment divin. Il était écrit que son crime ne demeurerait pas impuni.
Pendant ce temps, le chien regardait le mur. Le jour s’était levé, à en juger par l’intensité de la lumière qui traversait les persiennes. La porte de la chambre étant fermée, il ne restait plus qu’à attendre en espérant ne pas crever de faim et de soif. Pour la faim, il y avait le cadavre de Joris. Il suffisait de creuser le mur. C’était encore possible. La maçonnerie était humide. Quelques coups de patte bien placés provoqueraient un effondrement de l’ouvrage. Restait à savoir si Joris était encore vivant. S’il l’était, il le sauvait. Et s’il ne l’était pas, il le mangeait en attendant mieux. Mais de toute façon, s’il s’agissait de creuser, il fallait le faire maintenant, avant que la maçonnerie se durcisse. Quant à la mouche, plus aucun signe.
Le jour aidant, le silence s’assoupit dans les bruits de la rue. Fallait-il ajouter à cette rumeur un aboiement susceptible d’ameuter le voisinage ? Était-il raisonnable de briser le silence à ce point ? On ne sait jamais avec le silence. Il dort, vous le réveillez et le monde s’écroule sur votre échine peu faite pour supporter le poids des péchés. Il n’est jamais agréable de mourir de cette façon, d’autant que le monde canin n’en tire aucun avantage. Le chien se plongea alors dans une réflexion si profonde qu’il en perdit le fil conducteur du récit qui le condamnait pourtant.
Il n’était pas midi quand un vacarme secoua toute la chambre. Le chien, qui était retourné sous le lit pour s’aider à penser, se pelotonna dans les moutons. La porte s’était-elle ouverte ? Il n’avait jamais entendu une porte causer tant de bruit en s’ouvrant, ni en se fermant d’ailleurs. Il se mit à trembler de toutes ses pattes. Ses dents claquaient, presque plus bruyantes que le bruit qui envahissait la chambre. Joris avait-il trouvé le moyen de sortir du mur ? Rien ne l’indiquait. On n’entendait pas sa voix, ni aucune voix. Au ras du plancher, aucun signe d’écroulement, de pas ni de tâtonnements nerveux et précis. Aucune augmentation de l’intensité lumineuse. Et rien ni personne ne s’était jeté sur le lit. Je suis seul, aurait pu penser le chien. Personne ne m’aime. Je vais mourir comme un…
Sur le tarmac de la station KH101, le mort attendait qu’on prenne livraison de sa dépouille. C’est une façon de parler, bien sûr. Le contremaître n’avait jamais pensé qu’un mort pût attendre alors que le corbillard était encore en retard. Il pesta contre ces anciens combattants sans qualification à qui l’État confie, une fois la guerre terminée, les emplois les moins recherchés par ceux qui ne l’ont pas faite. Mais c’était ainsi. Le travail était mal fait. C’était la seule règle. Prenez un travail, donnez-le à faire et il est mal fait. On ne sortait pas de ce processus. Et le contremaître y pensait tous les jours. Les cargos allaient et venaient de jour comme de nuit. On accumulait les erreurs de livraison, de trajet, de destination. On n’avait jamais vécu un tel bordel. Avant-guerre, on s’y retrouvait. C’était le bordel aussi. Et même un gros bordel qu’on avait prétendu résoudre en déclarant la guerre. Mais on s’y retrouvait plus ou moins. Tandis que maintenant qu’il n’était plus question de tuer, de piller ni de violer, on ne retrouvait plus ses petits et on ne faisait rien pour que ça change.
Le mort commençait à sentir. Pas moyen, ce matin, de mettre la main sur une ampoule de ce satané sérum contre les asticots. Le contremaître avait téléphoné, il s’était engueulé avec la directrice des ressources humaines, il avait secoué toute son équipe jusqu’à la rendre inopérationnelle, mais impossible de trouver une goutte de ce sérum. C’est une façon de parler. Une goutte n’aurait pas suffi. Et le mort pétait et rotait en agitant ses paupières. Il ne manquait plus qu’il tire la langue. Qu’est-ce qu’on se serait marré !
Bref, si on ne faisait rien, on empestait le monde restreint du tarmac et le service d’hygiène se rappliquait avec des menaces de rapport au cul. Un des hommes proposa en riant de manger le mort, mais en disant ça, il vomissait sa dernière bière prise à l’atelier où on injecte les produits de conservation dans les cadavres en partance. Le contremaître n’assistait pas à ces préparations. Il avait été homme d’équipe dans sa jeunesse. Il était passé par ce baptême avant de trouver sa place définitive au sommet de la tour de contrôle. Maintenant, tout ce qu’il avait à faire, c’était de donner des ordres en beuglant dans le micro. En bas, les hommes s’agitaient autour du cadavre et le pilote prenait le chemin du buffet ou en revenait en titubant. Il ne se plaignait pas si c’était mal fait. Et ça l’était toujours. C’était le contremaître qui se plaignait. Il était connu comme le plus grand râleur de la station. Il y en avait d’autres, mais lui battait le pompon. Et il avait l’air heureux de ne plus avoir à injecter lui-même les produits. À condition d’avoir quelque chose à injecter. Et ce matin-là, tandis que ce crétin de Joris descendait des bières bien fraîches au comptoir du buffet, plus personne ne cherchait à se procurer de quoi remplir au moins une seringue. C’était la pénurie. Tout pourrissait. Et c’était comme ça qu’on allait finir. Sans explication. Sans joie. Et bouffé de l’intérieur par l’espoir d’en avoir un jour, de la chance. Mais on n’en avait pas. On ne savait pas avec quoi on jouait. On jouait, c’est tout. Et l’industrie fournissait assez d’exemples imaginaires pour qu’on n’ait pas à se casser la tête à en trouver soi-même. Voilà en quoi consistait le manque de chance. On le savait, mais c’était plus fort que nous : on regardait la télé sans pouvoir imaginer autre chose. Eh merde !
Le rapport qui suit est composé de fictions et de journaux. On comprendra sans autre précision que les fictions sont pures spéculations de notre part. Elles reposent cependant sur une analyse des données informatiques recueillies dans l’épave du Judica IX. Sammy ayant été complètement détruit, une bonne partie du système d’interprétation est inutilisable. La Commission se chargera des comparaisons à effectuer entre la fiction et le journal. Cette opération mentale est trop subjective pour que le Laboratoire des Reconstitutions Possibles, réputé pour sa pratique de l’objectivité, s’engage plus avant que le présent rapport. Nous souhaitons aux Parlementaires une bonne lecture et une conclusion à la hauteur de l’aventure vécue par Jo Cicada. Paix à son âme !
La Société d’Aménagement Mortuaire d’Alfred Vermoy étendait maintenant son influence à tout l’Univers Humanitaire. Ses cylindres post-mortem, comme les appelait le commun des mortels, avait la réputation de ne jamais faillir. Pourtant, la SAM avait connu de graves défaillances de son système à ses débuts et une série de procès l’avait placée au bord de la faillite. Mais Alfred Vermoy était un entrepreneur compétent. C’était à lui de corriger les erreurs de conception commises par ses employés. Et il l’avait fait. Personne ne sut jamais combien cela lui avait coûté. La Justice avait admis qu’elle n’avait jamais eu à juger une « aussi agréable affaire ». En vérité, Alfred Vermoy avait fait payer les fautifs. Ils étaient maintenant ses esclaves et chacun dirigeait une Unité Humaine aux quatre coins de l’UH.
Assis au comptoir du buffet, Jo Cicada observait le déchargement des cylindres. La cargaison arrivait de Chine. Toutes les ethnies étaient représentées par au moins un cylindre. Une équipe de vérificateurs cochait les petits drapeaux collés sur le hublot. Jo Cicada savait qu’en regardant ce hublot de face, le drapeau apparaissait exactement sur le front du zombie. Sous le hublot, l’ensemble des données avait été vérifié à toutes les étapes de la procédure et maintenant, sur le tarmac de Ground Ground, il fallait tout reprendre à zéro. Quand l’équipe des vérificateurs aurait terminé ce travail, Jo Cicada reprendrait lui-même la procédure et ce serait lui qui apposerait la signature autorisant l’embarquement dans les soutes de Judica IX.
C’était comme ça que ça se passait. Il n’y avait aucune raison de changer ce qu’on savait faire depuis des années. Et comme conséquence logique de cette situation, on embauchait de plus en plus de robots. Mais Jo Cicada était trop proche de la retraite pour s’inquiéter de ce futur robotisé… ou de cette humanité au repos… Il ne savait vraiment pas ce qu’il fallait en penser. Il y avait des décennies qu’il ne lisait plus rien sur le sujet. Et s’il avait sa carte du syndicat, c’était par habitude. Il n’y avait aucun inconvénient à ne pas adhérer, autre conséquence d’une robotique de plus en plus efficiente sur le terrain des travaux à effectuer sous peine de laisser la place aux animaux. On ne se posait même pas la question de savoir ce que les animaux feraient des robots si l’Humanité retournait dans les cavernes. Les robots étaient programmés pour s’autodétruire en cas de baisse du niveau d’intelligence de l’homme. On se racontait plein d’histoires de ce genre, juste pour ne pas s’ennuyer.
Mais au lieu de s’ennuyer, Jo Cicada, commandant de bord d’un vaisseau transporteur, prenait toujours le temps de siroter un bon verre en regardant les autres travailler. Il ne connaissait pas de plus navrant spectacle. Il les voyait à travers la haute baie vitrée du buffet. Le soleil se couchait, inondait la base d’une lumière orange et peut-être verte dans l’ombre des carcasses métalliques et des bâtiments aux fenêtres éclairées. La dernière fois qu’il avait violé une femme, c’était un homme. Il n’avait pas eu le choix. Les célibataires n’avaient jamais le choix, à moins de prouver qu’ils avaient au moins un enfant. Jo en avait des tas, comme il disait, mais ce n’était pas, selon ce qu’il savait de la liberté, un bon moyen de faire exactement ce qu’il voulait au moment où il n’avait plus les moyens de faire autrement. Cette existence était une vraie merde. Et il n’était pas loin de l’achever.
Il avait commencé un journal deux semaines plus tôt, le jour même où il eut vent de sa nouvelle affectation, laquelle lui fut officiellement confirmée le lendemain. Il avait fait les frais d’un cahier et avait arrosé cet évènement dans la plus grande solitude. C’est comme ça qu’il avait violé un homme, un jeune, peut-être même un gosse. Qui sait ? Dans le noir…
Avant ce nouvel emploi, il volait à bord d’un vaisseau de chasse. Il ne le pilotait pas à cause d’une bourde qu’il avait commise dix ans plus tôt pendant la Dernière Guerre. Ce n’était pas très intelligent de sa part de ne rien ramener d’une guerre dont tout le monde savait que c’était la dernière. On lui reprochait encore de dormir pendant le service. Il ne dormait pas. Il fermait les yeux pour ne pas faire de mal. Ainsi, il n’avait jamais tué personne. Le comble pour un ancien combattant.
Il connaissait bien la série Judica. C’était de bons gros vaisseaux qui traversaient l’UH sans jamais poser de problèmes. On les remplissait de marchandises et on les envoyait partout dans ce monde circulaire, avec aux commandes un seul homme, un vétéran qui prendrait sa retraite au retour. Le dernier voyage s’effectuait toujours à bord d’un Judica. Ce n’était pas une sanction. On avait beau être un haut médaillé de la fonction universelle, à la fin on se retrouvait aux commandes d’un Judica et on voyageait seul à son bord avec une cargaison à livrer en un temps qui correspondait au reliquat à tirer avant de jouir de la retraite.
C’est comme ça qu’on fait et, pour une fois, je vais le faire, pensa Jo Cicada avant de commander un autre verre. Les opérations de vérification étaient terminées. Johnny Tata lui faisait des signes. Jo Cicada lui montra le poing et Johnny Tata haussa les épaules et monta à bord de la navette avec les autres employés. Il faisait chier, ce Johnny Tata ! Toujours cinq minutes d’avance sur l’horaire prévu alors qu’on avait droit à dix minutes de retard. Jo Cicada grogna rien que d’y penser. Le barman rallongea le verre sans se faire prier. On ne devrait pas avoir besoin de parler, pensa Jo. Il se demandait toutefois si le barman n’était pas un robot. On ne posait jamais ce genre de question à un robot, il ne savait plus pourquoi, mais il s’en tenait à cet usage. Pourquoi le demanderais-je à un humain ? Pour rigoler ? Merde ! Ya d’autres façons de prendre les choses par le bon côté !
Il visa son verre et sortit. L’air était frais. Le soleil avait disparu et l’éclairage du tarmac imitait le jour, mais en mieux. On n’était pas aveuglé par les projecteurs. Si on en regardait un de face, il modulait sa lumière de façon à ne pas endommager votre rétine. C’est ce qu’on racontait. Jo n’avait jamais regardé un projecteur de face. Il avait un problème avec sa rétine droite.
Il enfourcha son vélo et pédala doucement entre les cargaisons en attente. Il ne rencontra personne, ce qui était normal après le coucher du soleil. Il cadenassa tout de même son vélo à un câble qui descendait du train d’atterrissage du Judica. La cargaison était arrimée dans les deux soutes. Les cylindres chinois dans l’une et les provisions alimentaires et techniques dans l’autre. Pourquoi avait-il violé cet homme alors qu’il savait que c’était un homme et non pas une femme ? C’était la première fois que ça lui arrivait. L’homme porterait plainte. Normal. Un homme n’est pas destiné au viol. C’était la définition du plaisir. Et Jo Cicada se demandait pourquoi on avait changé cette définition. Il s’attendait à de gros ennuis dès son retour de mission. Sa retraite commencerait par un procès criminel doublé d’un civil. Et pas moyen de calculer ce que ça lui coûterait. Il ne possédait rien à part cette pension et les quelques privilèges qui s’y attachaient de droit. Il finirait peut-être dans la rue, sans pouvoir opposer la reconnaissance d’un mérite toujours utile en cas d’ennuis avec la Justice.
Après avoir vérifié la cargaison et l’arrimage, il entra dans le poste de pilotage. L’endroit était propre et usé, comme un WC. Tous les témoins techniques étaient au vert. Sammy, l’ordinateur de bord, était apprécié de tous les équipages pour sa fiabilité sans défaut. Jo actionna plusieurs fois le titillateur. Sammy répondit par l’allumage d’un autre témoin. Si vous avez un doute, disait le P9 qui était la brochure de sécurité, actionnez le titillateur. Un témoin violet s’allumera. S’il ne s’allume pas, consultez le P10 à l’onglet Titillateur. N’oubliez pas que Sammy n’est pas doué de la parole. Vous en ferez ce que vous voudrez si vous ne l’oubliez pas.
Le témoin violet resta allumé trente secondes, puis il s’éteignit. Sammy était à l’œuvre. Il ne restait plus qu’à lui faire confiance. Il y avait belle lurette qu’on ne regardait plus ces vieux films où un ordinateur se met à comploter contre l’homme qu’il est censé servir sans autre discussion que l’infaillibilité de ses calculs. Jo ouvrit le casier des provisions et se servit un verre. Le voyage durerait plus d’un an. Et il se servirait autant de verres qu’il le désirerait. La SAM n’oubliait pas la part de rêve qui fidélise l’employé. Sans cette maudite histoire de viol, Jo Cicada eût été en route vers le bonheur. Mais le destin en avait décidé autrement. Un coup de folie aux conséquences inévitables et terribles. Il aurait beau promettre de ne pas recommencer, on le déposséderait du peu qu’il avait acquis au cours d’une existence où il n’avait pas connu le malheur. Ni le bonheur non plus.
Jamais je ne pourrais plaider l’erreur. Qui peut croire qu’un homme expérimenté comme moi peut prendre un autre homme pour n’importe quelle femme ? Aucun avocat n’acceptera de plaider dans ce sens. Il me conseillera plutôt la folie. Une folie passagère, moi ? Ça ne m’est jamais arrivé. Ils consulteront mon dossier pour le confirmer. Autant me livrer pieds et poings liés et les prier de ne pas me juger. Je me jetterai moi-même dans la fosse des maudits. C’est comme ça qu’on appelle la prison aujourd’hui. Et je donnerai mon corps à la science avant qu’il vieillisse. Il ne me reste plus beaucoup de temps.
Mais pourquoi m’ont-ils confié une mission avant le procès ? Un sursis d’un an et des poussières. Et avec promotion. Pour la première fois de ma vie, je vais prendre les commandes. J’en ai parlé tout à l’heure à Sally. Elle m’a traité de fou. Si je n’obtiens pas cette pension de retraite, elle sera obligée de continuer de travailler alors qu’elle avait prévu d’égayer ma dernière ligne droite. Elle n’en revient pas que j’ai pu violer un homme alors que je savais pertinemment que ce n’était pas une femme. La dernière fois qu’un type l’a violée, elle a reçu cent coupons. C’était un cadre de la SAM, un proche même d’Alfred Vermoy. Il lui a promis de la livrer au patron de la SAM dès que celui-ci sera guéri de ses tendances homosexuelles. En attendant, personne n’aura le droit de la violer. « Toi c’est pas pareil ! » m’a-t-elle avoué en riant. Ensuite elle a moins ri quand je lui ai parlé de mon problème. La perspective d’une retraite entièrement consacrée à mon propre plaisir s’est évanouie avec la jeune beauté de son visage. Je ne l’avais jamais vue aussi laide. Je l’ai quittée sans en jouir. Et comme je passais devant chez Arthur, le libraire, j’ai vu le Journal d’Anne Frank dans la vitrine et je me suis dit que je pouvais en faire autant.
Ensuite j’ai filé au bureau de Jackie la Binette, mon supérieur en grade, mais en grade seulement. Ce type est le plus grand crétin que j’ai jamais rencontré de toute ma longue vie au service de l’Humanité. Il m’attendait. Je m’étais pissé au froc. Pas grand-chose, mais ça se voyait. En passant par la salle d’attente, j’ai cueilli un magazine et je suis entré comme ça chez Jackie la Binette, le magazine devant et l’autre main dans le dos. Je ne sais pas ce qu’il a pensé de moi, mais il ne m’avait pas convoqué pour ça.
« Ni pour autre chose, dit-il sans m’inviter à poser mes fesses. Les histoires de mecs, c’est pas mon rayon.
— Mais c’est pas une histoire de mecs, patron ! J’ai toujours violé que des femmes, juré !
— Vous allez pas me faire croire que vous avez cru que c’était une femme ! Même moi je me trompe jamais.
— J’y pense, merde !
— Enfin… Si vous y avez pris du plaisir…
— Je dis pas non ! Vous savez pas s’il a porté plainte, par hasard… ?
— Je cultive pas le hasard, Jo. Je bosse dans autre chose.
— Me virez pas ! J’ai que ça pour bouffer !
— J’ai jamais viré quelqu’un pour des raisons qui regardent pas le service. C’est pas mon affaire, à moi, de vous virer parce que vous avez violé un homme.
— Et alors pourquoi vous voulez me virer ! »
Il a éclaté de rire, le Jackie. Il se tenait la bedaine derrière son bureau, la gueule grande ouverte sans pouvoir articuler une syllabe. Il ne lui en faut pas beaucoup pour paraître encore plus bête qu’il n’est. J’attendais que le couperet tombe. Il me devait une explication.
« C’est pas viré que vous êtes, Jo. Vous êtes muté.
— À Tsé Tsé ? »
Quel cri ! Tsé Tsé, c’est le pire endroit pour un employé de la SAM. On y arrive à poil à bord d’une de ces vieilles navettes qui ont servi pendant la Dernière Guerre à transporter les prisonniers de l’autre camp, et on vous fait entrer dans un costume de domestique et après un stage de huit jours, vous servez de sujet d’expérience aux fantaisies d’une science qui veut aller plus loin que le prévisionnel. Un de mes amis d’enfance, Robert Dingue, y a terminé l’année dernière une carrière en dents de scie. Il touche une bonne retraite, c’est vrai, mais il ne dort plus. C’est à cause des mouches. Il y en a tellement à Tsé Tsé qu’on ne peut pas dormir sans se réveiller. Un enfer ! Mais Jackie la Binette me rassure :
« Et qu’est-ce que vous y feriez à Tsé Tsé ? Ils ont besoin que de spécialistes là-bas.
— Il était spécialiste de quoi Robert Dingue ? m’écriai-je pour exprimer mon incrédulité.
— Il pratiquait la douleur jusqu’à la joie ! Vous pouvez pas en dire autant. Le mec que vous avez violé en a parlé. Vous êtes spécialiste de rien du tout. Vous n’irez pas à Tsé Tsé. La SAM vous confie les commandes de Judica IX. Un aller-retour de quatorze mois. Vous embarquez des cylindres chinois.
— Mais alors… Je serai retraité à mon retour !
— Pas si la Justice en décide autrement. Ce qui ne me regarde pas. Voilà votre ordre de mission. »
Je suis repassé chez Sally. Elle n’était plus amoureuse. Elle ne le serait plus jamais si la Justice me condamnait pour avoir violé un homme, « la pire des choses qui puisse arriver à un homme et c’est pour ça que t’as aucune chance de t’en tirer ! » hurla-t-elle dans l’interphone. Une vieille qui passait pour monter dans l’ascenseur me reconnut comme celui qui avait violé un homme. Elle l’avait appris par la Presse.
« Si j’étais la Justice, grogna-t-elle, je vous condamnerais tout de suite. Dire que vous allez faire un beau voyage. Et avec un Sammy en plus ! »
Sammy était un modèle d’ordinateur développé pour son usage propre par la SAM. Il était entièrement programmé pour exécuter un nombre limité de tâches définies à l’avance. Rien à voir avec les systèmes dont on disposait pour animer plus ou moins réalistement les robots de service. Il n’y avait d’ailleurs que des robots de service dans tout l’Univers Humanitaire. Ce qui se passait au-delà de cette frontière relevait du secret d’État. Et encore, c’était une supposition. Toute la fiction romanesque de cette époque reposait sur cette hypothèse. Et c’est sur elle que le cerveau humain bâtissait les dangereuses conceptions de la fantaisie au détriment de l’imagination. Jo Cicada n’avait aucune imagination, comme la plupart de ses contemporains et il s’en fichait éperdument. Il n’avait jamais éprouvé le besoin d’imaginer. La fantaisie, le plus souvent associée au fantasme, le transportait dans toutes les fictions possibles, sachant qu’il ne lui arriverait jamais de franchir la frontière, dans un vaisseau ou dans un cylindre. Et c’était comme ça pour tout le monde.
Cela n’empêchait de croire (et non d’imaginer) que des privilégiés avaient accès à ce rêve aussi populaire que la pizza et les héros de BD, d’autant que les séquelles ne manquaient pas et promettaient même, par leur nature insaisissable, de se multiplier à l’infini. Il n’y a rien de plus utile à l’idée d’éternité que celle d’infini. Jo Cicada n’arrêtait pas d’y penser et il allait même au temple pour se confier sans réserve au silence.
Après qu’on lui eût annoncé qu’il changeait de fonction au sein de la SAM, c’est là qu’il se recueillit, un cierge à la main et l’autre main mouillée jusqu’au poignet. Il entra dans une cellule payante et referma la porte derrière lui. Il voulait être seul. Personne n’entrerait si la porte était fermée. C’était l’usage depuis longtemps, depuis toujours peut-être. Il consulta sa montre pour ne pas y passer la nuit. Il avait tendance à s’endormir au moment même où son esprit se vidait de toute sa substance, ce qui était le but de la prière. Il enfonça le cierge dans le chandelier et s’assit. Il ne s’était jamais senti aussi angoissé. Et ce n’était pas le moment de se confier à quelqu’un. On est vite trahi si on devient dangereux.
En sortant de la cellule, il buta contre un clerc qui poussait un chariot. Après un moment d’hésitation, il reconnut qu’ils se connaissaient. Ça tombait bien, lui dit le clerc, qui s’appelait Jimmy Rosen, il avait besoin de renseignements sur les Sammies. La SAM en avait installé un à l’office.
« Si ça ne vous dérange pas, dit le clerc, j’aimerais que vous me donniez votre avis.
— C’est que je ne suis pas très calé, répondit Jo. Je ne suis que copilote en second…
— Ah ! Charriez pas ! Vous êtes pilote maintenant. Je l’ai lu dans la Presse.
— Les nouvelles vont vite… »
Le Sammy en question était chargé de la gestion des cellules de prière et de méditation. Du gâteau pour un système capable de gérer un combat. Jo se pencha sur la console. L’usure avait rogné tous les angles et le métal apparaissait nu par endroits. En fait, il n’avait jamais vu un Sammy neuf, à croire que ces engins dataient d’une époque assez lointaine pour que personne ne se souvînt d’en avoir vu un sortir de son carton d’emballage. Il appuya sur le titillateur. Le témoin violet ne s’alluma pas tout de suite.
« Vous voyez, s’exclama le clerc. Il donne l’impression de réfléchir. Ça me donne le frisson, en attendant de crever vraiment de trouille.
— Vous avez vu trop de vieux films, mon vieux. Les Sammy ne pensent pas. Ils agissent en fonction des paramètres reçus. Si la diode violette ne s’allume pas, c’est que le Sammy est incapable d’assumer la tâche qu’on lui a confiée. Le titillateur sert à ça. Vous devriez le savoir. Tout ce qui vous reste à faire, c’est d’appeler la SAM qui réglera le problème.
— Mais vous êtes la SAM !
— Ah ! pardon ! Je ne suis qu’un employé et si je sais titiller, je ne suis pas qualifié pour trouver la panne.
— Moi aussi je peux titiller ! Pas besoin d’être un employé de la SAM pour savoir titiller.
— Notre ressemblance s’arrête donc là. Salut ! »
En sortant du temple, Jo se dit que c’était le genre de conversation qu’il avait avec les autres en dehors des engueulades patronales. On le prenait pour ce qu’il n’était pas et finalement, on se sentait son égal et on l’envoyait paître. La veille, il s’était approché d’une femme avant de s’apercevoir que c’était un homme. Et ce type, qui se faisait peut-être passer pour une femme (la Justice le dira si c’est le cas), avait secoué son titillateur en se plaignant de la diode qui ne s’allumait pas. Et Jo lui avait prouvé, en le violant, que la diode était tout simplement grillée et qu’il fallait la changer avant de se plaindre. Voilà comment il raconterait toute cette sale histoire quand on lui demanderait de se justifier ou d’accepter le chef d’accusation. Quatorze mois auraient passé. Et entre temps, il aurait vécu des aventures dont le témoignage serait recherché par l’industrie du spectacle. Ce ne serait peut-être pas assez pour payer les frais du procès. Ce n’était jamais assez, selon ce qu’il savait de certaines de ses connaissances qui avaient beaucoup espéré de cette industrie et qui n’avaient pas reçu de quoi payer les frais du voyage.
Trêve de spéculation, se dit-il. Le voyage est entièrement financé par la SAM et je n’ai pas de souci à me faire pour mon salaire, d’autant que je ne dépenserai rien pendant quatorze mois, la SAM prenant en charge tous les frais.
Et il entra dans le buffet avec ces idées dans la tête. En fait d’idées, c’étaient plutôt des calculs. Et il avait un mal fou à conclure sa démonstration par un résultat. Il commanda un verre que le barman lui servit en silence. Dehors, derrière la haute baie vitrée, le Judica IX paraissait un gros matou. On entendait même le ronronnement de ses moteurs au ralenti.
Et aussitôt après avoir imaginé qu’il caressait ce dos rond devant le feu de la cheminée, il se retrouva en train de titiller, les yeux fixés sur la diode qui allait s’allumer, cela, il le savait, car il venait de vivre ce moment pourtant encore possible et pas certain du tout. Ça recommençait. Ce n’était pas la boisson. C’était autre chose de plus profondément nécessaire. Et ça durait depuis deux mois. Il se rappelait maintenant que quelqu’un lui avait crié depuis le tarmac, alors qu’il n’attendait rien à l’entrée du buffet : « Ého ! Jo ! 16 ! Bordel ! 16 ! » Et le type en question, juché sur un transporteur, avait disparu en hélant quelqu’un autre. 16, c’était le nombre de mois à tirer avant de partir à la retraite.
Et depuis ce moment, le temps, d’ordinaire fidèle comme les aiguilles d’une horloge, s’était mis à faire des caprices à force de petites pertes de mémoires et de confusions chronologiques. Ça ne se voyait pas sur son visage, heureusement, mais il en souffrait. Un congé de maladie, dont la durée était impossible à prévoir, prolongerait d’autant le temps à tirer pour enfin arrêter de travailler et profiter de cette sacrée retraite qui avait hanté même ses rêves d’enfance. Il n’était donc pas question de consulter. Pendant ces deux mois, il avait eu l’impression de poireauter devant les portes de l’Enfer, à une époque où il n’était encore que copilote en second, c’est-à-dire dernière roue de la charrette. Maintenant, il allait piloter un vaisseau. Ce n’était qu’un gros transporteur sans prestige, mais l’augmentation de salaire, sur lequel serait calculé le montant de sa pension de retraite, n’était pas négligeable. Et au moment où il allait annoncer cette bonne nouvelle à Sally, la Presse publiait sur deux colonnes en troisième page cette sale histoire où il apparaissait déjà comme un menteur prêt à tromper la Justice pour ne pas perdre le bénéfice de quarante ans de bons et loyaux services au sein de la SAM.
Non, il n’avait pas les moyens de mentir. Personne ne croirait qu’il avait pris un homme pour une femme. Et s’il persistait à mentir, on finirait par l’empêcher de s’exprimer. C’était toujours ce qui se passait avec les menteurs. Et maintenant, alors qu’on ne lui demandait rien et que personne ne pouvait se plaindre de son silence, il mentait à propos d’un détail qui affectait sa santé. Et ce détail, depuis deux mois, s’épanchait lentement mais avec force et il savait qu’il ne pouvait rien pour l’en empêcher. Il ne trouva même pas le courage de consulter l’Encyclopédie. Il y aurait trouvé la réponse exacte. Et il saurait maintenant à quel moment précis il aurait complètement perdu la tête.
Nous avons quitté la base il y a déjà dix jours. Je dis « nous », car les habitants des cylindres sont encore des êtres vivants. Je suis descendu plusieurs fois dans la soute I pour observer les visages. Ils n’ont pas l’air du tout d’appartenir à des morts. Je me suis dit plus d’une fois que, si je connaissais le système, je prendrais la place d’un de ces veinards, provoquant ainsi sa mort définitive. Et commettant, si j’ai bien compris le Code Humanitaire, un meurtre au premier degré avec préméditation. Mais une fois dans le cylindre, il faudra bien que je perde conscience. Premier accroc à mon raisonnement qui n’est, je le vois bien, qu’un vieux chiffon bon tout juste à essuyer la poussière, sachant qu’il n’y a pas de poussière ici. Deuxième accroc, une fois « réveillé » (j’ignore d’ailleurs s’il s’agit véritablement d’un sommeil), on ne reconnaîtra pas le client ou, plus exactement, on ME reconnaîtra. Et on s’empressera d’ajouter à l’accusation de viol celle de meurtre.
Mais toutes ces rêveries me ramènent à mon siège dans le poste de pilotage où je ne pilote plus puisque Sammy s’en charge. En admettant que je réussisse à m’installer dans un cylindre à la place d’un Chinois, qui prendra le relais de Sammy au moment de l’atterrissage dans les Unités Humaines ? Car, à ma connaissance, Sammy n’est pas programmé pour gérer la manœuvre d’atterrissage. Certes, je pourrais, au lieu de tuer définitivement ce Chinois, lui enseigner le pilotage manuel avant de prendre sa place dans le cylindre. Mais comment convaincre un millionnaire qui a dépensé une fortune pour se payer les services de la SAM et qui se voit dépossédé de son rêve d’éternité par un modeste pilote de ligne ? Je ne sais pas pourquoi je perds mon temps à rêvasser. La fiction, c’est bien joli, mais sans solution au moins possible, on a vite fait de sombrer dans l’onirisme. Je suis déjà assez malade comme ça !
En parlant de ma maladie, voilà deux jours qu’elle m’épargne ses effets. Il me semble que je suis le fil d’une chronologie en parfaite coïncidence avec les évènements sériés par Sammy. Si d’ailleurs celui-ci avait les moyens de détecter mes déconnexions et mes interversions, je serais sans doute de retour à la base. Et en vol automatique. Heureusement, Sammy a autre chose à faire. J’envie quelquefois son manque total de conscience malgré de grandes capacités opérationnelles. Cette conformation de son « esprit » explique qu’il ne se trompe jamais, tandis que je suis sans cesse soumis à des comparaisons qui dépassent mon imagination et l’anéantissent dans la délirante combinatoire de mes fantaisies.
Je suis, bien malgré moi, destiné à accomplir la tâche qui m’a été imposée. Mais n’ai-je pas toujours vécu dans ce désespoir ? Je ne peux rien espérer de l’action que j’accomplis au service d’une entreprise dont les fins ne me sont pas révélées. J’imagine, si je puis dire, que Sammy saurait prendre les commandes s’il m’arrivait de dérouter le vaisseau pour, et c’est bien là la seule possibilité d’évasion, tenter de franchir la Frontière. Ce n’est pas que Sammy ait peur de la mort. Il ne peut être que détruit, mais il est programmé pour ne pas l’être. Tous les pilotes savent cela. C’est nous qui sommes transportés d’un lieu à un autre de l’univers, comme si nous n’étions là que pour assumer la responsabilité en cas d’échec. Mais connais-je seulement un seul cas d’échec ? Sammy est une perfection dans son genre. Et tous les pilotes ont une conscience.
Certes, dans mon cas, le mensonge censé me sauver d’une condamnation pour viol n’est pas encore à l’ordre du jour. Et ne le sera sans doute jamais, car je sais trop bien qu’il est inutile de prétendre avoir confondu un homme avec une femme. Par contre, le mensonge qui consiste à ne pas déclarer les symptômes d’une maladie forcément incapacitante me distingue du commun des pilotes. En admettant que Sammy ne soit pas équipé pour détecter les signes avant-coureurs. Il devrait l’être. On verra le moment venu. Je peux encore retarder ce diagnostic et jouir de mes rêveries au beau milieu de notre infini.
Sammy contient tous les livres, tous les films, tous les musées, tous les paysages. Je n’ai donc, en principe, aucune raison de m’ennuyer. Pour le plaisir, je dispose d’une bonne provision de bouche et de bouteilles. Deux fois par jour, je m’endors dans la Piscine du Bonheur et n’en ressors que parfaitement vidé de ma substance séminale. Cet instrument ne remplace pas Sally, mais Sally ne voudra plus de moi, que je sois condamné ou pas. C’est-à-dire : que mon mensonge soit pris en considération par la justice ou qu’au contraire ma peine soit augmentée d’autant.
De toute façon, je n’ai aucune idée de ce que la maladie me réserve. Et comme je ne suis pas millionnaire, je n’irai pas au Paradis. Ni en Enfer. Je n’irai nulle part, comme le commun des mortels. Raison pour laquelle je peux envisager tous les crimes. Ah ! Il en eût été autrement si j’avais pu retourner pour être jugé. Je me serais défendu. On en aurait parlé de ma prétendue confusion ! Que s’est-il passé en réalité ? Personne ne le saura désormais, à moins que je me confie à ce cahier. Sammy le lit-il pendant que je dors dans la Piscine du Bonheur ?
Travers-de-Cochon, qui se faisait appeler Travis « parce que ça fait américain », envoya le signal de positionnement à l’heure prévue, mais il n’obtint aucune réponse du vaisseau en approche. Il attendit les cinq minutes réglementaires pour renouveler le signal. Toujours en vain. Il décrocha alors le téléphone et informa son chef de service. Comme celui-ci était absent pour cause de pause, ce fut Maddy-la-Chouette qui prit en charge la procédure d’urgence. Où était passé Judica IX ?
Dix minutes avaient passé depuis que Travis avait initié la procédure d’atterrissage. Encore cinq et il faudrait appeler le chef. Lui seul pouvait déclencher le système d’urgence. Maddy jeta un œil à travers la vitre qui donnait directement sur le hall du réfectoire, et sans lâcher le combiné qui demeurait muet pour l’instant. Assis en compagnie de deux autres sbires de la SAM, Boum, c’était comme ça qu’on surnommait le chef, était encore parti pour un grand discours sur la nécessité de discipliner le bas de l’échelle au lieu de l’instruire avec son argent. Comme il n’y avait plus eu d’incidents depuis une bonne vingtaine d’années sur la base d’Unité Humaine I, les chefs de piste passaient plus de temps à philosopher devant un verre qu’à se soucier de l’angoisse qui saisissait leurs subalternes chaque fois qu’un vaisseau de transport entrait dans la phase périlleuse de l’atterrissage. Maddy jura comme un homme puis se concentra enfin sur l’écran. Commandant de bord : Jo Cicada. Elle essuya une goutte de sueur sur son sourcil droit.
Le problème, avec les Judica, c’est qu’on ne pouvait rien faire sans le pilote. Mais il était rare que celui-ci fût en train de soulager un besoin naturel au moment d’atterrir. En principe, l’angoisse était partagée entre le pilote et l’assistant au sol. On riait rarement dans ces moments-là. Ensuite, on s’ignorait, l’assistant passant à un autre vaisseau et le pilote pressant le pas pour profiter d’un instant de bonheur dans le bar le plus proche. Depuis vingt ans au moins, on ne procédait pas autrement. Le personnel de la base avait une vie privée et ne tenait pas à en mettre en péril le délicat équilibre. Les pilotes étaient le plus souvent des aventuriers qu’il valait mieux ne pas fréquenter. Et les pires, c’étaient les pilotes des transporteurs. Or, Maddy connaissait parfaitement Jo Cicada. Il y avait bien un an qu’ils ne s’étaient pas revus. La dernière fois, Jo faisait la poussière dans un croiseur. Il sentait le crésyl et le hamburger au roquefort. Ça, elle s’en souvenait. Jo était un chic type.
Elle reconnut le matricule sur l’écran. C’était le premier voyage en solitaire de Jo. Et il commençait mal. Son premier atterrissage allait mal se passer. Ces maudits Judica peuvent atterrir sur le dos si on manque de chance. Maddy ne se rappelait pas si Jo avait de la chance ou si c’était un guignard. Quant à elle, elle n’avait jamais mis en marche la procédure d’urgence. On pouvait appeler ça de la malchance. Elle envoya le dernier signal réglementaire, attendit trois minutes et enfin tourna la clé de l’interrupteur. Aussitôt, le Sammy de service prit le relais. Sur l’écran, Judica IX fit un tour complet sur lui-même. Puis il sembla se stabiliser. L’équipe de secours avait été instantanément informée. Elle était déjà sur le tarmac. Ces types avec une lance dans les mains semblaient attendre de la trouver trop petite pour un pareil engin. Maddy recula son siège et observa la scène. C’était tout ce qu’elle pouvait faire maintenant.
Boum entra et se mit à la peloter. Elle se contenta de poser un doigt sur l’écran. Boum pâlit. Il n’avait plus rien à faire lui non plus. Les paramètres défilaient, impossibles à interpréter dans la dernière phase. Les sirènes de la base déclenchèrent une panique contenue, presque guidée. Ce n’était pas le moment de se laisser distraire.
Dix minutes plus tard, Judica IX gisait sur le flanc et une grue manœuvrait pour le remettre sur ses pattes. Jo Cicada était assis dans le bureau de Boum. Il venait de griller trois cigarettes à la suite. Dans son dos, Maddy tapait sur un clavier, les yeux rivés sur l’écran. Tout le monde se taisait. Et sur le tarmac, Judica IX grinçait de toutes ses tôles.
« Vous ne pourrez pas repartir, dit enfin Boum sans quitter le tarmac des yeux. C’est la première fois que ça arrive sous mon commandement. On va vous trouver un boulot et vous crèverez ici. Vous verrez… On s’ennuie à mort.
— Mais je prends ma retraite dans quinze mois ! » fit Jo Cicada sans conviction.
Maddy pouffa et essuya en suivant ses postillons sur l’écran.
« La retraite ? dit Boum. Vous avez droit à la retraite ? C’est de famille ?
— C’est le contrat, merde ! »
Judica IX était de nouveau dressé sur son train d’atterrissage. Un ouvrier frappait le crochet d’attelage avec un marteau. On eût dit une symphonie. Finalement, le crochet emporta l’ouvrier dans les airs. Jo ne regardait plus. Sur le tableau de bord du Sammy, un témoin clignotait depuis qu’il était entré dans ce bureau. Et personne ne semblait s’en inquiéter.
« J’aurais préféré être un rupin, dit-il en allumant une autre cigarette. J’en ai plus de cinquante dans la soute…
— Vous avez combien de soutes dans ce genre d’engin ? demanda Boum.
— Deux, dit Maddy. La deuxième, c’est pour les provisions.
— Le voyage dure quatorze mois, alors… » renchérit Jo.
Boum réfléchissait. Il secouait son doigt pour qu’on arrête de lui parler.
« L’essentiel, finit-il par dire, c’est que vous ne soyez pas blessé. »
Jo songea qu’il n’avait jamais été blessé, pas même en combat. En y réfléchissant, jamais aucun des vaisseaux sur lesquels il avait servi n’avaient subi d’avanies. Pouvait-on considérer qu’il avait de la chance ? En tout cas, il n’avait jamais reçu de médailles pour ça. La malchance avait remis ça à plus tard. Et on était plus tard.
« C’est quoi cette diode qui n’arrête pas de clignoter ? s’écria-t-il soudain en mettant la main sur ses yeux.
— C’est pour vous, mon vieux, dit Boum. Tous les retraités sont bornés.
— Je ne le suis pas tant que ça !
— On vous a greffé une borne C4 pour vous repérer. Vous avez de la chance de pouvoir cotiser. Moi, par exemple, j’ai les moyens. Et bien je ne peux pas cotiser.
— Moi non plus, dit Maddy.
— Je savais pas… fit Jo. Et pourquoi ça clignote ?
— Vous avez dû détraquer quelque chose dans l’accident…
— Je me sens parfaitement bien !
— Sammy dit le contraire… »
C’était Maddy qui venait de prononcer cette parole terrible. Son siège avait pivoté en même temps. Elle s’approchait maintenant. Elle posa sa petite main chaude sur la sienne et la retira aussitôt.
« En tout cas, dit-elle, tu n’as pas la fièvre. »
C’était bon signe, oui ou non ? Il la regarda dans les yeux. Il voyait l’écran au-dessus de son épaule. Elle s’y connaissait en interprétation des données. C’était son métier. Coucherait-il avec elle ce soir, après un dîner aux chandelles ?
« Je vais prévenir la Base Initiale, dit Boum. Ils sont au courant, bien sûr, mais ils apprécient toujours une petite conversation.
— Vous allez leur parler de quoi ? dit Jo qui ne cachait plus la pâleur de son angoisse.
— C’est eux qui parlent. Nous on répond par oui ou par non.
— On verra bien… » fit Maddy.
Elle recroisa ses jambes dans l’autre sens.
« Tu as de la chance, dit-elle en souriant.
— Et les cylindres ? dit Jo.
— Je fais venir un Judica. Il y en a toujours un qui traîne à ne rien faire. Mais ça m’étonnerait que son pilote vous cède les commandes.
— On pourrait repartir à deux. Quelle importance que je continue ma route avec vous ou à bord d’un transporteur ? Pour vous, ça ne change rien.
— Je vous dis que personne ne vous cédera sa place, même en la partageant ! »
Une heure plus tard, Jo quittait le bureau de Boum en compagnie de Maddy. Ils rencontrèrent Travis en traversant le hall de réception des marchandises. Il sourit et pointa son doigt vers le tarmac. Une équipe de manutentionnaires déchargeait les cylindres. Adieu la retraite !
Je ne peux tout de même pas pirater le transporteur ! Je suis coincé ici. Et pour le restant de mes jours. Maddy propose de m’accompagner un bout de chemin. Elle veut dire qu’elle me lâchera le jour où je serai trop vieux pour… Qu’est-ce qu’elle ferait d’un impotent ?
Mais deviendrai-je impotent si je dois mourir d’autre chose ? Tout à l’heure, le Sammy de la base n’a pas arrêté d’interroger mon C4. Tu parles si je sais que j’en ai un ! On vous le greffe en plein milieu du cerveau, des fois qu’il vous prendrait l’envie de le débrancher. Il paraît qu’on peut y arriver à force de boire. Mais c’est une légende. Ce foutu monde ne se donne même plus en spectacle. Il survit parce qu’on ne se fatigue pas de le raconter. Et il semble bien qu’on ne s’en fatiguera jamais.
Bref, Maddy est une charmante fille tant qu’on ne se raconte pas des histoires à son sujet. Puis-je dire que je l’avais oublié ? Sans doute. Entre temps, Sally m’a abandonné. Et mon cerveau est en train de renseigner Sammy. Je me demande s’il y a des connexions entre les Sammy. SAM doit en savoir plus que moi à mon sujet. Je ne vais pas survivre à cette situation. J’ai besoin d’un projet. Mais n’en ai-je jamais eu ? À part cette stupide carrière d’équipier ? Que s’est-il passé ?
L’Unité Humaine I était en vue. Du moins sur l’écran. Depuis deux jours, je n’arrivais plus à vivre dans l’ordre. Je sais bien que ma chronologie était parfaitement linéaire et mesurée, mais je ne la vivais plus que par fragments assemblés dans le désordre. J’en avais conclu qu’en fait, je vivais après avoir vécu et que mon cerveau malade ne savait pas remettre dans l’ordre ces fragments de temps. Sammy n’était peut-être pas étranger à ces troubles temporels. Et comme Sammy était dépourvu d’intelligence, on me manipulait. Dans quelle intention ? Qu’est-ce que la SAM prétendait faire de moi ? Et que contenaient réellement ces cylindres ?
Je les ai examinés un à un. De l’extérieur. J’ai lu toutes les étiquettes. Des noms ! Des noms ! Des noms ! Il ne suffit pas de savoir que ce sont des rupins qui se payent un voyage dans l’éternité, ce qui vaut tout de même mieux qu’un petit tour à la retraite ou pas de voyage du tout si on n’est ni riche ni privilégié type C4. Il y a peut-être… que dis-je ?... certainement d’autres types. Un Sammy sait tout cela. Et moi, être humain censé penser à force d’être, je ne connais rien d’autre que la chance d’être riche, la demie chance d’être choisi par le système pour bénéficier d’une retraite et le malheur de n’exister que pour exister. Mais Maddy n’a pas l’air malheureux. Au contraire. Elle veut faire la fête ce soir. Je me prépare à diminuer le diamètre de mes vaisseaux sanguins.
*
Même jour. Deux heures plus tard. Travis nous ouvre la porte du Roucoucou, une boîte à la mode sur UH I. Maddy pend à mon bras.
« Toujours pas de nouvelles de la BI ? demandé-je à Travis qui, d’après Maddy, est le premier des subalternes à être au courant de tout ce qui arrive dans l’oreille de Boum.
— Je crois que vous restez avec nous, Jo. Judica IX est destiné à la casse. On attend un Judica dans la nuit. Dogson, vous connaissez ?
— C’est lui qui me connaît… Aucune chance… ah ! merde ! »
Travis soulève un rideau et Maddy et moi on se met à ramper pour faire comme tout le monde. On arrive comme ça à la table qui nous est réservée. Travis travaille dans cette boîte pour arrondir ses fins de mois. Il nous a gâtés. D’habitude, me confie Maddy, il ne donne rien. J’ai dû lui taper dans l’œil. C’est un zvak, murmure Maddy.
« Un zvak ?
— Tu vois ce que je veux dire… »
Je ne voyais pas. Je vois maintenant, mais au moment où Maddy m’en parlait, je ne voyais pas. Il était temps de passer à autre chose et de s’amuser en attendant la décision de la SAM à mon sujet. Dogson était une fripouille, mais c’était lui qui ne m’aimait pas. Il avait un œil sur Sally, si vous voyez ce que je veux dire. Jamais il n’accepterait de me céder les commandes de son Judica. Ni même les partager. J’avais une envie folle de retourner sur le tarmac pour voir comment il dirigeait l’embarquement des cylindres chinois dans son transporteur. Il devait rugir de plaisir en ce moment. Maddy m’entraîna sur la piste. Ma douleur au genou s’est réveillée aussitôt.
« Tu veux qu’on rentre ? » dit-elle tandis que Travis me faisait de l’œil.
On a repris le même taxi, un pousse-pousse en acier chromé. À la place du Chinois, un chien. Une bête de concours dont les bijoux de famille s’entrechoquent pendant tout le trajet. Il tenait sa queue en l’air pour qu’on ne rate rien du spectacle. Maddy en était tout excitée. Et quand on arrive devant sa porte, Dogson sort de l’ombre.
Comme les mots me manquent, je dis :
« Tu n’es pas en train de t’occuper des cylindres, mec ? »
Il se plie en trois pour saluer Maddy qui rougit malgré l’obscurité. Ses dents sont étonnamment blanches.
« Je viens pour discuter, Jo, susurre-t-il. Il paraît que tu as une affaire à me proposer…
— Qui te l’a dit ?
— Travis me l’a dit.
— Le zvak ?
— Lui-même, mec. »
*
Au lieu de baiser toute la nuit comme en rêvait la douce et brûlante Maddy, on a discuté, Dogson et moi. Il revenait de loin. Il tenait à me raconter ça. Je l’ai écouté sans cesser de penser à mon avenir. Pourquoi n’en venait-il pas directement à notre marché ? Quel besoin éprouvait-il de me confier par où il était passé avant de se retrouver aux commandes du Judica XX ? Sally ne ressemblait plus à Sally dans ce récit parfaitement linéaire. Et j’en suivais le cours sans rien perdre des détails dont le suivant était la conséquence du précédent. Dogson n’avait vraiment pas de problème avec le temps. Il avait les moyens de se faire comprendre. Du tout cuit pour Sammy, alors que je compliquais tout au point d’avoir la sensation d’arriver le premier alors que j’étais tout simplement à l’heure. Mais qu’avait à voir Sally dans cette histoire qui ne me concernait pas ? Pendant ce temps, Maddy s’endormit tout habillée. Maintenant, elle ronflait comme un moteur bien rôdé.
« J’ai pas compris si tu es d’accord ou pas, Dogson…
— Je te dis que je le suis ! Mais tu acceptes mes conditions. Je me suis confié à toi comme à un frère. »
Au moment où j’écris ces lignes, j’ignore tout des conditions que cette fripouille de Dogson veut m’imposer pour m’emmener avec lui. Il faut dire que ce soir-là, j’avais bu plus que de raison. Je savais bien que je n’étais pas arrivé à déconnecter mon C4. Là-bas, dans le bureau de Boum, Sammy devait faire clignoter le témoin me concernant. Et j’imaginais que Boum était en train de collecter les données. J’aurais de ses nouvelles au petit matin. On avait rendez-vous lui et moi dans son bureau, en présence de Sammy.
Dogson nous avait quittés dans la nuit. Il m’avait tout raconté. À ce qu’il disait. J’ai réveillé Maddy, mais, passé trois heures, elle n’est plus bonne à rien, me confia-t-elle. Elle s’est rendormie et j’ai réfléchi jusqu’au matin. Pas assez sans doute pour impressionner Sammy. À huit heures pétantes, Boum était dans son bureau. Il me tendit une main déjà moite et me dit :
« J’espère qu’on vous a dit que je m’appelle Exercice, comme un exercice. Mais si vous voulez m’appeler Boum, ne vous gênez pas. »
On a pris place, comme il dit. Le café était servi. Il agita la cafetière et en renifla le bec. Il eut l’air satisfait. C’était un café fort et brûlant, comme il aimait. Et il me contraignait à l’aimer aussi. Il alluma un cigare sorti comme par magie de sa poche.
« Dogson vous a parlé ? me demanda-t-il.
— Il m’a raconté sa vie…
— Je suis désolé pour Sally…
— Ça arrive. C’est pas la première, allez ! »
Exercice (j’avais du mal à prononcer ce nom) sourit en me tapotant le genou. Il m’envoya une épaisse bouffée en plein visage.
« Vous y arriverez, Jo. De la patience…
— Oh ! Quinze mois, c’est vite passé.
— On parle de trente maintenant. Sally a tout compliqué. Mais comme vous dites, quinze mois, c’est vite passé.
— Je parlais des quinze premiers mois ! Quinze de plus, c’est énorme ! Je tiendrai pas le coup ! Je me connais !
— Vous ne serez pas seul. Dogson est un charmant compagnon quand il veut. »
Pour vouloir, il exigerait sans doute beaucoup. Je connaissais cette fripouille. Mais enfin, j’avais de la chance. Je la payais de quinze mois. Et en compagnie d’une fripouille. Ce serait long. Très long. Exercice ne pouvait pas imaginer ça. Le témoin lumineux me concernant clignotait toujours.
« Il ne s’arrêtera jamais ? demandai-je d’une voix timide.
— Il s’est arrêté tout à l’heure. Une panne.
— Sammy ne tombe jamais en panne !
— La situation est très compliquée, Jo. Assez pour provoquer une panne. La SAM veut continuer l’expérience.
— L’expérience ? Mais quelle expérience ? Qu’a à voir Dogson là-dedans ?
— Si Sally ne s’en était pas mêlée, on n’en serait pas là, Jo. »
Maddy entra à ce moment-là. Son petit nez se leva pour humer l’odeur du café. Elle avait oublié de mettre un soutien-gorge.
Le modèle XX du Judica comprenait une soute supplémentaire. La soute I avait reçu son chargement de cylindre. Jo Cicada n’était plus très sûr de leur nombre, mais il aima assez l’idée d’en compter un de plus. Les manutentionnaires de la base étaient en train de remplir de provisions la soute II. Dogson en vérifia deux fois la quantité. Il s’agissait d’arriver à l’Unité Humaine II sans perdre de poids, avait-il plaisanté pour amuser Maddy qui se tenait immobile derrière la fenêtre de son bureau au premier étage de la tour de contrôle. La soute III était en ce moment nettoyée à fond par une équipe de femmes qui chahutaient sous le regard impatient de Jo. Travis expliquait à un touriste russe le fonctionnement du train d’atterrissage. Il se déplaça plusieurs fois sur le côté pour illustrer des conditions de vent extrêmes. Le Russe, fumant une pipe, opinait de la tête sans cesser d’observer les manutentionnaires. Il était responsable des provisions alimentaires. Ils se montrèrent moins attentifs avec les provisions techniques. On entendit plusieurs fois un bris de verre qui alarma Jo sans toutefois l’obliger à se déplacer pour constater les dégâts. Il savait trop bien à quoi correspondait ce verre. Tout le monde le savait.
À midi, le transporteur était fin prêt. Dogson remit à Jo les trois galons de sa fonction, alors que lui en avait quatre. Jo repoussa tranquillement l’offre et retira un galon à chacun de ses poignets et sur les épaulettes. Le compte y était. Dogson empocha les galons en trop, mais il n’avait pas pensé que Jo en portait autant. Lui se contentait de signaler son grade par une simple étiquette scratchée sur la poitrine. À côté de lui, Jo, pourtant rétrogradé, brillait de tous ses feux.
Les moteurs chauffaient depuis deux heures. Un tracteur amena le Judica XX à sa base de lancement. Dogson avait embarqué, mais Jo attendait quelque chose que Maddy n’identifiait pas. Elle descendit pour se renseigner. Jo attendait Sally !
« Tu ferais bien d’embarquer, lui dit-elle doucement. Dogson pourrait bien partir sans toi. Sally vous rejoindra plus tard.
— Je sais pas ce qui m’a pris… Je l’attendais… mais bien sûr, elle ne viendra pas…
— Pas aujourd’hui, Jo. Je suppose qu’on ne se reverra plus…
— On n’a pas encore décollé, Maddy ! »
Elle dut l’aider à s’asseoir dans la navette. Il reçut son baiser sans le lui rendre et la navette s’éloigna. Il ne tourna pas une seule fois la tête pour… mais pourquoi la tournerait-il ? Il avait déjà tant de mal à regarder devant lui. Dogson n’allait pas le rater, cette fois, se dit-elle en retournant à son poste.
À une heure, le Judica s’arracha péniblement du tarmac de l’Unité Humaine I. Dogson était occupé avec Sammy. N’ayant rien à faire, ni aucune responsabilité, Jo s’endormit sur son siège. Quand il se réveilla, on approchait de l’Unité Humaine II. Comme il ne pouvait pas avoir dormi deux mois, il se dit que son mal empirait. À tous les coups, il allait revivre en suivant et dans un désordre indescriptible tout ou partie des évènements ordinaires et marquants que cette deuxième étape du voyage. Dogson était toujours aux commandes et Sammy se laissait titiller sans broncher. Au fait, pourquoi aurait-il bronché ? Ou mieux dit encore : Qui bronchait quand Sammy allumait un témoin orange ? Pas Alfred Vermoy en personne, tout de même !
Tout s’était bien passé. Dogson lui donna une tape dans le dos puis courut remettre le rapport de données au chef de la tour de contrôle. Jo resta un moment sur la passerelle à se demander s’il aurait le temps de s’amuser un peu. Il n’avait pas atteint le dernier barreau de l’échelle de coupée qu’une équipe de manutentionnaires arriva avec les nouvelles provisions. La soute II était déjà ouverte. Par contre, la portière de la soute I était demeurée fermée. Il n’y avait aucune raison de l’ouvrir. Jo passa sous la soute II en se demandant pourquoi elle n’avait pas été chargée à UH I et pourquoi on ne la chargeait pas maintenant. Il ne pouvait pas poser cette question obsédante aux ouvriers. C’étaient de sales types qui se foutaient du reste de l’humanité pourvu qu’ils eussent de quoi s’amuser. Mais malgré leur rustrerie, ils bénéficiaient d’un arrangement C4 avec retraite à la clé. Ce monde était mal fait.
Il retrouva Dogson au buffet. Il y avait un buffet sur chaque base humaine et on y servait un vin excellent. Il n’était peut-être pas si bon que ça, mais qu’est-ce qu’il tapait ! Jo n’avait jamais bu un autre vin. Il manquait un vin pour élaborer un premier système de comparaison. Et il fallait supposer qu’en multipliant le nombre de vins, on améliorait ce système. Personne ne lui avait jamais parlé d’un tel système. Où allait-il chercher ces idées ? Sammy en savait-il plus que lui à ce sujet ? Il était difficile de ne pas penser à Sammy sans évoquer l’intelligence qui caractérise, à des degrés divers, l’esprit de l’être vivant, si tant est que l’être qui ne vit pas, et qui a peut-être vécu, soit doté d’un esprit. Comment on appellerait ça alors, pensa Jo. Le barman ne ressemblait pas aux autres barmans qu’il connaissait. Cette constatation le rassura. La SAM ne pousserait pas la perfection jusqu’à créer autant de types qu’il y avait de barmen dans l’univers. Mais, reconnut Jo en avalant une première gorgée, lui n’en connaissait que trois. Jusqu’à présent. Et peut-être un quatrième, mais ce n’était pas un barman à temps fixe. Un remplaçant qui lui servait de fameux gibsons quand ça allait mal.
Dogson ne buvait pas. Il se désaltérait. Il ne trouvait aucun plaisir à boire un jus de fruit ou autre chose dans le genre. C’était un genre dont Jo Cicada ignorait tous les bienfaits. Et il s’en fichait. Il commanda un autre verre et dirigea son haleine sur le nez de Dogson qui s’en fichait lui aussi parce qu’il était insensible à ce genre de provocation. En fait, pensa Jo, si on y réfléchit bien, c’est par genre qu’il faut classer les choses avant d’y goûter. Et ne pas se contenter de deux genres, comme en matière sexuelle, au risque de ne plus savoir si un troisième existe ou si c’est une maladie. Il avait bien violé un homme parce qu’il était un homme et non pas parce qu’il l’avait pris pour une femme. Voilà ce que tout le monde finirait par savoir. Et on lui sucrerait ses droits à la retraite. Évidemment sans remboursement des sommes versées en quarante ans de service. Et après ça, il faudrait continuer de croire que le complot est un effet pervers d’une mauvaise pensée. Ça en faisait, des complots possibles, dans sa tête.
« Je sais même pas quand on repart, dit-il au barman qui s’approcha pour mieux saisir les intentions de son client.
— On partira quand ce sera l’heure, fit Dogson. J’ai pas fini de m’emmerder si tu dors encore.
— Je pensais pas avoir autant dormi…
— Tu as dormi, Jo, et je t’ai pas réveillé. »
Le barman recula pour essuyer un verre. Les deux hommes devenaient obscurs. Ça ne le regardait plus. Il servit un autre verre à Jo et sembla s’enfuir à l’autre bout du comptoir où deux filles lorgnaient des clients potentiels. L’une d’elles ressemblait à s’y méprendre à Maddy. Et Jo savait ce qu’il fallait penser de la ressemblance. Il n’était pas difficile de conclure que Maddy était un robot. En fait, chaque fois que quelqu’un se plaignait de ne pas pouvoir cotiser pour la retraite, c’était un robot. Comment croire que la SAM privait de retraite une partie de l’humanité ? Il n’y avait pas de raisons pour que ça arrivât un jour. Et pourtant, les fictions qui exploitaient ce filon représentaient le meilleur de l’imagination. Du moins, c’était ce que prétendait la critique. Chacun sa spécialité, pensa Jo et il fit signe au barman de s’approcher avec la bouteille.
« Vous n’avez pas une autre marque ? lui demanda-t-il.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là, monsieur ?
— Je veux dire que ça ne me déplairait pas de boire un autre vin, pour changer…
— Je peux vous servir autant de verres que vous le souhaitez, monsieur. Tout est payé par l’oncle SAM.
— Si c’est une plaisanterie, fit Dogson, tu vas la regretter, robot ! »
Ainsi, Jo retourna au transporteur sans avoir obtenu de réponse, mais ce qui l’ennuyait le plus, c’était d’avoir posé la question à un robot.
La maladie progresse. Je devrais dire qu’elle empire. On a deux jours à passer à UH II. La question du chargement de la soute III, qui est toujours vide et dont personne ne parle, me turlupine de plus en plus. Dogson explique comme ça les trop nombreuses corrections de trajectoire que Sammy a été obligé d’appliquer pour qu’on ne se retrouve pas ailleurs. Imaginer cet ailleurs… Hélas, j’ai dormi pendant tout ce temps, selon ce qu’en dit Dogson. Deux mois de sommeil, mais c’est une cure ! C’est peut-être tout ce qui justifie ma présence dans ce rafiot. Le fait est que le transporteur penche d’un côté. Les manutentionnaires, à l’heure du casse-croûte, penchent aussi leurs têtes sans oser ouvrir la soute III. Je pourrais leur dire qu’elle est vide, mais je ne tiens pas à me faire des amis dans ce milieu de fêtards impunis. Il paraît qu’ils peuvent violer des hommes en plus des femmes que tout le monde a le droit de violer. Je ne sais plus qui me l’a dit. Ce matin, j’ai chialé comme un gosse en pensant que Maddy est un robot. Je me suis promis d’aller poser la question à la pute du buffet, celle qui lui ressemble, preuve qu’elles sont des robots. Il ne manquerait plus que je tombe sur mon sosie. Mais si ce n’est pas mon sosie, c’est mon jumeau. Je suis humain, moi.
Deux jours. Dogson m’a rappelé que je suis son subalterne. Le barman a cru le contraire. Il faut dire que j’ai fière allure. Je vais faire un beau cadavre quand ça arrivera. Il paraît que le cerveau se liquéfie avant. On a alors quelques heures pour profiter du temps. La question est pourtant de savoir à quel moment on se trouve quand on y pense. J’ai atteint un degré de confusion tel que je suis mort plusieurs fois, toujours étonné de retrouver le sommeil après une douloureuse résurrection. Je vais peut-être me rendre compte que je suis déjà parti avec Dogson vers l’Unité Humaine III. Et oublier ce que je suis venu faire ici. L’hôtel est à deux pas du buffet. C’est le barman qui m’y a conduit parce que j’avais peur de rencontrer mon double par erreur.
« Vous ne pouvez pas commettre cette erreur, monsieur ! »
Il voulait dire qu’un être humain est un exemplaire unique, particularité qu’il partage cependant avec les robots hors série. Et pour ajouter du piquant à l’affaire, je me suis vu à la télé : L’homme qui a violé un homme. Ça me rassurait au fond de n’avoir pas violé un robot. Certes, ce n’est pas interdit. Un homme peut toujours faire ce qu’il veut d’un robot. Et si j’étais un robot qui a violé un homme ? C’est Dogson qui mourrait de rire.
Au buffet, les deux putes étaient toujours à l’autre bout du bar, à croire qu’elles ne l’avaient pas quitté. Je me suis approché. Celle qui ressemblait à Maddy s’appelait aussi Maddy. Et elle se souvenait de moi. L’autre pute a éclaté de rire en demandant au barman s’il en connaissait une qui lui ressemblât. Le barman n’osait pas rire, mais ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Dogson est entré à ce moment-là, porteur d’un message dans une clé. Je me suis mis la clé dans le cul. Le message était clair : C’était bien un homme que j’avais violé. Pas un robot.
Le XX, c’est autre chose que le IX, pensa Jo Cicada. Les moteurs du Judica avaient arraché l’engin, sa cargaison et ses deux hommes à la terre désolée de l’Unité Humaine II. Le hublot était recouvert d’une fine poussière d’oxyde de fer. Tout s’oxydait rapidement dans les UH à cause d’un taux d’oxygène qui rendait aussi les hommes un peu fous. Et le taux de criminalité lui était proportionnel. Jo avait lu des fictions inspirées de ce rapport oxygène/crime. La pulp était de retour depuis que le projet écran/contrôle était tombé à l’eau.
Dogson quitta enfin le poste de pilotage pour aller vérifier la cargaison. C’était une chance, car le hublot du pilote était à l’épreuve de toute censure. Jo attendit que Dogson commence à ouvrir les sas un après l’autre jusqu’à atteindre celui de la soute I où dormaient les cylindres chinois, puis il s’installa aux commandes pour regarder dehors. Comment un homme peut-il accepter de lui-même de s’aventurer dans cette espèce de gigantesque abstraction que constitue l’espace ? Aucun repère optique pour alléger la crise d’angoisse qui commençait à se manifester par l’envie de boire un verre bien rempli. Il fallait se fier aux instruments contrôlés par Sammy et à ceux qui, quelque part dans l’Univers Humanitaire, contrôlaient tous les Sammy de ce monde occupé à survivre à ses erreurs et à la poignée de rupins qui en profitaient pour satisfaire leurs instincts sexuels dévoyés. Il n’y avait plus d’autre solution que de travailler pour eux et en tirer de semblables satisfactions à un degré inférieur si on ne voulait pas se transformer en vedette de cinéma. Jo avait toujours pris soin de ne pas trop en faire pour éviter de se retrouver dans cette situation dangereuse. Il avait appris à simuler une légère insatisfaction qui le signalait comme un homme ordinaire incapable d’interpréter des personnages que la fiction pouvait pousser au crime ou au suicide aussi bien que dans les cordes de la confusion mentale. Dans ce monde sans issue, mieux valait s’en tenir à l’ordinaire et à un boulot sans ambition. Il était toujours plus prudent de se noyer dans la masse et de devenir avant l’âge adulte le spectateur toujours insatisfait des réussites sociales et des plaisirs sans limite que les personnages semblaient inventer pour ne pas mourir idiots eux aussi.
Dogson remontait. Sammy clignota quelque part sur la console. Ce n’était plus l’affaire de Jo d’interpréter les signaux. Sammy clignoterait jusqu’à ce que Dogson lui montre, par un signe convenu, qu’il avait compris. Et cependant, quand Dogson entra, il reprocha à Jo de négliger les signaux de la machine. Il était comme ça, Dogson. Il vous réduisait à vous-même, quitte à violer les règles basiques du métier. Et la Hiérarchie autorisait ce genre d’humiliation. On était toujours en exercice si on n’était pas seul. Et Jo ne l’était plus. Il ne servait même plus à rien, il en était conscient. C’était le message de la SAM : Jo Cicada, puisque tu ne sers plus à rien, suicide-toi. Le commandant Charles Dogson ramènera ton corps pour d’autres expériences. Quelque chose comme ça.
« Tout est en ordre, dit Dogson. Si tu n’as pas l’intention de me seconder, fais en sorte que je ne te vois plus.
— Je vais sortir pour nettoyer mon hublot.
— C’est la procédure K1001. Sammy ? »
Une vraie machine, ce Dogson. Et capable d’interrompre la K1001 pour provoquer un incident irréparable comme la mort d’un copilote qui tient à observer l’espace à travers un hublot parfaitement nettoyé avec Cradoc, l’atomiseur de poussière récurrente. L’espace ignorait ces cadavres perdus au cours de soi-disant missions qui était en réalité des meurtres programmés. Voilà ce qui arrivait à ceux qui ne trouvaient pas le courage de se suicider. Le rapport corps humain/espace n’était même pas une quantité mesurable. C’était ça, le néant. Et on le devenait si la procédure K1001 tournait mal ou bien selon le point de vue. Mais elle pouvait aussi ne pas tourner et on revenait à l’intérieur du vaisseau pour admirer l’efficacité de Cradoc, l’antipoussière dont rêve la ménagère qui préfère passer son temps à comprendre ce que lui proposent les fictions téléportées. Voilà ce qui venait de traverser l’esprit de Jo Cicada. Il initia en suivant une procédure K1001. Un quart d’heure plus tard, il vantait les mérites de Cradoc sur une chaîne publique. On vous donnait cent lardos pour ça, de quoi se payer un cageot de douze. Dogson haussa les épaules puis s’endormit son manche.
Jo ne se souvenait plus des modalités exactes de la procédure K1003 qui ouvrait les portes des trois soutes l’une après l’autre. Il demanda un joker à Sammy qui le lui accorda sans commentaires. C’était bon signe. Jo ne savait pas pourquoi c’était bon signe. Il emporta une bouteille et en vida la moitié devant la porte de la soute I en attendant qu’elle s’ouvrît. Une fois à l’intérieur, il constata que le nombre de cylindres n’avait pas changé. Il recompta deux fois. Son esprit commençait à s’embrouiller sur ses doigts. Comme il avait toujours sur lui une bombe de Cradoc, il entreprit de nettoyer les espèces de hublots à travers lesquels on pouvait voir le contenu des cylindres. Il suffisait de coller son visage sur ces froides parois de verre, puis d’impliquer au cylindre un mouvement semblable à un roulis suivi d’un tangage, et alors le contenu semblait se révolter pendant une seconde et on voyait que c’était un homme qui voulait se réveiller, mais que le système le retenait au fond d’un rêve nécessaire à sa survie. Et c’étaient des hommes qui avaient conçu ce système de survie, un produit de consommation hors de prix réservé aux classes sociales privilégiées par les banques qui leur appartenaient. Il n’y a rien de mieux pour profiter de l’existence que ces systèmes qui vous placent dans une continuité circulaire. L’Histoire finit par leur ressembler.
Il regretta à ce moment-là de ne pas avoir emporté deux bouteilles, car la première et dernière était déjà vide. Il entra dans la soute II, celle qui contenait les provisions alimentaires et techniques, avec l’espoir de mettre la main sur quelque chose d’aussi souverain. La cargaison était solidement arrimée. Et les cadenas munis d’une serrure à double entrée. Sans Sammy, il n’était pas possible de se servir sans provoquer une alerte. Dogson pouvait alors débouler en tenue de combat et mettre fin à ce qu’il considérerait comme une attaque ennemie en logeant une balle de 9mm dans la tête de l’alien, ce qui suffisait à le neutraliser dans la plupart des cas. Jo fut pris d’un léger tremblement avant d’arriver au bout de cette sinistre prévision. Il vit même la queue d’un lézard s’agiter frénétiquement entre deux cageots puis disparaître dans un glissement si aigu qu’il se boucha les oreilles pendant un temps certainement plus long que nécessaire. Quand il rouvrit les yeux, car il les avait fermés, la soute baignait dans un calme religieux, mais il ne se retourna pas, au cas où un de ces animaux rampants serait en train de l’observer. Il n’y avait pas de réponse à cette question : Pourquoi des animaux ? Mais il ne l’avait pas posée à Sammy de peur de se trahir. Sammy ne le trahirait pas si la question était posée comme il fallait. Mais comment fallait-il la poser ? Il entra dans la soute II, celle qui différencie un XX d’un IX, outre la puissance des moteurs, bien sûr.
Il ne fut pas surpris de la trouver presque vide. En effet, à UH II, personne n’était entré dans cette soute. Du moins par l’extérieur. Par contre, on avait prélevé un cylindre dans la soute I pour le placer en plein milieu de la II. Jo se félicita, regrettant aussitôt de ne pas pouvoir fêter sa petite victoire sur la réalité : Il avait bien compté un cylindre de plus pendant le chargement de la soute I. Il est toujours agréable d’avoir raison après avoir pensé, à cause des apparences, qu’on avait tort. Son cerveau réclamait douloureusement une compensation. Il s’approcha du cylindre pour occuper son esprit à autre chose. Ce n’était pas par curiosité qu’il était en train de jeter un œil dans le hublot crasseux du cylindre. Il sortit la bombe de Cradoc de sa poche et s’en pulvérisa deux jets dans la bouche. L’effet n’était pas immédiat, disait l’étiquette, mais si vous patientiez une minute, pas plus, vous étiez transporté à l’endroit même où vous souhaitiez vous trouver avant de procéder aux deux pulvérisations minimums nécessaires pour ne pas se tromper de route. Il était chez lui.
Il prit le temps de respirer un bon coup. La réserve était à la cave, comme toute bonne réserve prévue pour alimenter en joie les pires moments de l’existence. Jo n’avait jamais bu autrement. Tant que la douleur était supportable, il pouvait boire de l’eau ou un de ses dérivés industriels. C’était l’angoisse qui prenait les décisions à sa place. Mais quand elle ouvrait la porte du malheur, ce qui scintillait comme une étoile au fond de ce gouffre absolument noir, c’était la joie. Vous n’avez jamais vu une aussi petite chose, même à travers les ondes d’un microscope conçu pour faire de vous un découvreur. La joie était si petite qu’elle piquait comme un insecte. Et alors, vous reveniez.
Revenir de chez soi quand on n’a pas quitté le navire en proie à l’infini, c’est comme tomber de sa chaise. Avant même de se frotter le derrière, on jette un regard circulaire pour observer l’effet produit sur les personnes présentes. Heureusement, Jo était seul cette fois-là. Et il vérifia, en le touchant, que c’était bien un cylindre. Cette fois, il envoya une pulvérisation sur le verre du hublot. Il frotta avec la manche. La crasse était épaisse et grasse. Elle couvrait d’ailleurs tout le cylindre, trace d’une histoire qu’elle ne donnait pas à lire. Jo goûta à cette curiosité comme à un nectar, mais il n’était pas nécessaire, ni même sans doute prudent, de nettoyer toute la surface du cylindre. Il frotta un espace suffisant pour y loger son œil. Et en approchant son visage de cette étroite fenêtre sur l’inconnu, il perçut l’odeur de cette crasse venue d’ailleurs. Même un non-spécialiste vous aurait dit que ce cylindre avait voyagé dans l’espace sans aucune protection. Cela arrivait quelquefois. Ce n’était pas une erreur du système. Un système qui est trompé ne se trompe pas. Les pirates se livraient quelquefois à ce genre de plaisanterie pour prouver qu’ils en savaient assez pour faire trembler le monde. Ce cylindre avait voyagé, non pas dans une soute, mais attaché à l’extérieur de la carlingue d’un vaisseau. La poussière céleste associée aux déchets de combustion des moteurs avait créé cette enveloppe immonde. Il faudrait au moins trois bombes de Cradoc pour en venir à bout, mais personne n’en avait pris le temps. On s’était contenté d’isoler ce voyageur clandestin. Mais c’était un voyageur cylindrique. Un rupin. Quelqu’un qui avait les moyens. Oh ! la fiction qui envahissait Jo en ce moment de soif intense ! Il regarda enfin.
Ce qu’il vit le sidéra. Il remit la crasse comme elle était, secoua un morceau de carton pour dissiper l’odeur mentholée du Cradoc et, sans même un regard sur les caisses de Bordeaux de la soute II, retraversa la soute I et referma le sas en poussant enfin le cri de terreur dont il avait épargné les rêveurs cylindriques. Aussitôt, Dogson apparut. Il portait son masque à gaz. Et sa voix étouffée accompagnait un geste de la main qui signifiait sans atermoiement que Jo était dingue et qu’il ferait mieux de mettre fin à son tourment le plus vite possible. Puis Dogson disparut. Jo l’entendit grommeler, mais cette fois, il n’était pas raisonnable de penser qu’on pouvait comprendre ce qu’il disait. Il parlait peut-être à Sammy. Qui sait ?
Que fait Sally dans ce cylindre ? On ne connaît pas d’exemple de pauvre type ou de femme ordinaire, même canon, à qui on paye un voyage dans l’éternité. Ce genre appartient à la fiction, même si on a décroché le gros lot. Je suis retourné à la soute III. Je voulais en avoir le cœur net. Cette fois, j’ai évité de me préparer. Dogson, qui veut ma mort sans avoir à me la donner, n’a pas bougé un petit doigt sur son manche. Je suis sorti du poste en tenue ordinaire, comme si j’allais me vider. Dans la soute II, le mot Bordeaux avait été repassé au feutre fluo. En m’approchant, j’ai bien vu que quelqu’un (vous savez qui) avait déconnecté assez de cadenas pour que quelqu’un d’autre se servît dans la limite d’un contenu assez abondant pour noyer tous les chagrins du monde. La tentation me fit perdre une bonne heure. J’étais humide et froid. Mon cerveau était à l’œuvre. Et je n’ai pas résisté. Je ne suis même pas entré dans la soute III. À quoi bon ? Si je voulais être sûr de ce que j’avais vu, il fallait que je le revisse en état de sobriété absolue. J’étais au moins conscient de ça !
La nourriture ne remplace pas le vin. Qu’on le boive en solo ou au repas, c’est lui qui dit. Et il me parlait sans arrêt. Dogson me conseillait toujours le suicide. Je ne pouvais pas compter sur lui pour enfin disparaître à tout jamais. On n’avait pas beaucoup parlé de moi, et on continuerait de se taire si je n’étais plus là pour faire parler de moi. Quelle existence inutile ! On s’étonne que j’aie cherché le plaisir où il ne se trouvait pas. L’homme seul voyage seul. Et c’est sa route, pas celle des autres. Voilà comment on se trompe. Et pendant ce temps, les systèmes cherchent l’erreur dans le seul but de combiner d’autres erreurs.
Au bout de deux jours de ce traitement inhumain, je suis entré dans la soute I avec un lézard. C’est lui qui m’a retardé. Il voulait voir les Chinois et il les faisait tanguer en se tordant de rire. J’avais beau gueuler que c’était mal de faire souffrir ainsi des êtes humains, il me répondait que les rupins n’ont rien d’humain. Et il savait de quoi il parlait, disait-il en me regardant d’un air triste. La tristesse n’était pas facile à assumer quand elle vous prend de l’intérieur, mais il n’y a rien de plus épouvantable que la tristesse des autres. C’était la première fois que je voyais de la tristesse dans le regard d’un lézard. D’habitude, ils me semblaient totalement indifférents à la tristesse. Et j’en avais peur. Mais là, au lieu de me pisser dessus, j’éprouvais une douleur presque fraternelle à l’égard de cette créature qui ne prétendait rien d’autre que m’accompagner pour que je ne l’oublie pas en chemin.
Ensuite, je me suis mis à courir dans la soute II. Je savais que le lézard tenterait de me piéger. Quelqu’un avait dirigé tous les projecteurs sur le mot Bordeaux. Et j’étais cet autre. Mais le lézard se contenta de rigoler. Il avait de jolies dents comme les poules. Et une queue qui semblait écrire dans l’air comme font les mouches quand on a envie de dormir et qu’elles nous en empêchent. C’est le lézard qui a ouvert la porte de la soute III. Il me tenait par la main. Il l’aida à creuser un peu la poussière du hublot. C’était bien Sally.
Elle dormait. Ou semblait dormir. Les inscriptions de l’étiquette étaient illisibles par une intelligence non formée aux significations cachées. Le lézard avait beau me faire des signes, je ne comprenais rien. Il était tellement déçu par ma performance qu’il disparut. Il ne me restait que le visage endormi de Sally. Et je n’avais pas l’intention de la faire tanguer et rouler. Au contraire, je me mis à chantonner une berceuse. À cheval sur ce cylindre couvert de crasse épaisse et grasse, je chantais une berceuse pour avoir la paix. C’était tout ce que j’avais trouvé pour ne pas me poser les bonnes questions.
Je pouvais m’imaginer que le cylindre contenant Sally avait été accroché à la carlingue du Judica IX, ce qui expliquait le déséquilibre qui avait causé l’accident à l’atterrissage. Mais qu’avais-je à voir avec des pirates, moi, pauvre pilote en phase de retraite annoncée ? S’il y avait une explication, je ne la trouverais pas. Les faits se succédaient dans une certaine logique, je devais le reconnaître. J’arrivais avec un cylindre collé à la carlingue par des pirates mal intentionnés et, comme par hasard, mon vaisseau à deux soutes bien remplies était avantageusement remplacé par un autre qui en contenait trois. Et c’était dans cette troisième soute qu’on plaçait le cylindre clandestin. À la fin, on me révélait, suite à des péripéties compliquées par mes mauvaises habitudes, que le cylindre contenait ma femme, la belle Sally que j’aimais d’un amour presque exclusif. Et dans le poste de pilotage, Dogson calculait en silence comment il allait me pousser au suicide, la question étant maintenant pour moi de savoir ce que le système comptait faire de Sally une fois que je ne serais plus là pour le savoir vraiment.
J’appelai le lézard. Il montra ses petits yeux gris. Maintenant que je savais ce que je voulais savoir, il n’était pas risqué de vider une ou deux bouteilles sans me soucier d’autres conséquences. Dogson ne profiterait pas de mon ébriété pour me jeter dehors ou tout simplement me fracasser le crâne pour que j’arrête de me servir de ce qu’il y a dedans. Ou je perdrais suffisamment la tête pour passer à l’acte sans l’aide de personne. Mais comment voulez-vous qu’un homme amoureux mette fin à ses jours quand il sait que l’amour de sa vie voyage dans le même vaisseau que lui ? Ce cas de figure fictionnelle est improbable. Ou alors le lézard m’a menti et il a versé son poison à travers le bouchon. J’ai eu un mal fou à le sortir de son goulot, ce sacré bouchon. Et je ne l’ai pas scruté à la loupe avec mon ami Sherlock pour vérifier qu’aucune aiguille creuse ne l’avait d’abord traversé sous la pression minutieuse de ce maudit lézard imaginaire ou fantaisiste, l’un ou l’autre.
On en était à l’Unité Humaine 6 quand j’ai repris conscience. Le Judica XX était posé, moteurs à l’arrêt. La coupée était ouverte. Je pouvais voir le crâne casqué de Dogson reconnaissable à l’argent de ses quatre galons, alors que nous étions tous, à la SAM, ornés de galons dorés. L’argent des galons de Dogson était une énigme pour tout le monde. Ce ne pouvait pas être une coquetterie. Peut-être venait-il de la cavalerie. Mais les chevaux, même d’acier, avaient depuis longtemps cédé la place aux chasseurs et Dogson n’était pas encore né à cette date.
J’étais en train de préparer le terrain de cette enquête quand je me suis subitement souvenu du cylindre contenant, si je n’avais pas halluciné, le corps endormi de Sally. Le lézard s’était aussi absenté. Je ne pouvais plus compter sur lui. Et surtout, je devais retourner à la soute III pour confirmer mes premières impressions. Et y retourner sans avoir touché à une goutte de vin. Pourtant, une bouteille trônait sur la console de Sammy. À en juger par la transparence, elle n’était pas tout à fait vide. Les lueurs vertes de la série de diodes témoins du bon fonctionnement du système interne formaient un cercle parfait sur le disque rouge dorée du nectar. Les mouvements saccadés d’un disque dur agitaient cette surface. J’en étais hypnotisé. Dogson connaissait ma faiblesse dans le détail. Si j’avalais ce vin, je me condamnais à un autre périple au pays des rêves. Et comme, au réveil, j’aurais oublié ces rêves, c’était tout simplement l’oubli qui guettait ma mémoire. Ajouté aux défauts d’un sens de la chronologie rudement mis à l’épreuve par la maladie, cette nouvelle tare promettait de parfaire mon égarement. Voilà où j’en étais quand je me suis aperçu que j’avais zappé pas mal de stations.
La tête casquée de Dogson était animée de mouvements qui, de là où j’étais, et dans les conditions d’observation qui étaient les miennes, ressemblaient fortement à des acquiescements. Qu’est-ce que cette fripouille aux galons d’argent était en train d’accepter ? Je pouvais voir aussi sa main gantée de cuir dont les doigts enserraient la rampe de sécurité de l’échelle de coupée. Du cuir au lieu des fibres végétales lyophilisées que préconisait la SAM dans le monde du transport, l’imposant à ses employés sous peine de sanctions dont la moindre était le licenciement pur et simple. Décidément, ce Dogson pouvait se permettre des écarts de conduite qui m’auraient coûté cher. Ceux qui n’ont jamais été condamnés à être fouettés en public ne peuvent pas comprendre de quoi je parle.
Puis la tête a disparu, ainsi que la main. J’entendis le souffle court de Dogson qui descendait et enfin ses pieds heurtant le sol ignifuge du tarmac. La voix de son interlocuteur me parvint alors, s’éloignant ensuite rapidement. J’étais seul.
Je courus, complètement à jeun, vers la soute III. Les sas s’ouvrirent automatiquement, preuve que Sammy veillait sur moi. La propreté externe du cylindre était évidente. Je m’approchais pour constater qu’aucune trace de poussière, grasse et épaisse comme je l’avais connue, n’avait été laissée à la surface ni sur le hublot. Et à l’intérieur, Sally me regardait fixement. Je grattai le carreau.
Elle sourit. J’eus un vertige et perdit presque l’équilibre, car j’étais à cheval sur le cylindre. Mais il était trop tard. Ma queue était dedans.
J’ai tout de suite pensé à une hallucination. Je m’attendais à voir apparaître le lézard, mais c’était Sammy qui clignotait sur le tableau de bord du cylindre. Il était aussi connecté à Sally. Et c’était lui qui caressait ma queue, pas elle. Je déchargeai comme dans un roman de Sade, perdant conscience après une longue descente dans les labyrinthes verticaux du plaisir.
J’étais à peine remis quand Dogson se ramena. Il était accompagné de cinq ou six flics en uniforme façon aéroport, avec des airs tellement intelligents que j’ai cru à un film. Dogson me montrait du doigt comme si je n’avais que ça à faire. Un des flics s’est approché de moi et du cylindre que je chevauchais encore, s’arrêtant à une distance telle que je ne pouvais pas envisager de transformer l’essai.
« Capitaine Cicada, me dit-il en élevant un papier à la hauteur de ses yeux, il semble… je dis bien il semble… que… d’après le témoignage de votre commandant… monsieur Dogson… vous vous soyez rendu responsable d’un crime… sur la personne de monsieur Gu Xi… dont nous avons retrouvé la combinaison de survie. »
Et à la place du papier, il mit la combinaison. Je n’en avais jamais vu de pareille, et pour cause : je n’étais pas censé en avoir une, malgré un état de survie permanent. Deux autres flics s’approchèrent à leur tour, mais le premier, qui était leur chef, et non pas un simple délégué syndical, leur fit signe qu’il était inutile de me menotter. On était passé en quelques secondes du papier à la combinaison spéciale et de la combinaison aux menottes. Je ressentis d’un coup la terrible oppression du système qui se mettait en marche contre moi.
« Je pense que monsieur Cicada acceptera de nous suivre sans faire d’histoire… dit le chef.
— Ça tombe bien. Je suis à jeun ! »
Bon, j’étais encore sous le coup d’un orgasme qui méritait une explication, mais ça pouvait attendre. Je frôlai la peau tendue de Dogson qui s’était mis torse nu comme dans la prévision d’un combat. Le chef trottinait devant moi et derrière, ses sbires poussaient Dogson qui tentait vainement d’enfiler sa chemise. Nous descendîmes l’échelle de coupée, nous rassemblant comme un seul homme sous le vaisseau.
« Qu’est-ce qui m’est reproché ? » demandai-je.
Le Chef perçut dans cette simple question un premier signe de rébellion. Il aspira longuement le bon air du tarmac.
« Mais enfin, monsieur Cicada, vous avez mangé monsieur Gu Xi ! »
Il agita de nouveau la combinaison spéciale. Elle portait le logo de la SAM sur les manches. Monsieur Gu Xi, si j’avais bien compris, y avait habité. Par contre, ce que je ne comprenais pas, c’était pourquoi je l’avais mangé. Je n’avais jamais mangé personne. La SAM ne pouvait pas en dire autant, ni ce putain d’Univers Humanitaire où je finissais ma vie entouré de flics accusateurs et menaçants.
« Vous voyez du sang sur cette combinaison ? rétorquai-je comme si j’étais aux Assises.
— Les voyageurs cylindriques sont vidés de leur sang, monsieur Cicada ! Vous devriez le savoir. On en parle dans toutes les bonnes fictions.
— Alors je ne lis que les mauvaises. Mais dans les mauvaises, monsieur le Chef, on ne mange personne s’il n’est pas plein de sang. On en met d’ailleurs partout. C’est le chic de ce genre de fiction. Vous devriez le savoir puisque vous vivez dans ce monde !
— Monsieur Dogson est formel ! Et c’est votre commandant !
— Et qui vous dit que ce n’est pas lui le cannibale, hein ?
— Monsieur Dogson n’a jamais mangé personne, lui ! »
Le Chef me regarda comme si j’étais déjà condamné. Il tapotait le tarmac avec le bout de son pied chaussé d’une grosse godasse à bout de carbone trempé dans l’acier de la vérité. S’il avait été pieds nus, il l’aurait tambouriné avec la même matière imputrescible. J’entendais clairement le cliquetis d’une paire de menottes. Le moment était mal choisi pour s’énerver. Je venais d’apprendre que Dogson n’avait jamais mangé quelqu’un. Il était végétarien. Et pour les végétariens, le moindre bout de viande est quelqu’un. Est-ce que le Chef mesurait l’importance de cette constatation ? Mais il devint plus précis :
« Quand je dis quelqu’un, précisa-t-il, je veux parler d’une personne. Avez-vous oublié, monsieur Cicada ? »
Que j’eusse oublié n’était plus le problème. La seule question maintenant, c’était que la SAM pouvait embaucher un cannibale, amnésique par-dessus le marché.
« On en parlera plus tard, dit le Chef. Allons, monsieur Cicada, continuons comme nous avons commencé : entre bons amis conscients de la gravité de la situation. OK ?
— On est au même syndicat vous et moi, non ? »
La situation était à la fois claire et obscure, comme un bon tableau de genre. J’étais un cannibale, la SAM m’embauchait malgré ce défaut de constitution et j’avais recommencé. Monsieur Gu Xi était un milliardaire chinois qui avait chèrement payé pour profiter pleinement du programme cylindrique. Et c’était justement lui que j’avais mangé. Comme il ne saignait pas, la seule trace de son passage consistait en une combinaison correspondant au standard cylindrique. Il ne manquait plus que mes aveux pour parfaire cette fiction. La torture étant exclue du champ d’application de la loi, il fallait compter sur mes remords. Or, ne me souvenant pas d’avoir perpétré le moindre des faits qui m’étaient reprochés, je me sentais plutôt bien. Le juge Balaise compris qu’étant donné qu’aucune méthode ne pouvait m’être appliquée sans violer gravement la procédure, il fallait s’en remettre à Dieu.
Quand j’entrai dans le bureau de Balaise pour une seconde audience, il était en prière. Le Chef qui présidait à ma sécurité entrouvrit la porte. Depuis que tous les rupins de l’Univers Humanitaire m’en voulaient à mort, je ne dormais plus si le Chef ne veillait plus à ma tranquillité. On l’attacha donc à moi. Dogson, lui, en tant que témoin, était interdit de vol tant que ma cause ne serait pas entendue et jugée. Il vivait depuis plus d’une semaine dans la peur d’être remplacé aux commandes du XX. Et moi, je me morfondais à l’idée que Sally serait ainsi emportée loin de moi et, je le craignais avec encore plus de conséquences sur mon état mental, définitivement. Balaise s’était renseigné sur l’affaire précédente. Il m’avait prudemment interrogé sur le sujet, mais sans chercher à en approfondir tous les aspects. En réalité, j’en apprenais plus que lui sur un comportement qui avait été le mien et qu’une récidive désignait maintenant comme ma nature profonde. Par deux fois, j’avais commis un crime dans la plus parfaite anesthésie. La première victime ne devait pas appartenir à une classe sociale telle que le recours au chômage s’impose pour vous faire payer en nature ce que vous ne pouvez pas rembourser en valeurs pécuniaires. La preuve en était que la SAM m’avait embauché et même permis de jouir d’un plan de carrière somme toute assez estimable. Je pouvais toujours me dire que si cette carrière avait manqué de brillant, c’était parce que mon crime anthropophage ne me permettait pas de mériter mieux. Mais cette fois-ci, j’avais bouffé un milliardaire. Et ma pension de retraite, déjà fortement compromise par d’autres évènements contraires à la norme en vigueur, ne suffirait certainement pas à m’acquitter de cette dette. L’éternité promise à monsieur Gu Xi par son statut n’avait pas de prix que je pusse imaginer sans qu’on m’aidât un peu. Et le juge Balaise ne me proposait rien d’autre que de m’aider à surmonter cette terrible épreuve.
Cependant, comme je n’avouais rien et que le témoignage de Dogson n’avait pas la force d’une preuve indiscutable, je n’étais pas dans la situation du pauvre type qui doit payer alors qu’il ne peut pas. Les ayants droit de monsieur Gu Xi ne pouvaient rien me réclamer pour le moment. Il y en avait plusieurs qui piquaient des crises de nerfs devant le bureau de Balaise, se promettant de me couper en cent morceaux pour m’apprendre à vivre. Le Chef de la police entrait alors dans le bureau pour se mettre à l’abri et Balaise cherchait à le tranquilliser en lui disant le plus calmement du monde :
« Si ça se fait, monsieur Cicada ne doit rien à personne.
— Mais il a déjà mangé de l’homme !
— C’était une femme… mais je vous comprends, Chef. Je vous comprends à demi-mot… »
Et moi j’étais assis à côté du greffier qui tapotait sur son clavier sans regarder ses doigts, les yeux tout occupés à lire le fond de ma pensée. Ce type reproduisait exactement mes paroles sur sa machine, mais je savais qu’il donnait aussi à lire entre les lignes. Et je voyais le rouleau de papier s’entortiller à mes pieds pour figurer la bête qui allait lentement digérer mes fautes et mon apparence physique. Que j’eusse mangé de l’homme avait de quoi m’épouvanter sans doute plus gravement que ledit homme, mais qu’une femme eût à emprunter cette voie immonde ne pouvait que me rendre définitivement fou de désespoir. Si Dogson avait fomenté un complot contre moi, il était en passe de parvenir à me détruire corps et âme, en commençant par la faible confiance que je m’accordais encore. Mon avocat, maître Audace, entra pour se mêler à la conversation.
« Dogson peut avoir inventé cette histoire, souffla-t-il sur le nez du juge.
— Certes, mais Cicada a déjà mangé une femme !
— Je ne vois pas le rapport entre une femme et un Chinois…
— C’est parce qu’il n’y en a pas !
— Alors cherchez ailleurs ! Est-on bien sûr que cette femme fut mangée par mon client ?
— Dogson l’affirma en tout cas…
— Encore lui ! »
Le greffier tapait vite. Je me demandais même s’il n’était pas en avance sur la conversation. Il avait tout à fait l’air de quelqu’un de bien informé. Tout à l’heure, il allait m’avouer qu’il avait eu le plaisir de prendre ma déposition lors de la première affaire. J’étais entouré de revenants. Dogson m’avait déjà rendu fou.
« Expliquez-vous, dit Balaise. Et soyez prudent. En tant qu’accusé d’un crime de sang…
— Il n’y avait pas de sang ! jaillit Audace. La victime qui a disparu…
— …qui a été mangée…
— Tout ce que nous savons, c’est qu’elle a disparu !
— Imaginez-vous un milliardaire en plein régime cylindrique vaticinant tout nu sans se faire remarquer ? Allons, allons ! Maître Audace ! Un peu de sérieux…
— La chose n’est pas impossible. Qui croira le jury ? Dogson, qui témoigne contre mon client pour la deuxième fois, avec encore une femme à la clé, ou le bon sens qui veut qu’une erreur cylindrique soit toujours possible ?
— Une autre femme ? Vous voulez dire… »
Cette dernière réplique était de moi. Qu’avait donc à voir Sally avec ce rupin de Gu Xi ? Le greffier me tendit sa boîte de cachous Lajaunie. Il la secoua sans cesser de m’observer. Et je sentis le poids du cachou dans la paume de ma main, signe que je devenais hypersensible. Et quand j’entre dans cet état, à la limite du possible et du probable, tout peut m’arriver. Empochant la boîte jaune, le greffier se jeta sur la fenêtre pour la fermer. Je vis alors que Balaise s’était accroché au bras d’Audace et que celui-ci, ayant plongé son bras tout entier dans l’intérieur de sa veste, en sortait un long cigare qu’il m’offrit avec un sourire figé. Est-ce que je commençais à comprendre ? Le greffier alluma son briquet et fit quelques pas pour m’apporter ce feu. La flamme vacillait comme si elle allait s’éteindre.
« Nous ne sommes pas d’accord, fit Balaise en revenant derrière son bureau. Et nous ne le serons sans doute jamais. À quoi bon remuer toute cette… cette…
— Cette merde ! Dites-le ! » s’écria-t-il en frappant son bureau du plat de la main.
Et dans la seconde qui suivit, il était de nouveau agenouillé sur sa chaise, priant à haute voix. Audace me fit signe que tout allait pour le mieux. Le greffier ouvrit la porte, souriant dans sa moustache. Le Chef interrompit alors sa conversation avec Dogson et se posta devant lui comme pour tenter de le cacher. Mais la grosse voix de Dogson s’éleva :
« Puisque je n’ai pas besoin d’un copilote ! »
C’était toute la question. Dogson n’ayant pas besoin d’un copilote qui n’était pas prévu aux commandes d’un Judica, le pilote assumant seul toutes les fonctions de pilotage, de navigation et de maintenance, il pouvait donc reprendre le cours d’un voyage auquel j’avais été associé pour des raisons étrangères au service. Comme il dépassait le Chef d’une tête, je vis apparaître la sienne au-dessus de celle du policier. C’était la tête d’un homme en colère. La bouche envoya autant d’injures que de raisonnements sans répliques possibles. Audace attendit que ce vent cessât de souffler et au moment où les joues recommençaient à se gonfler, il prit la parole en ces termes :
« Je crains, monsieur Dogson, que vous n’ayez d’autre objectif que d’exclure monsieur Cicada de ce voyage. Il vous a pourtant été confié par les hautes sphères de la SAM…
— Si chaque fois que je voyage avec lui il bouffe quelqu’un, il me fera une mauvaise réputation et je n’aurais jamais mon cinquième galon, celui qui me mettra à la tête de trois vaisseaux.
— C’est bien ce que je disais : Vous ne pensez qu’à vos intérêts personnels. Et en agissant ainsi, vous nuisez à la compagnie qui vous emploie. N’oubliez pas que j’en suis le conseil dans les affaires délicates de rapports entre employés. Mon rapport ne vous sera pas favorable, je vous le dis tout de suite…
— Je me fiche de votre rapport ! Le juge Balaise me donnera raison. Et je me ficherais de ce qu’en pensera la compagnie. Ce… Cicada est une plaie que je ne veux plus panser !
— Vous regretterez vos paroles, monsieur Dogson ! C’est moi qui vous le dis ! Monsieur Cicada n’est pas en état de participer à un procès qui, grâce à mes procédés, n’aura pas lieu avant… disons… trois ans ! Et vous resterez cloué à terre pendant ce temps.
— Et mes cylindres chinois ? Vous oubliez que je transporte du beau monde. Et que ce monde a hâte de jouir d’une éternité chèrement payée. J’ai moi aussi quelques procédés à opposer à vos prétentions. Allez vous faire foutre, vous et votre justice ! »
Le Chef virevolta sous l’effet de Dogson qui lui appliqua une forte friction latérale. On l’entendit descendre les escaliers quatre à quatre. La porte du tribunal ne tarda pas à claquer, provoquant un tremblement qui affecta tous les murs. Le Chef s’était assis. Audace s’assit aussi, la tête dans les mains. Jamais je ne m’étais senti aussi seul.
« Il connaît personnellement Alfred Vermoy, dit Audace. Il obtiendra exactement ce qu’il veut. Et dans pas plus d’une heure ou deux.
— Et Sally ? » m’écriai-je.
Je sortis du tribunal en courant, non pas pour rattraper Dogson qui de toute façon courait plus vite que moi, mais pour tenter quelque chose qui changeât la donne en ma faveur. Quoi ? Je l’ignorais. Il y a des moments dans la vie où il est nécessaire de se jeter à l’eau d’abord et d’apprendre à nager ensuite. C’était la première fois que je me retrouvais dans la situation qui correspond exactement à ce moment. J’en avais les jambes guimauves. Et j’arrivai au pied de la tour de contrôle au moment où Dogson organisait le déchargement de la moitié des provisions de la soute II. Il avait bien l’intention de repartir sans moi. Et il était sûr d’obtenir le feu vert de la SAM. D’Alfred Vermoy lui-même, si ce qu’il en disait était vrai. Mais comment embarquer alors qu’il était impossible d’échapper à sa vigilance ? Les caméras clignotaient sous la carcasse du vaisseau, envoyant leurs signaux au Sammy qui rédigeait déjà le rapport. Au moment où Dogson lui donnerait l’ordre de pousser à fond, tout serait prêt jusqu’au moindre détail. Dogson était une fripouille, mais il connaissait son métier, ce dont je ne pouvais pas me vanter. J’avais obtenu mon galon de commandant pour d’autres raisons que mes compétences. Et d’ailleurs, ce galon n’était plus d’actualité. Passons.
Les manutentionnaires agissaient comme des automates, ce qu’ils étaient peut-être. Juché sur une touque, Dogson surveillait la manœuvre, immobile et silencieux. J’imaginais le mouvement de ses yeux et le regard contraint à la soumission des ouvriers qui faisaient de leur mieux pour ne pas décevoir le patron. Je savais à quel point Dogson appréciait d’être obéi au doigt et à l’œil. Et il emporterait Sally pour la livrer à je ne savais quel destin éternel. Un destin de domestique, au mieux celui d’une servante appliquée, au pire celui d’une péripatéticienne soumise aux caprices de vieux Chinois fatigués de vivre avec les leurs et pressés de jouir des avantages de l’éternité. Une femme de toute beauté au milieu de cinquante Chinois épuisés par les affaires et les conflits en tous genres. Pourquoi une seule femme ? Et pourquoi Sally ? Qu’est-ce que je fabriquais dans cette histoire de dingue ?
Et j’étais en train d’épier la scène, suant dans un mouchoir trop grand pour moi, quand le Chef a failli provoquer mon dernier infarctus. Il était venu à vélo pour aller plus vite, car à cette heure de la journée, entre chien et loup, la circulation est un enfer, m’expliquait-il en secouant une boîte de cachous Lajaunie. Un cachou tomba dans la paume de ma main. Ça recommençait.
« Vous cherchez à vous embarquer, matelot ? me demanda-t-il à voix basse comme si nous n’étions pas seuls.
— Vous n’allez pas m’arrêter en si bon chemin ? couinai-je lamentablement.
— Je n’ai pas reçu d’ordre. Mais si j’en reçois, je les exécuterai.
— Je vous tuerai avant ! »
Il me tapota la joue. Il devenait tendre. Il était toujours tendre s’il n’y avait personne à arrêter. Est-ce que je voulais un autre cachou ?
« La difficulté, dis-je, c’est Dogson.
— Supprimez-le ! On fait ça dans tous les jeux vidéo.
— Mais ce n’est pas un jeu, Chef ! On est dans la réalité !
— Je demande à voir… »
Il glissa la boîte de cachous dans la petite poche que j’ai sur le devant de mon blouson. Elle est ornée du sigle de la SAM, en trois couleurs comme le drapeau. Je sautillai pour agiter les cachous, une façon de montrer que Dogson ne m’impressionnait pas. Une heure avait passé et le vaisseau était toujours à terre, moteurs arrêtés. Je commencerais à m’inquiéter si Sammy initiait la combustion par le préchauffage des turbines. Alfred Vermoy n’avait pas encore répondu à la demande de Dogson. Et celui-ci patientait en contraignant les ouvriers à faire exactement ce qu’il voulait, ne bougeant que ses yeux de droite et de gauche, les obligeant à suivre son regard, ce qui rendait les leurs plus pitoyables que ceux d’un insecte qui reçoit sa paille au cul pendant les foins.
« Je ne vois pas de solution, soupira le Chef. J’ai fini mon service. Je peux rester ?
— Si vous n’êtes plus en service, vous ne pourrez pas m’arrêter.
— Détrompez-vous. Je suis d’astreinte. Je peux devenir dangereux à tout instant. Comme ça ! »
Il claqua des doigts. Il avait aux lèvres le sourire de celui qui s’attend à un pire qui ne le touchera pas. C’était un spectateur en attente. Et il aimait cette attente.
« Vous connaissez Dogson depuis longtemps ? me demanda-t-il.
— J’ai l’impression de l’avoir toujours connu…
— Votre réponse manque de précision. Vous avez tort de vous contenter de l’à-peu-près. Si vous ne rectifiez pas d’urgence ce comportement, vous allez vous jeter dans la gueule du loup sans vous donner une seule chance d’être plus loup que le loup. Vous devriez suivre mon conseil. Je ne me fais pas payer. »
Je secouai la boîte de cachous au-dessus de la paume de sa main. Il lança sa langue comme un caméléon et le petit insecte cachou disparut.
« Vous voyez, dit-il. C’est comme ça qu’il faut agir avec les salauds. Avec la langue.
— Vous avez beau fermer la bouche, il est toujours dedans…
— Vous vous croyez malin… Est-ce qu’il n’est pas en train de fondre en ce moment ?
— Qui ?
— Votre ami Dogson… »
Quittant les yeux de chat du Chef, je dirigeai mon regard vers le vaisseau. Les ouvriers s’en allaient maintenant, suivant docilement le train de chariots portant la moitié de la cargaison de la soute I. Et Dogson, main dans les poches, se dirigeait vers le buffet. À l’entrée, la cuisse nue jusqu’à la culotte, une pute le sifflait joyeusement. Le soleil se couchant juste à ce moment-là, il me fut impossible de dire au chef si cette femme était Sally ou bien Maddy.
« Prenez mon vélo, me dit le Chef. Il vous sera utile. »
Vous allez me dire : Qu’est-ce qu’un type qui veut s’embarquer comme passager clandestin à bord d’un vaisseau qui a une chance sur deux, au mieux, d’appareiller, peut bien faire d’un vélo dans un moment aussi complexe à gérer tant sur le plan mental que tactique ? Le Chef m’a quitté sans répondre à cette question. Je n’avais pas non plus d’explication claire concernant la boîte de cachous. Je la secouais depuis une bonne minute quand j’ai compris que le moment était venu d’embarquer. Je connaissais suffisamment l’architecture du XX pour me trouver une cachette indétectable. Bien sûr, Sammy ne serait pas dupe. Il savait tout ce qui se passait à bord. Si Dogson prenait son temps, je pouvais peut-être en profiter pour interroger Sammy sur ce qui était arrivé à monsieur Gu Xi. Balaise ne l’avait-il pas fait avant moi ? Quel meilleur témoin que Sammy ? Dogson avait bon dos. On lui faisait porter un drôle de chapeau. Mais pourquoi ?
Le vélo n’était pas un de ces modèles récents dont on peut programmer la fuite en cas de pépin, ce qui était en parfaite adéquation avec la personnalité du Chef. Et en plus, il manquait de lubrification. J’arrivai sous le vaisseau dans un concert de couinements, de grincements et de frottements que Sammy analysa comme une intrusion. En plus, mon cœur battait la chamade. Et pour ajouter à la confusion, les cachous s’entrechoquaient dans le plus grand désordre. Une caméra alluma son projecteur tandis que je me faufilais entre les béquilles d’atterrissage.
« C’est moi, Sammy ! »
Il fallait bien que je me signalasse. Sammy envoya une petite décharge qui m’électrisa jusqu’au bout de la queue. Je n’étais pas venu pour baiser, mais ça ne se voyait pas assez.
« J’ai besoin de savoir, Sammy ! Ouvre le sas. Dogson n’en saura rien. »
Le sas s’ouvrit, criant sur ses gonds, pendant que la caméra explorait la structure dépassée du vélo. Les cachous, je pouvais les avaler pour en finir avec leur petit bruit de crécelle. La boîte ne prendrait pas de place dans le compartiment poubelle. Par contre, le vélo n’était pas prévu pour être mangé et le compresseur de la poubelle émettrait une alerte à la pollution si je m’avisais de lui proposer un vélo au dîner. Si je voulais le soustraire au regard impitoyable de Dogson, je devais le démonter et en répartir les pièces partout où personne ne s’étonnerait de trouver un corps étranger au fonctionnement de l’endroit en question. Des heures de travail ! Dogson ne baisait pas aussi longtemps.
J’étais à l’intérieur avec mon vélo, mâchant la poignée de cachou pendant que le compresseur d’ordure agitait ses senseurs en présence de la petite boîte ronde et jaune. Sammy alluma une diode orange, m’invitant à la presser pour mettre fin à son inquiétude électronique. Il me reconnut et agita une antenne prévue pour autre chose.
« Sammy ! Je veux savoir ce qui est arrivé à monsieur Gu Xi. Je n’étais pas en état d’observer ces évènements quand ils se sont produits.
— CICADA AU CONTACT AVEC CYLINDRE CONTENANT SUJET SALLY N’EST PAS TANGENT AU CERCLE DÉFINISSANT LES FAITS CONCERNANT LES DERNIÈRES HEURES DE GU XI. PARAMÈTRES ENREGISTRÉS.
— Qu’est-il arrivé à monsieur Gu Xi pendant que je… ?
— GU XI MANGÉ.
— Mais qui a mangé Gu Xi ?
— CICADA MANGER GU XI.
— Merde ! Je m’en doutais un peu.
— CICADA COUPABLE. EXÉCUTION DE LA SENTENCE PRÉVUE POUR DIX HEURES PM. »
Il était près de neuf heures. Sammy se bloqua sur cette effrayante information. En quoi consistait cette sentence ? Dogson allait-il surgir pour l’appliquer lui-même ? Le Chef m’avait tendu un piège et j’étais tombé dedans comme un débutant en matière de crime. J’avais mangé monsieur Gu Xi. Comment pouvait-il en être autrement d’ailleurs ? J’avais même cru à mon innocence. Et je m’étais défendu. On ne peut pas se comporter plus éperdument. Et maintenant je revenais à la raison pour mesurer à la fois la gravité de mon crime et le degré de souffrance qui m’était réservé. Un homme sain d’esprit eût mis à profit cette petite heure pour prier son dieu de lui épargner la douleur, faute de pouvoir le sauver de la mort. Car je ne voyais pas d’autre issue que la mort. Je ne m’étais pas limité à voler un aiguise-crayon chez le papetier. J’avais effacé le rêve d’un rupin. Monsieur Gu Xi n’irait pas au ciel, s’il est permis d’appeler comme ça l’éternité vendue par la SAM. Et comme je n’avais pas les moyens de payer cette dette incalculable, on me promettait à une mort comme conséquence d’une souffrance infinie. J’avais marché à l’échafaud sans une seule chute, content de parcourir les derniers mètres sur un vélo. Dogson devait être en train de bien se marrer. Avec Sally ou Maddy, peu importait. Je n’avais plus qu’à attendre.
À l’heure prévue, le compresseur de la poubelle se mit en marche. Je crus distinguer le froissement de la petite tôle fine de la boîte jaune. On devient hypersensible au seuil de la mort, alors même qu’on n’en a pas encore subi les assauts. C’est l’attente qui peaufine le terrain des douleurs imaginables. Comme j’avais commencé à démonter le vélo, je m’amusai un moment à en agiter la vieille selle usée par le derrière du Chef. Ou par tout autre derrière si ce vélo n’était pas celui du Chef. Sammy connaissait l’historique de ce vélo. J’aurais pu l’interroger et passer ainsi du temps en superfluités en attendant que la douleur installât ses outils dévastateurs. Mais je m’endormis, une habitude de l’enfance quand il fait noir et que plus personne ne se signale pour me faire la morale.
Travis, dit Travers-de-Cochon, était devant son écran de contrôle quand une lueur le réveilla d’un rêve effrayant. Il avait la mâchoire bloquée par un cri et ne parvenait pas à redresser la tête pour la placer devant l’écran. Il tentait désespérément de respirer entre les hoquets et réprimait en serrant les dents sur sa langue une acidité bouillonnante qui, hors de sa bouche, prit la forme d’un de ces nuages polluants qui visitent la cité quand la campagne s’industrialise. Voilà à peu près dans quel état d’esprit il se trouvait quand une lueur éblouissante se propagea sur le tarmac IV où était stationné le gros vaisseau de transport de type Judica XX que la Justice venait se mettre sous scellés. Son pilote, un certain Charles Dogson, prenait un verre en compagnie de deux prostituées qu’on appelle ici les Jumelles parce que leurs noms inspirent, dit-on, des rapprochements : Sally et Maddy. Ce type faisait bien de passer son temps le plus agréablement possible, parce que la décision de Justice qui retenait son bâtiment au sol venait de haut, de très haut et même, selon la rumeur, de carrément en haut. Aussi, Travis crut qu’il rêvait encore quand il constata que les moteurs du XX étaient entrés dans la phase de poussée maximum. Il eut même la tentation de fermer les yeux et de laisser aller sa grosse tête sur le dossier, quitte à retourner dans son enfer. Mais le décollage du XX avait l’air si réel qu’il renonça à son spectacle pour s’accrocher à ce qu’il devait maintenant considérer comme la réalité : Ou bien la Justice avait levé son ordre de saisie ; ou bien quelqu’un était en train de voler le XX. Tournant rapidement les yeux vers le buffet, il vit que le commandant Dogson gesticulait derrière la vitrine, ce qui amusait follement les deux péripatéticiennes. Bientôt, le XX entra dans le noir du ciel et se confondit avec les étoiles. Un peloton arrivait trop tard sur les lieux, armes à la main. Dogson, les mains dans les poches, suivi par les deux putes, allait à la rencontre d’un caporal qui se servait de la pointe de son pied pour explorer les traces fumantes laissées par le XX. Les hommes se tenaient maintenant à l’écart, ayant obtenu la permission de rompre et de fumer un joint.
Travis se rappela alors qu’il était de service et que ses ennuis ne faisaient que commencer. Mais personne, pas même le chef de service, n’entra dans la salle de contrôle du tarmac IV. Il pensa que la situation devenait étrange et que si elle continuait de lui échapper, elle ne dépendrait plus de son sommeil. Pour l’heure, il se rongeait les ongles en repassant mentalement la colonne de son échéancier. S’il était viré, on l’enverrait aux Colonies.
Le téléphone sonna. C’était Maddy. Pas la pute, l’autre Maddy. Elle aussi parlait des Colonies. Chaque fois qu’un incident se produisait sur la base, il y avait quelqu’un pour évoquer cette destination finale. Au fond, les plus heureux c’étaient les indigènes. Et ils ne s’en rendaient même pas compte, si on en jugeait par leur prétention à l’indépendance. Travis et Maddy passèrent une bonne demi-heure à discuter de ces sujets brûlants. Puis Maddy raccrocha brusquement. Jamais Travis ne s’était senti aussi seul.
Sur le tarmac, l’attroupement ressemblait maintenant à une manifestation syndicale. Il ne manquait que le barbecue pour compléter le tableau. Des experts du Laboratoire d’Investigation de la SAM se frayaient un passage pour atteindre la zone de décollage que des soldats en armes piétinaient en lâchant des bouffées grises qui montaient presque aussi haut que les nuages. La nuit était noire, sauf à l’horizon qu’une aurore éclairait de vert et de jaune. Travis luttait toujours contre le sommeil.
Une heure plus tard, le tarmac était désert. Le lendemain, Travis prenait un verre au buffet quand un journaliste le héla depuis le comptoir. Travis lui fit signe de s’approcher. L’autre s’amena avec son verre. Il ne s’assit pas tout de suite. Il prit le temps de dire à Travis qu’il le trouvait fatigué et même vieilli. Travis commanda une autre tournée. Et le journaliste, qui s’appelait Doucette, posa la première question :
« On peut savoir ce qui s’est passé ? J’ai vu Dogson ce matin. Il m’a envoyé paître. Et pas moyen d’approcher le Bureau des Vérifications. Vous devez savoir quelque chose. On dit que vous étiez aux commandes…
— Je ne commande pas. Je contrôle.
— Pour moi, c’est la même chose.
— Il faut être à l’intérieur du vaisseau pour le piloter. Moi, je contrôle l’environnement de la manœuvre.
— Justement ! On dit qu’un coucou a eu chaud.
— Rien de grave. Ses deux passagères ont piqué une crise de nerfs.
— C’était qui, ces gonzesses ? Des dames ?
— Tu parles ! C’étaient Sally et Maddy.
— Et Dogson était au manche d’un coucou ?
— Pas Dogson. Il prenait une cuite au buffet en maudissant Cicada…
— Qui ?
— Cicada. Ce serait trop long à vous expliquer…
— Ya rien de trop long pour la vérité ! Je vous écoute, Travis ! »
Et Travis lui raconta tout ce qu’on sait maintenant grâce à ce roman. Il ne nous reste plus qu’à l’achever.
Jo Cicada, aux commandes du XX, envoya le message suivant aux chasseurs qui le menaçaient : J’ai plus de cinquante rupins chinois dans la soute. Dégagez les routes ou je fais sauter le navire. Roger.
Et on vit les chasseurs Wawas redescendre du ciel. Ils n’avaient rien envoyé. Ils atterrirent lourdement sur les pistes de remplacement. Les journalistes, déçus, s’engouffrèrent dans le buffet. Il n’y avait plus rien dans le ciel que des nuages. Le soleil venait de se lever.
Jo ne se sentait ni bien ni mal. Il avait cru éprouver de la peur, mais il ne ressentait rien qui y ressemblât. Sammy n’avait pas bronché. Tous ses voyants étaient au vert. Jo titilla un peu, sans conviction. Sammy lui demanda d’entrer les nouveaux paramètres, car il lui semblait qu’on avait changé de route. Et ce qui inquiétait ses circuits, c’était qu’il avait laissé faire. Il n’en fallut pas plus pour que Jo crût à une complicité. Il vida une bouteille pour fêter l’évènement. Et c’est quand il avala la dernière gorgée que les ennuis commencèrent.
Sammy, qui était resté inactif pendant le vidage de la bouteille, sortit soudain de son silence et imprima une note : C’est la dernière bouteille, Jo. Et Jo, qui connaissait le détail des provisions de route arrimées dans la soute II, s’étonna de cette erreur informatique. Il procéda alors à quelques vérifications d’usage. Sammy ne signala aucun défaut. Il faut dire, à la décharge de Jo, que toutes ces fictions informatiques avaient fini par fausser non seulement le jugement mais aussi et surtout la capacité de l’homme du commun à imaginer autre chose. Il procéda en conséquence et s’interdit de penser à la place de l’ordinateur. Mais tout avait beau fonctionner parfaitement, Sammy persistait à réduire le nombre de bouteilles de la soute II à zéro. Jo eut alors l’idée de l’interroger sur la quantité de tranches de pain. Sammy répondit par un autre zéro. Jo lui envoya alors tout la liste des provisions tant alimentaires que techniques. Zéro ! D’après Sammy, il n’y avait plus rien dans la soute II. L’anomalie était peut-être annonciatrice d’un plus grave défaut. Le mieux était d’aller jeter un coup d’œil humain dans cette sacrée soute numéro II.
Jo entra d’abord dans la soute I. Les cylindres étaient bien arrimés. Il ne vérifia pas tous les hublots, mais la dizaine qu’il explora montrait bien des visages de rupins chinois. Au fait, il n’y a aucune différence entre la gueule d’un rupin chinois et celle de son frère suçon le pauvre Humain. Il y en a, pensait joyeusement Jo bien content d’éprouver de nouveau des sentiments, entre la gueule d’un noir et celle d’un jaune, mais à l’intérieur, c’est le même homme. La seule vraie différence, c’est le pognon. Et à titre individuel, la capacité d’éprouver du plaisir à une plus ou moins haute intensité. Sur cette pensée, il ouvrit le sas de la soute II. Ce qu’il vit le sidéra.
La soute était vide. Jo voulait dire par là que les cantines avaient toutes disparu. Les sangles d’arrimage pendaient aux parois. Les crochets vibraient sur le sol. Autrement dit : Il n’y avait plus rien à bouffer. Dogson avait tout déchargé sur le tarmac. Ou bien c’était l’équipe de manutentionnaires qui s’était gourée et avait mal interprété les ordres de Dogson. En fait, il importait peu de savoir pourquoi la soute était vide. Non seulement il n’y avait plus rien à manger ni à boire, mais les pièces de rechange et de maintenance allaient cruellement manquer. Sauf si la mort intervenait avant la prochaine mise à jour.
Terrifié à l’idée d’avoir à se crasher volontairement pour ne pas mourir de faim et de soif, Jo poussa un cri qui témoigna à quel point il était de nouveau apte à éprouver des sentiments humains. Il n’avait pas fini de crier que le sas de la soute III s’ouvrit. Il retint alors son cri, s’attendant au pire, la police, ou au meilleur, Sally enfin sortie de son sarcophage cylindrique. Mais ce n’était pas Sally. Et le type qui se tenait devant lui n’avait rien d’un policier. C’était Dogson !
Mais un Dogson dépouillé de ses attributs sociaux. Il ne portait plus de galons. Il était entré dans une salopette d’ouvrier arrivé en fin de journée, tellement crasseuse qu’elle sentait. Et s’il fumait un gros cigare, ce n’était qu’un mégot trouvé dans la rigole. Un vrai clodo, avec cet air de soldat qui revient de l’assaut avec ses rêves, heureux de n’être pas tué avant eux par le grand principe de l’extermination par le feu. Jo avait commencé à exprimer sa surprise par un
« Sa ! »
Et il acheva son cri par un
« Dog ! »
Un nouveau personnage était né. Et il venait de le nommer : Sadog. Il l’informa tout de suite qu’il n’y avait plus rien à bouffer, ce que Sadog savait peut-être déjà s’il avait été assez con pour vider la soute, supprimant même le seul moyen de tranquilliser l’esprit en proie aux flammes de l’enfer de la dénutrition : le vin ! Et Jo, rendu fou par ce qu’il savait maintenant de son destin, se jeta sur Dogson pour le manger. Mais Dogson, tout misérable qu’il paraissait, n’en avait pas moins conservé sa force physique et morale. Il envoya Jo dans les sangles, se retenant toutefois de le réduire à la défensive. Jo se frotta l’oignon et se mit à geindre. Il avait soif. Il demandait à haute voix si le sang avait le pouvoir de fermenter. Dogson devait s’expliquer. Que s’était-il passé ?
Pas grand-chose. Quand la moitié de la soute fut vidée, je suis allé boire un coup au buffet. Pourquoi avoir fait vider la soute de cette moitié ? Pour alléger le vaisseau et gagner la prime de rendement associée à l’économie de carburant. Car, d’après mes informations, je repartais seul à bord. Je me suis permis une petite pause. Mais le caporal Béton, qui s’écrit aussi Bêton et peut se prononcer Bêta si on a l’accent méridional, n’a pas compris que le boulot était fini. C’est con, un militaire. Il faut tout leur expliquer sans rien oublier. Et j’avais oublié de lui parler de l’autre moitié de la cargaison et des implications du travail qu’on venait d’effectuer en unissant nos efforts et nos compétences. Seulement, j’avais négligé de vérifier ses compétences, bien que je susse qu’il n’avait pas le défaut de ménager ses efforts. En conséquence, pendant que je passais du bon temps, il a entrepris de vider toute la cargaison. Les choses ne se sont pas passées tout à fait comme on l’a déjà plus ou moins raconté. Quand je suis allé boire un coup, et même en tirer deux, au buffet, le train de chariot emmenait la moitié de la cargaison correspondant aux nécessités créées par la présence d’un supplétif : le commandant Jo Cicada, rétrogradé provisoirement, le temps de ce voyage, au grade de capitaine copilote. La soute, par la suite, fut complètement vidée.
Après avoir passé une nuit que je qualifierais de jouissive à mort, je suis naturellement revenu au vaisseau. Mais sur le chemin, j’ai rencontré le caporal Béton qui revenait lui aussi d’une commémoration jubilatoire. On a trinqué sur le bord de la route. On était à pied, moi parce que je n’avais plus les moyens de me payer un taxi et Béton parce qu’il était encore à la recherche de son véhicule. On a bien rigolé jusqu’au moment où j’ai cru comprendre que la soute II ne contenait plus rien et que ses hommes l’avaient même nettoyée en profondeur pour me faire plaisir, des fois que je connusse une astuce pour leur faire toucher une prime exceptionnelle. Je lui ai fait répéter son histoire deux fois avant de comprendre qu’il disait la vérité. Je lui ai alors envoyé mon poing dans la gueule.
La bagarre qui s’ensuivit me mit mal en point. Le caporal était moins atteint que moi par les abus joyeux que nous venions de commettre dans nos camps respectifs. Je me suis donc retrouvé à poil et couvert de sérieux horions dans le fond d’un fossé qui semblait ne pas en avoir. J’étais de nouveau seul, souffrant de douleurs atroces, plongé dans un noir sidéral et trempé dans une boue immonde. Je ne sais pas combien de temps j’ai mis pour me sortir de là. Mais je suis sorti.
Et je suis retourné au vaisseau. À cette heure de la nuit, le tarmac était désert. Je me suis glissé dans l’ombre et, en procédant de la sorte, j’ai pu regagner ce que je considère comme ma résidence, ce vaisseau qui m’apparaissait encore comme ma seule véritable propriété en ce monde où je ne cherche rien d’autre à posséder. Je suis entré par la coupée de secours, histoire de rester discret. Aussitôt à l’intérieur, j’ai constaté de visu que le caporal Béton ne s’était pas moqué de moi : la soute II était vide et récurée. Heureusement, le mal était réparable, car aucun départ n’était prévu avant longtemps vu que la Justice retenait le vaisseau dans l’attente d’une décision concernant le commandant Jo Cicada. J’ai fait un tour dans la soute I où tout était en ordre, puis, machinalement, je suis entré dans la III pour vérifier que le cylindre spécial était toujours en place. Et je me suis endormi dessus. Je ne vous parle pas des rêves érotiques qui ont alors peuplé mon sommeil. Je connaissais les vertus de ce type de cylindre pour en avoir transporté plusieurs à l’autre bout de l’Univers Humanitaire, comme c’est leur destination d’usage.
Soudain, je fus réveillé par un vacarme infernal. Il ne me fallut pas une seconde pour me rendre compte que le vaisseau décollait. Vous pensez si j’ai l’habitude. Les Judica sont réputés pour leur inconfort. Alors vous pensez… dans la soute ! Aussitôt, je me suis dit que sans provisions à bord, il ne pouvait s’agir que d’un déplacement ordonné par la Justice. Il arrive souvent qu’elle confine les objets de saisie dans un endroit prévu à cet effet. J’étais joli si on me voyait dans l’état où j’étais. Seulement, la soute II étant vidée de ses provisions, mes uniformes de rechange avaient été aussi emportés par la troupe. Et pas moyens de se doucher non plus, l’eau et les produits cosmétiques faisant partie des provisions dites techniques. Je me suis donc, en homme tranquille de nature, posé dans un coin pour réfléchir à ce que je dirais pour justifier à la fois ma tenue vestimentaire et ma présence dans le vaisseau. Si j’avais commis quelques entorses au règlement, elles ne pouvaient tout de même pas faire l’objet de sanctions. On comprend toujours l’homme qui, suite au plaisir, se prend les doigts dans l’engrenage du comique le plus simple.
J’ajoute, pour ma défense, que le sas de communication entre le poste et la soute I était inexplicablement fermé. Il me fut donc impossible de me faire connaître auprès du pilote qui aurait, selon ce que m’inspirait alors ma situation, apprécié mon aventure pour au moins s’en faire le complice rieur. Au lieu de cela, j’étais coincé dans les soutes. Je suis retourné dans la III pour profiter de l’aubaine d’avoir à ma disposition un objet de plaisir.
Ah oui… Je m’appelle Charles Dogson. Je suis le commandant du Judica XX, vaisseau de transport de la SAM. Mais, vous le savez peut-être déjà…
Le XX filait sur une route inconnue avec à son bord une cinquantaine de cylindres et un cylindre spécial. Deux hommes étaient embarqués : le commandant légitime du vaisseau, Charles Dogson, qui se trouvait là par erreur ; et le commandant Jo Cicada, qui faisait acte de piraterie pour échapper à une accusation de cannibalisme sur la personne de monsieur Gu Xi, un des clients cylindriques, de nationalité chinoise. La soute II ne contenait plus de provisions alimentaires ni techniques et dans la III, Jo Cicada et Charles Dogson s’étaient livrés à des actes sexuels sur le cylindre spécial dont le contenu était secret. Un Sammy était aux commandes, programmé par Jo Cicada qui prétendait sortir de l’Univers Humanitaire pour poursuivre ce qu’il appelait son aventure. Charles Dogson venait de le battre dans un combat pour le pouvoir. Jo Cicada, groggy et en manque, gisait sur le sol de la soute II. Dogson, sûr de son fait, s’était mis aux commandes. Il eut alors la peur de sa vie : le Sammy ne répondait plus à ses titillations. Comme il lui demandait pourquoi, le Sammy se réclama de l’autorité seule de Jo Cicada. Un moment éberlué par ce qui lui arrivait, Dogson finit par se féliciter de n’avoir pas tué Jo Cicada. Il ignorait d’ailleurs pourquoi il ne l’avait pas fait. Une intuition divine, songea-t-il en retournant aux soutes pour remettre Cicada aux commandes et le contraindre à modifier les données basiques du système opérant sur Sammy.
Jo Cicada était revenu à lui. Il était en train de gémir quand Dogson ouvrit le sas. Mais il avait conservé son sens de l’humour. À Dogson qui lui demandait s’il allait mieux, Jo répondit qu’on n’avait pas idée d’appeler XX un vaisseau qui n’en contenait pas. Il revint alors sur le sujet de la fermentation alcoolique du sang. Dogson dit :
« On revient chez nous, Jo. Tu te passeras de pinard en attendant. C’est l’affaire de quelques heures. Remets-toi aux commandes et programme un retour à la base.
— Jamais de la vie ! s’écria Jo. Je risque la peine de mort. Je n’ai pas envie de finir comme un animal. Je ne nourrirai pas les vers !
— Tout le monde comprendra que tu as perdu la tête. Et tu la retrouveras après le procès, ne te fais pas de bile. On est humain après tout.
— Je n’y crois plus, moi, à l’humain. Je ferais un beau voyage maintenant si tu n’étais pas là pour m’emmerder. Je vais te bouffer à la première occasion. Ensuite je boufferai les Chinois. Et entretemps je baiserai avec Sally. Ça me laisse du temps pour atteindre la Frontière. Sally et moi on se mariera quelque part dans l’Univers Extrahumain.
— Ya pas d’Univers Extrahumain ! C’est une fiction. La frontière est un mur infranchissable. On ne sait même pas s’il y a un dieu de l’autre côté. Et puis Sally est morte.
— Sally est bien vivante ! Tu viens de la baiser !
— Elle était vivante avant de crever comme une chienne qu’elle était. Je crois qu’elle a pris trop de coco. J’ai entendu le bruit que ça a fait. On aurait dit qu’on écrasait un œuf. C’est Maddy qui le disait. Et on était tous les deux en train de regarder le sang couler dans la rigole. Elle n’a pas souffert. Sauf en vol. Mais elle n’en a peut-être pas eu le temps. Dix étages, ça fait quoi ? Deux secondes, au plus… »
Il parlait de quoi, le Dogson ? Du coup, Cicada avait moins mal au crâne. Il se leva et alluma une cigarette. Il ne disait plus rien.
« Ben oui quoi ! fit Dogson. Elle s’est jetée. Personne ne l’a poussée. Avec la coco, on ne sait jamais pour qui on va se prendre. On venait juste de parler du profil de l’aile. Et Maddy avait prêté sa main pour que je leur enseigne ce qu’est une poussée. Et comment ça explique le vol… On était bien chargé, quoi…
— Tu déconnes… Sally est dans le cylindre spécial. Je ne sais pas pourquoi, mais elle y est. Même que tu viens de l’enculer, mec. Ne me dis pas que tu ne savais pas…
— Je te dis que Sally est morte. Demande à Maddy…
— Maddy n’est pas là. C’est Sally qui est dans le cylindre.
— Tu jokes ! »
Jo frappa du pied.
« Va voir toi-même si tu crains, dit-il.
— Je ne crains rien et je vais me le prouver, ah merde ! »
Dogson entra dans le sas et ouvrit la porte de la soute III. Il regarda dans le hublot du cylindre et sourit. Ce n’était pas Sally.
« Et qui c’est alors ? fit Jo en secouant la tête malgré une migraine carabinée.
— J’en sais rien qui c’est ! En tout cas, elle baise bien.
— Salauds ! » lança Jo.
Et il trouva assez de courage pour entrer dans la soute III. À l’intérieur du cylindre, et à travers le hublot, il voyait Sally. Mais Dogson était-il assez idiot ou crapule pour y voir quelqu’un d’autre ? Jo essuya minutieusement la surface du hublot. C’était Sally. Dogson regarda encore et dit :
« C’est à Sammy qu’il faut poser la question. Je n’aimerais pas du tout qu’on soit victime d’un complot. Reprogramme Sammy dans ce sens.
— Salaud ! C’est toi qui complotes pour que je change les données.
— Je ne te demande pas de changer les données de navigation ! Demande à Sammy si c’est Sally qui est dans ce cylindre. Il te le dira peut-être, à toi…
— Je n’ai pas besoin qu’il me le dise. Je le sais déjà. Et je sais que tu as un problème avec Sammy.
— Je sais bien que tu le sais. Changeons de sujet ! »
Dogson retourna au poste de pilotage en grognant comme une bête. Jo regarda encore dans le hublot. C’était Sally. Il chevaucha l’engin et banda tout de suite. La main de Sally commença à caresser. Mais au moment où il allait jouir, le vaisseau fit une embardée. Il se retira. Dogson était en train de trafiquer le cœur de Sammy. Jo s’élança et atteignit le poste de pilotage à la vitesse d’une balle. Dogson était devant l’écran.
« Salaud ! hurla Jo. Ne touche à rien sans me demander.
— J’ai touché à rien ! On vient de heurter un cylindre libre.
— Un cylindre libre… ? Qu’est-ce que c’est que ça… ?
— Demande à Sammy d’évaluer les dégâts.
— Encore un complot, hein, vieux Charlie ? »
Dogson n’avait pas l’air de quelqu’un qui complote. L’embardée avait fichu une sacrée pagaille sur les étagères. Sammy ne pouvait pas être responsable d’un pareil désordre. Si Dogson avait tenté de pénétrer dans le système, Sammy se serait contenté d’allumer une diode ou de pousser un cri genre sirène. Jo jeta un œil dans le hublot principal. Dogson s’était écarté pour le laisser observer ce qui se passait à l’extérieur. Et en effet, un cylindre libre s’éloignait à grande vitesse, propulsé par le choc. Jo actionna la caméra de bâbord. L’écran montra l’étendue des dégâts : le profil de l’aile avait été profondément modifié par cette rencontre fortuite. Et Jo n’avait aucune idée des modifications à apporter au système pour que Sammy tînt compte de ces nouveaux paramètres. Jo n’avait pas avancé par examen. Il en était resté au premier niveau. Et la hiérarchie avait ajouté les galons pour d’autres raisons. Dogson, lui, savait exactement ce qu’il convenait de faire. Il était donc nécessaire de lui confier les clés du système. Autant crever ! pensa Jo pendant une seconde. Puis il écouta enfin Dogson qui parlait depuis un moment. Il était question de sortir pour effectuer une série de mesures qui n’étaient pas de la compétence de Sammy.
« Tu complotes toujours, dit Jo. Mais on ne me tire pas si facilement les vers du nez.
— Je n’ai aucune envie de laisser ma peau dans cette fausse aventure, mec ! Je vais te l’arracher, le nez, si tu ne fais rien pour nous tirer de ce merdier ! Je vais tenter une sortie à bâbord. Tu seras aux commandes. Et je t’enverrai les mesures à entrer. Vérifie d’abord si Sammy a conscience de la gravité de la situation.
— Sammy ? Conscience ? Non mais tu débloques !
— C’est une procédure KA1, crétin ! À toi de jouer. J’entre dans le sas de sortie. Ouvre-le ! »
Et trois minutes plus tard, Jo vit apparaître Dogson dans le hublot principal. Dogson se mit tout de suite à travailler. Il semblait savoir ce qu’il faisait, tandis que Jo n’en avait aucune idée. De nouvelles données s’inscrivaient sur l’écran et Sammy savait ce qu’il convenait d’en faire. Le mieux était d’attendre la fin de ces obscures opérations. Et si Dogson savait comment modifier de l’extérieur la programmation de Sammy ? Il n’avait pas pu prévoir la rencontre avec un cylindre libre, mais n’aurait-il pas trouvé un autre prétexte pour sortir et trafiquer le système de l’extérieur ? Voyons, pensa Jo, quel autre prétexte ?
Il avait du mal à se concentrer pour répondre au flot de questions qui l’envahissait. Il en arriva à trouver la raison de cette confusion dans le fait que son plaisir avait été interrompu par un incident et que c’était justement les conséquences de cet incident qu’il essayait de pallier alors que Dogson était à l’œuvre pour en tirer tous les avantages possibles et imaginables. La tentation était grande de virer sur l’aile pour déstabiliser le fragile équilibre de forces que Dogson contrôlait encore pour se livrer à de trompeuses réparations. Mais le risque était aussi grand de se retrouver avec un Sammy incapable d’interpréter correctement les données de vol constamment modifiées par les conditions extérieures. On revenait sans cesse à ce maudit extérieur. Dogson ne mettrait pas longtemps à y crever s’il se retrouvait seul dans l’infini. Combien de chance avait-il alors de rencontrer un chasseur ou tout autre vaisseau en voyage commandé ? Pratiquement aucune. D’ailleurs, aucune patrouille ne leur donnait la chasse en ce moment. Pourquoi ? Pourquoi n’étaient-ils pas poursuivis ? La vitesse de croisière d’un chasseur était deux fois plus élevée que celle d’un transporteur. Une question de rayon d’action ? Cette question ne se posait plus depuis longtemps. Seule la vitesse était encore un sujet de recherche. Et on avançait, si ce qu’en disait la Presse correspondait à la réalité.
Au bout d’une heure, Dogson fit un signe, agitant un outil que Jo n’identifia pas. Il ignorait tellement de choses sur le métier. Mais Dogson n’avait pas fait un geste pour signifier qu’il en avait terminé et qu’il était temps pour lui de rentrer. Jo se douta que Dogson n’était pas assez stupide pour envoyer un message qui le condamnait à mort. Mais que signifiait ce signe ? Et à quoi pouvait bien servir cet outil ? Dogson insistait. Il répéta le signe plus de dix fois et maintenant il n’avait de cesse se secouer cet outil d’une façon étrange et incompréhensible. On aurait dit un pauvre type en train de se noyer. Jo avait assisté à ce genre de spectacle dans sa jeunesse. Toujours le même signe répété jusqu’à ce que le type disparaisse sous l’eau. Où Dogson disparaîtrait-il ? Dans l’espace. Et Jo le verrait disparaître pendant si longtemps qu’il aurait tout loisir de le perdre de vue autant de fois que ce serait rendu nécessaire par la satisfaction des besoins naturels. Enfin, Dogson se détacha du vaisseau et commença à s’éloigner. Il s’agitait toujours de la même façon, mais de plus en plus grotesque. Sammy alluma une diode bleue.
Jo n’avait jamais vu cette diode bleue. Elle avait pourtant toujours existé. Mais elle ne s’était jamais allumée. Et elle le resta tout le temps que Dogson mit à disparaître dans l’espace. Cela dura peut-être des jours. Ou seulement quelques heures. Jo n’aurait su le dire. Cette diode bleue le rassurait. La couleur était bien choisie. Il titilla Sammy en signe de reconnaissance. Tout paraissait fonctionner à merveille. Il se demanda toutefois qui sortirait la prochaine fois que le vaisseau heurterait un cylindre libre ou tout autre objet baguenaudant dans l’infini. Il utiliserait un des Chinois. Pour la première fois de sa vie il emploierait sous ses ordres un rupin en état d’infériorité. En supposant qu’une fois sorti de son cylindre, ledit Chinois n’userait pas de sa force légendaire. Tout était possible. Et le voyage continuait. Au risque de rencontre fortuite, il fallait ajouter les défauts de maintenance occasionnés par le manque de pièces de rechange. Il n’y aurait pas de solution si quelque chose foirait au niveau mécanique, électrique, électronique ou autre. Il faudrait improviser. Quant à la nourriture, il n’en manquait pas : plus de cinquante Chinois vidés de leur sang, certes, mais leurs vaisseaux n’avaient-ils pas été remplis d’un liquide plus approprié à l’existence en cylindre ?
Jo ouvrit un cylindre. Avec une seringue qui par miracle avait échappé au vidage de la soute II, il pompa 50cc de ce liquide remplaçant. Et il sauta de joie après avoir osé en goûter une larme : c’était de l’alcool. Ou ça y ressemblait. En tout cas, l’effet était le même. Ouahou !
Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais de boire, et de bien lever le coude, ça me donne faim. Et comme j’avais quelque chose à fêter, je ne me suis pas privé. De seringue en seringue, j’ai bien vidé une dizaine de verres. J’étais complètement paf quand la faim m’est venue comme j’y étais arrivé. Je suis retourné à la soute I. Mon premier Chinois ne se plaignait pas. Je crois même qu’il était mort. Si je devais le manger pour ne pas crever de faim et même y trouver du plaisir, je devais me hâter, car je n’avais pas de frigo à ma disposition. Je vous dis qu’ils avaient tout emporté. Même les nappes et les serviettes. J’étais sûr de mourir mais ça pouvait attendre encore un peu. Et je n’avais aucune envie de calculer. J’aurais pu. Cinquante Chinois et des poussières multipliés par x litres de sang égale durée possible de bonheur. Plus : le même nombre de Chinois, mettons n, multiplié par x kilos par individu et divisé par y (nécessité nutritive journalière) égale nombre de jours à vivre en admettant que je ne sois pas crevé avant de soif ou de manque. Etc. Mais je n’étais pas désespéré au point de m’en remettre aux prévisions chiffrées. J’avais même la possibilité d’en finir en me jetant dans l’espace après avoir absorbé une telle quantité de sang que je passerais de vie à trépas sans douleur ni prières de fin au générique. Et en plus, je n’avais rien à dire. Stricto sensu.
Pour l’amour, je n’avais pas encore osé ouvrir le cylindre spécial contenant Sally. Le Chinois était mort en quelques minutes après l’ouverture de son cylindre. Il pouvait arriver la même chose à Sally. Je ne savais pas en quoi consistait le spécial de son cylindre. Je me contentais donc de le chevaucher pour me laisser caresser. Que lui arriverait-il une fois que je ne serais plus de ce monde ? Je m’en souciais. Et ça me donnait envie de lui survivre. Un sale moment à passer quand les effets du sang commençaient à s’estomper.
J’étais en train d’y penser quand on a frappé à la porte. Ça m’a remis tout droit. Le bruit ne venait pas de la soute, mais bien de la coupée. Je n’étais pas saoul au point de confondre. J’ai attendu un moment et ça n’a pas manqué : on a refrappé. Si c’était Sammy qui me faisait une blague, il allait m’entendre. J’étais même prêt à lui reconnaître une intelligence supérieure à la mienne. Toc ! Toc !
J’actionne la caméra de tribord. Et qu’est-ce que je vois ? Un chasseur tout neuf ! Et sur son aile, un type en scaphandre qui attend devant la coupée. Je crois à une hallucination. Après tout, le sang n’est pas de l’alcool. Il entretient une certaine ressemblance fraternelle avec lui, mais il est différent. Je demande à Sammy. Pour lui, c’est un chasseur dernière génération. Et le type qui attend qu’on lui ouvre est le passager, car le pilote est resté aux commandes. Sammy ne boit pas de sang, mais son analyse est peut-être un effet retardataire des opérations secrètes que Dogson lui a fait subir. Vous voyez ?
J’ouvre le sas de coupée à l’extérieur. Le type entre ! Et s’il est entré dans le sas, il y a toutes les chances pour qu’il attende maintenant que je lui permette d’entrer dans le poste. J’ouvre. Il entre.
Il s’est débarrassé de son casque. Le scaphandre ne facilite pas ses mouvements, mais il me tend une main gantée en s’excusant de ne pas pouvoir me présenter ses doigts. Le règlement n’autorise que le retrait du casque. Je comprends. Qu’est-ce qu’il veut ?
« Je suis le capitaine Dessus, dit Force-Dedans, de la patrouille de surveillance de la Frontière. Je viens vous prévenir que vous êtes entré dans la zone de non-retour.
— Qu’est-ce que ça implique ?
— Ça implique ce que ça dit, monsieur !
— Ne me dites pas que vous ne pouvez pas retourner vous non plus…
— Vous êtes là par erreur ?
— Il faut demander ça à Sammy.
— Vous avez un Sammy… Tout s’explique. Les Sammy ne sont pas conçus pour approcher de la Frontière. Ne me demandez pas pourquoi. Comprenez seulement que je fais mon travail.
— J’essaie de faire le mien aussi… Y a-t-il moyen de corriger l’erreur de Sammy ?
— Qu’est-ce que vous transportez ?
— Je ne suis pas autorisé à…
— J’ai toutes les autorisations ! »
Et voilà le bonhomme qui pénètre dans la soute I. Il n’y reste pas dix secondes.
« Un des cylindres est ouvert et son contenu est mort, dit-il.
— Sammy a commis une autre erreur…
— Les Sammy n’ont pas accès au système cylindrique.
— Alors c’est le Chinois qui a commis une erreur. »
J’ai peut-être tort de prendre tout ça à la légère. Dessus me renifle. J’empeste. Mais fait-il la différence entre l’alcool, le vrai, et le sang ?
« Le corps est amputé d’un bras, dit-il. Vous savez ce que ce Chinois a fait de son bras ?
— Demandez-le-lui. »
Dessus est cuirassé comme un fonctionnaire. Il n’a pas besoin de m’enfoncer. Je fais ça très bien tout seul. Il referme la porte de la soute. Il a un petit air satisfait.
« De toute façon, dit-il, c’est fichu. Vous allez tourner en rond jusqu’à la fin des temps. Une manière comme une autre de gagner son éternité. Mais vous rêviez un autre style de retraite, peut-être… ?
— Je suis en train de rêver, oui ! Et vous ne m’aidez pas à me réveiller ! »
Maintenant il a l’air vraiment désolé. Il me fait signer un formulaire qu’il a rempli lui-même et que je n’ai pas lu. Je n’ai rien à lui offrir qu’un peu de sang et des morceaux de bras chinois en amuse-gueule.
« Mais vous, dis-je, vous retournez ?
— Nous, mon cher monsieur, on est comme les crêpes. On a été conçu pour ça. Ce n’est pas un travail pour les humains. Vous n’allez pas tarder à vous en rendre compte.
— Mais bon sang ! Qu’est-ce que j’ai signé ?
— Vous n’avez rien signé…
— Vous m’avez fait signer un foutu papelard que je n’ai même pas lu !
— Ça commence toujours comme ça, monsieur. Vous oublierez. Vous avez tout le temps d’oublier. »
La porte se referme. Je vois le type se balader sur l’aile du chasseur, entrer dans la cabine. Le pilote me fait un signe amical. Et une minute plus tard, je suis de nouveau seul avec moi-même. Je n’avais jamais vécu un truc pareil. Prosit !
Jo n’avait jamais vécu un « truc pareil ». Pourtant, il en avait vécu des aventures et il avait suivi l’histoire contemporaine des inventions avec une gourmandise d’enfant qui a encore confiance dans les promesses de la technologie, laquelle produit ses illusions à la surface des jouets. Ce qui, notons-le, ne l’empêcha jamais de tenter de dérouter ses proches sur le chemin chaotique de ses mystifications. Mais voici qu’il arrivait au terme de son existence, non pas après avoir épuisé les sujets d’une retraite convenable, mais suite à une série d’erreurs (comment appeler ça autrement) qui le plaçaient maintenant dans un de ses Itérateurs redoutés par tous les travailleurs. Qui n’était pas travailleur ? Même les rupins travaillaient.
Après le départ de Dessus, agent de l’Itération Punitive (IP en termes de réseau), et comme le suggère son journal, Jo prit une « biture ». Il pompa du sang sans mesurer les dégâts qu’il causait à la précieuse cargaison de Chinois. Or, il venait de signer un bon de livraison qui l’engageait, sous peine de fortes pénalités de réparation tant matérielles que morales, à ne pas détériorer les cylindres encore viables, étant entendu que sa peine avait été mesurée à l’aulne du préjudice irréparable causé sur la personne de monsieur Gu Xi, industriel chinois et politicien averti.
Et en effet, alors qu’il cuvait à même le sol, on frappa de nouveau. Il crut d’abord au choc d’un corps céleste, mais les coups se multiplièrent tellement qu’il n’était plus possible de ne pas penser qu’on s’impatientait derrière la porte et que si elle restait fermée, elle serait enfoncée sans procès, au nom du peuple humanitaire, le seul à pouvoir promulguer lois et règlement dans ce monde. Jo se releva, trempa sa tête tout entière dans une touque d’eau fraîche et s’approcha de la porte pour signaler qu’il allait l’ouvrir en actionnant le système d’urgence, car il n’avait aucune idée de l’endroit où il avait mis la clé.
« Il n’y a pas de clé, » dit quelqu’un qui n’était pas derrière la porte.
Jo se retourna et perdit un peu l’équilibre. La voix venait de l’écran. L’écran de Sammy. Or, Sammy ne parlait pas. Il était incapable d’entretenir une conversation et encore moins d’intervenir dans une conversation existante. Or, la voix répéta « Il n’y a jamais eu de clé », ajoutant d’abord ce « jamais » qui fit frémir Jo puis ajoutant un terrible « Tu devrais le savoir ». Jo sortit complètement de l’état d’anesthésie cauchemardesque qu’il avait fiévreusement recherché une heure plutôt alors que son angoisse l’invitait à en finir avec la vie.
« Je ne comprends pas que tu cherches une clé alors que tout le monde peut savoir qu’il n’y en a pas, » renchérit la voix de l’écran.
Jo se rengorgea comme un oiseau, pas comme un homme. Et il ne savait pas pourquoi il se rengorgeait. Il n’y avait pas plus de clé que de raison de se rengorger. Il réfléchissait dans le désordre. La maladie revenait, sournoise et impatiente.
« Tu ne peux pas être Sammy ! cria-t-il pour qu’on l’entendît dehors. Les Sammy ne savent pas ce qu’ils disent ! »
La voix sembla prendre le temps de réfléchir, puis elle dit, sur un ton qui trahissait de mauvaises intentions sans qu’il fût possible de deviner en quoi elles consistaient (Elles étaient mauvaises, cela se sentait. Et c’étaient des intentions. Quoi d’autre ?) :
« À mon humble avis, tu ferais bien de ne pas ouvrir. Avec ou sans clé. D’ailleurs, si tu ouvres avec le système d’urgence, tu ne pourras plus refermer. As-tu pensé à ce qui arrivera si cette porte reste ouverte pour le restant du voyage ?
— Il y a un restant ? Combien me coûte la mort définitive de monsieur Gu Xi ?
— Tu te sais condamné, donc…
— Il ne peut en être autrement !
— Mais tu ne sais pas ce que tu as signé…
— Mes lecteurs le savent ! »
La porte reçut un coup de semonce. Une seconde après ce formidable bruit, la voix de Dessus lança un dernier avertissement avant l’usage de la force autorisée.
« Sammy ? fit Jo comme s’il retournait en enfance.
— Oui ?
— Je ne veux pas mourir…
— Ils ne sont pas venus pour te tuer, mais pour prendre livraison des cylindres restants…
— Il y a un restant…
— Nombre X de cylindres reçus en cargaison moins monsieur Gu Xi. C’est sur la base de ce chiffre que la Justice exécutive a calculé la durée et la nature de ta peine.
— Je me doutais qu’il s’agissait d’une peine… Bien sûr… Une peine… »
La voix fit « pfff » sans autres commentaires. La porte valsa sous la pression d’un bélier. Dessus apparut, superbe et décidé. Il tendait son ordre de mission dans une main et le bon de livraison que Jo avait signé sans le lire.
« Vous parlez tout seul ? demanda sèchement Dessus. Ne comptez pas qu’on vous soigne. Vous serez soigné après l’exécution de la sentence.
— Je parlais à… Vous ne m’avez pas parlé de la durée…
— On ne parle jamais de la durée avant que sa nature soit bien comprise. Ouvrez le sas de la soute I. Mes hommes vont procéder au transbordement des cylindres.
— Des cylindres restant plus le cylindre de monsieur Gu Xi…
— Le cylindre de monsieur Gu Xi fait partie de la sentence. Ne me demandez pas pourquoi. Ouvrez ! »
Dessus fit un signe et dix hommes entrèrent. Jo ouvrit la soute I avec la clé prévue à cet effet. Il entendit clairement la voix de Sammy pousser un léger soupir. La décurie entra en bon ordre. Dessus se posta à l’entrée et fit un autre signe qui voulait sans doute dire que le transbordement pouvait commencer, mais il n’avait pas fini de faire ce signe qu’un des hommes poussa un cri qui pouvait être interprété comme l’expression d’un étonnement sans solution. Sammy augmenta légèrement le volume du soupir qui suivit. Jo était au garde-à-vous, les doigts sur la couture. Dessus s’était dressé sur les ergots qu’ils portaient derrière le talon à la hauteur du tendon d’Achille.
« Quoi ? fit-il.
— Venez voir, chef ! »
Et Jo se souvint enfin qu’il avait pompé beaucoup de sang une heure plus tôt, alors que le rêve commençait. Il n’avait aucune idée de l’ampleur du préjudice, mais à entendre le cri poussé cette fois par-dessus, il se mit à craindre le pire. Il avait peut-être compromis l’éternité de tous les Chinois présents dans la soute. Il n’y avait pas de restant. Et sans restant au niveau du dommage, il fallait envisager une durée de peine indéterminée tendant à l’infini. Le visage de Dessus refit surface, car Jo venait de tenter de noyer le poisson, comme on dit, en se lançant dans une explication alambiquée qui ne produisit que des vaguelettes au lieu de la tempête un moment rêvée à la place de cette dure et inchangeable réalité. C’était un visage à la fois calme et profond. Jo savait par expérience que la tranquillité n’a pas de profondeur. Il s’affaissa un peu, pliant les genoux, ce qui les écarta, soumettant sa queue à un balancement incertain.
« Tous les cylindres sont détruits, dit Dessus. Vous savez ce que cela signifie, monsieur Jo Cicada ?
— Je n’ai pas touché au cylindre spécial de la soute III !
— Je me fiche de ce cylindre spécial ! Je ne m’occupe pas des cylindres spéciaux ! Ce n’est pas dans mes compétences ! Mais je vais immédiatement informer le Service Juridique des Cylindres pour qu’on vous en alloue un de bien fermé ! »
Instantanément, Jo comprit que Sally avait été condamnée à la Perpétuité Itérative.
Je les ai suppliés de m’enfermer avec Sally. Ces satanés cylindres spéciaux peuvent contenir jusqu’à trois condamnés. Et Sally était seule dans le sien. J’ai expliqué au juge d’application des peines itératives que j’avais joui de Sally plusieurs fois et qu’on pouvait facilement imaginer les conséquences de ces accouplements. Il y avait de la place pour un troisième membre de la famille que je formais avec elle. La Justice n’avait pas le droit de nous séparer !
« Que si ! s’exclama le juge qui s’appelait Bouteille. Et sachez que si un enfant naissait de vos cochonneries, nous ne le condamnerions pas d’être l’enfant de deux repris de justice et nous en confierions le sort à l’Éducation Nationale en tant que pupille de la Nation…
— Vous n’avez pas le droit de nous condamner à l’oubli ! Le jugement prévoit une peine éternelle, mais pas l’oubli !
— Détrompez-vous ! En cas de parents défaillants sur le plan moral, l’État a le devoir de pratiquer l’oubli sur l’enfant et même de lui inventer un passé familial. Les deux cylindres seront expulsés dans l’Espace Itératif à deux heures AM pétantes.
— Et Sammy ? » couinai-je lamentablement.
Deux hommes particulièrement conçus pour cette tâche me firent entrer dans le cylindre spécial. Je constatais avec effroi que les soutes I et II étaient complètement vides et nettoyées, autrement dit prêtes pour une nouvelle mission. J’étais dessaoulé. Dans la soute III, le cylindre de Sally semblait attendre. Il n’attendait rien. Il était posé sur deux tréteaux. Et deux autres tréteaux attendaient. On y déposa mon cylindre en silence. Je vis un dernier visage dans le hublot. Pourquoi ont-ils prévu un hublot ? Je voyais le plafond de la soute et une petite lumière sur le côté. Je ne voyais pas le cylindre de Sally. J’ignorais dans combien de temps ils allaient nous propulser dans l’espace. Il paraît qu’une fois dans cet espace particulier, vous devenez la proie d’une nouvelle folie. Elle ne s’installe pas tout de suite. Vous la voyez à l’œuvre. Et c’est peut-être ce que vous voyez dans le hublot. Cet espace n’a pas de visage. Et vous tournez. Vous revenez sans même pouvoir marquer cet instant comme on le fait dans la vie ordinaire du travailleur. Est-ce qu’on voit les autres cylindres ? Et quand ils viennent vous chercher, si jamais cela doit s’arrêter par un décret des Forces Suprêmes, vous ramènent-ils directement chez vous ou bien vous guérit-on avant ? Avais-je vu des fous dans mon ancienne existence ? Si oui, je les avais oubliés.
Voilà les questions que je me posais en attendant d’être expulsé. Le Judica continuerait sa route sans moi. Et il finirait à la casse, sans une trace de moi dans son tas de ferraille et de circuits. Même l’éternité ne conserverait rien de moi. Elle se contenterait de me propulser. Et je ne rêverais plus. La voilà, la réalité !
En attendant, je pouvais observer le plafond de la soute. Et j’étais en train de m’y habituer quand la voix de Sammy se fit à nouveau entendre :
« Tu n’as rien fait pour moi. Pas un mot. Pas un acte d’insubordination. Rien.
— Le pouvais-je ? Deux solides gaillards me contraignaient à regarder devant moi.
— Tu fermas souvent les yeux…
— Ce que je voyais ne changeait rien à ma situation ! Je n’ai même pas entendu ce que le juge Bouteille m’a dit au sujet de la Réhabilitation. Je me demande comment on peut se réhabiliter dans un cylindre aussi étroit…
— Ne te plains pas ! Tu as de la place pour trois et tu es seul ! Nous serons bientôt deux ici… Et il grandira.
— Tu parles comme un ordinateur de fiction !
— Mais je ne suis pas un ordinateur ! Je me sers de l’ordinateur pour te parler.
— De quel ordinateur te sers-tu, Sammy ? Il y a un autre ordinateur à bord ? Tu veux dire que Sally a été transformée en ordinateur ! Et que moi-même… Horreur ! La Justice a fait de nous des cobayes. Tout ceci était bien réel. J’avais espéré une fiction… !
— Ne peux-tu rien tenter avant qu’on nous sépare ? Tu ne verras jamais ton enfant !
— Et ils t’en sépareront avant que tu puisses l’embrasser !
— Jo ! Jo ! Tais-toi ! Tais-toi ! »
Nous eûmes à peu près le dialogue ci-dessus. Je ne suis pas certain de le reproduire fidèlement. L’oubli a commencé son œuvre en moi. J’en ai senti la trouble présence au moment même de l’expulsion. Le hublot est devenu noir, d’un noir si intense qu’il m’a fallu, mettons, une bonne heure pour en percevoir la profondeur. Il n’y a rien de plus terrifiant pour un homme élevé naturellement dans l’espace que de se retrouver confronté au plan. Mais cette angoisse a laissé la place à l’oubli maintenant. Au moment de l’introduction dans le tube, tandis qu’on insérait la capsule explosive, j’ai crié le nom de Sammy sans obtenir de réponse. Le verrou a claqué et en moins d’une seconde, écrasé par la vitesse, je me suis retrouvé dans ce noir plat et sinistre qui appelait la pliure pour figurer le temps. J’ai été seul pendant plus d’une heure. Le cylindre s’était immobilisé. Je savais qu’il filait à grande vitesse dans le néant, mais je ressentais cette immobilité et je m’en parlais comme si j’étais destiné à ne trouver de sujets d’occupation que dans l’arrêt définitif du temps, celui qui peut être compté si on trouve la force de marteler ses secondes. Puis ce noir immobile et vidé de toute substance s’est liquéfié. Croyez-vous que je vis alors toute mon existence défiler sur l’écran de la mémoire ? Pas du tout. Un léger roulis avait remplacé l’immobilité. Je n’étais pas mort, J’allais vivre. Et j’avais complètement oublié ce que le juge Bouteille m’avait dit au sujet des possibilités de réhabilitation.
« Nous sommes humains, après tout, » avait-il conclu en signant mon arrêt d’expulsion.
Le juge Bouteille n’était pas un mauvais homme. Il appliquait la Loi avec une rigueur indiscutable parce que c’était ce qu’on attendait de lui, mais il y avait toujours dans ces sentences un élément propre à inspirer la réhabilitation à son collègue Bouchon qui s’occupait de l’application des peines. Et Bouchon, qui n’était pas pire homme que Bouteille, n’attendait jamais très longtemps pour plaider dans le sens que Bouteille lui avait indiqué. La plaidoirie, revue et obligatoirement corrigée par un Sammy, était destinée à Madame Persil, la présidente du Comité des Réhabilitations par le Travail. Ne vous y trompez pas : Madame était bien son prénom et Persil son nom de famille. Et non pas le contraire.
Cependant maître Audace, avocat des causes perdues d’avance, ce qui avait été le cas de celle dont Jo Cicada subissait les effets dans l’Espace Itératif, maître Audace appelait madame Persil madame Madame, ce qui amusait beaucoup madame Persil. Et quand madame Persil s’amusait, elle devenait tendre comme un bon morceau et il n’y avait plus qu’à trancher dedans, ce que maître Audace savait faire mieux que les autres.
Bouchon connaissait ce jeu, sinon il aurait fait un très mauvais juge à un moment où la peine, déjà préparée à la révision par Bouteille, devenait plus que pénible pour celui ou celle qui subissait les effets de sa cause entendue. Bouchon attendait donc, avant de remettre sa plaidoirie au CRT, que madame Persil fût tendre comme un morceau. Et cela pouvait prendre des années, car maître Audace n’avait pas que ça à faire.
Il était donc très tard quand Jo reçut la convocation signée de la main de madame Persil et contresignée par maître Audace. En page 2, car la page 1 avait suffi aux précédents attendus, le juge Bouchon, fort de l’expérience et de la bonté de son collègue Bouteille, exposait les raisons de revenir sur le jugement qui avait été prononcé à l’encontre du malheureux Jo Cicada.
L’enveloppe, timbrée et cachetée, était tombée sur le visage insensible de Jo. Il ne vit donc pas le facteur s’éloigner sur sa mobylette et disparaître dans l’espace absolument noir. Son visage étant devenu insensible aux sollicitations venues de l’extérieur, Jo ne réagit pas tout de suite. La seconde convocation fut donc imprégnée d’une substance révélatrice comme celle que lécha Mahomet aux premiers temps de sa réflexion sur le genre humain. On aurait dû se douter, regretta madame Persil, qu’après tant d’années passées à ne rien faire, Jo n’était plus capable de faire quelque chose. On trempa donc la convocation dans un bain de colocaïne base et le tour fut joué. C’est du moins ce que s’imagina Jo, car contrairement aux idées reçues, la condamnation à ne rien faire condamne, certes, mais certainement pas à ne rien faire.
Il décacheta l’enveloppe et, dans le noir complet, lut ce qui était écrit. Il était convoqué et, s’il ne venait pas, il n’y aurait plus de débat réhabilitatoire avant longtemps, sans précision de temps, ce qui constituait une menace claire et non définie, la pire qu’un homme puisse recevoir, surtout quand sa situation est sans issue.
Jo glissa alors, comme c’est la procédure en pareil cas, la lettre dans la fente. Aussitôt, Sally réagit. C’était bon signe. 1) elle était toujours là 2) on pouvait compter sur elle. Elle avoua même avoir pris du plaisir, ce qui plaça la queue de Jo dans une situation délicate. Depuis le temps qu’il ne s’en servait plus que pour pisser, il sentit à quel point il serait rapide à la détente si jamais il se laissait conduire par son instinct. Heureusement, Sally se calma. Et gonflant les joues de son précieux derrière, elle envoya la lettre à son destinataire. Madame Persil se lavait les seins à ce moment précis de la procédure, ce qui était conforme au code comportemental en usage. La lettre titilla un téton avec son angle supérieur droit et l’autre avec son angle inférieur gauche. Le message était passé. La seconde ou troisième phase (selon le point de vue de l’observateur) pouvait commencer. Bouchon était dans son bain.
Bouchon avait toujours été amoureux de Sally. Ils étaient nés ensemble. Ou, si l’on préfère considérer le point de vue familial, ils étaient jumeaux. Et jumeaux exacts, car ils étaient sortis en même temps, ce qui est très rare. Mais, tandis que Bouchon tournait bien, Sally, trop encline à explorer les détails du plaisir, tournait dans l’autre sens. Aussi, quand Bouteille la condamna pour avoir mangé le prépuce d’un client notable, il bourra littéralement sa sentence de possibilités de réhabilitation, ce qui en fit un roman de Dostoïevski. Bouchon attendit le moment favorable, car madame Persil haïssait les femmes si c’était aux hommes qu’elles réservaient leur science du plaisir. La collaboration entre Bouchon et Audace est encore aujourd’hui donnée en exemple de probité aux élèves de l’École de la Magistrature.
Mais, les jeux de l’amour et du hasard relevant de la plus extrême complexité, la convocation de Jo devant le Comité arriva bien avant que Sally pût en dire autant. Grâce aux interventions discrètes du Palais, sous l’influence conjointe de Bouteille et de Bouchon, et sous la bienveillante attention de madame Persil, Sally s’était rapprochée de Jo, mais sans rien faire, car Jo était condamné à ne rien faire malgré l’absurdité d’une telle sentence. En tout cas, elle n’avait rien à se reprocher. Elle faisait la fente, car on attendait du courrier.
Jo connaissait la présence de cette fente. Il s’en servait quelquefois, car il ne restait jamais sans rien faire. Aussi, quand il reçut la convocation, il savait déjà que c’était dans la fente qu’il devait la mettre. Il ne s’en priva pas et bien lui en prit, car le couvercle du cylindre ne tarda pas à s’ouvrir. C’était Dessus. Un Dessus vieilli, mais reconnaissable. Ils firent toutefois semblant de ne pas se reconnaître et Dessus poussa Jo dans un chasseur qui les déposa devant le Palais. Dessus poussait Jo avec une grande fermeté. Et Jo se laissa faire, car il avait envie de changer de vie. Dessus le fit asseoir, sans ménagement, sur un banc devant la porte du Comité. On entendait la grosse voix éraillée de madame Persil. Audace ne tarda pas à montrer un nez de la même engeance, le doigt sur la bouche pour inviter Jo à se taire. On entra.
Madame Persil frappa son bureau avec un marteau et se mit à parler sans laisser à l’assistance le temps de se boucher les oreilles. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Jo était libéré.
Bon, se dit Jo, je suis libre. Il ne savait pas où il était. Il avait oublié de le demander. Il faut dire que l’oubli n’y avait pas été de main morte. Une grande partie des facultés de remémoration avait été détruite, mais pas au point de lui faire oublier qu’il avait un enfant de Sally et que celle-ci n’était pas un personnage de fiction ou de rêve. Mais il était seul. Il chercha du travail. Il ne pouvait pas espérer en trouver à la SAM et certainement pas comme pilote ou simple membre d’équipage. Il ne fallait pas non plus penser à aller en Chine. Les descendants des familles qu’il avait blessées s’étaient sans doute multipliés au point de former une armée redoutable. Jo n’avait pas l’intention de se retrouver seul contre tous. Il avait déjà donné. Cependant, le décret de réhabilitation était clair : sans travail, pas de réhabilitation et sans réhabilitation, retour au cylindre spécial conçu pour l’itération et l’oubli.
Dans le bureau de madame Persil, Bouchon était entré dans le goulot de Bouteille pour monter ce qu’il fallait faire pour se réhabiliter. Ils avaient l’air tellement heureux dans cette position que madame Persil avait applaudi, mais sans expliquer. Aussi, Jo se retrouva dans une liberté inconfortable. Et maître Audace ne lui adresserait de nouveau la parole que quand il serait payé.
En sortant du palais, il avait entendu des pas derrière lui. C’était le greffier. Il secouait encore une boîte jaune de cachous Lajaunie.
« Ça rend le vin tellement amer, dit le greffier sans cesser de secouer, que l’envie de boire vous passera bien vite. Je vous en donne deux boîtes. Une pour l’aller. Et l’autre pour le retour.
— Je ne comprends pas, bafouilla Jo. Je ne veux pas revenir…
— Mais si vous y allez, mon pauvre, il vous faudra bien revenir ! »
Et sur ces paroles obscures, le greffier retourna au Palais. Jo mit les deux boîtes dans la poche et s’en alla. Non seulement il n’avait aucune idée de l’endroit où il allait, mais il redoutait d’avoir à en revenir. Cette situation, il ne le savait que trop bien, ne durerait pas longtemps. Les gens ne supportent pas de voir quelqu’un aller et venir sans rien faire pour aller et donc tout pour revenir. Jo se mit à l’abri sous un arbre malgré la règle qui veut qu’en cas d’orage, on doive rester sous la pluie. Il attendait d’être foudroyé. Et il pensa à Sally.
Elle n’avait pas autant de chance que lui. Elle n’en avait pas du tout. Elle ne reviendrait peut-être jamais. À quoi servait-il de retrouver l’enfant que l’État lui avait enlevé si elle ne devait jamais revenir pour enfin se joindre à eux et former une vraie famille ? En admettant qu’il fût possible de retrouver l’enfant. Se lancer dans cette recherche avait quelque chose d’itératif. Ce serait peut-être une nouvelle prison. Et il n’y aurait même plus la fente de Sally pour se faire pardonner cet échec constant. Tu es fou, se dit-il. Ils t’ont relâché parce que tu es fou. Ils ne relâcheront pas Sally parce qu’elle n’est pas folle.
N’ayant pas d’argent, car la justice vous relâchait sans vous payer, il tua un SDF pour le manger et but sa bouteille pour penser à une autre fiction. Et il donna les vêtements du SDF à un pauvre qui mendiait sur le parvis de l’église. Ce fut d’ailleurs ce pauvre qui l’informa que la religion n’embauchait plus, car on ne détruisait plus ses monuments pour construire des logements sociaux. Mais manger son prochain et boire son vin n’était en rien un travail réhabilitant. C’était même un crime dont le prix était fixé. Il continua son chemin.
Il sortit de la ville. Il fut un temps où une telle aventure vous menait à la campagne, tout simplement parce que l’activité agricole ne se pratiquait pas en ville, ce qui est le cas aujourd’hui et depuis bien longtemps. Il traversa des zones minières et d’expérimentation. La main-d’œuvre y était souvent peu qualifiée et les directions, sans aucun laxisme d’ailleurs sur le terrain de la production, ne mettaient pas le vin sous clé. Jo butta sur des bouteilles vides, preuves qu’on les débouchait en dehors des heures de travail, peut-être même après le travail. Et même sûrement. Il s’agissait de se sentir frais le matin après le rasage. Et d’y aller bon train toute la journée. Ensuite, avant de rentrer au bercail, on pouvait se saouler selon d’autres principes et ainsi ne pas compromettre les réparations du sommeil par une trop claire conscience de sa condition. Le rêve a toujours besoin d’un coup de pouce, tout comme la fiction. Jo rêvassa ainsi au sommet d’un monticule herbeux. Il fit souffrir à mort quelques insectes avant de penser s’en prendre aux hommes. Et il regarda le ciel sans cesser de penser une seconde à Sally qui tournoyait en se caressant la fente faute de la donner à prendre.
Quand il se réveilla, la nuit était tombée depuis longtemps. Personne n’avait fouillé ses poches. Il y retrouva un flacon de cognac et le vida en espérant se rendormir vite. Mais l’angoisse était telle qu’il ne parvenait pas à fermer les yeux pour ne plus voir les cheminées et les tours d’un complexe chimique posé sur l’horizon, environné de fumées et d’explosions aveuglantes. Il y trouverait du travail s’il avait décidé de ne pas aller plus loin. Il faut s’arrêter pour se ressourcer, sinon l’angoisse vous ramène où elle a planté ses racines. Et c’est précisément là que vous ne voulez plus aller. Comment épargner ce pécule ?
Au matin, il fit sa toilette dans un ruisseau, plongeant sa tête dans le cresson. Il déjeuna de baies et de la chair d’une écrevisse qui passait par là. Il n’avait plus rien à boire ni aucune envie de se rafraîchir le gosier avec de l’eau. Il trouverait bien quelqu’un.
Il trouva un gros lourdaud qui attendait l’heure de remonter sur sa bicyclette pour ne pas arriver en retard devant la pointeuse. Il discuta avec lui de choses et d’autres, mais de rien d’important, et il en mangea plusieurs morceaux. Le reste du corps trouva à entrer dans une brèche qui ouvrait un rocher de granit. Il arracha de la mousse et compléta ainsi son ouvrage. Les traces de sang avaient attiré des insectes. Il en écrasa quelques-uns sans effrayer les autres. Un vrai comportement humain. Il renonça et enfourcha la bicyclette. Il avait pris soin de ne pas tacher la fiche de pointage. Il s’appelait Gros-Bègue. C’était marrant de ne pas être gros ni bègue et de porter un nom pareil. Gros-Bègue était gros, mais bégayait-il ? Impossible de s’en souvenir. L’Itération avait laissé des traces sans doute définitives. Peut-être s’agissait-il maintenant de reprendre l’entraînement. Il réparerait ainsi les plus grosses failles.
Plus loin, le chemin s’arrêtait pour laisser la place à une route asphaltée. Il augmenta sa vitesse de translation. C’était agréable de sentir sa propre force communiquer à son corps la perfection de la route. Il eût voulu fermer les yeux et ne plus s’arrêter, mais maintenant, il longeait le mur de l’usine et plusieurs cyclistes s’étaient joints à lui. Tout ce monde parlait et riait. Et se connaissait. Ou était censé se connaître. Une fille en tablier gris qui sentait le poisson l’appela même par son nom : Jo. Ce n’était pas Sally. Ce beau visage encore enfantin ne lui disait rien. Il répondit à des banalités par d’autres banalités. Et ainsi, tout le monde se retrouva devant la grille de l’usine. Elle était encore fermée et le garde observait cette foule en attente sans répondre aux interpellations amusées. Jo pensa que c’était exactement le genre de boulot qu’il eût aimé faire. Et il se mit à rêver.
Le soir venu, comme il retournait machinalement à son monticule, elle le suivit. Ils avaient déjeuné ensemble pendant la coupure de midi. Il avait avalé un morceau du vrai Gros-Bègue. Elle grignotait du bout des dents un sandwich au jambon et au fromage. Et elle buvait du soda, à petites lampées, sans cesser de l’observer, car la viande était crue. Elle n’y croyait pas. Les gens sont comme ça.
Maintenant, elle le suivait. Elle était peut-être une agente du Service de Surveillance du Citoyen à l’Essai. Ou simplement une délatrice. Ou une gamine en chaleur qui avait l’intention de passer un moment agréable. Il n’avait rien à boire. Et la paye était prévue pour la fin de la semaine. Il allait tout gâcher. Mais elle avait de la colle, car elle travaillait dans l’atelier de ressemelage et ils s’envoyèrent en l’air de cette façon. Il ne la tua pas. Au matin, toute nue dans l’herbe, elle le regarda se raser, penché sur l’eau du ruisseau qu’un rayon de soleil rendait aussi brillante qu’un miroir. Elle avait des tétons puissamment dressés sur une poitrine moins ambitieuse. C’était peut-être ça le bonheur.
À force de suppositions, il se demanda s’il n’était pas en train de tomber amoureux, mais il n’en parla pas. Ils retournèrent à l’usine et revécurent exactement la même journée que la veille. Il ne s’en soucia pas. Il fallait envoyer un certificat de travail au Comité de Réhabilitation. Mais s’il en demandait un au secrétariat, on lui en donnerait un au nom de Gros-Bègue. Il ne ferait pas long feu ici. Mais il était amoureux.
Il acheva ainsi la première boîte de cachous Lajaunie. Et il vola le contenu d’une sacoche, puis remit le tout dans la sacoche et vola la sacoche. Il compliquait tout. Il ne réfléchissait pas assez. Et il avait terriblement besoin de se sentir amoureux. Il l’appela Sally plusieurs fois et elle s’en amusa. Au soir du quatrième jour, tandis qu’il achevait la deuxième boîte de cachous, elle lui demanda qui était Sally. Il lui raconta une histoire, en espérant s’en souvenir pour le cas où elle souhaiterait qu’il la lui racontât de nouveau. Il reconnut en lui-même que c’était une manière d’améliorer cette fiction. Il écrivait ce sacré brouillon dans le cerveau d’une fille qui était faite pour ça.
Au cours d’une nuit pluvieuse, sous les feuilles, elle lui dit : « Tu en as vécu, des choses ! » et elle se rendormit. Il mit le nez dehors pour goûter la pluie. Il y avait longtemps qu’il ne pleuvait plus dans sa vie.
Gilles Basilic, dit Gilou, quitta l’orphelinat avec un diplôme en poche. Il avait aussi accumulé un petit pécule pendant les vacances d’été et les Services d’Action Sociale lui avaient attribué une bourse correspondant à six mois de loyer dans un centre d’hébergement pour jeunes travailleurs. C’était un jeune homme solide qui prenait soin de son apparence. Son regard était celui d’une âme sincère et décidée à le rester. Il connaissait la ville depuis longtemps, car les pensionnaires du KKKKK avaient le droit de sortir des murs à partir de treize ans si leur niveau général d’éducation dépassait un seuil fixé par l’administration. Cela faisait donc cinq ans qu’il consacrait ses sorties hebdomadaires du dimanche à la visite des monuments, des musées et des salles de spectacle. Sa connaissance de la ville se limitait à ces lieux de culture, il en était pleinement conscient et ne se faisait guère d’illusion sur ce qu’il allait maintenant découvrir librement, car les spectacles l’avaient renseigné sur la nature de l’homme et de ses œuvres.
Gilles souffrait en secret d’être un orphelin. Le lecteur se doute maintenant qu’il était le fils né de l’union de Sally et de Jo Cicada. Mais Gilles ignorait ces sombres détails. La sévère éducation qu’il avait reçue l’avait habitué à souffrir en silence. « Ne cherchez pas, disait le maître, vous ne trouverez pas. » Et en effet, pour chercher, il fallait posséder un indice, autrement dit une parcelle de ce passé ou de ce présent si ces parents vivaient encore. Il connaissait l’existence du Châtiment Itératif, savait aussi qu’on pouvait en être dispensé et qu’il n’était pas impossible de finalement connaître la vérité si le hasard s’en mêlait. La fiction quotidienne était remplie de ce style d’histoires et ses personnages peuplaient toutes les imaginations en panne. Gilles n’échappait pas à ce triste protocole.
Il imagina même, suite à la lecture d’un médiocre roman, que le Système s’amusait de cette modalité de l’existence ordinaire. Et il lui arrivait souvent de lever le nez pour chercher à satisfaire sa curiosité, mais à part les traces de condensation laissées par les vaisseaux, il n’y avait guère que les étoiles pour alimenter sa fiction personnelle. Des personnages, qui n’étaient pas des humains, manipulaient les données pour organiser de tragiques rencontres entre l’orphelin et l’un de ses géniteurs. Des dramaturgies incroyablement organisées pour mal finir naissaient d’une simple fonction mathématique agissant sur l’inconnu pour produire du malheur. Car Gilles n’envisageait pas le bonheur. Il n’imaginait pas que le bonheur pût résulter d’un réseau de conditions aussi complexe. N’était-il pas plutôt possible que sa mère le reconnût dans la rue ou le métro, par exemple ? Ou que son père l’identifiât en reconnaissant sur son jeune visage tous les traits qu’il aima sur celui de sa compagne ? C’était peut-être aussi simple que ça. Mais, bien sûr, si ces gens-là étaient morts, le système serait alors le seul recours. L’existence, déjà problématique à cause de son lien avec le travail, se compliquerait de l’usage des instruments mis à la disposition de chacun par un système dont les intentions demeureraient de toute façon impossibles à comprendre.
Gilles loua une petite chambre presque à l’extérieur de la ville. Il voulait éviter les centres d’hébergement pour ne pas avoir à fréquenter ses semblables. Et le patron de ce petit hôtel disons-le miteux l’embaucha pour transporter le vin, dans une brouette, du dépôt qui se trouvait deux rues plus loin à la cuisine où il régnait en maître d’œuvre. Gilles était peu récompensé pour un travail aussi pénible, mais il avait droit à une bouteille par jour et même à deux les jours de fête. Mais Gilles ne buvait pas de vin. Le patron lui recommanda de ne pas le conserver, car c’était un vin qui ne vieillissait pas bien. Il trouverait toujours quelqu’un pour le lui acheter.
On se doute maintenant de l’élément circonstanciel qui va mettre le fils sur le chemin de son père. Mais ce serait ignorer que l’actuel Gros-Bègue ne peut pas espérer travailler bien longtemps à l’usine sans se faire attraper. Et quand ça arrivera, il fuira et n’aura pas assez d’argent pour se payer même un petit verre de vin, car Gilles aurait accepté d’ouvrir une bouteille pour détailler sa marchandise. L’un était pauvre et sans argent et l’autre, le fils, travaillait dur sans parvenir à se nourrir correctement, sauf à bien vendre tout le vin qu’il gagnait. Et là-haut, dans l’Espace Itératif, la mère tournoierait en se demandant pourquoi il n’y avait plus personne pour lui caresser la fente ou au moins y mettre quelque chose à envoyer dans le monde. Chacun se morfondrait dans son île. Et le système, malgré une complexité jamais atteinte depuis que la technologie est une promesse de bonheur palliatif, demeurait sourd à ces pauvres appels au secours. Il ne restait plus qu’à inventer un personnage capable de provoquer les conditions d’une rencontre entre le père et le fils autour du vin ou de permettre à Sally de refaire sa vie avec un autre homme. Ce serait une pure invention et la réalité continuerait d’être ce qu’elle est, pour le plus grand malheur de ceux qui existent vraiment.
Tarzan VII était assis sous le porche de sa cabane. L’homme était seul depuis longtemps. Les palmes avaient jauni, voire noirci. Jane perçut tout de suite cette odeur de moisi et m’en parla à l’oreille. Aucun chimpanzé ne nous accueillit. Le sol, autour de l’arbre dans lequel était construite la cabane, était couvert de plantes vivaces, sans fleurs ni souci de décoration ou simplement de sens pratique. Heureusement, nous étions solidement chaussés. Jane me parla d’un serpent, puis d’une scolopendre. Elle s’exprimait à voix basse tout contre moi. Nous dûmes nous approcher fort près pour constater que Tarzan était nu et qu’il bandait.
Jane me retenait par une manche. De l’autre côté, mon lourd Mannlicher meurtrissait mon épaule. Des insectes couraient, pas pressés d’arriver à notre hauteur, puis nous observant comme si nous amenions de la chair fraîche, comme si nous étions cette chair fraîche. Jane les chassa de la pointe de son bâton. Elle se pencha encore sur mon épaule valide.
« Nous sommes indiscrets, dit-elle doucement. Ce que fait un homme seul ne nous regarde pas…
— Il ne fait rien… Il est assis dans un grand fauteuil de bambou. Le fauteuil est couvert d’une toile de parachute. Je reconnais cette soie. J’ai été…
— Chut ! Il nous regarde ! »
En effet, Tarzan s’était redressé, les mains empoignant les accoudoirs. Le fauteuil craquait sous lui. Sa bedaine couvrit presque entièrement le pénis, ne laissant apparaître, sous un nombril poilu, que le gland violacé et fort bien lubrifié.
« Tarzan vivre seul ! » grogna-t-il en se levant.
Le pénis vibra dans l’air moite de cette jungle inhospitalière. Tarzan ne fit rien pour cacher sa formidable érection. Nous lui devions une explication.
« Nous sommes perdus ! m’écriai-je. Nous avons fait naufrage…
— Hier beaucoup de vent, dit Tarzan. Arbres arrachés. Animaux emportés. Toit de Tarzan envolé. Moi comprendre.
— Nous vous aiderons à reconstruire votre toit, » proposa Jane qui n’avait plus peur.
Tarzan montra l’ascenseur écrasé au pied de l’arbre.
« Éléphants fuir. Tarzan vouloir descendre, mais Tarzan vieux.
— Vous n’utilisez plus les lianes ? » demandai-je sans réfléchir.
Tarzan éclata de rire, les mains sur ses hanches grasses. Le pénis battait la mesure de sa joie. Il nous lança une liane sans cesser de s’amuser de notre désarroi.
« Jane pas pouvoir monter, dis-je en tâtant le biceps de ma jeune compagne. Elle trop femme pour monter. Chris monter…
— Qui est Chris ? » grogna Tarzan, prêt à bondir malgré les ans.
Je suis Chris Crasse, explorateur pour le compte de l’industrie minière, détail que je cachai à Tarzan. Nous n’avions pas prévu de traverser le Mangana, royaume aujourd’hui réservé aux études sur l’animalité de l’homme dont mon amie Jane Poitrine est la plus fameuse théoricienne. Notre mission consistait à explorer une contrée réputée riche en draconium, élément dont je suis un spécialiste reconnu. Maintenant que le bateau avait chaviré et qu’il n’était plus question que de revenir à la civilisation avec le moins de traumatismes possible, je me demandais pourquoi la Compagnie qui m’employait avait insisté pour que cette scientifique m’accompagnât. Comme prévu, j’étais tombé sous son charme et la question de sa présence au sein d’une équipe de géologues avait très vite cessé de se poser. Il faut dire que la garce était d’une beauté à condamner sa proie à une soumission parfaitement sexuelle. C’était la première fois de ma vie qu’une pareille chance m’arrivait. Mon cerveau ne voulait pas la laisser passer. Et j’avais ordonné à mes équipiers de ne pas aborder la question de l’animalité de l’homme dans un contexte purement minier. Mais tout ceci n’avait plus d’importance, car seuls Jane et moi avions survécu au naufrage. Le fleuve s’était déchaîné pour œuvrer en faveur d’un accouplement qui, depuis dix jours, envahissait ma sombre faculté de l’imaginer. Cependant, Jane n’avait pas cédé aux signes trop spectaculaires de mon obsession. Et c’était elle qui avait décidé du chemin à prendre. Nous ne marchions que la nuit, sous un ciel étoilé comme je n’en avais jamais observé. J’avais conscience qu’elle savait où elle allait, mais je n’en parlais pas, me soulageant dans les fougères géantes.
Maintenant, Tarzan avait enfilé un slip, ce qui donnait à son érection un aspect encore plus formidable. Jane s’était débarbouillée dehors sous une douche improvisée pendant que j’entretenais Tarzan de mes intentions. Il avait entendu parler du draconium et ne cessait pas de s’étonner que l’homme civilisé eût enfin trouvé le moyen de doubler l’espérance de vie.
« Tarzan vouloir mourir à l’heure, déclara-t-il en s’amusant de ma naïveté. Draconium servir aux Mangani et eux mourir. Tous mourir ! Draconium rendre impuissant. »
Il plongea alors sa grosse main dans son slip et en sortit son imposant pénis. Il le secoua comme un marchand agite sous votre nez l’objet de la transaction. Jane revint à ce moment-là. J’étais à deux doigts de saisir cet objet. Mais qu’en aurais-je fait ?
« L’eau est bonne ! s’écria-t-elle.
— Eau toujours bonne après tempête. Tarzan admirer corps de Jane sous la douche. Jane pouvoir admirer érection.
— J’en suis flattée, roucoula Jane. Chris, prenez donc le temps de vous doucher… »
Je sortis. L’eau était peut-être bonne, mais elle était jaunâtre et peuplée de larves noires et nerveuses. Près de cette douche sauvage, Jane avait abandonné ses habits d’exploratrice. Je ne m’étais même pas rendu compte qu’elle était revenue sans rien sur la peau. Je me déshabillai en vitesse et passai sous l’eau. Il n’était pas désagréable de se laver. Mes vêtements sentaient l’homme mort. Tarzan avait reniflé cette odeur avec une espèce d’épouvante. Il n’était pas mécontent d’en être enfin débarrassé. C’est alors que j’aperçus une ombre. C’était une femme vêtue d’une ample robe rouge sang. Elle s’empara de nos habits et disparut, sans doute pour les jeter dans le fleuve ou y mettre le feu. Je n’avais pas vu Tarzan communiquer avec elle. Il ne vivait pas seul. Je confectionnai un slip provisoire avec une feuille de monstera arrachée à ce qui restait de la toiture et revint dans la cabane où Jane se livrait à ses thèses, couvertes cette fois d’une robe semblable à celle que j’avais observée sur la sauvage compagne de Tarzan. Et ce furent mes premiers mots :
« Tarzan ne vit pas seul… »
Jane interrompit son cours magistral. Tarzan siffla doucement. Maoni entra. Elle n’était plus pressée maintenant. Elle se déplaçait avec une certaine majesté. Une pareille beauté noire ne pouvait que me fasciner. Je lus dans le regard de Jane qu’elle n’était pas mécontente de mon nouveau choix. Il se passerait quelque chose de dangereux entre Tarzan et moi, tôt ou tard. Mais pour l’heure, Tarzan riait de mon slip. Maoni me l’arracha en riant et me tendit aussitôt un pagne fait d’une espèce de dentelle noire que je m’empressai d’enfiler. Tarzan apprécia à sa façon :
« Chris bien bander lui aussi. Deux hommes, deux femmes. C’est bon. Sinon hommes se battre. Et femme épouser le vainqueur. Très mauvais ! »
En même temps, il caressait mon Mannlicher. Mais ses ongles rayaient la surface de la crosse chaque fois que la main, revenant du canon, en explorait les étranges gravures. Le visage de Tarzan s’assombrissait. Il allait m’expliquer le sens de ces gravures. Je dois préciser maintenant que Jane me confia ce fusil au premier jour de notre voyage. Et je n’avais exigé d’elle aucune explication concernant ces gravures. Il s’agissait d’arabesques sans aucune représentation ni écriture. Chaque fois que j’avais épaulé, j’avais senti cette caresse sur ma joue et je m’en étais inquiété. Jane m’avait conduit ici, en plein cœur du Mangana, royaume de Tarzan l’homme animal. Et je la soupçonnais maintenant d’avoir provoqué le naufrage de notre bateau. Mais en quoi un spécialiste du draconium pouvait lui être utile ? C’est tout l’objet de ce simple récit qui passera pour un des meilleurs du genre si c’est vraiment l’aventure qui conditionna sa fin tragique.
Le dernier épisode intéressant de mon existence commençait avec des questions à résoudre : Jane m’avait-elle volontairement mis sur la piste de Tarzan au prix d’un effroyable crime de sang ? Qu’est-ce que ma connaissance du draconium avait à voir avec ses propres recherches ? Et quel était le rapport qui l’unissait à Tarzan par l’intermédiaire de ce fusil dont la crosse était gravée de signes apparemment abstraits et dépourvus de sens ?
Qu’elle s’appelât Jane était déjà étrange, mais Tarzan n’avait pas relevé la coïncidence. Il faut dire qu’il était le septième du nom. Jane et Korak n’étaient que de lointains ancêtres. Pouvais-je moi-même remonter sept générations de Crasse pour m’attacher à un personnage, fût-il de toute beauté, ou générateur de hautes pensées, et le retrouver au moindre signe de ressemblance pour en faire un sujet de conversation avec des étrangers ? La réponse est non. Le mot Jane n’avait aucun sens particulier pour Tarzan. Et Maoni ne pouvait être qu’une concubine vouée au plaisir, car toute la descendance de Tarzan premier était blanche de peau. Celle de Tarzan VII contrastait toujours avec le milieu qu’il occupait encore pour y régner en maître. Cependant, son palais de bambou et de palmes était dans un triste état. On ne l’y eût rencontré, on aurait pensé à une ruine inhabitable et sans charme. Mais le toit avait été arraché dix jours plus tôt. Les frères de Maoni, charpentiers de renom, tardaient à venir. Maoni, esprit pratique, avait improvisé un abri avec ce qu’elle avait pu récupérer et surtout remonter à cette hauteur, sans éléphant pour tirer sur la liane motrice. Elle me montra la poulie par terre dans les ronciers. Même avec un éléphant, il était désormais impossible de se servir de l’ascenseur qui n’avait pas souffert de la tempête. Il semblait attendre au pied de l’arbre et sa liane avait l’air d’un long serpent crevé dont la tête se perdait dans les mauvaises herbes.
Maoni me montra aussi le tambour. Elle connaissait le code. Il était bien utile depuis que Tarzan avait perdu sa belle voix. Mais les éléphants ne comprenaient pas le tambour, pas plus que les autres animaux. Ils avaient peut-être même oublié les modulations signifiantes de la voix de Tarzan. Les animaux ont la mémoire courte. Cela, Maoni le savait. Et elle avait appris à jouer du tambour pour ne pas rompre totalement les liens qui l’unissaient à la grande tribu des Mangani. Moi aussi je pouvais apprendre à en jouer. Son vocabulaire se limitait à l’essentiel. Pour les détails, il fallait se rencontrer et parler, mais Tarzan avait pris goût à la solitude, désespérant de continuer la lignée des Tarzan dans la peau parfaitement blanche qui l’avait initiée. Maoni avait même consulté le sorcier pour avoir la peau blanche, mais on l’avait traitée de raciste et Tarzan, mis au courant, en avait conçu une si grande tristesse qu’il ne s’était pas lavé pendant un an. Ensuite, il avait tout laissé aller à vau-l’eau, jusqu’à la triste situation que je pouvais constater. Elle me tenait la main et la guidait de temps en temps sur ses cicatrices. Tarzan la battait. Lui aussi lui reprochait d’être raciste. Enfin, elle me parla de Jane :
« Jane bien blanche. On voit qu’elle n’a pas subi d’outrages. Tarzan en est amoureux. Ce n’est pas Jane qu’il aime, mais sa peau. N’est-ce pas qu’il est raciste ? »
Voilà comment on se laisse entraîner dans les affaires des autres. Mais je ne résistai pas. À vrai dire, je n’avais jamais fait l’amour à une Noire. Et j’en avais maintenant une terrible envie. Je n’étais pas amoureux moi non plus. Tarzan avait raison : deux hommes = deux femmes. Mais il avait tort sur un point : les deux hommes n’étaient pas amoureux. Tarzan réagissait en monarque, ce qui peut se comprendre après tout. Et j’avais un intense besoin de satisfaire ma curiosité. Jane aussi était motivée par la curiosité, ou plutôt par un appétit scientifique sans limites. Elle était capable du pire pour arriver à ses fins. N’avait-elle pas assassiné mes compagnons ? Je n’en savais rien, au fait.
Par contre, Maoni me parut amoureuse de Tarzan. Elle ne l’était pas de moi. Et je savais qu’une tentative de la séduire tournerait aussi mal que tout ce qui avait tourné depuis le début de cette aventure. J’étais condamné à demeurer un confident impuissant, ce qui augmentait considérablement le désir que j’avais de la posséder pour jouir de sa peau et de ce qu’elle contient de mythes ancestraux et mystérieux. Pendant que Jane se donnait à Tarzan et que Tarzan tentait de négocier l’usage du préservatif, Maoni se découvrait à moi. Mais en quoi pouvais-je lui être utile ? Je n’en savais pas plus sur la pigmentation que son effroyable sorcier coiffé d’un crâne de python ou de panthère.
« Pourquoi ne pas m’amener dans ton village ? proposai-je avec l’idée que si mon projet ne consistait qu’à posséder un corps noir, j’y trouverais une créature moins problématique que Maoni.
— Je ne connais pas le chemin ! s’écria-t-elle. Tarzan me bande les yeux. Il me les crèverait si je tentais de voir.
— Il est si cruel que ça ? Pourtant, il a l’air si…
— …civilisé ? Il l’est ! Mais je ne dois pas savoir.
— Pourquoi !
— Parce que je retournerais au village !
— Mais il reviendrait vous chercher ! Et Dieu sait quel châtiment il vous infligerait !
— Dieu le sait ! Dieu le sait ! »
Elle fondit en larmes. Elle était brûlante. Je la serrai contre moi.
« Elle fera un enfant à Tarzan, murmura-t-elle. Et puis elle s’en ira pour raconter son aventure à ses semblables. Mais vous, vous resterez… »
Était-ce une prédiction ? Je me détachai d’elle. La pluie se remit à tomber. Comme Jane et Tarzan étaient à l’abri et que cet abri n’était conçu que pour deux, nous demeurâmes sous la pluie, têtes penchées sur nos genoux, méditant en silence, moi le plaisir à prendre et elle je ne savais quel sinistre projet où Jane trouvait la mort avant d’avoir conçu le futur Tarzan qui perpétuerait la race.
Jane prenait-elle ses « précautions », comme elle disait. Si j’étais bien informé, elle ne souhaitait pas achever son existence à la tête d’une tribu familiale. Mais n’était-elle pas celle qui œuvrait pour posséder la science que Tarzan contenait tout entière ? À ce point de sa réflexion, n’envisageait-elle pas déjà de concevoir cet enfant légataire ? Maoni tournait la tête de temps en temps pour observer la rapide croissance de la graine qu’elle avait semée en moi. Après tout, si Jane était la meurtrière que je croyais, pourquoi retiendrais-je mon propre bras à l’heure de rendre à chacun son bien le plus rêvé ? Je me transformais lentement en instrument. Il en est toujours ainsi au sein de l’aventure. On commence par aller où il n’était pas question de mettre les pieds et une fois qu’on y est, on trouve la complicité nécessaire à un juste dénouement. Maoni avait le plus beau visage que j’avais jamais vu d’aussi près. L’eau ruisselait sur cette peau noire. J’eus le désir, non pas de la lécher avec ma langue, mais d’y promener le gland de mon pénis pour finalement le plonger dans cette bouche qui m’avait tout dit, si bien sûr j’avais tout compris.
Tarzan remplit les poches de Jane de petits cailloux blancs. Cette robe traditionnelle mangana avait une poche cousue sur le devant. Les femmes étaient censées y mettre tout ce dont l’homme peut avoir besoin dans la journée. Maoni m’en dit long sur les exigences des hommes de sa tribu. On ne pouvait pas mieux réduire la femme à l’esclavage, ce qui ne manqua pas de me faire rêver. Maoni devinait le fond de ma pensée. Elle finit par me faire observer que j’avais la peau blanche comme Tarzan, bien qu’étant de faible constitution. Je ne répondis pas à cette critique, pressentant une dispute. Tarzan m’aurait alors conseillé la violence ou l’aurait appliquée lui-même sur cette peau hautement désirable du point de vue de la nouveauté. Il fit taire Maoni dont la voix commençait à s’élever au-dessus de la sienne. Elle se réfugia aussitôt dans mon giron.
Jane avait émis le désir de se promener dans la forêt environnante. Les chemins étaient de nouveau secs, si tant est qu’on pût parler de sec à propos d’une jungle qui suintait constamment comme la peau d’un sportif dans l’effort.
« Chemins pas chemins, dit Tarzan pour exprimer sa réprobation. Jane bonnes jambes, mais chemin marcher plus vite que Jane. Chemin toujours devant. Et Jane plus savoir où aller. »
D’où l’idée des petits cailloux blancs qu’il empruntait à notre culture. J’ignorais si les Mangani avaient un Petit-Poucet pour leur montrer le chemin, eux qui avaient besoin d’un tambour depuis que Tarzan avait perdu sa voix de stentor, ou depuis qu’il refusait de s’en servir. Allez savoir ! Jane trouva l’idée « géniale ». Il y avait déjà huit jours qu’elle trouvait du génie à son Tarzan. Et j’assistais à ce spectacle sans en dire un seul mot. Maoni se tenait presque constamment à mes côtés. Comme la poche de Jane était vide, ce qui scandalisait la belle Maoni, elle pouvait contenir beaucoup de cailloux. Je calculais que si on la remplissait totalement, le poids serait tel que Jane ne pourrait envisager de quitter la chaise de bambou où elle avait pris place à côté de son roi. La poche pendait entre ses cuisses et la grosse main de Tarzan l’entrouvrait pour calculer lui aussi la quantité de petits cailloux blancs qui y entrerait sans condamner Jane à l’immobilité. Nous riions comme des enfants.
Le chemin à parcourir étant fonction du nombre de cailloux et ce nombre représentant un poids lui-même fonction de la densité des cailloux, il ne fallut pas à Tarzan plus d’une seconde pour remplir la poche. Jane se leva. Ça ne lui pesait pas. Tarzan traça sur le sol en planches disjointes de la cabane une figure à l’échelle de la promenade envisagée par Jane. Maoni me lança un regard assassin et je compris qu’il ne m’était pas destiné en tant que tel. Hilare, Tarzan répétait ses conseils, ajoutant chaque fois des conseils de prudence. Par exemple, il était interdit à Jane de traverser le fleuve en empruntant le gué. La tentation serait forte, mais il faudrait se retenir. Tarzan reconnaissait que ce ne serait pas facile et Maoni ajouta que personne, à sa connaissance, n’était mort de cette façon horrible.
« Parce que tout le monde écouter Tarzan ! Si Jane suivre conseil, Jane revenir en vie. Tarzan aime Jane. Nous verrons à son retour. »
Ici, il convient de préciser que Jane refusait que Tarzan l’accompagnât et comme il m’avait confisqué mon Mannlicher, je ne m’étais pas proposé. J’avais été bien inspiré. Sitôt que Jane fût partie pour une promenade d’une journée entière, Tarzan nous signifia son désir de partir lui aussi, mais dans la direction opposée, pour jeter un œil sur l’endroit où, un mois plus tôt, s’était abattu un missile, lequel n’avait pas explosé. Personne, depuis ce temps, n’avait osé approcher l’engin.
« Tarzan revenir avant la nuit. Chris pas toucher au fusil. Tarzan jeter cartouches dans le fleuve. Maoni cuisiner pour Chris. Bon appétit, les amis ! »
Voilà comment Maoni et moi, en ce mardi 2 décembre 2087, nous nous sommes retrouvés seuls dans la cabane sans toit de Tarzan en plein cœur du territoire mangano. À peine Tarzan disparu dans le feuillage des arbres, Maoni jeta sa robe dans les orties environnantes et grimpa aussitôt à une liane pour atteindre une terrasse de bambou que je n’avais pas remarquée depuis huit jours. Je notais qu’elle n’avait pas de poils entre les cuisses, ce qui n’était pas pour me déplaire, car les femmes de mes rêves étaient même chauves.
Ne sachant comment réagir à ce comportement engageant, et peu enclin à grimper le long d’une liane, je conservai sur moi le slip dans lequel mon double commençait à s’agiter. J’avisai alors un tronc d’arbre qui était couché contre le bord de ladite terrasse. Il ne me restait plus qu’à tenter de monter en m’agrippant à une écorce heureusement creusée de fentes. Je vis que Maoni s’était couchée sur la terrasse. Ses pieds dépassaient du bord dans un rayon de soleil. De mon côté, la progression vers le haut était désespérément lente. Arrivé à la moitié du tronc, mes mains saignaient. Et j’étais suivi par un cortège d’insectes qui nettoyaient mes traces. Une fois arrivé en haut, personne ne pourrait deviner que j’y étais. Je progressais en douceur afin de ne pas en écraser, ce qui en eût certainement fait des ennemis. La terrasse craquait sous le poids de Maoni.
Une heure plus tard, j’étais seul sur la terrasse. En effet, dès que je l’eus atteinte, je m’aperçus que ce que j’avais pris pour des pieds n’était que deux branches qui de près ressemblaient plutôt à des moignons. Et de là-haut, je vis que Maoni était redescendue pour remonter un peu plus loin dans la cabane. Et tandis qu’elle cuisinait, elle me regardait sans rien dire. Maintenant, une heure étant passée, elle m’appelait pour le repas. Et je n’osais redescendre. De là-haut, la pente de l’arbre me paraissait fort obtuse. Maoni me faisait des signes, manifestant son impatience en mettant les mains sur les hanches et en pointant son museau animal dans ma direction. J’étais paralysé.
Elle mangea sans moi. Je lui dis qu’elle pouvait monter avec un peu de nourriture. Je mentais en prétextant une vue imprenable.
« Mais pourquoi ne descendez-vous pas ? cria-t-elle.
— Montez, Maoni ! Venez admirer ce qui s’offre aux yeux ! C’est formidable !
— Je sais bien ce que vous trouvez formidable, Chris ! Mais je ne veux pas y goûter. Si Tarzan revenait plus tôt que prévu… Imaginez… »
Pourtant, si elle était montée, je serais redescendu. Sur le tronc, les insectes semblaient m’attendre. Ce concert d’antennes en plein travail d’observation me donna le vertige. J’étais monté très haut et en montant, je n’avais pas eu la sensation d’escalader l’impossible. On a beau avoir de l’imagination, quand le cerveau n’en veut plus, c’est tout le corps, c’est-à-dire soi-même, qui s’accroche à la réalité pour ne pas tomber de haut. Dans la cabane, ou plutôt dans ce qu’il en restait, Maoni pensait se moquer de moi en agitant des fruits et des morceaux de viande. Je gesticulais pour l’amuser. Elle finirait bien par céder. Elle avait de nouveau enfilé sa robe rouge à la poche bien remplie. Qu’était-elle allée chercher en haut de cet arbre penché, sur une terrasse qui menaçait de redescendre avec moi si je ne changeais pas d’avis sur la manière de me servir de mon courage ?
« Maoni ! Vous ne savez pas ce que vous ratez ! On voit l’horizon d’ici !
— Je sais bien de quel horizon vous parlez, Chris. Ça ne plairait pas à Tarzan. Il me renverrait chez mes frères. Ma poche est déjà trop remplie. Descendez et venez manger. »
Je ne sais pas si je m’apprêtais à descendre lorsqu’une formidable explosion secoua le fragile édifice de bois au sommet duquel je me trouvais. Le souffle me renversa sur le plancher. Je sentis même des gouttes d’eau, comme si un nuage venait de se crever. Accroché de tous mes doigts à la terrasse devenue glissante comme le fond d’une baignoire, je jetai un regard désespéré vers la cabane sans toit. Maoni avait disparu. Le chaudron était renversé et la bonne soupe de serpent qui avait embaumé les environs était maintenant répandue sur le sol, continuant sa coulée le long de l’arbre qui secouait encore ses feuilles. Je n’entendais plus rien, assourdi par le bruit qui avait provoqué un envol général de feuilles et d’oiseaux. Je glissais. Sur le tronc, les insectes s’accrochaient de toutes leurs pattes. Tant pis pour eux. Je me lançai et, dans une glissade qui ne dura pas une seconde, je me retrouvai non point par terre comme je le redoutais, mais dans les bras de Maoni qui hurlait de terreur.
J’avais les deux pieds dans la poche de sa robe et elle me portait en se déplaçant sur le côté comme un crabe. Je ne savais pas ce que contenait cette poche, mais j’étais maintenant sûr que ça coupait, ça piquait et ça pinçait rudement. Enfin, elle s’écroula. Je m’étais accroché à ses seins. Se donnait-elle à moi ou étais-je encore victime des circonstances ? Ma bouche rencontra la sienne. C’était bien un cri qu’elle poussait. Je m’empêtrai alors dans sa robe. Mon pénis, harassé, s’était écrasé sur sa fente sans l’ouvrir. C’était un accident. Mais comment expliquer cette explosion ?
Je pensai instantanément au missile dont m’avait parlé Tarzan avant de nous quitter. J’en parlai à Maoni.
« Le missile ! Tarzan ! » cria-t-elle en m’en voyant valser dans un roncier.
Elle se mit à courir. Nous fîmes d’abord le tour complet de la propriété, sans rien trouver. Mais que cherchait-elle ? Elle me poussa devant elle. Les petits cailloux blancs ! Il fallait trouver les premiers cailloux jetés par Jane. Nous refîmes un tour, sans succès. Tarzan avait-il inventé cette histoire enfantine de petits cailloux blancs pour tromper notre vigilance d’amants jaloux ? Maoni en bavait. J’avais perdu mon slip. Et elle fouettait mes fesses nues avec ce qui restait de son tablier arraché pour la circonstance. Je courais comme un fou qui ne sait plus où il va et qui s’attend à rencontrer son double.
Soudain, Maoni se prosterna puis étreignit contre son sein un petit caillou blanc de la taille d’un haricot. Je pris cette direction sans attendre d’être fouetté. Un autre caillou blanc confirma notre découverte. J’accélérai. Maoni cria alors, sans pouvoir atteindre mes fesses qui ballottaient dans un effort impensable de ma part, moi le petit ingénieur spécialiste du draconium. Je m’enfonçais dans la forêt. Bientôt, la voix de Maoni s’éloigna. Je courais plus vite qu’elle. Mais me suivait-elle ?
J’atteignis le fleuve sans rencontrer Jane comme il était logique que je m’y attendisse. Le gué affleurait, peuplé d’ombres rapides qui pouvaient être celles de piranhas. Je m’assis sur une souche pour extraire les épines de ronces qui commencèrent aussitôt à me faire souffrir. Maoni n’arrivait pas. Et je ne pouvais aller plus loin. Jane avait-elle tenté de traverser le fleuve ? Aucun être humain sain d’esprit ne s’y serait avisé. Quelle direction avait-elle prise ?
Soudain, je réfléchis. Que cherchait Maoni ? Certainement pas les petits cailloux blancs. Elle haïssait déjà Jane. Mais Tarzan avait déclaré prendre le chemin opposé à celui de Jane. Maoni, ayant trouvé les petits cailloux blancs, savait maintenant dans quelle direction Tarzan s’était lancé à la recherche du missile. Elle était déjà en chemin. J’avais perdu un temps précieux. Et j’étais nu comme aux premiers temps, les deux mains sur mon sexe pour le protéger alors qu’il eût été plus intelligent de ne le couvrir que d’une main, l’autre tenant une arme que je pouvais prendre le temps d’affûter. Il faisait étrangement sombre maintenant. La nuit allait-elle tomber ? Tant d’heures avaient-elles passé depuis que j’avais quitté Maoni ? Je suivis la piste des petits cailloux en sens inverse et ne tardai pas à retrouver la cabane de Tarzan. Il attendait au pied de l’arbre, nu comme un ver. Je compris que son slip avait été arraché par l’explosion. Il ne me laissa pas le temps d’arriver jusqu’à lui et se précipita sur moi. Il me souleva pour placer mon visage à la hauteur du sien.
« Toi revenir sans Jane ? Où est Maoni ? Pourquoi toi nu et bandant ? »
Après une courte crise de nerfs, il me reposa dans l’herbe. Il avait beaucoup sué. Ses cheveux, maintenant dénoués, coulaient sur ses larges épaules. Il n’avait pas l’air si vieux que ça. Toute sa musculature frémissait en prévision de l’action.
« J’ai été jusqu’au fleuve, ânonnai-je. Je n’ai pas trouvé de traces de Jane…
— Toi pas savoir trouver traces ! Pas savoir non plus interroger piranhas. Toi sans force !
— Maoni est partie à votre recherche ! C’est pour ça qu’elle voulait trouver les petits cailloux blancs ! Je n’ai pas compris…
— Moi revenir sans rencontrer Maoni. Elle prendre autre chemin.
— Mais lequel ?
— Nous mettre slip à cause des herbes. Pénis et couilles beaucoup bouger quand nous courir. Slip bon pour courir.
— Parce qu’on va courir ! Chris pas bien courir, ami ! »
J’eusse préféré réparer le toit de la maison, mais il était inutile de discuter avec un sauvage qui ne pensait qu’à satisfaire son droit à avoir raison. Il déchira un slip tout neuf pour en faire deux et me montra comment on enfile un demi-slip sans craindre de se frotter à une plante vénéneuse ou épineuse. Puis il se mit à courir. Je le suivis, espérant qu’il savait où il allait. Maoni et Jane étaient parties dans deux directions différentes. On en prenait peut-être une troisième. Était-il possible que Tarzan eût renoncé à la matrice blanche de Jane ? Des Maoni, il y en avait sans doute des tas au village.
« Tarzan voir et entendre missile quand lui gronder dans le ciel. Tarzan mangeait. Lui voir avion ensuite. Et avion monter très haut dans le ciel. Ensuite avion redescendre. Missile déjà disparu. Sans bruit. Tarzan penser : missile passer. Pas tomber. Avion faire quoi ? Tarzan pas savoir. Avion revenir le lendemain. Puis encore deux jours. Tarzan toujours penser missile pas tomber dans jungle. Missile aller plus loin. Dans le désert. Beaucoup tomber missiles dans le désert. Tarzan trop vieux maintenant. Tarzan ne voyage plus au loin. Tarzan sans fils. Pas vouloir mourir maintenant. Tarzan bonne queue devant. Maoni sait que Tarzan est fort pour faire un fils. Tarzan plus s’occuper des autres. Penser qu’à lui. À son fils. À la dynastie des Tarzan. Mais femme blanche plus venir. Homme blanc beaucoup venir. Mais homme pas faire enfant à homme. Tarzan essayer. Homme bon par le cul. Et cul pas matrice. Tarzan plus prendre plaisir avec homme. Plaisir pas bon sans fils. Maoni pas plaisir. Maoni pour ne pas oublier plaisir. Mais Maoni pas plaisir d’enfant. Tarzan penser à tout ça quand missile traverser le ciel. Grand missile américain. Pareil à queue de Tarzan. Et inutile. Comme queue de Tarzan. Désert trop grand pour missile. Missile tuer un peu, détruire un peu et désert encore plus grand, plus sauvage, plus guerrier. Tarzan avoir vaincu beaucoup ennemis. Tuer beaucoup. Rien changer. Queue dans cul pas bon pour dynastie. Et queue blanche de Tarzan pas bonne pour matrice femme noire. Femme noire perpétuer race noire. Belle race. Maoni trouver homme. Maoni fuir. Profiter situation pour fuir. Et lui, homme blanc bête comme pied, suivre cailloux blancs de Jane. Rien trouver. Et Maoni partie dans le désert. Mais Tarzan plus aller dans désert. Maoni folle de penser Tarzan va chercher Maoni dans désert. Tarzan fou. Mais pas dans désert. Trop de missiles. Alors Tarzan penser à missile. Lui tomber ou pas tomber ? Tomber dans le désert ou dans la jungle ? Homme sorcier dit dans jungle. Lui voir rêve. Gros missile blanc dans les arbres. Et chasseurs tués. Car chasseurs vouloir connaître monde. Missile venir du monde. Bon pour savoir. Tarzan savoir tout ça. Connaître chasseur. Connaître Mangani. Connaître femme. Pas connaître Jane. Mais Jane promettre. Et quand femme promettre, homme est trompé. Jane jeter petits cailloux blancs, puis revenir et suivre Tarzan. Jane venue pour missile. Pas pour queue Tarzan. Pas pour fils blanc. Jane parler beaucoup avec Tarzan. Et Chris rêver Maoni. Chris idiot. Lui penser qu’au plaisir. Confondre savoir et plaisir. Mais Jane penser au missile. Pas oublier missile. Elle tromper Tarzan. Dire vouloir faire promenade. Mais Tarzan pas dupe. Lui suivre petits cailloux blancs. Et Jane aller jusqu’au fleuve. Jane admirer piranhas. Mais pas traverser gué. Jane vouloir tromper Tarzan. Et Tarzan caché la surveiller. Elle revenir vite. Tarzan faire erreur. Dire aller « direction opposée ». Elle revenir pour suivre Tarzan. Et voir missile. Et missile exploser. Braoum ! »
Nous avions atteint le village mangano avant la nuit. J’étais un peu à l’étroit dans mon demi-slip. Que dire alors de Tarzan qui avait procédé à un juste partage du slip d’origine ? Ses deux énormes testicules avaient souffert de la traversée des broussailles. Ils étaient rouges comme des fers passés au feu. Ou plutôt, on aurait dit deux gros insectes plaqués sur les cuisses de chaque côté de la proéminence causée par un pénis empêché de bander librement. Moi, j’avais tout à l’abri des morsures et des frottements empoisonnés. Seules mes jambes avaient souffert de l’inconvénient d’avoir perdu mon pantalon de broussard.
Un feu était allumé au milieu du village, sur une aire de terre battue faisant office de place publique. Des femmes entretenaient le foyer, accroupies avec un enfant en bas âge sur le dos. Quand nous nous approchâmes pour les saluer, je m’aperçus qu’elles étaient en train de cuire des morceaux d’homme. Il me vint tout de suite à l’esprit qu’il pouvait s’agir de Jane et je me mis à rechercher, sur l’étal de chair fraîche, un signe de féminité. Tarzan s’adressa à ces femmes en termes apparemment empreints d’une grande courtoisie. Elles en apprécièrent l’élégance en tapant du pied, ce qui amusa les bébés. Une femme étrangement belle me regarda, avisant l’étroitesse de mon slip sans s’amuser de la contrainte.
« Toi pas parler mangano, dit-elle, mais moi parler langue homme blanc. Moi dire à Tarzan que missile tuer beaucoup chasseurs. Eux trop curieux. Eux mourir bêtement. Et ceux encore vivants toujours bêtes. Eux rien apprendre. Missile pas savoir. Missile exploser ou pas exploser. Être bonne question. »
Ayant débité cette invitation à comprendre ce qui s’était passé, elle reprit part à la cuisson d’un morceau qui pouvait être une cuisse. Elle se retourna encore pour me dire :
« Ça pas Jane. Toi et Tarzan aller en paix et passer bonne nuit ensemble.
— Tarzan pas pédé ! Lui dormir seul ou avec femme.
— Tarzan coucher avec homme jadis…
— Tarzan était jeune… Pas savoir…
— Chris aimer femme ? »
J’acquiesçai.
« Alors moi venir avec toi. Kala bien seule. Mari mort. Toi attendre Kala finir travail. Enfant beaucoup faim. »
Tarzan éclata de rire et me poussa devant lui. Le chef Harrisson nous attendait devant sa hutte.
« Harrisson ? fis-je comme si on m’empêchait de réfléchir. Ce Mangano s’appelle Harrisson ?
— Lui descendre Harrisson, ami Tarzan VI, père de Tarzan Moi. Mais faire enfant avec femme mangana. Mauvais pour dynastie. Je l’ai dit ! »
Harrisson tendit une grosse main calleuse. Il ne travaillait pas dans un bureau. Il préférait la terre et ses fils étaient chasseurs. Il en avait perdu trois aujourd’hui dans l’explosion du missile. Il lui en restait une dizaine, nombre insuffisant pour nourrir correctement la famille. Il leva un doigt accusateur :
« Si Tarzan faire exploser missile, Tarzan le dire ! Et payer !
— Tarzan pas savoir faire exploser missile, déclara Tarzan. Missile exploser à cause des chasseurs. Eux trop curieux. Et moi perdre femme blanche bonne pour faire fils blanc.
— Toi dire femme blanche morte. Mais nous pas trouver traces femme blanche. Elle vivante !
— Nous pas d’accord ! »
Le ton était ferme, mais cordial. De mon côté, je ne demandais qu’à sortir de mon slip pour me mettre à l’aise. Tarzan m’avait prévenu que Kala faisait l’amour avec son enfant sur le dos parce que ça amusait l’enfant de voir se trémousser l’homme sous elle. Alors un Blanc, vous parlez !
Harrisson nous offrit à boire. Il remarqua la petite lueur au fond de mes yeux. Il y avait des jours que j’étais en manque. Tarzan ne buvait pas. Il souffla quelque chose dans l’oreille de Harrisson et celui-ci hocha la tête en me regardant.
« Chris enlever slip, dit-il d’un air professoral, sinon queue pas bander comme il faut. Pas bon mettre slip étroit. Voilà bon slip. »
Il se dressa sur ses orteils et balança son bassin de droite et de gauche, puis d’avant en arrière, pour montrer à quel point son appareil bénéficiait d’un logement spacieux, condition nécessaire à une érection digne de ce nom. Puis nous bûmes.
« Alcool pas bon pour érection, grogna Tarzan.
— Vieillesse pas bonne pour bander, corrigea Harrisson. Alcool mangano contenir Viagra. »
Kala entra sur ces entrefaites. Elle était beaucoup plus belle que je l’avais imaginée. Son enfant braillait joyeusement sur son épaule. Il manipulait un sein pour me montrer comment on fait. La leçon provoqua une érection générale. Tarzan en avait même oublié Jane et Harrisson ne voulait plus entendre parler de ces fils morts bêtement. Kala but elle aussi. L’alcool coulait sur son menton, fuyant ensuite entre les seins.
« Kala sœur Maoni, » dit-elle enfin.
Je m’en doutais un peu. La ressemblance était frappante. Harrisson précisa en clignant d’un œil que l’enfant avait une part de sang blanc. Je débandai aussitôt. Kala y vit un signe de fatigue et m’invita à la suivre derrière un rideau de paille d’un jaune vif. Je ne me fis pas prier. Elle me montra une paillasse. Je m’y effondrai. Derrière le rideau, la lumière baissa. Et je m’endormis.
Quand je me réveillai, le soleil n’était pas encore levé. J’étais seul derrière le rideau. À voir la netteté des deux autres paillasses, je doutai que quelqu’un y eût passé la nuit. Je me glissai sous le rideau. Il n’y avait plus personne autour de la vasque qui avait contenu de l’alcool. Les verres étaient renversés tout autour. On avait aussi mangé, comme le prouvaient maintes côtes humaines. Et le slip de Tarzan avait été adroitement élargi par une main experte. Il trônait, sans Tarzan, à côté de mon propre slip, lequel n’avait subi aucune transformation susceptible de me mettre enfin à l’aise dans un slip. Je sortis nu. Le feu de la place était éteint. L’étal était vide et nettoyé de toutes traces de sang. On avait même balayé la terre battue. Cependant, la place était déserte. J’avisai une touque. Elle était pleine d’une eau jaune. Une main sortit de la hutte voisine pour me prévenir de ne pas user de cette eau, mais je ne compris pas pourquoi. Aussitôt, un corps à peine pubère me conduisit au bord du fleuve. Nous passâmes ainsi une heure à contempler les effets du courant sur la berge opposée. Elle était agitée de bras et de jambes. Des animaux montraient leurs dents sur le talus. Tarzan arriva à bord d’une pirogue.
« Tarzan trouver traces de Jane, dit-il d’un air joyeux.
— Tarzan pas trouver traces ! grogna Harrisson qui agitait sa pagaie. Lui suivre conseil Harrisson. Harrisson tout savoir des femmes ! »
Tarzan pâlit tandis que l’autre, pas mécontent de sa pique, riait en se tenant le ventre.
« Mon Dieu, dis-je en m’accrochant à l’épaule de mon cicérone, qu’est-ce que c’est que ces cadavres !
— Missile beaucoup tuer, dit Harrisson sans cesser de rire. Trois fils ! Famille manquer de bras maintenant.
— Tarzan aider, fit Tarzan.
— Tarzan se sentir coupable. Nous parler maintenant dans langue mangana. Sinon nous paraître ridicules. »
Je fis non de la tête et me levai. Tout ceci ne me concernait pas. Et pour déformer encore plus la réalité, je la percevais en grande partie à travers ce baragouinage qui, en effet, prêtait plutôt à sourire de la situation. Tarzan et Harrisson se mirent à parler dans leur langue. Je retournai au village avec mon cicérone luisant de soleil, car le soleil apparaissait maintenant au-dessus des arbres, clairs et soyeux.
« Je m’appelle Nicole, dit ce petit être charmant sans que je susse s’il était mâle ou femelle.
— Tu as de beaux yeux, dis-je. Et tu parles parfaitement ma langue.
— Je ne suis pas comme les autres. J’ai appris notre langue. Et je parle aussi bien le mangano.
— Tu es si… beau… belle… qu’on ne sait pas si tu es… fille… ou garçon…
— C’est mieux comme ça ! »
Et Nicole s’enfuit sans me donner l’explication que j’attendais. Il… ou elle était nu… nue… et je n’avais pas songé à regarder entre ses cuisses.
Tarzan et Harrisson ne s’étaient pas battus. Chacun campait sur ses positions, Harrisson affirmant que Tarzan avait provoqué l’explosion du missile tombé dans la jungle, tuant trois de ses fils et des dizaines de villageois, et Tarzan soutenant qu’il n’avait pas eu besoin de Harrisson pour retrouver la trace de Jane. Profitant d’une accalmie, je demandai à Tarzan ce que nous étions venus chercher dans ce village.
« Moi venir chercher traces Jane, » se contenta-t-il de répondre.
Je lui parlai alors du petit être asexué qui m’avait accompagné au fleuve et qui avait disparu comme il était apparu. Tarzan fronça un épais sourcil.
« Toi avoir vision. Trop boire alcool mangano. Pas bon pour cerveau. Nous avoir besoin bon cerveau pour retrouver Jane !
— Et Maoni ?
— Maoni partie dans le désert. Elle ne plus jamais revenir. Et si toi veut avoir avec moi conversation intelligente, toi apprendre mangano. Sinon Tarzan parler comme Johnny Weissmuller. »
Je me tus alors que j’éprouvais le besoin de parler de Nicole qui connaissait aussi bien le mangano que ma langue. Pourquoi Tarzan s’exprimait-il comme Johnny Weissmuller ? Je n’avais pas perdu l’esprit au point de prendre mes désirs pour des réalités. Nicole avait tous les attributs des apparences. Je ne rêvais pas. Et j’avais une envie folle de rentrer chez moi.
Le soleil était haut dans le ciel quand Kala nous invita à nous ravitailler. On amena un cadavre d’homme. Tarzan m’assura que ce n’était pas un Mangano mort dans l’explosion du missile, mais j’eus du mal à le croire. Sinon, qui était cet homme ? Sans peau, il m’était difficile d’en penser quelque chose. Il grilla presque joyeusement au-dessus du brasier que Kala entretenait avec minutie. Et elle projetait sur la viande maintes épices enivrantes. Tarzan, tout à fait à l’aise dans son nouveau slip, semblait me reprocher de ne pas avoir enfilé le mien, mais j’étais si bien dans ma nudité !
« Chris avoir vision, dit-il à la ronde. Alcool mangano faire même effet sur Tarzan. Lui voir être très beau et pas savoir si être fille ou garçon…
— Tarzan pas savoir si lui être fille ou garçon ? s’étonna Harrisson en écarquillant les yeux.
— Nous plus parler langue civilisée ! grogna Tarzan. Magani meilleur pour dire choses comme êtres.
— Mais Chris pas comprendre mangano !
— Lui pas besoin comprendre. Lui se taire et manger ! »
L’homme que nous mangions était bon. Je ne pouvais pas dire le contraire. Je n’ai jamais rien eu contre le cannibalisme. Dans mon esprit, manger de l’homme ou un autre animal, c’est manger de la chair. La question est donc de savoir si manger de la chair est un bien ou un mal. De plus, les légumes d’accompagnement avaient un goût délicieux que je ne saurais décrire ici. Et l’alcool mangano coulait à flot. Tarzan et Harrisson conversaient durement en mangano. Kala me regardait comme si nous avions partagé le plaisir dans la nuit. Je n’en avais aucun souvenir. Elle coupait un morceau à la taille de ma bouche, l’enfilait sur une broche d’acier et me servait ainsi sans commentaires. Entre chaque bouchée de cet homme délicieux, qui fut blanc ou noir et avait un cerveau sans couleur, j’avalais une gorgée de ce breuvage à la fois enivrant et aphrodisiaque, insistant dans ma langue sur le fait que l’ivresse et le désir sont aussi compatibles que la queue et une de ses couilles.
Nous en vînmes à nous saluer. Je compris à temps que Tarzan nous remettait en chemin. Où allions-nous ? Je n’en savais rien. Jane, la femme blanche, était pour lui un objectif légitime. Moi, je la croyais responsable de la mort de mes compagnons et du malheur qui m’avait jeté tout nu dans les griffes de Tarzan, septième du nom.
« Tu l’as revu ? me demanda-t-il tandis que nous pénétrions dans la forêt.
— J’aurais bien aimé ! Si c’est une fille, j’aurais fait l’amour avec elle…
— Tu l’aurais fait aussi si c’est un garçon. Voilà quel est l’effet de l’alcool mangano. »
Mais ce n’était peut-être pas Tarzan qui conversait avec moi sous les lianes tremblantes de la jungle. Il marchait d’un pas alerte, n’hésitant pas à frotter son slip contre les plantes couvertes d’épines et de sucs toxiques. Heureusement pour moi qui me faufilais dans ce passage, presque collé à son cul. Nous traversâmes ainsi une épaisseur de forêt que j’étais bien incapable de mesurer. La nuit me surprit au détour d’une pensée. Pissant contre un tronc, Tarzan m’affirma qu’on était sur la bonne route. Et je ne lui demandai pas où nous conduisait ce chemin semé d’embûches, ni dans quel traquenard la peau me serait arrachée.
Nous bivouaquâmes dans une clairière éclairée par la Lune. Tarzan chassa deux serpents et mit en fuite une ribambelle d’insectes sournois. Je posai mon cul dans un gazon tendre et frais et nous partageâmes un morceau d’homme.
« Tarzan ! Qui était cet homme ?
— Ce n’était pas un Mangano. Les Mangani sont mes amis. Tu devrais le savoir.
— Tu as amélioré la connaissance de ma langue…
— C’est aussi ma langue. Mais Jane ne doit pas le savoir.
— Je tiendrai ma langue !
— Tu perdras la vie avant qu’elle ne te démange ! »
Il acheva son morceau et se coucha sur le côté, me tournant le dos. Je passai la nuit à tisser un slip à ma taille avec la fibre d’une liane qui me parut cotonneuse. Je changeai d’avis le lendemain matin après un quart d’heure de marche. Cette fibre était encore vivante. Ce que je prenais pour de la douceur, c’était de la caresse. Tarzan ne s’étonna pas quand j’arrachai violemment ce slip pour le jeter dans l’épaisseur insondable d’une fougère aux yeux d’insectes.
Le mystère demeurait entier. Et Tarzan avait prétendu que je n’en connaîtrais jamais la solution. Je me permets ici, puisque la prédiction de Tarzan ne s’est pas encore accomplie, ou qu’elle ne s’accomplira peut-être jamais si j’ai de la chance, de répéter les trois questions qui forment le lit de ce simple récit d’aventures : Jane m’avait-elle volontairement mis sur la piste de Tarzan au prix d’un effroyable crime de sang ? Qu’est-ce que ma connaissance du draconium avait à voir avec ses propres recherches ? Et quel était le rapport qui l’unissait à Tarzan par l’intermédiaire de ce fusil dont la crosse était gravée de signes apparemment abstraits et dépourvus de sens ?
Jane avait mystérieusement disparu en laissant des traces, Maoni avait rejoint ses compagnons du désert, s’il fallait en croire Tarzan, un missile avait fini par exploser peut-être à cause de Tarzan, j’avais mangé de l’homme, que j’avais trouvé délicieux, et j’avais rencontré un être asexué qui reposait la question de la véritable nature de mon désir. Je croyais même que Tarzan donnait tort à Johnny Weissmuller et qu’il s’exprimait à la manière du comte qu’il était, en admettant que le titre se fût perpétué malgré les avancées de la démocratie, mais il devait s’agir encore d’une séquelle de l’abus d’alcool auquel je m’étais livré sans mesure en compagnie de Harrisson, si Harrisson n’avait jamais existé. En effet, au lendemain de la confection du slip que j’ai évoquée plus haut, soit vingt-quatre heures après m’en être débarrassé, Tarzan renoua avec son patois sylvestre pour m’asséner encore quelques reproches relatifs à ce qu’il supposait être ma nature profonde :
« Toi aimer garçons ! Moi voir comment toi enculer garçon !
— Mais je n’ai jamais enculé de garçons ! Loin de moi ces pratiques contre nature !
— Rien à voir avec nature ! Toi boire pour aimer garçons !
— Je ne suis pas responsable de ce que je fais sous l’emprise de l’alcool. Je…
— Alcool mangano mauvais ! Fille devenir garçon. Tarzan jamais boire alcool mangano. Tarzan aimer filles.
— Mais je les aime aussi ! En tout cas quand je suis moi-même. Bien sûr, si cet alcool change ma nature, je n’y peux rien. Je me prends peut-être pour une fille et je me fais aimer des garçons. Quel mal y a-t-il… ?
— Non ! Toi enculer garçons. Moi voir. Garçons devenir filles et toi enculer. Toi pas changer. Toi être mauvais.
— Et bien si je suis mauvais, montrez-moi le chemin de la civilisation. Je ne serais même pas ravi de vous avoir connu ! »
Je réfléchis alors, puis :
« Sauf à vous remercier de m’avoir fait connaître l’excellence de la chair humaine…
— Si chair humaine pas mangana ! Sinon, mauvaise chair.
— J’en apprends tous les jours en votre compagnie. Ainsi, la chair mangana est mauvaise ?
— Toi pouvoir enculer garçon mangano, mais pas manger son cul !
— J’adore les petits croupions bien dorés ! »
Et pour mettre fin à cette conversation stupide, je secouai le mien devant les yeux improbateurs de mon mentor, quitte à soumettre mon appareil aux agressions d’une végétation de plus en plus épaisse et hostile. Au crépuscule du troisième jour, comme la nuit tombait dans l’ombre, une lueur dansante indiqua que nous approchions d’un autre village. Tarzan se jeta à quatre pattes pour renifler le sol boueux à cet endroit. Je reconnus l’empreinte du joli petit pied droit de Jane. Le pied gauche s’était posé sur une racine sortant de la terre pour y replonger quelques mètres plus loin. Et là, elle avait attendu la nuit. Les chiens l’avaient repérée, mais elle s’était couverte de graisse de lion, une technique de voleur. Mais où donc avait-elle trouvé cette graisse ? Je ne la voyais pas en chasseresse. Ni en voleuse de poulaillers. Le chef Jason, qui nous reçut le plus aimablement du monde, supposa qu’elle avait trouvé un complice et que celui-ci était un voleur professionnel. Quoi qu’il en fût, elle avait été reconnue par plusieurs membres du village qui lisait les nouvelles des réseaux. On ne pouvait pas se méprendre sur une telle beauté. C’était elle, assurait Jason.
« Maintenant que nous avons bien parlé, conclut-il toujours sur le ton le plus courtois qui fût, nous allons prendre plaisir. Toi, Tarzan, tu sais où aller. Et toi, aimable étranger, je t’offre ma fille Clarisse, qui est jeune et belle, et connaît le métier de l’amour comme si elle l’avait inventé. Je l’ai moi-même éprouvé. Aussi je peux t’en garantir la qualité.
— Lui pas aimer fille, lança Tarzan. Lui enculer garçons.
— Il n’y a pas de mal à ça, continua notre hôte comme si personne n’avait interrompu sa harangue. J’ai aussi un fils qui maîtrise la sodomie aussi bien comme fille que comme garçon. Tu pourras l’enculer autant de fois qu’il te plaira…
— Mais je n’ai aucune envie d’enculer un garçon ! m’écriai-je comme si je sortais d’un cauchemar.
— Tu enculeras qui tu voudras, décréta Jason. Est-ce que Tarzan t’a enculé ? Il encule très bien. D’ailleurs, c’est avec moi qu’il passera la nuit. »
Ainsi s’acheva notre festin, sur ces paroles péremptoires. Tarzan alla se coucher sur la terrasse du petit palais de terre rouge où résidait le chef Jason et celui-ci me conduisit dans une hutte de paille grise dont la porte était gardée par une enfant toute nue que Jason chassa du bout de son fouet. À l’intérieur, un garçon en âge d’étudier la poésie me demanda comment je voyais les choses. Le père aussitôt s’éclipsa. Le garçon, qui s’appelait Ficelle, ou Fissel, colla son oreille à la porte pendant une bonne minute. Puis il revint vers moi, me serra fiévreusement les mains et m’assura qu’on ne serait pas dérangé. J’allais lui expliquer que je n’avais aucun désir de passer la nuit avec lui quand il me confia qu’il avait un message pour moi.
« Jane n’est pas entrée ici comme une voleuse, commença-t-il. Abdel, son compagnon, est un vieil ami à moi. Il a fui le foyer familial pour ne plus subir les amours de son père. C’est lui que Jane est venue retrouver. Et votre bateau a été emporté par le fleuve.
— Je n’en crois pas un mot !
— Vous devez me croire ! Abdel est devenu un homme du désert. Il en sait beaucoup sur le draconium, peut-être plus que vous…
— Ça m’étonnerait !
— En tout cas il sait où en trouver.
— Vous m’en voyez ravi !
— Seulement voilà… Maoni arrivera avant elle au palais de Skirate…
— Skirate… ? Le terroriste ?
— Lui-même.
— Et Tarzan dans tout ça ?
— Tarzan ne pense qu’au plaisir…
— Ou à son fils blanc de peau…
— Je vous propose de partir avec moi. Je connais le chemin.
— Votre père vous tuera…
— Pour l’instant, il encule Tarzan.
— Je n’en crois pas un mot ! Pourquoi vous ferais-je confiance ?
— Tenez. Mettez ce slip. Ce qui me va vous va. Et inversement. »
Fissel me tendit un magnifique spécimen bordé de capteurs d’humidité. Je l’enfilai. Il me donna aussi une chemise et un poignard. Je lui parlai du Mannlicher. Il connaissait cette crosse. Il l’avait même touchée. Mais il ne pouvait pas m’en dire plus ce soir. Il fallait se mettre en route. Et ne pas oublier d’effacer nos traces derrière nous. Tarzan était un fin limier. Je devais le reconnaître. Il nous avait mis sur la piste de Jane. Et je mourais d’envie d’avoir une conversation avec ma collègue. Elle ne verrait sans doute aucun inconvénient à me renseigner sur le rapport existant forcément entre le désir de paternité de Tarzan, dont elle était la clé, et la mise en valeur des futurs champs de draconium. Ce Fissel, ou quelque fût son véritable nom, me paraissait suspect au plus haut point. Et en effet, nous ne rencontrâmes aucune difficulté à quitter le village. Aucune sentinelle ne se signala par le fer de sa lance rutilant dans le ciel noir avec les étoiles alors qu’à notre arrivée, Tarzan lui-même m’avait vanté l’excellence de cette garde prétorienne.
L’aventure continuait. Et le jour ne s’était pas encore levé. Fissel me montra le chemin, puis il se glissa dans l’obscurité. On entendait les soupirs langoureux de Tarzan. Tout le village se taisait. Et comme je l’ai dit, le comportement de la garde m’intrigua. Il fallait que j’en testasse la nature avant de me lancer dans une aventure imprudente, voire suicidaire, d’autant que je n’étais et ne suis toujours pas un aventurier. Fissel m’attendait quelque part dans l’ombre, peut-être frémissant d’orgueil dans la perspective de mon échec. Je jetai une petite pierre dans la direction d’un garde. Sa lance ne bougea pas. Je n’en voyais que le fer rutilant. Un second caillou, plus précis, atteignit son casque ailé. Je vis alors ses yeux. Ils brillaient dans le noir de son visage. Il fit alors un demi-tour et s’éloigna. N’était-ce pas le signe d’une soumission à un ordre impératif : Nous laisser passer Fissel et moi. Dans quel but ? Qui était Tarzan ? D’ailleurs, était-ce bien Tarzan cet homme en âge de se retirer des affaires du monde ?
Une chose était sûre : Je ne pouvais pas me fier à Fissel. Alors que j’y réfléchissais, tapi dans l’ombre verte d’une hutte inhabitée, je l’entendis m’appeler. Je refis surface aussi silencieusement que possible. Mon slip craquait aux coutures. Autre signe d’une probable trahison. Il agitait sa coiffe dans un rayon de lune, ce qui signifiait probablement que je devais me hâter de le rejoindre. J’entendis les chevaux piaffer. La garde était décidément discrète.
D’un bond, je traversai une petite place éclairée par un unique lumignon pendu à une potence qui, selon mon impression, devait aussi servir aux exécutions fort nombreuses dans cette région du monde où on ne plaisante pas avec l’esprit des lois. Fissel m’accueillit dans ses bras puissants. J’eusse été une femme, il m’eût prise sans autre attente. Son corps dégageait la chaleur intense du champion qui aperçoit la ligne d’arrivée, autre signe pour alimenter la méfiance qu’il m’inspirait.
Deux chevaux nous attendaient. Je fus saisi d’horreur quand je vis qu’un page les tenait par le mors. C’était un jeune homme frêle et tremblant, mais ses mains me parurent celles d’un géant. Par une série de mouvements des mains, Fissel m’expliqua que Corde nous accompagnait. Il ne se séparait jamais de ce valet fidèle et dangereux pour qui le prenait pour une lopette. Corde sourit, exposant une dentition éclatante de blancheur aiguisée, puis il saisit le fond de mon slip pour me hisser sur le cheval qui m’était destiné. Nous montions à cru. Un troisième cheval apparut. Corde sauta carrément dessus et prit la tête du convoi.
Nous empruntâmes des chemins de sable. C’était une manière d’allonger notre parcours, mais il n’était pas question de provoquer un chahut sur les pierres des chemins vicinaux. Corde allait en tête, fouettant la croupe de son canasson avec une vigueur qui faisait pousser de petits cris à Fissel, lequel allait devant moi, car on avait décidé que je fermerais la marche et défendrais les arrières le cas échéant. On avait toutes les chances de passer inaperçu, dit Fissel, et Corde avait souri en se frottant la lèvre avec l’ongle de son index. Une fois de plus, ses dents acérées brillèrent dans la nuit.
Quand le jour se leva enfin, les vertes collines du pays mangano étaient loin derrière nous. Nous chevauchions au pas à travers la brousse. Corde se chargeait de mettre en fuite les innombrables serpents qui habitent ces lieux. Il prétendait qu’ils avaient un roi et que Tarzan lui-même n’oserait pas s’affronter à cette diabolique puissance. J’étais ravi d’apprendre que Tarzan éprouvât la terreur, mais l’argument me parut tellement fantaisiste que je me contentai alors de rire. Fissel aussi rit. Et aucun serpent ne nous montra les dents.
Nous bivouaquâmes à l’orée d’une nouvelle forêt fort différente de la jungle où Tarzan exerçait ses talents. Le sous-bois était clair. Aucune liane ne descendait des arbres. Quelques oiseaux nous accueillirent, mais ils s’envolèrent à notre passage sous les frondaisons qu’ils peuplaient. Enfin, Corde trouva le chemin que nous cherchions. Nous ne l’emprunterions pas, de crainte de nous trahir, mais nous ne le perdrions pas de vue. C’était notre route. Corde étouffa notre feu et nous partîmes.
Il faut ici imaginer mon angoisse. J’étais venu avec mon équipe de géologues pour mettre à jour une mine de draconium et déterminer sa rentabilité. C’était là mon terrain d’action. Je n’en connaissais pas d’autres. Il y avait plus de dix ans que les compagnies d’extraction faisaient appel à mes services. Et j’étais reconnu comme un des meilleurs spécialistes du genre. Mes estimations de rentabilité se révélaient toujours exactes. Je n’avais jamais échoué. On me faisait confiance. Et voilà que, suite à un terrible accident, je me retrouvais mêlé bien malgré moi à une guerre obscure et sans doute impitoyable. Jane Poitrine était la cause de mon malheur. Je ne la haïssais pas, du moins pas encore. C’est que je voulais savoir ce qui motivait sa trahison. Sans cette fiévreuse curiosité, je n’étais plus qu’un être fauché par l’adversité, minable et rampant dans la boue du désespoir. Mais mon cerveau me conseillait la haine. Et je savais d’instinct comment la trouver et m’en servir dans mon seul intérêt.
D’ailleurs, mon aspect de fonctionnaire en mission gouvernementale avait l’avantage de dissimuler mes intentions. Mes deux compagnons ne se privaient pas de rire dans mon dos quand ils s’y trouvaient, sinon les traits de leurs visages et le plissement de leurs yeux témoignaient d’une assurance que je leur ferais bientôt regretter. Ils me sauvaient peut-être de la sodomie, mais j’ignorais ce que me réservait ce nouvel épisode de mes aventures au pays de Dracon, le dieu des minerais à usage hautement technologique.
Nous n’avions pas perdu de vue le chemin menant au territoire dracon, grâce essentiellement à la vigilance de Corde, car Fissel devenait de plus en plus distrait. Il manqua plusieurs fois de tomber de son cheval et faillit même perdre la tête au passage d’une branche particulièrement tranchante comme il en existe de nombreuses dans ces régions sauvages. On se demande même si ces arbres ne sont pas habités par des peuples rebelles. Le voyageur, d’où qu’il vient, n’est pas le bienvenu. Et la distraction est sa pire ennemie. Corde corrigeait les erreurs de son maître avec une bienveillance qui me fit soupçonner un rapport plus délicat que celui qui unit le maître à son valet. Je n’en conçus aucune jalousie, mon seul souci consistant à me sortir de cette malheureuse affaire sans trop d’égratignures. La vue du sang chez les autres me met en appétit, je ne le nie pas, mais mon propre sang me rend presque fou de désespoir et d’angoisse.
Comme la faim se faisait sentir et que Corde regrettait de n’avoir pas pensé à elle, nous achevâmes nos provisions à mi-chemin. Cet évènement pourtant attendu depuis quelques jours réveilla Fissel de sa léthargique déconcentration. Je vis même le moment arriver où il s’en serait pris à son fidèle serviteur pour peut-être en partager la chair avec moi. Je n’y aurais vu aucun inconvénient, certes, mais Corde seul connaissait le chemin et je conseillai à mon ami de calmer sa douleur par l’exercice de la sodomie ou de la fellation. Je ne tenais pas vraiment à me retrouver seul au milieu d’un territoire inconnu sans aucun moyen de navigation. Pour la faim, nous pouvions la pallier en mangeant des baies et des racines.
Pourtant, la chance voulut que nous croisions un autre voyageur qui revenait de chez les Dracons et se rendait en territoire mangano pour y commercer sa marchandise. Il ne vendait rien de comestible, mais l’homme nous parut assez gras pour entretenir une cuisson digne d’une gastronomie d’urgence. Il nous donna à admirer maints objets de pacotille dont il affirma que Tarzan lui-même était friand. Nous appréciâmes le ton alimentaire que prenait la conversation et de friand, Tarzan passa à la gourmandise puis à la voracité la plus primitive qui fût. L’évolution de la métaphore ne pouvant être poussée plus loin, Corde se servit de ses mains pour étrangler le négociant, lequel avait trop parlé et avait pris trop de plaisir à le faire pour nous avoir révélé son identité. Nous dépeçâmes un inconnu dans une ambiance lunaire qui nous épouvanta à la seule idée de nous regarder.
L’homme cuit, nous en mangeâmes les meilleurs morceaux, laissant aux bêtes le soin de faire disparaître ses traces. Nous les entendîmes mastiquer toute la nuit, ce qui ne m’empêcha pas de me reposer car, étant de petite nature, je me régénère avec d’autant plus de facilité que je n’ai pas grand-chose à requinquer, ce qui ne fut pas le cas de Fissel, solide garçon en pleine croissance, ni de Corde qui avait assumé tous les travaux alimentaires, de l’abattage à la cuisine. Au matin, il avait les traits tirés de celui qui manque d’énergie parce qu’il a trop mangé sans arroser une seule fois son gargantuesque repas. Car Corde avait aussi oublié le vin. En tout cas, le commerçant inconnu avait totalement disparu. Nous enterrâmes sa marchandise dans une fosse dont le creusement acheva d’épuiser notre valet. Quant à sa monture, nous la dépouillâmes de son harnachement, la destinant sûrement à un prochain festin. Pendant ce temps, Fissel étudia la possibilité de tirer de l’alcool d’une plante dont il avait déjà observé plusieurs spécimens chez son papa.
Dracon est une cité surpeuplée. On y meurt le plus souvent d’une maladie infectieuse. Un médecin de mes amis rapportait une fois, au cours d’une soirée documentaire, qu’il avait été effrayé plus par l’aspect de ces microbes vus au microscope que par le délabrement et la pourriture des corps malades qui avaient envahi sa clinique draconienne pendant une épidémie particulièrement illustrative du phénomène. Nous avions, Fissel, Corde et moi-même, l’estomac bien plein de chair chevaline, sachant qu’il n’est jamais bon de se présenter dans cet état dans les environs de Dracon. Mais nous n’avions pas de vin à notre disposition et les études de Fissel n’avaient rien donné. En tout cas, nous étions à Dracon. Il était urgent de trouver un logement.
Or, Fissel avait un plan. Et un oncle, nommé Gaston, fils de colons qui, moyennant une naturalisation expresse et une conversion pas moins artificielle, avait trouvé le moyen de reprendre les rênes de la propriété familiale. C’était un notable respecté. Nous serions chez lui comme chez nous, assura Fissel. Nous nous mîmes donc en quête d’une porte portant son nom. Car Dracon est la ville des portes. Toutes les rues exhibent deux alignements parallèles de portes qu’il s’agit de franchir si on ne veut pas crever dehors comme des chiens.
Les portes de Dracon sont aussi diverses que les papillons. On compte des milliers d’espèces qui, sans cesser de se ressembler, n’en sont pas moins fort distinctes. Et, bien entendu, chaque porte porte l’empreinte de sa maison, petite ou grande, misérable ou richissime. Toujours dans le même ordre d’idée, une porte riche ne jouxte jamais une porte pauvre, et inversement. Si donc nous cherchions une porte riche, il fallait entrer dans un quartier de la même valeur. Et contrairement à ce que nous espérions de nous-mêmes, ce n’était pas aussi facile à entreprendre. Notre aspect d’hommes de la jungle ne jouait pas en notre faveur. Les gardiens des rues nous repoussaient en pointant sur nous leurs terribles lances. Le mieux était de téléphoner, suggéra Fissel.
Mais, pour compliquer encore notre situation, Fissel ne connaissait pas le numéro de son oncle. De plus, à Dracon comme ailleurs, les coordonnées connectives des rupins ne sont pas livrées telles quelles à la curiosité des lecteurs d’annuaires. Si Fissel avait établi un plan pour me contraindre à lui céder mes services de technicien, je n’en comprenais plus les arcanes. Et nous voilà errant dans la ville à la veille de la plus grande épidémie que le siècle eût connue. Des cadavres commençaient à sortir des maisons pour attendre sur le trottoir que la pourriture les transformât en indésirables. J’en vis même un que l’on jetait du haut d’un balcon et qui s’écrasa à mes pieds, m’éclaboussant de son ordure, ce qui me contraignit à vomir dans le caniveau et alerta un voisinage chevronné en la matière. Corde et Fissel prirent la fuite, piquant des deux, pendant qu’on se saisissait de ma personne à l’aide d’un robot monté sur chenilles. La pression de ce métal sur mes chairs m’arracha un cri qui encouragea la populace à m’écarter définitivement de ses murs. Pauvre ou riche, un homme est un homme et la manière dont il se débarrasse de l’encombrant est la même : destination poubelle.
Le robot n’étant pas doué de la parole, mes protestations furent sans effet. Il était actionné par un automatisme têtu. Nous fûmes généreusement arrosés de pierres en traversant le quartier pauvre, lequel jouxtait une décharge hurlante. Le robot imprima dans mes chairs un code se substituant désormais à mon identité et sa pince s’ouvrit à trois mètres au-dessus d’un charnier surpris en pleine conversation de genre. Je m’écrasai sur des épaules en voie de décomposition. Je fus immédiatement invité à satisfaire la curiosité ambiante.
On ne s’intéressait nullement à ce que j’étais. On exigeait des nouvelles fraîches. L’odeur de viande avariée qui me posait ces questions se mit à goutter au bout de mon nez. On m’injecta assez de substance pour que je me livrasse tel que j’étais. Autrement dit, on me jugea vite incompatible avec l’idée qu’on se faisait de la Presse dans un endroit où la liberté d’expression se limitait à une liste de noms. Malgré mon slip, on ne vit pas en moi un étranger. Ces gens étaient aveugles et j’allais bientôt le devenir.
Aussitôt libéré de la curiosité, j’escaladai un amas de cadavres pour tenter de jeter un œil sur la réalité extérieure. J’étais passé de l’existence à l’attente la plus ignoble. Sur les bords de la fosse, des dizaines de robots jetaient des corps sans âme qui retrouvaient leurs esprits en atterrissant sur une chair plus misérable encore. Force était de constater qu’il n’y avait aucun moyen de revenir à la surface. C’est alors que la faim me signala cruellement la chair encore saignante d’un corps dont la tête était animée d’une expression d’étrange tranquillité. C’était sans doute ainsi que l’on mourait ici. Après une lente agonie de douleurs et de terreurs, l’esprit se tranquillisait, offrant sa chair à peine comestible aux nouveaux venus.
Mais ma chance n’était qu’un leurre. Je n’étais plus seul. Une dizaine d’affamés me côtoyaient déjà. Et le visage tranquille s’éteignit à la première bouchée. Une minute passa. Je m’étais laissé avoir par la fascination que ce visage exerçait sur moi. Quand j’approchai enfin mes dents de ce corps, je ne rencontrai que des os. Mes coreligionnaires d’angoisse s’étaient éclipsés, sans doute rassasiés, ou parce qu’il ne restait plus rien à se mettre sous la dent sans risquer de la briser. Je me mis alors à lécher ces os, raclant leur surface du bout des dents, sans mordre. Et ce repas ignoble ne fit qu’augmenter mon appétit. J’étais prêt à tuer pour survivre !
Au nord de la Fosse d’Angoisse, comme l’appelaient ses habitants en voie de décomposition, les machines creusaient jour et nuit pour agrandir cet espace nécessaire à la survie de Dracon. Les pauvres du quartier mitoyen attaquaient les convois de nourriture venant des quartiers sud où siégeait le gouvernement. Entre les deux, les rupins avaient coupé toutes les voies de communication pour se protéger des attaques qui avaient d’ailleurs commencé dans leur espace vital. Les convois se déployaient donc à l’est et à l’ouest, toujours au lever et au coucher du soleil, une décision administrative qui facilitait les projets de violence. Tout ça pour dire qu’au fond de la Fosse d’Angoisse, il n’y avait rien à manger, ni à boire et certainement pas de moyens sanitaires ni médicaux. Au soir du premier jour, j’avais compris que j’étais seul et que je n’en avais plus pour longtemps avant de servir de repas vivant, ou plutôt mourant, à mes congénères désœuvrés.
Pourtant, je cultivais le vague espoir que Fissel et Corde entreprissent de me libérer pour aller au bout de leur projet. Sans moi, ils n’étaient plus rien. À moins de trouver mon équivalent en connaissance du draconium. Autant dire qu’ils n’avaient aucune chance de parvenir à leur fin sans moi. Je m’attendais donc à les voir surgir du néant pour me remonter et exploiter mon savoir comme ils l’entendaient. Mais dans l’attente de ce merveilleux moment, qui se faisait cruellement désirer depuis quelques jours, je vivais comme un animal dans une cage trop grande pour lui. L’essentiel de mon temps était consacré à la recherche de nourriture. La Fosse ayant été creusée en pleine campagne, il n’y avait aucun espoir de tomber sur la cave d’un épicier ou d’un cafetier. Je n’ai pas non plus le souvenir d’avoir entendu parler de restes archéologiques. Cette campagne n’avait jamais porté aucune civilisation. Dans la terre, on ne trouvait que des vers et des larves. Et avec un peu de chance, un filet d’eau saumâtre vite épuisé.
Citoyen d’une autre partie du monde, celle où le cannibalisme est un crime comme les autres, je n’avais aucune chance non plus de rencontrer une vieille connaissance. Et l’eussé-je rencontrée, l’un eût mangé l’autre sans se poser d’autre question que toutes celles qui ont trait à la satisfaction du besoin alimentaire. Je ne me liai pas non plus, de crainte d’offrir le flanc à une bête sauvage. Je veux dire : encore plus sauvage que moi. J’étais devenu, en quelques semaines, impitoyable et parfaitement prévisible. Aussi, si j’évitais de me trouver en compagnie, on ne s’approchait guère de moi. Je me souviens d’avoir brisé le crâne d’un enfant qui prétendait avoir des droits sur un nid de larves de hannetons que j’avais découvert en suivant le parcours d’une racine. Le crâne s’est ouvert et, pendant que je suçais son contenu délicieux, deux ou trois inconnus arrachaient les membres pendant qu’un autre déroulait le boyau jusqu’à l’anus.
J’insiste sur le côté délicieux de ces repas. En effet, si, le plus souvent, les membres de la victime était atteints des pires infections, ce qui en rendait la consommation dangereuse, et si, sans doute pour la même cause, les organes internes contenaient assez de poison pour anéantir plus d’hommes qu’il n’en fallait pour s’en plaindre, la substance cervicale relevait presque à tous les coups du délice à ne manquer sous aucun prétexte. Et ce n’était pas quelque kyste qui pouvait me décourager d’un tel plaisir. La cervelle des enfants est particulièrement propre à satisfaire même le plus exigeant des condamnés à mort.
Ainsi, j’étais l’homme le plus solitaire du monde. Et le plus silencieux, car personne ne m’entendait arriver. Je fondais sur ma proie. Et je ne connaissais rien de plus exaltant que d’attendre le moment de ce coup de grâce nourricier. J’en oubliais le sexe. Je me surpris une fois à bander, mais nullement en faveur d’une beauté en pure situation de dépossession. Mon sexe ne se levait pas au spectacle des nombreux anus qui s’offraient en échange d’une poignée d’os à ronger. Comme je ne bandais plus, je ne sais pourquoi je me suis mis à me le reprocher. Et aussitôt ma queue a été prise d’une turgescence jamais atteinte en de plus adéquates circonstances. Bien mal m’en prit, car je fus poursuivi pendant une heure et ce fut une heure d’érection parfaite que je mis à profit pour vider complètement une vésicule séminale qui sinon eût explosé. Je ne sais plus comment se termina l’affaire.
Le fait est que je dépérissais. On a beau se débrouiller comme un chef, on est toujours plus proche de la fin que du commencement. L’angoisse croissait en égale proportion. Je devenais fou. Je me suis jeté maintes fois contre la paroi terreuse du fossé, dans l’espoir de briser au moins mon crâne, mais sans doute n’y mettais-je pas toute l’énergie qui convient. Je ne réussissais qu’à saigner et j’attirais de bien sinistres badauds.
Je m’efforçais aussi de ne pas penser à mon tranquille passé d’employé exemplaire. J’avais été heureux, bien que n’ayant pas trouvé chaussure à mon pied pour satisfaire aux traditions de l’aisance et de la reproduction. Et il avait fallu que la rencontre d’une tempête et d’une aventurière me jetât dans une aventure sans promesses s’achevant par une mort ignominieuse. On me vit bien des fois hurlant ma douleur avant de me précipiter sur un enfant pour le déchirer sans autre intention que de l’entendre crier encore plus fort que moi.
Mais la solitude est un fardeau lourd à porter. Et on ne le porte jamais bien loin. Je me surpris une première fois à le déposer aux pieds d’une charmante adolescente qui exprimait le désir de se marier avec le premier venu pourvu qu’il possédât encore la force d’entrer en elle. Je me proposai. Ses caresses provoquèrent une érection visiblement incomplète. Et je fus renvoyé, haineux mais impuissant. Quelques autres créatures pourrissantes examinèrent mon capital d’un œil dubitatif. On parvint même à m’arracher un soupir qu’avec un peu d’imagination il était encore possible d’associer au plaisir, mais je ne fis pas longtemps illusion et bientôt la solitude pesa tant que je me couchai à même la pourriture. Et l’homme qui me sauva de cette triste manière d’en finir avec soi-même ne fut autre que Tarzan !
C’est ici que mon récit reprend haleine. Il l’eût perdue à jamais si Tarzan était passé sans me voir, ou ne me voyant pas assez en chair pour mériter un dépeçage, véritable travail de force dans cet endroit infernal qui vous réduit son homme à ce qu’il est quand il ne pense plus. Tarzan me mit sur son dos après s’être courbé et il me retint de glisser sur sa pourriture en me tenant fermement les mains que j’avais encore au bout de mes bras. Il m’emmena chez lui, ce qui ne laissa pas de m’étonner, car j’étais loin d’imaginer qu’on pût habiter dans un endroit pareil. J’avais vu les gens errer et j’errais moi aussi sans penser à creuser mon trou comme une bête. Or, Tarzan était animal avant tout. Et dès que les robots l’eurent jeté dans la fosse, il creusa son trou. Il avait fallu trois solides robots pour le maîtriser, car cet homme était fort comme un éléphant. Et depuis des années, il survivait dans la Fosse d’Angoisse, se nourrissant de chair humaine, mais ne dédaignant pas d’apporter sa contribution à l’amélioration provisoire des existences qu’il croisait quand il sortait de son trou.
« Des années ! m’écriai-je au fond du trou où je jouissais d’une confortable paillasse de cheveux. Mais nous nous sommes quittés il y a à peine quelques semaines, un mois tout au plus !
— Celui que vous avez quitté n’est pas Tarzan, dit Tarzan. C’est un usurpateur draconien. Je crois même que c’est un robot. En tout cas, il m’a vaincu dans un combat à mains nues. Et il m’a jeté lui-même dans cette fosse avec l’aide de deux robots car j’étais encore en mesure de gagner. Voilà toute l’histoire…
— Je comprends mieux ce que j’ai ressenti en côtoyant cet imposteur ! Et Jane qui venait pour se faire engrosser par ce traître ! Au prix des précieuses vies de mes collègues. Et tout ça pour s’emparer de mes secrets !
— Je ne sais pas de quels secrets vous parlez, Chris. Nous avons le temps de nous connaître. Sachez pour l’instant que Dracon tient à ce que la race de Tarzan se perpétue, je ne sais pour quelle raison. Seulement voilà : je suis impuissant. La dynastie tarzanienne s’achève avec moi. C’est peut-être triste, je n’en sais rien. J’ignore tout du plaisir qu’un homme peut prendre avec une femme. Je ne connais que mon devoir. Et je suis frappé par le malheur de ne pouvoir m’y conformer comme l’ont fait mes ancêtres.
— Ainsi, ce faux Tarzan est chargé de fertiliser une femme pour que son fils continue la lignée.
— Et cette femme doit être blanche. Un détail que Dracon ignorait en me condamnant à l’oubli. Il n’est pas impossible que votre Jane soit cette femme. Êtes-vous sûr que ce n’est pas un robot ?
— Maintenant que vous le dites… »
Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Ce faux Tarzan qui s’exprimait dans un patois indigne d’une telle lignée aurait dû m’inspirer le doute. Mais je me suis laissé aveugler par mon propre malheur. Et voilà que le destin me plaçait en situation de connaître toute la vérité sur les manœuvres de Dracon et de ses complices mangani.
Tarzan plongea sa main dans la terre au fond du trou et en sortit un lapin qu’il assomma et dépouilla en un clin d’œil. Il me confia une précieuse allumette. Je comprenais maintenant pourquoi il s’était enterré au plus profond de la Fosse d’Angoisse : il était sans doute le seul habitant de cet enfer à se nourrir de chair animale cuisinée sur un feu. Quand les morceaux de lapin furent bien dorés, il jeta alors dans la gamelle plusieurs poignées de légumes et une savante pincée d’épices. La grotte s’emplit d’arômes culinaires comme je n’en avais jamais respiré depuis, me semblait-il, une éternité. Il ne nous restait plus qu’à en goûter les saveurs, ce que nous fîmes sans prononcer une seule parole qui pût dénaturer notre plaisir en lui donnant un sens.
Je racontai toute mon aventure à Tarzan. Il m’écouta sans m’interrompre, alimentant le feu de bois sec qu’il avait entreposé dans une grotte voisine elle aussi creusée de ses propres mains. Quand j’eus terminé mon récit, lequel restait en suspens, du moins l’espérais-je, car je n’avais plus aucune envie de mourir, Tarzan mit un doigt sur ses lèvres pour s’empêcher de s’exprimer trop vite. En même temps, il sortit deux cigares de sa chemise et m’en offrit un que je m’empressai d’allumer. Je ne vous parlerai pas de ce plaisir qui occuperait assez de pages pour vous vous faire perdre le fil de notre histoire.
« Fissel et Corde ne vous ont pas abandonné, dit enfin Tarzan. Je les connais. Ils sont en train de comploter pour venir vous chercher.
— Et que ferai-je une fois qu’ils m’auront retrouvé et ramené dans la ville ? Regardez-moi ! Jamais les gens de la ville n’accepteront de me voir déambuler dans leurs rues. Les robots auront vite fait de me remettre dans cette fosse.
— Ils attendront que vous retrouviez la forme. Je m’en charge.
— Sapristi ! Seriez-vous leur complice ?
— Qu’allez-vous donc imaginer ? Vous voulez sortir d’ici, oui ou non ?
— Je ne dis pas non !
— Et bien dans ce cas il vous faut retrouver la santé. Je vais vous nourrir comme jamais vous ne l’avez été. Et vous ferez aussi de l’exercice. Je vous donne un mois, pas plus !
— Mais qui les informera que je suis en état de vivre en ville ? Vous ?
— Faites-moi confiance. »
Justement, ma confiance dans ce nouveau Tarzan venait de faiblir sensiblement. L’homme en décomposition que j’avais rencontré en haut s’était dépouillé de sa pourriture, une vulgaire peau de silicone enduite de vraies chairs pourries. Maintenant, sa musculature lançait des reflets par-dessus le feu. Je pouvais légitimement me poser la question de savoir ce que cet homme en parfaite santé faisait dans la Fosse d’Angoisse, jouant au cadavre quand il était dehors et entretenant son étonnante santé au fond d’un trou agrémenté de plusieurs grottes où il pouvait se tenir debout. Faisait-il partie du complot fomenté par Fissel avec l’aide de son fidèle valet aux dents pointues ? Ces questions me tourmentaient, mais je m’endormis néanmoins.
Au réveil, il me fut impossible de savoir si le soleil se levait en même temps que moi. La grotte était doucement éclairée par de discrets lumignons suspendus dans l’ombre. Tarzan n’était plus là. Je jetai un regard angoissé dans les grottes attenantes. Toujours pas de Tarzan. Le boyau qui montait était complètement obscur. J’eus une crise de claustrophobie qui me jeta par terre où je me mis à gesticuler en arrachant des poignées de terre grasse. Remonter à la surface me parut impossible. J’étoufferais avant de revoir la lumière. Dans quel piège m’étais-je encore fourré ? Un silence de mort pesait sur moi. Je collai mon oreille contre la paroi d’où Tarzan avait extrait le succulent lapin. On parlait !
C’était comme si je venais de recevoir le fer d’une épée en plein ventre. Tarzan parlait et quelqu’un lui répondait. Une voix de femme ou d’enfant. Mais pourquoi un enfant ? L’homme du peuple que je suis avait eu tort d’approcher des monarques. J’avais toujours soigneusement évité de pénétrer dans les palais, même poussé par la fièvre touristique. Je payais maintenant un écart de conduite. Et je n’en connaissais pas encore le prix exact.
Le feu brûlait encore sous la grille qui avait supporté la gamelle de civet. À la place de la gamelle, une cafetière lançait des vapeurs enivrantes. Je reconnus le rhum de mon enfance. Il y avait une bouteille de rhum dans cette grotte ! Peu importait le rhum versé dans le café. Il avait perdu son alcool. Décollant péniblement mon oreille de la froide paroi, je me haussai sur la pointe des pieds pour décrocher un lumignon. J’en activai nerveusement la mèche. La grotte s’éclaira jusqu’au plafond. Je vis alors un meuble, genre buffet de salon, assez grand pour contenir un nombre respectable de bouteilles. Et en effet, l’arôme du rhum épatant, Guyane ou Martinique, m’attira comme la confiture attire les mouches. Je volai presque jusqu’au buffet, négligeant d’admirer son décor sculpté et ses torsades. Derrière la porte, et debout devant les autres qui étaient couchées, une bouteille débouchée émettait un message de plaisir. Je ne tardai pas à m’enivrer, oubliant complètement que j’avais entendu des voix et que j’aurais mieux fait de m’en inquiéter.
Tarzan me gifla si fortement que le mur m’en donna une autre. Il agitait une bouteille vide et rugissait sans que je comprisse un traître mot de ce qu’il tenait à me dire. Je ne comprenais pas, mais je savais. J’avais pris une sacrée cuite en son absence alors que j’avais promis, la veille après le civet, de commencer à m’exercer aux anneaux. Il avait même préparé un ragoût surdosé en protéines. Je n’avais pas bien regardé à côté de la cafetière. Il mijotait encore. Ce qui n’expliquait pas que j’avais entendu des voix.
« Quelles voix ? rugit Tarzan en montrant tous ses muscles. Vous ronfliez et j’étais dehors ! Si on m’avait dit que vous étiez un poivrot… Ah ! »
Il s’effondra sur un coussin qui m’avait servi de matelas.
« On vous a parlé de moi ? demandai-je insidieusement.
— Personne ne m’a parlé de vous ! Vous êtes un parano ! Je pensais avoir affaire à un homme digne de… digne de…
— Vous ne trouvez pas bizarre que vous tombiez à pic pour me sauver d’une mort ignoble ?
— C’est vous qui êtes tombé ! Et de haut encore !
— Mais vous avez fini par tomber sur moi… par hasard.
— Le hasard est un concept dont la théorie est incomplète.
— Comme vos érections…
— Ne parlons pas de ça, je vous prie ! Vous deviez vous exercer aux anneaux. Vous ne l’avez pas fait. Au lieu de ça, vous vous saoulez comme un… comme un…
— Mais maintenant je suis parfaitement clair et je soutiens avoir entendu des voix de l’autre côté de la paroi, dont la vôtre.
— C’est un effet acoustique… De quoi parlai-je, si ce n’est pas trop vous demander ?
— Je n’ai pas compris. L’autre voix était celle d’une femme…
— Et vous avez pensé, évidemment, que c’était celle de Maoni, hein ?
— Je n’ai rien pensé du tout ! Je ne voulais pas penser. J’ai trouvé cette bouteille et…
— …pour ne pas penser, vous l’avez vidée. »
Il riait maintenant, mon gros Tarzan. Il trempa un doigt dans le civet puis en éprouva la saveur sur son énorme langue. Tout était énorme chez cet homme, mais il portait un slip. Et il m’avait obligé à entrer dans une robe mangana.
« Vous ne me direz pas ce que vous avez fait toute cette sainte journée ? dis-je pour tenter d’en savoir plus sur les intentions de mon hôte.
— Ce que je fais tous les jours… Je nourris les moins malheureux…
— Et pourquoi pas les plus malheureux !
— Il est inutile de s’occuper de ceux qui ont franchi le seuil…
— Vous parlez comme un militaire ! Les hommes ne sont pas des animaux. Savez-vous que même vos amis éléphants ont déserté le Mangana ?
— Je suis bien renseigné. Puis-je vous servir un petit verre de rhum, en tout honneur ? »
Il fit trois choses en même temps : il remplit mon bol de civet, me tendit un morceau de pain et versa une bonne lampée de rhum dans mon verre. Pour moi, le mystère s’épaississait. Et ce Tarzan-là ne faisait rien pour en éclaircir au moins les contours. Nous déjeunâmes, ou dînâmes, sans autre dispute. J’avais promis de ne plus toucher à la réserve de rhum sans permission et de pratiquer au moins deux heures d’anneaux par jour. Pendant ce temps, Tarzan vaquerait à ses occupations habituelles. Nous étions d’accord sur ce programme. Par contre, il était impossible de dire à quel moment je serais suffisamment en forme pour sortir ni quand Fissel envisageait de me libérer. Une troisième question ne se posait qu’à moi : Que se passerait-il une fois que j’aurais retrouvé la société des hommes ? Question que je me gardais bien de poser à Tarzan, car je doutais de sa sincérité. Les voix, je les avais entendues. Il mentait quand il me disait le contraire. Et ce mensonge alimenta ma volonté de me sortir de ce pétrin autrement que par le fond.
À ce rythme, j’évoluais lentement mais sûrement vers un meilleur avenir. Je retrouvai vite ma forme et mes performances d’antan. Cependant, Tarzan me suggéra d’aller plus loin, car je devrais me battre là-haut et il n’était pas dit que j’aurais affaire à des fonctionnaires de mon espèce. Par exemple, Tarzan avait eu la preuve qu’il ne pouvait pas battre deux robots, alors qu’il en avait déjà vaincu un seul. Quand il n’était pas en surface pour aider les moins fragiles, il s’entraînait durement aux agrès, ne négligeant pas d’ailleurs de soulever des poids considérables. Il était sur le point d’avoir assez de force pour vaincre deux robots à la fois. Bien sûr, la prochaine fois qu’il serait capturé, un troisième robot ferait pencher la balance du côté du système et il se retrouverait au fond de la Fosse d’Angoisse en attendant de trouver l’énergie nécessaire pour battre trois robots. Cette histoire à dormir debout ne me convainquait pas. Il y mettait pourtant le ton.
Je ne sais pas si Tarzan doutait de moi. C’eût été de bonne guerre. Je mangeais comme quatre, soulevais presque mon poids et voltigeais sur la barre fixe comme un professionnel du cirque. Et chaque jour, nous avalions ensemble un petit verre de rhum en trempant nos cuillères dans le menu du jour. Je n’approchais plus du buffet sur lequel Tarzan maintenant un brasier d’encens assez parfumé pour réduire l’arôme du rhum à néant. À quand la prochaine cuite ? me demandai-je avant de m’endormir. J’en rêvais.
Le temps passa ainsi en préparation militaire, le physique prenant le pas sur l’intellectuel dont nous n’avions strictement pas besoin. Et je ne sortais pas. Je regardais Tarzan lorsqu’il s’enduisait de pourriture avant de monter. Il y avait longtemps que cette odeur épouvantable ne me faisait plus vomir. Il l’emportait avec lui et je demeurais indécis devant l’ouverture du boyau où il venait de disparaître. J’avais fort à faire pour convaincre mon cerveau de se laisser environner d’une telle étroitesse, sans parler de la longueur et de l’obscurité totale, car ce parcours n’était pas éclairé par prudence. En surface, Tarzan me dit qu’une simple broussaille en protégeait l’entrée, ce qui me parut audacieux ou simplement hypocrite selon que je le croyais ou que j’avais cessé de l’aimer.
Arriverait le jour où je monterais, couvert d’une silicone enduite de chair pourrie pour ressembler aux autres. Il faudrait que ce fût de nuit, car je craignais l’éblouissement. Et je ne saurais envisager cette ascension, à défaut de lumière pour atténuer mes tendances claustrophobes, sans les solides épaules de Tarzan pour me porter et me permettre ainsi de fermer les yeux. Comme je lui en parlais, car je sentais que ce jour était proche, Tarzan me dit que c’était là une bonne idée et qu’il n’avait plus à y penser désormais. Il restait toutefois quelques détails à régler, au sujet desquels il préféra s’en tenir, pour l’instant, au silence. Il y avait là de quoi alimenter mon angoisse. Elle repoussait depuis quelque temps, alimentée par les trous que Tarzan savait creuser dans ses promesses et ses explications toujours incomplètes et vagues.
Et une fois là-haut, il faudrait attendre, c’est-à-dire monter et redescendre chaque jour pour suivre Tarzan et lui obéir au doigt et à l’œil, sinon, prévenait-il, il me laissait tomber. Et je savais trop ce que cela signifiait. Il m’était arrivé une fois de me trouver presque mort. Je me promettais chaque jour qu’une pareille horreur ne m’arriverait plus. Oui, il faudrait attendre. Attendre que Fissel se décidât à me libérer pour m’emporter dans son projet où je devais jouer un rôle relatif au draconium. La cité de Dracon pouvait-elle survivre sans le draconium ? Et qui savait comment extraire le draconium de la draconite ?
« Je suis destiné à la torture, dis-je à Tarzan. Voilà ce que je suis devenu. Fissel viendra me chercher et Skirate, maître de Dracon, me fera torturer pour m’arracher le secret de l’extraction nécessaire à la survie de cette ville maudite actuellement ravagée par la maladie et la mort qui s’ensuit.
— Fissel ne trahira pas Tarzan. »
Ce fut la seule réponse de Tarzan à ma nouvelle angoisse.
La vie s’écoulait ainsi. Tandis que Tarzan passait le plus clair de son temps à la surface, je nourrissais ma nouvelle musculature. Je m’étonnais passablement, mais je devais reconnaître qu’à ce train, je trouverais la force de vaincre un robot. Ce n’était certes pas suffisant pour remonter au niveau de la ville, mais une fois là-haut, je pouvais envisager un combat au lieu de me laisser emporter par le flot des circonstances contraires. De plus, je n’avais plus touché au rhum, sauf le verre du soir, qui était agréable et n’invitait pas à l’ivresse. Au contraire, il me semblait ouvrir les portes du sommeil sans grincement de gonds. J’en étais à apprécier cette espèce de bonheur expectatif quand il me fut donné d’entendre de nouveau ces voix. Je craignis aussitôt la fureur de Tarzan si jamais je ne trouvais pas la force de ne pas me confier à lui, ce qui m’apparut comme une impossibilité inévitable.
Je m’approchais du mur. Je tremblais des pieds à la tête. J’avais, pour tout dire, doublé de poids et de volume par rapport non pas à ce que la Fosse d’Angoisse avait fini par faire de moi, mais relativement à ce que j’avais été du temps précédent ces maudits évènements qu’il faut bien qualifier d’aventures pour ne pas en perdre le fil. Je me tenais donc fermement aux aspérités de la paroi, un lumignon accroché à mon front. Je collai mon oreille, craignant de comprendre cette fois le sens des paroles que deux personnages échangeaient sans se soucier du silence environnant. Je commençai par reconnaître la tessiture particulière de Tarzan. Je ne pouvais pas me tromper sur ce point. Il parlait haut et clair. Je m’efforçais de ne rien comprendre. En face de lui, une voix féminine, que je ne reconnaissais pas, et que je tins dès lors pour un nouveau personnage de mon aventure, lui répondait tout aussi clairement. Tarzan posait des questions et ce personnage lui répondait. J’en tirais la conclusion que Tarzan se renseignait. Je décollai aussitôt mon oreille. J’étais sur le point d’en savoir trop, partagé entre le désir brûlant de savoir où j’en étais exactement et le terrible sentiment d’avoir à le payer si jamais Tarzan venait à être au courant de mes séances d’espionnage. Je m’éloignai d’un bond de la paroi.
La tentation d’ouvrir une bouteille était forte. Mais comment la vider sans que Tarzan le sût ? J’ai l’ivresse joyeuse. Je chante à tue-tête des couplets plus vulgaires que bien tournés. Et ma voix remonte le boyau et secoue les frêles branches du buisson qui dissimule l’entrée de notre tanière. Un passant pourrait m’entendre et s’informer, en écartant les branches, sur l’origine de cette joie en principe étrangère à ces lieux maudits. Et adieu mes bouteilles ! Les voilà plus vides qu’un ventre qui cherche fortune au pays des crève-la-faim. Perspective insupportable pour qui aime la bouteille et ses multiplications standards !
Il n’est jamais prudent de jouer avec le feu quand on a les poches pleines d’allumettes. Mais ce que je voyais briller dans l’ombre que mon faible lumignon éclairait sans trahir le détail n’était point reflets de bouteille. Les portes du buffet étaient fermées. Je venais de m’en assurer. C’était la paroi qui scintillait. Je m’approchai.
Comment un expert aussi recherché que moi s’était-il laissé berner par des voix ? Cuillère en main, j’entrepris un sondage systématique de cette roche mêlée de terre. Et j’enfonçai le manche sans hésitation, exerçant en même temps un levier qui, sans plus d’effort, déposa dans mon autre main une pépite de draconite. Elle était de bonne taille. Je la nettoyai avec un peu de salive. Sa transparence était exceptionnelle. À vrai dire, je n’avais jamais observé une telle qualité de minerai. Une seconde extraction m’en révéla un meilleur spécimen encore. Et au bout d’une minute, une bonne trentaine de pépites ornaient mes pieds nus, comme autant de pierres précieuses. Je m’empressai alors de dissimuler ma découverte. L’excitation me troublait la vue. Je respirais comme le nageur qui remonte à la surface après une trop longue apnée. Je rebouchai les trous en me servant de la terre que j’humidifiai avec ma salive. Quant aux pierres, je les cachai derrière les bouteilles. Ce malin de Tarzan s’était arraché un cheveu pour piéger la porte du buffet. Je me doutais bien qu’il se méfiait de moi à ce point. Et une fois les pierres bien cachées derrière le brun nacré des bouteilles, je replaçais le cheveu sur les boutons et m’éloignai du buffet pour contempler mon œuvre. Si j’étais aussi malin que je me croyais, Tarzan n’y verrait que du feu. Il ne verrait même rien du tout !
Où est le monde ? Entre les apparences et la réalité ? Entre le rêve et les apparences ? Ou entre la réalité et le rêve ? Je ne m’étais jamais vraiment posé ce genre de questions. J’avais vécu l’enfance surveillée des petits bourgeois affectés aux tâches domestiques. Puis le travail m’avait donné l’occasion inespérée de mettre en pratique des connaissances acquises en toute liberté. Pourquoi ne pas le dire ? J’étais heureux. Et pas si seul que ça. J’étais à ma place et je fréquentais mes semblables, évitant de discuter des sujets à caution en dehors du cercle privé et de l’isoloir, si voter est une manière de s’exprimer, ce dont je me permets de douter sans toutefois militer en faveur d’un autre mode d’existence citoyenne. Après tout, il ne s’agit que de vivre le mieux possible. Il ne manquait qu’une femme à mon bonheur. Ou un homme… Qui sait pourquoi les étoiles tombent ? chante Gene Kelly. Et où elles tombent.
Il n’y a pas de temps sans aventure, si l’attente n’est pas du temps. Je vérifiais cette hypothèse tous les jours depuis que Jane m’avait emporté dans sa propre aventure. Le temps m’avait d’abord paru long, puis il avait trouvé un rythme de croisière à la mesure de mes possibilités de résistance et enfin, il commençait à se ralentir, comme le cœur à l’agonie. Et je deviendrais peut-être fou avant de mourir. Voilà la véritable proposition de l’angoisse. Et c’était sur ce coup de dés que je recommençais à espérer.
Tarzan ne remarqua pas le changement d’aspect de la paroi, à l’endroit où j’avais extrait des pépites de draconite. Il se contenta de jeter un œil dans le buffet et me signifia sa satisfaction par un léger mouvement de lèvres. Ensuite il jeta sur la table le produit de sa chasse, une longe de sanglier. Il avait partagé le reste avec ses pauvres. Il récupéra soigneusement le sang qui avait coulé au fond du sac, puis se mit à trancher des côtelettes.
« Si je dis que c’est du sanglier, c’est du sanglier, dit-il sans cesser de tailler dans la chair sanguinolente. Naguère, ces lieux étaient couverts d’arbres centenaires. Une rivière coulait en son milieu, peuplée de toutes espèces de poissons et de crustacés. Le peuple dracon vivait dans l’opulence. J’ai même failli épouser une de ses princesses. Mais ce temps n’est plus. Aujourd’hui, la maladie condamne les Dracons à la survie, avec ce qu’elle suppose de combats fratricides et de douleurs sans nom. Et le faux Tarzan a pris ma place pour donner un héritier à la dynastie des Tarzan. Ton histoire, Chris Crasse, commence à prendre du relief, mais jamais tu n’atteindras les hauteurs que j’ai dû gravir pour résister à la mort. Pousse le feu et huile une poêle ! »
Dix minutes plus tard, la bonne odeur de chair cuite avait envahi notre espace vital. Tarzan avait même trouvé du pain chez les rupins.
« Je ne savais pas que vous voliez… dis-je timidement.
— Ne me crois-tu pas quand je te dis que cette chair est celle d’un sanglier ? »
Il pressa un morceau de cette chair au-dessus d’un morceau de pain qui ne tarda pas à fondre dans sa main. Il suça cette mixture avec une jouissance évidente sans cesser de me regarder. Il ne me défiait pas. Il m’enseignait la survie en milieu hostile. Et je savais pertinemment que nous mangions de l’homme. Un jour, il m’amènerait avec lui pour piller le garde-manger d’un bourgeois. Et je tuerais le bourgeois de mes propres mains.
« Après avoir violé sa fille ?
— Tu as bien de la chance de pouvoir bander… »
Voilà comment se termina cette soirée lugubre. Il était temps de se coucher. Et lorsque Tarzan éteignit le dernier lumignon, un éclat de lumière verte scintilla dans la paroi. Mon cœur cessa de battre ou je m’imaginai que j’étais mort. Mais Tarzan ne posa pas de questions. Il se tourna plusieurs fois dans son lit avant de trouver le sommeil. Ses ronflements de bête sauvage résonnèrent sans laisser de place aux petits bruits que produisaient mes intestins. Je dus me lever pour déféquer sur la paille. Tarzan emportait cette paille souillée chaque matin et revenait le soir avec de la paille neuve. Il prétendait nourrir ainsi son jardin.
Puis je m’endormis. La petite lueur verte s’éteignit et je commençais à rêver. Je ne sais d’ailleurs pas si tout ce qui suit est un rêve ou si je l’ai réellement vécu. Le rugissement de Tarzan me réveilla en pleine jouissance masturbatoire involontaire.
Toute la grotte avait tremblé comme sous l’effet d’un séisme. J’ouvris des yeux ensommeillés dans une lumière d’incendie. Tarzan était en train de vider les bouteilles de rhum dans le feu. Toute sa chevelure était réduite en cendres. Au-dessus de lui, une épaisse fumée formait un gros nuage gris. Et sur les parois, son ombre se multipliait en autant de spectres sinistres. L’une de ces ombres, plus mouvante et terrible que les autres, était traversée de clignotements verts. Et parmi les bris de verre qui jonchaient le sol, piétinées par un Tarzan en furie, les pépites que j’avais extraites clignotaient au rythme des craquements et des cassures que leur infligeaient les talons puissants du sauvage. Et celui-ci me regardait avec des yeux injectés de sang. Sa découverte l’avait rendu fou de rage.
Cependant, il ne m’approchait pas. Il brisait les goulots avec les dents, poussant des cris de bête en instance de tuerie, comme si cet embrasement de rhum constituait les prémices de mon exécution. Et pour aggraver encore ma situation, je me mis à bander comme jamais aucune femme ne m’avait inspiré la turgescence à la place de l’amour. Mon gland battait comme un cœur contre mon sternum. Et sur mes cuisses tendues, mes testicules frémissaient d’un plaisir qui n’était pas le mien. Vision qui augmenta l’excitation colérique de Tarzan. Il arracha son petit slip et se mit à secouer son bassin, impliquant à sa petite queue des petits tours de marionnettes. Il allait me tuer sans jouir de moi, ce qui ne me laissait plus beaucoup de temps. Je me précipitai alors sur la paille que j’avais souillée la veille et m’en appliquai le mélange sur la verge que je saisis des deux mains pour la brandir.
« Tu n’oseras pas ! hurlai-je. Tu ne peux pas me prendre et tu ne me suceras pas ! Je connais ton aversion pour l’ordure. Je t’ai vu grimacer sous ta peau de charogne. Et tu as vomi toutes les nuits pour ne pas digérer cette chair humaine que tu cuisines uniquement pour me donner la force qui te manque. J’ai tout deviné de ton projet, Tarzan. Mais je ne fertiliserai pas la matrice de Jane. Je hais Jane plus que je te crains ! »
Et, répétant ce dernier cri jusqu’à épuisement, je m’effondrai sur la paillasse, impuissant à plier mon membre viril pour le cacher entre mes cuisses. Tarzan jeta alors une dernière bouteille dans le feu. Il remit son slip en grognant. Sa colère tombait comme un soufflet trop tôt sorti du four. Ses pieds saignaient, rougissant le vert des pépites éparpillées dans les bris de bouteilles. Il restait encore quelques fonds dans les culs. Pas de quoi se saouler, mais j’en avais besoin, sinon je devenais fou. Tarzan se pencha et ramassa un de ces culs. Il le renifla longuement, continuant de se calmer ainsi, puis il me l’offrit toujours sans rien dire. Sa bouche aussi saignait.
Nous nous regardâmes par-dessus le cul où le rhum semblait en fusion. J’y portai mes lèvres pour les déchirer. L’alcool me foudroya, pénétrant à grande vitesse dans la chair de mes lèvres. Tarzan versa alors le contenu du cul sur ma queue qui s’enflamma, torche vivante que je brandissais pour éclairer son visage. La paille souillée ne tarda pas à être réduite en cendres et la flamme s’éteignit. Tarzan sourit et ouvrit grande la bouche. Mais ce fut pour parler enfin :
« Tu es trop curieux, Chris, susurra-t-il. Maintenant tu sais ce que tu ne devrais pas savoir.
— Je n’ai pas peur de mourir ! D’ailleurs je ne vis plus. Dans une heure, cette érection deviendra douloureuse.
— Pas si je te suce…
— Je me la couperai avant ! »
Ce n’était pas de vains mots. Je tenais le couteau prêt à trancher. Je redoutais cette mort par hémorragie, mais je me sentais assez fort pour me crever le cœur avant de souffrir. Tarzan lécha ses grosses lèvres couvertes de cendres.
« Tu ne sauras pas tout, dit-il, si tu décides de vivre. Tu sais sans doute déjà que je ne te tuerai pas. Je n’ai jamais tué personne. On me l’a assez reproché. Et je veux vivre le plus longtemps possible. Quelle importance si le prochain Tarzan n’a pas une goutte de sang dynastique ? Je n’ai pas l’intention de me battre pour reprendre possession du trône du Mangana et des territoires qui en dépendent. Il arrivera encore bien des aventures à la dynastie tarzanienne. Et des complots inimaginables changeront la nature de son sang. Seul le nom perdurera. Peu importe ce qui arrive à ses princes, qu’ils meurent avant de procréer ou que la nature leur interdise ce pouvoir sur les hommes. J’ai choisi ma vie. »
Cette confession justifiait-elle la colère terrible qui l’avait précédée ? Tarzan s’était assis sur son coussin préféré, jambes en tailleur et les coudes sur les genoux. Ses mains avaient accompagné son discours de mouvements semblables à ceux que les oiseaux tracent dans le ciel de nos pensées. Je bandais plus que jamais, craignant la douleur et cherchant le plaisir de la caresse pour en retarder les effets. Tarzan retint cette main. Il dit :
« Mon existence n’est certes pas aussi merveilleuse que celle que j’ai longtemps connue dans la jungle. Mais à quoi bon revenir ? Je me sens de force à vaincre l’imposteur que les animaux ont fui pour le laisser seul. Mais sans femme pour me donner une descendance, ce bonheur n’a plus de charme. Laissons Jane résoudre ce problème.
— Si j’étais aussi fort que toi, c’est moi qui le tuerais !
— Qui te parle de tuer ! J’en aurais fait mon esclave. Et il aurait ensemencé la matrice de Jane dans le plus grand secret.
— Voilà ce que tu dois faire pour retrouver ton droit à régner ! Soumets-le ! C’est facile. Je t’aiderai. Je pourrai même te rendre le service à la place de ce traître. À moins que le priapisme ne me réduise à sa douleur…
— Tu es bien parti pour en mourir. Ou bien te tuer avant que la douleur ne te rende fou. Il n’est pas bon de mourir fou.
— Et Fissel ? Et les robots ? »
Tarzan hocha la tête en se pinçant les lèvres, puis il me regarda d’un œil mouillé par une espèce de fierté, comme si j’en étais digne maintenant.
« C’est toi qui te battras contre les robots, dit-il sur le ton du magistrat qui prononce un jugement définitif. À moins que Priape ne t’emporte dans son verger de souffrances. Tu ne t’élèveras pas au rang de demi-dieu sans cette douleur. Mais si tu redeviens un homme, tu reprendras l’entraînement. Grâce à mes conseils, tu trouveras la force de vaincre un robot. Et une fois là-haut, tu feras ce que tu voudras pour retrouver les charmes de ta vie antérieure.
— Mais Fissel… ? Et Dracon ? Ils veulent m’arracher un secret ! Et il n’est pas question que ma civilisation finisse par se soumettre à la puissance de… de…
— De la mienne par procuration. Je comprends…
— Le draconium doit demeurer entre les mains de l’Occident !
— Mais c’est ici, en territoire dracon, que se trouve la draconite. Et sans elle, ton Occident est aussi impuissant devant le monde que moi-même devant mes responsabilités de monarque…
— Mais toi-même, ô Tarzan, que complotes-tu dans cette mine de draconite ? Ta colère m’a donné la mesure de ta nouvelle responsabilité. Les Mangani n’ont-ils pas mis la main sur la cité de Dracon ?
— Avec la complicité de ses bourgeois et au détriment du peuple que tu as vu crever dans la pire des pourritures !
— Les Mangani ne sont-ils plus tes amis ?
— Harrisson est un imposteur. Et il n’a pas pour mission de perpétuer faussement la race tarzanienne. Son projet est plus prosaïque. Le Mangana fera face à l’Occident dans pas longtemps.
— Pour ça, il faudra me tirer les vers du nez !
— Ils t’arracheront la langue pour la faire parler ! »
Cette morne plaisanterie nous fit rire. Nous vidâmes maints culs de bouteille. Tarzan regretta même de s’être livré à ce sabotage inadmissible. On ne détruit pas le rhum comme on s’en prend à un dieu ou à un dictateur. Mais il connaissait la filière du rhum. Nous ne tarderions pas à redonner au buffet toute son importance existentielle. En attendant, il n’y avait pas moyen de se saouler. Une griserie de midinette s’empara légèrement de nos esprits. Il était temps pour Tarzan de remonter. Sa journée s’annonçait rude.
De nouveau seul, je commençai par faire le ménage. J’étais tellement confus qu’il m’arriva plus d’une fois de confondre le manche du balai avec ma queue dressée. Pour l’instant, j’étais loin de souffrir. Priape me ménageait en attendant de me condamner à me plaindre de trop bander, ce qui est une aberration. Mais il est vrai que je n’avais aucune raison de bander et que mon érection n’était que l’effet d’une anomalie nerveuse. Je fis un petit monticule de verre brisé après avoir récupéré les pépites de draconite. Le foyer n’était plus qu’un trou noir rempli de braises encore fumantes. Il exigea plus de travail, la grille étant encrassée comme jamais elle n’avait dû l’être. Je dus me jucher sur un escabeau pour atteindre le plafond avec mon balai afin d’en essuyer la suie. Enfin… dix heures de travail n’étaient pas de trop pour arriver à effacer toutes les traces de la colère de Tarzan.
Mais je n’avais pas les moyens de mesurer le temps. Il y avait belle lurette que j’en avais perdu le fil et le compte. Je savais qu’on était le matin quand Tarzan remontait à la surface, mais sans certitude, car il pouvait me tromper. Sa nouvelle version des faits qui m’affectait plus que lui était encore trop confuse pour mériter mon satisfecit. Il fallait pourtant que je m’active. La paroi qui avait fait entendre des voix, dont celle de Tarzan, conservait tout son mystère. Comment la traverser ? Ou plutôt, comment aller de l’autre côté sans la percer ? Elle ne devait pas être bien épaisse puisque la faible voix d’une femme pouvait la traverser sans perdre son sens. Sens que je m’étais bien gardé de déchiffrer en me bouchant les oreilles, ne tenant pas à me mêler de choses qui ne me regardaient pas. Mais depuis que Tarzan avait pété les plombs, ma crainte d’en savoir trop s’était transformée en désir d’en savoir plus. Un percement était techniquement envisageable. Le manche de la poêle y pourvoirait. Et je n’aurais pas de mal à répandre la terre et les cailloux dans les autres grottes que nous n’utilisions pas. Seulement, le bouchage de ce trou par une porte ne passerait pas inaperçu. Et la colère de Tarzan s’en trouverait multipliée. J’étais maintenant trop en proie à la curiosité pour prendre le risque de ne jamais la satisfaire.
Je tentai alors un sondage par percussion. Il me mena dans la grotte voisine, laquelle n’était pas éclairée. J’y suspendis trois lumignons, ce qui suffit à éclairer la paroi. Elle était toujours aussi mince. Je pouvais envisager de la percer, Tarzan ne mettant jamais les pieds dans cette grotte, mais en pensant à ma déveine congénitale, je jugeai plus prudent de continuer mes recherches dans la grotte suivante, y transportant derechef mes lumignons. L’endroit me parut propice à un percement discret. Je retournai dans la grotte principale pour chercher la poêle. Son manche d’acier et la bonne prise de son fond en faisaient l’outil idéal. Il s’agissait maintenant de ne pas l’abîmer. La colère de Tarzan me ferait alors changer d’avis sur la facilité de le tromper aussi effrontément qu’il me trompait lui-même.
Revenu dans la grotte choisie, je repérai un filon de terre meuble et le creusai aussitôt. Plusieurs pépites se détachèrent, mais je ne m’y intéressais plus. L’objectif était de jeter un œil dans la grotte où Tarzan s’était entretenu avec une femme sans se soucier de la portée de sa voix. Un trou de cinq centimètres de diamètre suffirait, ce qui ne devait pas représenter un bien gros volume de terre. Ce fut facile.
Au bout de dix minutes de creusement silencieux, un rayon de lumière se déposa doucement sur mes mains au travail. Je mis mon œil dans le trou. La grotte dont je ne voyais qu’une partie était éclairée par autre chose que des lumignons. Cette lumière crue me fit presque mal. Je fermai les yeux instinctivement et quand je les rouvris, je vis qu’un œil me regardait. Un bond en arrière me projeta dans l’ombre. Mes fesses glissèrent sur le sol glaiseux, je pivotai de 45º et prit le vent comme une frégate en fuite. J’atteignais l’entrée de la grotte adjacente quand une voix me supplia de revenir sans faire de chichis. Je me relevai prudemment, queue en main, raide comme un manche et fortement irritée ou suscitée. Je revins à mon trou. L’œil était toujours là. Puis le nez se montra. Et enfin la bouche. Pris de fièvre, j’enfilai ma queue dans le trou. La langue qui titillait le bout du gland m’invitait à de plus profonds rapports, mais on a beau être à la mesure de la femme, l’épaisseur dont il était question ici dépassait mes possibilités de croissance érectile. Heureusement, une éjaculation précoce à souhait me libéra à la fois de la pression que le désir exerçait sur mon mental et de la turgescence inouïe qui m’avait un moment condamné à subir le même sort que Priape. Je tombai en arrière, me recevant de tout mon long mais sans douleur, car ce n’était pas la terre dure que je touchai, mais les bras tendres et vigoureux d’une femme que je ne connaissais pas. Elle me retourna comme une crêpe et plongea sa langue dans ma bouche en guise de présentation. Et vous me croirez ou pas, mais la voix derrière la paroi continuait de me parler. Les deux seins appliqués contre moi portaient de rudes tétons. Et je fus assez inspiré pour saisir à pleine main les fesses qui allaient avec. Une jambe remonta aussitôt contre la mienne et je me remis à bander de plus belle.
J’étais aux anges. Mais il me fallut attendre d’éjaculer, cette fois dans un temps honorable, pour me poser la question de savoir d’où sortait cette femme. Et sans attendre sa réponse, je recollai mon œil dans le trou. L’autre femme me donnait à voir maintenant sa tête tout entière. Je ne rêvais pas : C’était Maoni. Je poussai un cri :
« Maoni ! Je ne comprends pas… Qui est cette femme ? Je…
— Je suis la sœur de Maoni, Cruelle, mais je suis arrivée avant elle.
— Mais par où êtes-vous donc passé ?
— Par là. Venez ! »
Je suivis Cruelle, répandant encore ma semence. Maoni était à la porte, qu’elle avait grande ouverte.
« Entrez, Chris !
— Certes, mais je me sens quelque peu vidé… si je puis m’exprimer ainsi…
— Ne faites pas la bête et entrez ! »
J’entrai. Ce n’était pas une grotte, mais une chambre assez coquette. L’ameublement était rustique, mais pas vilain. Un grand lit couvert d’une épaisse couette occupait le centre, sous une ampoule qui éclairait fortement toute la pièce. Cruelle, satisfaite, se jeta à plat ventre sur le lit et enfonça sa tête dans un coussin en gémissant. Maoni me tendit un slip.
« Je n’ai pas oublié votre taille, dit-elle. Mettez-vous à l’aise. »
Je n’avais pas fini d’enfiler mon nouveau slip qu’elle arrivait avec un plateau chargé d’une délicate collation de thé et de croquants. Elle le déposa sur mes genoux et s’assit au bord du lit, se penchant pour me servir.
« Aucune érection ne fera craquer les coutures en acier zingué de ce slip, déclara-t-elle le plus sérieusement du monde.
— Je suis un peu fatigué, bredouillai-je, mais je vais retrouver rapidement ma forme légendaire, vous verrez !
— Je ne verrai rien du tout ! J’appartiens à Tarzan.
— Le vrai ou le faux ?
— Ils sont faux tous les deux.
— Je m’en doutais un peu ! »
Les petits pieds roses de Cruelle s’agitaient entre nous. Elle ronflait comme un moteur.
« Trempez ! Mais trempez donc ! » s’écria Maoni.
Elle voulait parler du croquant. Je le trempai, mais alors que je comptais le mordre, elle l’enfourna dans sa bouche brûlante jusqu’à mes doigts et le croqua en me donnant tout près ses gros yeux blanc et noir.
« Chère Maoni ! Je vais finir par bander et alors, Dieu sait ce qui se passera !
— Tarzan va piquer une sacrée colère quand il verra le trou…
— Il ne va jamais plus loin que la grotte où nous logeons…
— Mais vu d’ici, ce trou parle de lui-même. Ne trouves-tu pas, Cruelle, que ce trou est vraiment bien fait pour parler ? »
Je sentis Cruelle ramper sur mon dos.
« Oui, siffla-t-elle. C’est vraiment un beau trou. »
Je vis alors que j’avais creusé dans le mille. Mon trou débouchait exactement entre les cuisses d’un kouros, à l’endroit de son rose anus. Sa queue dressée finissait une longue courbe entre les doigts d’une fille plus proche de la péripatéticienne que de la korê.
« Est-il possible qu’un pareil hasard existe ? m’écriai-je. Tarzan va croire que je l’ai faite exprès !
— C’est exactement ce qu’il croira, souffla Cruelle. Et vous en paierez le prix. Tarzan tient beaucoup à cette peinture. Je crois même que c’est une œuvre d’époque. Maoni ? De quelle époque s’agit-il ? »
Je sentais déjà l’énorme godemiché de Tarzan me labourer l’anus. Mais cette crainte ne dura pas, car Cruelle m’arracha une douleur à l’endroit de mon épaule droite. Cette sauvage était en train de me dévorer. Je saignais déjà. Sa tête recula pour prendre de l’élan puis se jeta sur mon autre épaule. Cette fois, le sang gicla. Je m’élançai hors de la chambre, mais elle retenait mon pied qu’elle se mit à mordre aussitôt. Maoni avait posé un genou à terre pour ramasser le service à thé et les croquants qui avaient valsé sur le tapis.
« Folle que tu es, Cruelle ! criai-je. Prétends-tu me manger comme un poulet ? Je ne me laisserai pas faire ! Et Tarzan en sera informé. Tu seras rudement fessée. C’est mon opinion ! »
Elle m’abandonna et rejoignit sa sœur sur le tapis. Je n’avais pas quitté la pièce. Qu’est-ce que j’attendais ? Mais la suite ! La suite, nom de Dieu !
Maoni confectionna une chemise avec un drap du lit. Elle était destinée à cacher les blessures occasionnées par les morsures de Cruelle. Depuis dix jours, je passais l’essentiel de la journée avec ces femmes. Tarzan n’en savait évidemment rien et pour que la dissimulation fût complète, j’avais enfilé, en plus de mon nouveau slip, qui m’allait comme un gant, cette chemise de soie dont Tarzan ne reconnut heureusement pas la couleur olive. Le problème, pourtant, c’est qu’il ne me posa aucune question à propos de cette chemise. Il savait bien que ce n’était pas lui qui me l’avait amenée et qu’il n’était pas possible que je l’eusse trouvée dans l’une ou l’autre des grottes attenantes. J’évitais donc son regard depuis dix jours. Nous vivions dans le mensonge.
Et chaque fin d’après-midi, ou de ce que je jugeais être une probable après-midi, les voix de Tarzan et de Cruelle traversaient la paroi. Je n’écoutais pas. Je ne voulais pas comprendre, ayant trop peur de découvrir un secret empoisonné. Il était évident que cette situation ne pouvait pas durer. D’ailleurs Tarzan parlait maintenant de probable remontée, mon corps ayant atteint le volume et la puissance nécessaire pour vaincre un robot.
« Tu ne pourras rien contre deux robots, me dit-il. Si deux robots surgissent du néant, redescends en vitesse ! Ni toi ni moi ne pouvons rien contre plus d’un robot.
— Et Fissel ? Qui me trahira pour l’informer que je suis remonté sans attendre qu’il descende lui-même pour me chercher ?
— Seules les femmes trahissent les hommes comme nous, Chris. Ne fréquente pas les femmes pendant les périodes préparatoires. Prends-les au retour si tu tiens à animer ton repos de ce genre de réjouissance. Tu as une bonne queue. Je pourrais t’envier, mais j’ai vécu. »
Il avait rempli le buffet de nouvelles bouteilles de rhum. J’avais promis de ne pas y toucher sans sa permission et seulement en sa compagnie. Nous ne parlions pas des pépites de draconite. Parviendrais-je à échapper à Fissel ? Et où irais-je si je retrouvais le fleuve Mangano ? En amont ou en aval ? Tarzan ne répondait pas, comme si je ne devais jamais revoir ce maudit fleuve qui avait emporté mon expédition tout entière. Son seul souci était de mesurer ma puissance de combat. Il veillait aussi à ma capacité de résistance mentale, me soumettant sans cesse à des tests qui me poussaient dans les cordes de la folie. J’en étais venu à me demander si mes jeux dangereux avec Maoni et Cruelle ne relevaient pas de sa compétence. Maoni me recousait avec un cheveu en guise de fil. La soie de ma chemise était si délicate que je pouvais sentir les nœuds en la caressant. Tarzan aussi me caressait quelquefois pour mesurer le galbe d’un muscle, mais il ne semblait pas percevoir ces déchirures mal cicatrisées à cause d’une couture mal faite.
Je ne touchais pas à Maoni. Elle était voyeuse plus qu’amante exclusive de Tarzan, selon ce que je ressentais à renifler ses cheveux quand elle recousait mes plaies. Elle prenait place dans un fauteuil de rotin, jambes repliées sous elle, et les mains jointes sous son menton. Cruelle ouvrait son beau cul. Je bandais déjà. Ma queue jaillissait du slip avant même que je l’ôtasse. Maoni avouait que c’était son spectacle préféré après celui des exercices auxquels Tarzan soumettait son imposante musculature de champion de l’esthétique. À la fin, se hâtant car Tarzan était en route pour descendre, elle me recousait et Cruelle râlait dans la couette tâchée de sang. Le jour arriva où Tarzan me déclara fin prêt pour affronter un robot. Il me restait toutefois à vaincre ma peur de me retrouver dans l’obscurité étroite du boyau. Tarzan m’avoua ne pas connaître le remède de cette maladie étrange qu’il ne connaissait pas. Il suggéra qu’elle n’existait peut-être que dans ma tête.
« J’ai toujours été claustrophobe, dis-je. Et j’ai fréquenté des claustrophobes. Qui sait s’il n’est pas claustrophobe avant de se soumettre à l’enfermement le plus noir et le plus étroit possible ?
— Comme un cercueil ?
— Oui, un cercueil.
— Je t’apporterai un cercueil demain. Et tu coucheras dedans pour t’exercer à ne plus craindre l’enfermement.
— Non ! C’est toi qui coucheras dedans, car tu ne sais pas si tu es claustrophobe ou non !
— Tarzan peur de rien ! »
Il se frappa le poitrail comme un gorille en poussant son cri de stentor. Il riait comme un enfant qui ignore s’il surmontera la prochaine épreuve avec autant de résignation que la précédente. Et le lendemain, le cercueil trônait sur le lit de Cruelle.
À la vue du cercueil, je faillis m’évanouir. Maoni me poussa sans ménagement dans son fauteuil. Elle grimaçait en prononçant des paroles incompréhensibles. Je voyais ses doigts s’agiter comme des griffes. Et Cruelle, assise dans le cercueil, se livrait à des incantations tout aussi obscures. Un verre de rhum me requinqua.
« Tarzan sait tout, dit Maoni dont la bouche retrouvait sa beauté charnelle. Tarzan sait toujours tout. Il s’est amené hier soir avec ce maudit cercueil d’occasion.
— Tu veux dire que quelqu’un a déjà couché dedans ? s’écœura Cruelle.
— Les morts ne se couchent pas, idiote ! Ils ne connaissent pas le sommeil. Mais ils se tourmentent. Ne sens-tu pas cette odeur ? Je n’ai pas pu dormir de la nuit !
— Je n’en ai même pas rêvé ! »
Cruelle se coucha et disparut derrière le flanc noir et brillant du cercueil. Le couvercle menaçait de se refermer, vibrant sur ses gonds. Je savais que Tarzan était derrière. C’était le grand saut avant la remontée. Je devais prendre la place de Cruelle ou coucher avec elle. Maoni s’opposa à cette dernière proposition. J’avais la gorge sèche malgré la douceur du rhum. Un deuxième verre m’aurait fait du bien.
« Tarzan ? Es-tu là ?
— Il ne te répondra pas. Cruelle ! Sors de là ! Laisse la place à Chris !
— Je veux coucher avec lui !
— Il ne bandera pas, tu peux me croire ! »
En effet, ma belle queue subissait une rétractation. Mon sac scrotal était réduit à un petit renflement ridé. Cruelle sauta dans la couette et s’y cacha pour ne plus me voir. Je me couchai alors dans le cercueil, nu comme un enfant qui vient de naître. Ce n’est jamais le dernier geste de l’homme. Le couvercle se referma.
*
Silence, mort et obscurité. Des coussins soutenaient mon corps en sueur. Je m’immobilisai pour ne pas céder à la panique. J’avais toujours fait preuve d’un premier courage, puis le second s’achevait en une débauche de cris et de supplications à peine plus intelligibles. Ces souvenirs de totale épouvante me condamnaient depuis longtemps à me méfier de l’inattendu. Tout évènement imprévu me jetait dans une angoisse dangereuse. Il valait mieux alors que je ne me trouvasse pas en compagnie. On me prenait tout de suite pour un fou ou on changeait subitement d’opinion à mon sujet. J’ai toujours vécu en funambule. Et j’ai perdu beaucoup d’amis, ou en tout cas de connaissances suffisamment proches pour servir de refuge dans des cas moins décisifs.
Je résistai ainsi un temps assez long pour penser à ce qu’il conviendrait de faire une fois revenu à la surface parmi les vivants. Tarzan avait décrété que j’affronterais seul le robot, car il aurait fort à faire avec l’inévitable attroupement des morts-vivants. Je redoutais de tomber ensuite nez à nez avec Fissel et son inséparable valet. Il n’y avait que deux options après ma victoire sur le robot : revenir sur mes pas pour retrouver le fleuve ou me soumettre aux exigences de Skirate, le maître de Dracon, au pied duquel Fissel et Corde me jetteraient pour empocher la récompense. Ma tête était mise à prix. Parlerais-je si on me torturait ?
Mais le temps passa. Je n’étais plus en mesure de répondre à cette question. L’angoisse venait de me prendre à la gorge. Il fallait que je sortisse de ce cercueil si je ne voulais pas crever de terreur. Je me mis à gesticuler comme un pantin. Les coussins amortissaient mes coups. Même mes cris étaient étouffés. Je m’entendais comme si ma voix venait de très loin au-delà des parois capitonnées du cercueil. Et par cette gesticulation hystérique, j’impliquai un mouvement de roulis au cercueil. Il me sembla que tout ce que je pouvais obtenir de lui, c’était un chavirement qui rendrait impossible l’ouverture du couvercle. Cette sorte de noyade me rendit assez fou pour tenter un tangage qui aurait l’avantage de provoquer un mouvement linéaire amenant le cercueil à glisser sur le lit pour enfin se trouver à l’oblique sur son bord. Ainsi presque debout, je pensais trouver l’énergie de forcer le couvercle à s’ouvrir. Je réfléchissais encore, mais pas assez pour admettre que cette épreuve n’était qu’un exercice destiné à me familiariser avec l’enfermement auquel me soumettrait, sur toute sa longueur, le boyau remontant à la surface. Mais quelqu’un retenait le cercueil, l’empêchant de glisser vers le pied du lit. Je crus entendre ce rire. Et enfin, le cercueil résonna de trois coups. Je me calmai subitement, me mettant à l’écoute de l’extérieur.
Il ne se passait pourtant rien. Aucune voix ne se fit entendre, ni pour railler ma peur, ni pour me conseiller. J’étais de nouveau seul. Et j’attendis, les dents serrées jusqu’à la douleur, que mes nerfs craquassent de nouveau, entraînant tout mon être vers je savais trop quel enfer.
Pourtant, le couvercle était levé. Le cercueil était plongé dans le noir. Je tardai à me rendre compte que si j’étais enfermé, ce n’était plus dans le cercueil. Je ne sais combien de temps dura cette illusion. Je ne m’agitais plus. Mes jambes s’étaient raidies et je sentais le fond du cercueil à la pointe de mes pieds. Quant à mes mains, elles étreignaient ma poitrine. J’étais dans l’attente de la mort, mesurant l’amplitude de ma respiration, à l’affût des premiers signes d’étouffement. Ma queue s’était dressée lentement. J’avais calculé qu’une fois bien bandée, elle toucherait le capitonnage du couvercle et que, comme dernière instance du désir, je pourrais y prendre plaisir. Mais quand je la sentis dressée au maximum, je m’étonnai qu’elle ne rencontrât pas la douceur de la soie. J’ai contracté plusieurs fois le périnée. Ou bien ma queue avait perdu de sa puissance à l’approche de la mort, ce qui est contraire à la théorie freudienne, ou bien le couvercle était placé plus haut que je ne pensais. Je voulus en avoir le cœur net et, d’une main tremblante, je tâtai cet espace sans rencontrer rien qui ressemblât de près ou de loin à un capitonnage. Il n’était désormais pas impossible que le couvercle fût levé. Et il l’était.
Je m’assis d’un coup. Ma main remonta la pente soyeuse du couvercle. Autour de moi, l’obscurité était impénétrable. Aucun bruit ne signalait une présence. Je me penchai par-dessus le bord du cercueil et plongeai ma main dans ce vide apparent. Je touchai alors la mollesse de la couette. J’étais encore sur le lit. Le cercueil n’avait pas été déplacé pendant mon enfermement. Mais alors, quel tour me jouaient donc Tarzan et ses deux complices ?
Je retins mon souffle et sautai par-dessus bord. Mais au lieu de m’enfoncer dans la couette, j’étais retenu par ce qui ne pouvait être qu’un corps humain. Et j’en savais assez sur la mort pour me rendre compte que c’était un cadavre. Quant à cette sensation de glissement, elle était due à du sang, un sang déjà froid et coagulé !
Ma main caressa deux seins puis, descendant encore, je reconnus la toison de Cruelle à ses angles travaillés au rasoir en forme d’arabesques. Si le lit était encore dans la chambre, je trouverais la sortie. Je procédai alors à une exploration du sol avec les pieds. C’était bien le tapis que je connaissais. Je me précipitai sur mes jambes pour trouver le bouton de l’interrupteur. On avait coupé l’électricité !
La porte était ouverte. Ouvrant grands les yeux alors qu’il n’était pas possible d’y voir, je longeai la paroi, vérifiant que c’était la bonne grâce à la présence de pépites de draconite qui affleuraient la terre humide et grasse. Je traversai ainsi les grottes jusqu’à buter sur le foyer encore chaud. Les lumignons avaient dû être brisés, car l’air était saturé de l’odeur du pétrole. Je soufflai alors sur le foyer pour tenter d’en aviver les braises, mais en vain. Il ne me restait plus qu’à entrer dans le boyau et à entreprendre la remontée pour me sauver de la terreur.
L’entreprise nécessitait une parfaite maîtrise de soi. Or, je n’étais pas en état de penser à ce que je devais faire pour ne pas mourir d’angoisse. Le boyau se rétrécissait au fur et à mesure que je progressais sur sa surface molle. Des bruits de succion accompagnaient chacun de mes mouvements. Je pris bientôt plaisir à me sentir enduit de cette glaise. Une cavité à l’exacte mesure m’invita à la pénétrer. J’étais prêt à tout pour ne pas céder à la panique. L’éjaculation m’arracha un cri de bête. Si quelqu’un passait à ce moment près du buisson, prendrait-il le risque d’en écarter les branches pour identifier la source de ce cri ? Je me promis de tuer cet être s’il existait. Il n’était pas mauvais que mon instinct prît l’avantage sur ma pensée. La situation réclamait un grand degré d’animalité. Tarzan m’avait enseigné deux ou trois choses sur ce sujet. L’expérience s’annonçait passionnante.
Bientôt, l’air putride de la Fosse d’Angoisse irrita ma gorge. Je plantai mes griffes dans la glaise, m’immobilisant pour apprécier la situation. Si j’en jugeais par le silence qui descendait sur moi, il était nuit. Aucun passant ne se risquerait à flâner dans les parages. Les racines du buisson s’entortillaient sur la paroi. Je m’accrochai à elles pour me hisser à la surface. Je perçus alors la forte odeur de romarin dont Tarzan m’avait dit qu’elle repoussait les morts-vivants, raison pour laquelle il avait planté cette essence à l’entrée de son domaine. Mes cheveux s’emmêlèrent au feuillage. Un instant étourdi par cette fragrance, je demeurai crispé au bord du trou. Personne.
Je sortis, sans toutefois me redresser. J’avançais ainsi de quelques mètres, accroupi et prêt à me défendre. La place était déserte. Pas même éclairée. Seul un quartier de Lune déposait sur les angles sa lumière blafarde. Et pas un robot en vue. La question de l’escalade de la paroi de la Fosse se reposait. C’était comme si j’étais revenu au point de départ, avant ma rencontre avec le nouveau Tarzan. La perspective d’un retour dans la pourriture de l’Angoisse me fit revenir à l’entrée du boyau. Après tout, pensai-je, il valait mieux vivre sous terre que de pourrir avec ces moribonds infestés par les maladies les plus crasses. Mais je ne retournai pas dans le boyau. Son obscurité s’étendait au comportement de Tarzan et de ses compagnes. Qu’est-ce qui m’attendait en bas ? Où étaient passés ces sinistres acolytes ? Je revins dans la lumière cadavéreuse de la Lune. Le bord de la Fosse traçait un horizon sur le ciel exsangue. Cette ligne était nette. Je m’attendais à la voir coupée par la silhouette trépidante d’un robot, mais la garde semblait endormie ou parfaitement bien tapie derrière quelque anfractuosité.
Tarzan m’avait promis un combat victorieux contre un robot, mais je n’avais pas les moyens de sortir de la fosse. L’entreprise n’était pas aussi facile que la remontée du boyau. La paroi de la Fosse était truffée de pièges. Il était impossible de planifier une escalade. Et de toute façon, les robots vous repéraient toujours avant que vous eussiez franchi le premier mètre. Tarzan savait comment arriver en haut sans se faire pincer ou exploser. Et il n’était plus là pour me guider. Ou il m’avait sciemment conduit où j’en étais, seul et désemparé devant l’ampleur de la tâche. Or, des trois solutions qui se proposaient à moi, cette escalade était la seule à promettre une issue heureuse ou au moins appropriée à mon aventure hors des frontières de l’Occident. Quitte à mourir entre les griffes d’un robot, je me devais de tenter l’impossible. Mais comment l’imaginer ? Je n’avais que la nuit pour y penser. À l’aurore, il serait trop tard et le choix se limiterait alors à retourner chez Tarzan ou à me laisser dévorer par plus pourri que moi.
Je m’approchai de la paroi. Les rues étaient désertes et à peine éclairées. Je rencontrai des chats sans les pourchasser. Enfin, je pus toucher pour la première fois la matière mystérieuse qui constituait la paroi de cette Fosse maudite. Même une mouche, pourtant dotée de pattes prévues pour tous les types d’ascension, ne pouvait envisager de la remonter. Pour y parvenir, il fallait nécessairement qu’un complice jetât une corde du haut de la Fosse et qu’un autre détournât adroitement la vigilance des robots. Vous voyez de qui je veux parler…
Fissel me reçut à bras ouvert, laissant éclater sa joie de me retrouver en bonne forme. Corde se montra discret, conforme en cela à son statut de domestique tenu de ne jamais exprimer ses sentiments pour ne pas déroger aux lois de la prostitution. Il se contenta de me tendre une main moite, mais sans me regarder dans les yeux, car les siens scrutaient la nuit. Aucun robot ne s’était signalé par son cliquetis de chenilles. Et je savais que cette espèce de discrétion cachait un complot. Je secouai donc la main de Fissel sans cesser d’exprimer une joie qui ne pouvait pas faire illusion. La situation était tendue.
Corde remonta la corde qu’il enroula soigneusement entre son coude et l’arc formé pas son pouce et son index. Les projecteurs qui éclairaient les bords de la fosse n’en parcouraient plus les reliefs. Il nous fut facile de rejoindre la première rue où Corde se débarrassa de la corde en la jetant dans une poubelle. Fissel n’y trouva rien à redire. Il tenait au poing, plutôt fermement, un gros révolver à barillet dont le canon luisait comme le dos d’un insecte. Il avait pris la tête de notre convoi, Corde fermant la marche, armé d’un fusil de chasse sans doute chargé de chevrotine. Comme je ne pouvais pas aller en chemise, fût-elle de soie, Fissel m’avait jeté son manteau sur les épaules. La nuit étant fraîche, je ne m’en plaignis pas.
Nous remontâmes cette première rue dans un silence crispé. Fissel m’avait fait un signe pour que je me tusse. Les volets étaient clos et les grilles tombées et verrouillées. Il me sembla entendre le son d’un téléviseur branché sur un programme nocturne. Une toux nous fit sursauter. Je commençais à croire que Fissel était de mon côté et qu’il n’était venu me chercher que pour me sauver.
Nous atteignîmes une place dans le style espagnol, cerclée de colonnades avec une fontaine en son centre. Mais le jet d’eau était coupé. Le chuintement qui parvenait à nos oreilles avait une autre explication que je ne pris pas le temps d’élucider. Cela ne ressemblait en rien à un bruit de chenilles. Nous n’étions pas suivis, comme me le confirma Fissel en se penchant sur mon oreille délicate. Mais Corde trimbalait son air inquiet de domestique toujours en proie à la crainte d’être trahi par une erreur de calcul. Ces fonctionnaires du service en tous genres se ressemblent tous. Leur visage semble sans cesse animé par ce mélange d’embarras, de frilosité et d’appréhension qui caractérise toujours le serviteur. Le tuerais-je si l’occasion se présentait ?
Je n’avais pas encore demandé où nous allions, supposant que cet objectif était déjà défini par un plan soigneusement élaboré. Je n’oubliais cependant pas que tout avait été fait pour me dérouter, depuis le naufrage de mon bateau jusqu’à la mise en bière qui marquait, selon ce que j’en savais, la fin d’un épisode de ce dangereux périple aux antipodes de l’Occident. Et Corde me poussait au cul, prenant toutefois le soin de ne pas me labourer le dos avec le canon de son pistolet. Fissel, agile comme un Arabe en poésie bouffonne, glissait littéralement d’une ombre à l’autre, traçant ainsi un chemin sûr en territoire hostile. Où me conduisait-il ?
Je n’allais pas tarder à le savoir. Nous traversâmes les faubourgs populaires, pour ne pas dire misérables. C’était prendre le risque d’être contaminé, mais Fissel m’avait fait avaler des pilules avant de traverser le fameux pont des Soupirs dont il me fut impossible d’admirer la conception à cause d’une nuit fort obscure et d’un éclairage réduit à un seul lumignon. Nous ne rencontrâmes pas un chat. La rigole empuantissait l’atmosphère, rotant comme un homme après un repas arrosé. Puis le pont du Diable se profila à l’horizon étroit de la dernière rue faubourienne.
Le quartier des rupins était surveillé de près et éclairé sans retenue. Dans mon slip, mon sexe perlait. Mais contre toute attente, après avoir franchi le pont du Diable en rampant comme des poilus, Fissel se releva, remis son révolver dans son étui et fit un large signe au premier garde qui s’avançait vers nous pour nous accueillir comme des héros. Les guerres ont ceci d’incompréhensible qu’il est impossible à l’esprit pacifique de reconnaître le vrai du faux. Mais vous avez déjà compris que c’est tout le sujet de ce récit palpitant.
« Salut à toi, prince Fissel, clama cet officier chamarré. Nous ne t’attendions plus.
— Nous ne pensions pas non plus revenir avec un chargement, répondit Fissel.
— Il est de plus en plus difficile de reconnaître le vrai du faux, ô Prince.
— Et pourtant, nous sommes loin d’être des pacifistes ! »
Terribles paroles qui me glacèrent le sang. Cette fois, Corde me labourait le dos avec son pistolet, grognant comme un chien qui réclame son os. Je me jetai à genoux aux pieds de Fissel.
« N’es-tu pas mon ami ? m’écriai-je, mains jointes et yeux écarquillés.
— Il ne tient qu’à toi de le devenir, répondit Fissel. Tu sais ce que nous attendons de toi. Nous ne négligerons rien pour acquérir cette puissance capable de neutraliser celle de l’Occident.
— Vous iriez jusqu’à me torturer ?
— As-tu prévu de te taire ?
— Ce que vous me demandez me contraint au silence !
— La douleur te fera parler, conclut Fissel qui s’éloigna avec le garde.
— Avance, chien ! » hurla Corde dans mon dos.
Le jour se leva pendant que nous allions je ne savais où, suivant à distance Fissel et le garde qui conversaient comme de joyeux compagnons. Corde grommelait dans mon dos, le labourant du bout de son canon. Bientôt, le palais de Skirate apparut, s’élevant majestueusement au milieu d’un espace vert bordé d’arbres portant fruits et jeunes filles. Nous rattrapâmes Fissel qui montrait son ordre de mission à un autre garde chamarré, le premier filant en ce moment même pour rejoindre son poste. Le garde fit un clin d’œil complice à Corde qui se gratta bruyamment la gorge. Puis nous entrâmes dans ce qu’il convient d’appeler un jardin.
Il y avait deux ou trois jeunes filles dans chaque arbre. Elles étaient vêtues de longues robes blanches et portaient des couronnes de laurier. C’était là une des excentricités auxquelles le roi Skirate se livrait pour impressionner son peuple de rupins, si l’on considère que les pauvres n’avaient pas droit à ce titre. Que dire alors des habitants peuplant la Fosse d’Angoisse ? Et de quelle façon traitait-on l’étranger porteur d’un secret d’État ?
Fissel embrassa tous les pieds qui se tendaient sous les feuillages. Le pistolet de Corde me priva de maints baisers, têtes pendues à l’envers, éclatantes de joie et de beauté. Un ministre de l’étiquette nous attendait au pied d’un escalier monumental. Il me débarrassa lui-même de ma chemise de soie vert olive et me vêtit d’une toile plus rude fermée au col par une solide chaîne d’acier. Corde saisit le bout de cette chaîne et rangea son pistolet dans son ceinturon. Le ministre, fort amène, embrassa Fissel sur les joues, ce qui fit rougir le petit prince, car je ne cachai pas mon étonnement.
« On me traite comme un prisonnier ! m’écriai-je. Ne suis-je pas votre ami ?
— Vous le serez dès que vous aurez parlé.
— C’est donc le prix de votre amitié ! »
L’homme qui se tenait en haut des marches, les mains sur les hanches et la poitrine gonflée sous un ventre rentré, n’était autre que le roi Skirate. Tout le monde se courba, sauf moi. Le roi ne s’en étonna pas et, alors que Corde tirait sur la chaîne pour me faire plier, il ordonna qu’on me laissât profiter des agréments de son jardin avant de me livrer au bourreau. Corde me lâcha. J’entourai alors la chaîne autour de mon poing, prenant l’attitude du combattant comme me l’avait enseigné Tarzan. Le roi sourit à peine et fit un geste dédaigneux à un domestique surgi du néant pour me botter le cul. Je dévalai l’escalier sur le dos.
Ma tête s’enfouit dans l’épaisse couche de gravier qui recouvrait l’allée des arbres. J’étais seul sur la place. Les feuillages s’agitèrent. Quelques fruits tombèrent. Je me relevai pour observer les lieux. J’allais y subir une première séance de torture.
J’avais le cul en sang. Les jeunes filles n’étaient pas des jeunes filles, mais de jeunes éphèbes aux mensurations féminines, à l’exception de leurs pénis qui, en état d’érection, atteignaient des dimensions hallucinantes. Et pour augmenter encore ma douleur, on me fit ingurgiter à l’aide d’une gaveuse quelques kilos de ces fruits qui m’avaient paru si savoureux mais qui avaient le pouvoir de répandre la douleur à l’intérieur de ce corps que les kouros pénétraient dans la plus épouvantable des joies. Ce fut un paquet de sang et de douleur qu’on jeta sur la paille puante d’un cachot. Je n’avais pas parlé.
Fissel me visita le soir même, expliquant mon étonnante résistance :
« Tu n’es pas fort, déclara-t-il. Tu as pris plaisir. La douleur t’y a aidé. Skirate est un fou excentrique qui ne connaît rien à l’art de la torture. Il veut en faire un spectacle. Et puis il tenait tellement à te détromper au sujet des… jeunes filles. Comme si Skirate avait la moindre idée de ce que peut représenter une jeune fille aux yeux d’un sybarite comme toi. A fortiori plusieurs !
— Que me réserves-tu, traître !
— Nous allons t’émasculer pour commencer et, après une période de cicatrisation nécessaire, nous reprendrons les séances de torture, mais cette fois sans jeunes filles.
— Ce n’était pas des jeunes filles ! (montrant mon cul) Je sais de quoi je parle !
— Oh ça ! Mais comment veux-tu que de douces korês se livrent à de telles extrémités ?
— C’est possible en Enfer ! Ah ! Je suis damné ! »
Fissel sortit en riant comme un ivrogne. En parlant de rhum, j’en manquais aussi cruellement que j’étais violé par le fond. J’eus une crise de tremblement. Je me frottai le nez avec une poignée de paille souillée par d’autres excréments. Mais en vain. Un delirium tremens s’ensuivit. Et je me fis enculer par un lézard qui se servait de sa queue, agitant une langue inconnue qui me fit regretter d’avoir limité mes études aux sciences et à l’anglais. Finalement, je trouvais le sommeil.
Un rayon de soleil me réveilla. Ou la piqûre d’une injection que pratiquait une infirmière dans mon bras. Elle puait de la gueule, ce qui ne l’empêchait pas de me parler de sa progéniture. Elle avait trois ou quatre mentons et des seins comme des sacs d’olives. Sa tignasse sentait le beurre rance. Un ruban me chatouilla longtemps le nez. Puis je ne sentis plus rien. On m’anesthésiait en vue de l’émasculation prévue par Fissel comme la première étape du système de torture qui m’allait être infligée pour m’arracher le secret du draconium. Cependant, cet étourdissement général de mes facultés physiques et mentales me laissait la possibilité de réfléchir encore un peu. Fissel apparut pour me poser la question qui naissait dans mon esprit :
« Tiens-tu à perdre l’instrument du plaisir ? Crois-tu encore que le rhum palliera cette cruelle mutilation ? Je te laisse une heure pour y penser. Ensuite, tu seras conduit au juge.
— On va me juger avant ? Sur quelle accusation…
— Espionnage !
— Mais les espions sont pendus par le cou, pas châtrés !
— Je demanderai au Tribunal un transfert de compétences. Il ne me sera pas refusé. Il en est toujours ainsi. »
L’infirmière retira l’aiguille. Je ne ressentais plus rien. Elle me pinça pour s’en assurer, secouant la tête en signe de regret. Elle faisait son travail. Tous ceux qui ne font que leur travail sont exempts de reproches si ledit travail finit par être considéré comme une collaboration avec l’ennemi. Elle le savait.
« Avez-vous mal ici ? » me demanda-t-elle en enfonçant un doigt épais dans mon anus.
J’aurais pu mentir, singer un spasme de douleur, mais à quoi bon ? Si je ne parlais pas maintenant que j’étais encore en mesure de satisfaire aux exigences du plaisir, parlerais-je une fois exclus de cet avantage naturel ? Et dans quel état d’esprit me trouverais-je après avoir révélé le secret du draconium ? Quel démon cohabiterait alors avec moi ? Celui qui accompagne les traîtres jusqu'à la mort ? Ou celui qui baise à la place du castrat ? Fissel ne ménagea pas son argumentaire. Il contenait tout ce que je savais déjà. Je parlerais, inévitablement. Décidais-je maintenant de parler en possession de mes moyens voluptuaires ? Ou étais-je assez sot pour le faire sans bander un bon coup ?
Fissel revint une plus tard, comme il l’avait décidé. Il était accompagné cette fois d’un chirurgien qui finissait de lui expliquer que l’ablation de tout l’appareil génital était nécessaire, sinon je serais victime d’un désir impossible à satisfaire et j’en souffrirais atrocement. Fissel éclata de rire.
« Tu entends ça, Chris ! Tu n’en finiras pas de souffrir. Imagine ton existence de traître châtré. Je te laisse encore une heure pour y penser. Venez, docteur ! Et merci pour ce complément d’information ! Ah ! Ah ! Ah ! »
Je me couvris de paille pour ne plus me sentir. Car il semblait bien que l’anesthésie avait excité mon odorat alors que mes autres sens, s’ils n’étaient pas complètement analgésiés comme le toucher, participaient maintenant des plus épouvantables hallucinations qu’il m’avait été donné de vivre. Je voyais des monstres, j’entendais des hurlements et des grognements, mais la pire des tortures commençait avec cette exacerbation inouïe de mon sens olfactif. Et ce que je sentais, c’était moi ! Cette bête immonde privée de plaisir et condamnée à vivre pour souffrir jusqu’à la mort d’avoir trahi les siens et d’avoir perdu toute possibilité de jouissance dans la tragique conclusion d’un choix cornélien. Cette mort inévitable me promettait la plus douloureuse des agonies. Je demeurerais parfaitement conscient jusqu’à la dernière seconde.
« As-tu décidé de ton sort, ami Chris Crasse ? dit Fissel.
— Épargnez ma vitalité ! Je vous en supplie !
— Parleras-tu alors ?
— Il faudra me torturer d’abord ! C’est mon honneur qui est en jeu.
— Que feras-tu de l’honneur si le désir ne trouve pas sa conclusion autant de fois qu’une bonne queue le permet à son homme ? Tu es fou de me résister.
— La résistance préserve de la folie. L’Histoire le dit !
— Erreur ! C’est le désir privé d’assouvissement qui rend fou. Et c’est une folie incomplète, comme l’érection de l’impuissant.
— Reviens dans une heure, ô Fissel !
— Je t’accorde une dernière heure. Ensuite, je te livre à ce chirurgien. Et il ne te sauvera pas de sa théorie. Je la connais trop bien maintenant pour t’en priver !
— Compassion ! Compassion ! »
Le récit de mes aventures prenait un tour tragique. Ainsi, je ne vivrais plus les moments burlesques à souhait qui avaient émaillé mon existence de bien tranquilles apaisements. Une tragédie qui ne s’achève pas par la mort de son héros redevient la triste comédie par laquelle tout a commencé. Et j’avais une heure pour pratiquer ce souvenir proustien.
Le lecteur se souvient sans doute du récit que nous fit Tarzan (le faux selon le second Tarzan), lequel se terminait par l’explosion d’un missile. Plusieurs Mangani avaient trouvé la mort, dont des fils (je ne sais plus combien) de Harrisson, roi du Mangana. Tarzan s’en était tiré avec quelques blessures superficielles, comme il convient à un héros de sa dimension, quand bien même il eût été un imposteur. Et bien Tarzan se trompait sur l’effet de l’explosion sur sa santé. Elle était affectée de la plus fatale façon : l’irradiation atomique.
La nouvelle me parvint tandis que je réfléchissais au sort de ma queue qui allait être tranchée, en compagnie de mes testicules, par les soins d’un chirurgien au service des folies extravagantes du roi Skirate. Anesthésié comme je l’étais, je souffrais de ma propre odeur exacerbée par les effets secondaires du narcotique qui avait été injecté dans mes veines. Fissel m’avait donné une heure, la dernière, pour décider si je parlerais avant qu’on me coupât ou après. La question morale soulevée par ce dilemme me préoccupait de moins en moins.
Soudain, alors que le sablier retourné par Fissel contenait encore la moitié de son sable dans sa partie supérieure, la porte s’ouvrit. C’était le roi Skirate lui-même !
Un garde chamarré le précédait avec un balai entre les mains afin de nettoyer les marches qui descendaient à mon niveau, continuant de projeter la paille infecte avec son coco jusqu’à atteindre le coin obscur où je me tenais, accroupi pour déféquer une dernière fois. Je reçus le manche sur le crâne, geste qui était censé me contraindre à me relever dignement alors que je n’étais pas culotté. Je m’assis sur mes excréments non sans me frotter le haut du crâne, partie de mon appareil sensitif que l’anesthésiant n’avait pas atteint pour ce qu’elle se trouvait encore au-dessus de ma personne.
« Lève-toi, mécréant ! » hurla ce garde en renouvelant son geste, cette fois sur mes fesses, car j’étais en position de me redresser.
J’entendis le coup sans en ressentir la pression. Il fallut que le roi Skirate ordonnât au garde de cesser de me battre pour que je pusse enfin me redresser et, par une pirouette sur un de mes talons, je me retrouvai à genoux, la tête dans les épaules et les mains en position de soumission, paumes tournées vers le haut. J’avais toutefois encore assez d’esprit pour me dire que si le roi me rendait une visite avant la cérémonie d’émasculation, c’est qu’il avait une raison d’importance. Mon cœur émit un petit bruit de succion correspondant à la hauteur de mon espoir. Il était de notoriété publique que le roi n’était pas qualifié pour pratiquer la castration judiciaire.
« Relève-toi, Crasse, dit le roi le plus tranquillement du monde. Je crois que tu as de la chance. Suis-moi ! »
Le garde me botta encore les fesses, prenant un malin plaisir à enfoncer la pointe de sa botte dans mon anus. Puis il se pinça le nez et me piqua aux fesses avec sa lance hypodermique. Instantanément, l’effet analeptique se fit sentir. J’étais heureux de retrouver la douleur dans des circonstances qui me paraissaient propices à un changement d’orientation de la justice à l’égard de ma personne. Une seconde injection, cette fois au fond de l’anus, répandit son pouvoir esthésiogène à tout mon corps. Je grimpai les escaliers quatre à quatre pour me sortir de là.
Le roi m’avait précédé et m’attendait dans le couloir dont les murs étaient hérissés de barreaux. Des mains crasseuses y étaient accrochées. Des créatures infernales me regardaient avec envie, silencieuses, n’étaient les gargouillements de leurs estomacs et les gaz pestilentiels qui sortaient de leurs derrières en fusion. Le garde qui me suivait accéléra mon allure. Le roi marchait vite. Il ouvrit lui-même une porte et m’ordonna de le précéder.
J’hésitai, oh pas plus d’une seconde, car le garde me piqua de nouveau, excitant ma douleur. Et je me retrouvai dehors, en pleine lumière d’après-midi, dans le jardin royal inondé de lumière. Les kouros, descendus de leurs arbres, riaient en se tenant la bouche. Je ne vis pas une femme. Un domestique aux cheveux blancs courut vers moi pour m’offrir les fruits de son panier. Il était en retard.
Je croquai une pomme, ânonnant de plaisir. Le roi souriait, ayant planté son long sceptre en terre, à deux pas de moi. Le garde, circonspect, pointait sa lance dans ma direction. Je m’arrêtai de mastiquer, petite immobilité qui me parut assez claire pour demander si je ne mettais personne en retard, car je ne voulais pas subir le sort du vieux domestique qu’on était en train de coudre dans son panier vidé de ses fruits. Le roi me fit signe qu’on avait le temps. Si j’étais en train de rêver, comme je le pensais, c’était un bien agréable moment pour précéder une opération chirurgicale aussi pleine de conséquences que celle que j’allais subir. Cependant, le chirurgien ne se montrait pas.
J’achevai ma pomme. Comme les fruits étaient par terre, je me baissai dans l’intention de faire durer mon rêve, mais un kouros fit non de la tête et me prit la main, me tirant vers son arbre. J’avais déjà vécu cela et ne tenait pas à recommencer. Il se contenta heureusement de cueillir un fruit et de me l’offrir, m’encourageant à le mordre, ce que je fis.
Personne ne parlait. Tout ce monde agissait par signes, ce qui confirmait l’hypothèse d’un rêve. On me l’avait peut-être injecté, qui sait ? Je jetai le second trognon dans le crachoir que me tendait un autre domestique aux cheveux blancs. Le kouros cueillit un autre fruit. C’était un beau rêve. On ne me défonçait pas le cul, on ne me coupait pas et je jouissais de fruits peut-être empoisonnés. On ne peut pas rêver une plus belle mort. Plus dur serait le réveil.
Enfin, Fissel se montra. Était-ce ainsi que s’achevait mon rêve ? Il était suivi par son fidèle et hypocrite Corde, lequel portait, si je n’avais pas la berlue, une bouteille de rhum encore bouchée. Il ne manquait plus qu’une cigarette pour compléter le scénario d’une bien triste fin. Je ne pus retenir mes larmes.
« Expliquez-lui avant qu’il ne se ridiculise, » dit le roi Skirate.
Fissel m’enferma dans ses bras. Il avait l’odeur et la tendresse d’une femme. Je crus bander pour la dernière fois.
« C’est fini, dit-il.
— Je sais bien que c’est fini ! Pourquoi cette cruauté ?
— Mais je ne suis pas cruel ! Enfin… je ne le suis plus ! »
Dans mon dos, le roi riait sans retenue et les kouros ne se tenaient plus de joie. Il fallait que je me réveillasse. Qu’avais-je décidé ? Parler pour sauver mon désir d’une attente infernale ? Ou parler après l’avoir condamné à me tourmenter toute ma vie ? Fissel me secoua.
« Tu es sauvé, Chris ! Nous avons réfléchi.
— Vous avez réfléchi à ma place !
— Tu vas d’abord nettoyer cette crasse ! Ensuite, nous parlerons.
— Mais je ne parlerai pas, moi !
— Tu feras ce qui te semblera le meilleur. Avec qui veux-tu prendre un bain ? Je vois que ta verge est dressée pour célébrer ton retour dans le monde. Veux-tu des femmes ou des hommes ? Nous avons ce qu’il te faut. Parle !
— Je ne parlerai pas ! C’est décidé.
— Alors disons moitié hommes moitié femmes ! Laisse-toi conduire, veinard ! »
Je fus emporté par un joli troupeau de gentilles bêtes toutes nues, incapable d’en distinguer les attributs. On me dépouilla de mes hardes et nous plongeâmes ensemble dans l’eau tiède d’une piscine. Ces ébats me faisaient oublier la bonne bouteille que Corde n’avait pas encore débouchée. Pensait-il me la mettre dans le cul ?
Le rhum m’avait à peine étourdi, mais j’étais récuré comme une casserole. On me mit à sécher en plein soleil, ce que je fis sans résister aux attraits qui m’étaient offerts pour je ne savais toujours quelle raison si j’étais en train de rêver, ou pour la seule raison de me faire goûter au plaisir afin de mieux en détruire les effets par les effets d’une horrible torture. Une fois sec et oint, on me fit entrer dans une chemise et, chaussée de naëls, je pénétrai dans le palais où le roi m’attendait. Corde me suivait, mais sans rhum. Il avait l’air pressé d’en finir avec cette comédie. Je savais trop à quelle occupation il réservait ses dents pointues.
Le roi me salua d’un grand geste qui en étonna plus d’un. Fissel, debout au pied de l’estrade royale, s’inclinait sans donner l’impression de se fatiguer dans cette inconfortable position. Je passai devant lui avant de gravir les marches comme m’invitait à le faire le roi, lequel empoigna ma main pour achever mon élan et me pousser dans un fauteuil qui jouxtait son trône. Comme je faisais mine de me relever, il appuya fortement sur mes épaules, me donnant à respirer son haleine de fauve. J’avais entendu dire que les Amérindiens traitaient fort bien leurs victimes expiatoires avant de les égorger ou de les éventrer. C’était peut-être ainsi que l’on préparait à la conversation les futurs collaborateurs de Dracon, qu’ils résistassent ou non. Un grand coup de timbale ponctua cette scène. Le roi était resté debout.
Il allait parler. L’aristocratie draconienne était à l’écoute sur deux rangs, laissant libre tout le champ d’une allée au dallage noir et blanc d’échiquier.
« Chris Crasse, commença le roi Skirate, ta chance a tourné. Il faut bien reconnaître que tu as été à deux doigts de subir un outrage de première grandeur, celui que la tradition draconienne réserve aux rebelles et aux traîtres, deux races de citoyens que nous excluons de la communauté quand l’occasion se présente. Ainsi, le royaume de Dracon émascule plus de mille salopards chaque année que Dieu fait. Les traîtres châtrés deviennent des esclaves sans droit. Et les rebelles, s’ils survivent à leurs confessions, retournent dans leur pays d’origine sans les attributs qui leur faisaient espérer une descendance. Telle est notre Loi. Et tu as échappé à la rigueur de ses Institutions. Sais-tu pourquoi, Chris ?
— Je suis tout ouïe, Majesté…
— Je vois que la situation t’amuse déjà… Qu’on amène le prisonnier ! »
Le roi pointa alors son doigt d’airain devant lui. Au bout de l’allée, un Noir était poussé à la pique par deux gardes casqués et emplumés. Je me redressai comme un ressort. C’était mon ami Cascade, dont je ne vous ai pas encore parlé pour la bonne raison que je le croyais noyé avec mes autres compagnons dans le fleuve Mangano. Mon cri resta bloqué dans ma gorge. J’aimais Cascade comme un frère. Mais ce n’était pas un cri d’amour que je voulais pousser. Le roi Skirate enferma ma pauvre tête dans ses puissantes mains d’acier.
« Comprends-tu maintenant, Chris ? » vomit-il dans ma bouche.
En même temps, les deux gardes casqués et emplumés jetèrent Cascade sur les marches. Nous échangeâmes un regard désespéré. Dans quelle sale affaire de politique avions-nous mis le nez en acceptant cette mission ? Cascade en savait autant que moi sur le traitement de la draconite. Pourquoi, des dix-huit hommes qui avaient péri dans le naufrage de notre bateau, était-ce le seul à connaître ce secret qui s’en sortait finalement à la suite de je ne savais quelles imprévisibles circonstances ? Les dix-sept autres ne savaient rien. C’étaient de bons techniciens, irremplaçables même, mais le draconium ne leur avait pas livré ses secrets comme à Cascade et moi-même. Et les deux seuls ingénieurs connaissant toute la procédure de l’extraction du draconium de la draconite étaient maintenant entre les mains du roi Skirate, maître de Dracon, l’ennemi déclaré de la puissance occidentale.
S’il était fort probable que je ne parlerais pas avant d’être châtré, je connaissais suffisamment mon ami Cascade pour savoir qu’il n’attendrait pas de perdre sa virilité pour livrer les secrets que nous partagions lui et moi avec les instances les plus secrètes de l’Occident. Voilà ce qui n’avait pas échappé au roi Skirate.
Cependant, tout informé qu’il était de la nature profonde de nos instincts sexuels, Skirate ignorait encore pourquoi nous avions monté cette expédition. Il avait un autre secret à nous arracher. En effet, si nous détenions le secret de la fabrication du draconium, pourquoi avoir monté une expédition qui nous jetait dans la gueule du loup ? Comment nos gouvernements respectifs avaient-ils espéré convaincre le roi Skirate de les autoriser à extraire la draconite sans tenter de découvrir le secret du draconium ? Ses services d’espionnage pouvaient-ils ignorer que Cascade et moi étions les inventeurs du procédé ? Cette pensée me fit pâlir. Avions-nous été trahis par nos ministres de l’Industrie ?
Certes, le moment n’était pas propice à la réflexion. Je n’eus pas même le temps de répondre au moins partiellement à l’une de ces questions. Cascade était déjà en train d’exposer les conditions nécessaires à une exploitation rationnelle de la draconite conduisant à la fabrication du draconium le plus pur qu’il était raisonnable d’espérer dans un premier temps, étant entendu que cette industrie toute nouvelle promettait d’améliorer ses assises scientifiques et technologiques.
« Voilà qui est parlé ! dit le roi Skirate. Conduisez cet homme dans son palais. »
Cascade me regarda tristement, mais je n’étais plus aussi sûr de son sens de l’honneur. Entre le pire et le meilleur, il avait toujours choisi le plaisir. La satisfaction de son désir passait toujours au premier plan. J’ignorais bien sûr si le palais promis par Skirate n’était pas plutôt un cul de basse-fosse comme il devait en exister beaucoup à Dracon. À moins que la Fosse d’Angoisse fût d’un meilleur rapport. L’Occident pouvait trembler maintenant. Son adversaire n’avait peut-être pas d’intentions belliqueuses, mais il faudrait réfléchir à deux fois avant de lui chatouiller les côtes.
Cascade emmené, cette fois avec les égards réservés aux nobles sujets de ce royaume, le roi apprécia mon tremblement et ma pâleur. Il avait gagné sans avoir eu besoin de me châtrer. Avec Cascade, il tenait le meilleur des ingénieurs doublé d’un savant de premier plan.
« Allons boire un verre, » me proposa-t-il.
Les domestiques reculèrent pour nous laisser passer.
« Que ressens-tu, me dit-il, d’avoir été ainsi trahi par le meilleur de tes amis ?
— Le reverrai-je ?
— Cela ne tient qu’à toi… mais dois-je te faire couper les mains pour que tu ne l’assassines pas ?
— Couper ! Couper ! Vous êtes né avec une épée à la main ! »
Ma fureur tremblante frisait le comique le plus désolant. On nous servit du rhum dans un salon privé. Le roi Skirate m’assura qu’aucun ministre ni fonctionnaire n’y mettait jamais les pieds. Un parfum de femme flottait. Je souris, en connaisseur.
« Il y aura une guerre, Majesté, et vous la perdrez, dis-je tandis que les premiers effets de l’alcool me conseillaient.
— C’est en effet une course contre la montre que nous entreprenons. En vous associant à votre ami Cascade, vous accélérerez la mise en place de notre nouvelle industrie…
— En effet… je ne veux pas être coupé.
— Je me réjouis de cette sage décision. La paix du Monde dépend de vous, mes amis. Prenez encore un verre. »
Je vidai une bouteille à moi seul. Il était d’ailleurs fort probable que le roi ne buvait pas le même breuvage. Ses yeux étaient clairs comme de l’eau de roche.
« Il faut que je vous demande un autre service, ami Chris…
— Je n’en suis plus à une trahison près… en espérant que la dose de plaisir que je vais prendre compensera les effets d’un probable procès intenté justement par la justice de mon pays.
— Doutez-vous de pouvoir empêcher cette guerre ? J’y crois, moi, à votre talent.
— Un Blanc parmi les Noirs… pffff… Ça ne durera pas.
— Tarzan est blanc.
— Tarzan est impuissant. Celui que vous appelez Tarzan n’est pas Tarzan. Et je vous préviens, Jane Poitrine n’est pas du meilleur sang qui soit !
— Gromeck est mort…
— Que voulez-vous que ça me fasse ?
— Tel était le nom du faux Tarzan, Gromeck.
— Et bien trouvez un autre Gromeck ! On ne manque pas de salle de bodybuilding en Occident. Jane sera ravie.
— Impossible ! Jamais aucun blanc n’acceptera de s’expatrier au Dracon ! La situation politique ne se prête plus à ce jeu devenu dangereux pour tous les Blancs.
— Vous avez sans doute raison. Alors adieu Tarzan ! Plus de Tarzan hors des frontières de l’Occident. Buvons à la fin d’une dynastie exemplaire ! »
Je levai joyeusement mon verre, mais le roi Skirate était maintenant plongé dans une grande tristesse. Elle me parut sincère. Je vidai mon verre :
« Quelle importance, éructai-je, cette dynastie de culturistes royaux ? Au fait… Elle est passée où, notre Jane nationale ? »
Un rideau se souleva à l’endroit de ce qui me parut être un lit royal. Jane était couchée dessus, parfaitement nue.
Était-ce la conclusion ? J’aurais pu m’arrêter là et noyer mon chagrin dans l’alcool. Jane Poitrine était devenue reine de Dracon, compagne du roi Skirate et maîtresse de mes jours. Il ne me restait plus qu’à m’agenouiller pour exprimer ma soumission. Mon aventure, si c’en était une, s’achevait parce qu’il ne m’était plus possible d’en inventer les ingrédients comme j’avais su le faire depuis que le gouvernement de mon pays m’avait placé à la tête d’une expédition au prétexte scientifique et à la finalité industrielle. Le procédé de synthèse du draconium à partir de son minerai finirait par être publié intégralement dans les pages de Wikipédia.
J’étais en train d’y penser quand Jane ouvrit subitement l’antre de ses jambes. Visiblement, elle s’était échauffée. Je me tournai alors vers Skirate qui avait pris place sur un pouf ou une selle de chameau. Il éleva la théière au-dessus de son verre aux reflets vert d’or. Le filet pénétra dans le verre avec une précision et une douceur qui me laissèrent pantois d’admiration. J’entendis alors les variations ostensibles du lubrifiant sur les lèvres turgescentes. Skirate me fit signe de me retourner, car ce n’était pas lui que j’étais venu honorer. Ma tête branlante pivota. Jane était prête à me recevoir. Je me tournai de nouveau vers Skirate :
« Je ne comprends pas ! Est-elle droguée ? Pourquoi moi ? Quel supplice…
— Mais non ! Mais non, mon cher Chris Crasse ! Elle est à vous. Prenez-la sans craindre d’autres plaisirs. Et remplissez-la de votre blanche semence.
— Là ? Comme ça ? En votre présence ? Pourquoi ?
— Parce que Tarzan est mort. Gromeck est mort, veux-je dire. Il ne reste plus que vous pour assurer la descendance de Tarzan.
— Mais elle est aussi étrangère que moi à cette dynastie ! C’est un complot !
— Me refuserez-vous ce plaisir ?
— Non… je sais trop ce qu’il m’en coûterait.
— Vous avez été sauvé de la castration par le décès inattendu du faux Tarzan que je destinais à la matrice de cette prostituée.
— Jane ? Une… Je n’en crois pas un mot ! C’est la fille de…
— Taisez-vous, gros bêta ! Ne trahissez pas une lignée officielle ! Tarzan VIII sera le digne fils de Jane Poitrine, fille de ministre dont la pureté raciale ne peut être contestée.
— Mais moi… simple fils d’ouvrier… certes excellent élément… boursier… ayant fait ses preuves… je ne suis pas…
— Vous n’êtes pas Tarzan, je le sais bien !
— Vous voulez dire que… le vrai Tarzan…
— Entrez, vrai Tarzan ! »
Je n’avais pas encore commencé à bander. Heureusement, car on eût assisté à cet instant au déclin de ma puissance. Je me contentai de tirailler mon prépuce en attendant qu’on m’explique. Tarzan, celui qui m’avait formé au combat dans sa grotte creusée sous le sol infect de la Fosse d’Angoisse, Tarzan entra, majestueux dans son costume de scène, un simple slip de cuir renforcé sur le devant pour simuler une constitution exceptionnelle. Il me tendait une main frémissante d’émotion. Essuyant une larme, il me dit :
« Chris, je suis fier de vous. Vous me sauvez de la honte de n’être qu’un pauvre homme et d’une fin de règne sans descendance. Double malédiction à laquelle je m’étais habitué. Mais voici que les choses se sont mises à changer. Je crois que vous êtes ce réformateur inespéré. Je fais de vous mon Premier ministre ! »
Ce discours étrange me fit reculer. Couchée sur le lit dans une position vicieuse ou érotique, Jane suçait son doigt, celui dont elle s’était servie pour lubrifier son appareil génital.
« Qu’entendez-vous par Premier ministre ? balbutiai-je sans cesser de reculer.
— J’entends ce qu’il faut entendre par là… Je récompenserai votre bonne action par un poste haut placé. Vous ne pouvez espérer mieux... »
Le roi Skirate renversa son verre et se leva pour s’interposer entre Tarzan et moi. Il posa un doigt sur sa lèvre lippue, fermant à demi ses grands yeux d’animal pensif.
« Premier ministre, c’est bien, mon cher Tarzan… Mais pensez-vous que votre fils et ce… premier ministre… n’en viendront pas tôt ou tard à se poser la question de leur… relation biologique ? Vous connaissez aussi bien que moi la nature humaine…
— Quoi ! m’écriai-je. Vous lui conseillez de me supprimer après que j’ai ensemencé cette dame ? Vous me prenez pour un idiot. Personne ne me fera bander dans ces conditions ! »
Les cuisses de Jane claquèrent l’une contre l’autre.
« Mais voyons, Chris ! Il n’est pas question de vous tuer pour vous empêcher d’aimer votre fils. Vous l’aimerez en silence. »
Tarzan se dressa alors sur la pointe de ses pieds.
« Vous cesserez tout rapport intime avec cet homme tout de suite après la copulation ! »
Le roi Skirate fit voleter sa cape en signe de grande concentration. Après avoir longuement sucé le rubis qui en fermait le col d’hermine, il posa un pied sur un pouf ou une selle de chameau et, penchant la tête sur une épaule, joignit ses mains.
« Mes amis, dit-il le plus sérieusement du monde, il est absolument nécessaire que chacun entre dans la peau de son personnage dès maintenant et qu’il joue le rôle qui lui est dévolu par les nécessités politiques sans commettre l’erreur qui serait fatale à notre séjour sur la Terre.
— Qui me dit qu’on ne me coupera pas la tête dès que j’aurais fertilisé cette dame ? suggérai-je non sans frémir.
— Ils vous tueront plutôt dès que l’enfant sera né, fit Jane.
— Il me faut des garanties ! »
Tarzan paraissait désespéré. Je ne doutais pas de la sincérité de ce pauvre monarque maltraité par la nature et l’Histoire. Par contre, je ne pouvais me fier à la parole du roi Skirate. Il était le seul responsable de tout ce qui m’était arrivé, si je fais abstraction du soupçon qui pesait sur Jane, laquelle avait selon moi provoqué le naufrage de mon bateau et la mort de tous mes compagnons. Je la soupçonnais maintenant d’avoir sauvé Cascade comme on cache un atout dans la manche. Et je mesurais à quel point les comploteurs de l’Histoire sont étrangers à la naïveté naturelle des inventeurs et des joueurs de flûte. Étant entendu que j’étais ce génial inventeur et que Tarzan attendait de savoir s’il était doué pour la musique de chambre. Prenant les devants, il s’effondra dans un pouf qu’il prit pour une selle de chameau.
« Cette situation est sans issue ! s’écria-t-il. Nous ne pouvons apporter aucune garantie à cet homme pourtant unique en son genre vu la situation internationale.
— C’est bien vrai ! ponctua Jane.
— Je ne dirais pas non à une garantie, fis-je, pourvu qu’elle soit sérieuse… »
Le roi Skirate était durement sollicité. La colère perlait sur front sous la forme de gouttes froides. Il était invité à trouver une solution ou à tuer tout le monde.
« Soit ! dit-il enfin, car nous nous étions plongés dans un silence sans défaut en attendant qu’il le rompît. Nous avons la femme blanche. Nous avons l’homme blanc. Et voici Tarzan qui ne peut pas mourir sans laisser à notre monde noir cette trace d’humanité dont le monde blanc est capable quand il a de l’imagination et qu’il ne se contente pas de laisser pourrir l’Histoire dans la fantaisie des croyances et des apocryphes. Cher Chris… »
Il enroula son bras poilu autour de mon frêle cou.
« Mon cher Chris, reprit-il, vous êtes la clé de la situation. Mais une fois qu’on l’a tournée dans cette charmante serrure, la porte est ouverte à toutes les solutions. L’une d’entre elle consiste en effet à vous ôter la vie pour vous empêcher de comploter avec ou sans votre fils.
— Mais Jane aussi peut comploter ! » contrai-je.
Jane se redressa, tenant ses seins à deux mains.
« Comploter ! Moi ! Alors que je serai reine ?
— Avouez, mon cher Chris, argua Skirate, qu’elle n’a pas tort. La croyez-vous femme à se tirer une balle dans le pied ? Vous la connaissez…
— Merci pour le compliment ! »
Tarzan ne tenait plus en place. Il entreprit de tourner en rond, les mains dans le dos et la tête penchée en avant.
« Tentez votre chance ! finit-il par proposer. Vous jouez un poste de Premier ministre, que je vous offre bien sincèrement…
— Je vous crois !
— …contre une mort nous protégeant d’une possible trahison de votre part.
— Je crois que Sa Majesté Skirate en est bien capable !
— Comme vous êtes vous-même capable de trahir ce délicat secret ! » rugit Skirate.
Je ne pouvais certes pas envisager de le provoquer en duel, ni de le frapper dans le dos. Tarzan, qui clignait de l’œil, semblait considérer la question avec intérêt. Mais Skirate, qui n’avait pas que le sang de royal, prononça la fin des débats.
« Finissons-en, grogna-t-il. Puisqu’il n’y a pas de solution…
— Vous n’allez tout de même pas nous tuer tous ! » cria Tarzan.
Il s’était écroulé dans les poufs, renversant les selles de chameau et la table damasquinée portant le plateau. Jane, toute nue, tentait d’ouvrir la porte, mais le roi Skirate l’avait fermée à clé. La tête de Tarzan réapparut, échevelée et rouge de confusion.
« Tuer Crasse n’aura pas de conséquences sur l’Histoire, dit-il en monarque éclairé. Le meurtre de Jane passera dans les effets secondaires du combat général qui se prépare en haut lieu. On vous la reprochera, mais il n’y aura de procès qu’historique. Mais s’en prendre à Tarzan vous coûtera cher ! Que vous épargniez ma vie pour donner au monde le spectacle de mon impuissance à perpétuer la dynastie tarzanienne ou que vous m’envoyiez tout de suite ad patres. Vous ne gagnerez rien dans ce quadruple assassinat !
— Quadruple ?
— Moi, Tarzan VII, Jane Poitrine, Chris Crasse et… Tarzan VIII.
— En effet… » fit le roi Skirate en souriant.
C’était le genre de sourire qui donne froid dans le dos à celui qui le contemple pour la dernière fois. Le roi claqua des doigts pour ordonner à Jane de se recoucher, ce qu’elle fit, n’oubliant pas d’écarter ses cuisses blanches. Ensuite il fit une fort adroite révérence à l’endroit de Tarzan qui se releva et commença à ranger les meubles qu’il avait renversés. Et pendant qu’il s’y employait, je me mis à bander comme un condamné à mort. Mais Skirate ne mit pas la main à l’épée. Il me montra le lit, sur lequel je grimpai. Ensuite, tout s’est passé très vite. J’ai dignement empli la matrice de Jane de ma blanche semence. L’enfant est né à terme, potelé et joyeux. Et quand il eut atteint l’âge de raison, le roi Skirate me fit émasculer. Le chirurgien qui m’opéra reçut même l’autorisation de prélever tous les organes du désir afin que je ne souffrisse pas de ne pouvoir le satisfaire. Et quand mon fils, qui régnait déjà sous le nom de Tarzan VIII, car son père était mort d’une infection urinaire, me demanda pourquoi j’étais Premier ministre alors que je n’étais manifestement pas doué pour ce métier, je lui révélai la vérité sur notre relation biologique. Jane tiqua.
Elle fit venir le roi Skirate et m’accusa de trahison. Tarzan VIII ne savait que penser de cette étrange situation. Le roi Skirate haussa les épaules. N’était-il pas de notoriété publique que j’étais eunuque ? Tarzan VII aurait-il nommé à la tête du gouvernement un homme susceptible de procréer ? C’eût été contraire à la tradition de la jungle. Et le roi Skirate laissa au jeune Tarzan VIII le soin de juger de mon état mental.
Vit-on jamais un fou diriger un gouvernement ?
En l’an 19.., Harold H. Harrison tua de sang-froid un Japonais, Ted T. Wayne — T. pour Toshiro. Ce dernier fut retrouvé dans son appartement de Pasadena, la gorge ouverte et une expression de grande félicité sur le visage. Il était nu dans son lit, n’avait subi aucun outrage sexuel apparent et n’avait fait l’objet d’aucun larcin. Le lendemain, on retrouva dans une poubelle la tête souriante d’un autre Japonais, Mr. William B. Takata — B. pour Bob. Et pendant les trois mois qui suivirent, dix-huit Japonais des deux sexes furent égorgés, quelquefois décapités, jamais violés et rarement dépouillés de leur carte de crédit. La communauté japonaise de Santa Rosa, la plus touchée, entra en rébellion et provoqua la fameuse réaction policière dite De La Rose. Depuis, des années ont passé. Que dis-je ? Des décennies. Et plus aucun japonais des États-Unis d’Amérique ne fut assassiné dans les conditions décrites plus haut. La thèse d’une vengeance de secte fut un moment envisagée. Une douzaine de romans ont été écrits par la suite sans apporter la moindre preuve des hypothèses qui y étaient considérées comme des solutions définitives.
Je ne prétends pas m’associer à cette littérature de gare. Je n’ai d’ailleurs assassiné aucun Japonais. Et je n’ai jamais mis les pieds aux USA. Pourtant, HHH, comme on l’appelait dans tous ces romans, sans doute à la suite d’un accord éditorial, HHH m’inspira. Il m’inspira non pas un roman de plus à ajouter à la série de ses crimes, mais ma propre aventure. Disons-le sans plus attendre : je suis un assassin.
Et pour ajouter au piquant de la scène, je suis un assassin en série. Ce n’est pas que je ne puisse agir autrement que dans la répétition d’un mode opératoire définissant ma nature profonde, mais, avant de m’y mettre, j’ai jugé qu’une série de meurtres devait être impérativement signée non pas de mon nom de guerre, mais d’un style reconnaissable entre tous. Ainsi, HHH égorgeait, voire séparait la tête du corps. Il ne s’en prenait qu’à la tête, de laquelle émanait pourtant une joie indiscutable. Et la tête était toujours celle d’un Japonais. Comme Zodiak, il ne se fit jamais prendre.
La Presse le surnomma Le Tueur de Têtes Jaunes, oubliant que la couleur de cette peau est commune non seulement à tous les Asiatiques, mais aussi aux ictériques, dont je suis. L’industrie de l’Édition, comme je l’ai dit plus haut, préféra s’entendre sur un nom et choisit, après maints débats internes — dit-on — celui d’Harold H. Harrison.
J’espérais donc, avant même de me mettre au travail, que la Presse et l’Édition de mon pays en fît de même à mon sujet. Et je leur laissai l’initiative de ces appellations. C’est donc en personnage sans nom et sans titre que je me lançais dans cette aventure. Ma seule intervention, outre l’acte criminel, était de me glisser dans la peau d’un tueur en série. Je déterminai un mode opératoire à la fois simple et lourd de signification. Ma confiance dans l’intelligence humaine est limitée, surtout quand elle est le fait de policiers et de magistrats, lesquels ne peuvent être qualifiés d’intelligents que dans la mesure où Adolf Hitler l’était. Ce type d’intelligence est celui du domestique. Il me fallait donc agir dans le cadre d’un spectacle destiné d’abord à des domestiques, car c’étaient eux qui deviendraient mes colporteurs.
J’avais hâte qu’on me trouvât un titre et peut-être même un nom si l’Édition de mon pays s’inspirait de celle des États-Unis. Je ne sais pas ce qui a inspiré le nom d’Harold H. Harrison aux éditeurs américains. Peut-être le triplet HHH qui en rappelle un autre. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point j’étais ivre et anxieux d’être enfin désigné par un nom qui ne fût pas le mien et que les autres m’auraient donné pour des raisons aussi obscures que celles qui avaient présidé au choix d’Harold H. Harrison, le H. ouvrant toutes les possibilités de désignation.
D’ailleurs, comme je peaufinais le mode opératoire, celui-ci m’inspira plusieurs titres comme le Pourfendeur de Crânes Germaniques ou le Chirurgien de l’Âme Allemande. Toute cette réflexion était purement abstraite. Pendant la période préparatoire, je me gardai bien d’expérimenter. Pour deux raisons : Si j’usais d’un sujet non allemand, je faussais le sens même de ma future série ; et si je m’en prenais à des Allemands, ce serait prématuré et ces essais finiraient par m’imposer un style pas forcément en accord avec ce que j’aurais finalement décidé comme le meilleur, c’est-à-dire le plus propice à faire de moi un personnage de la réalité, ce qui me changerait définitivement de mon médiocre statut de citoyen.
Je m’allongeais, confortablement nu sous une couverture de laine, sur mon lit, entre l’armoire et la porte, et sous un crucifix qui a depuis longtemps perdu sa signification spirituelle, mais dont la tragédie revêt encore pour moi le sens de la douleur d’exister pour finalement s’accrocher à la plus improbable croyance, loin de toute preuve et dans un délire verbal aussi obscur que mensonger. Les yeux fixés sur le plafond, comptant et recomptant les nervures des ourdis et les cadavres de moustiques, j’ai refait le film des milliers de fois. Et ce ne fut qu’à ce prix que j’atteignis enfin ce que je considérai alors comme une espèce de perfection.
Je n’étais pas motivé par le désir. La fréquentation régulière des femmes et la consommation mesurée des ingrédients de la joie me préservaient de cette transparence propre à me trahir aux yeux de mes semblables, et particulièrement de mes proches. Car je n’étais pas seul. J’étais célibataire, certes, mais entouré d’amis et des collaborateurs à mon bien-être et à la rentabilité de mes affaires. Je n’ai jamais perdu de vue la nécessité, si l’on prétend vivre une aventure, quelle qu’elle soit, de se construire une existence sur le témoignage constant des autres, ces autres qui vous paient, que vous payez quelquefois et qui fabriquent votre personnage social dans un état de demie conscience, laquelle garantit la fiabilité de leur témoignage si nécessaire. Du tout cuit pour les domestiques de l’ordre.
Je n’ai laissé aucune écriture, aucunes notes ni traités, aucuns schémas, graphiques ou autre géométrie de l’explication et du plan. Tout s’est passé dans ma tête pendant les rares moments de solitude trouvés entre mes activités professionnelles et les divertissements mondains. J’avais loué une chambre dans un hôtel miteux, ce qui pouvait être considéré comme une erreur stratégique, ce bail minable commençant quelques mois avant la série de meurtres. Les recoupements de témoignages auraient vite fait de me signaler comme une possibilité de solution. Aussi, je laissais dans cette chambre tout le matériel nécessaire à l’écriture de romans à l’eau de rose : ordinateur, manuscrits, carnets en tous genres y compris celui des adresses d’éditeurs à contacter. Et pour ne rien cacher, tout me désignait : papiers personnels, vêtements, marque de cigarette, petites gourmandises, etc. Il n’était pas difficile de me retrouver à partir de cette chambre et si on voulait savoir pourquoi un bourgeois comme moi se réfugiait dans ce taudis, j’avouerais ma passion secrète pour le romanesque en priant l’enquêteur de n’en rien révéler pour la raison que mon milieu professionnel et familial n’était pas disposé à m’encourager à tenter de devenir un écrivain populaire. Avec un peu de chance, et peut-être même sans chance du tout, je tomberais sur un enquêteur lui-même en proie au démon de l’écriture et du succès. Complicité assurée !
Je méditais ainsi pendant deux mois. Je trouvai même le temps d’écrire deux romans policiers dont le mis en évidence les manuscrits sur la table qui me servait de bureau, sans oublier de les surmonter d’une série d’adresses d’éditeur susceptibles d’être intéressés. Des projets de lettres jouxtaient ce petit monument à la bêtise humaine, portant sous d’innombrables ratures des projets de synopsis, des argumentaires et même des quatrièmes de couverture. Le disque dur du PC était parfaitement clean, cela va sans dire. Et aucune connexion ne pouvait trahir mes activités cérébrales. Je ne m’étais pas mis à l’abri pour me donner en spectacle, mais j’étais prêt à recevoir le spectateur en quête d’informations. La perfection !
Et ne croyez que ce lieu fût absolument exclu de mes conversations. Au contraire, j’en évoquais souvent la crasse poésie nécessaire à mon inspiration. Personne dans mon entourage n’ignorait que j’écrivais, mais cette littérature relevait encore de l’intimité, ce que la plupart de mes coreligionnaires comprenaient parfaitement. Et ils n’en comprenaient pas moins que ma seule relation intime fût invitée à me lire et même à cohabiter avec moi dans ma misérable location. Elle s’appelait (et ne s’appelle plus, hélas) Octavie de Saint-Frome, native d’Illiers-Combray où sa famille possédait un bien proustien.
Nous nous retrouvions une fois par semaine sur le trottoir qui sert ma crasseuse hôtellerie. Nous nous embrassions sous un orme déplumé. C’était pourtant le printemps, ma série étant programmée pour l’été, car le touriste allemand pullule à cette époque sur les côtes andalouses. Et après avoir jeté un regard amusé sur la pancarte qui indiquait « Pensión Fatima », nous entrions, saluions l’hôtesse, la señora Gálvez y Gálvez, puis montions à l’étage et vidions nos vessies dans les toilettes insalubres du couloir avant de nous réfugier dans mon repaire d’écrivain.
De nos jours, avec les statotransporteurs, on a vite fait de traverser les frontières du temps. Une heure de vol nous propulsait de Paris à Almería dans une ambiance festive digne des meilleures heures de Rome. Nous entrions dans la ville dans un joyeux taxi et le chauffeur ne cachait pas son étonnement de nous voir descendre dans un hôtel aussi minable que la Pensión Fatima. Nous n’avions pas le genre de la maison. Cet Andalou bavard et inquisiteur nous arracha quelques vers du nez, mais c’était dans mes plans. Le danger de voir associer notre séjour à Almería avec un meurtre de touriste allemand était prégnant. Et excitant. Je ne nierai pas que cette excitation, tout en me poussant incidemment à commettre une erreur peut-être fatale, me forçait dans le même temps à repenser sans cesse le synopsis qu’il me fallait répéter vingt fois pour égaler monsieur Harold H. Harrison.
Octavie était une charmante femme. Certes, je ne l’exhibais pas sur la plage, mais dans les draps ou dans la demi-lumière de la chambre elle pouvait passer pour une belle servante, ceci dit sans craindre d’abaisser le degré de sa noblesse. Elle tenait tellement à son titre que même madame Gálvez le prit pour un ornement de pauvre fille en service commandé. Nous sortions en peignoir, chaussés d’espadrilles, pour nous rendre à la plage du Zapillo où fourmillait une population germanique au visage rouge d’autorité et à la bourse bien remplie. Est-il plus facile de dérober l’homme en colère que le joyeux drille qui chatouille sur le sable les bourrelets engageants de sa compagne ? Il faut le croire, car jamais Gitan ne me dépouilla alors que ces athlètes de la croissance économique ne se lassaient pas de se plaindre d’être les cibles d’une race maudite. Ils en concevaient des rougeurs qui devaient moins à la bière qu’à une irritation contenue. On n’en remercie toujours l’Histoire.
« Oui ! C’est incroyable ! me dit une Allemande en proie au traumatisme d’un vol à la tire. Il ne nous faut pas plus d’une heure et demie pour passer de notre grisaille nationale à cette irradiation sans mesure ! Vous appréciez ce bonheur de soleil, je crois… Je vous vois tous les jours depuis le début de l’été. Votre dame est tellement jolie ! »
C’était madame Gertrud Heinrich von Bragelberg, l’épouse dudit monsieur, dont j’ai mangé le cerveau trois jours plus tard. Il va sans dire qu’Octavie était retournée à Paris. Pour éviter les odeurs de cuisine, j’ai avalé ce cerveau sans cuisson ni ingrédients d’aucune sorte. J’avoue que je ne m’en suis pas dégoûté. Le corps a été retrouvé par des Gitans tellement horrifiés par cette mort qu’ils ont pris la fuite sans visiter les poches du cadavre. C’est leur cri d’ailleurs qui a alerté le factionnaire du poste de police qui se trouve deux rues plus loin. Le crâne était brisé. Je n’avais évidemment pas le temps mi l’outil adéquat pour procéder à une trépanation. Une hachette à l’acier bien aiguisé m’a permis d’effectuer l’opération en moins de deux minutes. Heinrich n’a pas eu le temps de crier. Mon crime était signé.
Imaginez la réaction immédiate de la Presse. Dès le premier jour, mon titre fut trouvé par Alvarado Asencio Alfarez, journaliste à l’Ideal : le Videur de Tête. Encore un petit effort et il comprendrait que cette tête, conformément à mon style unique, devait être allemande. Et il suffisait d’un seul crime à ajouter au premier pour que la définition de ce style fût complète : le Videur de Têtes Allemandes. Un pluriel inspirerait la terreur et un adjectif rassurerait le reste du monde. Que demander de plus ?
Pourtant, ma réussite était incomplète d’un autre point de vue. Il me fallait y penser avant de décerveler la prochaine victime. Premièrement, la Presse, que ce fût sous la plume d’Alvarado Asencio Alfarez ou d’un autre plumitif, ignorait que je pratiquais le cannibalisme comme touche finale. Deuxièmement, personne ici et à Paris n’avait entendu parler d’Harold H. Harrison. Il n’était donc pas question de faire de moi un personnage de roman dûment nommé et cela n’arriverait peut-être jamais si Harold H. Harrison continuait d’exister dans l’ombre impénétrable de la société qui l’avait vu naître et l’avait doté de son pouvoir particulier sur les hommes. Mais comment compléter la renommée de ce triste personnage sans me faire remarquer. Les romans qu’il innervait de son génie n’étaient pas traduits en Europe. Je n’avais pas prévu de les traduire moi-même et je ne voyais pas comment communiquer ce besoin urgent à l’industrie éditoriale européenne. J’aurais dû y penser plus tôt. Il était peut-être trop tard. Mon assouvissement serait incomplet. Je me contenterais des recensions de la Presse, avec un titre pour seule identité et point de personnage à la clé pour parfaire mon invention.
Ainsi, dès le premier crime, j’échouais dans une attente sans solution. Mon projet se trouvait réduit à ce que la Presse en ferait. Mon personnage n’existait déjà plus, car comment considérer comme un personnage ce que la Presse fait de vous quand elle s’empare de votre aventure, ou plutôt de ce qu’elle peut savoir de cette aventure ? Mais, me direz-vous, ce roman, vous êtes en train de le lire, et c’est moi qui l’ai écrit. Oui, mais je m’appelle Jean Salves, c’est mon vrai nom, mon nom de citoyen qui avoue, par celui d’un criminel qui devient un personnage aux multiples aventures. Autant d’aventures que d’auteurs de romans ! Ici, je ne suis que la victime de mes actes. Je ne resplendis pas du génie anonyme et réel. Je suis ce que je suis, alors que je devrais être ce que je ne suis pas.
J’étais, comme vous le voyez, désespéré. Je me suis jeté dans ma paillasse d’hôtel, rue des Grands Taureaux à Almería, pensión Fatima, sans Octavie. Il est vrai que je ne tenais pas tellement à revoir Fräulein Gertrud Heinrich von Bragelberg. Je fis apporter mes repas dans ma chambre. Heureusement, la cuisine andalouse me fait toujours oublier que je ne suis pas né dans un pays de soleil et d’aventures. Ma fenêtre était ouverte sur une rue de poubelles et de mendigots qui ne valaient pas mieux. Je ne tirais pas les rideaux, même pour dormir. D’ailleurs, je ne dormais presque plus. Je pensais à mon affaire qui n’était pas devenue une aventure parce que je n’avais pas assez réfléchi avant de porter le premier coup. Et cette hachette qui était pendue à un clou dans la cuisine de l’hôtel ? Je l’avais remise à sa place. C’était tout ce que j’en savais pour l’instant. Je ne commettrais pas l’insigne erreur d’aller en acheter une à la quincaillerie du coin, ni même à mille kilomètres de là. Rien n’est parfait.
Je vécus trois jours dans cet enfer intérieur. Madame Gálvez m’apportait des repas chauds à heures fixes. Elle en profitait pour se renseigner un peu. L’ordinateur, les manuscrits empilés, les cendriers bien remplis confirmaient mon statut d’écrivain en quête d’inspiration. Elle se demandait si mon roman serait traduit en espagnol, si elle y apparaîtrait et si je l’avais déjà affublée d’un pseudonyme et si oui, lequel. Je lui dis que j’avais conservé son prénom, Angustias, et que la pension s’intitulait aussi Angustias. L’idée ne lui déplut pas et, aussitôt admise, elle pensa se coucher avec moi, non pas pour jouir de mes avantages, car elle était frigide de naissance, mais pour tirer toute la sève de mon corps qu’elle aimait déjà avant de l’avoir déshabillé. Sa langue avait un goût de cervelle. Ou c’était moi qui commençais, comme on dit, à perdre les pédales.
Après une nuit torride que nous conclûmes par une beuverie à tout casser, je perdis connaissance et ne la retrouvai que le lendemain dans l’après-midi, seul dans mon lit humide, mais en présence d’Octavie qui était revenue à cause de cette histoire de Videur de Tête dont elle avait parlé au cercle proustien qui occupait toutes les chambres de la maison familiale à cette époque de l’année. Si ça ne me dérangeait pas, proposa-t-elle, je lui servirais de chauffeur et de guide pendant qu’elle s’informerait auprès d’Alvarado Asencio Alfarez qui avait déjà répondu favorablement à sa lettre.
Mon aventure prenait un tour de comédie. Je ne dirais pas que tout ceci m’avait coupé la faim. J’avais la nette intention de décerveler un deuxième Allemand, quitte à me tromper de nationalité. Toutes ces données se brouillaient dans mon esprit au point de ne plus ressembler à l’assise d’un roman digne de ce nom. Octavie reçut Angustias toute nue au repas suivant, car je n’avais pas prévu de manger ailleurs que dans ma chambre et même d’y pratiquer les exercices de l’amour auxquels Angustias m’avait déjà habitué. Je fis de rapides présentations. Octavie passa une chemise aussi légère que la profondeur de ses ambitions. Et Angustias, qui sentait la vinasse à plein nez, descendit dans la rue pour offrir la pitance qui m’était destinée à trois ou quatre clodos qui lui réclamèrent un supplément d’orgasme. Je refermai la fenêtre sur cette possibilité narrative et Octavie me tira hors de la chambre. Dans le taxi, qui nous éloignait d’Almería, elle pompa avidement ce qui restait de nourricier dans mes glandes et s’étonna que je perdisse beaucoup de plaisir à me masturber au lieu d’attendre son retour pour nous faire profiter ensemble du plus « chouette » de mes besoins naturels. Mais elle aimait aussi me lécher l’anus quand je revenais des toilettes. Nuance.
Ce soir-là, je n’étais plus très sûr de mener à bien mon sinistre projet. Le monde éditorial me resterait étranger et la Presse ne mesurerait jamais la portée de mes actes. Je demeurerais peut-être, pour toujours, ou jusqu’à l’oubli, le Videur de Tête anonyme qui effrayait le touriste allemand, mais ans plus, car rien ne disait que cette tête vidée de sa cervelle devait impérativement être celle d’un Allemand. La seule chose qui ressortait clairement de cette sombre histoire, c’est que quelqu’un, allemand ou pas, avait été vidé de sa cervelle. Point. On attendait des nouvelles du tueur, mais sans se douter que cet assassinat cachait une pratique détestable entre toutes, le cannibalisme, avec pour spécialité le cerveau.
Pendant qu’Octavie consultait la carte, ce qui pouvait prendre beaucoup de temps, je commandai une bouteille, française si c’était possible. Le garçon revint avec un cabernet-sauvignon chilien et une coupe de cacahuètes grillées et salées à mort. Je le remerciai quand même. Chaque fois que je vais à l’étranger, je me comporte avec une courtoisie et une aménité digne d’un roman d’éducation afin de corriger l’image d’égoïste et de poivrot que le citoyen français se plaît à laisser derrière lui. Le garçon, par principe, ajouta à mes cacahuètes quelques morceaux de poulpe dans son encre accompagnés d’un morceau de pain et d’une serviette en papier pour m’essuyer les doigts, car cet accompagnement de la bouteille ne prévoyait pas une fourchette, pas même une paire de baguettes dont je me serais contenté pour ne pas avoir à me lécher les doigts en public comme un Espagnol heureux de montrer qu’il apprécie.
« Nous mangerons du poisson, déclara Octavie. Cette… Angustias t’a gavé de viande trop cuite, je le sais. Et fini les pois chiches ! Je te mets à la salade verte.
— Elle me fait péter aussi fort. Et en plus, elle me barbouille l’estomac.
— Tu te plains tout le temps ! »
Je me battis pendant près d’une heure avec l’arête d’un énorme maquereau surmonté de mayonnaise grillée. J’en avais plein les dents, malgré de nombreuses rasades, quand Gilbert de Lafontane poussa un cri au fond de la salle. Il venait de s’asseoir à une table et nous avait aperçus dans un miroir. Même à l’envers, il ne manquait jamais de nous reconnaître. Certes, il faisait partie du cercle proustien qu’animait la maman d’Octavie à Illiers-Combray, mais je ne l’avais rencontré qu’une fois et il aurait pu me prendre pour un autre.
« Que nenni !fit-il en montrant toutes ses dents, même celles qu’il a sur la langue. Je suis physionomiste. J’ai d’ailleurs travaillé dans un casino sur la Côte. Oh ! Tu te souviens, Octavie ! Comme nous étions jeunes.
— Nous ne pensions pas vieillir si vite, Gilou !
— Je ne sais pas pourquoi mes amis me surnomment Gilou ! s’exclama Gilbert, moitié horrifié moitié heureux comme un poisson dans l’eau. Comment m’appelleriez-vous, vous, mon cher Toshiro ?
— Je ne sais pas… Gigi ? proposai-je en retirant une arête d’un de mes interstices dentaires.
— C’est exactement ce que je leur dis ! Gilou, c’est pour Gilles. Appelez-moi Gigi !
— Mais on t’a toujours appelé Gilou ! gloussa Octavie. Ce serait trop bête de changer cette vieille habitude, mon Gilou !
— Il n’est pas mauvais de les changer de temps en temps, nos habitudes. N’est-ce pas, Toshiro ? Au fait, quel est le diminutif de Toshiro ? Toto ?
— Je préférerais pas… Je m’appelle Marcel. Meumeu pour les intimes…
— Oh ! J’ai encore confondu ! Avec… tu sais, Octo… ? Ce Japonais…
— Je n’en ai jamais parlé ! » m’écriai-je.
J’avais poussé un cri, entre l’arête et la crainte d’être démasqué. Octavie me regarda comme si je venais de lui déplaire à tout jamais. Elle se leva presque pour me quitter et me laisser aux prises avec mon maquereau cuit à l’ancienne.
« Meumeu ! fit-elle d’un air dégoûté. Je ne sais pas qu’on t’appelait ainsi !
— Tu ne savais pas qu’il s’appelait Marcel ! renchérit Gilou en secouant sa langue dans ma direction.
— Meumeu… tout de même… » continua Octavie.
Puis nous nous tûmes. Gilbert nous avait rejoints. Il prenait de la place. Je sentais ses genoux contre les miens. Il les agitait sans arrêt, comme s’il avait envie de pisser. De l’autre côté de la table, Octavie, sans me regarder, semblait éprouver la même impatience que moi. Je notai que ses épaules gigotaient elles aussi au rythme des genoux de Gilbert. Bref, elle acheva sa dorade sans cesser un instant de se prêter aux bavardages de Gilbert qui avalait des boulettes de viande de taureau, le veinard. Personnellement, j’en finis avec le maquereau, la bouche pleine d’arêtes et de croûtes de mayonnaise grillée. Un chat nous visita et emporta les restes sous le regard attendri du tenancier qui secouait son torchon dans le feuillage d’une vigne formant toiture au-dessus de nous. La franche gaîté des guêpes nous fatigua à la fin et nous descendîmes sur la plage pour continuer notre conversation. Nous en vînmes à parler du cas Heinrich von Bragelberg et de son Videur de Tête.
« J’ai rendez-vous demain avec Alvarado Asencio Alfarez qui est le premier journaliste à avoir rendu compte de cette affaire. Il est même l’inventeur de l’expression « Videur de Tête ».
— J’eusse préféré « Videur de Tête d’Allemand », fis-je sans y penser.
— Mais pourquoi Allemand ? s’écria Gilbert.
— Parce que Heinrich von Bragelberg, comme son nom l’indique, est Allemand, expliqua patiemment Octavie comme si elle se fut trouvée dans le cercle proustien de sa maman.
— Ah ! Pas du tout ! fit Gilbert en riant. Il n’était pas Allemand. J’ai même rencontré sa dame, Gertrud, qui est de Chicago, comme l’était du reste son défunt mari.
— Américain ! » hurlai-je, provoquant l’envol d’un couple d’amoureux qui échangeaient des leçons de navigation sous une barque renversée.
Octavie haussa les épaules.
« Américain ou Allemand, dit-elle négligemment, le Videur de Tête n’en reste pas moins un videur de tête.
— Mais ce n’est pas pareil ! proférai-je en donnant un grand coup de poing dans le sable.
— Un crime est un crime, nota Gilbert avec philosophie.
— Mais pas du tout ! » grognai-je.
Et je m’enfuis. Encore un geste difficile à expliquer à celui ou celle qui n’a pas encore lu le présent récit.
L’imbroglio, en matière de comédie, est un recours indispensable. Mais j’écrivais une aventure. Or, l’aventure est une tragédie. Et la tragédie ne s’encombre pas d’imprévus. Tout est réglé depuis le début. On sait d’avance ce qui va se passer, sinon on n’éprouverait aucun intérêt suivre son fil jusqu’à la consommation de toute sa lie, comme on vide la bouteille jusqu’à toucher son cul. Sinon, on se gausse de sa propre ivrognerie. Et il n’y a rien de pire, comme spectacle, que l’ivrogne en proie à ses démons. Ce sont au contraire ceux-ci qui doivent être finalement crucifiés sur cette espèce de place publique qu’est la scène d’un théâtre, l’écran d’un cinéma ou, plus noblement encore, les pages d’un roman.
J’attendis Octavie dans la voiture. Mon brusque départ l’avait inquiétée, ou alors je ne la connaissais pas. Il me fallut toutefois attendre plus de deux heures. Les lumières festives s’étaient éteintes sur le boulevard et toutes les vitrines s’étaient plongées dans une obscurité sans reflets révélateurs. Je ne pouvais plus rien attendre de cette nuit. Octavie arriva seule, traînant sa longue écharpe de soie, un peu échevelée, cigarette au coin des lèvres. Elle avait passé ces deux heures à boire. Après maints massages destinés à le réveiller, elle avait abandonné Gilbert dans le sable, les pieds dans l’eau. Avait-il réellement rencontré Gertrud Heinrich von Bragelberg ?
« Si tu étais resté pour écouter la suite, pesta Octavie, je n’aurais pas à répéter cette histoire sans intérêt…
— Mais pourquoi a-t-il rencontré Gertrud Heinrich von Bragelberg ?
— Je suppose qu’il en avait envie…
— On ne rencontre pas l’épouse de la victime d’un crime horrible simplement parce qu’on en a envie ! Raconte-moi !
— Gertrud Heinrich von Bragelberg est sa voisine de palier, à Chicago…
— C’était donc vrai… »
Octavie était trop éméchée pour saisir toutes les nuances de mes paroles. Je conduisis jusqu’à l’hôtel et garai la voiture dans la rue aux poubelles, la confiant, moyennant un eurodollar, la garde du précieux véhicule. Ce n’est qu’en montant les escaliers qu’Octavie me fit remarquer qu’étant partis en taxi, il était étrange de revenir à bord d’une voiture sans chauffeur. Nous nous couchâmes l’un sur l’autre, je ne me souviens plus dans quel sens.
Au matin, nous fûmes réveillés en sursaut par une sirène. Je sautai du lit, en proie à une terrible appréhension. Et en effet, une voiture de police était stationnée dans la rue. Les flics interrogeaient les clodos. Je n’eus pas le temps de me dissimuler dans le rideau. L’un des clodos m’avait montré du doigt. J’étais fait !
J’attendis, résigné, que les policiers montassent. J’entendis leurs pas pesants, puis leurs voix étrangères devant la porte. Angustias appela.
« Señor Gutta ! C’est la police. Je ne sais pas ce qu’ils veulent… Ouvrez, por favor ! »
J’ouvris. Angustias était en robe de chambre, n’ayant pas pris le temps d’en nouer la ceinture. Un gros flic mal rasé se grattait le crâne sous sa casquette et me regardait comme s’il m’avait déjà vu. L’autre flic, petit et râblé, avait une main posée sur l’étui de son arme et de l’autre tenait la porte en m’invitant à ne pas faire de scandale. Derrière moi, Octavie riait aux éclats.
« Si c’est pour la bagnole, susurrai-je, je m’excuse…
— Je vous comprends, me dit le flic. Il y avait la clé dessus. Vous avez cru monter dans votre véhicule et vous êtes rentré chez vous à bord d’une voiture… volée.
— Je ne l’ai pas vraiment volée… J’étais… vous comprenez…
— Vous étiez saoul. Ce qui est non seulement une imprudence, mais un crime…
— Je ne le nie pas… Ah ! Monsieur l’agent !
— Pourtant, vous n’avez pas de voiture, continua le flic. Il faut être sacrément saoul pour penser entrer dans sa voiture alors qu’on n’en a pas…
— Vous allez m’en mettre un pour conduite en état d’ivresse extrême ou pour vol de voiture sans le consentement de son légitime propriétaire… ? »
Je plaisantais à moitié. L’autre moitié, c’était le flic qui en profitait. Son gros compagnon pelotait Angustias. Je savais qu’elle tentait de détourner le sujet de la conversation pour me sauver. Elle m’aimait. Octavie se montra, moins nue qu’il n’y paraissait. Le flic tiqua et retira sa main de son étui. Il s’en servit pour ôter sa casquette et la remettre après un bref salut du bout de la langue. Octavie tentait elle aussi une interprétation. Elle m’aimait.
« Ce que je vous propose, dit le flic, c’est que vous rameniez la bagnole à son propriétaire et que vous vous excusiez auprès de lui. Vous pouvez faire ça ?
— Je ne sais comment vous remercier ! Voulez-vous entrer ? Angustias nous servira un petit quelque chose… Angustias ! »
Le flic leva la main comme pour arrêter la circulation.
« C’est moi qui vous remercie, dit-il en souriant, parce que sans vous, jamais je n’aurais eu le bonheur de serrer la main à don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. »
Comme on dit dans mon Sud natal : « Ouh putain ! Ça sent bon, mais ça pue ! »
Nous prîmes place, les deux flics, Angustias, Octavie et moi-même dans le patio de luz où Antonia la Tortillera nous servit de l’anis, sans oublier la boîte en bois contenant des cigares cubains. Si don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál n’était pas pressé de revoir sa bagnole, le moment était bien choisi. Sauf que je n’étais pas invité. Je me disais aussi… il manquait un verre. Le flic fit « tss tss » en secouant un doigt impératif. Je ne fumerai pas non plus. Je remontai dans ma chambre pour y chercher les clés, ce qui me prit tellement de temps qu’Angustias fut déléguée pour se renseigner auprès de moi. Mais avant de me remettre à la recherche du trousseau, j’eux droit à des preuves d’amour telles que je succombai. Octavie monta de son propre chef. Et nous trouva, Angustias et moi, dans les bras l’un de l’autre. Ce qu’Angustias tenait dans sa main ne lassait rien dans le doute. Octavie poussa un grand cri, genre aristocratie française posant son cul sur un coussin piégé par les partisans de la république, et, pour compléter la réunion, les deux flics réapparurent, révolver au poing, car je ne les avais pas vraiment convaincus de mon innocuité. J’avais toutefois eu le temps de remettre les choses à leur place et, de son côté, Angustias avait refermé sa robe de chambre, finissant même d’en nouer le cordon quand les flics entrèrent pour maîtriser le forcené. Ils n’eurent guère de mal à me contenir, car j’étais assis, secouant le trousseau sur lequel j’avais mis la main pendant qu’Angustias se livrait sur ma personne à des exercices de haute voltige. Les flics, de concert, s’immobilisèrent et interrogèrent Octavie du regard car, après tout, elle était l’auteure de ce cri épouvantable qu’on aurait dit sorti tout droit d’un poste de télé.
« Qu’il aille s’excuse auprès de ce don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Moi, je fais ma valise.
— Et Alvarado Asencio Alfarez ? couinai-je.
— Qu’il aille se faire voir lui aussi ! »
Le flic râblé s’approcha :
« Comment ça, Alvarado Asencio Alfarez ? Vous connaissez cet égorgeur de mauvaises nouvelles ? »
Je m’interposai :
« Cet imbécile à oublier d’inclure la nationalité de la victime dans son titre : Videur de Tête… allemande…
— Qu’est-ce que vous racontez ? Heinrich von Bragelberg était américain, de Chicago.
— Mais il s’appelle Heinrich von Bragelberg !
— Je vous l’accorde. Mais ça ne fait pas de lui un Allemand. Pourquoi parle-t-elle d’Alvarado Asencio Alfarez ? Don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál vient de lui signifier un licenciement sans indemnités.
— Il va être furieux ! » fit Octavie.
Le flic se rengorgea :
« Vous le connaissez donc !
— Don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál ne va pas être content de savoir que la voleuse de sa voiture est une amie d’Alvarado Asencio Alfarez, dis-je sournoisement.
— Vous vous expliquerez avec lui ! » déclara le flic en saisissant vigoureusement le bras fragile d’Octavie.
Elle pensa lui résister, mais ce type avait l’habitude de réduire la femme à ses principes. Il la regarda droit dans les yeux et lui conseilla en termes clairs de se comporter dignement, sinon nous étions déjà condamnés pour vol de véhicule et conduite en état d’ivresse, sans compter un complément cuisant pour résistance à l’autorité. Elle se calma. Je respirais.
Les choses se compliquaient, mais elles étaient hélas en voie d’éclaircissement. La mouche s’était prise dans le miel. Et pour l’instant, elle agitait ses ailes, les pattes engluées et douloureuses à force d’efforts avortés. Nous descendîmes de concert, cette fois non dans le patio, mais dans la rue où, dignement gardées par les clodos, la Mercédès de don Ignacio Romero Cintas del Pozo attendait de retourner dans sa luxueuse écurie. Les flics montèrent dans leur véhicule de service et reculèrent pour dégager la rue. Ils attendirent notre passage pour nous saluer, puis je les vis s’éloigner dans mon rétroviseur. Sur le seuil de la pension, Angustias et Antonia la Tortillera se consultaient sous l’œil approbateur des clodos.
Octavie mit à profit un arrêt à un feu rouge pour me bassiner :
« C’est incroyable ! Tu compliques ! Tu compliques ! C’est fou ce que tu compliques !
— Tu as bien couché avec ce Gilou !
— Penses-tu ! Il ne coucha jamais. Je le saurais s’il couchait ! Depuis le temps qu’on se connaît !
— Et qu’est-ce que vous avez fabriqué pendant deux heures ! Je voudrais bien le savoir…
— Nous avons parlé de toi…
— De moi… en quels termes ?
— Tu vois… Tu t’inquiètes.
— Pourquoi m’inquiéterais-je ? Je n’ai rien à me reprocher !
— Toutes ces complications ! »
On klaxonna derrière. J’embrayai. Direction la Sierra de Gador. Car ce diable de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál n’habitait pas Almería. Ce monsieur important avait élu domicile dans sa propriété familiale au milieu de nulle part. On rentrerait sans doute à pied. Octavie… faire du stop ! Je la porterais plutôt sur mon dos, comme l’âne que j’étais et que je suis encore. Qu’est-ce qui lui avait pris de parler de cet Alvarado Asencio Alfarez que don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál détestait au point de le licencier. Et à mon sujet par-dessus le marché ! J’avais hâte de connaître le détail significatif de cette mise à pied. On a beau dériver vers des territoires inconnus où la terre ferme n’a peut-être plus d’existence, il n’en reste pas moins qu’on continue de vivre et que cette vie ne cesse pas de se remplir d’aventures. Leur nature n’est certes pas celle qu’on avait imaginée avant de tomber dans les filets tendus par la plus pure et la plus inévitable des fantaisies, mais le désir de vivre demeure plus fort que toute velléité bassement suicidaire.
Le portail de la propriété de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál prenait la poussière dans un environnement de cailloux, de soleil et d’agaves alignés comme des soldats de plomb. Comme il était fermé, je klaxonnai. Nous entendîmes un hennissement, mais personne n’ouvrit. Octavie descendit de la voiture pour chercher une sonnette dans le mur. Il n’y avait pas de sonnette. Je descendis à mon tour pour jeter un œil. Les murs disparaissaient de chaque côté dans la pente. La route continuait, toujours en montant. Il y avait peut-être une autre entrée plus loin, celle-ci n’ayant plus d’usage, ou un usage particulier qu’aucun coup de klaxon ne pouvait changer. Nous remontâmes dans la voiture, sous un soleil de feu. La chemise d’Octavie était devenue transparente. Il n’en fallut pas plus pour m’exciter. Comme il n’y avait pas d’arbre, nous nous livrâmes au plaisir en plein soleil, les pieds dans la poussière. Octavie se plaignit de la chaleur ardente de l’aile de la voiture où ses fesses prenaient l’appui nécessaire à mon envolée. Je déchargeai dans un grand cri, pensant que l’endroit était assez isolé pour n’ameuter que des animaux tapis dans l’ombre. Or, la gonzesse qui marchait vers moi n’était pas du genre animal. Elle me parut presque trop humaine.
Je n’ai jamais éprouvé beaucoup d’intérêt pour ces femmes trop distinguées pour être sincères. Celle-ci portait une robe d’une blancheur insoutenable dans cette lumière et ses cheveux étaient retenus par un ruban sans taches, surmontés d’un peigne aux éclats d’or et d’argent. Aux pieds, elle portait le même blanc immaculé. Je regardai alors mes propres pieds. Ils étaient déjà couverts de poussière et la sueur révélait mes doigts aux ongles sales.
« Vous êtes monsieur Prout, dit cette blanche apparition. Je ne peux pas me tromper. C’est la voiture d’Ignacio. »
Je suais aussi entre les cuisses. J’évitais de regarder de ce côté, car celui qui sue sait qu’il sue, alors que celui qui se pisse dessus se demande s’il se pisse dessus.
« Je suis Ana Liberal, compagne pour la vie de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Je vais vous montrer le chemin. Suivez-moi…
— Montez plutôt et conduisez…
— C’est à cause des chiens… »
Elle s’éloignait, suivant une piste que je n’avais pas remarquée. Octavie et moi remontâmes dans la voiture.
« C’est qui ? dit-elle.
— Ana je ne sais quoi… la femme du propriétaire.
— Tu vas t’excuser aussi auprès d’elle ?
— C’est toi qui vas t’excuser d’être une femme infidèle.
— Compte là-dessus ! »
Les chiens s’amenèrent sans aboyer. Ana leur avait fait signe de la fermer et de se tenir tranquille. Pas question de rayer la peinture de la Mercédès ! Et je remontai les vitres malgré la climatisation en panne. Ana nous montra un portail. Nous entrâmes dans un garage et, sitôt dehors, une agréable fraîcheur s’empara de nos sens. En d’autres circonstances, j’aurais de nouveau sollicité l’assistance d’Octavie. Ana nous attendait devant la porte d’un ascenseur.
« La clim est naze, dis-je. On a souffert, merde ! »
Octavie me donna un coup de son petit coude dans les côtes et je poussai le cri correspondant à cette douleur. Cette manie qu’elle a de me faire souffrir devant les dames. Je l’aurais mordue rien que pour lui inspirer d’autres coups. Ana appuya sur un bouton et nous nous élevâmes. La porte s’ouvrit sur un salon traversé d’un ruisseau avec plein de plantes fleuries dedans. Octavie ne put cacher son admiration. Son esprit proustien refaisait surface à la moindre occasion. Ana apprécia la petite pression qu’Octavie exerçait sur son épaule et, d’un même élan, elles se précipitèrent au bord d’une piscine où un type à poil contemplait bouche ouverte le manège des mouches au-dessus de lui. En une seconde, la vue d’Octavie commença à influencer son gros pénis bronzé. Il ne se leva pas, mais nous invita à prendre place en face de lui sur des coussins en marbre rose. Je pensais vraiment poser mon cul sur de la soie molle et caressante, et au lieu de ça je m’aplatis les fesses sur du dur. Mais l’air conditionné avait déjà agi sur mon humidité. En face, ce gros lard de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál nous montrait comment il savait bander. Octavie se contentait de sourire, mordillant un peu sa lèvre pour ne pas dire quelque chose de pas catholique.
« Vous êtes les bienvenus, roucoula notre hôte. Alejandro Cuñas m’a tout expliqué. Je trouve l’anecdote plutôt marrante. Si toutefois vous n’avez pas abîmé ma Mercédès…
— La clim est naze…
— C’est la raison pour laquelle je l’ai abandonnée, oubliant les clés. Et ce feignant de Martinez… vous savez… le garagiste… Il devait me ramener la voiture avec une climatisation refaite à neuf. Mais ce monsieur du peuple n’en a pas trouvé le temps. Cabrón ! Enfin, vous avez, après maintes aventures, fait le travail à sa place, sauf que la climatisation n’est toujours pas réparée. Ça ne vous dérange pas que je bande ? »
Ana pouffait à deux pas de là, debout à côté d’une plante grasse qui ajoutait à son teint déjà frais je ne sais quoi de printanier qui me fit bander aussi. Octavie laissa sa bouche parler :
« Excusez-moi, dit-elle, je n’ai pas l’habitude… je suis Octavie de Saint-Frome, parente de Marcel Proust. Maman veille à la destinée du Cercle Proustien en Recherche… Jamais entendu parler ?
— Vous savez, moi, à part bander… »
Cette fois, Octavie ne put empêcher son diaphragme de se déchaîner. Elle avait ce rire clair des femmes qui se fichent des apparences pour préférer la vérité la plus immédiate. Don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál apprécia et commença à se branler. À en juger par sa grimace soudain tragique, il n’y en avait plus pour longtemps. Ensuite, on pourrait rentrer chez nous, à l’hôtel. Ce qui me turlupinait dans l’instant, c’était la menace d’Octavie qui voulait, elle, rentrer à Paris. Ana jeta une couverture sur le bonhomme. Il ne chercha pas à en sortir, mais on voyait bien qu’il ne renonçait pas à se faire plaisir. Au bout d’une minute de conversation, nous comprîmes, Octavie et moi, que ce don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál n’était pas le vrai don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Ana çetait désolé, mais don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál, frère de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál, était atteint de la maladie de Schompz. Comme un oiseau, il ne chantait plus dans le noir. Mais elle avait oublié d’emporter avec elle une couverture, ne pensant pas trouver don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál près de la piscine où il ne venait que très rarement car il avait peur de l’eau. Il avait dû suivre les mouches. C’était la seule explication plausible. Mais comme elle n’avait pas de couverture sous la main et qu’elle craignait de déclencher le symptôme le plus terrible de la maladie de Schompz, dont le moins dangereux est la pratique publique de la masturbation, elle s’était rapprochée du monstera pour tirer le cordon relié au service. María del Carmen, qui ne se montre jamais à don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál, avait glissé la couverture sous le monstera sans se faire voir. Et maintenant, tout était revenu à la normale, comme d’habitude.
« Ignacio, dit-elle en nous poussant dans un autre salon, s’est absenté aujourd’hui. Je vous remercie à sa place d’avoir ramené la Mercédès…
— Nous tenions tellement à nous excuser, fit Octavie. Vous me voyez confuse… confuse !
— Je suis sûre que monsieur… Monsieur… ?
— Marcel…
— Je suis sûre que monsieur Marcel est encore plus confus que vous, ma chère. Prenons un rafraîchissement dans le patio.
— Ah ! C’est autre chose que le patio de madame Angustias Gálvez y Gálvez ! » s’écria Octavie en se jetant dans les coussins, de soie cette fois.
Ana se mit à presser des citrons. La question brûlait le bout de sa langue qu’elle agitait dehors :
« Mais que font des personnes de votre rang dans une pensión ?
— Marcel est écrivain, commença Octavie.
— Ah ! Je vois… comme Marcel. »
Je rougis.
« Mais monsieur Marcel préfère les femmes, » gloussa Ana qui essorait le dernier citron.
L’acidité me fait gonfler les glandes que j’ai dans le cou. Et le sucre s’en prend à mon pancréas. Ce ne fut donc que par pure politesse que je trempai ma langue dans ce jus. Dans le miroir qui me faisait face, j’avais l’air d’une gamine qui trempe sa langue dans le verre uniquement pour mettre ses yeux en valeur.
« Monsieur Marcel pourrait très bien écrire ici, proposa Ana qui rangeait les peaux dans un bol apparemment prévu à cet effet.
— Oh ! fit Octavie. Il ne saurait !
— Il ne saurait quoi ?
— Il n’écrit que dans ces lieux infâmes qui l’inspirent. Et puis madame Angustias Gálvez y Gálvez est toute disposée à le documenter comme il aime l’être. Bien au fond !
— Mais enfin, ma chère Octavie… vous rendez-vous compte que vous parlez à sa place ?
— Don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál vit ici ? » demandai-je à tout hasard.
En fait don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál était en vacances. Ou plus exactement, don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál avait accepté de l’héberger pendant son transfert du Centre Cruz Amarilla y Blanca, qui fermait ses portes pour réfection totale, à la Casa del Buen Señor Aguila qui n’était pas encore en fonction pour cause de travaux en retard de paiement. Don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál était une véritable calamité portée sur les abus sexuels et les exhibitions grand public. Ana Liberal, sans commenter le phénomène, nous en livra quelques détails du genre épouvantable, mais la famille Romero Cintas del Pozo y Tál avait les moyens de faire taire les langues sans avoir besoin de faire appel à l’Amérique du Sud pour les couper. J’étais ravi de l’entendre, mais don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál n’était pas allemand.
« Je crois comprendre, dit Ana qui montait devant nous, que vous êtes un couple…
— Sans religion, fit Octavie.
— Cela va de soi. »
Ana nous montra la chambre. Une terrasse donnait sur une piscine extérieure toute bleue à l’ombre de velums blancs qui voletait dans la brise. Une jeune femme en slip invisible était assise les pieds dans l’eau et regardait nager un gros poisson qui tardait à remonter. Il s’était d’ailleurs immobilisé. Ana se pencha pour héler une certaine Margarita Encore qui leva la tête pour répondre que le poisson s’était noyé. Tandis qu’Octavie commençait à rire, je redescendis l’escalier sans ménager mon dos et, après quelques enjambées genre chat botté, je piquai une tête dans la piscine, ayant eu le temps de me débarrasser de mes vêtements. Je fis un plat, souffrit des testicules et m’enfonçait dans l’eau. Don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál était équipé d’une bouteille d’air comprimé dont il se servait pour envoyer des bulles sur son sacré pénis. Je tombais bien : il venait d’éjaculer. Nous suivîmes de concert la remontée en danseuse de son sperme. Il n’était pas pressé, le sperme. Et pour en ralentir l’allure, don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál lui impliquait des courants avec la main. Au bord de l’asphyxie, je surgis entre les jambes de Margarita Encore qui avait enlevé son slip invisible. Octavie me tendit une main carrée comme un outil de charpentier.
« Je ne sais pas si on va pouvoir rester, dis-je en m’essuyant dans une grande serviette bleue. Je n’ai pas mon matériel.
— Et ses petites habitudes, renchérit Octavie.
— Je vois bien que Geronimo vous incommode, dit Ana désespérée.
— Pas du tout ! fit Octavie. Mais maintenant qu’on s’est excusé…
— Vous ne vous êtes pas excusés auprès d’Ignacio qui est le seul habilité à recevoir des excuses ! Il sera là demain.
— S’il ne fait pas une rencontre… » ajouta don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál.
Ana rougit. Elle me prit par le bras et m’entraîna dans le salon.
« Qu’est-ce que vous écrivez en ce moment ? me demanda-t-elle.
— Je me documente…
— Auprès de madame Angustias Gálvez y Gálvez ?
— Certes non ! Je vais à la bibliothèque. Et je suis aussi autorisé à consulter les archives provinciales…
— Vous connaissez quelqu’un ?
— Je ne suis pas vulgum pecus !
— Mais vous n’avez jamais publié. »
Je ne pouvais pas dire le contraire. Elle me plia dans un fauteuil et s’éloigna de quelques pas pour me toiser.
« Alejandro Cuñas m’a beaucoup parlé de vous… fit-elle.
— Le flic ?
— Alejandro est plus qu’un simple policier… C’est un spécialiste reconnu du crime en série. Vous ne saviez pas ?
— J’écris quelque chose en ce moment sur un tueur en série…
— Ah oui ? Lequel ? Je m’y connais un peu aussi, vous savez ?
— C’est un personnage imaginaire… rien de scientifiquement construit…
— De la littérature… Et comment s’appelle votre personnage ?
— Oh… Il n’a pas de nom… pas encore… il faudrait que…
— Il faudrait quoi, monsieur Marcel ? »
Je ne suis pas un fervent adepte de ce genre conversation. On tournait autour du pot ou bien c’était par pure coïncidence qu’Ana Liberal partageait une passion avec un flic nommé Alejandro Cuñas à qui je devais de la rencontrer sans la connaître. Justement, elle me proposait un séjour dans son paradis ensoleillé. Pourquoi refuser le luxe, le calme et la volupté quand c’est offert par la maison ? J’avais une raison de refuser et deux ou trois autres d’accepter. Cet Alejandro Cuñas commençait à me sortir par les pores. J’allais en rêver toutes les nuits. Si j’étais là à subir des propositions prometteuses et même de mauvais augure, c’était à cause d’une bagnole qui appartenait à don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Pourtant, Alejandro Cuñas haïssait Alvarado Asencio Alfarez et don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál avait viré Alvarado Asencio Alfarez après avoir offert sa main à Alejandro Cuñas. Voilà ce que je savais. Et Heinrich von Bragelberg n’avait jamais été allemand de toute son existence. J’avais donc un tas de raisons de suspendre la série projetée après un premier passage à l’acte. Je redoutais de ne pas être capable d’aller plus loin, sentiment comparable à celui qui m’étreignait chaque fois que je recevais la réponse négative d’un éditeur. Ana Liberal lisait-elle aussi dans ma pensée ?
« Passez la nuit ici, dit-elle d’une voix sirupeuse. Ne vous inquiétez pas pour Geronimo. Nous l’enfermons la nuit.
— Ah ouais ? Qui l’enferme ?
— Quand vous verrez Gazpacho, vous comprendrez ! »
Elle éclata d’un joli rire de langue. Je le préfère toujours au rire de gorge. J’ai alors l’impression de comprendre la véritable raison de ce rire. Gazpacho ne pouvait être qu’un sobriquet, peut-être un nom de plume. Qui sait ? De nos jours, tout le monde écrit. Nos grands-pères surréalistes et beatniks se sont battus pour ça. Le rire s’acheva par un gloussement et Octavie entra en compagnie de la belle, très belle Margarita Encore.
« Je ne vous ai pas présenté ma belle-sœur, Margarita, s’écria Ana. Son nom de scène est Margarita Encore, mais vous le saviez déjà.
— Je l’ai vue dans Couscous d’Almodovar, » dit Octavie en caressant le bras de Margarita.
Bon. On restait passer la nuit. Pourvu que Gazpacho fermât bien la porte de la chambre où don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál faisait des rêves cochons ! J’en ferais moi aussi, mais en vrai.
Il était temps de passer à table. C’était une de ces tables en verre qui menacent de se briser à tout instant. Les dames croisèrent leurs jambes. Don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál n’était pas invité. Il mangeait seul dans sa chambre déjà fermée à double tour. Pourquoi étais-je le seul homme de la maison, à part Gazpacho qui ne s’était pas montré, mais qui ne tarderait pas le faire parce que le soir, avant de se coucher, il donnait un spectacle de magie à l’impatiente propriétaire des lieux. Mince !
Après le repas, je compris que si je voulais jouir de mon corps avant la fin de la nuit, c’était à don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál qu’il fallait que je m’adresse. Gazpacho, une armoire à glace de construction allemande, se livra à un court numéro de prestidigitation avec les couverts puis Ana Liberal se précipita dehors avec une bouteille à la main en le sommant de lui jouer un dernier tour dans l’obscurité « car, disait-elle, il est tellement mauvais magicien qu’on voit tout ! » Octavie prit la tangente de la piscine extérieure, suivie par Margarita Encore qui avait ajouté un châle à son slip invisible, la soirée lui paraissant plutôt fraîche. Je me retrouvai seul devant ma glace à la pistache. Le système domotique éteignit toutes les lumières. Toujours assis devant ma glace, je connus alors un moment de terreur.
Les peurs nocturnes ont marqué mon enfance. Il m’est arrivé de confondre le poêle à charbon, rougissant et grondant, avec le monstre venu d’ailleurs qui broyait la tête de ses victimes dans un illustré à 40 centimes. Le moindre tremblement de la terre, fréquent à cet endroit de résidence, m’inspirait des enterrements tellement profonds et oppressant que je ne m’en sortais jamais. Chaque fois que j’étais plongé dans l’obscurité, à cause de la nuit, de l’enfermement ou de l’enfouissement, je vieillissais de plusieurs années, enrichissant mon vocabulaire de mots et de tournures que les enfants de mon âge ne pouvaient pas comprendre, ce qui m’en éloignait. À dix ans, j’avais l’air d’un vieillard et je boitais du côté gauche. Une calvitie naissante apparaissait sous la lumière du soleil ou d’une lampe, deux sources d’éclairage auxquelles j’évitais de m’exposer directement. Et à l’intérieur, je ne sais où exactement, le monde prenait racine, menaçant de naître de moi et non pas des autres comme le perçoit le fou. Car je ne suis pas fou. Don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál est fou. Pas moi. Mais il suffit de me plonger dans le noir pour m’entendre crier plus fort que les autres.
Après une minute d’angoisse silencieuse, je claquai des mains, mais rien ne s’alluma. Ce soir-là, la Lune commençait à peine à se montrer. Un mince quartier était couché sur les montagnes, immobile et tremblant. Pas de quoi me rassurer, mais je pus voir un interrupteur sur le mur. Je me glissai entre les chaises, ne lâchant pas la table qui était en quelque sorte mon embarcation. Puis, arrivé à la proue, je plongeai dans l’obscurité, seulement guidé par un rayon de Lune, celui qui éclairait vaguement l’interrupteur. J’étais tellement angoissé que je fermai les yeux en l’actionnant. Le rose de mes paupières n’apparut pas. J’étais perdu.
Je revins à la table en suivant cette fois la ligne des chaises. Je pouvais voir le scintillement discret de la piscine extérieure, mais j’avais perdu de vue celle de l’intérieur et ne me souvenais absolument pas de sa situation. Ma mémoire de cette pièce s’était effacée. Et pour en augmenter l’absence, le silence écrasait l’obscurité. Pas un bruissement d’ailes, pas un sifflet de merle, rien dans les arbres ni dans l’eau de la piscine où Octavie et Margarita avaient pourtant joué à se chercher un quart d’heure plus tôt. Et personne avec qui coucher, à part ce Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál qui était enfermé quelque part dans la maison. Ma main trouva une bouteille de manzanilla. Nous en avions vidé quelques-unes. Il n’y a rien comme le manzanilla pour égarer l’esprit en quête de lumière. Mes doigts sentaient le chorizo andalou. Un chat me caressait les pieds, sans ronronner.
J’étais paralysé, mais je n’avais pas encore crié. Un froissement d’ailes pénétra dans le salon, mais je doutai que ces ailes appartinssent à un oiseau. Le Diable n’habite jamais loin quand on y croit. La nuit était tiède, sans traces de chaleur ni odeur de brise marine. Je me levai une seconde fois pour tenter une nouvelle exploration de cette nuit sans limites. La table voguait sur un sol légèrement vibrant, vibration que j’attribuai aux pas qui me précédaient toujours dans ces circonstances. N’ai-je pas toujours eu cette sensation de suivre quelque inconnu au bout de la nuit ? Je plongeai de nouveau, cette fois la tête la première. Je reçus le flanc d’une colonne habillée de lierre. J’étais dehors.
Au-dessus de moi, je distinguais les fenêtres de l’étage dont les meneaux renvoyaient des reflets de lune. Aucun rideau ne s’agitait. Don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál était peut-être caché derrière l’un d’eux, m’épiant, l’œil larmoyant de désir. Mais comment distinguer la piscine du gouffre auquel me destinait ma folie passagère ? Je marchai sur une serviette, heurtait du tibia une chaise longue, puis un filet d’eau me signala la piscine. Je m’accroupis. Ma main atteignit la surface. Je la secouai, ravi d’écouter enfin un bruit reconnaissable.
Je me souviens d’avoir haï dans ces conditions. Comme il était facile d’en vouloir à quelqu’un ! Cet être ennemi qui m’avait jeté dans le noir en me supprimant la lumière. Cette haine me sauva bien des fois de la tentation d’en finir avec cet usage inadmissible de la punition par l’obscurité et l’enfermement. Ne pas avoir la possibilité d’allumer ou d’ouvrir une porte, même sur une autre obscurité, me rendait plus animal que mon chien. C’est alors que je tuais. Personne ne mourait, mais je tuais. Il n’était pas important que quelqu’un mourût, mais qui m’aurait alors interdit de tuer ? Ces exercices revenaient à intervalles réguliers et c’était cette régularité qui m’encourageait à continuer. Elle servait d’ersatz à la pratique de la mort, tandis que le meurtre revêtait toute la force de la réalité. Je sais que vous me comprenez. Nous avons tous vécu ces espèces d’infraction au code de bonne conduite. Mais vous ne savez rien de l’obscurité. Je vous l’apprends.
Je ne pouvais pas espérer aller plus loin tant que le jour ne me montrerait pas le chemin du retour à mes habitudes sacrées. Je l’aimais bien, moi, la pension Fatima. Et j’appréciais, sans doute à sa juste valeur, les petits exploits marginaux de madame Angustias Gálvez y Gálvez. J’éprouvais même, depuis peu, de l’intérêt pour María del Carmen, sa servante docile aux petits pieds rapides, exemple de silence assumé. Mais j’irais sans doute plus loin. J’étais déjà en fuite. Ana Liberal avait trouvé ce subterfuge pour me retenir. Et Octavie, cette petite folle nourrie de Proust, m’avait entraîné dans ce piège à cause d’une amourette de passage nommée Margarita Encore, mauvaise comédienne d’un mauvais film d’Almodovar.
Comme je suais ! Et l’eau de la piscine, cueillie à pleines mains, ne me rafraîchissait pas. S’il m’arrivait encore de tuer, ce serait pour me sauver des autres. Mais comment tuer avec mes seules mains ? Voilà bien une chose que je ne savais faire. J’y pensais quand un cri déchira la nuit. Qui, d’Ana, d’Octavie ou de Margarita se permettait de me ramener ainsi à la réalité ? Et comme ce cri semblait pouvoir s’épancher sans autre ressource que la terreur qui l’inspirait, la lumière se fit. J’étais bien au bord de la piscine.
Plus loin, nues comme des lucioles, Octavie et Margarita étaient à genoux, tournées vers la maison, le visage irisé par la peur et l’incompréhension. Restait Ana.
Comme le salon était de nouveau éclairé, je m’y précipitai. Mais personne ne m’y attendait. Je veux dire que je m’étais attendu à y trouver une Ana Liberal blanche de terreur et la bouche grande ouverte pour donner à son cri toute la force de l’angoisse. Mais le salon, table en désordre et chaises renversées, n’avait plus l’allure d’une contrée lointaine chargée d’histoires sanglantes et infernales. Je ressortis. Octavie s’avançait dans l’allée. Margarita attendait, agenouillée derrière le dossier d’une chaise longue. Elle avait de beaux bras. Sa tête oscillait au rythme que lui imposait un cœur déboussolé.
Je rejoignis Octavie. Le moment était à mon avis bien choisi pour prendre la poudre d’escampette. Mais avec quoi ? Nous n’avions pas de voiture. Et la propriété de notre hôte se situait à plus de vingt kilomètres de la côte. On ne pouvait pas espérer trouver ce chemin en pleine nuit sans lune. Octavie trouva l’idée idiote et me poussa vers le fond du jardin d’où le cri, selon elle, provenait. Il pouvait s’agir d’une illusion auditive. Je voulais dire que le cri existait bel et bien, puisque je l’entendais, mais qu’il pouvait provenir de n’importe quel endroit de ces lieux obscurs ou mal éclairés par une domotique défectueuse ou simplement mal conçue. Elle me poussait ! Et elle eut tort de me pousser, car nous passâmes devant le garage où était garée la précieuse Mercédès de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Je me précipitai. Les clés étaient toujours au tableau de bord. Je me mis au volant. Le moteur démarra à la première sollicitation. Dans les phares, Octavie me fit des signes pour exprimer son incompréhension. Je fonçai sur elle. Arrivée à sa hauteur, je criai :
« C’est maintenant ou jamais ! »
Elle monta. Elle ne portait sur elle qu’une serviette qui ne lui appartenait pas. Je passai la seconde, retrouvai sans mal l’allée principale et montai alors les vitesses pour atteindre une vitesse de croisière nous mettant à moins de vingt minutes de la côte. Ensuite, direction Almería, pensión Fatima, et retour à Paris illico presto.
Si j’ai jamais possédé un art au point d’être reconnu comme un artiste, c’était celui de me fourrer dans les ennuis les plus improbables. Vous me direz qu’il n’y a pas d’aventure sans imprévisible. Pourtant, j’eusse préféré vous raconter la série de mes meurtres dans un ordre parfaitement conforme à la réalité. Du numéro 1 au numéro 20. Au lieu de ça, je m’embrouille dès les premières pages cédant à la panique, phénomène intérieur, et au hasard que rien n’explique, en tout cas pas de l’extérieur.
De retour à la pension, nous réveillâmes les clodos de la rue des poubelles où je garai la Mercédès. L’étonnement leur donna soif. Je montai et redescendis avec une bouteille pour satisfaire cette première exigence. Mais ce n’était pas tout : cette voiture avait la réputation d’être volée. Ils ne tenaient pas à faire l’objet d’une investigation policière toujours susceptible de révéler d’autres détails de leur existence de gibier de potence. Cette nouvelle contingence ne leur donnait pas soif, mais envie d’être payés sans autre discussion. Et puis il ne fallait pas laisser la bagnole en plein milieu de leur domicile. Je trouverais un autre endroit moins fréquenté pour l’abandonner sans laisser de traces. Octavie monta pour faire les bagages.
Pendant ce temps, j’abandonnai mes témoins gênants pour garer la voiture. On n’en avait plus besoin. Don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál pourrait toujours se plaindre de notre ingratitude, nous ne serions plus là pour déposer auprès de son ami Alejandro Cuñas, lequel avait manifesté à mon égard une curiosité de mauvais augure. Je tournai une bomme demi-heure au volant avant de repérer un endroit désert et complètement obscur. J’entrai là-dedans avec le sentiment que rien n’avait encore vraiment commencé. Je laissai les clés au tableau de bord et m’enfuis comme un voleur.
De retour à la pension, je constatai qu’Octavie était en conversation avec les clodos et qu’Angustias s’était jointe au débat pour le compliquer de ses propres exigences. J’avais largement de quoi la payer. Il s’agissait d’autre chose. Je jouai des coudes pour avoir ma part d’explications. Penché à la fenêtre de la chambre que je quittai pour un meilleur horizon, María del Carmen surveillait les entrées de la rue, prête à donner le signal de rompre les rangs. Que se passait-il ? Le moment était mal choisi pour négocier. Mais que fallait-il encore négocier ? Les clodos avaient achevé la bouteille, mais n’en réclamaient pas une autre, ce qui ne laissa pas de m’intriguer. C’est alors que, horrifié, je constatai qu’il en manquait un.
« Il est allé au poste de police qui se trouve à deux rues d’ici, pleurnicha Octavie. Tout ça pour une sale Mercédès ! Je te l’avais dit qu’on aurait des ennuis. On aurait mieux fait de rester chez Ana. Elle s’est montrée tellement accueillante et généreuse !
— Eh bien retournes-y ! Les clés sont dans la voiture.
— C’est à Paris que je veux retourner !
— Vous ne pourrez pas, prévint Angustias. Alejandro Cuñas va arriver d’un instant à l’autre. Vous allez avoir du mal à vous justifier. A-t-on idée de voler la même voiture une deuxième fois ? Vous ne trouverez jamais une bonne excuse. C’est qu’Alejandro Cuñas est têtu.
— Nous n’avons rien volé puisque la voiture est garée ! bredouillai-je, sentant que mon argument n’avait aucune chance de faire mouche dans le cerveau flytoxé d’un flic.
— Alors pourquoi ne pas l’avoir garée ici ? » fit un des clodos.
Octavie mit les mains sur ses hanches, comme chaque fois qu’elle sait avoir raison.
« Tu n’as plus qu’à aller la chercher, fit-elle.
— Mais je ne sais même pas où je l’ai garée ! Il faisait nuit noire à cet endroit ! Qui sait ce qu’on pourra penser de moi si je reviens sur les lieux en voleur…
— Mais cette fois tu ne la voleras pas ! Tu la restitues ! D’ailleurs on n’a fait que l’emprunter…
— L’emprunter, l’emprunter… c’est vite dit, gloussa Angustias. La question vous sera posée de savoir pourquoi vous l’avez emprunté. Et vous ne trouverez pas un flic pour qualifier cet emprunt de justifié…
— C’est justifié par un cri ! s’écria alors Octavie.
— Et on n’a pas voulu savoir pourquoi quelqu’un criait ! ajoutai-je. Et vous appelez ça un vol ? »
Angustias gratta son menton poilu. Les clodos s’attendaient à une révélation.
« Si quelqu’un est mort, dit-elle enfin, vous serez accusés de non-assistance en danger de mort et de délit de fuite…
— Et si personne n’est mort ? demanda un clodo.
— Mais pourquoi aurais-je tué quelqu’un ? m’écriai-je, exaspéré par la tournure de cette absurde conversation.
— Personne ne vous accuse d’avoir tué quelqu’un…
— Allez savoir ce qui lui passe par la tête, à Alejandro Cuñas… On le connaît depuis plus de vingt ans. Imprévisible il est et restera.
— Va chercher la bagnole, merde ! »
Du haut de sa fenêtre, María del Carmen me fit signe que j’avais sans doute le temps. Le temps que le clodo explique clairement les faits, que les flics le comprennent, qu’ils examinent ensuite la question et qu’on appelle Alejandro Cuñas qui n’habitait pas tout près. Je disposais encore d’une bonne demi-heure.
« Quelqu’un vient avec moi… ?
— Pour être accusé de vol ! Certes non !
— Viens avec moi, Octavie !
— Démerde-toi ! »
*
Je retournai dans la nuit. Les rues n’étaient pas seulement désertes. Elles menaçaient constamment de se peupler de mauvaises rencontres. Je marchais sur la pointe des pieds, comme un gosse qui fugue. Et la nuit sentait particulièrement mauvais. Je me perdis.
Je retrouvai cependant le port. Je me souvenais d’avoir remonté une rue perpendiculaire aux jardins. Mais laquelle ? Je parcourus toute la longueur des jardins sans la reconnaître. Et refis le même parcours deux fois. Puis, en désespoir de cause, et voyant le temps passer, j’en pris une au hasard. Je la redescendis cinq minutes plus tard. Je n’étais pas passé par là, j’en étais sûr, mais je n’arrivais pas à me souvenir d’un détail. Et ces rues n’en manquaient pas ! Ou alors je me trompais. J’avais plutôt remonté le Paseo Colón et j’avais garé la bagnole près des arènes après la Porte de Purchena. C’était insensé ! J’aurais reconnu les arènes. Et au moment où je m’y attendais le plus, un inconnu se planta en travers de la rue pour me demander du feu. Il agitait une cigarette. Son béret crasseux lui couvrait une oreille. L’autre avait disparu !
« Je ne fume pas… couinai-je. Je suis désolé…
— Pas tant que moi ! Eh ! Manolo ! Il a pas de feu !
— Et on va le trouver où s’il en a pas, merde ! »
Manolo sortit de l’ombre. Il n’avait pas meilleur aspect que son compagnon. Ils me barraient la rue, me toisant dans la perspective d’un assaut qui ne tournerait pas en ma faveur. Je pouvais proposer de l’argent, mais je voulais payer Angustias cette nuit, je n’en avais pas de trop. Ma carte bancaire était dans la chambre. Comment faire du feu sans allumettes ? Dans une rue de la ville. Et pour allumer autre chose qu’une cigarette. À moins que ces deux gredins ne fussent sincères.
« Qu’est-ce que vous cherchez à cette heure ? me demanda Manolo. On n’a pas idée de traîner dans les rues si on n’a rien à y faire.
— Il est pas obligé de déclarer la marchandise, fit l’autre.
— Ta gueule, Frasco ! Il va nous dire combien il nous doit. Il peut pas l’ignorer. La Loi, c’est la Loi. »
Si je ne payais pas Angustias tout à l’heure, il me faudrait attendre l’ouverture de la banque pour retirer assez d’argent, sans compter le prix des billets du voyage. Ce n’est pas donné, le statotransporteur. Et alors Alejandro Cuñas aurait tout le temps de nous lire nos droits et de nous informer des détails de l’accusation. Ajoutons à ça que je n’avais pas d’arme et que mes poings souffraient du syndrome de l’écrivain. J’étais cuit de toute façon. Autant payer maintenant. Je mis la main à la poche et en retirai une poignée de précieux billets. Frasco me les arracha des mains et se mit aussitôt à en compter la somme.
« C’est pas du feu, ça ! grogna Manolo. Rends-lui ça, Frasco !
— Il nous les a donnés sans qu’on demande…
— Il est barjot, ce mec ! Tirons-nous avant que les flics nous tombent dessus. »
Ils disparurent. J’étais de nouveau en possession de quoi payer Angustias et deux billets de statotransporteurs. Il n’était pas question de prendre l’avion. Il fallait aller vite. Mais elle était où, cette maudite Mercédès ? Si j’avais su que j’avais eu affaire à deux honnêtes clodos, je leur aurais demandé. Et me voilà parti à leur recherche, pensant qu’il était plus facile de les trouver que de tomber par hasard sur le carrosse de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Je m’enfonçais dans le trou qui les avait avalés. C’était gris là-dedans. Je marchais sur des pavés. En étendant les bras, je pouvais toucher les murs de chaque côté de la venelle. J’entendais leurs pas et leur conversation semblait sortir des murs. Je n’ai jamais su travailler dans le calme, cet état mental où chaque chose est à sa place parce qu’on est assez organisé pour les retrouver.
Ils m’ont encore surpris en pleine rumination. Ils n’avaient toujours pas des têtes à se marrer pour un oui pour un non. Je leur ai demandé s’ils n’avaient pas vu une Mercédès, du genre luxe, avec les vitres baissées, mais je ne me rappelais plus la couleur.
« Comme celle que Gil a ramenée chez lui ? fit Frasco.
— Exactement comme celle-là, » confirma Manolo.
Je n’étais pas arrivé au bout de mes peines. Je consultai ma montre. Alejandro Cuñas avait eu le temps d’arriver chez Angustias. Et de deux choses l’une : il avait décidé d’attendre que je ramène la bagnole, ou il avait embarqué tout le monde et je finirais par tomber sur une patrouille désirant ardemment me mettre la main au collet. Qui était Gil ?
« C’est un pote, dit Manolo. Il a ta Mercédès, mais ça va te coûter un peu de le convaincre de te la rendre. J’ai bien vu comme il l’appréciait.
— Il l’appréciait ? fit Frasco.
— Tu parles ! Une Mercédès de rupin.
— Dis donc ! »
Je n’avais jamais été aussi loin dans les faubourgs de la ville. Manolo marchait devant et Frasco me suivait, histoire de me raconter comment le dénommé Gil avait apprécié la Mercédès de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál.
« Comment tu dis ? s’écria Manolo en se retournant vivement.
— Don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál… articulai-je.
— T’es sûr de ce que tu dis ?
— Je reviens de chez lui… Il m’a prêté la Mercédès parce que la mienne est en rade.
— Tu vas le regretter si tu racontes des histoires à Gil, mec !
— Quelles histoires ? Les papiers sont dans la voiture !
— Alors la Mercédès n’est plus chez Gil, hein Manolo ?
— Si c’est celle de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál, » conclut Manolo.
Gil était un gros lard qui ne dormait pas la nuit. Il était désolé de me décevoir.
« Vous direz bien à don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál, me supplia-t-il, que j’ai pris soin de sa voiture. Je l’avais d’abord mise à l’abri, mais ensuite j’ai pensé qu’elle serait mieux dehors. L’air de ce garage est pollué, pas comme celui des rues qui respire la vie, hein Manolo ?
— Sûr !
— Je vais vous montrer où elle est, dit Gil en enfilant un pantalon.
— Et si elle n’y est plus ? » suggéra Frasco.
Gil blêmit. Il éleva sa lampe à la hauteur de mon visage. Il était digne de mes mains. Je n’étais pas son semblable, ce qui le rassura malgré l’avertissement prudent que venait de prononcer Frasco. Nous nous mîmes en route, à la queue leu leu. La Mercédès avait disparu. Gil tomba à genou sur la terre battue di trottoir. Il offrait déjà son cou au couperet de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Manolo avait disparu. Et Frasco n’arrivait pas à décoller ses pieds de la chaussée.
« Il y a une chose qu’on peut faire, mon bon monsieur… commença Gil sans se relever.
— Dites toujours…
— Vous ne direz rien à don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál.
— Si vous saviez…
— Je le sais ! Qui n’est pas passé par là ! Ça en fait, des mauvais souvenirs !
— Un de plus, un de moins… fit Frasco toujours rivé par les pieds.
— J’ai pas envie que ça recommence ! » hurla Gil en joignant ses mains.
Frasco me regarda comme si j’allais mourir. Vivant, je dirais la vérité à don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Mort, je ne dirais rien à personne. Voilà comment ça arrive.
*
Au début, l’aventure est censée prouver quelque chose. Et en plein milieu, il n’y a plus rien à prouver. Il faut se sortir de là, sinon c’est ici que l’aventure se termine. Si j’avais trouvé la mort dans ce faubourg obscur, de la main de Gil avec la touche que Frasco pouvait encore apporter aux chefs-d’œuvre criminels de son ami, il n’y aurait même eu rien à raconter dans les journaux. Et don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál ne pouvait alors plus rien contre moi. Et encore moins son larbin Alejandro Cuñas. Et Alvarado Asencio Alfarez aurait parlé d’autre chose, conseillant à Octavie de rentrer à Paris pour répandre mes cendres dans les eaux du canal Saint-Martin comme j’en avais exprimé le souhait. Mais se souviendrait-elle de cette aspiration à l’éternité ? Elle ne m’aimait pas à ce point.
Heureusement pour moi, Gil n’était pas un assassin. Frasco non plus. Quant à Manolo, il s’était enfui justement parce qu’il était un assassin.
« J’espère que vous aurez pitié de nous, gémit Gil. Qui que vous soyez, monsieur… »
Il n’était pas plus désespéré que moi et l’avantage que j’avais sur lui de connaître, d’une certaine façon, don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál se retournait contre moi. J’avais failli être assassiné et, survivant encore, j’avais perdu la Mercédès. Je ne pouvais pas imaginer pire situation. J’allais passer plus qu’un mauvais quart d’heure entre les mains d’Alejandro Cuñas. Pauvre Octavie !
Je promis à Gil de ne rien dire à don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Je signalerais le vol de la Mercédès sans m’égarer dans la complexité d’un récit qui impliquait plus ma responsabilité que les décisions plus ou moins licites prises par des personnages annexes. Après tout, Manolo ne m’avait pas assassiné, Gil avait restitué le produit de son larcin et Frasco n’avait rien à se reprocher. Quant au brigand qui avait emporté la Mercédès, comme nous le suggéra Frasco, il ne la possédait peut-être plus. La série initiée par Gil était en cours d’évolution et finirait bien par trouver une conclusion à un moment ou à un autre d’une histoire qui ne me concernait désormais que de loin. J’avais toujours assez d’argent en poche pour retourner à Paris sans m’excuser ni me justifier auprès de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál par l’intermédiaire d’Alejandro Cuñas, quoiqu’en pensât Alvarado Asencio Alfarez.
J’aurais pu abandonner Octavie aux mains de la police et de son aristocrate, mais c’était perdre la considération d’Angustias, qui comptait être payée, et jeter une amie dans les bras d’un flic qui deviendrait son nouveau personnage, me condamnant à l’oubliette et au froissement de l’honneur.
Gil me tendit une main grasse qui fuit aussitôt dans la mienne pendant que Frasco prenait le temps de me flatter l’épaule. Ils disparurent sans laisser de trace. J’avais la vague sensation de m’être fait avoir, mais j’avais conservé mon précieux pactole. Il ne me restait plus qu’à me jeter dans les griffes d’Alejandro Cuñas. Et, subsidiairement, à retrouver le chemin menant à la pension Fatima. Je redescendis sur le port, incapable de décider quelle direction je devais impérativement prendre si je souhaitais revenir et non pas aller n’importe où au risque de faire de bien plus mauvaises rencontres. J’étais au pied d’un feu quand un coup de klaxon provoqua un court mais douloureux arrêt cardiaque. C’était Gilbert de Lafontane qui conduisait la Mercédès de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál.
Je n’étais pas mécontent de ne pas rentrer seul, même si le compagnon de cette fin d’épisode n’était que Gilbert de Lafontane. Mais pouvais-je espérer mieux que de revenir avec la Mercédès. Au fond, la série de péripéties initiée par Gil était interrompue de la même manière que celle que j’avais entreprise avec le meurtre de Heinrich von Bragelberg. Ni l’un ni l’autre de dépassions le stade du premier élément.
« C’est une histoire de fous ! » répétait Gilou au volant.
Et il la répéta.
Il était avec des amis en train de discuter devant la porte d’un pub quand la Mercédès de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál a montré son nez caractéristique au bout de la rue. En fait, elle attendait que le feu passât au vert. Comme elle passerait obligatoirement devant le pub, tout le monde a attendu en se bousculant, car chacun avait quelque chose à dire à don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál.
« Tu connais don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál ? me demanda Gilou, interrompant son récit.
— Non, mais je reviens de chez lui. Je te raconterai plus tard.
— Ici, à Almería, on le craint et on l’aime.
— Il rentrera demain, nous a dit Ana Liberal, son épouse.
— Je sais bien que c’est son épouse ! Tu parles ! Mais il ne rentrera pas demain.
— C’est ce qu’elle nous a dit pour nous retenir et passer la nuit à la Hacienda.
— Il ne rentrera pas, premièrement parce qu’il n’est pas parti et deuxièmement parce qu’il est mort. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Si j’avais su… mais… et la bagnole.
— Je t’explique… On l’attendait. Le feu passe au vert. La Mercédès démarre. Et ne s’arrête pas !
— Ce n’était pas don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál…
— Mais c’était sa Mercédès ! Qui ne la reconnaîtrait pas ?
— Qui était au volant ?
— Tu connais Alejandro Cuñas ?
— Vaguement…
— Et bien c’était lui qui conduisait.
— Et comment t’a-t-il refilé le volant ?
— Attend ! »
Sur ce, Gilou arrête la voiture sur un trottoir. Ce qu’il a à raconter l’empêche de conduire prudemment. Il allume une cigarette pour se calmer et reprend son récit :
« On s’est tous mis à lui courir derrière, tu parles ! Ces rues sont étroites et n’autorisent pas la vitesse. Tiens, je vais te dire : on y circule plus vite `à pied qu’en voiture. Bon, en deux roues, peut-être… et encore.
— Bref…
— On est tellement nombreux qu’il est contraint de s’arrêter. On fait un chahut de tous les diables. Tu nous connais… Et au lieu de nous engueuler comme il fait d’habitude, il nous demande si quelqu’un veut bien ramener la bagnole chez don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Oui mais alors, qui ramènera celui ou celle qui acceptera ce petit boulot ? En pleine nuit en plus ! alors on discute et au bout de deux minutes, pas plus, il redevient lui-même et se met donner des ordres, tu sais… comme il fait d’habitude…
— Non… je ne sais pas… Continue…
— Des ordres ! Et quoi encore ? La moitié d’entre nous est déjà loin. Et moi, je suis en train de courir comme un dératé qui ne sait même pas où il va. Je ne suis pas un sportif, tu le sais. Tu sais plein de choses sur moi. Je te remercie de les garder pour toi. J’étais en nage… Sens… Tu ne sens pas ? Moi je sens ! Ça me gêne… mais bon, si tu ne sens pas… Et j’ai fini par perdre mon souffle. Un point de côté par-dessus le marché. Et qu’est-ce que j’avais au cul ? Monsieur Alejandro Cuñas dans la Mercédès en train de gueuler après moi. J’ai eu une de ces trouilles qu’il me fasse du mal !
— Qu’est-ce qu’il te voulait ?
— Ce que je te disais ! Que je ramène la bagnole chez don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Tu m’accompagnes ?
— Si tu savais… »
Gilou redémarra sans attendre ma réponse. Je n’avais aucune envie de retourner chez don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál, surtout après avoir revolé la Mercédès. Ana Liberal ne comprendrait pas. Et don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál n’était plus de ce monde. Il n’était plus nécessaire de l’attendre. Depuis quand un flic confie une pareille mission à un drôle comme Gilbert de Lafontane ?
« Dépose-moi chez moi, Gilou. Octavie va s’inquiéter ?
— Ben voui… Qu’est-ce que tu fous tout seul dans la nuit ? Tu crains le noir, si j’ai bonne mémoire… Tu te souviens, à Gourette, sous l’avalanche… ?
— Je suis à la pension Fatima. J’ai des affaires à régler. Grouille !
— Des affaires ? En pleine nuit ? Octavie va bien ? »
Il m’emmerdait, l’ami Gilou ! Je n’avais vraiment pas envie de m’expliquer avec Ana Liberal, ni d’être informé des circonstances de la mort de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Je n’avais qu’une envie : foutre le camp ! Revenir à mes petites habitudes. Et ne plus rien projeter sans avoir au préalable minutieusement tâté le terrain. À bout de patience, je virai Gilou par-dessus bord et, empoignant le volant, je filai vers la pension.
Il n’y avait plus personne dans la rue des poubelles et María del Carmen n’était plus à la fenêtre. Alejandro Cuñas avait embarqué tout le monde. Je me garai et, sans prendre le temps de réfléchir, j’entrai dans la pension. La porte était restée ouverte, mauvais signe. Pourtant, Angustias m’attendait. Elle était assise dans l’escalier et fumait une cigarette en buvant un verre. Une lampe murale lui donnait un aspect diabolique. Je n’avais jamais remarqué sa calvitie sur les tempes. C’était le moment.
« Que se passe-t-il ? ânonnai-je.
— Don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál a disparu…
— Il n’est pas mort ?
— Qui sait s’il est mort ? Tu le sais, toi ?
— J’ai ramené la voiture. Où est Alejandro Cuñas ?
— Là-haut.
— Chez don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál ?
— Comme tu dis.
— Je vais monter. Il faut que je rende cette maudite voiture.
— Ana Liberal te la prêtera. Elle la prête à tout le monde.
— J’y vais ! »
Repassant par le port, je croisai Gilbert de Lafontane qui déambulait en pleurant. Il refusa de monter si je ne le violais pas avant. Ce fut vite fait. Son cul comprenait ce langage. Il remonta son pantalon et promit de bien se tenir.
« On va où ? fit-il, un peu étourdi.
— Chez don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál ! »
Je n’écoutai pas ses commentaires. Il me bassina pendant tout le trajet. Ces routes sans éclairage me désespèrent. Je roulais en seconde, dans les tours. Le moteur fumait quand on est arrivé. Les trois femmes semblaient n’avoir pas bougé. Je croyais avoir rêvé. Elles étaient assises dans le salon autour du bassin. Je ne vis pas d’œil larmoyant. Elles s’entretenaient d’un sujet qui les laissait indifférentes. Ce ne pouvait être la mort de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Cette mort affecterait tout le monde quand elle serait annoncée. Gilou me suivait en haletant.
Ana Liberal se leva.
« C’est affreux, dit-elle. Jamais je n’aurais imaginé une chose pareille.
— N’y pense plus, Ana ! fit Margarita Encore. Et soigne ta gorge. Je n’ai jamais entendu quelqu’un crier aussi fort, ni aussi longtemps. Je crois que tu m’as rendu sourde !
— Ne dis pas de bêtises ! Il va nous manquer… »
À ces mots, je présentai immédiatement mes condoléances. Gilou se plia, paraissant se coincer, car il ne se redressait plus. Ana Liberal haussa les épaules.
« Quelles condoléances ! Nous ne le connaissions pas si bien. Mais cette mort ! Quelle horreur ! Jamais je ne me serais imaginé…
— Tu l’as déjà dit, Ana ! »
Octavie grimaça dans ma direction pour me demander ce que je fabriquais. Des condoléances ? J’avais envie de lui rétorquer que j’avais encore de l’éducation. Alejandro Cuñas entra.
Il avait revêtu un uniforme impeccablement boutonné. J’imaginai que don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál eût apprécié ce clinquant policier d’inspiration militaire. Il était suivi par son second, qui s’appelait Octavio Quelque chose… je n’ai pas saisi ce qui a suivi Octavio. On l’appellera Octavio désormais, car je n’ai pas pris le temps de réviser la documentation de ce récit brut de décoffrage. Cuñas me salua d’un coup de bouc et me demanda si c’était moi qui avais ramené la bagnole. Je répondis qu’on était deux, histoire de lui rappeler qu’il avait tenté d’imposer sa volonté au tendre Gilou, lequel se morfondait à propos du mort. Je supposais qu’on allait nous donner le spectacle de son cadavre.
Mais on ne nous conduisit pas à l’étage. Le corps était déposé au rez-de-chaussée, au niveau des cuisines, remarques que je gardai pour moi afin de ne blesser la sensibilité de personne. Cuñas ouvrit une porte qui donnait sur les jardins.
Le corps était à terre. Il baignait dans une mare de sang, en plein gazon. Les mouches arrivaient en masse. Il était étendu sur le dos, les bras en croix et les poings serrés comme s’il n’avait pas pu s’en servir pour se défendre et qu’il avait serré les dents de la même manière. Cuñas me poussa sans ménagement. Je sautillais pour aller plus vite, mais il s’impatientait. On aurait dit qu’il avait hâte de me montrer cette œuvre d’un genre particulier. Un homme au crâne défoncé et vidé de son contenu.
Naguère, un flic me disait : « On n’a que ça à faire, alors on finit par tomber dessus. » Et l’expérience confirme cette réflexion : si on a autre chose à faire, il ne faut pas compter sur la chance pour trouver ce qu’on cherche. Si je m’étais écouté, j’aurais évité de m’embrouiller dès le départ. Mes vieux instituteurs le disaient : « Ne jamais faire deux choses à la fois. » Or, j’avais la manie de m’éparpiller. Et je ne trouvais rien. Alejandro Cuñas, par contre, donnait des signes d’avoir trouvé. Mais il me ménageait encore.
Quand il m’a contraint à regarder le travail de l’assassin, je n’y ai vu qu’une imitation grossière de mon style en formation. Je me suis tout de suite défendu :
« J’ignorais que don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál était dans la maison ! Ana Liberal vous le dira comme elle nous l’a dit. Elle nous a même proposé de passer la nuit ici pour attendre don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál qui devait revenir demain. Vous vous rappelez qu’on lui devait des excuses, Octavie et moi…
— Alors pourquoi vous être enfui avec la Mercédès ?
— À cause du cri ! On a eu peur, quoi !
— Pourtant, quelqu’un appelait à l’aide… Vous avez commis deux délits…
— Je sais ! Je sais ! On m’a déjà expliqué. Mais je n’avais pas conscience de manquer à mes devoirs. J’avais la trouille. Vous savez ce que c’est la peur. Il avait fait tellement noir. C’est à cause du système domotique. Il est mal conçu ou déréglé. Tout s’est éteint d’un coup. Je crains le noir depuis l’enfance…
— Tout s’est éteint, c’est vrai… Mademoiselle de Saint-Frome et Margarita Encore le confirment…
— Demandez aussi à Ana Liberal. Elle ne vous dira pas le contraire.
— Elle était déjà dans le noir avant que ça arrive… Mais peu importe. Regardez plutôt le travail. Un crâne vidé. Ça ne vous dit rien ?
— Vous allez me parler de votre ami Alvarado Asencio Alfarez… ?
— Ce n’est pas mon ami !
— C’est peut-être lui l’assassin… Après tout, don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál l’a viré et il s’est retrouvé sans rien à bouffer…
— N’exagérons rien… Don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál n’a jamais détruit personne. Au contraire, il en a aidé beaucoup à se reconstruire.
— Et qui donc les avait détruits ?
— Renseignez-vous, monsieur Marcel…
— Auprès de votre ami Alvarado Asencio Alfarez ?
— Ce n’est pas mon ami ! »
Il y a des types qu’il ne vaut mieux pas pousser à la répétition. Ils ne créent que de petites séries qui se terminent mal si vous les poussez à bout. Alejandro Cuñas était ce genre de type. Il n’allait pas beaucoup plus loin que deux, mais à la troisième, au plus tard, il vous avait descendu au rez-de-chaussée de l’existence. Il se doutait de quelque chose me concernant. Ça me donnait le frisson jusqu’aux ongles.
« Monsieur Alvarado Asencio Alfarez a un alibi, continua-t-il. Il reste à vérifier, mais je fais confiance à sa prudence. Il ne s’aviserait pas d’entraîner des amis dans le cercle infernal de l’imposture.
— Ce n’est donc pas lui le coupable.
— Et s’il est exclu de la liste des suspects, vous êtes désormais le seul à y figurer.
— Moi ! »
Il faut me voir jouer quand je fais l’innocent. Et je l’étais. Dans ce cas précis. Je n’avais pas tué don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál. Pourquoi l’aurais-je tué ? Parce qu’il exigeait des excuses ? À propos d’un vol qui n’en était pas un ? Enfin, le premier n’en était pas un. C’était la conséquence d’une confusion bien compréhensible. Quant au second, il s’agissait d’un emprunt. Suite à un moment de panique bien légitime.
« Je ne le connaissais même pas, alors…
— Je n’ai pas dit que vous le connaissiez. Mais il n’y avait pas d’autre homme dans cette maison.
— Ah ! Il y avait Gazpacho !
— Gazpacho, bien sûr. Mais en dehors de Gazpacho, il n’y avait que vous…
— Gazpacho a très bien pu tuer don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál ! Si vous saviez ce qu’il faisait avec Ana Liberal, monsieur Alejandro Cuñas, vous ne parleriez pas à tort et à travers !
— Je ne veux pas savoir ce qu’il faisait avec cette honorable dame…
— C’est le bouquet ! Il ne veut pas savoir ! Et pourtant il sait ! Foutaises, oui !
— Je vous prie de rester poli, monsieur Marcel…
— Rester poli alors que vous m’accusez…
— Je ne vous accuse pas, mais je suis en droit de vous soupçonner… ce n’est sans doute qu’un mauvais moment à passer…
— Je considère que c’est une accusation !
— Et bien vous vous trompez de procédure… »
Cet interrogatoire m’avait épuisé. Je réclamai à boire. On m’apporta de l’eau. Alejandro Cuñas estimait qu’il n’était pas raisonnable de boire autre chose alors qu’on avait besoin de maintenir l’esprit dans les zones les plus claires des apparences. Je ne bus pas.
« D’ailleurs, me plaignis-je, si j’étais l’assassin de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál, comme vous le supposez un peu vite, je serais aussi celui de Heinrich von Bragelberg. Je serais ce Videur de Tête popularisé par votre ami Alvarado Asencio Alfarez !
— Ce n’est pas mon ami ! »
Le poing d’Alejandro Cuñas m’atteignit en pleine mâchoire inférieure. Le gazon m’accueillit comme un lit. Et je m’y endormis le plus paisiblement du monde.
Je me réveillai dans un lit, chevilles et poignets liés à sa ferraille. Le store était baissé, mais laissait passer une lumière de jour. La climatisation vrombissait au-dessus de la fenêtre. Enfin, un visage grassouillet se pencha sur moi et me conseilla de me calmer. J’entrai aussitôt en rébellion.
« Inutile de vous agiter, monsieur Marcel ! Si vous avez envie d’uriner ou autre, laissez-vous aller. Vous avez une couche. Détendez-vous. Personne ne vous veut de mal, voyons ! »
C’était une voix féminine. Les lèvres étaient à peine peintes. Je voyais les poils dans les narines. Elle ne sentait rien. Et n’arrêtait pas de parler.
« Heureusement, continua-t-elle, vous n’avez blessé personne !
— Mais enfin ! Cet Alejandro Cuñas m’a cogné le nez !
— Vous vous êtes blessé à la mâchoire en plongeant dans la piscine. Vous avez heurté le pied d’une demoiselle…
— D’une demoiselle ?
— Je ne sais plus si c’est Vénus ou Aphrodite.
— Qu’est-ce que vous me racontez ? C’est Alejandro Cuñas qui m’a agressé. Je me plaindrai à mon ambassade.
— Je suis Hélène des Bordes-Mâchepain, attachée. Vous allez tout me dire et surtout ne pas me mentir. Monsieur Alejandro Cuñas est bien aimable de me permettre de vous assister. »
Elle portait toute sa tignasse en chignon. Je pouvais voir les épingles dorées. Une boucle du même style surmontait cette espèce de couvercle de céramique brune. Au-dessous, les sourcils brouillaient les limites du front et le nez se penchait entre deux joues agitées de spasmes discrets. Autour du cou, une rose stylisée dans de l’argent battait doucement sur une veine. Les bras compressaient deux seins énormes. Elle était maintenant assise, collant sa hanche contre la mienne.
« Je n’ai pas tué don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál ! marmonai-je tristement.
— Personne n’a tué don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál, » dit-elle.
Elle compulsait l’intérieur d’une chemise. Le regard analysait des données. Je n’avais pas tué don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál… À qui appartenait le cadavre à la tête vidée que j’avais vu gésir sur le gazon d’Ana Liberal ?
« Ne me dites pas que vous l’ignorez, monsieur Marcel !
— Peut-être ! Mais j’aimerais bien le savoir…
— Connaissiez-vous Friedrich Alzhiemer ?
— Je ne connais pas d’Allemands ! »
C’était qui, ce Friedrich Alzhiemer ? Qu’est-ce qu’il foutait dans le jardin d’Ana Liberal. Aucun Friedrich Alzhiemer n’avait mangé avec nous.
« En général, monsieur Marcel, les domestiques ne mangent pas à la table de leurs maîtres. C’est une pratique courante dans le monde…
— Vous voulez dire que Friedrich Alzhiemer est un domestique… ?
— Était. Et monsieur Alejandro Cuñas vous soupçonne de l’avoir tué.
— Mais je n’ai jamais tué personne ! »
Ce n’était pas tout à fait vrai, mais le ton y était.
« C’est stupide, fis-je en humectant mes lèvres du bout de la langue. Je ne connaissais pas ce Friedrich Alzhiemer. Personne ne tue sans mobile.
— Ou alors par pure folie…
— Mais je ne suis pas fou !
— Je n’ai pas dit ça. Je suivais simplement votre raisonnement. Continuez.
— Que voulez-vous que j’ajoute à cette déclaration ?
— Vous connaissez, me dit-on, madame Gertrud Heinrich von Bragelberg…
— Gertrud Heinrich von Bragelberg est américaine, pas allemande ! »
La chemise se referma. Les mains en sortirent toutes tremblantes. Et Hélène des Bordes-Mâchepain sourit. Une incisive s’appuyait mollement sur la lèvre inférieure. J’ai toujours aimé les monstres.
« Ce n’est donc pas don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál qui a été tué. Gilou m’a raconté n’importe quoi…
— Qui est Gilou ?
— Gilbert de Lafontane, un ami d’Octavie…
— Et Octavie ? Qui est-ce ?
— Ma… Octavie de Saint-Frome, une amie. N’est-ce pas dans le dossier… ?
— Tout y est, sans doute. Monsieur Alejandro Cuñas a la réputation d’être un fonctionnaire minutieux. Je ne peux pas en dire autant ! Hélas…
— Hélas pour moi ? »
Elle rit. Elle avait une autre incisive. Elle lui servait à retenir sa langue, une langue qui voulait sortir pour prendre l’air. Elle remonta sa manche qui avait glissé jusqu’à recouvrir entièrement sa main. Quel âge avait-elle ? Et où étais-je ? Je dis :
« A-t-on interrogé Gazpacho ? Monsieur Alejandro Cuñas refuse de le faire. Apparemment, il ne tient pas à impliquer Ana Liberal dans cette affaire. Et on le comprend !
— Vous le comprenez, monsieur Marcel… ?
— Alejandro Cuñas est le larbin de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál ! Tout le monde sait cela.
— Je ne vois pas le rapport avec madame Ana Liberal…
— Et bien… Tout le monde ne le sait pas, bien sûr… Mais j’ai bien vu, et je suis sûr que les autres témoins l’ont remarqué aussi, qu’Ana Liberal a un faible pour Gazpacho. À mon avis, c’est de ce côté-là qu’il faut chercher.
— Est-ce une rumeur ? Une impression personnelle ? Nous ne pouvons tirer aucune conclusion de votre… sentiment…
— Je n’éprouve aucun sentiment pour Ana Liberal ! Je la voyais pour la première fois de ma vie.
— Pour madame Ana Liberal, non… mais pour Friedrich Alzhiemer… ?
— Je n’aime pas les Allemands !
— On vous a vu tourner autre de madame Gertrud Heinrich von Bragelberg avant que… monsieur Heinrich von Bragelberg ne subisse le même sort que… Friedrich Alzhiemer.
— J’ignorais que madame Gertrud Heinrich von Bragelberg était américaine ! Sinon…
— Sinon quoi, monsieur Marcel… ? »
Pourquoi cette Hélène des Bordes-Mâchepain, attachée à notre ambassade, s’était-elle souciée de mes besoins naturels avant même de se présenter. Je l’avais prise pour une infirmière. Mais était-on dans un hôpital ?
« Tout ceci me paraît bien confus, monsieur Marcel… Monsieur Alejandro Cuñas n’a pas tort de vous soupçonner…
— Mais je suis innocent !
— Certes… Mais vous êtes si empêtré dans vos raisonnements…
— Ai-je raisonné une seule seconde ? Je ne sais rien des victimes du Videur de Tête. Je connaissais à peine Gertrud. Je la voyais sur la plage. Nous nous saluions.
— Vous avez enduit son dos de crème solaire… Il y a des témoins.
— Je ne m’en souviens pas…
— Les jambes aussi… On enduit rarement les jambes d’une femme avec laquelle on n’entretient que des relations de bon voisinage…
— Mais j’enduirais les vôtres si vous le me le demandez ! »
Elle les croisa. Son ventre s’arrondit.
« Et ce… cet Allemand… ruminai-je sans le perdre de vue.
— Friedrich Alzhiemer.
— Je ne le connaissais absolument pas.
— Mais vous saviez qu’il était l’amant d’Ana Liberal…
— Je n’ai jamais su une chose pareille ! Et quand bien même je l’aurais sue… qu’en aurais-je fait ? Un Allemand…
— Vous n’aimez pas les Allemands, monsieur Marcel…
— Je les adore au contraire ! Mozart ! Marx ! Einstein !
— Mozart était autrichien…
— Autrichien… Allemand… Boches, oui !
— Vous n’aimez pas les Juifs non plus…
— Je les adore ! Surtout s’ils sont allemands.
— Que pensez-vous du Videur de Tête, monsieur Marcel ?
— Il faudrait poser la question à l’ami de monsieur Alejandro Cuñas, Alvarado Asencio Alfarez.
— Ce n’est pas son ami ! »
Oups ! Je venais de toucher un point sensible de sa constitution, à la Hélène des Bordes-Mâchepain. Elle écrasa un peu ma hanche sous la sienne. Elle avait l’avantage de pouvoir me violer sans craindre ma révolte. Et je me demandais maintenant si mes cris seraient interprétés, à l’extérieur de cette chambre, comme des appels au secours. Elle posa une lourde main sur ma poitrine.
« Monsieur Marcel ! Vous ne gagnerez rien à passer de l’agitation dangereuse à l’humour insensé. Je suis ici, avec vous, pour vous aider à construire une déposition cohérente. Je suis votre amie. Nous aimons le même pays ! Ça rassemble. Nous allons reprendre tout depuis le début. Qui vous a parlé d’Harold H. Harrison ? »
Vous aimeriez bien que je réponde à cette question, hein ? Dès le début, je vous en ai mis, du Harold H. Harrison. Vous n’en vouliez peut-être pas. Mais sait-on ce qu’on veut quand on commence à lire un roman censé nous faire passer un bon moment ? On se fie toujours à la quatrième de couverture :
En l’an 19.., Harold H. Harrison tua de sang-froid un Japonais, Ted T. Wayne — T. pour Toshiro. Ce dernier fut retrouvé dans son appartement de Pasadena, la gorge ouverte et une expression de grande félicité sur le visage. Il était nu dans son lit, n’avait subi aucun outrage sexuel apparent et n’avait fait l’objet d’aucun larcin. Le lendemain, on retrouva dans une poubelle la tête souriante d’un autre Japonais, Mr. William B. Takata — B. pour Bob. Et pendant les trois mois qui suivirent, dix-huit Japonais des deux sexes furent égorgés, quelquefois décapités, jamais violés et rarement dépouillés de leur carte de crédit.
Pour le vol de la carte de crédit, le lieutenant John Hernán, chargé de l’enquête, supposait qu’il était le fait de pillards passant par hasard sur les lieux du crime, et non pas d’Harold H. Harrison. La preuve en était que chaque fois que la victime avait été retrouvée dans sa chambre ou dans un quelconque autre lieu privé, la carte de crédit n’avait pas été volée. Le vol ne pouvait donc pas constituer le mobile du meurtre. Harold H. Harrison agissait sous l’emprise d’une autre nécessité. Le plaisir qu’exprimait toujours le visage de la victime en disait sans doute long sur celui que prenait Harold H. Harrison à la tuer, puis à la vider du contenu de sa tête. Ce que ne disait pas l’enquête journalistique, c’est qu’Harold H. Harrison cuisinait cette cervelle pour la manger. Autrement dit, mes chers petits curieux, il l’emportait avec lui et personne n’était en mesure de dire ce qu’il en faisait. Mais John Hernán, lui, le savait. Et vous allez voir pourquoi.
Je m’appelle Enrique Guadala Machín et j’écris sous le nom de Madox Finx. Vous connaissez mes enquêtes depuis plus de trente volumes d’un égal intérêt. Le lieutenant John Hernán est mon alter ego. Il faudra vous y faire.
J’étais le lieutenant de police le plus haï de Pasadena. Tout le monde me haïssait parce que je ne faisais pas de cadeau. J’écrasais le hors-la-loi sans laisser de traces. Quant aux partisans de l’ordre et du pouvoir, je les maintenais la tête sous l’eau pour leur apprendre à nager. Quelques-uns expliquent comme ça mon existence de célibataire.
Mon père s’appelait Hernández et ma mère Hernández. Ils m’ont intitulé John par amour pour leur nouvelle patrie. Mon patronyme complet est donc John Hernández Hernández. Je ne m’y suis jamais fait. En cours d’adolescence, j’ai pensé que John Hernan faisait natif du pays avec des ancêtres pèlerins. Puis, arrivé à l’âge adulte, j’ai eu un peu honte de ma honte et j’ai conservé l’accent : Hernán. Gare à celui qui l’oublie !
Enfin, tout ça, vous le savez déjà puis que mon alter ego Madox Finx, qui a honte de son vrai nom et ne se corrige pas, vous a déjà raconté plus de trente de mes aventures policières. Mais je fais toujours une piqûre de rappel au cas où vous oublieriez l’accent.
C’était la fin de l’été. Il pleuvait à Pasadena. Et on crevait de chaud. Enfin moi je crevais, parce que les autres, je m’en fous. Je suis un homme de mon époque. Je fais mon boulot le mieux possible et je profite encore mieux de mes loisirs. Du coup, je n’ai pas une minute pour m’occuper des autres. Oui, je suis célibataire. Et hétérosexuel.
Je ne comptais plus les semaines d’ennuis. L’été nous avait tous écrasés. Entre ceux qui plongeaient dans l’eau et ceux qui se rafraîchissaient à l’alcool, il n’y avait plus personne. J’étais marqué et les bouteilles vides s’amoncelaient sur le parquet. Le soir, le soleil couchant m’offrait un concert de reflets de culs n’appartenant qu’à des bouteilles. Et je ne trouvais le sommeil qu’en pleine nuit, quand j’étais enfin prêt à rêver.
J’ai appris la mort de Ted T. Wayne — T. pour Toshiro — par la Presse du matin. Et une heure plus tard je savais que l’affaire m’était confiée. King Kong (on l’appelle comme ça à cause de ses poils, sinon c’est un petit gabarit genre Mickey Mouse) était désigné pour conduire la bagnole et assurer mon cul quand j’étais devant. À part un penchant pour les mecs, c’était un type fréquentable et on se voyait même souvent en dehors des heures de travail, ce qui faisait jaser, mais je m’en foutais.
On s’est mis tout de suite à travailler. Gorge ouverte, expression de grande félicité sur le visage, nu dans son lit, aucun outrage sexuel apparent, pas de vol… je suis l’auteur de ce rapport. Et la Presse n’a rien publié d’autre. Qu’on se le dise.
Seulement, le Ted T. Wayne avait un trou dans le crâne et plus rien à l’intérieur. Ça se sentait au poids. L’autopsie a confirmé mes doutes. Et vous voulez que je vous dise : il y en a eu dix-neuf autres comme ça. Et que des Japonais. On avait affaire à un tueur en série. Et les Japs ont commencé à rouspéter, me prenant à partie dans la rue. King Kong leur répondait qu’ils l’avaient bien cherché. Ils ont porté plainte pour insulte et King Kong a répondu que c’était lui qui cherchait, pas les Japonais. Bref, on s’était mal compris. Ça arrive.
Quand on s’occupe des autres, il faut s’attendre à des critiques. Au début, ça fait mal, mais en vieillissant, le mal n’agit plus sur les neurones et on devient critique soi-même. Mais attention à ne pas critiquer avant la retraite ! Ne trahissez jamais votre employeur en le regardant dans les yeux. Utilisez la botte secrète du coup de poignard dans le dos. Ah ! Pourquoi je vous parle de ma retraite ? Madox Finx veut en écrire cinquante, de volumes dans la série John Hernán. Ensuite, il se retire avec le pognon et vous laisse vous amuser avec son héros.
Ce n’est donc pas moi qui prendrais la retraite. On me verra plutôt tomber dans l’oubli. J’aviserai, si je suis encore doué de la parole.
On en était à neuf victimes et le tueur n’était toujours pas identifié. Et pour parfaire son ouvrage, il ne ratait jamais son coup. Il faut dire que complètement vidé de son sang par la gorge et de ses moyens intellectuels et locomoteurs par un trou dans le crâne, le japonais en question n’avait plus les moyens de témoigner. Les scientifiques accumulaient des constats sans parvenir à leur donner un sens général. Et pour moi, vieux de la vieille, ce sens était un nom, celui du tueur. King Kong était d’accord avec moi, sauf que je voulais l’appeler Mickey Mouse. Mais bon, il avait ses habitudes lui aussi.
Donc, on piétinait et pour ajouter au grotesque de la situation, on piétinait rien. À force, on nous a pris pour des clowns. Et on nous a proposé de travailler dans un autre cirque, parce que dans celui-là, on n’avait pas envie de rigoler. Je passais mon temps à décortiquer les rapports scientifiques, des pages et des pages de détails qui refusaient obstinément de former un tout, ou à la rigueur une apparence de quelque chose d’à peu près reconnaissable. King Kong s’est mis à manger des bananes. Il ne montait pas encore aux arbres, mais il s’entraînait sur sa chaise, juste en face de moi.
Il fallait bien faire quelque chose en attendant. L’enquête policière ne relève pas de l’analyse, mais de la rencontre fortuite ou de la trahison. Il n’y a pas d’autres solutions. On est payé pour ça. Et quand le criminel est trahi par un proche ou un témoin, on saute de joie jusqu’à l’étage supérieur où gît le capitaine qui signe les autorisations d’agir avec ou sans la Loi. Mais le plus souvent, c’est la chance qui nous sourit. De vrais artistes, les flics de notre temps. Un accident est vite arrivé et on sait en profiter aussi bien que le peintre ou le poète. J’ai toujours été persuadé que tous les travailleurs sont des artistes, par le côté ressemblant de leurs activités pourtant distinctes. Mais je ne sais pas quoi penser des feignants. Je les hais par principe, mais au fond, je les envie de ne pas avoir à se casser la tête pour faire mieux que les autres. Je ne sais même pas s’ils touchent une retraite, ni à quel âge on les met à la poubelle. Tandis que pour nous, les travailleurs, on connaît d’avance les dates et les montants. Et il n’y a que les accidents pour changer ces prévisions, en les augmentant ou au contraire en les réduisant à une peau de chagrin qui en dit long sur le risque qu’on prend à croire au travail plutôt qu’à rien.
Comme je le disais, l’été avait cédé la place à l’automne sans rien changer à la chaleur ni à l’humidité. Je dégoulinais tout seul à l’extérieur et en me forçant à l’intérieur. King Kong aimait trop mon whiskey, mais il avait des idées et ça m’amusait de les écouter sans savoir où elles pouvaient bien mener. Il n’était pas le seul à avoir pensé à des crimes racistes. Neuf victimes japonaises nous conduisaient à le penser, sans compter les attaques des Japonais encore vivants qui faisaient le siège du commissariat. On était loin toutefois de se douter que le mobile n’avait rien de raciste en soi. Et rien pour penser le contraire. Et un verre pour faire passer la pilule !
À la fin, on travaillait en état d’ébriété. Ça n’est pas vraiment autorisé par le règlement. On a vérifié ce qu’on risquait à force de déconner, mais on n’avait pas d’autre force et on s’est mis à déprimer. Vous savez où ça conduit la dépression : au racisme. Et l’objet de notre ressentiment était tout trouvé : les Japonais. Après tout, c’était leur faute si on avait plus de problèmes qu’eux.
King Kong a fini par en choisir un encore plus petit que lui, et avec les mêmes oreilles, signe qu’ils étaient de la même race. Et quoi ? Chacun est libre de définir les critères raciaux. Moi, c’est les oreilles. Je me fous de la peau comme si j’en avais. Et je mets systématiquement en doute la rigueur des lignées. Alors je dis à KK :
« T’as pas honte de t’en prendre à un frère d’oreille ?
— Je vais lui faire avaler Pearl Harbor, moi ! Tu verras ! »
C’est alors que j’ai compris que le racisme a quelque chose de bon. Je suis toujours d’avis de ne rien jeter de l’humain, que ça plaise ou non aux persécutés par le gaz ou autre chose. J’ai alors attrapé KK par une oreille avant qu’il finisse mal.
« C’est un mythe, merde ! s’écrie-t-il.
— Qu’est-ce qui est un mythe ? Tu débloques, non ? Tu t’es fait mal avant de te blesser ou quoi ?
— Je te cause du mythe du Japonais en couche qui pète la gueule à un géant chinois. C’est un mythe et je vais le démontrer. Laisse-moi faire ! »
L’autre, le Japonais en couche, c’était Michael W. Paradox, la septième victime du tueur que la Presse appelait le Tueur de Tokyo alors qu’on était à Pasadena. Je passe sur l’ineptie complexe du journalisme populaire, me demandant en même temps s’il y en a un autre. Vous vous rendez compte ? KK s’en prenait à Michael W. Paradox deux heures avant que le Tueur de Tokyo en finisse avec ce nain jaune ! Bien sûr qu’on ne le savait pas avant que ça arrive, sinon on ne lui aurait pas conseillé de rentrer chez lui pour lire Proust. Et il est rentré chez lui en gueulant qu’il ne se ferait jamais chier à lire Proust mais que si ce nain poilu s’avisait de le menacer une fois de trop, il lui mettrait toute la Recherche dans le cul pour lui apprendre à lire.
Et deux heures plus tard, alors que KK était en train de mettre au point un plan diabolique, dans le sens policier, pour réduire Michael W. Paradox en poussière, le Service des Mauvaises Nouvelles dépose une brève sur mon bureau : Le Tueur de Tokyo a encore frappé – la victime se nomme Michael W. Paradox…
On arrive sur les lieux du crime complètement dessaoulés. KK n’a pas peigné ses poils, mais il n’est pas hérissé. Immédiatement, le médecin légiste qui est arrivé avant nous remarque la similarité des oreilles. Je le lis dans son regard. Et en plus, le bruit court que KK a menacé Michael W. Paradox.
« Le mode opératoire ? demandai-je pour couper court à de possibles spéculations.
— Igual1, » fait le toubib.
Il sait depuis longtemps ce qui me rend nerveux. Et pour en rajouter il me dit :
« No sé que les pasa a esos chiflados de la serie…2 »
J’avale tranquillement ma salive, comme un bonze qui ne veut pas expliquer la couleur de son étoffe au touriste qui revient sans arrêt ou qui, plus logiquement, ressemble trait pour trait à celui qui vient de partir. Je suis John Hernán. Et n’oubliez pas l’accent.
« Gorge ouverte, expression de grande félicité sur le visage, nu dans son lit, aucun outrage sexuel apparent, pas de vol.
— Et ce trou, là, dans le crâne ?
— Secreto de familia, ¿hé, amigo ?3 »
Mais le secret ne pourra être longtemps gardé. Dans la cuisine de Michael W. Paradox, quelqu’un s’est servi du four à micro-ondes. Dans le plat, il y a des traces de viande. Si Michael W. Paradox est l’auteur de cette cuisine, on n’en parlera pas. Mais si ces traces de viande ne sont pas autre chose que ce qui reste de sa cervelle, alors le Tueur de Tokyo va changer de sobriquet pour un autre plus évocateur de sa petite manie post-crimen.
Le légiste revient à l’attaque :
« ¿Quien nos dice que el asesino sea el de Tokyo ? Jamás este chiflado a dejado huellas de su mala práctica canibal…4 »
Qu’est-ce qu’il entendait par là, ce légiste vengeur ?
« A mi me parece que se debe preguntar a su amigo el gorila…5 »
On n’a jamais vu un lieutenant de police envoyer au tapis un médecin légiste qui exprime sa fierté de venir d’un autre monde à ce lieutenant trop engagé dans son souci de ressembler au commun des mortels du monde où il vit et travaille. On n’a même jamais vu un lieutenant de police casser les dents d’un médecin légiste, quel qu’il soit, qui s’en prend injustement à l’ami de ce lieutenant sous prétexte que c’est une autre manière d’être fier de sa terre d’origine et de reprocher au lieutenant de la trahir par tous les moyens possibles. Bref, le médecin légiste en question pissa du sang sur le cadavre de Michael W. Paradox, ce qui faussa sensiblement certains résultats au point de leur faire perdre toute valeur scientifique. Le lieutenant fut convoqué chez le capitaine, le médecin légiste refusa les excuses du lieutenant et dut retourner à l’hôpital pour une vérification de son acuité visuelle. On s’égarait encore. Et l’enquête n’avançait pas. Chacun campait sur ses positions. Une guerre éclata entre la morgue et le service des enquêtes. Pure anecdote. Ce genre de péripéties intra-muros n’a jamais fait l’objet de développements narratifs dans les plus de trente volumes que Madox Finx consacra à mon existence fictive. Revenons à nos moutons.
Avec King Kong, on a repris la routine dès que le médecin légiste avoua qu’il me harcelait au lieu de m’aider à m’intégrer dans la société pasadenara. Mais ce gorille m’avait mis la puce à l’oreille : Pearl Harbor… Il n’était pas impossible que le Tueur de Tokyo, qu’on appelait maintenant le Suceur de Cerveau Nippon, fût non pas un raciste, mais un revanchard qui faisait payer leurs crimes de guerre et autres abus anti humanitaires à des Japonais qui n’en était d’ailleurs pas responsables, du moins pas autant que leurs aïeux. Cette hypothèse méritait d’être soumise aux outils de démonstration en usage en cas de soupçon de vengeance. J’avançais.
Les lecteurs repéraient la collection à ces deux X :
madoX finX
Personne ne m’avait parlé des enquêtes du lieutenant John Hernán, mais en allant au bureau, je passais devant une librairie spécialisée dans le polar et ces deux X avaient attirés mon regard, comme celui de pas mal d’autres amateurs de genre, si j’en jugeais par le débit des ventes. En effet, le tourniquet bien rempli du matin était quasiment vide le soir quand je rentrais. Ce qui m’a donné envie de m’y mettre moi aussi.
Je sais pourquoi j’ai choisi le volume intitulé Le Tueur de Tokyo et autres histoires de cannibalisme. Mon inconscient avait guidé ce choix. Je ne me connaissais pas de penchant pour le cannibalisme. Ce volume était précédé de trente autres, mais l’ensemble ne constituait pas une série ordonnée. Le libraire m’avait assuré qu’on pouvait commencer n’importe où. Il était lui-même un lecteur assidu de Madox Finx, l’écrivain aux deux X. Le contraire, de la part d’un commerçant, m’eût étonné.
Et aussitôt rentré, je me jetai dans mon lit avec un pack de bières pour en savoir plus sur l’anthropophagie. Je ne fus pas déçu, mais ces histoires n’expliquaient pas cette pratique somme toute assez rare dans les sociétés humaines qui forment ou déforment l’Humanité. Il s’agissait d’abord de divertir le lecteur, à supposer qu’il s’ennuyât. Et j’étais un de ceux-là. J’avais besoin, comme on dit, de me changer les idées. Ne comptez pas sur moi toutefois pour vous raconter ma vie. John Hernán fait ça beaucoup mieux que moi :
Le Tueur de Tokyo
Existait-il encore des gens assez ramollis du cerveau pour en vouloir aux Japonais d’être les fils et les filles d’une nation qui, en son temps, estima nécessaire de déclarer la guerre au Monde en s’associant aux instincts dégénérés d’un autre peuple fier de sa race ?
Il fallait croire que oui si je tenais à le démontrer. Et le capitaine, qui était responsable de mes actes jusqu’à un certain point de rupture au-delà duquel je redevenais un adulte aux yeux de la société, ne s’opposerait pas à mes recherches si je commençais à lui prouver que de tels barjots constituent de nos jours une réalité à ne pas négliger, surtout si le Tueur de Tokyo était l’un des leurs. King Kong trouva le premier.
La Société des Études Patrimoniales, sous couvert d’utilité publique, était soupçonnée depuis longtemps d’encourager ses adhérents à propager la haine du Japonais. D’ailleurs, son blason utilisait la silhouette de Jeannette Rankin6 pour tromper l’adversaire, détail qui avait sauté aux yeux des premiers détracteurs de cette étrange société sans but lucratif et prévenait, en quelque sorte, contre la duplicité de ses membres. Le siège était à Chicago.
J’obtins facilement les fonds pour aller y faire un tour, histoire de me mettre dans le bain. Je n’avais jamais eu affaire à ce genre d’escrocs, m’étant jusque-là limité à fréquenter des engeances aux intentions plus concrètes. King Kong prépara les bagages et, comme un couple heureux d’exister malgré la baisse de revenu des salariés du secteur public, nous embarquâmes à bord d’un statotransporteur qui nous déposa en plein centre de Chicago.
Après nous être restauré, tant du point de vue alimentaire que critique, nous hélâmes un taxi qui nous conduisit Allées des Peupliers où se trouvait le siège de la Société des Études Patrimoniales. Nous fûmes reçus par un vigile en armes, de sexe féminin et de race incertaine. La vue de nos plaques provoqua un léger désordre, puis la porte s’ouvrit toute grande et Heinrich von Bragelberg, le président en cours, nous accueillit comme des membres d’une commission sénatoriale. On nous fit asseoir autour d’une table basse, on nous servit du porto, ce qui nous parut faiblement nécessaire, et un cigare de l’ami Fidel nous fut inséré entre les dents. Il ne nous restait plus qu’à tirer dessus.
« Bien, dit Heinrich von Bragelberg après une longue et ennuyeuse présentation de ses œuvres, je suppose que la voiture de Miss Trudick est prête à réintégrer notre parc… Cette fois, l’amende exigée par le juge Samuels a fini de ruiner l’héritage d’Eleonore… Miss Trudick. Mais il faudra bien qu’elle comprenne un jour qu’on ne peut pas s’égarer n’importe où. Merci de me confier les clés… »
Ce grand escogriffe blond, la cinquantaine bien portée, tendait une main aux ongles fins. King Kong éclata de rire. La main forma aussitôt un poing, mettant en évidence une série de bagues dont l’ensemble me parut plus dangereux qu’un coup de poing américain. Je m’interposai. Ce type n’avait pas l’air d’apprécier l’humour.
« KK et moi on n’est pas venu pour vous rendre les clés de Miss Trudick, grognai-je.
— Caca ? Je ne comprends pas ! Messieurs… »
Il se leva et un doigt sortit de son poing pour nous indiquer la porte où se tenait miss Eleonore Trudick, une gamine de cent ans et des poussières qui ne regrettait pas un seul de ses actes de rébellion anti étatique. Le doigt de Heinrich von Bragelberg se replia. Sa soudaine colère se transforma en douce compassion :
« Mademoiselle Eleonore Trudick… » fit-il d’une voix d’enfant de chœur.
Je me levai à mon tour, mais nullement pour saluer la vierge têtue.
« Écoutez, Herr von Bragelberg…
— Vous pouvez parler anglais, cher monsieur Hernán… Hernández, je suppose…
— Ne supposez rien et écoutez-moi !
— ¡Claro que le escucharé, señor Hernández ! Supongo que lo que me va a enseñar merece toda mi atención de presidente muy, pero que muy ocupado…7
— Je ne suis pas venu ici pour qu’un fils de… de…
— De quoi, monsieur Hernández ? M’autorisez-vous à le savoir ?
— Et ma voiture ? » gémit Eleonore dans mon dos.
On se sentait vraiment en milieu raciste, KK et moi. On avait déjà vécu ce genre de situation des milliers de fois. Et même au sein de l’organisation policière, comme j’en ai dit un peu plus haut. Je sortis le mandat de ma poche.
« Mon collègue est témoin, crachai-je dans la main qui se tendait. Je veux juste jeter un coup d’œil sur le registre des adhérents. Vous n’avez pas de souci à vous faire. Je n’ai rien contre vous. Personne n’a l’intention de vous foutre le nez dans la merde comme vous le méritez. Je veux juste regarder et me faire une idée.
— Mais une idée de quoi, Mein Gott ! »
Je ne savais pas si ce von avait des ancêtres nazis, mais ce dont j’étais sûr, c’est qu’il haïssait les Japs. Et il éprouvait le besoin de s’exprimer sur le sujet. C’était son droit, mais ça me dégoûtait rien que d’y penser. King Kong aussi était dégoûté, à sa manière : il vidait le flacon de porto et ça lui faisait un bien fou. Si miss Eleonore Trudick avait eu du charme, il l’aurait vanté avant d’y toucher.
« Je ne sais ce qu’il faut en penser, ânonna Heinrich von Bragelberg. Vous me prenez au dépourvu… Vous auriez dû téléphoner. Miss Trudick se serait fait un plaisir de préparer cette liste…
— Pas avant qu’on me rende la clé de ma voiture ! » grogna Eleonore en retirant le flacon de porto juste au moment où KK allait se servir la dernière goutte.
La situation n’était même pas tendue, malgré le racisme sous-jacent. Je craignis un moment de m’être fourvoyé, mais je n’avais aucune envie de m’être déplacé pour rien, même si King Kong avait l’intention de profiter de l’occasion pour se renseigner sur les plaisirs interdits de Chicago. J’insistai, mollement cette fois. Heinrich von Bragelberg, citoyen américain (j’avais vérifié) fit signe à Miss Trudick de se calmer et de faire en sorte que « ces messieurs de Pasadena fussent satisfaits. » Je n’en demandais pas plus.
Il ne fallut pas longtemps à la miss pour imprimer toute la liste des adhérents de la Société des Études Patrimoniales. Un alignement vertical numéroté indiquait 93, y compris Heinrich von Bragelberg.
« Vous en ferez ce que vous voudrez, dit ce dernier.
— Je fais toujours ce que je veux !
— Oh ! Il y a des limites, tout de même !
— Dans l’Illinois peut-être, mais chez nous, on repousse les limites…
— Jusqu’à rencontrer l’océan, monsieur Hernán ! Les limites ont elles-mêmes des limites ! Sinon… imaginez ! »
Je n’avais pas l’intention de participer à un débat sur la morale et le plaisir. Je crois même qu’Ernest Hemingway a réglé la question une fois pour toutes. Et puis KK avait hâte d’essayer plein de trucs auxquels il pensait depuis qu’il savait que j’avais décroché un voyage à Chicago.
On est rentré de Chicago avec un mal de crâne qui ne devait rien à nos recherches policières. King Kong avait même un problème avec… vous savez. Il est allé se faire piquouser pour pouvoir rependre ses activités… vous savez. Pour ce qui concernait la liste, je pouvais me renseigner sur chacun de ses noms à partir de mon bureau. King Kong espérait que je trouve quelque chose, parce qu’il avait une folle envie de retourner à Chicago pour renouer avec… vous savez.
93 noms, ça ne prend pas beaucoup de temps avec les moyens qu’on a aujourd’hui. La liste de trois pages s’est allongée, en à peine cinq minutes, de trois cents ! Et c’est là que le temps a commencé à compter. Finalement, on nous fait gagner du temps pour mieux l’utiliser. C’est la nouvelle définition du travail. Je n’ai rien contre. On vieillit de toute façon à la même vitesse.
Et j’ai passé l’essentiel de ma journée laborieuse à éplucher cette montagne de données. Au début, j’ai eu l’impression de lire 93 histoires différentes, un mauvais landscape avec un seul point commun : la haine des Japs. C’était nettement insuffisant pour obtenir le prix Bollingen.
Je buvais moins. Au bout de deux semaines, je ne buvais plus du tout. Et j’ai commencé à me déshydrater. Il n’y a rien de plus terrible que la dessiccation du cerveau, surtout quand on en a besoin pour travailler. Vous vous faites un sang d’encre quand les employés de chemin de fer font grève. Eh bien imaginez ce que coûte la grève de milliard de neurones. Un désastre. King Kong m’a traîné jusqu’au pub le plus proche. Et j’ai retrouvé un semblant d’activité cérébrale. Il avait vraiment envie de retourner à Chicago. Voilà comment on se fait des amis.
Après quatre semaines d’activité analytique cérébrale couplée au réseau de traitement des données collectées dans la réalité, la liste était réduite à 9 noms avec une probabilité d’erreur annexe de 0.002 %. J’ai transmis à la hiérarchie et dix jours sont encore passés, pendant lesquels King Kong et moi on a rêvé à des tas de choses que si je vous en parlais vous finiriez par avoir une idée erronée de notre relation à l’enfance.
La réponse du Bureau des Vérifications est tombée : OK pour un retour à Chicago avec neuf suspects à la clé. Sauf qu’Harold H. Harrison était de Los Angeles. On a logiquement commencé par lui, en espérant qu’il ne nous prendrait pas plus d’une demi-journée à soustraire de toute façon aux dix autres destinées à nous refaire une santé à Chicago. King Kong était tout excité.
On a pris le métro. Harold H. Harrison habitait San Pedro. On aurait pu le convoquer au poste, mais une petite escapade à Los Angeles était censée nous préparer mentalement à jouer notre va-tout à Chicago, quoique j’étais moins argenté que King Kong qui venait d’hériter de Miss Eleonore Trudick. Ou alors j’avais mal compris.
Bref, on frappe à la porte et Harold H. Harrison l’ouvre. Il n’est pas surpris de nous voir. Il nous attendait même. Il avait reçu un mail de Miss Trudick. Je regardais King Kong de travers. Il avait commencé à s’amuser avant d’arriver à Chicago. Je n’avais pas encore le cerveau bien humide, mais je m’en servais, au risque de conclure prématurément pour cause de fatigue.
Harold H. Harrison nous fit asseoir dans un petit salon ombragé par de grands rideaux qui tombaient bien. Il nous servit sans ménager les verres et on s’est mis à discuter de choses et d’autres. Notamment, il voulait savoir ce qui nous amenait.
« Il paraît que je suis sur LA liste, dit-il en souriant faiblement. Je voudrais bien savoir pourquoi. Ma haine des Japonais est purement abstraite, vous savez…
— Non, on sait pas ! grognai-je. Mais le Tueur de Tokyo est dans le concret, lui. Vous savez, la peinture c’est pareil : un petit arbre dans un pré, c’est concret, tandis qu’un carré blanc sur fond blanc, c’est abstrait. Mais c’est toujours de la peinture.
— C’est pas faux, » fit KK.
Mais je ne savais pas de quoi il parlait, le nez dans un verre. Il était déjà à Chicago, mais moi, qui étais là, j’avais bien observé qu’à la série de mots « Tueur de Tokyo », Harold H. Harrison avait légèrement frémi. Si j’avais su qu’un frémissement aurait pour conséquence de nous priver d’un voyage à Chicago, j’aurais peut-être fermé ma gueule.
Quand je pense que le mot mot vient du latin muttum qui veut dire grommellement et que grommeler c’est gronder… un peu, je ne sais plus s’il faut les peser ou en inventer le poids. Ce un peu me déroute.
Hélène des Bordes-Mâchepain me rendait visite chaque jour. Enfin… je supposais que sa visite correspondait à un jour. Et je me suis mis à les compter. J’avais toutes les œuvres de Madox Finx strictement alignées sur une étagère qu’une espèce de groom ou garçon de salle avait amenée en même temps que le carton de bouquins. On en était au 46e. Encore quatre et Madox Finx pouvait redevenir celui qu’il n’avait pas cessé d’être : Enrique Guadala Machín.
Moi, je m’appelais toujours Marcel. Et pas Marcel Rien. Monsieur Marcel si on éprouvait le besoin impératif de me prénommer. Hélène des Bordes-Mâchepain ne me prénommait plus. Elle m’appelait Marcel. Son dossier s’épaississait. Elle en attendait une thèse. Où étais-je ? Elle refusait de me le dire. On ne sait jamais avec la Justice.
J’avais perdu du poids, mais je me maintenais dans la bonne moyenne. La camisole n’était pas si contraignante. Je bougeais dedans. Je pouvais même sortir ma queue pour me la faire sucer. Il ne me restait plus qu’à trouver une bouche, celle d’Hélène des Bordes-Mâchepain se limitant à me poser des questions sans commenter mes réponses. Et je ne voyais qu’elle depuis que je ne voyais plus le groom qui avait installé l’étagère, me laissant le soin d’y ranger les enquêtes du célèbre lieutenant John Hernán. On attendait le 47e volume. Le groom trépignait d’impatience avec le reste du monde. Quand je pense que l’Édition n’était pas concernée par mon aventure personnelle et qu’elle ne le serait sans doute jamais…
Je passais la majeure partie de mon temps libre dans mon lit, pensant et repensant, la fièvre au corps, à l’assassin de Friedrich Alzhiemer. Je ne savais pas encore que celui-ci n’était autre que l’ami Gazpacho, mais maintenant vous le savez. Il eût été intéressant de savoir qui était ce Friedrich Alzhiemer, allemand de nationalité. Son assassin ne s’était pas laissé tromper par la nature apparente du patronyme, mais il se confondait de toute façon, dans l’esprit des lecteurs de Presse, avec celui qu’Alvarado Asencio Alfarez avait inventé pour moi : le Videur de Tête. Ou de Têtes, je ne sais plus. Mais pourquoi don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál l’avait-il viré ou fait virer du quotidien où ce journaliste populaire exerçait ses talents de séduction et de flatterie depuis des années ?
Il n’était plus question pour moi de reprendre une aventure qui avait foiré dès le premier épisode. Et la Justice, sous l’influence de son enquêteur, réel celui-là, Alejandro Cuñas, me mettait sur le dos le meurtre de Friedrich Alzhiemer, m’ayant peut-être déjà déclaré fou et inapte à participer à mon procès. Elle m’avait livré pieds et poings liés à la Science, dont Hélène des Bordes-Mâchepain était l’éclaireur. Il y aurait une fin à cette triste complication et je ne serais pas là pour la vivre.
Pourtant, cette hypothèse sentait la fiction. J’avais l’impression de m’être pris les pieds dans un tapis. Et je n’avais aucun moyen d’enquêter. Hélène des Bordes-Mâchepain se limitait à épaissir le dossier me concernant. Elle en étalait les brouillons sur le lit et me demandait d’avoir la gentillesse de numéroter les pages qu’elle ne tendait. Ce que je lisais, c’était mot pour mot ce que je lui avais confié. Pas une trace de trahison dans ces transcriptions. Et le plan prenait forme au gré de je ne savais quelles conclusions intermédiaires. C’était un ouvrage de pure documentation.
« J’aimerais voir quelqu’un, lui dis-je un jour.
— Vous me voyez tous les jours !
— Comprenez-moi… je suis seul… J’ai besoin de parler d’autre chose. D’écouter aussi.
— Je n’ai pas le temps d’être votre amie.
— Je l’ai bien compris ! Parlez-en à la direction…
— Il n’y a pas de direction ! Vous êtes chez moi. »
J’avançais. J’étais le prisonnier d’Hélène des Bordes-Mâchepain. Qui était-elle ? John Hernán en parlait-il quelque part dans les quarante-six volumes publiés ? Je les lisais dans le désordre, mais je tournai les pages avec la langue, mes mains ne pouvant sortir de la camisole, et ça me rendait sensible à d’autres plaisirs tout aussi nécessaires que la lecture. J’en avais lu à peine deux. Et encore, je n’étais pas bien sûr d’avoir terminé le premier, celui où Harold H. Harrison assassine Michael W. Paradox.
« C’était qui, le groom ?
— Il n’y a pas de groom, Marcel ! Nous sommes deux cents pieds sous la calotte glaciaire, dans le laboratoire d’analyse scripturaire construit par Arthur Gordon Pym.
— Il est encore en vie ?
— Vous savez bien que non !
— Mais comment se ravitaille-t-on ici ?
— Les Esquimaux sont plus faciles à chasser que les ours blancs.
— Les Esquimaux aux mots exquis ?
— Tu l’as dit ! »
J’avais peut-être perdu l’esprit comme il n’était pas impossible que la Justice le pensât, mais là, je commençais à perdre les pédales. Et je sentais en moi le travail de je ne savais quelle drogue qui contenait pour l’instant mon explosive angoisse et mon non moins bouillant instinct d’autodestruction.
« Hélène ?
— Oui ?
— Je peux vous appeler Hélène ?
— Ne m’appelez pas autrement ! »
Qui donc me sortirait de là ? Et une fois dehors, de quoi parlerais-je à mes contemporains ? De mon aventure avortée par une évasion réussie ? Ou de l’œuvre de Madox Finx revue et corrigée par le virtuel John Hernán ? Si je prévoyais de profiter de la moindre faille pour sortir de ce système, il me fallait d’abord apporter une réponse claire à ces questions. Mais je ne pouvais rien dire de celui ou celle qui jetterait l’échelle de corde par-dessus le mur, d’autant qu’il faudrait plus qu’un bricolage pour espérer traverser ces murs de l’extérieur.
Certains personnages ont plus de chance que moi. J’ai assez lu pour le savoir. Il m’eût été agréable d’être accusé sans pouvoir accéder aux attendus de la mise en accusation. Au moins, j’aurais eu quelque chose à faire, alors qu’à l’intérieur de ce système, j’étais réduit à l’inaction sans avoir accès à la connaissance. Toute la tradition philosophique m’était supprimée ! C’était plus que je ne pouvais en supporter. Pourtant, j’existais et ne tentais rien pour en finir. Le grand secret d’Hélène des Bordes-Mâchepain était la drogue qu’elle m’administrait pour tuer en moi l’assassin que j’avais ébauché dans l’erreur la plus grotesque qui fût. Comme elle ne me l’injectait pas, ni même dans mon sommeil, je supposais qu’elle était contenue dans les aliments qu’elle cuisinait, disait-elle, elle-même. Or, je ne mangeais que de la viande. Et, d’après ce que j’avais compris, c’était de la chair d’Esquimau, animal considéré par la science comme appartenant à l’espèce humaine. Je mangeais de l’homme. Je ME mangeais. N’en avais-je pas toujours rêvé ?
Était-ce là le type de drogue qu’Hélène des Bordes-Mâchepain me faisait absorber pour me maintenir à la surface de son expérimentation ? Des signes patents d’accoutumance accompagnaient ces tentatives de noyade qui caractérisaient ma personnalité : petites immersions à faible profondeur suivies de remontées à peine suffocantes. Elle me tenait, la garce !
Quand on est sorti de chez Harold H. Harrison, King Kong m’a dit en se mordant la langue :
« C’est lui ! »
Et il s’est mis à marcher devant moi en balançant les bras comme un gosse qui n’a pas reçu le jouet qu’il attendait. Quel manque de chance, tout de même ! On avait neuf noms, dont huit à Chicago où on avait d’autres rendez-vous plus joyeux, et on s’était montré professionnel et même honnête en commençant par celui-qui habitait à côté de chez nous, histoire de s’en débarrasser. Mais l’instinct policier ne s’explique pas autrement. Et il fallait appeler ça de la chance !
Harold H. Harrison avait reconnu avec humour qu’il haïssait les Japonais, mais qu’il n’avait jamais rien tenté contre eux ni même tenu en public des propos à contenu racial. D’ailleurs, il n’était pas raciste. Comme beaucoup d’Américains, il estimait que les Japonais avaient commis un des plus grands crimes que l’Humanité ait connu et qu’ils étaient loin d’avoir payé la dette immense qu’ils devaient à de nombreuses nations. Mais comme il était de nature pacifique et discrète, Harold H. Harrison n’agissait pas en dehors du cercle fermé de la Société des Études Patrimoniales sise à Chicago. Heinrich von Bragelberg, par l’intermédiaire de son épouse Gertrud, lui avait proposé de fonder une antenne en Californie. Il s’y employait avec un certain zèle, mais sans dépasser les limites des convenances.
La prudence extrême de cet individu était douteuse. Elle impliquait forcément un comportement hors normes. Il fallait que je m’intéresse de près à ces phénomènes. Pourtant, ce fut le nom de Gertrud qui retint toute mon attention. Je connaissais une scientifique de l’Institut Français des langues, une institution bidon qui cachait des activités gouvernementales secrètes. Elle avait sous la main, dans une des cages de son laboratoire, un primate qui avait eu des relations avec cette Gertrud Heinrich von Bragelberg. Je ne savais même plus pourquoi on en était venu à parler de ce sujet d’expérience. Hélène et moi avions un lien de parenté lointaine. On s’était rencontré sur Internet, mais, vue de près, c’était un boudin. Alors on avait sympathisé, parce que je ne suis pas moi-même un modèle à suivre.
« Vous connaissez Gertrud Heinrich von Bragelberg ? dis-je sans regarder Harold H. Harrison dans les yeux.
— C’est l’épouse de notre président, fit-il en cherchant mon regard, lequel se baladait sur les courbes gracieuses des plantes grasses qui peuplaient son living.
— Ça, je le sais déjà. Vous n’avez pas quelque chose que je ne sais pas à propos de Gertrud Heinrich von Bragelberg ?
— Je ne voudrais pas être indiscret…
— Vous connaissez donc des indiscrétions concernant cette dame…
— Pensez-vous ! Aucune intimité. Rien.
— Et que savez-vous que je ne sais pas, au point de craindre de vous montrer indiscret ?
— Rien ! Je disais ça comme ça…
— Et ben c’est pas comme ça qu’il faut le dire ! » aboya KK.
Il en avait marre de boire toujours le même porto chinois de la Société des Études Patrimoniales, à Chicago comme à LA. Il colla sa face velue contre la grimace canine d’Harold H. Harrison. Ils se touchaient presque les dents.
« Je rigole pas, bava KK. J’aime pas qu’on se foute de la gueule de mon chef. Dites-lui tout de suite ces indiscrétions ou je m’en vais ! »
Harold H. Harrison ne savait plus s’il devait rire ou pleurer. Il se décrocha de KK et colla son dos dans les coussins.
« Tout le monde sait que Gertrud ne s’appelle pas Gertrud, couina-t-il.
— Et comment qu’elle s’appelle ? huma KK.
— Elle s’appelle Gertrude. Elle est américaine. De Chicago. Heinrich von Bragelberg est allemand de naissance.
— Il y a une sacrée différence entre Gertrud et Gertrude, dis-je. Mais les détails civils sont les choses les plus accessibles qui soient, surtout pour un flic. Vous n’avez pas autre chose ?
— Du croustillant… ?
— Si vous voulez…
— Heinrich von Bragelberg est homosexuel… Ça, c’est pas écrit dans vos fiches !
— Non, en effet. Il est juste écrit que lui et Gertrud sont mariés.
— Je vous laisse deviner… siffla Harold H. Harrison.
— C’est pas croustillant, déclara KK. Vous n’avez pas autre chose que du croustillant ?
— Monsieur en voulait, je lui en ai donné !
— Il en veut plus. Alors, je vous écoute…
— Heinrich von Bragelberg est raciste. Et il voudrait que je le sois moi aussi. Vous pensez si j’ai refusé !
— Vous êtes juif ?
— Je ne suis rien du tout ! Et je me contente de ce que je suis.
— Vous avez bien une tradition à respecter. Pour les fêtes. Pour les rencontres. On en est tous là, hein, John ? »
La conversation prenait un tour philosophique incompatible avec la violence policière. Comme aux échecs (et mat) j’ai avancé un pion, sur le menton d’Harold H. Harrison. Il s’est contenté de la caresser en me regardant en dessous. Je reconnais sans faute le regard de l’assassin toujours satisfait de trouver une raison de haïr son prochain.
« Qu’est-ce que vous voulez savoir ? finit-il par dire.
— Si vous êtes le Tueur de Tokyo…
— Vous êtes dingues ! On n’avoue pas ce genre de truc à la maison.
— On peut vous embarquer si vous voulez. Mais ça fera plus mal. Le règlement nous impose d’aller dans le détail. Alors qu’ici, on est libre de laisser dans l’ombre tout ce qui n’a pas d’importance.
— On a un voyage à faire ! » grogna KK.
Son idée, à KK, c’était qu’on pouvait toujours se persuader de tenir le Tueur de Tokyo et d’attendre neuf jours pour en parler à la hiérarchie. Ça ne se saurait pas. Et on prendrait du bon temps en faisant semblant de travailler. Ça laissait neuf jours à Harold H. Harrison pour se mettre à l’abri. Elle n’était pas bonne, l’idée de King Kong, mais j’étais décidé à la suivre, sauf que j’en modifiais un détail : On n’allait plus à Chicago.
Vous savez ce que c’est que d’être angoissé à l’intérieur et empêché d’agir en conséquence à l’extérieur ? C’était exactement ce qui m’arrivait. Bien sûr, j’aurais pu m’interdire de manger de la viande d’Esquimau, laquelle contenait l’antidépresseur ou psychotonique ou appelez ça comme vous voulez. Mais je n’avais que cette viande à manger. Vous pensez bien qu’Hélène des Bordes-Mâchepain y avait pensé avant moi. Je ne souhaite à personne d’avoir affaire à une femme de cette engeance. Et j’use de ce mot parce que j’en connais le sens : il y est question d’augmenter le pouvoir.
Autrement dit, c’était moi qui perdais du pouvoir jour après jour. J’ai bien tenté une grève de la faim, mais elle me nourrissait par le cul. La camisole intégrait un système de tubage automatique avec témoin de grève. J’ai été plutôt décontenancé de clignoter rouge une heure à peine après le refus d’absorber le premier repas. Je suis fait comme ça : chez moi, ça s’arrête dès la première tentative et on me démontre par exemple qu’au lieu d’avoir bouffé la cervelle d’un Allemand, c’est celle d’un Américain que j’ai évacuée trois heures plus tard. Vous êtes au courant. Je ne me répéterai pas.
Donc je mangeai de l’homme mais, pour gâcher ma joie, cet homme contenait de quoi empêcher mon angoisse de s’extérioriser. Je sais bien ce que j’aurais fait si j’avais eu le pouvoir d’agir : pouvoir, engeance, même origine : Hélène des Bordes-Mâchepain. Mais qui était-elle ? Pour qui travaillait-elle ? Il lui arrivait de me ramener un morceau de glace polaire qu’elle avait pu trouver dans n’importe quel frigo. Elle voulait que je craigne les ours blancs qui rôdaient en surface, des fois que j’aurais trouvé les moyens de remonter. Se faire bouffer par un ours après avoir mangé de l’homme n’était pas une perspective digne d’un cobaye. Et d’ailleurs, si j’étais sage, elle m’emmènerait à la chasse à l’homme sur son traîneau dernier cri. J’aurais même le droit de regarder l’écran. Il y aurait peut-être des dessins animés et j’aurais sans doute l’âge requis pour en comprendre les arcanes.
Des mois que je n’avais vu qu’elle ! Et comme j’avais perdu le compte des jours, là, sous la calotte polaire où l’hiver est la seule saison parce que rien n’y pousse, le temps a basculé comme la capote d’une anglaise et je me suis retrouvé les cheveux dans le vent à respirer un air nouveau. Ah ! j’ai l’impression de recommencer rien de vous dire ça comme ça. Je ne tenais pas le volant, mais ça roulait, les amis !
John Hernán est entré sans frapper. C’était une habitude chez lui. C’était écrit dans tous les romans de Madox Finx. Je lisais le deuxième à ce moment-là. Mais c’était peut-être la deuxième histoire du premier, qui était le énième parce que j’avais été attiré par le titre :
Le tueur de Tokyo
J’avais abandonné King Kong dans un hôtel pourri à Alméría : la pensión Fatima, avec pour mission de surveiller les agissements d’un certain Marcel Liroquois que mon ami Alejandro Cuñas, célèbre policier espagnol, soupçonnait d’être l’imitateur d’Harold H. Harrison. Ce Marcel Liroquois avait certainement tué et vidé de sa cervelle un type qui se faisait passer pour Heinrich von Bragelberg et qui était en réalité Friedrich Alzhiemer, un allemand qui, sous le sobriquet de Gazpacho, servait de domestique au couple formé par don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál et Ana Liberal. Ce Marcel Liroquois s’était mis dans la tête de tuer des Allemands en série selon un mode opératoire inspiré par celui qu’Harold H. Harrison appliquait aux Japonais. La motivation était la même : faire payer la dette.
Mais Marcel Liroquois était un guignard. Pensant s’en prendre à Heinrich von Bragelberg, dont l’épouse Gertrud prenait des vacances ensoleillées à Almería, il avait ensuite appris que sa victime n’était pas allemande, mais américaine. Ça lui avait coupé tous ses moyens. Du coup, il ne tuait plus personne. Mais, à la suite de ce qu’il croyait être un imbroglio soumis aux lois non encore énoncée du hasard, il s’était retrouvé chez Ana Liberal, en l’absence de son époux, don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál, et dans la nuit qui suivit cette rencontre, Friedrich Alzhiemer, dit Gazpacho, amant d’Ana, avait été tué selon le mode opératoire que Marcel Liroquois avait utilisé sur sa première victime, don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál qui était en réalité Friedrich Alzhiemer. Quelque chose ne collait pas dans le raisonnement de mon ami Alejandro Cuñas. Et il m’avait envoyé un mail pour que je me lui file un coup de main. Friedrich Alzhiemer ne pouvait pas avoir été tué deux fois. Et pourtant, on avait deux cadavres de Friedrich Alzhiemer à la morgue d’Almería. Mon ami Alejandro Cuñas ne ferait pas long feu dans la police. J’ai donc téléphoné à Hélène des Bordes-Mâchepain, une spécialiste du dédoublement de la personnalité.
« Je ne comprends pas, me dit-elle. Ce que vous me décrivez ne peut pas être un cas de schizophrénie. Votre ami Alejandro Cuñas souffre d’autre chose, mais je ne vois vraiment pas de quoi. Il faut que j’y réfléchisse, bien que je ne dispose pas de beaucoup de temps en ce moment, car je suis occupé par un cas encore plus fabuleux. Il faudrait que veniez voir ça ! »
Alors j’y suis allé. Paris est un quart d’heure d’Almería en statoransporteur. Mais à peine arrivé, il a fallu prendre un train pour aller au Pôle Nord. Le voyage a duré six jours. Je vous raconterai ça une autre fois, car pendant ces six jours, j’ai résolu une autre affaire qui fera l’objet d’un prochain volume. Heureusement que j’ai eu ça pour m’occuper. Ces voyages en train, le seul moyen de transport possible pour passer sous la calotte polaire, sont d’un ennui dont je ne vous parle pas. Mais je vous parlerai un de ces quatre de L’affaire des Joueurs Pressés, six jours d’enquête non-stop.
Je suis arrivé au laboratoire secret d’Hélène des Bordes-Mâchepain en même temps que le type qu’elle examinait en ce moment, celui qui occupait tout son temps. Il est monté dans le train à Bolungarvik. Je ne sais pas ce qu’il foutait là. Il m’a reconnu tout de suite et j’ai dû signer les quarante-six volumes de mes enquêtes publiées par mon ami Madox Finx dont je vous ai déjà parlé. Inutile que je vous en reparle.
Ce type n’avait pas l’air de ce qu’il était en réalité, un barjot. Il avait prévu une combinaison thermique et des godasses à crampons pour aller chasser l’ours blanc dont Hélène des Bordes-Mâchepain lui avait vanté la saveur, surtout en ragoût au vin. Il n’avait pas de fusil parce que, m’expliqua-t-il, il ne savait pas trop ce que c’était, mais Hélène des Bordes-Mâchepain lui en avait parlé comme d’un instrument de cuisine. Un vrai barjot, je vous dis. Il ne m’a pas été d’un grand secours dans L’affaire des Joueurs Pressés, mais Madox Finx a accepté de lui consacrer quelques passages pour ne pas aggraver sa maladie. Je veux dire que Madox Finx aurait sombré dans une maladie inconnue s’il n’en avait pas parlé. Il m’avait fait confiance, parce que je le connais bien, Madox.
Hélène des Bordes-Mâchepain nous a accueillis comme des ambassadeurs. Elle venait de tuer un ours blanc qui mijotait déjà sur la gazinière dans un grand pot de terre cuite. Ça sentait bon l’ail et le vin dans son labo. À la fin du repas, mon compagnon de voyage s’est endormi la tête sur ses bras croisés et ses bras croisés sur la table. Il avait vidé son verre et son assiette. Il avait de beaux cheveux bouclés, dorés comme les blés. C’était la première fois que je parlais de sa beauté.
Le téléphone interrompit la vague des impressions que ce fou m’avait laissées avant de s’endormir. C’était King Kong. Il m’informait que je ferais bien de me méfier, car Marcel Liroquois venait de quitter Almería pour fuir la Justice du Royaume d’Espagne. Il avait acheté un billet pour Bolungarvik. Et il était armé. Je demandais alors précipitamment à mon ami KK s’il avait eu le temps de se renseigner sur le type de chevelure que Marcel Liroquois emportait avec lui. C’en était une de blonde et de bouclée. Comme moi.
« Fais gaffe, John, à ne pas le confondre avec toi. »
On en est resté là pour une première communication longue distance. Je ne pouvais plus boire. Hélène des Bordes-Mâchepain me suça la queue, mais je ne pouvais pas jouir. Ensuite on a essayé de faire ensemble un tas de choses. Et je n’ai rien pu faire.
Il fallait que je me sorte de là si j’avais l’intention de vivre ma vie jusqu’au bout. Et la seule manière de mettre le nez dehors, c’était d’aller chasser l’ours blanc avec Hélène des Bordes-Mâchepain. Seulement, la question était de savoir si on était vraiment dans un laboratoire secret installé sous la calotte polaire. Et je ne pouvais pas croire que cette femme régnait seule sur une structure aussi complexe. Bien sûr, le Système Global est organisé pour permettre à l’individu de construire seul ce qu’il a envisagé comme son œuvre. Mais de là à avaler qu’une femme peut maîtriser une pareille complexité, il y a loin. Même l’homme le mieux instruit des modes opératifs s’entoure toujours d’une équipe compétente à tous les niveaux de l’existence. Si Hélène des Bordes-Mâchepain chassait l’ours blanc, c’était dans le seul but de se détendre pendant les rares moments de loisir que lui laissaient ses travaux de recherches. Travaux dont je n’étais qu’un chapitre parmi d’autres car je ne m’imaginais pas assez intéressant pour être autre chose qu’un sujet d’expérience particulier au sein d’une recherche forcément globale.
Sortir de cette pièce, que j’appelais ma chambre parce que son seul meuble était un lit et que j’y dormais, était rendu impossible par la complexité de la serrure qui barrait la porte d’un solide pêne et surtout par la camisole dans laquelle je vivais 24 heures sur 24. Des connexions me traversaient, électriques, liquides, chimiques. Je ne pouvais envisager de sortir de là sans l’assentiment d’Hélène des Bordes-Mâchepain. S’agissait-il de la séduire ? Les hommes ne devaient pas manquer, qui étaient à son service. Pourquoi ne les aurait-elle pas choisis parmi les mieux faits pour l’aimer en dehors des travaux auxquels elle savait sans doute aussi les réduire ?
Je tentais d’aborder le sujet à chacune de ses visites, en principe une fois par jour, bien que j’ignorasse la durée exacte de cette unité de temps. Elle paraissait indifférente aux charmes que je me connaissais pour en avoir usé sans compter. En particulier, ma chevelure de kouros avait de quoi inspirer le désir d’y respirer les saveurs prometteuses du désir. Mais elle m’examinait sans me voir. Et je ne l’aimais pas.
Telle était l’impasse dans laquelle je me trouvais quand John Hernán entra sans elle dans ma chambre. Il avait adopté mon style, jusqu’aux ongles qu’il peignait de vert. Il demeura un bon moment immobile sur le seuil, tenant la poignée de la porte dans sa position basse, de telle sorte que le pêne sortait de la tranche. En face, la gâche, par un automatisme pur, laissait goutter son lubrifiant. John Hernán remonta ses lunettes sur son nez.
« Je vois que je vous dérange, hésita-t-il. Je ne sais si vous vous souvenez de moi… Nous nous sommes rencontrés dans le train, à Bolungarvik.
— Oh ! Je n’aime guère ces gares souterraines. Hélène et moi avons pris un statotransporteur.
— Je ne crois pas que ce soit possible... sans vouloir vous contredire… le statotransport n’est pas adapté aux grands froids. Vous savez qu’il fait froid ici, n’est-ce pas ?
— Je le sais même assez pour ne jamais sortir sans mon fusil !
— J’allais justement vous proposer de chasser avec moi. Je ne m’y connais guère. Et les ours blancs me font un peu peur.
— Je les crains moi aussi ! Ne croyez pas qu’on apprenne à chasser. On est fait pour ça ou pour autre chose.
— Je ne suis qu’un personnage de Madox Finx… Oh ! Les voilà donc ! »
Et oubliant de fermer la porte derrière lui (vous voyez où je veux en venir…) il se précipita le doigt en l’air vers mon étagère de bouquins. Il les compta aussitôt. D’après lui, le compte y était, bien qu’il eût vent que le 47e volume était en librairie à New York.
« Vous auriez pu penser à m’en apporter un exemplaire, rouspétai-je. Savez-vous à quel point je m’ennuie sans vous ?
— C’est que je ne suis pas passé par New York. Je viens directement de Los Angeles, avec escale à Almería…
— Oh ! Almería ! Je connais très bien.
— Mon ami King Kong et moi sommes descendus à la pensión Fatima.
— Vous avez un ami qui s’appelle King Kong ?
— Vous devriez le savoir si vous me lisez…
— Mais je vous lis, monsieur ! La preuve, j’en suis au deuxième.
— Vous m’en voyez flatté. Msi King Kong sera déçu s’il apprend que vous avez sauté les pages, fort nombreuses, dans lesquelles il accompagne mes fameux raisonnements…
— Je vous assure que je lis toutes les pages ! Comment pouvez-vous me soupçonner de ne pas avoir envie de vous apprendre à tirer sur les ours blancs ? »
John Hernán s’avoua vaincu. Il déclara tristement qu’il avait peut-être inventé King Kong pendant le voyage parce qu’il s’était seul.
« Mais n’avez-vous pas résolu L’affaire des Joueurs Pressés ?
— Certes, mais vous ne l’avez pas lue ! »
Nous commencions à nous disputer. Et la porte demeurait ouverte. Je respirai profondément, comme l’enseigne Ginsberg et posai sans me trahir la bonne question :
« Avez-vous rencontré beaucoup de monde en venant ici ?
— Je ne comprends pas votre question…
— C’est pourtant une question simple !
— Oh ! C’est que je craignais que la réponse dût obligatoirement être aussi compliquée… Non, non ! Je n’ai rencontré personne, s’il est admis qu’en me séparant de madame Hélène des Bordes-Mâchepain je suis parti de zéro…
— Vous avez au moins compris ce que je voulais que vous comprissiez ! »
Il parut satisfait de me voir enfin sourire. Il s’approcha pour examiner de près ma camisole. Il pouvait en manipuler les boutons et les curseurs, ce que je ne pouvais envisager de l’extérieur, J’avais bien essayé de me servir des reliefs du radiateur pour actionner l’une de ses commandes au hasard, mais Hélène des Bordes-Mâchepain avait rendu la chose impossible en aimantant les éléments de ce radiateur qui me rendait fou si je m’en approchais. John Hernán appuya sur quelque chose qui déclencha une alarme stridente. Hélène des Bordes-Mâchepain fit irruption, complètement échevelée. John leva ses gras en l’air comme si elle le menaçait.
« Ce n’est pas lui ! s’écria-t-il. J’ai actionné l’attrapeur de rêves. Tenez, pour vous être agréable, je le déconnecte.
— Il y a longtemps qu’il ne rêve plus, dit monotonement Hélène des Bordes-Mâchepain. On ne devrait pas les garder si longtemps.
— Et quand faites-vous quand ils sont arrivés au bout du rouleau ?
— Ils n’y arrivent pas ! Heureusement… ?
Cette réponse sembla réjouir John Hernán. Il était peut-être venu pour ça. Hélène des Bordes-Mâchepain referma la porte après avoir essuyé les gouttes qui perlaient au bord de la gâche.
« Refermez toujours la porte, dit-elle, sinon le pêne émet un signal positif que la gâche interprète de façon erronée. »
John Hernán subit un moment d’incompréhension, puis il se ravisa, tout enjoué.
« Oh ! Certes ! Je comprends. Le langage est codé.
— Oui, les murs ont des oreilles, » fit Hélène des Bordes-Mâchepain avec grande lassitude.
Ils sortirent. J’ouvris le Madox Finx que j’étais en train de lire :
La Coupure Épistémologique
Euh… J’ai sauté des pages… voyons… ah oui !
Le Tueur de Tokyo
Hélène des Bordes-Mâchepain n’était pas un si mauvais coup que ça. J’en ai repris deux fois dans la nuit, comme un jeune marié. Il faut dire que le Tueur de Tokyo ne me laissait pas le temps de penser à autre chose qu’à ses crimes abominables. Mais ces trois éjaculations, même précoces, m’avaient ravigoté. Mon fusil était prêt quand je me réveillai. J’eus tout juste le temps d’appeler King Kong pour prendre des nouvelles de mon ami Alejandro Cuñas. Il allait mieux, disait le docteur : Mañana veremos8… KK avait aussi rencontré Octavie de Saint-Frome qui s’inquiétait de l’état de santé de son ami Marcel Liroquois.
« Il va bien, dis-je alors que je n’en savais strictement rien. Je vais chasser l’ours blanc avec madame Hélène des Bordes-Mâchepain. On n’emmène pas Marcel Liroquois parce qu’il ne veut pas tuer des Esquimaux… je ne sais pour quelle raison.
— Je ne vois pas pourquoi vous tueriez ces braves gens…
— Je verrai bien, n’est-ce pas ? »
Il n’en restait pas moins que Marcel Liroquois n’avait pas pu tuer Gazpacho qui était déjà mort. C’était qui, ce type qu’Ana Liberal avait tenu dans ses bras avant de recevoir une giclée de cervelle en plein dans les yeux ? Elle expliquait comme ça le fait de ne pas pouvoir témoigner. L’assassin, à mon avis Harold H. Harrison qui troquait le Japonais contre l’Allemand (tout le monde a le doit de changer de langue, mais là, les amis, c’était pousser le bouchon au fond de la bouteille), l’assassin, disais-je, avait pourtant travaillé tout près d’elle. Et elle n’en avait rien retenu, un peu comme si Hélène des Bordes-Mâchepain avait oublié que je m’étais montré à la hauteur de ses désirs pendant cette nuit marquée à peine par la précocité et beaucoup par mon plaisir. Mon expérience de l’amour couplé au plaisir m’enseignait que l’oubli cache toujours un troisième personnage, celui dont on n’a jamais parlé encore.
La station Duck VIII, spécialisée dans le carottage des couches sensibles de la calotte polaire, semblait endormie. En réalité, plus de six cents spécialistes en tous genres y travaillaient jour et nuit. On ne rencontrait jamais personne dans les couloirs qu’on empruntait pourtant plusieurs fois par jour. Hélène des Bordes-Mâchepain me mettait au parfum de quelques particularités de cette installation souterraine aux activités secrètes. Je ne lui demandais pas pourquoi Marcel Liroquois était enfermé dans une des cellules réservées aux cobayes humains. Ma curiosité devait se limiter à l’instruction judiciaire. Et de toute façon, je n’ai aucune formation scientifique. Je suis bien incapable d’interpréter la réalité. Je me contente de gratter les apparences pour coincer les moins honnêtes d’entre nous. Pas très poétique tout ça !
L’ascenseur principal était momentanément interdit d’usage. Un peloton de cuirassés en barrait le couloir d’accès. Hélène des Bordes-Mâchepain grogna et fit demi-tour sans me prévenir. Elle sentait encore le drap chaud.
« Le système a prévu un ascenseur de secours, rassurez-vous, » fit-elle en me prenant la main.
C’est fou ce qu’elle était grassouillette. Nous descendîmes quelques marches pour atteindre un sas circulaire où d’autres chasseurs attendaient la prochaine navette. Une hôtesse en bas résille nous injecta une substance sans commenter son geste. J’imitai Hélène des Bordes-Mâchepain et fermai ma gueule. J’avais une terrible envie de tuer un ours blanc. Avec le MK20, on ne pouvait pas le rater. J’en caressais la crosse de fibre douce comme une joue d’adolescente. Hélène des Bordes-Mâchepain décrochait deux tickets au distributeur et m’en colla un sur la poitrine. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
« Les dix suivants ! » beugla le chasseur.
Il examina les dix tickets correspondants avec son laser connecté. Si je comptais bien, on était du prochain voyage. Hélène des Bordes-Mâchepain profita de cette attente pour vérifier mes fermetures. À l’intérieur de la combinaison, on flottait dans un liquide à la fois thermique et nourricier. En principe, les ignorants comme moi n’étaient pas autorisés à utiliser ces combinaisons à cause de leur complexité. En effet, je n’avais aucune idée de son pilotage. C’était bien ça : il fallait un brevet de pilote pour entrer là-dedans. Hélène des Bordes-Mâchepain m’avait branché à la sienne. Je n’avais plus qu’à me laisser porter. L’ascenseur nous cueillit et en une minute à peine, on fit surface.
Les ours blancs nous attendaient. Ils étaient debout sur les reliefs de glace bleue, nous observant à travers leurs griffes. Hélène des Bordes-Mâchepain chargea nos fusils. Et nous attendîmes patiemment le tayaut. Les ours s’éparpillèrent et bien tôt disparurent. Deux flics contrôlaient nos poches et confisquèrent deux calculateurs. On ne voyait pas les visages derrière le reflet orange des visières, mais les deux types qui s’étaient fait pincer ne bougeaient plus. Hélène des Bordes-Mâchepain m’expliqua qu’ils attendaient la prochaine navette pour redescendre. Il était interdit d’utiliser un système de repérage de fourrure animale. Ils allaient se faire taper sur les doigts. Elle secoua les siens à l’intérieur de sa moufle, grimaçant comme un enfant qui se moque d’un autre enfant.
Enfin, les poteaux indicateurs sortirent de terre, flèches dirigées vers autant d’ours blanc en fuite intelligente. Le sang allait couler. C’était d’ailleurs le seul élément naturel de cette chasse, à part la bêtise humaine. Hélène des Bordes-Mâchepain se mit en marche. Le câble qui me liait à elle se tendit. J’hésitai encore. Elle dut actionner mon exosquelette pour me faire avancer. Complètement à poil dans ce liquide total, je ne savais même pas si je suais, si j’étais en train de pisser ou si j’appréciais le goût des choses que cette machine me communiquait sans me demander mon avis.
Le soleil brillait quelque part derrière une épaisse couche nuageuse. Je ne m’étais jamais promené dans un désert. Rien ne dépassait, pas un brin d’herbe, une pierre tombale, un sémaphore, rien. Mais on était sur les traces d’un ours. Hélène des Bordes-Mâchepain me montra la direction à prendre. Est-ce que je me sentais capable de piloter sans son assistance ? Elle profiterait mieux du plaisir de la traque si elle n’avait plus qu’à se soucier d’elle. Je fis oui du casque, mais le système indiquait à la Centrale des Sorties Ludiques que mon rythme cardiaque atteignait la limite autorisée. Hélène des Bordes-Mâchepain le débrancha. C’était possible. Et j’ignorais ce qu’il fallait faire pour le rebrancher.
L’ours apparut une heure plus tard. Il courrait sans se retourner, signe que la peur commençait à la travailler. Hélène des Bordes-Mâchepain me confia que dans ces moments, elle regrettait de ne pas être outillée comme un homme. Je ne lui dis pas que je n’avais pas l’impression de bander, mais que c’était peut-être le cas. Nous glissâmes alors sur des skis dont la combinaison nous chaussa automatiquement. Jadis, avec Papa, on marchait dans nos godillots sans penser à l’avenir. Et il a fini par arriver.
L’ours montait maintenant. Il fatiguait. Il prétendait atteindre le sommet d’un mamelon hérissé de cassures bleues. Le soleil semblait se lever derrière ses cristaux géants. Hélène des Bordes-Mâchepain s’était postée pour observer l’animal. Elle avait l’habitude de ce style d’exécution capitale. Elle n’en attendait peut-être rien d’autre que cette habitude. Voilà pourquoi elle m’enviait.
Dix minutes plus tard, l’ours disparut derrière les cristaux.
« Il est foutu, » fit Hélène des Bordes-Mâchepain.
Et elle arma son fusil, me faisant signe d’armer le mien. Je saisis le bonhomme sans le manœuvrer. Je n’étais pas vraiment sûr de m’en prendre à une bête sauvage de cette manière civilisée. Papa n’utilisait même pas de viseur. Et il portait des lunettes qui grossissaient ses yeux rouges. On n’a pas idée d’aller chercher le plaisir ailleurs que dans ce qu’on a connu de meilleur. Et c’était exactement ce que je faisais, en compagnie d’une femme qui se prenait pour un homme chaque fois qu’elle était sur le point de tuer.
« Nous l’aurons sur la cote 224, dit-elle. J’espère que nous serons seuls. Ces chasses sont mal organisées. Il faut dire que les ours blancs commencent à manquer. Voulez-vous tirer ? Je ne tirerai que si vous le ratez.
— Je ne sais même pas sur quoi il faut appuyer !
— On appuie plus depuis longtemps. Le percuteur est relié à votre désir. Laissez-vous faire. C’est tout le corps qui entre en turgescence ! »
Voilà où on en était : on finissait par se transformer en bite. Il fallait alors supposer que l’assouvissement marquait le retour à la normale. Cette combinaison était un sacré slip !
« Il se rend ! fit Hélène des Bordes-Mâchepain. C’est le moment ! »
Il suffisait donc de regarder la victime dans les yeux et d’attendre que le coup parte. Je ne ressentais rien. Hélène des Bordes-Mâchepain reconnecta le câblage d’assistance. Un frisson me parcourut. Je revenais lentement à la vie. Je savais maintenant qu’avant de jouir du système, il était nécessaire de s’approcher de sa propre mort. Je le saurais pour la prochaine fois. Le coup partit.
L’ours me fit un signe, comme pour m’indiquer qu’il était touché. Puis il bascula et disparut.
« On le récupérera dans le talweg 126, dit Hélène des Bordes-Mâchepain. Dépêchons-nous ! J’en connais plusieurs qui ne tirent pas aussi bien que vous et qui se feront un plaisir de voler notre proie. Magnez-vous ! »
Elle se précipita sans attendre que je reprisse mon souffle. Mais elle s’était de nouveau déconnectée de moi et elle prit de l’avance. Je la retrouvai dans le talweg cinq minutes plus tard, cinq longues minutes que je mis à profit pour penser à ce que je venais de commettre à l’encontre d’une bête magnifique qui avait le malheur de constituer la seule nourriture fraîche disponible sur ce territoire abandonné. L’ours était couché sur le ventre, la tête enfouie dans la neige. Je pouvais voir ses deux petites oreilles rondes. Il respirait encore.
« Si vous voulez, dit Hélène des Bordes-Mâchepain, je lui donnerai moi-même le coup de grâce…
— Je croyais que ces armes sophistiquées tuaient instantanément ! Si j’avais su…
— Je vais l’achever, ne vous inquiétez pas. »
Et tandis que je tournais le dos à cette horrible scène d’un genre tout nouveau pour moi, une voix étrangère entra lentement en moi, me traversant par le dos comme un traître coup. Je me retournai brusquement. L’ours était en train de parler à Hélène des Bordes-Mâchepain et l’écoutait, tenant en l’air la lame ancienne d’un couteau de chasse semblable à celui dont Papa se serait dans les mêmes circonstances.
« Je ne suis pas gravement touché, gémit l’ours. Épargnez-moi ! Ce sera pour une prochaine fois. Ce chasseur est un novice, n’est-ce pas ?
— Ça ne vous sauvera pas la vie, dit Hélène des Bordes-Mâchepain.
— Pitié ! Je peux vivre encore. Dieu est en train de vous parler, Madame ! »
Mais Hélène des Bordes-Mâchepain n’éprouvait aucune pitié pour cette bête. Et je n’avais pas la force de m’interposer pour la sauver selon ce que Dieu avait peut-être suggéré. La lame s’enfonça jusqu’à la garde. Le sang jaillit en fin. La mâchoire s’ouvrit toute grande, sans pousser aucun cri, et le visage d’un Esquimau apparut, mort cette fois.
Vingt ans après, j’étais libre. J’avais pris du poids et perdu des cheveux. La Direction rangea soigneusement mes livres dans une caisse. C’était tout ce que je possédais. Je pouvais rentrer chez moi. La dernière opération avait été un succès. Il faut dire que le progrès continuait sa longue et patiente marche dans l’esprit humain. Jamais on ne vit autant de gens en bonne santé qu’en ces temps de paix relative. On ne se battait plus beaucoup. C’était du moins ce que je m’imaginais. Je n’irais pas à Bolungarvik. Simplement, je rentrais chez moi, pour retrouver les miens.
Cependant, cette tentation de la simplicité n’était qu’un masque que mon inconscient conseillait à ma conscience. Je signai le registre de sortie juste en dessous de la signature chiffrée de la Direction. Quelqu’un m’aida à ficeler mon bagage et je pris la direction du statoport le plus proche, alors que j’étais censé prendre le train. Une heure plus tard, j’étais à Pasadena, dans le petit cimetière qui jouxtait mon ancienne résidence. La tombe de King Kong était couverte d’une joyeuse broussaille.
Je n’avais aucune envie de perdre mon temps à revisiter la ville. Elle avait beaucoup changé, trop pour moi sans doute. Je pris un taxi pour me rendre chez Madox Finx qui m’attendait. On déjeunerait ensemble. Ensuite, m’avait-il dit au téléphone, on irait faire un tour dans le Jardin des Roses où finissait de mourir, selon lui, l’ancienne civilisation. On disait Ancienne Civilisation comme on avait dit, jadis, Ancien Régime. Le parfum des roses promettait des jours meilleurs. Et ils l’étaient, me confia ce vieil artisan de l’écriture fictionnelle.
Il n’était pas chez lui. Je dus attendre dans un bar de l’autre côté de la rue. J’avais vue sur sa porte. Je le hélerais à son arrivée et on prendrait un apéritif ou deux en évoquant ce bon vieux John Hernán qui avait raconté des histoires au monde entier avant de mourir sans mémoire. En attendant, je sirotais un café totte9, tirant d’honorables bouffées d’un gros cigare cubain. Tout était fini. Et rien ne commencerait. On n’avait plus le temps pour ça, ni Madox Finx ni moi.
Il arriva peu avant midi. Il gara sa voiture devant sa porte. Je lui fis signe. Il ne me connaissait pas, bien qu’il m’eût utilisé dans ces romans. Mais je portais la casquette des fans. Il me rendit mon salut et entra chez lui. Curieusement, il ne m’ouvrit pas quand, trente secondes plus tard, je sonnai nerveusement à sa porte. Il est aux waters, pensai-je. Et j’eus moi aussi envie d’uriner. Ça se voyait. Le barman se marrait derrière la vitrine, torchonnant son plateau humide.
Puis le temps passa et je fus bien obligé de revenir dans le bar pour demander les toilettes. Hilare, le barman me montra la porte réservée aux hommes.
« Ne vous trompez pas ! » gloussa-t-il.
Je pissai dans le lavabo le plus proche, voyant les traits de mon visage se décomposer rapidement. Je continuais de changer, mais cette fois à l’extérieur du monde que j’avais habité pendant plus de vingt ans. Pourquoi John Hernán n’avait pas résolu l’enquête portant sur le Tueur de Tokyo ? Et pourquoi avais-je été désigné comme le seul coupable alors qu’Alejandro Cuñas s’était suicidé dans le même établissement psychiatrique que moi ? Madox Finx répondrait-il à cette question ? Je n’allais pas tarder à le savoir.
Je pris une chambre dans un hôtel pas trop minable et je passai la nuit à me ronger les ongles et à boire du whiskey. La télé secouait des ombres sur les murs, comme une chandelle de l’ancien temps. Le jour se leva de bonne heure, alors que j’avais soudainement envie de dormir. J’allumai une cigarette en voyant par la fenêtre les premiers travailleurs à l’œuvre de la chaussée. Je pris un café au bar du coin et faillis vomir en rencontrant un insecte bizarre dans le jaune de mon œuf.
À neuf heures, je sonnai chez Madox Finx. Une gonzesse en pantoufle m’ouvrit. Je supposai que ce n’était pas la bonne. Je n’ai jamais fait ce genre d’enfant. Elle avait l’âge de satisfaire même le plus exigeant des pédophiles.
« Je suis Marcel Liroquois, bredouillai-je. Monsieur Madox Finx m’attend depuis hier.
— Monsieur qui ? »
À voir la tête de la fille, je compris que je m’étais trompé de porte. Je me pliai en arrière pour vérifier le numéro. C’était le bon. Et c’était la bonne rue.
« Pouvez-vous annoncer Marcel Liroquois ? demandai-je.
— Mais qui vous voulez voir ? Il n’y a pas de Malofinx ici !
— Madox Finx… C’est un pseudonyme. Je ne me souviens plus du vrai nom. Excusez-moi, qui habite ici ?
— Vous voulez que j’appelle la police ? »
Vlan ! La porte sur le nez. Et peut-être la police au cul. Après vingt ans de bagne psychiatrique, j’avais mieux à faire. Je fis trois pas en arrière pour descendre l’escalier et, virevoltant comme un rat d’opéra, je hélai un taxi.
« À la bibliothèque la plus proche, s’il vous plaît ! »
C’est comme ça que j’ai fait la connaissance d’Albertine Grande de Pâlemercy, une bibliothécaire française qui avait trouvé le moyen de se faire financer un séjour à la bibliothèque municipale de Pasadena. Elle avait un grand nez et des yeux en amande.
« Mais pourquoi la bibliothèque municipale de Pasadena ? lui demandai-je tandis que je feuilletai une biographie de Madox Finx.
— Comme vous. Je m’intéresse à Madoz Finx…
— Vous allez me prendre pour un imposteur… Je suis Marcel Liroquois…
— Celui des enquêtes de John Hernán ?
— Lui-même !
— Vous vous moquez de moi… »
Elle minaudait pendant que je fouillais mes poches à la recherche de mes papiers d’identité.
« Pourquoi cette biographie ? fit-elle en l’ouvrant. Ve n’est pas la meilleure.
— Voici mes papiers !
— Vous êtes guéri ? »
La malédiction me poursuivait ! Elle secoua sa grise chevelure dans sa main blanche et osseuse. Elle avait une dent en or. Une canine, je crois. Je jetai un œil maussade sur ses petits pieds chaussés de bottines vernies. Enfin, je lui parlais de ma rencontre ratée avec Madox Finx.
« Je l’ai eu au téléphone ! Et me voilà incapable de pénétrer chez lui. Une jeune écervelée m’en empêche.
— Oh !... Celia…
— Celia ?
— Celia de Saint-Frome, sa fille. »
Mon cœur reprit sa course folle.
« Vous devriez cesser de boire, monsieur Marcel Liroquois. Vous avez le nez tout rouge !
— Octavie et Madox Finx… ?
— Octavie, oui ! C’est ça. Mais Madox Finx est le pseudonyme d’Enrique Guadala Machín qui est retourné dans son pays depuis longtemps. Je me demande d’ailleurs s’il n’est pas mort.
— Mais alors… Celia de Saint-Frome est la fille de qui ?
— De don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál, le frère de don Ignacio Romero Cintas del Pozo y Tál.
— Vous voulez dire que ce fou…
— Il est sorti dix ans avant vous, parfaitement guéri. Il a repris la série des John Hernán. Avec succès. Mais vous avez perdu vingt ans de votre vie…
— Il y a donc plus de cinquante volumes ? Madox Finx a toujours dit qu’il n’y aurait pas de 51e… Il y en avait quarante-six quand j’ai tué cet Esquimau…
— En effet, vous tuez un Esquimau au 46e volume, mais Madox Finx n’a pas écrit le 47e. C’est don Geronimo Romero Cintas del Pozo y Tál qui l’a écrit dix ans plus tard. Enfin, il a été publié à sa libération. Vous alliez passer encore dix ans dans cet établissement psychiatrique surnommé le Duck…
— Le Duke…
— Le Duck dans la version romanesque. Ne nous mélangeons pas…
— Et Octavie…
— Oh ! Elle est tombée amoureuse de lui après qu’on vous ait enfermé. Il était enfermé aussi, mais Hélène des Bordes-Mâchepain lui laissait le champ libre…
— Le champ libre ?
— Oui. Il écrivait et Octavie… Ah ! Octavie ! »
Les lumières s’éteignirent. C’était Miss Eleonore Trudick, la bibliothécaire en chef, qui prévenait ainsi les retardataires. Albertine Grande de Pâlemercy referma le livre sous mon nez, répandant ainsi ses odeurs de l’ancien temps.
« Voulez-vous m’épouser ? dit-elle dans le noir.
— Je… Je n’ai jamais épousé personne… Je ne sais pas si je saurais…
— Tout le monde sait cela ! Suivez-moi ! À demain, Miss Trudick !
— À demain, petite Française de merde qui vient nous piquer toutes nos bonnes idées sur le futur de la narration ! »
Je ne sais pas si j’ai épousé Albertine Grande de Pâlemercy, mais je l’ai beaucoup aimée. Elle avait vingt ans de plus que moi, mais elle ne les avait pas passés à ruminer une vengeance froide dans un établissement construit à l’écart du monde agissant.
Vous n’allez pas me croire. Les temps ont bien changé. Certes, quand Kako et moi sommes revenus de la guerre, il y avait belle lurette que plus personne ne songeait à aller tout nu, même pour se baigner dans le fleuve. Les femmes sont la cause de ce nouvel usage du corps. On couvre les parties génitales, qu’on soit homme ou femme, et passé un certain âge, les enfants n’ont plus droit à la nudité publique. Les femmes ont trop vanté la vigueur au détriment de l’amour et l’homme, qui est bête comme ses pieds, est tombé dans le piège. Mais il est maître des destinées terrestres, qu’on appelle maintenant les lois. Et il impose le port du slip, qui couvre aussi le derrière, car il est l’inspirateur de pratiques que l’excuse de la pérennité de la race rend caduques. Vous verrez que bientôt, on couvrira le sein des femmes. Et pourquoi pas les cheveux ?
Bref, mon neveu Kako et moi revenions de la guerre où son père, autrement dit mon beau-frère, est mort sans avoir eu le temps de nous confier ses dernières volontés. Sa tête a été coupée par le sabre d’un ennemi. Je l’ai vue tomber. Ma lance a transpercé cet ennemi qui ne faisait que son travail. À l’époque, on parlait encore de travail, et non pas d’honneur comme aujourd’hui. L’honneur est un slip, mes amis.
J’avais moi-même perdu une jambe que je n’ai pas retrouvée, sinon elle serait encore là pour témoigner à la place de ma parole. Avant d’être coupée, elle subit maintes blessures que l’os affilé de mon ennemi m’infligea avant de périr la tête écrasée entre la pierre et le rocher. Et je n’avais pas fini de la réduire en bouillie qu’un autre ennemi, venu par-derrière, me coupa la jambe portant les preuves de ma bravoure au combat. Cette jambe, je l’ai vue s’élever et retomber dans le ravin qui est l’entrée de l’Enfer. Vous me croirez donc sur parole.
Kako n’avait subi aucune blessure d’importance, je veux dire de celles qui amputent l’homme ou en réduisent la puissance et l’adresse. Son corps témoignait de rudes combats, mais l’animal était si leste que jamais on ne vit le fil de l’épée lui chatouiller la peau. C’était tout juste si la pointe parvenait à laisser sa trace. On pourrait penser que Kako était destiné à devenir un héros à son retour au village, mais ces blessures avaient plutôt l’air de griffures d’épines. Aucune n’était assez profonde pour inspirer le respect.
N’allez pas croire que je suis un guerrier professionnel. Pour dire vrai, Kako et moi étions partis à la chasse et voilà que nous nous retrouvons pris entre deux feux dans une bataille qui ne concernait pas nos intérêts ni ceux des nôtres. On tombe dans un camp, on nous équipe l’un d’une lance et l’autre d’une épée. On nous casque. On nous paie avec des coquillages d’Afrique, les plus beaux que nous n’ayons jamais vus. Et l’ennemi s’en prend à nous comme si nous devions payer de nos vies une dette dont nous n’avions aucune idée, car ceux de notre camp s’étaient bien gardés de nous expliquer pourquoi de si sauvages ennemis en voulaient à leurs biens et à leurs existences.
L’homme est ainsi fait qu’il se bat pour défendre sa vie, quitte à prendre celles des autres. Il est clair qu’en agissant ainsi, nous ne faisons que prendre, car la vie, aussitôt ôtée à son propriétaire légitime, s’éteint comme un feu sous la pluie. Mais en plus de la pluie, qui est le fait de l’assassin, nous portions l’orage et son concert de rumeur et de feu. Je ne sais pas si nous gagnâmes ni ce qu’on nous dut, ou le contraire. Ma jambe fut emportée en Enfer et, je ne sais par quel miracle que mon neveu Kako a vu de ses yeux, mais dont il refusait obstinément de me parler, allez savoir pour quelle raison, lui et moi revînmes de la guerre, un peu par désertion et beaucoup parce que nous aimions notre race.
On nous appelle les Azas. Nous sommes en principe pacifiques. Je veux dire que nous ne volons personne. Nous chassons. Nous cueillons. Nous cultivons. Nous sommes ce qu’on appelle un peuple civilisé, ce dont nous sommes assez fiers, sans toutefois en concevoir de l’orgueil comme d’autres peuples qui ont atteint cette grandeur d’esprit et qui, par orgueil donc, finissent par piller les zones les moins sensibles à l’intelligence telle que nous la concevons.
Revenant d’une guerre qui n’était pas la nôtre, nous avions hâte, Kako et moi, d’en informer nos concitoyens. Cette guerre était si proche de notre territoire sacré que nous y étions tombés alors que nous chassions dans les terres voisines, lesquelles font l’objet d’un accord entre les peuples de notre région afin de préserver la faune qui nous nourrit et nous habille. Mais combien de temps avions-nous perdu ? Les combats nous avaient fait perdre le compte des jours et rien, dans notre armée, n’était prévu pour renseigner le soldat sur le temps qu’il perdait à ne pas être avec les siens pour les nourrir et les multiplier.
Kako était particulièrement inquiet du sort des siens, car il y avait trouvé une jeune cousine à épouser. Son membre viril se dressait chaque fois qu’il pensait à elle et comme il allait nu, à la mode ancienne, le spectacle dégoûtait quand il ne révoltait pas. L’ennemi, au combat, savait bien ce qu’il devait couper, plutôt qu’une jambe ou une tête, mais Kako ne subit pas cet outrage. Nous rentrions presque joyeux, quoique ma jambe, quelque part en Enfer où elle attendait, selon ce que j’en savais, d’être réduite en cendres, souffrît au point de m’arracher de longs cris de désespoir. Le Koka qui revenait de la guerre n’était plus le même homme.
Kako, par contre, se portait bien. Il ensemençait la nature plusieurs fois par jour en poussant des cris de plaisir comme sans doute je n’en ai jamais poussé. Il faut dire que la nature l’avait gâté. Il était de ces hommes qui donnent raison aux femmes et tort aux nouveaux usages. Il était cependant conscient qu’une fois arrivé chez nous, il aurait l’obligation d’enfiler un slip et de ne plus pratiquer la masturbation à l’air libre. D’ailleurs, sitôt arrivé, si la destinée n’avait pas été changée par notre absence, il épouserait Glika, la jeune cousine qui était aussi ma nièce… et une des premières femmes à se couvrir les seins selon un usage qui commençait par être une mode et qui deviendrait tôt ou tard une obligation. Je vous le dis : ils finiront par obliger nos femmes à couvrir leurs cheveux. De quoi ? Je ne sais pas, mais en tout cas pas de boue ni de feuillages comme font nos comédiens quand ils jouent nos tragédies.
Mais je reprends ici mon récit, car vous savez déjà ce que je pense, mes amis. La nuit était tombée. Il était temps pour Kako de penser à sa cousine. Il profita du temps que je mis à réchauffer nos aliments sur un feu pour caresser sa longue flûte cyrénaïque. Pendant que l’eau bouillait, je pouvais entendre sa plainte, si on peut appeler ça une plainte, car le bonhomme n’avait pas l’air de s’en plaindre. Il préparait sa nuit. Le cri, ce serait pour plus tard. Il revint donc dans la lumière de notre cuisine avec un membre en état de satisfaire le cul le plus exigeant. Mais j’ai pour principe de ne jamais folâtrer avec les membres de la famille, d’autant que celui-ci avait acquis une grande familiarité de type guerrier, la meilleure qui soit. Il s’assit sur un tronc couché et mordit dans le premier morceau de viande sans dire autre chose. Je mordis aussi, moins bandé. Et nous achevâmes notre repas sans cesser de penser à réserver nos paroles à nos rêves, ceux que nous ne manquerions pas de faire dans notre sommeil.
Nous nous apprêtions à nous coucher quand, notre feu éteint, nous vîmes une lueur s’élever dans le ciel. Personnellement, je n’ai jamais assisté à ce genre de phénomènes qui font beaucoup parler depuis longtemps. Nous avons même quelques bons témoins dans la famille, passés et présents. Ces visiteurs venus du ciel ne nous ont jamais fait aucun mal, reconnaissons-le. Mais nous ont-ils servi à quelque chose ? Pas plus. Aussi n’avons-nous plus peur. Nous regardons le ciel avec cette sérénité apaisée.
Pourtant, cette lueur ne fila pas dans l’éternité de la nuit, comme cela arrive toujours, selon ce que nos témoins rapportent. Elle dansait sous les nuages, éclairant leurs ventres trop pleins. Si c’était de la lumière, et il ne pouvait en être autrement, alors nous étions tout près d’un village qui n’était pas le nôtre. J’en tremblais. Ma deuxième jambe, s’il n’est pas trop exagéré de l’appeler comme ça, fut prise de crampes qui m’interdirent de me déplacer comme le fit mon neveu pour regarder par-dessus la broussaille. Aux signes qu’il me fit, code dont nous avions hérité des pratiques du combat, et particulièrement de l’embuscade, je sus que le danger n’était point patent, mais qu’on eût mieux fait de nous en éloigner. Je commençai à plier bagages.
Il revint, non pas pour m’aider, mais pour me confier sa joie. Sur le coup, j’ai cru que nous étions arrivés. Je pensai déjà à amuser mes frères dont l’un ne manquerait de dire : « Tu ne m’étonnes plus, Koka ! Et tu aurais passé la nuit à deux pas de chez toi ! Après tant d’années ! » On a toujours apprécié ma naïveté, car elle n’a jamais eu d’autres conséquences que le rire de ceux que j’aime.
« Penses-tu, oncle Koka ! Nous sommes bien loin de chez nous. Mais ce que je viens de voir remplit mes yeux comme j’aime qu’on les remplisse ! »
À voir l’état de son membre, je crus alors que nous bivouaquions près d’un bordel. Je lui montrai le contenu de notre bourse commune :
« Crois-tu que nous en ayons les moyens, petit écervelé ! Va plutôt te caresser derrière un arbre. Je ne veux pas voir ça.
— Tu aurais bien tort, mon oncle !
— Je ne tiens pas à te voir gigoter de plaisir !
— Il est bien question de cela ! J’y retourne, quoi que tu en penses. »
Et le voilà de nouveau dans la broussaille, montrant son petit cul tout excité et le secouant pour me donner des idées. Je m’approchai. La broussaille frémissait. Les yeux au ras du feuillage, je vis alors ce qui excitait l’esprit de mon neveu : une fille toute nue qui dansait comme jamais je n’avais vu danser de ma vie ! Je retins mon cri. Elle dansait autour d’un feu et c’était ce feu dont la lumière s’élevait dans le ciel pour caresser le ventre dodu des nuages. Tout le village s’était assemblé sur cette place. Il ne devait pas être très peuplé, mais c’était des hommes civilisés, si j’en jugeais par l’usage du vêtement. Seule la fille était nue. Son entrejambe était glabre comme celui d’un enfant, mais la poitrine désignait une fille en âge d’être épousée et même fertilisée. La broussaille remuait tellement que je demandai à mon neveu de cesser son exercice ou au moins d’en relativiser l’empire. S’il continuait ainsi, nous allions être repérés et Dieu sait ce qu’il nous arriverait alors ! Je n’avais aucune envie de me soumettre encore aux lois de la guerre. Ne supplicie-t-on pas les espions après les avoir fait parler ? Et qu’aurais-je avoué à des villageois qui assistaient à un spectacle de leur goût ? Qu’il n’était pas du mien ? La grosseur insensée du membre de mon neveu ne parlerait pas pour moi.
Nous étions sur une hauteur, ce qui expliquait l’inconscience de Kako. Il prenait son temps, laissant son membre frémir en l’air dans l’attente d’une nouvelle caresse. Heureusement pour moi, je ne voyais plus son petit cul. Toute mon attention portait sur la broussaille que je tentais de retenir en empoignant ses branchages compliqués. Mais le mouvement que Kako lui impliquait se multipliait de buisson en buisson. Il atteignit bientôt les deux extrémités de cette longue haie dont les baies me parurent autant de clochettes. Et ce qui devait arriver arriva : un peloton de guerriers lourdement armés nous tomba dessus.
Je fus roué de coups des pieds à la tête. On m’arracha même des cheveux. J’appris plus tard, à la décharge de ces braves gens, que malgré un degré de civilisation élevé ils cultivaient encore dans leurs esprits quelques vieilles superstitions, dont celle de l’unijambiste que nous avions, nous les Azas, jetée dans la poubelle de l’Histoire depuis longtemps. Heureusement, leur pratique n’allait pas plus loin que les coups, l’arrachement des cheveux et l’enfoncement d’un bout de bois dans le derrière. Ils ne tuaient pas les unijambistes. Ils les neutralisaient avec les moyens de leurs lois. Un solide guerrier vêtu d’une cuirasse d’os multicolore tenait le bout de bois dans ses puissantes mains et me conduisait ainsi derrière la troupe qui redescendait le chemin vers la place du village.
Quand nous l’atteignîmes enfin, mon gardien retira le morceau de bois, sorte de manche, le retrempa dans le pot de graisse qui était attaché à sa ceinture et le remit exactement à l’endroit où il était. Il me montra le bout d’un de ses doigts pour m’indiquer que je saignais. Plus loin, on avait couvert mon neveu d’une toile de cuir noir percée d’un trou dans lequel sa tête était agitée par une douleur appliquée aux orteils du pied droit. C’était ainsi que les Oris, ledit peuple, faisaient parler les espions. Mais Kako ne parlait pas. Il hurlait. J’en conçus moi-même une espèce de douleur qui n’était pas située dans mon cul car, à cet endroit-là, j’éprouvais un plaisir sans limites. Mon gardien en souriait béatement comme si ce bout de bois lui appartenait. La fille, toute nue, avait cessé de danser. Des femmes en robes blanches activaient le feu. Notre avenir était tout tracé.
Nous vîmes alors arriver Xorok, le chef du village Ori. Cuirassé des pieds à la tête, il sentait la moelle rance et l’ongle encore saignant de la bête qu’on vient de dépecer. Ordonnant qu’on cessât de pincer les orteils de Kako, il s’approcha de moi et me salua d’un geste large du bras droit qui se posa sur mon épaule, la gauche je crois. Il avait des yeux sombres enfoncés dans le crâne sous d’épais sourcils rouges. Puis il passa derrière moi, sembla examiner l’outil de torture qui était planté dans mon cul et en empoigna l’extrémité qu’il commença à relever dans l’intention de m’empaler tout droit comme je le méritais. Il parlait une langue que je ne connaissais pas. Et mes pieds demeurèrent sur terre. Comprendrait-il quelque chose si nous parlions, mon neveu et moi ? Il frappa durement ma jambe et je m’écroulai à ses pieds, le derrière en l’air pour ménager mon pauvre cul qui ne prenait plus plaisir à être ainsi martyrisé. Une longue suite de syllabes, que je reconnus, sortit de sa bouche sans qu’aucun mot ne prît un sens. Et Kako se remit à crier.
Nous allions mourir sans comprendre ce que ces villageois civilisés exigeaient maintenant de nous. Et nous allions même parler sans être compris d’eux. Drôle de combat ! Plus loin, le feu avait pris une dimension dantesque. Voilà où nous finirions, morts ou vivants, car on a beau être civilisés, nous ne savons toujours pas être autre chose qui, en dehors de la mort ou de la vie, nous préserverait de l’injustice.
« Adieu, mon pauvre neveu !
— Je me battrai, mon oncle ! Je n’ai pas le choix !
— Pauvres, pauvres de nous ! »
Et tandis que nous échangions nos dernières paroles dans ce monde, n’imaginant plus pouvoir en dire autant dans l’au-delà, Xorok était revenu sur sa décision. On ne nous ferait pas cuire avant de nous manger. Il pinça en riant mes deux fesses, puis mes joues et remit sur ma tête une poignée des cheveux qui m’avaient été arrachés. Je ne comprenais rien à ce rituel. Jadis, nous, les Azas, nous tranchions l’unijambiste en deux parties non égales, et nous jetions celle à laquelle s’accrochait encore une jambe dans une mixture dont nous avons, avec l’abandon de cette cruelle superstition, perdu le secret. L’autre partie était donnée aux chiens. Un interprète sortit de la foule. Il s’appelait Zé, ou quelque chose d’approchant. Il prit le temps de tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de s’adresser à moi en ces termes :
« Pourquoi ce jeune homme va-t-il nu ? Manque-t-il à ce point de civilisation ? Tu es bien habillé, toi ?
— C’est que, chez nous, répondis-je, l’usage du vêtement n’est pas encore une obligation. Mais cela viendra. Votre peuple en est la preuve…
— Nous ne connaissons pas les Azas. Connaissais-tu les Oris avant de les rencontrer en cette nuit noire ?
— Mon neveu et moi-même revenons de la guerre. Nous avons connu beaucoup de peuples, mais nous ne nous sommes jamais battus avec ou contre ceux que tu nommes les Oris.
— La guerre est une ignominie !
— Nous avons été enrôlés de force !
— C’est toujours ce que dit le guerrier à qui on reproche de s’être livré au massacre de ses semblables. Ton neveu porte les traces de l’héroïsme.
— Ce ne sont que griffures d’épines et caresses de femmes !
— Xorok dit que tu es un sage, car tu sais te servir de ton cul. Était-ce là ton combat ?
— C’est bien injustement qu’on m’a coupé une jambe alors que je m’offrais au plaisir d’un prince.
— Un jaloux ?
— Vous ne saurez jamais, ô peuple Ori, comme il est difficile de servir de paix à la guerre ! »
C’est ainsi que je provoquai l’hilarité générale. Bien m’en prit, car on cessa d’écraser les orteils de Kako entre les mâchoires d’un âne mort. On nous conduisit dans une maison où le feu était allumé et la soupe dans le pot. On nous servit et Zé traduisait joyeusement les encouragements et les critiques. La grosse femme qui nous servait était couverte de peaux toutes plus chatoyantes les unes que les autres. Je n’osai lui demander si elle ne crevait pas de chaud là-dessous. Elle m’invita à caresser ce poil épais et ma main rencontra plus d’un téton dressé pour l’amour. Que voulez-vous ? Je suis ainsi fait. Pour l’homme dénaturé et pour la femme qui en vaut deux.
Le chef Xorok avait pris place en face de nous, derrière le pot contenant la soupe. La fumée, poussée par la brise venant de la porte d’entrée, chatouillait ses frémissantes narines, mais il ne fut pas servi. Il fumait une grosse pipe de je ne sais quelle plante locale dont l’odeur ne me disait rien. Et pourtant, j’ai vécu.
La jeune fille qui dansait nue tout à l’heure s’était habillée, si on peut parler de vêtement à propos d’un châle qui semblait être tissé, art dans lequel nous les Azas faisons nos premiers pas, alors que les Oris étaient déjà capables de dessiner avec les couleurs du fil. Zé nous apprit qu’elle s’appelait Mara et qu’elle était destinée à Tizia, le peintre. J’avais entendu parler, entre deux batailles, de cet art qui consiste à peindre des figures d’hommes et d’animaux sur les parois de nos grottes ancestrales. Nous ne vivons plus dans les grottes, nous, peuples civilisés, et les Oris moins que les autres, mais ils prétendent avoir conservé la pratique de cet art et même d’en avoir hérité le rituel. Je tombai des nues.
« Nos grottes à nous, Azas, ne sont pas plus habitées que les vôtres, mais leurs parois ne sont pas peintes. Nous peignons nos assiettes comme d’autres peignent leurs boucliers, mais jamais personne chez nous n’a eu l’idée de peindre les murs d’une grotte. C’est ridicule !
— C’est pourtant ce que faisaient nos ancêtres, dit Zé. Je ne vois pas pourquoi nous ne le ferions pas nous aussi.
— Dans ce sens, cher Zé, je comprends les Oris.
— Tu es un sage, Koka. »
Xorok se mit alors à parler. Il y avait du monde dans la maison, peut-être la moitié du village. Notre grosse hôtesse avait disparu dans cette foule compressée. Tout le monde se taisait, sans aucune expression de respect, qui est la forme de terreur la plus répandue chez les peuples sauvages. On plaça pourtant un os au-dessus de la tête du chef, tenu par un enfant juché sur les épaules de son père. Chez nous, les Azas, personne n’aurait eu l’idée de placer ainsi un os au-dessus de celui qui parle, mais l’héritage culturel est ce qu’il est. Tant qu’il n’inspire pas l’honneur ni le respect, il est un usage digne de la civilisation. Les Azas et les Oris s’accordent su ce point : c’est l’honnêteté et la sincérité qui fondent le bien-être, qualité qu’il convient de reconnaître aux peuples policés.
« Zé, commença Xorok, explique à ces étrangers que demain est le Jour du Peintre et que cette nuit est celle où la promise se prépare à nous quitter pour le rejoindre dans la grotte où il construit son œuvre dans la lignée des milliers d’années qui nous séparent et nous sépareront toujours du Premier peintre… explique-leur, Zé ! »
Zé nous expliqua. Nous comprîmes. Xorok continua :
« C’est ainsi. Nous ne changerions rien à cette Fête. Et rien ne nous changera au point de nous contraindre à changer le rituel ou même à l’abandonner. Compris ? »
Je fis un signe de la tête après que Zé eût traduit.
« Voici ! Aujourd’hui, et depuis plusieurs années maintenant, et pour encore, nous l’espérons, de longues années à venir, Tizia construit une œuvre digne de ce nom. D’ailleurs, les dieux ne se sont pas manifestés pour dire le contraire, ce qui est quelquefois arrivé, reconnaissons-le, car à l’heure de choisir le peintre qui va succéder au précédent, mort de vieillesse en principe, il nous arrive de nous tromper. Les dieux ne nous le pardonnent pas. Et nous payons très cher cette malheureuse erreur de casting. Heureusement pour nous, nous avons fait le bon choix en élisant Tizia. Les dieux sont satisfaits de son travail. Il a repris la Grande Fresque dans le sens de la Tradition et avec autant de génie que ses heureux prédécesseurs. Comme le veut la Tradition, il vit seul dans la Grotte. Il y trouve de quoi se nourrir. L’eau et les petits animaux n’y manquent pas. C’est aussi un fin chasseur. À l’apprentissage de la peinture, nous n’oublions pas d’associer l’art de la chasse et de la survie en milieu hostile. Je dis hostile, car la solitude y est absolue. Du moins le serait-elle, amis Azas, si nous n’avions pas eu l’idée, peut-être suggérée par le Premier Peintre, de sacrifier chaque année, le Jour du Peintre, la plus belle de nos filles. Et la plus douée pour le plaisir. Avouons qu’il est arrivé que cette fille fût un garçon, ce qui n’a pas d’incidence sur cette tradition puisque le Peintre n’est pas censé se reproduire. Mais Tizia, en digne fils de son père, aime les filles. Explique-leur, Zé !
— Tizia est le premier fils de Xorok et d’Erka…
— Mara est belle et voluptueuse. Il ne lui reste plus, pour donner raison au poète, qu’à apporter à Tizia toute la tranquillité dont un artiste a besoin pour être lui-même et les autres à la fois. Demain, à l’aube du grand Jour, elle sera offerte à Tizia. Et comme le veut la Tradition, elle a maintenant toute la nuit pour se donner aux autres selon ce que son âme lui inspire. »
Et tandis que nous étions tous assis pour écouter Xorok, Mara se leva et sa robe glissa de nouveau à ses pieds. Le rasoir avait manqué quelques poils qui excitèrent Kako. Je passai ma main entre ses cuisses, par derrière et, empoignant son membre qui se raidissait rapidement, je le tirai vers moi, obligeant son maître à serrer les cuisses pour contenir une érection dangereuse. Comment ne pas craindre, alors qu’on est incomplètement informé d’une tradition, ce comportement généralement taxé d’obscène et, à ce titre, susceptible de faire l’objet de poursuites judiciaires avec ce que ceci implique de peine capitale en un temps où la civilisation balbutiait encore chez les Oris comme chez les Azas et sans doute bien d’autres peuples prometteurs ? Pas vrai ?
Xorok fit un signe convenu et Mara sortit, toute nue et échevelée comme on s’attend à rencontrer la femme en proie à l’extase du désir, laquelle précède, si je ne me trompe pas, le paroxysme du plaisir, avec pour temps de liaison toute la procédure naturelle de la caresse agrémentée des inventions connues et inconnues de l’imagination et de la fantaisie.
Nous assistâmes alors au spectacle de la danse de Mara dans la peau de la fiancée du Peintre. Le feu, alimenté par les femmes du village toutes vêtues de blanc, s’élevait encore plus haut. Mara était parfaite dans ce rôle, bien que le théâtre, si apprécié chez nous, n’appartînt pas aux traditions des Oris. J’avoue que moi-même, peu porté sur la pratique de la femme, j’éprouvai alors une espèce d’amour qui me mit en émoi, à moins que ce ne fût là toute l’influence que le membre à demi bandé de Kako exerçait sur moi, car je le tenais toujours. Le cœur de Kako y battait de plus en plus fort. Il me reprocha alors une douleur qui était bien de mon fait, comme je le reconnus en rougissant. Et Mara dansait tandis que la Lune déclinait lentement dans un ciel peuplé de gros nuages caressés par la lumière du feu. De temps en temps, elle en irisait les franges et sa lumière descendait en flocons.
Assis sur son trône, Xorok applaudissait chaque figure en braillant comme un ouvrier. La reine Erka (je ne sais si ce titre était le sien, Xorok ne s’étant pas présenté comme roi, mais comme chef) se montrait plus digne de mon admiration, car elle plaignait Kako sans cesser de faire signe à une servante d’en humecter les orteils douloureux avec un pinceau de soie enduit d’une substance magique. Je dis servante, mais je la voyais de dos et il n’y a rien qui ressemble plus à un homme parfait qu’une femme vue de dos. Je n’insistai pas, craignant une maladresse lourde de conséquences.
Nous passâmes ainsi une bonne partie de la nuit. Puis Mara déclara qu’elle en avait assez fait. Elle se coucha près du feu et sembla s’endormir. Je tenais bien le membre de Kako, décidé à l’empêcher de nous procurer des ennuis. Et ainsi accouplés, nous regagnâmes la maison qui nous était désignée comme l’hôtel de notre séjour chez les Oris. Erka nous y conduisit elle-même, car c’était une propriété de sa famille. Ce fut cependant sa servante, une fille décidément, qui manœuvra la serrure. Nous dormirions dans le même lit, habitude de soldats. Nous avions rendez-vous avec le soleil pour assister à la suite du rituel. J’avouai à cette femme charmante, la reine et non point la servante, ô moqueurs, que jamais de ma vie je n’avais été reçu aussi bien chez l’inconnu, si nous faisions toutefois exception de la réception, dont elle s’excusa encore en cachant le bâton dans son dos. J’ignorais totalement ce que la Tradition prévoyait de faire avec ce bout de bois enduit de mon sang et de mon odeur. Erka, souriante et précise, ne semblait pas s’en inquiéter. Elle nous laissa seuls, non sans nous recommander de laisser la fenêtre ouverte, car Xorok ne nous pardonnerait pas si nous manquions la cérémonie. Il lui avait avoué, à l’oreille, pendant que Mara dansait, qu’il se sentait tout excité à l’idée de nous en commenter le déroulement, quoique Zé, à son avis, ne traduisait pas bien et pas tout. Je ne savais si je devais rire ou pleurer de cette confidence. Et je bâillai. La porte se referma.
Je lâchai enfin le membre convulsé de Kako. Comme la branche qui sert de piège, elle se déploya à plaisir. J’ouvris la fenêtre, jetant un regard médusé sur le feu que des femmes apaisaient en le couvrant de cendres. Mara était couchée sur le côté, les jambes repliées, couverte de sa robe que quelqu’un avait simplement déposée sur elle. À distance pourtant, ou à cause de cela, je reconnus un beau visage. Les yeux fermés inspireraient le Peintre pas plus tard que la première nuit passée ensemble, je n’en doutais pas. Je rejoignis Kako dans le lit. Il achevait son œuvre dans un cri heureusement étouffé. Il n’était pas question de signaler cette vilaine habitude aux voisins.
Ensuite, je rêvai, à peine endormi cependant. J’entendais la respiration rapide de Kako qui ne se caressait pas pourtant. Comme il était étendu sur le dos, sans couverture, je vis qu’il ne pensait pas à sa cousine, ni à Mara. C’est dans ces circonstances que l’homme entreprend de prendre la place de la femme. Je m’en gardai bien. En plusieurs années de vie commune et de bataille en bataille, jamais Kako ne m’offrit ce mince plaisir : faire dresser une queue. Par chance, nos corps expéditionnaires n’en privent pas l’amateur. Avouerai-je ici que ce fut le côté positif de nos expéditions forcées ?
Soudain, tandis que je pensais à ces enfantillages d’homme, je m’aperçus que Kako avait quitté le lit. Je me redressai sur mon séant, cherchant la mèche de la lampe. La fenêtre était toujours ouverte. Je me mis à craindre le pire. Me précipitant à la fenêtre, je constatai avec horreur que Mara n’était plus là, couchée auprès du feu. Ceci ne voulait rien dire encore, mais en disait déjà trop. Elle avait pu aller coucher ailleurs. Oui, mais avec qui ? J’enjambai la fenêtre, me souvenant que la porte grinçait. La place était déserte. Le feu éteint fumait à peine, répandant l’odeur des cendres froides. Par terre, des pieds avaient piétiné la poussière, mais sans la brusquerie des enlèvements. On eût dit au contraire que, s’éloignant, deux êtres pourtant faits pour avoir les pieds sur terre s’étaient, non pas envolés (restons réalistes), mais allégés et que bientôt il me faudrait constater que ces pieds s’étaient effectivement élevés pour atteindre la hauteur d’un lit.
Quoi ! On voudrait me faire payer l’inconséquence du guerrier Koka qui n’a pas su s’occuper de ce neveu à lui confié par son beau-frère, lequel était allé noyer son chagrin dans une guerre lointaine. Allez-vous aussi m’accuser de la mort de cette femme, mère de Kako, que la maladie a emporté Dieu sait où ? Voilà l’oncle Koka emmenant au matin son jeune neveu à la chasse et le soir, le voici les armes à la main combattant un ennemi inconnu en compagnie de ce neveu qui — si les témoins sont dignes de confiance, et pourquoi ne le seraient-ils pas ? — prit rapidement goût au combat et y trouva des plaisirs que nous autres chasseurs ne pouvons comprendre, car nous tuons pour survivre et non pas pour vaincre. Pensez-vous une seule seconde que Koka serait resté éloigné de vous pendant de si longues années si le métier de guerrier ne lui avait pas paru plus noble que celui de chasseur ? Croyez-vous qu’il s’est plié à la volonté de son neveu, qu’il a accepté de combattre dans les rangs d’un peuple étranger pour satisfaire les désirs de ce jeune homme au destin de digne chasseur ? Je prétends que Koka est seul responsable de ce qui est arrivé. C’est lui qui, entraînant son neveu dans une guerre lointaine, en a fait un rustre tout juste bon à massacrer son prochain pour s’emparer de son bien. Ainsi l’oncle Koka ramenait de cette iliade sans fortune un fils de la noble lignée des Azas réduit à l’état de voyou capricieux et ignoble, assassin, voleur, violeur, compagnon hypocrite dénué de tout sens des valeurs.
Certes, nous les avions un peu torturés, sans plaisir, par pur esprit de justice, car nous crûmes qu’ils étaient des espions Olags et qu’ils étaient venus comme tous les ans, pour rapporter à leurs maîtres les détails du Grand Jour Ori. Les ayant capturés, puis reconnaissant qu’ils n’étaient point olags, nous avions conscience d’avoir laissé échapper les véritables espions. Mais quelle idée d’aller nu comme un Olag ! L’autre, vêtu en guerrier de l’Asie, semblait tout droit sorti d’une mascarade, je veux parler de l’oncle Koka. Le supplice du pal lui fut épargné à temps. Quant aux orteils de son neveu, ils ne souffrirent pas tant qu’il le dit aujourd’hui. Un enfant, en tout cas un enfant Ori, n’eût pas frémi comme ce lâche a tremblé.
Reconnaissant notre erreur bien légitime, nous les avons servis, choyés, chouchoutés… Je laisse au Tribunal le soin de choisir le terme qui convient à cette sincère réparation du tort causé à l’innocent. Mais étaient-ils si innocents que ça, ces mercenaires aux mains sales ? Leur passé ne nous regardait pas, pas plus que leur nature profonde, mais le doute s’était installé en nous au moment même où nous leur appliquions les tortures prévues par nos lois. L’oncle jouissait du pal, car celui-ci le caressait encore en attendant de lui crever les entrailles. Le neveu pleurnichait comme un enfant en bas âge qu’on prive de sa sucette. Et malgré ces doutes, nous les avons servis, choyés, chouchoutés…
Même Mara, la Fiancée de l’Année, avait interrompu sa danse rituelle pour observer de près ces louches invités tombés du ciel. Elle comprenait parfaitement qu’il était nécessaire de consacrer au moins une heure à ces intrus afin que Dieu pardonnât nos offenses. Puis le temps vint de reprendre notre fête. Les femmes étaient déjà sur la place pour relancer le feu qui s’était assoupi, signe de déclin prémonitoire. Les enfants s’étaient réveillés eux aussi, frottant leurs yeux lourds de rêves inachevés. Je voyais bien que ces deux étrangers ne comprenaient pas notre dévotion et qu’ils n’étaient là que pour nourrir leurs esprits dénaturés de fantasmes et autres signes d’immaturité. Comment ne pas voir dans ces deux hommes les deux aspects d’un peuple encore en proie aux usages anciens ? L’un vêtu d’un uniforme de mercenaire et l’autre nu comme un sauvage. Il y avait bien longtemps que notre peuple ne se comportait plus en soudard ni en brute. Pourquoi ne pas avouer que ces deux importuns titillaient notre curiosité. Nous en avions même perdu une partie de la ferveur exigée par la Tradition. Tous les visages se tournaient de temps en temps vers eux, laissant Mara seule avec le feu et la nudité qu’il éclairait.
Nous passâmes malgré tout une belle nuit. Le Rêve était à la hauteur de l’Attente, Mara étant d’une exceptionnelle beauté et son art répondant aux plus hautes exigences. Nous conduisîmes nos hôtes dans la maison réservée à l’accueil des étrangers de passage et aux derniers instants des condamnés à mort. Zé, celui qui parle aux hommes, connaissant toutes les langues, qu’il a apprises je ne sais où, mais Dieu le sait, Zé leur avait tout expliqué et ils secouaient la tête comme des chiens tout joyeux d’avoir compris l’essentiel.
Tout le village s’endormit dans l’attente du matin. Seule Mara demeurait auprès du feu, seulement couverte de la robe nuptiale dans laquelle elle entrerait si Tizia, le Peintre, voulait d’elle. Les fenêtres étaient ouvertes afin que le soleil réveillât tout le monde en même temps. Les étrangers comprirent cela, mais je doutais qu’ils eussent saisi la profondeur de nos croyances. Erka, mon épouse, me conseilla de ne pas fermer l’œil, car elle avait vu le manège des deux hommes et craignait que le plus jeune eût conçu pour Mara un désir que l’autre tentait de réfréner en lui tenant le membre afin de l’empêcher de se lever. Elle savait de quoi elle parlait, car je ressens moi-même cette sorte de désir quand, au hasard d’une promenade au bord du fleuve, j’assiste au spectacle des enfants nus qui s’y baignent. Vous voyez, messieurs, que je ne vous cache rien.
Mais je m’endormis. Je ne sais ce que fit Erka. Elle vous le dira elle-même. Je ne me souviens pas d’un seul de mes rêves, mais je fus arraché au dernier alors que mon esprit voulait y retourner. Erka me secouait. J’ouvris les yeux. Le soleil éclairait notre chambre d’une pâle lumière, celle des jours de pluie. Il ne pleuvait pas. Une brise humide et froide acheva de me réveiller, ce qui n’empêchait pas Erka de me secouer, car les gens étaient à notre fenêtre, parlant à voix basse comme si la nuit était encore là à guetter nos moindres gestes pour en comprendre les paroles. Je me réveillai tout à fait.
« Que disent-ils ? demandai-je. Je ne comprends pas un mot. Ma bouche est pâteuse…
— On ne te demande pas de parler ! grogna Erka. Écoute ! »
Je secouai longuement mes petits doigts dans mes oreilles. Puis j’entendis ceci :
« Mara n’est plus là !
— Mais alors qui est là ? fis-je, me rendant compte que je rêvais encore.
— Idiot ! fit Erka. Ce jeune sauvage l’a enlevée. Je t’avais dit de ne pas fermer l’œil !
— Tu n’aurais pas dû dormir, Chef, dirent les gens. Tu savais qu’il arriverait quelque chose. Et voilà, c’est arrivé… »
Je me levai et, par erreur bien compréhensible, j’enfilai la chemise d’Erka. Je sortis sur la place dans cette étrange tenue. Le feu ne fumait plus. Mara avait laissé la robe nuptiale. Je vis que ses pas, s’éloignant, ne trahissaient nullement une lutte avec l’homme, mais au contraire un parfait accord. Tout le monde avait vu cela. Je n’en parlai pas. La brise faisait voleter mes rubans. Je regardai dans la direction des pas. Cette rue obscure débouche sur le bois. Les gens y entraient déjà. Erka me poussa. Je ne me souvenais pas d’une pareille aventure passée. Personne n’avait jamais raconté une chose pareille. On citait le nom de trois ou quatre fiancées refusées par le Peintre. C’étaient là des fables édifiantes destinées aux filles. Pour les garçons, il y avait l’histoire du peintre dont les travaux avaient déplu aux dieux, mais depuis que nous savions qu’il n’y a qu’un seul Dieu, nous doutions de son authenticité. Elle ne pouvait plus servir leur éducation.
« Hâte-toi ! Idiot ! » soufflait Erka dans mon dos. Je me glissai entre les gens. J’atteignis bientôt la tête de la patrouille. On me reconnut. On me laissa prendre le commandement d’une recherche qui n’avait pas d’antécédent. Sans expérience, je ne valais pas plus que le plus faible d’entre nous. Même Zé ne trouvait plus ses mots. Nous suivîmes le chemin. Qu’y avait-il d’autre à faire ?
Une heure passa. Il se mit à pleuvoir. Il ne pleuvait jamais au Grand Jour. C’était un signe. Et comme il n’y a pas de signes pour justifier le bonheur, notre cœur s’emplit d’une angoisse à la fois noire et agile. Un véritable insecte du malheur ! Qui oserait rebrousser chemin maintenant ? Et jusqu’où irions-nous si nous allions au-delà du chemin, dans la plaine infinie qui ressemblait à un océan sans navires sur le fil de l’horizon ? Et si tous les gens étaient là derrière moi, avançant au rythme des fausses découvertes, qu’en était-il du village ?
Vous savez aujourd’hui que Zé mena la moitié du village dans la plaine et que tous ces braves gens ne sont jamais revenus. Le vent colporte des rumeurs invérifiables. Selon les uns, Zé et ceux qui le suivaient sont morts noyés dans l’océan, preuve qu’il existe pareilles étendues sans un seul navire à sa surface. Mais ils ne sont pas morts noyés, disent les autres. Ils ont été capturés par des Égyptiens et vivent maintenant sur les bords du Nil, comme jardiniers ou ouvriers des barrages d’eau. On parle aussi d’un enlèvement dans le ciel, mais personne n’a jamais vu un vaisseau spatial assez grand pour contenir la moitié des Oris. Babel, Cipango, la Californie… En vérité, nous ne savons rien de Zé ni de ceux qui le suivaient. Vous voyez là comment il nous est possible aujourd’hui de peupler la solitude des jours de pluie.
Et voici aussi comment le peuple Ori perdit la moitié de ses gens. On me le reprochera jusqu’à ma mort et la chronique ne manquera pas de me faire passer pour un âne.
Nous attendîmes de ne plus voir Zé qui marchait derrière ses gens. Il nous salua une dernière fois. C’était stupide de ma part de laisser partir vers l’inconnu celui qui parle aux hommes. Erka me pinçait le dos en me demandant de le rappeler car, selon elle, et elle avait raison, je commettais la plus grosse erreur de mon existence de chef. Nous retournâmes au village, l’esprit tourmenté par les signes avant-coureurs.
L’oncle Koka, comme vous l’appelez, fumait sa pipe devant la porte de la maison où il avait passé, nous dit-il, la pire des nuits depuis la bataille de Toulon. Et voici que se réveillant en sursaut, il constatait avec horreur que le village était désert. Il avait cru à une vision, comme celle qu’il avait eue à Lépante, et il avait fouillé toutes les maisons. Il était même entré dans la grotte.
À cette nouvelle, nous frémirent tous ensemble. Jamais un étranger n’était entré dans la grotte, au Grand Jour comme en n’importe quel jour ordinaire ou festif.
« Ce qui m’a soucié, dit-il de sa voix de fausset, c’est que mon neveu Koka vous avait suivis. Voyant la trace de vos pas dans la rue du bois, j’ai supposé, après une heure d’affolement, que vous vous livriez au rituel traditionnel d’un pèlerinage. Cela m’a soulagé. Je me suis remis à respirer. Et comme après la bataille, j’ai allumé ma pipe. »
Nous, ne sachant pas encore que nous avions perdu à jamais la moitié des nôtres, observions cet hypocrite qui tirait de sa pipe de longues bouffées aussi grises que les nuages qui menaçaient de tonner. Il souriait en nous rendant les regards que nous aurions voulus écrasants de justice. Puis ses yeux fouillèrent la moitié de foule qui lui faisait face, silencieuse et impatiente.
« Je ne vois pas mon neveu Kako parmi vous… dit-il toujours sur le même ton cauteleux. Kako ! Montre-toi ! As-tu enfin honte de ta nudité que tu te caches ? »
Erka, nerveuse comme un scorpion dans les draps, fendit la foule pour se planter, les mains sur les hanches, devant cet étranger qui ne lui fit même pas l’honneur de se lever.
« Vous ne voyez pas Mara non plus, n’est-ce pas ?
— Euh… non…
— Car si vous la voyiez, vous mentiriez !
— Je ne me permettrais pas de mentir à une femme aussi… aussi masculine que vous… Et c’est un compliment de ma part…
— Kako et Mara ont disparu. Vous dormiez ! »
À ces mots, Koka se leva enfin. Ses bras tombèrent le long de son corps presque plié au niveau des hanches. Une dernière bouffée monta vers le ciel, se perdant dans les nuages. Oui, il avouait enfin : Il avait pensé toute la nuit que son neveu avait filé avec la belle Mara. Et il n’avait pas dormi. Il avait vu tout le village s’engouffrer dans la rue du bois. Et il avait attendu des heures notre retour. À vue d’œil, il ne pouvait pas savoir que la moitié d’entre nous avait pris le chemin de la plaine et de cet inconnu, appelé océan par ceux qui le connaissent, où ils allaient disparaître à jamais, réduisant notre civilisation à l’état de mendicité par quoi commence le déclin. Quel hypocrite !
Mais n’allez pas m’accuser d’avoir condamné à mort un hypocrite pour la seule raison qu’il est hypocrite. Vous pensez bien, messieurs, que civilisés comme nous le sommes, nous, les Oris, nous n’appliquons la peine capitale qu’aux cas les plus les plus graves, je dirais même, les plus ignobles et les plus attentatoires à l’état de civilisation. Voyant qu’Erka était en train d’initier un procès public sans avoir en main les éléments constitutifs du crime, je m’interposai et, les yeux dans les yeux, je demandai à l’étranger ce qu’il avait vu dans la grotte. Il me répondit, retrouvant son sourire de tartufe :
« Rien. Une grotte, quoi ! Nous ne vivons plus dans les grottes depuis longtemps nous aussi. Mais je n’en ai pas dépassé l’entrée. À quoi bon s’enfoncer dans l’obscurité quand on sait ce qu’est la lumière ? »
Ayant dit cela, il nous traita d’amis. Comme je suis chef et par conséquent (ou c’est une qualité) enclin à pratiquer les sucreries du langage, je posai ma main droite sur l’épaule gauche de ce jésuite, signe que je le reconnaissais pour ami au moins le temps d’être plus informé sur ses véritables intentions. Débarrassé de son obscène neveu, il ne lui restait plus qu’à prendre la poudre d’escampette. Or, je voulais le retenir pour le livrer à mon peuple quand il serait cuit à point.
« Il est grand temps de continuer notre cérémonie, » déclarai-je.
Le peuple me jeta un regard mi-inquiet mi-confiant. Erka reconnaissait sans le dire que je n’étais pas si bête que ça. Cependant, l’étranger n’avait pas perdu sa fine intelligence de survivant. Il dit, rallumant sa pipe :
« Est-il possible de reprendre cette cérémonie alors que la Fiancée n’est plus là ? J’avais cru comprendre que sa présence était nécessaire. Avez-vous dans l’idée de me livrer à sa place à ce Grand Peintre qui ne partage peut-être pas avec moi le goût que j’ai pour le bien-être de mon cul et la prometteuse érection de l’autre ?
— Vous parlez devant des enfants, » fit remarquer Erka.
Sa main tremblait, mais les yeux soutenaient les grimaces du faux jeton obscène et insouciant qui commençait à entrevoir les avantages du plaisir sans avoir aucune idée de ce que nous en pensions nous-mêmes.
« Dommage que votre neveu ne soit pas là pour goûter à notre plaisir, dit-elle. Je doute que Mara lui en procure de plus divins.
— Je suis à vous ! » déclara l’étranger trompé par notre inavouable patience.
Ma moitié de peuple m’avait compris. J’eus droit à une ovation prudente qu’Erka interrompit d’un geste de la main. Nous nous rassemblâmes autour du feu pour une prière silencieuse. Il n’était pas difficile de deviner à quoi chacun pensait. Nos sujets de réflexions venaient de se réduire à un seul. Personne ne prononça le nom de Mara. Seul Koka s’exprima obscurément sur la déraison de son neveu, arguments qu’il ne nous été pas possible d’apprécier à leur juste valeur car nous manquions d’éléments relatifs à leur aventure guerrière.
« En route ! » criai-je sans émoi.
La foule, ou plutôt ce qu’il en restait, s’ébranla en direction de la grotte. Son rideau était resté ouvert, Koka ne l’ayant pas refermé après sa visite impromptue. Debout à l’entrée saturée d’insectes, je prononçai la prière rituelle. Dès que nous fûmes entrés, Koka émit à haute voix quelques critiques relatives à l’humidité et au degré de température. L’ombre de la galerie l’inquiéta. Il attendit que tous les flambeaux fussent allumés. Nous pénétrâmes alors dans la première salle, celle qu’on pouvait, dans certains cas prévus par la Loi, présenter à l’étranger en voyage. Koka ne cacha pas son admiration. Il siffla comme au temps des spectacles sacrificiels. Les gens, avertis par mon jeu, n’hésitèrent pas à le féliciter pour son goût. La flatterie a toujours son mot à dire dans les circonstances de l’attente. Et, quoique nous attendions plutôt le retour de Zé et de l’autre moitié du village, l’attente du jugement prononcé à l’encontre de cet insolent étranger ne nous préoccupait pas moins.
« Je n’ai jamais rien vu de pareil, s’exclama-t-il sans retenir ses larmes. C’est tout simplement d’une beauté divine.
— Pourtant, siffla Erka, ce que vous voyez là est l’œuvre de nos enfants…
— Est-il possible qu’un enfant maîtrise le trait à ce point ? » jubila Koka.
Il éprouvait des doutes, sinon c’était un parfait imbécile. Nous jouions mal la comédie, pour ce que je pouvais en juger. Certains d’entre nous ne pouvaient s’empêcher de rire, surtout les femmes. Et je savais qu’une moitié de ce rire était l’expression du plaisir qui serait éprouvé par tous lors du prononcé du jugement. Mais Koka, s’il doutait habilement du génie de nos enfants, ne pouvait pas savoir où nous le menions. Nous ne savions pas nous non plus, malgré une apparente légèreté du sentiment, ce que le destin nous réservait. Aussi quittâmes-nous la première salle, dite des Enfants Nés, pour entrer dans la seconde.
La foule avait hésité. En effet, si rien ne dit dans la Loi que l’Étranger ne peut être admis à pénétrer dans cette salle sacrée, personne ne peut soutenir cette thèse sans se soumettre à la critique des esprits les plus observateurs des usages et habitudes de notre peuple. Je poussai Kako devant moi. Cette tante ne vit aucun inconvénient à passer le premier, car il tenait son propre flambeau et, pendant que je me retournai pour encourager mon peuple, il découvrit l’ampleur du spectacle qui s’offrait à lui. Cette salle était en fait la première de notre Histoire. Nos spécialistes pensaient que cette œuvre magistrale avait occupé les anciens Oris pendant des millénaires, sans qu’il fût possible de les compter, tant les styles s’entrecroisaient, donnant ainsi une image parfaite des Premiers Temps. Koka tomba à genou et pria. Était-il sincère ? Je le crois.
Puis nous entreprîmes le Grand Voyage dans le Temps Ori. De salle en salle, on parcourait l’Histoire dans sa sainte Chronologie. Chaque salle représentait des siècles, voire des millénaires. Koka se jeta chaque fois à genou. À la troisième salle, il priait à haute voix. Nous ne connaissions pas ces prières et, Zé n’étant pas là pour nous guider, car Koka s’exprimait dans sa langue, nous les répétions sans en comprendre la profondeur. Où Koka avait appris notre langue ? Nous ne le savions pas encore.
Enfin, nous atteignîmes, après des jours de voyage, l’avant-dernière salle, autrement dit celle qui précède le Temps Actuel. J’expliquai alors à Koka qu’il est interdit d’entrer dans la dernière salle. Seul le Grand Peintre peut nous y autoriser. Dans ce cas, le Temps Actuel est accompli et le peuple Ori entre dans le Temps Futur. Koka avait du mal à comprendre nos finesses. Pouvait-il entrer le premier, comme il y avait été autorisé dans les salles précédentes ? Je ne savais pas.
Il s’étonna :
« Vous ne pouvez pas ne pas savoir ! s’écria-t-il. Nous sommes ici à la limite du temps, si j’ai bien compris…
— Vous avez compris, mon ami, dit Erka qui le caressait. Mais nous avons égaré la Fiancée. Nous ne savons pas ce que Tizia va penser de cet incident.
— Lui direz-vous que j’en suis en partie responsable ? Me fera-t-il payer cette privation de beauté et de sexe ?
— Qui sait ? » dis-je.
En vérité, n’ayant jamais vécu ce genre de situation et les Annales n’en disant rien, comment pouvais-je savoir ? Nous entreprîmes la visite sans nous hâter, car nous redoutions le pire. Tizia s’en prendrait à nous plutôt qu’à Koka. Nous le connaissions assez pour en être certains. Enfin, parvenus à la moitié de la galerie, nous trouvâmes le corps de Zinia. Tizia ne l’avait pas entièrement dévorée. À vrai dire, il n’y avait guère touché. Il est d’usage que le Grand Peintre, à la veille du Grand Jour et pendant la Nuit de la Fiancée, mange la Mariée avec laquelle il convole depuis un an. Il arrive toutefois que l’artiste, peu séduit par le cannibalisme, laisse au village le soin de la manger. C’est une de nos discussions les plus épineuses. Beaucoup d’esprits pensent aujourd’hui que manger de l’homme n’est pas un acte civilisé. Il est fort probable, si j’en juge par ce que j’observe depuis que je préside aux destinées de ce peuple, que les Oris de l’avenir ne mangeront plus de chair humaine. Si cela doit advenir, je ne m’y oppose déjà plus.
« C’est horrible ! s’écria Koka. Manger de l’homme est un péché. Je pensais, comme tous les gens des peuples que j’ai rencontrés pendant mon long périple dans le Monde, que plus personne ne mangeait de la chair humaine.
— Je crois que notre artiste vous donne raison, mon ami, murmurai-je pour ne pas être entendu par mon peuple.
— Il a tout de même avalé toute la chair d’une cuisse !
— À moins que ce soit les petits animaux…
— Les petits animaux ?
— La grotte nourrit ainsi son Grand Peintre.
— Pauvre fille, tout de même ! Ah ! Si c’était un garçon… »
Les enfants de chœur, sur un signe d’Erka, s’empressèrent d’ôter le corps de Zinia de notre vue. Les petits animaux, tapis dans les anfractuosités vertes, reluquaient sans aucune discrétion la flaque de sang. Koka prévint qu’il se trouvait mal. Erka, qui ne maîtrisait plus ses propres nerfs, le poussa vers le fond de la galerie. Un autre cri, plus épouvantable que le premier, se répercuta longuement. Tout le monde se boucha les oreilles. Alors Erka éleva le Pinceau.
« Est-il possible que Tizia laisse traîner le Pinceau ? » m’écriai-je.
Le peuple répondit par un soupir désespéré. Ceux qui avaient douté de Tizia dès le jour sacré de son élection élevèrent la voix.
« Si ce n’était que cela ! » hurla Erka.
Elle tenait dans sa main la tête de Tizia ! Tout le monde tomba à genoux. Une rumeur d’angoisse fit trembler les parois de la grotte. Les petits animaux filaient vers la sortie. La tête tranchée de Tizia se balançait au bout de ses cheveux. La grimace d’Erka était horrible.
« Le corps ! hurla-t-elle. Il a mangé le corps du Grand Peintre !
— Mais de qui parles-tu, Erka ? » gronda le peuple abasourdi.
Acculé, Koka leva les bras en l’air, la bouche grande ouverte et les yeux révulsés. Je me précipitai sur lui pour le désarmer. Après l’avoir torturé par erreur, nous lui avions rendu son épée de mercenaire. Il s’en était servi contre le Grand Peintre.
« Qu’as-tu fait de son corps misérable ? »
Aucun son ne sortait de sa bouche. Les voilà bien, les assassins ! Leur audace n’est que le fruit de la lâcheté. Une épée contre un pinceau ! Et nous l’avions respecté quand il nous avait reproché de pratiquer le cannibalisme contre toute idée de civilisation. Et nous ne savions toujours pas qui lui avait enseigné notre langue. La parlait-il quand nous l’avions arrêté en compagnie de son neveu ? Pas que je sache, messieurs !
Puis la voix lui revint, comme par miracle, mais c’était là un effet de comédien avisé. Il jouait maintenant l’innocence injustement accusée. Il pétrit mes genoux.
« Je ne l’ai pas tué ! Je suis bien incapable de tuer un saint homme !
— Oserais-tu compter le nombre d’hommes que tu as envoyés en Enfer, sinistre assassin !
— Je me suis toujours défendu ! Je n’ai jamais tué pour tuer.
— Tu es entré ce matin dans la grotte, profitant de notre absence pour commettre ton forfait ! Il y a du sang sur ton épée ! Regarde ! »
Et j’exauçai ce fer dans la lumière d’un flambeau. Le sang venait à peine de sécher. C’était le sang de Tizia. Comment le savais-je ? Parce qu’il ne pouvait en être autrement. Ma conviction se passait de preuves. Et le peuple était aussi convaincu que moi. Cet étranger était un assassin. Il roulait des yeux larmoyants comme la bête dont on a immobilisé le cou pour la saigner à mort. Nous le traînâmes hors de la grotte. Son sort était scellé.
Nous voulions bien croire que Tizia, selon la Tradition, avait mis fin aux jours de Zinia. Nous pouvions aussi croire que les petits animaux avaient dévoré la cuisse de Zinia. Mais comment Koka expliquait-il la tête de Tizia séparée de son saint corps ?
« Où as-tu jeté le corps de notre Grand Peintre, assassin ? Es-tu entré dans le Temps Futur ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, mes amis…
— Nous ne sommes pas tes amis, gredin ! Et nous n’avons pas besoin de tes aveux pour te juger. Cette tête sacrée parle pour nous ! »
Ainsi s’acheva cette triste journée, celle du Grand Jour de l’An Mara qui n’eut pas lieu comme nous l’avions désiré. Au soir, nous étions réunis autour du feu. Nous, c’est-à-dire la moitié du peuple Ori, car Zé n’avait pas ramené l’autre moitié. Sur quelle piste l’avaient mis ses recherches. Nous cultivions encore l’espoir de le voir revenir, sans doute dans la nuit, avec les deux fuyards. Le procès qu’on allait me confier s’annonçait grandiose. Les trois accusés finiraient sur l’échafaud. Mais cette consolation ne nous serait d’aucun secours, car la grotte était désormais inhabitée. Et la Loi ne parlerait pas pour nous, personne, dans notre immense passé, n’avait prévu une pareille situation. Je nous croyais perdus.
Erka était effondrée. Elle protégeait des insectes la tête morte de Tizia, secouant une queue de cheval sous les lumignons qui éclairaient la Salle du Conseil. Koka, enchaîné au banc, pleurait comme un enfant. Il comprenait que, seul juge après Dieu, je ne lui pardonnerais jamais d’avoir précipité mon peuple dans le malheur et peut-être la mort.
« Où as-tu appris à parler notre langue ? vomis-je dans sa propre bouche. Il ne suffit pas d’une nuit pour en maîtriser l’antique beauté. Tu la parles depuis longtemps. Je doute que tu sois un Aza comme tu le prétends. Au fond, nous avions raison de te torturer comme espion des Olags. Tu cherches la guerre au nom de ton peuple maudit !
— Je suis un Aza. Tu peux me croire. J’ignore comment j’ai appris la langue Ori. Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit, car je savais que mon neveu avait conquis le cœur de Mara…
— Comment le savais-tu ?
— Nous avons longtemps vécu la même vie, Kako et moi. Toutes ces guerres nous ont rapprochés jusqu’à former le même être. Je sais toujours ce qu’il pense et ce qu’il va faire.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? Je t’aurais cru, moi.
— J’y ai pensé toute la nuit ! Et puis le sommeil m’a enlevé, car je suis son esclave, comme tout bon soldat. Et quand je me suis réveillé, il était trop tard ! »
Alors Koka raconta comment il était entré dans la grotte. Contrairement à ce qu’il avait d’abord prétendu, il avait franchi l’ombre et pénétré dans la première salle. Et il avait parcouru tout le Temps Ori, sans savoir où il mettait les pieds, cet ignorant ! Alors apparut Zinia. Après Mara, il n’avait jamais vu une femme aussi belle. Mais au lieu de lui déclarer son amour, comme tout homme digne de ce nom, il lui avait demandé où étaient passés les gens du village. Il se doutait que tout le monde était à la recherche de Mara et de Kako.
« Je ne sais pas de quoi tu parles, dit Zinia. Je ne sais même pas qui tu es.
— Je ne suis qu’un voyageur, dit Koka. Le village est désert. Il ne reste plus que toi. Je voudrais comprendre. J’ai l’impression de rêver. Viens avec moi si tu ne me crois pas. Il n’y a plus personne. Nous sommes seuls toi et moi.
— Tu oublies le Grand Peintre. Il ne se montrera pas.
— Je veux lui parler.
— Tu n’as pas le droit d’entrer dans le Temps Futur !
— Tu en sors bien, toi ! »
Et, bousculant la pauvre fille qui n’était pas de force face à un guerrier, Koka est entré dans le Temps Futur. Je le rapporte comme il me l’a dit.
À peine entré, il vit un homme couvert de taches de peinture. Ce ne pouvait être que Tizia. Qui d’autre ? L’artiste leva alors son pinceau comme s’il comptait se défendre avec cet outil sacré. Koka n’ignorait pas le caractère magique de ce pinceau. Il en redouta les effets sur sa personne. Il perdit la tête, dégaina son épée et trancha la tête du peintre. Elle vola hors du Temps Futur pour revenir au Temps Actuel. Zinia, qui attendait sans se décider à agir, vit la tête rouler jusqu’à ses pieds. Elle s’effondra et sa propre tête heurta la roche, se fendit à peine et par cet interstice délicat, le sang se mit à couler. Koka, revenu du Temps Futur, regarda la flaque rouge s’épancher autour de la tête de Zinia. Il tenait encore son épée à la main. Elle était rouge du sang de Tizia. C’est à ce moment-là qu’il s’aperçut qu’il parlait la langue Ori. Il s’était adressé à Zinia dans cette langue et il avait parfaitement compris ce qu’elle lui avait dit. Il était maintenant horrifié par ce qu’il avait fait. Il était ensuite sorti de la grotte et, tandis qu’il s’apprêtait à prendre la fuite, il nous avait vus revenir de la plaine, sans Zé ni l’autre moitié du peuple Ori, et bien sûr, sans Mara ni ce voyou de Kako. Pris de panique, il avait allumé sa pipe. La suite, vous la connaissez. Et vous savez aussi que nous l’avons crucifié, embaumé et mis à sécher dans un arbre. C’est cette momie que vous me reprochez.
Nous avons toujours eu le respect des morts. Et celui des suppliciés plus que tous les autres. Koka a été crucifié, car il devait souffrir avant de mourir. Cet homme seul avait changé notre destin de peuple tranquille en enfer sur la Terre. Mais une fois mort, nous l’avons respecté. Il a été embaumé selon nos rites (nous avons un peu de sang égyptien), puis nous l’avons placé dans les branches d’un arbre au lieu-dit des Momies. Pour des raisons inconnues de nous, c’est à cet endroit que l’on momifie le mieux. Et pour longtemps.
Il y eut des esprits pour critiquer la sentence. Ces critiques reposaient entièrement sur le fait que Koka avait supposément appris notre langue en une nuit. Les défenseurs de cette idée n’ont toutefois pas apporté la preuve qu’il ne la parlait pas avant de nous connaître. Vous pensez bien que ce prétendu miracle aurait sans doute changé notre destinée. Et nous aurions aujourd’hui un successeur digne de Zé. Mais ce n’était pas un miracle. Nous ne savons d’ailleurs pas de façon certaine pourquoi Koka nous a menti sur ce sujet. Nous avons pensé qu’il était en réalité un espion olag venu pour déchiffrer nos codes afin de les imiter. Ce procès témoigne maintenant en faveur de sa déclaration d’appartenance à la race des Azas. Je ne reviendrai pas là-dessus.
Toutefois, s’il n’a effectivement pas menti sur sa race, Koka n’en est pas moins exempt du soupçon d’avoir tenté d’attribuer la mort de Zinia à Tizia et celle de ce dernier à un monstre venu des profondeurs de la grotte. Il savait que la Loi nous interdit, sous peine de souffrance et de mort, d’entrer dans le Temps Futur. Une pareille exploration, proposée par nos défenseurs, ne peut être envisagée. Personne n’ira plus loin que le temps Actuel, et encore, à la condition d’appartenir à la race des Oris. Raison pour laquelle nous affirmons qu’un Ori, en l’occurrence mon époux Xorok, ne peut être jugé que par des Oris.
Sachant que ladite exploration de la grotte à la recherche d’un monstre caché dans ses profondeurs est impossible, Koka a tenté de rendre tout verdict nul et de nul effet. Cette manœuvre n’est pas autorisée par nos lois. Nous avons donc appliqué le principe de la conviction et, comme le prévoient nos textes, c’est notre chef, mon époux Xorok, qui a rendu le verdict conformément à sa conviction. Le procès intenté à Koka n’est donc pas un assassinat comme le prétend le Parquet Aza.
De plus, comme je l’ai dit, la momie de Koka est aujourd’hui une relique sacrée. Vous n’aviez pas le droit de vous en emparer pour l’enfouir dans votre terre comme le font les animaux.
Le lendemain du Grand Jour, nous avons monté dans un arbre, au lieu-dit La Momie, le cadavre de Zinia. Ce fut une mémorable cérémonie. Les pleurs ont accompagné ce rite ancestral de la manière la plus digne qui fût. Nous souffrions en silence, car Koka, qui nous voyait depuis la fenêtre de la Maison des Étrangers et des Suppliciés, où il avait passé la nuit précédente en tant que voyageur, ne devait en aucun cas assister à notre profond désarroi.
La tête de Tizia devait revenir à la Grotte. Une procession fut organisée l’après-midi même et la tête fut déposée à l’entrée du Temps Futur. Le lendemain, nous constatâmes qu’elle était retournée dans le Temps Futur. Les petits animaux n’ont pas le pouvoir d’entrer dans ce Temps strictement humain. La thèse de Koka fut donc rejetée.
Deux jours après la tragédie, Zé n’était toujours pas rentré. Le procès de Koka eut donc lieu en présence de la moitié des Oris. Il commença par une prière pour le bon déroulement des recherches conduites par notre Maître des Langues. Koka s’y associa, ce qui en toucha plus d’un. Xorok, il faut le reconnaître, s’en tint aux faits et à sa conviction intime. Le débat proposé par Koka était une farce. La théorie du Monstre Futur fut écartée d’emblée.
Voilà ce que je peux vous dire, mesdames, à propos des faits tels qu’ils me sont apparus, en toute sincérité, et de mes sentiments, que mon honnêteté me conseille de ne pas vous cacher.
Les semaines, les mois passèrent. Et Zé n’était toujours pas rentré. Privé de sa légitime moitié, notre peuple céda à la tristesse. Ce fut alors que les plaies s’ouvrirent.
Nous portons en nous toutes les maladies, tous les malheurs et toutes les catastrophes du Monde. Chaque fois que la tristesse s’empare de notre esprit, une plaie s’ouvre et nous souffrons. Le Temps nous conseille les remèdes et les solutions, mais quand les plaies se multiplient au point qu’il n’est plus possible de les identifier une par une, alors la tristesse devient angoisse et l’angoisse folie. Tel était le chemin sur lequel nous nous trouvions maintenant. Le recours aux reliques n’y changea rien.
Six mois plus tard, en plein hiver, nous descendîmes de son arbre la relique de Koka. C’était la seule relique de supplicié que nous possédions, car les anciennes avaient achevé leur mission dans la poussière. Il y avait si longtemps que notre peuple n’avait pas connu l’assassinat !
La momie de Koka était parfaite. Même le regard avait été conservé. Il n’y a pas de civilisation sans la science. Mais pouvait-on s’en féliciter à l’heure où nous disparaissions de la surface de la Terre ?
Nous formâmes un beau cortège d’enfants nus, de vierges blanches et de vieillards chenus. Le plus petit des enfants, placés en tête, portait la momie. Il conduisit alors la procession à la porte du Temps Futur. Nous autres, adultes au travail, demeurâmes sur la place pour attendre le retour de cette mission désespérée. Les malades, les fous et les malheureux n’étaient pas sortis des maisons. Et nous ne les avions pas forcés à nous rejoindre.
Une heure plus tard, le cortège était de retour. Nous replaçâmes la momie de Koka dans son arbre. Il fallait encore attendre. Dieu nous avait peut-être entendus. Mais une semaine plus tard, nous avions essuyé tant de calamités que Xorok eut une crise de nerfs. Il s’accusa de tous les crimes.
Dans le lit, je tentais toutes les nuits, et parfois même le jour, d’apaiser sa douleur d’homme. Mais, comme il ne cessait de le répéter, il n’était plus possible de rejuger Koka pour lui donner raison et peut-être satisfaire le Dieu qui ne veillait plus à notre bien-être.
« Qui te dit que la mort de Koka y est pour quelque chose ? répétai-je jour et nuit. Je crois plutôt que la tête de Tizia n’est toujours pas revenue sur ses épaules. Il nous faut attendre le prochain Grand Jour. Nous verrons bien s’il est à l’œuvre de nouveau. Apportons-lui une fille, la plus belle.
— Il n’y a plus de belle fille chez nous ! Tu le sais bien. Regarde autour de nous. Nous sommes tous malades, malheureux, tristes, angoissés, presque morts !
— Donnons-lui un enfant ! Une petite lolita…
— Que crois-tu que je fasse à la fenêtre tout le jour que Dieu fait ? Je regarde les petites filles. Tu sais bien que je les aime. Et bien aucune ne me fait envie. Je serais bien fou si je pensais que l’une d’elles pouvait passer pour une femme auprès de notre Grand Peintre. En admettant qu’il ait retrouvé sa tête.
— Il faut faire quelque chose, Xorok ! Sinon, nous disparaîtrons !
— Il faut maintenant espérer que Dieu nous a séparés de l’autre moitié pour lui réserver un sort meilleur que la pauvre moitié que nous sommes.
— Dire que Koka parlait toutes les langues, lui aussi !
— Il parlait la sienne et la nôtre. Aucune autre. Il n’en a pas apporté la preuve en tout cas. J’ai bien fait de conclure qu’il n’était pas maître des langues comme le noble Zé. C’était un imposteur. Il a tout fait pour nous nuire et…
— Et il y a parfaitement réussi ! »
J’eus une autre idée pour sauver notre vieux peuple d’une fin indigne de son passé. Je réveillai Xorok en pleine nuit. Il commençait à avoir l’air de ce qu’il était devenu à force de se ronger les sangs : un fou. Était-il encore opportun de tenter de raisonner avec lui ? Certes, il avait raison au sujet des petites filles. Il accepta d’ouvrir les yeux pour m’écouter.
« Voici, commençai-je. Faute de belle fille et de lolitas, il nous faut un peintre à la hauteur de l’enjeu…
— Tu es folle ! Si Tizia est vivant, il provoquera un séisme avec l’aide de Dieu !
— Mais qui te dit qu’il est vivant ? A-t-on déjà vu un homme recoller sa propre tête sur ses épaules ? Après avoir perdu tout son sang…
— Avec l’aide de Dieu…
— Mais Dieu existe-t-il ! Et s’il existe et que Tizia est mort, alors Dieu est en train de nous faire payer l’arrêt des travaux.
— Et si Tizia n’est pas mort et que Dieu n’existe pas, comment expliques-tu toutes ces calamités ? Jamais le peuple Ori n’a autant souffert de n’être plus lui-même. J’ai consulté les Annales. Je sais ce que je dis !
— Tu ne sais que ce dont tu es convaincu ! Voilà ce que tu sais !
— Tu me reproches toi aussi la mort de Koka ? Je sens que je vais mal finir… »
J’eus d’autres idées, toutes aussi mauvaises les unes que les autres. Je dépérissais aussi de ce côté-là. Mes seins tombèrent sur mon ventre. Et mon ventre sur mes cuisses. Et Zé semblait avoir trouvé autre chose que ce qu’il cherchait, une terre promise peut-être. Si Xorok connaissait les Annales écrites dans notre langue, il ignorait le sens de celles qui ne contenaient que d’illisibles hiéroglyphes. Zé savait tout. Je le soupçonnais d’avoir réfléchi en chemin à tout ce qu’il savait. Que lui importait le destin de Mara et Kako ? Et pourquoi cherchai-je obstinément à l’accuser de trahison ? D’ailleurs, un homme qui convainc la moitié de son peuple peut-il être considéré comme un traître ? N’est-il pas plutôt un visionnaire ? Ah ! Diable ! Je me racontais n’importe quoi pour résister à l’ennui. Xorok ne m’amusait plus, mesdames ! Et les autres, cette moitié maudite par je ne savais quel décret, ne m’apportaient plus la joie nécessaire au gouvernement. Et cette moitié devint une autre moitié et peut-être encore une moitié de la moitié… quand le printemps, tout frétillant de projets pour tout le monde, remplit le ciel de notre village d’une pluie de semences toutes fraîches. Les mauvaises herbes ne tardèrent pas à envahir nos plates-bandes. Et personne ne trouva l’énergie de se remettre à l’ouvrage. Nous avions perdu notre fierté. Et avec elle, notre liberté de penser.
Xorok ne pouvait plus servir d’exemple. Alors à qui confier les rênes de notre destin ? J’avais épuisé les solutions hypothétiques. Ce n’est pas dans l’imagination qu’il faut chercher la mesure, le procédé ou la ressource. Zé prétendait que toute explication naît d’elle-même et que par conséquent il faut laisser les systèmes au hasard et les intrigues aux rencontres. Mais n’est-ce pas exactement le contraire que nous faisons en choisissant nous-mêmes nos chefs ? Et voilà l’aristocratie au pouvoir, alors qu’elle est le siège de toutes les inventions quand elle ne possède que la science et les arts. Telle était ma nouvelle idée. Car le Grand Jour de la nouvelle année approchait. Allions-nous, pour la première fois de notre Histoire, si les Annales disaient vrai (je commençais d’ailleurs à en douter), déroger à nos lois et peut-être mettre fin à la Tradition ? Qui pouvait imaginer une pareille absurdité ? Nous avions toujours respecté le Rituel et la Peinture n’avait connu aucune interruption autre que celles que les peintres successifs consacraient de temps en temps à la réflexion.
Tandis que je crachai dans le sucre de nos fruits avec d’autres femmes et que les hommes achevaient la bière de l’an passé, je proposai de confier l’élection de la Fiancée au Hasard seul. Les femmes salivèrent à cette idée. Les hommes, toujours plus prudents que courageux, remirent sur la table les vieilles raisons de préférer le vote du peuple au hasard d’on ne sait qui. Il n’y en eut pas un pour disputer l’autre. Et l’ancienne bière coulait à flot alors que nos glandes salivaires de femme promettaient un prochain cru de haut degré.
« Quoi ! reprit Xorok qui parlait toujours après les autres (en chef qui tient à le rester). Nous jourions aux dés le sort d’une de nos filles ? Est-ce seulement concevable ?
— Qui te dit que les hommes jetteront ces dés, idiot ? répondis-je à ce lendore. Je ne vois pas où vous trouveriez ce courage, dipsomanes émérites ! Ce que je te demande, Xorok mon époux, c’est que tu permettes aux femmes de procéder à ce tirage au sort.
— Mais imagine un instant que Tizia soit à l’œuvre ! Crois-tu qu’il acceptera de coucher avec un laideron, si c’est ce que décide ton dieu Hasard ?
— Couche-t-il seul depuis un an, oui ou non ?
— Nous avons rendu au corps de Zinia tout l’hommage de nos vies actuelles…
— Quel homme, privé de bagatelle depuis un an, refuserait la moins belle de nos filles ?
— J’en connais une de très laide, Erka…
— Tout le monde connaît ton inclination ! Cela te donne-t-il le droit de choisir, parce que tu as toi-même été choisi, celle qui te tape le mieux dans l’œil ?
— C’est l’usage ! » grogna Xorok.
Il se tourna vers les hommes qui buvaient, buvaient.
« Messieurs, reconnaissez que si je ne me tiens pas toujours bien, car je suis homme, jamais je ne déroge à l’esprit de nos usages. Et toutes les Fiancées que j’ai choisies ont plu à Tizia. Il ne s’en est jamais plaint, que je sache ! »
Les hommes approuvèrent ce dictat. Je cessai de cracher et, la cuisse alerte, je leur fis face.
« Bien, messieurs. La Justice vous donne raison contre la raison des femmes. Il en a toujours été ainsi. Et je crains que ce triste état d’esprit dure plus longtemps que notre race même, tant la mémoire est éternelle. Buvez pendant que je vous pose la question : Que comptez-vous faire ? »
Il y avait ceux qui souhaitaient sincèrement faire quelque chose. Les autres étaient déterminés à laisser Dieu décider seul de notre sort. Ainsi, sa colère s’exprimerait au Grand Jour. Et nous aviserions. Cette perspective n’enchantait pas les autres.
« Erka a sans doute raison, dit Aliz. Ne rien faire, c’est offenser Dieu. Je suis d’accord avec elle sur ce point-là. Mais son idée me paraît…
— Elle te paraît quoi, Aliz ?
— …risquée… dirais-je si…
— Nous y revoilà ! Rien ne sera donné au hasard si le risque n’est pas mesuré ! Le voilà bien l’esprit des lois dictées par l’homme ! »
Je gonflai alors mon opulente poitrine. Je tiens d’ailleurs d’être épouse du Chef non pas au choix de Xorok, mais à mes seins prometteurs d’ambitions démesurées.
« Alors ce seront les femmes qui agiront ! déclarai-je. Quand l’homme hésite, la femme ne propose plus, elle agit ! N’est-ce pas la loi la plus naturelle du monde, messieurs ? Celui qui ne la connaît pas ne sait rien de l’amour ! »
Or, selon les conventions, aucun de ces hommes n’attendait de savoir une chose aussi naturellement acquise. Ils avalèrent leur salive au lieu de boire la nôtre. Xorok pétrissait son chapeau.
« La proposition me semble cette fois tout à fait sage et… réaliste, dit-il. Si Erka se trompe, Dieu s’en prendra à elle. Et si le choix des femmes ne convient pas à Tizia, ce sont elles que Dieu condamnera. Il nous reviendra alors de remettre les pendules à l’heure, messieurs ! »
Voilà ce qui fait de Xorok un grand chef. Il met les hommes de son côté en les amusant. Et pourtant, les circonstances n’étaient pas fameuses. Mais la bière de nos fruits et de nos salives de femme compensait la misère de notre situation. Les hommes sortirent et nous, les femmes, commençâmes à nous organiser pour redonner son sens au Grand Jour. Tizia, s’il était toujours à l’œuvre, comprendrait l’importance de l’enjeu si une année d’abstinence ne l’avait pas rendu fou. Ce n’était qu’un homme, après tout…
Et ce fut sur cette évidence (il n’était qu’un homme) que le débat des femmes se construisit. Je crus d’abord à une nécessaire partie de rire. Je vous prie de croire que nous en avions besoin. Et je ris, je crois, plus fort que toutes. Cependant, peut-être à cause de la conviction que je mis dans cet exercice de la joie non contenue, je m’épuisai avant les autres. Et, toute vidée de ma joie, j’attendis que ces autres cessassent d’éprouver de la joie. Étant la seule femme à ne plus rire du tout, et même à m’inquiéter de la persistance du rire et de sa joie chez mes compagnes, je conçus une espèce d’angoisse qui me rendit toute triste. Quel effet croyez-vous que fit sur elles cette mélancolie hors sujet ? Elles n’en rirent que de plus belle. Pourtant, la salive n’avait pas commencé à fermenter avec le sucre de nos fruits. Le dessus de la table, où s’alignaient les pots, sentait encore la mangue et le raisin. Si fort qu’aucune mauvaise haleine ne troublait cette ambiance fleurie. Et pas une ne me rejoignit dans mon trou noir. J’eus beau m’arracher les cheveux et les répandre dans toute la cuisine, les femmes, saoules de la bêtise de l’homme, ne pouvaient plus s’arrêter d’en rire. Et je savais désormais qu’elles en riraient tant que le pouvoir leur serait donné (par les hommes) de procéder à l’élection de la Fiancée de l’année par le moyen que j’avais proposé. Et tout autre moyen n’y aurait rien changé. Je sortis de la cuisine au bout d’une heure, noire d’angoisse et baignée de mélancolie, les deux critères de la folie selon la science du temps. Heureusement, Xorok me cueillit avant que je ne me jetasse dans le fleuve.
« Tu ne connais pas les femmes aussi bien que moi, me dit-il, prenant son air de philosophe grec ou arabe. Et tu sais pourquoi ?
— Tu vas me le dire avant que j’en finisse… pour pourrir encore mes derniers instants.
— Tu ne les connais pas parce que tu ne les aimes pas comme je les aime !
— Je croyais que tu n’aimais que les petites filles…
— Comme tu es amère, femme ! Il n’y a pas de solution à notre problème, crois-moi. Comme dit le Singe : Je suis le meilleur ; la Science le dit ; et je ne mens jamais.
— Paroles d’ivrogne !
— Je viens de proposer aux hommes une solution plus sage que la tienne.
— Ont-ils ri sans pouvoir s’arrêter ?
— Ils ont souri seulement.
— Alors je t’écoute, mon époux.
— Voici : ce qui fait notre malheur, c’est que nous ne savons pas si Tizia est à l’œuvre ou s’il est déjà réduit à l’état de squelette. Et ce qui augmente ce malheur, c’est l’usage qui veut qu’on n’entre pas dans le temps Futur. Je propose d’y entrer.
— Es-tu fou ! Nous serions damnés à jamais ! Les hommes ne sont pas seulement des idiots. Ils deviennent fous si la femme n’a pas son mot à dire !
— Calme-toi, femme. Et écoute : Dieu n’est pas seulement bon. Tu connais le dicton : trop bon, trop etc. Or, Dieu n’est pas etc. S’il l’était, que serions-nous ?
— Des hommes sans femmes…
— Ne te moque pas, Erka. Tu blasphèmes déjà.
— Je ne blasphème pas, je ris !
— Tais-toi ! Dieu n’est pas seulement bon, il est intelligent. D’ailleurs le serions-nous s’il ne l’était pas ?
— Soyons logiques, oui…
— Or, s’il est vrai que nous avons hérité la part la plus pauvre de son intelligence…
— Restons modestes…
— …nous en conservons son esprit. Tu es d’accord avec moi sur ce point, je suppose…
— Tu supposes, bien. Ensuite…
— Ensuite ? Comment veux-tu que Dieu, qui fait ce qu’il veut de notre intelligence, nous ait privés du droit de jeter un œil sur le Temps Futur quand la nécessité s’en fait rudement sentir comme c’est le cas depuis bientôt un an ?
— Où veux-tu en venir, ô Xorok… ?
— Nous allons entrer dans le Temps Futur…
— Tu es fou.
— Ainsi, nous verrons bien si Tizia est en vie. Et s’il est à l’œuvre. Même s’il se cache. Nous verrons sa part de l’œuvre. Nous en apprécierons la fraîcheur. La peinture est encore humide dans la création récente. Tout le monde sait qu’en milieu humide et froid, la peinture met du temps à sécher. Nous saurons si Tizia est vivant. Et s’il l’est, nous lui livrerons une Fiancée. Et même deux si cette année d’abstinence lui a donné des idées.
— Et s’il est mort ?
— Nous élirons un autre Peintre. »
Les arguments que Xorok avaient déjà convaincu les hommes. Il n’appartenait pas aux femmes de les discuter. Il me mettait devant le fait accompli. Après tout, si Dieu était aussi intelligent que ça et qu’il était malgré tout interdit d’entrer dans le Temps Futur, il ne punirait que ceux qui avaient violé cette loi sacrée ou, au pire, les membres de son espèce. Les hommes prenaient un risque considérable, ce qui ne laissa pas de m’étonner un peu. Secouant ma blonde chevelure, je dis :
« Soit. Qui entrera ? Toi ?
— Je suis le Chef !
— Raison de plus.
— Je ne désignerai personne !
— Qui alors ? »
Xorok me câlina avec une douceur que je ne lui connaissais pas, signe que j’étais damnée, et avec moi toutes les femmes, si je le laissais aller plus loin. Plus bas, veux-je dire…
« Qui parle de toi, ma chérie ? susurra-t-il en titillant mon clitoris. Jetez les dés. On verra bien. Jetez-les plusieurs fois afin de ne pas laisser seule la première élue par le hasard. Jetez-les dix fois s’il le faut. Enfin… faites comme bon vous semblera mais jetez-les ! »
Mais c’est sur moi qu’il se jeta en attendant ma réponse. Une fois vidé de sa substance, il se retira. Je convoquai les femmes. Et je leur expliquai le topo imaginé par Xorok et approuvé par les hommes. Avaient-elles le choix ? Non.
Pour ne pas effrayer nos filles, nous mélangeâmes nos propres noms aux leurs dans le chapeau que Xorok avait mis à notre disposition. Et l’innocente main d’un enfant mâle, maudit à jamais si nous échouions, tira dix jetons et les déposa sur la table, retournés pour l’instant. Un autre jeune mâle édenté, maudit dans les mêmes conditions, les retourna. Et je lus les noms. Vous vous doutez que par une tricherie tenant du prestige, le mien y figurait. Je ne pouvais tout de même pas jeter ces filles et ces femmes dans la gueule d’un diable nommé Dieu selon les circonstances. Le Grand Jour arriva.
Je pris la tête du cortège. Les hommes nous firent une ovation. Xorok, qui m’avait supplié toute la nuit de renoncer au sacrifice de ma personne, se tenait maintenant dignement sur son trône, les yeux rouges mais la bouche close. Il fut sans doute le seul à ne pas nous encourager d’un sifflet ou d’un cri. Son membre viril ne s’était pas levé cette nuit. Il en avait conçu une grande tristesse, car il était persuadé de ne plus me revoir.
Je n’avais pas prévu de discours, aussi entrâmes-nous dans la grotte sans plus de cérémonie. Par pure superstition, nous avions emmené avec nous la momie de Koka, car sa connaissance des langues pouvait nous être d’un grand secours dans le cas où Dieu se manifesterait. Je n’étais pas, c’est le moins que je puisse dire, convaincu que ce pouvoir reliquaire pût nous être d’un grand secours. Je ne cache pas que ma nature me porte plutôt à décider qu’à espérer.
Nous traversâmes tout le Temps, à rebours. Les femmes frémissaient. Les filles se montraient curieuses d’art et de relations amoureuses. Le spectacle était proprement divin, je devais le reconnaître. On riait de moi comme on se moque du mécréant qui nomme Dieu dans ses derniers instants. Tous les mécréants redoutent cet abandon final qu’on peut mettre sur le compte du délire si on veut.
Enfin, nous atteignîmes le Temps Actuel. Le moment était venu de trembler de tous nos membres. Je n’étais pas la dernière. Qui entrerait la première ? J’étais toute désignée, selon moi. Mais les femmes voulaient encore me préserver d’une mort annoncée.
« Misa ira, dit sa mère. Le Hasard nous a désignées toutes les deux. Je suis celle qui choisit sa fille. Qu’elle entre ! Elle est la plus jeune et je crois aussi la plus belle. Dieu lui pardonnera s’il est aussi bon qu’on le dit.
— Il est aussi intelligent que toi, Clara, » dis-je en entrouvrant le rideau sacré.
Misa entra. Elle n’avait pas tremblé. Je crois que sa mère connaissait sa folie douce. Le rideau se referma et nous attendîmes. Aucun cri ne signala un malheur. Aucun soupir non plus. En l’absence apparente de mort et d’amour, nous supposâmes qu’il était temps pour nous toutes d’entrer. Je ne voudrais pas vous effrayer, mesdames qui avez à me juger comme complice de mon époux, mais allez-vous me croire si je vous dis que le rideau s’ouvrit de lui-même. Dieu nous tendait-il un piège ? Ou nous accueillait-il pour satisfaire notre curiosité ?
Les parois du Temps Futur n’étaient guère différentes que celles du Temps Actuel. Les mêmes personnages, les mêmes animaux, les mêmes paysages relataient, chantaient, expliquaient notre existence de peuple et nos destins d’individus marqués par l’action et l’activité. La Fresque Future marquait-elle un progrès sur celle que nous connaissions depuis des années ? Il fallait bien reconnaître que non. Mais nous n’étions pas venues pour apprécier le Travail du Temps. Dieu ne se montrait pas. Il ne semblait pas se manifester non plus. Et Tizia, ô Tizia notre Peintre, était bien mort.
Son squelette, dépouillé de ses chairs par les petits animaux, lesquels allaient où ils voulaient contrairement à ce que nous croyions, était couché sur une pierre plate. Le crâne était posé entre les épaules, mais sur la mâchoire, et non point sur la nuque. Dieu avait-il procédé à cette bière ? J’en doutais.
Je ne suis pas si facile à convaincre. Je sais trop que l’homme est la source de tous les ennuis. La nature lui a donné le pouvoir de fertiliser la femme. Ensuite, il en fait à sa tête. La Science, plutôt que Dieu, changera-t-elle cette espèce de malédiction dont la femme est la seule à payer le prix, autant que je sache ?
Elles étaient toutes à genoux autour du squelette, pleurant comme des madeleines. À l’homme fort, femme idiote, pensai-je. Et je m’éloignai d’elles. Nous n’étions pas là pour prier. Dieu nous épargnerait ou il nous maudirait, il n’y avait pas d’autre alternative. Il est plus risqué de jeter la pièce que le dé. J’en étais là et j’en frissonnais un peu, je dois l’avouer. Mais il me restait à vérifier l’état de la peinture. On ne me fera jamais avaler le morceau avant que je l’aie reniflé. Comme une bête, oui, mesdames. Mais n’en êtes-vous pas aussi ?
Pourtant, malgré cette espèce d’assurance qui cache chez moi une fort instable sensibilité à l’inattendu, je poussai un cri. Mara, toute fraîchement égorgée, les dents éclatantes et le teint encore rosi par la vie qui venait tout juste de la quitter, Mara était étendue, jambes en l’air, dans un massif de cresson agité par une eau frémissante venant elle aussi mourir à mes pieds nus. Les femmes, suivies de leurs filles (car nous avions toutes triché avec le sort) rappliquèrent en geignant. Je me frappais déjà la poitrine. Elles comprirent que Mara était morte. Mais que faisait Mara dans la grotte ? Elles ne semblaient pas se poser la question.
Je les abandonnai à leurs jérémiades. Mon esprit avançait dans cette galerie, à la seule lueur de mon flambeau, comme il avait toujours procédé en cas de malheur ou de doute. Or, je connaissais les deux à la fois, ce qui, dit le philosophe, est éreintant, si tant est que l’esprit possède une échine de femme habituée à tirer l’eau du puits et même faite pour cette œuvre banale. Je touchai la peinture. Mes doigts en étaient maculés. Je perçus la rougeur de mes joues. Je rougis toujours quand le temps me prive de ma tranquillité. Mes seins se dressent pour être pris. Et j’écarte mes cuisses, cédant à l’effort que la fatalité exerce sur mes genoux. Je suis comme ça, mesdames !
Qui me changera ? J’éclairai la paroi. Une ébauche d’animal confirma mon impression : la Fresque Future était toujours en travaux. Tizia mort et bien mort, ses os témoignant d’une année de soumission aux dents des petits animaux et aux courants d’air chargés de sel — Mara fraîchement abattue et ne portant d’autre trace de violence que l’ouverture de sa gorge — qui ne conclurait pas que Kako était dans les environs et qu’il tenait peut-être le Pinceau ? La momie de son oncle, interrogée, demeura muette. Nous revînmes au village avec le cadavre de Mara. La momie fut replacée dans son arbre. Et Dieu ne donna pas un seul signe d’existence.
Non, Elsior, je ne coucherai pas avec toi tant que tu n’auras pas entendu mon histoire. Après tout, je suis une Ori et tu es une moitié d’Olag10. Le mélange des races est interdit chez nous. Je me fiche de ce que les Olags pensent de cette loi. Tu dois m’écouter avant de profiter de moi, sinon je n’y prendrai pas plaisir. Et peu m’importe ce qu’en pense ton père. Il est la source de tous nos malheurs. Que sont devenus les Oris ? Personne ne le saura jamais.
Je me souviens du jour funeste où Erka et les femmes et les filles désignées par le Hasard sont revenues de leur expédition dans la Grotte. Je n’avais pas été choisie, malgré ma grande beauté. Mais on raconta plus tard qu’Erka et les autres femmes avaient triché ; Erka pour conduire le cortège ; et les autres femmes pour emmener leurs filles. Et personne ne s’étonna que je ne fusse pas choisie. Chaque fois que, durant ce Grand Jour, j’abordai la question avec mes compagnes, elles retournaient à leurs fourneaux pour donner raison à leurs mères d’avoir laissé tricher les autres. La mienne n’avait pas joué. Elle ne jouait plus depuis que mon père avait été dévoré par un animal sauvage, je ne sais plus lequel. Anecdote qui ne figurera jamais dans les Annales, car elles sont réservées à notre aristocratie élective.
Erka nous expliqua sans fioritures (c’était son style et je l’appréciais) que le Temps Futur était en travaux. Pouvait-on en conclure que Kako, neveu de Koka, était à l’ouvrage ? La présence de Mara, tuée au matin du Grand Jour, comme l’autorise l’usage, plaidait plutôt dans ce sens. Xorok hésitait. Reconnaître à Kako un talent de peintre n’était pas plus bête que de penser que son oncle détenait la maîtrise des langues, même réduit à l’état de momie, mais cela faisait de nos deux étrangers des envoyés de Dieu, pour le moins. Nous les avions traités comme le méritaient les espions qu’ils pouvaient être pour d’autres raisons tout aussi pertinentes. Koka avait acquis, après condamnation pour sacrilège et exécution de la peine capitale, le statut de Maître des Langues en remplacement de Zé qui, lui, était peut-être vivant et hiérarque, voire plus, de cette moitié du peuple Ori que le crime de Koka et de son neveu avait expédiée quelque part dans le vaste Monde. Depuis, la sédition menaçait la moitié que Xorok conduisait Dieu seul savait où. De riches et tranquilles que nous étions avant l’intrusion de ces étrangers, nous étions devenus pauvres et sans autre ambition que la vie, maigre bagage de l’existence.
Un an passa encore. La Tradition voulait que Dieu fût satisfait de nous si le Temps Futur progressait dans les profondeurs inconnues de la Grotte. Cette condition était remplie. Erka et ses compagnes, peut-être maudites depuis sans que cela ne se vît, le confirmaient tous les jours. Quels soirs passâmes-nous sans les écouter, toutes assises autour du feu, pendant que les hommes s’employaient à faire baisser le niveau de nos cuves de bière ? La répétition destinée à nous convaincre de la véracité de cette expédition interdite devint un rite auquel nous nous conformâmes sans y trouver à redire. La seule question qui demeurait en suspens, c’était celle de savoir si le peintre était Kako et, si c’était lui, s’il pouvait être considéré comme Grand Peintre.
À la deuxième partie de cette question, nous répondions toutes que nos malheurs prouvaient assez que Kako n’avait pas été choisi par Dieu. Sur ce point, les hommes tergiversaient. La bière ne les inspirait pas vraiment. Ils ergotaient, se chamaillaient, allaient se coucher de mauvaise humeur et préféraient alors la fille à la femme. Ces désordres des mœurs s’ajoutaient aux calamités dites naturelles pour ce qu’elles s’en prennent à l’homme en maudissant ses cultures et son corps. Nous pleurions aussi. N’est-ce pas ce qu’on attend de la femme quand la mort menace sa matrice naturelle ?
Par contre, quand bien même Kako eût été inspiré par le Diable, il ne faisait pas de doute qu’il était l’actuel maître d’œuvre du Temps Futur. Comment expliquer la présence de Mara ? Et d’ailleurs, n’était-il pas légitime de penser que Zé était peut-être à l’origine de ce qu’il convenait alors d’appeler un complot ? L’imagination, tourmentée par les affres de la maladie et de la déraison, emplissait l’esprit de toutes les fictions. Nous devenions fous. Pire que cela : nous assistions à notre déclin dans la folie.
Et ce qui devait arriver arriva : il y eut des meurtres. Et pire que cela : nous ne les punissions pas. Au lieu-dit La Momie, les arbres dépérissaient et les reliques étaient emportées par le vent. Cependant, pour on ne savait quelle obscure raison, la momie de Koka était solidement attachée par les soins de Xorok lui-même qui vérifiait ces liens au moins une fois par semaine. Il valait mieux alors ne pas se trouver sur son chemin, tant sa colère était grande. Je faillis bien être violée par lui alors que je cueillais les fruits de l’arbre où demeurait seule la momie de Koka. Heureusement, il courait moins vite que moi. Favorisée des dieux, car j’en reconnaissais plusieurs maintenant, je n’étais atteinte d’aucune maladie et mon esprit courait encore plus vite que moi.
Le Grand Jour approchait. La fin de l’hiver se solda par la mort des enfants, tous emportés par la maladie. Les femmes se refusaient à l’amour alors que les hommes connaissaient un regain de désir qui n’était que l’annonce de leur mort prochaine. L’Été devint un dieu. Et le printemps son ange annonciateur. L’hiver ne s’était-il pas comporté comme l’ange exterminateur ? Il n’y aurait pas d’automne.
Malgré cette noire mélancolie, nous pensions que l’avenir pouvait être changé par le retour à un usage traditionnel de la Grotte. Mais que pouvions-nous faire ? L’idée de s’emparer de Kako, si c’était lui (mais le bruit courait qu’il s’agissait en fait de Zé, redoutable Maître des Langues), et de le jeter dans l’enfer du plus haut de nos volcans… exigeait réflexion, selon ce qu’en pensaient les hommes. Ils étaient bien les seuls à penser. Nous autres femmes, les jeunes comme les autres, ne pensions plus. Nous regardions le ciel. Nous ne voulions plus voir la terre et ses profondeurs. Nos ventres étaient fermés, comme la Grotte, à toute fermentation de l’idée. Nous avions renoncé depuis longtemps à l’existence. Il ne nous restait plus qu’à trouver la force de perdre la vie. Mais dans quel jeu ? Commençant à jeter une pièce sur le tapis de la chance, nous finissions par imaginer un dé à tant de faces qu’il était impossible de le concevoir. Nous n’étions même plus des femmes.
Certes, nous étions prêtes à retourner dans la Grotte. Erka et les autres, un an plus tôt, s’en étaient plutôt bien sorties. Et elles avaient apporté des réponses claires à l’essentiel de nos questions. Recommenceraient-elles pareil exploit ? Erka ne s’y opposait pas, mais elle craignait que la lutte conte Kako fût inégale.
« Quoi ? m’écriai-je. Dix femmes contre un seul homme ! Il a perdu d’avance.
— Il se battra et tuera la moitié d’entre nous, dit Erka. Penses-tu que cinq femmes peuvent venir à bout d’un homme ? Cinq femmes maigres comme des clous face à un homme qui a été soldat et qui sait ce qu’il convient de faire pour le rester ?
— Alors soyons vingt ! Soyons trente ! Soyons…
— Voyons, Lila ! Nous ne sommes plus que six ! »
C’était la triste vérité. Six femmes sans enfant et sans amour, voilà ce que nous étions. Et nous ne pouvions compter que sur huit hommes qui se souciaient plus des ferments de notre salive que de l’automne qui arriverait de toute façon.
« Cependant, dit Erka, conservons cet espoir dans un coin de notre esprit. Le printemps commence à peine. Nous avons le temps de réfléchir. Je ne sais pas pour vous, mais moi, je tiens encore à la vie. L’existence commence avec elle, après tout. Remettons à plus tard la capture de Kako.
— Et en attendant, que proposes-tu ? dirent les femmes.
— Préparons-nous…
— Explique-nous ce que tu entends par là !
— Il nous faut un peintre, pour commencer.
— Un peintre ! Mais aucun de nos hommes ne sait peindre. Et nous avons perdu tous nos enfants. Connais-tu un moyen d’en concevoir un, de sexe mâle, et de lui apprendre à peindre avant la fin du printemps. Tu es folle, Erka. Allons nous jeter la tête la première dans le fleuve, qu’il nous emporte mortes ou vivantes ! »
Les femmes perdaient la tête et voulaient maintenant la plonger dans le fleuve pour ne plus voir le Monde tel qu’il est quand on a des yeux de Ori. Je m’approchai d’Erka, curieuse de l’entendre, car c’est une femme pleine d’imagination et ses rêves ne tournent jamais à la fantaisie, comme les rêves des hommes après la bière.
« Veux-tu dire, Erka, dis-je assez fort pour être entendu de toutes, que l’une d’entre nous se fera passer pour un homme ?
— Je l’ai dit. Tu m’as bien entendu, Lila.
— Aucune de nous ne sait peindre. Moins de trois mois pour apprendre cet art si difficile, c’est impossible, tu le sais ! Nous ne pouvons pas faire illusion. La peinture ne triche pas aussi facilement que la poésie.
— En effet, dit Erka, nous sommes meilleures danseuses qu’autre chose.
— Alors que proposes-tu ? »
Erka, qui était encore une belle femme malgré la maladie, sortit de sa chemise un sein aussi doux et bien fait que celui d’une adolescente. Je rougis, car j’avais cet âge.
« Les hommes n’y verront que du feu ! » s’écria-t-elle.
Des quatre femmes qui lui faisaient face, car je m’étais placée à son côté, trois levèrent les bras au ciel et montrèrent le blanc de leurs yeux fatigués.
« Tu rêves, Erka ! gémirent-elles ensemble. Nous avons passé l’âge de nous faire payer pour ce que tu sais. Et Lila et Misa sont bien jeunes pour savoir ce qu’il convient de faire à l’homme pour qu’il ne sache plus où est le torchon et où est la serviette.
— Nous ne savons peut-être rien mais nous lisons ! » nous écriâmes-nous Misa et moi.
Le moment de détente qui suivit ce cri de naïve sincérité nous fit du bien. Il y avait longtemps que nous n’avions pas ri. Nous finîmes par en avoir un petit peu honte. Erka prononça une courte prière à la mémoire des enfants et nous reprîmes le cours de notre conversation.
« Si je me souviens bien, dit-elle, il ne m’a pas fallu plus d’un soir pour mettre au point toutes les techniques d’arrachement du plaisir à l’homme qui a payé pour ça.
— Tu as raison…
— Pareil pour moi…
— Oui mais alors… Qui de Lila ou de Misa ?
— Pourquoi ne pas jeter une pièce ? »
Cette dernière proposition ne parut pas enchanter Erka. Elle fit la moue. Celles qui l’avaient connue enfant ne pouvaient pas oublier ce que signifiait cette grimace.
« Comment vois-tu les choses, Erka ? dit Clara, la mère de Misa.
— Ta fille est moins belle que Lila, reconnais-le…
— Ma fille une pute ? Jamais ! »
Misa cligna d’un œil à mon adresse. Je connaissais ses fictions. Elle était peut-être moins belle que moi, mais elle était douée d’une imagination frisant à souhait la plus folle des fantaisies. J’étais d’accord avec Erka : Misa était toute désignée pour se prostituer. Dans notre intérêt, veux-je dire… dans l’intérêt de tous. La dernière prostituée était morte pendant l’hiver. Et elle n’était pas aussi séduisante que Misa.
« Que dit Misa ? murmurai-je car je craignais encore que la mère Clara s’en prît à mes oreilles.
— Oui, que dit Misa ? dirent les autres femmes.
— Elle ne parlera pas à ma place ! grogna Clara. Il ne manquerait plus que ça ! Allons nous noyer dans le fleuve. J’en ai assez de parler pour ne rien dire.
— Si tu n’as plus rien à dire, ce n’est pas notre cas ! Misa, que veux-tu nous dire ? Tu parleras après Lila. Tu es son aînée d’un mois…
— La belle excuse ! » fit Clara.
Et elle s’accouda comme un homme, le regard ni bête ni méchant, mais perdu dans de toutes nouvelles pensées. Misa tira une boucle noire sur son front.
« Je veux bien faire la pute si on m’explique…
— D’abord, on dit « Je veux bien me prostituer », grogna sa mère. Et ce n’est pas « si on t’explique », mais « si c’est pour la bonne cause »
Clara cédait du terrain. Elle ne s’était jamais conduite autrement. Elle avait bon cœur, allez. Elle tira aussi sur une boucle de l’étonnante chevelure de sa fille.
« On apprend vite, dit-elle.
— Il t’a suffi d’un soir, n’est-ce pas, maman ?
— Et sans avoir besoin de me prostituer ! » gloussa Clara.
Elle riait maintenant, caressant les joues rouges de sa fille. Puis elle explosa d’un autre rire moins tendre :
« Laquelle d’entre nous fera l’homme ? »
Qui a ri autant que nous ce soir-là ? C’est que nous étions à l’ouvrage d’une vengeance contre l’homme plutôt que d’un plan destiné à sauver un peuple réduit à huit hommes et six femmes. Plus la momie de Koka et le cadavre en cours de momification de la pauvre Mara. Mais laissons à la légende le soin d’établir la raison de notre complot. Elle optera pour la plus noble. Selon ce qu’elle sait de la noblesse des femmes, ah ah ah ah ah !
Misa apprit vite, comme c’était prévu, et le lendemain soir, tandis que nous étions réunies pour mettre la touche finale à la formation de Misa, Erka souleva la question de la Fiancée, car on ne pouvait concevoir un peintre, même au prix d’une trahison de la Tradition et de son homme, sans désigner une Fiancée. Je pris alors toute la mesure de l’emploi qu’on me destinait. Je reculai sur la pointe des pieds :
« Quoi ! fis-je comme si j’étais sous les feux de la rampe, Misa me tuera si je ne lui plais pas ? Comment voulez-vous que je cherche à lui plaire si je dois en mourir ? Ne comptez pas sur moi ! Je préfère aller plonger ma tête dans le fleuve ! »
Comme toutes les filles trop belles pour être également intelligentes, je me mis à pleurer, ayant oublié le fleuve et pensant plutôt à un arrangement aussi peu conforme à la Tradition que l’était celui d’une Femme Peintre. Misa essuya mes larmes.
« Il faudra nous passer des hommes, dit-elle. Comme je ne te tuerai pas, nous finirons notre vie dans la Grotte sans connaître l’amour.
— Au moins t’y seras-tu essayée avant de mourir avec moi !
— Je ne comprends pas cette jalousie, Lila ! »
C’en était ! Je le reconnais. Ma part d’amour m’était supprimée. Sans Homme Peintre, qui m’eût peut-être épargnée tout comme Misa prétendait le faire, je n’avais aucune chance de connaître l’homme par le menu.
« Veux-tu être pute à ma place ? fit Misa.
— Je ne veux pas te priver de ce plaisir ! »
Il ne nous restait plus qu’à pleurer dans les bras l’une de l’autre. Ce que nous fîmes toute la nuit. Après tout, si le corps de la femme à du charme pour l’homme, pourquoi le perdrait-il quand la femme y pense ? Le lendemain, nous étions fin prêtes pour jouer la comédie imaginée par Erka. Restait à savoir si les hommes avaient encore assez de sève pour se prendre pour des arbres. Aucune des quatre femmes, y compris Erka, n’en doutait. Nous pouvions, toutes jeunettes que nous étions, leur accorder notre confiance.
La réunion proposée par Erka eut lieu à midi pile. Il fallut déplacer le trône à l’abri du hangar à grains, car il pleuvait. Le feu, initié une heure plus tôt par trois femmes joyeuses, s’éteignit et le vent se leva pour dérouter nos narines dans une odeur de cendres mortes. Les hommes ne s’attardèrent pas longtemps sur la place, non point à cause du vent, qui agitait toujours leurs idées, mais parce que la bière était servie. Xorok monta sur le trône et s’assit sans renverser son verre comme d’habitude, car il n’avait rien bu depuis le matin en prévision de cette assemblée extraordinaire. Je ne doutais pas qu’Erka l’avait empêché de dormir pour lui en expliquer le détail, mais il se taisait et ne s’était sans doute pas confié à ses amis. Il craignait Erka autant qu’il l’aimait.
Il se gratta enfin la gorge. Il allait parler. Tout le monde se tut. Notons que si la momie de Koka était Maîtresse des Langues, elle n’en parlait aucune. Et elle était là, au milieu de l’assemblée, pour nous rappeler ce détail étrange.
« Parle, Erka. La bière ne nous a pas encore brouillé l’esprit. Nous comprendrons tout ce que tu diras sans chercher à te contredire systématiquement comme il arrive qu’on le fasse en ces temps de malheur. Parle !
— Hommes Oris, savez-vous que nous autres, six femmes et filles, avons décidé de finir notre triste existence dans le fleuve ?
— Nous ne le savions pas… Nous y avons pensé nous-mêmes… Regretterons-nous votre salive, femmes, ou n’attendrons-nous pas de crever de soif pour boire toute cette eau ? »
Les sept hommes éclatèrent d’un grand rire sans mesure. Erka, patiente comme l’araignée, attendit que Xorok fît signe aux hommes de bien se tenir quand la reine parle. Erka reprit :
« Mais hier, sous l’influence de je ne sais quel dieu… je ne sais pas non plus s’il était de notre côté où s’il faut croire à l’existence du Diable… Hier, disais-je, nous avons changé d’avis. »
Les yeux des hommes brillèrent soudain des feux de l’amour.
« Vous avez raison d’espérer, hommes, continua Erka. Car nous autres femmes sommes décidées à vivre… ou à revivre…
— L’amour est en effet la plus belle des choses que la femme ait inventées, déclara Xorok aussitôt applaudi par les hommes.
— Mais avant de parler d’amour, dit Erka, il est nécessaire de revenir à la Tradition, quand bien même elle fût l’invention de l’homme !
— Tu es folle, mon épouse !
— Qu’est-ce que la folie d’après toi, feignant ?
— Ce peintre est la seule raison de notre malheur ! Et cette maudite relique ne nous sert à rien. Heureusement, par je ne sais quel prestige, Zé a sauvé le peuple Ori de l’extermination.
— Discours politique que tout ça !
— Prétends-tu que je mente ? Ou que je devienne fou moi-même ?
— Rien de tout ça ! Tu es ce que tu es et je suis ce que je suis. Telle est la vie et tels l’existence nous crée. Mais ne crois-tu pas qu’il serait temps d’agir ?
— À quoi servirait-il de livrer la plus belle d’entre vous à ce maudit peintre qui nous damne ? Tu parles ! Tu parles ! Mais tu ne dis rien ! Tu es femme, voilà tout !
— Et je n’ai jamais cessé de l’être !
— Je ne te vois plus dans mon lit pourtant !
— Parlons d’autre chose, veux-tu ! »
A ces mots, Xorok se dressa, furieux comme une bête sauvage qu’on vient de blesser.
« Tu oublies que nos enfants sont morts, Erka, mère indigne ! »
Les hommes se levèrent, prêts à quitter les lieux derrière leur maître. Erka fit signe aux femmes de se contenir. Elle voyait bien que nous étions prêtes à mourir dans ce combat si c’était ce que les hommes avaient choisi de faire de nous.
« Quelle erreur ! fit Erka. Je pensais que cette jolie fille pouvait vous faire changer d’avis. N’eût-elle pas fait un bon Peintre si vous n’étiez pas si entêtés et si poltrons, homme de rien !
— Mais de quoi parles-tu, Erka ?
— Elle était prête à se prostituer pour vous convaincre ! »
Les hommes, qui s’étaient assis, se levèrent de nouveau. Xorok, éberlué, marmonna dans sa barbe. Il était si troublé qu’il n’arrivait pas à parler clairement.
« N’auriez-vous pas accepté ce joli peintre si elle vous avait proposé de coucher ?
— Coucher avec huit hommes… bredouilla Xorok.
— N’est-ce pas ainsi que vous désignez les peintres d’ordinaire ?
— Elle est folle ! Femmes, ramenez-la chez moi et faites-lui prendre un bain d’eau bien glacée. Moi, je vais parler à Misa. Vous autres, les mecs, attendez-moi dans la Salle du Conseil. Que les femmes vous suivent. Arrachez-leur les vers du nez. Misa ! »
Et Misa tortilla son petit derrière, souriant par-dessus son épaule. Le choix de Misa avait un autre avantage que celui dont j’ai déjà parlé : elle avait l’air d’une enfant. Xorok aimait les enfants. Tout le monde savait cela, surtout les morts maintenant qu’ils étaient plus nombreux que les vivants. Je veux parler des morts que nous avions connus…
Nous suivîmes donc les hommes. Deux femmes avaient accompagné Erka jusqu’à son domicile, mais elles n’étaient pas entrées pour lui donner un bain. Elles désobéissaient, mais on ne fouettait plus personne. Elles nous rejoignirent vite. Les hommes, entrés les premiers, étaient déjà assis. Nos croisâmes nos cuisses à même le sol, comme des animaux de compagnie. Yad, qui avait été chasseur avant de devenir forgeron, et qui conservait l’essentiel de sa musculature, nous toisa longuement.
« Il n’y a guère que Lila qui ressemble encore à une femme, dit-il. Nous pourrions la donner au Grand Peintre…
— Ce n’est pas un grand peintre, grognai-je.
— Ta langue est venimeuse ! Qu’en sais-tu ? Misa y était. Elle a reconnu que Kako était un Grand Peintre.
— Dieu ne veut pas de Kako. Nous avons décidé de le tuer. Misa le remplacera.
— Mais elle ne sait pas peindre. Et l’Été est vite là !
— Elle peindra aussi bien que vous le voulez. »
Les hommes humectèrent leurs lèvres. Yad grogna :
« Si Xorok est le seul à en profiter, dit-il, elle ne peindra pas assez bien pour remplacer Kako. Et puis qui dit que Dieu n’y verra que du feu ?
— Dieu appréciera notre courage !
— Discours politique ! Il est bien fini le temps où on ne cherchait qu’à être convaincu. Moi, Yad, Maître du Feu et de la Pierre, je dis qu’il faut négocier avec Kako. Pourquoi Xorok n’a-t-il pas initié ce dialogue quand il en était encore temps ? Maintenant, hélas, il est trop tard. La colère de Kako a atteint le point de non-retour. Ainsi le dit la Tradition.
— Qu’en sais-tu ?
— Que pourrais-tu en savoir toi-même, jeune effrontée ? »
À quoi sert-il de discuter avec les hommes ? répétait ma mère devant le fourneau ou la lessiveuse. Et je dis la même chose. Car Misa revint tout éplorée de sa réunion avec Xorok. Nous la pressâmes de question.
« Il veut bien coucher avec moi, dit-elle, toute secouée de sanglots, mais je ne serais jamais peintre. Il tuera Erka si elle continue de nous influencer.
— Mais c’est son rôle de reine ! m’écriai-je.
— Discours politique, » fit Yad sans ferveur cette fois.
Clara serra Misa contre son cœur.
« Nous avons bien rêvé, dit-elle. Maintenant, rentrons chez nous pour ne plus rêver.
— Nous rêverons sans elle, » fit Yad et il dressa son énorme membre viril dans la lumière.
Nous sortîmes toutes. Passant devant le palais, nous vîmes qu’Erka s’assoupissait dans son grand lit aux draps défaits. Clara haussa les épaules et dit qu’il lui était arrivé à elle aussi d’être droguée par son époux.
« Il est bien loin ce temps-là. Rentrons ! »
Je ne pouvais pas envisager de tuer Kako toute seule. Et pourtant, je sentais bien que c’était ma vocation. Belle comme j’étais, je pouvais me donner à lui. Et le satisfaire comme jamais aucune femme ne l’avait fait avant moi. Le spectre de Mara m’apparut dans la nuit. Je le crus bien réel, au point de lui parler. Mais elle ne répondait pas à mes questions. Elle allait et venait dans ma chambre, coupant les rayons de Lune pour me faire croire à sa réalité. Au bout d’une heure, je savais que ce n’était pas elle. Et j’imaginai autre chose.
Le lendemain de cette drôle de journée, le soleil creva un nuage et inonda notre place d’une lumière si crue que nous nous en plaignîmes tous. Nous tournions en rond autour du feu éteint, nous adressant à peine la parole et encore, pour exprimer les banalités d’un quotidien qui avait perdu son sel. Xorok, penché à sa fenêtre, était plongé dans ses pensées. Erka dormait peut-être encore. Je m’approchai pour demander des nouvelles de notre reine.
« Elle s’est enlevé toutes ces idées absurdes de la tête, dit Xorok qui retrouvait ainsi son bonheur perdu. Elle a passé une bonne nuit et nous avons fait l’amour. Nous aurons peut-être un enfant avant l’Été, qui sait ?
— Ce n’est pas possible ! pouffai-je. Aucune femme ne le peut.
— Mais je me fiche de ce que peut une femme ! J’ai fait cet enfant pour qu’il naisse avant la fin du printemps. Comment saurais-tu ce qu’il en est, petite morveuse !
— Puis-je lui parler ?
— Elle aura bien le temps de parler quand elle aura la tête sous l’eau ! »
Et la fenêtre se referma sur mon nez. Derrière moi, la jolie et déçue Misa riait en se tenant les seins. Xorok les avait caressés hier. Il avait de grosses mains très rudes. Il ne connaissait rien aux filles, d’après elle.
« Tu ne peux pas dire ça de notre chef, Misa ! Si quelqu’un t’entendait…
— Qui me fouettera ? Nous sommes perdus de toute façon. Que Kako vive ou qu’il meure ! Nous ne savons plus satisfaire notre Dieu ! »
Il fallait que la seule vérité importante sortît de la bouche d’une vierge qui avait appris l’amour avec des femmes. En admettant que Xorok n’eût touché qu’à ses seins. Il y aurait peut-être un autre enfant, si le fleuve ne nous emportait pas toutes. Peu importait après tout ce qui arriverait aux hommes. Il y avait de la place pour eux dans les guerres environnantes. Et elles ne manquaient pas, à ce qu’en disaient les voyageurs passant chez nous au hasard de leurs aventures ou de leurs affaires. Nous n’en avions plus vu depuis deux ans. C’était peut-être à prendre en considération si nous voulions comprendre ce qui nous arrivait. Mais nous avions renoncé aux explications, à la logique, à la tolérance qui permet d’ajuster les rigueurs du jugement. Je serais peut-être la première à plonger dans le fleuve avec une pierre au cou, comme Virginia.
Mais comme je le disais, ce jour-là, le soleil brillait entre les nuages et il semblait même les repousser avec l’aide du vent. Je me sentais presque joyeuse. Xorok rouvrit sa fenêtre. Il nous observa longuement. Nous pouvions entendre la voix rocailleuse d’Erka derrière lui. Xorok le perroquet allait parler. Nous mîmes nos mains au-dessus de nos yeux. Il y avait toujours du soleil les jours de discours majeurs. Erka cachait bien ses pouvoirs, mais pas leurs ombres.
« Mes amis, commença Xorok, j’ai bien réfléchi pendant que ma femme dormait. Nous ne savons pas grand-chose des raisons de ce qui nous arrive alors que l’autre moitié de notre peuple a disparu de notre géographie. Souhaitons que les Oris puissent survivre par ce moyen étrange. Aurions-nous procédé comme les abeilles qui essaiment pour perpétuer leur race ? Nous n’avions jamais essaimé, s’il faut en croire les Annales. Et nous ne sommes pas les inventeurs de cette façon d’ajouter à la fornication, qui est d’abord un plaisir, reconnaissons-le, un moyen collectif de multiplication. Je serais fier, en tant que Chef, d’être le témoin de cette nouvelle phase de notre Histoire. Mais la vérité est que je n’en sais rien. Ce que je vois, sans être une illusion, n’est peut-être qu’une imposture dont je suis autant victime que vous. Qui étaient ces étrangers que nous avons pris pour des espions Olags ? Dieu nous punit-il d’avoir maltraité ses envoyés ? Ou ceux-ci sont-ils les sources mêmes du mal qui menace toute civilisation ? Nous mourrons sans le savoir. Il n’y a pas d’autres solutions. »
Xorok reprit longuement son souffle, gonflant sa fameuse poitrine velue qui influença tellement les esprits naguère. Je me sentais toute petite et pas femme du tout.
« Ces lieux sont maudits, mes amis ! reprit Xorok. Nous n’avons pas le pouvoir ni la force de les détruire. Nous avons pensé à tellement d’absurdités pour y parvenir. Même Erka a fini par sombrer dans cette absence de profondeur qui n’est ni néant ni enfer, mais une sorte de purgatoire, si je puis me permettre d’emprunter ce mot aux religions de l’Orient. J’aurais voulu vous faire goûter aux charmes de cette sorte d’épreuve, mais il n’y avait rien à expier. Alors je vous propose de voyager. Non pas que j’aie l’espoir de retrouver Zé et nos concitoyens. Ce n’est pas le but qu’il nous faut poursuivre maintenant. Notre seule idée doit être de fuir ces lieux ancestraux aujourd’hui maudits. Abandonnons la Grotte, le Temps, la Peinture, les Annales, le lieu-dit La Momie et ses deux reliques qui ont survécu au vent et à la pluie. Ne détruisons rien, parce que nous ne saurions pas détruire. Fuyons ! Et remettons à demain le Temps de la Réflexion que la Peinture ne connaît pas. »
Rien ne se passe comme on voudrait. Prenez-moi pour exemple de ce principe si vous voulez. Que prétendions-nous, Mara et moi ? Passer quelques heures ensemble pendant que le village s’était endormi. Faites de beaux rêves, avions-nous plaisanté. L’oncle Koka nous avait observés à la fenêtre. Quelle nuit tranquille ! Après toute une moitié passée à danser autour du feu, inventant les postures les plus obscènes qu’il m’avait été donné de voir pendant mes années de guerre, Mara ne prétendait que se donner à moi en attendant d’être livrée à ce soi-disant Grand Peintre qui se nourrissait, à mon avis, plus de chair fraîche que de peinture. Mais pouvait-elle changer cette absurde et cruelle tradition ? Je lui avais proposé de l’enlever.
« Ils nous rattraperont avant l’Océan, dit-elle, ni triste ni furieuse comme je l’aurais été en pareille situation.
— Mourons ensemble !
— Tu mourras certainement. Et de la pire des façons. Et ils m’obligeront à manger tes entrailles, se réservant le meilleur de toi-même.
— Le meilleur de moi-même ?
— Ensuite, ils me livreront à Tizia qui n’attend que moi.
— Tizia t’attend ?
— Moi ou une autre. Il a dû se lasser de Zinia. Nous retrouverons son cadavre tout chaud à la porte du Temps Futur. Et je serai livrée à lui.
— Je ne comprends pas un mot de ce que tu me racontes, Mara ! »
Vous comprenez, vous. Mettez-vous à la place d’un soldat déjà vieux malgré son jeune âge. Cette fille me plaisait. J’étais prêt à lui offrir une autre vie. Mais elle refusait, sans tristesse ni colère. Elle s’était déjà abandonnée à l’idée de finir son existence dans un trou ! Ne m’étais-je pas moi-même souvent soumis aux exigences du combat ? Je ne comprenais pas non plus cette emprise de la tyrannie sur la plus belle des filles d’un village qui aurait dû la choisir pour reine. Mais au-dessus du trône était installée l’ombre sinistre de la tradition. La nuit était à elle, mais seulement la nuit. Elle m’en offrait la seconde moitié.
« Viens, dit-elle. Allons nous cacher. Je n’aimerais pas qu’on nous surprenne.
— Fuyons plutôt ! J’ai de bonnes jambes. Je te porterai. Je connais le chemin.
— L’Océan t’arrêtera. Tu n’iras pas plus loin que cette plage infinie. Veux-tu que nous errions en attendant d’être pris ? Et tu appelleras ça de l’amour ?
— Je l’appellerai comme je veux !
— Alors nous ne nous mettrons pas d’accord sur ce nom, commencement de la dispute qui clôt tout mariage. Cesse de rêver, veux-tu ?
— Je ne rêve pas ! Où me conduis-tu ?
— À l’entrée du rêve. »
Nous étions devant la grotte sacrée. Un flambeau finissait d’éclairer les marches taillées dans la roche. Souple et nue, elle arriva en haut avant moi. Elle rayonnait.
« Ici, dit-elle. Passons le reste de la nuit ici. Ils savent où me trouver.
— Mais ils me trouveront aussi !
— Ils ne te reprocheront rien si j’exprime ma joie de t’avoir connu avant de me donner à la Grande Tradition.
— Sinon…
— Sinon ils riront de toi et te jetteront des fruits bien mûrs ! »
Elle rit. Son rire de verre résonna dans la haute salle éclairée par de faibles lumignons. Des gouttes d’eau éclataient sur ses épaules, se cristallisant aussitôt. Je vis alors que tout avait été préparé. Un lit de bonne paille nous attendait. Elle s’y coucha, jambes serrées l’une contre l’autre. Je penchai un flambeau sur ce joli tableau, premier sans doute d’une procession qui s’achèverait par la disparition de l’offrande dans je ne pouvais encore imaginer quelle ombre. Ma fuite au-delà de l’océan ou à l’autre bout de la plage n’avait jamais eu de sens pour elle. Elle agissait comme c’était écrit, ni plus, ni moins. Et il se trouvait toujours un beau jeune homme pour satisfaire à l’exigence d’une défloration. Avais-je le choix moi-même ?
« Nous aurions pu partir, regrettai-je en me couchant près d’elle.
— Tu seras le plus heureux des hommes.
— Que feront-ils de moi si tu leur souris ?
— Ils te réserveront la prochaine fiancée.
— Mais je serai parti avant un an !
— Alors tu ne reviendras pas. »
L’ombre était agitée de petites présences, animaux ou insectes. Ma main glissa entre les fesses pour toucher l’anus. Il mordit la première phalange. Je l’agitai. Elle ouvrit ses jambes. Ce serait aussi simple que ça. Et ensuite ?
« Tu prends trop de temps, se plaignit-elle.
— La nuit ne s’achèvera pas avant longtemps…
— Fais vite et parlons d’autre chose ! »
Ainsi fut fait. La Lune entra dans la grotte comme je retrouvai à peine mon souffle. Le corps de mon amante d’une moitié de nuit se recroquevilla et s’endormit. Je ne savais pas si c’était écrit ou si la tradition laissait ce champ libre à l’imagination des partenaires. Si elle m’avait suivi, nous serions en train de courir dans les bois. Nous n’aurions même pas pris le temps de faire l’amour, remettant ce moment à plus tard sans savoir ce que cela signifiait, plus tard, dans ces conditions de fuite.
J’étais en train de me perdre dans cette sorte de pensées quand un spectre apparut, déchirant l’ombre au fond de la salle. Cette impression de surnaturel ne dura qu’une seconde. Elle me troubla assez pour rendre incertaine la garde que j’opposai en soldat à cette intrusion. Tout le monde était censé dormir. Et ce n’était pas l’oncle Koka. Comme j’étais venu parfaitement nu, mon épée me manqua. Je ramassai précipitamment une pierre capable de m’assister dans l’ouverture d’un crâne, aussi solide et têtu fût-il.
« Tu baves comme si tu m’avais déjà tué, dit cet homme, car c’en était un et je commençais à comprendre qu’il ne pouvait s’agir que de Tizia.
— J’ai tué beaucoup d’hommes sans y prendre plaisir, grognai-je.
— Ses seins sont trop petits ! Tout le monde sait que je les aime bien ronds et même gras. »
Tizia, c’était lui, s’approcha pour se placer dans la lueur d’un flambeau. Son visage avait l’air d’un masque tant il était couvert de peinture. Il portait une robe tout aussi bariolée.
« As-tu fait ton travail ? me demanda-t-il.
— Si tu veux dire par là que j’en ai fait une femme, alors j’ai bien travaillé.
— C’est tout ce qu’on te demande. Les enfants ne te couvriront pas de pourriture extraite des poubelles. Ils te porteront en triomphe si tu bandes encore.
— Je pars maintenant. Je vais réveiller l’oncle Koka et nous partons. Je ne veux rien savoir de plus. Nous ne savons pas où nous avons mis les pieds.
— Tu partirais sans elle ? Je ne te crois pas.
— Tu es là pour m’en empêcher ?
— Je ne suis pas assez fort ! J’appellerai à l’aide. Ils te crucifieront. Et ils me donneront ton cœur à manger. J’adore ça, Aza ! »
Il brandissait un pinceau comme une épée, de quarte. Je ne pus me retenir de rire et au lieu d’en prendre ombrage, il rit avec moi.
« Va-t’en si tu veux, finit-il par corner, mais sans elle. Je ne te trahirais pas.
— A-t-on jamais fait confiance à un artiste ? Je l’emmènerai !
— Elle refusera de te suivre. Elle me reconnaîtra et préférera mourir plutôt que de me trahir.
— Elle ne refusera rien ! Je l’ai droguée. Avec ça ! »
Je tirai de mon abondante chevelure le flacon de sommeil qui servit longtemps mes trahisons guerrières, esclave de mes vœux.
« Une goutte suffit, l’ami, ris-je en en projetant l’ombre du flacon sur les murs.
— Tu n’iras pas loin !
— Je te tuerai avant ! »
Il recula dans l’ombre, mais la clarté de sa robe, lumière étrange des couleurs, trahissait sa présence. Il ne m’a pas fallu une minute pour l’étrangler. Je l’exposai à la lumière d’un flambeau pour constater sa mort. J’avais déjà vu des morts revenir dans mon dos. L’un d’eux l’a traversé de son fer. Voilà comment, une fois de plus, j’avais failli perdre la vie. Heureusement, les dieux connaissent mon nom. Je suis plus méfiant qu’une souris. Personne ne peut plus me surprendre. Mais une voix sembla sortir de cette bouche ouverte, langue morte repliée au fond comme un oison déplumé. Pourtant, ce n’était pas un fer bien aiguisé et affilé qui effleurait encore mon dos. C’étaient les doigts de Zinia.
Le cadavre de Tizia coula entre les miens. Mes genoux avaient fléchi au point que je me trouvai plus petit que Zinia. Ses lèvres tremblaient, prononçant d’incompréhensibles paroles. Je ne pouvais en imaginer le sens comme je l’avais fait avec celles de Mara, car je n’étais plus dans le domaine de l’amour. Il est facile de parler d’amour dans toutes les langues parce que toutes les langues comprennent l’amour. Mais de qui me parlait Zinia ? Ce ne pouvait être qu’elle. Elle n’eut pas un regard pour Tizia. Ce qu’elle disait n’était pas destiné à regretter Tizia et à le plaindre de n’être plus de ce monde. Elle semblait se confier à moi. Son corps humide glissa sur le mien. Il s’en fallut de peu qu’elle ne se couchât sur le cadavre de Tizia. Je la portai et la couchai près de Mara qu’elle embrassa fiévreusement avant de me serrer contre son sein. Elle pleurait. Elle remerciait son sauveur. Qu’en penserait Mara ?
Ainsi, il était écrit que je fuirais en compagnie de deux étonnantes beautés nues. Irions-nous loin, comme je l’espérais, rien n’était moins sûr. Connaissant déjà le caractère de Mara, je savais qu’elle choisirait de se soumettre à la loi, la Loi Ori, et que par conséquent, si je fuyais, ce serait seul et condamné d’avance. Zinia, qui devinait mes pensées, m’offrait son doux regard de chatte battue. Je caressai cette joue tendre du bout des lèvres. La bouche, merveille de douceur, me conseillait de maquiller mon crime. Y avait-il un ours ou quelque autre bête sauvage dans cette maudite grotte ? Non. Les Oris étaient un peuple civilisé. Leurs animaux étaient petits ou gras, jamais sauvages. Comment expliquer le cadavre de Tizia ? Nos langues, qui ne se comprenaient pas hélas en dehors des gestes simples de l’amour, compliquaient la mise au point d’une stratégie. Il n’y avait pas de solution à l’extérieur de la grotte. Cet effort d’imagination confinait à l’impossible. Fouillant le regard de Zinia, je compris que la grotte, peut-être par pure perversité, avait le pouvoir de cacher le cadavre de Tizia et même de nous cacher tous les trois en attendant de trouver un meilleur moyen d’échapper à la justice anthropophage des Oris. Il suffisait de nous réfugier dans le Temps Futur. Zinia m’approuva en m’embrassant longuement.
Nous eûmes beau gifler les joues de Mara, elle ne se réveilla pas. Nous dûmes la transporter, traversant le Temps à rebours. En chemin, je me demandai si le jour ne se lèverait pas avant que j’eusse eu le temps de revenir chercher le cadavre de Tizia. L’idée d’avoir à faire ce chemin tout seul m’angoissait déjà. Je ne pouvais pas laisser Mara seule dans le Temps Futur, d’autant que Zinia en connaissait les arcanes. Je les abandonnai bientôt et retournai dans la salle d’entrée de la grotte où le cadavre de Tizia m’attendait, couché dans l’ombre, car j’avais éteint tous les flambeaux. Seul un lumignon, trop haut pour être atteint, demeura allumé. Sa lumière m’accueillit comme, je suppose, l’antichambre de l’Enfer. Il ne me fallut pas longtemps pour trébucher sur le cadavre de Tizia. Je le hissai sur mon épaule et retrouvai mes belles compagnes sans doute avant le lever du jour. Il se passa encore beaucoup de temps avant que les pas des processionnaires ne parvinssent à nos oreilles.
Mara dormait toujours, ce qui était sans doute une chance. Zinia, immobile, le regard fixe et trouble, attendait comme moi qu’il se passât quelque chose. Et comme le bruit s’amplifiait d’un coup, une fillette entra !
Elle reconnut Zinia qui était devenue muette. Elle se jeta sur elle, mais Zinia n’ouvrit pas ses bras. Elle se laissa caresser. Jetant un œil dans l’ouverture du rideau qui nous séparait du Temps Actuel, je vis des femmes qui se concertaient sans ménager leurs cris. Elles étaient tapageuses et criardes, à l’exception de celle qui tentait de les calmer. Je reconnus la reine Erka. Elle avait totalement perdu le contrôle de sa troupe, ou plutôt du troupeau de commères qui braillaient plus fort que des truies au travail. La fillette, si je comprenais ce qui se disait, était une éclaireuse. Cette horde rugissante avait prévu d’entrer dans le Temps Futur !
Voyez, mes frères, comme sur ce point mon témoignage diffère de ceux des prévenus. Xorok et son épouse Erka vous ont raconté des histoires dans le but de me faire porter le chapeau de leurs malheurs. En vérité, ces malheurs précédaient d’un an notre arrivée impromptue dans ce village. Ni l’oncle Koka ni moi-même ne sommes à l’origine de ces calamités. Il y avait déjà un an qu’elles sévissaient, soumettant le peuple Ori aux pires maladies, aux cruelles catastrophes des éléments et à la confusion non moins vicieuse des esprits en proie à la folie ou à la déraison. En nous capturant ce soir-là, le couple royal avait trouvé les boucs émissaires qui manquaient à leur complot.
Pourquoi ne pas imaginer, mes amis, qu’ils sont les seuls responsables du déclin du peuple Ori. N’est-ce pas la meilleure manière d’expliquer la fuite de Zé et de ses partisans ?
Mais revenons au récit de ma triste aventure en territoire Ori. Il revient au Jury de répondre à mes questions et non pas à moi-même. Je veux seulement crier haut que je ne suis pas un assassin ni l’inconséquent égoïste que décrivent les prévenus. Qu’ils soient jugés pour le meurtre atroce de mon oncle Koka, honorable chasseur aimé de tous, guerrier par malchance et innocent devant Dieu ! Et que personne ne prononce jamais mon nom sans reconnaître avec la Justice que je suis moi aussi la victime des pratiques honteuses de ce peuple sauvage.
Dès que cette fillette entra, ce qui en dit long sur la lâcheté d’Erka et de ses compagnes, le temps, quel qu’il fût, car je ne croyais pas à ces superstitions, se précipita comme il sait le faire quand il n’y a plus d’issue que le cours inchangeable de la chronologie.
D’abord Mara se trancha la gorge sur le fil de la roche. Jamais jet de sang ne me fut plus horrible à voir. Sa gorge bouillonnait. La fillette hurla et traversa le rideau. On entendit alors la rumeur des commères qui montaient sur les planches pour jouer leur infâme comédie, celle qui m’accuse de la plus injuste façon. Je les voyais escalader le rideau comme des araignées filent leur toile. Zinia, qui revenait de loin, s’empara du pinceau que Tizia tenait encore de quarte comme si son combat ne s’était pas achevé dans son propre sang.
« Viens ! dit-elle. Je connais le chemin. »
Je la suivis, aveugle et fou. Nous traversâmes un autre rideau. Les femmes Oris nous poursuivaient-elles ? Je me retournai pour constater qu’elles n’avaient pas franchi ce rideau. Dans quel Temps courrions-nous maintenant Zinia et moi ?
« Elles n’ont pas le pouvoir de dépasser le temps Futur ! lança Zinia tandis que mes pensées ralentissaient mon allure.
— Alors pourquoi courons-nous ? demandai-je, car il me restait encore assez de lucidité pour comprendre que je n’étais plus moi-même, que quelque chose d’extraordinaire venait de me changer.
— Il ne faut pas rester ici ! Suis-moi ! Vite ! »
Soudain, le flambeau s’éteignit. Nous étions plongés dans le noir le plus absolu. Je heurtai la paroi, virevoltai, glissai en tournoyant comme dans une vague, puis je m’immobilisai enfin et le silence tomba sur moi. J’appelai Zinia. Elle ne répondit pas. La tête me tournait. Il m’était impossible de me tenir debout. Le sol était glissant, couvert de chiures sans doute. L’eau ruisselait entre mes doigts. Il fallait avancer, fuir encore. Combien de fois ai-je vécu ce cauchemar ! Je retournai ainsi en enfance toutes les nuits.
Je suivais des brèches, des anfractuosités, des interstices fins comme des rides. De temps en temps, j’appelai Zinia, mais c’était ma propre voix qui me répondait. Dans quel guêpier m’étais-je fourré ? Le soldat que j’étais n’avait pas connu pire. J’avais toujours eu la lumière de mon côté. Et une épée pour ouvrir l’ombre comme la porte de la vie. Mais là, nu et tremblant comme un enfant, je ne touchai rien de reconnaissable, car l’eau me fuyait maintenant, la roche se dérobait, l’air même n’était plus empuanti par le derrière des petits animaux. Je crus être entré dans le néant.
Et comme je désespérais de retrouver le chemin de l’existence, le rire des commères entra dans mes oreilles pour torturer mon pauvre cerveau. Croyez-vous qu’il me vint à l’esprit de fuir ces moqueuses capables de me rendre fou de rage et de honte ? Je n’avais pas fini de défier leur cruauté en usant des termes les plus obscènes qui me vinrent à l’esprit que leur lumière gigota sur l’espèce d’horizon que formait le sol devant mes yeux. C’était plutôt la lumière du Temps Futur. Elle trottinait sur la roche inégale, faisant frissonner les flaques d’eau et les mousses folles. Je m’accrochais à ces ombres filantes comme des étoiles. Je savais que Zinia avait fui de l’autre côté, mais savais-je où ? Le rideau m’apparut alors.
Je vis toutes ces têtes grimaçantes sous la frange dorée. Têtes de femmes alcoolisées se livrant à la terreur pour la servir. La fillette n’était pas la moins active. Elle était laide maintenant et ses dents saignaient. Mais le sol montait. J’avais déjà usé tous mes ongles, aux mains comme aux pieds. Les touffes de mousse cédaient. L’eau m’emportait quelquefois sur plusieurs mètres. Et je remontais en grognant comme la bête que j’étais devenu. Le peuple Ori se jouait de moi comme d’un supplicié. Je n’avais pas encore idée de ce qui arrivait en même temps à mon oncle Koka.
Pourquoi revenir au Temps Futur, me direz-vous ? Pourquoi revenir à la lumière, vous répondrai-je ? L’homme est ainsi fait, qu’il soit Ori, Aza ou Olag. Il est construit pour la lumière. Qu’elle l’éclaire ou le damne, il ne fait pas la différence. Il croit avancer. Et moi je revenais à cette absurde superstition d’un temps futur qui n’avait que le passé pour tradition exemplaire.
Puis elles se turent. Je veux dire : les femmes. Les franges du rideau cessèrent de s’agiter. Les yeux se retirèrent. Plus une seule bouche ne me maudit. J’entendis l’éloignement des pas. Puis le silence reprit sa place, trône d’angoisse. Je soulevai un peu le rideau. Le temps Futur était éclairé. J’ignorais qui entretenait cette lumière, ni quelle technologie était capable d’une telle clarté. Je me sentis soudain l’âme d’un espion. Et j’attendis.
Qu’était-il arrivé à l’oncle Koka ? Quel sort ces sauvages lui réservaient-ils ? Je survivrais moi-même dans cette profondeur. L’eau, les petits animaux et les lichens pourvoiraient à mes besoins alimentaires, je n’en doutais pas. Mais de quoi d’autre vivait Tizia ? Certes, il avait Zinia pour le distraire, mais on ne me fera pas croire que l’art, quel qu’il soit, comble vraiment la curiosité naturelle de l’homme pour les mystères de la nature.
Il n’était pas question de revenir chez les Oris. Je leur abandonnais l’oncle Koka avec une tristesse si grande que je fus sans doute des jours à le pleurer. Et bien sûr, je perdis le compte de ces jours. Il n’y a rien de plus désarmant pour un homme que de ne plus savoir s’il fait jour ou nuit ou si les arbres fruitiers sont encore en fleur. Si j’allais d’un côté, je finissais dans l’estomac des Oris, et ce n’est qu’une façon de parler. Et si je tentais de suivre le chemin que Zinia avait pris, il fallait s’enfoncer dans l’obscurité sans savoir si on pouvait en sortir un jour. Je n’entendis plus la voix de Zinia. J’écoutais les petits animaux pousser de petits cris perçants pour me demander pitié ou me haïr et je faisais chanter les lichens en les caressant d’un doigt léger.
Combien de temps se passa-t-il ainsi, je n’en sais rien. Je me risquais quelquefois à suivre le temps, ou plutôt ce qu’il convenait d’appeler la superstition du temps. Il m’arriva même d’en sortir pour entrer dans la grande salle d’entrée, mais de nuit seulement. Le temps n’était visité qu’une fois par an, si j’avais bien compris. Je ne prenais donc aucun risque à le suivre comme à le remonter pour retrouver ma paillasse cachée derrière le temps Futur. Combien d’années passèrent ? Je peux vous affirmer qu’il en passa huit, car la cérémonie du Grand Jour était un repère fiable. Vous voyez à quel point je m’éloigne des récits mensongers des prévenus. Huit années, mes amis ! Ce n’est pas rien. Et, malgré les effets forcément réducteurs du temps, celui qui passe et qui est le seul qui m’importe encore à l’heure où je vous parle, je me fortifiai, car je n’étais qu’un jeune homme quand le destin décida de m’enfermer dans cette profondeur tellurique.
Alors, me direz-vous, pourquoi n’avoir pas décroché un flambeau et tenté de suivre la galerie pour retrouver Zinia, ou son cadavre ? C’était facile, en effet. Et c’est même la première idée qui m’est venue à l’esprit, figurez-vous. Je n’avais pas encore perdu les pédales. Et, quelques semaines après le début de mon enfermement, j’ai fait ce que vous me conseillez maintenant : j’ai décroché un de ces étranges flambeaux. Il s’est éteint.
Revenant quelques jours plus tard pour recommencer cette salutaire opération sur la lumière, mon corps fut parcouru d’une douleur telle que je décidai de ne plus approcher ces flambeaux de malheur. Alors ? Faire du feu ? Avec quoi ? Tout était humide ici. J’avais même arraché des franges au grand rideau qui me séparait, si je puis dire, de la civilisation. Quant aux lumignons qui se trouvaient dans la grande salle d’entrée, s’ils sentaient bel et bien la bonne vieille puanteur de nos feux azas, ils étaient trop haut perchés pour que je pusse espérer en décrocher un. J’étais privé de feu, une bonne fois pour toutes. Et par conséquent, je tournais en rond tout le jour et sans doute aussi toute la nuit.
Il est bien connu que l’homme ne produit pas de lumière. Je m’en tins à cette théorie et me résignai pour toujours. Et comme il n’y a rien de pire que de n’avoir pas de projet, je sombrai dans la mélancolie. Plus d’une fois je tentai de me tuer. La perspective de nourrir les petits animaux et même les lichens ne m’effrayait pas. Je vous l’ai dit : je ne suis pas superstitieux.
Cependant, j’étais d’accord avec moi-même sur un point et un seul : j’avais besoin de lumière pour aller en exploration dans l’autre sens. Or, je n’en avais pas à mon entière disposition. Je revins examiner, sans y toucher, les flambeaux du Temps Futur. Je n’avais pas d’autre choix : soit je trouvais le moyen d’en emporter un sans provoquer son extinction immédiate, soit je parvenais à décrocher un bon vieux lumignon du plafond de la salle d’entrée. Cette fiévreuse activité m’occupa des jours et des jours, autant que je pouvais en juger par la sensation que je pensais avoir acquise du temps qui passe. Mon sablier comptait une heure sans doute à peu près exacte : AB1, AB2, AB3 et ainsi jusqu’à 3600. Mais je le surpris plus d’une fois en pleine paralysie ! J’ai vite renoncé à cet appareillage.
La construction d’un échafaudage dans la grande salle n’était guère envisageable. Monter et démonter un pareil engin en une courte nuit relevait du triomphe de l’absurdité. J’essayai même l’ascension des parois, mais marcher au plafond n’est pas humain. Et je ne pouvais guère espérer m’accrocher au cul d’une mouche. Je revenais sans cesse à mes flambeaux. Mais soit il s’éteignait sans douleur, soit la douleur m’empêchait de penser à la raison de leur extinction. Ils ne contenaient rien, ne sentaient rien et grésillaient comme des lucioles. Je songeai à une énergie inconnue de nous autres, Azas. Vous savez maintenant combien j’avais raison. Vous finirez, avant la fin de ce récit, par me construire une statue !
Mais j’étais loin de me douter qu’il m’arriverait de me rendre utile à mon peuple. Lumignon, flambeau, feu de lichens bien secs, jamais il ne me serait permis d’explorer les profondeurs de cette grotte maudite entre toutes les grottes. Pourtant, Zinia avait su aller plus loin que moi. Et sans lumière ! Ou elle était tombée dans un trou, sans un cri pour m’informer de sa malchance. Je craignais les trous plus que l’obscurité. L’idée de ramper dans le noir, seulement guidé par la paroi, me donnait des cauchemars. J’allais mourir idiot !
Huit années passèrent. Et chaque année, au Grand Jour, les Oris venaient se prosterner dans le Temps Actuel. Leur cérémonie s’achevait toujours de la même façon : les hommes ne croyaient pas que les femmes, huit ans avant, avaient pénétré dans le Temps Futur. La preuve, c’est qu’elles étaient toujours en vie et que, deuxièmement, elles n’avaient aucune envie de recommencer. Les hommes et les femmes trouveront toujours une raison de se disputer, ce qui ne les empêchera pas de se reproduire toujours pour les mêmes autres raisons.
Ce Grand Jour-là, contrairement à ce que me conseillait la prudence, je me glissai dans le Temps Futur pour assister, derrière l’avant-dernier rideau, aux disputes des Oris hommes et femmes. Et à peine avais-je mis les pieds dans cet endroit que je connaissais comme ma poche que j’entendis qu’on parlait de moi.
« Je vous dis qu’il est mort ! grognait la déjà vieille Erka. Comment voulez-vous qu’il ait survécu à cette profondeur ? Et il n’est jamais tombé dans nos pièges tendus à l’entrée de la Grotte.
— Et Zinia, elle avait l’habitude, elle, de survivre dans cet inconnu… Que dites-vous de Zinia, reine Erka ?
— Je dis qu’elle est morte aussi.
— Alors acceptez-vous que sa mère dépose ici même un petit, tout petit lumignon remémoratif ?
— Il s’éteindra demain.
— Nous ne le verrons pas s’éteindre. Et puis c’est le geste qui compte. J’en ai amené un avec le nom de Zinia gravé dessus… reine Erka ! Je vous en supplie ! »
J’entendis une allumette craquer. La bonne odeur de l’huile brûlée me chatouilla gaîment les narines. Le lumignon avait vingt-quatre heures de vie. Et moi, des années !
Je me caltai. La cérémonie ne m’intéressait plus, ni ce qu’on disait de moi. Il n’eût plus manqué qu’un petit animal pétât sur la flamme de mon lumignon pour que mon rêve s’écroulât pendant toute une année, en admettant que la mère de Zinia vécût jusque-là. J’attendis, tapi dans mon obscurité. La rumeur des processionnaires finit par s’éloigner. J’attendis encore, maudissant d’avance le petit animal doué du pouvoir de péter. Jamais je n’avais connu pareille angoisse. C’était mon existence qui était en jeu. Et je connaissais le goût des petits animaux pour le pet. Mais que faisais-je là, accroupi comme si j’avais la colique, alors que j’avais un besoin urgent de combustible ?
Les petits animaux avaient élu un endroit particulier pour péter en concert. Ce n’était pas loin du rideau. Un filet de lumière éclairait le sol tapissé de lichens. Froide lumière qui n’avait pas le pouvoir d’absorber l’humidité, alors que les pets des petits animaux vous la séchaient en un rien de temps. Un vrai bonheur quand on a besoin de combustible ! Mais le malheur, c’était qu’il eût fallu mille fois plus de petits animaux pour espérer en récolter la quantité nécessaire à une exploration durable de l’obscurité. J’avais déjà procédé à une récolte quotidienne dans l’espoir d’engranger, mais une fois sec et entreposé, le combustible s’humidifiait de nouveau et même pire.
Je m’organisai alors, voyez dans quelle urgence ! pour attirer un nombre tel de petits animaux que la quantité de combustible serait suffisante pour me donner de l’espoir. J’avais observé, depuis le temps ! comment il rongeait la paroi de la grotte en certains endroits. J’avais moi-même goûté à ces raclures sans y prendre goût. J’en récoltai alors plusieurs poignées que je répandis sur le lichen à l’endroit dont je viens de parler. Et en effet, il en vint une telle quantité que j’eus peur de provoquer une révolution. Immédiatement, les pets, pour la première fois sans doute de leur existence éphémère, firent trembler les murs et même le rideau. Quant à moi, je faillis bien être asphyxié. Quand je pense que j’avais moi-même pété sur ce lichen sans parvenir à en extraire une seule goutte d’humidité !
La nuit passa. On se rapprochait du délai de vingt-quatre heures accordé par l’huile du lumignon. L’air était devenu irrespirable. Je me traînais. Les petits animaux, qui avaient pourtant achevé le repas de raclures, ne s’en allaient plus ! J’étais troublé par un constant vertige. Tenter de les effrayer, c’était peut-être faire exactement le contraire et les pousser à évaluer leur force en fonction de leur nombre. Et s’ils ne partaient pas, je pouvais faire une croix sur la lumière qui me sauverait au moins de l’ennui. S’il y avait un Dieu, il était contre moi ou il ne savait pas que je n’existais, en ce moment tragique, que pour lui.
En chemin, Kako trouva un moyen plus commode de se procurer un combustible souverain. Au début, et pendant des jours, il vécut dans une espèce d’harmonie avec les petits animaux dont le peuple, qui le suivait à distance, croissait de jour en jour. Maintenant, chaque fois qu’il se retournait, il n’en voyait plus la fin. Sa fatigue aussi prenait de l’ampleur. Il avait les yeux creux et sa bouche demeurait ouverte, s’emplissant d’insectes qu’il mâchait pour le plus grand plaisir des petits animaux qui se nourrissaient aussi de ses excréments. L’essentiel était de maintenir la flamme de sa lampe et de ne jamais s’endormir avant d’en avoir bien chargé le foyer. Il ne savait plus s’il voyageait ainsi depuis des jours ou des années, mais il sentait que son esprit était assez solide pour ne pas céder aux accès de folie qui menaçaient sans cesse sa mémoire et sa perception de l’instant présent. Pour le futur, comme il en ignorait tout, il évitait soigneusement d’y penser. Il avait cessé de prendre ses cauchemars pour des réalités. La nourriture qu’il prenait y était sans doute pour quelque chose.
Il fabriqua de grands feux qui effrayèrent les petits animaux, mais ils s’y habituèrent. Ils aimaient peut-être eux aussi découvrir l’étrange complexité des parois de la grotte ou plus exactement de cette interminable galerie où il n’y avait rien d’autre à observer. La vie était tellement monotone que Kako craignait de l’achever dans le plus parfait ennui. Un ennui qui ressemble à un autre ennui est parfait, voilà quelle était sa définition de la perfection maintenant. On ne vit pas longtemps si on n’en rit pas de temps en temps.
Marcher, voir, manger, se masturber, parler aux petits animaux, pester, pleurer, rire… il ne manquait plus que quelqu’un d’autre pour faire la même chose. Il retrouverait peut-être Zinia. Ou son corps. Ou ce qui restait de son corps. Et il inventait tous les scénarios possibles de cette rencontre. Il ne rencontrerait personne d’autre, si jamais il devait rencontrer quelqu’un. Il avait apprécié l’intelligence de Zinia, mais n’avait pas eu le temps de s’en servir, sans doute parce qu’il était destiné à vivre seul jusqu’à la fin de ses jours. Ensuite, il disparaîtrait totalement dans l’estomac des petits animaux, réapparaîtrait sous la forme d’excréments et ne retrouverait jamais son esprit dans cette course à l’échalote qui n’était pas de son invention sinon il aurait changé l’échalote pour un sourire de femme.
Un matin (appelons ça le matin), il se réveilla en sursaut. Il s’était endormi sans s’être couché. Il avait une bosse sur le côté du crâne et un mal fou dans l’épaule. Il ouvrit grand les yeux en pensant ne trouver que la nuit, mais une petite lueur gigotait sur un visage inconnu et inachevé. Avant de s’intéresser à ce curieux inachèvement, il se jeta sur sa lampe pour en activer le feu. Elle était presque éteinte. Il s’en était fallu de peu ! Il rechargea le foyer. Les petits animaux lui tournaient le dos et regardaient les murs. Le visage inachevé était toujours là, plus clair maintenant, et sans regard. L’artiste n’avait pas encore dessiné les yeux.
« Sapristi ! se dit Kako. Je suis revenu sur mes pas. J’ai vieilli pour rien. Je vais me reprocher toute ma vie, ou ce qu’il en reste, de n’avoir pas inventé la boussole ! »
Il pompa encore du combustible. La galerie s’emplit d’une douce lumière. Et il se rasséréna. Il n’avait jamais vu cette fresque. Ce n’était d’ailleurs pas le même style. Elle était, comment dire ? plus réfléchie. Au mur, un flambeau éteint avait laissé une trace noire et entortillée dans la roche bosselée. Il s’en approcha prudemment. Il sentait l’huile brûlée. Il mit le doigt dans le réservoir, sentit la douceur de l’huile, le retira et le renifla enfin. C’était de la bonne huile de poisson comme il la connaissait dans son pays. Cette simple odeur le transporta dans son passé et il en revint tout joyeux, presque enfant.
Il approcha alors la flamme de sa lampe de la mèche du flambeau. Il s’embrasa aussitôt, répandant une lumière si intense qu’il se boucha les yeux. Elle n’était peut-être pas si intense, mais il y avait si longtemps qu’il nourrissait ses yeux d’une lumière de mendiant ! Il vit alors un autre flambeau, puis un autre et enfin un quatrième. Ils étaient accrochés aux quatre coins d’une grande salle carrée qui avait été manifestement taillée dans la roche par l’outil de l’homme. Qui d’autre ? On creusait ainsi des habitations dans son pays. Et des greniers à blé, des réservoirs d’eau, des prisons même.
Cependant, cet art était nouveau pour lui. Il avait espéré, une seule petite seconde, qu’il était retourné chez lui, mais il était tellement habitué à observer des illusions que cette seconde avait passé plus vite que le temps qui lui est normalement acquis. Il était entré par une ouverture aussi carrée que l’était cette salle. Et tout juste en face, le même type d’ouverture laissait voir ce qui était peut-être le jour. Ou un reflet. Il entra dans cette autre salle.
Elle était plus petite, mais l’art en était au moins aussi grand que dans la première, laquelle pouvait être la dernière si on avait affaire à une galerie comme chez les Oris. Il était même étrange que le même boyau servît, à chacune de ses extrémités, de temple à deux civilisations qui se distinguaient nettement par le style. S’étaient-elles jamais rencontrées ? Les Oris, qui n’allaient jamais au-delà du temps Futur, n’en avaient pas parlé. Zinia en savait-elle quelque chose ? C’était possible.
La joie qui étreignait Kako était tellement forte qu’il ne vit pas qu’on l’observait. On avait même les armes à la main. On se taisait, l’œil aux aguets, comme si d’autres Kakos pouvaient surgir de l’ombre de la dernière porte. Cet étranger, nu comme un sauvage, et sale comme un mendiant, n’inspirait aucune peur aux Olags. Ils n’en tenaient pas moins fermement leurs épées, car l’homme était solidement bâti. On eût dit un soldat. Le capitaine Zada avait l’œil exercé d’un sergent recruteur. Ses hommes, en garde dans l’ombre, attendaient un signal.
Kako n’était pas en position de combat. Il regardait les fresques comme pouvait le faire un critique d’art. Il grattait rêveusement sa lèvre et tirait de temps en temps une langue qui ne disait pas son nom. Ce n’était pas un Olag, Zada en était sûr. Il eût reconnu un Olag sur l’autre berge du fleuve, car l’Olag est grand, blond et porte fièrement ses épaules de déménageur. Cet homme avait beau être un bon spécimen de l’espèce, il était d’une autre race. Mais d’où venait-il ? Il était impossible qu’il arrivât du fond de la grotte où personne n’avait jamais mis les pieds. Et s’il y était entré par l’entrée, comme tout le monde, la garde l’aurait arrêtée et on ne serait pas là à l’observer pour mesurer sa capacité de combat. Zada connaissait assez l’espèce humaine pour redouter l’exception. Il était persuadé d’avoir affaire à un soldat. Mais, bon, le temps passait et dehors, la nuit commençait à tomber. Il fallait régler ce problème avant le dîner. Zada avait un saint respect des horaires.
Ses hommes le virent entrer dans la salle où l’étranger, les yeux levés, semblait apprécier cet art ancien aujourd’hui désuet. Les muscles se tendirent. Zada, intrépide comme d’habitude, se racla la gorge. Kako fit un bond digne d’un chat. Instinctivement, il mit la main à son côté et, ne trouvant pas l’épée, leva ses deux poings en grimaçant derrière. Zada n’avait pas dégainé. Il était temps de parler.
« Comment es-tu entré ici ? » demanda Zada.
Kako se tranquillisa prudemment. Il comprenait cette langue. Il avait combattu ces hommes dans le passé. Il se dressa sur ses ergots.
« Comment sais-tu que je comprends ta langue ? » dit-il en pesant chaque mot.
Zada s’étonna à son tour d’être compris d’un étranger qui n’appartenait à aucune des races qu’il connaissait. Il se caressa le menton, car l’étranger lui plaisait.
« En effet, dit-il en souriant, je ne savais pas que tu la comprenais. Mais l’indigène ne s’adresse-t-il pas toujours à l’étranger dans la langue qui est la sienne depuis toujours ? À mon tour, puis-je te demander pourquoi tu n’as pas répondu à ma question ? »
Kako éclata de rire. Puis il couvrit à deux mains son membre viril qui commençait à se lever. Il avait manifestement honte de désirer un homme, lui qui n’en avait plus vu depuis des années.
« Le juge Fôlô décidera de ton sort, dit Zada. La garde sera punie pour t’avoir laissé entrer dans ce lieu interdit. Et toi, tu le seras pour avoir franchi la Dernière Porte.
— Je l’ai franchie dans l’autre sens, dit Kako. Je viens de…
— C’est impossible, dit Zada plus fermement. Ne mens pas au juge Fôlô. Dis-lui simplement la vérité. Ta mort n’en sera que plus douce.
— Que tu ne sois pas étonné de la négligence de la garde en dit long sur la confiance que tu lui accordes, dit Koka. Mais que tu ne t’étonnes pas que je sois revenu vivant de la traversée de la Dernière Porte me fait douter du respect que tu éprouves en vérité pour la justice de ton juge.
— Tu exprimes là une raison de soldat, étranger… je ne crois pas me tromper…
— Je l’ai été en effet. Voilà neuf ans, dix ans, peut-être plus, ou moins, je ne sais plus, que je marche dans cette direction, venant de l’autre extrémité de cette grotte. Elle voit le jour et la nuit de chaque côté.
— Je connais ce genre de grotte. J’en ai traversé plus que toi qui prétends n’en connaître qu’une. Mais celle-ci est l’entrée de l’Enfer. Telle est la Tradition.
— Alors je comprends que l’autre extrémité soit consacrée au Temps ! »
Disant cela, Kako riait. Son membre viril était levé. Zada l’observa un instant, puis il cracha sa chique de tabac et dit d’un air fatigué :
« Tu as besoin d’une femme, étranger. Cela te sauvera peut-être. Veux-tu nous suivre sans combattre ?
— Je n’ai pas l’intention de me battre ! Quant à cet outil, il me joue un tour. Je suis loin de penser aux femmes en ce moment. Je suis tellement heureux de rencontrer des hommes !
— Tant d’années ont passé… Tra la la ! se moqua Zada. Je connais la chanson. Suis-nous librement. Et ferme ton caquet de bonimenteur ! »
Mais Koka ne bougea pas. Il soufflait doucement sur sa lampe dont la flamme vacillait. Elle manquait de combustible. Il chargea le foyer. Zada, la main sur l’épée, ne doutait plus qu’il avait affaire à un diable ou à un damné. Les Annales regorgeaient de ces histoires terrifiantes. Ces revenants portaient toujours le feu. Bien sûr, l’imagerie populaire avait imaginé de grandes flammes bruyantes comme des vagues. Jamais un diable n’avait menacé le Monde avec un feu aussi ridicule que celui d’une lampe de poche. Et que ce fût un diable ou un damné, aucune épée n’égratignerait cette peau forgée dans le brasier le plus puissant de l’Univers. Zada voyait sa fin prochaine. Et, selon lui, elle précéderait la fin de son peuple, les Olags, fiers guerriers aux esclaves chasseurs. Derrière lui, ses hommes n’en menaient pas large. Ce que les Olags craignaient depuis toujours allait arriver à cause de cet être qui se faisait passer pour un homme.
« Connais-tu Zinia ? » demanda-t-il soudain.
Zada sentit ses jambes fléchir. Il allait tomber comme une femme, sans l’épée à la main.
« Que veux-tu savoir d’elle ? réussit-il à murmurer comme s’il souhaitait que ses hommes ne l’entendissent pas.
— Je ne sais pas, dit Koka qui frissonnait. Est-elle vivante, mariée, mère de famille, morte et enterrée ? Dis-moi ce que tu sais !
— Elle n’est rien de ce que tu dis…
— Ni vivante ni morte ? Tu te moques de moi ! »
La voix de Kako avait grondé, semblant venir du plus profond de la Terre. Il roulait des yeux rouges et montrait les dents. En réalité, il venait de perdre patience et souffrait enfin de la solitude. Mais Zada ne le voyait pas ainsi.
« Elle est vivante, bien sûr ! s’écria-t-il. Est-ce pour elle que tu es là ?
— Pour qui d’autre, crétin ! J’ai poursuivi son image depuis des années, là (montrant la Dernière Porte), entretenant le feu, plaisant aux animaux et ne dormant jamais au même endroit car j’avançais, soldat ! J’avançais ! Et tu me dis que Zinia est vivante ! »
Avait-on déjà observé un diable à genoux ? Ces créatures maudites sont capables de tout pour réduire l’homme au doute qui le fonde. Zada savait trop bien que son épée ne le servait plus. Elle pesait au bout de son bras. Il ouvrit la bouche, sentit l’air froid et humide des profondeurs étreindre sa langue et, dans un élan de désespoir, il se lança sur Koka.
« Pour l’honneur ! » cria-t-il tandis que ses hommes fuyaient.
Koka, effrayé par cette grande figure échevelée, recula vers la porte, tenant la lampe dans la conque de ses mains pour la protéger de l’air que Zada secouait comme un diable. L’épée, après s’être élevée dans la lumière, retomba en sifflant. Koka eut tout juste le temps de franchir le seuil de ladite Dernière Porte. L’épée frappa la roche et se brisa. Le sang de Zada, blessé au poignet, gicla sur le derrière qui s’éloignait, pétant comme la croupe d’un âne.
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Ici, une courte pause. Elsior fut le seul à ne pas sortir pour satisfaire un besoin naturel. De la fenêtre, il vit comme son peuple manquait de convenances et d’hygiène. Chacun pissait ou chiait à l’endroit où la pluie et le soleil avaient effacé les précédentes souillures. Il serait peut-être l’inventeur des latrines, mais d’autres n’y avaient-ils pas pensé avant lui ? Les Annales n’en rapportaient rien et les conversations tournaient sur d’autres sujets. Ils ne lui en demandaient pas plus. Ils revinrent tous et reprirent leurs places sans chahut. Les Olags avaient beaucoup de défauts, il fallait le reconnaître, mais ils savaient se comporter à l’heure de recevoir les récits de la Tradition dont celui d’Elsior, fils du Aza Kako et de la Ori Zinia, était à la mode en cette année de Grande Guerre contre le Monde. Tout le monde avait beaucoup ri quand il avait évoqué le cul d’âne de son père fuyant Zada le Olag.
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Kako n’avait jamais couru aussi vite ! Mais il n’oubliait pas de protéger la flamme de sa lampe. Les petits animaux, médusés, le suivaient en silence. La lumière dansait sur les parois de la galerie, pâle et sans profondeur. Kako avait retenu sa respiration pendant tout le trajet. Il fut tout étonné de la retrouver devant le rideau du Temps Futur. Il se connaissait un grand talent pour l’apnée, car il avait été plongeur pendant ses guerres, mais il n’avait jamais tenu plus de trois minutes. Il toucha le rideau, pensant qu’il avait une vision. La toile frémit. Il la caressa encore. Cette fois, ses franges s’agitèrent. Il ne pouvait s’agir d’une illusion. Il passa la tête dans l’ouverture. C’était bien le Temps Futur. Il ne rêvait pas. Il en conclut logiquement que le temps qui séparait le monde des Oris de celui des Olags était de trois minutes. Il ne pouvait en être autrement, sinon il lui fallait admettre qu’il était en train de rêver. Il entra dans le Temps Futur. Les dernières ébauches étaient encore humides.
Puis il avança dans le Temps. Tout était si tranquille qu’il se sentit atrocement seul. Miné par une angoisse noire, il se posta à la limite du Temps, autrement dit à la porte de la grande salle d’entrée. Il ne savait pas s’il était nuit ou jour. Comment savoir ce genre de choses, si utiles à l’industrie de l’homme, quand on ne voit ni l’un ni l’autre pendant neuf ans, s’il avait bien compté, mais il n’en était plus aussi sûr depuis qu’il savait que seulement trois petites minutes séparaient les Oris des Olags.
Enfin, suant à cause d’une fièvre intense et les testicules complètement rentrés entre ses jambes, il entra dans la grande salle. Il y faisait froid. Il se mit à trembler. Il vivait sans doute sa dernière heure, à moins que les Oris vengeurs ne s’occupassent à le torturer d’abord. Mettant le nez dehors, il pensait tomber sur la garde. Il n’aurait pas manqué de se faire voir, car le soleil était haut et clair. Pourtant, aucun son de corne ne dérangea l’étrange silence qui pesait sur le village. Il se frotta les yeux puis referma ses paupières, laissant aux yeux un mince interstice, une astuce de soldat pour voir plus loin et plus clairement. La place était déserte. Le poteau de pierre du feu sacré était couché. La cendre, d’habitude si abondante, avait-elle été emportée par le vent ? Jamais les Oris n’eussent commis une telle négligence. Il descendit au pied de la grotte. Il n’avait pas plu depuis longtemps. La roche était sèche. Et personne n’avait balayé ces saintes marches. Le cœur de Kako battait la chamade.
Arrivé sur la place, les muscles de la poitrine tendus à fond, il s’attendait à recevoir un projectile, peut-être même une flèche. Mais rien ne se passa. Il vit alors que le toit de la maison de la Salle du Conseil était effondré. Il entra dans cette ruine, n’en croyant pas ses yeux. Le trône était à l’envers, écrasé par une grosse poutre elle-même brisée. Il sortit pour appeler. Mais comme nous le savons déjà, il n’y avait personne pour répondre.
Kako entra dans toutes les maisons. Tous les toits s’étaient effondrés. Une poussière chaude et volatile couvrait les meubles. Le puits était ouvert et la lance de son gardien était appuyée contre son ogive de terre cuite. Alors Kako se précipita dans le cimetière qui jouxtait le lieu-dit La Momie. Les Oris, ou quelque autre engeance ennemie, avaient emporté les morts ! Kako tourna alors ses yeux vers les arbres à momies. Un seul était debout. Il s’en approcha et reconnut tout de suite l’oncle Koka et la belle Mara. Mais ce n’étaient plus de belles momies comme savaient les entretenir les Oris. Elles étaient couvertes de poussière et la broussaille, montant de la terre, les étreignait comme la mort étouffe les malades et les crève-la-faim.
Se roulant au pied de l’arbre comme un animal blessé, il se couvrit lui-même de cette poussière de soleil et arracha feuilles et épines de la broussaille pour s’en déchirer le corps. Mais la douleur ne pouvait rien contre le désespoir. Il grimpa dans l’arbre et, empoignant la broussaille à pleine main, il en débarrassa les deux momies, baisant leurs visages aimés et les noyant de ses larmes. Ensuite il les descendit. Elles étaient légères comme des enfants. Il n’eut pas de mal à retrouver le fleuve. Il s’y baigna longuement en compagnie des momies. Puis il les étendit auprès de lui en plein soleil, couché sur une herbe grasse qui avait un goût sucré. La nuit arriva et il s’endormit.
Au matin, il n’avait toujours pas rêvé. Il s’éveilla au chant d’un oiseau. Approchant ses yeux de la terre, il vit que les insectes travaillaient toujours à l’édification de leur territoire. Plus loin, dans la broussaille grise, les perdrix couvaient. Une carpe l’éclaboussa. Il avait les pieds dans l’eau. L’Océan n’était pas loin.
Il retourna au village et choisit une maison encore couverte d’une partie de son toit. L’air était chaud, la lumière dense et la poussière tournoyait dans les rues. Il passa la journée à préparer son nid. Les momies, il les coucha dans son lit et au soir, il se pelotonna entre elles. Une autre nuit se passa sans rêves. Et au matin, il chercha un fer pouvant lui servit d’outil et d’arme. Il mit longtemps à redresser le cerceau d’une barrique éclatée comme un mort à la guerre.
Bien sûr, Kako n’avait pas l’intention de passer le restant de ses jours dans ce village en ruine. Il n’était d’ailleurs pas impossible que, la sécheresse passée, les Oris ne revinssent s’y installer. Mais il avait tout le temps de déguerpir. Il pouvait vivre tranquillement ici en attendant de retrouver suffisamment de forces pour se remettre en route. Seule la solitude lui pesait et comme il n’était pas friand de croyances, les momies ne lui parlaient pas. Il aimait leurs visages et c’était lui qui leur parlait, se sentant un peu fou de consentir à passer du temps en soliloques confus et sans conclusion.
Une semaine après son retour au soleil, il entra dans la Grotte. La fraîcheur le fit d’abord reculer, puis il avança. La Grande Fresque du Temps était un véritable chef-d’œuvre. Et les flambeaux, toujours allumés, nourris d’il ne savait quelle énergie, répandait leur douce lumière dans les couleurs et les formes. C’était un beau spectacle. En ressortant, il constata que les lumignons du plafond, dans la grande entrée, étaient éteints. Sans doute depuis longtemps. Il ramènerait peut-être chez lui, au village Aza, le secret de cette énergie qui ne s’épuise pas ou en tout cas, qui dure longtemps.
Les jours suivants, il passa moins de temps avec les momies et renonça à explorer les environs. Il chassait le matin et dans l’après-midi, il observait les flambeaux sans y toucher. Il savait bien que ce n’était pas en les regardant qu’il en découvrirait le secret, mais chaque fois qu’il les touchait, une atroce douleur le paralysait et le jetait violemment par terre. Cette répétition quotidienne le découragea. Il regarda alors mieux la lumière.
Elle éclairait toute la surface de la fresque, sans ombres ni reflets. Ainsi, son regard se détourna des flambeaux pour s’intéresser de plus près à l’œuvre qui avait fasciné les Oris. Et ainsi, jour après jour, il apprit à voir une peinture et non plus seulement à la regarder. Il tomba amoureux fou des couleurs, puis les formes s’animèrent. Il savait que c’était là l’effet d’une espèce de rêve et qu’il n’était pas nécessaire de dormir pour en apprécier le sens et la profondeur. Il eut envie de peindre.
Il retrouva le pinceau de Tizia. Les couleurs, dans les bols, étaient sèches et dures. Comme il lui était arrivé de peindre des figures sur des boucliers, des monstres, des blasons et des figures géométriques sans sens particulier, il savait comment s’y prendre. Cette ancienne activité, très appréciée de ses compagnons soldats, était le signe qu’il avait la graine de la peinture dans la peau et qu’elle ne demandait qu’à germer. L’idée ne lui déplut pas. Et il s’amusa sur les murs en ruine des maisons, les couvrant de figures inspirées de celles qui animaient la Grande Fresque du temps.
L’été déclinait quand il se sentit capable d’entreprendre la suite du temps Futur. Il y pensait tous les jours. Il avait son idée. Et hâte de s’y mettre. Il entrait tous les jours dans le Temps Futur, prenant des croquis des scènes déjà peintes sur des feuilles sèches et en inventant de nouvelles pour les comparer, le soir, entre Koka et Mara qui se taisaient. Ensuite, il s’endormait paisiblement… et ne rêvait pas.
L’été s’acheva sans pluie et le ciel devint gris, noir au-dessus des montagnes. Kako en conçut une grande tristesse et ne peignit plus sur les feuilles sèches pendant plusieurs jours. Et pendant tout ce temps, tandis que l’automne s’installait, froid et gris, il n’entra pas dans la Grotte. Il redoutait l’hiver. Il en avait passé huit ou neuf à l’intérieur de la Grotte. Serait-il assez fort, mentalement, pour supporter le véritable hiver qu’il n’était pas loin de prendre pour un dieu. Il n’avait aucune envie de se confronter à un dieu. Naguère, il n’avait tué que des hommes et souvent, il les avait tellement effrayés qu’ils s’étaient enfuis devant lui comme des animaux devant le feu. Au milieu de l’automne, il retourna dans la Grotte pour y passer l’hiver. Il ne reviendrait au soleil qu’au printemps, dieu clément du retour à la vie. Un petit coup d’œil de temps en temps à l’extérieur le renseignerait sur l’état de la végétation.
Mais rien n’arrive jamais comme on a prévu. Il était en train de préparer des couleurs quand Zinia entra. Elle n’entra pas totalement. La moitié de son corps seulement était visible, l’autre, par prudence, demeurait encore derrière le rideau. Aussitôt, le membre viril de Kako se leva. Elle entra alors tout entière. Elle souriait. Elle était propre et parfumée. Sa robe légère tombait en plis savants. Et ses cheveux, tressés comme les blés, rutilaient dans la lumière d’un flambeau exactement comme elle le faisait sur la peinture. Kako pensa qu’il avait de nouveau le pouvoir de rêver. Et ce n’était pas Zinia qui allait l’en dissuader.
« Comme je suis heureux de te revoir ! s’écria-t-il enfin.
— Tu es parti si vite…
— Ce capitaine voulait ma peau ! J’y tiens !
— Nous avons changé d’avis à ton sujet.
— Nous ? N’es-tu pas une Ori ?
— Je suis aussi une Olag. Cela arrive, tu sais… »
Non, Kako ne savait pas. Et pourtant, il était Aza et il aimait Zinia. Et pas seulement pour le plaisir. La preuve était qu’il ne rêvait plus depuis qu’ils étaient séparés par les… circonstances. Il touillait la peinture dans un pot comme une femme la soupe.
« Tu es revenue… fit-il. Si c’est un rêve, je veux bien dormir toute ma vie !
— Je vois ce que tu entends par dormir… mais je ne suis pas venue pour ça.
— Oui, oui ! Je sais que seulement trois minutes séparent le monde des Oris de celui des Olags.
— Trois minutes, mon cher Kako, c’est peut-être l’éternité…
— Je ne sais combien de temps il m’a fallu pour atteindre, sans la chercher, la Dernière Porte.
— Cette œuvre est abandonnée depuis longtemps. Les Olags ne se souviennent même plus du Dernier Peintre. Nous n’avons pas le génie des Oris. Mais toi, tu sembles l’avoir retrouvé…
— Les Oris ont disparu, Zinia. Ou ils sont partis sur les traces de Zé…
— Ni l’un ni l’autre sans doute, » fit Zinia tristement.
Certes, ce n’était pas là une bien grande tristesse. Elle avait elle aussi une idée dans la tête, juste au moment où Kako mettait la sienne à l’épreuve du temps. Elle s’assit sur une pierre taillée par un peintre dieu seul savait à quel moment de l’Histoire du Temps. Elle croisa ses longues jambes d’ivoire et Kako caressa machinalement le bout de son membre viril, ce qui lui procura un plaisir intense.
« Voici… commença-t-elle.
— Je me doute que tu n’as pas franchi ces trois minutes pour accepter de m’épouser… s’amusa Kako.
— Chaque chose en son temps, Kako !
— Il y a donc de l’espoir ! exulta Kako.
— Laisse-moi parler d’abord ! »
Elle riait en disant cela et sa voix était claire. Kako s’agenouilla, car telle était la coutume Aza en pareille circonstance.
« Ta visite a grandement impressionné notre peuple, dit Zinia.
— Pourtant ce capitaine a voulu me tuer ! Et j’ai entendu ce que ces hommes disaient de mon derrière !
— Ce ne sont que des soldats, Kako ! On ne peut pas leur demander de réfléchir. Ils agissent par instinct. Et aussi selon leurs usages. Zada n’en a pas moins rapporté l’incident. Et tout le monde a été impressionné.
— Impressionné par moi ? Pauvre soldat qui ne pourra jamais penser ! J’ai eu l’instinct de m’enfuir pour sauver ma peau ! Et avant même de me souvenir que c’est là un très bon usage quand il s’agit de se battre à un contre dix ! »
Kako riait de sa plaisanterie, mais son esprit était à l’écoute. Zinia remplaça ses doigts par les siens. Puis elle continua :
« Après tout, peu importe ce qui est arrivé. Et rappelle-toi que j’ai su avant toi que le temps d’aller des Oris aux Olags est de trois minutes. Tu penses bien que j’en ai informé mon peuple.
— Et ceux qui ont le pouvoir de réfléchir ont mis leurs instincts de côté, n’est-ce pas ?
— Comme tu dis ! Le capitaine Zada n’avait pas d’autre mission que de franchir la Dernière Porte.
— Ce n’est donc pas interdit.
— Tel était son devoir !
— Et j’ai tout fichu en l’air, pas vrai ? »
La main de Zinia parcourait tout le membre de ses doigts agiles. Kako avait un mal fou à penser. Il savait maintenant que c’était un rêve et qu’il allait mal se finir. Il n’en avait jamais été autrement, aussi loin qu’il se souvînt.
« Dès le retour de Zada, dit Zinia, nous avons réfléchi.
— Les Olags réfléchissent beaucoup s’ils ne sont pas investis du pouvoir de tuer…
— Cesse de plaisanter, Kako ! Je te parle sérieusement…
— Et ensuite nous aurons beaucoup d’enfants !
— Chut !... Je suis donc venue te demander, au nom de mon peuple, de te mettre à l’œuvre pour rejoindre le Temps Futur et la Dernière Porte…
— Saperlipopette ! Et quel sera le nom de cette œuvre ? »
Kako s’était redressé. La main de Zinia s’éloigna.
« Si j’avais pensé te troubler à ce point, dit la belle, je ne serais pas venue pour… pour…
— En voila une idée absurde ! explosa Kako. Cela ressemble beaucoup à une déclaration de guerre ! Et je m’y connais !
— Mais que me chantes-tu, Kako ! Il s’agit là au contraire d’une mission pacifique. Ensuite, nous aurons tous les enfants que tu voudras. »
En réalité, Kako et Zinia n’eurent qu’un fils. Moi, Elsior…
Tout de suite après la curieuse proposition de Zinia faite au nom de son peuple Olag, Kako l’enleva sans lui demander son avis. Elle eut beau pester et même le maudire pendant tout le chemin, il ne céda pas et ils arrivèrent un mois plus tard au village des Azas où, sitôt mariés par le Grand Prêtre en présence de la momie de Koka, ils conçurent l’enfant que je suis et sans doute aussi l’homme que je suis devenu.
« Ce n’est qu’un rêve ! » répétait Kako. Et je suis là pour vous confirmer que c’en était un.
Willy Li Lee ignorait pourquoi il s’appelait Willy Li, mais son père était un Lee de Roseshill. Pourtant, malgré une famille peuplée et unie, il s’éloigna de Roseshill et parcourut le pays, à l’âge de dix-huit ans, avant de se fixer, dix ans plus tard, à Somestone.
Somestone était une petite ville tranquille plantée au milieu des champs de blés et d’avoine. Il y avait une gare ferroviaire, un tribunal et plusieurs établissements scolaires. Les silos employaient les trois quarts de la population. Willy Li Lee ne connaissait rien à l’agriculture et n’avait aucun talent pour les tâches administratives et sociales. Comme il avait travaillé pour un croquemort deux ans plus tôt, il installa une petite structure mortuaire sans prétention, avec trois tiroirs réfrigérés et une boutique d’accessoires. Il comptait développer son affaire au fil des années. Il était atteint d’une grave maladie et ne pouvait espérer passer les quarante ans. Ça ne lui laissait pas beaucoup de temps pour réfléchir à ce qu’il allait raconter au Bon Dieu pour mériter un traitement de faveur. Willy Li Lee était agnostique.
Il avait acheté le local à monsieur Alfred Blo, un rentier propriétaire qui vendait ses biens pour vivre confortablement sans avoir à travailler. Alfred Blo avait fait de courtes études, histoire de ne pas être plus bête que les autres, comme il disait. Il mangeait tous les mercredis soir chez Willy Li Lee.
La maison comprenait un rez-de-chaussée entièrement occupé par l’entreprise mortuaire et un étage où vivait Willy Li Lee. Il disposait d’un grand living avec cuisine, d’une salle d’eau spacieuse avec fenêtre donnant sur la rue et de deux chambres dont l’une servait de débarras, car Willy avait ramené beaucoup de souvenirs de ses dix ans de voyage à travers le pays. C’étaient ces objets qui attiraient Alfred Blo. Celui-ci n’avait jamais voyagé plus loin que la préfecture qui se trouvait à dix kilomètres de Somestone.
Willy Li Lee ne fréquentait pas les femmes. C’était aussi ce qui attirait Alfred Blo. Au début, après la signature du contrat de vente de la maison, Blo venait trois fois par semaine rendre visite à son nouvel ami Willy. Puis, ce dernier ne donnant pas signe de mœurs contre nature, Blo avait limité ces visites à une, ce qui suffisait amplement pour fouiner dans la chambre qui servait de débarras aux souvenirs déjà vieux de Willy.
Après un repas copieux cuisiné par Willy lui-même, Blo s’enfermait dans la chambre et y passait les deux heures que Willy consacrait au visionnage d’un film à la télé. Ensuite, ils se réunissaient dans un coin du salon riche en boissons diverses et passaient quelques heures à se raconter des histoires plus ou moins véridiques. Puis Blo s’en allait, convaincu que son ami n’était pas un homme normal. Quelque chose lui disait que Willy Li Lee était un peu détraqué. Il ne pensait pas ça seulement parce que les histoires que lui racontait Willy étaient trop fantaisistes pour être vraies. Lui-même fignolait dans l’absurde et les conclusions étranges. S’il pensait que Willy était un peu barjot, c’était à cause du métier qu’il avait choisi d’exercer dans une ville qui comptait le plus bel établissement de pompes funèbres du comté.
Voilà qui était Willy Li Lee et comment et de quoi il vivait. Il connaissait un tas de personnes respectables, mais ne les fréquentait pas. Et quand une femme lui faisait des avances, parce qu’il paraissait plutôt à l’aise côté finances, il devenait grossier et s’en tirait en prétextant une migraine qui le retenait au lit au moins deux jours. Il n’y avait pas qu’Alfred Blo qui considérait que ce Willy Li Lee était atteint d’une bizarrerie de l’esprit, pour ne pas dire d’autre chose.
Willy Li Lee savait tout ça et s’en fichait. Il « recevait » un cadavre par mois et les clients étaient toujours satisfaits, au point d’accepter de payer plus cher cet étonnant service chez lui plutôt que chez son riche et opulent concurrent. Ce qui ne laissait pas d’étonner Alfred Blo. Et bien d’autres.
Willy Li Lee n’était ni beau ni laid. Il était comme tout le monde et n’était sa maladie, il se portait bien. D’ailleurs seul Alfred Blo était au courant de cette maladie, sans en connaître la terrible nature. On ne meurt pas avant quarante ans de maladie si celle-ci n’est pas incurable. Alfred Blo, au fond, ne tenait pas tellement à en parler avec son ami. Il était trop superstitieux pour évoquer sereinement une pareille condamnation à mort.
Tout allait, comme dit Panglos, pour le mieux dans le meilleur des mondes quand la vie de Willy Li Lee se trouva face à un tournant et qu’il dut en négocier la dangereuse courbe. Mais n’anticipons pas, car tout commença le plus normalement du monde.
Un accident eut lieu sur la route principale. L’homme qui conduisait cette voiture, et qui était seul à son bord, se tua. Il était nuit. Et la morgue principale était fermée pour cause de travaux. D’ailleurs, monsieur Eliphas avait demandé à Willy de le seconder pendant cette période qui ne devait pas s’éterniser au-delà de quatre ou cinq jours. Willy avait accepté de bonne grâce, bien que ce dérangement inhabituel pût représenter autant de cadavres que de jours. Et dès la première nuit, on lui apporta le cadavre de l’accidenté. Il mit en marche le compresseur et passa une bonne nuit.
Le lendemain matin, monsieur Eliphas, qui s’était occupé de tout, vint frapper à la porte de Willy pour le rassurer : la veuve de monsieur Georges Gravestein, l’accidenté, passerait dans la journée avec un croquemort de sa connaissance pour récupérer le cadavre. Eliphas était si content qu’il invita Willy à déjeuner avec lui. Il en profita pour l’interroger sur sa vie passée et en arriva aux mêmes conclusions qu’Alfred Blo : Willy Li Lee était « dérangé ». Mais, il fallait le reconnaître, le travail était bien fait. Une fois de plus, Eliphas remit sa carte à Willy en le priant de réfléchir à sa proposition de l’embaucher dans son énorme entreprise de pompes funèbres. Willy rentra chez lui, jeta un œil sur le cadavre qui n’avait pas quitté son tiroir et qui s’y conservait parfaitement à en juger par le teint de ses joues et il se coucha pour faire la sieste comme c’était son habitude.
On a quelquefois tort d’accepter la vie comme elle vient. Cet après-midi-là, personne ne sonna à la porte de Willy Li Lee et il ne se réveilla pas avant huit heures du soir passées. Heureusement, on n’était pas mercredi. Willy jeta un œil dans la rue. Personne n’était garé devant sa maison. Il pensa que si quelqu’un, et notamment cette madame Gravestein, la veuve de l’accidenté, avait sonné à la porte, il l’aurait entendue et d’ailleurs, elle n’aurait pas attendu dans la voiture de son croquemort qu’on lui ouvrît et qu’on lui livrât son encombrant époux.
Willy laissa retomber le rideau et se prépara un bon repas. Il lui restait encore dans le congélateur un excellent ragoût au vin qu’il avait cuisiné quelques mois plus tôt avec la fesse d’une grosse dame décédée elle aussi par accident. Willy ne touchait pas aux cadavres des malades. Et comme il ne mangeait pas beaucoup, il prélevait peu. En tout cas suffisamment pour satisfaire sa petite gourmandise nécrophage limitée aux personnes saines. Évidemment, il n’avait jamais servi ce genre de viande à Alfred Blo. S’il lui venait quelquefois à l’idée de partager sa passion, il était assez prudent pour ne pas se confier à n’importe qui. Or, Alfred Blo, comme tous ceux qu’il fréquentait, faisait partie de cette catégorie méprisable.
Minuit arriva. Willy avait attendu jusque-là, au cas où madame Gravestein eût eu des problèmes avec son croquemort attitré. Puis il se coucha, dormit relativement bien compte tenu de ses problèmes d’apnée et se réveilla de bon matin. Monsieur Gravestein était toujours dans son tiroir et le compresseur ronronnait dans sa cage de fer.
Comme il n’avait rien de prévu ce jour-là — on était vendredi — Willy attendit la visite de madame Gravestein. Vous surprendrais-je si je vous disais qu’elle ne vint pas ? À huit heures du soir, Willy, un peu irrité par ce manque de ponctualité, téléphona au numéro qui était inscrit sur la carte de monsieur Eliphas. Et celui-ci, par l’intermédiaire de son répondeur, indiqua qu’il était absent. Willy raccrocha un peu vivement et alluma une cigarette pour se calmer. Pendant ce temps, le compresseur tournait et le compteur de la compagnie d’électricité aussi. Il acheva le ragoût de fesse puis se planta devant la télé. Le film s’acheva sans lui, car il se réveilla en pleine nuit, preuve qu’il était nerveux. Il n’avait jamais gardé un cadavre plus de deux jours et on était déjà le week-end. Il compta sur ses doigts. Si madame Gravestein ne venait pas lundi au plus tard, son croquemort, quel qu’il fût, en entendrait une de bien pesée. Willy avait tout le week-end pour y penser.
Il téléphona à Alice. Elle était libre, mais elle n’avait pas encore pris sa douche. Était-elle disposée ? Oui, oui, répondit-elle et elle raccrocha. Willy ouvrit le rideau de façon à avoir vue sur la rue du fauteuil où il attendait. Il attendit une heure et des poussières. La voiture d’Alice, une petite Ford rouge, grimpa sur le gazon après avoir bousculé la boîte aux lettres et les jambes s’étirèrent longuement contre la portière ouverte. Alice prenait toujours le temps de parfaire l’ajustement de ses bas de soie. Et puis, il faut le dire, c’était un spectacle que Willy appréciait particulièrement. Il gratta le carreau de la fenêtre. Elle montra son visage d’enfant trop tôt sortie du cursus scolaire et, minaudant sur la pelouse, elle attendit que Willy ouvrît la porte. Ce qu’il tarda à faire, car, ce soir-là, il était en forme et voulait que ça dure.
« T’en as un dans le frigo ? demanda-t-elle tandis qu’il lui servait un porto.
— Oh ! Lala ! Je l’ai pour le week-end.
— Tu veux dire qu’on va baiser avec cet horrible bruit dans les oreilles ?
— C’est ainsi ! Moi, ça ne me gêne pas.
— Et ron ! Et ron ! Je te garantis rien, mon chou !
— Je ne peux vraiment pas couper le compresseur ! Tu ne sais pas ce que c’est un mort qu’on ne refroidit pas. Ça grogne, ça ronfle, ça pète, ça gargouille…
— Oh ! Cesse ! Veux-tu ! Cesse ! Je vais vomir ! »
Il riait de bon cœur. Il ne savait pas si Alice était naturellement naïve ou si elle jouait un rôle pour l’exciter. Elle connaissait son métier comme il connaissait le sien. Et elle avait l’art de faire durer le plaisir. Il n’était pas rare qu’il perdît connaissance et qu’elle s’en allât avant qu’il revînt de sa voluptueuse absence.
Il passa une bonne nuit. Alice partit vers trois heures. Elle était énervée à cause du compresseur. Willy la caressa encore en se disant que cette chair serait peut-être meilleure vivante que morte.
Oui mais alors, me direz-vous, pourquoi avez-vous écrit plus haut que Willy Li Lee ne fréquentait pas les femmes, jusqu’à faire de monsieur Alfred Blo un disciple d’Uranus ? C’est que pour notre ami la prostituée n’était ni homme ni femme et d’ailleurs il louait aussi indifféremment les services d’Alice-Poison que ceux de Cri-Cri-la-Galette. Voilà.
Le week-end fut un cauchemar. Willy descendit mille fois à la cave pour consulter le compteur. Le compresseur était gourmand. Madame Gravestein n’apprécierait peut-être pas la note correspondante.
Dans l’après-midi du samedi, il eut follement envie d’une bonne queue bien raide. Cri-Cri-la-Galette en possédait une de remarquablement agréable à sucer. Il lui téléphona vers une heure. Cri-Cri était libre. Une chance !
Et il arriva une demi-heure plus tard. Ce qu’en fit Willy Li Lee ne relève pas du conte et sera par conséquent passé sous silence. Je n’ai mentionné ce fait que pour ajouter au portrait de cet homme décidément pas comme les autres.
À trois heures, Cri-Cri remonta dans sa voiture et disparut sans pétarader, car Willy tenait à la discrétion. Certains voisins croyaient même que Cri-Cri était un cousin de Willy, résident à une cinquantaine de kilomètres de Somestone, à Green Hills of Johnson, ce dernier étant le fondateur de cette charmante bourgade tout entière dédiée au tourisme de la chasse et de la pèche. Willy n’y avait jamais mis les pieds et Cri-Cri était de Parrish, une sorte de lieu-dit habité par des marginaux de deux ou trois espèces. Un nid de disputes quelquefois dangereuses, lui avait confié Cri-Cri.
Ensuite, après une rapide toilette, Willy entra dans son costume gai. On le reconnaissait à peine dans cet accoutrement qui le faisait passer pour un Anglais, tant on était habitué à le voir déambuler comme un fantôme dans son costume triste, noir et mal taillé, surtout aux épaules qui tombaient.
Le lieutenant Arsen Nesra, dit le Galure, fils d’immigré, blanc de peau et négroïde de gueule, était dans son bureau. Il y passait le plus clair de son temps, essentiellement à ne rien faire. Il souffrait de frilosité. Seul l’alcool, ingurgité à heure régulière, comme en France où il passait ses vacances, le réchauffait assez pour qu’il répondît aux appels extérieurs. Sinon, il œuvrait dans le dossier et la paperasse. Son bureau avait pris son odeur, à la longue. Il y avait tellement d’années qu’il végétait, en dehors des périodes de vacances, qu’il s’angoissait maintenant à l’idée de devoir mourir un jour et de ne pas laisser une seule trace de son passage inexplicable sur la Terre parmi des hommes pour lesquels il n’éprouvait ni sympathie, ni amour, ni autre chose d’ailleurs, car la majesté des souffrances humaines le laissait aussi indifférent qu’un cactus en pays pluvieux.
Il vit entrer Willy Li Lee, le vit encore se pencher sur le comptoir pour se confier à l’oreille du réceptionniste puis faire un petit salut de sa main blanche et molle en direction du bureau vitré dans lequel Arsen Nesra poussa un soupir de découragement. Il devait de l’argent à Willy. Pas grand-chose, mais trop pour être remboursé. Il remit son chapeau sur la tête. Il recevait toujours ainsi, portant sa couronne légèrement sur l’œil et le sceptre d’un stylo bille à la main, entre ses doigts humides qui venaient de participer à l’ingurgitation d’un demi-verre.
Willy entra sans frapper. On ne frappait jamais à cette porte de verre. On vous saluait du comptoir, on entrait par le portillon à ressort et il ne restait plus qu’à pousser la porte, laissant sur le verre la trace de ses doigts. Par contre, Willy demandait toujours s’il lui était permis de s’asseoir, politesse qui ravissait Arsen Nesra, car elle n’appartenait qu’à Willy. Celui-ci avait mis son costume gai. Arsen ajusta sa cravate, de loin, dans le miroir d’une plaque de cuivre bien astiquée où son nom figurait à côté du mot héros.
« Non, non ! dit Willy. Je ne viens pas pour l’argent. Je voudrais vous demander un service…
— Dites toujours. »
Arsen s’appuya durement sur le dossier de sa chaise et en fit craquer le plastique. Un service contre un sursis à payer. Le visage de Willy ne transpirait pas l’hypocrisie qui préside toujours à ce genre de situation où le gagnant ne gagne rien parce qu’il n’y a rien à gagner, à moins que Willy eût quelque chose à se reprocher. Arsen se servit un autre verre, car il venait de vider la seconde moitié du précédent.
« Voici, dit Willy, j’ai chez moi le cadavre de monsieur Georges Gravestein qui s’est tué il y a quelques jours au volant de sa voiture…
— Je suis au courant.
— C’est un service que je rends à monsieur Heliphas…
— Je sais ça aussi.
— Peut-être savez-vous aussi où je peux le trouver, car madame Gravestein, qui devait passer hier…
— Madame Gravestein est morte elle aussi.
— Oh ! Je suppose que son croquemort s’est endormi au volant ! »
Disant cela, Willy éclata de rire. Sa cravate jaune canari se gondolait sous son menton. Il montrait des dents gourmandes sans une seule trace de repas. Arsen Nesra passa sa langue sur les siennes sans ouvrir la bouche. Il n’avait aucune envie de rire en compagnie d’un créancier.
« Elle est morte d’une crise cardiaque, dit-il enfin, coupant net la rire de Willy. Le chagrin, je suppose. Ma propre mère est morte de cette façon…
— À la mort de votre père…
— En apprenant que sa maison de Palestine n’existait plus.
— Je suis désolé.
— Et vous me demandez où se trouve monsieur Heliphas ?
— Voilà ! Il n’est pas chez lui. J’ai son numéro personnel, mais je suppose que vous le savez déjà.
— Je ne le savais pas, mais je l’ai moi aussi. Monsieur Heliphas est en week-end.
— Et vous ne savez pas où le joindre…
— Je ne sais pas tout, monsieur Lee.
— Pourtant, vous êtes bien équipé…
— Je sais à peine me servir de la souris ! »
Arsen se leva, poussa la chaise derrière lui en redressant ses jambes et pivota pour entreprendre de faire le tour du bureau et serrer la main à Willy sans la raccompagner vers la sortie. Mais Willy restait assis. Il allait insister. Ces types qui vous tiennent par le bout du nez insistent toujours. Et il n’y a aucun moyen de les en empêcher, sinon vous ne leur devriez pas de l’argent.
« Je suis très ennuyé, dit Willy en se grattant le cou sous le menton. Je suppose que monsieur Heliphas paiera la note. Vous savez ce que coûte le système de réfrigération.
— Non, je ne le sais pas.
— Monsieur Heliphas est bien inconséquent ! Partir en week-end, Dieu seul sait où, alors que je lui rends service… Tout de même !
— Vous verrez ça lundi avec lui… En attendant, amusez-vous bien.
— Mais avec qui voulez-vous que je m’amuse ! »
Cette fois, Willy se leva. Il ne serra pas la main qu’Arsen Nesra lui tendait. Sans doute parce qu’elle ne contenait rien. Le lieutenant la laissa tomber contre sa cuisse. Les pièces que contenait sa poche cliquetèrent. Il rougit.
« Avec qui m’amuserais-je, » fit Willy en sortant.
Arsen le regarda s’éloigner, pousser le portillon aux ressorts bien graissés et sortir du poste sans répondre au salut réglementaire du réceptionniste. C’est vrai, songea-t-il. Avec qui s’amusent les solitaires, si ne n’est avec eux-mêmes. Il rit et s’enfila deux verres sans respirer.
Le portrait de Willy Li Lee ne serait pas complet si on ne rapportait pas à quoi il occupa le dimanche pendant que monsieur Heliphas s’amusait en bonne compagnie et que le lieutenant Arsen Nesra souffrait d’une violente crise de goutte devant son poste de télévision.
Willy ne fit pas venir Alice-Poison ni Cri-Cri-la-Galette. Il passa au moins un cinquième de son temps à relever le compteur électrique qui ronronnait encore plus fidèlement que le compresseur lui-même. Le civet était achevé. Et ne trouvant aucun morceau de choix dans le congélateur, il renonça à cuisiner et avala un plat préparé qui faillit bien lui emporter le palais. Ensuite il but du vin avec modération et, ayant passé sa robe de chambre, se plongea dans des réflexions confuses à propos du monde, de l’humanité, de l’individu et des valeurs morales et esthétiques qui participent à l’Histoire au détriment du bonheur de vivre. Il était assis sur la terrasse, à l’ombre de la vigne vierge, car le soleil était de sortie. Si monsieur Heliphas ne s’était pas trop éloigné de Somestone pour se livrer à des divertissements si secrets qu’il était parti sans laisser d’adresse, il en profiterait aussi. Mais, pensa Willy, quand on n’a aucune considération pour celui qui se prête volontiers au moindre exercice de la sociabilité en vigueur, on a peut-être aussi la chance de trouver le soleil même dans les endroits les plus à l’abri de la curiosité.
Quelle heure était-il quand il entreprit de descendre une fois de plus à la cave ? Peu importe sans doute, car il s’arrêta au rez-de-chaussée, l’esprit en proie à un désir trop clair pour ne pas être satisfait sur le champ. Il ouvrit le tiroir où monsieur Gravestein reposait déjà en paix. L’homme était corpulent, mais sans excès. Il le retourna et constata que le fessier était de bonne taille, musclé avec juste ce qu’il faut de gras pour alimenter les saveurs en douceur nécessaire à une juste et loyale dégustation. Il remonta pour s’outiller et, un quart d’heure plus tard, il dépiautait le morceau, retirait l’excédent de gras et tranchait avec précision. La friture d’oignon envahit la maison. Un chat se rapprocha, la queue en l’air et la moustache bien hérissée. Une giclée de vin blanc l’étourdit trente secondes avant que le hachis d’ail se mît à frissonner.
Il y eut d’autres miaulements. Et il était déjà six heures. La journée avait filé comme l’insecte qu’elle était. D’ailleurs Willy, qui avait trop bu, en voyait partout sur les murs. Ceci pour compléter le portrait qu’il est nécessaire de tracer avant de rapporter la succession d’évènements qui conduisirent ce damné aux portes de l’Enfer.
Ayant mangé tout le plat en compagnie de son chat, lequel dormait sur le lit, Willy descendit, mais cette fois le compteur électrique n’y était pour rien. Il trancha, cette fois avec moins de soin, la deuxième fesse de monsieur Gravestein, sachant qu’un homme n’en possède que deux, caractéristique commune à tous les animaux, même les mouches. Willy avait dans la tête une sauce chasseur de grand style. Il remonta avec le produit de sa chasse et vérifia qu’il était en possession des ingrédients nécessaires. Un Médoc de choix fut débouché et mis en carafe. Tant pis pour les seins opulents d’Alice-Poison et la queue dithyrambique de Cri-Cri-la-Galette. Il se passerait d’eux. Et il cauchemarderait ensuite toute la nuit, trouvant le sommeil dans les prétextes les moins avouables. Ainsi fut-il.
Le lendemain matin, quand il se réveilla, il sentait le vomi et son derrière trempait tout nu dans les produits de sa digestion. Il trouva la salle de bain dans un endroit où elle n’avait jamais été et ferma bien la bouche pour ne pas avaler l’eau chaude de la douche. En haut, le crâne était la proie d’un diable batteur de samba. Le chat se léchait le poil d’un air satisfait. Il pleuvait et la pluie entrait par la porte-fenêtre qui était restée ouverte.
Il enfila son costume triste. Il s’attendait à la visite de monsieur Heliphas ou d’un de ses employés. Non, monsieur Heliphas était un homme poli respectueux des convenances. Il s’excuserait de ne pas avoir laissé un numéro pour l’appeler en cas de problème avec madame Gravestein, son défunt époux, son croquemort de famille et les membres les plus concernés par cet héritage. Est-ce que le croquemort avait péri dans ce deuxième accident ? Comment madame Gravestein eût-elle pu emporter dans sa crise ce collègue qui n’avait pas appelé non plus pour tenter de régler cet imbroglio insupportable ?
Willy se coiffa soigneusement, s’aspergea de parfum d’encens et but un café capable de réveiller un mort. Puis il se posta devant le téléphone, l’oreille aux aguets de la sonnette de la porte. Le chat glissa dehors quand il entrouvrit cette porte pour compter les lettres que le facteur déposait dans sa boîte. Une voiture arriva tandis que le facteur s’éloignait. C’était le lieutenant Arsen Nesra. Il avait l’air sobre, ce matin.
Willy ouvrit la porte sans attendre la sonnette. Arsen Nesra monta en ânonnant la légère pente de l’allée, traînant ses talons dans le gravier. Les oiseaux des arbres secouèrent leurs ailes, mais la pluie les retenait dans ces feuillages assombris. Arsen Nesra avait ouvert un parapluie que le vent chahutait. Il le referma avant de se mettre à l’abri sous le porche. À peine entré, il confessa que ces temps de pluie légère et tiède le ravissaient. Il n’avait ouvert le parapluie que par principe, mais maintenant que Willy connaissait ce penchant pour la douce mélancolie des lendemains de fête, il ne s’étonnerait pas de le voir se promener même sans chapeau.
« Monsieur Heliphas m’a prévenu qu’il serait absent pendant une période indéterminée, » dit-il en s’asseyant.
Willy tapa du pied.
« L’information est incomplète ! Je ne m’attendais pas à une pareille négligence de la part d’un responsable aussi haut placé que monsieur Heliphas ! « Période indéterminée » ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Dites-le-moi, vous qui tenez la nouvelle des lèvres mêmes de ce monsieur !
— Monsieur Heliphas sait ce qu’il fait.
— Mais il ne sait pas quand il rentrera, ni quand les travaux de son entreprise seront terminés ! Donnez-moi son numéro.
— Je ne l’ai pas ! Son numéro est secret.
— Allons, allons ! Avec les moyens que vous avez dans la police !
— Oh ! Je sais à peine me servir de la souris… »
Willy ouvrit le placard aux alcools. Sa volonté venait de prendre un coup. Il remplit deux verres. Arsen Nesra trempa les siennes d’un air dégoûté qui échappa à la vigilance émoussée de Willy.
« Je suis désolé d’être un mauvais compagnon… commença Arsen Nesra.
— Vous n’y seriez pour rien si vous saviez vous servir d’une souris.
— Je veux dire que le porto n’est pas ce que je préfère… »
Willy rouvrit le placard et cette fois, le laissa ouvert. Arsen Nesra apprécia à haute voix le contenu de son verre. En fait, il ne buvait que du brandy. Et pas forcément du meilleur, car il était à court d’argent. Petite évocation qui n’atteignit pas les neurones créanciers de son hôte. Une heure plus tard, il avala à grands cris de joie le sanglier sauce chasseur que Willy lui offrit sans penser qu’il n’avait pas chassé la veille comme il le racontait avec force détails.
« Vous avez donc trouvé à vous amuser, fit Arsen Nesra sans cesser de mastiquer. Je vous envie, parce que moi… »
Autant le dire tout de suite afin de nous épargner quelques pages en trop, monsieur Heliphas ne rentra pas dans la semaine. Et il ne fut pas question non plus d’un week-end de récupération ni de loisir. Arsen Nesra, qui avait reçu un appel de l’ordonnateur des pompes, confirmait que la durée de cette absence était toujours « indéterminée ». Willy s’effondra avant même de raccrocher. Il faut dire que le cadavre de monsieur Gravestein était bien entamé. Willy avait dépassé les bornes, celles qu’il s’était toujours imposé pour ne pas rendre impossible une bonne restitution du corps. La maison embaumait tellement l’oignon, le vin blanc et le champignon qu’il en avait refusé l’entrée à plusieurs clients désireux de se fournir en accessoires funèbres. Et ceux-ci ne se contentaient pas de rouspéter, car la maison Heliphas était, elle, fermée pour de bonnes raisons. Willy leur avait chaque fois remis le prospectus d’une bonne maison située à Grassville.
On était mercredi. Alfred Blo s’amena. Il avait déjà bu. Il était huit heures passées et Willy avait oublié de cuisiner.
« Pourtant, s’exclama Alfred, qu’est-ce que ça sent bon chez toi ! Ça sent exactement comme quand Grand-mère préparait des conserves pour toute la famille. Pas vrai qu’il faut que quelqu’un pense à sa famille, sinon les autres vivent comme des étrangers. Tu devais fonder une famille, Willy. Tu en serais la bonne fée. Dommage que tu ne sois pas mon frère ! »
Willy sortit alors pour acheter du pain et de la charcuterie. Sans oublier le vin. Sa modeste cave était vidée jusqu’à la dernière bouteille. Il laissa Alfred endormi sur le canapé du salon et marcha jusqu’au centre commercial qui était tout proche. Son esprit avait changé. C’était peut-être de cette manière que Dieu punissait les anthropophages. La chair humaine devait contenir une substance inventée par Dieu pour que les hommes finissent par comprendre qu’il ne devait pas se manger entre eux. Et le message était passé, peut-être au bout de millions d’années. Par contre, la Bible ne disait rien des animaux qui mangent de l’homme. Mais ne faut-il pas distinguer, en Droit, l’homme qui tue sa victime de celui qui, comme Willy Li Lee, ne touche qu’à la défunte chair. Et encore, sans exagérer. Sauf bien sûr ces derniers jours où le cadavre de monsieur Gravestein avait connu des prélèvements inhabituels. Et ce manquement aux usages pourtant élevés au rang de lois commençait à troubler l’esprit de Willy. Et voilà que revenant du supermarché, il voit une voiture garée derrière celle d’Alfred Blo !
La pluie s’était remise à tomber. Elle embellissait la carrosserie déjà fort travaillée de cette voiture. Il jeta un œil discret à l’intérieur. Elle était vide et les témoins de l’alarme clignotaient, surfaçant les cuirs d’une lumière rouge du plus bel effet. Du moins Willy perçut-il les choses comme étant d’une beauté de riche, laquelle se distingue des autres par son prix ou plutôt par l’évaluation vénale qu’on est soi-même capable d’appliquer à ces raretés.
En tout cas, ce n’était pas un carrosse de pompes funèbres.
Il fut à peine surpris de retrouver Alfred en compagnie d’une inconnue qui croisait de superbes jambes sous les plis d’un tissu richement tissé. Elle avait de si beaux yeux qu’il crut ne pas pouvoir soutenir leur regard. Alfred se leva pour expliquer une situation dont Willy appréciait déjà les avantages.
« Mademoiselle Elisa Gravestein prendra soin des restes de son défunt Papa, clama Alfred qui retrouvait les accents de sa dernière campagne municipale.
— J’en suis ravi ! » s’écria Willy un peu vite.
Elisa Gravestein se leva, ce qui eut pour effet de cacher ses jambes jusqu’aux chevilles où s’entortillait un lacet de cuir rouge. Willy admira le pied presque nu dans sa sandalette puis il se ravisa et consulta sa montre. Elisa Gravestein fit « Bien sûr, cher ami » en agitant sa petite main quatre fois baguée d’or et de pierre. Willy se précipita pour l’obliger à s’asseoir. Et les mollets gracieux réapparurent, tandis que la main tirait sur le bas de la robe pour la faire descendre sous le genou. La deuxième sandalette, plus admirable encore que l’autre, fut prise d’un tremblement qui lui allait à ravir. Il y avait environ trente secondes qu’Alfred s’était replongé dans sa rêverie. Willy, installé tout contre la cuisse de cette bien désirable intruse, vantait les mérites de sa maison, laquelle était même reconnue par son aînée, celle d’Eliphas dont il était inutile de parler d’ailleurs. Pourtant, la belle endeuillée, qui portait encore une dose de blanc sans doute équivalente à ce que lui coûtait son chagrin, eut la présence d’esprit de se renseigner afin de ne rien laisser au hasard.
« Monsieur Eliphas enverra sa facture, dit-elle de la pointe des lèvres. Vous vous arrangerez avec lui, n’est-ce pas ?
— C’est-à-dire qu’il recevra la mienne et, par un jeu d’écritures comptables dont je vous fais grâce, vous recevrez la vôtre avant même que je ne sois crédité.
— Je ne voudrais pas vous faire des problèmes… Je peux signer ce chèque maintenant…
— C’est que mon travail n’est pas achevé, vous comprenez ? Ces accidents de la route compliquent toujours ma tâche… Mais je ne voudrais pas à mon tour vous causer le désagrément que ces détails…
— Je tiens absolument à ce que la facture soit détaillée. Je suis si malheureuse ! »
Un ronflement particulièrement têtu ramena Alfred à la surface de la réalité. Il cherchait son verre du regard, mais ses yeux ne rencontrèrent que la soie qui couvrait les jambes d’Elisa Gravestein. Il se rengorgea.
« Nous allions nous mettre à table, s’exclama-t-il comme si c’était là une façon sûre de retenir le corps agréable et prometteur d’une rencontre pas tout à fait fortuite.
— Et bien dans ce cas je me sauve ! fit Elisa Gravestein en se levant aussi brusquement que Willy ne pas comprendre ce qui lui arrivait.
— Nous nous verrons demain à l’ouverture, » bafouilla-t-il.
Il raccompagna Elisa Gravestein à sa voiture. Alfred trottinait derrière eux, se plaignant des gouttes éparses qui le rafraîchissaient alors qu’il avait besoin d’être dorloté. Sa plaisanterie fit rire Elisa Gravestein, ce qui irrita Willy. Elle actionna sa clé et les témoins rouges cessèrent de clignoter. Alfred s’émerveillait de cette étonnante technologie antivol. Elisa Gravestein se contenta se sourire.
« À demain à l’ouverture, dit-elle, c’est-à-dire…
— J’ouvrirai pour vous à l’heure qui vous conviendra…
— Alors disons huit heures ! »
Une heure plus tard, Willy et Alfred tartinaient, assis dans le coin-cuisine du living.
« Te voilà enfin débarrassé d’un fardeau qui commençait à te peser, n’est-ce pas ? Mais tu ne trouveras pas un moyen pour retenir encore cette créature de rêve… »
Ce n’était évidemment pas la préoccupation de Willy.
Quand il se réveilla, Alfred n’était plus là. Willy se reprocha d’avoir trop bu alors qu’il avait une longue nuit de travail en perspective. Et il ne restait que six heures à cette longueur pour atteindre l’heure fixée par Elisa Gravestein. Le corps de son père était dans un état épouvantable. Willy avait prélevé les meilleurs morceaux, soumettant toute l’anatomie à des torsions et des mutilations qui compliqueraient le travail d’embaumement. Il rassembla les produits de remplissage et de maquillage et se mit au travail.
Cette fringale l’avait décontenancé. D’habitude, il s’en tenait à la dégustation, sans pousser les travaux de cuisine au-delà du raisonnable. Et dès qu’il avait satisfait ce désir, il retrouvait la force de patienter jusqu’à la prochaine occasion. Le hasard seul le nourrissait. Neuf fois sur dix, le défunt était mort d’une maladie infectieuse et Willy se gardait bien d’y goûter. L’exception nourrissait donc aussi sa passion mesurée. D’où lui venait maintenant la fièvre qui l’avait conduit à saccager le corps brisé de Georges Gravestein ?
Il ne pouvait pas ne pas y avoir une raison. On ne change pas comme ça du jour au lendemain sans une raison profonde. Mais le moment était mal choisi pour y penser. Les heures passaient et le jour s’annonçait aux fenêtres. Ce serait encore un jour gris et long. Et il commencerait avec l’apparition époustouflante d’Elisa Gravestein. Il en bandait tellement qu’il satisfit ce désir dans l’anus du papa.
À six heures et demie, le cadavre était prêt pour une inspection. Il reposait le plus tranquillement du monde dans une abondance de dentelles, parfaitement ajusté dans un costume aussi noir que somptueux. Les mains se croisaient sur un crucifix aux formes aussi alambiquées que le discours d’un hypocrite. Et surtout, les lèvres semblaient sur le point de parler, détail qui ravit toujours le payeur et ses processionnaires. Willy briqua une dernière fois le vernis et les cuivres, répandant en même temps les atomes d’une senteur à la fois sereine et crispée.
Cependant, cette réussite incontestable ne calmait pas sa faim. Il n’avait plus de réserve dans le frigo. Et il n’était pas question de couper dans l’œuvre qu’il venait d’accomplir. Le tremblement qui s’ensuivit était irrépressible. Il avait rarement connu une pareille souffrance. Mais c’était à l’époque où il maîtrisait même les plus violentes crises. Depuis, monsieur Gravestein avait changé les choses. Il était entré dans la tête de Willy Li Lee et il était impossible de savoir pourquoi. D’ailleurs, qu’eût changé cette connaissance à cette nouvelle astreinte ? Et était-ce bien Georges Gravestein qui agissait en lui ? Il était bientôt huit heures.
Dehors, la pluie tombait doucement. Des oiseaux voletaient autour des arbres sans en éloigner. La chaussée luisait encore sous la lumière des réverbères. Il n’était pas possible de savoir de quel côté le soleil était en train de se lever. Willy fit sa toilette et entra dans son costume triste. Ses yeux étaient tristes, ses paupières grises et ses lèvres étaient étonnamment blanches. Il n’en avait jamais de pareilles que sur le visage figé des morts. Il tenta une fine couche de rouge, mais ainsi, il semblait que le cadavre revenait à la vie en vampire. Il procéda en vain à un massage de tous les muscles de son visage. C’était peut-être le costume qui accentuait cette fatigue morbide.
À huit heures pétantes, un fourgon mortuaire se gara devant la maison. Willy en fut pétrifié. Un chauffeur gris s’avança, tenant un papier à la main. Il monta les marches du perron sans cesser de regarder la porte. Il ne l’avait pas quittée des yeux depuis qu’il était descendu du fourgon. Il n’eut pas le temps de sonner. Willy ne cacha pas son étonnement.
« Mademoiselle Elisa Gravestein ne viendra-t-elle pas comme elle l’a promis ? balbutia-t-il en tenant la porte.
— Il va falloir que tu me files un coup de main, collègue. Je suis venu seul. Je sais trop ce que ça pèse, un cercueil de rupin ! »
Il passa presque sur le corps de Willy. C’était un gaillard solide qui n’avait pas l’intention de cacher sa joie de vivre même dans les circonstances les plus graves. Il tendit le papier à Willy en disant :
« Je sais pas lire ! Mais toi tu sais, je suppose ! »
Il se mit à rire, se penchant en arrière, les mains dans les poches. Il avait de grandes dents mal fichées et ses lèvres vibraient comme celle d’un âne. Willy, sans lire le papier, renouvela s question :
« Mademoiselle Elisa Gravestein avait prévu de venir elle-même…
— J’en sais rien ce qu’elle avait prévu ! repartit le bonhomme. Moi je suis de la maison Eliphas. Je fais ce qu’on me demande de faire. On s’habitue à tout. Il est où le colis ? »
Willy grogna et fila vers la caisse pour y enfermer le papier.
« Tu le lis pas ? Tu ferais mieux. Eliphas est en fuite. »
Willy sentit son dos se raidir. Sa mâchoire ne voulait pas s’ouvrir. Il était habité. Il eut l’air de fléchir sur ses jambes, mais c’étaient ses épaules qui tombaient encore. Ses mains se cachaient maintenant dans les manches. Peter Habenfried s’approcha.
« Faut pas te mettre dans cet état, dit-il en offrant son bras. C’est la fille qui paye.
— Vous… Vous lui avez parlé ?
— Tu parles si je lui ai parlé ! Eliphas me doit quatre semaines de salaire. Elle m’a payé sans discuter. Et me voilà.
— Elle ne m’a pas payé, à moi… Je l’ai vue… elle était ici pas plus tard qu’hier soir !
— Moi je suis payé pour amener le corps à Boston. Trois mille kilomètres ! Tout payé d’avance. Avec une prime si je suis à l’heure.
— Mais je n’ai pas été payé, moi ! »
Peter Habenfried éleva ses grosses mains puis claqua ses cuisses. Il remuait des lèvres muettes. Willy retourna à la caisse pour lire le papier. C’était une reconnaissance de dette signée par Eliphas. Il rougit subitement et froissa le papier sans le jeter toutefois. Peter était en train d’allumer une cigarette et la flamme dansait devant son nez crochu, éclairant deux touffes de poils roux.
« Ça va pas être possible, alors ? demanda-t-il en bégayant.
— Je n’ai pas été payé ! Comment voulez-vous que j’accepte un billet d’Eliphas qui est en fuite ?
— Je vous comprends, fit Peter qui abandonnait le tutoiement pour cause de situation difficile. Mais j’ai été payé. Je ne peux tout de même pas me rappliquer à Boston avec un fourgon vide !
— Ça ne va pas être possible, » dit Willy.
Mais sa voix avait faibli. Il calcula mentalement le montant de la facture qu’Elisa Gravestein avait le devoir de payer. Si on défalquait le prix de la viande, n’était-ce pas plutôt lui qui devait de l’argent à cette charmante demoiselle qui ne tiendrait plus ses promesses maintenant qu’un conflit se profilait à l’horizon judiciaire ? Ne valait-il pas mieux, dans cette situation délicate tant sur le plan moral que professionnel, céder devant les faits et permettre à ce Peter Habenfried d’emporter le cadavre de Georges Gravestein au diable si c’était là qu’il voulait aller ? mais Willy s’entêta :
« Je veux être payé, dit-il sans conviction. Il faut me comprendre…
— Et je comprends ! Mais c’est pas Eliphas qui vous paiera. Voyez avec cette Elisa Gravestein. Ça serait bien si vous pouviez arranger ça d’ici une heure ou deux…
— Mais je ne sais même pas où la joindre !
— Demandez au lieutenant Arsen Nesra. Il la connaît, lui. C’est même lui qui a indiqué votre adresse, vu que la maison Eliphas est fermée.
— Le lieutenant Arsen Nesra ? La police ? Vous n’y songez pas ! »
Peter Habenfried recula comme quelqu’un qui commence à comprendre qu’il a eu tort d’accepter un travail trop bien payé pour être honnête. Il se mit à rêver d’un corps de Georges Gravestein rempli de diamants ou d’objets encore plus onéreux. Il avait l’habitude de ce genre de situation, à cause de ses lectures.
« Pourtant, dit-il bien malgré lui, si quelqu’un sait comment joindre cette Elisa Gravestein, c’est bien le lieutenant Arsen Nesra…
— Mais il trouvera ça étrange !
— Pas s’il ignore que Gravestein est farci de diamants… »
Peter Habenfried s’apprêtait à rire de sa plaisanterie, mais le visage de Willy Li Lee s’était fortement contracté. On eût dit la tête d’un tigre qui se fait marcher sur les pieds.
« Je vais peut-être vous laisser arranger ça vous-même, monsieur Lee… J’ai rien d’autre à faire, mais je vais voir si je peux être utile chez Eliphas. Les travaux sont arrêtés, mais le piquet de grève a besoin de bras. »
Il fit demi-tour sur un talon. La porte était restée ouverte. Le vent poussait la pluie à l’intérieur. Peter traversa cette flaque sur la pointe des pieds.
« Revenez, dit Willy.
— Elle vous a déjà payé ? »
Peter Habenfried n’osait pas rire, mais il s’amusait. Il s’amusait toujours chaque fois qu’on allait lui demander de rembourser pour une raison ou une autre. Les clients n’étaient jamais totalement satisfaits. Ils vous en voulaient. Mademoiselle Elisa Gravestein ne manquerait pas de lui réclamer une remise une fois le travail fait. C’était là une contribution au deuil, en quelque sorte. Une couronne offerte à la famille en signe de solidarité.
« Allons le chercher, dit Willy.
— C’est pas lui qui nous en empêchera ! »
Willy ouvrit la double porte de l’atelier. Le cercueil était encore ouvert. On voyait bien les mains et le crucifix et même la dentelle qui avait l’air d’une écume au reflux patient. Peter Habenfried siffla brièvement pour applaudir l’œuvre de Willy Li Lee, lequel émit entre les dents une sorte de remerciement agacé. Georges Gravenstein, si c’était encore lui, était sur le point de parler. Peter apprécia le détail. Il trouvait même dommage de fermer le cercueil et de priver ainsi l’humanité d’un chef-d’œuvre de la conservation. On perdait toujours beaucoup à ne pas prendre le temps d’apprécier les trésors de l’esprit.
Le cercueil était fermé. Peter perçut une petite odeur acide, mais ne s’en inquiéta pas. Même le plus parfait des ouvrages n’atteignait pas la perfection divine. L’homme n’est qu’un homme. Willy actionna le bouton et le chariot grinça en direction de la porte. Ensuite, il fallait prendre à droite sous le porche et éviter ainsi l’escalier. Le même accès servait aux handicapés. Peter apprécia l’astuce et posa sa main sur le cercueil, car le gravier le secouait salement.
« Pour le paiement, dit-il tandis que Willy utilisait un bras mécanique pour rentrer le cercueil dans le fourgon, je ne verrai pas mademoiselle Elisa Gravestein avant trois jours. Mais je vous promets de lui en parler.
— N’en parlez pas trop, s’il vous plaît, » fit Willy.
Et ils se séparèrent. Willy rentra chez lui et se saoula.
Il se réveilla en pleine nuit. La pluie avait cessé. La tête lui tournait, mais il n’avait pas mal au cœur. Il se leva et descendit. Il entra dans l’atelier. Il y avait toujours de petits restes dans la poubelle. Il la vida sur une table. Elle ne contenait rien de comestible. Il grogna longuement puis remonta pour briser le goulot d’une bouteille avec son sabre. Il la vida. Ce qui le tourmentait, ce n’était pas de refuser des clients et de s’être fait avoir par Eliphas et sa petite complice qui n’était peut-être pas ce qu’elle prétendait. La faim, et cette faim-là en particulier, n’avait pas d’équivalent dans le domaine de l’angoisse. Se connaissant, il savait qu’il aurait vite fait de sombrer dans le désespoir. Et alors, il deviendrait la seule victime de son tourment.
Il était urgent de trouver de la chair. Et il n’était pas raisonnable d’attendre l’arrivée d’un cadavre, d’autant que celui-ci avait toutes les chances d’être infecté par une maladie. Ainsi, de simple délinquant de la folie, Willy Li Lee allait devenir un assassin de la redoutable espèce des psychopathes. Et pour ajouter à la complexité de cette métamorphose, tuer l’humain pour le manger n’était pas chose aisée, car si manger cette cuisine n’est après tout pas plus difficile que de se nourrir comme les autres, tuer n’est pas une fonction si naturelle que ça. Willy n’avait même jamais envisagé de mettre fin aux jours d’un être humain, celui-ci fût-il de la pire espèce d’assassin ou même un ennemi de passage. Il s’était toujours conduit de manière à éviter de se servir de ses mains de cette horrible façon.
Mais le désir était en train de le dévorer. Il se demandait si Elisa Gravestein , ou celle qui s’était fait appeler ainsi, n’était pas l’unique source de ses problèmes. Il prit une douche froide et appela Peter Habenfried.
Celui-ci était déjà au volant et filait bon train vers Boston. Somestone était à trente kilomètres derrière lui. Il avait pris du retard à cause des grévistes qui avaient réquisitionné son fourgon, arguant qu’il était un briseur de grève et qu’il méritait de perdre son travail.
« Je vous raconterai ça plus tard, dit-il. Je vais d’ailleurs perdre la prime promise. Je ne serai pas à l’heure à Boston, vous comprenez ?
— Ce n’est pas la raison de mon appel. Voilà… »
Et Willy demanda à Peter soit de l’attendre dans un endroit convenu, soit de rebrousser chemin pour venir le prendre chez lui. Peter s’étonna longuement, temps nécessaire à une réflexion qu’il accompagnait de grognements et de claquements de langue. Pendant ce temps, Willy lui expliquait qu’il n’avait pas les moyens de voyager en avion et qu’il avait besoin de revoir mademoiselle Elisa Gravestein non pas pour régler cette affaire de facture non payée, car selon lui elle l’honorerait sans aucun doute, mais pour autre chose…
« Autre chose c’est quoi ? fit enfin Peter qui se rendait compte qu’il devenait indiscret.
— Je ne peux pas vous en parler maintenant, mais je vous saurai gré toute ma vie si vous me rendiez le service de m’emmener avec vous.
— C’est délicat… La prime, je peux lui dire adieu. Et la remise va prendre des proportions inquiétantes quant à la rentabilité de l’opération.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais je vous promets de vous payer les pertes que vous aurez subies.
— Avec l’argent d’Elisa Gravestein,,, si j’ai bien compris…
— Il faut compter dessus. »
La solution choisie fut différente de celles proposées ci-dessus par Willy. Peter n’attendit pas que Willy le rejoignît par ses propres moyens. Et il n’eut pas non plus à faire demi-tour. Willy sauta dans un taxi qui brûla tous les feux et se rendit responsable d’excès de vitesse inimaginables autrement que dans un roman. Et deux heures plus tard, Willy s’installait à la place du mort tandis que Peter s’interrogeait sur le prix qu’avait reçu le chauffeur de taxi en échange des délits qu’il avait commis.
La demeure des Gravestein consistait en un parc immense surmonté, en une de ses élévations boisées ou jardinées, d’une maison capable d’abriter un régiment de chasseurs à cheval, car le nombre de chevaux qu’observa Willy à travers le pare-brise dépassait l’imagination d’un petit entrepreneur provincial sans ambition.
Peter Habenfried n’était pas moins éberlué, mais il n’était pas soumis, comme son compagnon de voyage, à un désir de nature si profonde qu’il en aurait perdu le sommeil. Willy avait revêtu son costume gai pour le voyage, mais avait prévu d’enfiler le triste avant d’arriver à Boston. Ce qui fut fait. Ils avaient soigné leurs apparences respectives le matin même avant de quitter le motel. Un frais parfum de lavande flottait dans l’air du fourgon. Willy n’en ouvrit pas moins le cercueil et Peter, par pur réflexe, se boucha le nez. Il ne sut donc pas si le cadavre avait une odeur gênante. Willy assura que non. Il n’avait pas bu une goutte durant le voyage. Cette abstinence inquiétait Peter qui lui ne s’était pas privé de goûter aux spécialités du chemin.
La porte de la demeure des Gravestein s’était ouverte après présentation d’une puce électronique à un œil qui ne l’était pas moins. Le portail, démesuré et de style nouveau riche, avait durement grincé sur ses gonds. Mademoiselle Elisa Gravestein les attendait sur les marches de l’entrée, escalier que Peter ne trouva pas au premier tour qu’il fit de la maison, car il était situé sous une épaisse frondaison et Willy regardait de l’autre côté, fasciné par l’ordonnance des jardins. Enfin, le bras nu et blanc d’Elisa Gravestein sortit de l’ombre et Peter put arrêter le fourgon.
« Et maintenant ? demanda-t-il par la vitre.
— N’est-ce point ce monsieur Lee que j’ai rencontré à Somestone ? » fit Elisa Gravestein.
Willy sortit de son rêve de jardins secrets. Il sauta à terre, refit les plis de son pantalon et, passant devant le fourgon, se dirigea vers Elisa Gravestein. Il ne mit pas longtemps à s’épuiser en courbette. Peter Habenstein, plus attaché à ses origines sociales, demeura au volant malgré les signes clairs que lui lançait Elisa Gravestein.
« Est-ce que le cercueil peut rester encore une petite heure dans le fourgon ? demanda-t-elle à Willy.
— Je n’y vois pas d’inconvénient. Et je crois que monsieur Habenfried n’est pas plus pressé que moi.
— Dans ce cas, nous attendrons mon frère Daniel. »
Elisa Gravestein renouvela ses signes à Peter Habenfried qui consentit enfin à lâcher le volant pour se placer derrière elle. Willy ne perdit pas de temps :
« Monsieur Habenfried m’a dit que vous aviez réglé la note de la maison Eliphas… commença-t-il.
— Savez-vous bien que ce monsieur est en fuite et qu’il est question de faillite frauduleuse ?
— Je ne sais rien de tout ça, sinon que j’ai fait mon travail et que monsieur Habenfried a reçu votre chèque…
— Ne règle-t-il pas tous les frais ? Enfin… vous verrez ça avec Daniel ! »
Willy froissa son visage fatigué et suivit le dos nu de l’hôtesse. On grimpa quelques marches, puis la porte s’ouvrit sur une entrée de celle qu’on voit dans les films quand on n’a pas eu encore l’occasion d’y goûter. Peter Habenfried ne cachait pas son trouble. Et il dut s’appuyer sur Willy quand, au détour d’une épaisse colonne, apparut un cercueil couvert de fleurs.
« C’est Maman, » dit négligemment Elisa Gravestein.
On passa ensuite dans un salon de dimensions humaines et l’on fut invité à prendre place autour d’une table basse surmontée de flacons tous plus prometteurs les uns que les autres.
« Servez, s’il vous plaît, monsieur Lee, dit Elisa Gravestein. Excusez-moi si je ne bois pas. »
Mais Willy n’avait plus soif. Il avait faim. Et la perspective d’un cadavre entier le rendait nerveux. Il n’eut pas à demander l’hospitalité. Elisa Gravestein la lui offrit avant qu’il eût eu le temps d’en trouver les mots. Il s’assit alors dans un bruit de coussin qui décontenança Peter Habenfried. Les verres n’en furent pas moins remplis.
« Vous avez bien fait de venir, monsieur Lee, dit Elisa Gravestein. Je ne sais pas ce qui vous a inspiré…
— Oh !... Oublions ces frais. »
Daniel Gravestein arriva en plein repas. Willy tranchait un filet de bœuf et Peter se battait contre la coquille d’un œuf. Ils se levèrent tous deux. Daniel Gravestein, qui était un jeune homme assez bien tourné, à la façon d’un Watteau, appuya des deux mains sur leurs épaules. Il n’était pas question qu’ils interrompissent un si délicieux repas. Il était sûr qu’Elisa avait mis la main à la pâte. Ce qu’elle ne nia point.
« Maintenant que les présentations sont faites, dit-il en recevant sa part de rosbif, il est temps de parler de ce que vous avez prévu pour la cérémonie, monsieur Eliphas…
— C’est que, bafouilla Peter Habenfried, je ne suis pas monsieur Eliphas. Je…
— C’est plutôt à monsieur Lee que tu dois t’adresser, mon cher Daniel. C’est l’ordonnateur.
— Il n’était pas prévu… » grommela Willy.
Les simagrées du jeune homme l’irritaient, mais il avait promis de ne plus évoquer la facture dont le montant s’allongeait d’une cérémonie. Eliphas avait bien fait les choses !
« Il faut que je réfléchisse, dit-il en essuyant sa bouche grasse.
— Oh ! Vous avez l’habitude, s’amusa Daniel Gravestein. Et nous avons toute confiance en monsieur Eliphas qui est un ami de la famille. »
Willy faillit avaler de travers. Peter lui conseilla le chablis. Il en avait lui-même la joue écarlate et des titillements au bout de la queue. Ceci était dit à l’oreille. Mais Elisa Gravestein n’apprécia pas ces messes basses. Sa fourchette heurta son assiette.
« Nous en reparlerons demain, dit Willy qui pensait au cadavre de madame Gravestein morte d’un simple infarctus. Ou plutôt après demain, car demain, nous avons une cérémonie à régler. Vous ne m’avez pas donné le nombre d’invités, mademoiselle…
— Personne à part mon frère et moi. On ne peut pas faire plus simple.
— Simple comme un infarctus, » fit Willy sans s’écouter.
Il mangerait cru. Il n’avait pas la possibilité de cuisiner. Il avait déjà goûté à la chair crue. Il trouverait du sel et du poivre à la cuisine. Il avait l’habitude du catimini. La salière, la poivrière, ou le moulin à poivre, et un couteau à désosser. Le torchon irait à la poubelle après l’opération. Et il trouverait bien une bouteille, ou même un fond, pour compléter les saveurs.
Peter dormait dans la chambre voisine. Il ne s’était pas fait prier pour aller se coucher. Il avait vidé plus d’une bouteille et son estomac devait craquer aux coutures. Mais il s’était bien comporté. Ces grands gaillards tout de muscles et de nerfs ont du mal à paraître aussi distingués qu’un homme aussi banal que Willy Li Lee qui écoutait à sa porte, car les deux chambres communiquaient.
Comme il craignait malgré tout de rencontrer quelqu’un, qui ne pouvait être qu’Elisa ou son frère Daniel, Willy enfila une chemise et un caleçon, alors que l’usage qu’il avait mis au point voulait qu’il fût entièrement nu au moment du découpage de la viande. Il était inutile de prendre des risques. Il n’était pas chez lui et le protocole pouvait souffrir le changement, lequel était provisoire. Il descendit dans la cuisine qu’il avait repérée au cours d’une brève visite en compagnie d’Elisa Gravestein. Poivre, sel, couteaux, il trouva même de l’ail et le fond de médoc qu’il emporta valait le déplacement. Mais il n’était pas question de s’enivrer. L’objectif était uniquement de calmer la faim en attendant de trouver une meilleure occasion de parfaire ce plaisir nouveau par son intensité.
Le cercueil fut ouvert de main de maître. Il reconnut madame Gravestein. Elle portait une robe de soie aux plis compliqués dans lesquels il renonça à trouver un système d’ouverture. Il la retourna. Le dos de la robe ressemblait à celui d’une armoire. On avait économisé sur le tissu. Les fesses étaient nues, la raie en zigzag et la colonne vertébrale était courbée dans le mauvais sens. Pas de quoi écœurer, bien sûr, mais le travail était mal fait. La faillite de la maison Eliphas s’expliquait.
Willy écarta une petite surface de peau à la pointe du couteau, puis il préleva un échantillon. Il fallait forcer sur le poivre, sinon on éprouverait vite la nausée. Vomir n’était pas la meilleure façon de se faire prendre, d’autant que Willy, quand ça lui arrivait, faisait trembler les murs. Et cela depuis l’enfance. Madame Gravestein avait perdu sa saveur ou la mort était en avance le processus. Willy faillit hurler de désespoir. Depuis que Georges Gravestein était entré dans sa vie, celle-ci se compliquait chaque fois qu’il croyait la simplifier.
Il se contenta d’un morceau gros comme le poing, trop salé, trop poivré et même trop vite avalé. Puis il remit le corps à l’endroit et referma le cercueil. Il le rouvrit pour s’assurer que le visage de madame Gravestein n’avait pas souffert du retournement et des pressions. Elle n’avait pas vraiment l’air de s’apprêter à parler, mais que demander de plus aux praticiens de la maison Eliphas qui ajoutaient leur médiocrité professionnelle au manque de probité de leur employeur. Il remonta, se coucha et ne trouva pas le sommeil. Sa petite expédition avait augmenté le désir. Il aurait une tête épouvantable le lendemain à la lumière du jour.
À un moment, il crut rêver, mais ce n’était que l’effet du vent, un vent léger, presque une brise, sur les rideaux, car il avait ouvert les fenêtres. Il avait pensé aussi s’enfuir par là en cas de pépin, ce qui pouvait toujours arriver. Mais si ce n’était jamais arrivé, c’était parce que naguère sa faim était raisonnable. Il devenait fou. On finirait par l’enfermer ou lui tordre le cou.
N’y tenant plus, il redescendit à quatre heures. Et ô infarctus, mademoiselle Elisa Gravestein était en prière devant le cercueil. Lui, il avait la salière, le moulin à poivre, deux couteaux et une bouteille dans les mains. Comme elle était légèrement vêtue, il eut une érection. Son apparence globale ne jouerait pas en sa faveur si jamais elle se retournait. Au-dessus de lui, une veilleuse projetait l’ombre de sa queue sur le dallage blanc à cet endroit. Il était noir un mètre plus loin. Les couteaux se choquèrent dans sa poche, provoquant un frémissement de la chevelure dans laquelle était enfoui le visage sans doute tout concentré sur la prière.
Daniel Gravenstein s’en mêla. Il arrivait, nouant la ceinture de sa robe de chambre, sans ménager sa voix ni le claquement de ses babouches.
« Elisa ! il est cinq heures du matin ! »
Une heure avait passé ! Willy glissa dans l’ombre, les pieds sur le noir du dallage. Daniel Gravestein avait relevé la tête éplorée de sa sœur et lui parlait d’une voix si puissante qu’il fallait craindre que Peter Habenfried ne se réveillât. Willy était enfermé dans l’ombre. C’était celle de la colonne, repère qui lui avait été utile pour retrouver le cercueil. Et en effet, Peter descendit. Il s’éclairait avec sa propre lampe de poche. Mais au lieu de prendre à gauche de la colonne, où se trouvait le cercueil et le frère et la sœur, il passa par la droite et envoya salière, moulin, bouteille, couteaux et Willy valdinguer dans le giron d’Elisa Gravestein.
Le coup fut presque mortel. Willy eut l’impression qu’on venait de lui briser le cou. Et ce n’était pas Peter Habenfried qui tenait cette canne, c’était Elisa elle-même, Daniel ayant glissé sur le ventre d’une bouteille et s’étant étalé quelques mètres plus loin sous le lustre de l’entrée, presque au pied de l’escalier. Peter Habenfried, voyant l’autre bouteille, qui n’était pas débouchée, suspecta immédiatement Willy d’une soif solitaire. Mais il n’eut pas le temps de penser à la manière la plus sûre de se joindre à ce projet. La canne d’Elisa Gravestein le renversa lui aussi. Et il eut alors cette vision épouvantable : madame Gravenstein enjambait son cercueil pour se joindre à eux.
Le cercueil de Georges Gravenstein avait passé toute la nuit dans le fourgon, car celui-ci était réfrigéré. Avant de se coucher, Peter Habenfried avait même jeté un œil sur les manomètres. Et il avait expliqué à mademoiselle Elisa Gravestein que le fourgon n’était pas prévu pour deux cercueils de cette taille. De toute façon, celui de madame Gravestein était équipé d’un compresseur portable. On pouvait dormir sur les deux oreilles. Disant cela, il remarqua que Daniel Gravestein n’en avait qu’une, d’oreille. On ne le remarquait pas au premier regard, car la chevelure, particulièrement soignée, tombait en boucle, ce qui lui donnait de l’épaisseur, alors que de l’autre côté, les cheveux, raides et lourds, se partageaient de chaque côté de l’oreille.
On était à table. Isadora, la domestique, était à l’étage, occupée à préparer les chambres des deux invités. On voit là que ce récit, à la manière de Fiodor Dostoïevski, a opéré un léger retour, de la nuit où Willy Li Lee a occasionné quelques péripéties qui feront l’objet d’un prochain chapitre, à ce repas pris quelques heures plus tôt en compagnie d’Elisa Gravestein et de son frère Daniel. Je profite de ce paragraphe pour révéler, si le lecteur de l’a pas encore compris, que je suis le narrateur anonyme (on verra pourquoi plus loin), toujours à la manière de Fiodor Dostoïevski. On était à table.
Et d’une simple plaisanterie de mauvais goût dont Elisa Gravestein fit les frais sans toutefois se formaliser, Peter Habenfried était passé à l’oreille manquante de Daniel Gravenstein. Cette observation le poussa à consommer plus d’un verre. Peter Habenfried, quand il réfléchissait, ne comptait plus ce qu’il absorbait de boisson, de fumée ou d’aliment. Sa main travaillait en parfaite déconnexion avec le cerveau. Celui-ci, influencé par la lecture des romans, cherchait des solutions narratives à ce que les sens percevaient, notamment les yeux, qu’il avait délicatement construits pour détailler, même dans l’ombre. Et le cerveau, tout occupé à édifier des aventures, analyse, déconstruction et autres manières d’écrire, n’exerçait plus de pouvoir sur la main qui, équipée d’une fourchette ou du tuyau d’une pipe, chargeait la bouche de fumée et de fumets. Et c’était pareil avec les femmes dont les seuls yeux pouvaient transporter le cerveau de Peter dans l’ailleurs des romans et cependant concentrer toute l’activité musculaire au service de l’acte sexuel proprement dit. On était à table.
Peter Habenfried, qui commençait à entrer dans un roman de cape et d’épée, avait une envie folle de montrer du doigt l’oreille manquante de Daniel Gravestein. Willy Li Lee, qui ne connaissait Peter que de trois jours, en savait assez sur lui pour savoir qu’il allait commettre un impair et que toute la suite de cette histoire s’en trouverait changé. Car Willy avait un plan. Il n’était pas encore tout à fait fou. Le degré de folie qui l’affectait n’était pas assez élevé pour conditionner toute son existence. Il possédait encore ce que d’aucuns nomment le libre arbitre. Il envoya, par-dessous la table, un fort coup de pied qui atteignit le délicat tibia de Peter. L’effet fut immédiat. Peter se mit à parler des problèmes de la maison Eliphas pendant que Danie Gravenstein, qui s’adressait depuis cinq minutes à Willy, évoquait des souvenirs d’enfance qui rendaient sa sœur toute rêveuse. Elle avait planté un index très ongulé dans sa joue délicate et agitait ses paupières jusqu’à en perdre les postiches. Autrement dit, Peter Habenfried ne parlait à personne. Le coup de pied de Willy avait seulement déplacé l’énergie provoquée par l’oreille dans un autre secteur de son système cérébral. Isadora interrompit cet imbroglio.
« Madame, s’écria-t-elle, il y a quelqu’un qui regarde le fourgon où monsieur… monsieur…
— Mais enfin, Isa ! grogna la belle Elisa. Que me contez-vous là ? »
Le cerveau de Peter Habenfried agit alors sur ses jambes qui se redressèrent d’un coup, renversant la chaise de style sur le tapis qui ne l’était pas moins.
« Mon fourgon ? balbutia-t-il. Quelqu’un qui n’est pas de la maison ?
— S’il en était, je le saurais ! fit Isadora sur le ton domestique qui convient à un autre domestique.
— Nous n’avons pas d’autres invités, n’est-ce pas, Elisa ? » fit Daniel Gravenstein sans se lever.
Cette interruption le dépitait. Il en était aux premières bottines d’Elisa. Il secoua la tête pour la sortir du nuage remémoratif qu’elle occupait depuis le début du repas. Elisa Gravenstein, les yeux révulsés, s’en prenait à sa servante :
« Vous avez encore rêvé ! Qui voulez-vous que ce soit ? Nous ne connaissons personne d’assez… d’assez… pour venir nous déranger en pleine nuit !
— Mais elle commence à peine, la nuit, mademoiselle ! repartit Isadora. Il fait encore assez jour pour que je voie ce que je vois. Vous savez bien que je ne prends rien. Je ne connais pas ce personnage, mais je vous dis qu’il existe !
— Allons nous rendre compte, » proposa Willy.
Peter Habenfried, paralysé à l’idée de rencontrer quelqu’un qi s’intéressât à son fourgon, propriété saisissable de la maison Eliphas en faillite, n’avait pas quitté sa place, bien qu’il fût debout. Elisa Gravenstein le regardait férocement, car elle considérait que c’était à lui d’aller voir. On verrait bien qu’Isadora avait encore eu une vision. Elle en avait tous les jours. Willy nota ce détail et sortit.
De loin, il crut reconnaître Eliphas lui-même, mais quand il fut assez près de ce personnage inattendu, il vit que c’était le lieutenant Arsen Nesra. Sa gorge se serra. Il ne put dire ce qui lui passait par la tête dans un moment aussi troublant. Ce fut donc le policier qui s’exprima le premier :
« Désolé d’avoir effrayé cette dame… fit-il en étreignant son chapeau.
— Ce n’est pas une dame, murmura Willy. C’est une domestique.
— Je m’étonne de vous rencontrer ici, monsieur Lee…
— Moi de même ! »
Les Gravenstein arrivaient. Elisa se montra chaleureuse avec le lieutenant qui lui rendit de tout aussi chaudes poignées de main. Daniel Gravenstein se montra distant, ne tendant même pas sa main. Peter Habenfried n’avait pas descendu les marches du perron. Il attendait la suite des évènements en compagnie d’Isadora qui tremblait comme une feuille. De loin, Arsen Nesra s’excusa de l’avoir tourmentée. Elisa Gravenstein haussa les épaules.
« On est en plein mystère, » nota Willy tandis que tout le monde réintégrait la maison.
Comme il manquait une assiette, Isadora courut vers la cuisine. Willy prétexta une vague solidarité avec la gent domestique et en profita pour repérer les lieux. Il avait déjà son idée bien ancrée au bon endroit dans son cerveau malade mais pas entièrement inutilisable.
Ce fut donc révolver au poing que le lieutenant Arsen Nesra descendit quatre à quatre les marches de l’escalier où il bouscula Peter Habenfried. Quand il arriva près du cercueil de madame Gravenstein, il fut saisi d’horreur, mais ne chercha nullement à empêcher la défunte d’en sortir. Ses jambes se gondolèrent et il dut mettre un genou à terre. Son 38 Special était toujours dans sa main. Elle l’avait cherché pendant quelques secondes d’une angoisse atroce, et retrouvé. Il ne le braqua cependant pas, dirigeant le canon vers le plafond. Daniel Gravenstein soufflait bruyamment dans l’effort que lui coûtait la défunte. On eût dit qu’il s’efforçait de la remettre à sa place, mais elle luttait et parvenait à lui tordre les bras. Dans l’ombre, les pieds nus sur le dallage non moins obscur, Willy Li Lee finissait de remettre dans ses poches ce qui en était tombé suite à l’horreur provoquée par la défunte. Arsen Nesra mit alors le pied sur un petit pâté poivré et son corps s’éleva à la hauteur d’un pot de fleurs qu’il renversa avant de s’écraser lourdement sur le sol, perdant aussitôt connaissance.
Il ne fallut pas moins de dix minutes pour le ramener à la conscience. On eût beau lui expliquer, il ne comprenait pas et agitait sa grosse tête de droite et de gauche en répétant « Non ! Non ! » Peter Habenfried proposa un seau d’eau glacée, mais Willy Li Lee, qui avait été secouriste, choisit de fouetter sans violence mais énergiquement le visage grimaçant du lieutenant Arsen Nesra, lequel retrouva une apparence de clarté, du moins dans les propos qu’il ânonnait fébrilement :
« Ce n’est rien ! J’ai glissé ! Sur un petit pâté au poivre. » Etc.
Elisa Gravenstein, toute tourneboulée, la chemise froissée et les mains s’étreignant l’une l’autre, répétait en même temps :
« Quel pâté ? Je n’ai pas vu de pâté ! »
Et Willy Li Lee, les mains dans les poches, pressait les lames des deux couteaux pour les empêcher de s’entrechoquer tandis que l’autre main écrasait ce qui restait de pâté. L’odeur du poivre titillait ses narines. Et le cerveau, soumis aux élans d’un désir inassouvi, ne cherchait plus qu’à en dissimuler les signes extérieurs.
« C’est insensé ! se plaignit Daniel Gravestein. Ah ! Je ne sais pas ce qu’il faut en penser. On me le raconterait que je ne le croirais pas. Docteur Frankreich, nous attendons votre verdict !
— On ne dit pas verdict, fit Elisa Gravestein, mais diagnostic… »
J’étais penché sur elle, car les petits problèmes du lieutenant Nesra ne l’affecteraient pas longtemps. D’ailleurs, Isadora lui servait déjà un remontant. Oui « je » suis le docteur Aloysius Frankreich, votre serviteur. L’ordonnateur, en quelque sorte, de ce récit consacré au personnage de Willy Li Lee. Je fus appelé au chevet de ce policier en pleine nuit. Les Gravenstein étaient de vieux amis. Je considérais leurs enfants comme les miens. Au téléphone, Daniel s’embrouilla tellement que je raccrochai sans le laisser aller au bout de ses explications. J’ai sauté sur ma moto et, bravant la pluie glaciale de novembre, je suis sorti de Boston, où j’ai mon cabinet et mes appartements, pour me rendre chez les Gravestein. Je souligne, à l’attention des mauvaises langues, que je n’avais pas été invité aux funérailles de mes défunts amis. Je comptais bien en toucher deux mots à leurs enfants, puisque l’occasion m’en était donnée.
Le policier avait reçu un coup sur la tête, mais comme le sol du hall d’entrée n’était tenu par personne, il me fallut conclure qu’il était tombé. Il empoigna alors mes faibles poignets pour accuser certain petit pâté qui sentait le poivre au point de ne rien sentir d’autre. Daniel Gravestein était redescendu pour jeter un œil sur le sol. Il n’y avait pas de traces de pâté mais, reconnut-il, il avait bien perçu une légère et même entêtante odeur de poivre.
Puis, poursuivant son délire, le policier reconnaissait qu’il avait halluciné en croyant voir la défunte sortir de son cercueil et lutter contre son fils qui voulait l’en empêcher.
« Il doit y avoir une autre explication, » grogna-t-il.
Et il parut fortement soulagé quand Daniel Gravestein nous expliqua qu’en tombant, petit pâté ou pas, le lieutenant Arsen Nesra avait projeté la pauvre Elisa dans le cercueil et qu’elle-même avait alors halluciné en croyant que sa mère la retenait pour l’emporter avec elle en Enfer.
« En Enfer, dis-je à ma belle patiente, songez-vous à ce que vous dites, ma petite Elisa ? Angel ne méritait certainement pas une pareille destination.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça ! s’écria-t-elle alors, se jetant encore dans le canapé où son frère s’épuisait à comprendre pourquoi sa sœur évoquait l’Enfer.
— Les paroles dépassent ta pensée, dit-il, très agité.
— L’un de vous deux peut-il me dire ce que fait ce policier ici ? » demandai-je alors en considérant plutôt les deux croquemorts qui se tenaient à l’écart, l’un frottant ses yeux ensommeillés et l’autre sentant le poivre qui pouvait bien être celui du petit pâté incriminé.
Je refermai ma trousse, prêt à consommer un petit verre, mais Isadora servait le policier et n’attacha aucune importance à mes trépignements. Je dus renoncer à ce plaisir par lequel toute ma clientèle sait que je conclus mes visites. Il m’arrive ainsi d’en descendre plus de dix, ce qui élève mon degré d’alcoolémie bien au-dessus de la limite autorisée. Voilà pour moi. Vous ne me verrez que rarement interrompre le cours du récit, mais il fallait que vous sachiez que j’y ai joué un rôle non négligeable, notamment en apportant aux autres personnages l’assistance médicale et humaine qui leur était utile pour ne pas dériver vers d’autres territoires moins intelligibles.
Willy Li Lee avait été la seule cause de cette agitation nocturne, laquelle n’affecta pas un voisinage composé d’animaux plus ou moins domestiqués. Il faut cependant reconnaître que les autres personnages portaient en eux les caractères susceptibles de transformer les défauts de Willy en actes. Heureusement, ceux-ci demeurèrent purement fantaisistes, mais nous savons que le même processus pouvait conduire Willy à commettre le pire depuis que son désir de chair humaine était devenu impérieux. On avait eu beaucoup de chance et Willy était le seul à en mesurer l’ampleur. Il n’avait encore tué personne, mais il eût commis l’irréparable si la scène n’avait pas tourné au burlesque enchantement à la rencontre de l’hallucination et de l’erreur d’appréciation.
La nuit était presque achevée. Seule Isadora retourna se coucher. Et les autres protagonistes (moi excepté puisque j’étais rentré chez moi à Boston) s’étaient séparés pour réfléchir à leur situation. Les Gravestein n’avaient pas abordé la question de mon invitation aux funérailles de leurs parents, amis de toute la vie. Étant d’un naturel conciliant et peu enclin aux discussions portant sur la vie privée et ses secrets, je m’étais éloigné après avoir pratiqué les soins nécessités tant par le policier que par Elisa qui était, c’est le moins que je puisse dire, choquée par sa chute dans le cercueil. Ce fut d’ailleurs qui replaça le cadavre dans sa position initiale. Il émettait une étrange odeur poivrée, mais les pratiques thanatologiques ne sont pas de mon ressort.
La question restait posée, toujours avec la même acuité : Que cherchait ce policier ? Curieusement, les Gravestein ne l’interrogèrent pas et interrompirent les questions que posait Willy Li Lee. Peter Habenfried, informé par Arsen Nesra lui-même qu’il était étranger à ses recherches, n’insista pas et se gava de nourriture et de boissons sans être écouté une seule seconde. Willy Li Lee se coucha sans renoncer à son projet de goûter au cadavre de madame Gravestein. C’était prendre un risque considérable, car le policier, en principe amateur de paperasses et de paresse bureaucratique, n’en était pas moins formé pour mettre son nez dans les trous, les brèches et les cassures provoquées par les incohérences, les apories et les paradoxes.
Willy n’avait pas laissé tomber le morceau de viande poivré à l’excès. Il regretta même toute la nuit d’avoir été contraint d’en jeter la sinistre pâtée à laquelle le pied d’Arsen Nesra l’avait réduite. Le torchon, déjà couvert de sang et de graisse, fit son office et le tout fut discrètement placé sous le cadavre de madame Gravestein. Cette discrétion extrême intrigua d’ailleurs Peter Habenfried descendu à peine une demi-heure après le départ du docteur Frankreich. Il vit Willy remonter, la tête agitée de rotations rapides et le pied en pointe sur le tapis de l’escalier. Il entra dans la cuisine pour boire de l’eau, ce qui provoqua une intense grimace, mais il avait soif et devait impérativement récupérer toute sa conscience en prévision de la cérémonie du lendemain. Le soleil montrant le bout de son nez derrière les carreaux d’un vasistas, il s’aperçut qu’en fait il devait être fin prêt à sept heures. Il était six heures et demie. Il se sécha les lèvres à un torchon qui sentait le poivre et remonta illico dans sa chambre. Et en effet, à sept heures, Elisa Gravestein descendit les marches du perron, apparemment satisfaite de trouver son croquemort au garde-à-vous devant le fourgon rutilant.
« Il va faire beau, dit-elle en souriant. Votre collègue n’est pas levé ?
— C’est que… Il n’est pas exactement mon collègue, bien que la maison Eliphas l’emploie… Je monte le prévenir ! »
D’un bond, Peter franchit l’allée jusqu’au perron. On entendit sa voix dans l’escalier. Elisa Gravestein jeta un œil dans un rétroviseur extérieur. Le lieutenant Arsen Nesra, qui revenait d’une promenade dans le parc, en profita pour vanter sa beauté, mais Elisa Gravestein ne comprit pas qu’il parlait d’elle et non pas du parc. Elle tendit son bras pour montrer les chevaux qui pâturaient sur une hauteur à la limite d’un bois gris et sombre. C’est dans cette position que Willy Li Lee la surprit :
« Je ne dormais pas, dit-il rapidement. J’attendais pour…
— Oh ! Mon Dieu ! Isadora ne s’est pas réveillée. La pauvre vieille n’a pas l’habitude d’être sollicitée en pleine nuit. Vous allez mieux, monsieur Lee ?
— C’est à vous qu’il faut le demander, mademoiselle…
— Et Arsen donc, qui boite comme un ancien combattant et veut voir les chevaux de plus près !
— Mais je les ai vus, Elisa ! Je les ai vus.
— Pas d’aussi près que vous dites ! Montez-vous à cheval, monsieur Lee ? Et vous, monsieur…
— Peter… Peter Habenfried. De la Maison Eliphas. »
Elisa Gravestein n’attendit pas que Peter achevât sa présentation. Elle disparut sous le porche en criant à tue-tête le nom d’Isadora. Les trois hommes se toisèrent. Arsen Nesra souleva un peu une jambe de pantalon pour donner à apprécier le bandage que le docteur Frankreich avait appliqué à ce qui était peut-être une entorse.
« Je ne savais pas que vous aimiez le pâté, dit-il à Willy.
— Tout le monde aime le pâté, rétorqua Willy.
— Même les chiens ! » lança Peter Habenfried.
Le regard du lieutenant le fusilla puis revint aux mains que Willy retenait dans ses poches.
« Vous ne nous avez rien dit de votre enquête, dit ce dernier. Vous n’êtes pas invité. Mademoiselle Elisa m’a confié qu’il n’y aurait pas d’invités. C’est une bizarre façon de faire, vous ne trouvez pas ?
— Je suis comme vous, les amis, dit le policier en couinant entre les mots. Je suis employé, voilà tout. Et je fais mon travail.
— Tandis que moi, fit Peter Habenfried, je travaille sans être employé !
— Vous ne dites pas que vous avez été payé, grogna Willy. Tandis que moi, tintin ! »
Le policier ouvrit sa grande bouche pour dire quelque chose, mais Elisa Gravestein revenait. Il demeura ainsi, bouche bée, jusqu’à ce qu’elle arrivât à leur hauteur. Le petit déjeuner était prêt. Willy Li Lee eut un haut-le-cœur.
« Vous ne mangez pas de viande, peut-être ? dit Daniel Gravestein. Je ne me souviens pas de vous en avoir vu goûter hier soir au dîner.
— Je ne suis pas végétarien, répondit Willy Li Lee. Et hier soir, j’ai mangé de la viande. Un peu trop, peut-être. Je vais m’en passer ce matin…
— Tartines beurrées et confiturées, lança joyeusement Isadora en versant du lait chaud dans le café de Willy.
— Je me demande bien qui lui a mangé son oreille, » siffla Peter Habenfried dans l’oreille de son voisin.
Celui-ci n’était autre que le lieutenant Arsen Nesra. Willy le vit planter sa fourchette dans le bacon trop grillé, mais la bouche du policier ne commenta pas la provocation de Peter Habenfried que Willy avait parfaitement entendue. Il était impossible que Daniel Gravestein fût à ce point atteint de surdité. Elisa rêvassait en suçant un de ses doigts.
« Il est vrai que je ne suis pas très famille, » fit Daniel Gravestein.
Ce propos avait-il un rapport avec son oreille manquante ? Ou avec l’autre. Willy remarqua qu’il tournait légèrement la tête de ce côté vers celui qui parlait, mouvement presque imperceptible qui faisait saillir une veine du cou. Peter Habenfried avait peut-être raison de s’intéresser à ces oreilles, l’une comme l’autre. Il y avait de l’histoire familiale là-dessous. D’ailleurs, les oreilles d’Elisa Gravestein étaient entièrement cachées par sa coiffure. Des Gravestein, une seule oreille était visible. Et elle appartenait au frère qui s’en servait pour filtrer le contenu des conversations. Elisa sortit de son rêve, si c’en était un.
« Nous placerons les deux cercueils à l’entrée, dit-elle, péremptoire. Ils resteront là toute la journée.
— C’est tout ? » fit Willy Li Lee.
Peter Habenfried s’agitait.
« Ce que veut dire mon collègue, dit Willy, c’est que nous ne pouvons rester jusqu’à demain…
— Vous êtes payés pour ça ! » beugla la demoiselle.
Willy s’empourpra. Il ouvrit la bouche pour exprimer sa stupeur relative au fait que si Peter Habenfried avait bien été payé, lui, Willy Li Lee, ne pouvait pas en dire autant et d’ailleurs ne le disait pas. Il voulait voir les cercueils enterrés avant de revenir au bercail.
« Il est vrai que je ne suis pas très famille, » répéta Daniel Gravestein.
Il donnait l’impression de suivre un chemin parallèle à celui qui conduisait Willy à l’asile. Restait à savoir où il allait avec une seule oreille pour conseillère. Willy fit tomber une goutte de confiture sur la nappe immaculée. Instinctivement, son petit doigt la recueillit et la déposa sur un bout de langue dont Daniel Gravestein apprécia le carné. Un échange de regard avec le propriétaire de ce rose parfait le renseigna sur ce qui lui en serait cédé s’il se montrait à la hauteur de l’enjeu.
« Nous ferons ce que tu souhaites, dit-il, quittant les yeux de Willy. Et nous essaierons de passer une nuit plus tranquille que celle qui vieb¡nt de nous secouer tous autant que nous sommes.
— À qui le dites-vous, monsieur Daniel ! » s’écria Isadora qui revenait avec un pot de lait fumant.
Willy ne refusa pas cette chaude onctuosité. Peut-être fallait-il y retrouver celle du sang frais, mais il n’y avait jamais goûté, n’ayant pas… pas encore tué quelqu’un de… frais. La deuxième oreille de Daniel Gravestein l’attirait impérativement. Il en observait tous les frétillements, les changements de ton toujours dans la même couleur violacée et ce qu’il imaginait de perceptions troublées par il ne savait quel rêve secret jalousement gardé. La folie donne des signes, puis les reprend.
Willy et Peter procédèrent au placement des cercueils selon les indications strictes d’Elisa Gravestein. Et tout le monde s’en alla dans les prés pour cueillir des fleurs. Daniel Gravestein répétait sa sentence sans se lasser. Le soleil brillait dans un ciel parfaitement bleu. Peter Habenfried y vit un signe. Un de plus, pensa Willy qui arrachait des fleurs à un buisson qui parut content d’en être débarrassé. L’enthousiasme du lieutenant Arsen Nesra n’était pas évident, mais il en assura Elisa Gravestein qui devenait de plus en plus autoritaire, sans doute irritée par la stéréotypie de son frère, bon cueilleur, mais piètre compagnon. On revint de cette équipée les bras chargés de fleurs et de verdure. Tout fut alors agencé par la demoiselle qui n’accepta aucune critique. À midi, les cercueils baignaient dans une mare végétale pour le moins anarchique. On se mit à table.
Willy ne put retenir un gémissement. D’aucuns crurent à un mal d’estomac. D’autres se plaignirent aussi. Et un seul s’en tint à un cri de joie en voyant Isadora apparaître en tablier de riche dentelle, portant un plateau de viandes rosies au feu de bois. Une bouteille valsa, prise de vertige. Une autre dépassa la mesure. Et enfin, les uns repus et Willy fou de douleur, le repas s’acheva devant la télévision où un crime sexuel était analysé en profondeur par le sentiment tragique de la vie.
Il était temps de s’adonner au rite de la sieste. Willy ne se fit pas prier. Il monta dans sa chambre tandis que d’autres se jetaient à plat ventre sur le gazon. Enfin seul, il hurla dans son oreiller. S’il ne remettait pas la main sur le petit pâté de la nuit dernière, il deviendrait fou avant la prochaine. Mais les cercueils étaient fermés. Il avait lui-même remis les deux petites clés d’or à Elisa Gravestein qui les avait empochées. Forcer la serrure n’était pas une bonne idée. Et Willy n’en avait jamais crocheté. Ainsi, le destin, le Diable ou peut-être même Dieu le condamnait à tuer quelqu’un pour lui arracher au moins une bouchée de sa précieuse chair. Mordre quelqu’un de vivant ne pouvait donner lieu qu’à un procès immédiat, avec des conséquences judiciaires inévitables. Quant à la viande animale, elle ne lui inspirait plus qu’un profond dégoût. Son cerveau le tenait !
Mais la vie est bien faite quelquefois, à croire qu’on en est soi-même le maître d’œuvre. Comme les autres, y compris sa sœur, ronflaient maintenant sur le gazon inondé de soleil d’automne, Daniel Gravestein gravit le mur de lierre qui couvrait toute la façade ouest. Les fenêtres y jouaient des reflets de leurs innombrables carreaux, mais il n’était pas encore temps de briller de tous leurs éclats. Il ne monta pas à la verticale, car le lierre n’arrivait pas à la fenêtre de la chambre de Willy. Il dut grimper à la perpendiculaire la plus épaisse, puis atteindre la fenêtre par le côté. Un petit balcon facilitait ce genre d’intrusion. Il n’eut qu’à écarter le rideau pour entrer sans bruit.
Willy Li Lee ne dormait pas. Il avait observé la manœuvre de Daniel Gravestein à travers le rideau, puis il s’était couché en se demandant s’il ne rêvait pas.
« C’est à propos de l’oreille ? » demanda-t-il timidement quand Daniel s’assit au bord du lit.
Ce dernier répondit affirmativement en arrondissant ses lèvres. Il tourna alors la tête et ses doigts écartèrent les mèches pour donner à voir son unique oreille. Willy eut une érection de bon augure. Était-il possible de ne pas couper l’oreille ? De la manger à même le crâne ? Comment cela s’était-il passé la première fois ? Il posait toutes ces questions sans attendre leur réponse et Daniel Gravestein souriait comme s’il était heureux que Willy eût compris l’essentiel de son désir. N’avait-il pas lui-même saisi le sens des nausées dont Willy avait donné à table le spectacle navrant pour les autres et tellement prometteur pour lui ?
« Il est vrai que je ne suis pas très famille, dit-il encore.
— Que dois-je comprendre ? réussit à gémir Willy.
— Elle ne me fera plus de mal ! » grogna Daniel Gravestein.
Il se pencha. L’oreille sentait la savonnette. Toutes les salles de bain de la demeure étaient parfumées à la lavande. Willy entra le bout de sa langue dans cet orifice. De petits poils fraîchement raccourcis la chatouillèrent. Il frissonna. La main de Daniel Gravestein s’agitait dans son slip, mais il ne ressentait rien à cet endroit-là. Son cerveau avait les moyens de la jalousie. Il frémissait dans sa langue. Les dents effleurèrent le pavillon. Le cœur y battait, celui de Daniel Gravestein. Et maintenant ? pensa-t-il.
S’agissait-il de mordre ou de sucer ? Cette oreille était-elle la chair vivante d’un humain ? Ou bien n’était-ce que le succédané le la sucette que Daniel proposait à l’étranger pour en jouir avec lui ? Quelle confusion ! Et quel scandale s’il l’arrachait avec les dents, la mastiquant ensuite sous quel regard ? Ravissement du supplicié volontaire ? Ou horreur et incompréhension de l’enfant attardé qui ne cherchait qu’à satisfaire un plaisir innocent ? Willy était paralysé par son propre cerveau. Il n’était pas encore tout à fait fou, sinon il aurait sectionné cette oreille et il l’aurait dégustée comme le premier plat servi tout frais.
Plus bas, malgré une érection fort appréciée de Daniel Gravestein, le plaisir tardait à venir et la main fatiguait. Willy chercha alors l’entrejambe de son partenaire. Il bandait lui aussi. Il caressa et, ce faisant, sa bouche abandonna l’oreille. Aussitôt, Daniel Gravestein hurla comme si elle lui avait été arrachée. Les mains cessèrent leurs jeux. Daniel Gravestein était debout au pied du lit, hurlant comme un possédé, les mains étreignant sa tête en proie à d’effrayantes grimaces. Willy éprouva lui aussi le besoin de crier, mais il était plus urgent de sortir de cette chambre et de commencer à réfléchir à une explication crédible. Justement, Elisa Gravestein montait, soulevant sa robe jusqu’à mi-cuisse. Au pied de l’escalier, Peter Habenfried et Arsen Nesra se concertaient tranquillement. Willy croisa Elisa Gravestein sur le palier et descendit l’escalier sans répondre à ses questions. Une porte claqua. Les cris cessèrent. On n’entendait plus que la rumeur d’une conversation où la voix d’Elisa Gravestein s’imposait aux borborygmes de son frère. Heureusement, il ne s’était rien passé.
Peter Habenfried n’était pas de cet avis.
« Vous ne me ferez pas croire qu’il a crié uniquement pour vous faire peur, dit-il tandis que les trois hommes revenaient sur le gazon.
— C’est un peu bancal comme explication en effet ! fit le lieutenant.
— C’est pourtant ce qui s’est passé ! » grogna Willy.
Et il se lança dans une explication plausible à son avis. Peter et Arsen écoutèrent jusqu’au bout sans interrompre un Willy Li Lee bourré d’inspiration. Il les tira même au pied de la façade ouest pour leur montrer les dommages causés au mur de lierre par l’ascension de Daniel Gravestein. Celui-ci était justement en train de les regarder. Ils s’égaillèrent comme des mouches, chacun de son côté.
Elisa Gravestein retrouva Willy dans le premier enclos. Deux chevaux y recevaient ses caresses. Elle se contenta de s’asseoir sur la barrière pour l’observer. Il ne la voyait pas. Et il parlait aux chevaux. Il avait le même don que Daniel. Et il était tombé dans le piège que ce dernier lui avait tendu. Ce n’était pas la première fois qu’un tel incident arrivait. Elisa n’avait aucune envie de s’expliquer. Elle souhaitait seulement que Willy Li Lee acceptât ses excuses. D’ailleurs elle vit la Porsche de Daniel remonter le chemin avant de disparaître dans le bois environnant l’orgueilleux portail de Gravestone.
Willy se retourna. Elisa lui apparut en contre-jour. Le soleil déclinait derrière elle, rouge et noir, au-dessus des arbres bordant l’allée principale. Elle lui souriait. Il n’avait pas compris que Daniel était parti et qu’elle s’en moquait. Il caressa encore les chevaux puis s’approcha d’elle. Elle portait un jean maintenant. Il s’aperçut qu’il ne souffrait plus. Son cerveau avait peut-être apprécié l’illusion du repas promis par l’ambiguïté de la situation. Elle lui prit la main qu’il tendait.
« Daniel est reparti à New York, dit-elle. Nous passerons la nuit sans lui. »
Elle le poussa en riant vers la maison. Il gloussait sans cesser de s’inquiéter de la prochaine crise. Il y aurait toujours quelqu’un pour le mettre sur la mauvaise voie. Et son cerveau finirait par ne plus se laisser avoir. Moment crucial. Définitif.
Le lendemain matin, à la première heure, le lieutenant Arsen Nesra accrocha son chapeau chez le docteur Aloysius Frankreich (moi), à Boston. Comme il s’appuyait sur une canne ayant appartenu à Georges Gravestein, je lui en fis la remarque. Il était déjà assis dans le meilleur de mes fauteuils (le mien). Je le recevais dans mes appartements privés. Il réclama un verre, le reçut sans remerciement et en avala une bonne moitié qu’il se mit à contempler à la lumière des rideaux. Le soleil se levait à peine. Sa jeune lumière dorait la partie orientale de ce salon toujours fermé à double tour côté porte. La terrasse s’ouvre sur une baie vitrée et donne sur la propriété voisine, une ruine d’incendie datant de mon enfance. J’ai toujours vécu à Boston.
« Monsieur Gravestein fils est retourné chez lui, dit Arsen Nesra.
— Dois-je comprendre qu’il a encore causé des problèmes ?
— Vous comprenez bien, docteur. Preuve que vos traitements laissent à désirer.
— Elisa a été fortement secouée par votre chute. Je lui ai prescrit un calmant. Et votre cheville, où en est-elle ?
— C’est un coup de chance que Lee ait eu l’idée de venir.
— Vous fumez la pipe, je crois ? »
J’allumai le premier cigare. Arsen Nesra se resservit. Il avait les yeux fatigués et la bouche ouverte. La prudence lui avait conseillé une nuit de veille. Il avait besoin d’un café et buvait mon whiskey.
« La paperasse, fit-il. Un trésor de bonnes affaires. Et je ne fais chanter personne.
— C’est heureux !
— Je ne cherche que la justice en toute chose. La vie est un sacré merdier quand on y pense.
— Pourquoi en voulez-vous à ce Willy Li Lee ? Il ne fait de mal à personne.
— Il en fera tôt ou tard. Je ne parle pas du préjudice moral.
— Oh… Un petit morceau de temps en temps… Qui en souffre à part vous ? Si j’avais su, je n’aurais pas remis cette note à vos services. Ne l’ont-ils pas enterrée à peine reçue ?
— C’est exactement ce qu’ils ont fait. Et pourtant, votre ami Gravestein avait de l’influence.
— Georges ne prétendait rien d’autre que me rendre service. Et ce, relativement aux troubles qui affectent ses deux enfants.
— Que faisait-il à Somestone cette nuit-là, la nuit de l’accident ?
— Il allait… questionner monsieur Lee…
— À propos de quoi ?
— Il voulait savoir… le cannibalisme…
— Et comment savait-il au sujet de Lee ?
— Je lui en avais parlé… Voilà ! Maintenant, vous savez tout.
— Pas tout à fait… Comment saviez-vous, vous, que Lee avait un problème d’alimentation ?
— Willy Li Lee est en quelque sorte mon personnage… Je n’en dirai pas plus !
— Il faudra pourtant que je sache. Je n’aime pas beaucoup les zones d’ombre. Ceux qui les produisent ont plus de choses à se reprocher que ceux qui s’y cachent.
— Vous n’en saurez pas plus.
— Sinon que votre ami Georges Gravestein avait trop parlé à monsieur Lee.
— Il était désespéré… Il cherchait une explication à la malédiction qui l’affectait à travers ses enfants. Il s’est confié… en espérant une complicité.
— Et il se tue en bagnole à deux pas de chez son maître chanteur…
— Qu’allez-vous imaginer ?
— Quelque chose de sans doute plus banal que vos… créations, docteur. »
Arsen Nesra se leva et écarta légèrement les rideaux. La lumière crue creusa instantanément son visage d’innombrables fissures. La couperose envahissait les joues et le nez. Sa lèvre supérieure retombait sur ses dents et le menton, en retrait, était agité de petits spasmes rapides. Je ne m’étais pas adressé à cet homme. J’avais cru, en informant la police de Somestone de ce que je savais de Willy Li Lee, que j’aidais mes amis Georges et Susan Gravestein, et par là même leurs enfants. Pouvais-je m’imaginer qu’un rond-de-cuir paresseux et inutile allait mettre la main sur ce dossier classé sans suite ? On ne mesure jamais assez l’ambition qui croupit dans l’esprit d’un minable comme l’eau au fond d’un puits abandonné. Et maintenant ce type s’invitait chez moi pour me faire la leçon et me tirer les vers du nez. Personne ne saura jamais ce qui me lie à Lee.
Quand Arsen Nesra sortit de chez moi, ma bouteille avait perdu la moitié de son bien. J’en avalai une gorgée à même le goulot. Et je repris ma place dans mon fauteuil. Il avait conservé la chaleur tremblante du policier. Mon cigare donna des signes d’agonie et je le jetai négligemment dans un cendrier. Je déteste cette odeur de cendre froide.
Pour tout dire, je n’étais pas invité aux funérailles de mes amis. La raison était claire : leurs enfants commençaient à se venger de mes indiscrétions. Je devrais exclure Daniel de ce complot. Il n’agissait que sous l’influence de sa sœur. Et quand il ne la subissait plus, il se livrait sans retenue à son délire. Jusqu’à ce qu’elle le chassât, comme cela venait d’arriver, ou qu’elle convainquît le vieux Georges de le faire enfermer, ce qui ne pouvait plus arriver. Et le cœur de Susan avait fini par casser.
D’ordinaire, les gens s’entretuent pour l’argent, la propriété et la jouissance. Elisa Gravestein aimait le pouvoir. Et elle avait réussi, par l’intermédiaire de je ne sais toujours pas quel plan diabolique, a attirer Willy Li Lee dans son domaine de Gravestone et à en écarter celui qui pouvait troubler son projet au point de le faire capoter. Il ne me restait plus qu’à me demander comment elle comptait utiliser ce Peter Habenfried qui ne brillait que par sa médiocrité de petit employé en instance de chômage. Il devait avoir son importance. Elisa n’a jamais agi sans calcul. Je ne l’ai même jamais vue se laisser surprendre par l’imprévu. Ce qu’elle attendait du lieutenant Arsen Nesra n’était certes pas une simple arrestation avec un enfermement psychiatrique de monsieur Lee à la clé. Il était peut-être temps pour moi de prendre des vacances. Mais connaissais-jeune seule personne qui rêvât d’en profiter en ma mélancolique compagnie ?
À Gravestone, Peter Habenfried attendait toujours qu’une cérémonie eût lieu. Midi approchait et Elisa Gravestein n’était toujours pas descendue, à croire qu’elle se livrait à une douce grasse matinée, seule dans son lit avec sa beauté nue. Il avait utilisé son téléphone portable pour se renseigner sur le cours des évènements qui affectaient la maison Eliphas. Il avait même songé à quitter l’État avec le fourgon pour aller fonder sa propre maison dans un endroit discret pas trop loin du désert. Il avait encore le temps de demander conseil à Willy Li Lee, lequel manquait aussi à l’appel du matin. Quant au lieutenant Arsen Nesra, il était parti en promenade, pipe aux dents et canne en main. Peter Habenfried l’avait vu, de la fenêtre de sa chambre, disparaître au bout de l’allée principale. Le soleil dardait de durs rayons sur les épaules du policier qui semblait accuser le coup. Il avait diminué d’une bonne tête depuis sa glissade sur le petit pâté que monsieur Lee avait laissé traîner sur le sol. La douleur qui étreignait sa cheville paraissait avoir remonté le long de sa jambe. Elle affectait maintenant le dos. Et celui-ci se courbait, donnant à la canne toute sa tragique importance.
Peter Habenfried, qui ne restait jamais longtemps sans rien faire, et qui travaillait quand il ne s’amusait pas, profita de cette relative tranquillité pour astiquer les chromes du fourgon funéraire. Il aimait traquer le soleil dans ces miroirs. Il passa une bonne heure à s’activer, travaillant et jouant en même temps, pendant que Willy Li Lee l’observait à travers un carreau du salon. Isadora n’était pas apparue. La cuisine ne révélait aucun signe d’activité matinale. Elle sentait encore le pin de la lessive de la veille. Willy avait commencé à manipuler la cafetière, mais son fonctionnement était compliqué par un écran aux signes aussi obscurs que des hiéroglyphes. Personne n’était levé. Pourtant, l’escalier frémit sous son épais tapis. Ou alors c’était la main du lieutenant Arsen Nesra glissant sur la rampe. Willy ne se signala pas. Il ne suivit pas le policier malgré la fébrile curiosité qui l’agitait. Ce matin, il n’avait envie que de café. Et dehors, Peter Habenfried, qui s’activait comme une soubrette, avait l’air de s’en être passé lui aussi. Il avait l’air plutôt mort que vivant. Mais était-ce là une plaisanterie au goût que cultivait ce triste frère suçon de la bourgeoisie ?
Il faut dire que le terrible désir qui embrasait Willy Li Lee avait été apaisé pendant la nuit. Cette fois, il ne laissa pas tomber un petit pâté. Comme il s’y attendait, le lieutenant Arsen Nesra était descendu plus d’une fois pour jeter un œil inquisiteur sur les cercueils. Mais Willy apprenait vite. Son intelligence savait profiter de l’expérience même la plus cuisante. Il profita d’un intervalle pour découper un filet dans la cuisse généreuse de Susan Gravestein. La clé ? Ah, oui… la clé. Comment procéda-t-il pour ouvrir ce cercueil dont il ne possédait pas la clé ?
Et bien, le plus simplement du monde. Il tua Elisa Gravestein. Voilà comment s’expliquait sa grasse matinée. Peter Habenfried eût-il apprécié cette saine explication ?
Isadora, alertée par les cris qu’Elisa Gravestein poussait dans l’oreiller, subit le même sort, mais par fracture du rachis cervical.
Willy allait tuer tout le monde, comme Ubu.
Peter Habenfried était trop costaud pour espérer le tuer à mains nues. Le lieutenant Arsen Nesra emportait-il son arme de service en promenade ? Willy fouilla sa chambre et trouva le 38 Special sous l’oreiller. Il en vérifia le chargement et ôta le cran de sécurité. Sans silencieux, le coup de feu, en admettant qu’un seul suffît à neutraliser Peter Habenfried, effraierait les chevaux, ce qui ne manquerait pas d’intriguer le voisinage. Willy ignorait que celui-ci n’était composé que d’animaux assez craintifs pour ne pas ameuter d’autres prédateurs.
Il fallait agir avant le retour du lieutenant. Et ne pas brûler toutes les cartouches. Trois au maximum, pensa Willy. Il se servirait du coussin comme silencieux. Elisa Gravestein avait peu bavé. Il était encore souple et épais. Pourtant, Peter Habenstein se demanda ce que Willy Li Lee fabriquait avec un coussin. Il le vit sortir du porche, le coussin sur le ventre, sans main et portant des lunettes de soleil. Il avait oublié de se chausser. Peter Habenfried trouva cela bien étrange. Cela ne sentait pas la mort. Mais cela avait l’air anormal. Il laissa tomber sa peau de chameau, se redressant lentement pour prendre le temps de réfléchir. Ce Willy Li Lee ne lui avait jamais inspiré confiance.
Le lieutenant Arsen Nesra eut beaucoup de chance. Avec six balles dans le corps, Peter Habenfried respirait encore. Il était secoué par une peur si intense que le docteur Aloysius Frankreich recommanda aux ambulanciers de l’attacher solidement. Willy Li Lee était en fuite. Il n’irait pas loin à bord du fourgon funéraire.
« Il faut prévenir le frangin, dit le lieutenant quand il se retrouva seul avec le docteur.
— Je le préviendrai moi-même, dis-je. C’est un cas médical.
— J’ai merdé, je sais, » grogna le lieutenant.
La maison étant mise sous scellés, je l’invitai à passer la nuit chez moi. Il aurait tout le temps de penser à son navrant échec face à l’imprévisibilité du diabolique Willy Li Lee. Mais je ne l’avais pas prévenu. Il accepta mon invitation dans la seule intention de me tirer les vers du nez.
« Qui va s’occuper des chevaux ? s’inquiéta-t-il en s’installant dans ma voiture.
— Pas Daniel en tout cas. Il n’a jamais aimé les chevaux.
— Il va en hériter pourtant.
— Elisa a perdu.
— Comment comptait-elle utiliser Peter Habenfried contre monsieur Lee ? »
La nuit était tombée quand nous arrivâmes à Boston. Arsen Nesra acheva ma bouteille et en demanda une autre. J’avais assez de bouteilles pour le tuer avant la fin de la nuit.
Trois jours plus tard, Daniel Gravestein s’arracha son unique oreille et la donna à manger au chien du gérant du motel où il vivait depuis qu’il avait quitté Gravestone. La police, occupée à martyriser un couple d’émigrés clandestins, manqua de peu de l’arrêter. Les trois cadavres Gravestein furent inhumés le même jour dans le caveau familial. La police posta un agent dans le cimetière, un autre à Gravestone et un troisième dans une voiture banalisée garée en face de mon cabinet. Le lieutenant Arsen Nesra était retourné dans son bureau paperassé de Some Stone après m’avoir recommandé de tout dire. Willy Li Lee tuerait encore et ce serait à cause de moi. La justice apprécierait sans aucun doute mon silence dans le sens d’une complicité.
« Il vous faudra alors expliquer les raisons de cette complicité, conclut-il en connaisseur du système. Je vous souhaite bien du plaisir. »
Je ne devais plus le revoir. Il n’assista pas aux funérailles. En l’absence du seul membre de la famille Gravestein, la cérémonie se passa des habituelles fioritures. Je ne sais même pas qui a empoché toutes ces clés, celles des cercueils, dont le nombre était évalué à une douzaine, et celle du caveau. Les Gravestein avaient le culte de la clé.
Peter Habenfried avait été transporté à Somestone. Il y vivait une existence végétative en attendant que quelqu’un décidât de le débrancher. Je ne sais pas où a fini la bonne Isadora. Il ne me restait plus qu’à retrouver Daniel Gravestein et à tomber par hasard sur Willy Li Lee.
Ma nouvelle situation se prêtait à une célébration. Je me saoulai pendant six jours, récupérant toute ma conscience professionnelle au bout de six autres jours. A-t-on idée de se mettre dans des états pareils ? Je vous affirme que oui. Monsieur Lee pouvait toujours s’en prendre à ma vie alors que j’y tenais encore. Quant à Daniel Gravestein, je m’attendais à le voir surgir à tout moment pour exiger un traitement plus efficace. On se demande pourquoi les malades reviennent toujours alors qu’on n’a rien fait pour eux. Cette question dépasse, et de beaucoup, mes compétences et même mon ambition.
Je ne repris pas le cours habituel de mon existence. Comme je le disais, mes clients trouvèrent porte close pendant près de deux semaines. Ensuite, je pris un billet pour une destination secrète et je ne remis plus les pieds à Boston. Avouerais-je ici qu’avant de disparaître, j’eus la curiosité de jeter un œil sur la maison de Gravestone. Je m’y rendis la nuit. J’étais parfaitement dessaoulé, mais j’avais emporté une bonne bouteille à peine entamée. Et, par un scrupule redoutable, je n’avais pas oublié mon S&W. La main gauche au goulot, la droite sur la crosse, il m’en manquait une pour me secouer. Jamais je n’avais autant tremblé de plaisir. Et ce n’était pas celui qui affecte le meurtrier, ou le nécrophage dans le cas de monsieur Lee. J’avais peur d’être la victime et cette angoisse me procurait un plaisir si intense que j’en bandais. Personne n’est parfait.
Curieusement, l’allée principale était éclairée par ses vieux réverbères qui abritèrent jadis la flamme nourrie d’huile de baleine. Comme j’avais dû escalader un portail qui, du vivant des Gravestein, était toujours resté ouvert, je m’attendais à rencontrer quelqu’un. Mais qui ?
Si je vous disais que je pensais à la mystérieuse personne, forcément étrangère à la famille Gravestein, à qui avaient été confiées les clés, tant du cimetière que de la demeure ? Cette pensée mettait en désordre toutes les autres. Il était évident que la maison n’était gardée que par un agent de police. Le lieutenant Arsen Nesra m’avait avoué ce secret de Polichinelle. Si j’arrivais au bout de cette longue et lumineuse allée, je tomberais nez à nez avec un fonctionnaire formé pour neutraliser le moindre intrus. Je progressais à quatre pattes derrière la haie de troènes. N’étais-je pas en train de craindre que je ne fusse venu que pour avoir le plaisir de me faire arrêter ? J’eus alors le malheur de vider ma bouteille. Je dis malheur, non pas parce que ce whiskey m’exposait à l’erreur, mais parce que j’allais inévitablement en manquer. Je ne pouvais tout de même pas tirer sur ce flic ! J’avais trompé la vigilance de son collègue sans lui tirer une balle dans la tête.
Mais de flic, nada. Les alentours de la maison étaient vaguement éclairés par des veilleuses au ton bleuté. Le porche était plongé dans une obscurité sans défaut. Le policier dormait peut-être dans cette ombre. Ou il m’avait déjà vu. Et pour alimenter mon imagination, je distinguais nettement une lueur derrière ce qui me semblait être les rideaux du salon principal. Était-ce le brasier d’une cigarette ? Le reflet d’une autre lumière plus significative ? L’ombre du porche m’obsédait à force de ne rien contenir d’autre que les produits de mon imagination.
Si la justice (qui d’autre) avait confié les clés à quelqu’un et que cet obscur personnage habitait déjà sa nouvelle acquisition, pouvais-je espérer qu’aucun policier n’en gardait la mystérieuse entrée ? Derrière le rideau, ce n’était pas Daniel Gravestein qui m’observait ou, plus prosaïquement, se livrait à une occupation étrangère à ce que je tentais de deviner. La paralysie gagna tous mes membres. Pourtant, j’avais posé le pied ou la main sur un ventre mou !
Je tombai alors à la renverse. Ma chute fut heureusement amortie par un buis que j’écrasais sans un cri. Mais la douleur qui se propageait dans mon crâne avait une autre explication. On venait de m’assommer !
Je retrouvai mes esprits dans un fauteuil. Je reconnus tout de suite le salon intime qu’Elisa réservait à ses activités sexuelles. Je n’ignorais pas que sa nymphomanie la conduisait à consommer de l’homme à haute dose, si je puis dire sans trahir le secret médical. Je m’attendais donc à la voir paraître, nue et merveilleuse, pour enfin abuser de ce corps qui n’a jamais connu que la caresse de mes propres mains.
Le lieutenant Arsen Nesra était dans son bureau quand on lui annonça que le docteur Aloysius Frankreich avait été surpris en train de rôder autour de la maison des Gravestein. L’agent chargé de la surveillance l’avait assommé, pensant avoir affaire à Willy Li Lee ou Daniel Gravestein qui étaient considérés comme de dangereux personnages. On ne pouvait donc pas lui en vouloir d’avoir salement amoché le crâne du docteur. C’était miss Faloche qui annonçait cette étonnante nouvelle. Elle s’en grattait encore les fesses, car elle n’ignorait pas que le lieutenant avait fréquenté ces gens-là. Enfin, elle en avait entendu parler. Et maintenant, le Citizen Of Somestone reprenait la nouvelle dans le seul but d’évoquer la troublante personnalité de Willy Li Lee, toujours en fuite.
« Qu’est-ce qu’ils en ont fait ? demanda le lieutenant à la miss.
— Il paraît qu’il a perdu la boule, dit-elle sans cesser de mastiquer sa gomme. Ils l’ont enfermé, tu parles ! Si on enfermait tous les dingues, on n’aurait que des vacances. Et je sais bien ce que j’en ferais, moi, des vacances ! »
Arsen Nesra n’était plus sur l’affaire. Il pensait même l’avoir oubliée. Trois mois avaient passé et voilà que le troublant docteur Aloysius Frankreich refaisait surface. Avec Peter Habenfried, qui survivait dans le coma, et Daniel Gravestein, le docteur était un des survivants du « Massacre de Gravestone ». Willy Li Lee et Daniel Gravestein étaient toujours en fuite, Dieu seul savait où. Arsen Nesra se sentait encore partie prenante dans l’affaire. Après tout, ne s’était-il pas foulé la cheville en glissant sur un mystérieux pâté à l’odeur poivrée ?
L’article du Citizen Of Somestone était un ramassis de sensations fortes et de spéculations toutes plus horribles les unes que les autres. Son auteur n’avait pas une seule fois mis le doigt sur quelque chose de significatif. Le docteur Aloysius Frankreich en savait beaucoup, lui. Et personne n’avait encore songé à lui tirer les vers du nez. Mais c’était l’affaire de la police de Boston. Et Arsen Nesra ne connaissait personne d’assez intelligent dans cette police pour mettre fin à la cavale dangereuse de Willy Li Lee et sauver Daniel Gravestein d’une décision de justice le déshéritant au profit de la société. On parlait vaguement d’un liquidateur. Arsen Nesra chercha son nom à l’aide de sa souris. Il agissait sans passion. Il n’y avait personne à aimer dans cette histoire depuis qu’Elisa Gravestein pourrissait dans sa niche.
À force de recherche, et avec la complicité de la gentille souris, il trouva le nom de celui qui avait reçu les clés de Gravestone. Il était même précisé qu’il était en possession de celles qui ouvraient le caveau familial des Gravestone ainsi que tous les cercueils qui s’y trouvaient. Si jamais Willy Li Lee était au courant de ce détail, monsieur Octavio de la Marca pouvait se faire du souci. Il n’en avait plus pour longtemps à rêvasser en agitant son bruyant trousseau. Willy Li Lee avait d’autres projets.
Arsen Nesra pensa, sans trop insister, que le capitaine chargé de l’affaire Gravestein apprécierait d’être mis au courant de ce que le docteur Aloysius Frankreich avait confié naguère, par l’entremise d’un rapport personnel, à la police de Somestone, dossier sans suite que le lieutenant avait, comme on sait, épuisé depuis. Mais il s’agissait là d’une errance de l’esprit pas très à la mode en milieu policier. Le docteur avait-il parlé plus clairement depuis que son crâne souffrait de contusions externes et internes d’une gravité assez sérieuse pour qu’on le mît au secret dans un établissement psychiatrique ?
S’il avait parlé, il n’avait peut-être pas manqué d’évoquer le nom d’Arsen Nesra, disciple de la paresse et du dossier sous le coude. La paperasse boomerang allait revenir tôt ou tard. Et, pensa le lieutenant, je ne serai jamais assez saoul pour embrouiller les pistes menant à moi.
Il emmena miss Faloche déjeuner dans un restaurant où on servait de la viande braisée à point.
Willy Li Lee et Daniel Gravestein se retrouvèrent chez Octavio de la Marca par une nuit sans lune. On peut se demander comment ces deux fuyards avaient trouvé le moyen de communiquer. Le hasard eût mal fait les choses. Préférons-lui un moyen moins aléatoire, quand bien même le résultat fût tout aussi malfaisant.
On se souvient que la première rencontre entre ces deux aliénés, voire psychopathes, eut lieu dans la plus grande confusion, à cause que l’un prétendait manger l’oreille fraîche de l’autre et que celui-là espérait au mieux une succion et au pire une morsure franchement amoureuse. Le résultat de la séparation qui s’ensuivit fut que Daniel Gravestein fut forcé, par sa sœur, de quitter les lieux, tandis que Willy Li Lee était invité à y demeurer autant de temps qu’on n’aurait pas procédé à la cérémonie d’inhumation.
Or, comme le hasard sert rarement de stimulant à l’enchaînement des faits, c’est ailleurs qu’il faut chercher comment, après cet incident, les deux hommes parvinrent à communiquer. J’avoue que mon imagination, invitée à résoudre cette question fébrile, ou plutôt posée fébrilement par mon esprit déjà tourmenté (oui, oui, je vous écris depuis l’hôpital où je reçois les soins appropriés à mon cas), s’est embarquée alors dans les pires inventions que l’intelligence puisse concevoir à propos de la nécessaire et souhaitable cohérence narrative qui préside en principe à tous les bons romans.
Ainsi, après avoir perdu un temps précieux à revisiter le récit à la lumière de ces fallacieuses mais engageantes solutions, je suis tombé, par hasard, car il fallait bien qu’il s’en mêlât, sur la bonne explication. En réalité, Daniel Gravestein n’avait pas quitté Gravestone. Ou plus exactement, il ne s’était guère éloigné de la maison. Et le soir même de sa prétendue expulsion, il se faisait sucer l’oreille par Willy Li Lee tout heureux de pouvoir achever la tâche qui lui avait été confiée et qui avait été interrompu à cause de l’ambiguïté de la situation. Mais ce soir-là, les choses étaient claires : il s’agissait de sucer et non point de mordre jusqu’à mutiler et mastiquer. Comme il venait d’ingurgiter un bon morceau bien poivré de la cuisse de Susan Gravestein, il était plus apte à évaluer la juste mesure réclamée par Daniel Gravestein. Il suça jusque tard dans la nuit puis, entre deux rondes du lieutenant Arsen Nesra, Daniel quitta cette fois le domaine, les deux amoureux (si on peut les nommer ainsi) s’étant promis de ne jamais se séparer. L’histoire eût été touchante si la mort n’y rôdait pas encore. J’en fus informé par Isadora une heure à peine avant que ses vertèbres subissent la séparation violente qui provoqua sa mort instantanée. Ce dernier détail et de moi.
Nos deux comparses avaient des raisons différentes de vouloir mettre la main sur les clés que la justice avait confiées à Octavio de la Marca. Daniel Gravestein prétendait rentrer en possession de ses biens, sachant qu’il ne les possédait plus et qu’il était sur le point de commettre un vol avec effraction, car ni lui ni Willy Li Lee n’avaient les clés de la demeure de leur victime. Willy, lui, ne s’intéressait nullement aux clés ouvrant les portes de Gravestone. Celles du caveau et de ses cercueils, notamment celui d’Elisa, lui ouvriraient de bien plus jouissives huisseries.
D’après leurs renseignements, Octavio de la Marca était de sortie ce soir-là. Ils disposaient donc de deux ou trois heures, la durée d’un bon spectacle, pour chercher et trouver le trousseau. Ils forcèrent les verrous d’une porte annexe et se retrouvèrent à l’intérieur d’un réduit où séchait du linge. Et de porte en porte, ils atteignirent le cœur de la maison, le bureau du maître.
Les tiroirs ne résistèrent pas longtemps à leur fièvre. Mais de trousseau, point. Au bout d’une heure d’ânonnements et de grand bruit, ils firent une pause. La soif se faisait sentir. Or, le bureau ne contenant pas autre chose que de l’encre et l’eau des pots de fleurs, ils visitèrent la maison en touristes. Un flacon de porto, oublié sur une commode, ne fit pas long feu. On trouva deux bouteilles de vin rouge couchées dans un chai qui pouvait en contenir une douzaine. Puis plus rien.
On descendit donc à la cave, dont l’entrée était dissimulée par un porte-manteau. On trouva l’interrupteur et, dans la lumière, on creva maintes toiles d’araignées qu’on vit s’enfuir sur le plafond voûté. Après avoir descendu un autre escalier, on fut ébloui par un entassement prodigieux de bouteilles. Et on prit le temps de lire les étiquettes avant d’extraire les bouchons. La joie tardait à venir. Mais elle arriva.
C’est alors que Willy aperçut la Lune. Il était couché pour mieux avaler et la Lune elle-même apparut entre deux nuages. Il douta immédiatement de ses yeux et n’en dit mot à son compagnon, lequel cuvait silencieusement dans une mare sombre, mélange de vin et d’urine. Une demi-heure plus tard, Willy revit la Lune. Il se leva et vit alors des dizaines de semelles de souliers, toujours au-dessus de lui. Le faisceau d’une lampe-torche balaya même le sol poussiéreux de la cave. Puis un visage, étrange masque, s’adressa à lui sans qu’il pût entendre le son de cette voix. Il proposa une goulée que l’autre refusa en grimaçant et en frappant du poing sur ce qui semblait être une transparence de verre. Toutes les semelles frappèrent aussi. La cave s’emplit d’un grondement qui fit trembler les bouteilles. Daniel Gravestein en éprouva une sorte de terreur immobile. Il gémissait sans pouvoir faire un geste. Willy trouva alors la force d’aller lui sucer l’oreille, mais elle n’y était plus. Il crut d’abord s’être trompé de côté. Il fit pivoter la tête et ne trouva pas d’oreille. Il répéta l’opération plusieurs fois. La colère le fit vomir.
« Elle est où ton oreille ? grognait-il entre deux éructations. Ya là-haut un tas de gens qui peuvent témoigner que j’avais pas l’intention de la manger, mais toi tu fais tout pour qu’ils se persuadent du contraire. Parle-leur, nom de Dieu ! Parle-leur ! »
Là-haut, tous ceux qui pouvaient être utiles à la solution du problème s’étaient réunis dans la cour, sous les mûriers qui formaient une espèce de voûte. Le sol était composé d’un dallage en verre aujourd’hui crasseux à cause des mûres et des feuilles écrasées au passage en toutes saisons. Octavio de la Marca était au milieu de cette agitation, expliquant aux deux policiers que la porte de sa maison était fermée ou bloquée, ils n’avaient qu’à aller voir. Mais quelqu’un avait vu de la lumière sous le tapis de mûres et de feuilles. On avait gratté le sol avec la tranche des souliers. Octavio de la Marca exprimait maintenant sa stupeur. Il distinguait assez les visages des deux intrus pour déclarer qu’il n’en connaissait qu’un. L’autre ne lui disait rien. Un des policiers demanda si on pouvait accéder à cette cave en brisant une ou deux dalles de verre. Octavio de la Marca leva ses deux gros bras en l’air. Personne n’arriverait jamais à casser un verre qui supportait le poids d’un camion. Si on apprenait dans la police à maçonner, dit-il en riant, on comprendrait qu’il valait mieux chercher un autre moyen. Pendant ce temps, des pompiers s’appliquaient à décrocher les volets de sécurité des fenêtres.
« Peuvent-ils s’échapper ? demanda un des policiers.
— Bien sûr qu’ils le peuvent, répondit Octavio de la Marca, mais je ne peux pas trahir un secret dont dépend la sécurité de mes biens.
— Vous voulez parler d’un passage secret ?
— Je n’ai pas dit ça ! Il faut trouver autre chose ! »
Un pompier finit par démontrer que le système de sécurité de la maison n’était pas inviolable. Il était parti du fait que les intrus en avaient ouvert la porte sans déclencher l’alarme. Willy Li Lee et Daniel Gravestein virent donc des pompiers entrer dans la cave. C’étaient de beaux pompiers rouge et jaune avec un casque d’acier et des gants en cuir véritable. L’un d’eux tenait une hache, mais on n’a jamais vu un pompier s’en servir pour tuer quelqu’un.
« Pourquoi vous venez nous sauver ? demanda Willy. On n’est pas en danger. Et on est bien ici. On vous invite ? »
Les pompiers rirent beaucoup, mais l’atmosphère changea d’un coup avec l’irruption de la police.
Passées la joie d’avoir bu un bon coup et la douleur d’être contraint de se tenir tranquille sous peine de correction exemplaire, Willy Li Lee sombra dans la plus sinistre des mélancolies. Sa liberté, toute relative, était surveillée. L’alcool était interdit, ainsi que toute substance étrangère au traitement. Et Willy n’avait toujours pas touché à la chair fraîche. C’était pourtant tout ce qu’il pouvait espérer de ce séjour à la clinique Faces and Faces. Les nuits y étaient troublées par les cris des mauvais rêveurs et les combats que les surveillants livraient aux agités éveillés. Willy n’était pas seul dans la chambre. Un type encore plus sournois que lui y passait des nuits tranquilles, capable de raconter ses rêves sans rien oublier. Comme personne ne l’avait jamais interpellé et qu’il refusait obstinément de dire son nom, Willy ne lui demandait jamais rien. Pourtant, l’autre était bavard comme un dictionnaire. Willy le surnomma Dictio, mais se garda bien de se servir de ce sobriquet car l’autre était facilement irrité par les contradictions, une pratique ordinaire en milieu psychiatrique.
« Comment que tu m’as appelé ? grognait Dictio quand le silence s’éternisait.
— Je… Je… Je lisais !
— Et comment s’appelle le héros de ce bouquin ?
— Emma… C’est une… héroïne…
— Ça me plaît, Emma… C’était pas comme ça qu’on surnommait Ernest ?
— Je crois savoir que c’était plutôt « Hem »…
— Appelle-moi Hem si tu as quelque chose à me dire. Bon sang ! Tu ne me dis jamais rien !
— Oui… non… je…
— Ou alors on ne comprend ce que tu dis. C’est pas en lisant que tu vas te soigner. »
Il valait mieux refermer le livre, n’est-ce pas ? Willy collait son front aux barreaux de la fenêtre. Dictio en arrachait le grillage si la direction s’avisait de le remplacer. Willy était enfermé chez les fous. Mais ce n’était pas ce qui le dérangeait… Le Désir réclamait sa part de plaisir. Et il n’y avait rien ici à se mettre sous la dent. À moins de tuer quelqu’un… ou en tout cas de le mutiler. Willy croquait les araignées du soir pendant que Dictio regardait la télé. Le poste était tourné vers lui, car il en était le propriétaire. Quand la police avait amené Willy, une gentille infirmière lui avait dit qu’il pourrait meubler sa chambre s’il respectait le règlement. Mais pour l’instant, et depuis des mois, la chambre était celle de Dictio qui avait tué ses parents en les plongeant dans la rivière de son enfance. Il écrivait même un livre là-dessus. Il tapait toute la journée sur son clavier et le soir, tandis que Willy cherchait le sommeil, la lueur de l’écran envahissait la chambre. Dictio avait deux écrans.
Willy n’était contraint à aucune tâche. Quelquefois, il portait le seau de la femme de ménage. Il avait poussé une brouette une fois. La seconde lui fut interdite parce qu’il violait systématiquement le principe de priorité dû aux promeneurs hallucinés. On lui demandait régulièrement s’il s’ennuyait et il répondait qu’il n’en avait pas le temps. On devait le prendre pour un type pressé. Et comme il y avait eu des fuites dans le service administratif, on savait généralement qu’il avait exercé l’horrible et respectable métier d’ordonnateur des pompes.
« Will ? demandait Dictio qui se documentait pour son prochain roman.
— Je suis là…
— C’est quoi un mort ?
— C’est quelqu’un qui ne bouge pas si on s’occupe bien de lui.
— Alors on ne s’occupe pas bien de moi. Dieu ce que j’ai la bougeotte ! Je n’tiens plus en place. Va chercher quelqu’un ! Je suis en train de crever, merde ! »
On demandait alors à Willy de sortir de la chambre, et même de s’en éloigner, pendant que Dictio recevait une dose adéquate de sommeil et de tranquillité. De retour, Willy s’asseyait au bord de son lit et observait le sommeil apaisant de Dictio. Ses petits yeux jaunes frémissaient au rythme des rêves qu’il raconterait le lendemain, n’en oubliant rien alors qu’il avait totalement oublié sa crise. Il écrivait des romans sans fin. Il voulait dire par là qu’il ne les achevait pas. C’était un principe hemingwayen.
« Rien à voir avec ton Emma, mec ! »
Et Willy dépérissait. Il était dans une poubelle avec d’autres ordures. C’était mieux que la prison. Le docteur Aloysius Frankreich était en prison. Daniel Gravestein s’était jeté sous un train. Les Gravestein avaient disparu. Le Citizen Of Somestone ne disait pas s’il avait rejoint les siens dans le caveau familial. Et Willy se rappelait alors, en y pensant, qu’il avait lui-même une nombreuse famille. Ils devaient être au courant de toute cette histoire, mais ils ne s’étaient pas signalés. Seul monsieur Eliphas était venu apporter des nouvelles de Peter Habenfried qui était toujours branché, car il avait une famille.
« C’est dommage, avait dit monsieur Eliphas. Les affaires ont repris. Peter était un bon élément. Et si vous n’étiez pas devenu fou, je vous aurais embauché, car vous êtes un sacrément bon praticien. Tout le monde le dit !
— Tout le monde !
— Le docteur Aloysius Frankreich vous souhaite une prompte guérison. »
Voilà, brièvement résumée, comment se passait la nouvelle vie de Willy Li Lee. J’ai oublié de dire qu’il avait un vélo qui lui servait pour transporter le courrier. Il ne savait plus ce qu’il aimait le plus : pédaler ou travailler. Par contre, le Désir était devenu tellement cruel qu’il lui conseillait de se manger un peu, ce qui mettrait en péril ses facultés de mouvement et sa légitime prétention à la beauté humaine. Qu’on soit moche ou canon, on est dépositaire de la beauté humaine. Willy Li Lee ne toucherait jamais à son propre corps. La lutte avec le Désir prenait des proportions inquiétantes et il était le premier à en redouter les effets et le jour où ils se donneraient en spectacle. Elle était là, l’angoisse : peur de ne plus être le seul spectateur de ses plaisirs.
Willy Li Lee aimait tellement son vélo qu’il en supprima la selle, mais ce plaisir ne satisfaisait pas le Désir. Celui-ci s’était mis à parler à haute voix. Tout le monde pouvait l’entendre, car il ne s’exprimer qu’en présence des autres. Willy eut beau planter des aiguilles dans son anus, rien n’apaisa ce qu’il appelait maintenant la Bête. Quand il descendait de son vélo pour remettre le courrier au service correspondant, il n’oubliait pas de mettre sa casquette sur le tube saignant. C’était une manœuvre complexe qui avait exigé un entraînement difficile. Il est toujours délicat de s’appliquer à l’exercice et en même temps de surveiller les alentours pour ne pas être pris. Willy avait parfaitement conscience que cette pratique était interdite. Ce n’était pas écrit en toutes lettres dans le règlement, mais il n’était pas difficile de lire entre les lignes de ce protocole trop bien ficelé pour ne pas laisser apparaître ses intentions. Qui espérait plus que lui sortir de cette poubelle mentale ? La réponse était nette : personne !
Alors le Désir revenait avec ses gros sabots et lui conseillait de commencer par le petit doigt. Qui s’apercevrait de cette discrète mutilation ? Il pouvait commencer par une phalange. Et même anesthésier la chair. Ça ne changerait pas son goût. On pouvait s’en assurer en interprétant les explications détaillées d’un manuel que chacun pouvait emprunter à la bibliothèque. L’anesthésique se trouvait dans la pharmacie. Le Désir savait comment détourner l’attention du pharmacien, mais il refusait d’en dire plus. Lui faire confiance les yeux fermés était imprudent. Willy mesurait la perversité de la Bête. Et pourtant, elle avait raison : Que deviendrait-elle si, à force d’insatisfaction, elle allait voir ailleurs ? Willy voulait dire : Que deviendrais-je, moi ? Le désir est la ressource du plaisir qui n’est que son emploi. Or, sans plaisir, c’est l’angoisse qui prend la place. Et l’homme angoissé est un homme mort !
Willy n’avait aucune envie de mourir. Et il savait qu’il finirait par obéir au Désir, en commençant par le petit doigt. Jusqu’où irait-il ? Le corps a ses limites que l’esprit de saurait franchir sans causer, bien avant que la mort s’en mêle, des désagréments de nature plus diaboliques que pathologiques. Mais n’est-ce pas de cette manière que s’en vont tous les êtres humains ? Seul le degré d’angoisse fait la différence entre une mort tragique et une fin honorable. Willy Li Lee était un personnage de tragédie. La vie ne l’amusait pas et le Désir en était d’autant plus impérieux.
Existait-il un palliatif ? Un plaisir capable de tromper la Bête ? Après tout, elle n’était pas le siège de l’intelligence dont Willy se sentait le seul maître — après Dieu s’il fallait croire à cette existence déjà palliative. Mais la conviction ne fait pas long feu devant les exigences du Désir. Le corps est le seul médium. On a beau s’inventer des prétextes scientifiques, métaphysiques, poétiques et autres, à la fin, c’est le corps qu’il faut sacrifier. L’anus martyrisé de Willy pouvait en témoigner, mais il était illusoire de réduire le plaisir à une seule zone sensible. Willy conçut donc, toujours à partir du vélo, une bielle articulée sur le pédalier et reliée à son pénis par un système de broches très douloureuses. Le problème était toutefois que sa capacité d’érection avait fortement diminué sous l’effet du traitement. L’usage du sildénafil s’imposait. Et une bonne formation de voleur.
Autant il avait été simple, grâce à une intelligence innée de la mécanique, de concevoir le masticateur à pénis, autant les complications inhérentes à la pharmacie rendaient difficiles l’accomplissement du projet. Quoi qu’il fît, Willy trouvait toujours une nouvelle raison d’angoisser. Voler un anesthésique ou du sildénafil relevait exactement de la même difficulté confinant à la même croissance de l’angoisse. Et tout le projet capota le jour où Dictio lui annonça malicieusement qu’il était inutile d’espérer bander dans cet établissement conçu pour libérer l’esprit des contraintes sexuelles. On pouvait facilement déduire de cette déclaration que la pharmacie ne contenait aucune trace de chimie érectile. Or, le masticateur était sans effet si l’érection n’était pas parfaite. Toute l’énergie créatrice de Willy s’en trouva paralysée. Il se jeta sur son lit pour s’en plaindre et il fallut quatre paires de bras musculeux pour lui administrer un inhibiteur de désir, traitement provisoire de l’angoisse avant la mise au point d’un suppresseur définitif, promesse dont Willy avait eu quelques échos en salle de récupération.
Et pendant qu’il récupérait, solidement attaché à son lit car l’inhibiteur de désir n’avait qu’un effet limité dans le temps et qu’il était recommandé par son fabricant de ne pas répéter les doses sous peine de paralysie cardiaque, le Service d’Analyse Post-Problèmes remontait la logique des évènements et tombait en arrêt devant le vélo. Ainsi, quand Willy fut enfin autorisé à revenir dans sa chambre, Dictio lui annonça la nouvelle : le vélo avait été confisqué pour figurer au Musée de l’Art Brut.
Le soir même, Willy Li Lee coupa la première phalange de son petit doigt de la main gauche et la mangea. Il l’avala d’ailleurs dans la mâcher. Il l’avait un peu sucée, provoquant un râle de la Bête. Celui-ci éveilla tout l’étage. Il s’ensuivit un chahut tel que la Bête retourna dans son antre. Heureusement, Dictio ne trahit pas son voisin et l’ordre fut rétabli deux heures plus tard. La Bête, nommée Raztak par elle-même, caressa longuement la joue de Willy pour le remercier. Jamais elle n’avait éprouvé un tel plaisir. Pourtant, Willy n’en avait conçu que de l’angoisse. Il avait maintenant terriblement peur de lui-même.
Au matin, Raztak ne se montra pas. Willy colla son front fiévreux aux barreaux de la fenêtre qui était restée ouverte à la demande de Dictio, Willy ayant laissé son ventre se vider dans les draps. L’odeur n’était pas encore insupportable, mais elle annonçait la pestilence d’un pandémonium où Raztak, sans y régner, occupait un poste au moins honorifique.
Le brave docteur Henri Jekyll dut s’inventer un double malfaisant, monsieur Edward Hyde, pour se débarrasser de son être immoral — fable proprement chrétienne en son commencement et péniblement moralisante en conclusion. Willy Li Lee n’avait cure de se libérer du péché. S’il lui était possible de créer un double, il s’en servirait plutôt pour se reposer des souffrances qui l’affectaient à cause d’un Désir nommé Raztak. Il acceptait d’avance cette double existence sans la limiter à des considérations morales. L’objectif était de continuer d’exister dans la souffrance, et non le mal, et de se ménager des moments de repos qu’il consacrerait alors à des choses plus précieuses que la morale, comme pouvait l’être l’esthétique. Son cerveau, constamment tracassé par le travail physico-chimique du traitement qu’on lui administrait quotidiennement et de manière croissante (il avait encore la faculté de compter les pilules, même si les gouttes échappaient à sa vigilance), se mit au travail par un clair après-midi d’été, sous les ormes d’une allée où il avait pratiqué le vélo.
« Voyons, se dit-il… D’un côté Raztak, sorte de Hyde du Désir, et sans aucune considération pour le Mal, et de l’autre, mettons… Ovalos… car je veux changer de nom. »
Comme Dictio écrivait des romans qui avaient pour seul défaut de ne jamais se terminer, étant interrompus par décret d’une puissance sans doute équivalente à celle que Raztak exerçait sur Willy, celui-ci demanda des conseils à son voisin de chambre.
« Quoi ! s’écria Dictio. Tu prétends écrire des romans à l’endroit même où je conçois et réalise les miens. Imagines-tu le conflit d’énergie que nous provoquerions ? Et sais-tu comment se concluent ces frictions ?
— Je ne sais pas… Mon expérience d’ordo…
— Au diable ton expérience, bleusaille ! Ils concluront à l’incompatibilité. Par synonymie. Et je ne partirai pas, si tu comptes là-dessus pour t’accaparer le pouvoir que j’ai trouvé avant toi dans ces murs.
— Je ne souhaitais que quelques conseils stylistiques… narratifs… philosophiques…
— Je ne partirai pas ! »
Dictio avait crié assez fort pour être entendu du service dont la porte restait toujours ouverte. Deux molosses en blanc ouvrirent celle de la chambre, prêts à bondir en cas de signes de résistance. Dictio s’agenouilla aussitôt et Willy, qui commençait à comprendre le fonctionnement des lieux, referma son carnet dans la seule intention d’en soumettre le contenu à ces visiteurs impatients d’en savoir plus. C’était une chance, car en principe ils agissaient d’abord et s’appliquaient à compléter leur ignorance après.
« Tu lui as volé son carnet, dit l’un des chiens. Rends-le-lui !
— Il me l’a prêté, bafouilla Willy, mais si vous pensez qu’il ne doit pas me le prêter, prenez-vous-en à lui. Est-ce que le fait de ne pas refuser de le recevoir fait de moi le responsable du trouble qui vous amène ici ?
— J’ai jamais supporté l’arrogance de ce type, fit l’autre chien.
— Dictio est un type bien, lui, fit le premier.
— Ça alors ! s’écria Willy. Comment savez-vous que je l’appellerai ainsi dans mon roman ? Il n’en savait rien lui-même !
— Tu parles en dormant, croquemort. Et nous, on t’écoute. Alors maintenant tu vas lui rendre son carnet et fermer ta gueule !
— Je l’appellerai autrement !
— Et on le saura avant que tu te mettes à l’écrire, ton foutu roman de croquemort. »
C’est comme ça qu’est né le personnage de Basil Garcia, lequel gardait toujours secrète sa sans doute précieuse identité. Il n’en restait pas moins qu’il menaçait de crier encore si Willy persistait dans son projet d’écriture. L’atmosphère de cette chambre fut vitre saturée de grognements, de menaces avortées et de tentatives de suicide ne dépassant toutefois pas la limite imposée par la discrétion à l’égard des autorités locales. Et comme celles-ci considéraient, à tort, que le calme était revenu, il ne fut plus question d’intervenir pour régler le problème de Willy et les épisodes meurtriers de Basil Garcia, anciennement Dictio. Willy s’adonna aux activités ordinaires du mélancolique désespéré de ne jamais trouver une solution, même imaginaire, à la nécessité d’écrire pour procéder au dédoublement en Raztak et Ovalos.
Il demeura encore Willy Li Lee pendant de longs mois. Il engraissait. Il devint aussi faible que gros. On ne le voyait plus marcher, mais du moment qu’il se tenait tranquille, le personnel ne voyait aucun inconvénient à ce qu’il fût emporté par une maladie cardiovasculaire. Raztak, toujours sans concurrent pour alléger la souffrance de son hôte, contraignait ce dernier à grossir encore pour parvenir à l’immobilité totale, la paralysie consécutive à une chute épouvantant d’avance l’ancien croquemort. Ovalos demeurait une idée. Elle s’amenuisait comme le jour dans la nuit de Raztak.
À part le chant des oiseaux, qui était essentiellement celui des merles attirés par l’abondance de troènes, Willy n’écoutait plus rien. Il lui arrivait de se rappeler les anciens épisodes de sa vie passée. Ils étaient si anciens que plus aucun lien ne leur donnait sens. Le soir, tandis que l’écran de Basil Garcia emplissait la chambre de ses lueurs et que le clavier interdisait de se concentrer sur une pensée, Willy rêvait d’écrire, ou plus exactement de se dédoubler. Il n’y a rien comme un bon dédoublement pour améliorer le quotidien quand celui-ci est en proie au désordre causé par la Bête.
Mais il y a un dieu pour les fous, comme pour les ivrognes. Basil Garcia mourut. Il n’était pas surprenant qu’il mourût. Willy avait, dans son projet d’écriture à double entrée, négligé l’âge canonique de son voisin. On meurt à tout âge, certes, mais passée l’espérance moyenne, on ne chagrine plus vraiment. On se rend quelquefois utile en mourant avant que les héritiers perdent le nord. Basil Garcia s’éteignit par une nuit de fin d’été. La Lune était à son apogée. Un chien aboyait comme un coyote. C’est peut-être un coyote. Il n’en fallut pas plus à l’esprit de Willy Li Lee pour se mettre au travail. Ovalos, nu comme un nouveau-né, et couvert de résidus oniriques, sortit du mur qui s’était fendu comme une femme. Incroyable !
Ah ! Ça allait vite maintenant ! Willy écrivait au crayon. Les rouleaux de tapisserie, au dos desquels il s’exprimait, s’accumulèrent sur une étagère que les héritiers de Basil Garcia avaient renoncé à emporter. L’armoire, et tout ce qu’elle contenait, l’ordinateur, la lampe de chevet, et les livres de l’étagère avaient fait l’objet d’un soigneux inventaire. On soupçonna même Willy d’avoir caché par-devers lui des idées qui ne figuraient plus dans les carnets de Basil Garcia. Posé sur son lit, l’énorme Willy fit remarquer que les idées appartiennent à tout le monde et il affirma haut et fort que s’il lui arrivait un jour d’écrire au moins un roman (et il savait lequel) il n’en revendiquerait jamais la paternité, laissant à ses héritiers, tous collatéraux, le soin de se chamailler et même de s’entretuer. Le lendemain de ce remarquable exposé, les héritiers revissèrent la vis qu’ils avaient dévissée dans l’intention d’emporter l’étagère. Ils s’en allèrent sans en dire plus. Willy comprit.
L’essentiel était, au-delà de toute autre considération, qu’Ovalos existât enfin.
Raztak, évidemment, prit très mal cette concurrence. Il ne lui restait plus qu’à maudire Basil Garcia, chose qu’il lui était donné de faire puisqu’il était partie prenante de l’Enfer. Le fit-il ? Willy l’ignorait. Il regrettait seulement de n’avoir pas de quoi fêter l’évènement. Et il en fut ainsi pendant de longs mois.
Le printemps battait son plein quand Willy, toujours écrivant, s’aperçut qu’il n’existait plus. Ce phénomène inattendu (alors qu’il aurait dû s’y attendre) le plongea dans une profonde perplexité, si profonde et troublante qu’il ne savait plus qui agissait alors, si c’était Raztak ou si c’était Ovalos. En tout cas, ce n’était jamais lui, car alors il eût fallu qu’il redevînt ce qu’il était, c’est-à-dire un. Et Un appartenait à Raztak, il ne le savait que trop !
Il n’était pas facile de penser qu’il était maintenant nécessaire de s’habituer à cette nouvelle existence où ses deux personnages (et non pas personnalités) alternaient sans qu’il fût possible, ni même raisonnable, de décider qui il était. Il se demanda souvent qui pouvait bien posséder ce pouvoir. Mais ce n’était pas le plus inquiétant des troubles qu’il éprouvait maintenant.
Car, au lieu d’écrire comme il se l’était promis, il passait le plus clair de son temps à désirer être Ovalos au détriment de Raztak. Il savait que c’était là commettre une erreur et qu’elle finirait par prendre une telle importance qu’il en deviendrait définitivement fou. Raztak n’avait pas l’intention de se laisser faire. Et en plus, il avait les moyens de ses intentions. Ovalos, heureux d’être choisi, se rendait compte qu’il l’était par quelqu’un qui n’existait plus. Cependant, malgré sa douceur naturelle, il se surprenait à désirer la mort de Raztak et Raztak, évidemment recevait ces réflexions comme s’il en avait été l’auteur, ce qui est logique puisqu’ensemble, ils formaient le même être. Et dans les rares moments où Willy sentait qu’il existait encore, il se reprochait d’avoir entrepris une tâche très au-dessus de se capacités créatives. Ovalos maniait des poignards, fasciné par les reflets prometteurs de l’acier. Et Raztak parlait de la deuxième phalange qui était, selon ce qu’il en savait (mais à quelle expérience se référait-il ?), meilleure que la première. Willy, dans ces intervalles de conscience, se voyait mutilé par lui-même au point de devenir une attraction de cirque et non point un écrivain en vue.
L’existence de Willy Li Lee n’était plus vivable. Il la vivait d’ailleurs de moins en moins, Raztak et Ovalos s’en partageant, au prix d’affrontements terrifiants, le meilleur comme le pire. Telle est la loi du mariage, paraît-il, mais Willy n’avait jamais été marié. Il se demandait ce qu’était devenu Alfred Blo, le seul être qui lui avait témoigné de l’amour. Monsieur Eliphas, qui venait régulièrement visiter Willy et qui en fait tombait sur Raztak ou Ovalos, n’en savait rien.
Ce qu’il savait, et il en parlait avec le docteur Aloysius Frankreich qui purgeait toujours une peine de prison, c’est que Willy Li Lee était « complètement dingue » et qu’il valait mieux ne plus penser à l’embaucher dans sa maison. Je vous le dis comme il me l’a vendu.
Les mois passant, et partant les années, Willy Li Lee retrouva un poids raisonnable. Son apparence, tantôt soumise à la douceur tourmentée d’Ovalos, tantôt aux crispations cannibales de Raztak, était terrifiante. Personne n’avait vraiment envie de passer un moment, sous les ormes du parc, en compagnie de cet être imprévisible qui se mangeait les doigts (il en était à six phalanges) en vous tenant des propos particulièrement sensés, voire poétiques, sur les choses qui dépassent les capacités cognitives de l’homme en général. Il n’était pas prudent de l’approcher, sous peine de payer soi-même le prix d’un combat intime des plus sauvages et sanglants. Il arrivait fort souvent que monsieur Eliphas retrouvât son ami emberlificoté dans un système de contention dont l’intéressé vantait les pouvoirs jouissifs ou au contraire se plaignait de ne pouvoir s’en servir pour mettre fin à la schizophrénie qui le minait. Monsieur Eliphas, très peu attiré par les écrits de Willy Li Lee, n’avait aucune idée de ses personnages antagonistes et cruels.
Willy perdit encore la moitié de son poids et son apparence acheva de l’isoler complètement. Les visites de monsieur Eliphas s’espacèrent. Il pensa moins souvent à Alfred Blo, inspirateur du personnage d’Ovalos. Willy n’oublait pas, quand il avait le loisir de penser à lui, qu’Ovalos venait de l’extérieur alors que Raztak ne demandait qu’à sortir de l’intérieur qui était né en même temps que lui, Willy. Y avait-il un moyen de mettre fin à cette intolérable situation ? S’il ne pouvait plus être Willy, et qu’il renonçait à l’espoir de devenir Ovalos au détriment de Raztak, était-il possible de créer un quatrième personnage et de le façonner, non pas sur le modèle du désir ni de l’intention, mais suer celui de la volonté ? Les romanciers ne se privent pas de multiplier la narration par autant de personnages que leur imagination peut en contenir. Un bourgeon, cueilli sur une branche au cours d’une promenade solitaire, rejoignit d’autres objets moins périssables dans la poche de notre sujet.
Personne n’écrira jamais quelque chose de suffisamment fou pour être confondu avec la folie elle-même. Willy Li Lee, dans ses moments de lucidité, en était parfaitement conscient. Pris dans le piège de sa création (Ovalos), il n’avait pas les moyens d’en sortir. Ou plutôt il pensait que s’il en sortait, il tomberait aussitôt dans un autre. Et cet autre serait ce que le commun des mortels appelle l’Inconnu. Quand on se dit que l’Inconnu et le Néant ne font peut-être qu’un, il y a là de quoi ménager sa capacité à se mouvoir dans ce monde incompréhensible. Willy redevenait chrysalide avec l’intention de le rester aussi longtemps qu’il en aurait la force. Ovalos, qui avait beaucoup promis, n’avait pas tenu devant l’appétit autodestructeur de Raztak. Une deuxième solution était possible. Il suffisait de ne pas l’extraire de la réalité comme il avait conçu Ovalos dans la seule perspective de contrer les exigences de Raztak.
Ce nouveau personnage ne devrait rien ni à l’un ni à l’autre. Il existerait malgré eux. Est-ce là une folie ? demandait Willy à son reflet dans le miroir. Et le reflet ne répondait rien, car lui-même attendait une réponse. Ce n’est pas de cette manière qu’on devient un grand écrivain après avoir été un ordonnateur des pompes.
« Je dois sortir de moi-même sans mettre les pieds dans l’inconnu, songea-t-il. Cet autre s’appellera Actor. »
Et Actor apparut. Willy, encore existant d’un dernier souffle, poussa un petit cri. Pour la première fois depuis longtemps, ce petit cri n’exprimait aucune angoisse. Et à voir la tête de Raztak et d’Ovalos, il comprit que le temps n’était pas loin où il rirait avec les autres. Et des mêmes plaisanteries !
Le soir même, Raztak et Ovalos cessèrent de se battre. L’un prit place sur le radiateur, car il aimait la chaleur, et l’autre se réfugia sur l’étagère, s’accroupissant car elle était encombrée par les rouleaux. Willy, léger comme une plume, appuya son front contre les barreaux de la fenêtre, heureux de constater qu’aucune mouche ne venait sucer les gouttes de sueur. Il ne suait pas. Il n’avait ni chaud ni froid. L’odeur des troènes en fleurs l’enivrait un peu. Un merle amoureux piaillait dans un acacia. Actor frappa avant d’entrer. Personne n’avait répondu, mais il savait qu’il devait entrer. Willy apprécia, frissonnant des pieds à la tête.
Willy n’existait pratiquement plus. Il laissait toute la place à Actor. Raztak et Ovalos s’éteignaient doucement. Il n’y eut aucune violence. Le printemps s’acheva par un très beau feu de Saint-Jean que la direction organisa pour la plus grande joie des pensionnaires et des amis et parents venus en visite guidée. Vous vous imaginez bien qu’il n’y en avait pas d’autre. Qui eût évolué sans guide dans cet univers parfaitement clos ? À part les fous et leurs mentors et cerbères. Willy, ou plutôt Actor, accepta de sauter par-dessus le brasier qui rougissait dans la brise. Il n’y eut pas de bouteilles. On s’était mis d’accord là-dessus. Raztak râla un peu, mais il ne savait plus ce qu’il voulait. Et Ovalos, au lieu de profiter de l’aubaine, courait les filles en leur promettant le mariage, ce qui les rendait faciles et joyeuses. Mais qui s’intéressait encore à ces deux personnages finissants ? Actor était la seule attraction de la soirée. Et Willy, voyant que sa création plaisait à tout le monde, agita ses petits doigts mutilés avant de rendre l’âme. Il s’affaissa paisiblement dans une botte de foin, les yeux rivés au ciel. Une fleur artificielle explosa, libérant ses métaux. Et Willy Li Lee sortit de ce roman comme il y était entré : par la petite porte.
Actor, qui ne souhaitait pas causer de dommages à la mémoire maintenant apaisée de Willy, regagna la chambre, suivi de Raztak et Ovalos qui traînaient la jambe, car leur énergie n’avait plus de sens sans Willy. Ils se couchèrent comme des chiens au pied du lit où Actor passa une excellente nuit. Au matin, ils étaient morts, et même disparus, à moins qu’ils fussent invisibles, possibilité qui ne troubla cependant pas Actor. Il se leva du bon pied, descendit au réfectoire, satisfit ses besoins naturels, se promena sous les arbres et ne prit aucune note car il avait décidé de ne pas écrire. Willy Li Lee ne s’en formaliserait pas là où il était.
La journée fut tellement agréable que certains éprouvèrent des doutes. Le comportement d’Actor était-il si bizarre que ça ? D’aucuns s’attendaient à une crise et avaient préparé les outils de contention physique et chimique. Les autres exprimaient une certaine satisfaction à la vue du résultat de tant d’années de traitement. C’étaient les plus anciens.
Actor, qui avait l’esprit alerte depuis qu’il était redevenu lui-même, comme par enchantement, regarda la télévision avec les autres. Il eut le même rire, la même sensation d’être un homme et le même espoir d’être reconnu comme tel par ceux qui détenaient les clés de ce qu’il fallait bien considérer comme une prison. Mais il n’était plus question de leur en vouloir. De retour dans sa chambre, il en sortit les rouleaux de tapisserie que Willy Li Lee n’avait pas emportés avec lui. Ou qu’il avait oubliés. Les gardiens amenèrent une grande poubelle et prêtèrent main-forte pour remplir les sacs sans les crever. Il y avait longtemps qu’Actor n’avait pas vu un de ces sacs. Il s’amusa à composer des nœuds papillon avec le ruban jaune. Il avait vu un de ces rubans à la porte de la maison, un soir de deuil. Mais il effaça cette larme. Personne ne l’avait remarquée. Ou bien était-il nécessaire de ne pas en parler. Pas maintenant en tout cas. Un autre jour si jamais elle revenait troubler le regard ému d’Actor, petit personnage inventé pour jouer la comédie du bonheur en plein cœur d’un théâtre conçu pour la tragédie ou le mélodrame, selon le goût de chacun.
« Vous comprenez… tous ces manuscrits contenaient des spéculations, pas autre chose, » expliquait Actor à ses nouveaux voisins. La plupart le connaissaient depuis des années, mais ils étaient nouveaux par la fréquentation qu’Actor organisait maintenant autour de lui. Pourquoi avait-il jeté (en admettant que la poubelle ne fût pas plutôt une boîte d’archives) le travail de tant d’années ? Prétendait-il ainsi effacer son passé de cannibale ?
« Je n’ai jamais été un cannibale ! s’offusquait-il.
— Alors vous ne sortiez pas d’ici ! »
Fallait-il s’accuser de cannibalisme pour espérer finir sa vie dans le monde ? Cette prétention n’honorait pas Faces and Faces. Il s’ensuivit une période de retrait, sans toutefois pousser la solitude dans le noir des idées. Actor mangeait au réfectoire, riait moins devant la télé, mais riait, et il prenait ses médicaments sans réclamer sa part de sildénafil. C’était bon signe, certes. Mais il devait reconnaître qu’il n’avait pas été enfermé sur un caprice de la justice et de la médecine de l’esprit. On n’enferme pas les gens sans raison. D’ailleurs, quand il n’y a pas de raison, on peut parler de liberté sans passer pour un fou.
Puis, le soleil aidant, car on était encore en été, Actor reconnut qu’il ne s’était pas toujours comporté disons… normalement. On s’attendait unanimement à une confession selon le rite chrétien, mais il résistait encore, prétextant une légère migraine ou un embarras gastrique pour fuir ses juges et analystes réunis dans la perspective d’une libération. Vingt ans, c’est long. Et Actor approchait de la vieillesse. Aurait-il le plaisir de jouir de l’existence en compagnie de ses véritables semblables ? Monsieur Eliphas avait promis de l’embaucher dans l’attente de la retraite. Et le docteur Aloysius Frankreich, qui avait purgé sa peine, en avait fait le sujet de sa nouvelle thèse : De la multiplication de soi au sein de l’écrit. C’est que le docteur s’était bien réhabilité. On avait même oublié ses crimes.
Actor ne savait rien de tout ça. Pour l’heure, il jouissait d’un rien. Il s’informait aussi bien de la vie d’Henri Darger que de celle d’Albert Fish, jetant le trouble dans l’esprit des membres de la Commission. Mais un simple fruit le rendait extatique. Et l’observation d’une feuille provoquait un discours fort approchant de ce que d’aucuns appellent la poésie. La chair humaine n’attisait plus ses sens, qu’elle fût à caresser ou à manger. Les images projetées dans sa conscience — femmes nues dans des positions obscènes ou cadavres soumis à l’autopsie — ne lui inspiraient que des commentaires de nature morale ou esthétique. C’était le plus souvent de cocasses critiques. On riait avec lui.
« Willy ? Que pensez-vous de Brigitte Bardot ?
— Même croulante, elle me fait bander !
— Mais vous ne bandez plus depuis longtemps, Willy.
— Je banderais si vous ne me gaviez pas de pilules !
— Vous ne reconnaissez donc pas la pertinence de nos analyses…
— Je ne demande qu’à être heureux.
— Pourquoi êtes-vous devenu ordonnateur des pompes funèbres ?
— Pour manger du cadavre !
— Bravo, Willy ! Vous êtes en progrès ! »
On lui flattait le dos. Il se sentait bossu.
Mais le bonheur était au rendez-vous. Il n’y avait pas d’autres mots pour désigner cette impression de déjà vu. Le bonheur. Ne sommes-nous pas né pour en jouir ? La nature ne regorge-t-elle pas de raisons de ne pas nous en priver ? Pourquoi pourrir nos rêves nous comportant de manière à prendre cette joie à celui qui ne peut se défendre ?
« Allez-vous nous entretenir de vos dernières pensées, Willy ?
— Je ne pense plus. Je suis !
— Voilà un progrès notable !
— Puis-je espérer une prochaine libération… ?
— Il est trop tôt pour le dire. »
Même le jardinier s’en est mêlé. Il s’était rapproché d’Actor parce que la maison Eliphas s’était occupée des derniers soins de sa femme.
« Monsieur Eliphas m’a beaucoup parlé de vous, monsieur Lee, confia-t-il à Actor un jour de pluie. À l’entendre, vous auriez fait un bien meilleur travail. Oh ! Je ne vais pas me plaindre des services de cette honorable maison ! Loin de moi cette idée. C’était parfait, je dois le reconnaître. Mais quand on sait que vous pouvez faire mieux, on se met à rêver. Que puis-je pour vous, monsieur Lee ?
— J’aimerais avoir des cigarettes.
— Pas de feu, monsieur Lee ! C’est interdit. Tenez, je vous offre de bon cœur mon tabac à chiquer. Chiquez, monsieur Lee ! C’est autorisé et c’est toujours du tabac.
— J’ai peur pour mes dents…
— Alors je vais le chiquer à votre place. »
Actor n’avait jamais vu de pareils molards. Et le jardinier insistait :
« Je tiens vraiment à être votre obligé, monsieur Lee !
— Mais je n’ai rien fait pour vous…
— Vous appelez ça ne rien faire ! Ah ! Mais vous êtes trop modeste ! Voulez-vous que je vous montre comment on fait pousser les fleurs ? J’en connais un bout sur le sujet, même si je n’arrive pas à égaler votre talent dans un domaine encore plus difficile. Vous pourrez faire des trous dans la terre. Vous n’en avez jamais fait, hein ? Ça, c’est le travail du fossoyeur. Il en fait du monde pour vous mettre en terre. Et c’est pas fini. On continue là-dessous ! Sans savoir si on a raison de creuser ou si on est complètement fou. Venez voir un peu comment je m’y prends ! »
C’était troublant, cette leçon. L’odeur de la terre montait jusque dans les narines sans qu’on eût besoin de se baisser. La mort travaille. Sans elle, la vie n’est pas possible. Il devait y avoir une relation entre la faim de chair humaine et la mort qui achèverait cette existence de services rendus et de petits larcins sans importance. Le fer de la bêche s’enfonçait dans la terre meuble comme un fessier. Actor eut même la vision d’un anus, mais c’était l’oignon d’une tulipe. C’est fou ce que les mots peuvent inspirer pour nous rappeler que le désir ne peut pas avoir complètement disparu. Actor entendit alors le rire rocailleux de Raztak, le claquement discret des fesses d’Ovalos et le bruit de succion des dents de la bêche qui rappelaient que Willy Li Lee n’avait pas tout à fait abandonné l’idée de redevenir lui-même si jamais on décidait de le libérer.
Un soir, alors que le soleil embrasait encore les collines avoisinantes, on frappa à la porte de Willy Li Lee. Il n’attendait personne. Ni ne craignait rien non plus. Il s’était comporté avec diligence toute la journée, sans donner un seul signe d’impatience. Il avait pris le traitement du soir au repas. Le livre qu’il avait emprunté à la bibliothèque ne contenait rien qui pût signaler une recherche par trop fébrile. On frappa de nouveau.
Les gardiens entraient sans frapper. Seul le personnel de maintenance était tenu de s’annoncer afin de ne pas interrompre le cours des pensées ou une activité intime. Et les gardiens, en professionnels aguerris, n’entraient jamais s’ils n’avaient pas une raison de le faire.
Willy se demanda ce que la femme de ménage (ce pouvait aussi bien être le factotum ou une secrétaire) venait faire à une heure où les agents de nettoyage sont en principe chez eux. On frappa encore, mais cette fois plus discrètement. Un coreligionnaire était-il en proie à un besoin sexuel ? Willy, en vingt ans d’enfermement (il avait donc quarante-huit ans alors qu’il était censé mourir à quarante au mieux), n’avait jamais rendu ce genre de service. Tout le monde était informé de cette astreinte. Sauf les nouveaux, ceux qui arrivaient le matin et repartaient quelquefois le soir. Willy n’avait aucune envie de consacrer sa précieuse soirée à un angoissé qui gâcherait aussi sa nuit. Mais ne fallait-il pas répondre afin d’éviter d’avoir à s’expliquer devant un couple de gardiens médusés ?
Il s’approche de la porte et y colla son oreille. Trois coups y résonnèrent, bousculant la partie de son cerveau qui prenait les décisions à sa place. Il frappa du pied au risque de provoquer la vibration de tout le plancher de l’étage, sans compter l’effet produit sur ceux qui vivaient au-dessous, gardiens et locataires. L’autre, derrière la porte, insistait. Willy grogna quelque chose qu’il ne comprit pas lui-même. Et l’autre répondit, sans doute parce qu’il n’attendait que ça, répondre :
« — C’est moi, Willy !
— Je ne connais personne qui s’appelle Willy. Veuillez vous adresser ailleurs.
— Je sais bien que c’est toi ! Je suis bien renseigné.
— Je ne vous dirai pas comment je m’appelle si c’est ce que vous voulez savoir ! Fichez le camp ou j’appelle le service. Toutes les chambres sont équipées d’un interrupteur rouge en forme de poire.
— Ne fais pas ça, Willy ! Et ouvre-moi. Nous sommes morts tous les deux. Nous n’avons rien à craindre des vivants.
— Mort ? Mais je suis bien vivant ! Et mon dossier est presque au point. Je sortirai avant l’hiver, vous verrez !
— Je ne verrai rien du tout si tu ne m’ouvres pas. J’ai froid !
— A-t-on idée d’avoir froid en plein été. Ici, il fait plus chaud la nuit que le jour. Vous devriez le savoir.
— Ce que je sais, mon cher Willy, c’est que tu es aussi mort que moi ! Ça fait huit ans que tu es mort ! »
Sans y penser vraiment, Willy compta sur ses doigts. Son cœur commençait à s’emballer. Il essuya une goutte de sueur sur son front et écouta, l’oreille pressée contre la porte. L’autre semblait avoir renoncé. Il attendit quelques minutes avant de regagner son lit. Quelqu’un était couché dedans.
« Voilà ce que tu m’obliges à faire, Willy… dit cet inconnu. J’ai promis de ne pas faire de prodige. Et si je ne tiens pas ma promesse, il faudra que je retourne sous terre. Tu veux que je retourne sous terre, Willy ?
— Je ne m’appelle pas Willy ! »
Willy avait grincé des dents. Il se mettait rarement en colère pour ne pas retarder la suite de son dossier. L’autre était-il à ce point inconscient ? Il avait un dossier lui aussi. Il n’avait pas le droit de s’immiscer dans celui des autres. Willy eut envie de lui griffer le visage. Mais l’autre s’attendait à une agression et il tenait ses jambes en l’air pour se protéger. Il avait sali les draps. C’était de la terre.
« Willy ? Tu ne me reconnais pas ?
— Je ne m’appelle pas Willy !
— Ok ! Raztak ! Ovalos ! Actor ! Comment faut-il t’appeler ? Tu ne reconnais pas ton vieil ami Daniel Gravestein ? »
Willy se pinçait le nez, car l’intrus sentait mauvais. La terre, son visage décharné, ses ongles longs et cette odeur souterraine…
« C’est parce que j’ai pété, rit l’intrus qui se faisait appeler Daniel Gravestein. Je te promets de bien me tenir. Mais pour la terre et les asticots, je n’y peux rien.
— Raztak et Ovalos sont morts, dit Willy qui s’accrochait à la poignée de la porte pour ne pas tomber. Je sais que Willy est mort il y a huit ans. Il a attendu cette mort toute sa vie. Tu ne m’apprends rien.
— Tu es donc Actor… Huit ans dans le couloir de la mort… Et tu espères t’en sortir.
— Je serai autorisé à changer mon identité. Et je changerai aussi de domicile. Mais tu n’en sauras rien ! Je me ferai de nouveaux amis.
— Mais je suis ton seul ami ! Il y a belle lurette qu’Eliphas est mort. C’est le docteur Aloysius Frankreich qui a pris la succession.
— Tu ne sais même pas ce qu’est devenu Peter Habenfried !
— Il est mort lui aussi ! Débranché. »
Tout cela n’était que mensonges. Mais pourquoi un inconnu, fou en traitement de longue durée, prenait-il le temps de mentir ainsi ? Et comment savait-il que monsieur Eliphas, le docteur Aloysius Frankreich et Peter Habenfried avaient eu de l’importance, à des titres divers, dans la vie de Willy Li Lee ? Si c’était un examen destiné à compléter le dossier de libération sans condition, il valait mieux rependre ses esprits et répondre à toutes les questions sans donner signe d’impatience. Les autorités se méfiaient de l’impatience. Ils le répétaient tous les jours :
« Patience, monsieur Lee ! de la patience ! C’est tout ce qui vous manque. Vous rendez-vous compte qu’avec un peu de patience (on n’en exige pas plus) vous seriez déjà dehors ? Avec des papiers tamponnés par le FBI ! Une nouvelle vie, Actor ! Une vie de patience ! »
Willy promettait. Puis il retombait dans le piège de l’impatience, comme le soir où le cadavre (que pouvait-il s’agir d’autre ?) de Daniel Gravestein entra dans son lit pour ne plus le quitter.
Un mort qui revient pose une double question :
1— Vous êtes le seul à le voir, à l’entendre et à lui parler, entretenant avec lui des relations que vous n’oseriez pas pousser aussi loin avec un vivant.
2— Les autres, les vivants, se rendent compte que vous avez ce qu’ils appellent des visions et vous ne pouvez rien pour les convaincre du contraire, que le mort est une réalité et que c’est justement parce que ce n’est pas une illusion qu’il agit sur vous de manière à pourrir vos relations avec les vivants qui vous observent, vous critiquent et agissent pour vous empêcher de sortir.
« Regardez-moi ! disait Willy Li Lee devant la commission. Est-ce que je vis dans une chambre réfrigérée par le docteur Torres de Valencia ?11 Au contraire, je profite de la chaleur de l’été. Je fais des cabrioles comme tout le monde sur le gazon du jardin. Je cherche dans l’ombre le moyen de me rafraîchir, mais certainement pas de me geler les… les couilles, mesdames et messieurs ! »
Mais, revenant dans sa chambre après avoir essuyé un nouveau refus accompagné d’un sursis à statuer sur la pertinence d’une nouvelle instance, Willy constatait que le cadavre de Daniel Gravestein (si c’était lui) résistait fort bien à la chaleur, preuve que, même si on admettait que c’était une illusion, il arrive que la mort ne nécessite pas forcément du froid pour tenir debout. Il avait encore oublié de faire part de cet argument devant la commission, sinon il n’aurait pas lamentablement échoué à en convaincre les membres qu’il était apte à retourner vivre dehors.
Mais un mort, s’il pose des questions (nous en avons répertorié deux ci-dessus), est aussi le siège de deux réponses, lesquelles ne répondent d’ailleurs pas aux deux questions que nous avons posées avec monsieur Lee :
1— La chair du mort ne demande qu’à être mangée, même s’il faut abuser du poivre et, à la longue, réduire le pouvoir de nos papilles gustatives.
2— Étant mort, il ne peut être tué, ce qui implique qu’en cas de procès on ne peut être accusé d’assassinat ni de meurtre.
3— (ou 2 bis) Quand le mort relève, selon les points de vue, de l’illusion ou de l’apparition, vous ne pouvez plus être soupçonné d’avoir perdu la tête comme c’est en principe le cas si vous vous trouvez dans la situation nº 2 suite au désir exprimé en nº 1.
Mais, avant d’agir d’une manière aussi définitive, Willy s’imposa un temps de réflexion. Il se montra moins dégoûté par Daniel Gravestein qui mettait les draps dans un état épouvantable, même si la femme de service n’y voyait que du feu. Il le caressa, se laissa caresser, accepta ses théories sur l’existence d’un monde lointain qui menace le nôtre, etc. Puis, au fil des conversations, qui pouvait durer jusque tard dans la nuit, Willy se demanda comment la première oreille de Daniel lui avait été supprimée. Et il posa la question, non sans avoir pris la précaution d’affirmer qu’il n’avait aucun intérêt à le savoir.
« C’est ma sœur Elisa qui l’a mangée, dit Daniel Gravestein.
— Elle t’a mordu, mutilé et ensuite elle a mangé l’oreille ?
— Pas du tout, répondit tranquillement Daniel Gravestein. Je me suis coupé l’oreille parce que j’en avais envie. Et elle l’a mangée pour la même raison. On s’est toujours bien entendu, Elisa et moi.
— L’as-tu coupée à sa demande ?
— Non, mais je savais que ça lui ferait envie. Nous avions tous les deux une idée très libre de l’inceste, car nous étions les enfants de la libération sexuelle. Et il n’était pas question d’en discuter avec nos parents, bien qu’ils fussent cousins germains.
— C’est du Faulkner ! Jamais je ne me serais imaginé…
— Es-tu enfant unique ?
— J’ai des tas de frères, de sœurs, de cousins et de cousines.
— Tu n’as donc pas eu le choix, » conclut Daniel Gravestein.
Et il s’endormit. Ou mourut. Mais sa dernière réflexion avait plongé Willy dans une perplexité incompatible avec le sommeil. Quelle différence y avait-il entre avoir le choix et ne pas choisir ? Machinalement, il arracha un morceau de chair faisandée au cadavre tranquillement reposé de Daniel Gravestein. C’était une manière de ne pas être tenté par sa propre chair, bien qu’elle fût parfaitement fraîche et goûteuse. Il mastiqua longuement, laissant son esprit vagabonder dans les territoires du possible et de l’interdit. Au bout d’une heure, il ne restait plus que les os. Daniel Gravestein était bel et bien mort. Il avait eu tort de s’endormir. Les cadavres n’ont pas droit au sommeil. Willy n’avait usé d’aucune drogue. D’ailleurs, il n’en possédait pas. À trois heures du matin, les os de Daniel Gravestein étaient tous soigneusement sucés et rognés, certains jusqu’à la moelle. Willy pensa qu’il avait bien travaillé. Il ne restait plus qu’à enterrer le squelette dans le jardin. Le jardinier lui avait montré comment on creuse la terre à la manière des fossoyeurs. C’était l’affaire d’une demi-heure. Il ne fut pas surpris d’avoir acquis le pouvoir de traverser les murs sans les ouvrir. Mais il fallait faire vite : ce pouvoir ne durait que le temps de la digestion des chairs mortes. Or, elles sont plus vite digérées que la chair fraîche, même cuite. Sa bouche était en feu à cause du poivre. Mais où trouvait-il tout ce poivre ?
Dans le jardin, il creusa une fosse assez grande pour contenir un squelette démonté. Le tas d’os n’était pas aussi encombrant qu’il l’avait supposé au moment de manger leurs chairs. Le travail fut vite fait. Et surtout bien fait. Quelques oignons de tulipe témoigneraient de sa toute nouvelle passion pour le jardinage.
Le docteur Aloysius Frankreich, qui n’était pas mort comme l’avait prétendu Daniel Gravestein, expliqua dans une longue lettre que les effets de la maladie dont souffrait Willy depuis son enfance pouvaient être retardés par la souffrance mentale, ce qui expliquait qu’à cinquante ans, il était toujours en vie. Willy, qui survivait depuis dix ans, en conçut une fiévreuse dévotion pour ce que la Commission appelait sa schizophrénie. Il érigea un petit monument qu’il installa sur l’étagère offerte bien gracieusement par les héritiers de Basil Garcia. Personne n’y trouva à redire. Comme le feu était interdit, Willy coloria un morceau de papier en forme de flamme et le fixa à la mèche d’une vieille bougie trouvée dans la cabane de jardinage à laquelle il avait accès depuis que ses tulipes avaient remporté un prix aux Floralies de Faces and Faces. Il écrivit plusieurs prières afin de constituer un propre bien à lui, le temps n’étant pas venu de s’occuper à fonder un rituel. Chaque chose en son temps, songeait-il.
La disparition de Daniel Gravestein n’affecta personne, comme il fallait s’y attendre. On observa attentivement le Temple Schizoiste, on le photographia, on en préleva la substance gluante qui en recouvrait la base et le rapport fut remis à la Commission qui, deux mois plus tard, conclut que Willy Li Lee était en voie de guérison et qu’il convenait de lui accorder un espace de liberté pour mieux observer encore son comportement. Il n’avait certes tué personne, mais il n’était pas agréable de penser qu’il pouvait s’en prendre à nos morts, ce qui, dans son cas, ne constituait en rien un blasphème, mais un signe de dérèglement mental assez grave et profond pour finir par constituer un danger pour la société. Le docteur Aloysius Frankreich, ex-délinquant aujourd’hui repenti, fut désigné pour procéder à tous les détails d’une procédure assez complexe pour qu’on n’en fasse pas état ici (je suis le docteur Aloysius Frankreich et je vous emmerde).
Willy Li Lee ne se souvenait pas du rôle joué par le docteur Aloysius Frankreich dans l’affaire Gravestein. Il le reçut dans sa chambre. Elle était en désordre à cause d’un pèlerinage qui avait assemblé cinq disciples du Temple Schizoiste. Le rituel n’étant pas encore révélé, aucun miracle ne fut constaté. Willy en était profondément affecté. Et c’était justement cette profondeur que le docteur Aloysius Frankreich était venu mesurer avec son propre appareil mental.
« Je ne sais pas encore si ce sera une nouvelle religion, scanda Willy en soufflant sur la bougie dont la flamme, grâce à un mécanisme imité de la pliure, s’éteignit. Le docteur sursauta cat l’illusion était parfaite. C’était la première fois de sa vie qu’il voyait une flamme de papier s’éteindre aussi docilement. Son enfance était pleine de flammes de papier qu’il n’avait jamais réussi à éteindre. Willy se demanda si ce docteur n’était pas plutôt un pensionnaire, mais Aloysius Frankreich, ou qui que ce fût, ne portait pas le bracelet. À la place, une gourmette d’argent rutilait autour de son prénom. Willy eut une folle envie de voir le verso où devait être gravée une date de naissance. En effet, le docteur Aloysius Frankreich n’avait pas d’âge. Il était donc urgent de faire revenir les disciples pour confirmer ce dont Willy ne doutait plus : le docteur Aloysius Frankreich était un mort.
Mais les disciples saluèrent le docteur en entrant. Ils étaient même ravis de le trouver là, car ils avaient des questions à lui poser sur son implication historique dans l’affaire Gravestein. Ils s’assirent tous sur le lit, soulevant ainsi l’autre côté du matelas. Willy rattrapa le coussin de justesse. Puis, comme il s’y attendait, la conversation du docteur avec les disciples du Temple Shizoiste eut lieu dans une langue inconnue. Il posa son front sur les barreaux de la fenêtre. Il n’était pas impossible que ces disciples fussent plutôt des étudiants et que le docteur Aloysius Frankreich fût leur professeur. La langue n’était inconnue que parce qu’elle contenait un vocabulaire spécialisé fort distinct de celui dont font usage les thanatopracteurs. Willy ralluma la flamme et fit sortir tout le monde, prétextant une soudaine envie de dormir. Et avant de fermer les yeux, il frotta sa fesse douloureuse.
Quand il se réveilla, il était libre ! Il avait une valise dans la main droite et un papier rose dans l’autre. Un gardien tout de blanc vêtu déchira un coin du papier rose que Willy put ranger dans la poche intérieure de sa nouvelle veste en tweed. Un taxi l’attendait. Le chauffeur ne lui demanda rien et démarra. C’est alors que Willy s’aperçut qu’un agent du FBI était assis à côté de lui. Alfred Blo avait caché pendant ces longues années qu’il travaillait pour l’État fédéral. Il était devenu un petit homme gris agité de tics faciaux. Comme Willy ne se regardait jamais, il ne savait pas ce qu’il était devenu. L’essentiel était d’être libre et de pouvoir en profiter jusqu’à la mort.
Vous vous souvenez sans doute que dans un précédent épisode de la Saga Universe, ceux qui pensaient que Jo Chip était mort furent saisis d’horreur en l’entendant répondre à leurs prières : « Je suis vivant et vous êtes mort !12 »
Il s’était passé un peu la même chose entre Willy Li Lee et ses prévôts. Le docteur Ferrière13, son médecin traitant, lui avait dit un jour : « Vous êtes fou ! Regardez-moi ! » Et Willy avait prononcé cette phrase aujourd’hui inscrite au fronton de la psychiatrie universelle : « Vous êtes fou ! Regardez-moi ! »
Il s’appelait maintenant Harry Dixxon et habitait un cottage non loin de Río Seco dans le Texas. Le comté était semi-désertique. Les seuls arbres qui y poussaient, en bordure des routes, étaient des eucalyptus. Au printemps, le sol se couvrait de fleurs que l’été roussissait dès les premières heures de juin. Harry Dixxon y avait ouvert une succursale de la maison Eliphas, section taxidermie. Il s’était spécialisé dans l’animal de compagnie, mais ne dédaignait pas les victimes de la chasse, notamment les oiseaux qui enchantaient son triste jardin de cactus et d’aloès. Sa boutique présentait quelques-unes de ses meilleures réussites. Personne ne lui avait jamais demandé ce qu’il faisait de l’intérieur de ces animaux et Peter Habenfried, qui avait survécu à un long coma une seconde avant d’être débranché par décision judiciaire, ne posait pas plus de questions quand il venait chercher les déchets, lesquels n’étaient composés que d’os fort bien rognés. La vie reprenait son cours. Il était inutile et peut être dangereux de se mêler d’y construire des ponts. Comme disait Harry : Il s’agit de descendre la rivière sur un bateau, fût-il ivre, et non pas de zigzaguer sur terre pour se faire des frais de construction qui ne riment à rien. Peter Habenfried comprenait cela. Et les habitants de Río Seco avaient d’autres choses à penser et des tas d’animaux morts à ressusciter par empaillage.
« Vas-tu me dire enfin, se plaignait un jour Peter Habenfried, pourquoi l’État t’a fait bénéficier d’un programme de protection ? On n’a jamais su, nous lecteurs de journaux, de quoi il s’agit de te protéger. C’est tout de même avec l’argent de nos impôts que tu mènes une vie à mon avis plus confortable que la mienne. La preuve, tu viens de changer ta télé.
— Je ne l’ai pas changée moi-même, répondit Harry. Cela fait partie du programme de protection. Les agents du FBI pénètrent dans ma maison la nuit et le lendemain, tout est changé. Je n’en sais pas plus que toi sur cette procédure. Et je ne pense pas qu’il soit facile, ni pour toi ni pour moi, de se renseigner. Tout ce que je peux te dire, si tu consens à tenir ta langue…
— Tu parles !
— …c’est que leur chef vient toujours repérer les lieux dans la journée.
— Tu me le montreras, dis !
— Finissons d’abord cet excellent gigot ! Et ne lésine pas sur le vin de Californie, vieux frère ! »
Après avoir longuement fumé un cigare cubain sur la galerie, côté ombre, Harry et Peter entrèrent dans la boutique qui était fermée à cette heure caniculaire de l’après-midi. Ils se pelotonnèrent derrière les animaux immobiles. Le chef du FBI n’allait pas tarder. En général, il arrivait à bord d’un 4x4 qu’il garait de l’autre côté de la rue en face de la boutique de miss Parrish qui vendait des accessoires funéraires sans toutefois exercer la digne profession, à condition de ne pas se livrer au cannibalisme, d’ordonnatrice des pompes funèbres. Il n’y avait pas de croquemort à Río Seco et on ne se demandait pas pourquoi.
Le chef arriva enfin. La rue était déserte, sans vent. La poussière voletait cependant au ras des trottoirs. Il sortit de sa voiture, referma bruyamment la porte et s’arrêta devant la vitrine de Miss Parrish. Là, en général, il allumait une cigarette et son regard, dont on distinguait très bien le reflet, se promenait sur les ex-voto, les fleurs de céramiques, les crucifix dorés, les chandeliers, nains de jardin et autres ustensiles propres à jouer le rôle de médium entre la vie, qui se tient debout ou à genoux, et la mort, généralement couchée. Il ne traversait pas la rue, son travail consistant à repérer des lieux qu’il connaissait de longue date.
« Pourquoi les repère-t-il s’il les connaît aussi bien ? demanda Peter Habenfried à voix basse.
— Chut ! Plus bas !
— Je voudrais quand même savoir…
— Quand même quoi… ?
— Même si je ne t’entends pas.
— Tu ne sauras rien si tu ne m’entends pas…
— C’est ce que je voudrais savoir ! »
Le moment était mal choisi pour s’amuser, même si le vin revenait par petites bouffées de chaleur qui s’ajoutaient à la torride chaleur ambiante. Le chef pivotait de temps en temps, ralentissant au moment où ses yeux se trouvaient en face de la boutique de Harry Dixxon. Et celui-ci, comme chaque fois que ça arrivait, autrement dit presque tous les jours, avait une envie folle de se montrer et de traverser la rue pour aller dire un mot à cet indiscret agent de l’État, presque un étranger en terre libre. Mais Harry ne savait pas ce qu’il risquait. Depuis qu’il avait été libéré, il s’en tenait à ce qu’il savait de source sûre et ne se risquait jamais au fil des hypothèses. On imagine que celles-ci étaient nombreuses. Elles l’assaillaient à toute heure du jour et de la nuit. Mais en accepter la valeur d’outil de démonstration, c’était laisser le champ libre à l’angoisse, comme chaque fois qu’il est question de placer l’homme dans le monde comme une poupée dans sa maison. Elle n’en sort plus jamais et l’enfant finit par jouer à autre chose.
Puis, rompant avec ses habitudes, voilà-t-il pas que le chef du FBI traverse la rue ! Il a écrasé sa cigarette avant de se mettre en marche. Il a un sourire ironique sur ses lèvres sèches qu’il humecte avec sa langue rose. Il est vêtu d’un costume trois-pièces comme s’il allait à un enterrement. Il se retourne encore pour jeter un œil sur la boutique de miss Parrish, frappant du pied comme s’il regrettait qu’elle soit fermée. Enfin, il arrive à la hauteur de la vitrine de Harry Dixxon. Il approche ses yeux et met ses mains en visière. Il sourit en rencontrant le regard d’un bobtail qui s’appelait Dixxy. Peter Habenfried s’aplatit contre le sol. Harry est en train de ramper vers l’arrière-boutique. Il profite de l’ombre avec la science d’un animal sauvage. C’est alors que le chef du FBI frappe plusieurs fois la vitrine avec une pièce de monnaie. Peter Habenfried se met à suer à grosses gouttes. Le chef du FBI vient tout juste de s’apercevoir de sa présence tapie. La pièce frappe frénétiquement la vitrine. Harry Dixxon a refermé la porte de l’arrière-boutique derrière lui.
Alors Peter Habefried entend la voix du docteur Aloysius Frankreich.
« Je suis venu pour l’enterrement, dit cette voix.
— C’est pas l’heure ! s’écrie Peter Habenfried en se relevant, tout couvert de la poussière jaune du plancher.
— Mais enfin ! Je sais ce que je dis ! »
Vous avez compris que cette voix, c’est celle du chef du FBI. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’elle m’appartient. Et vous penserez peut-être que Willy Li Lee, alias Harry Dixxon, n’est qu’un produit de mon imagination.
Signé : Docteur Aloysius Frankreich.
Ou Elle finira par te manger
Avais-je encore l’espoir de la revoir ? Nous nous étions séparés deux fois en dix ans. Il me semblait revivre cette épreuve une troisième fois. Je marchais derrière Anselmo. Il venait de me demander des nouvelles de Cathy. Il la connaissait depuis plus de trente ans. Et chaque été, il lui avait enseigné quelque chose d’utile, considérant que les filles n’ont pas d’autre fonction que l’utilité. Je crois qu’il agissait ainsi parce que la mère de Cathy était morte en couches. Son père était un de ces domestiques qui avait réussi dans l’administration judiciaire. Je ne crois pas qu’il fut jamais magistrat. Ou bien l’était-il et c’était un secret de famille. J’avais eu de la chance de rencontrer Cathy. Sa famille n’avait pas que des secrets. Elle jardinait aussi dans la finance et le terroir. En l’épousant, j’ai quitté la rigole des suées ouvrières pour monter sur l’échelle et contempler moi aussi de là-haut le paysage humain.
« ¡Cuidado ! dit Anselmo. Celle-là est particulièrement venimeuse. »
La vipère entra dans la roche.
« Il y en a beaucoup par ici, dit Anselmo. Beaucoup de culs anglais empoisonnés. C’est dur de marcher ici. Ils s’assoient n’importe où. »
Il fallait le suivre, le vieil Anselmo, tant sur le terrain de la conversation que sur celui de ces montagnes agitées par les vents marins. Plus bas, un ancien moulin avait les pieds dans l’eau. Anselmo avait dit :
« Pas besoin d’avoir une oreille pour comprendre ce qui se passe. Ces barrages sont utiles. On ne va pas se plaindre. Mais la terre n’est pas contente. »
La Ferme des Orphelins montra enfin sa toiture grise au bout du chemin. Des eucalyptus la protégeaient des vents. « Le soir, disait Anselmo qui y avait habité comme péon, ils se plaignent. Et la nuit, vous verrez comme tout redevient silencieux. Alors on garde un œil ouvert. Il arrive qu’un des orphelins ait envie de s’amuser. Et il vient vous tirer les pieds sous les draps. Vous verrez ! »
La ferme était inhabitée depuis trente ans. À cette époque-là, Cathy et son père passaient des vacances heureuses dans le moulin. Il n’y avait pas de barrage et la rivière coulait au pied du moulin dont la noria servait encore aux esclaves de cette terre ingrate. Aujourd’hui, le toit était effondré. On n’entrait pas à l’intérieur. Et tout autour, les cactus et les figuiers de Barbarie s’étaient installés comme en bivouac. Je n’avais pas connu ces vacances. Anselmo avait un avantage sur moi.
Son bâton fouillait les herbes de chaque côté du chemin caillouteux. De temps en temps, il dénichait un bouquet d’asperges. Il ne le cueillait pas. Il n’était pas chez lui. Et ce serait bientôt chez moi. Il ne me conseillait pas cette acquisition. Les orphelins revenaient si quelqu’un prétendait dormir dans la maison.
« Vous verrez bien, dit-il. J’ai travaillé toute ma vie dans cette ferme. D’abord pour cultiver le jardin, les fleurs et le potager. Puis pour protéger la maison, le jardin, la piscine, le verger, tout ce que vous voyez. Il n’y avait plus de limite à ce travail. Et j’ai bien failli me tuer à la tâche. Et pourquoi ? Toute ma bonne action fichue par terre à cause de ces maudits orphelins. Ils me harcelaient toutes les nuits. Ma femme m’a quitté au cours d’une crise de nerfs. Elle n’en pouvait plus. Elle est partie avec un ouvrier de Barcelone. Il paraît qu’on vit bien là-bas. Mais aucune ouvrière de Barcelone n’a voulu de moi. Je suis célibataire depuis. Tenté par le viol, je ne dis pas. Ah ces Anglaises ! »
Tous les volets étaient fermés. J’exprimai ma satisfaction de constater que les fenêtres étaient pourvues de cet accessoire. Anselmo marchait toujours devant, écartant les herbes sur ce qui avait été une pelouse. Une tondeuse rouillait sous un arbre. Curieusement, une haie d’épineux avait poussé tout autour de la piscine. Anselmo me fit signe de tendre l’oreille. On entendait le frémissement des crapauds. Il me sembla même percevoir le glissement discret d’un reptile.
« Il y a du travail pour remettre tout ça en état, dit Anselmo. Il vous faudra beaucoup d’argent. Et du temps. Vous n’y habiterez pas cet été. Je peux vous louer un appartement avec vue sur la mer. Vous verrez les petites Anglaises de l’hôtel. Vous ne voulez pas habiter à côté d’un hôtel ? Il n’y a que des avantages. Et le restaurant est très bon. J’aime cette agitation. Vous ne savez pas comme c’est triste d’entrer en hiver. Tout le monde est parti. Les Anglaises qui se promènent sur la plage sont vieilles et alcoolisées. On ne rencontre pas d’amis. Alors je bois beaucoup. Et je ne fais plus grand-chose. Moi qui ai travaillé toute ma vie, depuis l’enfance ! »
Nous étions sur la terrasse. On pouvait voir la mer entre les troncs en feu des eucalyptus. Anselmo s’assit sur une chaise de fer pour me montrer que le mobilier de jardin n’avait pas souffert de l’abandon. Il mima le geste du peintre, s’appliquant à resurfacer la table où couraient des feuilles noires et pointues. Il ne manquait plus que la carafe, le verre et une portion avec un morceau de pain. Il mima aussi cette paresse. Mais d’après lui, je n’en profiterai pas avant le prochain été. Celui-ci était compromis par des travaux colossaux. Il connaissait quelqu’un à l’hôtel en question.
« Tout est réservé en hiver. Il n’y a plus moyen de trouver de quoi dormir si on n’a pas soigneusement planifié son voyage. Ah mais j’oubliais… Vous ne voyagez pas. Vous vous installez. C’est différent. Mais pour cet été, je ne vois que la solution de l’appartement à côté de l’hôtel. Que des avantages ! Ici, vous finirez par vous ennuyer, si toutefois les orphelins ne vous rendent pas la vie impossible.
— Qui sont-ils, ces orphelins ?
— Vous savez comment on devient orphelin… Un accident, la vieillesse, quelquefois le suicide. Mais le parricide, c’est rare.
— Une histoire horrible, je suppose…
— S’ils s’étaient contentés de les tuer… C’est rare, mais ça arrive. Et c’est quelquefois justifié. Tous les parents ne sont pas de bonnes personnes. Je ne leur cherche pas des excuses, d’autant que le Bon Dieu ne leur a pas pardonné. Mais ce n’est pas le clou du spectacle…
— Dites-moi…
— Ils ont mangé leurs père et mère pour effacer toutes les traces. Mais on les a retrouvés dans le trou… vous savez… il fallait bien qu’ils aillent se vider. Et ils l’ont fait ici. Ah si ça avait été moi, j’aurais fait ça dans la mer. El mar se lo lleva. Dicemos. Et on a bien raison de le dire. Mais le crime ne peut pas être parfait. S’il l’était, les apôtres nous auraient raconté des blagues.
— Combien étaient-ils, ces orphelins cannibales ?
— Trois. Tlön, Uqbar et Orbis.
— Tertius. Vous badinez. Vous n’êtes pas si cultivé que ça…
— Si vous saviez ce que je sais, vous le seriez moins vous-même. Entrons. »
Anselmo poussa la porte. Nous entrâmes dans une grande pièce à peu près vide. Une poutre épaisse et noire la traversait. Anselmo s’étrangla avec une main et tira la langue.
« Ils les ont pendus là comme des jambons. C’est comme ça qu’ils les ont tués.
— On n’en sait sans doute rien.
— Ça s’est passé ici, sous vos pieds. Ils ont lutté. Mais ils étaient trop vieux pour résister à deux jeunes garçons qui travaillaient à la carrière de marbre…
— Il y avait une fille !
— Si on peut appeler ça une fille. Julia. Elle n’était pas belle. Personne ne couchait avec elle. D’ailleurs, elle aimait les filles. Mais peu importe qui ils étaient. Je vais vous montrer la cuisine où ils les ont découpés, cuisinés et avalés. Ensuite je vous montrerai le trou où… vous savez… »
Je voulais voir les chambres. Il y en avait trois : celle des parents (el matrimonio), celle des deux garçons (côté jardin) et celle de Julia qui avait vue sur la mer entre les troncs des eucalyptus. Chacune de ses chambres donnait sur la grande pièce où nous nous trouvions. D’autres portes restaient à ouvrir, dont celle de la cuisine et celle donnant sur le trou. Il n’y avait pas de patio. Côté mer, une terrasse aux dalles de terre cuite. À l’opposé, les jardins, fleurs et potager (qui avaient été l’œuvre d’Anselmo). À droite, l’allée par où nous étions arrivés, donnant sur un chemin non carrossable. Et à gauche, diverses remises dont une ancienne bergerie datant de l’occupation musulmane. Et au-delà d’une certaine distance qui restait à mesurer, la pente rocailleuse qui semblait celle d’un volcan. L’endroit ne me déplaisait pas. Il était isolé, paisible et l’été en faisait un enfer qui justifiait la présence d’une piscine.
« Le moulin est-il à vendre ? demandai-je à Anselmo qui se plaignait de mes moments d’inattention.
— Il fait partie de la propriété. Mais vous n’en tirerez rien. Le maçon récupérera les pierres pour les dalles. Mais il faudra les remonter. Il n’y a plus d’hommes pour ça. Vous avez lu L’invention de Morel ? Insensé. Qu’est-ce que vous décidez ? Il y a d’autres acheteurs. Le prix vous convient-il ? Ça nous ferait plaisir d’avoir pour voisin un homme comme vous. »
Je ne savais pas ce que je représentais aux yeux d’Anselmo et de son épouse (ce nous devait l’impliquer dans son désir personnel de me voir persécuté par les trois orphelins), mais je n’avais pas l’intention d’entretenir des relations de voisinage, fût-ce avec le meilleur connaisseur de l’affaire des Trois Orphelins de Blacos. Cette histoire ne m’intéressait pas. J’en connaissais moi aussi quelques-unes du même cru. Des histoires plus astucieuses que vraies. Des fables aux saveurs pédagogiques. Comment les avait-il appelés, ces orphelins ?
« Maintenant, dit-il, voyons la cave… C’est là que se trouve tout le matériel de l’exploitation. On y accède aussi par la pente. Car du vivant des propriétaires, nous n’entrions jamais ici. Quand on nous a dit qu’ils avaient été pendus à la « grande poutre », nous n’avions aucune idée de ce qu’elle pouvait être, cette poutre. C’est quand on les a vus fouiller dans la fosse qu’on s’est dit qu’ils savaient ce qu’ils faisaient. Sinon, jusque-là, on les avait pris pour des rigolos. Et ils ont fini par apporter la preuve qu’ils n’avaient pas disparu. Comment expliquer leur présence, sous forme d’excrément, dans la fosse ? Ils ont aussitôt plongé leurs instruments dans le cul des trois assassins. Je vous le dis comme ça s’est passé. Descendons. »
Une des portes qui meublaient les murs de la grande pièce donnait sur un escalier taillé dans la roche. La chaleur y était insupportable. Une lampe à pétrole ou à huile nous guida dans le boyau. Anselmo continuait son récit bifurquant aux angles des anacoluthes qui étaient tout ce qui avait été gravé dans sa mémoire :
« Personne ne passait par là. Comme je vous l’ai dit, on n’entrait pas dans la maison. Nous, on passait par l’extérieur. J’ai découvert cet escalier quand on m’a confié l’entretien de la propriété. Enfin… pour dire la vérité, c’est ma femme qui s’occupait de l’intérieur. Et c’est en ouvrant la porte qui est là-haut qu’elle a appris l’existence de cet accès. Vous ai-je dit qu’à l’époque, je n’étais pas célibataire… ?
— Vous souhaitiez me présenter madame, je crois, tout à l’heure… à l’heure de prévoir de bonnes relations de voisinage…
— C’en est une autre. Je ne les mange pas, mais elles me fuient. Alors je les enferme jusqu’à ce qu’elles trouvent le moyen de s’échapper. Maintenant, on vous accuse de viol pour un oui pour un non. Je regrette d’ailleurs pour Cathy…
— Je vous en prie… non…
— Si, si ! Je l’ai bien connue, vous savez ? Mais ce n’est pas le moment d’en parler. Nous verrons ça plus tard. Il y a des choses que vous devez savoir.
— Peut-être…
— Et des choses que vous devez savoir. »
Anselmo actionna le bouton d’un gros interrupteur électrique. Un vaste hangar fut entièrement éclairé. Il était encombré de matériels agricoles en tout genre. Anselmo me présenta successivement à une moissonneuse puis à un engin qui avait peut-être servi à fabriquer des saucisses. Il était fier d’avoir servi ces armes qu’il appelait des outils. Il me conduisit à l’endroit où se trouvaient encore les outils de jardinage dont il avait amoureusement entretenu pendant des décennies tant les fers anciennement forgés que les manches toujours luisants des efforts qu’il leur avait communiqués dans la collaboration et la soumission aux rigueurs du travail de la terre. Et tous ces efforts, monsieur, récompensés par quoi ? Il s’effondra une demi-minute sur un sac de terreau.
« Nous passons notre vie à améliorer celle des autres, dit-il en essuyant ses larmes dans un gros mouchoir à carreaux noirs et blancs. Ce qui, en principe, suppose qu’on s’échine à améliorer la vôtre. Voyez le résultat : Je suis toujours moi-même. Tel que j’ai été créé. La même nudité se cache sous ces vêtements qui iront à la poubelle quand ce sera le moment de me mettre sous la terre. Avez-vous beaucoup changé depuis, monsieur ?
— Sans doute. En épousant Cathy…
— Je m’en doutais… Si vous le permettez, nous allons sortir. Vous verrez la pente. Celle que nous gravissions avec nos outils sur le dos. Et quand nous descendions, sous le poids de ces mêmes outils, où allions-nous ? Voulez-vous le savoir, monsieur ? »
La porte qu’il ouvrit était assez basse pour nous contraindre à nous plier. Je supposais qu’une autre ouverture permettait le passage des engins. Anselmo était-il le seul à utiliser cette porte ?
« Certes non ! Nous étions des dizaines de jardiniers. Ce que vous avez vu de nos outils, c’est ce qui reste. Ceux qu’on m’a laissés pour l’entretien une fois le procès terminé et les coupables garrottés. Tout le reste a été dispersé par les héritiers.
— Il y avait donc des héritiers…
— Et Cathy en était. Mais vous ne la connaissiez pas à l’époque…
— Je savais pour le moulin… un peu… »
Dehors, le soleil écrasait de lumière le moindre relief. La poussière s’éleva à la hauteur de mon nez, brûlante et sans odeur. Je déboutonnai mon col de chemise et remontai mes manches, comme si je me préparais à travailler dans ces conditions atroces.
« Il y avait des fois où on ne nous ménageait pas. Il y avait des raisons pour ça. L’homme qui possède soumet ses esclaves aux principes de la terre. Mais rien ne dit qu’il les accepte, ces principes. Il lutte lui aussi contre eux. Il sait qu’ils le tiennent par la peau du cul pour le conduire en Enfer avant qu’on ait eu le temps, nous autres, de nous expliquer avec le gardien du Paradis. Mais peu importe, n’est-ce pas, que Dieu existe ou pas. Ni que le Pape soit un imposteur comme les autres. L’homme a besoin de l’homme. Sans l’homme, l’homme n’est pas un homme, monsieur. C’est un animal comme les autres. »
Je commençais à comprendre où Cathy avait trouvé ses idées sur tout et sur rien. Nous dévalâmes la pente et arrivâmes exténués dans un enchevêtrement de roseaux et d’arbustes calcinés. L’ombre me sembla plus brûlante encore que la lumière. Anselmo me conseilla de toujours avoir sur moi un mouchoir. Il s’essuyait le visage avec le sien.
« Qu’elle vous en taille un dans un bon coupon, dit-il. Et à la taille de l’effort qu’exige ce pays. Vous n’aurez pas souvent l’occasion de le tremper dans l’eau de la rivière. Pas une goutte. De la poussière à boire. Mais du temps où on nous faisait crever au travail, l’eau coulait doucement et des enfants s’y baignaient en attendant d’avoir l’âge de nous rejoindre sur les terrasses des jardins. Je n’aime pas ce passé, monsieur, mais il y avait de l’eau dans la rivière. Et les touristes de nos plages, c’étaient nos propriétaires eux-mêmes. Pouvions-nous les distinguer des pêcheurs ? »
Au-dessus, je pouvais voir le bord de la route où j’avais laissé ma voiture, en plein soleil. Anselmo m’expliqua avec ses mains comment le carburateur se transforme en petit démon capricieux. Il mima une « sainte » colère. Il connaissait tous les types d’ennuis qu’on peut avoir si on néglige les particularités de cette terre, de ses possibilités d’existence et de son histoire passée et à venir. Il frappa le sol de sa sandale.
« Rien ne bouge, dit-il. Je n’ai jamais rien vu bouger. À part l’eau qui s’en est allée. Et encore, elle menace d’emporter à tout moment le moindre brin de paille ici égaré par l’âme en peine. Un jour, je vous amènerai au bout du fleuve. Nous ne sommes pas loin de la mer. Vous emprunterez ce chemin pour aller à la plage avec les autres. Allons-y demain. Je vous montrerai l’appartement et l’hôtel à côté, les Anglaises nues et le charme des espaces commerciaux. Où coucherez-vous, ce soir ?
— Dans ce même hôtel où j’ai pris une chambre.
— Côté mer, j’espère !
— L’architecte s’est arrangé pour que nous ayons une perspective… oblique.
— Formidable cet architecte ! Je l’ai connu. Un Français. De la culture, monsieur. Toujours un livre en tête. Oui, une vue oblique. J’aime ça moi aussi. Ainsi, chacun peut profiter de la mer. Elle est à nous ! »
Il exultait, Anselmo. Il m’offrit le goulot de sa gourde. Le vin avait un goût de goudron. Il le savait. Il alluma une cigarette.
« Vous devriez fumer, dit-il. Il faut boire, fumer, manger et abuser de tous les plaisirs. C’est une bonne manière de provoquer la mort. Sinon vous partez comme un curé, la main sur la bite et le doute au bout de la langue. Il faut s’empoisonner. Je ne veux pas être un personnage sympathique. Ni le contraire. Je ne veux pas être aimé ni épouvanter les petites filles. Je ne me souhaite que le bonheur de savoir que je suis l’auteur de ma mort. Une manière comme une autre de s’illusionner sur le sens de la vie. Vous ne trouvez pas ? »
Je trouvais… Nous descendîmes encore. Sur l’autre pente, des arbres verts formaient un bois parfaitement carré. Anselmo me montra la conduite d’eau qui descendait, soutenue par des piquets de béton formant comme les pattes d’un insecte adapté à cet environnement hostile.
« Si vous vous approchez de ces citronniers, vous entendez l’eau. Elle n’est pas d’ici. Elle vient de loin. Ces Anglais savent ce qu’il faut faire pour échapper à la malédiction qui ne concerne que nous. Qu’avons-nous fait pour la mériter ? Je n’en sais rien. Et ne vous avisez pas d’aller cueillir un citron pour étancher votre soif. Les chiens viennent d’Allemagne. Tous les Gitans le savent. Il y a même des caméras. Jetez vos cailloux sur ces engins de malheur, ils retombent dans l’herbe grasse sans faire de bruit, comme des oiseaux morts. Et alors filez le plus vite possible, car les chiens sont lâchés. La terre appartient à celui qui la possède. Et nous ne savons pas si on a bien fait de se révolter pour ne plus appartenir à personne. Voilà le moulin. »
Ou ce qu’il en restait. Trois murs à hauteur d’homme, une poutre couchée en travers, des gravats aux herbes jaunes et raides, de la ferraille semblant combattre d’autres végétations dures et sèches.
« On n’en fera plus rien, dit Anselmo. Mais si vous le souhaitez, il est à vous. D’ici, on voit la mer. Si la poussière le veut toutefois. Pas plus de dix minutes de marche. Vous longez les roseaux pour mettre vos pieds à l’abri des cailloux et de ce qu’ils cachent. Et voilà la plage avec ses touristes et sa perspective de bonheur monnayé. Vous pourrez en profiter tous les jours. Cathy aimait cette course. À l’époque, le moulin était un vrai bijou. Et agréable avec ça. Bien sûr, il était pillé chaque hiver. Aussi, Cathy n’y laissait rien de précieux. Elle emportait même la vaisselle. Il était inutile de fermer la porte à clé, sinon vous étiez quitte pour changer la serrure à votre retour, l’été suivant. Je me rappelle ces déménagements au début de l’automne, à l’époque des pluies. L’eau dévalait la pente et nourrissait le fleuve qui se gonflait. Eaux jaunes du fer arraché à ces surfaces. Un chemin montait vers la maison. Les trois orphelins veillaient au bonheur de Cathy. Il fallait les voir bousculer les péons qui remontaient avec les meubles et les caisses sur le dos. Les parents surveillaient la manœuvre sans quitter la terrasse. Ils aimaient Cathy. Sa mère était une fille de cette terre. Mais elle n’était plus de ce monde pour affirmer sa fierté. Le père de Cathy ne s’occupait pas de ces choses. Il passait l’été avec des femmes et logeait rarement au moulin. Parfois, il s’entretenait avec le vieux Gaspar, le père des futurs orphelins. Ils fumaient un cigare sur la terrasse au coucher du soleil pour limiter la durée de la conversation. Ils parlaient affaires. Ces pentes étaient couvertes de jardins et d’arbres fruitiers. Il y avait beaucoup d’argent en jeu.
Mais ne parlons plus du passé. Il faudrait tout remettre dans l’ordre. Les histoires, les morts, les bonnes actions comme les mauvaises. À quoi bon ? Nous vieillissons plus vite que la réalité. À tel point qu’elle finit par ressembler à nos enfants. Mais pouvons-nous dire qu’il ne s’est rien passé ? Et à qui le disons-nous ? Vous, monsieur, vous en savez assez pour écrire un roman, parce que votre roman ne parle pas des trois orphelins de Blacos. Mais maintenant que vous en savez plus, à quel endroit de votre roman vont-ils agir pour participer logiquement au dénouement de cette sombre histoire de terre et de sang ? Vous savez quoi ? Cathy manque à notre conversation. Si elle était là, elle en changerait même le ton. Elle en sait plus que vous. Et pourtant, vous avez décidé d’écrire l’histoire qui vous lie à elle pour toujours.
Je ne dis pas que votre idée d’acheter cette ferme est mauvaise pour vous. Mais vous allez entrer dans la complexité des lieux. Tout naît de l’endroit où on ne se trouve pas quand commence l’histoire. Mais vous, malheureux amant de la fille, vous vous tordez les mains sur la scène d’un théâtre en gémissant que tout ce qui vous arrive est absurde, et donc injuste. Quelle erreur ! Alors que vous avez simplement mis le doigt dans l’engrenage. Vous n’allez pas vous perdre non plus. Vous saurez toujours où vous êtes, où vous allez. Vous ne penserez plus à votre lecteur qui lui, impatient et étranger, ne demandera plus son chemin aux passants et aux voyageurs que vous avez créés et évoqués pour lui.
Ôtez de votre esprit l’idée de créer une œuvre d’art à partir de ces lieux. Ici, vous vous éloignez de la comédie humaine pour rejoindre les personnages de votre drame intérieur, le seul qui compte maintenant à vos yeux, car depuis que vous n’êtes plus aimé, vous ne regardez plus dehors, à travers cette fenêtre que vous avez chargée de symboles.
Voilà le chemin dont je vous parlais. Ça ne ressemble plus à un chemin, mais c’était par là qu’on descendait au moulin et qu’on remontait à la ferme. Avant la tragédie des Trois orphelins de Blacos, on l’appelait la Ferme de Scorpions, mais en réalité, c’était la ferme des Morenos. Don Gaspar avait ainsi perdu son nom de famille à cause de la multitude de scorpions qui avaient élu domicile sur les pentes caillouteuses, à l’exclusion des jardins et des vergers. Chaque fois que vous quittiez le gras de l’herbe, vous mettiez vos pieds dans ces endroits dangereux et il vous arrivait au moins une fois par an de risquer de mourir à cause d’une fièvre carabinée. Vous maudissiez les Morenos, père, mère, enfants et ancêtres, même les plus lointains qui ne s’appelaient pas encore Moreno. Vous haïssiez ce travail de bête et vous ne prononciez plus le nom de Moreno. Il n’y avait que des scorpions dans votre tête au moment de parler de ces gens et de la vie à laquelle ils vous condamnaient. Voilà, monsieur, comment ça a commencé. Ne cherchez pas d’autres prologues. Et celui-là, que vous tenez de moi, faites-en le premier chapitre de votre livre. Je vous parlais de Cathy… »
Nous étions assis au-dessus du lit de la rivière qui n’était pas encore un fleuve à cet endroit, du moins pour moi. Je ne sais toujours pas comment traduire le mot río prononcé ou écrit au moment où on ne sait pas si c’est lui qui se jette dans la mer. Les canyons se rejoignent jusqu’aux plages. J’ignorais lesquels avaient servi de lit aux eaux venant de la montagne ou directement du ciel. Cathy, me disait Anselmo, connaissait cette géographie. Mais bien sûr. Il était trop tard pour l’interroger. Anselmo savait ce qu’on ressent quand la vie nous éloigne des morts et des anciennes histoires d’amour.
« Du pareil au même, dit-il. Les morts, les ex, c’est de l’histoire ancienne. On en fera ce qu’on voudra. Heureusement que j’ai amené du vin. S’il n’y en a pas assez, je remonterai pour en chercher. Et vous m’attendrez bien sagement. Vous n’avez pas d’assez bonnes jambes, surtout après avoir bu tout ce vin. Cathy ne m’a jamais parlé de ce détail de votre personnalité.
— Disait-elle beaucoup de mal de moi ?
— Pas plus qu’il n’en faut pour rendre le personnage crédible. La croiriez-vous si elle vous disait que je suis sans défaut ? Vous me prendriez pour une invention de l’enfance à l’âge de ne plus en être un, jusqu’à ce que ça arrive de nouveau. Et je vous préviens, je ne suis pas loin de cet âge. Buvez ! Ne vous gênez pas. J’en ai d'autres.
— Vous n’avez pas complètement répondu à ma question… Je voulais savoir si…
— …si je connais vos défauts ? Ceux que Cathy m’a confiés… Avec la part d’invention que cela suppose. Je l’ai surprise plus d’une fois en flagrant délit de mensonge.
— C’est une championne en la matière !
— N’exagérez pas. C’est vous le romancier.
— Et vous, Anselmo, qui êtes-vous ?
— Je constate que le vin vous prive de votre timidité naturelle…
— N’est-il pas fait pour ça ? Se crèverait-on au travail pour lui si ce n’était pas le cas ? Nous passionnerions-nous pour lui s’il n’était pas en mesure de nous aider à traverser le miroir de nos apparences ?
— Ouille ! Vous allez trop vite, monsieur. Vous n’avez pas encore commencé votre roman. Attendez d’avoir acheté la ferme. Et encore, à ce moment-là, comme je vous en ai prévenu, il vous faudra attendre l’été prochain pour pouvoir y emménager. Cela vous laisse du temps pour semer les graines de votre œuvre. Je ne suis là que pour vous aider à engraisser cette terre, dit le vin. Voilà ce qu’il dit. Buvez encore ! »
Le soleil avait cet étrange pouvoir d’éclairer les choses jusqu’à les faire disparaître. Le ciel était devenu blanc. Je ne voyais plus le soleil. Anselmo décrivit sa courbe avec un doigt. C’était du temps, ce geste, je m’en rendais bien compte. Le fond du canyon avait lui aussi disparu. À la place, une surface éblouissante réfléchissait mon propre éblouissement. Anselmo disparut en même temps.
Il avait dû remonter pour allez remplir sa gourde dont j’avais avalé la dernière goutte. Je n’étais pas mécontent d’être seul, pour un moment du moins. Je n’avais aucune envie de remonter moi aussi. S’il prenait suffisamment de temps, je retrouverais une partie de mon pouvoir sur les choses. Ainsi, la roselière m’apparaîtrait complète, avec la crête jaune de ses roseaux. Pour l’heure, je distinguais un parallélisme vertical qui ressemblait de plus en plus à un mur. Un potager exposait ses alignements à la perpendiculaire. Et entre ce potager et moi, une accumulation de rochers me conseillait de ne pas m’y aventurer. Et puis, avant de partir, Anselmo m’avait prévenu que ce potager appartenait à un Gitan pas commode du tout. Personne ne s’était jamais avisé de toucher à ses légumes. Je serais le premier. Et le dernier, avait ironisé Anselmo.
Il réapparut. Maintenant, il y avait deux gourdes. Il m’offrit la plus grosse. Il avait déjà assez bu. Et s’il buvait encore, c’était uniquement par respect pour moi. Il comprenait que j’eusse besoin de boire en cette après-midi qui était la première, celle où tout se joue avant de se mettre au travail d’une écriture peut-être trop complexe pour moi.
« Car, dit Anselmo, qu’est-ce que vous connaissez de l’écriture ? À part la fable et la chronique, de quoi est-il question dans ces livres ? Cathy ne le lisait pas. Ne me dites pas le contraire ! Elle me l’a dit. Et nous n’étions pas saouls. Cathy buvait beaucoup…
— Elle boit toujours beaucoup…
— Vous avez donc trop bu ensemble. Ça devait se terminer ainsi. Vous avez la chance qu’elle n’ait plus aucun droit sur cette propriété, sinon elle aurait tout fait pour vous empêcher de l’acquérir. Elle redoute l’usage que vous allez en faire.
— Expliquez-moi ça…
— Elle sait que je vais vous parler… de tout.
— Vous savez donc tout ?
— Ce que vous savez n’est rien sans ce que je sais. Et qu’elle sait elle aussi. Si vous n’aviez pas tant bu tous les deux, vous en sauriez autant qu’elle. Et je n’aurais plus aucun rôle à jouer dans cette comédie. Seulement voilà : elle ne vous a rien dit. Ou juste ce qui pouvait être dit. Et vous avez ajouté à cette documentation ce que vous croyez savoir de vous-même, d’elle et de ce qui s’est passé ici.
— Mais je savais pour les orphelins…
— Vous n’avez même pas lu les journaux de l’époque ! Vous ne savez que ce qu’elle vous a dit. N’oubliez pas que vous êtes un étranger.
— Vous ne voulez donc pas de moi comme voisin.
— Vous ai-je dit qu’ils n’ont pas trouvé de trace de ses parents dans le cul de Julia ? »
Je fis non de la tête, étourdi par cette nouvelle anacoluthe, signe que j’étais bien en train d’écouter ce vieil Anselmo que Cathy n’avait jamais voulu me présenter.
« Il y avait forcément de la merde de Julia dans le trou, continua-t-il. Elle chiait comme tout le monde. Rarement dans la nature. Elle utilisait le trou. Le vieux Gaspar était fier de cette cuvette de faïence. Et c’était là qu’elle chiait elle aussi. Alors forcément, quand ils ont récupéré la merde de la fosse, la présence de ses parents l’accusait elle aussi. Comme les deux autres. Il n’y avait pas de raisons. Mais ensuite, ils ont fouillé leurs culs. Et ils durent se rendre à l’évidence : le cul de Julia ne contenait aucune trace de ses parents, alors que ceux de ses frères en regorgeaient. Mais de là à décréter son innocence, il y avait loin. La justice est méfiante, c’est sa qualité. Ils l’ont interrogée sans en tirer le moindre signe d’aveu. Aucune preuve ne l’accablait.
— Ils l’ont condamnée quand même ! Au garrot ! »
Anselmo pressa les flancs de sa gourde. Le vin gicla sur son menton avant qu’il pût en ajuster le jet et il brisa celui-ci avec ses dents. Il avait l’œil presque clos et les lèvres tremblantes.
« Rien ne disait non plus qu’elle n’avait pas participé au meurtre, dit-il.
— Ses frères en témoignaient-ils ?
— L’un d’eux seulement, Marco. L’autre se taisait.
— Que ne disait-il pas… ?
— Que c’était elle qui avait eu l’idée de la pendaison. Elle avait accroché les cordes aux pitons qui servaient à suspendre les jambons. Les jambons, monsieur, étaient sur la table. On n’invente pas de pareils détails. Les parents étaient déjà ligotés…
— Mais par qui ? Il faut définir la responsabilité de chacun. On ne juge pas les gens comme ça, sans recherche. Ce n’est qu’au moment de l’énoncé du châtiment qu’on est libre de placer les coupables sur le même plan : le siège du garrot. Mais avant ce souci d’égalité devant Dieu, on cherche à savoir qui a fait quoi. Et on mesure la perversité de chacun des criminels à l’aulne de ce que chacun a réellement commis…
— Je n’entends rien à ces choses d’égalité et de perfection à atteindre avant de tuer tout le monde avec la caution de l’État. Je vous raconte les choses comme il paraît qu’elles se sont passées. C’est un récit judiciaire que je vous donne. Julia a accroché les cordes comme je vous l’ai dit. C’est en tout cas ce que Marco a prétendu. Et quand le juge a posé la question à Juanito, celui-ci n’a rien dit. Il savait, mais il n’a rien dit. Ni si elle avait accroché les cordes, ni rien sur ce qui s’est passé ensuite. Il y avait des traces de ses parents dans son cul. Ça, il ne pouvait pas le nier, à moins d’évoquer une erreur dans la procédure d’analyse des excréments recueillis dans la fosse. Vous savez ce qu’en dit le singe de plus célèbre d’Espagne : « C’est le meilleur, la science le dit. Et je suis la science. » Vous n’allez tout de même pas critiquer l’esprit d’analyse de cet animal dont l’anis est autrement noble que le modeste pinard que je vous offre !
— Loin de moi cette idée ! Mais tout de même… Ce procès… Cette singerie…
— Mais attendez avant de vous prononcer, monsieur l’écrivain français ! Je ne vous en ai encore rien dit.
— Elle a accroché les cordes… Sous la menace peut-être…
— Je vous préviens, monsieur, Julia n’est pas belle du tout. Si vous comptez sur une aventure sentimentale avec elle, ce qu’elle ne vous refusera pas, ce ne sera pas à l’avantage de votre lyrisme…
— Là où elle est, maintenant, elle ne risque pas…
— Certes, mais vous l’aimez déjà.
— Je n’ai rien dit qui le laisse supposer !
— Elle a accroché les cordes. Elle n’a d’ailleurs pas dit le contraire. Il y avait des traces d’elle sur ces cordes.
— Voilà pourquoi Juanito s’est tu. Il a bien fait.
— Vous en auriez fait autant…
— Que s’est-il passé ensuite… ?
— Ils les ont pendus. En même temps.
— Il y a eu une bataille…
— Vous pensez ! On ne se laisse pas pendre aussi facilement. Surtout par ses propres enfants.
— Je ne vois pas le rapport…
— Il y en a un. La preuve : ils se sont battus. Les trois orphelins portaient ces traces.
— Il y a beaucoup de traces dans cette histoire… Vous ne craignez pas d’ennuyer le lecteur ?
— Ah si je vous ennuie, monsieur, n’hésitez pas à me demander de retourner d’où je viens. Je vous laisse les deux gourdes. Vous me les ramènerez vides demain. Ou quand vous voudrez.
— Mais je n’ai pas dit ça ! Continuez. »
Le soleil était au zénith, à peu de choses près. L’ombre dont nous jouissions était projetée par une énorme excroissance rocheuse qui obscurcissait le ciel au-dessus de nous. Anselmo connaissait cette fraîcheur. Il en savait long sur les eaux secrètes de cette terre, mais il avait choisi le vin et il se montrait digne de sa générosité. Son visage était en feu. Je me regardais dans un miroir. Mais à ce stade de la conversation, je me sentais presque heureux. Je dis presque parce que le bonheur me semble aussi illusoire que tous les bienfaits nés de l’imagination en quête d’éternité. Disons que je me sentais bien. J’aurais voulu ailleurs, mais dans les mêmes conditions de satisfaction. Je ne me sentais pas bien. J’étais en conversation avec le plaisir. Certes, le vin n’y était pas pour rien. D’ailleurs, s’il n’avait pas agi sur moi aussi impérieusement, je serais peut-être remonté avec l’idée de ne pas revenir. Je me connais tout de même un petit peu, malgré ce que Cathy pense de moi. Anselmo dut lire dans mes pensées :
« Votre voiture dit être près de s’enflammer à l’heure qu’il est, » dit-il d’un air si sérieux que je pensais aussitôt au Gitan dont il m’avait parlé.
En effet, l’une de ses tomates était dans ma main. Anselmo me rassura :
« C’est moi qui l’y ai mise. Si Pablo s’en aperçoit, il ne s’en prendra qu’à moi. Je suis si vieux qu’il me respectera malgré tout. Je me fiche de ses insultes. Qui s’en priverait si je lui en donne l’occasion ? Les insultes ne me touchent plus. On peut dire de moi ce qu’on voudra. On n’en dira jamais assez. »
Il éructa bruyamment, m’envoyant le produit de ses fermentations gastriques en plein visage. Je vacillai sur mon derrière, mais il était fermement astreint à la position assise par ma peur de tomber dans les rochers qui nous séparaient du jardin du Gitan.
« Cathy aimait bien Pablo, dit Anselmo. Elle ne vous en a jamais parlé ?
— Elle aimait tout le monde…
— Ne dites pas ça. Elle savait haïr aussi.
— En ce moment, elle ne hait que moi.
— Elle vous l’a dit ?
— Je la connais. Qui est ce Pablo ?
— C’est celui qui possède le potager que vous voyez là-bas près de la roselière. »
Le visage d’Anselmo s’illumina. On aurait dit un de ces tableaux enfumés que les églises accrochent à leurs murs entre les stations. Il répéta plusieurs fois le mot « tigre » puis posa un coude sur un genou, appliquant ensuite le menton sur la main ouverte. Le vent agitait une mèche blanche sur son front.
« Vous pensez peut-être que nous n’avions jamais entendu parler de cannibalisme…
— Tout le monde en entend parler. J’en ai entendu parler.
— Certes, mais on vous parlait des sauvages. L’Afrique chez vous. Et chez nous cette vaste Amérique qui flotte au milieu du plus grand océan du monde et qui semble s’accrocher aux pôles de la Terre pour ne pas dériver sur une rive ou l’autre du grand continent asiatique. »
Il alluma sa pipe dans le creux de sa main. Je ne sais pas pourquoi j’évoque ces détails de mise en scène, didascalie d’un théâtre dont j’étais l’auteur si j’en juge maintenant par l’état d’ébriété de ses personnages. La fumée fut violemment emportée, n’ayant pas même le temps de tournoyer comme je l’aurais imposée à mes spectateurs. Anselmo se rengorgea puis :
« Nous l’appelions le Tigre, continua-t-il. Chaque fois que quelqu’un était mangé, ou que nous pensions, à observer sa carcasse, qu’il avait été mangé, nous savions que le Tigre était responsable de cette horreur.
— Il n’y a pas de Tigre en Andalousie !
— Alors c’était un Mac’Guffin. Qui sait de quoi l’imagination est capable. Vous avez bien une bête dans votre Gévaudan. Un animal conforme à l’horreur telle que vous la redoutez. Cette histoire n’est-elle pas liée au loup qui hantait vos campagnes ? Il n’y avait pas de loup ici…
— Ni de tigres !
— Pourtant, les tigres s’y reproduisent. Et nous avons une explication aussi logique que la vôtre. Comme il vous est impossible d’imaginer un loup extraordinaire, vous le faites habiter par un homme, car seul un homme est capable de commettre de pareils crimes contre l’homme. De la même manière, nous avons imaginé un cirque…
— Un cirque ! Je comprends. Mais a-t-il existé en dehors de l’imagination collective ?
— Vous n’imaginez pas le nombre de cirques que les Arabes ont importés chez nous. Peut-on concevoir un cirque sans animaux aussi légendaires que les tigres, les lions, les boas, les éléphants ?
— Ce sont des animaux bien réels, je crois…
— Ils l’étaient. Et la probabilité d’un tigre échappé de sa cage est énorme. »
Anselmo décrivit un grand cercle dans le ciel avec son bâton.
« Il y a donc autant de chances de tomber sur un lion ou un boa, dis-je comme si je suivais le fil de la conversation pour ne pas en devenir le funambule.
— Ici, nous avons tout mis dans le tigre. Nos amours, nos économies, nos projets, nos guerres intestines, nos trahisons envers la couronne… tout ce que nous possédons finit dans l’estomac ou dans l’esprit du Tigre. Je ne doute pas que d’autres contrées aient choisi l’éléphant. Je n’en ai jamais entendu parler, mais oui je connais des histoires de boas. Elles m’ont été racontées par de lointains cousins. Les boas voyageaient avec les hommes. C’étaient quelquefois de bons compagnons. Mais on n’a jamais entendu parler d’un tigre capable d’aimer les hommes autrement qu’en morceaux. C’est peut-être la raison qui a guidé le choix de nos ancêtres. Il n’était pas question d’entretenir de bons rapports avec le Tigre. C’était à prendre ou à laisser. Et la majorité à décidé que le Tigre serait notre ennemi. Ceux qui n’étaient pas d’accord furent menacés d’être jetés en pâture à l’animal que nous avions créé. Voilà comment l’ordre fut rétabli. Le Tigre mangerait des hommes afin que l’homme n’eût plus à les manger. Nous construisîmes alors une cage faite de solides barreaux d’acier, non pas pour y enfermer le Tigre (il eût été illogique de le capturer pour le rendre à son propriétaire), mais pour lui servir de garde-manger, ce qui ne l’empêchait pas de se servir aussi en dehors de la cage. Cette cage, monsieur, était notre plus beau monument. Nous en étions fiers. Imaginez un endroit clos dans lequel les hommes peuvent entrer pour y perdre leur liberté sans aucun espoir d’en sortir jamais, sauf dans l’estomac du Tigre. Car le Tigre pouvait y entrer et en sortir aussi librement que les papillons qui allaient et venaient entre les barreaux. Mais comme les débris de cadavres attiraient aussi les petits animaux, rampants et autres rongeurs indélicats, nous creusâmes une fosse tout autour de la cage, après avoir bien sûr évalué la capacité de saut du Tigre. Nous l’observâmes dans la montagne où il était plus agile et précis que les chèvres qu’il dévorait quand l’homme manquait au menu. Nous avions cependant, à la longue, trouvé un équilibre avantageux pour l’une et l’autre partie (le Tigre et nous) en établissant un rapport entre la quantité d’hommes à mettre en cage et la population de nos chèvres. Fort de cette arithmétique, nous observâmes le Tigre. Il ne nous fallut pas longtemps pour calculer la largeur de la fosse, telle que le Tigre pût sauter par-dessus alors que les petits animaux, épouvantés aussi par la profondeur et le contenu, et par la mort de ceux qui avaient tenté cette traversée, finirent par renoncer à cette aventure devenue périlleuse et sans issue. Pendant que nous creusions cette fosse, le Tigre nous observa à son tour. Il n’était pas assez intelligent pour comprendre nos calculs. Il aurait pu nous effrayer afin de nous empêcher de creuser, mais il n’en fit rien. Nous n’avons jamais su pourquoi. Nous creusions, craignant d’être dévorés avant d’achever cet ouvrage colossal, mais le Tigre patienta, couché sur un rocher, jour et nuit, car nous n’interrompîmes jamais notre labeur. À l’intérieur de la cage, les petits animaux s’empressaient de grignoter les déchets, sachant que nous travaillions contre eux. Les hommes destinés à la nourriture du Tigre, désespérés, ne nous invectivaient pas comme on l’a dit dans les journaux qui colportaient notre chronique. Il leur arrivait même de se laisser croquer par les petits animaux qui s’en prenaient à leurs orteils de préférence. Nous vîmes même un individu condamné pour apostasie offrir son derrière à des rats qui en reniflaient l’anus frémissant sans oser y planter leurs dents. Seules les langues s’agitaient, et les museaux rapides. On venait de loin pour voir ce spectacle : les terrassiers à l’extérieur, verts de peur et l’œil toujours aux aguets, frémissant au moindre mouvement du Tigre sur son rocher ; et les prisonniers qui ne parvenaient pas à mourir de peur et considéraient les petits animaux comme des planches d’une sorte de salut. On écrivit beaucoup là-dessus. Des sornettes, mais aussi de pertinentes pensées sur l’état de la race humaine dans et hors de la cage. Nous eûmes des imitateurs dans le monde entier. On écrivit des poèmes, des contes et des traités documentés comme on les aime à l’université, tant dans l’ancien que dans le nouveau monde. Il y avait de quoi être fier de ce que nous étions. Mais la patience du Tigre avait des limites. Il ne s’approchait plus de la cage, pour une raison ou pour une autre. Par contre, chaque nuit, il se nourrissait de la chair d’un enfant ou d’une chèvre. Quand j’étais petit, et qu’on me racontait cette belle histoire de l’homme avec son tigre, je regrettais de ne pas avoir vécu cette sainte époque. Et dans mes rêves éveillés, je voyais le Tigre étancher sa soif dans cette fontaine généreuse qu’il sanctifiait de sa salive et que, pour d’autres raisons, nous appelons maintenant la Fontaine des orphelins. Ce n’est pas que nous avons oublié le Tigre, mais nous ne le voyons plus. Même la cage a disparu, à l’occasion d’une guerre ou d’une conquête extérieure, nous ne savons pas pourquoi cette cage ne dresse plus ses fiers barreaux ni même où elle les dressait du temps où les hommes de cette terre savaient que le Tigre n’était pas un produit de leur imagination, mais bel et bien un Tigre de chair et d’os comme vous et moi. Pour autant, le Tigre, même si personne ne peut plus témoigner de son existence, se promène toujours sur nos chemins. Il accompagne notre mémoire pour que nous ne la perdions pas. Et voulez-vous que je vous dise, monsieur ? Aujourd’hui que personne ne peut plus affirmer qu’il existe sans se frotter les yeux pour le voir, et bien notre Tigre a des imitateurs. Lui qui fit office de cannibales pour nous épargner les affres de l’Enfer, voici qu’on l’imite et que depuis qu’il n’est plus là pour dire le contraire, des hommes mangent de l’homme et nous condamnent du coup à craindre le pire pour notre salut éternel. Ne croyez donc pas que l’affaire des Orphelins de Blacos est une exception de notre culture locale. Certes, il y eut un temps intermédiaire, entre la disparition du Tigre et le retour du cannibalisme. Il fallut des années avant que l’idée de ne plus revoir le Tigre fût admise par la majorité. Ensuite, ce fut l’idée d’un retour au cannibalisme qui prit lentement forme. Il est impossible aujourd’hui d’estimer la durée de cette période intermédiaire, mais je vous le demande, monsieur : Est-ce que cela à de l’importance ? Et comme nous n’avons pas tenu la chronique à partir du premier cas de cannibalisme, nous ignorons les détails de cette affaire. On dit, mais c’est à prendre avec des pincettes, que cueilleur fut pris d’une telle folie devant le spectacle de la nudité de sa fille qu’il la mangea pour faire disparaître les traces de son crime. Avouons que n’importe quelle histoire de cannibalisme, même sortie de l’imagination, pourrait servir d’introduction à notre ère. Le Tigre ne s’y montre plus. Il a bon dos chaque fois que le doute ne permet pas d’établir le cannibalisme. Mais, à un moment donné, sans doute par mesure de précaution, nous entreprîmes de tenir à jour ce que nous avons intitulé la Chronique du Tigre. Certes, le Tigre n’y est jamais le coupable désigné. Nous pensons secrètement, sans nous livrer totalement à cette théorie, que le Tigre, à l’inverse de votre bête, peut habiter un homme ou une femme pour en faire un cannibale. En ce qui concerne nos orphelins, la question d’une multiplication du Tigre se pose. Ils étaient trois. Et encore, nous soupçonnons le père et la mère de s’être livrés au cannibalisme sur la personne d’un autre de leurs enfants. Je vous raconterai ça, car il en fut question lors du procès des orphelins. Pour revenir à notre Tigre, car c’est aussi le vôtre maintenant, il ne s’est plus montré depuis l’affaire des orphelins. C’est ce qu’on dit. Personne, pas même la justice, n’a expliqué les trois meurtres qui ont marqué le temps qui s’est écoulé depuis. J’ai mon idée là-dessus. Mais vous connaissez comme moi l’hypocrisie des hommes qui ne s’en remettent qu’à ce qu’ils appellent la science. On vous fouille le cul pour en savoir plus. On n’a plus besoin de vous torturer. Ou plutôt, on vous torture si la science est impuissante à démontrer les convictions. Il n’y a pas de justice dans le cœur de l’homme. C’est la haine seule qui structure le malheur des uns à l’avantage des jouissances des autres. »
Après ce long monologue, Anselmo sortit un saucisson de sa poche. Il ouvrit son couteau à manche de corne et tailla dedans une épaisse tranche qu’il m’offrit. Il avait aussi du pain.
« Un peu de sel pour provoquer la soif, dit-il. Je ne conseille à personne de provoquer sa soif s’il n’a pas de vin pour l’étancher. Voilà la sorte d’erreur que nous commettons quand l’esprit oublie le Tigre. Ou quand il n’en veut plus, ni comme explication, ni comme légende. J’en parle en connaissance de cause. J’ai plus d’une fois perdu de vue le Tigre que j’ai en moi. Car il est en nous. Libre à lui de vous inspirer la faim de chair humaine ou de vous laisser tranquille jusqu’à la fin de vos jours. C’est lui qui décide. Ce n’est pas l’homme qui entre dans la peau du loup qu’il a tué pour créer la Bête. Je ne crois pas à cette bête. D’ailleurs, une bête qui mange un homme n’est pas un cannibale. C’est une bête qui mange un homme non pas parce que c’est un homme, mais parce qu’elle a faim de chair. Notre Tigre mangeait de l’homme pour que l’homme n’en mange pas. Une fois cette idée bien enfoncée dans nos crânes de terrien industrieux, il est retourné dans son ombre ou, que sais-je, de l’autre côté du miroir. Et il continue de nous observer. Vous vous étonnez, chez vous, que votre bête n’agisse plus, mais c’est logique : vous tuez au lieu de manger. Autre civilisation ou autres coutumes. Ici, le Tigre veille. Et gare à l’homme qui agirait sans lui. Cet étranger, il le détruirait pour l’exposer à nos yeux incrédules. Selon moi, il ferait mieux de s’en prendre aux juges qui sont plus soucieux de pouvoir que d’ordre. Mais je ne suis pas un Tigre. Je n’entrerai jamais dans un homme. Pas comme ça en tout cas, quoique la femme ne soit pas étrangère à mes mœurs. »
Ici, Anselmo éclata d’un rire aussi franc que son regard. Un iguane nous observait entre les feuilles pointues d’un agave.
« J’ai toujours aimé être observé par un animal, dit Anselmo qui redevenait aussi sérieux que l’iguane pouvait le paraître. Bien sûr, il y a une différence entre l’animal qui attend de vous surprendre pour vous sucer le sang et celui qui sait que vous finirez par le nourrir comme tous les jours que Dieu fait et refait avec la même obstination d’idée impossible à chasser comme on chasse la mouche. Elle revient si on ne l’écrase pas. Mais aussitôt qu’elle est écrasée, sur la nappe, le mur ou le carreau, un autre la remplace et on s’habitue, depuis l’enfance, à faire le signe de croix ou à baiser la terre avec son front. Peu importe la manière. Dieu est une mouche. Et son éternité est celle de la mouche. Voilà ce que nous disent les animaux domestiques. Il n’en est pas de même des tigres, de tout ce que l’esprit peut apparenter à un tigre. On les voit ou on ne les voit pas. Tout dépend, me direz-vous, de l’endroit où ils se trouvent : à l’intérieur ou à l’extérieur de soi-même. Et non pas ici ou là. Aux antipodes de la connaissance possible, ils agissent et nous expliquons. Si vous ne comprenez pas cela, monsieur, je ne vous conseille pas d’acheter cette ferme marquée par la griffe du Tigre. Vous n’en obtiendrez que le silence, quand bien même vous vous efforceriez de vainqueur la seule trace que le Tigre consent à laisser sur les chemins de la terre : les mots qu’il emprunte pour aller et venir sans avoir besoin de votre avis. Ne vous mettez pas à la place du juge. Laissez le Tigre décider à votre place. Et ne le confondez pas, ô consommateur hypocrite, avec celui que la publicité mettait dans le moteur de vos vacances et de vos précipitations ! »
Autre éclat de rire d’Anselmo, que j’accompagnais d’un sourire crispé. L’iguane avait disparu. J’en fis l’observation à haute voix, alors que je m’étais tu pour laisser toute la place à Anselmo, à son tigre et peut-être aussi à celui que je sentais naître en moi. Pourquoi Cathy ne m’avait-elle jamais parlé de cette légende ? Ma parlait-elle quelquefois des racines qui la retenaient encore à cette terre ? Elle n’avait pas fait de difficulté aux autres héritiers quand il s’était agi de partager les biens laissés par les orphelins, dont cette affreuse ferme que je prétendais acheter pour en finir avec moi-même. À cette poutre je me pendrais moi-même. Je n’avais pas besoin de complices pour ça. Et la ferme changerait encore de nom : la Ferme du pendu. Quelle littérature !
« Encore un peu de vin, proposa Anselmo. Nous avons compliqué notre conversation. Ou plutôt, c’est moi-même qui l’ai compliquée. Je vous ai ennuyé. Si c’est le cas, et que votre gourde est vide, prenez la mienne. Je remonte pour remplir la vôtre. Je suis capable de redescendre avec un tonneau sur le dos. Vous ne connaissez pas mon énergie, monsieur. Mais vous apprendrez à me connaître. Nous irons au bout de cette histoire. Est-ce bien moi qui l’ai commencée ? Je m’en croyais l’auteur tout à l’heure, mais est-ce l’effet du vin sur l’esprit qui me pousse à penser que vous en êtes l’initiateur. Soyons logiques (si, si, j’y tiens !) Tout commence avec votre message : « Je suis intéressé par cette propriété [et vous le finissiez ainsi…] je suis le mari de Cathy. » Rien sur ce qui motive ce projet d’acquisition, autrement dit sur l’état de votre relation avec Cathy. Nous pouvons en parler si vous voulez. Je n’ai pas besoin de vin pour ça. Ni vous non plus. Ça ne me dérange pas de quitter les territoires du conte pour m’aventurer avec vous dans les pages du roman psychologique. Vous en avez écrit quelques-uns de fameux, dit-on. Je ne les ai pas lus. D’ailleurs je ne lis plus. Je m’invente sans lire désormais. Certes, je ne nie pas l’influence de ce que j’ai déjà lu. J’aurais mieux fait de ne rien lire et de m’en tenir au Tigre de mon enfance. Il m’a si souvent dévoré qu’il me semble encore ressentir cette douleur atroce. Il n’y a rien de plus intense que ces dévorations. Personne ne pourrait en faire un film. Le Tigre a presque la force du poème. Il ne parle pas de l’amour, uniquement de la haine. Une haine saine comme l’eau. Si vous me dites que le vin est amour, je suis d’accord pour trinquer à cette impure vérité. Pour le temps qu’il nous reste à vivre… Voyons… Moi… disons une dizaine d’années en espérant que ma vieille douleur cardiaque ne se réveille pas à l’occasion d’une tragédie à ajouter à mes annales… Vous, quarante bonnes années. Du moins je vous les souhaite telles, bien que je sache que l’amour est bien plus dangereux que la haine. Dites-moi, monsieur… quelle différence entre dix et quarante ? Qu’est-ce que c’est que trente ans pour le temps du Tigre. Vous voyez comme je reviens à lui. Ainsi, vous n’êtes ni plus jeune ni plus vieux que moi. Nous appartenons au même temps. Mais l’un parle haine alors que l’autre se cache la face dans les draps de l’amour !
— Je crois que nous avons trop bu… Enfin… je veux dire moi… je ne sais pas pour vous. S’il m’arrive d’entrer dans le loup après l’avoir tué, je prendrais le temps de penser à votre Tigre. Il me sera désormais impossible de ne pas y penser chaque fois que je songerais à changer de lunettes pour exister…scientifiquement…
— C’est dans une armure que vos êtes entré, mon ami. Vous ne vous imaginez pas le bruit que ça fait quand vous caracolez dans cet environnement de rochers et de buissons squelettiques ! On vous entend de loin. Vous avez ameuté toute la contrée. Vous avez vu l’iguane, mais tous les autres ont échappé à votre attention. Le vin a du bon quand on sait le boire. C’est ce que j’aime en vous, toute haine mise à part.
— Vous me haïssez donc ? Pour Cathy… ?
— Ne parlons pas de Cathy ! »
Juste au moment où j’allais évoquer ses fantômes. Après tout, c’était à elle que je devais cette idée d’acheter la Ferme des orphelins où elle avait passé une partie de son enfance et où elle était revenue tous les ans avec son père. Elle avait donc été élevée avec les trois orphelins. C’était une bonne raison de ne pas parler d’elle. Le visage d’Anselmo s’était durci comme la pointe d’une flèche dans le feu coutumier. Il massait ses grosses joues poilues, n’oubliant pas les lèvres et le nez et, en passant, les paupières qui s’étaient humidifiées. J’ai toujours aimé ces résurgences du passé. Et justement Anselmo me fit remarquer que
« Vous ne savez pas tout. Vous n’en aurez jamais qu’une idée. Vous saurez la dernière version de tel épisode sans pouvoir en apprécier toutes les variations depuis la première. Vous connaîtrez des liens nouant ces fils ici ou là à l’aventure de la mémoire et de l’imposture. J’en saurai toujours plus que vous. Et vous voulez savoir de que Cathy sait. Et pas seulement de l’affaire, ni du Tigre, ni du travail arraché au cœur de ceux qui en sont morts et humiliés. Mais que voulez-vous… La vie n’est pas organisée. Le cerveau ne l’est pas. La complexité apparente n’est qu’une image commode du chaos. C’est qu’il faut en parler… sinon on devient sourd. Il n’y a rien de pire que de devenir sourd alors qu’on a tout entendu. Je préférerais devenir aveugle plutôt que de ne plus entendre ces voix. Les images n’ont pas d’importance. Et ce qui est dit n’a pas de sens.
— Pourtant, chaque fois que nous ouvrons la bouche, c’est pour dire quelque chose…
— Ou autre chose.
— Je devrais être rentré à l’hôtel et pourtant, je suis ici avec vous, crevant de chaud et l’esprit imbibé de vin. Excellent vin ! Je reconnais la profondeur quand elle s’offre à moi.
— Mais je ne vous ai rien offert ! Vous paierez ce vin.
— Comme vous voulez. »
La joie revenait. Nous pressâmes la peau de nos gourdes, voyant le jet rouge sang rayer le ciel blanc de feu. Il n’y a rien de plus profond que cet étanchement de la soif et de l’angoisse. Est-ce l’angoisse qui exige le vin ? Ou le contraire ? Je ne réfléchissais plus. Je me laissais envahir par ce sentiment d’abandon que provoque l’impossibilité de mesurer la profondeur avec les seuls moyens de la perception et de la mémoire. Il restait du pain et du saucisson. Anselmo me montra son couteau. Il avait tué un homme avec ce couteau. Tout le monde le savait.
« Mais, vous comprenez, c’était un homme seul. Et non seulement il était seul, mais personne n’en voulait, pas même une femme abandonnée avec un gosse sur les bras.
— Pourquoi l’avez-vous tué ? Je suppose qu’il faut une grande et juste raison pour tuer un homme…
— Une femme. Que voulez-vous que ce soit ? Je ne suis pas un homme d’honneur autrement. Vous êtes-vous déjà battu à la guerre ?
— Étrange formulation… D’habitude, on dit : Avez-vous fait la guerre… mais n’est-il pas vrai qu’on ne la fait pas. On s’y bat…
— ¡Sí señor ! Et il est rare qu’on soit seul au moment de se battre. On se bat toujours au milieu des autres. Et sous les ordres de celui qui a le pouvoir de vous mettre une balle dans la tête si vous devenez dangereux à cause de la peur, de la mauvaise volonté ou du manque de chance. Trois raisons de vous envoyer en Enfer. Il se trouve toujours quelqu’un pour remarquer votre peur, votre révolte ou votre malchance. Vous le voyez venir. À la guerre, il vous fond dessus. Mais ici, entre les jardins et les maisons, il tourne autour de vous comme un vautour. Il sait ce que vous valez. Il sait que vous pourrissez l’existence. Il veut être le héros de votre mort.
— Je suis d’accord !
— ¡Vaya con Dios ! D’ordinaire, on meurt parce que le moment est venu. Mais le héros n’attend pas ce moment qui vous appartient. Il interrompt la série des faits et gestes qui témoignent de votre peur, de votre révolte ou de votre malchance. Et vous ne pouvez rien contre sa volonté. Alors vous le voyez. Il apparaît entre le soleil et la nuit. Si c’est la peur qui vous ronge, vous tremblez. Si c’est la colère, vous ruminez. Et si c’est la malchance, vous tentez encore de gagner en jetant les dés pipés du malheur sur sa face haineuse.
— Vous étiez le guignard, el Desgraciado…
— Vous me voyez dans la peau d’un peureux ?
— Pourtant, votre révolte…
— Il n’y a pas de révolte qui tienne ! J’étais l’infortuné, l’abandonné, le sans femme… Il l’a tout de suite remarqué.
— Et pourtant, c’est vous qui l’avez tué…
— Qui vous dit que je suis moi ?... J’avais déjà égorgé des chèvres, saigné des cochons, aidé à mettre bas… Même qu’une fois j’ai ramené sue mon vélo une fille qui saignait et qui se demandait pourquoi « ça saigne. » Nous avions le même âge. Les femmes m’ont renvoyé d’où je venais, sans explication. On ne m’a même pas accusé. Il faut dire que la fille s’est expliquée à ma place. J’avais bien agi, mais maintenant, « ¡fuera ! » Assez d’explications. Retourne là-bas, d’où tu viens, le barrio bajo, celui des hommes et des femmes qui n’ont pas besoin de leur esprit pour mener à bien les travaux quotidiens. Notre Père qui nous donne le pain de chaque jour, pourquoi faut-il le payer si cher ?
— C’est là un signe de révolte ! Vous vous révoltiez aussi. C’est ce qui explique votre malchance. Non… Ce n’était pas de la malchance. C’était la conséquence logique de vos rébellions. On vous punissait. Une charge à ajouter aux travaux obligatoires.
— Encore heureux que vous ne parliez pas de ma peur… Je vous en remercie… Il n’est jamais agréable d’entendre parler de notre propre peur.
— Vous me fermeriez la bouche !
— Pas quand vous l’ouvrez pour accueillir ce jet rouge sang sur fond de ciel blanc !
— Continuez…
— Que je fusse peureux, insoumis ou malchanceux peu importe maintenant que c’est fait. Il était venu pour me tuer. Et il avait une raison me vouloir mort. Je me souviens de cette soirée comme si c’était hier. Savez-vous comment voir le soir en plein soleil de l’après-midi ?
— Je ferme les yeux et j’imagine…
— Pas du tout ! Les yeux, ne les fermez pas tout à fait. Et voilà le soir de notre belle et cruelle contrée. Est-ce que l’ombre me mange ?
— Je vous vois encore. Je sais que c’est vous. Mais les larmes me viennent aux yeux. Je ne vais pas pouvoir les fermer à demi aussi longtemps que durera votre récit. Je pense que je vais les rouvrir.
— Ouvrez vos oreilles surtout. Peu importe la réalité du soir qu’on peut voir en plein soleil. Ce qui compte, c’est que cet homme voulait me tuer. On ne tue pas sans raison, à moins d’être fou et encore… dans ce cas la raison porte le nom de la folie. Il tenait un fusil et il était chargé et armé. Il n’avait pas pris la précaution de se déchausser avant d’entrer chez moi. Il était sûr que je manquerais encore de chance et qu’il n’avait qu’à laisser faire la sienne. D’un coup de pied il a ouvert la porte de ma chambre. L’ombre s’est éclairée. Ce n’était pas le silence qu’on déchirait. L’ampoule du plafond, qui était éteinte, vola en éclats. Il restait une cartouche. Pourquoi avait-il visé le plafond ? Je suis sorti tout nu de mon lit. J’étais peureux. Je ne trouvai pas le fenêtre. C’est un trou percé dans le mur, sans vantaux ni barreaux. Je vis le rideau s’agiter. Cette fois, les plombs m’effleurèrent. Il m’avait visé. Et c’était le rideau qui était emporté dans la cour où un chien se tenait raide comme s’il était mort lui aussi. J’avais de la chance. J’entendis les deux autres cartouches entrer dans le canon. Le claquement qui suivit me fit apparaître un doigt sur la détente. Personne ne venait. Qui va venir si l’homme qu’on chasse comme une bête n’est pas capable d’une assez grande colère pour dominer sa peur ? Je sautai par la fenêtre. Le chien était mort. Le tueur de guignards avait pris la précaution de l’égorger. Un chien qui ne faisait de mal qu’aux chats. Je courais. Je m’écorchais les pieds. Je n’avais pas froid, malgré la nuit. Je suis descendu jusqu’à la citerne avec l’idée de plonger dedans. C’était une idée stupide. Mais quand je suis arrivé à la fontaine (qui portera plus tard le nom de Fontaine des orphelins), il n’y avait personne sur le chemin. J’ai attendu. J’ai attendu peut-être longtemps. Personne n’était sorti. Pourtant, deux coups de feu tirés dans la nuit vous scient le sommeil aussi facilement qu’on vous arrache au rêve pour aller travailler. C’est alors que je me suis senti humilié. J’étais tout nu dans la nuit. Je m’étais pissé dessus. J’en avais les jambes glacées. J’ai senti mon odeur d’animal chassé de son territoire. Je suis remonté.
Ma maison était redevenue aussi calme que s’il ne s’était rien passé. La Lune éclairait l’ombre. J’ai rampé comme un serpent, laissant ma trace humide dans la poussière. Cette fois, c’était la sueur. Je vis ma porte. Elle était ouverte. Il n’y avait pas de lumière à l’intérieur. Rien que ce rectangle noir debout à la place de ma porte. Il me fallait une arme. C’était la colère cette fois.
Je ne pris même pas le temps de m’habiller. Cet homme qui me haïssait pour de bonnes raisons me trouverait en face de lui. Il aurait l’occasion de me voir en état de faire l’amour à n’importe qui, homme ou femme, animal ou enfant. J’étais le Diable. Je suis donc allé chercher mon couteau. Je ne le rentre jamais dans ma maison. À l’intérieur, où je mange quand je ne suis pas de service, je me sers d’un autre couteau. Il y a couteau et couteau. Chacun son office.
— Vous aviez déjà tué quelqu’un ?
— Jamais. Il nous arrive de nous défier. Mais qui va provoquer un pauvre diable comme moi ? Je m’exerçais avec les ombres. Je plantais mon couteau dans l’écorce des chênes, qui est tendre comme la chair des enfants. Je savais le lancer, atteindre ma cible et l’affiler pendant des heures de solitude. Je suis allé le chercher. Vous ne saurez pas où. Quand il n’est pas dans ma poche ou dans ma main comme en ce moment, il est où il doit être. Cette nuit-là, il était chaud d’avoir passé l’après-midi dehors. J’ai caressé le fil avec la pulpe de mon doigt. Voilà comment on tue un homme, monsieur, vous qui voulez le savoir.
— Mais la suite ! Que s’est-il passé ?
— Je l’ai tué. J’ai bandé. Et je l’ai tué. Ensuite, je suis retourné dans ma maison. Il n’y avait personne aux fenêtres. Il me sembla même que la nuit s’était obscurcie. Je n’ai pas allumé. Je me suis couché. Le couteau était revenu à sa place. Je n’avais plus qu’à attendre qu’on m’arrête. Cela arriverait le matin. J’imaginais que Cathy trouverait le cadavre en se levant. Elle ne se lève jamais trop tôt. Elle était en vacances. »
Anselmo ne me regardait plus. J’étais abasourdi. Le vin me quitta.
« Voulez-vous dire que le père de Cathy est mort assassiné ? murmurai-je.
— Comme vous le dites. Et je n’ai pas été arrêté. C’est tout. »
Je ne comprenais pas. Cathy ne m’avait jamais parlé d’un meurtre. Mon esprit s’embrouillait, chassant les traces de vin. Anselmo continua :
« Elle a vu le corps allongé par terre. Et la flaque de sang. Elle n’a pas tout de suite compris que la déformation du visage était due à l’absence de la joue droite. Je l’avais emportée dans mes dents. Je ne l’ai pas mangée. On l’a retrouvée près de la fontaine. Heureusement, à cette époque, on ne soumettait pas la viande à des analyses aussi précises qu’aujourd’hui. J’y avais laissé ma salive. On accusa le chien. Voici ce que tout le monde savait : « L’assassin avait égorgé le père de Cathy, le Français. Et le chien, attiré par l’odeur de chair fraîche, était entré dans la maison pour satisfaire sa curiosité. Il en était reparti avec un morceau, la joue droite. Voilà pour la joue. Si je l’avais mangée, les choses ne se seraient pas passées aussi bien. Mais qui avait tué le chien ? L’assassin ? » Voilà comment on se raconte les choses une fois qu’elles sont passées et qu’on n’en sait que ce qui se voit. Ensuite, on a ajouté des commentaires. Et les commentaires renouvelaient le genre.
— Il y était question de vous… de votre conflit avec le père de Cathy… Elle savait.
— Comment ne l’aurait-elle pas su ? Elle attendait un enfant de moi.
— Un enfant ? »
On se serait cru dans un roman de William Faulkner. Le vin ne me quittait pas. Il me harcelait. Je succombais finalement à ses assauts. Anselmo dut se lever pour me remettre dans la position assise, mais plus bas dans la pente où l’ombre nous accueillait depuis le début de l’après-midi. J’avais maintenant le cul sur une herbe dure et le dos appuyé contre un rocher qui me parut étrangement frais. Anselmo aménagea un siège en empilant quelques pierres contre la paroi opposée. Au-dessus de nous, le même rocher s’élançait pour créer de l’ombre. LA gourde gicla dans ma bouche ouverte. Anselmo me tenait le menton. Il but ensuite, longuement. Je pris la parole :
« Cathy ne m’a jamais parlé d’un enfant… Elle ne m’aurait pas menti à ce point…
— Elle mentait beaucoup. Elle me mentait. Elle mentait à son père. Elle avait sans doute menti à sa mère. C’était une famille de menteurs. Mais maintenant, elle était seule. Et en âge de se marier d’urgence avec un paumé dans mon genre. Peureux, ou révolté ou malchanceux. Qui sait ce que j’étais. Nous avions fait l’amour. Et elle avait l’âge de faire des enfants. L’homme obsédé par le sexe devrait se contenter de petites filles et de vieilles dames. Mais non… Les petites filles sont des jouets et les vieilles ne jouent plus. Il a fallu que Cathy arrive à cet âge où la femme commence à exister. Et même à exiger de l’homme qu’il se montre à la hauteur de sa féminité. J’étais jeune moi-même. Il y avait d’autres filles, mais elles n’étaient pas pour moi. On ne donne pas sa fille à un type qui n’a pas de chance, ni au jeu ni à autre chose. Je travaillais dur pour oublier que je ne savais pas faire autre chose. Je ne sais pas comment c’est arrivé… »
Anselmo s’interrompit pour réfléchir. Je croyais voir les souvenirs dans le bleu de ses yeux. J’étais fasciné par son pouvoir d’invention. Car tout ceci était purement imaginaire. Je n’étais pas assez saoul pour tomber dans le panneau. Mais ça ne me déplaisait pas d’être sur le point de devenir un personnage extrait d’un esprit en proie à une angoisse sans doute impérieuse. N’avais-je pas moi-même enduré les affres de cette mort en spectacle ? Cathy m’avait sauvé de ce désastre annoncé depuis longtemps. Anselmo avait tellement de choses à me dire ! Je ferais le tri plus tard, une fois remis de ces émotions inattendues… Que dis-je… inespérées.
J’ai toujours couru après la joie. Je l’ai vue passer bien souvent. Des inconnus me croisaient comme si je n’existais pas. Je voulais participer, mais étais-je transparent ou inutile ? Anselmo aurait pu me poser la question :
« Mais comment avez-vous rencontré Cathy ? Je ne vois pas en vous un poltron, ni un rebelle, pas même un déshérité de la chance à laquelle tout homme doit goûter au moins une fois dans sa vie s’il ne veut pas partir les mains liées dans le dos comme un voleur. Êtes-vous un voleur ?
— Je n’ai jamais rien volé ! Je ne sais pas planifier mes actes. J’agirais au hasard si je me mettais à voler. N’avez-vous pas vous-même planqué le couteau à l’endroit exact où vous le trouveriez si jamais vous en aviez besoin ?
— Vous voulez savoir où je le mets quand la journée est enfin achevée… À quoi bon ? Vous en sauriez plus sur l’assassin, mais rien sur le voleur que vous êtes même si vous n’êtes jamais passé à l’acte.
— Je ne suis pas un voleur, voyons !
— Qui le dit ? Vous ? Ou Cathy ?
— Vous a-t-elle dit le contraire… Je veux dire…
— Ou alors c’est elle la voleuse ?
— Vous la connaissez mieux que moi et… aussi intimement. Nous n’avons pas d’enfant. Qui souffrira de cette séparation ? À part moi, bien sûr…
— Vous ne voulez pas connaître le nom de l’enfant ?
— Vous allez ne le dire…
— Je peux tout vous dire… mais vous allez encore croire à une métaphore née dans le cerveau d’un vieux pervers qui ne sait pas faire autre chose que jardiner.
— J’en ai vu de toutes les couleurs aujourd’hui. Ce vin…
— Laissez le vin tranquille ! Ou plutôt non. Ne le laissez pas vous tranquilliser. Je remonterai tout à l’heure pour remplir votre gourde. La mienne est vide. »
L’iguane était revenu. Il nous observait exactement de la même manière. Il n’avait peut-être pas été loin. Son œil lançait de brefs reflets. Reflets du ciel plus que de ce qu’il voyait. L’amas de rochers qui nous séparait de lui recevait l’intense chaleur de la lumière. Et de l’autre côté, après un alignement de cailloux gris, peut-être bleus, le potager du Gitan exhibait une terre noire. L’eau devait s’écouler dans une fissure. Sans cette fissure, pas de potager.
« Il suffit de percer un trou discret dans une des canalisations qui alimentent les vergers plus haut, dit Anselmo qui m’observait lui aussi. Et gare à celui qui s’aviserait de le reboucher. Car il saute aux yeux que si la terre de ce potager est gorgée d’eau, et noire par conséquent, c’est que l’eau est captée quelque part plus haut. Vous savez que le Gitan vous vole votre eau, mais vous ne dites rien. Après tout, ce n’est qu’un petit trou. Et c’est le prix de la tranquillité. Pas grand-chose comme vous voyez.
— Il le tuerait ? Pablo tuerait celui qui possède ces vergers ?
— Il ne les possède pas. Ici, personne ne possède rien à moins d’être banquier.
— Je ne suis pas banquier.
— Vous ne possédez rien encore.
— Vous allez m’en décourager. Pourquoi ? À cause de Cathy ? Montrez-moi l’enfant.
— Je ne peux même pas vous montrer son cadavre ! »
Anselmo éclata d’un rire si puissant que tout le canyon en fut ébranlé. L’iguane disparut de nouveau.
« Mais si vous regardez bien, ricana Anselmo, vous verrez les yeux de Pablo dans la broussaille.
— Je ne vois rien.
— Méfiez-vous de ne pas croiser son regard. Il le prendrait mal. Très mal. »
À force de vouloir les voir, je les vis. C’étaient deux yeux noirs dans le blanc têtu qui perçait l’ombre de la broussaille. Iguane ou Pablo, j’étais bien incapable de me décider. Et pas prêt de traverser le canyon pour m’en assurer. D’ailleurs, Anselmo me retenait par la manche.
« Vous êtes en colère, dit-il. Vous n’avez pas peur et vous croyez avoir de la chance. Voilà ce qui vous tue. Une colère que vous n’expliquez pas seulement par la séparation. Il y a longtemps que vous êtes en colère. Vous avez oublié ce moment crucial. À cet endroit de votre existence, le temps se plie à la volonté de l’inconnu que vous voyez passer sans pouvoir changer de trottoir pour le rencontrer. Colère de l’homme qui ne veut pas mourir bêtement. Pas plus. Vous n’avez pas eu une seule pensée pour les autres. »
Je ne répondis pas. Je m’étais peut-être parlé à moi-même. Qui étais-je si je n’avais pas l’argent nécessaire à l’achat de la ferme ? Personne ne m’avait reconnu. Au téléphone, Anselmo s’était montré évasif sur le rôle qu’il avait à jouer dans cette comédie où j’étais l’acheteur étranger, à un détail près cependant : J’étais le mari de Cathy. Or, Cathy appartenait à cette terre. Par le sang de sa mère ou celui de son père ? Voilà que je me posais des questions maintenant… relatives à la profondeur du récit dont Cathy m’avait privé depuis dix ans et qu’Anselmo, nouveau venu pour moi, me livrait comme il s’appliquait à faire jaillir le vin de la gourde. Jet au fond de la gorge, puis les dents le sectionne en même temps que les mains relâchent la pression sur la peau. Depuis le début de l’après-midi, j’avais refait ce geste une telle quantité de fois que j’en étais devenu le spécialiste. Anselmo ne me corrigeait plus en soutenant mon coude. Maintenant, il me regardait rafraîchir ma gorge. Ensuite, il reprenait le cours de la conversation. Ou il l’avait changé et je m’embrouillais dans mes recherches à la fois de l’origine et de l’issue de son récit. Nous passons beaucoup de temps en conversation, surtout si nous sommes seuls. Surtout si nous venons d’être jetés corps et âme dans le puits de la solitude. Mais j’étais loin d’en toucher le fond.
« Mais le père pouvait aussi bien être Pablo… grogna Anselmo tandis que le vin atteignait mes profondeurs. Je ne vous surprendrai rien en vous disant que Cathy collectionnait les hommes. À cette époque, je n’en étais pas un homme. Pablo non plus d’ailleurs. Je n’entretenais aucun rapport d’amitié avec ce Gitan. Il était sauvage comme le Tigre. Il se battait avec lui tous les jours, mais pas pour le tuer ou être tué par lui. C’était pour lui le moyen d’augmenter sa force physique. Le fer de son couteau ne rencontrait pas les griffes du fauve. Un bras de fer en quelque sorte, comme deux marins qui se revoient pour parler des mêmes femmes. Voilà ce qu’était Pablo. Et moi, malgré une beauté physique évidente, je ne courais pas les filles. Je me contentais de les regarder et d’envier ceux qui pouvaient les approcher s’attirer les foudres de la mère ou pire de la grand-mère. Pablo était plus rusé que moi. Il désirait Cathy autant que moi. Il lui donnait rendez-vous dans les hauteurs. Ils arrivaient là-haut en sueur, la peau dégoulinant d’une eau brûlante qu’ils mélangeaient devant mes yeux avides de connaissance. Je ne suais pas. J’étais monté lentement, deux heures avant. Et vêtus de blanc crasseux pour ne pas être repéré. Alors je voyais Cathy sortir du moulin en robe courte, les cheveux dénoués. De l’autre côté du canyon, Pablo se préparait à gravir la pente sans respirer. Il voulait arriver le premier, la surprendre. Je pouvais le voir tapi dans l’ombre de la roche, prêt à bondir comme le tigre qu’il avait en lui. Je retenais moi aussi ma respiration. Et la sueur commençait à venir, mouillant le cou, mon entrejambe, mes mains qui tenaient le couteau tour à tour. Je n’ai jamais su quelle main est la mienne. Ici, les gauchers sont des preuves de l’existence du Diable. C’est peut-être pour ça que je ne me sers que de ma main droite. Mais il m’arrive de ne plus savoir si je sors de l’Enfer ou si je suis sur le point de retourner au Paradis. J’étais trop jeune pour décider de ma foi. D’abord, une fille, me disais-je. Et ensuite, je tuerai un homme. Ou bien l’homme me tuera et on n’en parlera plus. Tout arrive à l’homme qui avance sans se soucier des conséquences de ses actes. Ni sur lui ni sur les autres. Je vous ressemblais, monsieur. On dirait même que vous n’avez pas vieilli. »
Anselmo cessa de parler pour boire. Il retint le vin dans sa bouche, ce qui le réchauffa. Il le cracha dans la poussière.
« Tant pis pour le vin et tant mieux pour moi, » dit-il sans expliquer son geste.
Et conformément à son style, il sauta par-dessus les péripéties de l’histoire pour se remettre debout et brandir son couteau comme s’il était en face de son ennemi. Je reculai.
« Je ne l’ai pas défié ce jour-là, continua-t-il. Son sexe venait de se vider entre les jambes de Cathy. Elle semblait dormir. Ou elle était morte. Je n’avais jamais vu quelqu’un mourir de plaisir. En principe, un excès de plaisir trouve sa solution dans une crise de larmes. J’attendais. Pablo se rhabilla et partit. Il avait obtenu ce qu’il voulait. Le moment était bien choisi pour lancer le couteau sous l’omoplate de ce dos opiniâtre qui se courbait dans la pente tandis que les jambes retrouvaient leurs traces. J’attendis encore. Cathy dormait toujours. Je jetai un petit caillou dans la poussière de ses cheveux emmêlés. Elle ne bougea pas. À quel moment ouvrit-elle les yeux ? Je n’en sais rien. Les avais-je seulement vus fermés. N’est-ce pas cette fermeture qui signale le sommeil ? La mort surprend plutôt celui qui ne dormait pas au moment de mourir. Je savais très peu de choses de la mort. Les chèvres, les cochons, les poules, les chiens… mais les hommes. Je n’avais assisté qu’aux enterrements, sans en rater un seul. J’avais vu les cadavres souriant dans leur chambre, les seaux remplis de glace, la flamme des bougies, la lumière irisant les rideaux noirs. Aussi drôle que cela puisse paraître, il y avait toujours un miroir dans ces chambres de pauvres. Sur la porte d’une armoire. Ou debout et penché face au porte-manteau. Ou dans la main d’une femme qui luttait contre la calvitie. (Rires) Mais là, à peine plus âgé qu’un nouveau communiant, je vis que Cathy pleurait. Les larmes roulaient sur ses joues jusqu’aux boucles de ses cheveux dans le cou. Ces pleurs silencieux n’invitaient pas l’inconnu que j’étais à prendre le relais de ce qui n’avait été qu’un viol.
— Cathy… Violée ?
— Quelle femme ne l’est pas si elle doute de l’homme ? Tout ce que je savais de certain, c’était que les enfants naissent sans se préoccuper des circonstances qui ont présidé à leur conception. C’est plus tard qu’ils se posent des questions. Je ne m’en posais pas à l’époque, parce que les réponses appartenaient à la rumeur. Mais Cathy, la belle Cathy dont la mère était enfant de cette terre, et à un niveau tel qu’elle aurait pu en être reine si elle avait voulu. Elle avait choisi son homme, celui que j’ai tué, dans un pays étranger au nôtre, loin d’ici. Cathy était née dans ce pays lointain à la langue châtiée. Moi, ces questions de langue me turlupinent. On en parle toujours une, à moins d’être muet. Et les muets sont sourds. Rien à voir avec moi. J’étais né pour comprendre. Et Cathy parlait cette langue. Voilà comment il se fait que je vous parle. J’ai compris ce qu’elle voulait dire dès le premier mot. Car, m’était approché d’elle, j’avais parlé le premier. Dans la langue que je connaissais. Et elle me répondit dans la sienne. Pourtant, une fois qu’elle eut secoué sa tète encore étourdie, elle me parla dans ma langue. Je compris qu’elle parlait les deux langues et qu’il ne m’était pas interdit d’en faire autant. Je fis comme si je n’avais rien vu…
— Mais vous n’avez peut-être rien vu ! Qui me dit que tout cela ne sors pas de votre imagination et…
— …du vin. C’est bien possible. N’ai-je pas travaillé à Hollywood comme scénariste ? Ah si je n’avais pas été un pauvre ivrogne, vous verriez mon nom à tous les génériques dans le genre mélodrame intime. C’était ma spécialité. Un as du dialogue par-dessus le marché. Mais cet enfant occupait toute mon imagination. J’ai fini par me répéter et on m’a dit : Bye, bye, Anselmo ! Me voilà de retour. Il n’y a pas une semaine que j’ai renoué avec mes vieux usages. Moi aussi je veux acheter la Ferme des orphelins. Et j’ai autant de bonnes raisons que vous. »
Il était temps de remonter pour remplir les gourdes. Anselmo se plaignit doucement. Il n’en avait plus la force. Je me levai.
« Où donc allez-vous le chercher ? Je me sens de force, moi. Montrez-moi le chemin.
— Je ne veux pas vous obliger…
— Pas du tout. Mais dites-moi avec qui je dois m’entretenir pour obtenir ce vin. Je ne connais personne ici.
— Il vaut mieux que je vous accompagne. Vous soulagerez mes vieilles jambes en me permettant de m’appuyer sur votre épaule. Nous serons de retour dans pas plus d’une demi-heure.
— Mais pourquoi revenir ? Nous en discuterons là-haut…
— Mais de quoi ? Du vin ? Ça ne se discute pas. J’en ai tant que j’en veux. Il suffit de le payer. Et vous ne savez pas à qui je le paye…
— Vous allez me le dire…
— C’est le vin de Julia ! »
C’est drôle mais, en me révélant l’existence de Julia que je croyais garrottée par la Justice, Anselmo avait sorti son couteau. Son visage grimaçait. La douleur était si intense qu’il en gémit longuement.
« Ce couteau ne vous est pas destiné, dit-il parce que je reculai. Je ne tuerai pas Julia non plus. J’ai trop besoin de son vin.
— N’a-t-elle pas été exécutée avec les autres… ?
— Non. Comme je vous l’ai dit, il n’y avait aucune trace se ses parents dans son cul. Et les accusations de Marco n’ont pas convaincu les juges…
— Il prétendait qu’elle avait elle-même fixé les cordes qui ont servi à pendre ses parents… Je me souviens de ce détail…
— Vous vous souviendrez de tout… si toutefois votre prix l’emporte. Moi aussi je veux cette ferme. J’y ai moralement autant droit que vous. Mais avant de connaître vos intentions, je m’en sentais l’unique propriétaire. Julia m’écrivait des lettres furieuses pour accuser Cathy. Elle savait de quoi elle parlait.
— Mais de quoi parlez-vous, mon vieux ?
— Montons. Nous avons besoin de reboire le vin que nous avons pissé. D’ailleurs, je ne supporte plus cette odeur. Nous avons souillé cet endroit pour longtemps. Vous avez vu l’iguane ?
— Il y a un moment que je me demande ce qu’elle veut…
— Les yeux de Pablo. »
Je mis les gourdes en bandoulière sur une épaule. L’autre reçut la main pesante d’Anselmo. Il s’aidait d’un bâton. J’avais laissé le mien quelque part. Nous montâmes lentement. La chaleur nous harassait. Nous dûmes quitter l’ombre pour rejoindre le sol plus sûr du chemin, mais il était pentu et nos sandales glissaient dans la poussière. L’haleine d’Anselmo était épouvantable. La mienne ne devait pas valoir plus. En bas, toujours plus bas, et de l’autre côté du canyon, l’iguane ne cessait de nous observer. Sa tête s’inclinait lentement vers le haut, un cran plus haut chaque fois que je tournais la mienne pour la regarder. Les branches d’un figuier nous invitèrent à une station. Nous n’avions plus de vin.
« Il n’est pas raisonnable de s’arrêter si c’est pour contempler nos gourdes complètement vides. Enfer ! Pas une goutte n’en sort. Et ce n’est pas parce que je m’y prends mal. Je m’y connais. Malgré Hollywood, Hong Kong et l’Italie !
— Vous avez tant voyagé ?
— Toujours en rond. Il faut croire que je ne sais pas faire autre chose quand je suis loin de chez moi. Et à quoi ça m’a servi ? À revenir ? Certes non ! Je suis revenu par mes propres moyens. Julia m’a prévenu qu’il y avait un autre acheteur, sinon, à cette heure, je serai bien au frais dans ma piscine à Bel Air. Julia, mon Antigone.
— Vous n’êtes pas aveugle.
— C’est vous qui êtes aveugle, monsieur. Et c’est Julia qui devrait vous conduire en ce moment. Je vous attendrais dans la bodega, les pieds sur la terre battue et les cheveux dans les toiles d’araignée. Et un verre entre les mains au lieu de cette maudite gourde qui a rendu l’âme.
— Vous voulez dire que leurs âmes ont changé de propriétaire…
— je ne me sens jamais propriétaire du vin que je bois. Même si je le partage. Je ne l’ai pas encore payé. Vous le paierez peut-être…
— Nous nous entendons bien, il me semble…
— Mais nous nous déchirerons devant le notaire ! Je connais l’être humain comme si j’avais inventé Huidobro et Reverdy. »
Anselmo cassa la branche du figuier sur laquelle il avait compté pour se hisser sur le talus où la fraîcheur semblait plus propice à l’attente. Il jura, jeta la branche dans l’air sans regarder où elle alla glisser puis s’arrêter.
« Je sais ce qu’elle fait, cette branche, dit-il. Elle ne me surprendra pas. Elle a maintenant les bras en croix, crucifiée sur la roche dure et brûlante. La fusion commence. Mais nous n’avons pas le temps d’assister à cette nouvelle version de la Passion. Reprenons où nous en étions. Le vin n’attend pas. C’est Julia qui attend. Elle a hâte de vous connaître. »
Bonne nouvelle, me dis-je sans comprendre ce que me voulait mon inconscient maintenant que nous nous étions rapprochés pour apprécier la situation sans nous fâcher l’un contre l’autre.
« Ainsi, dis-je sans me rengorger, c’est elle la propriétaire de la ferme… si j’ai bien compris.
— Vous n’avez rien compris du tout, comme d’habitude. Il a fallu payer les frais du procès. Les enterrements. Rembourser les emprunts. Soudoyer quelques fonctionnaires aux aguets. Et la ferme a changé de mains. Vous avez vu pour quel résultat. Un désastre. Un monument de la majesté des souffrances humaines réduit à l’état de chose inutile par l’abandon d’une activité devenue non rentable. C’est le destin de toute œuvre, je sais. Mais voir ça de son vivant, c’est une autre douleur. Et c’est la mienne. Julia a servi ces nouveaux patrons, ces tigres. Elle a vécu en domestique tant que l’affaire a rapporté de l’argent à ceux qui étaient venus se perdre ici pour en gagner sur le dos de ceux qui travaillaient pour eux. Puis le temps est venu de se retrouver seul. Qui eût partagé la vie de cette possible complice du plus horrible assassinat dont cette terre peut témoigner encore ? »
Nous étions de nouveau à l’ombre. La roche s’élevait encore très haut au-dessus de nous. Je n’avais pas le souvenir d’être descendu si bas. Anselmo insulta encore les gourdes. Il les secouait sans ménagement. Heureusement, elles étaient accrochées à mon cou. Leurs bandoulières me sciaient la peau. Il se tranquillisa soudain pour dire :
« Le plus horrible, non. Moi, je trouve qu’il est bien plus horrible de tuer un enfant. »
Je rougis.
« Oui, dit Anselmo d’une voix si grave que je le crus enseveli dans les profondeurs de mon imagination. Je vous parle de l’enfant de Cathy.
— Mais il ne peut pas être le vôtre ! Vous disiez que Pablo…
— Qu’il aille au Diable ce Gitan de malheur ! Sa semence est peuplée de cadavres. A-t-on jamais vu un cadavre se reproduire ? Imaginez ce que nous deviendrions. Non… »
Anselmo prit le temps d’aspirer une grande bouffée d’air brûlant. Il ne réfléchissait plus, il voyait. Il n’était pas en train d’inventer une histoire pour m’effrayer. La ferme, je la voulais autant que lui. Avec son tigre, ses cadavres, ses crochets, ses pendus et ses sombres histoires de famille. Mais personne n’est intervenu pour corroborer son récit. Nous n’étions pas dans un tribunal. Je le lui dis.
« Nous sommes en Enfer en ce moment, fit-il en retenant le rire qui secouait sa poitrine sous la chemise crasseuse. Je ne sais pas s’il nous laissera remonter…
— Vous êtes déjà remonté et vous êtes revenu avec le vin. Et c’est exactement ce que nous allons faire.
— Chercher le vin et redescendre… Vous avez compris que je veux vous décourager. Mais vous êtes plus fort que moi. Plus jeune. Moins crédule que je ne l’ai été toute ma vie. J’en ai avalé de couleuvres !
— Comme celle que Cathy vous a inspirée en vous attribuant la paternité de…
— Il n’a pas eu de nom. Est-ce qu’on donne un nom à celui qui va directement en Enfer sans avoir une seule seconde goûté aux plaisirs terrestres ? Je ne sais pas comment elles ont fait, mais les femmes ont provoqué l’accouchement et, contre toute attente, le petit était vivant. Il ne criait pas. Mais il agitait tous ses membres en ouvrant une bouche presque aussi grande que sa tête. Je crois que je n’avais jamais rien vu d’aussi laid de ma vie. Il est né à la ferme, sous cette poutre maudite. Quatre femmes empoignaient Cathy sans se soucier de ses cris. Et une cinquième, la mère de Julia, épouse de Gaspar et mère de Marco et de Juanito… Maudite femme ! Elle disait que Cathy était sa fille et le père de Cathy se taisait, tisonnant la braise dans la cheminée où bouillait un grand pot dont Julia, encore enfant, brassait l’eau et les linges avec un bâton. Je ne me souviens plus de Marco ni de Juanito. Ni de Gaspar. Ici, le Gitan ne pouvait entrer. Mais pourquoi serait-il entré puisque j’étais le père ? La mère de Julia tenait le petit être par un pied. D’habitude, les chiots nouveaux nés, elle les jetait contre le mur et les écrasait ensuite sous son pied. Je me suis interposé. J’ai senti son souffle chaud sur mon visage. Elle me parlait :
« Tu le veux maintenant ? C’est une créature du Diable. Elle ne recevra pas le baptême. L’Enfer, c’est par ici ! »
Et l’enfant est allé se fracasser les os et les tripes sur le mur. La tache de sang n’était pas si grande que ça. Le tas de chair et d’os a formé un petit tas rouge et noir sur le sol. À l’époque, il était en terre battue. La flaque n’a pas eu le temps de se répandre.
J’étais paralysé. Je voyais le cadavre minuscule, écartelé, sans un signe de vie. Il valait mieux pour lui. Gaspar (je m’en souviens) a jeté la poudre dans le feu et Julia a reculé, tenant maintenant le bâton en l’air comme si elle pensait se défendre. Je suis sorti.
— Vous ne me dites pas tout…
— Je n’ai pas tout retenu… Peut-être qu’à ce moment-là, je savais tout, mais ensuite, les jours passant, puis les années, il n’est pas resté autre chose de ce drame dans mon esprit. C’est le lendemain (ça je m’en souviens) que le bruit a couru qu’ils avaient forcé Cathy à manger le cadavre de son fils.
— C’était un fils ?
— J’ai toujours voulu avoir un fils. Je me souviens : C’était le matin, très tôt. Pablo surveillait les femmes qui puisaient de l’eau dans la fontaine. Ensuite, elles remontaient vers leurs baraques dans les hauteurs, plus haut que les vergers. Il avait, comme d’habitude, posé un pied sur le bord du bassin et un coude sur son genou. Alors il regardait en coin dans la direction du hameau. Il ne cessait de rouler une cigarette. Il ne la fumait pas. Il occupait ses mains, mais c’était une façon de montrer qu’il était sur ses gardes. Ce qui s’était passé la veille à la ferme, il était le seul à le savoir. À part ceux qui participèrent à cette ignominie sans nom. Mais lui connaissait le mot qui convenait à ce crime. Il le répétait à mi-voix, jetant le doute dans l’esprit des femmes qui ce matin ne chantaient pas. Il leur avait demandé de se taire. J’étais à la fenêtre depuis leur arrivée. Pablo a fini par me faire signe. J’ai répondu à haute voix que j’étais occupé. Il cessa de me faire signe, ce qui voulait dire qu’il n’avait pas l’intention de se répéter. Je hais la violence de ces hommes qui n’ont peur de rien. J’ai laissé tomber le rideau sur mon visage devenu froid comme le verre des cercueils qui abritent les enfants momifiés de San Martín. Et je suis sorti, une poignée d’olive dans le creux de la main. Dans ces moments cruciaux, on a besoin de contenance. Lui sa cigarette à moitié roulée. Et moi ces olives dont je crachais les noyaux dans la poussière. Je savais que je devais me hâter. Et ce n’était pas la peur qui ralentissait. Je n’avais plus peur. Je crois que c’est comme ça que j’ai commencé à oublier ce que j’avais vu. Notez que je n’avais pas tout vu. Si Pablo exigeait un récit complet, il pouvait aller se coucher ! Je savais ce que je savais, moins ce que j’avais oublié. Une fois arrivé à sa hauteur, j’aurais pu lui lancer au visage : « Je ne sais pas tout. Contente-toi de ce que je sais. Et va te renseigner ailleurs. » Il lâcha la cigarette qui s’éparpilla par terre. Le papier demeura immobile. Il n’y avait pas de vent ce matin. Rien pour emporter nos souvenirs. Mauvais signe. Son chapeau formait une ombre sur son visage. Et le soleil faisait le reste. J’ai toujours vu l’ennemi, ou l’homme dangereux, de cette manière : mi-ombre, mi-lumière. Un vrai plan de cinéma. Vous ai-je dit que je suis scénariste à Hollywood ? Si j’ai ajouté, pour la frime, que je vis à Bel Air, effacez ces traces. Je ne sais pas toujours ce que je dis. Bref, pour revenir à ce matin dangereux, j’étais sur le point d’en finir avec la honte. Le couteau du Gitan m’ouvrirait le cœur. Voilà ce que je voulais savoir. Je ne souhaitais pas revoir Cathy. Je le dis. Et Pablo sourit, montrant toutes ses dents, et sa gencive rose comme la peau d’un bébé. Son nez s’était plissé. Les narines exhibaient leurs poils. Je ne vis pas tout de suite qu’il me faisait signe de m’éloigner. Ce matin, il avait décidé non seulement de ne pas me parler, mais aussi de m’épargner. Il n’en voulait qu’à la mère de Julia. Il savait ce qu’elle avait fait. Mais n’était-elle pas la mère de Cathy, si la rumeur disait vrai ? »
Anselmo s’interrompit. Il fit mine de reprendre la marche, mais il renonça à cause d’une douleur dans le genou.
« Vous allez trop loin, dis-je en ricanant.
— Mais je ne vais nulle part, monsieur ! Mon genou se rappelle soudain une vieille blessure…
— Je parlais de toute histoire… Vous ne réussirez pas à m’effrayer. Je veux cette ferme. J’en ai besoin. Pour moi, elle ne contient rien. Et c’est justement ce que je recherche. Un endroit vide de tout.
— Mais celui-ci n’est pas vide du tout ! Quand bien même j’échouerais à le compléter avec ce que je vous raconte, il n’en reste pas moins que l’affaire des Orphelins de Blacos est véridique. La Justice le confirme. Ce sont les minutes du procès qui s’égrèneront dans le silence. Vous ne serez jamais seuls. C’est déjà quelque chose. Et non pas rien. Si j’en rajoute, vous n’êtes pas forcé de m’écouter. Vous pouvez même considérer que j’invente. Mais si je voulais vous effrayer, monsieur, je m’en tiendrais à ce que tout le monde sait…
— La Presse…
— Ce qu’elle en dit et ce qu’elle suggère. Je vous propose d’en savoir plus…
— À quoi bon ? Je ne reverrai plus Cathy.
— Mais vous ne m’oublierez pas. »
Nous nous toisâmes pendant un long moment. Cet homme avait l’habitude des combats, mais je le soupçonnais de chercher à les truquer avant de s’engager clairement. Le vin accompagnait ces préliminaires. En avait-il bu autant que je croyais ? Ignorait-il que je n’avais pas les moyens d’acheter cette propriété ? Cathy le savait.
« Et vous, Anselmo, entretenez-vous des rapports avec Cathy ?
— Comme vous le savez, le seul rapport que j’ai eu avec elle, c’est Pablo qui s’en est chargé. Depuis, il s’est transformé en iguane. Vous le voyez ? Il nous observe sans se fatiguer de ne rien comprendre à ce que nous complotons.
— Mais je ne complote rien ! Vous n’avez pas répondu à ma question. Vous l’aimiez bien Cathy. Elle m’a souvent parlé de vous… mais jamais d’Hollywood.
— J’ai parlé avec elle au téléphone. Hier soir.
— J’étais sur la route… Toute la nuit.
— Voilà qui explique votre air fatigué…
— Ça et le vin. De quoi avez-vous parlé ?
— De l’argent qui vous manque pour acheter la ferme.
— Forcément ! C’est elle qui l’a ! »
Un accès de colère. La conversation avait tourné au vinaigre. Je m’étais assis pour cacher mon visage dans mes mains. Anselmo retrouva son souffle. Son genou ne le faisait plus souffrir. Il triomphait.
« Vous voyez, dit-il, je sais pour l’argent. Alors pourquoi chercherais-je à vous effrayer dans le but de vous pousser à renoncer à cet achat ? C’est moi qui l’achèterai, cette ferme. Pas vous.
— Mais vous me harcelez ! De la part de Cathy ?
— Que non ! Elle n’y est pour rien. Je n’ai pas d’autre raison que de vous dire tout ce que je sais de la vérité. Vous savez comme moi que la vérité judiciaire est un arrangement commode pour tout le monde, y compris pour les condamnés.
— Ils ont été garrottés, tout de même ! Quelle mort atroce !
— Parce que suspendre ses propres parents par le cou et les manger ensuite n’est pas atroce peut-être ! »
Anselmo venait de hurler, à tel point qu’il provoqua un écho, phénomène fort rare en ces lieux, Cathy me l’avait dit. Il se reprit, regrettant de ne rien avoir d’autre que sa salive pour humecter sa langue aux abois. Il me flatta l’épaule.
« Seul Marco a été garrotté. Il lui en a fallu, du temps, pour mourir ! C’est du moins ce qu’on a raconté les journaux. On aime assez que le méchant souffre un peu avant de payer.
— Et Juanito ?
— Chez les fous. Il est encore de ce monde. Complètement fou, mais vivant. Julia lui rend visite une fois par mois. Je l’ai accompagné… disons… trois fois. Ça m’a suffi pour être bien renseigné sur le personnage. Personne n’en fera jamais rien. Il ne s’exprime pas, ce qui ne l’empêche pas d’écouter. De temps en temps, il fait mine de s’étrangler. Ça la rend folle. À Julia. Elle vous en parlera. Elle peut vous parler d’un tas de choses que j’ai oubliées ou que je n’ai jamais sues. Mais est-ce que vous voulez en savoir plus maintenant que vous savez que je connais l’état de vos finances ?
— Je trouverai l’argent.
— Vous ne le trouverez qu’entre les cuisses de Cathy…
— Je vous interdis ! »
Je m’étais brusquement remis debout pour frapper le visage moqueur d’Anselmo, mais sa main s’interposa. Il allait me rompre le poignet. Il me força ainsi à me rasseoir. Ma subite colère s’éteignit.
« Je ne suis pas venu non plus pour vous détruire, dit-il.
— Vous m’avez bien saoulé…
— On n’en meurt pas. Et encore, vous n’en êtes qu’au début.
— Au début de quoi ?
— Au début de ce qui va se passer quand je ne serai plus là pour vous raisonner.
— Mais je n’ai pas besoin qu’on me raisonne ! Surtout par personne interposée !
— Je ne suis pas personne !
— Tu es Cathy ! »
J’avais envie de pleurer. Toute cette vie fichue en l’air à cause d’un caprice… J’étais si loin de chez moi ! Nulle part peut-être. Jouet de l’imagination de Cathy. Ou de tout autre fantôme rencontré en buvant.
« Où est passé l’iguane ? demandai-je sans mesurer toute l’angoisse contenue dans ce mot.
— Elle aura traversé le canyon pour nous rejoindre. Je l’entendrai s’approcher. Vous, vous n’entendrez rien. Vous ne connaissez pas ce pays. Il faut le connaître à fond pour pouvoir en parler. Ne prenez pas la peine de tendre votre oreille française. Elle ne vaut rien ici. Oreille de musicien éduquée dans la mesure. Est-ce qu’on construit de pareils endroits à la baguette ? Je ne gagnerais plus ma vie si c’était le cas. Nous avons besoin de vin, vous et moi…
— J’en ai assez bu… Je vais rentrer à l’hôtel. Je repartirai demain. J’oublierai tout ça.
— Pas facile de détruire ce qui a existé parce que c’était nécessaire…
— Je vais arrêter de boire. Tout de suite ! Et je vais redescendre pour effrayer ce maudit iguane !
— Retourner en Enfer ? Vous n’y pensez pas. Je suis venu vous en sortir. Je ne suis là que pour ça…
— Dites-moi que Cathy nous attend chez Julia… »
Anselmo éclata de rire en me voyant prostré à genoux, les mains jointes comme si je m’étais soudain mis à croire aux balivernes inventées pour me contraindre à la sagesse commune. Il n’était pas assez fort pour me relever. Il soufflait sur ma tête. L’iguane rampait quelque part.
« Nous ne sommes pas faits pour tout avaler, dit Anselmo. Je suis d’accord avec vous sur ce point. Je l’ai lu quelque part dans un de vos bouquins. Ne me demandez pas lequel.
— Vous écoutez Cathy quand elle vous parle de moi. Elle ne dit pas tout. Savez-vous qu’elle se renseigne dans mes livres. Mais je ne dis pas tout non plus.
— Vous préférez lire la Presse. La maudite Presse qui colporte nos mauvais souvenirs. Je ne connais pas le moyen d’échapper à l’Histoire. Nous passons tous par là, même ceux qui prétendent le contraire parce qu’ils sont célibataires et peut-être même puceau. Mais quel être n’a pas tenté au moins une fois d’approcher ce plaisir ? C’est le plaisir qui donne et qui reprend. Rien d’autre. Nous avons tort vous et moi de négliger le côté obscur du désir. Trop de vérité confine à la justice. C’est mauvais signe pour l’homme.
— J’en mangerais ! » m’écriai-je en riant.
Je me retournai, car il m’avait semblé entendre l’iguane. Mais la broussaille était immobile, toute la poussière à ses pieds. Pourquoi cet homme s’était-il métamorphosé en iguane ? Anselmo n’avait pas justifié cet avatar. Il retourna pourtant sur nos pas. Je ne l’accompagnai pas, ne le lâchant pas des yeux toutefois. Il ne s’éloigna pas autant que je l’avais redouté. Il avait soulevé beaucoup de poussière. Je vis des insectes ramper sur la roche, d’autres traverser le ciel, fugaces et noirs. Plus loin, le figuier semblait vouloir s’arracher à la pente. Pendant un moment, je vis un homme à sa place. Il luttait en grimaçant.
« Vous verrez des hommes partout si vous vous fixez les choses avec cette insistance de malade, dit Anselmo qui était revenu. J’y jouais quand j’étais enfant. La nuit, ce jeu est encore plus dangereux pour l’équilibre de l’esprit. Que voulez-vous qu’on fasse de vous si votre esprit ne trouve pas l’équilibre à défaut de repos ? Vous finiriez soldat dans une guerre d’Arabes. Mais je n’ai jamais su qui était mon père. Il est important de le savoir, mais cette force nécessaire m’a été supprimée. C’est une sorte d’assassinat, d’où ma proximité avec les assassins, aussi ignobles soient-ils. Et je peux vous dire que les trois orphelins l’étaient.
— Julia aussi ?
— Elle avait accroché les cordes à la poutre, ne l’oubliez pas.
— C’est ce qu’a prétendu la Presse. Nous ne sommes pas, ni vous ni moi, des pisse-copies ni des lecteurs de bas étage.
— Vous oubliez que je suis scénariste. Nous autres, scénaristes, ne bénéficions pas du respect que les académies attachent à l’écrivain…
— Quel écrivain je fais ! Je suis venu jusqu’ici suite à un caprice. Une femme vous quitte et voilà que vous voulez tout savoir sur elle alors que pendant dix vous vous en êtes tenu à sa légende, celle qu’elle entretenait pour vous garder près d’elle.
— Vous voulez vous venger… Construire l’argumentaire du procès en réponse à sa demande de divorce. Je comprends.
— Je suis sûr que vous comprenez. Vous paraissez la connaître mieux que moi. Je ferais peut-être bien de vous écouter.
— Je ne veux pas non plus la trahir…
— Ensuite je vous tuerai… »
J’avais dit ça pour plaisanter, mais Anselmo se rembrunit. Il retrouva son attitude de penseur inquiet du sort qui lui est réservé par le personnage de son invention. Je continuai de rire. Et en même temps, je perdais l’énergie nécessaire pour m’extraire de cet endroit et échapper à l’iguane qui me poursuivait. Anselmo n’avait pas peur de l’iguane. Pour lui, les comptes étaient réglés depuis longtemps. De quelle manière ? Je n’en savais rien. Voulais-je vraiment le savoir ? Je n’éprouvais plus que de l’angoisse, ce qui m’éloignait des autres, quels qu’ils fussent. Anselmo revint à lui après cette courte disparition mentale.
« Personne ne tuera personne, dit-il. Nous avons assez de morts pour nourrir nos vignes de leur pourriture. Ils sont mangés avant même de retourner à la poussière. Ce sont nos morts. Ils reviendront toujours. Nos vignes en ont besoin. Et nous, nous avons besoin de travailler. Ce que nous buvons nous appartient. »
Il me regarda d’un air satisfait.
« Que pensez-vous de cette métaphore ? jubila-t-il. N’est-elle pas nouvelle ?
J’hésitai. Ou simulai sournoisement un doute indéfini, grimaçant pour signifier qu’il ne le resterait pas longtemps.
« Quoiqu’il en soit, dit Anselmo d’une voix moins joviale, il faut s’en tenir à ce que nous savons parce que nous en avons reçu l’enseignement.
— Ne me dites pas que vous n’inventez jamais… Votre métier de scénariste… À Hollywood ! Et tout ce que vous m’avez raconté parce que vous saviez que je finirais par vous soupçonner d’intimidation.
— Vous ne trouverez pas cet argent. La ferme est à moi. Je ne la partagerai pas.
— Pas même avec Cathy… ?
— Cet enfant n’était pas le mien, comme vous le savez maintenant. »
Anselmo tendit l’oreille. L’iguane, d’après lui, n’était pas loin.
« Et après ? dis-je.
— Vous ne supporterez pas son regard. En tout cas pas d’aussi près. D’un bout à l’autre du canyon, je ne dis pas. Mais le regard de Pablo est aussi dangereux que celui d’un assassin.
— Il n’a donc jamais assassiné personne ?
— Lui ! Un assassin ? Dans ses rêves ?
— Cathy l’avait humilié en faisant de vous le père de son enfant…
— Il n’a jamais tué personne. Il est seulement dangereux. Je ne dis pas qu’il ne tuera pas. Tout dépend de ce qui se passe dans le cerveau rampant d’un iguane. Je n’ai jamais vu un animal courir aussi vite sur les rochers du canyon. Pas même mes chèvres !
— Vous êtes scénariste ! À Hollywood…
— L’un n’empêche pas l’autre. Vous apprendrez à me connaître, si jamais vous restez dans les parages. Vous y trouverez une maison à la hauteur de vos moyens…
— Je ne veux pas risquer de tomber sur Cathy. Il n’y a rien de plus atroce que de se retrouver dans ce genre de situation.
— Je veillerai à ne pas inscrire vos noms sur mes cartons.
— Une erreur est vite arrivée. Je la hais.
— La haine guérit de l’amour qui est la seule maladie. Celle qui nous conduit à l’erreur.
— Alors vous êtes ma maladie de l’instant. Ces inventions…
— Mais je n’ai dit que la vérité. Et il m’en reste beaucoup à dire.
— Si nous reprenions notre marche ? » proposai-je.
J’étais inquiet à cause de l’iguane.
« Vous avez de la chance, monsieur, dit Anselmo en riant. Le Tigre n’habite plus ici.
— Pourtant, je croyais…
— Pensez-vous que le Tigre laisserait vivre cet iguane qui offense sa mémoire ?
— Mais il n’est plus là pour la défendre, puisque ce n’est que sa mémoire.
— Ne la regardez jamais dans les yeux. »
Anselmo éleva un doigt pour illustrer l’avertissement. Le vin nous quittait rapidement maintenant. Il était urgent de se ravitailler. Mais ne fallait-il pas d’abord trouver la force de remonter là-haut ? C’était cette faiblesse qui nous retenait. Je pestai.
« Ah non ! s’écria Anselmo. Pas d’injures. Vous pouvez insulter l’Enfer et ses habitants tant que vous n’y habitez pas.
— Mais je n’y habite pas ! Je suis descendu pour…
— Oui… Pourquoi êtes-vous descendu dans cet enfer… ?
— Pour vous suivre…
— C’est ce que vous dites. »
En effet. Je n’avais pas l’intention, ni les moyens, d’acheter cette propriété. J’étais venu pour trouver de quoi alimenter ma rage d’avoir été vaincu par une femme que j’avais aimée pendant dix ans. Et que je haïssais maintenant parce que je l’aimais encore. Mais qu’avais-je trouvé ? Pas de quoi fouetter un chat en tout cas. Je perdais mon temps avec un vieil alcoolique qui n’était pas ce qu’il prétendait être. Il savait des choses, sans doute. Il s’était entretenu, la vielle, au téléphone avec Cathy qui lui avait révélé que j’étais sans argent. N’était-ce pas elle qui allait acheter cette ferme ? Elle avait chargé Anselmo d’un pouvoir. Mais pourquoi me saoulait-il ? En quoi était-ce nécessaire à l’accomplissement d’un plan imaginé par Cathy ? Pendant un instant, j’avais pensé qu’Anselmo n’était que le vulgaire assassin chargé de me faire disparaître après m’avoir humilié avec ses histoires à dormir debout. Mais pourquoi vulgaire ? Pourquoi pas noble au contraire ? Comme le Tigre. Le Tigre revenu de sa planète lointaine pour me donner une leçon de respect dû aux femmes. Et à celle-là en particulier. Elle était outragée. Elle connaissait le Tigre. Il me détruirait d’un coup de patte et mes morceaux nourriraient l’iguane. Cannibale !
« La chaleur va devenir insupportable, dit Anselmo. Je m’excuse d’interrompre vos réflexions, mais il devient urgent de nous désaltérer. Si nous trouvons la force de grimper encore un peu, nous pourrons manger quelques figues de Barbarie en attendant mieux.
— J’ai laissé mon portable dans la voiture…
— Pour appeler qui ? Julia n’en possède pas. Vous ne voulez tout de même pas alerter les autorités ! Je ne vous ai rien fait de mal… »
Après trois bonnes minutes d’un rire sans retenue, nous nous plongeâmes dans un silence à mon avis religieux. Anselmo murmurait sans déranger la paix des lieux. Je ne voulais pas voir le canyon qui s’ouvrait sous moi, de peur d’y rencontrer les animaux que tout alcoolique un peu expérimenté a le pouvoir d’animer des plus imprévisibles mauvaises actions. Je n’étais pas en état de remonter. Et le vin me manquait terriblement. Les deux gourdes pendaient entre mes jambes, retenues par les bandoulières à mon cou. L’odeur du vin et du cuir soumettait mon esprit aux oscillations de mes sens, de ma mémoire et d’une volonté mise à mal par la chaleur et la lumière. J’entendais les atermoiements de l’iguane caché dans la broussaille derrière moi. Je l’imaginais ainsi, hésitante et indocile. Était-ce la première fois que je me confrontais au mépris de moi-même ? Était-ce cela la peur ? J’aurais pu ignorer les avertissements de mon compagnon et m’approcher du gouffre pour évaluer les paramètres de la chute. Pourquoi ce cadavre d’étranger ? me disais-je. Qu’en dirait la Presse si elle reliait cette mort aux orphelins et à Cathy ? Ce n’était pas le champ de notre échec. Jamais je ne me serais imaginé qu’elle eût été mêlée à un aussi sordide évènement judiciaire. À quoi bon m’informer dans la Presse ? Quel crédit accorder à Anselmo qui savait que je n’avais pas les moyens d’acheter cette propriété ? Comment revoir Cathy pour exiger des explications ? Pourquoi cherchait-elle à me manipuler alors que c’était elle qui me quittait ? Mon esprit retrouvait ainsi le chemin de la raison, appelant l’angoisse pour lui redonner la douleur et le vin pour cesser d’exister avec les autres. Anselmo n’était pas convoqué, par Cathy, pour me tuer. Et je ne savais pas tuer. J’étais perdu. Avec l’Enfer à mes pieds. L’iguane apparut à ce moment-là. Ses yeux ne regardaient que moi. Je sus enfin que ce n’était pas un iguane. Et je perdis connaissance.
« Je pensais que vous dormiez, mais quand je suis revenu, j’ai vu le sang sur votre joue. En tombant, votre front a heurté le rocher. Vous avez attiré toutes sortes d’insectes. Je les ai chassés. Avec mon chapeau, le secouant au-dessus de votre visage, ce qui vous a réveillé. Vous ne m’en voudrez pas de vous avoir abandonné. Julia a regretté de ne pas vous voir m’accompagner. Elle a rempli les deux gourdes. Et voici que je redescends, chargé comme un portefaix. La chaleur était si intense que j’ai dû m’abriter plusieurs fois sous les arbres, mais plus bas, monsieur, il n’y a plus d’arbres. On se pelotonne, si le corps le permet, dans ces anfractuosités où le serpent guette les petits animaux. Souvent je me suis trouvé nez à nez avec une de ces couleuvres aux beaux reflets métalliques. Encore heureux que ce ne fût jamais à l’époque des couvées. Mon nez ne serait plus là pour renifler la merveilleuse odeur qui chatouille le vôtre avec la même clarté. Réveillez-vous, si vous dormez. Je vous voyais lutter contre les visions qui affectent l’homme en proie à ses démons. Je connais cet Enfer. Mais je n’ai pas bu autant que vous. Alors il était juste que je remonte pendant que vous dormiez. Votre blessure n’est pas profonde. Je l’ai regardée de près pendant que vous rêviez. L’os n’était pas visible. À cet endroit du visage, la chair n’est pas bien épaisse. Souvent (vous allez me croire pétri de recommencements interminables) j’ai pu observer ces mêmes entailles sur mes temps ou mon menton, ou plus haut sur le crâne. Nous autres, ivrognes, nous tombons souvent. Et c’est sur la tête que la réalité frappe d’abord. Vous n’êtes pas en état d’apprécier les détails de mon aventure, mais quand vous aurez l’occasion de vous approcher de moi, vous constaterez que je n’ai pas moins de blessures que vous à comptabiliser. Est-ce ainsi que l’on se reconnaît ? Nos pays occupent chacun une face de ce que nous avons la possibilité de comprendre. Pourtant, je vous vois. Et vous me voyez. Tout à l’heure Julia me disait que nous sommes la même circonstance. Nous ignorions l’importance de votre existence. Il a fallu que vous vinssiez ici, pour je ne sais quelle raison, pour qu’on mesure la dimension de votre personnage pris dans les filets d’une histoire dans laquelle vous n’eûtes pas à lutter comme nous le fîmes pendant des années. Vous êtes peut-être la conclusion, disait Julia. J’espère que vous serez remis avant ce soir afin de la reconnaître comme je vous connais. Elle est impatiente de vous poser les questions qu’elle tient bien au chaud dans sa tête depuis que Cathy vous a épousé. Et c’est maintenant que vous arrivez. Sans elle. Parce qu’elle vous a quitté. Avez-vous au moins tenté de l’aimer encore au lieu de vous mettre à la haïr en plein milieu de sa plaidoirie ? Julia disait qu’on agit toujours trop vite. La Justice a douté de sa participation au meurtre de ses parents. Mais Julia n’est plus d’avis de nier cette vérité trop lourde à porter alors que la mort n’est pas loin. Savez-vous ce que c’est de savoir qu’on ne vivra pas aussi longtemps qu’on a vécu ? Julia vous en parlera mieux que moi, mais pour ça, il faut vider ces gourdes et ensuite remonter joyeusement. Il faut que ce soit avant la tombée de la nuit, car Julia, qui est vieille et percluse de douleurs, se couche dès que le soleil n’éclaire plus l’intérieur sinistre de sa maison. Vous verriez les coupures de journaux. Il y en a plein les murs. Couvertes de chiures de mouche. Le papier a jauni. L’encre s’est épanchée, troublant la vision. Toute la sainte journée à lire sans pouvoir faire autre chose. Vous ne savez plus de quel côté vous tourner pour avoir la paix. Inutile de fermer les rideaux. Le soleil trouve toujours le moyen de pénétrer dans votre ombre artificielle. Il n’y a que la nuit que le repos est possible. Alors Julia dort. Et je dors à ses côtés. Nous voilà tout nus l’un contre l’autre. Nous pouvons rêver ensemble jusqu’à ce que le sommeil nous replonge dans les complications d’un dossier aujourd’hui enfoui sous des tonnes d’autres paperasses. L’un dort pendant que l’autre veille. Et ainsi jusqu’au lever du jour, signe que tout est à recommencer. La Justice ne fait pas son travail, monsieur. Elle aurait dû nous garrotter l’un après l’autre sur la place publique. Juanito ne serait pas en train pourrir chez les fous, lui qui ne l’est pas. Imaginez le désordre de son existence. Vivre avec les bons citoyens est déjà difficile, mais avec des fous ! Et Marco qui fut le seul à être garrotté, entouré de ses juges, tournant le dos à son bourreau qu’il n’a pas regardé dans les yeux avant de s’asseoir contre le poteau. Imaginez sa terreur, se sachant seul à être tué par la société, la haineuse société qui ne voulait plus de lui alors qu’elle offrait à son frère le confort relatif d’un asile de fous et à nous, Julia et moi, et Cathy et tous les autres, la liberté de mener notre barque où bon nous semble. Je vous ai vu vous approcher du gouffre. Je ne vous dirais pas le nombre de fois qu’il m’est arrivé de faire semblant en espérant provoquer une saine réaction de mon esprit. C’est ce que cherchiez vous aussi, n’est-ce pas ? Mais vous ne l’avez pas fait. Et puis vous avez été emporté par le sommeil et je vous ai cru simplement tombé dans les pommes. Dépêchons-nous de vider ces gourdes. Deux litres chacun, ce n’est rien. Nous avons le cœur solide. Mais vous ne m’écoutez pas…
— Si, si, je vous écoute. Je voudrais ne pas avoir quitté mon pays. Je me rends compte maintenant que j’étais fou d’espérer trouver ici le personnage clé qui explique le caractère erratique de Cathy. Dix ans d’errance. J’ai lamentablement souffert d’attendre une accalmie.
— Qu’auriez-vous fait si le temps s’était bonifié ?
— J’aurais jeté ma barque sur la mer d’huile, je crois.
— Elle vous en aurait empêché. Je la connais. Elle a attendu le paroxysme d’une tempête pour vous jeter par-dessus bord. Je vois nager contre les flots soulevés par le vent et je ne sais quelle fureur sous-marine. Avec Julia, c’est différent. La nuit, quand l’un dort, l’autre veille. Et le jour, tandis qu’elle se laisse oppresser par les tourments du passé, je suis dehors avec mes chèvres. Et je n’attends rien.
— Et Hollywood ?
— Je suis seul à Hollywood. C’est une autre atmosphère. Et puis j’y travaille. On apprécie ma capacité de travail. Et sa qualité. Je me demande ce qui m’attire ici.
— La culpabilité.
— Oh je vous en prie ! Pas de leçon de morale. Non… je ne suis pas du genre à m’émouvoir devant l’énormité de la faute. Je n’en considère que l’esthétique, rassurez-vous. J’apprécie que vous vous souciiez de moi, mais que ce ne soit pas en moraliste.
— Alors qu’est-ce qui vous ramène ici ? Rien n’y est conçu pour le plaisir.
— Et pourtant, le désir rôde nuit et jour, que vous soyez dans votre maison ou pris au piège de l’Enfer comme nous le sommes en ce moment vous et moi.
— Nous ne trouverons pas la force de remonter si nous buvons ce vin. Deux litres de vin andalou peuvent nous tuer d’une façon ou d’une autre.
— Je vous vois venir, calculateur ! Vous espérez tomber sans l’avoir décidé. Un accident de parcours serait le bienvenu. Mais moi, je m’accroche à ces herbes. Je ne les lâcherai pas avant d’avoir vidé ma gourde !
— À côté ! Permettez que je vous aide. »
Je plaçai le jet bien en face de la bouche grande ouverte d’Anselmo qui voulait rire et boire à la fois, ce qui compliquait la manœuvre.
« À vous, étranger ! Il n’y a pas de raison pour que je vide la mienne alors que la vôtre reste pleine comme si vous n’existiez pas. Voulez-vous que je vous aide ? Ou plus justement dit : Vous avez besoin d’un coup de main. »
Je me laissai faire. Le vin répandit ses saveurs dans ma bouche. Je fermai les yeux pour ne plus voir le ciel. Je crus entendre la broussaille s’agiter sous l’effet de l’iguane. Anselmo aussi tendit l’oreille, l’œil en coin. Il n’était plus question de rire. L’esprit, le mien comme le sien, retournait dans les parages d’un bonheur fragile comme la toile d’araignée qui résiste au vent mais se déchire au passage du promeneur, envahissant son visage surpris en flagrant délit d’écœurement. J’ai toujours aimé suivre ce promeneur patient sur les chemins de la découverte. Encore quelques années d’expérience, et je devenais son modèle. Mais Cathy m’a coupé l’herbe sous les pieds. Je ne veux pas dire que je ne m’y attendais pas. Dix ans, c’est plus que le temps qu’il faut pour savoir ce que l’autre est capable de vous faire, en bien comme en mal. Je me suis laissé griser par les saisons.
« C’est exactement ça ! s’écria Anselmo. Je cherchais un mot pour qualifier ce retour des choses à la même place et à période régulière. Les saisons. Vous me permettrez de placer ce bon mot dans la bouche d’un de mes personnages, même s’il n’est pas de notre monde. Je côtoie en effet des héros. On entend rarement ce type de personnage élever sa voix au-delà du compréhensible par tout le monde. Que dis-je, rarement ! Jamais. Avez-vous entendu un héros s’exprimer en vers ?
— Chez Shakespeare…
— Oui mais alors seulement chez Shakespeare. Ses héros ne sont plus de notre temps. Il y a belle lurette qu’il faut y mettre du sien pour accepter sans broncher l’héroïsme de ces personnages tissés de vers. Nos héros agissent. On ne les entend pas prolonger leurs exploits dans la beauté du vers. Ils exprimeraient plutôt, et aussi sommairement qu’ils éliminent l’adversité, les idées politiques du conservatisme en usage. Sommes-nous des héros nous-mêmes ?
— Vous ne buvez pas au même rythme que moi. Voulez-vous que je penche la gourde à votre place ? Vous avez bien du mal à lever les bras qui l’étreignent.
— Je vais tomber… mais que ce malheur ne m’arrive pas avant d’avoir sucé tout le suc de la dernière goutte !
— Vous en êtes loin en effet… »
J’avais perdu de vue les rochers meublant le lit à sec de la rivière. À la place, je me figurais des flammes et pour peu que je me laissasse envahir par l’héritage commun à tous les hommes, des corps se tordaient de douleur en poussant des cris horribles qui sortaient de ma bouche. Je ne savais plus si la grimace qui changeait le visage d’Anselmo en masque était celle du rire, de la colère ou de la terreur. Avons-nous d’autres choix ? Nous pouvons rire et être finalement tués. La colère nous expose à la torture. Et la terreur nous enferme dans la maison qu’on a achetée à crédit si on en a trouvé les moyens. Ces êtres ressemblant à tous les autres progressaient sur la pente, enflammant les lauriers dans la fusion de la terre même. Enfin, j’avais l’esprit ailleurs. Et chaque fois qu’il a l’occasion de vaticiner, il s’égare avec les autres et ne retrouve son chemin que dans l’imagerie populaire cultivée par les plus malins au service des systèmes nobiliaires. Pas facile d’exister quand on n’est pas maître ou domestique. Mais nous ne sommes jamais rien. Alors qu’est-ce que je suis ?
Cette rapide réflexion sur mon état civil transforma Anselmo en spectateur hilare qui tombe de son strapontin et répand ses popcorns dans l’allée. D’abord humilié, et offensé, par cette attitude inadmissible de la part d’un inconnu, je me mis lentement à partager cette joie étrange qui consiste à rire du rire et non pas de ce qui l’excuse. C’est à ce moment-là que j’ai vu le serpent. Il était lové autour du tronc du figuier dont les branches formaient l’ombre étroite où nous cuvions notre vin. Il avait la gueule ouverte et, comme il tirait une langue humaine, je me reprochai de n’être au fond que le reflet de la société qui m’a vu naître, exister et qui me donnera le coup de grâce le moment venu. Le rire d’Anselmo redoubla :
« Pauvre de nous ! psalmodiait-il. Je ne vois pas le serpent, mais je connais cette langue. C’est celle de Julia.
— Si vous ne voyez pas ce serpent, c’est que j’ai une vision due à un délire tremblant. Je reconnais seulement que la langue n’est pas celle d’un serpent. Il me prend d’ailleurs l’envie de la lécher. Et puis j’accepterai la sodomie par cette queue agitée qui fait trembler les feuilles.
— Vous feriez bien de vous mettre à l’abri. Julia vous envenimerait comme elle m’a séduit. Son venin est particulièrement puissant. Une fois vacciné, on ne rechute plus. Cette sorte d’éternité est une damnation. Elle ne m’a pas donné d’enfant.
— Vous voulez dire qu’elle et vous…
— Je le dis, monsieur ! Mais je ne m’en vante pas. Je n’avais jamais rien espéré d’elle. Pas plus en tout cas que les gars du village. Elle n’est pas belle. Elle ne ressemble pas à un homme non plus. Ma foi, je ne sais pas à quoi ni à qui elle ressemble. Elle est revenue le jour même où Marco a été garrotté. Nous avions tous le journal entre les mains. Quelque part dans cette broussaille d’information, la nouvelle de cette mort judiciaire n’occupait pas deux colonnes et moins de dix lignes. Une voiture étrangère l’a déposée sur le coup de midi. Nous étions tous en train de travailler. Les petites préparaient le feu pour la tambouille. J’avais mon morceau de lard dans la poche. Je venais de l’envelopper dans une feuille du journal. Chacun sa feuille. Nous tournions le dos à la route qui ne passe pas par ici. Elle dut la quitter pour emprunter un sentier. Et descendre dans le canyon. À cet endroit, le lit du fleuve est bétonné sur un mètre de caillasse. La chaleur s’y concentre à tel point qu’on peut y cuire si on ne se hâte pas de rejoindre l’autre rive. Puis commence l’ascension entre l’ombre et la lumière. Elle portait son baluchon à bout de bras, les mains sur le devant, et le baluchon rebondissait sur ses cuisses. De temps en temps, elle perdait une sandale, jetait le baluchon dans les branches d’un laurier, ramassait la sandale en l’injuriant puis recommençait un peu plus haut. Nous n’avions pas quitté nos postes. Nous savions que c’était elle. On la reconnaît de loin. Sa manière de se déplacer y est pour quelque chose, mais je ne saurais vous dire ce qui la distingue de nous. Peut-être les jambes, courtes et lentes. Et cette chevelure qui lui tombe sur les yeux. Noire et raide. Elle ne porte pas de foulard. Puis nous avons entendu son grognement. Trimbaler ce corps épais et un baluchon par-dessus le marché. Nous la savions en colère. Elle ne payait pas le prix et osait revenir chez nous. Un nouveau contremaître s’était installé dans la maison. Comme vous le savez, je l’ai tué plus tard. Elle est arrivée sur le seuil sans s’arrêter pour se rafraîchir dans la fontaine. Il l’attendait à l’intérieur, disons à deux mètres de la porte qu’elle n’a pas eu besoin de pousser. Nous l’avions vu l’ouvrir et jeter un œil sur nous. Il ne nous a fait aucun signe. C’était elle qu’il attendait. Il allait devoir s’expliquer. C’était la maison de Julia après tout. Elle a jeté le baluchon contre le mur. On voyait qu’elle cherchait à se calmer. Et lui savait qu’elle était capable de tuer, même si la justice avait dit le contraire. Elle pouvait être folle comme son petit frère, mais les experts disaient le contraire et la justice s’était conformée à cet avis éminent. Le pauvre Lucas n’avait plus qu’à s’en remettre à son jugement. Et ce jugement était une voie sans issue : elle le tuerait s’il lui tournait le dos. Nous en étions persuadés nous aussi. Enfin… en ce qui me concerne, je ne croyais pas que Julia fût capable de tuer de ses propres mains. Elle avait noué les deux cordes aux crochets à jambons vissés sur la poutre. J’étais certain de ça. J’en aurais mis ma main au feu, ce feu que vous voyez parce que vous êtes plus ivres que moi. Et sans doute plus miné par la maladie qui nous guette. Regardez-moi ce tremblement ! Bref, elle est entrée. Nous attendions qu’il se passe quelque chose. Et bien entendu, il ne s’est rien passé. Sa sœur était là aussi. Elles ont dû échanger un regard, à défaut de paroles. Je vous rappelle que cette sœur avait épousé l’ingénieur français, le père de Cathy. Oui, je crois que les choses se sont passées dans cet ordre, mais maintenant que vous êtes là, je n’en suis plus aussi sûr. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il ne s’est rien passé de tragique. Aucun mort n’est venu s’ajouter aux autres. On avait même l’espoir que le prochain s’en irait en paix. Mais qui voulez-vous que ce fût ? Lucas, sa femme, leur fille Cathy, Julia… Qui pouvait imaginer une mort tranquille pour ces quatre damnés ? Pas moi en tout cas. C’est comme ça que je suis entré dans le lit de Julia. Et je pensais en sortir une fois accompli le rite du plaisir entre homme et femme. Vous pensez ! Elle me tenait. Et elle me tient bien. Elle est venue me reprocher d’avoir vidé le tonneau sans sa permission. Je peux bien vous l’avouer maintenant : je lui ai volé ce vin. Et je n’ai jamais eu l’intention de vous amener là-haut… »
Anselmo hoqueta puis se mit à pleurer dans un grand mouchoir froissé qu’il sortit interminablement de sa poche. Le serpent me tirait toujours la langue.
« Toutes ces histoires ne valent rien, dit-il. Elles ne veulent rien dire. Que voulez-vous en tirer ? Une morale à vendre au gouvernement ? Un spectacle bon pour distraire les domestiques toujours en quête d’une récompense ? Je ne suis pas de ceux-là, monsieur. Je ne suis qu’un esclave. Je ne vis pas. Et j’espère n’être que le mauvais rêve d’un homme heureux qui s’est laissé surprendre par le sommeil. Il faut bien dormir ! Si je suis cet homme, on me le reprochera. Il n’y a pas de bonheur sans reproche. »
Le serpent descendit et disparut un moment dans les buissons. Je savais qu’il réapparaîtrait exactement là où je ne l’attendais pas. Une anfractuosité, une ombre, trop de lumière… Il jouait avec l’abondance de possibilité. Mais j’entendais sa voix. La voix de sa langue humaine. Bientôt, je pus distinguer les mots du sifflement. La langue disait :
« Il vous a entraîné comme il damne tous ses ennemis. Et vous avez bu ce vin sans vous demander comment un pareil détritus humain a pu se le payer pour vous l’offrir. Vous avez eu tort de ne pas vous poser la question. Mais votre soif est plus intense que votre désir de comprendre les tenants et les aboutissants d’une histoire qui ne vous concernerait pas si vous n’aviez pas l’intention de la reprocher à votre femme… votre ex-femme. Vous êtes si seul que le moindre verre vous entraîne dans les profondeurs de votre propre tragédie. Vous a-t-il dit que je ne suis pas assez forte, ni d’esprit ni de corps, pour donner la mort à ceux que je hais pourtant ? Oui, j’ai noué les cordes ! Mais je n’ai pas tiré dessus pour les entendre grincer des dents et suffoquer en gémissant. Oui j’ai joui de ce spectacle ! J’ai assisté à la douleur du corps suspendu, du cerveau qui se remplit de sang, de la colonne vertébrale qui s’étire et tend toute la fibre nerveuse. J’ai aimé le cri qui ne vient pas, les idées de colère et de peur, la supplication qui agite les doigts des mains et des pieds. Je le reconnais ! Comme je reconnais que l’enfant de Cathy était bon. Le morceau ressemblait à une cuisse de poulet. Non… de moineau. Même l’os était tendre. Peu de sang, si je me souviens bien. Il n’y en avait pas sur la table non plus. Les draps étaient blancs, bien pliés, carrés, amidonnés. Nous les avons rangés dans l’armoire familiale. Cathy n’était plus là. Bien sûr que j’ai cru devenir folle. Juanito l’était, mais ne l’était-il pas avant que ça commence ? Alors quand je suis revenu de Carabanchel, la tête pleine de possibilités de récits, et que la voiture de l’étranger m’a déposée sur la route en face de la ferme, de l’autre côté du canyon, j’ai connu la rage, la seule rage capable de me donner envie de vivre pour connaître d’autres plaisirs. Pas question pour moi de recommencer. Je le lui ai dit à Lucas :
« Je ne suis pas belle comme doit l’être une femme. Je ne suis pas cruelle au point de donner la mort à qui la mérite. J’aime la chair humaine plus que celle du poulet. Et j’en mangerai encore. J’ai connu le plaisir de l’aide du bourreau, mais sans rêver de prendre un jour sa place. Et le spectacle de la mort lente et douloureuse m’a poussée à saisir la main de mon frère (lequel ?) pour caresser mon entrejambe au rythme de la suffocation et des tremblements. En prison j’ai été l’esclave qu’on tourmente. Je sais presque tout du plaisir. À mon âge, c’est un rêve d’enfant tourmenté par le futur de sa laideur. Mais désormais, je veux vivre pour retrouver ma beauté perdue. Je vais faire de votre existence un enfer. J’en sais trop pour que vous n’ayez pas déjà commencé à réfléchir, exactement comme si vous étiez le miroir dans lequel je me regarde et me dégoûte. Tracez le plan qui me fera disparaître ! Je n’attends que ça.
— Julia ! s’est écriée la mère de Cathy.
Et elle s’est jetée à mes pieds pour me supplier de l’aimer. Lucas n’était pas armé. Il aurait pu en finir maintenant, mais dehors, toute la domesticité attendait la fin de cette histoire. Il fallait que tous ses protagonistes disparaissent, morts assassinés ou exécutés, ou rendus fous d’une manière ou d’une autre. Voilà comment ce sac à vin m’a pêchée. »
Le serpent se tut. Derrière moi, Anselmo se taisait lui aussi. L’ombre s’amenuisait. J’étais adossé à la roche. Je bus lentement, remplissant d’abord ma bouche de vin, puis l’avalant lentement, prenant le temps de réfléchir à ce qui m’arrivait. Je songeais que j’étais peut-être seul. Je rêvais tout cela. L’homme heureux, récompensé, parfaitement reposé, qui s’était endormi, ici ou ailleurs, c’était moi. Et je voulais donner un sens à une tragédie qui ne me concernait pas, même si Cathy était, ou avait été, l’un de ses personnages. Je n’avais pas la clé de ces lieux aujourd’hui désertés. Ou seulement habités par un vieux mythomane alcoolique et misérable, un serpent qui pouvait être n’importe lequel des personnages lui appartenant, et un iguane qui pour l’instant ne se montrait plus, ne me soumettait plus à son regard de spectateur ayant appartenu de près à cette dramaturgie inachevée. J’étais trop ivre pour survivre à un soleil de plomb. Je finirais par m’endormir, ce qui équivalait à me réveiller dans la peau d’un bourgeois de plus ou moins grande valeur protocolaire. C’était tout ce que je me souhaitais. Mais ce sommeil dans le sommeil était troublé par la force de ses convictions et je voyais le serpent agiter sa langue humaine, s’adressant de temps en temps à Anselmo qu’il fustigeait avec les mots les plus durs, les plus obscènes et les plus justes qu’il ne m’avait jamais été donné d’écouter. Et le vieil homme se rapetassait, croisant ses maigres jambes et les étreignant dans ses bras sans force. Une gourde traînait par terre, tragiquement plate, et il s’en plaignait. Je lui offris le jet de celle que je n’avais pas entièrement vidée, me réservant toutefois la dernière goutte. Il ouvrit sa bouche édentée. Je constatai alors avec horreur que sa langue était celle d’un serpent. Pressant plus fort la gourde, je me retournai vivement. Le serpent parlait. Sa langue était humaine. Anselmo, mû par l’énergie du manque, se jeta sur le jet qui semblait sortir de ma poitrine. Il s’aboucha en gémissant.
« Regardez-le se donner à l’oubli ! grogna le serpent. La honte ne le tuera pas. Il est prêt à toutes les trahisons pour satisfaire sa mémoire. Ah celle-là ! Elle veut se vider comme une couille ! Et elle prend le temps de préparer son homme. Ainsi, il deviendra la coquille de l’inconnu. Brisez-là un jour de colère ou d’excessive curiosité, et vous en serez quitte pour payer les dégâts. Mais quel homme m’eût accepté entre ses jambes ? Car c’est là que je me suis glissée la première fois. Il cuvait son vin sous un olivier. La nuit était tombée depuis moins d’une heure. On entendait encore des voix. Sur la route, des phares se croisaient. Mon cœur battait la chamade. Je suis sortie nue dans l’oliveraie, entre les figuiers de Barbarie. Cet ivrogne rêvait tout haut. Il me fit rire. Il se battait contre un magicien qu’il avait vu à la télé. Et le magicien faisait de lui ce que voulait une jolie partenaire en paillettes. Vous auriez vu la queue de ce sac à vin ! Elle se dressait comme un bâton planté en terre pour marquer un angle de la propriété. Je ne demandais qu’à visiter. Et je me suis assise là-dessus. D’abord la chatte qui miaula sans inquiéter la nuit. Puis le cul qui s’ouvrit comme s’il recevait le langage du monde. Ma bouche en voulait aussi et je la satisfis, mais par manque d’expérience je provoquais une éjaculation volcanique qui interrompit mon plaisir. Cet idiot se réveilla. Il se frotta la queue, heureux d’avoir joui entre les cuisses de la partenaire du magicien, ce qui était pour lui une espèce de victoire sur l’incompréhensible terreur qu’inspirent les pouvoirs surnaturels. Il se mit à parler à la nuit. J’étais cachée dans l’ombre, me caressant tous les trous, si on peut parler de maison à propos d’une cahute bâtie autour d’un tronc d’agave. Il y allait tout droit, traversant des zones que moi, prudente éveillée, je contournai pour le retrouver un peu plus loin. Nous atteignîmes la cahute ensemble, chacun d’un côté. Si je surgissais maintenant, il était emporté par un arrêt du cœur. Or, je me mis à imiter la chatte. Il m’appela, pensant prendre le temps de caresser une fourrure avant de se coucher et de retourner sur les planches de son spectacle secret. Sa main se posa mon ventre et chercha le poil. Vous pensez s’il le trouva ! Et aussitôt sa queue se dressa et, sans que je puisse donner mon avis, elle se planta où vous savez et l’homme se mit à ânonner comme si j’avais exigé de lui un travail à la tâche. Son cri fut tellement animal que je perdis le fil de ma propre croissance. Il se jeta sur le côté, indifférent à la poussière. Et je restai là. Les cuisses ouvertes, à attendre qu’on m’explique pourquoi ce n’est pas l’homme que le plaisir réduit à l’objet. Ma mère, grande mangeuse de chair humaine, ne m’avait pas instruite. Et maintenant elle achevait d’empoisonner le monde dans une fosse à merde. Je rentrai chez moi. Dans la chambre qui avait été celle de mes parents, Lucas et ma sœur se disputaient un autre plaisir, à mon avis très différent de celui que je venais de découvrir sans l’avoir connu comme je savais qu’il était possible de s’en emparer. Cette nuit, monsieur, fut ma première nuit de joie. Et je la devais à cet ivrogne qui tente de vous entraîner sans son enfer. Étant entendu que ce déchet humain ne bande plus. Sinon je ne serais pas là en train de vous faire la conversation… »
Pendant une bonne minute, j’ai cru que la nuit était tombée. Le récit du serpent, qui était de ma bouche ou de celle d’Anselmo (ne perdons pas le nord), m’avait transporté dans celle qu’il avait évoquée. Mais le soleil s’imposait. L’ombre était maintenant réduite à une trace grise au pied de la roche. Il était inutile de tenter d’y contenir, d’autant que la roche était brûlante. Tous les insectes qui m’avaient épié avaient disparu. Le serpent s’était couvert de poussière. Celle-ci formait un tas fragile qui occupait toute l’ombre disponible. Anselmo poussa un long râle et s’étendit sur le dos, les bras en croix. J’aspergeai ses lèvres. Il agita sa langue de serpent. Il ne pouvait pas oublier que Julia lui avait arraché la sienne, mais il ne disait pas pourquoi elle avait procédé à cet échange. Il délirait sans s’efforcer d’être compris. Je ne l’écoutais plus. C’est alors que deux iguanes se sont installés un peu plus loin sur les rochers.
Anselmo poussa un cri plutôt de haine que de terreur. Il s’était remis sur ses pieds, brandissant son bâton. Si nous étions ici dans un poème épique, je dirais qu’il écumait. Ses yeux voulaient trahir les apparences, mais entre l’ombre de son chapeau, qui occupait la moitié de son visage, et le désordre de sa barbe, il était impossible de comprendre son comportement. Je me contentai de l’expliquer par la présence de deux iguanes au lieu d’un.
« Restons logiques et bien campés sur nos deux jambes, dis-je sans trop savoir si ce que j’allais affirmer était ce qui me venait à l’esprit ou son contraire. Les iguanes sont des animaux comme nous et par conséquent la nature leur impose de se réunir par couples comme si la catastrophe promise allait arriver demain.
— Ne sommes-nous pas deux nous-mêmes en effet ? reconnut Anselmo.
— Ne voyez-vous donc pas que nous avons affaire à un mâle et à une femelle ? Voilà qui est naturel. Et si l’un est Pablo comme vous le dites…
— …l’autre ne peut être que Cathy ! »
Je n’y avais pas pensé ! Anselmo, satisfait de m’avoir devancé, se rassit sur le rocher. Il se plaignait doucement de la « fusion qui se communiquait à ses tripes, » mais il se contenta de se servir de son chapeau comme d’un éventail, au risque de soumettre son crâne aux outrages du soleil. Je vous prie de croire que celui-ci était de plomb. Que dis-je ? D’or. L’éblouissement était tel qu’une vision double n’était pas impossible. Il est rare que deux personnages plantés dans le même décor puissent témoigner d’un même phénomène si celui-ci n’est pas un extrait fidèle de la réalité. Est-il utile de rappeler que nous étions ivres tous les deux ? Il y avait deux iguanes. C’est ce que je voyais. Et Anselmo, plus habitué que moi aux phénomènes de l’hallucination, croyait reconnaître Pablo dans celui qui avait des yeux noirs, et Cathy qui (comment oublier ce détail ?) me regardait comme si elle ne m’avait jamais vu de sa vie. J’en parlai à Anselmo qui prit le temps de réfléchir. Puis sa barbe fut animée d'autres désordres à l’endroit où devait se trouver sa bouche :
« Si tel est le cas, dit-il sentencieusement, c’est que la Cathy que vous observez est celle qui ne vous a pas encore rencontré. J’ai déjà vécu ça. Ce maudit serpent qui se cache sous la terre m’en a fait voir de toutes les couleurs. Son imagination de schizophrène m’a transporté dans tous les temps que j’ai connus, dans l’existence comme dans le sommeil. J’ai souvent cru devenir aussi fou qu’elle. Ainsi, me voyant aujourd’hui frappé d’impuissance (un détail que j’aurais préféré garder secret), elle me transporte dans ce passé où j’étais en mesure de satisfaire son appétit de sensations obscènes. Voilà l’avantage qu’elle a sur moi. Et n’allez pas imaginer que c’est tant mieux pour moi car elle est alors la seule à profiter de ma turgescence. Moi, je dois me contenter de ce que je suis devenu, un pauvre diable qui ne sait plus que se saouler s’il parvient à voler le vin qu’elle me jalouse.
— Mais n’avez-vous pas dit que vous étiez scénariste à Hollywood ?
— Je le suis. Une chose n’empêche pas l’autre. Ah je suis plus heureux à Hollywood ! On ne me demande pas si je bois ou si je fais autre chose pour m’empêcher de boire. Je travaille pour les uns et les autres et personne ne s’inquiète de ce que je mets derrière mes personnages. Je ne suis pas l’auteur du décor. J’anime les créatures de mes mains. Que d’autres se chargent de la mise en scène ! Mais ici, à Blacos, c’est Julia qui décide de ce que je suis. En ce moment, alors que ma langue est la sienne, comme vous l’avez constaté, elle fait apparaître ces deux iguanes. Si j’étais seul, il n’y en aurait qu’une. L’une ou l’autre selon l’humeur de madame Julia qui fait de moi ce qu’elle veut. Je n’en ai jamais vu deux, je vous le jure !
— Mais je vous crois…
— Comment vous croire ? Tout à l’heure, vous étiez prêt à avaler tout ce que le serpent crachait sur mon compte. Vous devriez vous en tenir à ce que la Presse a écrit sur cette affaire des orphelins de Blacos. Ni plus ni moins que ce qu’a décidé la Justice. Nous n’aurions pas dû sortir de là. Voyez où ça nous a menés. Au bord de l’Enfer. Avec un serpent qui attend je ne sais quel signe pour sortir de terre et deux iguanes qui ne vous connaissent pas encore.
— Si Pablo est l’iguane aux yeux noirs, alors Cathy est cet autre qui paraît féminin sans que je sache pourquoi.
— L’inverse n’est pas possible… »
Disant cela, Anselmo remit son chapeau sur sa tête. Son cerveau devait bouillir maintenant. J’humectai ses lèvres. Il en humecta à son tour les poils de sa barbe, reniflant comme un animal les ressources de cette divine fermentation.
« Tout à l’heure (je ne sais plus quand), dit-il, j’étais venu pour vous dissuader d’acheter cette ferme…
— Mais vous saviez que je n’en avais pas les moyens !
— C’est ce que je disais… Mais maintenant que nous voilà vous et moi coincés sur cette pente, à deux doigts de crever de chaud ou de trébucher pour finir en pantins désarticulés sur ces rochers, je me dis que j’aurais mieux fait de ne pas vous rencontrer. Cathy en a décidé autrement.
— Laissons tomber ces hypothèses. Et attendons la nuit. Ou au moins le crépuscule. Nous retrouverons nos forces.
— Pensez donc ! Ce serpent nous interdira de remonter. Il protège son vin. Nous ne le boirons plus. Qu’allons devenir si nos esprits se rafraîchissent à d’autres sources ? Je me rends compte maintenant que je suis venu pour m’enivrer. Pas vous ?
— J’ai laissé une bonne bouteille dans la voiture…
— En plein soleil ! Elle est cuite. »
Tandis que je songeai vaguement à aller chercher cette bouteille avant qu’il n’en reste rien, l’iguane aux yeux noirs s’était avancé que le rocher qu’il partageait avec Cathy. Et Cathy ne bougeait pas. On aurait dit une statue. Pablo descendit quelques marches, sans risquer toutefois de nous approcher de trop près. Anselmo maniait son bâton. Et les pierres ne manquaient pas alentour. Elles étaient aiguës. Je me sentais capable de les lancer et d’atteindre mon but. Anselmo m’avait assuré que les iguanes fuient si on les menace. Il n’avait jamais assisté à un combat entre un homme et un iguane. Il n’en avait jamais entendu parler. Il n’y avait jamais d’histoires entre les hommes et les iguanes. Les serpents colportaient des mensonges. Cependant, les deux iguanes barraient la route du vin. Et Pablo semblait particulièrement menaçant. Il avançait toujours, plus lentement maintenant.
« Ce que nous avons fait, les uns et les autres, dit Anselmo, ne peut pas être défait. Le pardon ni les châtiments ne peuvent interrompre la chaîne du mal. Nous sommes pris au piège de ce fil interminable. Vous auriez pu, vous qui êtes étranger à tout ça, vous contenter de la cohérence judiciaire ou journalistique. Appelez ça comme vous voulez. Il n’y a rien comme la cohérence pour reposer l’esprit des efforts qu’il dépense pour l’obtenir. Vous auriez pu être cet homme. Je vous envie. Vous avez eu votre chance. Maintenant il est trop tard pour reculer. Vous ne pouvez même pas retourner à votre voiture pour chercher cette maudite bouteille. Un fameux rhum, I presume, ou un de ces cognacs dont votre terre a le secret. Je me contenterais d’un bourbon. Mais ne rêvons pas à l’impossible. Cette gourde est vide et la deuxième est en route pour le néant. Après, nous serons des cadavres.
— Descendons jusqu’au jardin des citronniers ! Il n’y a rien comme la pulpe d’un citron pour se réveiller.
— Mais je ne veux pas me réveiller ! Je ne suis pas venu jusqu’ici pour m’empêcher de rêver…
— Vous ne rêvez pas ! Nous cauchemardons. Et tout ça parce que nous avons vidé nos gourdes…
— …pour la troisième fois. Le serpent descend toujours à la troisième fois. Julia connaît cette mythologie par cœur. Quand elle était enfant, elle lisait tous les livres qui lui tombaient sous la main. De nuit comme de jour. Imaginez la quantité d’information dont elle a garni les trous de son cerveau aliéné. Il n’y a que les fous qui peuvent remplir les vides laissés par la folie. Nous sommes plus lucides, quoique toujours enclins à nous laisser aller. J’en sais quelque chose. Ne m’a-t-on pas traité de fou plus d’une fois ? Quand ils ont appris que je couchais avec Julia, par exemple. C’était le lendemain. Les bruits ne perdent pas de temps. Surtout s’ils paraissent infondés. Mais a-t-on douté plus longtemps que ce matin-là ? À midi, tandis que les filles alimentaient le feu sous les oliviers, tout le monde était sûr du fait. Et Julia s’en vantait.
— Elle pensait être enceinte…
— Vous l’avez deviné ! Bravo, monsieur ! Vous êtes perspicace. Je reconnais là un poète. Et je suis bien placé (à Hollywood) pour savoir reconnaître un poète quand j’en vois un.
— C’est exactement ce que m’a dit Cathy la première fois que nous…
— Chut ! Pas devant Pablo. Il ne le sait pas encore. Rappelez-vous que ces iguanes appartiennent à un temps qui n’est pas le vôtre. S’il a évolué comme je pense, Cathy mène aujourd’hui sa barque sans se soucier de vous. Elle ne vous connaît pas. Ce que vous savez, elle l’ignore. Elle ne rêve pas de vous. Mais vous, ô poète, vous avez trop rêvé avec l’aide du vin. On vous l’enlève et voilà que vous ne savez plus rêver. Demandez au serpent…
— Je me garderai bien de le réveiller ! Il ne bouge plus. Il doit être au frais sous cette terre…
— Tous les morts se sentent bien sous terre.
— Mais Julia n’est pas morte ! Elle est revenue du procès avec l’intention de vivre à fond son existence de suspecte. »
Anselmo sourit, sans quitter des yeux les iguanes. Pablo s’était immobilisé au bord du rocher, irisé de soleil.
« Vous ne me demandez pas pourquoi je suis parti à Hollywood, dit Anselmo.
— Pour ne pas rester ici et pourrir sous le soleil qui dessèche les cadavres alors que chez moi la pluie en fait de la boue. Je suppose…
— J’ai tué Julia sur un coup de colère… »
Cet aveu coula des lèvres d’Anselmo comme s’il rendait le vin transformé par l’estomac en bouillie immonde. Il grimaça. Son corps s’était ramassé, paquet d’angoisse.
« Je suis ici chez moi, dit-il. J’y ai commis tous les crimes. Et je suis bien le seul à qui on n’a pas songé pour expliquer les cadavres, ce qui en restait (l’immangeable) ni les signes d’une probable disparition.
— Vous êtes fou ! m’écriai-je. On ne confesse pas ses crimes à un inconnu. Je ne suis pas venu ici pour vous écouter vous charger de tous les péchés du monde. J’ai d’autres chats à fouetter. Je me sens de force à remonter… ma voiture n’est pas loin… »
Je me traînai dans la poussière. Le serpent souleva un peu de terre pour me voir. Je ne voyais pas sa langue. Plus loin, Pablo était aussi immobile que le rocher sur lequel il semblait trôner. Cathy frémissait doucement. Une nuée d’insectes l’agaçait. Sa crête s’agitait violemment à intervalle régulier. On entendait alors un court bruissement d’ailes, puis le silence revenait. Je renonçai. Anselmo avait attendu que je me calme. Il paraissait satisfait maintenant. Ses yeux s’étaient humidifiés, mais c’était sa barbe qu’il frottait nerveusement.
« Julia n’a jamais tué personne, continua-t-il. Mais c’était une sacrément bonne assistante. Je jouais le rôle du magicien. Ma baguette, c’était ma queue. Je la sortais comme d’autres exhibent un goupillon ou un poignard. Que va-t-il en faire ? se demandaient les spectateurs. Imaginez ces gens pressés les uns contre les autres sous les tonnelles, ou immobiles aux fenêtres où la brise agite des géraniums rouge sang. D’autres travaillent sur les toits, dans la rue, ou plus loin encore dans les ateliers. Certains caressent leurs chiens. On a rentré les enfants. On dit : Anselmo est devenu fou. Il est aussi fou qu’elle. Elle l’a rendu fou. Et Julia riait. Il y avait une colombe sur son épaule. Une colombe ou n’importe quel autre oiseau empaillé. Lucas arrivait par la rue principale. Il ne faut pas cinq minutes pour parcourir la distance qui sépare la ferme de la place. Cinq bonnes minutes d’une attente à la fois amusée et inquiète. Qui ne savait pas qu’il allait arriver quelque chose ? Ce qui est ne disparaît pas comme ça d’un coup de baguette magique. Réveille-toi, Anselmo ! Ce n’est pas comme ça qu’on trouve ce qu’on cherche dans le sommeil. Ils me secouent, je me réveille et Julia est morte. Je vous jure que ça s’est passé comme ça !
— Vous vous fichez de moi ! Personne ne meurt de cette façon… Ce serpent en témoigne. Et si j’interrogeais ces deux iguanes, ils ne diraient pas le contraire. Nous avons assez bu. Rentrons. Je ne suis pas venu ici pour savoir ce qui s’est réellement passé.
— Pourquoi alors… ? »
Anselmo fouilla le tas de terre au pied du rocher. Le serpent s’était envolé. Il promena le bâton sur toute la longueur de l’endroit où le serpent avait cherché, et peut-être trouvé, la fraîcheur vitale à cet endroit limite. Aucun trou dans la terre, pas de brèche dans la roche. Il fallait en conclure que le serpent n’avait jamais existé.
« Ce qui ne signifie pas que ces deux iguanes sont le produit de notre imagination, dit le vieil homme. Beau couple en effet. On reconnaît le mâle à l’encolure digne d’un taureau de combat. La femelle n’est pas moins combative. Je ne m’approcherais pas de ces monstres si j’étais vous. Vous n’allez pas croire ce que je vous ai dit à propos de Cathy.
— Vous ne m’avez rien dit de crédible en tout cas…
— Nous ne nous y prenons jamais autrement à Hollywood dont je suis un pur produit.
— Vous n’êtes donc pas natif d’ici… Je m’en doutais…
— Je ne vous ai pas cru non plus quand vous avez prétendu être le dernier en date des amants de Cathy…
— Et comment donc l’aurais-je inventé si je ne savais pas qu’elle existait ?
— Elle n’a jamais existé que dans votre tête… Tiens ! Les iguanes ont disparu…
— Ils n’ont jamais existé. »
Nous vidâmes équitablement ce qui restait de vin dans la gourde. Ces quelques gorgées encore fraîches et parfumées nous requinquèrent passablement. Il était temps de remonter. Certes, le soleil était loin de décliner. Un accident pouvait toujours arriver. Arrêt du cœur. Glissement dans la pente. Coup de folie. Nous en parlions allègrement, le corps penché en avant, les jambes lourdes et lentes. Je marchais derrière Anselmo, à quelques mètres de distance. Il allait un peu plus vite que moi, comme si quelque chose me retenait encore au-dessus de ce que je savais être l’Enfer. Je me retournais de temps en temps pour revoir ces rochers entassés sans ordre dans le lit du fleuve. La seule réalité encore visible, c’était le potager de Pablo. Sa terre était noire, gorgée d’eau. Nous aurions pu y cueillir quelques fruits, mais Anselmo craignait le Gitan. Celui-ci était sans doute le seul véritable danger de cet endroit insoutenable, mais nous ne l’avions pas croisé. Tout en marchant, Anselmo émit l’hypothèse que nous avions perdu notre temps.
« Si ce n’était pas le cas, dit-il, nous serions encore saouls. Je pense que ce vin était coupé. Julia est un mercanti. Tout ce qu’elle vend est frelaté. Son vin comme ses histoires. Elle vous en racontera d’autres quand vous aurez admis devant elle qu’elle était le serpent et que tout ce que vous avez vu et entendu était pure réalité. Sinon, elle vous fichera dehors sans ménager vos fragilités d’homme civilisé en milieu urbain. Vous pouvez me croire. »
J’émis un petit rire à la hauteur des bruissements qui nous accompagnaient. J’avoue maintenant que je me sentais bien. Avions-nous tout inventé ? Qu’est-ce qui tenait encore debout ? Me souviendrais-je mot pour mot de ces conversations arrosées ? Les deux gourdes se balançaient dans mon dos. Anselmo les avait gonflées en soufflant dedans, non sans les avoir plusieurs fois dégonflées pour en humer l’intense parfum d’existence. Je m’arrêtais de temps en temps et il s’éloignait. Je finirais par le perdre. Il ne me restait plus qu’à espérer que le carburateur de ma voiture accepte de nourrir les cylindres. J’avais une folle envie d’entendre ce moteur ronfler et encaisser toutes les courbes qui descendaient vers la mer.
Sur la route, manque de pot, je croisai des gardes civils. Ils avaient envie de travailler, malgré la chaleur d’enfer. Ils s’étaient abrités dans l’ombre d’une baraque de cantonnier. Un pin surmontant un promontoire de pierre répandait une ombre non moins agréable. Quand j’ouvris la vitre de la portière pour répondre au garde qui s’était penché, il recula en poussant un petit cri. Je crus qu’il félicitait la climatisation que j’avais poussée à fond. En fait, il se pinça le nez. Il me demanda, en riant, si le vin était bon. Je compris que j’avais empuanti l’intérieur de ma voiture. Il ne me restait plus qu’à souffler dans le ballon. Je passe sur la suite de cette expérience qui n’a évidemment pas l’intérêt que revêt indiscutablement ma rencontre avec Anselmo. Je dus appeler un taxi. Je récupérerais ma voiture selon la procédure en vigueur. Le garde civil avait l’air désolé. Il m’accorda un instant de compassion puis m’abandonna après que je lui eus remis les clés de ma voiture. J’attendis sous l’auvent de tuiles de la baraque. J’avais l’esprit encore au bord de l’Enfer. Et un désir d’en retrouver la chronologie. Je pris quelques notes.
Réflexion faite, j’avais passé une bonne après-midi avec un homme que je n’avais pas retrouvé. Il avait disparu comme il était venu. J’étais remonté sur la route. J’avais renoncé à le retrouver à la ferme où il m’attendait peut-être. Ma voiture était sur le point de s’enflammer. Je n’entrai pas dans ce four. J’actionnai la climatisation, fermai les portes et attendit un peu plus loin à l’ombre d’un rocher. De l’autre côté du canyon, plusieurs maisons semblaient attendre un meilleur sort sous un soleil imperturbable. J’étais incapable de reconnaître la ferme. D’ici, on dominait l’autre côté du canyon. J’avais perdu mes repères. Je me souvenais d’être descendu, sur le conseil de l’agent immobilier, par un chemin que je ne retrouvai pas. Je renonçai pour l’instant à une exploration. Je reviendrais sans doute.
En attendant, j’étais en bonne compagnie. Le garde civil qui s’était occupé de moi me demandait de temps en temps si je récupérais. Je faisais oui de la tête. La douleur qu’elle exprimait devait être visible. Pendant un court instant, j’eus envie de pleurer.
Le taxi se fit attendre plus d’une heure. Entre-temps, les gardes civils étaient partis, laissant ma voiture fermée à clé. Leur travail consistant à protéger la société des animaux nuisibles de mon espèce, ils m’avaient abandonné la conscience tranquille. Bien sûr, je fis plusieurs fois le tour de la voiture en me demandant comment je pourrais la remettre en route, quitte à m’expliquer ensuite avec la justice qui ne manquerait pas de me tomber sur les reins. La grue arriva. Son chauffeur me salua à peine et partit après m’avoir expliqué qu’il ne prenait pas de passager à cause d’une réglementation sévère. Il dut croiser le taxi car, en descendant, nous dépassâmes son camion sur lequel ma voiture s’exposait de nouveau aux rayonnements solaires. J’arrivai à l’hôtel au moment où la température commençait à donner des signes de clémence. Je montai dans ma chambre, furieux et complètement dessaoulé.
La nuit tomba. Je ne descendis pas pour dîner. J’avais besoin de réfléchir. Je n’étais plus très sûr d’avoir vécu cette après-midi comme je viens de le raconter. La seule chose que je pouvais dire si on me demandait d’expliquer les raisons de mon voyage sur cette terre paradisiaque ou infernale selon les circonstances, c’était que Cathy m’avait quitté et que je voulais la retrouver. Plus de mille kilomètres nous séparaient, puisqu’en entreprenant ce voyage, je m’étais éloigné d’elle.
« Mais pourquoi ? » me demanda mon vis-à-vis.
Ne trouvant aucune réponse à mes propres questions, j’étais finalement descendu pour boire un verre. Il n’en fallut pas trois pour que je rencontre quelqu’un. Je ne lui demandai pas son nom. Elle avait l’air bien partie elle aussi, mais, me dit-elle, pour d’autres raisons, car personne ne l’avait quittée. Elle se saoulait tous les soirs depuis longtemps. En effet, son visage était aussi marqué que celui d’un boxeur. Elle avait cependant de fort jolies jambes et me les montrait sans cérémonies. Nous étions accoudés au comptoir, l’un en face de l’autre, assis sur des tabourets. Je ne me souviens pas de la densité de la fréquentation de ce bar particulièrement bien éclairé. Le barman répondait à tous nos signes et, de temps en temps, nous le rassurions en payant nos consommations. Margarita (appelons-la comme ça) tenait à payer sa part. Elle était riche et j’avais l’air pauvre. Elle me plaignit au cours d’un long discours sur la condition humaine. J’avouai sans vergogne que j’avais toujours couru les femmes riches à défaut d’être belles. Mais Cathy était riche et belle. Et pour confirmer ma damnation, je l’aimais. Margarita haussa les épaules.
« Pour la richesse et la beauté, je suis d’accord avec vous, dit-elle en faisant un signe au barman. Ce sont des choses qu’on peut mesurer et même comparer. On peut établir ainsi un instrument au service de notre jugement. Et vogue la galère ! Mais sans amour, sinon la mesure est faussée par des considérations impossibles à mesurer.
— Mais au début, dis-je sur le ton de l’accusé qui renonce à convaincre ses adversaires, je n’aimais que la relation parfaite de sa beauté et de sa richesse. Et j’étais heureux. Elle ne m’aimait pas. Elle pensait même tout haut qu’elle finirait par trouver mieux que ma pauvreté intelligente et talentueuse. Tout allait bien comme dans le meilleur des mondes. Et je ne sais quel détail de sa personne a réveillé en moi le virus de l’amour.
— Et vous le lui avez déclaré…
— Devinez ce qu’elle m’a déclaré à son tour…
— Elle vous aimait elle aussi.
— Bingo ! »
Margarita vida son verre en même temps qu’elle renouvelait son signe au barman. Celui-ci m’interrogea du regard :
« Non, lui dis-je sans attendre, je crois que j’ai assez bu pour aujourd’hui.
— Si Anselmo existe comme vous me l’avez raconté, vous vous êtes mis dans une drôle de situation, continua Margarita. Il va tout rapporter à Cathy. Et à mon avis, ils vont bien se marrer. Vous êtes sûr que c’était un vieil homme… ?
— Maintenant que vous le dites… »
Le barman me lança un regard plein de compassion et me servit un verre en précisant qu’il me l’offrait de bon cœur. Margarita lui tapota la joue. Elle portait d’énormes bagues pleines de pierres. Cela faisait un bruit de vaisselle, mais mon esprit avait tendance, depuis que Cathy m’avait jeté, à amplifier tout ce que je ne voulais pas entendre. Nous bûmes encore des verres. Ce n’était plus du vin. Selon Margarita, chaque verre que nous avalions contenait autant d’alcool que quatre verres du vin de Julia qui, selon ce qu’elle savait de cette excellente et honnête commerçante, n’était pas coupé comme l’avait prétendu la mauvaise langue d’Anselmo.
« D’ailleurs, dit encore Margarita, la langue de serpent était dans la bouche d’Anselmo, pas dans celle de Julia qui avait une langue humaine.
— C’est exact ! Mais Julia avait la forme d’un serpent…
— Parce qu’Anselmo voulait que vous le preniez pour un vieil homme inoffensif.
— Or, approuvai-je, il était jeune. Et même plus jeune que moi.
— Et pas aussi pauvre. Et peut-être plus talentueux que vous…
— Je n’ai d’ailleurs rien compris à son histoire… »
C’était un bon critère, l’intelligibilité. Margarita me raconta comment elle se perdait toujours dans les récits dont ses amants ornaient leur existence pour l’élever à la hauteur de ce qu’elle était sans avoir besoin de mentir.
« Quelquefois, dit-elle, lorsque j’ai du chagrin, je regrette de le noyer. Et c’est ce qui me rend malheureuse. Mais je n’ai pas votre talent.
— Vous avez de jolies jambes…
— Et entre, c’est encore plus joli… »
Après avoir dit ça, elle s’interrompit pour avaler une courte gorgée. Elle ajouta :
« Vous verrez… »
Je n’ai rien vu. Le lendemain matin, elle était dans mon lit, toute nue, le visage convulsé et l’haleine forte. Sans cette haleine, je l’aurais crue morte. Je me suis servi un verre que j’ai bu tranquillement sur la terrasse. Elle me baisa le cou.
« Tu dois aller chercher ta voiture, dit-elle. Je paierai. »
C’est comme ça que je suis remonté à la ferme. Dans ma voiture. Mais Margarita ne m’accompagnait pas. Je me suis garé au même endroit. Et je me suis souvenu cette fois du chemin à prendre. Comme je l’avais prévu, Anselmo m’attendait devant la porte qui était ouverte.
« C’est Kimberley qui paye, I presume… ?
— Kimberley… ?
— Margarita… Cathy lui arrachera les yeux.
— Cathy connaît Margarita… ? Je… l’ignorais…
— Nous buvons trop, vous et moi… Ça vous embête si je vous appelle Dick… ? J’en ai donné du « monsieur » hier dans cette sacrée fournaise.
— Le vin n’était pas si frais… Oui, appelez-moi Dick. Tout le monde m’appelle Dick. Est-ce que Cathy m’appelle Richard ?
— Voici la clé… Vous l’avez méritée. Kim est une sacrée garce…
— Pénis… Flic… Salaud… Je suppose que ma mère n’a pas pensé que je serais tout ça à la fois…
— Pénis, salaud, je comprends… Mais flic… ?
— Écrivain si vous voulez… Vous avez eu un aperçu de ma méthodologie narrative.
— À Hollywood…
— Vous y retournez avec Marga… Kimberley ?
— Non… Elle a décidé de faire un bout de chemin avec vous. Elle me reviendra. J’ai l’habitude. J’emmène Cathy…
— Et Julia ?
— Allons donc ! Nous avions tellement bu ! Vous la voulez, cette clé, oui ou non ? »
Anselmo… Bradley la secouait devant mon nez. Nous étions sur le seuil. Derrière Bradley, les deux battants de la porte étaient entrecroisés. La maison ne m’appartenait pas vraiment. Kimberley l’avait achetée pour moi. Je pourrais en profiter le temps d’écrire ce sacré roman. L’été se finissait. Il pleuvait. De grosses gouttes chargées du sable du désert. Elles éclataient sur le dallage de granit de la terrasse. Nous étions à l’abri d’une marquise, épaule contre épaule. Nous regardions le canyon qui formait une ombre aux contours déchirés. Plus loin, la mer était parsemée de reflets gris. Le vent venait des montagnes, froid et têtu, mais sans force. Il parcourait la lande avant de venir explorer les ruines au milieu desquelles la maison s’élevait encore, brisée dans un angle où la toiture semblait verser ses vieilles tuiles romaines. Des fleurs ondulaient dans l’herbe. Les ruisseaux grossissaient lentement. Bientôt, ils emporteraient les débris épars, morceaux de charpente, vieux volets, meubles cassés, vaisselles d’émail blanc, paquets d’étoupe et de laine… Bradley répéta, comme la veille, que la restauration prendrait une bonne année. Il avait déjà vu Kimberley abandonner en cours de route. Elle n’avait pas de patience. Il dit :
« Où coucherez-vous en attendant ? Je la connais. Elle n’aime pas nous trouver dans ses pattes en se réveillant. Il faut partir dans la nuit. Et revenir le soir. Elle ne vous exhibera que dans les bars. Vous ne danserez pas avec elle. »
Il s’interrompit pour allumer une cigarette.
« Boire. J’en avais assez de boire. Elle m’a jeté. Buvez si vous voulez vivre à ses crochets. Cathy ne boit pas. Vous confirmez ? »
Je ne répondis pas. Qu’est-ce que deux hommes qui n’attendent plus rien des femmes ? Je poussai la porte. Le couloir se terminait par une autre porte, vitrée celle-là. J’entrai. Le sol était couvert d’une fine poussière. Bradley me suivit, soufflant sa fumée dans mon dos. Il disait :
« Tout a commencé quand j’ai appris que Cathy avait été mêlée de près à l’affaire des orphelins de Blacos. Je me documentais. J’avais envie d’écrire quelque chose sur ce coin de terre. J’ai pensé à Cathy qui est née ici. Et en lisant les vieux journaux, j’ai appris qu’elle était de la famille des orphelins. J’ai profité d’un voyage à Paris pour lui en parler. Je tombais mal. Elle était en pleine crise de séparation. Je ne connaissais pas Richard. Je n’avais jamais rien lu de cet écrivain de deuxième rang publié par un obscur éditeur de province. J’ai entendu son récit à travers ses larmes. Pas facile d’en démêler les fils. Je ne voulais rien savoir de Richard, mais je la laissai parler. Entre deux crises de larmes, on revenait à Blacos et je prenais des notes. Comme je la voyais tous les jours depuis une bonne semaine, Kimberley, qui m’avait suivi, a fait une crise de jalousie. J’étais coincé entre deux garces. Et je m’accrochais à mon projet. Chaque jour, j’arrivais chez Cathy dans un sale état. C’était toujours Kimberley qui décidait ce qu’on buvait et en quelle quantité. À midi, je n’étais plus bon à rien. Et c’est dans cet état que je me projetais dans le double récit de Cathy : Richard d’un côté, qui avait disparu suite à une dispute orageuse ; et Blacos de l’autre, autrement dit ce que m’avait appris la lecture des vieux journaux et ce que Cathy savait des personnages. Je m’alimentais ainsi tous les jours. Et Kimberley me harcelait. Après dix jours de cet enfer, elle s’est mise dans la tête d’acheter la ferme de Blacos. Je la voyais venir. Non seulement elle fait ce qu’elle veut de son pognon, mais en plus elle m’en fait profiter… à condition que je travaille pour elle. J’en ai parlé à Cathy.
— Dick n’a pas les moyens d’acheter cette ferme, me dit-elle. Il ne possède rien. Et il ne possédera jamais rien.
Richard avait aussi dans l’idée d’acheter la ferme ! Mais avec quel argent ? J’en ai parlé à Kimberley. Elle ne connaissait pas Richard. Mais l’idée l’intéressait.
— Je vais faire ce qu’il faut, dit-elle. Et tu feras exactement ce que je te dis.
Le combat s’est engagé. Entre deux femmes, dont l’une me nourrissait. Je ne voulais pas trahir Cathy. Elle savait que Kimberley achèterait la ferme pour enfermer Richard et que celui-ci écrirait le roman où elle, Cathy, est un personnage de tragédie familiale. J’ai donc été chargé d’empêcher Richard d’habiter cette maudite ferme. Sachant que Kimberley l’achèterait. Voilà où j’en étais. Et du coup, je me suis dit que je tenais là la matière d’un bon scénario. »
Nous étions assis près de la cheminée, les yeux levés vers la poutre qui traversait toute la pièce. Plusieurs crochets y étaient vissés, mais il était impossible de savoir lesquels avaient servi à pendre les parents des orphelins. Bradley les avait examinés un à un. Puis il s’était assis et m’avait raconté ses sornettes. Son histoire ne tenait pas debout. Il prit le temps de me prouver le contraire. Après tout, s’il tenait à faire de moi un personnage, pourquoi ne pas lui rendre la pareille ?
« Mmmm… fit-il. Je peux dire que je tiens un scénario. Il ne me reste plus qu’à inventer la fin, parce que parti comme on est, une fois les crises de ces dames assouvies, on recommencera. Moi avec Kimberley, qui vous laissera tomber avant l’été prochain. Et vous avec Cathy qui me fera passer pour un profiteur…
— Non ! Non ! Cathy et moi, c’est bien fini ! Quant à Margarita…
— …Kim…
— …je ne sais pas. Je n’écrirai peut-être rien. Je vous laisse imaginer toutes les horreurs que le procès des orphelins n’a pas révélées. Du cinéma ! Cathy vous tuera si vous la mêlez (comme vous en avez l’intention) à votre production hollywoodienne14. Mais vous avez raison, je n’écrirai pas le récit de notre après-midi15. Margarita, ou Kimberley selon que cette mécène appartient à votre film16 ou à mon récit en formation, m’aura abandonné avant. Que deviendrai-je sans l’aliment nécessaire et, je dois l’avouer, le confort qui s’ensuit ? Vous en direz peut-être un mot dans votre film…
— Pour cela, il faudra attendre une complète résolution du drame. Je ne peux rien prévoir. Je suivrai le fil jusqu’à sa rupture…
— Rupture qui, selon vous, vous replacera dans le giron de Kimberley et moi-même chez Cathy qui m’encouragera à reprendre votre personnage d’Anselmo afin de dénoncer vos manigances d’industriel du spectacle.
— Je me défendrai, ne vous inquiétez pas. Puis-je cependant vous demander un service… d’homme de spectacle à homme de Lettres… ?
— I presume qu’il vous serait agréable que je tinsse ma langue jusqu’à ce que les choses reviennent à leur point de départ : Bradley avec Kimberley et Richard avec Cathy…
— Certes… je n’oublie pas Richard avec… Margarita…
— J’y penserai avant qu’elle me supprime le décor17. Si toutefois les choses arrivent comme vous voulez qu’on les filme.
— I presume… »
Les ouvriers arrivèrent un mois plus tard. Bradley et Cathy s’étaient envolés vers l’Amérique d’Hollywood. Margarita avait réuni une documentation complète dans le but de guider l’architecte. La ferme devait retrouver son aspect d’origine. Pour les personnages, on ferait venir des mannequins fabriqués par un spécialiste hollywoodien ami de Bradley. On lui envoya de vieilles photos représentant des ouvriers agricoles de l’époque du drame des orphelins. On réussit même à reproduire les trois orphelins et leurs parents. Ceux-ci furent pendus à la poutre, œuvre d’un artiste de je ne sais plus quel courant californien. Un garrot, avec un bourreau très réaliste, fut installé dans le patio. Marco y agonisait d’une façon si réelle que je faillis m’évanouir en applaudissant. Juanito, sur le modèle d’une photographie, nourrissait des poules dans la cour. Et ainsi de suite. Le décor était planté. Si Stephen Spielberg souhaitait apprécier le décor avant même que Bradley en eût terminé avec son scénario à la noix, il ne tenait qu’à lui de répondre à la chaleureuse invitation de Kimberley.
Cependant, aucun mannequin ne remplaça Cathy. Margarita s’y opposa. Bradley, informé de cette difficulté, finit par abandonner le scénario qui fut repris par une série d’autres scénaristes jusqu’à un parfait accord avec le style du cinéaste lui-même. Je n’ai pas assisté au tournage. Margarita m’avait abandonné dans un hôtel sur une île des mers chaudes. Comme je n’avais pas les moyens du retour, j’ai fait ce que j’ai pu pour survivre. Je me demande d’ailleurs encore ce qui me serait arrivé si Cathy n’avait pas tué Bradley (voir note 4). Margarita refuse obstinément de s’entretenir avec moi de cette hypothèse trop romanesque à son goût. Le temps a passé. Vingt ans je crois. Et maintenant, bien à l’abri dans la maison des orphelins, chouchouté par une bien vieille Margarita-Kimberley, je m’attends à voir apparaître Cathy sur la route, en iguane ou autre chose, je ne sais pas, mais sans Pablo18.
Pareil.
Je ne sais pas ce qui leur prend à ces mabouls de la série…
Secret de famille, hein, l’ami ?
Qui nous dit qu’il s’agit du Tueur de Tokyo ? Il n’a jamais laissé de preuves de ses pratiques cannibales…
Il me semble qu’il faudrait poser la question à votre ami le gorille…
Activiste et députée du Parti Républicain (Montana) qui fut la seule opposante à la déclaration de guerre contre le Japon – une de mes héroïnes préférées. Elle figure au National Women's Hall of Fame.
Mais je vous écouterai, monsieur Hernández ! Je suppose que ce que vous allez m’apprendre mérite toute l’attention du président très, très occupé que je suis…
On verra demain…
Café noir accompagné d’un verre de rhum et d’un cigare — au Pays Basque.
Explication plus tard…
Cool Air de HPL.
Ubik…
Qui soigna Antonin Artaud…
En effet, Cathy F. assassina le scénariste américain Bradley Lee à l’automne de l’année qui suivit les évènements relatés dans ce récit de Richard Dickson.
Il faudrait ici raconter comment Richard Dickson l’écrivit finalement…
Une production de Stephen Spielberg. Mais Bradley Lee, alors décédé, ne figure pas au générique pour des raisons que Richard Dick n’a pas élucidées.
Kimberley K. renouera de durables relations avec Richard Dickson pendant le procès de Cathy F. qui fut condamnée à vingt ans de prison. Un temps que Richard mit à profit pour augmenter la matière de son récit dont ces pages sont l’ébauche.
Le mannequin de ce personnage, ainsi que tous les autres, fut restitué à leur créateur californien après le tournage du film de Spielberg. Richard Dickson avait insisté auprès de Kimberley K. qui résista encore longtemps à ce sacrifice. Aujourd’hui, le couple vit dans cette maison complètement nettoyée des signes du passé. C’est une demeure tout ce qu’il y a de plus moderne. Et si on s’arrête sur la route, de ce point de vue fort fréquenté il est possible, à l’aide de jumelles, d’observer derrière la fenêtre de son bureau le visage inquiet de Richard Dickson.