Patrick Cintas
Cancionero español
poème
© Patrick Cintas
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Table
Influence de don Felix Galvez Bonachera
Doña Pilar dans son boudoir panoramique
Ce qui s’est passé au Limonero ce matin
Les vocations de don Guillén Mañas Exeberri
Chant six et dernier de l’acte premier
Doña Flores Mejillas Galvez n’aime pas témoigner
Don Alfonso Galvez Hoffman est médecin
Chant neuf et premier de la Nuit
Monsieur de St-Pé éclaire les chandelles
Amants et camés dans l’imagination de Pierre
Chant treize et premier du dernier acte
Mélange des faits et du chant dans l’esprit de Françoise Garnier
Folle comme une étoile filante du récit
Biologie des sauts dans le temps
Avec mes écouteurs bien au fond des oreilles,
J’arrivai à la mer tant désirée depuis :
Des oiseaux y traçaient des graphes, netteté.
Je voyais la mer depuis trois jours ; la montagne
M’avait révélé cette transparence obscure
Un jour de vent froid, entre les roches dures.
Je descendais depuis plus longtemps encore.
J’avais quitté le nid — pauvre petit oiseau !
M’avait dit la dernière voisine, un peu malheureuse.
Ochoa est mon nom. Je viens de loin, toujours à pied.
Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,
Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.
La mer était tranquille maintenant. Je l’avais connue
Désespérée, toujours tranquille mais désespérée, vague
Après vague construisant les plages de l’été à venir.
J’observais des touristes nus. Leurs habits flamboyaient
De coquillages et de sel. Leurs balles s’élevaient
À la hauteur incommensurable des oiseaux.
Les voitures à quatre roues motrices fendent la surface
De cette tranquillité, parallèles à l’écume qui noie
Des enfants trop heureux de savoir ce qu’ils font.
Les touristes disparus (j’étais encore à flanc de montagne)
Les mouettes ont repris la place qui leur est attribuée
Par je ne sais quel principe supérieur.
Je descendais plus vite, plus heureux, c’était facile
De descendre sans y mettre toute son énergie.
J’en avais tellement manqué au début de mon ascension !
Derrière son arbre, un homme me montrait la direction
D’où je venais, narrateur intarissable de mon aventure
Dans l’aventure qui le fascine jusqu’à l’expression.
Passons le chemin où il s’abandonne par habitude
De l’écrit et retournons entre la terre et la mer,
Les écouteurs bien vissés dans mes oreilles exercées.
Je descendis encore mais ce n’était plus la montagne.
Des palmiers nains secouaient ma poussière.
Le canal d’irrigation s’interrompait par une équerre.
Un mur versait du noir dans la pente, comme s’il existait
Au temps de sa splendeur, avec ses petits animaux desséchés
Au milieu des tessons de bouteilles, pièges à soleil.
Je glissais au lieu de descendre. La montagne
M’avait appris les tours de passe-passe du marcheur.
La mer n’avait qu’à bien se tenir !
Un aloès penchait sa tige sèche. Croyez-vous que j’arrivais
Où je prétendais aller ? Les touristes s’éloignaient,
Poursuivis un instant par les oiseaux bavards.
Personne ne racontera mon histoire à ma place.
Je me retournais mais on ne voyait plus l’arbre
Où le narrateur se cachait pour faire croire à son inexistence.
Le sable est grossier, peuplé d’angles de coquillages
Et de brisures minérales. La dune masque le bruit des vagues.
Contournant cette excroissance, je passai dans l’ombre.
Jamais nous n’aimerons disparaître de cette manière.
Nous ne serons jamais assez désespérés.
Des vaguelettes mouraient dans cet infini,
Silencieusement détruites par la circularité mouvante.
Je recueillais leurs embruns sur le bout des doigts
Et je léchais leurs prédictions inexplicables.
Voici la mer, je veux dire l’eau par quoi la mer commence
Son voyage imaginaire. Eau débarrassée de la vie
Qui grouille plus loin avec l’annonce des profondeurs.
Plus on s’enfonce dans cette dimension de l’être, moins on existe
Et plus il y a matière à tout recommencer.
Les oiseaux revenaient sans m’avoir vu plonger.
L’air et l’eau ont du mal à coexister en nous, ce nous
Qui est la chair où s’accroissent nos désirs.
Je me suis toujours demandé ce qui attise le feu.
Ravages d’oiseaux dans l’air saturé d’éclaboussures !
Ils s’évertuaient à me rejoindre sous l’eau,
Me demandant si j’étais venu pour me noyer.
Je ne respirais pas tandis qu’ils continuaient
D’échanger des impressions à mon sujet. Je touchais un fond
Glissant où glissaient des algues. Qui es-tu ?
Au villageois inquiet de me voir mendier mon pain,
J’ai toujours répondu que je ne le savais pas,
Que d’autres savaient tout de ma naissance.
D’autres ? Tu veux dire : les autres ? Nous ? Et tu passerais
Ton chemin pour ne pas avoir d’ennuis avec les autorités ?
Des quartiers s’ouvraient sous des épis d’or, faciles.
L’homme qui marche sur les traces de sa destinée
Ne connaît pas ces ombres de murs portées sur la terre
Battue des places. Qui d’autre que nous ? Qui d’autre ?
L’air sentait l’anis des petits verres et la cannelle
Des petits gâteaux. Vous répandez des gouttes de bonheur
Sur le visage harassé des vagabonds. Vous existez.
Me suis-je penché à vos fenêtres de l’extérieur,
Comme le ferait une mère qui appelle son enfant,
Qui revient un instant fouiller l’intérieur de sa maison ?
Voici le pain et le vin de mon errance, dans ma poche.
Voici mes sandales, mon cache-sexe et mon chapeau de paille.
Voici mon incohérence et voici votre parfaite entente.
Je n’ai pas de quoi payer les suppléments de pastèques
Et de rognures de jambon ; je n’ai jamais payé la joie
De ces petites tangentes au cercle de mon malheur.
Des chiens me poursuivaient parce que j’étais désigné
Par vos cris. Les enfants savent crier dès le berceau.
Les vieillards voulaient s’égosiller sur leurs chaises.
Exemple de votre bonheur : Je cueillais des olives
Dans l’espoir de séjourner assez longtemps près du bocal
Où l’eau et la cendre les rendent comestibles. Premier acte.
Je comptais les olives et les jours pour mesurer encore
Le temps. Des enfants criards sont apparus : Nos olives !
Nos olives ! Les olives de notre famille ! Les olives
De nos futurs enfants ! — Quel pouvoir exercez-vous sur les esprits
Pour qu’ils ne puissent rien contre ce désir de projection
Sur l’écran du futur ? Quel pouvoir vous est conféré ?
Les olives me furent arrachées une à une. Les enfants riaient
En vous regardant me secouer. Les cochons se sont approchés
De ce lieu ignoble et les femmes les ont chassés en riant.
Vous observiez la cendre qui coulait de ma poche,
La cendre, la chaux, un peu de sel, vous reconnaissiez
Chacun de ces atomes de votre propriété.
Pendu par les poignets à votre arbre de justice, j’ai attendu.
Heureusement, l’ombre était rafraîchie par l’arrosage
Automatique de vos plates-bandes.
Les fenêtres s’obscurcissaient. L’entrée des patios verdissait.
Des végétaux coulaient sur les murs. Les bruits de vaisselle
S’intensifiaient. Nous étions à l’écoute de la route.
Les olives, ce n’est rien, m’expliquiez-vous. Il y a
Des olives pour tout le monde, expliquiez-vous encore
Comme si quelqu’un pouvait ne pas comprendre
Ce qui se passait. Mes poignets étaient bleus.
Ne reviens pas, me dîtes-vous comme s’il s’agissait
De la meilleure sentence possible en ces temps de bonheur.
Olives, cendres, chaux, sel du Cabo de Gata, enfants
De vos femmes, poignets bleus jusqu’à la douleur,
Résistance et finalement : Ne reviens pas parmi nous.
Je reviendrai parmi d’autres, lançai-je à la foule.
— Revenir pour travailler avec nous ou ne pas revenir !
Vous courriez le risque de vous tromper d’ennemi.
Il est beaucoup plus facile de cueillir les fruits de vos arbres.
Un tour de poignet, pronation, supination, et voilà
Le fruit entre mes dents, voilà ma raison d’être.
Trop longs les olives, les viandes, les levains !
Trop longue l’attente de vos femmes ! Trop d’attente
Dans cette existence d’ouvrier ! Trop d’enfants
Et pas assez de plaisir. La nuit, j’étais avec les oiseaux
De malheur, sur vos toits, dans vos branches, traversant
Le ciel de vos rêves. La nuit, je visitais votre intimité.
Mais le matin, dégoulinant de rosée, je m’éloignais toujours
Et vous scrutiez ces chemins qu’on ne peut pas connaître tous
Aussi bien qu’on connaît le chemin de l’aller et du retour.
Je mangeais les racines d’asphodèle à votre place.
Je me nourrissais de ce que vous ne daignez plus cueillir.
Vous reconnaissiez ma lointaine ascendance.
Il y eut des jours où j’aurais voulu vous laisser seuls
Avec votre sociabilité d’animaux réduits à cette intelligence
Du bonheur. Il y eut des jours de véritable solitude.
Il fallait alors que je rencontre un fleuve,
Si vous ne l’aviez asséché et je rencontrais plutôt
Vos barrages, vos passés engloutis, vos cimetières déplacés.
Une roche menaçait votre route asphaltée et je pensais attendre
Qu’elle vous procure l’ennui d’avoir à la réduire en poussière.
J’entendais déjà vos marteaux et vos compresseurs.
Beau lac aux eaux tranquilles, tu recèles ma richesse passée.
Autour, les flancs sont saignés à blanc, la barre à mine
A parallélisé cette volonté de détruire pour reconstruire ailleurs.
Un horizon de neige termine cette vision au bas d’un ciel
Inacceptable dans ces conditions de retrouvailles.
Pères muets, vos dépouilles ont été transportées ailleurs.
Ailleurs où l’eau devrait couler à flot, un ailleurs de fraîcheur
Et de tranquillité, ailleurs de frondaisons et d’éclatement
De fruits sur les branches de l’arbre à bonheur, ailleurs
Je n’ai rien trouvé qui vous ressemble, je me suis arrêté
Sur des places géométriques, à l’ombre des orangers
Dont le fruit est amer pour en interdire la consommation
Libre. Terre creusée, tranchée au couteau, déplacée
Jusqu’au vertige, le voyageur y perd sa propre trace
Et il n’écrit plus rien qui vaille la peine d’être lu.
Je voyageais donc nu, le sexe caché, la tête coiffée,
Les pieds chaussés, on se doute pourquoi, on sait bien
Que nulle nudité n’a ici valeur de cri. On préfère la pudeur
À la révolte. Nu, comme je me désirais, je n’avais plus rien
À découvrir, plus rien à mettre sous ma dent d’homme
Public. Plus rien à travailler jusqu’à la ressemblance.
J’ai eu froid là-haut près du lac de Beñinar, contemplant
La surface immobile, devinant le clocher sous les défauts
Du tain, recomposant ce qui n’avait jamais été qu’un désir.
Ici, la mer n’a rien d’un miroir. Trop faciles, les miroirs
Qui s’imposent à la vision, trop faciles sans les oiseaux
Traceurs de vent, faciles et peut-être inutiles maintenant
Que j’y pense. Il n’y a pas d’oiseaux à Beñinar, pas d’oiseaux
Et je n’ai pas vu les animaux. J’ai descendu le lit du fleuve
Jusqu’aux premières constructions hétéroclites, habitations
Tremblantes et hangars farouches, patios de poussières, chemin
De gitans, réservoirs grillagés, enfants tournoyants et femmes
Informes, les hommes calculant la valeur des choses et des êtres.
Une tour continuait de veiller comme si le danger pouvait venir
De la mer, comme si la mer avait encore ce pouvoir de surprendre
Au milieu du sommeil, la mer réduite à ses catégories
De poissons et de coquillages, la mer qui charme les touristes
Parce qu’ils n’en connaissent que les aspects ludiques,
La mer si dure au travailleur qui sait tout de l’embrun.
Les oiseaux me demandaient si j’avais l’intention
De me noyer. Je pris un bain. Je ne m’étais pas baigné
Dans les eaux immobiles du lac de Beñinar,
Faux lac d’une fausse vision du futur, lac sans oiseaux
Et peut-être sans animaux, lac aux ruines désertes,
Aux fenêtres vides, lac d’une transe douloureuse
Dédiée au présent. Les galets roulaient sous mes pieds.
Je redoutais la caresse de la méduse autant que ma tendance
À m’abandonner à la moindre sollicitation.
Des cristaux de lumière m’éblouissaient, me forçant
À la vision rétinienne, à l’exactitude des miroirs,
Et tout s’éteignait enfin au contact de ma peau.
Est-ce cela que tu appelles noyade ? Tu te fiches de nous !
Sur le sable, à une distance prudente des vaguelettes,
Ton chapeau contient ton cache-sexe, ton chapeau de paille
Et ton walkman. Combien de fois as-tu écouté ce concert ?
Si tu n’y pensais pas, tu serais déjà mort noyé
Avant que nos cris n’aient donné l’alerte aux autres
Hommes. Des hommes ? Ceux qui composent de pareils chefs-d’œuvre
Et ceux qui renoncent à en écouter l’espèce de perfection
Qui en assure la durée ? J’ai pensé à des hommes
Que vos cris étonneraient et non pas à ceux qu’ils pourraient
Inquiéter. Une minute d’exposition au soleil suffira
À sécher ma peau et mes cheveux. Je me peignerai
Avec l’arête blanche d’un poisson dont je ne sais rien
Ni de la biologie ni surtout de l’existence passagère.
Une algue odorante me détournera de la faim.
Je voyais encore l’auteur de mes jours. Non pas
Le narrateur qui agit en silence derrière son arbre
Mais cet auteur qui est aussi le sien et qui par un jeu
De facettes s’évertue à restituer mon existence. Auteur
Rencontré, je crois, au hasard d’une ruine où je dormais
Tandis qu’il ne songeait qu’à en piller les reliques.
Je suis au début et à la fin du texte, inspiration
Et lecture, personnage ayant vécu et aujourd’hui
Paraissant peut-être véritable à force d’en parler.
Je les laissais. Je continuais mon chemin sur le sable,
Attentif aux évents, troublé par la lente complexité
De l’écume et de ses algues. Des dauphins imaginaires
Éclaboussaient mon ombre aux prises avec midi.
Don Felix Galvez Bonachera se mit à sa fenêtre pour parler.
Les gens le voyaient à travers le feuillage d’un oranger.
On voyait la persienne verte et don Felix accoudé.
Don Felix fit un signe que tout le monde comprit.
Il allait descendre dans la rue. Il n’était pas rare
Que don Felix descendît dans la rue pour parler
Avec les gens de la télé. Il ne recevait pas
Dans son appartement au premier étage
De ce qui restait de la maison familiale.
Il s’exprimait dans la rue et au tribunal.
On le voyait rarement au casino et alors
Il ne s’exprimait pas, il buvait et écoutait
Puis il partait. Dans la rue, don Felix devenait
Convaincant sur n’importe quel sujet qui lui tenait
À cœur. Il apparaissait d’abord à la fenêtre,
Comme s’il était important de prévenir et les gens
Voyait cet homme vieillissant dans le feuillage
De l’oranger qui montait vers la fenêtre.
Il descendit. La lourde porte s’ouvrit sur l’ombre
D’un patio négligé. Descends, don Felix, fils de Galvez
Cintas et de Bonachera Gimenez, descends nous rejoindre.
Nous avons à te parler. — Don Felix ne parlait pas
Des affaires en cours. — Y a-t-il une affaire Ochoa,
Don Felix ? — Pas encore, dit don Felix, mais ça ne saurait tarder.
Descends encore, don Felix de los Alamos, descendant de Cortina,
Descends puisque c’est encore possible, parmi nous
Viens exprimer ton sentiment sur ce qui n’est peut-être qu’un conte.
Don Felix rayonnait dans ces moments-là. Il jubilait
En rougeoyant du nez et des oreilles. Derrière lui,
Le patio exhalait une odeur de vieilles pierres.
On approcha une chaise pour les fesses de don Felix.
Don Felix ne parlait jamais debout, jamais sans un verre
Et un liquide qu’il forçait à une horizontalité parfaite.
Assieds-toi, don Felix, assieds-toi et parle, que t’inspire
Ochoa ? Nous avons notre idée mais c’est la tienne qui compte.
— La lumière du patio était jaune comme la paume de ses mains.
On remplit le verre, début d’une lutte éprouvante
Contre l’équilibre. Les doigts de don Felix devenaient blancs
Dans ces moments de concentration. Il ouvrit la bouche.
Parle ! Même les enfants sont attirés comme les mouches
Par ta bouche qui sent la crotte d’oiseau et le terreau
De tes jaunes jardins, parle ! Don Felix va parler d’Ochoa.
— Laissez passer don Felix Galvez Bonachera !
La chaise qui arrive, les gens qui la laissent passer,
Le sol qu’on égalise, la surface qu’on examine, et les pieds
De la chaise qui s’enfoncent à une profondeur acceptable.
Don Felix s’assoit. Le verre maintenant ! Le verre et le vin
Dont la surface menace l’équilibre mental de don Felix.
Et la bouche qui s’ouvre sur un vol d’oiseaux crottés
Jusqu’au bout des ailes, la bouche en cul-de-poule
— Laissez parler don Felix Galvez Bonachera !
Une glace à la vanille s’écrase sur la terre battue.
Un mégot crapote, don Felix surveille les frottements,
Les craquements, le vent agite les oranges de l’oranger.
Quelqu’un rompt la longanisse et la cannelle envahit
La bouche de don Felix. — Je peux parler à la place des autres,
Dit-il à la caméra dont l’optique s’allonge.
— Des autres ? demande le journaliste au petit micro.
Il regarde les autres. — Quel jour sommes-nous ?
Dit-il en regardant ceux que don Felix a désignés.
Quelqu’un cesse de rompre la longanisse comme le pain sacré
Et consulte sa montre : — Il est deux jours après la mort
D’Ochoa. — Deux jours ! s’écrient les gens rassemblés
Autour de don Felix à l’ombre de l’oranger aux oranges
Amères. Deux jours, autant dire deux mille ans, ce qui,
À l’échelle de l’être, est une éternité.
Ce n’est pas la première fois qu’on prononce le mot
ÉTERNITÉ à propos d’Ochoa. La caméra scrute ces visages.
Le micro s’éloigne de don Felix pour capturer ces sonorités.
— Personne n’a pensé à faire une photo ! s’écrie quelqu’un
Comme s’il annonçait la perte définitive d’une évidence.
Pas de photos ! Pas ce souvenir tangible ! Quel manque de chance !
L’enfant remet la boule de glace dans le cornet.
La longanisse craque doucement et la cannelle se visse dans l’air.
Don Felix boit une gorgée de vin puis il s’applique
À retrouver l’équilibre de la surface, on voit le vin
S’immobiliser lentement, deux mille ans d’attente et
C’était enfin arrivé. Des oiseaux souillaient sa bouche.
L’enfant prend une beigne. On revient de loin !
Propose un marchand vissant quelque chose
Dans la mécanique de sa balance. — De loin et d’ailleurs !
Précise don Felix qui retrouve l’inspiration des meilleurs moments
De sa prédiction obscure. L’enfant craque une larme de soufre.
Maintenant on redoute que don Felix perde la raison
Comme la dernière fois qu’il est descendu de sa fenêtre
Pour juger de la pertinence d’un fauteur de trouble
Qui avait des allures d’envahisseur. L’enfant disparaît
Comme il était venu. Dans ces foules circonstancielles,
Pense don Felix qui sent la paille craquer sous lui,
Il y a toujours ces mains qui éliminent les enfants.
Il considère les visages, les yeux amusés, les bouches
Qui ont la même odeur que la sienne, une odeur d’attente
Qui lui rappelle l’encens des églises et les étamines des jardins.
— Je mettrai ma main au feu, dit-il enfin aux gens,
Qu’Ochoa était un étranger, étranger à notre terre,
Il ne venait pas d’où il avait l’air de venir.
On ne parle pas du cache-sexe, du chapeau de paille
Ni du walkman parce qu’Ochoa était nu dans sa couverture
Et qu’il ne possédait rien d’autre. Ochoa était nu
Et il allait nu-tête et nu-pieds et il était coiffé
De tresses nouées par des rubans aux couleurs délavées.
Il marchait et couchait dans sa couverture et il se lavait
Dans les fontaines publiques. Il parlait d’ailleurs
Une langue étrangère, étrangère à la terre, à la mémoire.
— Je ne l’ai jamais vu évoquer nos hameaux, dit don Felix.
On avait bien tenté de croiser son regard
Mais les enfants refusaient obstinément de partager
Cette expérience de la folie. Les mains font aussitôt
Disparaître les enfants. Les femmes frémissent à l’idée
Que don Felix puisse les désigner comme les seules inspiratrices
De ce qu’il sera difficile peut-être impossible d’oublier.
Encore un peu de vin, don Felix, ta langue ne se délie pas,
Langue de poète et de magistrat. Voici la chaise des cantaores
Et le verre des joueurs de guitare. Assieds-toi et bois !
Don Felix descend, s’assoit, boit, il voit les mains
Supprimer les enfants et les femmes redouter l’implication.
Les hommes allument de grosses cigarettes qui ont l’air de sarments.
Les pieds s’enfoncent, la paille craque, le dos de don Felix
S’applique au dossier de la chaise, ses pieds frappent le sol,
Et le joueur de guitare scrute son regard. Ochoa était nu
Et étranger à la terre. Nulle maison ici n’a recueilli la moelle
De ses cris d’enfants. Nul jardin ne l’a étourdi dans les moments
De déclaration d’amour et de fidélité. Vous ne trouverez rien
Pour alimenter la légende, conclut don Felix et le youyou
Des femmes l’enfonce encore dans la matière tournoyante du passé
Commun. Ses dents mordent l’air qui s’enroule comme la vigne
Des jardins. — Les enfants ont-ils réellement disparu
Ou faut-il nous attendre à leur future évocation d’un personnage
Essentiel à la structure de leur récit aux petits-enfants ?
Cette semence enfiévrait don Felix qui voyait les femmes futures
Comme si elles existaient déjà. Maintenant il ne battait plus la mesure.
Et le joueur de guitare attendait le moment favorable
Pour imposer la dominante. — Ochoa n’était pas attendu,
Précisa don Felix. — Pas attendu, recommença la foule
Comme si elle comprenait soudain ce qui s’était passé.
Le joueur de guitare surveillait les mains de don Felix.
La terre avait été creusée par les talonnades du chanteur.
Don Felix voyageait maintenant avec les arrières-petits-enfants,
En proie au vertige de la vérité et de la connaissance.
Les femmes s’éventaient dans la douleur de l’incompréhension.
Les hommes s’accroissaient d’un doute définitif comme le sang.
Il fallait se rendre à l’évidence : Nous n’avions pas attendu
Cet étranger à la terre. Il était arrivé comme n’importe quel
Touriste. Sa nudité n’était qu’apparente. La couverture
Lui avait été donnée par la Garde civile qui l’avait trouvé nu
Sous un olivier, une nuit de vent et d’obscurité parfaite.
Le corps d’Ochoa avait failli échapper à leur vigilance.
Ochoa était un touriste en vadrouille, rien de plus.
Les gardes civils s’étaient montrés généreux. Ochoa avait repris
Son chemin. Il se dirigeait vers nos terres.
Don Felix avait terminé. Le joueur de guitare joua
Le dernier accord. Les enfants pouvaient revenir jouer sur la place.
On souleva le corps du poète au-dessus de la chaise
Et on l’orienta vers la porte du patio de la maison familiale.
La canne de don Felix ! Finissez votre vin ! La chaise s’appelle
Retour ! Envolez-vous, rideaux des seuils ! Les pieds du guitariste
Tassaient la terre aux quatre trous des pieds de la chaise.
Le patio sentait la fleur fanée et le terreau habité des insectes.
Le jet d’eau ne jaillissait plus de la gueule du lion.
Don Felix regarda tristement les assemblages fatigués de la porte.
Quand il réapparut à sa fenêtre pour savourer les effets
De sa connaissance des temps, il s’affligea en constatant
Que seuls les enfants, un moment disparus, continuaient d’exister.
— J’ai peut-être rêvé d’être parmi eux, songea-t-il mélancoliquement.
C’est la mélancolie qui détruit la seule chose que je sais faire.
Mélancolie de ceux qui n’ont jamais épousé personne, mélancolie
De ceux qui n’ont jamais connu que l’amour des camarades
De chambrée, mélancolie du vieil enfant qu’on n’a pas aimé.
Ma mélancolie, écrivait don Felix dans son journal intime,
Est comme une fleur qui refuse de faner, une fleur rebelle
À la connaissance de l’intimité, fleur des malchanceux.
Mon jardin ne fleurit que dans ce terreau, mon jardin
Est un désert pour quiconque y pénètre sans me connaître
Intimement. Jardin des mille douleurs prémonitoires.
Il referma la porte tandis que les autres s’en allaient,
Emportant la chaise et le verre et le joueur de guitare
Sur les épaules, comme après une incontestable victoire
Sur le taureau. Beau taureau populaire, poète secondaire
Des seules victoires que personne ne peut contester.
Il referma la lourde porte de la maison familiale.
Il traversa le jardin en diagonale, contournant toutefois
Le bassin. Le lion de pierre n’a plus de regard, il n’a plus
La présence d’autrefois, celle que lui avait conférée
Un musulman inspiré. Il parcourt la galerie sans y penser,
Comme d’habitude, rien de plus que cette sinistre répétition
Qui fait le lit de la mélancolie. Il n’a pas vu les oiseaux
Qui picorent son pain. Il préfère fermer le rideau, laissant
Le vent agiter des personnages qui agissent entre les mondes,
Avec un peu d’imagination et beaucoup de mélancolie
Au service de l’au-delà. Les oiseaux sont prisonniers
De ce quotidien. Derrière la vitre de la bibliothèque,
Les gros livres de Miguel de Cervantés y Saavedra
Prolongent la continuité dorée des œuvres complètes
De Francisco Franco Bahamonde et les deux portraits
Surmontent le gâteau sous la croix ensanglantée
Dont le corps gît un peu plus loin sur les genoux
Drapés de la mère qui commence à entrer dans la seule douleur
Que la femme est encouragée à vivre en public. Don Felix
A plutôt fermé les yeux de papier d’une morte terrorisée.
Il a fermé la bouche et l’anus. Il a allumé les bougies
Pour consommer l’oxygène de l’air. Il s’est révolté
Contre la putréfaction avec des moyens ménagers. Il était
Seul contre cet envahissement et ses testicules s’agitaient
Au fond de lui, en l’absence de femme, en l’absence de corps
Vivants. D’une main tremblante, il chasse ces transparents.
Il remplit le petit verre et l’anis enfonce ses clous.
Le cuir du fauteuil sent la pisse et le tabac, l’anis
Et le sperme, la fleur d’oranger et le terreau des bottes.
Personne n’a jamais expliqué cette solitude de la vie privée
Alors que don Felix Galvez Bonachera de los Alamos est
Un homme public dont on apprécie le jugement autant que la
Prosodie. Ses livres valent ses jugements et inversement.
Il a rangé sa poignée de livres, plaquettes dorées à l’or fin,
Au-dessous des maîtres incontestables de sa pensée. Les enfants
Des écoles illustrent ces cantos avec des crayons de couleur,
Mais il n’y a pas de couleurs dans la prosodie impeccable
De don Felix. Il n’y a pas de crayons non plus. Il n’y est pas
Question ni de la surface des choses ni de leur pouvoir
Sur les mots. Les choses n’envahissent pas facilement
La prosodie remarquable de don Felix Galvez Bonachera.
Il se méfie de ce qui relève de l’expérience
Et honore sans douleur les trésors de l’héritage.
Il ouvre les livres de sa connaissance à la page exacte.
Il n’a jamais été étonné par cette fin, Les travaux de
Persilés et Sigismonde. Il connaît la cohérence de ses maîtres
Et il l’enseigne. Les couleurs des enfants ne sont
Que la conséquence d’un usage lunaire des crayons.
Il y a peut-être aussi du caprice dans cette attitude.
Ou bien faut-il estimer que c’est de l’imprudence,
Cette imprudence propre à l’enfance, aveuglement
Des innocents. Tiens ! Des oiseaux sur la table !
Et le pain qui exhibe une blessure blanche !
Dans le boudoir de doña Pilar, sœur de don Felix,
On traverse des lumières d’arc-en-ciel, des ombres
S’appliquent aux présences étrangères. Vous êtes assis
Sur un pouf ou sur une selle de chameau, rarement
Dans le sofa, parmi les coussins que doña Pilar réserve
Aux intimes, à don Felix le frère qui ne s’est jamais marié,
Qui n’a peut-être même jamais connu l’amour des femmes.
L’amour d’un homme a effleuré doña Pilar
Mais elle n’a pas épousé cet homme de passage, ce tueur
De taureaux. Les coussins reçoivent les amis de jeunesse,
La fleur de cette inconsistance qui fascine encore
L’esprit nostalgique de la vieille fille. Elle porte le deuil
Avec une discrétion d’araignée. Elle appelle le défunt
Mari : l’homme. Tirant les rideaux de chaque côté du boudoir,
Elle enjambe les poufs et les plateaux dressés sur des piétements
De fer forgé. Elle allume des brasiers d’encens, surveille
La cuisson du thé, répand les fragrances des roses cueillies
Dans son propre jardin, petite Perse qu’elle a imaginée
Dans un moment de détresse, naguère. L’homme, c’est l’homme,
Tout le monde comprend de qui elle parle quand elle évoque
Les habitudes de l’homme. Doña Pilar ne se permettrait
Aucune équivoque à ce sujet. Cette précision de la langue
Et des faits déroute l’étranger venu pour prier avec elle,
Immobiles recueillements sur des agenouilloirs piqués d’étoiles.
L’amour, c’est du passé, c’est aussi la jeunesse et c’est surtout
La nuit qui s’est installée à la place de toutes les autres
Nuits, une nuit de mots et de corps, un langage de l’instant
Et de la durée. Elle soupire si elle n’est pas seule,
Sinon elle pleure et ne trouve pas le sommeil.
Ayant tiré les rideaux, elle attise le feu sous la lampe
Et met le sucre à fondre dans un bol d’argent et de cuivre.
Belles dents les dents de doña Pilar à l’heure de vous accompagner
Au bout d’une conversation qui vous hante encore aujourd’hui.
Sur sa croix, un Christ d’argent exhibe sa douleur. Le corps
Est celui d’un Éphèbe. Les poignets ne saignent pas. La géométrie
De la posture est parfaitement abstraite mais les muscles saillent
En proie à une turgescence obscure, rébus des regards
Qu’elle surveille sans les croiser. — Voici le thé parfumé
Aux roses de la Petite Perse et voici le sucre qui l’annonce
Et l’achève à l’heure où le soleil se couche derrière les dattiers
Du patio. Les parfums corporels de doña Pilar sont poivrés
Comme la viande des braseros et ses bracelets ont l’acidité
Des citrons qu’elle répand sur les plateaux pour la décoration,
Petits seins qui ont l’air surpris par cette attente immobile.
Le thé brûle les lèvres, la langue se rétrécit, la gorge
Se ferme. L’étouffement ne dure pas si la vieille fille
Vous éveille. Elle a ouvert des livres et vous en offre
Les entrailles avec une voix qui vient de loin, une voix
Qui n’a rien perdu de sa justesse comme du temps
Où elle en réservait la profondeur au seul amant
Qui devina ce qu’elle attendait de l’amour et des hommes.
Le passé cisèle des surfaces verbales. Dehors, au-dessus
De la Petite Perse, jamais le soleil n’a peint si bien
Sa propre nature, milieu et lumière, attraction et infini.
Sur le balcon cerné de fer, doña Pilar apparaît en conquérante
De ce qui ne cesse pas de s’effacer. Les passants saluent
Ce corps couvert d’étoffes et de bijoux. Le regard
Ne cherche pas les yeux ni la bouche. On aperçoit les pendentifs
Et le cou tendu comme celui d’un flamand qui scrute
Les immobilités de la cañada. Les mains désignent l’histoire
Des pierres et des rues, point de vue alimenté de promenades
Et d’errances, mais aussi de lectures, de souvenirs, d’interprétations.
Seule enfin, doña Pilar referme la baie vitrée et ne voit pas
Le cheminement qu’elle vous impose jusqu’au seuil de votre maison
Ou de votre hôtel. Elle achève les fonds de verre avec gloutonnerie,
Achève les biscuits et les quartiers de fruit, elle en finit
Doucement avec l’impression de n’être pas vraiment seule,
D’être encore une femme fréquentable à défaut d’être séduisante.
Elle arrange les coussins que vous avez répandus pour elle.
La nuit s’épanche. La lune révèle les traces de doigts
Sur les vitres. Les fleurs s’inclinent. Doña Pilar
Se déshabille près du lit et s’endort. La nuit,
Elle prend le temps d’uriner dans son petit cabinet d’aisances.
Une étoile au plafond éclaire ses gros genoux.
Les ruissellements remplissent le temps. On est loin
Entre les instants. Pieds nus sur le dallage encore tiède,
Elle traverse des infinis de boiserie. La Petite Perse
Se laisse contempler même dans ces profondeurs secrètes.
Les nuits d’angoisse n’aiment pas la pluie. Il avait plu
Cette nuit-là. Doña Pilar n’avait pas dormi. La lampe
S’était éteinte et elle avait dû faire la lumière électrique
Sous les arches. Elle avait contemplé la souffrance des roses.
Les allées en croix se gorgeaient d’eaux noires et rapides
Qui ravinaient les rehauts de terre. Petits écroulements
Silencieux. Les gouttières chahutaient dans la rigole
Et des transports tournoyants traversaient la lenteur
Des coups de vent. Doña Pilar fumait une cigarette.
Le feu couvait sous la couverture qu’elle avait remontée
Sous la poitrine. Elle entendait les crépitements de la braise,
Les pieds sont à la tangente de la vasque, parallèles.
La pluie cessa avec l’apparition de l’aube et le vent
Tomba en même temps. On entendait les ruissellements
Des rigoles et des verticalités bleues. Doña Pilar
Constata qu’elle avait fumé toutes les cigarettes.
Les toits apparurent, lents et scintillants, les palmes
Dressaient leur indolence, et le ciel s’ouvrait comme
Une porte, chassant des poussières de nuages vers les profondeurs
Encore noires de l’intérieur. Un oiseau réapparut
En sifflant, premier signe de vie. L’angoisse se liquéfia
Enfin. Doña Pilar monta dans sa chambre au premier étage
De la maison héritée du défunt mari. Elle n’entra pas dans la chambre
Pour tenter d’y trouver le sommeil. Elle préféra le boudoir.
Il était cinq heures et demie. Quand elle ouvrit la baie,
L’écoulement de la fontaine publique occupa tout l’espace.
Le premier véhicule passerait dans un quart d’heure,
Chargé de pains. La rue était grise. Le bleu des façades
Absorbait l’ombre propre des fenêtres. Une vague odeur
De terre montait des caniveaux. Seule la place,
Au bout de la rue, était éclairée par les verts et les oranges
Du soleil en érection constante. La lumière pivotait
Sur l’axe de la fontaine, multipliant les jets de l’eau
Au-dessus des dauphins de marbre. Ochoa apparut comme
Dans un rêve. Il se lavait, assis sur la murette du bassin,
Il agitait ses jambes dans l’eau crépusculaire. Il était nu.
Doña Pilar se dissimula lentement dans le rideau. Ochoa
Caressait ses jambes méticuleusement. Le dos brillait des feux
Célestes. La chevelure bougeait comme un de ces feux.
L’homme se leva et s’appliqua à asperger son ventre.
Il avait hâte cependant d’en finir avec ces ablutions.
Doña Pilar avait composé le numéro mais quelque chose
L’empêchait de se connecter au poste de police, quelque chose
De trouble et d’agréable, un désir d’aller le plus loin possible
Dans cette observation crispée, une promesse de joie
Et de débauche secrète. Le numéro clignotait sur l’écran.
L’homme s’aspergea tout en jetant des regards inquiets
Aux quatre coins de la place qui demeurait vaste et silencieuse.
Doña Pilar surveilla les fenêtres possédant les mêmes
Propriétés géométriques que la sienne. Pour l’instant,
Les persiennes étaient toutes closes, bougeant un peu
Sous l’effet des reliquats du vent qui l’avait tourmentée
Toute la nuit. Ochoa roidissait, belle obliquité dans l’eau
Retombée des jets. Sa couverture gisait sur un banc
À proximité de l’ovale miroir qu’il traversait alors
Que les gouttes et les gerbes n’étaient jamais parvenues
Qu’à le briser en mille morceaux de cette incohérence
Qui ne trouble pas le passant. Il y avait bien aussi
Un chapeau et un walkman mais elle ne voyait pas le cache-sexe
Sans doute parce qu’il n’existait pas. Ochoa ne transportait
Aucune nourriture, pas de boisson à l’horizon de cet homme
Qui surgissait de l’angoisse comme un reflet sur la vitre.
Il enjamba la murette et s’enroula dans la couverture.
Il s’assit. Ses cheveux mouillés répandaient des éclats de verre.
Il secoua la tête comme un cheval. Des oiseaux arrivaient
En se croisant rapidement, impossibles à figer sur ce ciel
Croissant. Ochoa croisa ses jambes en tailleur et installa
Les écouteurs sur ses oreilles. Il passa du temps à régler
Les potentiomètres. Puis il contempla le soleil sous le rebord
Du chapeau. Le miroir recomposait lentement sa cassure infinie,
Inachevable. L’eau bleuissait et les façades retrouvaient le blanc
De leur chaux. Les premières persiennes s’enroulaient comme
Des insectes. Le boulanger passa, rétrogradant au même pylône
Avant d’entrer sur la place qu’il traversa peut-être sans voir
Qu’Ochoa la quittait par une rue descendant vers les moulins.
Les hommes ! pensa doña Pilar. Ils se retrouvaient à la Maison
Des Citronniers avant de s’éparpiller dans les drailles.
L’eau vive ! Il n’était pas encore six heures. Elle avait
Le temps ! Elle s’habilla et se couvrit d’un fichu. Le seuil
Était encore mouillé. La lune achevait de disparaître, pan d’ivoire.
Elle descendit la rue jusqu’à la place, presque furtive.
On pouvait voir les moulins, le fleuve vert, le pont arboré,
Les lampadaires éteints, les chemins montant vers les prés.
Elle se hâta. La brise était tiède et les murs bleuissaient.
Elle ne voyait plus Ochoa. Elle l’avait perdu de vue en perdant
Un temps précieux à s’habiller. Le fichu dissimulait la chemise
De nuit. Doña Pilar manquait de souffle. Elle était épuisée
En arrivant au pont, au-dessus des moulins. Sur le quai, Ochoa
Scrutait l’eau immobile des fossés. Il était entré dans l’ombre
Des pins et soulevait la fine poussière de l’heure après la pluie.
Une heure ! songea-t-elle. Il ne fallait pas que les hommes le vissent
Avant qu’elle ne leur eût expliqué de quoi il s’agissait.
Les hommes étaient avides de souffrance au moment de quitter
La ville. Ils s’arrêtaient pour se griser sous la vigne, parlant
Haut sous la vigne tandis que la ville s’éveillait lentement.
Doña Pilar haïssait l’homme laborieux mais elle en employait
Plusieurs. Il y avait une distance entre elle et la racaille
Qui conduisait les troupeaux dans les montagnes de son héritage.
Ochoa pénétrait dans l’ombre du chemin de halage. Avait-il
L’intention de poursuivre son chemin sans laisser sa trace ?
Il ôta son chapeau devant un mémorial et s’inclina sans cesser
De marcher. Il se dirigeait tout droit vers le Limonero.
Doña Pilar considéra les marches de pierres descendant sur le quai.
Elle ne produisait jamais cet effort qui réduit les distances
Dans les moments tragiques de l’existence. Tragiques ou simplement
Excitants. La vie est bornée de cadavres et d’orgasmes. Ochoa
Trouva un coin discret et s’accroupit derrière les palmiers nains.
Le chapeau s’inclina. Elle descendait l’escalier, en proie au vertige.
Sur le quai, elle courut. Ochoa n’en finissait pas de se vider.
Elle se dissimula dans le premier moulin qui est en ruine depuis longtemps.
La rotation des turbines parvint enfin à ses oreilles.
Ochoa s’approcha ensuite de la berge. Il regardait les moulins
Du premier rang, ceux qui fonctionnent encore de nos jours.
Le fournil crachait une tranquille fumée jaune sur les toitures.
Ochoa quitta le chemin de halage. Il ne s’en allait pas,
Pas encore, plus tard, plus tard ! pensa doña Pilar en se mordant
Le poignet. Il se dirigeait maintenant vers le fournil.
Il allait mendier son pain. Les hommes ne sont pas charitables,
Se dit doña Pilar en revenant sur le chemin. Elle redoutait
La boulange autant que les pasteurs. Il y avait aussi les ouvriers
Du pont, des maçons grossiers et fanfarons qui proposaient leur vinasse
Aux passantes. Des militaires traversaient quelquefois le fleuve.
Les femmes se rendaient à la place pour y vendre des volailles.
Mais il n’était pas encore six heures. Les pasteurs arriveraient
Les premiers, pressés de boire l’eau vive qui contracte le temps
Mieux que toutes les théories du relatif et de l’infiniment véloce.
Ochoa frappa à la porte. Doña Pilar retint son souffle. Elle
Interviendrait peut-être si les choses se gâtaient, les hommes
Sont prévisibles mais inattendus, dignes d’amour et d’exclusion.
La roue, celle que regardait doña Pilar, soulevait l’eau à la hauteur
Des prismes dans la perspective de l’aval. Ochoa avait encore ôté
Son chapeau, signe de soumission qui fait toujours son effet sur
L’homme. Une femme ouvrit et agita son poignet pour signifier
Son sentiment. Ochoa s’inclina cérémonieusement. Les pauvres
Sont précis au moment de prendre la tangente de l’exclusion.
Elle mordait le foulard pour empêcher la brise de révéler son visage.
Il renouvela sa demande avec plus de détails, avec cette lenteur
Qui détaille la nécessité de continuer encore à vivre avec les autres.
Elle appela à l’intérieur. L’homme qui apparut s’immobilisa
Dans une attente que la femme interpréta comme de l’impatience.
Elle recommença ses signes. Ochoa s’adressait à l’homme.
Doña Pilar s’approchait. L’homme retourna à l’intérieur
Et la femme se gonfla comme un crapaud. Ils ne parlaient plus
Mais doña Pilar pouvait maintenant voir les visages, la femme
De face et Ochoa de profil, l’homme reviendrait avec un pain
Et le donnerait à Ochoa qui se fendrait d’une révérence
En reculant dans l’étroit sentier qui sépare le moulin de la berge.
Doña Pilar ferma les yeux. Rien ne pouvait plus se passer autrement.
Elle pensa même sentir l’odeur du pain chaud qui changeait de mains.
La femme s’apaisait. Ochoa avait maintenant une odeur.
À quel moment ouvrirai-je mes yeux ? pensa doña Pilar.
Un visage roux aux reflets berbères, Cayetano aime les couteaux.
À six heures du matin, il sort du lit d’une femme.
La justice lui a une fois accordé le bénéfice de la légitime
Défense. Il ne tue plus les hommes qui menacent son désir
De femmes. Il exhibe le couteau et se cure les ongles
Comme dans un film. Il arrive le premier au Limonero.
La terrasse est occupée par des oiseaux qu’il n’effraie pas.
Les oiseaux ont l’habitude de ce personnage lent comme
Un insecte en proie à la métamorphose. Oiseaux de malheur.
Le Limonero surplombe le fleuve au-dessus des pins.
De l’autre côté, la paroi du canyon s’effondre sans cesse,
S’écroule la nuit comme le mur d’une vieille maison abandonnée
Où couchent les bêtes, les bêtes couchant où les hommes ont jadis
Rêvé à un meilleur sort et Cayetano désertant la paille
Pour les draps d’une femme dont le militaire de mari
Est appelé ailleurs par le devoir. Cayetano a servi dans la Marine,
Quatre ans de servitude et d’humiliation, il ne descend jamais
Le fleuve sans cette appréhension de la mer, sans cette attente
De la noyade. Ce sont les femmes de l’autre rive qui l’ont
Initié à l’amour, les femmes des bordels, leur science du plaisir
Et du soulagement. Il est revenu plus pauvre qu’il n’était parti.
On rit toujours de ce genre d’aventure, on rit de soi et
On peut alors haïr ceux qui voudraient s’en amuser avec vous.
Cayetano a tué un homme pour échapper à cette mort absurde.
Il aimait ce jardin, l’ombre et le silence. Il aimait la femme
Aussi bien qu’elle ne fût pas la seule à lui donner le plaisir
Qu’il venait chercher comme un chat se pointe à la fenêtre.
En mer, il n’avait pas tué, ni sur les quais et il n’avait
Pas vraiment eu d’histoires avec les proxénètes. Quatre ans
Condamné à accepter des traditions qui ne sont au fond
Que l’habitude du moindre mal. Au bordel, il ne retenait pas
Son cri de jouissance. Les femmes des maris redoutent cet instant
D’abandon. Elles lui ferment la bouche avec un sein chaud
Comme un pain. Cayetano entre sous la vigne, réveillant les insectes
Et les oiseaux se poussent dans les marges. Sur les hauteurs
Du canyon, le soleil se livre à un épanchement de sommeil.
Il s’assoit à une table, encore seul. Les oiseaux continuent
De reculer. Les insectes tournoient lentement, vrillant l’air
De leurs ailes, jets de sang. Où allons-nous quand nous sommes encore
Seuls ? se demande Cayetano. Cette nuit, la femme lui a fendu
Le prépuce d’un coup de dent sur la langue rapide. Il saigne.
La rosée ou la pluie a opacifié la surface des tables.
Cayetano mouille sa tignasse rouge dans la lumière.
Il pose le couteau sur la table, plié le couteau
Comme un fœtus, lame à demi sortie de sa carapace
De corne. Plongeant la main dans le pantalon, il en ramène
Une goutte de sang. Il a battu la femme tout en reconnaissant
L’intensité du plaisir, il l’a battue et elle recommencera.
Des gouttes tombent des grains de raisin en formation, des gouttes
Froides et acides, elles tombent sur la goutte de sang et l’emportent
Loin de la main sur le dallage rouge qui est le contrepoint
De la tignasse de Cayetano dont le nez est celui d’un Berbère.
Les yeux sont ceux d’une femme qu’il n’a pas connue.
Il ne connaît pas non plus les mains de l’homme.
Cayetano est revenu alors que la terre devenait parfaitement circulaire.
Le voyage s’annonça par cet interminable recommencement.
Mais les ports sont habités par des putains et on ne prend
Jamais le chemin de l’intérieur, le chemin des compagnies minières
Et des trains bondés de familles bruyantes. Il s’est battu
Avec les proxénètes sans en tuer aucun. Le juge disait « Vous
Avez eu de la chance » comme si lui-même, marin à son heure,
En avait manqué — le juge avait éprouvé une espèce d’amitié
À l’égard de ce tueur parfait, tueur d’un seul homme
Tant que rien ne le disposerait à en tuer un autre.
Don Felix venait chaque matin au rendez-vous des pasteurs.
Il connaissait les drailles en botaniste distingué.
Il y avait de la botanique dans tous ses poèmes.
Il arrivait quand les pasteurs se préparaient à partir.
Il aimait les chevelures embroussaillées et les couteaux
Pliés comme des fœtus. Les bêtes attendaient sur la berge.
Il ne s’était pas passé dix minutes entre l’arrivée des hommes
Et celle de don Felix. Dix minutes d’un bruit intense, presque
Insupportable. Le poète peignait sa propre douleur sur le visage
De ces hommes et Cayetano se laissait caresser la tignasse
Par le juge qui avait été clément ou juste, la question
Ne se posait plus pour les autres tandis que la main de don Felix
S’attardait sur les boucles, lentes et crispées comme les pieds
Des femmes que Cayetano aimait torturer doucement, sans cette violence
Qui achève ce qu’on n’a pas commencé avec un agresseur
Qui ne mesure plus la portée de ses gestes. — À ce soir,
Disait don Felix en sortant nu de cette eau de fer et d’herbe.
Ochoa arriva par la vigne. Cheveux roux lui aussi mais les tresses
Lui donnaient l’aspect d’un animal légendaire. La couverture
Pouvait ressembler à la peau du lion. Cayetano prend le couteau.
Il vit le pain, le walkman et le chapeau dans le dos.
L’homme paraissait nu sous la couverture. Il marchait pieds nus.
Il s’arrêta sur le talus, évaluant les lieux et l’homme
Qui en était le gardien provisoire. Cayetano ouvre le couteau
Bien que l’homme ne lui paraisse pas dangereux. Il n’y a plus d’oiseaux
Dans les sarments, peut-être des insectes dans les branches
Et sous les grains. L’herbe du talus a fleuri ce matin.
Ochoa s’applique à ne pas écraser ces couleurs.
Pourquoi n’est-il pas passé par le chemin comme tout le monde ?
Cayetano ne regarde plus le voyageur. Il observe des gouttes
Tandis qu’Ochoa descend sur la terrasse, précis comme le temps,
Avec cette lenteur qui est celle de l’attente dans la perspective
Du retour. Cayetano revient toujours à cette attente en cas
De rencontre. Il sait que quatre ans chouravés par l’État
Représentent plus que la vie elle-même, la vie qui serait
Ce qui reste quand on a soustrait la somme des contraintes
Imposées par l’état. Il a une conscience claire de l’État,
Différent en ceci des autres pasteurs qui ont pourtant vécu
Le même voyage hors de soi-même. Ils n’ont eu que des nostalgies.
C’est si facile de retrouver ce à quoi on vous a arraché
Pour une durée déterminée par la loi commune ! Si facile
D’éviter le regard des chemineaux. Ochoa s’est assis
À la table la plus éloignée, près de l’escalier par où
Arrivent les autres. Cayetano ne cesse pas de manipuler
Le couteau. Ochoa rompt le pain. Moins facile d’adresser
La parole aux inconnus qui traversent la vie ordinaire
Comme s’ils menaçaient de s’y installer. Le manche du couteau
A toujours eu cette patine inexplicable autrement que par des suppositions.
Ochoa mange le pain sans hâte. C’était loin d’ici, pense Cayetano
Et j’interrogeais des inconnus pour retrouver mon chemin.
Petite contraction de la joue qui n’a pas échappé à la vigilance
Du vagabond. Un insecte coupe l’ombre en deux, jailli de la grappe
Verte, sonore et lumineux comme les couteaux qui bornent la vie
De Cayetano. Il y aurait un risque si Ochoa s’avisait de sourire.
Le sang a ceci de nécessaire : il remet tout en question.
Cayetano a besoin de ce moment passé avec les autres
Pour rediscuter les conditions de son existence sociale.
La prochaine fois, il n’y aura peut-être pas un juge
Pour mettre fin au débat, pas de juge pour changer la destinée.
Le soleil disparaît derrière la toiture de bruyère. Ochoa mange
Méticuleusement le pain qu’il a peut-être volé. Comment ne pas penser
À un arrachement de la propriété individuelle en présence
D’un vagabond qui ressemble parfaitement à un autre vagabond ?
Le couteau joue dans la lumière réfléchie des surfaces.
Sur le chemin, doña Pilar lutte avec une phlébite carabinée.
Les autres ne vont pas tarder à arriver. Ils sont eux aussi
Sur le chemin. Cayetano voit les taches jaunes des citrons
Derrière Ochoa dont un côté est vivement éclairé par un soleil
Horizontal. Nous sommes les mêmes depuis toujours, pense Cayetano,
La même espérance court dans nos veines depuis que nous existons.
Les autres sont comme des éclats tombés de ce miroir impeccable.
L’oreille d’Ochoa est devenue transparente. Les tresses
Absorbent cette lumière tangente. La mâchoire bouge sans précipitation.
Imaginons que c’est le seul repas de la journée et que le pain
Lui a été donné par une âme charitable. Imaginons que tout est parfait
Au moment de se servir des couteaux. Imaginons cet accomplissement
De la vérité. De quelle nature est alors la journée à venir ?
Sur le chemin, ne croisant personne et surtout pas les animaux,
Doña Pilar redoute les conséquences de sa lenteur maladive
Mais elle ne peut rien contre les minutes de l’eau vive.
L’odeur du froment bien levé et bien cuit chatouille les narines
De Cayetano qui voit la déchirure blanche comme les oiseaux
En surveillent les jets de croûtes. Sur le chemin, doña Pilar
Imagine le cadavre soigneusement troué et la question de l’anonymat
Qui nourrira la rumeur jusqu’au procès. Les empreintes digitales
Et génétiques de tous les êtres vivants sont classées dans la mémoire
D’un ordinateur capable d’analyse. Extrait du journal d’hier matin.
Ils conservent nos morceaux indésirables dans les hôpitaux.
Notre corps marque les pistes d’une histoire revisitée par l’État.
Démocratie, pense doña Pilar, si cela veut dire que nous perdons
Le sens de la prière, alors je n’en veux pas. Vive les couteaux
Qui conduisaient naguère nos assassins sur la chaise du garrot !
« Vous avez eu de la chance » — et c’était qui, la chance, vieil
Infirme ? Qui étais-tu au moment de me juger et de me condamner
À l’humiliation d’un acquittement ? De la chance, j’en ai eu
Dans le désert, dans les montagnes bleues de l’Atlas, sur le fleuve
Niger à une époque que je traversais en somnambule du lendemain.
Chance et dérision. J’aurais pu tuer l’homme de ta vie et alors
Tu ne m’aurais pas pardonné — On pardonne plus légitimement
À l’homme qui contre toute attente a épousé la femme de ses rêves.
— Cayetano plongea enfin son regard dans les yeux d’Ochoa.
Les hommes arrivaient par les chemins, quatre chemins sans croisée,
Bruyants comme des ailes et imprévisibles comme la pluie, des hommes
Au couteau facile comme dit la chanson du Gitan, des hommes seuls.
Ils occupèrent presque toutes les chaises. Ils avaient salué
Cayetano d’un coup de bouc et ils s’étaient assis sans cesser
De s’interpeller à propos du temps et du foncier, des hommes
Pressés et lents comme la nuit, pressés comme des étoiles filantes.
Le tenancier ouvrit le rideau de fer et les portes vitrées.
Il arrangea les plis du rideau et les franges où dormaient les mouches,
N’oublions pas les mouches tournoyantes qui se réveillaient maintenant
Que les hommes étaient de retour. Le tenancier poussa un chariot
Avec les cruches et le pain encore chaud, le pain et le fromage.
Il s’approcha d’Ochoa comme si le boulanger lui avait déjà parlé
De la profondeur du regard. Il offrit un morceau de fromage
Et Ochoa se leva un peu pour pencher la tête en signe de remerciement.
Les hommes s’interrogeaient du regard. On interrogeait Cayetano
Qui en savait peut-être plus mais on évita de porter un jugement
Sur la solennité du tenancier. Cayetano ouvre et ferme le couteau.
Sur le chemin, doña Pilar imaginait le pire. Cayetano mangea.
Les hommes attendaient qu’il se passât quelque chose. Ochoa
Demanda un morceau de pain et il fut servi avec ce respect
Qu’on réserve au noble et au religieux, digne tradition, pensa
Cayetano. Le couteau tranche le pain au lieu que ce soit les mains
Qui en rompent la texture. Le couteau est précis, le couteau
Sur le fil du temps, invariable, signe de malheur et d’habitude.
Doña Pilar pleurait en luttant contre la dureté du terrain.
De la chance, pensa Cayetano, j’ai eu la chance de rencontrer
Des proxénètes patients. Les trains bondés de familles ne variaient
Pas. Je n’ai jamais franchi la passerelle sans penser à déserter.
Doña Pilar heurta la carcasse d’un animal encore chaud.
— Tu m’as vu ! lance Cayetano en direction d’Ochoa. Doña Pilar
Aperçut le toit de bruyère. Tu m’as vu ! Ochoa buvait le vin
Maintenant. Don Felix descendait le chemin dans son fauteuil roulant,
Poussé par un jeune garçon ou une jeune fille, on ne sait jamais
Si c’est l’un ou l’autre, on ne reconnaît pas aussi facilement
Les enfants du voisinage depuis que don Felix les emploie à son service.
Il monte l’escalier en s’appuyant sur la canne et sur l’épaule
Fragile de l’enfant, fille ou garçon, don Felix entretient l’ambiguïté
Sans faciliter l’interprétation. Il met enfin la main dans le feu
Qui surmonte la tête de Cayetano, il entre une main qui a attendu
Toute la nuit et qui ne retrouve pas ce qu’elle est venue chercher.
Ochoa, si tu souris, le couteau donnera raison à doña Pilar !
Mais Ochoa est prudent comme un chat. Le tenancier entretient son ardoise
Pendant ce temps. Les hommes achèvent leur repas sur une gorgée de vin.
Dans le corral, les bêtes s’impatientent. L’enfant bâille
En les regardant et son chapeau tombe dans son dos. Don Felix
Observe le couteau. Il est l’heure de s’en aller mais personne
Ne bouge. On attend que l’étranger explique ce qu’il a inspiré
Au tenancier qui se tient à l’écart, marchand au travail de l’ardoise
Qui annonce son augmentation de capital. Ochoa n’inspire ni la pitié
Ni le respect. Les hommes ne seront pas touchés par sa grâce,
Pense doña Pilar. Elle sait ce qui les différencie du boulanger.
Elle a confiance aussi dans le tenancier. Elle connaît ce monde
Comme s’il était sa création. D’un côté l’attente de jours meilleurs
Et de l’autre, ce combat inachevable contre l’incertitude qui se traduit
Par le spectacle de la faim et de la maladie. Cayetano est sur le point
De planter le couteau dans cette chair emblématique, la chair des chairs !
Doña Pilar voit l’enfant sur la terrasse. Cayetano secoue la tête
Pour se libérer de l’emprise grandissante de son juge. Le désert
M’envahissait ! — J’ai vu mon premier cadavre d’homme à cet endroit.
Un couteau en avait fini avec l’insolence facile de la vie à deux.
À six heures et demie, don Guillén sort sur la terrasse de sa maison
Et jette un œil tranquille sur les coteaux où paissent les troupeaux.
Il accompagne ce regard d’un petit verre d’eau vive.
Cayetano dans les pacages de Polopos. Guillermo un peu plus haut
À la lisière de la forêt. Nicolá descend lentement vers le fleuve
Mais ne l’atteint pas. Omar semble aller à la conquête de la Sierra
Nevada. Les cheminées se mettent à fumer toutes en même temps.
Pedro arrive dix minutes après les autres dans le champ de vision
Du régisseur qui concède toujours le temps exact. Il ne négocie
Qu’avec les marchands. Vêtu d’une peau comme les bergers des Pyrénées,
Il sort de sa chambre et descend les escaliers jusqu’à la terrasse.
Il boit l’eau vive en commençant à calculer, des histoires de temps,
De matériaux, de noces et de créances. La première heure est celle
Des confusions. Il se raisonne en pensant au beau milieu de la journée,
Quand les dés sont jetés et qu’il n’y a plus qu’à se laisser porter
Par la vague du temps. Les pasteurs s’immobilisent sur les hauteurs.
Les moulins tournent depuis la veille. Cristo ferme les écluses
Puis remonte vers les prés. Les jardins sont à l’ombre à cette heure
Du recommencement. Angustias traverse les chemins avec son panier
De fruits. Une brise presque froide s’applique sur le visage tenace
De don Guillén qui connaît son monde pour en avoir hérité.
Toute une enfance passée à apprendre par cœur et la modernité
Qui s’annonce par une réduction tragique des activités économiques.
Les amandiers en coups de pinceau noirs sur la dorure de la terre.
Plus bas, des oliviers finissaient d’argenter un plan incliné
Dans le sens du soleil. Des porcs apparurent, imprévisibles et pressés.
Don Guillén alluma une cigarette et souffla la fumée dans la vigne
Au-dessus de lui. L’eau vive l’envahissait. Il en buvait de moins en moins.
Un verre suffisait à le transporter de l’autre côté du cerveau.
Un deuxième achevait le voyage par des apparitions fantastiques.
Il avait promis le bonheur à ses enfants mais pas à sa femme.
Il n’avait jamais menti à cette femme née de la même terre.
Les enfants ne croyaient plus ce qu’il disait et la femme
Se lamentait à l’église. D’ailleurs il n’y avait plus d’enfants
Dans la maison. Ils y demeuraient en hôtes impatients de s’en aller
Trouver un semblant de bonheur dans une résidence. Dans
Une résidence qu’ils avaient visitée avant d’opter pour le confort
D’une chambre donnant sur les jardins et le portail de fer forgé
Où se battaient des animaux sujets à la colère, des végétaux
Imaginaires peuplaient leur désarroi et don Guillén avait regardé
Cet ouvrage avec les yeux d’un connaisseur en effort à fournir
Pour obtenir un résultat à la hauteur de l’orgueil. Sa femme
Préférait les fleurs des plates-bandes. Le prospectus, ouvert
À la page des jardins et des fenêtres, figurait à côté des portraits.
Le soir, elle orientait une lampe dans cette direction et don Guillén
La tournait plus tard sur ses livres de comptes. Il fallait
Qu’elle s’endormît avant qu’il pût lui-même trouver le sommeil.
Le matin, à six heures et demie, il buvait un verre d’eau vive
En assistant à la mise en place des travaux sur les terres appartenant
Aux Galvez Cintas et aux Bonachera Gimenez. Lui, Guillén Mañas
Exeberri ne possédait rien que le droit de finir sa vie dans une résidence.
Il était peut-être le propriétaire incontestable de la vigne
Et du chai, peut-être pourrait-il léguer ce savoir discret
À des enfants qui devenaient fous d’angoisse à cause des loyers,
De l’électricité, des connexions et des assurances. Il alimentait
Des comptes négatifs, promettait le bonheur et ne faisait rien
Pour qu’il leur arrivât enfin quelque chose d’incontestablement facile.
Pas de bonheur sans cette facilité. L’angoisse se nourrit
Des complications. D’ailleurs il avait des enfants qui s’exprimaient
Mal en présence de difficultés nées du désir même de posséder
Mieux et si c’était possible plus que les autres. Ils amenaient
Ces autres le dimanche, arrivant dans des voitures empruntées
Et ils buvaient ensemble l’eau vive, vantant les mérites de la vigne
Et de l’anis qui poussait en plante décorative sur les murettes
De l’aire de battage. L’ancienne moissonneuse-batteuse inspirait
Des commentaires techniques. Le soir, les voitures s’éloignaient
En soulevant la poussière des chemins. Il n’y a pas de bonheur
Sur terre. Sur terre il y a l’épreuve de vivre et surtout de vivre
Ensemble pour un temps donné mais incalculable. La terre des
Galvez Cintas et des Bonachera Gimenez, une terre facile au plaisir
Pourvu qu’on n’exige rien d’autre de ses cailloux, de ses racines
Et de ses ravinements parallèles. Une terre où le désir
Est un luxe de poète au service de l’Histoire. Don Guillén
Affectionnait particulièrement cette possibilité de tomber
Sur un filon et il avait appris, en plus de la topographie,
Des rudiments de géologie. Ajouté à sa connaissance de l’animal
Et des plantes, ce savoir le distinguait et lui valait l’estime
De ceux qu’il persistait, malgré tout, à appeler ses maîtres.
Serviteur circonspect des comptabilités apparentes, il aime
Les chiffres et le calcul algébrique. Sa connaissance du zéro
Est un bien précieux pour ceux qui la possèdent.
À six heures et demie, ce jour-là, les pasteurs ne sont pas
Au rendez-vous. Il boit l’eau vive et allume une cigarette.
Rien sur les chemins. Le soleil est à sa place exacte.
Il renonce au second verre et écrase la cigarette sous le pied.
Il appelle sa femme. Le chien arrive. Les pasteurs ! ¡Los pastores !
La femme met la main sur son cœur. Nous sommes-nous levés trop tôt ?
C’est déjà arrivé. Le chien s’en souvient. La femme met sa main
En visière devant les yeux. Il a confiance dans ce regard.
Aux premières lueurs, elle voit les lièvres rentrer chez eux.
Il s’est coiffé de son béret basque et il brandit le makila.
Ne pars pas sans manger ! Il descend l’escalier du côté des chemins.
Les flancs de montagnes l’obsèdent. Il trouve la carcasse
D’un animal encore chaud. Derrière lui, sa maison disparaît.
Quelqu’un est passé par ce chemin ce matin, quelqu’un de pressé
Et d’habitué aux passages rapides d’un hameau à l’autre.
Il atteint le Limonero à sept heures moins le quart. Sur la
Terrasse, il y a du monde. Les propriétaires, les moins nombreux,
Tous brandissant une canne et secouant un chapeau de cuir.
Les régisseurs, dans leurs chemises blanches, armés d’un bâton
Et les ouvriers, pasteurs pour la plupart, hommes aux couteaux.
Cayetano, Guillermo, Nicolá, Omar, Pedro qui salue en voyant
Arriver don Guillén. Enfin les femmes et doña Pilar
Qui impose sa lourde présence, les jambes gonflées
De doña Pilar et son visage d’enfant fatigué par les peurs
Nocturnes. Il y a toute la contrée sur la terrasse comme
À la noce ! On ne trouve plus de noyés dans le fleuve depuis
Que le barrage en emprisonne les eaux, pas de promeneurs
Assassinés depuis que les bandits de grands chemins
Ont perdu leur prestige. Don Felix trône au milieu
De la théorie, ayant inauguré les verbigérations
Par des considérations juridiques. C’est ainsi que commence
Le texte infini de don Felix et il se termine par le chant
Circulaire de la terre et des hommes condamnés à y demeurer
Éternellement. Ochoa est assis à une table. Le couteau de Cayetano
Menace cet équilibre photographique. Ochoa a achevé son repas
Et ses bienfaiteurs sont silencieux comme les fenêtres borgnes
De nos maisons. Don Guillén compte ses ouvriers. Cristo
Est aux écluses. Il n’a pas eu vent de ce qui arrive aux
Arrabaleros. Don Guillén observe le visage tranquille de celui
Que don Felix appelle déjà un étranger, étranger à la terre,
La terre étant ce qu’il partage d’une manière ou d’une autre
Avec la communauté des hommes. Cayetano fleurit dans cette main
Accusatoire. Arrive Angustias avec son panier de fruits et son
Sourire de putain repentie. Elle donne une orange à Ochoa
Qui l’ouvre comme une grenade. De belles mains de musiciens
Ont ouvert le fruit devant des témoins fascinés. Don Felix
Accuse le coup et la tignasse de Cayetano s’illumine de jaune.
La couverture a glissé sur les épaules d’Ochoa, révélant un corps
Préparé à la souffrance. Quels sont ces signes annonciateurs
Que don Guillén a toujours du mal à distinguer de la symbolique
Des faits ? Ochoa mord l’orange, en extrait toute la pulpe, recrache
L’écorce et sourit enfin. Il a de belles dents blanches et carrées.
Il ne répond pas au peu de questions. — N’es-tu pas rassasié ?
Demande Angustias en se penchant sur cet homme particulier.
L’homme sourit aux questions comme s’il ne les comprenait pas.
Il vaudrait mieux, pense don Guillén, que ce soit cet étranger
Sans traces futures. Cayetano ricane maintenant qu’il n’y a plus
De danger pour sa tranquillité de passeur de vie à trépas.
Quelques-uns rient avec lui de l’absurdité de la situation.
Doña Pilar se masse les genoux en se plaignant d’en avoir abusé
Peut-être pour rien. J’ai trouvé un renard mort tout à l’heure
En venant, dit don Guillén. Un renard mort ? Je ne sais pas si c’était
Un renard, dit doña Pilar. — Un renard ? On considère maintenant Ochoa
Dans la perspective de ce renard. Don Felix secoue sa grosse tête
De penseur parfaitement intégré au système de connaissance
Qui conditionne les circonstances de la vie quotidienne.
Un claquement de doigts expédie Nicolá sur le chemin du renard.
Pourvu qu’il arrive avant les chiens ! On adresse des regards
De reproche autant à don Guillén qu’à doña Pilar qui souffre
Aussi d’une paralysie faciale. La joue se contracte et forme
Une noix. On entend Nicolá qui appelle les chiens et les chiens
Entrent dans le corral. Don Guillén est toujours surpris par
La perfection des habitudes. Les seins d’Angustias sont pleins
De cette nourriture d’abondance. Don Matías, le boulanger,
Racontait à voix basse comment il avait été impressionné
Par le regard d’Ochoa. — Le pain m’inspire l’humilité,
Disait-il. C’est peut-être à cause de l’attente, de la chaleur,
De la nuit qui me renvoie au sommeil de la communauté.
Les Cintas, les Gimenez, les Bonachera, les Galvez, les Llanos,
Les Gonzalvez sont propriétaires — terres environnantes, maisons
De maîtres, rues entières, fabriques d’huile, cartonnages —
Les Mañas, les Lopez, les Exeberri et leurs parents Irigaray,
Les Yepes dont on enferma l’ancêtre à Tolède — sont régisseurs
Des exploitations et tenus au devoir de réserve — Cayetano,
Guillermo, Nicolá, Omar, Pedro, Cristo, Torcuato, Ginés sont
Ouvriers et pasteurs de père en fils et les femmes ne comptent
Pas, ni les vieillards dont on ne sait plus rien — plus rien
De poétique. Les Anglais reconstruisent les ruines, aquarellistes
Du blanc et de la fleur considérée comme pourvoyeuse de couleurs
— priez pour les Anglais qui sont universels comme les Grecs
Et les Noirs d’Afrique. Priez pour que le temps de la clarté
Communautaire revienne éclairer les marches de la Rampe — priez
Pour la Soif de connaissance et pour la Satisfaction des estomacs
Et du sexe. Et pardonnez-nous notre sang et nos tendances à haïr
Le sang des autres. Pardonnez aussi la laideur de nos enfants
Et le peu d’Élégance — nous manquons d’arbitres dans ce domaine.
Les Anglais mettent des carreaux aux fenêtres. Ils importent
Les fleurs qui manquent à notre palette. Nos traits sont hérités
Du geste et de la parole, traits traceurs d’arbres et de chemins
Qu’un lavis de rose-bleu estompe si facilement, et si peut-être
Définitivement. Cheminées bleues et chambres rouille, cheminées
Des coins et du plancher, feux des perpendicularités de l’attente
Et de la hâte. Nos enfants vont épuiser le rêve et nous conservons
Des sommeils d’une fatigue exemplaire. On n’accouche plus dans
La douleur et on ne souffre plus dans l’espoir de la délivrance.
Pierres des maisons, poteaux des clôtures, marches des sentiers,
Traces du sang, tassement des colonnes vertébrales, cheveux rouges
Et noirs aux reflets bleus, faune des buissons et des galeries
Souterraines — petit tournoiement des significations ordinaires
Dans les actes authentiques et dans le souvenir de la guerre —
Nous fuyons. Nicolá ramena le renard raide maintenant comme
Une racine. Ochoa ne dit rien. Il voyait le renard mort de la male mort
Et il ne disait rien comme s’il ne comprenait pas que cette mort
Était la sienne. Bien sûr nous ne sommes plus au temps où
Il était plus facile d’accuser l’étranger, au temps où la mort
D’un étranger pouvait concilier les contraires avec l’aide de Dieu.
Nous avons perdu cet héritage en même temps que nos âmes.
Nicolá ferma le sac de plastique avec du ruban adhésif.
On examina la fourrure à travers le plastique. Rien
Ne laissait deviner une lutte avec les chiens. On questionna
Les femmes au sujet des enfants mais aucune ne rapporta
Une morsure. Ne caressez pas les chiens pendant quarante jours.
Et envoyez la tête à Madrid. La préposée aux Postes du pays
Se chargera de confectionner le paquet. Remplissez les formulaires
Pour une vaccination éventuelle. Ne perdez pas de temps à accuser
Vos filles pubères, vos vieilles édentées et l’étranger qui
Mange le pain de vos oiseaux. Don Guillén s’excusait et doña
Pilar expliquait sa légèreté par une migraine contractée
En touchant le fond de la nuit. Don Felix évoqua la dernière
Épidémie, celle des moustiques. Ne mangez pas de cochons pendant
Les menstrues. Il noyait des mains pressées dans la tignasse rouge
De Cayetano et le couteau restait tranquille sur la table.
Les propriétaires s’en allèrent ensemble, ne se haïssant plus
Dans les moments où la communauté mesurait le risque d’une perte
De revenu. Les régisseurs se mirent d’accord sur l’heure d’une réunion
Et l’ordre du jour circula rapidement. Ils s’en allèrent. Ochoa
Demeura seul avec les pasteurs, les ouvriers et les femmes
Dont le nombre ne cessait de s’accroître, femmes propriétaires
Ou appartenant de droit à des propriétaires jaloux, femmes des
Régisseurs et des artisans, femmes d’ouvriers et ouvrières elles-mêmes,
Femmes des domesticités relatives et enfin les femmes de mauvaises
Mœurs. Ochoa aime les putains. Il aime aussi les bras des ouvrières.
Il aime l’élégance des autres et le cul des dernières. Ochoa est-il
Cet homme que les hommes redoutent parce qu’on a trouvé un renard
Mort sur le chemin des animaux domestiques ? Les régisseurs sifflaient
Le retour à la normale. Pasteurs et ouvriers s’en allèrent.
Les femmes appelèrent d’autres femmes qui alimentaient déjà
La circulation de la rumeur. Ochoa trempa des lèvres roses
Dans le vin. — Ils avaient oublié le renard au regard de mort
Tranquille. Aucune trace de collet ou de morsure, pas un signe
De cette terreur qui fait des morts des pantins articulés.
Doña Flores Mejillas Galvez ne dort pas la nuit. Les autres
Ne couchent pas dans son lit. Elle n’éteint pas la lampe
Tempête électrique. Elle ne ferme pas le livre non plus.
Les fenêtres de sa chambre sont ouvertes, l’une sur la place,
L’autre sur un jardin qui ne lui appartient pas. Elle partage
Le privilège de la Petite Perse avec sa voisine, pure amitié.
À l’école, les enfants aiment ses réponses claires comme son regard
D’étrangère. Les jours de pluie, on attend une éclaircie
Pour la suivre dans les allées du jardin tropical.
Elle aime les fleurs mouillées et le terreau des chaussures.
Les enfants la suivent comme si elle avait le pouvoir
De les discipliner sans effort. Chez eux, les enfants sont
Capricieux et quelquefois obscènes. Elle coupe la parole
À des mères exaspérées et amoureuses. Des livres apparaissent
Dans ses mains, surgis de nulle part, pure invention.
On ne s’approche guère de cette femme, ce qui entretient
Le secret de sa pureté. Elle boit de l’orgeat aux terrasses
Avec des femmes silencieuses venues d’un autre pays, autres mœurs.
Pluie et vent sur ces fenêtres qui conservent leur apparence
D’ouverture. Le balcon s’est enrichi d’une floraison broussailleuse.
Le vernis des pots rutile sous les coups de soleil.
La porte donne directement sur un escalier sombre et rapide.
Elle vous abandonne sur le trottoir à l’ombre d’une façade
Trouée d’une seule fenêtre et d’un œil-de-bœuf habité
Par un couple de tourterelles. On entend un accompagnement
De guitare et sa voix, belle analogie avec l’oiseau générique
Qu’on imagine dans les moments de détresse lent et précis
Comme la transparence du verre. Mejillas est mort sous les balles.
On a recrépi ces murs depuis longtemps mais quelle obsession,
Ces déchirures de chemise ! Quelle fantasmagorie maintenant
Que la paix et la liberté sont nécessaires ! Flores écrit
Des chansons entre les lignes de son héritage familial.
Il n’y a guère que ce guitariste qui entre et sort
De sa vie. Son témoignage lasse un peu, à force de répétition
Mais ce n’est pas la seule raison de l’ennui et de la hâte.
Il explique comment Flores visite les marges de la tonalité
Et on se sent mal à l’aise. La même voix enchante les enfants
Au moment où ils ne s’attendent plus à la tranquillité.
Le piano de doña Pilar répond quelquefois à ces accords majeurs.
Il y a une croix dans la vie de Flores, personne ne doute
De l’existence de ce reflet et le miroir n’apparaît pas
Malgré l’effort, malgré la profondeur de la réflexion.
On imagine la langueur de ce corps réduit à l’application
Quotidienne. Au printemps, elle inaugure des robes blanches.
De ces promenades interminables, elle ramène de quoi complémenter
Indéfiniment un herbier. Dans ses mains, à part les fleurs
Et les récoltes, il y a souvent une partition annotée, griffures
Noires et pointues de son écriture au contact d’une autre précision.
Priez pour doña Flores ! Priez pour l’homme qui l’a détruite !
Priez pour les enfants qui ne sont pas nés de cette union !
Priez jusqu’à ce que les larmes vous sortent des yeux !
Elle est triste au lieu d’être mélancolique ou furieuse.
Elle travaille méticuleusement, donnant le spectacle d’une lutte
De tous les instants avec la paresse. Ochoa la rencontre
Par erreur. Elle revient des moulins et remonte la rue,
Un pain sous le bras. Il demande pour le pain, sans prononcer
Un seul mot. On devine la berge et le sentier. Elle ne s’étonne
Pas de rencontrer un inconnu. Elle ne voit peut-être pas
La nudité, le walkman, le chapeau de paille rempli d’un soleil
Impitoyable. Elle se retourne pour montrer les ailes des moulins.
À quelle heure se lève une femme qui ne dort pas ? Ochoa s’incline
Et trottine vers les moulins. Il ne rencontrera personne. Elle
Revient, monte l’escalier, nourrit les oiseaux des cages, cueille
Un fruit dans un compotier. Des lys larmoient sur la nappe,
Étourdissant d’obscénité. Elle évite le vis-à-vis de deux miroirs
En abîme, ne pénètre dans aucune possibilité de disparaître
Avec les transparences et la clarté s’accroît. Elle provoque
Les premiers chants d’oiseaux et la Petite Perse est traversée
De matérialités confuses. Cette femme est une miniature
D’ivoire et de pigments à regarder en contre-jour. Elle éteint enfin
La lampe. Elle range le livre et fait le lit. Une gorgée d’eau vive,
Vite et profondément, comme ne boivent pas les hommes que la même
Tristesse désespère un peu plus chaque jour, tristesse des immobiles,
Des inexplicables, des importuns. Le pain trempé dans l’eau vive
Est sa seule nourriture si l’on ne compte pas le fruit cueilli
Pour épuiser sa source. Expliquez autrement les rougeoiements
Du visage et les répliques obscures ! Expliquez la complexité
Des pas si vous désirez aller au bout de la recherche.
À sept heures et demie, doña Pilar lui téléphone. Viens ! Je suis
Au Limonero. Ochoa. Christ. Flores change ses habits. Ce matin,
Elle a chaussé ses bottes de cavalière. Quel jour sommes-nous ?
Oui. Oui. Ce matin. Un pain. Je revenais. Le dimanche, les
Vagabonds se donnent rendez-vous. Nous sommes si charitables
Le dimanche. Beaux bras nus de doña Flores à la fenêtre.
Au Limonero, il n’y a plus d’hommes excepté don Felix qui a chassé
Ses démons. Les femmes sont assises ou prêtes à s’enfuir.
Ochoa sourit. On lui donne du vin qui mouille ses yeux.
Un renard ? Flores grimace. Elle a noué le foulard autour du bras.
Petit chapeau aussi, paille bleue et ruban rose, un oiseau de plumes
Se détache, œil de verre. Il y avait de la buée dans le sac
De plastique. Une femme caresse la joue d’Ochoa comme on caresse
La joue de bébé avant de lui donner le sein. Sa chevelure
Éclabousse le visage du vagabond. Qui es-tu, chevalier d’ombres ?
Don Felix hausse les épaules. Do you speak english ? Parlez-vous
Français ? Deutsch ? Ich... eskualduna... Siècles des siècles !
Je suis Manuel, le propriétaire des lieux. Mon vin, le pain de
Don Matías. — La femme caressait la joue et approchait son visage.
Il y avait de la douceur dans ces regards, une douceur de dimanche matin
À huit heures moins cinq. Encore cinq minutes et nous nous en irons.
Pour aller où ? dit doña Pilar. — Oui, où irez-vous ? ajoute Flores,
La belle aux bras nus avec son petit chapeau bleu et son oiseau
De pacotille qui bat des ailes en attendant le moment favorable.
Don Felix consulte toutes les langues. Babel, ici, à ras de terre.
Il consulte aussi la langue des sourds-muets. Échec ! Échec ! Nous
Ne saurons jamais qui il est ! — Impossible ! décrète le magistrat-poète.
Priez aussi pour ces hommes qui prétendent en savoir assez
Pour guider les autres hommes sur le chemin de la droiture.
Priez pour leurs enfants et pour la durée de leur mandat.
Huit heures ! Flores agite sa montre-bracelet. Allons couper les fleurs !
Et le renard ? Don Felix se charge du renard. Manuel offre
Un morceau de ficelle pour faciliter le transport. Encore un peu
De vin ? Ochoa s’enivre. On ne boit pas sans faim. Encore du pain
Et du jambon. Flores abandonne des fruits et doña Pilar
Ne peut pas s’empêcher de penser à ce compotier de verre.
Es-tu si étranger que nous ne sachions te parler ? Tu es si beau !
Non. Il est tragique. La rousseur de ses cheveux. Les Juifs
De Palestine sont rouquins. Les vignes de Palestine. Le Jourdain.
Une femme commence à pleurer. — Je suis doña Pilar, la maîtresse
Des lieux. Tout m’appartient. Je possède la terre et l’air, c’est-à-dire
L’eau. Je ne sais rien du feu mais j’observe les hommes.
— Je suis ce qu’on veut que je sois. Priez pour nous, pauvres
Anarchistes. Priez pour les os de nos fusillés. Priez si prier
Vous inspire l’amour des autres. Je suis de chair et je le dis !
Manuel ne franchissait pas le seuil, une grosse pierre taillée
Sur place. Le rideau de perles se peuplait de mouches.
— Je ne sais pas ce qu’il faut en penser, dit doña Pilar
Au risque de décevoir les autres femmes venues pour savoir.
Il n’y a aucun rapport entre Ochoa et le renard. — C’est ce qu’on
Va voir ! dit don Felix en nouant la ficelle avec une application
D’insecte au travail de sa proie. Ochoa répond aux sourires
Par d’autres sourires. Rien d’écrit sur lui. Don Felix niera même
L’existence du walkman. Quelle importance, cette musique que personne
N’a entendue ! — Si les abeilles avaient huit pattes, ce seraient
Des araignées ! — Les abeilles butinaient dans la vigne, innombrables.
Des araignées ? Les abeilles ? Je ne sais pas. Quelle différence
Entre l’homme et cet homme ? Don Francisco arrive sur sa bicyclette.
Il vient chercher les fleurs pour l’office. Flores se mord les lèvres.
Si les fleurs avaient plus d’un an d’existence, quel âge aurions-nous ?
Don Frasco n’est jamais tombé de sa bicyclette. Ceux qui s’imaginent
Que c’est déjà arrivé sont victimes du sommeil. C’est un renard
Trouvé par don Guillén. Doña Pilar se mord les lèvres. Scotchez-le
Encore ! dit don Francisco. Manuel lui apporte le vin, un verre
Transparent pour que chacun puisse témoigner de la quantité.
— Ce renard n’est pas un renard comme les autres. Priez pour
Ceux qui ne ressemblent pas aux autres, anarchistes revisités
Par les fantômes des morts des échafauds. — Nous ne les pendions pas.
Ils mouraient comme des mouches au bout de nos fusils d’assaut.
— Qui es-tu ? Tu ne le sais pas ? Tu ne veux pas le dire ? Tu ne sais
Pas comment on le dit dans notre langue ? Il n’a pas l’air d’avoir peur.
Ne lui donnez plus de vin. Couvrez ce corps. Quelle heure est-il ?
Ou quel jour sommes-nous ? C’est la question du temps qui nous retient
Ici, parmi les autres. Nous préférons les enfants aux autres. Priez
Pour ceux qui ne font pas la différence entre un homme et son prochain.
Christ. Douleur du fils et de la mère. Père parallèle et muet.
Frères et sœurs du recommencement et pas de recommencement
Sans attente. Peupler l’attente de rites. Les jours et l’heure.
Quelqu’un emporta le renard. — Voici une chemise, une culotte et
Un peigne. Ochoa, la docilité, pas un signe de révolte qui couve
Sous le feu d’une submissivité mise à l’épreuve des mains.
Que sait-il du renard ? Il est passé par le même chemin. Le renard
Était encore chaud quand moi-même, le suivant... Quel est ton nom ?
Ochoa ? Tu aimes le vin ? Tu avais faim ? C’est dimanche aujourd’hui.
Le savais-tu ? Que sais-tu de ce renard ? — Et si nous allions
Couper les fleurs de l’Office ? Voici nos corbeilles et nos couteaux.
Elles descendent dans le pré fleuri. Les talus étincellent.
Ochoa les suivit, comme amusé par la perspective de l’agitation.
Don Francisco verticalisa la bicyclette et l’enfourcha.
On le vit mettre pied à terre au bas du chemin montant vers
L’église. Quelle belle différence entre l’histoire de l’homme
Ordinaire et les prophètes de malheur ! Elles arrachaient les mauvaises
Herbes et coupaient les tiges au ras de la terre, tangentes
Obliques des couteaux. Ochoa accepta une brassée d’asphodèles.
Voici les aubépines de nos murs et les roses de nos jardins.
Elles récitaient la flore et des animaux les pourchassaient.
Ochoa paraissait apprécier la compagnie des femmes. Don Francisco
Cadenassa le cadre de sa bicyclette à la verticale d’un figuier.
Juché sur les fortifications, il s’indignait doucement.
Les corbeilles se remplissaient. On les aligna sur le talus
Au-dessus du chemin. Un fardier passa, chargé de marbre,
Une commande de dernière heure. Impossible de ne pas travailler.
Ochoa ne s’approchait pas des couteaux, comme s’il les redoutait.
Les gerbes de fleurs s’interposaient entre les femmes et lui.
Christ. Tu es le Christ et nous sommes capables de recommencer !
Il admirait la sueur des épaules, proposant la sienne une fois
Que les couteaux s’étaient éloignés. Elles lièrent le premier
Bouquet et le dressèrent entre Ochoa et une femme qui riait.
Les couteaux s’activaient. Il retenait le poignet de la femme
Et riait avec elle. N’était-il pas heureux de rompre le silence ?
Don Francisco, là-haut, ne comprenait pas le bonheur des femmes.
Doña Pilar travaillait comme les autres. Priez pour cette femme
Qui inspire les autres. Elle épongeait son front dans un mouchoir
Brodé d’autres fleurs et le petit chapeau de Flores rendait un écho
Subtil. Oiseau retenu par les pattes. Don Francisco donna le signal,
Claquements de main, autre écho qui traversa la tranquillité d’Ochoa
Comme un signe d’inquiétude. On le chargea de deux corbeilles.
Comme il étrennait une nouvelle chemise et que la culotte bâillait,
Il avait l’air gauche dans la montée. Des enfants mal réveillés
Le poussèrent comme si d’un âne il se fût agi. Priez pour les enfants
Qui obéissent pour ne pas avoir à se réveiller tout à fait. Ceux-là
Semblaient appartenir à un rêve. Pourquoi ne pas utiliser le vélo,
Don Francisco ? — Les pneus. Ils sont fragiles. Chers les pneus.
Au passage, Ochoa se laissa intriguer par la mécanique et par la chaîne.
La selle luisait comme un vieux meuble. N’as-tu jamais possédé
Quelque chose ? Don Francisco le surveillait du coin de l’œil.
Laissez passer doña Pilar et la première corbeille, celles des
Aubépines et des fougères. La maîtresse entrait cérémonieusement
Par la petite porte et l’hôte lui offrait un bras dépourvu
De surface. La netteté des lieux sidéra Ochoa. Il gémit son
Admiration, presque sans pudeur. Christ. La cloche tinta
Dans un coup d’essai. L’oreille de don Francisco frémit.
Des femmes tiraient l’eau du puits, l’une d’elles à cheval
Sur la margelle et une autre retenant la porte. Ochoa éprouva
Un vertige à la vue de cette profondeur obscure. L’eau se répandait
Dans l’allée de pierres, envahissant les interstices, croisant
Les parallèles de l’agencement et finalement disparaissant sous
Les bordures de briques. Les pots voyageaient du puits à l’entrée
Secondaire de l’église. Il entra dans un plan saturé de perspectives.
La nappe disparaissait derrière les bouquets que l’eau nourrissait
De déploiements triangulaires. Doña Pilar tira Ochoa par la manche
Pour lui montrer le prie-Dieu qu’elle lui offrait avec plaisir.
Il contempla la plaque de cuivre gravée. Je m’appelle Pilar.
Elle n’osait pas lui demander s’il avait appris à prier. Christ.
Les femmes s’agenouillèrent. Que sais-tu exactement de mes pensées ?
Sans les hommes, de quelle fille naîtrais-tu ? Pourquoi cette complexité
Biologique si la vie est une œuvre d’imagination et de génie ?
Ochoa ouvrit la bouche mais il n’en sortit rien que le son de la cloche.
Ces fleurs ! Raïssa ne voulait pas les voir ! Jonchée de fleurs
Sur le dallage. Les femmes les alignaient sur la murette,
Couteaux rapides entre les mains et les bouquets apparaissaient.
Elle observait le monde à travers la même fenêtre depuis dix ans.
L’enfance persistait comme un hiver tenace. Elle haïssait la pluie
Et le vent. Les barreaux de la grille étaient repeints chaque année,
Au début de l’été, par un ouvrier que l’intérieur de la chambre
Fascinait. Peinture noire du fer et chaux des murs. Des géraniums
Resplendissaient, verts et rouges d’un couchant. Un chat s’attardait
Le soir avant la fermeture de la fenêtre et elle le caressait
Sans rien perdre du monde finissant en beauté. Seize ans,
Et elle se souvenait du père endormi dans une flaque de sang.
Le cou était traversé par un acier noir. Manche des couteaux.
Un foulard n’absorbait plus les liquides que l’homme perdait
En achevant sa vie. Une rose était tombée d’un balcon, épines.
Depuis, les parterres de la maison sont couverts de tapis d’Orient.
On n’entend plus les pas, on écoute plutôt ce silence faussé.
L’air bouge comme s’il était habité de transparences.
Adolescence inutile. Le passage de l’enfance à la maturité
Dure plus longtemps qu’on le dit. Le visage du mort criait.
Des cris habitent la nuit. Elle est prisonnière de sa chemise.
Dans la cuisine, vit la mère du mort assassiné à cause de la mère
De celle qu’il donne au monde pour témoigner de son existence.
Les trois femmes ont mauvaise réputation : la vieille parce qu’elle
Se venge à petit feu, la belle-fille n’en parlons pas et Raïssa
Qui ne dit rien, ne répond pas aux questions relatives à la vengeance,
Semble étrangère à ce temps compté en minutes d’angoisse.
La vieille se décompose lentement dans un fauteuil d’osier.
Raïssa n’entend pas l’eau du bain. Elle franchit la limite
De la cuisine et entre dans la chambre pour aller à la fenêtre.
De l’autre côté de la rue-rivière, les femmes s’activent.
« J’ai vu Ochoa pour la première fois ». — C’est l’heure, dit la vieille
En abaissant le miroir. L’acoustique du dehors manque de géométrie.
Si nous exagérions la blancheur, l’abondance, la crudité ? disait
Une femme en traversant la rue. Le clocher à la pointe d’un triangle.
— Quand donc aura-t-elle fini de se baigner ? — Jamais, Amaxi, jamais.
Les jeunes hommes lorgnaient du côté de Raïssa. Elle se coiffait.
Ces anarchistes ne vont pas à la messe ! — Leur sang dans la rigole,
Jusqu’à la fin des temps. Raïssa savait tout de sa beauté.
Quel besoin ont-ils de cette douceur et de cette perfection ?
En quoi la beauté des femmes les concerne-t-elle ? Quel rapport
Entre leur violence et le passage de l’enfant à la morte ?
Ils fumaient en attendant. Nous serons beaux quand nous baiserons.
L’eau du bain forçait le temps à l’immobilité. La vieille était exaspérée.
Raïssa ! Il y a un trou dans mon ombrelle ! — Et il manque un rayon
À la roue droite de mon fauteuil ! Nettoyez mes excréments ! Buvez
L’air que je respire ! — Qui sont-ils ? À quel moment apparaissent-ils ?
Comme elle sortait du bain, une abeille la piqua. Cris d’une femme
Piquée par une abeille venue sucer le sucre des parfums. Raïssa !
Raïssa, c’est toi ! Cette femme, dix ans après, ce manque de pudeur,
Cette beauté dont j’ai hérité, cette possibilité de recommencer.
Ferme la fenêtre ! Les abeilles descendaient du toit. Le voisinage
S’en plaignait. Mais ce sont les oiseaux qui abîment l’écorce
De vos citrons ! Elle sortait rarement. Robe blanche, j’en ai le droit,
Et cheveux dans le dos. Une abeille ! dit la vieille en scrutant l’air
Vicié de sa proximité. Une abeille l’a piquée. Ce n’est rien. Les oiseaux
Ne piquent pas mais ils se gorgent de vos sirops. Voici une moitié
D’oignon. Frotte ! Jambes écartées, seins pendants, les orteils grimaçaient
Eux aussi. La peau piquée se gonflait doucement. Chassez les abeilles !
Grognait la vieille en agitant son éventail. Elle n’avait jamais été piquée.
Cette nudité de putain. Ce glissement de la mort de l’autre
À la continuité. On avait emporté un corps disloqué. La chemise
Perlait. — Maintenant l’eau de neige ! Oui, l’eau de neige, cet hiver,
Les précipices lointains, la nuit interminable, la glace qui faisait éclater
Les pierres. Le clocher retentit. C’est l’heure, dit la vieille.
Elle déploie le fichu et une dentelle. Un peigne traverse sa tête.
Raïssa ferme le rideau, à regret. Le regard de l’homme est un bon
Commencement. La poésie des livres évoquait une extase, comme un
Déchirement. Elle avait trouvé un phallus d’ivoire dans une malle,
Au grenier. Objet souvenir et si pratique en cas d’excédent de désir.
La vieille épiait le clocher. Vue perçante des oiseaux de proie.
Elle reconnaissait la première vibration au frémissement des oiseaux.
À regret. Les jeunes hommes évitaient le regard des autres hommes.
Elle les observa dans la fente. Une abeille ! L’eau éclaboussa les miroirs.
Ce corps l’exaspérait. Elle coupa l’oignon et l’appliqua sur la piqûre.
À l’heure de la messe, les rideaux se ferment. On ne voit pas les habitants
De cette maison sortir dans la rue presque précipitamment dans la rue.
La fente se remplit de l’image d’un Ochoa paraissant fier de sa chemise.
Vide l’eau du bain. Plonger son bras dans cette sauce de parfums
Et d’odeurs intimes. Les vapeurs continuaient de se dissiper.
Et pendant ce temps, elle démêlait sa chevelure devant un miroir.
Dernier son de cloche. La maison a fini de vibrer à l’unisson.
Verse un demi-flacon d’eau de Cologne dans les cheveux encore mouillés.
Les seins étaient toujours nus, arrogants et pitoyables.
On entend les portes de l’église se refermer. Nous n’y serons pas,
Chantonne la vieille. Sa belle-fille couvre enfin le corps d’une chemise
Et paraît devant elle. Nous mangerons de la viande de poisson
Aujourd’hui. Clairs poissons. Un jet de citron est nécessaire.
Ajoutez le thym et le laurier, un clou de girofle et les pépins
D’un beau piment. Accompagnez de vin du pays, un Galvez Cintas par exemple,
Excellent exemple de vin à partager. Raïssa n’aime pas sa mère
Et sa grand-mère est une relique d’un passé encore plus obscur.
Ochoa, grand et clair dans sa chemise à peine rapiécée, allait
Et venait entre la fontaine et le parvis de l’église. — Laisse-moi voir !
Elles épiaient le moindre changement et en rendaient compte
À la vieille qui en assurait le commentaire morose. Voir et dire.
Ochoa était seul. Avant de refermer les portes, don Francisco
Jetait un œil sur la place et rappelait les brebis égarées
Des coins de rue. Ochoa avait-il refusé d’entrer ou bien le curé
L’en avait-il empêché ? Nous n’avons pas vu ce moment à cause du bain.
— Je ne peux pas être à la foire et au moulin ! dit Raïssa, presque rageuse.
Ochoa attendait. Il caressait le chat. Raïssa se montra à la fenêtre.
Ferme la chemise ! Elle haïssait ces vieux seins. La chevelure
Se nouait dans le peigne. Tu n’as jamais su te coiffer, dit la vieille.
— Ne revenons pas sur ce passé ! C’est passé et c’est fini !
Raïssa voyait le corps transporté sur les épaules des autres pasteurs.
La tête était presque détachée. Le sang dégoulinait passablement.
— Si tu avais vu ce que je sais, dit sa mère, tu n’en rêverais pas !
Cauchemar des jours. Nous mangions du poisson faute de viande, dit-elle
À Ochoa quand il se montra doux avec elle. — Tu mélanges tout !
Dit sa mère en nouant les mèches autour d’un peigne de corne noire et dorée.
Le rituel chrétien dure une heure environ. Les juifs et les musulmans
Prient dans leurs maisons. Papa aimait la simplicité des juifs
Et l’humilité des musulmans. Il leur expliquait pourquoi Dieu
Ne pouvait pas exister. — Supposons que la mort n’existe pas. Dieu
Nous viendrait-il alors à l’idée ? Non, n’est-ce pas ? — Mais
Elle existe ! — En êtes-vous si sûrs ? — Raïssa parlait du cadavre
Avec une clarté qui épouvantait les examinateurs de sa souffrance.
— On n’explique pas la dyslexie par des traumatismes d’enfance.
Elle ne comprenait pas la physique des miroirs et doña Flores
Était la seule à comprendre. Dehors, elle redoutait la proximité
Et l’éloignement. Comment alors fréquenter les autres avec une chance
De les aimer ? Sa mère la poussait devant elle. Elles portaient
De beaux chapeaux de toile jaune. La vieille sortait quelquefois
Sur le seuil pour soumettre son visage à l’action du soleil,
Prescription médicale. Des enfants la harcelaient. Ses insultes
Rocailleuses. Sa propre prescription de malheur. Elle avait été
Une égérie. Qu’est devenu ce poète d’un autre temps ? Nous oublions.
Raïssa voyait le cadavre et ne doutait pas. La mort l’habitait
Comme les petits animaux habitent dans les troncs d’arbres. Écureuils
Rapides des araucarias du Jardin des Plantes. Maman pousse sa fille
Vers des garçons indifférents. Le soleil noircissait la face rogue
De la vieille. — As-tu fréquenté les garçons qui te trouvaient belle ?
Ce que tu vois, c’est ce que tu t’imagines. Accepte de jouer.
Ils s’amusaient à s’éclabousser autour du bassin. Eau des promeneurs.
Une douleur traversait son cœur quand Cayetano revenait sur la place,
À l’heure des vêpres. Elle attendait ce moment inévitable. Il lorgnait
Vers la fenêtre où elle daignait (sa mère) se montrer à son ancien amant.
Ils échangeaient des signes incompréhensibles. Comment peux-tu ?
Grognait la vieille. Raïssa mesurait cette approche précise
Comme une autre tentative de mettre fin à la vie. Elle peut.
Cayetano arrivait au bras d’une femme qui était la sienne.
Elle lui avait donné des enfants mais Raïssa ne les comptait pas.
Sa mère défiait le souvenir de plaisirs anciens en se montrant.
Parce que Cayetano le tuera comme il a tué mon père ! avait finalement
Déclaré l’enfant de l’homme tué par les mains de l’amant.
— Personne ne tuera Cayetano, avait seulement répondu la mère.
C’était compliqué. Mais c’était surtout imparfait. Tout ne s’expliquait pas.
Les gens ne connaissaient que la surface de cette souffrance.
Pas question de fréquenter cette fille ! Et ils demeuraient indifférents
Ou feignaient de l’être. La simplicité naturelle d’Ochoa ne pouvait
Que provoquer une autre tragédie. Comment ces choses arrivent-elles
Si elles ne sont que le fruit amer de l’imagination de Raïssa ?
Demandait ironiquement la vieille à sa belle-fille. Le soleil
Refermait les petites plaies de la vérole et la petite-fille
Appliquait des baumes transparents sur des cicatrices dénaturées.
Ainsi le godemiché passa de main en main. À dix heures, les portes
De l’église s’ouvrirent. Un paralytique descendit le premier la rampe,
Puis des femmes poursuivant des enfants. Un bourgeois alluma
Son cigare. Ochoa les attendait. Don Francisco, qu’on déshabillait,
Pouvait le voir à travers les carreaux de la sacristie. Ochoa
Patientait encore ou bien il n’attendait rien, difficile de se prononcer,
À distance. Les prie-Dieu, glissant sur le dallage, provoquaient
Un concert d’infrasons. Des vases renversés épanchaient des coulures
Sombres. Une fleur voyageait dans les cheveux d’une toute jeune fille.
Des personnages qui hantaient la mémoire de Raïssa, elle en vit quatre
Qui à eux seuls formaient le noyau de sa souffrance, quatre angles morts
De sa trajectoire parmi les autres et le rideau se refermait lentement
Sur ce jeu circulaire des réflexions. Ils rejoignaient maintenant
Le nouveau venu sans que Raïssa eût conscience de ce qu’ils cherchaient
Dans cette existence provisoire. Ochoa se laissait encercler sans
Révolte, sans conscience précise de l’enjeu, peut-être même était-il
La bonté même comme doña Pilar le leur expliquait, choisissant les mots
Dans le répertoire des visions, s’approchant des lèvres et des oreilles
Avec une imprudence troublante et sans doute accessible à l’attente.
Don Francisco, débarrassé de ses attributs, se joignit à eux.
On vit alors Cayetano essuyer la sueur de ses tempes.
Voici les enfants de Cayetano, petits êtres dépourvus de patience,
Visiblement souffrant d’un excès d’attention et prompts à reculer
Les limites du jeu. Ochoa apposa sa sainte main sur le front de l’un d’eux.
Cayetano recula. L’enfant tournoya autour d’un axe qu’Ochoa déplaçait
En direction de la fontaine, semblant obéir à une nécessité impérieuse.
Un autre enfant tournoya sans l’influence directe d’Ochoa que doña Pilar
Priait de recommencer sur elle son expérience centripète. Don Francisco
Exprima son indignation. Flores boutonnait la chemise du vagabond
Pendant que les enfants dinguaient. Don Felix sortit un petit bout
De langue pour traduire ses impressions. Don Guillén argumentait.
Dans le rideau, Raïssa souffrait sans mesurer l’importance d’Ochoa.
Cayetano le Meurtrier, don Felix son Sauveur, don Guillén le faux Témoin,
Et cette Flores qui enseignait si bien et mentait avec la même science
Du détournement du sens à donner à la moindre tentative de savoir
Ce qui s’est réellement passé. Raïssa imposait un cadavre vide de sens
À son imagination. La vieille s’était endormie et ronflait. Sur le feu,
Une casserole tremblait. L’eau du bain s’écoulait lentement
Dans les conduits. Dehors, le soleil se multipliait dans la géométrie
Des façades. À quoi jouent-ils d’un bout à l’autre de l’existence des autres,
Ces notables sans qui la vie devient impossible ? De qui tiennent-ils
Ce pouvoir de résoudre la question de l’égalité par l’économie
Et les tangentes de l’économie ? Ochoa ne leur est pas étranger.
Cayetano ne le menace plus. Don Felix exprime encore sa perplexité.
Don Guillén n’exprime rien. Flores se soumet au hasard de la chemise.
Voici doña Pilar aux prises avec une cohérence favorable à l’expression
D’un bonheur cassant. Les enfants virevoltaient avec les reflets
Perpendiculaires du bassin. Arc du jet d’eau insonore. Les plans
S’ajoutaient à une perspective cavalière. Masses planes des départs
De figures. Raïssa luttait contre la possibilité des divergences.
Ne plus te voir, pensa-t-elle. En même temps, un bruit quelconque
La retenait à la surface. Régularité de cette fréquence. Entre les secondes,
Permanence des objets. L’air se réchauffait. Un oranger envahissait.
Transparence des passants. Positions incertaines. Ou relativité.
Au lieu du tournoiement, la paralysie. La lente immobilisation
De la colonne vertébrale. Description d’un reflet. Une douleur
Traversait le corps jusqu’à se fixer autour de la bouche.
Ces changements n’affectaient pas sa beauté. Les arabesques de la grille
Recomposaient instantanément la fragmentation en puzzle.
Sa peau attirait des particules de temps. On n’explique pas la beauté.
Aussi commençait-on à en décrire les effets sur l’imagination.
Ils aimaient cette présence incompréhensible dans leur dos.
Mais ils n’avaient aucun moyen de l’incorporer à leurs jeux.
Matière à outrage. Elle continuait d’améliorer son apparence.
Vieillissant, et insatisfaits de leur descendance, ils cherchaient
Le moyen de s’approprier ce qui échappait à l’influence incontestable
Du Mariage, de l’Héritage et du Commerce. Comment espérer que finalement
Elle pût se donner ? L’apparition d’une imperfection les eût convaincus
D’une erreur légitime. Mais elle ne cessait d’accroître sa primauté
Et ils imaginaient des tortures à la hauteur de leur désespoir.
Le salon d’attente du docteur Alfonso Galvez Hoffman ressemble
À un coin d’église. Priez pour ce médecin solitaire qui ne cherche plus
Son âme sœur. Don Alfonso se nourrit d’une autre attente.
La tête du renard, il leur a bien expliqué qu’il était inutile
De l’envoyer à Madrid. Il leur a montré la carte sur Internet
Et ils ont aussi voulu voir la structure du virus. Ils l’ont cru.
Maintenant il rangeait les petits verres sur le potager, en ligne
Les petits verres de l’amitié, comme des soldats à la parade,
Les petits verres qu’il offre sous prétexte d’amitié mais il sait bien
Ce qu’il faut penser de l’amitié quand on n’a pas connu l’amour.
À dix ans, il regardait jalousement le monde à travers la biconvexité
Des petits verres que sa baronne de mère alignait dans l’évier
En pleurant. Il y a un monde entre le monde et soi et si l’on n’est pas
Poète, on court le risque des approches approximatives de la science.
Il négligeait plutôt son devoir de chrétien et aimait se souvenir
Que son ancêtre le plus ancien était un Arabe d’Afrique, beau noir
Hérité de la beauté originelle peut-être avant le grand voyage
Vers le Nord. Voici le Nord sur la carte du monde, Nord blanc
Des pôles. Il ne buvait jamais comme on bêche son jardin. Le jardin
Avait connu les légumes de la guerre et les fleurs des Colonies.
Il buvait en apnée, n’avançant jamais sans la possession de l’instant,
Et touchant à des vérités impossibles à partager avec des amis
Qui avaient épousé les plus belles femmes de leur génération.
Sur un autel profane, il y avait des revues de mode et des magazines
Scientifiques. Aux murs, des estampes pour illustrer le bonheur
De l’instant. La tapisserie jouait avec les graphes d’une plante
Envahissante. Le dimanche, don Alfonso regardait la boniche
Avec envie. Elle revenait de la messe. Son petit chapeau gris
Était cloué au mur. La mantille bougeait dans l’air des fenêtres.
Elle suivait un trajet défini depuis longtemps. Son corps fatigué
Ennuyait don Alfonso mais il le regardait avec envie. Elle s’approchait
Pour vider le cendrier puis s’éloignait pour s’adonner aux travaux
Des surfaces horizontales. Les mouches l’accompagnaient. Don Alfonso
N’attendait pas. Il allait d’un bout à l’autre de ce qui ne pouvait plus
Être de l’attente. C’était un fragment d’autre chose que le temps passé
À attendre ou à recommencer. Ce n’était même pas du temps, ce n’était
Rien. Le corps se fatiguait et il n’attendait rien du désir.
Elle changeait les fleurs coupées, effaçait les miroirs,
Vissait et dévissait des ampoules, contrôlait les connexions.
Ce matin, à peine débarrassée de son petit chapeau gris et de sa mantille
Noire, elle dit qu’elle avait entendu parler du renard.
Elle avait croisé les hommes dans l’escalier. La poussière commença
À concrétiser la lumière oblique. La tête du renard saignait
Dans un linge. Ils s’étaient lavé les mains avec du savon
Et une solution d’ammonium. Elle vida les bassins dans l’évier
Et compta les petits verres sans avoir l’air de les compter. Femme,
Dit-il, je mangerai au restaurant aujourd’hui. — Qui vous a invité ?
Fit-elle comme si elle ne disait rien d’important. Il dit :
— Nous nous réunissons autour de doña Pilar, à son invitation,
Ajouta-t-il comme si c’était nécessaire. Doña Pilar avait pris Ochoa
Sous son aile, expliquait la boniche, une certaine Esmeralda,
Voisine de Polopos, sur le chemin des moulins. — Je vous souhaite
De vous amuser, dit Esmeralda sans ironie. Son corps laissait
Une odeur de fruits confits. Il buvait un ou deux petits verres
Avant d’aller déjeuner chez les autres, le dimanche après-midi.
À une heure, il sortit. Le soleil pénétra dans le verre fumé
De ses lunettes avant de s’installer sur ses épaules. Il marcha
En pensant à la faim. La table de doña Pilar réunissait de vieilles
Connaissances. Il vit le vagabond dans le patio. Il regardait les fleurs
Sous les dattiers. Christ. Pilar avait peut-être raison. Il aimait
Cette femme. Il soignait les défauts de vieillesse de ce corps
D’un autre temps, un corps exemplaire du point de vue de la résistance
Qu’une femme peut opposer aux photographies témoignant de sa beauté.
Il monta. L’escalier était rafraîchi par l’arrosage constant des pelouses.
En se souvenant de la tête nue d’Ochoa, il pensa à des rayonnements
Compliqués d’une chimie non moins explicable. Doña Pilar interrompait
Toujours une réflexion et n’avait pas les moyens intellectuels de mesurer
L’intensité de cette activité purement cérébrale. Don Alfonso réagissait
Aux signes de bonheur par des absences spectaculaires. Elle lui offrit
Son bras et il se laissa conduire dans la salle à manger. Nous
Sommes seuls, précisa doña Pilar. Il s’étonna à peine. Un petit verre
Atteignit ses lèvres, brûlant comme un tison de mangeur de feu.
On frappa à la porte. C’était la jeune Raïssa qui apportait des fruits.
— Voyez comme il se précipite sur elle ! dit doña Pilar en pinçant le coude
De don Alfonso. — Je ne sais pas, dit le médecin. Ochoa recevait les fruits
Dans un autre panier. — Il l’attendait, dit doña Pilar. — Nous ne sommes
Plus seuls, dit don Alfonso. Doña Pilar descendit. Don Alfonso se servit
Un autre petit verre. Des cristaux de sucre scintillaient. Il n’entendait pas
Les voix. « Je leur ai dit que c’était inutile. Ils exigeaient
Des explications. Comment simplifier à ce point la complexité ?
Le renard ne portait aucune meurtrissure. Je leur ai promis
D’analyser le sang. Ont-ils seulement idée de ce qu’est une analyse ? »
— Vous la soignez, non ? demanda-t-elle en revenant. Ochoa la suivait.
— Il avait l’air d’un pauvre type qui entre dans un palais.
Les mets étaient rassemblés sur une table à l’abri du soleil.
Deux fenêtres adjacentes formaient une ombre rectangulaire.
Un tapis était roulé contre le mur, peau du dallage encore humide.
Raïssa apparut en domestique, cheveux dans un peigne et les bras nus.
Ochoa la suivit dans la cuisine, portant les paniers de fruits.
Mangeons, dit doña Pilar. L’invité toisa son hôtesse. Elle s’assit.
Vous devriez vous reposer dans votre maison des Alpujarras, dit le médecin.
Là-haut ? fit-elle en jetant un regard inquiet vers le corridor
Qu’Ochoa venait de traverser. — Elle ne lui tirera pas les vers du nez,
Confia-t-elle à don Alfonso. Il huma le vin dans un verre. Il avait
Des habitudes culinaires. L’hôtesse avait tout prévu, même le pain
Aillé. Il appliquait des incisives expertes dans la chair des olives.
Que croyez-vous qu’il est venu chercher parmi nous ? demanda-t-elle
Enfin. — Chercher ? fit don Alfonso Galvez Hoffman. Il luttait
Contre des incohérences trompeuses. Nous ne cherchons plus,
Dit-il et il parut satisfait de sa réponse. Ils ouvrirent des tomates.
— Soleil ! s’exclama le médecin en posant ses lèvres sur la chair
Fendue. Doña Pilar usait d’un petit couteau à manche d’ivoire.
Je ne sais pas, dit-il. Elle remplissait le verre, répandant le vin
Sur la nappe. Soleil ? Avait-elle parlé avec les autres femmes ?
— Je n’ai pas eu l’impression d’un être différent, dit don Alfonso.
Christ. Sous la table, elle caressait les perles d’un chapelet.
Vous l’auriez vu ! dit-elle. Mais il voyait rarement les autres
Au moment important de leur apparition. Son esprit se nourrissait
De reflets. Planches anatomiques. Il traduisait le monde dans la langue
Des descriptions. Elle préférait l’instant où le texte se déplace.
Ochoa revint avec des fruits. Il refusa encore de partager le repas.
Une larme rejoignit la lèvre supérieure de doña Pilar. Elle avait
Toujours eu cette bouche éloquente. Le nez offrait une arête droite.
Ochoa transportait sa couverture dans son chapeau. Préférait-il
La chemise ? Il avait refusé de se chausser. C’est l’été. Les habitants
Des hameaux vont pieds nus aux travaux, dit don Alfonso qui reconnaissait
Cette courbure de l’échine, l’étroitesse des épaules, les mains carrées.
— Mais, dit doña Pilar, ce regard ? La tranquillité ? La lenteur
D’un point à un autre de nos habitudes ? Cette différence indiscutable ?
— Il ne parle pas, constata le médecin. Mais, selon son opinion,
Il ne pouvait s’agir d’un étranger à la terre comme le soutenait
Don Felix. S’il parlait, il parlerait notre langue. Observez sa démarche.
C’est celle d’un travailleur. Il connaît la terre, notre terre.
Croix. Elle se leva pour lui offrir un verre de vin et il le but.
— Vous voyez ces cheveux ? continua don Alfonso. C’est la cendre
Et le romarin qui les rendent si soyeux. Et non pas la divinité,
Voulait-il dire. Doña Pilar caressa la joue du vagabond. Rasé de frais,
Constata le médecin. Couteau. Affûtage précis de nos couteaux
Sur la pierre formée à cet usage patient du minéral. Divin enfant
De l’imagination et non pas de l’écriture. Relisez. Il connaissait
L’anthropologie de ces habitants parallèles. Le vin. La femme naissante.
Ces érections de pasteur. — Vous êtes sûr pour le renard ?
Raïssa entra avec la viande cuite. Elle avait séparé la sauce de la chair.
Don Alfonso contempla ce monument de plaisir. — Que veut un homme
À qui la vie n’a pas pardonné sa connaissance de la nature humaine ?
Il se sentait persécuté. Il caressa le bras de la jeune fille.
— Si nous prenions le contre-pied des religions, dit-il, nous constaterions
Pour commencer que la multiplication est une erreur de jugement.
N’avez-vous jamais été interrogée par cette opération ? Pure addition
D’infini, quelle absurdité ! — Je suis sûre qu’il me comprend, dit doña Pilar.
— Même langue, mêmes usages, même facilité de communiquer au lieu
De révéler. C’est le fils d’une forcenée de la reproduction. Il vient
Chercher la différence, un accroissement sensible de sa fortune d’ouvrier.
Ses frères lui ressemblent et ses sœurs promettent le bonheur.
Voici le vin de mon obscurité. Mes répliques sont l’écho de mes répliques
Et non pas ce que je dois à mon interlocutrice. Travail des mots
Et non pas du sens. Je crois à des héritages et non pas à la découverte.
Elle se décoiffait lentement. Il conservait cette assurance que le mutisme
Confère aux inconnus. Don Alfonso craignit qu’elle se mît à lui laver
Les pieds. Un bassin d’émail blanc côtoyait le vagabond. Don Alfonso
Vida son verre et laissa Raïssa le remplir à nouveau. Elle souriait
Elle aussi, belles dents blanches de l’innocence prise au piège du désir.
Il la soignait pour ce qu’il croyait être la maladie de Dupré.
Albeñiz avait-il conscience de ce défaut de l’esprit quand il rencontra
Son maître à Paris ? Solutions imaginaires ou produits de la chair ?
Ochoa ramassa le peigne tombé à proximité de ses pieds.
Rien de plus. Don Alfonso Galvez Hoffman rentra chez lui. Il était
Huit heures. On avait sorti les chaises sur les trottoirs et on
S’instruisait mutuellement. Les petits verres voyageaient.
Don Alfonso ne se hâta pas. Il revisita le Jardin des Plantes
Que certains appellent le Jardin Colonial et d’autres le Paradis
Perdu. Il aimait les araucarias, le Chili, l’approche du bout du monde.
La jeunesse ne le fascinait pas autant que la possibilité de prendre
Plaisir au contact, physique ou purement intellectuel, des objets
Environnants. Il connaissait la multiplicité des formes bien qu’il
Se gardât d’en tirer des conclusions spirituelles. Les enfants
Envahissaient les lieux. Mères grotesques de l’avenir. Les boutiques
S’éclairaient. Il traversa les terrasses des cafés et des casinos.
Le pistou au mouton remontait. La langue subissait l’acidité du piment
Et l’indéfinissable souvenir des olives cuites. Le vin était oublié.
Il jeta un œil distrait sur les genoux des fillettes criardes.
Les fenêtres donnaient maintenant sur l’obscurité des intérieurs.
Rideaux ouverts et immobiles. Les seuils se remplissaient d’êtres
Accroupis. Des miroirs luttaient contre l’absence. Plafonds tranquilles.
Il fit le tour par les champs de canne à sucre, se limitant à les contourner.
Des ouvriers revenaient d’on ne savait quelle souffrance secrète,
Silencieux comme des animaux, lents comme un ciel d’étoiles.
Un peu de lyrisme, don Alfonso Galvez Hoffman ! Des octosyllabes le hantaient.
Un, deux, trois, quatre, un, deux, trois, quatre, un, deux, un, deux,
Trois, quatre, cinq, six ! Des oiseaux rentraient eux aussi chez elles.
Eux. Elles. Il nota la rencontre dans le petit carnet. Tout le monde
Connaissait ce talent. Il composait des satires sur les temps présents
Et savait évoquer ce qu’on n’avait plus aucune chance de retrouver
Intact. Miroir de l’instant et préservoir de la durée. On ne demandait
Pas plus aux mots. Il pianotait en chantant, laissant la guitare
À des chants plus profondément fidèles. — Donnez-nous des nouvelles
De notre éparpillement, don Alfonso ! Les laisses s’étiraient d’une image
Surprise au seuil de la réalité jusqu’à ce point presque indicible
Où la réalité explore elle-même ce que l’imagination vient de mettre à jour.
Refrains du quotidien et de l’éternité. Appauvrissement de la musique.
Micros de l’intimité. Il griffonnait à même les touches avec un crayon
Gras que doña Pilar, pianiste elle-même, mais virtuose, lui reprochait.
Il avait à peine approché Ochoa, évitant même de croiser son regard.
Il avait observé des mains peut-être un peu moins rudes que celles
Qu’on imagine nourrir les habitants des hameaux, des mains héritées
De la résignation, mains aux doigts exercés à l’arrachement et non pas
À la finition. L’échine était celle d’un fils comme il faut que soit
Un fils destiné aux creusements plus qu’à l’extraction du nécessaire.
Déception de doña Pilar. Elle avait accéléré la croissance d’un menu
Fait tout exprès pour satisfaire son hôte. Il s’était mis à boire plus vite,
Moins facilement, prenant le risque de dénaturer le ravissement.
Ochoa avait accepté de tremper un pied dans la bassine. S’était-elle
Décoiffée ? Il l’imaginait mal en putain repentie. Raïssa servait en silence.
À quel moment avait-il été invité à vider les lieux ? Le visage
De doña Pilar se durcissait progressivement. Elle l’accompagna
Jusque dans la rue. N’oubliez pas le renard. Elle enfonça le béret
Sur une tête instable. — J’avais ma canne en arrivant, dit-il.
Il ne l’avait plus. On ne chercha pas la canne. Il vit Raïssa glisser
Dans la fin du jour comme une feuille morte à la surface des eaux.
Ochoa s’était figé dans le patio, incapable d’aller plus loin.
Christ. Il se rafraîchit au jet vertical d’une fontaine. Sans ma canne,
Avait-il prévenu, je divague ! — On n’a pas besoin de canne à votre âge !
— Question prestance, je reviendrai ! Et il avait commencé par s’égarer
À cause d’une nette diminution de l’éclairage. Les cris des enfants
Eurent vite fait de l’éveiller. Ce besoin d’autre chose ! s’étonna-t-il
En pensant aux agenouillements de doña Pilar. — De quoi la soignez-vous ?
Avait-elle demandé au début du ravissement. Elle surveillait l’entrée
Du cabinet si la lumière était favorable. — Je ne suis pas compétent
En la matière, avait-il avoué à son hôtesse déjà déçue par sa prestation
De convive. — L’esprit est infini, expliqua doña Pilar, raison pour laquelle
Nous finissons par ne plus savoir. Mais elle insistait pour connaître
Mieux la petite vipère qui s’était glissée dans son sein, selon l’expression
Consacrée. — Je ne comprends pas qu’il refuse de nous accompagner.
Dit-elle doucement. J’ai peut-être eu tort de m’en remettre à vous.
Je n’ai pas l’habitude de l’anomal. — Où diable avait-elle péché
Ce vocable inattendu dans la bouche d’une personne aussi indifférente
Aux mœurs des oiseaux de nos places publiques ? Que dis-je ? Je n’ai
Rien dit. C’est la nuit qui tombe sur mon silence. Le ravissement
N’est plus que le souvenir d’avoir été un moment proche de la vérité.
Terre de l’asphodèle et du lièvre, terre de femme au travail
De l’enfant, terre des hommes cherchant des lois au partage
Et trouvant des raisons de hiérarchiser la possession,
Terre de l’enfance des arbres et de la mort des œuvres,
Terre de l’inhabité et des néoténies de la langue, terre
Du soir et des fenêtres, terre des transparences et des profondeurs,
Terre des jours circulaires et de la vie rectiligne, terre
De la fragmentation des textes, terre de l’existence de la mort,
Terre des preuves, des méthodes, des instincts, des orgasmes
Et de la foi, terre de l’assimilation et des conquêtes, terre
Trouvée sur terre en un moment de l’enfance, je n’ai hérité
Que de mon apparence et elle me rapproche de mon nom. Enfant
Sommaire apparue dès la première éjaculation, je te voyais
En haut des vignes, enfance toi aussi, prometteuse d’oubli
Instantané. Ils chargeaient tes épaules de la nourriture
Des hommes et, patiente ou soumise, je ne pouvais pas en juger
À cette distance, tu allumais le feu avec des branches d’oranger
Et d’amandier, tu installais le trépied et la gamelle, toujours
Avec cette lenteur reçue en héritage des femmes patientes ou soumises,
Et je te regardais touiller la mie et surveiller le lard,
Patiente si je rêvais de toi ou soumise si je te haïssais.
J’ai passé une grande partie de mon enfance à écouter de la musique
Et à regarder la télé. Ils désignaient une malformation intérieure
Si grave que j’avais du mal à me déplacer sans souffrir.
La nature est une question de dosage de la matière, une complexité
Chimique qui continue de se compliquer et l’enfance devient
Un problème d’adulte au travail de l’éducation. J’ai lu des livres
Où l’amour donnait le meilleur de l’expression, beaux livres
De lignes plus que de mots, de croissance plus que de présence.
Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi et tu t’en allais.
Terre de l’attente d’un meilleur moment, terre de la croissance
Des précisions et du détail, terre de l’ouvrage et du spectacle,
Terre de cette enfant que tu éloignais de moi par principe,
La pluie venait avec un vent reconnaissable par sa douceur.
Nous pouvions voir la mer et ses partances, la plage noire
De monde, la terre descendant par la route goudronnée comme
Tout le monde. Je n’ai pas rêvé. Un concert traversait ma tête
Cernée d’écouteurs. Et je te proposais une vie sans réjouissance
À la place de l’espoir, une vie de terrien arracheur de terre
En exemple de la nécessité de ne plus revenir pour toucher sa part
D’héritage. Enfant des hommes et tristesse des femmes, je te voyais
T’incliner patiemment devant la lourdeur des travaux à exécuter
Sous peine d’exclusion. J’ai eu la chance de posséder des os
Fragiles et un père travailleur. Ma mère vous expliquait les os
Et la pathologie des os. Elle parlait sous le couvert de l’expérience.
Abeilles des vignes et des amandiers, abeilles des ressemblances
Exactes, abeilles de la tranquillité des après-midi de sommeil
Après l’abus de vin et de nourriture, tu visitais l’enfermement
De l’adolescence, l’enfance en pleine croissance prise au piège
De l’avenir, terre des os et de la poussière des os, terre
De la nécessité de conserver le sang dans des corps fatigués
Par le travail et la protection des œuvres. Serpents des murettes,
Petites apparitions de la possibilité d’être plus rapide que l’œil,
Serpents et traces des animaux poursuivis par la nuit, possibilité
D’effacement de toute cette activité nocturne et peut-être intérieure.
Le matin, je te voyais porter le linge au lavoir, trottinant
Derrière les femmes, portant le linge et souffrant de n’être pas
Ailleurs, avec moi, avec un autre, loin de la terre et des os
Que la terre réduit à la terre, poussière de propriété, pluie fine
Des réveils. J’écoutais des concerts, je mesurais l’importance
De l’électronique et de la mémoire artificielle et ils rêvaient
De nouvelles nuits dans les jardins d’Espagne, partitions faciles
Du bonheur, enfouissement des trésors nationaux et érections des stèles
Exemplaires. Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi
Et tu t’en allais. Tu glissais sur la nuit réduite à sa surface,
Tu ne revenais plus sans cette intuition de l’issue, sans cette
Connaissance de l’hypothèse la plus probable et je rêvais de toi.
Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi et tu t’en allais
En laissant toutes les traces de ton passage sur ma nuit exemplaire.
Nuit noire et blanche, nuit des couleurs et de la perspective,
Nuit d’une terre à facettes, nuit sans présence, fil tendu
Entre le savoir-faire et la paresse, nuit d’Ochoa écorché
Et pendu (essai non concluant) à l’arbre fournisseur d’ombre
Dans les pires moments de la journée. Tu n’expliquais pas
La virginité. Tu servais le corps commun avec une application
De miroir. Je te reconnaissais dans l’écorce des branches.
Il n’y avait rien de plus ressemblant que ces greffes pratiquées
Dans l’écorce de l’arbre planté pour faire de l’ombre à mon immobilité.
Terriens des hameaux !¡Arrabaleros ! Je vous saluais depuis ma claustration.
Quelle déception pour vous, mes imitations et mes petites révoltes !
Même le guitariste n’y croyait plus. Et ma station verticale devenait
Impossible parmi vous. Je me couchais dans les toitures de bruyères
Pour échapper à vos visions. Toujours plus haut sur vos constructions
Traditionnelles, moins facile et plus proche de l’incompréhensible.
C’est dans ces conditions que j’abordais vos filles. Elles travaillaient
Pour ne pas subir vos critiques, elles se soumettaient ou cultivaient
Cette patience qui me laissait nostalgique au bord de leur regard.
Voici celle que j’avais choisie. Ochoa, me disait-elle en substance,
Je ne suis pas faite pour toi et elle s’en allait avec les autres,
Les autres continuaient d’agacer mon sens de la part qui me revenait.
Ochoa, elle ou une autre, ce n’est plus possible. Elles s’en allaient
Toutes ensemble, disparaissant progressivement dans le même chemin
De traverse, entre les prés et les vignes, le long des bois et des
Parois. Il n’y a pas d’autre nudité que ce cercle hérité du désir.
Rien d’autre que cette appropriation des choses. Et tu t’en allais
En prononçant le nom que je portais encore avant de le soustraire
Au cadastre. Dormant encore sur la fourrure des animaux, je rêvais.
Quel sens donner à ce désir de possession ? Quels noms portent
Ces nouveaux lieux de l’existence ? Quelles demeures pour les fous ?
Mais nous ne dormions pas ensemble. Bien qu’il m’arriva de coucher nu
Sur tes planchers, seul et nu entre les tapis et les plafonds
De ton ciel de lit. J’inventais les topographies exemplaires de ma
Passion. Maintenant, voici les personnages. Il m’a suffi de descendre
Et d’imposer mon corps. Il fallait que cela se passât non pas ailleurs
Mais plus bas, plus proche des centres d’intérêts, presque au cœur
De la nouveauté. Je descendis un soir de pleine lune. Je n’oubliais pas
La cassette contenant le concert par quoi je comptais m’obséder.
Simplement, je ne pris pas de quoi écrire. J’ai dormi dans l’ombre
Induite d’un bassin d’alimentation. Les pompes ont investi mon sommeil
De pacotille. Je ne voyais plus nos façades ni nos arbres.
Je te retrouverai, répétai-je sans me fatiguer de n’en être plus aussi sûr.
Moment crucial. La terre devient le seul objet. Et le corps s’engage
Dans l’hiatus. Découverte alors purement vocale de la différence
Entre soi et ce qui se propose à la croissance. Resserrement de l’errance.
Par quoi remplacer ce qu’on vient de quitter ? Quelle sera ta nouvelle
Position, ton possible exercice de la trajectoire ? À quel nouveau
Moment tout cela s’arrêtera-t-il ? Guetter la méprise. Plus de mots.
Boire pour remplacer les mots, leur action de surface. Raïssa apparut
Dès le début. Il a fallu que je n’attendisse pas. Christ. Je suis
Cet homme. Une femme me nourrissait. Je cueillais pour elle les fruits
Qu’elle te demandait de porter jusqu’à elle. Ochoa, me disais-tu,
Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais, toi qui seule
Connaissait mon vocabulaire. Ils ne trouvaient pas mon lieu
De prédilection dans mes poches. Ils en oubliaient de t’interroger.
Voici l’herbe où tu t’es étendue pour regarder le ciel jusqu’à cécité.
Herbe de la première nuit passée avec un corps étranger à ma maladie.
Comment ne pas en laisser la trace ? Mais je n’avais rien pour écrire.
S’il en reste quelque chose, qu’en as-tu retenu ? Ochoa, me disais-tu,
Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais comme on croit
À l’existence de la terre. Nuit facile. Je giclais plus facilement
Dans cette nuit que dans toutes les autres. Je giclais par excès
De substance. Tu disais que nous étions comme le ciel et les étoiles,
Toi le ciel infiniment et moi les étoiles une à une. Ochoa, je ne sais
Plus si j’avais raison de m’abandonner, disais-tu. L’herbe noire
Nous entourait. Des lueurs traversaient les feuillages. Je ne sais
Plus ce que je t’ai demandé, me confiais-tu. Je ne sais plus si
Nous existions avant de nous retrouver. Catimini. Suspension des effets.
Le ruisseau naissait clandestinement des tranchées d’irrigation.
Christ. Et si elle avait raison ? Soyons discrets ou plutôt approchons-nous
Du silence de la voix. Rien pour écrire alors que tu parles de nous !
Ochoa, me disais-tu, nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais.
Nous nous éloignâmes encore. La nuit devenait transparente et tu voulais
Voir. Qui étais-tu ? — J’étais la promesse de l’intelligence et je
Ne l’ai pas tenue. J’étais la preuve d’une égalité des chances
Et je n’ai saisi que des opportunités de poète. J’étais le pain
Et le vin de tous les repas et j’ai laissé brûler l’attente
Dans le fourneau. J’étais sur le point d’en savoir autant que les autres
Et je m’exprimais comme un voyant. Je n’étais pas celui qu’on attendait
Ni la fin de l’enfance. Ni Falla, ni Machado. Rien d’autre qu’un malade
Des os et par conséquent de l’existence. Ochoa, me disait-elle,
Je ne suis pas faite pour toi et elle s’en allait. Ochoa, me dis-tu,
Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te crois. Toi le ciel
Infiniment et moi les étoiles une à une. Moi relatif de l’attente.
Couteaux de ma résurrection ! Forges des rhéologies du texte ! Instants
Favorables à une approche intentionnelle de l’arrêt sur l’infini !
Toponymie des familles de poètes ! Je croyais exister sans la nécessité
De me reproduire. Je croyais te déposséder de ton héritage. Je croyais
Que rien n’était possible sans une bonne connaissance de l’instant.
Et je voyais à quel point je m’étais éloigné de toute sympathie.
Ils nous cherchent. Ils connaissent les recoins de leur terre. Leurs chiens
Aboient dans le lointain de notre existence commune. Faits l’un pour
L’autre et défaits comme un nœud naïvement compliqué de graphes.
Comment imaginer cette morsure et la répétition des griefs ? Comment
Mesurer dès maintenant la durée conditionnée par les usages du droit ?
Il n’y a rien de plus exagéré que ces intrusions dans la vie privée.
Rien de plus démesuré. Couteaux de ma deuxième vie ! Ils traverseront
Une chair tétanisée par le désir d’éterniser l’instant exact du bonheur.
Ils fendront la surface d’un dernier recours à la voix. Couteaux des
Imbéciles. Je ne veux plus vivre la cohérence au prix de la paix
Extérieure. Je peux encore me tenir à distance. Je peux provoquer
Sans me soumettre à la jalousie des couteaux. Ochoa, me dis-tu,
Je t’accompagnerai jusqu’au bout de cette existence de patachon et
Je ne te crois plus. Tu es la terre qu’ils répandent sous leurs pieds
Quand l’arable vient à manquer. Je suis le prétexte des mises à mort.
Saignante joue des encornés, au mieux. Entrejambes des mutilés du combat.
Têtes cassées des lents. Traces du piétinement, au mieux. Ochoa,
Je ne comprends plus ce que tu veux de moi et je t’en voulais
De refuser la petite souffrance d’un attachement par l’épine. Couture
Des amants. Rien que cet étroit percement de la surface pour résister
À la séparation par capillarité. Raïssa, c’est la première fois
Que je te demande quelque chose. Toi le ciel infiniment et moi
Les étoiles une à une. Un peu de terre sur ta terre et la proie
De mon regard sur ta langue dialectale. Exercice de l’enjambement
À la césure. Ils pratiqueront l’exercice du couteau ordinaire réservé
Aux amants immobiles si tu n’es pas celle que je croyais. — Ochoa, dis-tu,
Christ en croix sur le corps de la femme, de quoi te plains-tu ?
— Je ne me plains que de ma solitude mais je l’ai bien cherchée !
Je t’ai trouvée parce que tu te laissais voir. Imagine le contraire.
La place déserte et la rumeur des rites de l’autre côté des murs.
Sale petite anarchiste en phase avec son époque ! Elle ouvrait la persienne
Et laissait entrer ma lumière dans son appartement sans se soucier
De ses colocataires. Elle apparaissait comme la réponse possible
À mon tourment. Beaux cheveux des filles qui savent se coiffer ! Belle
Apparence du bonheur. Racines des seins. Les bras formaient les deux côtés
Égaux d’un triangle isocèle. Elle arrosait négligemment des géraniums,
Éclats de verre de sang sur les vitres. Mon propre reflet se divisait
En lumière descriptive et en ombre suggestive. Poésie de mon apparence
Dans les miroirs tendus. Les battants se croisaient dans la profondeur
De la pièce qu’elle venait d’ouvrir. Depuis, nous nous sommes aimés,
Ayant attendu la nuit pour nous retrouver nus dans l’herbe noire.
La nuit est favorable aux rencontres comme résultat d’un calcul enfantin.
Voici les seins et la limite des épaules. Voici la fente et l’ouverture.
Quelle différence ! J’ai situé le plaisir au niveau du sternum, la première
Fois. La seconde il scia ma colonne vertébrale. La troisième mes bras
Ont éprouvé les limites de l’étreinte. Que veulent les couteaux
Savoir de mon plaisir ? Que veulent-ils de réellement écrit sur le plaisir
Qu’on éprouve à la surface des femmes ? Je sais ce que vous ne savez pas.
La pénétration de l’acier jusqu’à l’organe vital n’est que la conséquence
De votre ignorance. Sinon vous apprécieriez la justesse de la métrique
Et des autres composantes d’une poésie digne d’existence publique.
Du pied vous écrasez les médiums. De la tête vous n’imaginez plus.
Votre sexe est une fleur arrachée à la terre. Pauvre fleur arrachée
À l’existence des fleurs ! Traversez mes sarcasmes de joue en joue
Si vous ne possédez que les couteaux de l’existence du genre humain.
Qu’allez-vous faire de cet autre corps ? Effacez mes traces ? Entrer en lui
Jusqu’à la racine de ma semence ? Le diviser pour mieux régner sur lui ?
Ma quantité de sang s’amenuise. Je ne pouvais pas mourir d’autre chose
Que d’une hémorragie carabinée. Ochoa, me disais-tu, nous sommes la proie
Des couteaux et tu ne sens pas la douleur ! Raïssa mon amour de femme !
Fin du règne d’Ochoa sur la pensée des hommes. Une flaque de sang
Éclairée par les lampes torches. Un visage qui s’éteint. Mes mains !
Je vous avais oubliées, vous porteuses des traces de la femme
Que je suis venu chercher et que j’ai trouvée dans une fenêtre !
Vous, exploratrices de mes obscurités textuelles. Prenez ma tête
Et tournez-la du côté de la femme qu’on emporte loin de moi,
À une éternité de ce que j’en sais maintenant définitivement.
À huit heures du soir, Gérard de St-Pé quittait les lieux
Pour se rendre à son rendez-vous quotidien avec les plaisirs
De la table. St-Pé est un fidèle des rendez-vous. Doña Pilar
Ne l’attendait pas. Il ne croisa pas don Alfonso. Elle le reçut
Avec des explications si confuses qu’il crut à un mensonge.
Mais quelle était la raison de ce mensonge si inattendu
De la part d’une amie aussi ancienne ? Il but avec elle la solution
De vin rosé et d’eau fraîche qui concluait habituellement
Leurs rencontres. Elle lui offrit des beignets au lait.
— Je ne sais pas, disait doña Pilar, ce qui m’arrive aujourd’hui
Mais je suis presque incohérente. Elle s’enfonçait dans un pouf.
— Voulez-vous que je dorme ici ce soir ? proposa monsieur de St-Pé
Qu’on ne pouvait pas soupçonner de luxure. Elle refusa de la main.
Dormir, elle ne dormirait pas et puis il était trop tôt pour penser
À dormir. Elle redoutait de mauvaises rencontres. Elle se signa.
Monsieur de St-Pé, dont la famille n’avait pas toujours porté
Ce titre (comtes ou quelque chose d’approchant), fuma un cigare
De La Havane en pensant aux jolis doigts de la cigarière.
— Je ne sais jamais ce qu’il faut répondre aux amis qui s’ennuient,
Dit-il en se vissant dans son pouf. — Je ne m’ennuie pas,
Dit doña Pilar. L’homme la regarda comme s’il était étonnant
Qu’elle lui fît ce genre de réponse. Les volutes s’accumulaient
Comme les nuages du mauvais temps. Têtes penchées d’une citadelle
Qui entre dans la nuit. Il lui conseilla de ne plus penser.
En traversant la salle à manger, il avait jeté un regard morne
Sur le repas achevé. Vous avez dîné ? demanda l’amie un peu agacée
Par ces observations parallèles. Il avait absorbé le nécessaire,
Avoua-t-il. Il rougissait sous l’influence des yeux. Sa maison
Avait appartenue aux Galvez Bonachera. Elle se dressait inutilement
Au-dessus des autres, gonflant sa façade de pierres rouges, inutile.
Le percement d’une baie vitrée avait, en son temps, un peu scandalisé
Les anciens propriétaires. Ce miroir monumental reflétait la cité
Comme la bouche ouverte qu’on avait d’abord dissimulée derrière
Une austérité de pierres croisées. Cet ancien agencement limitait
Maintenant la baie. Monsieur de St-Pé avait lui-même calculé
La finition en quatre côtés parfaitement rectangulaires, indubitablement
Rectangulaires. Il sauva la vigne et les contreforts de briques
Et de galets. Un bougainvillier gonflait sa voile sous les balcons.
Et la terrasse s’avançait comme une danseuse nue sous les feux
De la rampe. Il quittait facilement ces lieux verticaux. Derrière,
La paroi exhibait des cicatrices refermées et la terre lavée
Et concassée s’était figée en coulures jaunes. Il avait acheté aussi
Les mines. On ne s’y rendait plus guère que pour en admirer
Les peintures rupestres. — Encore un peu ? proposait doña Pilar
En soulevant la cruche dégoulinante de perles, petits miroirs
Fugaces. Il acceptait, se grisant lentement, comme il aimait se griser
En compagnie des amis et plus particulièrement de cette amie
Inexplicable dont la famille avait tout possédé jusqu’à une date récente.
Il admirait l’insolence du passé. — Pensez-vous qu’un arbre ajouterait
À la verticalité ? Il avait pensé à un arbre sans lui donner de nom.
Connaissez-vous un arbre qui ferait l’affaire ? Un arbre parfaitement
Vertical. Une colonne d’arbre. Son feuillage s’épanouirait dans
L’ombre des crépuscules. Il traçait la lumière de bas en haut,
Guidant le regard des deux mains. Non, elle ne voyait pas.
Un arbre à la place d’une tour qui avait manqué à cet édifice
De la possession et du droit chemin. Huit heures et demie et
Nous n’avons encore rien dit d’important. Elle lui parla d’Ochoa.
Christ. Il avait décliné toutes les invitations à s’asseoir
À une table. — Nous ne sommes pas assez humbles pour lui,
Ironisa monsieur de St-Pé. Christ ! Christ ! Christ ! Doña Pilar
Agita les perles de ses petites croix d’ivoires. Quelle belle soirée !
Dit monsieur de St-Pé en observant le ciel à la surface des verres.
Quel mystère, ce ciel, tout de même ! Et il se recroquevilla
Avec le cigare au milieu de sa nouvelle posture. Doña Pilar
Se penchait pour recueillir la cendre dans le creux de sa main,
Cassant le fût gris de la cendre avec le petit doigt.
Attendait-elle quelqu’un d’autre ? se demanda-t-elle soudain.
Il se souvenait maintenant de n’avoir pas été invité ce soir.
Il la soulageait d’un remords. — Voulez-vous que nous écoutions
De la musique ? dit-il. Elle préférait les bruits de la nuit
Qui froisse les draps de la réalité. De la musique ? Je ne sais pas.
Elle pensait à Ochoa qui avait refusé de s’asseoir à sa table.
Cet après-midi, elle avait relu le Sermon sur la montagne
En évitant les commentaires des mots riches et pauvres.
Mais le texte devenait incompréhensible sans ces éclairages
Inspirés par la pratique de la douleur. Jamais elle n’avait souffert
Au point de crier. Elle imaginait l’effet du cri que l’inspiration
Condamnait au silence. Chambre des meilleurs d’entre nous.
Les petites misères physiologiques n’ont jamais mené personne
Sur les chemins de la parfaite connaissance des faits. Personne
N’est entré dans le royaume de Dieu par la grâce d’un défaut
De fonctionnement. Il faut une croix à la vie pour avoir une idée
Exacte de la différence. Nous imaginons, répétait doña Pilar
À des interlocuteurs patients, ce qui pourrait arriver si cela
Pouvait arriver au commun des mortels. Il arrive plutôt des corollaires
À l’héritage. Et encore, souriait-elle, quand nous sommes fleuris !
Expression qui était restée pour désigner le meilleur de la société.
Monsieur de St-Pé préférait les poésies mystiques. Il n’avait qu’une idée
Vague de la souffrance à mettre en jeu pour trouver de la joie
À la place du bonheur. Ayant épousé un jeune cadavre, il l’avait vu
Vieillir. Cette descente aux enfers n’en finissait pas. Les tangentes
Avaient souvent réduit la vie quotidienne à un ennui passablement
Existentiel. Il se souvenait des cris du texte comme on rappelle ses chiens.
— Si vous aviez rencontré don Alfonso (et elle se demandait comment
Ils ne s’étaient pas rencontrés), il vous aurait parlé du renard.
— Un renard ? fit monsieur de St-Pé. Sa femme rêvait d’un renard
Argenté. Ce n’était pas le moment de badiner. Doña Pilar Galvez
Bonachera vivait un de ces intenses passages de la pensée aux réalités
Contradictoires. Le docteur avait-il plongé le même nez dans ces verres
De baccara ? Cessons de plaisanter. Il accorda une attention courtoise
Aux propos de son hôtesse. Ses mains se caressaient sur la table.
— Un renard, dit-il, vous voulez dire l’animal ? La question étonna
La roturière. Elle décrivit un cadavre encore chaud. Il frissonna.
Les joues de la bonne femme tremblaient comme si elle se préparait
À pleurer. Elle entrouvrit des lèvres blanches. — Un renard, dit-elle,
Qui nous arrive bien mal à propos. Et elle s’élança dans la nuit.
Il la suivit. Ils entraient dans une obscurité en formation.
Elle l’avertit que le jardinier avait oublié des trous. Renard,
Trou, qu’allait-il imaginer ? Elle tourna le bouton d’un interrupteur,
Demandant si la lumière était propice à la conversation. Il appréciait
Les insectes mais pas à ce point ! Elle sembla encore courir, s’éloignant
De lui, atteignant finalement l’invisibilité. Il était sous les branches
Et fumait une cigarette. Il lui parla d’un renard qu’il avait vu
Dans une vitrine. Vu mais pas acquis. Donc pas offert. Elle vous en veut,
Dit doña Pilar du fond des ténèbres. — Vous a-t-elle parlé de nous ?
Demanda-t-il comme s’il n’avait jamais abordé le sujet. Doña Pilar
Fit une brève apparition dans le contre-jour d’une lampe. — Jamais !
Dit-elle. Il croyait voir ses bras et les épaules comme un U renversé.
— Je ne connais rien aux fanfreluches, expliqua-t-il. Elle continuait
De se soustraire à l’abondance de possibilités. Il la poursuivit
À l’aveuglette. Il rencontra des buissons habités par des êtres
Terrorisés. Une allée montait entre les fleurs. Il la retrouva
Sous un portique. Elle se plaignit de sa jambe. Souffrance des
Immatures. Ochoa n’avait pas détourné son regard de l’exploration
Qu’elle avait entrepris comme un viol. Christ. Elle pénétrait en lui
Comme dans la douceur des textes. Les femmes avaient caressé ses joues
Et les cheveux. Elles avaient ressenti une brûlure presque douloureuse.
Essaye, toi ! Elle préféra le regard. Commencement d’une persécution jalouse.
Ses mains lui obéissaient. Les pieds s’arrachaient à l’instance des cris
Retenus par pudeur. Pourquoi ne dis-tu rien ? lui demanda-t-elle.
Je t’ai entendu parler aux animaux dans la forêt. Ils t’écoutaient.
— Les femmes n’avaient jamais rien entendu de pareil. Leurs mains
Brisaient des liens imaginaires. — Les animaux ? fit monsieur de St-Pé.
Elle imita les animaux. L’obscurité multipliait les ressemblances.
Il se posta dans un angle illuminé pour observer la femme qui se donnait
En spectacle. Et Raïssa ? demanda-t-il doucement. Raïssa ? Petite garce !
Le cri de douleur traversa la nuit. Monsieur de St-Pé quitta la lumière.
Quel cri ! Quelle douleur ! Mais rien d’assez profond pour comprendre
Ce qui se passe réellement. Rien de définitif ! Voulez-vous que nous
Parlions d’autre chose ? proposait-elle en se glissant entre la nuit
Et l’homme qui la confondait avec d’autres ombres. Voulez-vous que
Nous dormions ? Elle se déplaçait avec une lenteur égale au temps.
Mais dans quelle direction ? Il arpenta le souvenir d’une allée de graviers
Et atteignit la serre chaude. Elle l’attendait. Je savais que vous me
Comprendriez, dit-elle. Il la suivit. Raïssa ! Putain ! Elle griffa
Le ciel noir. Vous ne me suivrez plus si j’ai raison ! Doña Pilar !
Raïssa ! Putain ! Vous comprendre ? Il haletait. Putain ! Putain ! Putain !
Elle écorcha une ombre, répandant la lumière d’une torche. Putain !
Me comprendre, oui ! Comprendre que je veux savoir ! Comprendre
Que les femmes ne veulent pas savoir. Comprendre que les bras d’une putain
Sont ouverts ! — J’irai où vous voulez, dit-il sans y penser. Où je veux !
Mais nous n’allons nulle part. Nous quittons les lieux de ses fornications !
— Ici ? fit-il en reluquant l’herbe obscure des parterres. — Ici !
Si vous le voyez, ajouta-t-elle et elle consulta sa petite montre
Bracelet — il est encore temps — vous qui avez tant d’influence
Sur l’esprit, recommandez-lui de parler aux hommes. Les hommes sont
Taciturnes. Ils ne comprennent pas le silence obstiné des étrangers
À leur terre. Méfions-nous de Cayetano, de son juge et de son régisseur.
Vous n’avez jamais rien écrit sur les injustices de notre temps mais
Vous imitez si bien le fil du temps, sa cohérence de chanson, justement
Le refrain dont nous vous sommes à jamais reconnaissants. Raïssa est
La petite putain dont il faut se méfier. Il y a toujours eu une petite
Putain chez les femmes, une putain en bas âge, parodie de nos désirs
Légitimes. Putain ! criait doña Pilar en montrant le poing à l’ombre
Incalculable. Des ailes se pliaient dans la nuit la plus obscure
De cette existence de femme. Monsieur de St-Pé se retrouva seul dans la rue.
Il retournait chez lui, dans sa demeure ancienne, dans son lit ouvragé
Selon le style national, dans son sommeil d’architecte du lendemain.
Du voyage, il haïssait et redoutait peut-être les trajets, préférant
Les étapes. Nul voyage n’était plus angoissant que ces simples allers
Et retours entre la demeure et l’histoire particulière des autres.
Minutes de reconstruction de ce que la conversation venait de chambouler.
Il voyait à travers les doigts de la main. Revenu dans une lumière
Propice à l’observation des détails, il ralentissait petit à petit,
Non pas pour ne pas atteindre son but mais prendre le temps d’en mesurer
L’importance. Portées des ombres sur les façades. Vanité des fenêtres
Contre quoi les persiennes secouaient nonchalamment leur géométrie
Articulaire. Excroissance de la pierre aux angles. Grimaces des envergures
De la hauteur retenue par des arcs-boutants. Sinuosité des crêtes.
Le chemin était visible dans le feuillage des eucalyptus. Portail
D’inspiration gothique. Une boîte aux lettres crachait des nouvelles
Du monde. Il ramassa un journal mouillé par les condensations et le mit
Dans sa poche. Nouvelles de cet envers du monde qui est le lieu
De l’existence. Temps passé entre l’écriture et les voix répercutées
Par les murs de l’encerclement où il se reposait d’une existence
Dorée. La nuit détaillait les déplacements. Il salua un chien gris.
Dans son lit, il avait une préférence fébrile pour les putains
Expérimentées. Il interrogeait sa petite croix d’ébène avant
De s’endormir. Dialogue de l’écrit définitif et du texte provisoire
Offert sur l’autel de la reconnaissance. Il tournait rarement les pages
Des anthologies. Des œuvres achevées s’imposaient à l’esprit.
Actes purs de toute prétention à l’exactitude. Tragédie du bonheur.
Nous finissons par ressembler aux personnages des littératures. Agonie
Sommaire avec arrêt du cœur à la clé. Une dernière souffrance avant
De s’en aller. Témoins fascinés et rapetissés par le temps qui exprime
Ses limites. Peu de mots ont franchi cette question de la seconde suivante.
Attirés par les bas-reliefs sculptés au couteau dans l’écorce des arbres,
Il déchiffrait de possibles inachèvements en lieu et place des fins
Tragiques. Il faut nourrir l’activité verbale d’éclats de pierre.
Pourquoi ne couchait-il pas toutes les nuits dans le lit de doña Pilar ?
Parce que doña Pilar limitait leurs rencontres à des conversations
Sur les moyens d’en finir avec les attirances mutuelles. Aujourd’hui,
C’est Ochoa qu’elle recrée dans le chaudron de sa misère sentimentale.
Et déjà Raïssa ouvre ses cuisses de petite putain. Nuit interminable
Des parfaits ! Il entra dans la place publique. Les chaises arrondissaient
Les angles. Son béret voletait au-dessus de sa tête. Il offrait
Un visage serein. On lui arracha quelques paroles compendieuses. Débris
D’un chant intime. Rien sur Ochoa. Rien sur Raïssa qui dormait peut-être
De son sommeil d’enfant agité par la proximité de son futur. Rien
Sur le renard. Rien sur les procès truqués. Mots du naufrage des vies
Dans les dallages et les parterres de fleurs. Mots sortis de la poche.
Il humectait ses lèvres et on lui proposait des rafraîchissements.
Il remettait à plus tard les compléments d’abus. Courtois et décidé
Au moment des trajets. Il s’observa glissant sur les vitrines. Moustache
Des Gaulois. Les éphélides avaient viré à la terre d’ombre brûlée.
Lunettes en collier. Il agitait une main désespérée dans un contexte
Parkinsonien. L’heure de sa montre était en avance sur celle du clocher.
— En ce moment, dit-il à quelqu’un, je relis les Russes. Il provoquait
Des inclinaisons faciales sur son passage. Ces Russes, quels écrivains !
Il aimait secrètement le génie des peuples. Il ne croyait pas
À l’aventure. Il décrivait des déplacements de populations.
— Je passerai demain après midi, dit-il. Demain. Des jours.
C’est en long qu’il faudrait scier le temps mais la musique exerce
Sa mauvaise influence. Poésie des glissements. Il se laissa flatter
Par un témoin de son influence sur l’esprit. L’expression était
De doña Pilar. Elle l’abandonnait souvent aux limites des prétextes.
— Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous !
Il ne dormait pas. Il s’endormait rarement avant la fin des conversations.
Il les entendait jacasser à propos de leurs voyages dans le temps.
Les terrains vagues s’étendaient vers la plage, tristes parcelles
De terre jaune où des murs de pierre se dressaient comme des moignons.
Cadavres d’une ancienne cité. Il comptait y construire un bonheur
De résidence d’été. Les barques pourrissaient parmi les treuils.
Troncs couchés comme des femmes nues et noires dans l’émergence
De palmiers nains. Des tas de tuiles romaines témoignaient de l’importance
Du projet. Il contemplait les couchers de soleil des photographies
Retouchées. Il avait choisi lui-même les caractères de la publicité.
La courbe des rues avait été inspirée par le sourire d’une femme
Peinte. Les camés piaillaient en marge du bonheur. Ils allumaient
Des feux de joie. Il pouvait voir les robes se déployer en ombre
Chinoise. Ponctuations de cris fragmentés en autant d’essais.
Sa fenêtre s’ouvrait le jour sur des baigneurs, la nuit sur ce spectacle
De l’attente. Le matin, les chiens de la municipalité s’activaient
Pour ramasser les seringues et les préservatifs. On éteignait les feux.
Arrivée des baigneurs. Ils garaient leurs voitures sur la plage.
Gosses trouvant des aiguilles. On ne marchait plus pieds nus.
Une guinguette s’épanouissait en chaises et tables de fortune.
Le vent amenait des odeurs de bergamote et de grillades. Quelquefois
On entrait dans sa propriété et il gueulait. Les intrus s’agitaient
En montrant à quel point il était difficile de trouver la limite
Entre le bien public et la propriété privée. Il s’égosillait.
La police ne venait plus. On le raisonnait au téléphone. Les nudistes
Défilaient dans le sentier jouxtant son jardin d’agrément.
Il souhaitait un affrontement définitif. Les plans attendaient
L’agrément des autorités urbaines. Il connaissait un ancien ministre
De l’ancien régime lui-même propriétaire des anciennes laveries de minerai.
Beau tableau de peinture au mur de son salon. Représentation des gens
Au travail contre le mur de leurs maisons. Rouge des tomates et vert
Des yeux. Verticales se rejoignant tandis que les obliques se rapprochaient
De l’horizontale. Un sardinier voguait sur les toits. Femme au cigare
Peut-être copiée sur une boîte. Prestige d’un taureau peint sur une affiche.
L’ombre d’une statuette s’agrandissait avec le jour. Rancis des angles.
Il sortait une fois par jour pour son rendez-vous avec le maire.
On les voyait prendre un café dans le bureau. Ils parlaient pendant
Une demi-heure et le Français (c’est un Français) sortait par le grand
Escalier. Il retournait chez lui. En chemin, il achetait sa nourriture
Et le journal. Il fumait le gros cigare de la boîte. Il était courtois
Et économe en paroles. Il économisait aussi sur les aumônes. ¡Tacaño !
Le maire sortait à la fenêtre et saluait les passants. Il regardait
Son hôte sans commenter sa vision du futur. Les commentaires, c’était
En d’autres circonstances et elles ne manquaient pas. Le Français
S’éloignait vers sa demeure. Il retrouvait des traces de la nuit.
Les baigneurs, nus ou attifés comme des poupées, transportaient
Leurs parasols. Il leur expliquait que le jardin lui appartenait
Comme l’air appartient à ceux qui le respirent. Lys d’argent. Un citronnier
Déployait une aile sur un carré de carottes. Des roseaux séchaient
En tas. Il interdisait qu’on s’en servît pour étendre les vestes.
Préférez les parasols ! Leurs circularités bombées coloriaient le spectre
Des couleurs en jeu horizontalement. Il comparait sa vision à celle
Des impressionnistes. Quelle différence entre l’imaginaire des fauchés
De la matière artistique et les exactitudes des habitués de l’existence
Sur un fil ! Il était réveillé par les conversations des balayeurs.
Leur brouette métallique résonnait au choc des seringues et des tessons.
Silence des capotes. Les râteaux révélaient quelquefois un bijou
Et il le voyait briller dans leurs yeux. Il ne s’interposait pas.
Au diable les bijoux des camés ! Rentrant chez lui, le matin,
Il parlait des méduses avec les baigneurs. Il portait son petit panier
De victuailles. Le goulot plastifié d’une bouteille émergeait. Queues
Des poireaux cueillis dans le Nord. Un pain gonflait la paille grise.
Consistance des choses trouvées dans le sable. Il préférait les carcasses
De crabes. Au chalumeau, il savait extraire les couleurs de la chitine.
On entrait dans le cabas avec lui. Il mangerait des crevettes avec
Une soupe de poireaux. Un enfant demandait pour les couleurs. Il avait
Un secret mais il ne voyait pas d’inconvénient à préciser que le chalumeau
Avait son importance. Outil du fabricant à la place du pinceau délicat
Des poètes. Il montrait l’endroit où le panneau publicitaire affronterait
Le vent. Ici, les fondations. Là, dans le ciel, les piliers d’acier
Et la voilure du message publicitaire. Sa petite maison avait besoin
D’être repeinte. — Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas
De lumière chez vous ! — Je n’en vois pas non plus dans mon sommeil
D’enfant. Si vous passez du rêve à la réalité, ne me réveillez pas.
Je dors. Doña Pilar franchit la clôture et suivit le sentier de mâchefer.
— Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous !
Il y avait pourtant une petite lueur sous les draps mais Pierre était
Discret comme l’intérieur des murs qu’on ne traverse pas. — Vous
Voulez me parler ? dit-il en apparaissant. Silence provisoire des camés.
Entrez, ma bonne amie. Et parlons de ce qui vous amène à cette heure.
Christ. De la lumière chez moi ! Pour qu’ils frappent à ma porte
En pleine nuit ! Au passage il gratta les cordes d’une guitare pendue
À un clou. Sinistre accord atonal. Doña Pilar frissonna. Il alluma
Une bougie dans un chandelier. Le ventre d’une carafe s’illumina.
Petits verres se frottant. Christ. Ce vin et nos corps. La lumière
Suivait les canaux de l’obscurité. Elle atteignait les tableaux
De peinture. Personnages nus dans les décors d’une observation sommaire.
Il était convaincu de voir ce que les autres négligeaient par paresse.
Nostalgique, il se référait à un temps qu’il n’avait pas connu. Raïssa !
Jeune putain ! Il effleurait des petits seins chargés de lait. Sa caresse
Poursuivait le désir. Les jambes comme le bouquet de deux arbres et
Le ventre, terreau de l’existence. Cette putain ! Doña Pilar avait frémi
Quand les fruits avaient changé de mains. De son côté, Pierre avait aperçu
Le vagabond en passant sur une place encore déserte. Fenêtre fermée
De la putain endormie seule dans son lit. Les persiennes se remplissaient
De soleil. Désignation matinale des lieux de la luxure. La lumière
S’épanouissait ensuite sur les façades. Doña Pilar le voyait passer
Mais elle ne se montrait pas en chemise. Exubérance des miroirs.
Pierre écouta le récit. La scène des paniers l’inspirait. Les fruits
Changeant de place, la proximité des mains cherchant à contenir la rhéologie
Du moment, le mélange parfait de deux existences. Il manquait cependant
Un modèle à ces didascalies. Christ. Puis la séparation provisoire,
L’étirement de cet instant décisif. Je suis un proxénète de la scène
De genre, proclama-t-il dans son silence. Pas assez de lumière
Pour que doña Pilar observât l’apparition de nouvelles éphélides. Elle
Ne connaissait que le visage commun à tous les Cintas. Portraits des chaises
Ayant servi jadis à l’appui de modèles soucieux de paraître conformes
À l’idée de reflet fidèle. Des croix désignaient les murs. Soleils noirs
Et blancs de la peau. Un cri de camé le ramena à la surface
De la conversation. Cette putain ! Ce Christ ! Cette journée passée
À interroger les transparences du temple. Il alla jeter un œil à travers
Les persiennes. Un feu montait dans le ciel. Des camés lançaient
Des coquillages. Le ressac envahissait les interstices de silence.
Confus, il proposait des verres tremblants et elle les buvait sans cesser
De parler. Je ne dormais pas. Il n’y avait pas de lumière dans mon lit.
Je n’étais pas un enfant. Je ne finissais pas par chercher à peindre
La réalité. Je n’étais pas cet homme finalement nécessaire au décor
De sa propre existence. Vie des Saints. Mémoire des dictateurs. Journal
D’une victime. Photographies d’intérieurs de rêve. Son index consultait
Le dos rapide des reliures alignées sur une étagère. Portée de la main.
Un fauteuil usé jusqu’aux ressorts avançait des accoudoirs égratignés.
Doña Pilar avait du mal à se détacher du détail influant son désir
De connaître l’opinion des autres sur des sujets tirés de ses observations
Quotidienne. Le vin la tourmentait. Cris des camés. Sans doute un mot
Mais elle n’en percevait pas la nature. Pierre s’efforçait lui aussi
De comprendre. Joue crispée sous l’œil rond. L’index et le majeur
Écartaient les lattes. Aucune lumière incidente. Elle luttait contre
La nausée. Qui sont-ils ? Jamais vus de près. Vu leurs ombres dansantes.
Trouvés les déchets de leurs activités nocturnes. Il arrivait après
Les employés municipaux. Question de priorité. Aucun bijou au palmarès.
Il griffonnait au-dessus des traces en l’absence de personnages. Christ !
Elle n’avait rien demandé à cette putain. — Oui, fit-il, la putain.
Les fruits, l’attente, peut-être le plaisir. Mais n’ironisons pas.
La beauté de doña Pilar réside dans son port de tête. Ne bougeons plus !
Cri d’un camé réclamant le répit. Ils avaient bien entendu cette plainte
Venant d’un autre monde. Laissez-moi respirer ! Pierre plongea ses doigts
Dans les lattes. Quelqu’un fuyait sur la plage, pieds dans l’eau. Christ.
Je ne dors pas, dit-il. Je m’éveille. J’ai dormi. Mais à quel moment
De cette existence ? Meurt-on dans ces conditions ? — Pierre ! Pierre !
Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous ! — Je n’en vois pas
Non plus dans mon sommeil d’enfant. Si vous passez du rêve à la réalité,
Ne me réveillez pas. Je ne dors plus. C’est dire si le rêve a son importance.
C’est dire que votre petite putain m’inspire. Dire que la nuit, c’est le jour
Et le jour la nuit. Je ne dis pas qu’une petite lumière n’agite pas
L’intérieur de mon lit. Frappez à ma porte si vous n’êtes pas camé.
Christ ! Cette putain m’inondait. Voyez la croissance de mon fleuve.
Dernier verre avant de retourner chez soi. Doña Pilar l’avala sans désir.
Posez votre main sur mon cœur. Là ! Christ et putain échangeant les fruits
De mon repas. Paniers d’un osier d’or. Je vois, dit-il. Il voyait
La scène comme s’il l’avait inventée. Le camé revenait en fouettant l’eau
Avec sa canne. Du seuil de la maison, on ne voyait que le feu montant
Vers le ciel. Il l’accompagna jusqu’au portail. Écoutez-les ! Camés !
Le rêve est une conséquence du sommeil comme la poésie se déduit de l’éveil.
Elle s’éloigna, belle ombre ralentie par les défauts de l’obscurité.
Elle agita le bras pour dédaigner les appels des camés. Femme saisie
Dans sa métamorphose. Combien de temps attendent-elles avant de se donner
La mort ? Il rentra. Petite froideur de l’air qui ne bougeait plus.
Sous les draps, il ralluma la lampe. Une page encore blanche. Appelez
Les démons dans ces circonstances. Les constructions de l’esprit
Ne demandent qu’à trouver le lit de l’expression. Ne pas mettre le feu
Par endormissement. Son corps se liquéfia. Camés ! Putains ! Christs
En tout genre ! Femme venue pour trouver la paix et repartie sans
Même en avoir deviné la présence tapie. Icônes à la place des idoles.
Après l’été, il participait au nettoyage des vitraux, juché sur une
Échelle. Poussière étrangement noire, boue de l’air respiré. Il descendait
En clopinant sur les barreaux à cause de sa décalcification lente.
Un quatuor imitait les voix célestes à quoi s’ajoutait l’ange trouvé
Chez les enfants. Dieu-famille. Le charpentier rabotait inlassablement
Les faces d’un lambris. Je ne serai pas ce père ! avait-il déclaré
À une enfance studieuse. Le reste n’était que l’afflux incontrôlable
Des effets. Puis tout se fragmentait dans l’âge adulte, tout devenait
Probable par éparpillement de ce qui avait été clair et parfaitement
Plan. Redouter l’espace. Mais le temps existe aussi dans l’infini
Des points. Heureusement, la vie est plus simple, plus coulante, claire
Par moments. Camés des nuits et baigneurs des jours. Je n’ouvrirai
Pas la fenêtre si j’étais sûr de regarder ailleurs. Elle demandait
Des nouvelles de son sommeil et lui cassait les pieds avec des apparitions
Prometteuses. Scène de l’échange des fruits dans son patio. Il connaissait
L’endroit. Fraîcheur des jets d’eau, lenteur des palmes, les murs
Exhibaient des coulures de la chaux. Aux angles, cette ombre plus
Descriptive que l’abondance de lumière à l’oblique des ouvertures.
Excès de perpendicularités. Le sol montait un peu au centre. Imaginez
La pluie dans ces circonstances topographiques. Une coursive sombre
Agrémentée de colonnes et d’arches induites. Les génoises se fendaient
D’un coup de crayon surpris dans un effort de parallélisme parfait.
Perfection ou irréprochabilité. Il exposait une toile blanche et traçait
Les aboutissants. Elle guettait la seconde de fragilité et il paniquait.
Voici les fruits des circonstances d’une rencontre. Panier dédoublé.
La flamme traversa le drap. Il surgit de cet embrasement retenu
Par l’exiguïté des lieux. Rien de tel n’arriverait si elle consentait
À m’accompagner au bout de la nuit. Il piétina consciencieusement
Les cendres. Les camés, attirés par la lueur et par son extinction
Subite, s’approchaient des limites imposées à leur présence. Le seuil
S’éclaira. Il ne les défiait pas. Portant le masque de sa nuit blanche,
Il niait toute trace de brûlure. Un chat ajoutait son passage aux malices
De la lune. Nuits comme un fil tendu entre soi et la pacotille. Christ.
Le panneau publicitaire semblait effectuer un vol immobile. Il caressa
Le chat comme pour démontrer l’innocuité du contexte. Ils retournèrent
Autour de leur feu de joie. Irisement des chevelures. Il trouva sa canne
Et entreprit d’arpenter les allées. Des cailloux blanchis à la chaux
Le guidaient. Les ombres pouvaient trahir sa vigilance. On ne s’enfonce pas
Dans la nuit sans prendre le risque d’une mauvaise rencontre. Dormez
Et rêvez. Ou bien ouvrez les yeux et écrivez. Mais surtout, évitez
Le somnambulisme. Préférez les cordes raides, les pentes glissantes,
Les virages dangereux. Le chat miaulait derrière lui. Il atteignit
L’emplacement de la future église. Des pieux numérotés bornaient
Cette croix démesurée. Il s’apaisait. La lune consentait à s’embraser
Un peu plus. Il distingua les gravats rapportés pour combler la pente.
Le chat ne franchissait jamais cette géométrie plane. Il disparaissait
Quelquefois et ne revenait que dans la nuit suivante. Chat hypothétique.
Le chapeau d’Ochoa était posé sur un piquet. Il dormait nu dans le sable.
Le walkman côtoyait une tête tranquille. Est-ce lui ? Il occupait
La place de l’autel futur. Vous ne pouvez pas dormir à cet endroit !
La bande magnétique se déroulait. Il perçut les chuchotements d’un concert.
Je ne dors pas. Cette nudité ! Au centre géométrique de la croix !
Ils se dévisagèrent autant que l’obscurité permettait à l’œil humain
De reconstruire l’autre. — Vous ne dormez pas parce que vous ne trouvez
Pas le sommeil ? demanda Pierre. La chemise pendait au même piquet.
Un fruit alourdissait la poche. Lune ! À la place du soleil de l’écriture !
Lune éclaire ce qui est en train de se passer sur ma propriété !
Je ne vois qu’un homme réduit au silence. Et ma petite putain
Qui s’enfuit en croyant ne pas laisser de traces ! Lune attise la surface
De ce qui m’appartient ! Qu’ils croient que je possède le feu ! Putain
En fuite dans les dunes, elle retournait d’où elle venait et l’homme
Se tenait debout comme s’il ne pouvait plus rien lui arriver.
Grillons, chouette et pneus. La nuit, cessaient le chant des oiseaux
Et la rumeur des voisins. Cessaient les cris d’enfant. La nuit en finissait
Avec cette apparence de vie sociale limitée aux soins. Nuit couperet.
Il n’était plus dans le fauteuil près de la fenêtre. On avait attaché
Un pied du lit à un piton scellé dans le mur. Ses poignets pouvaient
Se toucher, saisissant en général l’inhalateur d’eucalyptus. Nuit mesurée.
Une heure après la tombée de la nuit, il pivotait et sa tête se retrouvait
À la hauteur de la lampe éteinte pour l’occasion. On l’allumait le matin,
Pour écarquiller les yeux et elle pénétrait dans la matière cérébrale.
L’été, mais aussi vers la fin du printemps et au début de l’automne,
On laissait la fenêtre ouverte. L’angle inférieur droit était encore
Divisé par des pans de toitures. Une crête d’arbre montrait ses oiseaux.
On lui avait coupé les jambes parce qu’il était fou furieux. Ou bien
Il avait perdu la tête parce qu’il avait perdu l’usage de ses jambes.
Grillons bavards ! Je connais tout de vos modulations. Nuit surpeuplée.
Il se hissait contre l’ombre, sentant l’effort de la colonne vertébrale.
Une chouette dialoguait avec ses proies. Rien de sinistre cependant.
Une attente qui se concluait par une autre attente. Alba serena.
Des pas demeuraient sans objet. Il se nourrissait de cette cadence.
Pendu comme un jambon à une potence, il guettait les apparences.
Voici un piéton pressé d’en finir avec le jour encore vivace.
Des fenêtres descendaient, guidées par une arête verticale. Un volet
Claquait à intervalle précis. S’il se met à pleuvoir, nous fermerons
La fenêtre. Il haïssait les jours de pluie. Dans son obscurité tenace,
Le compresseur vibrait. Un pendule de sérum s’immobilisait. Temps
D’une accélération propice aux visions dantesques. Un personnage
Travestissait le voyage intérieur. Parallèlement, il voyait la réalité
Dans une fenêtre. Pneus sur l’autoroute. Incessants trajets de l’utile
Et de l’agréable. Les phares brouillaient les pistes. Le jour de la Vierge,
Ils fermaient la fenêtre à cause de l’affluence. Tu ne dormirais pas.
Il ne dormait pas. Son corps était à l’œuvre d’une observation fébrile.
Ses sens se rejoignaient sur le terrain des perceptions. Combien de temps
Peuvent durer ces calvaires immérités ? Ils injectaient la nourriture
Et se taisaient. Il pouvait voir les épaules des passants si son corps
Agissait sur le corps. Il voyait des épaules pressées. Continuant
Son ascension le long du piquet de la potence, il découvrait la nuit
Telle qu’elle lui était déjà apparue, une nuit égale, une ressemblance
Poussée. Des remontées de chile provoquaient des contractions douloureuses
Du visage. Vous n’avez pas fait ? s’étonnait quelqu’un au réveil.
Il vit passer doña Pilar abritée sous un châle. Elle marchait dans
Des espadrilles. Mais le vent oblique ne rapporta pas l’odeur. Le vent
Se laissait envahir par la nuit et il finissait par ne plus rien
Rapporter. Vent-chien fatigué par un usage excessif de la fidélité.
Doña Pilar était pressée. Elle se hâtait toujours la nuit, venant
De sa maison ou y retournant une ou deux heures plus tard. Le vent
Gémissait sous elle. Couché le vent ! Et l’odeur de rose et de poivre
Ne montait pas. Il s’étira jusqu’à la douleur. Elle allait n’importe où.
Il ne savait rien des petits secrets des uns et des autres. Rien d’autre
Que l’odeur de leur passage si le vent n’était pas en laisse. Son coude
Saignait sur la tranche du pied de lit. Il confectionna les divers
Bourrelets destinés à amortir les appuis. Torsions des draps, de la chemise.
Il agissait autant avec les dents, répandant l’odeur acide de sa salive.
Le vent se coucha enfin. Doña Pilar glissa dans l’obscurité des orangers.
La chouette couina, indécise. Quelle est la dimension des victimes ?
Il trouva tous les points d’appui habituels. Son corps s’affaissa à peine.
Passage de l’exercice à l’expérience. Les courroies cessèrent leur cri
D’alarme. Il aperçut le haut de son crâne dans le miroir qu’ils élevaient
À la limite connue de son regard. Il n’avait jamais poussé plus loin
L’analyse du visage. Par crainte, peut-être. Ou doutant que la nuit
Fût une assistante loyale. Plus tard, peut-être. Ajoutons cette distance
À la relativité des révélations futures. — Rien fait ! Vous allez gonfler
Comme une montgolfière ! Rires travaillés à la fraise. Étau-limeurs
De leur affection. Il remettait aussi à plus tard le récit de sa souffrance.
Le miroir s’obscurcissait ensuite. Ou il n’y pensait plus. Un passage
De la rue à une destination inconnue venait d’éveiller son attention.
Il suivait les grillons dans leur mesure. Le vent nichait sur le trottoir.
Le visage blanc de doña Pilar s’apparentait à un masque de carnaval.
Le châle subissait les conséquences des coups de talons portés sur
La chaussée. Mollets blancs aussi, pointus comme des doigts, cisaillant.
Il s’immobilisa à cause d’un cliquètement de la machine. La nuit
Exagère. Assise sur le vent qui se laisse caresser, elle portait la femme
Vers son obscurité. Sans souffrance, cette disparition. Comme s’il était
Possible d’espérer. Il traversa la douleur de l’étirement sans un cri.
Elle disparaissait. Bien sûr, elle reviendrait de ce voyage provisoire.
Sans le vent. Comment imaginer partir, même pour revenir et continuer
De réfléchir aux conditions d’une disparition qui ne porterait pas
Son nom. — N’en parlez pas, Jean ! Je vous en supplie ! Taisez-vous !
Pourtant, en invitant le vent à ne plus se prendre pour un chien.
Imiter le vent homosexuel, sa trajectoire de spirale, chapeaux des femmes
Arrachés aux chevelures décoiffées, doigts sortant du pare-brise,
Train des couchettes aux vitres embuées, gel des souliers un matin
De rentrée des classes, les glissades des enfants, les couvertures tirées
À soi, livres aux illustrations faussement tolérantes, discussions
Des patios tandis que les enfants exploraient le trou d’une serrure,
Pêle-mêle du vent couché comme un chien, pot-pourri des passages anonymes,
Reconnaissance d’un visage ou d’un style, vent ramassé par les mains,
Où aller ? D’où revenir ? Qui imiter sans risquer de s’approprier les pensées
Au détriment de la forme ? Lenteur et non pas immobilité. Doña Pilar
Disparut. Plus rien dans la rue. Un rectangle de lumière signalait
Une fenêtre aux volets clos. Gouffre d’une entrée dont le portier
Étincelait. Les grillons reprirent leur marche, houloulant la chouette
Et rapides les pneus sur l’autoroute. Rétablissement sur deux jambes mortes
Ou plus exactement tuées. La vie se ferme quelquefois au lieu de s’achever.
Le chien qui passait en pissant les murs n’était pas le vent. La lune
Était la lune en attendant d’être le soleil. La nuit la nuit. Le jour
Le lendemain. Le sommeil l’insomnie. Pas de réveil à la source. Retour
Des autres en fanfare. Qui étais-tu ? Point de pivotement de la question.
Il s’en éloignait malgré les efforts de mémoire. Le temps se rapetissait
Jusqu’à l’expression et de l’expression à la clarté de la conversation.
Ochoa passa au bras d’une donzelle. Elle secouait une chevelure intense.
Il n’était donc pas le pédéraste que je m’étais imaginé en écoutant
Le témoignage des autres cet après-midi. S’il n’avait reconnu la fille,
Il eût imaginé un travestissement pour continuer d’imaginer. Ochoa
Et la fille, Raïssa peut-être, se hâtaient vers la porte d’un hôtel.
La potence des solutions nutritives s’inclinait dangereusement.
Ils s’embrassèrent. Quelle valeur peut-on accorder à un témoin qui consomme
Des produits hallucinogènes ? Langues agitées de sensations exactes.
Le vent remuait la queue. Quelle est la différence entre le plaisir et
Le plaisir ? En général ils ne répondaient pas à ses questions. Ils éludaient
Les exactitudes. La conversation devenait obscure pour qui n’en possédait
Pas la clé. Grillons verbeux ! Laissez la chouette jouer avec ses focales !
Raïssa, si c’était elle, mais il n’en connaissait que le vol d’hirondelle,
Se laissait emporter. Ochoa, Christ d’un jour, et Amour de la nuit,
Guidait une créature conforme à sa recherche d’un double palpitant
Comme un organe extrait au cours d’une dissection pédagogique. Je suis
Ce devin de l’instant suivant. Grillons du texte ! Le vent s’intéresse
À vos fourreaux ! La potence se pliait dans le sens d’une explication
Qui serait inévitablement demandée à la première heure. Ne pas penser
À cette réplique. Maintenant, les corps s’imbriquent. Il pouvait voir
Son visage noir dans le miroir, tête penchée pour gagner un fragment
De distance. La longue-vue avait été confisquée suite à une plainte
D’un voisin de façade. Il regardait quelquefois dans les verres. Le vent
Se recroquevillait dans les pieds des amants. Traduis demain ce que tu vois
Cette nuit. En texte carré comme une fontaine. Ils fendaient les chemises.
Sillons des surfaces. Des organes se conjuguaient. Je suis ce voyeur
Sans optique. Chouette ! Transportez-moi dans des lieux moins propices
Aux solutions. Le col-de-cygne hantait l’obscurité, courroies pendantes
Aux boucles indéchiffrables, comme un animal en cours de métamorphose.
Ils graissaient les cuirs troués par leur soin. Pneus ! Noyez mon chagrin
Dans vos effets sonores. Ochoa continuait d’explorer les fissures blanches
De la chemise qu’elle lui donnait comme préfiguration de la dernière
Fraction de seconde. Il jetait des regards rapides dans les abîmes de la rue.
Grillons jacasses ! Vous n’arrêtiez pas de grillonner. À deux, vous peupliez
La nuit de sarcasmes adressés à la stagnation des lits. Grillons poissons
Des rigoles activées par les mictions des somnambules. Raïssa gémissait
Ou commentait sa lente dépossession des seins. Une injection de Mescal
Ajouta un premier miroir. Il glissa le long de la potence et se perdit
Un moment dans la complexité-spectacle des motifs de la tapisserie.
Les grillons maintenaient une certaine cohérence. La chouette se taisait.
Si l’influence des pneus vous empêche de penser à autre chose, nous
Vous proposons ces écouteurs dernier cri de la technologie « Surface
Intermédiaire ». Toujours mettre quelque chose entre soi et le monde.
Évitez la poésie et autres effets du texte. Ils remplaçaient d’office les
Rétrécissements de la focale par la planéité des images et la mesure
Des divertissements musicaux. Mescal, personnage à la fois convenu
Et secret, lisait des vers anciens, assis au bord du lit comme sur la berge
D’un canal d’eau verte. Ochoa, moins sonore, occupait l’aplomb de la nuit.
Raïssa, ou une autre petite putain, supprimait les intermédiaires.
On découvrait un corps connaisseur des pratiques érotiques. Cette nudité
Vainquait la timidité naturelle des immobiles. Ochoa donnait l’exemple
En pénétrant dans la putain, à l’image du Christ descendu de la croix
Sur les épaules de ses amis. Chouette, perce l’œil de mes solutions !
Le livre que Mescal tenait entre ses mains se multiplia et sa voix
Traça un contexte de grille. « Que dis-tu à la fidélité des autres
Qui en savent plus que toi sur l’existence d’un monde meilleur
Que celui que tu as voulu quitter en retournant la violence contre toi ? »
Mescal descendit. Les fleurs pourrissaient sur le dallage du parvis.
Il interrogea la nuit pendant une minute. La fontaine s’éteignait.
Ensuite il s’humecta le visage et continua son chemin. Calme des grillons.
La nuit, il ne dialoguait avec personne. Il rencontrait des gens pressés
De sombrer corps et âme dans leur intimité. Connaissant le chemin
De mémoire, il ne craignait pas l’obscurité et s’amusait même à fermer
Les yeux en traversant les rues. Faciles façades de mon village ! Impostes
Comme des têtes de poissons coupant la surface d’une eau tranquille !
Arcs et ogives ! Il paraissait glisser sur les choses sans les toucher
Et elles ne renvoyaient aucun signal de réalité. Soupiraux des bouteilles !
Des chats grattaient aux carreaux. Il tapait du pied pour les effrayer
Mais aucun son ne résultait du pavé. Angoissante, cette réduction
Au silence et peut-être à l’invisibilité ! Il croisait des chiens dociles
Et les suivait jusqu’aux limites raisonnables de la cité historique.
Le vent égratignait ses joues. En se hâtant un peu, il arriverait
Peut-être quelque part. Il fallait lutter contre la fatigue des membres.
Il ne volait pas les bicyclettes oubliées contre les murs. Il se contentait
D’en faire tourner les dynamos. Il éprouvait du plaisir à comprendre
Les mécaniques de chaque instant matérialisé. Il aurait ouvert le ventre
Des horloges publiques s’il avait eu la patience d’emporter avec lui
Une échelle. À l’entrée de l’hôtel, le portier ne clignotait plus.
Il entra la clé dans la fente verte. Le haut-parleur grésilla. Grillons,
Ne recommencez pas à déplacer les fréquences ! C’était bien la clé !
Bonne nuit, monsieur Mescal ! Voix automatiques des systèmes de reconnaissance.
Il frémissait à chaque expérience d’effraction. La porte s’ouvrit.
Le hall d’entrée était éclairé par des plinthes fluorescentes. L’escalier
Mécanique émit une vibration, comme si son système de reconnaissance
Était capable de faire la différence entre une véritable présence humaine
Et un personnage né de l’imagination. Mescal se régalait de ces moments
Où les systèmes s’approchent de l’erreur mais il n’avait jamais provoqué
Que des débuts de fonctionnement. Clac ! Un moteur envoyait un signal
À son condensateur. Il monta par l’escalier. La minuterie de l’éclairage
Échappait au contrôle des systèmes. Il décomptait mentalement, arrivant
Devant la porte à la seconde précise où l’interrupteur recevait le signal
Du relais. Cloc ! — Mais vous n’êtes pas celui (ou celle) que j’attendais !
Il ne répondait rien et entrait sans y être invité. Chambre morose
Où l’esprit en proie au désir ne trouve pas la sérénité nécessaire
Pour matérialiser les produits de la réflexion. Il buvait un verre
En observant les changements infimes des objets confinés dans l’espace
Retrouvé. — Je ne pensais pas venir ce soir, dit-il. Vous attendiez
Quelqu’un ? Le drap était plié à l’équerre, ce qui n’était pas de son goût.
Comment ne pas haïr ces manies obscures de l’autre ? — J’attendais
Le Christ. Elles attendent l’homme par qui la croix est arrivée. Femmes
Faciles ! Un chat de porcelaine griffait l’air d’une lampe. — Plus tard ?
Fit-il comme si ce projet était inconcevable dans les conditions de secondes
Actuelles, vous n’y pensez pas ! Il caressait du bout des doigts le dos
Des coquillages incrustés dans le couvercle de la cassette. — D’ailleurs,
Ajouta-t-il avec une nuance d’ironie, cet argent est à moi ! Il aimait
Le rougissement de honte. Vous ne pouvez pas savoir à quel point
Cette honte est véritable ! Honte de la femme surprise en flagrant délit
D’hypocrisie sexuelle. Il lécha une pierre précieuse entre les seins.
Il descendit. Chemin à l’envers. Il croisa Ochoa qui sifflotait en regardant
Le ciel. Raïssa remontait un bas, pied calé sur le rebord d’une fenêtre.
— Je suis pressé, dit-il en passant. Je suis toujours pressé de me couper
Les veines du poignet. — Pourquoi ? demanda Raïssa qui le connaissait un peu.
Il descendit encore. Il allait vers la mer, voyait de loin les émergences
De l’ancien parc à crustacés. Doña Pilar avait retroussé le bas de sa robe.
Christ. Il remarqua les traces de dents sur la petite croix d’argent
Qu’elle portait au cou. — Je suis pressé, dit-il. Elle ne s’arrêta pas.
Il la regarda entrer dans les roseaux. — Je ne peux pas être seul
À ce point ! Il emprunta un chemin de planches, croisant les pédalos noirs
Et les façades des guinguettes. Christ ! s’écria-t-il en apercevant
Les premières vagues. Ma vision s’achève sur un constat d’échec !
L’aiguille atteignit un point d’infiniment petit. Circulation lente
D’un nouvel afflux. Il s’agenouilla. Le sable était mouillé. Je n’ai
Jamais été aussi loin ! Mais c’est encore un échec. La lune dénaturait
La surface. Impossible de traverser l’infiniment grand. Mon esprit
Se refuse à cet exercice. Selon moi, il faut retourner l’arme contre soi
Pour avoir une idée de ce qui est en train de se passer sous nos yeux.
Mais que peut un personnage contre les immobilités mentales de son créateur ?
Voici les cris qui réveillèrent Françoise Garnier dans la nuit
Qui commençait : — Putain ! Ton père a honte de toi ! Comment te pardonner !
Comme si nous avions besoin de ça ! Je ne veux plus te voir dans cette maison !
Cris de femme. Pepa avait prévenu madame Garnier : — Vivre à côté
De la maison des anarchistes est un véritable calvaire mais Françoise
Avait signé le bail de location en souriant. Des anarchistes ? Une bande
À Bonnot ? Pepa avait vérifié les paraphes en expliquant un peu la situation
Et Françoise Garnier était rentrée dans son domicile provisoire en se disant
Qu’il n’y a rien de pire que les cris des enfants et les conversations
De poivrots pour perturber son inspiration. Elle redoutait aussi les bruits
Qui réclament toute l’attention pour être identifiés. Dans ses oreilles,
Vivaldi susurrait les harmonies d’un être réductible au contrepoint.
Elle laissait la fenêtre ouverte en face de son écritoire. Quelquefois,
Un détail lui inspirait une autre insignifiance. Elle assistait au coucher
De la lumière en observatrice des surfaces, peu soucieuse des relations
Et des implicites. La nuit devenait plan. Elle s’endormait si l’horloge
Cessait de marquer le temps, ce qui arrivait invariablement si elle
Avait trop mangé au dîner. Pepa, qui s’occupait aussi du ravitaillement,
N’écoutait que la raison de la langue. Ses plats de charcuterie embellissaient
Une table chargée d’un lendemain plus proche de l’idée qu’elle avait
Du plaisir des femmes. Une cigarette achevait le tournoiement par un arrêt
Aussi brutal qu’inattendu. N’écrivez pas sur les gens, conseillait Pepa
À celle qui revenait sur des évènements lointains avec la minutie des mantes
Au repas conjugal, « elle » se voit toujours autrement. Idée centrale
Des agacements de Françoise. Une goutte d’encre, vieux principe, maculait
La bouche entrouverte de l’étrangère. Vous êtes seule ? lui demandait-on
Quelquefois comme si on pouvait ignorer que tout le reste de la famille
Avait sombré dans la mer suite à un virage mal négocié. Elle revenait
En adulte. La route avait changé et le rocher de Saint-Patrick s’était
Amenuisé, conséquence de l’érosion ou des travaux d’élargissement du virage.
L’enfance sait. La maturité continue avec le sentiment de pouvoir y arriver
Avant la mort. Vieille, elle eût eu une œuvre, même relative, à opposer
Au temps compté. Pepa considérait les plumes cassées avec compassion.
Acier des plumes de l’enfance, or des plumes d’adulte, transmutation
Des métaux qui figurent le temps. Une coulure embrase les derniers instants.
Putain ! Je ne veux plus te voir ! Christ ! La rumeur disait la vérité !
Françoise se pencha à la fenêtre par-dessus les géraniums, petits seins
Dans la végétation mesurée des balcons. Il y avait de la lumière chez
Les anarchistes de la maison d’à côté. Un rideau sortait dans la rue,
Queue des phénomènes intérieurs. On entendait la plainte de la putain.
S’expliquait-elle comme on tente de le faire devant ses juges pour échapper
À un châtiment exemplaire ? Françoise attendait le premier claquement du fouet
Sur cette chair encore marquée par le plaisir. Gouttes d’encre
De mon ancienneté, jalonnez mes dérives ! Ils punissent la femme déroutante.
Ils s’en prennent aux petits cailloux du chemin, aux épines des têtes curieuses,
À la pertinence d’un moment d’expérience. Gouttes d’encre buveuses
De papier, décrivez l’attente et la fin, limitez le vocabulaire pornographique
Et la phraséologie des procéduriers. Gouttes semblables à toutes les gouttes
De sang humain, ne jaillissez pas, coulez ! Je suis dans l’antichambre
Du récit. Nuit pliée. Mes gouttes suivent les pliures de ma propre peau.
Petite putain inattendue, je ne t’ai pas non plus devinée. Putain novice
Et si proche de la vérité de l’instant. Femme du Christ ! Pourquoi pas
Un androgyne traversant notre imagination comme solution à notre angoisse
Présomptive ? Putain ! Je vous avais prévenus ! Chassez cette plaie
Au lieu de chercher à la refermer ! Premier coup de fouet, premier écho
De la peau qui nous sépare, première audience du plaisir retourné comme
Un gant. Cette putain fermait la bouche comme un taureau blessé.
Françoise avait éteint la lampe. Une goutte d’encre finissait d’influencer
Sa langue. Voulez-vous que nous changions de conversation ? Pepa haïssait
Les rebondissements sur les plans inclinés de la réalité. Sortir ensemble
De ce périmètre de jardin. Pas un portrait d’homme sur les murs. Un paysage
De mer et de rochers, trop évocateur. Pepa conseillait à la boniche
De laisser la poussière se déposer sur le sous-verre. Opacité d’une attente
Si différente de celle qui vous amène ici plus de vingt ans après les faits.
— Nous irions cueillir les fleurs de cet automne si doux. — Venin
Des simulations. Leurs bicyclettes dressées dans les thuyas. La mer
Ramenant des trouvailles. Nous irions visiter des ruines évocatrices.
Embruns des ailes. Qui est cette putain ? Entre l’enfant et la femme,
Cette putain du Christ ! On entendait doña Pilar raisonner facilement.
Cuir des fouets passagers, on ne vous aime pas assez. Les cris sortaient
D’une autre bouche. Petite putain mise au monde pour détruire ma vie
De femme ! Cuir des lanières et du manche. Si vous passez devant chez moi,
Entrez. Mon patio est exemplaire. Vous montrerez vos seins à un carré
De ciel. Voici la colonne des tristes. Enjambez les rehauts. Traversez
Les transparences. Buvez les traces. Cuir et gouttes. Vous punissiez
L’enfance achevée pour donner une leçon à la femme future. Cela n’arrive
Pas à toutes les putains. Mais toutes les putains n’atteignent pas cette
Perfection. Toutes les putains ne sont pas les putains qu’on imagine !
La lumière de leur patio s’éparpillait dans la nuit verticale. Dilution
Des étoiles à cet endroit du ciel. Françoise monta un étage et se retrouva
Dans la galerie. Quand les autres descendent dans la rue, moi je monte
Dans les toits, pensa-t-elle en s’installant dans les craquements
D’un fauteuil. Les cris de la dispute n’avaient pas perdu leur intensité.
On entendait les répliques furtives de la putain. Le fouet cinglait.
Quand les autres descendent dans la rue, moi je monte dans les toits !
Fuites imitées de l’enfance. À Paris, ils possédaient un toit. Zinc
Des moineaux. Elle repérait les traces discrètes de l’acide. Paris
Broui. Quand vous reviendrez, n’oubliez pas mes cartes postales ! Paris
Plagié. Vous habitez Paris ! J’ai lu un tas de choses sur les poètes !
Paris des imposteurs. Le toit appartenait plutôt aux fusillés, aux
Décapités, aux pestiférés, aux morts de faim, aux putains nécessaires
Comme un mal, aux candidats, aux consommateurs, aux élus, à la gouaille,
Aux terrasses, aux entrées officielles, aux injustices flagrantes
Et aux délits supposés, Paris, vous comprenez, c’est loin maintenant !
Putain ! Les cris s’espaçaient, diminuaient, devenaient étroits comme
Un entrejambe, ne portaient plus aussi loin dans l’esprit à l’écoute
Des drames quotidiens. Putain ! Ma honte ! Demain ! Les jours suivants !
L’oubli qui ne s’installe pas ! La dernière seconde d’amertume ! Et toi
Encore vivante pour témoigner de ma souffrance ! Petite putain ! Ta mort
Ne me consolerait pas ! — Avec Pepa, elles parcouraient les plages infinies
Et les zones agricoles plastifiées. Ruines des tours et des remparts.
On trouvait de l’ombre et elle était occupée par des nudistes. Polopos !
Personne ne lui demandera donc de cesser de crier ! La nuit atteint
Son milieu. Je ne dors pas. La putain est dans son patio, tournoyant
Entre les vases. La lumière montait et se diluait. Rideaux extraits
Par une aspiration du dehors. Elle entendait les agissements des palmes.
Un oiseau piailla, dérangé par le faisceau qu’elle promenait sur l’air
Noir. Montez si vous vous sentez malheureuse. Raïssa escalada le mur.
Elle la retrouva dans le jardin. Visage mouillé des petites putains
Surprises en flagrant délit de commerce avec les hommes. Elle offrit
Son bras. Vous saignez, dit-elle en posant un doigt sur une plaie de la joue.
Ses griffes ! — Je n’ai pas vu ses yeux, dit Françoise. Elle poussa la putain
Dans l’obscurité d’un salon qui sentait l’encaustique. Photographie
Panoramique de Paris. Elle frotta doucement l’allumette contre la pierre
D’un angle. Ce n’est rien, les griffes des animaux qui vous jugent. Venez !
Un miroir reproduisait leur rencontre. Si vous regardez attentivement
Ces femmes, vous verrez à quel point l’homme est étranger à leur beauté.
Petite putain ! Quinze ans ! Seize ! Beau visage de la passion pour les formes.
Je ne te ressemble pas. Elles visitaient le miroir. Putain ! Où es-tu ?
¡Madre ! Cette putain s’est envolée ! J’ai oublié de lui arracher les ailes !
Claquement des portes, déchirures de rideaux. Des babouches traînaient
Sur le pavé du patio. Attendons le silence. Il finit toujours par s’imposer
Aux pipelettes. Françoise augmenta la lumière en agissant sur la tirette.
Petite putain ! Tu voulais tromper ton monde. Ils le tueront. Tu as toujours
Su qu’ils tueraient tout ce que tu touches de la pointe des seins.
Encore un peu de lumière. Voici tes yeux. Petite déchirure de la paupière.
Ses griffes ! Elle fond sur toi si tu te prostitues. Possession des enfants !
En quoi consiste le trésor des parents ? Mange les friandises que j’offre
Aux petites douleurs des boursouflures et des griffures. Mange dans ma main.
Qui est-il ? Pourquoi cette passion soudaine ? Cet abandon public ? Cette faute
Capitale ? Ne pense plus aux toits de Paris et reviens avec moi sur le fil
De ton histoire. Petite putain qui ne regrette rien. Dis-moi ce que tu sais
De lui. Je ne te trahirai pas. Christ ou amant ? La croix ou le couteau ?
Choisis ! Putain aux petits seins ! Petite chatte griffée par l’animale
Qui te possède encore ! Le miroir est approximatif. Mes yeux sont plus
Fidèles. Cesse de penser à ton Paris prospère ! Voici la chair de l’enfance !
Sang séché des joues. Cheveux défaits. La chemise s’ouvrait sur un dos
Interminable. Quelle animale t’a possédée à ce point ? Petite putain !
Voici le silence. Je te l’avais promis. N’as-tu pas acquis cette habitude
Du bonheur ? Orbite des passionnés. On ne s’éloigne guère de l’instant
Propice. Reviens avec moi si les putains sont pardonnables. Dehors,
L’humanité s’apaise comme un animal vaincu par la fatigue du voyage.
Passage des chiens. La lune coupée par l’angle d’une tour posée
Sur une poussée volcanique. Le chemin est visible par reflets de schiste.
Pepa sera jalouse, je la connais ! Cette fois elle m’emmènera jusqu’au rocher
Fatal. Elle ne dira rien mais nous y serons. Eaux profondes d’un instant
Dont j’ignore la durée. Les putains jalousent-elles les amoureuses ?
Que sais-tu des animales ? Petite souffrance de ta surface. Elle ne pénètre
Jamais. Elle atteint l’extrémité des nerfs, fouaillant l’air humide
De tes cris. Qui suis-je ? Un seul mot, s’il te plaît ! N’ouvre pas la bouche
Pour autre chose que ce mot qui te brûle la langue. Miroir à deux faces !
Abîme des dos-à-dos. Voici l’instant que ma promesse s’étonne de te donner
Encore. Coulures des lys envahissants. Lointains des fenêtres. Prostitution !
Mère ! Je retrouverai cet instant ! Ce n’est ni le plaisir ni la tranquillité !
C’était le bonheur, je le sais. Ce sera mon pied de nez à cette mort
Qui conditionne vos discours aux filles. — Et Raïssa se penchait
Pour déverser sa haine dans le patio voisin. Françoise Garnier se tenait
À l’écart, indécise et souffrante. Le scandale s’épanche à une vitesse
Croissante. Des persiennes se soulèvent sur des chambres obscures.
Vous ! dit Raïssa en se tournant vers Françoise qui revient dans la réalité
Avec des précautions d’enfant fautif, ne lui ouvrez pas la porte !
Elle monte ! Et Françoise dit qu’elle ne peut plus rien, elle le dit
En français pour ne pas être comprise. Raïssa tourne la clé au paneton
Brisé. Cette clé ! Plus rien ! Nous ne sommes plus seules. Les personnages
Reprenaient corps. Plus haut ! dit Raïssa en montant vers la terrasse.
Françoise la suit, lente et facile. La porte du dôme n’a pas de clé.
Raïssa voit les patios, les pentes, les éclats de verre des fenêtres,
Elle reconnaît cette topographie que l’enfant franchissait naguère
En conquérante du voisinage. Raïssa ! Putain née d’une honnête femme !
— Vous avez forcé ma porte ! — Le monde appartient à ma vengeance ! Raïssa !
La mère, en chemise, fondait sur les ombres de la terrasse. Oiseau
De malheur ! Ce n’est pas toi que je poursuis ! Et la chouette se déplaçait
Sur un fil. Cette porte, dit la mère, vous la lui avez ouverte ! La chouette
Atteignit l’arête de la cheminée. Les cheveux de Raïssa brillaient
Sous la lune. Putain ! On ne va jamais plus loin que la mort ! Françoise se
Penche dans la rue. — Je ne sais pas quoi faire ! dit-elle à un passant
Immobile. — Ce n’est pas la première fois, dit-il. Françoise revient
Au milieu de la terrasse. La chouette s’est envolée. Raïssa a le vertige.
Si elle tombe, pense Françoise, ce sera un accident. Raïssa tombe
Et c’est un suicide. La mère lance son cri contre la nuit. Françoise
Descends, ouvre les portes, ne les referme pas, cherche la rue, le passant,
Le corps de Raïssa qui se plaint d’une douleur lointaine. — C’est
Un suicide, dit le passant. Françoise s’arrête au bord de la flaque
De sang. Je serais Jean si Jean n’était pas Mescal. En haut, la mère
Fait des signes dans le ciel. On ne l’entend plus. Raïssa voit l’autre
Monde par intermittence. Elle veut en parler mais le sang envahit
Sa bouche. Petit taureau de combat, l’épée a bel et bien transpercé
Ton cœur d’adolescent. Jean ! Pepa ! Felix ! Pilar ! Cayetano ! Guillén !
Flores ! Alfonso ! Gérard ! Pierre ! Femme de Jean ! Enfants de Cayetano !
La grand-mère paralytique était sortie sur le seuil, incrédule. Raïssa !
Petite putain ! Françoise se mit à attendre la fin du drame. Dans l’ombre,
Elle mesurait ce temps accordé aux personnages présents et en route.
On poussait la chaise de la mémé vers le lieu dramatique. Raïssa trempait
Dans son sang. Elle voyait l’autre monde. Pas un mot sur Ochoa selon
Les témoins interrogés plus tard au procès. Don Felix arrivait justement,
Suivi de don Alfonso qui renseignait les gens sur les limites de son métier.
Descendez, doña Cecilia ! conseillait-on à la mère qui continuait d’adresser
Sa supplique à la nuit exemplaire. Descendez ! Votre fille a besoin de vous !
Elle ne descendait pas. Elle habite ma maison, pensa Françoise. Cecilia !
Cria la vieille qui conduisait son chariot à coup de canne, poussant
Sur le pavé de toutes ses forces. Cecilia ! Raïssa ! Mes filles ! Françoise
Souffrait. Votre maison, disait don Felix et doña Pilar le tirait par
La manche pour qu’il se tût. Oui, ma maison, ma terrasse, mes voisins
De patios et de toitures. Ma tranquillité. Mes recherches. Pepa qui dort
À l’autre bout de la nuit. Elle me promettait l’indifférence, le superficiel,
Une traversée de l’horizontale, des rencontres furtives, une attente
Des éphémères de la vie en terre étrangère. Fragile, elle ne cessait
De reculer, repoussée par la maison dont la vieille franchissait le seuil
En réclamant de l’aide. Cecilia ! Pas toi ! Françoise s’échappait, attirée
Par le silence qui pèserait désormais sur sa connaissance du personnage
Sacrifié ce jour-là à l’imagination. Doña Pilar s’interposa. — Françoise !
Que s’est-il passé ? — Rien, dit Françoise. — Où est-il ? — Qui est-il ?
Françoise ouvrit les mains de doña Pilar, y enfouissant ses propres mains.
Ochoa ! cria don Felix comme s’il venait de le voir. Mais ce n’était
Que la question adressée à son régisseur. Don Guillén revenait de la nuit
Passée à piéger les renards. Il ne pensait plus à Ochoa. Christ ! s’écria
Doña Pilar. Françoise mit le pied sur une imposte et se hissa contre un mur.
La nuit glissa ensuite sur elle. Mon jardin ! Elle n’avait pas été loin.
Mais le silence était consommé. Elle but à l’aveuglette une eau rapide.
— Je serais Jean si Jean n’était pas Mescal. L’eau coulait sous elle,
Intolérable. La nuit se finira sans moi ! déclara-t-elle à l’obscurité.
L’eau cherchait les capillarités de son corps. De quel autre monde
Faut-il chuter pour en finir enfin ? Ils quitteront ma maison avant
La fin de la nuit. Maison désertée par les personnages de la vie réelle.
On peut être enfin seul si les suicides ne laissent pas de traces.
Ravissement à l’idée que Pepa serait la première à l’apprendre.
Il était trois heures dans la nuit quand Ochoa aperçut le toit
De sa maison. Pas de lumière sous le porche. Ochoa vivait seul.
L’éclairage public n’atteignait pas la clôture de son jardin.
Il ne se hâtait plus. Dix minutes le séparaient de son lit.
Il couchait dans la couverture. Sa laine était mélangée de débris
Contractés par l’usage des sols. Des éclats de coquillages,
Aussi minuscules que possible, appartenaient maintenant à ce musée
Des errances. Il avait conservé le vaquero et la chemise, ayant plié
Le vaquero dans la chemise et roulé la chemise au bout d’une ficelle.
Nuit nue, me voilà ! Je n’appartiens plus à la terre. Voici mes bêtes
Dans un enclos, silencieuses les bêtes héritées de l’habitude
Et de la résignation. Elles le regardaient à travers les planches.
Nuit nue, me voilà ! J’ai parcouru le court chemin qui me sépare
Des autres et je n’ai trouvé qu’un instant de plaisir. Voici mes arbres
Fruitiers, mes amandiers, mes oliviers et mon âne patient qui attend
Toujours. Nuit nue, me voilà ! Ma cheminée ne fume pas comme en hiver.
Voici mon bois coupé et mon séchoir. Un chien qui ne m’a jamais
Appartenu me regarde rentrer dans ma demeure. Un chien que j’ai toujours
Connu. Nuit nue, me voilà ! Voilà de quoi je suis propriétaire. Voici
L’infini et le néant. Et encore le frémissement des bêtes qui s’assemblent
Pour assister à mon retour. Voilà la nuit nue et mon corps itinérant.
Il suivait le chemin, se fiant aux phosphorescences. Les talus montaient
Dans le ciel comme des échines. Homme nu au travail d’un déchiffrement
Des graphismes. Il passa au-dessus de sa maison. L’âne s’était déplacé.
Puis il descendit. On ne descendait pas longtemps. Cela se passait
Lentement, toujours de la même manière, ne rencontrant que des différences
De détail, un ravinement supplémentaire, la disparition d’un relief,
L’excroissance d’une racine longtemps immobile, presque morte, jaillie
De la paroi ou crevant la pierraille. Si j’étais seul, pensa Ochoa,
Je n’existerais pas. Comment exister si personne ne peut vous recréer ?
La remise, près de l’âne, était traversée d’une ombre plus claire.
On voyait l’établi et la brouette renversée comme un hanneton pris
Au piège de la vitesse. Le chien prenait des précautions infinies.
Il n’entra pas tout de suite. Il jeta son baluchon sous la vigne hirsute
Et contempla la terre montant sans limites vers les sommets enneigés.
Il n’écoutait plus le concert depuis que la mer avait disparu derrière
Les jaillissements volcaniques. Il avait acheté une provision de piles
Et quelques cassettes vierges. Un peu de tabac aussi, roulé en cigarettes
Fines comme le blé en herbe. Le chien prétendait se faire caresser.
Ils ne l’avaient pas poursuivi longtemps. Il avait atteint la limite
De leur propriété et ils n’avaient pas franchi cette infime différence.
Ils avaient attendu longtemps, immobiles sur les talus, agitant les torches.
Il s’apaisa dans les tranchées d’un fleuve, peut-être le même fleuve
Qu’il pouvait voir quand les bêtes s’aventuraient au-delà de la propriété.
Des saignées de gypse plongeaient dans le néant des fosses. Il était perdu.
Sans le chien, il s’égarait souvent. Il ne connaissait pas le chien
Comme le chien connaissait la complexité de cette géographie des biens.
Le chien semblait aimer sa seule compagnie. Il le nourrissait
S’il y pensait. L’âne était mieux traité. Il croyait le connaître.
Il connaissait son goût immodéré pour les fèves et pour les poignées
D’une fleur qui n’avait pas de nom mais que les abeilles visitaient.
Les arbres mouraient comme des personnages de tragédies. L’herbe revenait.
La pluie détruisait des agencements qui n’avaient plus d’utilité
Et le vent menaçait d’emporter tout ce qui avait perdu un sens.
Il n’y avait pas si longtemps, il était moins seul, en proie au désir
Mais pas si seul, pas si abandonné. Le fauteuil continuait d’exister,
Avec ses coussins qui sentaient l’urine, avec une autre couverture
Qu’il donnerait à l’âne ou au chien un de ces jours, aux poules peut-être.
Le fauteuil formait une ombre compliquée sur la terre battue
De la galerie, compliquée aussi par la vigne traversée de lune et de soleil.
Il y avait eu des moments d’un réel bonheur de la conversation quand
On évoquait le passé. Il connaissait par cœur la généalogie de ce sang.
Il se souvenait même de certaines présences, à table, devant la cheminée,
En route vers les hauteurs, sous les arbres, en ce temps-là le fleuve
Coulait en hiver, une canne témoignait de cette eau, pendue à un clou
Sous les solives de châtaignier. Un fusil rouillait sans sa crosse.
Les verres avaient cette opacité de la paresse et de l’attente, des verres
Qu’il traitait avec nonchalance, les remplissant rarement de vin.
Les linges de la cruche pourrissaient sur un roseau tendu entre les murs.
Nuit nue ! Mes mains s’accrochaient à des réalités furtives dont mes yeux
Voyaient la profondeur verbale. Je n’étais pas si seul, pas si désespéré,
Il n’y avait pas tant de choses à regarder sans en comprendre la nécessité.
Nous ne savions pas grand-chose les uns des autres. Nous ne savions rien
De la capacité de chacun à reproduire l’autre avec une fidélité de miroir.
Nous regardions les biens avec la tristesse de ceux qui ne s’enrichiront
Plus. La nuit couchait dans les objets familiers avec l’insolence
D’une jeunesse éternelle. Par-dessus les haies de roseaux, les niches
Du cimetière renvoyaient des reflets de lettres d’or. Montez, roseaux !
Montez encore d’un mètre ! Je ne veux plus voir ces constructions hâtives.
Croissez jusqu’à l’impudeur ! Que je ne vois plus cette grille de parois !
Et le vent ! Ne transporte plus ces parfums de femmes en deuil !
Jadis, à part quelques soldats partis en conquérants ou en légionnaires,
On finissait dans ces échiquiers, concessions durables jusqu’à l’oubli
Inattendu, étonnant qu’on finisse aussi par oublier les détails absolus.
L’enfant croissait dans les eucalyptus et les pins, découvrait du haut
Des murs, éprouvait sa vitesse au contact des chemins, l’enfant s’étourdissait
Au lieu d’apprendre plus que ce qu’on exigeait de ses mains, enfant
Donné faute de pouvoir lui enseigner la richesse. Rien que cet enseignement
M’aurait sauvé de l’épuisement et des mauvaises postures. Je ne pense plus,
Disait l’adolescent à l’aïeul enfoui dans le fauteuil pissé de son attente.
— Tu seras soldat ! prédisait le Mathusalem qui avait connu ce désir de partir
Pour être riche ou intelligent. Il évoquait des visages obstinés, soldats
Et commerçants, un poète qui écrivait des chansons, un marin qui entretenait
Des femmes, et des bergers, beaucoup de bergers et de cueilleurs de fruits,
Des hommes qui avaient changé de décor et qui n’avaient pas trouvé la force
De revenir dans ces conditions d’une humiliation bien compréhensible,
Bien compréhensible. L’enfant croissait dans ces existences lancées
Comme des pierres de l’autre côté du canyon, n’atteignant pas l’autre côté
Mais prometteuses malgré tout de cet écho parfait. Il y avait d’autres
Enfants. On trimait. C’était il n’y a pas si longtemps, Francisco Franco
Bahamonde flattait l’épaule du roi futur après l’avoir fait sauter
Sur ses genoux. Le portrait retouché du Caudillo figurait en bonne place
À l’église, avec son accompagnement de petites fleurs et d’ex-voto
Punaisés dans le bois dur et opiniâtre des lambris. D’où venait cette
Humidité ? De quelle profondeur, de quelle cavité parallèle ? Les enfants
Se poursuivaient sous l’influence des regards. Tu seras soldat, voulant
Dire qu’il n’était pas doué pour le commerce et que l’aventure réservait
Le combat et les reconstructions à l’homme en butte avec ses origines.
Intelligent, ils t’auraient proposé l’apprentissage de la menuiserie
Ou de la maçonnerie. Tu guidais les ânes sur l’aire de battage, les pieds
Dans les fèves dures, salué par des filles rugueuses, mordu des chiens.
Monsieur Fabrice de Vermort a pris possession de la maison un an après
L’engloutissement de Beñinar. Il avait touché une grosse indemnisation.
Ils ne donnèrent rien à ceux qui n’avaient perdu que le panorama, ceux
D’en-haut, les pasteurs. Ils montèrent pour faire des promesses électorales,
Plus tard. Ils payaient les cierges, pensant à relier le cimetière au réseau
Électrique pour donner une lumière automatique et pallier le nombre
Décroissant des vieilles qui entretenaient le feu mémorial. Des automobiles
Paressaient sous les pins. Ochoa pouvait les voir revenir ou simplement
Découvrir ce qui restait de tangible. Sur le mur d’enceinte, des affiches
Électorales firent bientôt leur apparition. ¿Por quién ? ¿Y porque ?
Fabrice de Vermort apportait régulièrement des fleurs à des hypogées
Surmontées de chapelles aux toitures d’ardoise. Il écrivait l’Histoire,
Ce n’était plus un secret pour personne et on le surprit même à s’en vanter
Quand il avait caché cette oisiveté à des autorités plus perverses encore
Que les marchandages de la démocratie. On le rencontrait à l’office,
Flanqué d’une femme et d’un domestique. La femme sentait bon et le domestique
Était rapide comme un oiseau. Fabrice de Vermort écrivait dans un carnet
Relié de cuir rouge. Il copiait aussi le nom des fleurs. Il ne voyait pas
D’inconvénient à montrer son écriture parfaitement géométrique. Il badinait
Avec les autres femmes et poussait les hommes dans les marges. Aux enfants,
Il souhaitait de bonnes études. La femme souriait et le domestique raflait
Les chapeaux des filles. Ochoa résidait légèrement au-dessus. Les maisons
Des pasteurs étaient vieilles comme le monde. Elles étaient entourées
De terrasses de pierres. Poussaient des amandiers et des oliviers. Ochoa
Possédait un oranger régulièrement pillé par les touristes. — Vous devriez,
Conseillait monsieur Fabrice de Vermort qui avait de l’influence, creuser
Vos idées. Ochoa creusait avec une pelle pointue comme un couteau. Creuser
La nuit dans le lit et le jour avec le soleil qui harcelait sa pensée.
Il creusait comme le lui conseillait Fabrice de Vermort, creusant nuit
Et jour pour ne rien perdre du temps précieux qui filait comme l’argent.
Depuis quand était-il seul ? Il n’y avait plus d’ânes à acheter au marché
De Berja. On achetait des chiens et on s’amusait avec eux comme on s’amuse
Avec ses proches. Pisseux les coussins du dernier signe de vie familiale !
Y dormait un chat robuste comme une femme. Il réussissait quelquefois
À caresser cette âpre tête. Voici ma demeure et mes animaux ! Voici le bien
Cadastral ! Et voici la Renaissance de la physique universelle réduite
À un lopin de terre suffisant pour nourrir son homme et éventuellement
Sa femme si elle n’exige que le bonheur. Souvent sur le point de forniquer
Avec les chèvres, il jaillissait dans la poussière d’une immensité
Capitaliste. Nuit nue ! Les bêtes dorment avec la même inquiétude. Le monde
Est désirable et je m’enfuis ! Mais je reviens chaque fois plus humilié
Et la terre possédée depuis toujours me renvoie à des travaux de survie.
Un peu de soleil sur l’herbe mouillée, il n’en fallait pas plus à Fabrice
Pour retrouver le fil du plaisir de vivre. Il aimait les talus de l’hiver
Et les talwegs fleuris de coquelicots. Le passage furtif d’un animal
Le rendait euphorique. D’autres identifications fébriles peuplaient
Son imagination de promeneur intranquille. On entendait sa canne bleue,
Canne des pastels, chercher le meilleur du chemin pour y laisser sa trace.
Cette nuit-là, tandis qu’Ochoa remontait, lentement déjoué, Fabrice
Sortit de chez lui pour installer sa lunette d’observation. Un coin
Privilégié, entre l’aire de battage et la ruine circulaire d’un moulin
Qu’il n’avait pas connu. Le ciel plombait. Son domestique portait
Les instruments. Une femme en chemise scrutait le ciel derrière un rideau.
Plus bas, un feu mouvementait un paysage d’arbres et de murailles.
Ils préférèrent s’asseoir et fumer, l’un ses cigarettes à bout doré,
L’autre une vieille pipe qui lui brûlait la langue depuis qu’il avait vu
Du pays. Ochoa marchait, nu et désespéré. Le chien l’avait rejoint.
Il gratta plusieurs allumettes contre un pilier, illuminant chaque fois
L’intérieur misérable de la galerie. Il secouait la lampe contre son oreille.
Fabrice cessa d’attiser son tabac, rejetant nonchalamment la fumée
Sur l’épaule du domestique qui le jouxtait. La lampe s’alluma. Ochoa
Vissa une clé dans une porte grise. Le chien s’était couché et reluquait
La couverture jetée sur l’autre. Le baluchon pendait maintenant à un clou.
— Nous l’interrogerons demain, dit Fabrice. Le domestique aimait
Les interrogatoires velléitaires de son maître. Il mordillait le bec
De sa pipe sans y penser, bec de cuivre si sensible qu’il ne s’était jamais
Brûlé les lèvres. Ensuite, il fallut bien admettre que la nuit n’était pas
Pas favorable aux observations cosmologiques. Fabrice n’avait pas ouvert
La carte, monde en formation avec un retard d’une observation sur son esprit
D’aventure. Le domestique envisageait des ports crevés d’étoiles. Il était
Dans le secret sans en comprendre la profondeur verbale mais il reconnaissait
Des pans d’une réalité visitée par la mémoire. — Vous oublierez le jour
Où nous saurons de quoi il retourne, promettait Fabrice en fouillant
L’intimité des talus. Ils condamnaient la femme au silence des cheminées
Ou à la solitude sans sa petite voiture de sport. Ochoa n’aimait pas
Ce voisinage. Ils arrivaient à l’improviste, chargés quelquefois d’un enfant
Criard qui ameutait des oiseaux fascinés. L’enfant surgissait des murs
Et l’esprit d’Ochoa, recueilli au contact de l’herbe mouillée ou d’une
Pierre particulièrement amicale, giclait comme la chair à saucisse
Dans le boyau. Promis à la haine des enfants depuis qu’ils avaient disparu
Tragiquement de sa vie, Ochoa fécondait le génie des apparences.
L’enfant dormait peut-être. Ochoa entra et ferma la porte. Il avait oublié
D’éteindre la lampe ou simplement il la laissait allumée pour signaler
Son retour aux habitants résiduels. Fabrice nota que le chien dormait
Déjà. Le chat avait pris possession du fauteuil. On entendait les bêtes
Contre les planches. Plus bas, le feu continuait de dinguer avec les arbres.
Le domestique attendait un signal. Sa pipe était suspendue dans un air
Saturé d’insectes. — Pouvons-nous d’ores et déjà imaginer cette conversation ?
Demanda Fabrice à ses mains. L’une écrivait ce que l’autre dictait.
— Il sait ce qui s’est passé aujourd’hui et nous désirons ce texte
Plus que tout. Le domestique frissonnait dans sa fumée. Il pouvait voir
La fenêtre derrière laquelle Ochoa tentait de retrouver le sommeil perdu
La nuit dernière au cours d’une crise de désespoir. Il était témoin
De cette éruption du tragique à la surface des tranquillités relatives
De l’hiver, talus perlés comme des vins de fête, coquelicots retournés
Comme des filles légères, exubérances des éjaculations nocturnes,
Réduction commentée au néant. Ochoa avait crié sa douleur avant de traverser
La nuit inclinée. — Vous en savez tous plus que moi, avait déploré
Fabrice à l’aurore tandis que la femme se renseignait auprès de son
Domestique. Il avait passé la journée à se lamenter. L’absence d’une pièce
À sa composition le réduisait à des hypothèses flagrantes. La femme
Se montrait distante s’il occupait toute la place et le domestique
S’agitait comme les feuilles des arbres. Fabrice s’était approché
De la maison mais le chien s’était posté au milieu du chemin comme
À l’entrée d’un enfer qu’il n’appartient qu’aux poètes de visiter.
Maintenant, le même chien se maintenait entre le sommeil et la nuit,
Comme un funambule à quoi s’ajoutent les balles d’une jonglerie éprouvante
Pour le guetteur des illusions d’optique. Heureusement, des bouffées
D’orangers tournoyaient. Fabrice se remplissait. — Il n’y a rien
Comme ces persistances, fit-il remarquer à celui qui l’accompagnait
Quelquefois aux limites de l’incertitude. Rien comme cette durée
Des intrusions. Nous sommes sur le point de changer les données primitives.
Je reconnais le texte là où d’autres découvrent la théorie la plus probable.
Reconnaissez mon utilité. Je vous supplierai presque de m’écouter
Alors que le temps menace de ne pas jouer en ma faveur si je mens.
La nuit continue, la nuit marquée d’une pierre blanche, nuit franche
Comme une surface d’eau dormante à peine déplacée par des courants
De fond, la nuit continue malgré l’apparente interruption du drame
Que la mort explique enfin. Thomas Folle s’éveilla à cause des animaux.
Ils grattaient le sol. Pas de rideaux à la fenêtre, de nuit comme
De jour, et les insectes s’en donnent à cœur joie, pillant les
Contenus, souillant les surfaces, et l’air crie de leurs ailes.
Folle luttait contre d’autres réalités moins tangibles. Dehors,
Le vieil autocar de marque Berliet abritait une colonie de chats.
Sa toiture crevée était surmontée d’un paresseux penché comme
Un habitant des couloirs, que le vent heurtait, que la pluie
Nourrissait. Les chats miaulaient toute la nuit et le jour Folle
Les apprivoisait. Ils aimaient ses restes et se les disputaient.
Il n’intervenait pas dans ces disputes de griffes. Il alimentait aussi
Des oiseaux noirs et un chien qui répandait son odeur. Un portrait
De femme remplaçait une femme disparue dans des circonstances tragiques.
Folle avait assuré pendant trente ans la liaison entre les villages
De la côte. Au volant, il évoquait des temps heureux à quoi le plaisir
N’était pas étranger. Il portait quelquefois le nom de sa mère, une
Galvez, mais il l’effaçait si la douleur devenait trop exigeante.
Folle est un nom de pays, assurait-il à ses voyageurs de courte durée.
L’autocar était tombé en panne à cause d’un incendie du moteur. Au début,
Il avait aimé cette retraite. Il attendait les pièces de rechange
Avec une sérénité de baigneur. Il avait reçu ensuite un courrier
Lui indiquant que les pièces dont il avait un besoin urgent n’existaient
Plus. Pendant un mois, il avait visité les autres concessionnaires
Pour discuter de l’adaption d’un moteur. Il avait tracé des plans
Et tout prévu. Mais la fatigue l’a surpris à la fin d’une journée
Passée à recalculer une rentabilité douteuse. L’autocar gisait
Dans l’allée bordée de pins. Il balayait l’intérieur et lavait
Les vitres. Il détestait l’odeur d’huile cassée mais il eut beau
S’échiner à décrasser l’acier mordu par le feu, elle persistait
Et atteignait le seuil de la maison où il avait l’habitude de s’asseoir
Pour regarder la fin de la journée sur les jardins. Il relisait
Les lettres de Renault Poids lourds mais la poésie avait sa préférence.
Il aimait les vers de Péguy et de Saint-Pol Roux mais les explications
De Renault Poids lourds revenaient et il s’acharnait à composer
Des réponses argumentées. À la banque, ils avaient estimé la maison
Et conclut qu’elle ne valait pas le prix d’un moteur et des travaux
Planifiés. Les chats entrèrent parce que les joints de la portière
Étaient pourris depuis longtemps. Ils dormaient sur des sièges crevés
Et scotchés. Folle les aima tout de suite. Il les connaissait depuis
Des générations mais il n’avait jamais songé à les approcher d’aussi près.
Il leur parla pour la première fois un jour de pluie et d’orage.
Ils tremblaient. Il découvrait la peur des animaux, peur facile
Mais tranquille. La pluie s’acharnait sur une toiture dont il découvrait
Aussi les sonorités. Il actionna l’essuie-glace et se laissa rêver
En regardant bleuir la façade de sa maison. Il pensa à la difficulté
De rassembler toute cette vie passée à traverser la réalité des autres
Pour oublier les conclusions de ce qui n’avait jamais été qu’une autre
Vie. La tourmente vrillait le paysage et les chats ne se disputaient plus.
Conscient de vivre les commencements d’un quatrième acte de sa vie,
Folle pleura. L’enfance était presque oubliée ou en tout cas il n’y pensait
Que pour se rendre compte qu’il était incapable d’en renouveler
La chronologie. La vie heureuse n’avait pas duré assez pour échapper
À la fragmentation d’un récit du désir. Trente ans de voyage circulaire
N’étaient que la répétition invariable d’un croisement de générations.
Maintenant il s’arrêtait pour de bon. La maison était restaurée
Et il possédait de bons placements. Il souffrait un peu du cœur
Mais qui n’en souffre pas après cinquante ans de cigarettes et de
Vin ? Il marcherait. C’était un beau projet, ces promenades dans la contrée.
Il connaissait les routes et les chemins. Il était entré dans toutes
Les maisons à un moment ou à un autre du temps que la vie réserve
Aux autres. Il s’était nourri du produit des jardins et des champs.
Il avait mangé la chair des animaux et bu leur lait. Il ne regrettait pas
D’être revenu pour changer de vie. Il ne la changerait plus sans doute
Mais il ne se passerait plus rien d’aussi tragique à part peut-être
La douleur du départ définitif. Il ne dédaignait d’ailleurs pas
L’idée de faire tomber le rideau lui-même. Putain de coup de fusil !
Ce dimanche, comme tous, il avait entendu parler d’Ochoa et au lieu
De hausser les épaules en prenant connaissance des visions de doña Pilar,
Il avait souhaité rencontrer le vagabond prometteur. Ochoa ? Le fils
De Rodrigo qui vendait ses mandarines dans les parkings des supermarchés ?
Celui qui a mis en vente sa maison et les terrains attenants ? Cet Ochoa
Qui reniflait les pneus de l’autocar quand il pistait ses animaux ?
Folle avait cherché à le rencontrer mais il n’avait pas osé frapper
Au domicile de doña Pilar qui était sa cousine. Il avait croisé Raïssa
Et reniflé son odeur de pipi. Sur la place, un brocanteur vendait
Des chansons et des posters. Il avait préféré cette conversation
Aux approfondissements rhétoriques. Il avait fini par perdre le fil
Par quoi tenait la rumeur. Christ ? — Vous devriez acheter un âne
Ou un Lambretta, don Tomás ! Il montrait la semelle de ses sandales
Et on riait. Il achèterait une auto. Madame de Vermort possédait
Une Porsche et elle ne dédaignait pas sa compagnie de connaisseur.
Ce soir-là il y eut une pluie de gouttes qui éclaboussèrent la façade
Comme des éphélides. Poussière rouge de l’Afrique ! On aurait dit un sang
Annonciateur. Il se prosterna dans la nuit, à peine sorti sur le seuil.
L’autocar étincelait, carreaux sans reflets mais cernés d’ombres.
La pluie ne dura pas. Il promena le faisceau de sa lampe sur les tavelures
En forme de taches d’encre. Une rigole avait amorcé une sonorité
Sous les arbres puis du bassin avaient surgi des insectes terrifiés.
Impossible d’échapper à ces interruptions du sommeil malgré la prise
De soporatifs. Paradoxe des rencontres un moment confondues avec
La réalité. Des étendards claquaient sur les jardins, renvoyeurs d’éclats
Lumineux. Le dernier pétard avait provoqué la fuite définitive des oiseaux.
Il toucha les coulures sur la chaux des murs. Glaise des ciels d’automne.
Les personnages persistaient. Il haletait encore. Un verre de vin
Ne suffit jamais à le tranquilliser. Les branches enfouissaient la lune,
Terre haute. Pourquoi pas un monde plan ? Il esquissait des projets
De vacances. — De quoi te plains-tu ? dit la voix. Il marcha dans l’allée,
Fouettant les fleurs avec le tuyau en caoutchouc. La chemise était ouverte
Et il se sentait sale. L’autocar s’embrasa facilement. Il recula.
Quel feu ! Il dut reculer jusqu’au seuil. Le feu créait un vent tournoyant.
Quelle lumière ! Il n’en voulait rien perdre. La rareté des phénomènes
Provoqués par un grattement d’allumette le poursuivait depuis l’enfance.
— Promets-moi de ne plus mettre le feu à la forêt ! Il promettait avec
Des grâces de fille, tirebouchonnant sa quéquette en sucre. Feu et lumière
D’une idée de la chaleur et de la combustion. Promets-moi ! La forêt
Embrasait des arbres tremblants, tortillons de couleurs. Je te promets
De ne plus chercher à te surprendre au saut du lit. Pompiers harassés.
Il pataugeait dans les flaques en attendant. La nuit se finissait.
Mais il n’avait jamais atteint les hauteurs de cette enfance appliquée.
Il n’y eut pas d’autres études. Un peu les poètes, mais par goût. Poètes
Peuplant. Leurs lieux le déroutaient quelquefois. Que vaut un esprit
Qui ne franchit pas les limites imposées par l’imagination ? Cette nuit-là
L’angoisse l’avait vaincu. Il aspira le mazout et le répandit sur les sièges.
L’autocar s’alluma, éclairant une colonne verticale de fumée noire
Qui semblait ne pas se terminer au contact du ciel. À quelle hauteur,
Le ciel, et à quel moment, l’air qu’on respire ? Une patrouille de gardes
Civils franchissait les ornières. — Tu avais promis ! Il avait toujours
Recommencé, souvent pour détruire, rarement par pur plaisir du feu.
Le 4x4 entra dans le jardin. Un garde inspecta la maison, en sortit,
Fit le tour, exigeait que l’autre manœuvrât la voiture pour diriger
Les phares dans sa direction. Don Tomás ! L’autocar s’affaissait. Le feu
Me maintient à la surface des choses. Le garde le trouva dans l’allée,
Prostré comme un mortifié, le visage tavelé par la pluie. Le feu gagnait
La cañada du lit voisin. Les pompiers étaient déjà à l’œuvre. Expliquez
Ces circonstances ! — Je n’expliquais rien. Le temps passait tandis qu’ils
Attendaient le diagnostic ou le verdict. — Des brandons rebondissaient
Sur le toit de la maison. Ils le menottèrent à la poignée d’une portière.
Un pompier examinait le fond de ses yeux. — Que voyez-vous à part mon
Pinceau de lumière ? On s’éloignait sensiblement. Il regarda à travers
La vitre. — Regardez où je vis depuis des années. Je n’arrive à rien.
— Ce n’est pas une raison. Ou bien : C’est de la folie. Vous ignoriez
Ce détail de mon existence ? On devrait porter l’enfance plutôt que son nom.
Qui êtes-vous ? — Je suis cet enfant, là ! Et d’enfoncer le doigt au bon
Endroit du personnage qu’on est devenu à force d’apparences. L’autocar
Se rapetissait dans les flammes et les roseaux communiquaient leur feu
Aux herbes folles du lit. Comme il court, le feu que j’ai donné à cet instant
Précis de ma vie ! Ils l’emmenaient au diable et il s’apaisait. Sur la route,
Des ombres s’agitaient au passage de la voiture. Ne montrez pas votre
Visage ! — Quel visage ? Le mien ou celui du pyromane ? Il tira la langue
Pour montrer le feu du mazout. Interrogez-vous, braves gens, sur ce qui
Arrive à l’autre quand le feu s’en mêle. Ils croisèrent les poursuivants
D’Ochoa. — Le fils de Rodrigo qui proposait ses mains à des touristes
Amusés ? Les hommes entretenaient le feu de leur lampe, surveillant
Les mèches et les jauges. Ochoa ? Le Christ ou ce marginal halluciné
Qui possède uniquement ce qu’il tient de sa race ? Ils montèrent à l’assaut
Des hameaux, se tassant dans les voitures et le 4x4 des gardes civils
Fermait le convoi avec Folle sur le siège arrière, fébrile et fasciné
Par le déroulement de ce temps qui n’était plus le sien mais celui
Que le feu imposait aux autres. Le canyon laissait entrevoir sa profondeur
Dans les virages. Les phares illuminaient les récents éboulements.
Fabrice de Vermort ne dormait pas. Il se joignit à l’hallali en serviteur
Du Réel. En haut, la lampe indiquait qu’Ochoa était chez lui. On arrêta
Les véhicules sur la route, tous feux allumés. Folle, menotté comme un
Larron, trottinait derrière son gardien. Qui parle ? demanda-t-on à l’encan.
On mesurait les influences. Don Felix, en sa qualité double de poète
Et de magistrat, leva sa canne et frappa sur la porte. Ochoa surgit
Comme quelqu’un qu’on n’attendait plus. — Il a tué son chien, le chien
Cristobal ! — On ne peut pas condamner celui qui tue son chien. — Mais
Ce n’est pas mon chien ! — À qui appartient ce chien ? La canne de don Felix
Souleva les babines du cadavre qu’on venait de jeter à ses pieds. — Je
Ne l’ai pas tué non plus, déclara Ochoa. Don Felix planta le bout de la canne
Dans la terre du seuil, juste à côté de la pierre. Cristobal ? À qui
Appartient ce cabot ? La canne s’enfonçait dans la terre et tournait.
— Nous ne sommes pas venus pour ça, dit quelqu’un. — Pourquoi alors ?
Dit Ochoa. Sa chemise était ouverte et laissait voir son thorax osseux.
Homme brisé par les os, il imposait un nez grossièrement planté entre
Les yeux. Joues traversées de coups de couteau. Ses mains semblaient
Soutenir le linteau. Toi ! dit une voix. Et Ochoa dit : Moi ! Fabrice
S’excusa longuement par-dessus l’épaule de don Felix. — Tu as mis le feu
À ta maison ? demanda Ochoa. Folle montra ses chaînes. Ça vaut quelque chose,
Une maison, dit Ochoa, et personne n’a le droit de la sacrifier au désir
Des autres. Sa main disparut un moment puis revint avec le fusil. L’autre
Main contenait déjà une cartouche. Je n’ai jamais tiré sur un être humain,
Dit-il en manœuvrant le chien. — Moi non plus, dit Folle sans parvenir
À amuser les autres. — Toi ! répéta la voix. Voix de femme. Ochoa dévissa
La mollette. La lampe inondait son visage de lueurs bleues. Moi, dit-il
Comme s’il acceptait qu’on le désignât. La canne de don Felix avait fini
De limer la terre. Moi et qui ? demanda Ochoa. Je n’ai jamais volé personne.
Qui se plaint de moi ? Quelle femme que je n’ai pas connue ? Montre-toi !
Je veux avoir le plaisir de te voir encore avant de m’expliquer.
— De quoi est-il mort ? demanda don Felix en désignant le chien. — Mort,
Rien de plus, fit Ochoa. Son orteil souleva les babines puis retourna
À la terre, la limant. De quelle femme nous parles-tu ? dit Fabrice.
Folle toucha le chien. Pas de sang. La maladie. La vieillesse. Je l’ai
Toujours connu, dit Ochoa, celui-là ou un autre. Maintenant partez !
Le fusil lança une gerbe de feu qui traversa la vigne. La bouche d’Ochoa
Contenait trois autres cartouches. Il en chargea une autre, tranquillement.
Quatre, dit-il. Sa mâchoire tremblait. C’était une voix de femme, dit-il.
Les mains de Folle se frottaient dans un jet de terre. Frotte ! Frotte !
Une femme ? dit don Felix. Il en extrayait une de sa clique. — Je le
Reconnais ! dit-elle, mordant le foulard. Le canon cracha encore dans la vigne.
Trois, dit Ochoa qui n’avait pas réussi à les faire reculer. Trois hommes,
Prévint-il. La vigne déchirée s’était réveillée et maintenant les insectes
Tournoyaient. Les mains les chassaient de la surface des visages. Fabrice
Posa un pied sur la murette. Sa pipe envenima l’air tiède de la nuit.
De quoi te plains-tu ? demanda don Felix à la femme. Elle se mit à pleurer.
Don Felix se pencha sur cette bouche blessée. — Que dit-elle ? dit Ochoa.
Toi ! dit Folle qui s’amusait de la tournure tragique du rassemblement.
Ochoa contempla la cendre que l’incendiaire répandait sur les autres.
On ne détruit pas sa maison s’il s’agit d’en finir. Il faut partir plutôt
Et ne pas chercher à revenir. D’où reviens-tu avec ce temps faussé
Par les péripéties du voyage ? Vends ta maison à d’autres mains et pars !
L’infini est circulaire mais pas au point de te ramener chez toi. Ignore
La critique des agents immobiliers et vends ta maison à l’étranger
Qui possède de belles mains de travailleur. Montre l’endroit le plus agréable
De ta terre à ce nouveau venu et commence le voyage interminable
De la gravité relative. Nous ne sommes que cette graine de partance,
Cette promesse d’enfant battu, ce renoncement à l’héritage. Nous ne détruisons
Rien. Nous parcourons l’ineffable et le dicible avec des yeux de vieillard.
Quelle femme me fera changer d’avis ? Cette putain ou ma mère ? Regarde-moi !
Le fusil vomit sans tuer personne. Deux ! Une pour toi, une pour moi.
Le temps devient précis. Mais sans unité de mesure. Regarde-moi et parle !
Qui suis-je ? Ma tête ou mon sexe ? Choisis ! Le moment est pathétique,
N’est-ce pas ? — Des phares illuminèrent la façade autour d’Ochoa.
C’était doña Pilar qui arrivait en taxi. Flores l’accompagnait, à peine
Coiffée. Folle reconnut Françoise Garnier et la salua en rougissant.
— Tu es folle ! dit doña Pilar à doña Cecilia. Ce n’est pas cet homme !
— Qui alors ? demanda don Felix comme si on venait de lui confisquer sa balle.
Qui ? grogna doña Pilar. Vous me demandez qui ? Êtes-vous aveugles à ce point ?
Deux coups de fusil trouèrent la vigne. Zéro ! dit Ochoa. Et il referma
La porte sur lui. Il n’avait pas oublié de visser la molette de la lampe.
Dans une lumière diminuée, les femmes se signèrent presque furtivement
Et le chauffeur de taxi demanda si c’était bien raisonnable, tout ce chahut !
À la fin de l’été, les Buganvillas étaient désertés et le jardinier
Vidait la piscine et taillait les mandariniers. Elle assistait
À la mise en place de sa propre solitude. Le jardinier s’assurait
Qu’elle possédait encore la clé de la grille d’entrée et que la serrure
Fonctionnait toujours. Il revenait chaque semaine pour l’arrosage
Et les petits travaux planifiés à quoi s’ajoutaient de menus gestes
Qu’elle lui demandait d’accomplir. Il aimait la compagnie de cette
Vieille dame solitaire qui avait été belle et qu’on croyait cultivée
Dans le terreau d’ancêtres parfaitement identifiés, traces arables
Qu’elle entretenait avec une minutie d’historienne. Ses livres,
Qu’il voyait de près quand il montait chez elle pour régler les radiateurs,
Entretenaient le personnage dans le bocal de la fin de la vie.
Il montait chez elle seulement puisque tous les habitants étaient partis.
La chaudière s’éteignait quelquefois et elle se plaignait à l’agence
Chargée de la gestion de la résidence. Il graissait les gonds de la grille
Sous les yeux inquiets de la vieille femme. Elle parlait somme toute
Assez peu, se contentant même souvent de l’interroger sur sa famille,
Quand elle savait pertinemment qu’il n’avait pas de famille à lui,
Étant par ailleurs prisonnier de collatéraux qui se disputaient les biens
Anciens. Elle détestait sa manière de soigner les rosiers. Ils en parlaient
Si un pied crevait. Il arrachait le cadavre de ce qui avait été une fleur
Exquise et elle lui adressait toutes sortes de reproches injustes.
Il la surprenait si elle s’était abandonnée à la contemplation.
Les mandarines étaient amères et belles. Le patio, avec ses circularités
De terrasses, se remplissait de soleil ou de pluie. Elle prenait
Possession des lieux à la fin de l’été. Comme elle en avait la seule
Clé désormais, il sonnait à la grille une fois par semaine et attendait
Qu’elle eût fini de s’arranger devant un miroir qu’elle brisait
Si l’angoisse l’avait réveillée avant le carillon électrique.
Il est si tôt, disait-elle en lui donnant la clé. — Vous devriez
Sortir un peu, conseillait-il sans y penser. Il ouvrait la grille,
Remontait dans sa camionnette, se garait sous un mandarinier tiède
Ou mouillé, et elle était déjà en train d’examiner l’état des plates-bandes.
Comment peut-on vivre sans au moins un peu de cet avenir à changer ?
Elle ne se plaignait pas. Elle renvoyait la réalité des jours au seul
Spectateur de son existence. L’été, elle avait toutefois partagé
De menus plaisirs avec des revenants aux croissances d’enfants.
Elle aimait les femmes au travail du couple reproduit avec des fidélités
De tradition. Les enfants perturbaient son propre labeur mais elle
S’en nourrissait. Les hommes, eux, lui appartenaient et ils agissaient
Comme des souvenirs revus et corrigés par les mots mêmes qui lui venaient
À l’esprit au moment de les approcher. La fin de l’été annonçait
Une autre attente. Elle se soumettait aux signes de l’automne avec
Un peu d’humilité et beaucoup de jalousie. Elle n’avait jamais agi
Autrement. Le jardinier reprenait son importance de visiteur exact
Aux rendez-vous qu’elle croyait lui fixer. Ne possédant aucun animal,
Ce qui l’eût contrainte à un minimum de conversation, elle n’exerçait
Pas sa voix, même devant le miroir où sa nudité prenait des allures
De double trop exact pour être illusoire. Avant qu’il ne s’absentât
Pour une semaine entière, elle remettait au factotum la liste de ses besoins
Naturels et l’argent nécessaire à l’accomplissement du rite auquel
Elle échappait. Sommes-nous déjà à la fin de l’hiver ? Six mois
Ont donc passé ? Ce temps ne ressemble pas au printemps. Les premiers
Touristes visitaient les appartements et les boniches s’activaient.
En même temps, elle envoyait son courrier et attendait les réponses
Mélancoliques. Sommes-nous déjà à la fin de l’été ? Est-ce l’automne,
Ce retour de la pluie ? Elle traversait les carreaux et se cognait
À la céramique des murs. Cette rose, commençait-elle à expliquer
Au commensal, est née, poursuivait-elle en pensant ne pas aller au bout
De la description, et elle provoquait le sourire des femmes soutenant
Cette recherche de compagnie. Oui, les roses, les mandarines des pelouses,
Les escaliers ébréchés comme des verres, la piscine jaillissant d’enfants,
Les restes des repas aux oiseaux brouillons, la chair des femmes chaudes,
Le passage de la beauté, le vocabulaire des radios et des prospectus
S’amoncelant sous les piliers métalliques de la grille qu’on laissait
Ouverte par lassitude, cette croissance dérivée de l’immobilité,
Et cette rose qu’elle désignait pour initier la conversation, la rose
Aux petits soins de son attention aux phénomènes naturels, une rose
Extraite de sa durée, imaginable maintenant qu’elle savait que c’était
Une rose et non pas ce que les autres pouvaient en savoir. Sa petite
Bouche s’arrondissait sous l’effet des voyelles. Elle n’interdisait pas
La destruction, n’étant pas propriétaire des biens qui fleurissaient
Les séjours temporaires, mais sa connaissance de la rose avait atteint
Une telle sérénité qu’elle se croyait capable de communication écrite
Avec ces passagers du soleil et elle les dérangeait au lieu de les étonner
Un peu. Rentrée dans sa coquille, elle continuait de se remplir de jus
Et de saveurs secrètes. Elle était obscure et délicate. Elle sentait bon
Et conservait l’essentiel de son ancienne beauté, le texte infiniment
Interminable de son attention aux objets du désir. Sous le masque,
Elle prenait des airs de tragédienne ou de soubrette, selon ce que l’instinct
Dictait aux intermédiaires de l’écriture et du cerveau, et son balcon
S’emplissait de fleurs ou d’un désordre de meubles fatigués à encaustiquer.
Des enfants questionnaient un petit chien dont elle niait la maternité.
Les oiseaux, plus distants mais affamés, raflaient les bonnes places.
Elle n’eut pas vent des évènements qui agitèrent les gens ce dimanche.
On n’en parlait pas à la télévision. Elle entendit les cloches, les pneus
Des voitures sur la chaussée mouillée, les ressacs et les cris des mouettes
Qui rentraient avec la pêche restreinte des dimanches. Elle passa la journée
À faire et défaire un ouvrage si abstrait qu’elle en égara finalement
Le titre. Elle picorait en agaçant les oiseaux. Par-dessus la toiture
Circulaire de la résidence, le ciel baladait des animaux éphémères
Qui s’accrochaient au faîtage comme des tangentes. Elle visita les parterres
Pour en mesurer l’humidité et secoua les paillassons des seuils
Sans pénétrer dans les cages d’escalier où s’épanouissaient des plantes
Vertes. Le téléphone sonna plusieurs fois mais elle ne répondit pas.
Elle ne trouva pas la patience de relire « L’homme invisible ». Le temps
S’imposait d’autant que cinq jours la séparaient de la prochaine visite
Du jardinier. Là-haut, un doigt plutôt qu’un souffle semblait animer
Les nuages. Elle but un peu de vin sans intention d’aller plus loin
Que l’exploration des sens concernés par cette pratique du plaisir.
Elle n’attendait rien du sommeil toujours un peu menaçant la lumière.
Quand l’homme apparut au bord de la piscine, elle vérifia que la clé
Était dans la poche de son petit tablier à fleurs. Les cloches venaient
De sonner. Elle sortit sur son balcon et héla l’intrus : — Par où êtes-vous
Entré ? L’homme désigna la grille. Elle était entrouverte. Nuit précaire !
Les crises de somnambulisme l’affectaient depuis l’enfance. Petit défaut
De l’esprit à quoi il fallait ajouter l’agoraphobie et une certaine
Obsession du divin malgré des apparences de doute. — C’est interdit,
Dit-elle. Vous n’avez pas vu le panneau ? Elle traça le rectangle entre
Elle et l’individu qui tentait déjà de se faire passer pour ce qu’il
N’était sans doute pas. Le panneau ? L’interdiction ? Et elle lui faisait
Signe de reculer, de retourner à l’extérieur, de ne plus revenir. Ochoa
Avait trouvé une entrée accueillante mais les fleurs sont décevantes.
Les dallages trop exacts finissent par désorienter les voyageurs du jour.
La vieille femme qui le harcelait à travers le soleil des génoises
N’ameuta personne. Les balcons demeurèrent désespérément déserts.
Le ciel était en effet impossible à décrire. Et la voix le charmait.
— Je suis désolé si je vous ai dérangée, finit-il par dire tandis qu’il
La consternait encore. Je n’ai pas l’habitude de désenchanter les habitants
De la tranquillité mais c’est hors saison que je visite les lieux
Qui recouvrent mon enfance ! Après un silence d’yeux, Constance invitait
À la poursuite des chimères nées de sa précipitation. L’enfance ? Et cette
Chape sur ce qui a existé pour vous seulement ? — Je n’étais pas seul,
Dit Ochoa en avançant. Pas seul ? Nous étions si seules mes sœurs et moi !
Vous n’avez pas connu les châteaux de mon enfance. De quoi s’agissait-il ?
De cabanes de pêcheurs ? D’un point d’eau et de ses gardiens ? D’une tour
Dont vous entreteniez le feu avec vos mains d’enfants et la connaissance
Héritée d’une lignée de soldats ? Êtes-vous né d’une femme infidèle
Ou d’une vierge surprise au saut du lit ? Nos fondations recouvrent
Tant de possibilités de personnages transparents ! J’en imagine chaque
Jour les circonstances. Chape de piscine et de dalles tracée avec une
Exactitude de visionnaire et non pas de témoin. Nous achetons sur plan.
Ochoa souriait. Ni pêcheurs, ni soldats, ni petite fille vendue à l’homme !
Nous voyagions en famille et la voiture s’arrêtait sur le sable.
La mer creusait des fleuves dans mon imagination et j’en remontais
Le cours avec mes frères. La terre était fendue comme une femme. Nous
Visitions les lieux de la même chair et les anecdotes fusaient. Il y avait
Une tour pour élever nos visons à la hauteur de l’espérance. Hôpital !
Elle descendit. — Vous n’êtes qu’un voyageur du pays voisin ? Un simple
Visiteur de photographies ? La nuit, j’ouvre la grille malgré moi.
Aucun de nous n’est parfait. Mais vous l’êtes, n’est-ce pas ? Parfait
Et improbable. Je n’imaginais pas une pareille enfance. La mienne est
Trop expérimentale. Une voiture, dites-vous, et un petit bateau ivre
Dans les canyons peuplés de servitudes. Vos frères ramant et vous
Contemplant des défilés sommaires. Je n’imaginais pas qu’on revenait
Sur les lieux. Je voyais des lieux envahissants. Comme personnage
Appartenant à tous les temps, j’imaginais la réduction au point
Et le seul cri du désespoir et bien sûr vous ne comprendriez pas cette
Attente. Vous demeureriez réfractaire comme la terre de vos feux.
Ne reculez pas ! Vous n’avez pas la clé et pourtant vous entrez dans ma vie.
Somniloquie du texte ! La nuit s’achève sans disparition du jour et le jour
Traverse d’autres ombres. Un peu de votre enfance me divertira. Entrez
Pour prendre la parole. Vous n’êtes donc pas celui que j’imaginais ?
Si elle sortait, elle empruntait un couloir entre les roseaux, court chemin
D’un point à un autre qui abritait les pénétrations graphiques de la mer
Et s’y baignaient d’oisifs pédérastes nus entre les pins, ô Cézanne.
Elle sortait en catimini et n’allait pas plus loin que son observatoire
De feuilles mortes tombées des eucalyptus. Le sable était toujours chaud
Et ses pieds nus s’y enfonçaient. Elle revenait à court d’inspiration,
Comme si les baigneurs n’avaient pas révélé leur secret de modèles.
Il n’y a pas d’autre secret, commençait-elle. Et les immersions, les sauts,
Les jaillissements, les gerbes alimentaient un silence de l’écriture
Qui prenait la place du temps au lieu d’en construire le théâtre nu.
Ochoa se laissa conduire. Il vit les baigneurs, l’eau renouvelée par un jeu
De canaux qui s’appliquaient à la terre comme un paquet de nerfs
Ou de veines, les corps joués au hasard, l’implication des arbres jouant
Avec la portée de leurs ombres, les lignes de force tracées en dépit
De la perspective, l’immobilité croissante, les fruits répandus.
Elle s’accroupissait pour recueillir ses bézoards. Rien de plus, dit-elle,
Que ces polychrestes. Mais je ne m’aventure plus ailleurs. Voulez-vous
Que nous les interrogions ? Je ne leur ai jamais adressé la parole !
Ochoa assista à la métamorphose des hommes en femmes. Elle jubilait.
Elle l’abandonna dans le chemin. Il ne la chercha pas. Nouveau jour,
À moins qu’il ne s’agisse plus d’avancer mais de fixer des instants.
Il reconnut la plage et les rochers environnants. Une île statufiait
Une ancienne figuration de l’attente, personnage à plusieurs têtes
Qui n’avait pas perdu son pouvoir évocateur. Revenir seul n’est pas
Revenir mais les mots reprenaient leur place et les objets ne fuyaient plus
Comme avant. Ils persistaient maintenant. Avec une arrogance d’enfant
Pris au piège de ses étonnements légitimes. Ici, j’ai travaillé le fer.
Il repoussa d’autres visions. L’eau émettait encore des phosphorescences.
L’odeur d’une algue éparpillée l’envenima. Nous ne possédons que l’art
Et nous sommes incapables de ne pas nous emparer de tout ce qui rappelle
Cette possession tranquille. Il ne revenait pas. Il n’avait jamais quitté
Ces lieux. Il n’avait pas non plus rencontré l’improbable influence
De ces objets. Les personnages appartenaient à d’autres personnages.
Il pouvait voir la promenade géométrique et les façades des hôtels.
Les mandariniers commençaient à délimiter les propriétés. Il recula
Jusqu’à la mer. Rien ne s’achève par la noyade. Il marche sur l’eau.
Le matin, il poussait les portails et pénétrait dans les patios encore
Obscurs. S’il pleut, je ne viens pas ! Il rencontrait des personnages
Surpris mais son regard leur inspirait une douce curiosité. Qui suis-je ?
On le retrouvait dans les ombres ou il disparaissait de l’endroit même
Où l’on pensait le retenir. Il cueillait les mandarines amères des jardins
Pour les donner aux oiseaux des plages. Qui est cette femme ? Constance
Hésitait. Elle ne descendait pas ou le rejoignait avec trop de certitudes.
Voulez-vous que nous allions voir les baigneurs de Cézanne ? Il y a
Des baigneurs de l’aurore à proximité. Elle décrivait la métamorphose
Des hommes en femmes avec une connaissance de l’anatomie qui le fascinait.
Entre la mer qui s’allumait et la promenade qu’on éteignait, il se croyait
Exact au rendez-vous. Mais ce n’était pas toujours elle qui arrivait.
Quel chemin se tracer entre la reproduction de l’espèce et l’histoire ?
Il envisageait d’autres lieux où il fût un étranger. Mais quel étranger
Résiste à un temps qui n’est pas le sien ? Quelle est la fin des voyages ?
Descendant de son petit appartement, elle lui proposait les tableaux
De sa connaissance de l’homme. Les baigneurs, en femmes, finissaient
Par quitter les lieux et les oiseaux s’installaient à la surface de l’eau
Tranquillisée par leur immobilité. Que se passe-t-il s’il n’est pas possible
De fixer les instances du texte ? Elle le contraignait à la pose, moment
Passé non plus avec elle mais en marge de ce qu’elle empoisonnait en lui.
Petites crottes de mes indigestions ! Les baies n’attiraient que son orgueil
De créatrice de l’instant. Il ne s’éloignait pas ensuite. Il atteignait
La mer et s’arrêtait pour contempler le rivage aux intervalles de façades.
Elle habite mon imagination ou bien elle a vieilli plus vite que ma
Croissance. Il ne courait pas pour rejoindre les rochers où il savait
Trouver des palliatifs à l’intranquillité. Il prenait ce temps comme
On s’attend à des nuances. Les traces de la veille n’avaient pas disparu
Dans la marée. Il reconnaissait le moindre détail. Puis les rochers
Vomissaient leurs tourments. Encore elle ! Et sa position de créatrice
Possédant l’intérieur des lieux. Les baigneurs se disputaient l’ombre
Maintenant. Le vent poussait les parasols vers les dunes. On courait
Pour rattraper des balles. Un enfant appelait au secours. Le ressac
Attirait des oiseaux. Comment répondre à l’invitation de cette tentative
De donner un sens à la baignade ? Il se glissait parmi eux et jouait
Avec leurs ombres. Elle riait s’il en parlait avec cette naïveté
De personnage menacé d’altérité comme la pluie traverse le vent.
Moins de poésie dans la piscine rose et bleue
De tes attentes, moins de mots pour l’évidence
D’un instant à vivre avec les autres sans risquer
De paraître moins fortuné. Tu t’abandonnais
Au regard comme l’insecte s’immobilise
Pour changer de couleur. La femme qui t’hébergeait
Ne dormait pas. Première nuit. Tu avais passé
La journée avec la poésie des décorations murales
Et le soleil t’avait inspiré les mots d’un temps
Dont elle ne savait rien. Et tu jouissais de le savoir,
N’ayant même pas la douceur à répandre mollement
Dans ses cheveux. À la fenêtre le monde
Ne changeait pas, ni dans la télévision. Le monde
Renvoyait un reflet à ton attente. Un monde noir
De monde et tu n’étais jamais allé à sa rencontre.
On ne te voyait plus depuis trois heures. C’est long,
Trois heures sans Ochoa, long pour doña Pilar
Qui réclame sa pâtée de Christ en croix, long pour Raïssa
Qui connaît l’Ochoa descendu des montagnes.
Constance dort le long de toi-même, agitée
D’un troisième Ochoa qui témoigne de ta multiplicité
Par sept, soyons cabalistiques de temps en temps
Quand il est question de ton existence de patachon
Au service d’une poésie de l’étroit et du fond.
Les autres, elles envient celles qui te connaissent,
Ou plutôt celles qui te reconnaissent dans la foule
Des passants qui voyagent au fil d’une imagination
Traversée de désirs et de réminiscences. Doña Flores
Ne sait rien de l’homme qui l’attend. Gisèle de Vermort
En sait trop sur celui qui conçoit ses enfants.
Françoise s’arrête au milieu des idées. Sept femmes
Ce n’est pas trop pour un seul homme qu’elles multiplient
Par sept fois l’infini. Rien à dire de cet homme possible.
Tu hantes les théâtres de l’attente rose de l’ombre,
Couché dans le lit ou dans l’herbe, sous l’olivier
Ou sous le plafond qui s’interpose de blanc.
Nous étions sept femmes parmi les autres
Et aucune ne nous arrivait à la cheville
Question multiplication des petits pains
De notre croissance géométrique tendancieuse.
Ne nous rappelle pas que tu as existé avant d’exister.
Ne nous parle pas de ces vies existentielles, tais-toi !
Le rideau indiquait l’après-midi. Tu te fies à des ombres
Chaque fois qu’il t’arrive d’aimer pour le plaisir.
Le dallage démontrait la turgescence viscérale.
Un corps ne te suffit pas et la possession
Ne garantit pas ta croissance de personnage tangent
Au cercle qu’elles veulent former pour te connaître.
Tu lances à l’air brûlant de leur poitrine que tu ne crains pas
Les couteaux ! Tu ne crains que l’instant,
Pas même une seconde qui menace d’échapper
À ta vigilance de langue de caméléon posée
Sur la branche avec les autres suppositions.
Un couteau dénoncerait celle que tu ne combles pas.
La télévision coupe le champ de ta vision, tremblante
Comme une feuille d’automne. La télécommande
Change les couleurs, pas le contenu. Ne reste pas là !
Nous ne sommes pas seuls, dis-tu à celle qui ne dort pas,
Comme tu ne dis rien à celle qui vient de s’endormir
Parmi les caresses fleurs de l’hiver et de la déraison.
Même la cigarette ne change rien aux images du monde
Qui atteignent ta mémoire d’homme sans existence.
Une immobilité est nécessaire aux âmes voyageuses,
Non pas un semblant d’hiératisme qui te va comme un gant
Chaque fois que tu franchis les seuils des églises
Ou que ta rencontre avec l’étranger t’inspire
Des imitations spécieuses. L’immobilité dont je parle
N’est pas non plus celle de l’insecte qui n’attend rien.
Une fleur donnerait une idée de ce que tu peux être
Quand tu n’es plus. Ochoa ! — Je n’attends plus rien de toi.
Elle ne dort pas aussi facilement qu’une dormeuse.
Elle dormirait si tu la peignais, mais tu ne sais pas
Peindre. Il y a tant de choses que tu devrais savoir
Faire. Et rien que tu ne sais inventer pour exister
À la surface de leur reconnaissance, rien de sérieux
En tout cas. Non, ce n’est rien, cet ébruitement du réel,
Ces notations constantes qui cisaillent les plans. Rien
N’est plus inutile que cette beauté et tu le sais
Pertinemment. — Veux-tu que je veuille moi aussi ?
Tu souris aux questions et les réponses te détruisent
Comme si elles étaient le mensonge et la vérité
À la fois. Il vaudrait mieux ne pas retrouver son chemin
Dans ces conditions d’existence qui ne valent pas
Tripette si on les compare à l’exubérance des forêts
Que ton cœur traverse comme dans une qasida,
Entre l’aube et le soir, en pleine lumière,
Alors qu’elle attend de toi la nuit et la mémoire.
Soupire comme le Maure qui connaissait la beauté
Et que la religion interdisait au monde qui la possède.
Une larme n’est plus possible compte tenu de ta dureté
De diamant. Cependant elle roule sur son épaule
Et elle croit que tu pleures. Elle croirait le monde
Si la télévision en savait plus sur les hommes
Qui le créent et l’anéantissent savamment. Maintenant
Les mouches ! — Tu m’agaces ! Mais ce n’est que le sommeil
Qui parle à la place de l’existence. C’est une mouche,
Chérie. Et ce n’est pas une larme, ou si c’en est une,
Il ne s’est rien passé. Dors. Nous reviendrons chaque année
Pour recommencer. Nous aurons des années pour exister.
Tu préfères la nuit et je te donne le jour, entre l’aubade
Et la sérénade, entre le départ et le retour, ces jours
Qui n’en finissent pas de m’inspirer comme si je me trompais
De sens. Invariablement nue malgré les apparences,
Elle critique le temps et se soumet à tes espaces.
Elle sait exactement ce que tu possèdes, et tu le sais.
Dehors, le Christ engage la conversation avec l’homme.
Raïssa écoute doña Pilar que l’attente rend folle
De désespoir. Qui possédons-nous si l’homme
N’est pas l’homme que nous croyons ? L’enfant
Qui descend de la Croix parce qu’il ne peut pas descendre
De l’homme ? (plaisanterie de don Alfonso Gálvez Hoffman)
L’homme qui fait des enfants aux adolescentes
De son existence ? Ou l’étranger qui couche avec
Les étrangères ? Ah ! Ah ! Ah ! rit Mescal à sa fenêtre.
Tu ne déchaîneras pas mon sperme ! Je le contiens
Depuis toujours ! Le rideau de Mescal n’en témoigne pas,
La fenêtre demeure la preuve de son existence de témoin.
Mais la télé n’est pas le meilleur moyen de nourrir
L’espérance. Constance voit un homme qui se lève
Dans son propre lit pour décoller la mouche écrasée
Au plafond. — Je croyais qu’on pouvait dormir
Et ne plus être seule, dit-elle en étirant ses jambes
Aux doigts si fins qu’il se met à les aimer comme
Si elle ne lui appartenait pas déjà. — Tu viendras,
Dit-elle, et tu me prendras, si c’est ce que tu veux.
Mais je ne m’éveillerai jamais de ce sommeil
Que je dois à l’homme comme l’homme m’est dû.
La mouche s’envole et rejoint les autres dans le rideau.
— Je croyais l’avoir… dit-il dans son oreille prête
À toutes les aventures de l’homme pourvu qu’il en parle
Comme il écrit. La larme goutte à la tangente
De sa chair pliée. Elle ne retrouve pas le sommeil
Et il ne s’en défend pas. Au contraire, il l’aime
Comme l’asphodèle des chemins et l’orage
Des rivières. Il n’y a pas de femme qui tienne.
*
* *
Ce qui reste de doña Cecilia, après tant d’années
De deuil et de solitude, ce n’est plus doña Cecilia,
Ce n’est même plus la mère de Raïssa
Dont on dit qu’elle a le feu au cul. La maison
N’a plus de maître et doña Cecilia n’y règne pas.
Moitié ombre, moitié lumière, un patio désespère
Les oiseaux descendus des eucalyptus. Un jet d’eau
S’est tu depuis longtemps. Sa vasque en forme
De main ouverte recueille la rosée et la poussière.
Habité de lichens moins vivaces, un banc de pierre
Ne reçoit plus l’offrande de ses fesses. On y lit encore
La soif de Cayetano à la pointe du couteau.
Une vieille somnole ou se rend utile, lente ou rapide,
Précise ou imprévisible, on ne sait jamais avec elle,
Dit doña Cecilia qui est sa fille depuis si longtemps
Que Raïssa n’a plus d’âge. Elle n’a que son cul,
Dit encore doña Cecilia qui mord sa langue comme
Si Cayetano lui appartenait encore. Les fleurs
Resplendissent. On aime l’eau claire des rigoles chez
Les Exeberri Gálvez, on aime que l’eau coule
Et se rencontre aux points précis d’une construction
Conçue pour l’extase et l’attente d’autres extases.
Doña Cecilia a conservé le couteau de Cayetano,
Mais ce n’est pas celui qui a tué Panxoa. La justice
A conservé ce trophée d’un autre temps. Seul
Don Felix Gávez Bonachera peut encore le toucher.
Doña Cecilia posséderait cette clé si don Felix
Aimait les femmes, mais il n’aime que l’homme
Et ne s’en cache pas. Le couteau a une histoire,
Dit-il en le désignant, et doña Cecilia sait tout
De cette histoire. Le monde n’est pas l’objet
De la Connaissance comme le prétend don Alfonso.
Le monde de doña Cecilia est une histoire
Et le monde auquel elle appartient un roman,
Mi-fable mi-chronique, comme dit don Felix
Qui écrit ce qui aurait pu arriver s’il n’était
Rien arrivé. — Tu ne coucheras pas avec cet homme !
Ironisait la vieille. Tu ne coucheras plus avec
Les hommes. Il manquera un homme à ton existence
Et la mort ne me renseignera pas. La vieille parlait
Aux habitants imaginaires de la maison. Elle entendait
Les voix d’une existence qui aurait eu lieu si Panxoa
Avait vécu pour concevoir un fils et non pas cette garce
De Raïssa ! Le sang de Panxoa ne coule pas dans ses veines
Et tu le sais ! — Toi, tu ne sauras rien du sang de Cayetano !
Raïssa fuit les dialogues, les descriptions, les récits
Que les murs retiennent comme l’humidité
Et les condensations de l’air qui s’accroît d’insectes
Toujours plus beaux. Elle n’observe pas, se contente
De regarder, ne regarde rien en particulier, voit des rites
D’amour et des apparitions inévitables et vaines.
Ochoa, qu’elle écrit Oxoa dans les lettres d’amour
Qu’il ne lit pas parce qu’il ne sait pas lire, cet Ochoa,
Se méfie du couteau de Cayetano comme d’une maladie
Honteuse. Il arrive la nuit si la nuit est noire, sinon
Il ne vient pas et doña Cecilia maudit la lune
En se disant que ce n’est pas le même Ochoa qu’elle aime
Comme on aime ce qu’on ne possède pas facilement
Comme les fruits des arbres ou la tranquillité de l’ombre
L’été. La graphie de l’X lui inspire des crucifixions
Qui n’ont rien à voir avec les hallucinations de doña Pilar.
L’homme qu’elle condamne à la souffrance
N’a jamais été un enfant, d’ailleurs elle ne sait pas
Ce qu’un enfant serait devenu si elle l’avait aimé.
En attendant, elle évite sa propre nudité. Les miroirs
Ne la rencontrent jamais. Son ombre doit se coucher
À ses pieds sinon elle recherche la pleine lumière
Et ne trouve que le patio. Ces maisons étreignent
Bien des passions. Et quand on n’aime personne
À ce point, on y raconte la passion des autres,
Jusqu’au crime qui les élève à la hauteur du mythe
Devant lequel la justice s’incline. Si la porte
Est ouverte, le rideau arrête les mouches. La rue demeure
Rectiligne malgré les habitudes. On ne s’y perd pas
Comme dans les villes construites d’après le modèle
Occidental. Doña Cecilia connaît la ville et ses plaisirs.
On dit que le train de 7h 47 contient le meilleur de ses passions
Et de ses rites. — De qui parles-tu ? demande la vieille
Qui brise les brindilles de son feu en abondance. Parler
Avec les femmes ne peut pas finir par constituer le poème
Dont rêve un peu trop l’esprit inconstant de doña Cecilia.
— Tu écris ? demande son Ochoa quand elle le voit et qu’il
Ne la regarde plus. Il chanterait si elle l’exigeait. Il perd
Son temps avec elle parce qu’il n’attend plus rien de cet
Amour. Réduit à l’envers des miroirs, il n’existe presque plus.
On n’en devine même pas l’attente dans les mains
Qu’elle met au travail pour les occuper ailleurs.
Le même corps voyage avec Raïssa, mais il atteint
Les lieux de l’attente et promet de ne plus perdre
Le temps. — Je l’aurais tué de mes propres mains !
Crie-t-elle dans la cheminée. Sa voix retombe dans la cendre.
— Nous n’avons jamais tué personne, dit la vieille
Qui n’en sait rien et s’en mord la langue.
Au matin, doña Pilar était arrivée avec la nouvelle :
Ochoa était dans le lit de madame Constance.
Doña Pilar n’avait pas vu le lit mais des personnes
De sa connaissance avait assisté à l’entrée d’Ochoa
Dans la résidence des Buganvillas. Il était nu, obscène
— Si vous voyez ce que je veux dire — Doña Cecilia voit,
Elle voit la queue de l’homme et la fascination de Constance
Qui n’a plus l’âge de s’abandonner. Elle n’a pas soulevé
Le rideau. Elle ne se montre pas. Elle ne se montre plus
En cas de confidences. Elle n’a plus le visage patient
Des commères, d’ailleurs elle ne fréquente plus le lavoir,
Ce qui explique la lavadora et le linge qu’on ne voit plus
Sur la broussaille. — J’ai tué Ochoa, dit-elle dans le rideau.
Doña Pilar aurait crié sa douleur si elle avait cru
À cet assassinat. Un, doña Cecilia n’a pas trouvé la force,
Cette nuit, de tuer Ochoa. Deux, ce n’était heureusement pas
Le Christ. Soulagement de doña Pilar qui croit que le Christ
Couche dans le lit de madame Constance. Elle a bien vu
Elle-même la belle queue dressée hier matin, souvenez-vous,
Doña Pilar. Mais le Christ peut-il coucher avec sa mère ?
— Il couche avec leurs filles ! grogne doña Cecilia.
Il faut reconnaître que les apparences témoignent en faveur
De doña Cecilia qui connaît les hommes, ce qui n’est pas
Le cas de doña Pilar qui n’a pas hérité de cette connaissance.
Pour le moment, elles s’accordent à penser que deux hommes
Les tourmentent, que l’un est encore en vie, alors qu’il mérite
La mort, et que l’autre, qui ne vaut pas plus cher selon Cecilia,
Trahit le cœur et l’esprit de doña Pilar qui croit en Dieu
Comme la lessive et la poussière sont l’apanage des femmes
De ce monde. — Entrez, donnez-vous la peine, faites-moi cette
Faveur — et doña Pilar pénètre pour la seconde fois dans le patio,
Ne se souvenant pas de la première et doutant qu’elle y prît
Du plaisir. Mais ce n’est pas le plaisir qu’elle est venue chercher.
Cependant, un petit verre ne se refuse pas, ô Anis étoilé
De mon enfance qui ne suce plus les bonbons ! Assises
Sur le banc qui les rassemble le temps d’une conversation,
Elles ne comprennent pas que l’homme qui couche
Dans le lit de madame Constance n’est ni le Christ
Ni le berger. C’est un autre homme qui passe par hasard
Et qui par hasard fait l’amour à une femme qu’il ne connaît pas.
Raïssa le sait parce qu’elle a vu l’homme. Elle lui a même
Parlé. Mais ne parle-t-elle pas aux hommes comme
Si elle les connaissait d’avance ? Ce corps défraiera
La Chronique, pense doña Pilar en disant autre chose
De moins authentiquement véridique. Nous verrons bien,
Dit doña Cecilia, qui est qui. Nous le verrons, dit doña Pilar
Que l’idée d’un Christ aux prises avec le corps de la femme
Ne répugne pas, au contraire. L’aguardiente rutile
Dans son regard. Est-il vraiment temps d’écouter les oiseaux
Des branches ? Le berger finira par le couteau de Cayetano
Qui lavera ainsi l’honneur de sa fille et le Christ s’expliquera
Dans une religion nouvelle. — Vous êtes folle, doña Pilar,
Vous délirez ! — Je suis ce que je suis, pense doña Pilar
Et elle dit : Je suis ce que je ne suis pas et vous le savez !
À deux, elles contiennent le monde : l’homme qui se nourrit
Des filles de la femme, et le Dieu fait homme qui finit
Dans l’amour de la femme. Cayetano tuera le premier,
C’est donné. Et l’homme rectifiera la position de la femme
Pour ne pas changer grand-chose à la religion. Que peut-on
Espérer de l’homme qui est plus proche de Dieu que la femme
Qui n’est que l’explication de la croissance et de la multiplication ?
— Rien ! dit doña Cecilia de sa voix cruciale. Elle mord le cœur
D’une orange coupée en deux. — Nous n’avons pas fini d’en parler,
Dit doña Pilar qui se souvient en même temps de sa première
Visite. — J’agissais comme témoin, dira-t-elle plus tard
Elle ne le dira plus si plus rien n’arrive à sa foi.
*
* *
Les fenêtres sont denses. Réduisez vos murs à la fenêtre
Qui a le plus de chance de contenir les faits. Mescal
Ne s’y penchait pas à cause des sangles qui le retenaient
Au bord de sa vision. Sans le carreau que la mouche heurtait,
Il eût souffert d’agoraphobie. La rue s’achevait en point
Virgule sous les orangers. L’éclairage public sciait la nuit.
Voir le Christ sur le trottoir n’est pas donné à tout le monde.
Doña Pilar le poursuivait avec une constance de mâle.
Et la femelle Cecilia la suivait en arrachant des mots
Aux passants et aux gisants des devantures. Mescal grattait
Les meneaux. Il y avait des années qu’il grattait les meneaux.
Il creusait le plâtre mou derrière le radiateur avec la même
Sensation de n’avoir jamais été un autre que celui qu’il voyait
Quand on le montrait. — J’ai vu, dit-il aux flacons d’éther,
J’ai vu bien des ochoas dans mon existence ordinaire
Et je ne les ai rencontrés que dans le récit que la poésie
Fait à ma voix. On ne comprenait rien si on était son père
Ou sa sœur ou même un lointain cousin venu s’enquérir
De l’état des biens familiaux. J’ai vu, j’ai croisé et j’ai touché
Des hommes qui se croyaient des hommes parce qu’ils parlaient
Et que les bêtes ne parlent pas aux hommes. J’ai vu des bêtes
Qui se prenaient pour des hommes et d’autres qui valaient
Ce que vaut un homme quand il n’a pas connu l’amour.
J’ai grossi la réalité quotidienne dans la lentille de mes flacons
Et j’ai cru à des substances de remplacement. Ce que je dis
N’est pas fait pour être entendu ni compris. Qu’on n’écoute
Que ce qui se passe et je dirai la vérité telle qu’elle m’apparaît
Aux fenêtres. J’ai vu et je vois encore des hommes qui parlent
De ce qui arrive à l’humanité. Je n’en parle pas, je parle
De moi-même et des autres. Ma pensée contient tout entière
Dans un de ces flacons. Suspendu à la potence d’acier chromé
Par une couronne d’acier chirurgical, je pourrais marcher
Jusqu’à vous. Vous me verriez tel que je suis et vous auriez
Peur et pitié de cet homme qui n’est plus ce que j’ai été
Et qui sera ce que je suis. Une femme me ressemble.
Quelle femme vous ressemble à ce point ? Ô mes amis
Défenestrés, je ne vous vois plus que dans l’optique des flacons.
Le cuir de mon carcan sent le plâtre de vos mains occupées
Ailleurs maintenant que je n’ai plus d’importance relativement
À ce que je possède encore. Mon squelette est dehors tel
Que vous l’avez conçu et il satisfait votre ego de constructeur
D’hommes modulaires. Ma chair n’est que l’objet du désir.
Je voyais des cris. J’entendais des espaces criards. Je me ruais
Sur le bruit que l’existence produit quand elle s’étire. L’homme
Revenait avec l’espoir et la femme le quittait par chance.
Ce matin, il entend les femmes monter. Il en manque une.
Françoise les reçoit dans son boudoir. L’exiguïté les rend
Fébriles et Françoise en profite pour les raisonner de sa voix
D’enfant. On entend les roulettes d’acier à l’étage. Mescal
Se déplace sur un nombre croissant de roulettes. Elles acceptent
Le thé et les dattes. L’azahar les étoile. Tu diras à Mescal
Que je ne l’aime pas. Je voulais juste l’aider. Tu lui diras…
— Mettons-nous d’accord, dit doña Pilar qui frissonne
Sous la Croix. Les cuisses de doña Cecilia chuitent comme
Un ruisseau. On ne demande pas des nouvelles de Raïssa.
Madame Constance sera jugée pour avoir couché avec le Christ.
Ochoa le berger sera tué par le couteau de Cayetano.
On fera fuir les remplaçants. Total : un Christ rien que pour
Nous. Nous. Doña Pilar prononce le mot avec une nuance
De désespoir relatif au partage qu’elle ne peut envisager
De restreindre sans s’attirer les foudres de l’Église. Le thé
Ne contient que du thé. Et non pas l’inverse. Un flacon
Ne contient pas un flacon. Ce qui est inversement vrai.
Essayez, et vous verrez. Vous verrez ce que j’ai vu. Des hommes
Et des femmes qui perpétuent la misère du genre au lieu
D’y mettre fin une bonne fois pour toutes. Mais Mescal
Ne parle pas à travers le plancher. On le sent immobile,
À l’écoute, frissonnant à l’idée de comprendre ce qui
Peut avoir un peu de réalité. — Je l’ai frappée jusqu’au
Sang ! grogne doña Cecilia. Je le tuerai s’il recommence.
On a honte pour elle mais on se tait. Mescal pèse ce silence
Dans le paquet de nerfs qui lui sert d’instrument pour approcher
La juste mesure. — Comment imaginer que le Christ couche
Dans le lit d’une femme qui pourrait être sa mère ? dit
Gisèle. Mais C’EST sa mère ! minaude la Flores. Mescal
Connaît d’autres femmes. Françoise les connaît toutes.
Que vit-elle cette nuit-là ? Elle ne parle jamais d’elle.
Elle entre, vérifie, mesure, règle, mais jamais il ne la voit
Parler. Attention à l’interstice ! Mon œil s’insère entre
Les bords de la vision. La calvitie menace doña Pilar
Qui finira par ressembler à l’homme qu’elle n’a pas
Trouvé. Personne ne ressemble plus à celui qu’elle a
Perdu. Il y a aussi les épaules de doña Cecilia qui peut
Retrouver ce qu’on croyait avoir perdu. Il voyait deux seins
Dans le miroir. À cette distance, la caresse s’en prend
À l’idée. Le carreau ne peut pas être franchi facilement
En cas de plaisir. Ni la brèche qu’il épargne
Pour ne pas voir les pieds nus de Gisèle de Vermort.
Elles crucifieront une femme à la place de l’homme.
Qui, de Raïssa ou de Constance ? Qui, de la vierge
Ou de la climatère ? — Vous ne toucherez pas un cheveu
De ma fille ! s’écrie doña Cecilia, deltoïdes crispés.
Pauvre Constance ! Imagine-t-elle qu’elle paiera le prix
De l’inconstance ? Mescal actionne le moufle,
Se situant au-dessus du lit aux draps ouverts.
Un claquement annonce la descente. Nœud des jambes.
Les fils d’acier se détendent. Tu iras chercher de l’eau
Au puits puis la nuit tombera encore sur ton lit. Seau.
La poésie raconte ce qui s’est passé. Elle envisage
Sereinement ce qui va arriver si on ne fait rien
Pour que ça n’arrive pas. Voilà ma joie, dit Mescal
Au mur percé d’une fenêtre. Si je ne suis rien,
Que tout arrive et que rien ne soit oublié. — Encore
Un peu de thé ? Prenez tout le thé que vous voulez.
J’ai du thé à ne savoir qu’en faire. Mescal et sa poésie !
Elle éparpillait les pincées d’azahar au hasard de leurs mains.
Et elles les tendaient en riant. Mescal contracte sa vessie.
Les flacons sont reliés par des tuyaux translucides.
Mon regard suit ces chemins maintes fois croisés
Sans jamais les reconnaître. Les liquides giclaient
Les uns dans les autres. Si vous revenez, n’oubliez pas
Le guide. Il n’y a rien sous le récit. La poésie donne
Ce qu’elle sait. Ne lui arrachons pas ce qu’elle ne possède
Pas. Ce serait de la tragédie et nous manquons cruellement
De tragédiennes. Elles semblaient fuir dans l’escalier. Françoise
Ne les poussait pas. Elle prévenait de sa voix douce,
Qui une marche, qui l’écharde ou la toile d’araignée.
Dans le vestibule, elles prononcèrent d’autres jugements,
Comme si la marche brisée, comme si l’écharde plantée,
Comme si l’araignée n’avait jamais existé que dans mon rêve.
Nous ne devrions pas hésiter devant le mot qui arrive
Le premier. À la fenêtre ou dans les interstices. Chaque
Premier mot contient l’histoire de tous les autres.
Tu ne tomberas plus de la fenêtre ! On ne tombe qu’une fois.
Survivre est un enfer parce qu’il n’est plus possible de tomber.
Si vous avez à choisir entre la mort et l’immobilité,
Que conseilleriez-vous à celui ou à celle qui n’est pas concernée ?
La poésie se tait à l’heure des choix. D’ailleurs on ne choisit
Pas entre le néant et l’impossible. Les dés sont déjà jetés
Et nous n’y sommes pour rien. Françoise ferme la porte
D’entrée. La vie continue. Je ne sais pas qui je suis et
Je prétends le contraire parce que j’ai du sang à la place
De la pensée. Demandez aux bêtes. Interrogez vos animaux
Domestiques. Il n’y a rien que je ne sache déjà et rien
Pour expliquer ce savoir impromptu jusqu’à la lie.
*
* *
Le poème à faire appartenait à cette surface d’existence
Plus précaire qu’éphémère. Écrire n’était plus le moment
Et la paralysie la seule menace à prendre en considération.
Il s’adressait plutôt aux conséquences du chant. Et s’il
Chantait, un peu agacé par les mouches et la lumière,
Seules les femmes l’écoutaient et les hommes mesuraient
Le style. Gisèle lui avait conseillé de ne plus toucher
Aux ersatz, à ces succédanés de la mort qui selon elle
Empoisonnait leur existence commune. Mescal fournissait
La matière. Et lui, Fabrice de Vermort, comte des Pyrénées,
Pensait voyager dans un autre pays avec d’autres moyens.
Son admiration pour Cayetano n’avait pas ces limites.
Il vit le Christ et participa à la poursuite du berger. Il vit
Même le troisième Ochoa entrer chez Constance qui
D’ordinaire ne recevait pas les hommes, il en savait
Quelque chose. Il suivit l’homme nu jusqu’à la piscine
Puis se cacha comme un narrateur possible de ce qui
Pouvait encore arriver au texte à peine entrevu.
L’homme ne s’appelait pas encore Ochoa, mais il dut
Convenir que c’était le Christ que les femmes pressées
Imposaient à l’imagination de l’homme occupée à revivre
Le passé sans elles. Doña Pilar le suivait de près, depuis
La nuit, suivant cette trace de la seule douleur à envisager
Sans l’homme. Elle se posa sur lui comme une feuille
Arrachée au travail en cours et qui revient de la fenêtre
Avec des instincts d’oiseau primaire, sans cette énergie
De la première heure qui témoigne de la facilité
Et de la providence. Posée ainsi sur lui, sur l’immobilité
Relative qu’il opposait à une autre résistance du regard,
Elle l’invita au silence et à l’observation. Cette science
Le sidéra pendant une bonne minute, le temps pour le Christ
D’entrer dans le vestibule et de le traverser en diagonale
Jusqu’à la cage d’ascenseur qui se fendit d’un reflet d’acier.
— Il monte ! dit-elle. Il reçut cette bouffée de croyance
Au paroxysme du vertige inspiré par les substances
Complémentaires que Mescal dosait savamment à la demande.
Il était maintenant fasciné par le clignotement de l’ascension.
Ils passèrent en catimini sous les tamaris. Un oiseau
Se réveilla, pionceur gagné aux lassitudes. Veux-tu, mon prince,
Que nous en conservions le secret par le scellement étroit
De nos bouches dans la cire de la fidélité et de la pudeur ?
Nous aurons des presciences de grandeur et des joies d’automne.
L’oiseau caqueta à leur passage. Les redondances de mon texte,
Que le critique taxe d’itération, invitent à l’appréciation
D’un espace décrit par le texte lui-même. Il avait dit cela
Hier à des auditeurs médusés. — Nous n’avons pas le temps !
Dit doña Pilar en le poussant dans le vestibule où rien n’appa
Raissait, Raïssa. Il injecta une dose hyperbolique au silence
Traversé. Ce manque de retenue outragea la douairière. Fa
Brice ! — Je brisse avec les femmes. Continuons. Doña Pilar
Dit tout haut qu’il ne servait à rien dans ces conditions
Et que le mieux était qu’il disparût avant de provoquer un scan
Dale. — Je la’i ! Encoru ne ! Brice ! Ne brissez ! Nous arrivons.
La porte venait de se refermer. Constance accueillait le Christ
Pour le prendre et être prise par lui. — Vous n’avez pas de re
Ligion ! Vous, un comte de l’Europe ! Vous qui inspirâtes
L’Orient de Muhammad ! — Ceci est mon corps. Buvez-le !
Il exhaussa la substance sobrante. Mescal n’en manquait.
Il vendait les invendus, laudanum des faibles. Et sa télé
Expliquait le malheur par le massacre des populations.
Prends place, ô marquis de Carabas, carabin des byzantins
Et des surcroîts. Il me reste dix mille milliards de cités
Pour rien. Tout le contenu d’une ampoule scellée au feu
De l’apaisement prévu. Voici l’ordonnance en blanc pour
La prochaine fois. Me feriez-vous le plaisir d’actionner
Le moufle ? J’aime que mes yeux soient à la hauteur
De votre visage. Quand partons-nous ? Jamais, n’est-ce
Pas ? Nous n’avons jamais quitté cette chambre prévue
Pour la mort. Ils en détruiront la mémoire, comme on
Efface les traces cristallines du pendu. Je vous propose
Un mélange d’hallucination et d’orgasme. Ma chimie
Naît de l’interne et du faux. Goûtez à mes principes !
¡Chitón ! fit la veuve soumise à des glissements hiératiques.
Le Christ est cloué sur la femme. Elle lui arrache le cœur
Comme s’il lui appartenait ! Son oreille frémissait, médium
Des instants que la mémoire proposera vainement à l’espace
Du texte, un jour, là-bas. Elle était entrée en lui
Par l’intermédiaire de la chair. Il s’efforça de ne pas
Y penser. Ils formaient l’être nécessaire au témoignage.
Elle le brandirait avec éloquence, dosant les quiddités
Mirifiques. Ses jambes sont déjà mes jambes. Christ !
Elle ploya sous l’étreinte, comme une herbe à fleur
De l’eau, couchée par le vent horizontal de l’érection,
Parcourue des habitants des lieux, impassible et sommaire.
Gisèle n’y voyait pas d’inconvénient. Elle ne lui don
Nait que le miroir, le soumettant à cette étreinte plane.
En parlerait-il dans le chant qui suivrait cette attente ?
Partons ! fit doña Pilar. Elle en avait assez vu pour
Ce matin. Elle marchait à sa place, vive et précise
Comme il n’avait jamais su l’être dans les moments
D’angoisse nue. Elle utilisa sa propre bouche pour
Exprimer la douleur que Constance traduisait en termes
De plaisir. Il ne disait rien, trottinant derrière elle
Sur la plage. Il se laissa convaincre par des embruns.
Mescal l’avait prévenu. Tu te mélangeras aux autres
Avec une facilité inconcevable dans les circonstances
Plates. Il modifiait les dimensions à distance. Doña
Pilar marchait vite malgré la fragilité du cœur. Il
Mit les pieds dans l’écume de l’eau, à peine visible.
Je nais d’elle. Elle me communique ses malheurs
Physiologiques. Rien d’autre pour l‘instant et surtout
Pas les récits de sa poésie. Ils atteignirent le parapet
Dans l’exultation. Comment pouvait-elle croire
Que le Christ couchait avec sa mère ? Parce que,
Parce que et parce que le Christ ne donne pas de filles !
Elle délirait suavement, la veuve en goguette rituelle !
Il ne douta pas de cette Parque indispensable au récit
Que la poésie poussait en lui. Elle était sous sa peau,
Agile et percluse, folle et raisonnable, hâtive et minutieuse.
Rien de la part du texte sans ces méticulosités narratives,
Rien sans la hâte des chemins de traverse, rien sans la faillite
Et le triomphe, rien, absolument rien sans l’atteinte
Physique et la joie de l’instant. Porteuse de sa philosophie
Appliquée, elle le coltina aux nues de la rue qui s’éveillait.
Ne me pique pas, abeille des limbes ! Ne me communique
Pas l’analgésique ! Ne crie pas dans mon esprit ! Entre le cri
Et l’angoisse, j’aperçois la doublure des hallucinations
Et même de la transe. Il s’agit de l’alpha. — Pas de bêtise !
Dit doña Pilar qui s’emparait maintenant de son visage
Et le proposait au commerçant des seuils. Christ ! Christ !
Le visage répondait à une nécessité physique, comme la merde.
Il s’efforça de sourire. Don Felix Gálvez Bonachera agita
Son béret pour les inviter à le rejoindre. — Tu ne me
Croiras pas. Il disait le contraire, la croyant en substance.
Fabrice, qui était envahi au lieu d’envahir, expliqua
La déraison par l’angoisse, ne convainquant personne.
Il monta chez Mescal. Françoise gisait comme d’habitude,
Au lieu de dormir. Mescal le reçut avec aménité. — Vengo
En son de paz. Mescal accepta la proposition. — Regardez.
Raïssa se regardait. Fabrice grimaça. Le corps était porteur
Des traces d’une violence inouïe. Mescal mit son sexe
À la fenêtre, ne traversant toutefois pas le carreau qui était
Sa seule limite existentielle. — Il existe au moins un x
Dont je ne sais rien. Aidez-moi ! Fabrice empoigna le chibre.
— Comment avez-vous réussi à lui échapper ? En force ?
Je n’ai pas la force, dit Fabrice. Le cathéter plongea dans
Le méat béant. — Pissez ! Mais pissez, bon Dieu ! Ce qui
Réveilla Françoise. — On parle de Dieu en ma présence ?
Demanda-t-elle en entrant. — Le Christ couche avec Con
Stance, dit Mescal qui n’existait que pour la forme
Que le récit peut prendre dans les nœuds. Françoise
Était douce et vieille. — Je n’ai jamais aimé personne,
Mais j’ai beaucoup désiré. Comment mesurer alors
Le plaisir et le différencier de la simple accoutumance ?
*
* *
— Si ce n’est pas le Christ, dit Gisèle à travers le drap,
Qui est-ce ? — Comment veux-tu que je le sache !
Constance jaillit du lit comme d’une onde, vivante.
La citation l’atteignit tandis qu’elle traversait le salon.
Proie d’un décasyllabisme joyeux, elle entra dans l’eau.
On ne peut pas tout savoir, gloussa-t-elle. Gisèle
Quitta le lit avec moins d’intentions. L’homme
Regardait les premiers passants. On sentait l’odeur
Du pain et de la marée. Il buvait comme un chien,
Le nez dans une tasse grand modèle aux armes
D’Almería, une croix rouge et carrée. Elle fila.
Dehors, elle dut attendre que l’homme cessât
De la voir. Elle ne se retourna qu’une fois, contrainte
Au salut de sa petite main agitée de crispations.
Elle ne connaissait pas la caresse. Elle ne caressait
Que les projets et depuis longtemps, pas un seul
Qui ne concernât de près ou de loin la fructification
De ses biens dont Fabrice écrivait inlassablement
La chronique. Elle grignota un beignet et en donna
Quelques virgules aux chats. Les hommes voient
La femme avant de l’aimer. Ce ne sont pas
Des regards. Soupiraux des nictations du désir.
Elle prit à peine le temps d’avaler un café.
La mer imposait des oiseaux nouveaux comme
L’air. Elle aimait ces renouvellements quotidiens,
Mais n’en percevait plus l’indicible. Il y a un âge
Pour la poésie et un autre pour les narrations
Constructives. Mais les personnages disparaissaient
Comme ils étaient venus au cours de l’existence,
Sans explication. Ce qui demeure, vois-tu, c’est
Le commentaire. Nous en travaillerons ensemble
L’épitaphe ou l’épigramme, selon l’instant, selon
La pierre dressée, le terrrain conquis ou inévitablement
Traditionnel. Elle croisait des Mauresques bleues
Et noires. Sa main courait sur le marbre rapide
Des balustrades. La voix tranquillisait la vue.
Inquiétante et disponible, elle retournait au lit
Pour y croître avec les croyances et les superstitions.
Jamais il ne consentira à me laisser conclure.
Fabrice l’écouta. Commençait-il à s’intéresser
Au personnage qu’elle inventait parce qu’elle
Le découvrait ? Le Berger de Raïssa, le Christ
De doña Pilar et l’Homme de Constance ne font
Qu’un... — Dans ton esprit ! Sinon je serais ton
Homme. Or, je ne le suis pas. Je ne suis l’homme
De personne, pas même de cette femme que j’ai
Conçue. Il s’envola, oubliant sa tartine de pain.
Une femme ! Quelle femme ! Je veux savoir !
Il retournait chez Françoise mais ce n’était pas
Françoise. Elle l’aurait su. Elle savait si c’était
Françoise ou une autre de sa connaissance. Fab !
Pourquoi crier ? On ne crie pas au balcon. On pleure.
En tout cas on ne crie pas son nom. Personne
N’a besoin de savoir pourquoi il m’arrive de crier.
Il était trop tard pour trouver le sommeil. Elle but.
Rien n’existe sans ces concordances précises ni
Sans coïncidences pour émailler le récit en fleurs.
Seule, presque mélancolique, oiseuse et sommaire,
Voilà ce que je suis. Doña Pilar croit, Constance jouit,
Raïssa se passionne, Françoise devient Mescal
Quand Mescal devient Françoise, doña Cecilia
Nourrit Cayetano à la pointe du couteau, Flores
Compte les jours et je ne suis pas la septième.
Fabrice avait aimé sa douce folie. Que reste-t-il
De cette chanson ? — Il en reste la confiture,
Dit Constance dans le lit qu’elle ne quitte pas
Si l’Homme persiste comme les gouttes de rosée.
Une septième femme envenimait son existence
Et ce ne pouvait être qu’un personnage de roman.
*
* *
Le Christ avait trouvé son lait, comme un chat
Des murs et des fenêtres. — Tu ne veux pas me dire
Ton nom ? demandait la septième femme sur le perron
De sa demeure ancestrale. Il ne répondit pas, lapa, lapa,
Comme le chat qu’il devenait le matin quand le sein
Rentrait dans la chemise du rêve. Elle descendit une marche
Et le regarda laper dans l’écuelle dont elle tenait encore
L’anse. Brandissant le pain chaud aux lardons et à l’aïl,
Elle continuait de descendre vers lui et le téléphone
Sonnait, sonnait. Il se hâta, pompant, picolant, le lait
Dégoulinait sur son menton, il s’abreuvait de chair
Alors que sa religion le lui interdisait. Le walkman
Grésillait. Quel beau matin tranquille ! Des oiseaux
Invitent au vol. On se prend à rêver éveillé. Cette joie
Le comblait. La Femme ne s’impatientait pas et
Le téléphone sonnait, carillonait, dérangeait l’esprit
Qui s’en inquiétait, et les oiseaux décrivaient la géométrie
Du possible. On ne sait jamais avec l’air. Le téléphone
S’impatienta clairement et brailla. Clara ! C’est pour
Toi ! — Toi... elle existait donc pour elle-même.
Le téléphone se lança dans une explication obscure.
Clara sait le chant des femmes. Il acheva la dernière
Goutte et mordit le pain. L’écuelle clignota et vira
Dans l’air des oiseaux qu’elle ne connaissait pas
De première main, alors que tu savais jusqu’où
Il était possible d’aller. Tu t’inclinas cérémonieusement
Et elle te le rendit en souriant comme si elle voyait
Une pauvreté relative, de celles qui inspirent la relativité,
Une pauvreté qui sauve sans dénoncer, qui rédime,
Une pauvreté de riche comme dans les images
Des leçons de bonheur par la survie et jusqu’à l’éternité.
Elle répondit au téléphone avec la même voix.
Je le vois de ma fenêtre, disait doña Pilar. Si ce n’est pas
Le Christ, qui est-ce ? — Comment veux-tu que je le sache !
— Qui veux-tu que ce soit ? Qui d’autre si je me trompe ?
Pas un homme ne peut répondre à cette question, donc
C’est le Christ ! La Femme admettait une ressemblance
Avec les images. Le nez est celui d’un Juif. Première
Nouvelle ! Mais quelle langue parle-t-il ? À quel sein
S’abreuve-t-il, lui, l’Homme de tous les instants ?
Le téléphone se tut. Il se couchait. — Tu n’auras pas froid
Si tu t’habilles comme le veut le bon sens. Accepte
L’offrande d’une chemise et d’un pantalon. Pour les pieds,
Tu demanderas à une autre. Veux-tu en connaître d’autres ?
Méfie-toi des couteaux. Il n’y a pas d’hommes chez l’homme.
*
* *
L’Homme salua les ravaudeurs et descendit sur la plage.
Comme il s’éloignait, on se demanda s’il reviendrait.
Don Felix était à la fenêtre de sa maison d’été, lointain
Lui aussi. Doña Pilar le harcelait. De temps en temps,
Le visage de la douairière apparaissait sur son épaule,
Mouette tragique des attentes. — Tu ne peux pas
Le laisser partir ! Pourquoi les ravaudeurs semblent-ils
Si lents au travail ? Pas une femme parmi eux. Qui sont
Les femmes des ravaudeurs ? Pas un enfant. Le ciel
Blanc des questions à l’univers. Don Felix buvait
Un dé d’alcool accompagné d’un café brûlant.
— Tu ne peux pas le laisser s’enfuir sans explications !
L’Homme sortait de chez Constance qui l’avait
Accueilli ou qui s’en était servi pour satisfaire
Un instinct que don Felix connaissait trop bien.
Il ne retournait pas à ses montagnes. Il allait
Vers le Nord, suivant le fil de l’eau. Encore
Dix minutes et on ne le verrait plus. — Ça
Ne peut pas se terminer comme ça ! cria
Doña Pilar que côtoyait Gisèle et la Flores
Qui se rongeait les ongles pensivement.
Doña Cecilia aimait l’alcool et ne cachait pas
Son penchant pour l’éréthisme matinal, croyant
Ainsi en imposer à la douleur et à l’angoisse
Si légitime chez cette amante possessive.
Croire maintenant que don Felix a le pouvoir
De contraindre un homme à demeurer parmi
Eux relève de la folie des femmes. Il lève
Le coude et doña Pilar remplit encore le dé
D’argent qui porte le signe de la langue
En hébreux soigneusement ciselé depuis
Des siècles consacrés à résister à la disparition
Du sang des Gálvez. Le visage du magistrat
S’empourpre sous la pression du sang. L’Homme
Reviendra si c’est ce qu’il veut, sinon il faudra
Se résoudre à des hypothèses en espérant clairement
Qu’elles deviendront des principes de la nouvelle
Foi. Doña Cecilia frémit en entendant ces mots
Prononcés par un homme qui n’aime pas la femme
Pour ce qu’elle est. Il aime l’homme pour ce qu’il devient
À force d’espérance. Don Alfonso ricane dans le même
Alcool. Un miroir trahit l’obliquité de sa tête, oblique
Lui aussi le miroir, comme tout ce qui habite ces lieux.
Doña Pilar essuie la sueur de ses joues. — C’est
Inadmissible ! dit-elle et les ricanements se propagent
Comme les nouvelles bonnes ou mauvaises que colporte
Le vent. L’homme frappe l’eau avec un bâton, vous
Voyez ? Vous voyez comme il est tranquille ? — Si
C’était lui, dit doña Cecilia, je le saurais. Et la haine
Revient sur son visage noir, presque obscur à force
De ressemblances. — Encore un petit verre, propose
Gisèle en tendant le sien. Il y a deux stigmates rouges
Sur ses joues, suçons des prédateurs. Elle boit l’alcool
Avec une précipitation de chatte nourricière. — Constance
Ne viendra pas, dit-elle. Elle dit que ce n’est pas le même
Homme. Elle dit que c’est l’Homme. Elle dit qu’elle
Ne couche pas avec n’importe qui. À son âge on ne
Couche pas avec le premier venu. On couche avec de
Vieilles connaissances. Que sait-elle que nous ne savons
Pas ? — Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas Ochoa !
Grogne doña Cecilia. Je connais cet homme comme si
J’étais sa mère. Nous le tuerons un jour, don Felix,
Et nous serons garrotés sur la place publique, lui et
Moi, Cayetano et moi garrottés sur la place devant
Ce monde qui ne reconnaît pas ses saints quand
Ils s’annoncent si clairement, n’est-ce pas, Pilar ?
— Quelle confusion ! soupire Françoise qui arrive
À peine. J’étais la proie de la rue (vous me connaissez)
Quand il est apparu, avec sa couverture et son walkman.
La Clara, que nous connaissons tous, l’a reçu sur le seuil
De sa maison. J’ai téléphoné d’une cabine. J’ai crié
Dans le téléphone, en vain ! Cristus ! Cristus ! Tu es
La croix que nous portons ! Tu es l’enfant de la douleur
Et du crime ! Nous t’aimons comme hypothèse de travail.
La Clara m’a ri au nez, si je puis m’exprimer ainsi !
Son lait d’ânesse achevé, il a repris son chemin
Et je l’ai suivi, voyant la Clara rentrer dans sa niche
De statue. J’ai suivi l’homme que nous aimons ensemble
Et je l’ai perdu parce que je ne le voyais pas. Comprenez
Ce que vous voulez, mais je ne suis pas folle !
Je suis cette femme qui perd la trace de l’homme
En chemin. Ne m’en voulez pas et traitez-moi de folle
Si vous voulez à tout prix que je sois cette femme.
Un petit verre d’alcool me fera du bien. Merci !
— Mais cet homme, doña Pilar, cet homme que vous
Voyez mieux que nous, cet homme qui revient chaque
Fois que vous apparaissez, qui est-il ? Question de
Journaliste. — Si Ochoa est le Christ, glousse doña
Cecilia, que je sois damnée ! Des cristaux de sucre
Miroitent sur ses lèvres. Je tuerai Ochoa de mes
Propres mains de Cayetano ! Vous verrez comme
Je saurais m’arrêter de respirer sans votre garrot,
Don felix Gálvez Bonachera ! Comment osez-vous
Rompre ces larynx sans demander l’explication ?
Je vous haïrais si vous n’étiez pas mon juge !
— Non, non ! dit Françoise, c’était le même homme
Mais ce n’était pas le même instant de bonheur.
Le temps est une facilité de langage, comme
Ces politesses qu’on cultive dans notre sein
Pour ne pas déranger l’ordre des jours qui pourtant
N’en ont pas. — Ravaudeurs ! Ravaudez ! On ne
Vous demande rien. Soyez les virgules des filets
Et que les filets soient le texte de vos poissons !
Dit Gisèle qui se souvient d’avoir été poétesse.
J’ai été ce que j’étais et je suis devenue ce qu’il sait.
— Tel est notre destin, soupire la Flores. Don Alfonso !
Méfiez-vous des miroirs ! La science s’y dénature.
Mais don Alfonso Gálvez Hoffman ne sait pas
Se débarrasser des miroirs qui envahissent l’envers
De son existence de chercheur et de praticien.
Don Guillén arrivait avec monsieur de St-Pé.
Je l’ai vu, dit Françoise Garnier. Je sortais de chez
Moi. Et elle raconta comment le téléphone avait donné
Son lait au sein du Christ que Clara poursuivait
Pour lui arracher son pompon. Monsieur de St-Pé
Baisa cette main et tendit la sienne aux autres.
Il est entré chez Pierre, dit-il, sachant très bien
Que la nouvelle était attendue. Comment ne pas
Entrer chez Pierre ? Les camés dormaient d’un
Seul sommeil, couchés sur le sable, enfants de la
Nuit. Chez Pierre, on ne pose pas de question.
Il fait entrer l’étranger et ne lui demande rien.
Il sert un vin de son pays, un vin noir comme la
Nuit, un vin capiteux et long en bouche, comme un
Jour sans pain, sans désir, sans rien. Un vin joyeux
Que les camés réclament et qu’il leur refuse, Pilar !
Espèce de reconnaissance. Espèce rituelle. Sans vin,
Nos verres sont vides et notre esprit s’éloigne de la
Chair. Pilar ! Cet homme ne nous reconnaît pas !
Libérez Thomas Folle ! Libérez Thomas Folle !
Mais Cayetano passa dans la rue, porteur d’espoir,
Et doña Cecilia sombra dans l’inconscience, Pilar !
*
* *
Revoir Pierre est une aventure du désir. Sa maison,
Nous le savons parce que nous l’avons déjà chantée,
Jouxte la plage où des camés finissent leur existence.
Ochoa, si c’est lui ce Christ nu sous sa couverture,
Entre dans le jardin par un sentier couvert de planches
De teck vernissées. Pierre n’a pas dormi de la nuit.
On se reconnaît, forcément. Les années atteignent
La perfection des ressemblances. La joie s’exprime
Facilement, sans une seule trace de ce désir viril
Qui a marqué l’enfance des deux hommes. L’un
Possède encore et s’accroche à son bien, cette maison
Que les camés dénaturent, il s’en plaint tous les jours.
L’autre ne possède plus rien. Il ne possédait pas
Grand-chose. Il n’a eu aucun mal à se séparer
Des objets du désir. L’autre ne croit pas que ce soit
Aussi facile, mais il accepte la différence, il y a
Toujours eu une différence pour les distinguer
Clairement l’un de l’autre. Ne pas dormir comme
C’est nécessaire est toute la tragédie de Pierre.
L’autre ne dit rien pour répondre à ce cri.
Le dallage lui rappelle la souffrance, il ne sait
Pas pourquoi. Le vin de Pierre est capiteux pourtant.
— Si tu es venu pour ne pas me voir, dit Pierre,
Ce n’est pas la bonne saison. Je ne vis que l’hiver,
Quand les camés remontent vers le Nord. L’hiver,
Je ne suis plus seul et la vie me sourit. Tandis que
Le soleil casse mon dos de taureau à la porte
De cette mort que je crains comme l’eau des rivières.
L’hiver, c’est presque le bonheur et la plage déserte
Reçoit mes offrandes érotiques. Je suis coquillage,
L’hiver. Je suis l’écume, la trace, la profondeur.
Sinon c’est l’été que les camés mettent à profit
Pour envahir ma sérénité et je sombre dans la colère
Pour ne pas nourrir mon désespoir. Leurs filles sont
Laides comme l’écorce, leurs enfants témoignent
De cette laideur en se jetant dans mes jardins
Pour y arracher les fruits que je destine aux oiseaux,
Pure beauté que je ne comprends pas parce qu’elle
Maîtrise le vol plané. Encore un peu de ce vin personnel,
Ne te gêne pas, tu es chez toi comme tu as toujours été
Ma meilleure idée. Cette enfance me traverse chaque fois
Que l’hiver annonce la fin de l’été, voix des tunnels
Auditifs, des plongées visuelles, de l’attrait pour le vide.
Les camés reviennent alors et me saluent comme on salue
Une vieille connaissance inévitable. Je ferme le portail
Avec la chaîne rouillée que les enfants secoueront la nuit
Pour m’empêcher de trouver le sommeil. Comment vivre
Sans cette part d’existence qu’est le rêve ? Cet autre lieu
Me manque, comme s’il existait et que je ne pouvais pas
Le savoir sciemment. Jamais je ne me suis senti aussi
Vaincu qu’à cet âge que j’ai vu venir comme le bout
De la route où nous rêvions ensemble d’un esprit coupé
À l’endroit où commence le rêve et où ne s’achève pas
Vraiment les jours. Nous sommes une conscience finie
Que le rêve introduit dans l’infini par la petite porte.
Ce que nous ne savons pas et ce que nous savons mal
N’explique pas ce que nous ne savons pas encore.
Ce vin, ami de toujours, est mon vin. Je veux dire
Que c’est ma vigne qui le produit. Je m’éreinte comme
Un triste sur cette pente caillouteuse, taillant la vigne
Ingrate comme si je ne lui demandais rien de grave.
Je suis seul comme il n’est plus possible de l’être.
Le chêne noir de ma bordelaise en témoigne ailleurs
Qu’ici où tu me vois propriétaire et fils de la terre.
Mais tu en sais plus que moi sur l’envers de la conscience.
Tu sais à quel point je m’embrouille quand ce n’est plus clair
Comme l’eau de tes roches d’abstème, ami de toujours
Que mon enfance reconnaît quand il n’y a plus rien
Qui ressemble à ce qu’elle sait encore de l’existence.
Ma maison serait la tienne si tu avais besoin d’une maison.
Ma nourriture et mon vin seraient ton corps si tu m’aimais
Encore. Mais je n’ai plus la tête aux croissances de l’être.
Je ne trouve plus le moindre chemin, immobile me vois-tu,
Et froid comme les murs de l’hiver qui m’enferme.
Il n’y a rien que tu puisses changer à cette tristesse
D’homme finissant. Nous n’avons pas aimé les femmes,
Erreur fondamentale de l’homme qui est une femme
Cachée dans la femme. Nous savions que la vie
Ne pardonnerait pas au vaincu. Il n’y a rien comme
Être dépossédé de l’héritage biologique. Je devine
La nuit comme si elle était la conséquence du jour.
Est-ce raisonnable ? Mais la nuit n’explique pas
Le jour suivant aussi facilement, aussi poétiquement.
L’obscurité est gagnée pour toujours, au croisement
De l’enfance et des voyages prometteurs que la maison
Inspire au cœur plus qu’à l’esprit. Ces mots que j’ai trouvés
Ne reviennent que pour ne pas être oubliés, Christ !
Des camés envahissaient mon existence, mon sable fin
Et mes gazons soyeux. Couchés comme des méduses
Échouées aux solstices, ils attendaient la magie du verbe
Et me reprochaient mes silences. Leurs filles nues
Accouchaient sans un cri. Des enfants menaçaient
L’intranquillité relative et des oiseaux interrogeaient
Le temps. Je suis cet homme que tu voulais oublier
Pour accroître ta part de rêve. Et voilà que tu entres
Dans ma maison, nu et pauvre, muet comme un insecte,
Gavé de femmes et de nourritures terrestres, assagi
Par l’aventure. Ta croissance est une leçon aux mots
Que je ne trouve pas pour t’accueillir dans mon lit.
Si j’avais un chien, je serais ce chien. Je suis oiseau
Parce que je ne possède pas de chien. Si j’étais chien,
Je ne toucherais pas au soleil, j’irais à l’aventure.
Mes os sont creux et je suis à peine plus lourd que l’air,
Ce qui explique des voyages immobiles, ma transe
Et le manque de femmes trahies pour d’autres femmes.
Je ne sais pas si tu reviendras ou si l’avenir
Nous réserve d’autres rencontres. Mais tu peux
Compter sur mon silence. Même les camés
N’arracheront pas ces écailles au poisson
Qui figure notre liberté. J’ai tracé hermétiquement
Les chemins de mes jardins, afin d’y égarer
Les camés et les docteurs de la loi et des principes.
Tu en connais les graphes, par habitude mais
Aussi par intelligence des lieux conçus d’avance,
On ne savait jamais. Comme il est doux d’être seul
Avec un homme qu’on n’épargne pas question enfance
Et héritage ! Tu te souvenais de la dernière raison
De se quitter pour le voyage et tu entrais dans la maison
Que t’avaient décrite les femmes couchées. Tu savais
Que je n’y vivais plus depuis longtemps. Tu venais
Chercher la trace de mon passage et tu interrogeais
Des camés médusés. Leurs filles te touchaient sous
La couverture et les enfants écoutaient les sonorités
Organiques de ton walkman. Le portail disparaissait
Dans l’herbe folle un moment verdie par les coulures
D’une existence savante. Les chemins croulaient
Sous les frondaisons de l’été. Il n’y a pas de maison
Au bout de ce court moment d’évocation véloce
Comme un vol en piqué. L’homme que j’étais
N’est plus, voilà tout. Tu rencontres mon aura
Quand tu aurais voulu me revoir. On t’explique
Les choses mais tu ne les comprends pas. L’été
N’est pas loin de s’achever. Des nudistes joyeux
Traversent les jardins en diagonale. Les camés
Se dénudent pour la circonstance, mais cette nudité
Offense la nudité pensante des naturistes qui plongent
La tête la première dans les cercles concentriques
Du bord de l’eau. — Christ ! Christ ! Je viens te chercher !
Pourquoi retournerais-tu en Palestine ? L’Espagne
Est la terre d’accueil de toutes les formes de l’enfance.
Laissons la liberté à la France et la chance aux Anglais.
Il n’y a pas d’Allemagne qui tienne ni d’Italie
Au Pausilippe. Ces îles que tu vois s’éloigner
Sont nos embarcations dans la Lune. Le taureau
Est une allusion au combat et non pas un combat.
La route est une proposition de route et non pas
Une route qu’il ne s’agirait que d’emprunter
Pour exister au voyage circulaire de la folie.
Ce sable, c’est de la lune en miettes, cristaux
Et éclats de coquillage, érosion et tournoiement.
Ces femmes sont les enfants des hommes
Et les hommes sont les femmes de l’enfant.
Le lit est une chance à ne pas laisser passer.
Pierre expliquait aux femmes qu’il ne reconnaissait
Pas les lieux, mais qu’il les aimait parce qu’ils
Lui parlaient aussi clairement que l’eau des roches
De l’enfance. — C’est donc toi ! lui ai-je dit.
Toi, mon ami de toujours, ma souvenance
Érotique, mon avenir de femme. Je reconnais
Ta barbe et tes oreilles. Tu chassais les oiseaux
Avec une précision de lame de couteau sans
Les mains de la femme trahie superbement
Par l’homme que nous ne serions ni toi ni moi.
Je lui ai dit ce que je pensais de cette manière
De revenir uniquement pour créer un effet
De surprise. Il a bu mon vin, qui n’est pas le meilleur,
Vous le savez, et il l’a trouvé assez bon pour ne pas
Le recracher dans les mains que je lui offrais pour la
Circonstance. Pierre était fou de joie et les femmes
Le croyaient fou de raison.
Gisèle retourna chez elle
Et demanda à Fabrice de lui caresser les seins.
— Pierre ? disait-il. Pierre connaît cet individu ? Mescal
Le connaît aussi mais ce n’est pas le même souvenir.
Que sais-tu de ces complications romanesques, femme !
*
* *
Aliz et Néron était deux poupons de chair rose et joyeuse.
On les voyait jouer aux osselets véritables que le berger
Leur donnait s’ils le lui demandaient. — Voici les petits
Baigneurs, roucoulait Gisèle si votre regard s’interrogeait
Sur la présence de ces deux angelots de porcelaine crue
Au milieu du corral de sable rouge. Le berger s’annonçait
Par sa houlette fourrageant les buissons à la recherche
Des asperges sauvages dont l’omelette envahissait
Bientôt vos narines sensibles à la nourriture des hommes.
Un ancien bassin d’irrigation avait été transformé
En piscine et les enfants y pataugeaient dans dix
Centimètres d’une eau limpide car la comtesse
Craignait la noyade et les maladies infectieuses.
Le berger Ochoa pouvait voir à quel point l’homme
S’ennuyait à la fois de sa femme et de ses enfants.
Il buvait de l’anisette sous l’auvent de bruyère,
Agacé par les insectes et peut-être tranquillisé
Par les montagnes dont il parlait souvent avec
Science et poésie. Ochoa descendait pour boire
Lui aussi. Il buvait debout, refusant toujours de
S’asseoir, invitation que le comte n’épuisait pas
Malgré la colère d’Ochoa qui montait comme
Les tournoiements noirs et rouges de la tempête
Qu’il était toujours le premier à annoncer.
La femme surveillait les enfants du coin de l’œil,
Dérangée par une autre femme dont elle fustigeait
Gaiement les bavardages ou par un homme fatigué
Des silences du comte qui pouvait durer jusqu’à
La fin de la nuit. Ochoa vivait seul et presque nu
Dans sa maison de planche et de caillou, belle
Demeure des Seuls, des Oubliés, des Inconsolables
Et des Tristes, peuple de son existence sans amour
Autre que celui qu’on lui donnait pour compenser
La misère de ses revenus. Les putains vivaient chez
Elles, il n’y avait plus de bordel depuis que la morale
Avait balayé la dictature. On le voyait aller et revenir,
Et son peuple le suivait, farouche et désordonné,
Enclin au vagissement plus qu’à la vocifération.
Dans la bruyère de ses toitures, on trouvait le repos
Des bêtes un peu précaire. On n’y montait pas
Avec lui, même si l’invitation était une menace,
Car l’homme qu’il était ne pouvait pas oublier
La femme qu’il n’avait pas connue et qui lui manquait.
Gisèle s’embrouillait dans le flux des notations.
Elle posait une croix sur les mots communs aux phrases
Et les appelait des répétitions si le comte réclamait
Sa pitance. Les enfants revenaient avec les brisures
De leur chair cassée aux angles sommaires de la piscine.
Elle ne les chassait pas en présence du père et ils
Le savaient, en profitaient, en riaient avec elle jusqu’à
En devenir hermétiques et savants. — Ne jouez pas
Avec la patience de votre mère, conseillait le comte
Passablement taxé d’anisette et d’olives piquantes.
Ochoa entendait le mot patience et il songeait aussitôt
À l’impatience des bêtes qu’il connaissait de toujours,
Une impatience de femme qui n’a pas de temps à perdre
Avec les instances d’un désir à la fois clair et à la teneur
Si variable qu’il pouvait paraître obscurément installé
Dans ce corps solide qui sentait la poussière des chemins
Et la crasse de l’attente et des éjaculations nocturnes.
Aliz est une petite fille qui ne fait plus pipi au lit. Néron
Inonde sa couche depuis toujours. Il y a une odeur
De bergerie dans leur chambre commune éclairée
Par le plafond ouvert. Ochoa avait déplacé cette dalle.
Il la déplaçait au premier jour de l’été, pas avant,
Au prix d’un effort inimaginable et surtout
Inexplicable. Gisèle voyait l’homme sur le toit, ripant
Sur le gravier et jurant en grattant la terre grise et dure.
L’interstice le tranquillisait. On voyait la lumière
Se répandre sur le lit commun aux deux enfants dont
L’un pissait et l’autre n’en parlait pas parce qu’elle
Ne désirait pas cet affrontement inutile. Ochoa ripait
Encore et la dalle était remplacée par un carré de lumière.
Le gravier et la poussière étaient balayés par une femme
À l’échine de vache, elle qui n’avait jamais vu de vache
De sa vie. Les enfants connaissaient les vaches de leur pays
D’arbres et de pluie. La femme retournait d’où elle venait
Et Ochoa buvait une anisette fraîche, debout comme
Un arbre, repoussant l’invitation à s’asseoir, refusant
De parler des sujets importants comme la politique
Et la place de la religion dans l’existence. Il amenait
Les olives que les enfants ne mangeaient pas parce
Qu’elles piquaient. Les olives étaient amères ou piquaient,
Il n’y avait pas le choix dans la maison d’Ochoa où
Personne n’entrait que son peuple de crasse et de douleurs
Acquise au long d’une existence de travaux des jours
Et de nuits sommaires comme le Droit à cette même
Existence. — Ce n’est pas la misère, disait le comte.
Il est propriétaire de la maison de son père, n’a perdu
Qu’une parcelle de cet héritage, retrouvera son chemin
Une fois passée l’amertume inspirée par la jeunesse.
Gisèle voyait mal cet homme vieillir sans sa colère.
Elle lui soumettait l’agitation constante des enfants
Qu’il ne jugeait pas comme elle aurait voulu qu’il
En parlât. Il revenait avec une bête blessée sur le dos
Et les enfants plaignaient la bête sans se soucier
Des souffrances de l’homme. La curiosité l’emportait
Sur la pertinence. Et le regard noir d’Ochoa le loup
Renvoyait la colère au diable. La comtesse frémissait
Et ordonnait aux enfants de ne pas poser des questions
Sans réfléchir au moins un peu aux réponses. Ochoa
Connaissait toutes les réponses. Il aurait pu commencer
Par là, mais la terre est dure aux bêtes et par conséquent
Aux hommes qui la possèdent et la travaillent comme
Des bêtes sous un soleil annonciateur de l’enfer.
Quand Ochoa sortit nu de sa maison et qu’il se couvrit
De cette immonde couverture qui avait servi de tapis
Au chien sans voix, la comtesse était à la fenêtre,
Et il n’exprima aucune colère. Il ajusta ses écouteurs
Et descendit. Sa belle queue se dressait à l’oblique.
Gisèle ferma les yeux et pria. Le comte roupillait
Comme un oiseau dans son nid, le nez dans les coussins.
Quand elle rouvrit les yeux, la vision avait disparu.
Elle reprenait à peine sa respiration quand Ochoa
Réapparut sur le chemin, descendant et suivi par le narrateur
Qui se cachait derrière les arbres. Elle faillit l’appeler.
Mais les enfants dormaient comme des santons
En chocolat. Elle les caressa sans les réveiller. La nuit
N’en finissait pas. Le chien s’était tu, habitant du seuil.
Elle n’avait pas entendu les bêtes frémir elles aussi.
Puis la nuit recommença, interminable et concise,
Ajoutée comme le jour mais sans l’estimation
Exacte de sa fin provisoire. Le corps flagellé
Par l’attente, elle ne chercha pas le sommeil. Des rêves
S’amoncelaient, exutoires et vains. La petite queue
Du comte frémissait dans l’air moite, proie des mouches.
*
* *
Il faut dire que Ramirez, Serafín Antonio Muñoz
Ramirez, fils légitime et frère infidèle, le Ramirez,
— Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.
Il a beau parler de celle des autres, en mal,
Pour la faire voler en éclats au coup de feu
De ses expéditions canoniques chez les autres,
Il a beau tremper son porte-plume dans l’encrier
Et rédiger la chronique véridique de ses contemporains
Les moins chanceux et les plus discutables,
Il a beau se tenir propre et veiller au regard
Des femmes qu’il ne possède pas même
Quand il tente de marchander leur délinquance,
Il a beau posséder les biens de l’homme établi
Dans la société qu’il a le devoir de maintenir
Au niveau de la simple relation marchande
Et des principes qui établissent les fondements
Des contrats — Ramirez est tout de qu’il y a
D’imbécile, d’archaïque, de demeuré et d’inférieur
En amour à tous ceux qu’il jette en prison à grands
Coups dans le dos. Ramirez s’en prend aux entrejambes,
Ne ménageant pas la couille ni le clitoris, instituant
La raclée comme moyen de pression et de justice.
Ses collègues redoutent le témoignage des murs
Mais leur silence laisse faire Ramirez qui tire
Des coups de feu sur les mouches au-dessus
De votre tête de petit voyou ou de grande bête.
Voyou, il l’est lui-même dans un certain sens,
Et bête, il ne fait pas honneur aux animaux.
C’est un homme de droite, un ennemi de l’art,
Un soldat de Dieu, un antirépublicain, un saint.
La cervelle des mouches est peu de chose, il faut
En convenir avec lui sous peine de soupçon.
Il ne fait pas bon être soupçonné par Ramirez,
Même si on est un compagnon de route, même
Le Chef se méfie de cette grandeur qui fait les hommes
D’État et les grands généraux quand l’occasion
Se présente. Certes Ramirez n’a jamais tué personne
Et personne ne peut se vanter de lui avoir fait peur.
On signale quelques blessures profondes, une possible
Mutilation d’un principe fondamental de l’esprit,
Et la ruine de quelques connaissances indispensables
Chez les victimes de son zèle. Rien de bien grave
Il faut en convenir. On a beau aimer l’existence,
On a beau se tuer à faire des enfants aux femmes,
Et les femmes ont beau demeurer des femmes dignes
De ce nom, il n’est pas facile d’écouter les cris
De cette Espagne qui joue à la Démocratie comme
Elle a joué avec l’assassinat de son passé ou pire
Avec les différences de race et de convictions.
Si l’on n’est que le fruit sur l’arbre, si l’été
De l’existence ne promet rien de bien facile
Ni de réjouissant au moins une fois l’an, si l’enfant
Est porté et veillé parce qu’il n’y a pas d’autre explication,
Si l’attente est remplacée par les travaux et les travaux
Par une automobile et un appartement, si les études
Des enfants se limitent à l’apprentissage d’un métier
Qui représente une nette amélioration des conditions
D’existence, si toutes ces conditions sont réunies,
Et elles ne le sont jamais qu’imparfaitement, alors
Ramirez est un homme juste et sincère et sa chanson
Ne contient que la semence des futures nations, sorte
D’Islam que la Chrétienté réduite à néant par les rois
D’Europe appelle quelquefois de ses vœux parce que
Quand on est pauvre on se sent des affinités avec la religion
Et on n’est pas dupe des rois ni des princes du capital,
On sait parfaitement que Ramirez est un serviteur
Et que moins on a affaire à lui et à ses principes,
Mieux on se porte du côté de la tranquillité et même
Du Bien sans quoi la vie n’est que la litanie
Du Mal et de la Misère, croissance maîtrisée là-haut.
Toute société, qu’elle soit établie en nation ou en horde,
Trouve son équilibre dans l’eau : pn — pm = ρgh.
Mais il faut aussi compter avec la profondeur, celle
Des idées qui forment le lit de la volonté, comme en France
Et aux États-Unis d’Amérique par exemple, valeurs
Héritées et non pas admises par pure spéculation
Touristique. La Démocratie ne créera aucune autre
Démocratie, elle inspirera des imitations et il faudra
S’en contenter. Mais après combien de combats livrés
À la foi et à ses redoutables théories du savoir et de l’art ?
Ramirez ne sait pas que l’Espagne est une imitation
Et il doute que l’Arabie en devienne une tôt ou tard
Dans les mêmes conditions d’Histoire et de raison.
Il établit que la race est un principe qui explique
Les comportements, par exemple la duplicité
De l’Oriental et la vigueur au combat de l’Occidental.
Jamais il ne lui viendrait à l’idée que l’Espagne
N’est pas un pays occidental. Il sait que son sang
Est impur et lutte contre cette salissure de l’Histoire
Avec une cruauté de femelle qui ne veut pas sevrer
Ses petits. Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.
Il a beau s’échiner à démontrer le contraire, il est bête
Et asocial, dangereux et lâche jusqu’à la trahison,
Sa main tremble de retourner au garrot, mais il y pense
Quand il voit ces peuples d’Afrique traverser son territoire.
L’Afrique parle du Mal et de la Misère ici même
Avec l’accent de la vérité et il n’y a pas un seul écrit
Soi-disant sacré pour dire le contraire. Ce n’est pas
Le monde de Ramirez qui s’écroule, c’est le destin
Des hordes d’alimenter les démocraties. Ramirez a beau
Ne posséder qu’une cervelle d’idiot congénital,
Il comprend que plus rien ne changera, que tout s’est joué
Et qu’il ne reste plus qu’à souhaiter que les grandes nations
De ce monde sautent sur leur arsenal atomique ou que Dieu
Ouvre la terre sous leurs pieds. Cette idée de l’abîme
Destiné à changer le monde ravit quelquefois Ramirez
Qui ne la trouve pas bête, au contraire. Il regarde les Noirs
Et les Maures passer devant le Cuartel et il se dit
Que l’Espagne est le juste milieu. — Dieu, ouvrez la terre
Et que les grandes nations soient anéanties par la catastrophe
Et que l’Afrique disparaisse aussi, et l’Amérique des Indiens,
Et la Chine et l’Inde des Atlantes. L’Espagne est le berceau
Du monde. Nous avons attendu trop longtemps. L’enfant
Demande à courir de ses propres jambes. Dieu ! N’attends
Plus le dernier moment pour décider de notre sort. Choisis
Avec nous, hurle Ramirez devant son miroir. Mais la solitude
De sa chambre ne renonce pas aux femmes et il téléphone
À Clara qui s’y connaît. Il n’y a rien comme une femme
Pour donner à l’homme le sentiment qu’il comprend tout
Ce que la terre et l’existence lui disent du matin au soir
Et du soir au matin, alors que derrière les barreaux, fers
À béton peints en vert criard, on se plaint mollement
De la promiscuité et du peu de chance de ne pas recommencer.
Ramirez attend la femme. La nuit s’achève dans la lumière,
C’est son destin de non-objet. La nuit eût été un objet,
Il l’aurait prise dans ses mains pour lui demander son nom.
Mais la nuit est une disposition de l’Univers en expansion,
Et Ramirez ne le sait pas. Il a beau ne pas avoir de cervelle,
Et on a beau se priver de le lui dire pour l’offenser d’abord
Et pour que la vérité soit, le jour est une promesse
Que personne ne tiendra. Don Felix Gálvez Bonachera
Arrive avec la patrouille qui ramène Thomas Folle
Et Ochoa qu’on prend pour le Christ. Ramirez ouvre
Deux cellules contiguës et attend. Don Felix est moins
Bête que lui, il le sait et ça le rend fou de jalousie.
*
* *
*
— On te demande si tu as vu ce qu’il t’a montré !
Néron riait comme un fou. Le magistrat voguait
Sur sa chaise. Un verre d’eau rutilait avec les mouches.
— Il n’a rien montré, dit Aliz, ou alors je n’ai pas vu.
D’ailleurs Néron n’a rien vu non plus. — Tu dis ça
Parce que c’est ton ami ! grogne Ramirez qui tient
La machine à écrire. — Elle croit encore que c’est
Un ami, dit don Felix Gálvez Bonachera. Un ami
Te montrerait-il ce qu’il est honteux de montrer ?
Néron n’en pouvait plus. Il riait comme un fou.
Don Félix Gálvez Bonachera l’avait traité de petit
Idiot de sa mère, une manière comme une autre
De tempérer sa pensée à l’égard de ce garçonnet
Qui « trouvait ça marrant après tout. Un ithyphalle
N’a jamais fait de mal à personne, » avait dit Fabrice
Sans vouloir offenser l’Espagne. Ramirez avait tapé
Cela. Il avait prévenu : — Je tape tout, c’est la règle.
Don Felix Gálvez Bonachera redoutait ces longueurs.
Il préférait le marivaudage des aveux à la rigueur
Des interrogatoires affectés par l’imbécillité du garde
Civil faisant office de secrétaire en ces jours de disette
Sociale. — Si tu n’as rien vu, dit le policier, tu mens !
Aliz savait très bien ce qu’on faisait aux menteurs
Dans ce pays étranger dont elle n’aimait que le soleil
Et les chats. — Si tu le sais, pourquoi mens-tu ? Les chats
Habitaient dans les fenêtres. Elle les nourrissait et Néron
Les agaçait. Ochoa n’aurait pas montré sa queue de loup
Si la nuit ne les avait pas réveillés. La nuit veille et réveille.
Un magistrat qui a vécu tant de témoignages intermédiaires
Devrait le savoir, mais la Loi ne parle pas de la nuit,
Elle n’évoque que les jours et les prisons, les travaux
Et les contrats, l’identité et la passion. Ramirez était trop
Bête pour comprendre ce que le magistrat ne comprenait
Pas lui non plus. Néron pouvait voir les prisonniers
À travers l’interstice que la porte ouvrait dans la chair
De la lumière. Cette fois, il n’hallucinait pas facilement.
Thomas Folle racontait comment il avait mis le feu
À son autobus. Il avait vu les chats fuser comme des étoiles.
— Vous auriez pu provoquer une explosion, dit Ochoa.
Ils étaient assis derrière la grille verte, les mains parlant
Ou se plongeant dans le silence têtu de l’innocence
Aux mains pleines. — Si tu es le Christ, dit Thomas Folle,
Pourquoi recommencer ? N’as-tu pas assez souffert pour nous ?
— Non, dit Ochoa. Je ne suis pas le Christ. Je lui ressemble
Chaque fois que je m’abandonne. Qui est cette fille ?
Tu devrais le savoir. Elle était fenêtre la nuit et chat le jour.
Elle cherchait l’eau de la rivière sous les cailloux.
Les animaux sortaient de la terre et tu expliquais
Pourquoi. Il n’y a pas d’animal sans cette frayeur au bout
De la nuit. Je me réveille parce que je ne dors pas.
Remontons jusqu’à ce que je sais de la source et taisons
Nous devant ce silence. À la croisée des eaux, un moulin
Abrite les essais de fornication de l’enfance qui atteint
La maturité par cette porte étroite. — Pourquoi le Christ ?
— Demande-leur. Ces femmes attendent ce que l’homme
Renouvelle. Paroles d’homme. Les ailes du moulin, brisées
Par le vent et les insectes, abritent des oiseaux bleus
Que tu appelas des chasseurs. Cette abstraction séduisait
La femme. Puis le mur du barrage impose ses espaliers
De roches grises et ses arbustes aromatiques. On se sent
Petit au pied de cette construction, levant la tête pour apprécier
Le tonnage et l’ampleur des travaux. Des camions, une
Quantité incroyable de camions circulant jour et nuit
Et les hommes ont dressé ce monument d’utilité publique,
Ce qui ménage l’esprit quand on songe à l’orgueil
Qui préside d’ordinaire à ses constructions monumentales.
Puis le chemin si dur à refaire jusqu’au-dessus du lac
Qui emprisonne à jamais un peuple aujourd’hui déplacé,
Remplacé. — Mon nom est celui d’un loup solitaire
Et cruel. Écris-le avec un X, ma poule. Fais-le sonner
Dans ta bouche-moulin à paroles. Et descendu au bord
De cette eau morte, il fallait se contenter de la vision
Des algues. Ces reflets d’argent, ce sont les poissons.
Et cet or qui ne se laisse pas regarder en face, c’est moi.
Moi dans la pureté d’un instant de croyance,
Moi au temps où cette terre était la mienne et celle des autres.
Il n’y avait que moi et les autres. Et les animaux tranquilles.
Il y avait aussi ce qu’on pouvait savoir, entre les mots,
Il y avait un infini d’autres mots et tout était tranquille.
La rivière est un fleuve, ma mie. Si tu ne vois pas son eau
Couler comme le sang hors de sa raison, tu ne vois rien,
Tu vois ce qu’on impose à ton esprit, tu vois des hommes
Qui appartiennent à l’homme et non pas à la terre. Tu vois
Des villes peuplées d’étrangers à l’homme et des rues
Traversées de femmes pressées d’en finir avec le jugement
De Dieu. Ici, tu pourrais voir l’homme et la femme,
Non pas unis mais parfaitement ressemblants, parfaitement
Équivalents. Cette eau qui s’arrête et que l’évaporation
Et l’immobilité attisent comme le feu qui couve sous la cendre,
Cette eau témoigne de l’homme-femme et de l’enfant
Que tu es. Je me souviens maintenant que tu le dis
À ces magistrats aux larmes de crocodile, je me souviens
De ma promesse d’un sermon sur la Montagne : Riches,
Vous périrez par le feu. Discours de riche, je sais. Mais
J’y crois, ma mie, j’y crois comme si Dieu pouvait encore
Exister après la mort. Si je n’étais pas si pauvre,
Et si la maison de mon père avait un sens, si ma vie entière
Était un chant et non pas une histoire, ma mie nous nous
Aimerions sans savoir qui de nous est la femme, qui l’homme
Et pourquoi l’enfant. Mais la terre ne se nourrit plus
De ses animaux ni de son eau, la terre métallique s’oxyde
Au lieu de prendre le feu promis par l’atome, la terre
N’est plus qu’une anecdote probable entre toutes les anecdotes
Dont l’univers s’accroît inintelligiblement. Nous descendions
Alors, l’esprit menacé d’inconstance, et elle reconnaissait
Le chemin. Nous possédons aussi un pignon de roche
Jaune et rouge qui s’avance dans la vallée. J’y construis
Un temple sans savoir qui en sera finalement le locataire,
Dieu ou moi ? Ici, le vent peut se montrer viscéral.
Des asperges nourrissent l’instant. Des feux-follets
Embrasent l’herbe. On dit que cet endroit est maudit
Depuis qu’un homme s’y est pendu. Voici l’arbre
Et la branche, voici la prétendue mandragore et ceci
Est l’ombre que le mort projette sur notre chance
De survie. Je sais, je sais, c’est compliqué et tu voudrais
Comprendre. Alors je te pousse dans le chemin le moins
Propice aux découvertes et tu te laisses prendre comme
La chienne que tu es. Homme et femme nous sommes
Et ne serons jamais. Mon cri n’effraie que la chauve-souris
Qui détale dans le ciel. Nous témoignerons des circonstances
Le moment venu. Sur le toit de bruyère et de pavots, les enfants
Étudient cette science naturelle avec un naturel étonnant
De la part d’enfants qui ne savent rien de toi, ma mie.
Mais ce sont les tiens et il faut leur expliquer que l’amour
Et le plaisir ne font qu’un sinon la femme est un homme
Et l’homme une femme, ce qui est contraire aux lois
De la nature et par conséquent du dieu qui la renouvelle
En même temps que notre destin de tragédiens tués
Par les poisons de l’existence et les coups d’épée
Dans l’eau. — Vous n’avez rien vu, il ne s’est rien passé,
Nous allons nous amuser à faire peur aux bêtes qui sont
Bêtes et aux hommes qui les conservent comme des
Photographies. Ils venaient à toi, ma mie, et tu les aimais.
Ma maison sentait la cendre de l’olivier et la sueur
De mon front. On y buvait pour ne pas oublier.
*
* *
Doña Pilar Gálvez Bonachera avait vu le comte Fabrice
De Vermort creuser la terre du chemin en pleine nuit.
Personne ne demande ce qu’elle faisait à cet endroit
Elle-même en pleine nuit. Nous ne le saurons pas
Parce que personne ne le demande. Elle traversait
Une nuit rose et noire et la lune éclairait le chemin.
Nous ne sommes pas loin de la maison d’Ochoa.
Fabrice creuse avec une pelle, ânonnant car ce n’est pas
Un homme de peine. Elle le voit creuser, c’est tout.
La lune n’est pas complice à ce point, doña Pilar.
Elle voit la terre s’accumuler mais ne voit pas le trou.
Puis Fabrice rebouche le trou et tasse la terre.
Il s’en va, sans lumière et en silence. La maison
D’Ochoa trahit une lumière jaune mais impossible
De savoir si c’est la lumière ou l’attente, impossible.
Doña Pilar attend une heure, assise sur la murette
D’une aire de battage. Elle attend sans savoir ce que
La lune lui réserve. Cette lumière est celle des fous,
Doña Pilar le sait depuis longtemps, depuis l’enfant
Qu’elle a été pour ressembler aux autres, l’enfant
Dont on disait qu’elle était plus fragile que les autres.
Il n’y a plus cette fragilité dans le regard de doña Pilar.
Elle est dure au regard comme à la caresse, éprouvante.
Attendre est une habitude de l’impatience. Il y a toujours
Une nuit pour attendre et un lendemain pour les narrations
Du bien acquis. Si vous la voyez en route vers l’extérieur,
Vous ne croisez rien qui lui ressemble. Il faut du vent
Et la rare pluie d’été pour réveiller ce visage ingrat
Et pourtant beau de ses ravissements vésaniques.
Il faut une secousse électrique de feu-follet pour
Réveiller cette âme égarée au pays des hypothèses
Et de la foi qui s’ensuit sans la moindre querelle.
Le vent est utile à la passion quand il s’essouffle.
Une heure passe avec les oiseaux cachés. Une heure
De pensées et de petites sensations qui établissent
Les conditions du recommencement, car ce n’est
Pas la première fois que doña Pilar recommence
Ce qui n’a pas clairement eu un commencement,
Ce qui se retrouve sans possibilité d’égarement,
À une distance considérable des bonnes intentions.
L’immobilité des choses augmente la nuit d’un cran.
Elle ouvre le trou et ne trouve rien. Ses mains
N’ont pas exhumé le corps du délit. Elle les insulte,
Ces mains qui n’ont servi à rien une fois de plus.
Elle crache dedans et recommence jusqu’aux racines
Qui écorchent ses mains. Il faut la roche, à trente
Centimètres de profondeur, pour arrêter cette folie
Qui consiste à creuser à l’endroit même du soupçon.
Elle demande à la nuit un peu de sa lumière, en vain.
La lune se couche dans un eucalyptus, corne de vache.
Voir est un combat contre l’obscurité si les conditions
Du mal sont réunies : l’attente dont on a déjà parlé,
L’angoisse lourde des paupières, la paresse des mains
Et l’écartement des jambes qui croissent dans la terre.
Examinant de plus près la roche mise à nue, elle voit
L’or d’un anneau, virgule d’éclat dans la motte noire.
Mais ce n’est que son anneau, celui qui porte un rubis
En souvenir de la tache de sang nécessaire au veuvage,
Taureau d’or et d’ombre couché dans le lit commun.
L’anneau glisse et apparaît, à la lessive comme à la
Terre. Désespérée, doña Pilar recommence et bouche
Le trou. La nuit ne laisse plus rien voir. Il faut avancer
À tâtons dans la broussaille et la roche émergente.
Le combat s’achève par ce glissement du sens
À donner aux actes les plus incohérents que la vie
Réserve à la fragilité, pour ne pas dire à l’immaturité.
Chez Ochoa, Christ ou pas Christ, Adonis ou Sylphe,
La lampe, si c’est une lampe, n’éclaire que le seuil,
Et encore, on ne voit pas le chien ni les espadrilles.
Quant à deviner ce qui se passe chez les Vermort,
Ne soyons pas chiens à ce point. Chienne, elle l’est
Pourtant quand elle revient et qu’elle se cache
Avec les oiseaux, ne rencontrant pas les oiseaux,
Et Mescal lui injecte de la morphine vraie, garantissant
La provenance et les effets. — Je n’ai jamais fait l’amour,
Dit-elle dans un ravissement digne de l’adolescente
Qu’elle a été, et ça me manque, Mescal ! Raconte-moi
Ton accident, celui qui a mis fin à ton existence d’amant
Pour te recommencer dans celle du plus grand fourgueur
Que cette maudite terre ait jamais porté dans son sein
De garce ! Et Mescal injecte les cristaux liquides
D’un monde qui n’existe pas mais dont la réalité
Est certaine et non point soumise aux hypothèses
De l’idéologie. — Va-t’en ! Va-t’en ! Je ne sais plus
Ce qu’il faut te demander. Et la nuit devient facile,
Facile à occuper et si facilement comprise entre
L’idée et l’acte. Chez elle, elle se lave les mains
Et brosse son anneau d’or au rubis tache de sang.
La rue est éclairée. On n’y passe pas encore.
Veux-tu que je t’attende ? O question nécessaire
À la tranquillité ! Mais personne pour la poser.
Ce jardin l’exaspère et ses fruits que personne
Ne mange à part ces insectes qu’elle rêve de clouer
Vivant. Jamais nue, ou seulement une fraction
De seconde incalculable entre l’enveloppe
Et la chemise, le miroir manque de temps pour
Lui renvoyer le reflet exact de sa pétrification.
Elle ne s’amuse pas avec les rideaux quand ils
Sont emportés par le vent et qu’ils reviennent
Parce qu’ils appartiennent à ce décor inchangé
Depuis tant de lunes que l’esprit en a perdu
Le compte à rebours. Le lit contient d’autres
Chaleurs. Le sommeil glisse sur ces sens à prendre.
Puis les jambes reviennent à la douleur, comme
Les rideaux à l’ubiquité de l’intérieur quelquefois
Renversé par l’inconscience, ce qui arrive quand
Mescal tarde à venir, quand Mescal n’existe plus
Que pour les autres, ce qui le ravit toujours, Mescal !
Si elle avait emporté la terre recreusée cette nuit,
Elle aurait fini par en découvrir le secret, un hymen
Encore chaud dans sa déchirure. Ce n’est pas facile
D’imaginer ce qui doit arriver quand les dés sont jetés
Depuis si longtemps qu’on a perdu le fil de la conversation.
Quelle eau de voilette se laissera enfermer dans les flacons ?
Pas ici ! Pas ici ! Et la tête du taureau coupée et natura
Lisée semble accepter son destin de tête coupée ayant
Appartenu au combat définitif de l’homme à peine épousé
Contre la nécessité de survivre à la féminisation de l’acte
D’attendre. C’est compliqué, je sais, dit Mescal, mais c’est
Pourtant la vérité. L’attente dévirilise son homme au point
Que le combat est perdu d’avance. Le taureau figure
L’instant du coup mortel porté à l’homme qui n’attend
Plus. Dans l’ombre, la femme demande la tête coupée
Et les cendres et elle obtient ce qu’elle veut, le jour
Même de la tragédie. Rien ne s’est passé autrement
Cette après-midi. Les funérailles furent grandioses
Aux dires des gens. — J’en entends encore parler,
Dit Mescal. — C’est vrai, reconnaît doña Pilar, j’ai été
À deux doigts d’en savoir plus, mais le rituel comprenait
L’encerclement de la mort et je n’ai pas vu l’existence
Filer entre les doigts de l’officiant. Comment retrouver
Un sommeil qui n’a jamais été donné ni même rencontré
Au hasard de l’amour, en chemin. De chemins, je ne connais
Que l’abondance de détails et la netteté des descriptions
Pourtant sommaires. Nos conversations sont le prétexte
Et non pas le genre. Nous nous dispersons comme le feu,
Éclair ou couvaison, durée à la place du temps, mémoire
Pour servir de personnage monolithique. Si j’avais creusé
Cette terre au lieu de la fouiller, j’aurais trouvé l’hymen
Et le rubis en perle. Mais j’ai cherché, cherché jusqu’à
L’angoisse et rien ne pouvait remplacer la morphine.
Cette nuit-là, doña Pilar vit le comte Fabrice de Vermort
Creuser la terre du chemin pour y enfouir l’hymen
Et la perle de sang. J’écrirais cela si je savais de quoi
Il est question quand cette femme traverse la nuit
De son rêve, au lieu de mentir à la justice et déclarer
Qu’Ochoa, Christ ou pas Christ, est le seul coupable
De ce creusement insensé en pleine nuit inexplicable
Autrement que par la sainte folie qui m’envahit alors
Qu’en temps ordinaire je suis la servante de Dieu
Et l’aimable compagne des hommes. — Prenez le temps,
Dit don Félix Gálvez Bonachera, nous avons tous le temps
(Ou tout le temps, je n’ai pas bien entendu la voix facile
De don Felix Gálvez Bonachera qui écoutait en grimaçant
Les bruits de la machine à écrire que le garde Ramirez
Activait comme le feu.) — Où en sommes-nous, Raïssa ?
*
* *
Cayetano aime les couteaux, qui ne le sait pas?
Qui n’en parle pas au moins une fois dans cette rue
Que les enfants éprouvent jusqu’à la paralysie ?
Le seuil est fendu et dans cette poussière Cayetano
Insère ses crachats en entrant comme en sortant,
Un instant suspendu au fil du regard qui détale
Tandis que des oiseaux demeurent aux génoises.
Le rideau porte les traces d’autres offenses, coups
De couteaux et bec de petit oiseau que l’enfant
Imite avec le cri entendu sur la plage. Cri Cri Cri !
On ne rit pas de le voir s’amuser aux dépens des oiseaux
Eux aussi suspendus mais au fil du temps parallèle.
Que Cayetano aime les couteaux ne surprend plus
Personne ici. Il possède le couteau, celui qui a déjà
Tué, du moins le prétend-il, car on suppose
Que la clémence des juges n’a pas rendu le couteau.
Les juges ne vont jamais aussi loin quand ils offensent
La tranquillité pour des raisons si obscures que l’homme
De la rue est sur le point d’exprimer sa colère. Mais
La femme tempère ces intentions. L’amour, peut-être.
Et Cayetano aime les couteaux et ne s’en cache pas.
Tout le monde sait que doña Cecilia fut son amante.
On sait qu’elle l’a aimé comme il n’est plus possible
D’aimer. Ainsi mourut l’homme qu’elle avait épousé,
Inutile d’entrer dans ces détails sordides, no vale la pena.
Les hommes tuent et se jugent responsables et innocents,
Ce qui constitue un sommet de l’art judiciaire ici
Bas. La femme finit-elle par oublier ce que la chair
Inspire à ce qu’il est convenu avec elle d’appeler
Son esprit ? Elle en oublia la nature mais certainement
Pas l’intensité. Elle n’oublia pas de préciser que pour
L’enfant, elle ne savait pas, c’était l’un ou l’autre,
« On verra si elle aime les couteaux ou les taureaux. »
Aussi Cayetano passa ces longues années de l’enfance
À regarder l’enfant qui jouait avec les autres dans la rue.
Il ne pouvait pas voir les yeux qu’il aurait reconnus.
Il n’y a rien comme les yeux pour se souvenir, rien comme
Le regard pour expliquer ce qui s’est réellement passé.
Il regardait les mains, les oreilles, ne voyant pas les yeux
Qui lui auraient tout dit et qui se taisaient comme une injure
Faite à son silence. « Si tu as tué mon père, je te hais.
Mais si tu es mon père, que la mort te tue elle-même ! »
¡Que la muerte te mata ! tataTAtataTAta. Ce rythme
Obsédait Cayetano qui haïssait la poésie et l’aimait
À la folie. « Que fais-tu pour gagner ta vie à part
La menacer constamment ? » — Je ne vis pas, ¡mu’er !
Je ne vis pas. J’ai tué ce qui me donnait la vie. Pas un enfant
Pour me le rendre comme tu me l’avais pourtant promis.
À moins que cet enfant possédât un pouvoir de fée.
Il manquait une fée à l’hermétisme de cet homme
Damné et absous à la fois. L’homme de la rue n’aimait
Que la femme qu’il aurait dû épouser pour la sauver
De cet amour injustifiable. Mais la femme jouait
À merveille son rôle de pavot et de coquelicot.
Que demander à la vie quand il ne reste plus rien
À exiger de la justice des hommes ? Une femme
Aurait pu sauver Cayetano de la tristesse, une femme
Comme le deviendrait cette enfant si elle était la sienne.
Mais doña Cecilia ne pardonnait pas et l’ambiguïté
De ses conversations alimentait la chronique locale
Comme il n’est plus possible de s’en satisfaire aujourd’hui.
L’enfant n’allait pas à l’église. On aurait toléré cette offense
De la part d’un musulman ou à la rigueur d’un Juif, mais
L’athéisme est une ignominie si l’on y réfléchit bien.
Et que dire de l’idéologie anarchiste que cette enfant
Héritait du cadavre toujours chaud de celui qui pouvait
Être son père et qui ne l’était peut-être pas ? Le dimanche,
Elle jouait seule dans la rue mais toute la semaine elle portait
Les habits du dimanche, ne jouant que de la voix et du regard
Que Cayetano ne voyait pas, pas plus qu’elle ne voyait les fleurs.
Doña Cecilia conservait sa beauté comme un souvenir
À ne pas oublier sous prétexte que le passé est le passé.
Le passé n’est pas le passé. — Comment voulez-vous que le passé
Demeure ce qu’il a été. Avec moi en tout cas, il se transforme,
Il hante le présent jusqu’à la présence et dame le pion
À ce futur qui est le mien aussi bien que le vôtre, peuple
Infidèle malgré les fidélités rituelles et les habitudes
De la foi. Cette fille est la mienne et vous n’en saurez
Jamais plus. D’ailleurs à quoi bon cet encore qui nourrirait
L’absence au lieu de la changer ? Ne vous éloignez pas
De moi, mais ne tentez pas d’analyser ce sang qui vous
Désignerait comme les seuls coupables de ce qui m’est
Arrivé. Je l’aime et je le hais, maintenant au-delà de la chair
Et par-dessus mon esprit qui retrouve les traces en amateur
De traces animales, disait en substance doña Cecilia qui
Recevait les femmes dans son boudoir aux rideaux écarlates.
Les femmes, surtout Françoise Garnier, se laissaient aller
Au rêve de la douleur, voyant l’enfant sans la voir, voyant
Ce qu’il n’était pas possible de voir autrement mais sans
Le voir comme on voit ce qu’il est nécessaire de voir
Pour se sauver du suicide. De l’autre côté de la rue,
Cayetano voyait l’enfant devenir une femme et cette
Femme n’était pas doña Cecilia. Elle était donc lui
Ou moi. Elle était à prendre comme le pion qu’on avance.
Qui jouait ? Qui d’autre que doña Cecilia ? Quelle femme
Possédait la rumeur à ce point ? Il ne la haïssait pas,
La désirait encore, ne la tuerait jamais, tandis que cette enfant
Lui promettait la mort, à pile comme à face. Cela se passait
Dans son esprit. La tristesse y noyait les poissons.
Une nuit, il entend le rire d’Ochoa. Il met le nez
À la fenêtre et voit nettement qu’il s’agit d’une fellation.
La fille n’est autre que Raïssa. Il sort la lame de son couteau
Et saigne sa propre chair. La queue d’Ochoa est une offense
À la chair. Nous nous reproduisons parce que nous nous
Aimons. Tuez la reproduction mécanique et la multiplication
Des possibilités de plaisir. La lame touche l’os. Il continue.
Les amants disparaissent au bout de la rue, feux-follets
D’une tension interne qui trouvera son expression dans
Le meurtre, on ne peut plus en douter. Il a vu les petits
Seins rutilants de salive. Mais la paralysie le cloue
À la fenêtre et le couteau s’extrait de la chair et de l’os.
Il tombe sur le dallage de terre cuite et l’écaille d’une
Virgule de sang qui s’épanche. Il ne souffre pas, ne sait
Pas à quoi il doit cette absence d’une douleur qui serait
La seule explication. Il a peut-être rêvé comme il rêve
À l’inexorable. Mescal fournissait aussi les hallucinations,
Mais cette nuit le sang de Cayetano était pur comme l’eau
De la fontaine publique dédiée aux femmes reproductrices
Et aimantes à défaut d’être amoureuses et nécessaires.
Il ne sort pas, se traîne dans sa maison, ne voit que le sang,
Le sien, peut-être le sien, ou le sien, qui peut savoir à qui
Appartient cette coulée verbale qui s’exprime par l’esthésie
Et l’anesthésie ? Il trouve le feu, le voit couver sous la cendre,
Mais la haine n’a pas cette odeur, un chien le dirait.
Doña Cecilia elle-même reconnaîtrait la haine si
Le moment était bien choisi pour en parler. Le corps
Prend la tangente de la réalité, si facilement qu’il croit
Mourir et s‘accroche au linteau. Il a besoin de lumière.
Il sait que la lumière lui rendra le corps et que l’esprit
Pourra alors y penser en toute sérénité. Mais la tristesse
Est si profonde cette nuit-là qu’il n’est raisonnablement
Plus possible d’espérer. Il n’attend plus rien ni du sang
Ni du feu, mélange propice à la lumière en cas de haine.
— Je haïrais l’homme si j’étais ce que la femme est à l’homme.
Comment haïrais-je ma fille si elle n’était pas la mienne ?
*
* *
Raïssa, elle parlait, mentait, voyait. Elle reconnaissait
L’hymen, l’enterrement, le plaisir, la douleur, la soie
Des caresses et l’or des usages. Elle aurait tout donné
Pour ne rien oublier, pour recommencer exactement
Sans nécessité d’en savoir plus. Sa voix n’étonnait pas.
La machine à écrire écrivait le temps, les lieux, le sang,
Écrivait, écrivait entre les mots, les mots qu’elle redoutait
D’oublier tant elle les savait proches de la vérité et capables
De mensonge. L’après-midi commençait par cet aveu
Et la confession s’imposait, plus longue et moins précise,
Mais plus claire, moins distante au fond. La terre
Sentait la terre, délicatement observée par don Felix
Qui cherchait, cherchait et trouvait les traces de l’offense.
Le garde Ramirez écrivait les mots de l’outrage et du vice.
Et Raïssa sentait à quel endroit de la conversation le fil
Pouvait encore se rompre, secret des sensations véritablement
Éprouvées et de la promesse renouvelée par cette évocation
Circonstanciée. — Ma tête contient la nouveauté.
Doña Cecilia expliquait la leçon des coups. On la comprenait.
La machine n’écrivit pas cela. Don Felix prit une photo
Par pure prudence procédurale. Il n’y eut d’ailleurs
Qu’un flash et la petite ampoule grillée disparut comme
Elle était venue. La chemise retomba sur les reins
De Raïssa. — S’il n’y avait que ma tête... — Parle,
Petite ! Oublions la dureté des coups et leur raison
Profonde. Cela s’est passé cette nuit, nous le savons.
Que sais-tu de Fabrice de Vermort et d’Ochoa ? Dis
Nous ce que tu veux savoir à ce sujet. Ah ! Voilà don
Alfonso. Entrez, docteur. Ne refermez pas la porte.
La gente veut savoir. Elle en a vu d’autres, allez ! Mais
Par pudeur don Alfonso Gálvez Hoffman ferme la porte
Et pousse Raïssa dans le petit cabinet obscur des observations
Cliniques où il ne se passe jamais rien avec les morts
D’habitude. Raïssa est tranquille, presque insolente
Tant la tranquillité explique le péché et la propension
À pécher plus que les autres et plus sérieusement. — Tu
Ne crois pas en Dieu ? demande don Alfonso. Pourtant,
Ceci (il ouvre le ventre avec deux doigts gantés de blanc)
Est l’œuvre de Dieu. Et cela explique cette œuvre infinie.
Raïssa n’éprouve pas la haine que lui a conseillé Amaxi.
Amaxi s’y connaît en haine de l’homme. — Ils te prennent
Par plaisir, jamais par amour. Si tu n’es pas leur mère, tu
N’es rien que l’orgasme. Veux-tu que je t’explique l’orgasme
Que nous les femmes ne connaissons pas ? Si Dieu
N’existe pas, ce que je crois, l’homme n’est que le sperme
Et nous sommes la vie. Il y avait de la haine dans ces mots
Prononcés en un moment de tranquillité relative. La haine
Alimentait les visions, condition de la connaissance.
— Nous n’avons que la haine pour expliquer l’amour.
Don Alfonso retira ses gants roses maintenant, beau rose
Des roses de la chair qui se repose des coups. — Tu viendras
Quand on te le dira. La porte se referme et elle attend.
Il faut attendre quelque chose pour attendre. Elle n’attend
Rien. Elle peut penser qu’elle espère, ce qui dans sa langue
Se dit de la même manière. On dit aussi « je veux » et
« Je t’aime » de la même manière. Confusion entretenue
Par les nuances de la voix depuis cette enfance passée
À soutenir le regard des autres pour ne pas se laisser
Deviner. La petite lampe qui éclaire le cabinet est verte
Et sa lumière jaune, comme si le jaune, qui est une composante
Du vert, était la couleur de la lumière, le bleu apparaissant
Dans l’ombre si on est tranquillement observateur. Mais
Ce n’est pas de la tranquillité, ce calme. C’est la mort
Qui ne redoute plus la mort. Les enfants se suicident
Plus facilement que les grandes personnes. On tue plus
Facilement le petit et le grand inspire tellement l’existence !
Elle ne possède qu’un petit couteau, petit en comparaison
Des couteaux que les hommes exhibent comme s’ils étaient
Les hommes que la femme désire. La saignée est douloureuse,
Elle le sait, mais la douleur des coups est si présente qu’elle
Sait aussi que ce ne sera pas une douleur de plus. Tout à
L’heure, pas maintenant, encore un peu, pense-t-elle comme
Si elle n’était pas aussi petite qu’elle veut le penser malgré
Les seins et les poils entre les jambes. On ne part pas
Facilement si le corps a au moins un sens. On s’accroche
Aussitôt que la vie se donne pour maîtresse de l’existence.
Il n’y a pas de jeunesse qui ne le sache un peu. La porte
S’ouvre et le garde Ramirez lui demande en fermant les yeux
De se montrer pudique, c’est-à-dire de ne pas offenser
Ce qu’il ne veut pas savoir de la femme, là, au creux
D’une chair qui donne la chair quand c’est le moment
D’être un homme comme les autres. La chemise retombe
Encore une fois, et les cuisses se croisent dans l’air saturé
De lumière et d’ombre, de ce vert qui est la lumière
Même. — Entre, dit don Felix. Elle s’assoit. Doña Cecilia
Lève la main en grognant. Si Dieu existait, je... ! Tu,
Toi ! Calmez-vous, doña Cecilia, elle n’y est peut-être
Pour rien. — Elle n’y serait pour rien si je n’y étais pas
Moi-même pour quelque chose, pleure doña Cecilia
Qui s’effondre par terre en prenant la précaution
De ne pas abandonner sa jolie tête de mécréante sur le
Dallage rouge et blanc. Même la robe ne s’est pas ouverte.
Ce n’est pas la première fois qu’elle tombe pour exprimer
Son désespoir, un désespoir capable de pudeur et d’attention,
Don Felix en a vu beaucoup dans cette chambre où la machine
Écrit l’impossible chronique des faits reprochés. On relève
Le corps souple de doña Cecilia qui accepte une chaise
Au dossier perpendiculaire et surmonté de deux couronnes
D’or. Repoudrez-vous le nez, doña Anarchie, et veillez
À vos petits pieds nus dans ces sandales qui ne cachent rien
De votre beauté cachée. Don Alfonso attend pour le rapport.
Il a pris quelques notes et ses lèvres les répètent en silence
Avant le grand moment de vérité dont le commencement
Sera initié par le petit marteau de don Felix. — Je n’écouterai
Pas, pleurniche doña Cecilia. Je sais déjà. Je la tuerai
Avec mes ongles ! — Vous ne tuerez personne si vous êtes
Sage, dit don Felix et le garde Ramirez dit : c’est vrai,
On ne tue plus de nos jours, sauf pour de mauvaises raisons.
Cayetano tuera, pense doña Cecilia. C’est bien ce que redoute
Don Felix qui a envoyé quelqu’un chez Cayetano. Ce quel
Qu’un n’est pas n’importe qui. Il revient dans la vie
Étroite de Cayetano qui promet de se tenir tranquille malgré
La haine. — Vous ne tuerez point une seconde fois. Une fois
Suffit à témoigner de l’esprit de justice qui vous anime
Quand la haine est si parfaitement nécessaire que le cœur
De la justice n’y est plus. Cayetano sait pour l’hymen.
Doña Pilar a parlé aux femmes. Elle a dit : Ce n’est pas
Lui. C’est un autre. Constance ne comprenait plus. L’Homme
Parlait encore avec Pierre. Ils avaient l’air de s’aimer.
Le vin répandait ses acidités. — Vous ! dit Constance,
Vous et votre amour de pacotille ! Ils vous cherchent et
Vous trouveront. Je vous aime encore assez pour vous
Désirer. Ils ont trouvé la preuve de votre sainteté, Christ !
Elle court encore, la vieille Constance. On la voit courir
Sans l’homme à ses côtés, elle qui ne court jamais sans
L’Homme. Pierre a promis d’aider l’Homme à s’enfuir.
*
* *
Alors l’Homme se met à fuir, à fuir et à parler, à parler
Et à tuer autant qu’il peut le temps qu’il lui reste à vivre.
On le voit dans la lande, noir et nu comme un rayon
De soleil. Il marche vers les montagnes qu’il connaît
De toute évidence. On téléphone à la Garde civile
Et on cadenasse les grilles des chambres où les filles
Sont cloîtrées. L’Homme s’est longtemps soucié
De ces mortifications. Longtemps il a remué la boue
Devant les fenêtres où elles n’apparaissaient pas si
Facilement. Il lui est arrivé de trouver les accords
D’une mélodie et de chanter à mi-voix ce que le désir
Inspirait à son cœur. Les sérénades ont nourri son
Esprit de leurs sirops d’ersatz du temps où l’existence
Annonçait l’orgasme et l’hallucination. Une fois
Il crucifia un hymen sur la porte d’un conquérant,
Une fois il eut le plaisir au bout des lèvres mais, comme
Plaisantait l’ami, une fois n’est pas coutume et il dut
Se résigner les autres fois, à l’attente et à la masturbation.
Homme, il pouvait courir plus vite que l’homme. Animal,
Il mangeait l’animal ou s’en servait à l’occasion. Pipeau
Des cimes, il éborgnait des ciels d’étoiles pour le plaisir.
Son chien avait renoncé à courir et même à fuir. Constance
N’aima pas le chien qui dut dormir sur le paillasson.
Constance aimait l’homme mais pas les chiens, or
L’Homme se sentait un peu chien, par solidarité mais
Aussi par habitude du chien, par aptitude pour l’aboiement,
Une conation qui s’achevait dans le malheur et la tristesse.
Alors l’Homme se mettait à fuir, à fuir et à parler, à parler
Et à tuer autant qu’il pouvait ce temps à déduire et cet autre
À estimer, ne sachant pas plus que le commun des mortels
S’il devait compter sur la chance ou s’en remettre au destin.
Et l’Homme croyait, croyait, tuant l’homme dans l’homme
Et la femme dans l’enfant, parlant de tout recommencer si
La mouche le piquait. Il traversait des contrées appartenant
Aux mélophages sycophantes qui le rendaient fou à force
De rapports aux autorités. Il allait par des chemins de traverse
Au lieu de se montrer dans ces voies circulatoires princières
Que sont la route et la rue, et l’escalier surtout le colimaçon
Des vieilles librairies où la poésie le nourrissait de prosodie.
La volatilité des poussières et la dureté diamantifère des sols
Recevaient son offrande, entre le buisson ardent et l’horizon
De la mer, au pied de ces montagnes qu’il adorait comme
Le simulacre de la déité si évidente à cette altitude. Il voyait
Les heures. Il voyait l’atome. Il pouvait voir l’évidence
Du fini. Mais n’écrivant que sur sa peau et sur celle de son
Chien, la poésie n’existait plus et promettait d’exister.
Alors il se mettait à fuir, à fuir et à parler, à parler et à
Tuer, tuer pour tuer, inlassablement comme si tout cela
Ne devait pas avoir d’autre fin que la destruction et l’ou
Bli. Ce n’était pas un combat, sinon il eût accepté la
Nécessité de la défaite, Hemingway. Il ne combattait pas
Pour tuer, il ne tuait pas pour être combattu. Il ne tuait
Que le temps, mais pas ce temps qui explique les disparitions
Et la nouveauté, non. Ce temps était celui qui demeure
La seule demeure, étroite et sans raison, sans raison, folle
Et rapide comme les particules de vent qui agitaient la nuit.
Parler ne servait pas ses projets. Rêver ne parlait pas à l’esprit.
Donner relevait du sacrifice. Prendre c’était voler ou au moins
Substituer. Ces remplacements pouvaient déplaire aux gens.
Il y avait des gens dans les sillons promis à la fertilité.
Il s’extasiait dans leurs bouches croissantes, provoquant
La colère et la justice, justifiant le prix à payer, profitant
Des instants de tranquillité pour penser à autre chose qui
Ne fût pas poésie ni Droit. Comment la société des hommes
Ne trouve-t-elle pas son équilibre de mortelle dans la justesse
Au lieu de la justice ? Dans la balance à estimer et à truquer,
Il y aurait la poésie et le Droit, au lieu du privilège et de
L’économie. On peut rêver à une légitimité des formes.
On peut soupçonner l’authenticité, apprécier la rigueur,
Croître avec la propriété. Mais n’oublions pas de parler,
Parler quand nous fuyons, fuyons une fois par jour pour
Échapper à des poursuivants moins capables de choix.
Nous étions au fond d’un trou figurant la diminution
De nos droits à l’existence. Lancer de la poésie en l’air
Ne servait à rien, elle retombait comme les balles
Du jongleur qui finit par mourir d’ennui à force de savoir
Jongler pour le plaisir. Tenez, dit l’hôte, c’est comme si
Je disais ce que je ne pense pas. Exactement cela et pas autre
Chose. Il fallait en convenir. Alors je fuis, je fuis et je parle,
Je parle et je ne tue pas le temps ni les hommes. On ne me
Crucifiera pas dans la cour d’une prison. Je ne suis qu’un
Voleur, un pirate, un escamoteur, un maître chanteur. Je fuis
Et les montagnes sont le miroir de ma déconvenue. Je parle
Et la nuit est toute la profondeur qui m’est donnée maintenant
Que plus rien n’existe que la rumeur et le bruit que font les
Lèvres en prononçant les sentences avant-coureurs d’un cri
Poussé par les filles au balcon. Ma queue est un hommage
Au sang qui la dresse par remplissage. Arrrrggglllllbbllll
lllarrrgggrrrrllllllaaaaaooooooooorrrrgggggmmmmmmmm
mmmmmmmmmmm ! Ces croix que vous soumettez
À mon jugement ! Ces rites qui vous honorent ! Ces beautés
De la langue et du cul ! Ces passions mises à nu par erreur !
Je ne courrais pas si je croissais, mais je cours et je plonge
Dans l’infinie croissance du Bien, magot des travailleurs
Pour le plaisir d’y gagner les moments de loisir et d’offense
À la beauté humaine. Jet d’existences infortunées d’avance !
Je ne fuis pas si je ne parle pas, je ne tue pas si je m’arrête,
Vous avez raison au fond. Un peu de cohérence c’est un
Peu de ressemblance. Il faut que je me taise et que l’immobilité
Ne me rende pas fou. Il faut que ces convenances du non-dit
Me soient agréables finalement. Il faudrait tellement de biens
À ma pauvreté, tellement d’existences à ma solitude ! C’est
Impossible, inconcevable, illusoire. Je ne fuis pas pour fuir,
Je ne parle pas pour parler, je ne tue pas pour donner, je fuis
Parce que j’ai une bonne raison et je parle parce que c’est
Le désir et pas autre chose. Quant au meurtre, n’exagérons
Rien. Je tue petit, en miniature, sans importance. Je tue presque
Pour tuer, mais si joyeusement, dans l’infinitésimal et le vrai,
Pas plus. Alors cette crucifixion et ces prisons qui voyagent,
Ces procès où l’Homme est caractérisé au lieu d’être jugé,
Cette voix qui coule sur vos barbes et sur vos seins, je les tue
Avec les moyens de la poésie, avec mes jambes à mon cou,
Avec cette volubilité qui me sauve de l’attente en croix
Sur vos chaises des seuils. D’accord, je tue, mais sans tuer,
Reconnaissez que je ne tue que le temps qu’il me reste à vivre
Et que votre espérance ne me concerne pas. Je suis désespéré,
Pas coupable. Vous ne comprenez pas que c’est le désespoir
Et que la culpabilité est celle des points de fuite sur l’horizon
De votre cruauté d’insectes belliqueux ? Vous n’apprendrez rien
En me suivant plus vite que moi ! Vous ne donnerez rien
À vos enfants que cette croix relative du Bien et du mal,
Du Bien acquis et du mal donné, cela va de soi. Alors
Je fuis, je crois fuir et j’espère que je fuis encore.
Je vais vite, je vais bien, je vais mon petit bonhomme
De chemin. Je vais sans vous, devant vous, par désir,
Mais aussi par habitude car je ne suis pas chien, je ne suis
Pas ce chien que vous poursuivez dans la nuit des couteaux.
Vite, vite ! Je ne voudrais pas vous égarer. La nuit donne
Son opinion et c’est normal. Elle dit que je ne suis pas fou.
Comment dirait-elle que je le suis ? Non, pas pourquoi !
Comment ? Comment trouver ces mots définitifs ? Comment
Me sauver du garrot ou de la croix ? — Je ne sais pas,
Je ne sais pas comment ni même pourquoi. Vite, c’est
Relatif. Lentement, c’est risqué. Immobile, je ne veux pas.
Alors l’Homme que je suis fuit, fuit et parle, parle et tue
Tout ce qui se passe à portée de sa main qui écrit, écrit
Et recommence si la nuit est propice à d’autres jours
D’angoisse et, aussi, de cette petite haine que je cultive
À votre endroit, je le reconnais. D’ailleurs c’est tout ce
Que je reconnais. Vous pouvez torturer la chair de mon
Envers, jusqu’au sang et jusqu’au cul, je ne dirais rien
D’autre que cela : je vous hais, au fond. Je dis : au fond
Parce que je ne crois pas vraiment vous haïr. Je me crois
Capable-coupable d’amour. Mais les mots sont ceux
Que j’utiliserais si la parole m’était donnée. Je l’arrache,
Donc je hais. Enfin, ce sont les mots de la haine mais
Le cœur n’y est pas, vous pensez ! Ce cœur de crucifié
Qui fuit pour parler, parler et, à l’occasion, tuer, tuer
Ce qui est et ce qui n’est pas ou n’est plus, plus temps
Ou plus utile, plus la peine de se fatiguer à poursuivre
Dans cette nuit qui m’angoisse et me fonde, cette nuit
Blanchie à la chaux comme vos murs, nuit défenestrée
Au bon moment, soleil ! je ne veux plus qu’il fasse nuit,
Mais si ma demande est trop demander, je voudrais fuir,
Fuir et parler, parler et tuer tant que c’est possible, et si
Ce n’est pas possible, est-ce qu’au moins c’est joli ?
*
* *
Et Dieu dans tout ça ? — Dieu courait lui aussi, mais parce qu’
Il était dans l’Homme. Il ne l’aurait pas suivi, n’étant nulle part
Ailleurs que dans cet Homme conçu pour être un homme-dieu.
Dieu n’existait que par l’Homme et pour l’Homme, Dieu était
À usage humain et il ne sortait pas de l’Homme pour entrer
Dans les animaux ni dans les choses. Dieu n’allait pas loin
Si l’Homme voyageait mais il pouvait durer longtemps si
L’Homme le désirait. Il y avait de l’Homme dans l’existence
Et Dieu dans la pensée. Il y avait des hommes pour imposer
Dieu à l’Homme et d’autres qui pensaient qu’on pouvait
S’en passer sans prendre le risque de se damner pour cette
Éternité qui n’appartient pour le moment qu’à la pensée
Ou au moins à l’idée qu’on s’en fait avec ou sans Dieu.
Dieu logeait dans le foie. Il y trouvait toujours sa place
De métastase. Je veux dire qu’il était déjà ailleurs dans
Ce corps et que dans le foie, il vivait. Car Dieu n’est pas
Pensée, il est chair. Chair de l’Homme et par conséquent
De la Femme. Mais Dieu se fait pensée si l’occasion
Se présente et elle ne manque pas de se présenter au
Portillon de l’Histoire toujours avec la même objectivité
Du massacre et de l’hygiène. Cette pensée née de la chair
Est un signe reconnu de la maturité qui consacre les nations
Et les guerres. Mais le sexe doit demeurer secret, si secret
Qu’il n’explique que les enfants et les crimes sexuels.
Le sexe est un Dieu qui s’exprime par la pensée des enfants.
Et l’Homme qui fuit pour ne pas être la proie des hommes
Ni le prétexte d’une idée que Dieu cultive dans le foie,
L’homme sent que Dieu préfère les hommes et que les hommes
Ne laisseront pas passer cette opportunité de croissance
Économique. L’Homme, dirait-on, a perdu la tête de courir
Vite et bien, mais inutilement et sans leçon à donner. L’Homme
Ne rencontre plus d’arbres à cette hauteur. Il trouve des animaux
Distants et ne croise que leur regard d’animaux que Dieu
A créé, selon ce qu’il faut nécessairement en penser, pour donner
À comparer l’humain à la bestialité. L’Homme n’a plus
Le temps d’y penser. Il continue de monter vers le ciel
Sachant qu’il n’atteindra que le sommet des montagnes
Et que même oiseau par mise en abîme de la pensée,
Il ne volera pas plus loin que l’atmosphère et que les
Fusils portent aussi loin qu’il est possible d’aller contre
Les hommes de Dieu. Il ne va pas contre Dieu qui est
En lui la chair qui le désigne. Il va contre les hommes
De ce Dieu extériorisé par extirpation mentale et im
Position de la Loi et de la Science, les deux piliers
De la sagesse religieuse. Heureux Sisyphe qui ne va
Pas plus loin que le sommet par définition d’homme
Et que le rocher éternise par remplacement d’homme.
Heureux celui qui revient sans cesse mais seulement
Pour prier, heureux dans la répétition et le soulagement
Des douleurs de l’existence qui est encore animale
Au travail de la nourriture et de la reproduction.
L’Homme ne trouva pas un seul arbre pour s’abriter
Du soleil et pas un animal n’envisagea de le manger
Ou seulement de l’empoisonner. Il ne reçut pas la
Morsure de l’animal à cette hauteur où l’herbe est bleue
Comme le ciel et l’ombre blanche comme l’aveuglement.
La dernière cheminée était la demeure des oiseaux,
Sortant de terre encore blanche et noire, dressée comme
Le dernier pylône, immuable et solennelle comme
Une église. Même le chemin s’était achevé dans la trace
Confuse des animaux domestiques. Et Dieu avait faim.
Il avait soif aussi. Il se comportait comme un homme
Ou pire comme une bête. Mais la pensée corrigeait
Joyeusement ces petits défauts de la cuirasse métaphysique.
L’homme exprima sa rage de vivre en constatant que
Les piles de son walkman étaient mortes avant lui.
Il secoua le walkman et finit par le jeter dans le canyon
Qui jouxtait sa marche contre les hommes de Dieu.
Plus de musique, et plus d’habit pour se protéger
De la seule morsure, celle des dents d’un soleil apprivoisé
Par l’idée de Dieu. Il sentit à quel point sa peau n’était
Qu’une extension idéationnelle des organes que Dieu
Agitait comme des clochettes dans cet intérieur impossible
À ouvrir sans les moyens de la chirurgie. Le canyon
Trahissait la voix des hommes qui réduisaient la distance.
Une roseraie giclait d’oiseaux à leur passage. Heureux Sisyphe
Qui redescend pour donner l’exemple de ce qu’il ne faut pas
Faire. Heureux l’Homme qui redescend pour expliquer son
Crime. Mais l’Homme ne pensait qu’à fuir et il fuyait comme
Jamais un homme avait fui devant les hommes de Dieu et
Dieu lui-même. Il fuyait vers le haut, prenant le risque
De redescendre de l’autre côté. À son âge, j’aurais plutôt
Traversé la mer pour aller chez les Arabes ou chez les Noirs.
Mais je n’ai jamais violé les filles et les filles me retiennent
Ici. Cet homme savait où il allait parce qu’il ne savait pas
Que Dieu, Dieu la Chair, Dieu le Sommet, que Dieu parle
Avec les hommes pour ne pas parler avec les animaux.
Ah ! si cette fille d’anarchiste avait cru en Dieu comme j’y
Crois ! Mais elle se comportait en femelle ardente pour
Le plaisir. Que sa chair soit martyrisée et qu’elle en porte
Les traces jusqu’à la poussière ! Ce n’est pas elle que tu fuis.
Un peu d’amour ne t’a jamais fait de mal et elle t’aimait
Et t’aime peut-être encore de cet amour qui possède
Pour donner, un amour de femme pas facile à envisager
Avec les seuls moyens du plaisir. Dieu la Queue d’homme
Bandait dans le foie. Ce corps qui salivait avec toi n’était
Que la jeunesse et non pas la femme, tu le savais. Mais Dieu
Lui-même s’en accommodait. Cette chair qui me forme
Au regard ne renonça jamais à sa nature de Dieu vivant.
Que ma pensée renaisse de cette erreur et je m’arrête !
Mais le soleil était dur à la peau, si complexe pour les yeux,
Si prompt à se multiplier dans la soif et l’hallucination !
Si je n’étais pas cet homme qui reçoit les montagnes
En héritage, je serais cet autre qui me poursuit à la place
De Dieu. Nous n’avons guère le choix, nous autres
Hommes dans l’homme à la place de Dieu. Nous sommes
Dans l’étroit et dans l’instant, et notre pensée en pâtit.
Si le soleil ne me tue pas, si la nuit ne suffit pas à ma
Disparition, si le jour suivant est celui de mon jugement,
Il ne restera de ma pensée que ce fil vite rompu au récit
D’une existence qui n’aura pas d’épilogue mortuaire.
Où jetez-vous les carcasses des suppliciés que le soleil
Ni la nuit n’ont interdit à cette justice qui n’ose plus
Juger les morts ? Je n’ai pas d’avenir au-delà de moi
Même. Je finirai dans votre langue, impossible à séparer
Des mots que vous aurez pourtant trouvés pour me dire.
Tenez ! J’abandonne. Je m’assois sur un rocher au bord
Du précipice et je vous attends. Vous ne serez pas surpris
De ma tranquillité. Il y a longtemps que vous ne me concevez
Plus sans cette indifférence qui peut alors passer pour une
Espèce de sérénité. Pas un coup de fusil. Pas un frémissement
De couteau. Pas de mains qui étreignent déjà mes mains
Dans la torsion et l’arrachement. Pas un signe de cette violence
Auquel Dieu vous donne droit sur l’Homme. J’imagine
Un peu votre déconvenue et je compte sur votre dignité
Pour m’épargner le bruit de coups portés à la chair
Que Dieu déserte pour ne pas être surpris en flagrant délit
D’occupation impensable. Imaginons un instant, cet instant
D’imagination, que vous veillerez à ne pas forcer le lien
À entrer dans la chair. Cela arrive. Vous êtes quelquefois
Si doux, si calmes devant l’horreur du crime. Vous êtes
Lents dans le procès et professionnels dans l’exécution.
Cette minute d’angoisse sans air ni liberté, et l’attente
Déjà de la cassure nette du larynx, j’en ai rêvé au lieu
De prier pour qu’il ne m’arrive rien qui puisse m’être
Reproché au point de justifier pleinement ma mort
Violente et immobile. J’y songeais chaque fois que
Ma main salivait avec ma bouche sur ce corps que Dieu
Inspirait pour en éprouver la pertinence d’épreuve. Je
Suis cet homme et je ne trouve rien pour le nier maintenant
Que ma chair attend ce que ma pensée n’a jamais compris
De vous. Nous sommes cet instant de réflexion avant
Que Dieu n’existe. Que peut savoir une fille qui ne croit
Pas en nous ? Je serai cette nuit si le soleil m’épargne !
*
* *
Don Felix Gálvez Bonachera trouve tout ça très compliqué.
Il prit une heure de repos chez sa sœur, dans le boudoir
Aux odeurs de jasmin et de santal, peut-être d’opium après
Tout, songea-t-il en attendant le petit verre d’or. Personne
N’était mort. Doña Cecilia prétendait que Raïssa avait été
Violée, mais le corps de la jeune fille avait subi l’outrage
Du fouet et son petit sexe pelucheux était celui d’une femme.
Ce qui ne concluait pas au viol ni même à l’abandon.
On interrogeait Ochoa qui en avait vu d’autres et Thomas
Folle répondait à un flot de questions si décousu qu’il
Ne savait plus de quoi on lui demandait de se sentir
Coupable. Les enfants n’avaient rien vu, contrairement
À ce qu’on espérait et l’analyse de la terre n’avait rien révélé
Qui ressemblât de près ou de loin à un hymen. Ramirez
Avait des problèmes mécaniques avec sa machine à
Écrire et réclamait les fonds nécessaires à l’achat d’un
Ordinateur. Le soleil ou la lumière avait fini par rentrer
Les gens chez eux. On se nourrissait maintenant, buvant
Aussi un peu pour libérer l’esprit des contraintes de l’art.
Don Felix n’avait pas traîné dans les rues et les boutiques
N’avait pas attiré son attention de reluqueur d’objets
À prendre ou à laisser. Il s’était hâté comme un écolier
En proie au besoin de sucre. Il n’avait pas pris le temps
De saluer les curieux légitimes et les mauvais esprits
Qui d’ordinaire formaient le fond glissant de ses récits
À l’Homme. Le petit verre d’or était vert comme d’habitude,
Rempli à ras bord de ce vert d’or et de cette transparence
D’anis à laquelle doña Pilar ajoutait de la fleur d’oranger.
Ses boissons avait la saveur des pâtisseries, pas de l’alcool
Qu’on boit pour ne pas boire davantage. Les rideaux
Tirés envahissaient la lumière, rouge et vert comme
Des arbres. Un tapis proposait ses solutions mentales
Ou spirituelles, arabesques des demeures et de la
Nostalgie de l’Arabe. Pourquoi ne partons-nous pas ?
Les pauvres sont presque tous partis naguère, en France
Et dans cette Allemagne qui jouait encore à l’autorité
Sur les quais de la gare d’Hendaye. Trains Norda
Ou Wastels comme des chenilles vertes et le tapis
Rouge sur le quai, la file d’attente devant le buffet,
La voix d’Auswitch dans le haut-parleur qui prévenait
Qu’un seul manquement à la discipline se solderait
Par le retour au pays via les mains exercées de la Guardia
Cívil. Derrière le grillage du quai international, les noirs
Chapeaux des carabiniers face à la prudence des CRS
Eux aussi armés de mitraillettes. L’enfant voyait l’Europe
À travers le prisme d’une organisation esclavagiste après
Avoir avalé la pilule anticholéra et traversé le liquide
Censé désinfecter les pieds comme on fait aux animaux
Chez moi, dans cette terre où je n’ai pas trouvé le bonheur
Promis par la destruction de la République et de la menace
Bolchévique. Je ne comprends pas, j’ai faim, je veux faire
Des enfants à la femme, je veux ressembler à un Allemand
Ou à un ouvrier français. Les employés du buffet s’activaient
Et leur Grec de patron se remplissait les poches, mais sans
Tricher sur la qualité du sandwich, parce que l’ancien officier
De la Wermacht veillait à la fraîcheur du jambon et de la
Citronnade. Ne jetez rien par terre, il y a des poubelles pour
Ça ! Dans le bureau commun à Norda et à Wastels, l’ancien
Collaborateur du régime nazi, soldat de circonstance et
Rêveur assidu, nous traitait de porcs et d’envahisseurs.
Je suis revenu parce que j’ai tenté une diversion mais le
CRS n’a pas marché avec moi. Il a pointé sa mitraillette
Dans ma direction tangente et le carabinier a tiré une rafale
Dans le bois dur du passage à niveau. Je suis revenu parce
Que je ne suis pas mort sous les coups ramassés à Irun
Entre deux leçons de comportement patriotique. Je suis
Revenu de la prison où j’étais inutile et coûteux. Vêtu
D’un sac de blé, chaussé de mes pieds et le ventre vide,
J’ai enfin crié pitié. Je me souviens de ma maison
Interdite, de la nuit froide, de l’attente du pain, des leçons
De morale nationaliste, et de l’angoisse devant cette mort
Dans la crasse et l’abandon. Pitié ! J’ai crié dans l’après
Midi des six taureaux morts pour rien. Le vin coulait
Dans la rigole, ou le sang. Le picador hué m’a donné
Un real et j’ai acheté un beignet. Dites, don Felix,
Quand me rendra-t-on ma maison maintenant qu’il n’est
Plus question d’être Allemand ? — De quoi vivras-tu
Dans cette maison dont la femme ne veut pas. Siemens
Ne t’embauchera pas ici quand ils construiront l’usine
Qui nous sauvera de la misère et de la honte ! — Je
N’aurais jamais plus honte, don Felix. À Hendaye,
Les Basques m’ont appris à ne plus avoir honte d’être
Un Espagnol. Ces cheminots me regardaient marcher
Devant les deux carabiniers chargés de ma disparition.
J’ai lu dans ces yeux le désespoir de ne pouvoir rien faire
Contre l’industrie européenne en marche guerrière
Contre l’Amérique toute puissante. J’ai du sang indien
Et une âme d’Arabe ou de Berbère, pour moi c’est la
Même chose, l’Arabe ou le Berbère, c’est l’Andalousie.
— Tu vivras dehors comme les bêtes. Une chance qu’ils
Ne t’aient pas achevé comme un cochon. Mais pour en
Faire quoi ? Du chorizo ? — Ne riez pas, don Felix, de ma
Misère et de ma honte. Je coucherai dehors puisque c’est
Mon destin. Je n’irai pas travailler chez Siemens quand
Ils reviendront tous d’Allemagne, forts d’un savoir indus
Triel, pour construire l’usine à l’endroit où l’on voit
Encore le figuier de Barbarie faire le lit des oliviers
Blancs et noirs. Donnez-moi une bête et je la fertiliserai
De ma propre semence. — Tu es fou, Ochoa, tu es
Complètement fou ! Ici personne ne vivra sans Siemens.
Ce sera Siemens ou rien. Et même un jour, ce n’est pas
Interdit de rêver, nous aurons une espèce de démocratie
Qui nous ouvrira les portes de l’Europe. Personne ne
Reviendra, sauf ceux qu’on aura contraints au retour
Pour construire les usines à la place de nos villages
Et de ce qui reste que les Anglais ne nous ont pas volé.
— J’aurais aimé la France si le mur de la rue du Commerce,
À Hendaye, n’avait pas été aussi haut. Les balles ricochaient
Dans la pierre grise et mes mains saignaient. Je n’avais plus
Honte. Ils m’ont remis à la Garde civile sous le regard
Triste des cheminots qui avaient l’air d’Allemands
Ou de Polonais. L’un d’eux m’a appelé « Loup »
Et je suis resté ce loup qu’on ramène au bercail pour
Montrer à quel point le bonheur allemand est nécessaire
Au destin de l’Espagne. — Nous aurons un jour droit au
Bonheur européen, tu verras. En attendant, voici la bête.
Fornique jusqu’à fonder le premier troupeau. Tu seras
Riche le jour où la démocratie proposera les mânes
Communautaires. Tu seras « Axuria », l’agneau fidèle
Des montagnes dont tu as hérité à la place de mes terrains
Prometteurs. Axuria ! Si aucune fille n’emporte ta raison
Sérieusement ébranlée par les balles et la trace d’urine
Sur le mur, tu seras un jour mon homme et je t’aimerai
Comme une femme, moi la femme et toi l’homme, nous
Aux extrêmes de cette existence qui n’est que la rencontre
De l’Arabe et du Barbare. Belle occasion pour te taire
Et oublier les Basques qui ont eu pitié de toi sur le quai
De la gare à Hendaye. Axuria, je crois en toi comme en
Dieu ! Agneau de sang et de lait, gorge printanière et pattes
De l’été, petit agneau léger de mon enfance de privilégié,
Je ne joue plus avec l’État ni avec cette terre exsangue avant
Même de commencer à la cultiver. Je veux être l’amant
Impeccable des sans nom, des sans-papiers, des sans domicile
Imaginaire, des plus-values immobilières et de la spéculation
Bancaire. Je te redonnerai le sens de la honte qu’il faut
À tout prix se reprocher face à son image d’homme. L’urine
Ne t’a pas enseigné l’agneau. Elle t’a inspiré le loup
Et le terrorisme. Le mur infranchissable en face du bureau
Minable du topo, tramway des pauvres qui traverse la saleté
Des villes repeuplées avec de la viande andalouse, ce mur
Qu’en effet tu n’as pas franchi comme tu l’espérais de la
France, ce mur, Axuria, je le vois comme si j’y étais, honteux
Dans la file qui attend la pilule anticholéra, les pieds dans
L’eau javellisée, comme un agneau aux ongles sales, comme
Toutes les bêtes que nous avons mangées sans jamais penser
À leur existence de chair et d’os, tellement nous communions
Avec l’esprit qui nous distingue de la race et de la mécréance.
Axuria, si tu n’as pas violé cette fille comme le prétend
Sa mère et s’il faut maintenant interroger ce comte de Vermort
Que ma propre sœur a vu enterrer le fruit de son inconstance
Sexuelle, pourquoi ne pas coucher dans mon lit, pourquoi
Ne pas céder à la tentation de l’Homme, pourquoi laisser
Parler les enfants et poindre ta petite queue excitée par
La fraîcheur inévitable de leur regard ? Ils parlaient
Eux aussi, de la queue, de la caresse, de la semence,
De Dieu ! Ils parlaient pour sauver le père de la honte,
Comprends-tu, Axuria ? J’écrirai ta chanson si tu le veux.
Mais il faut que tu me souhaites le bonheur et l’extase.
Petit agneau de ma terre, jadis loup et plus loin encore
Homme. C’est le Dieu que je cherche en toi. Ma sœur
Te trouve et je te cueille, nous n’avons jamais procédé
Autrement, elle et moi, elle la veuve par le taureau,
Moi l’eunuque par le même combat. Oublie Hendaye,
L’Allemagne, Norda, Wastels, Paris la brune et Toulouse
La rose qui sentait la violette et le vert de son canal.
Ici, la terre est acier, oxyde et promesse d’agneau.
Ta maison n’a plus de père malgré la pluie d’été.
Ton chien pourrait être un homme avec un peu
D’imagination. On pourrait même en inventer la femme
Pour sauver les apparences. Pas difficile de créer l’enfance
De toutes pièces avec les moyens de la poésie dont tu me sais
Maîtresse, Axuria, maîtresse et profiteuse, profiteuse
Et conquérante. Nous n’avons plus le casque d’acier
Ni les chevaux de feu, ni les forêts englouties par la mer
Suite à un malheureux combat contre la liberté et le fric.
Il nous reste l’agneau, et l’agneau se prend pour un loup
Depuis que les cheminots hendayais ont eu ce regard,
Ce simple regard qui a manqué, devant l’Histoire, aux
Allemands et aux Polonais. Sur le pont Santiago, à cent
Mètres et plus du gué de Priorenia, on s’est battu pour toi,
Perdant un œil dans le combat, ou n’hurlant que la douleur
De deux jambes brisées, et ton feulement courait rapide
Et vivace sur ma terre, cri d’agneau qui rêve encore
À ces regards portés sur la misère de l’Europe, en
Attendant que les Africains prennent le relais, et que
L’oubli soit enfin le fruit du silence offert à l’enfance
Qui croît à la hauteur de nos ambitions politiques.
Axuria, je ne veux pas te jeter en prison ni te livrer
À la poigne de fer de Ramirez. Tu as fui vers les montagnes
Alors que la mer était favorable à la noyade ou, qui sait ?
À l’Arabie qui illumine nos palais. D’un côté, les femmes
Qui t’adorent comme le Christ, et de l’autre les hommes
Au couteau facile. Je ne veux pas de cette tragédie
D’un autre temps. Ne joue pas avec les actes, Ochoa !
Ne joue pas avec mes personnages. Il n’y a pas
De loup assez loup pour résister à cette douleur.
Agneau, tu périrais dans mon plaisir qui est roi au
Royaume du sens à donner à toute cette agitation.
*
* *
Monsieur de St-Pé veut une fontaine ! Monsieur de St-Pé veut
Une fontaine ! (je traduis) Blues des enfants qui ne vont plus
Nus-pieds et les rues sont goudronnées. Comme les choses
Ont changé ! (je traduis toujours) — Il n’y a pas dix ans,
La carcasse rouillée d’une SEAT jouxtait la fenêtre noire
Du fabricant de beignets à l’huile cassée comme celle
D’un moteur. Le Gitan d’à côté dormait sur une paillasse
Descendue sur le trottoir — aujourd’hui il descend son
Colchónflex et dort du même sommeil à minuit comme
À midi. La fontaine inaugurée par le Caudillo crachait encore
Son eau fraîche et bleue. Combien cet assassin a-t-il
Inauguré de fontaines dans ce pays où l’eau est la soif ?
La SEAT était encore italienne, pas encore allemande, ja
Mais espagnole bien sûr. Mais l’ouvrier de chez Siemens
Possédait une automobile et un téléphone et même,
Aux grandes heures de sa croissance de chien fidèle,
Un appartement comme en donnait Primo de Rivera
« qui fut empoisonné par les services secrets français. »
À l’abri dans une crèche digne de l’enfant Jésus, Paco
Est une photo éclairée par des bougies qui ne s’éteignent
Jamais tant on y veille. Une médaille de la vierge du Rocio
Pend à son œil de verre patriotique. Rien n’a vraiment
Changé, mais les enfants sont habillés et la fontaine
Ne coule plus de son eau bleue glaciale des montagnes
Où la patrie n’est jamais montée ni même avec son armée.
La fontaine a cessé de couler quand les banques, d’un
Commun accord, ont coupé la nappe phréatique en deux :
Une partie pour l’agriculture et l’autre pour le tourisme.
Rien pour la rue où le Caudillo ou son sosie inaugura
La fontaine dont les vers sont effacés, effacée aussi
L’effigie d’Apollon proposée en son temps par un poète
Local dont le nom est aujourd’hui celui d’une rue, car
On n’a rien trouvé à redire sur son comportement pendant
Les temps déjà anciens de la dictature. Poètes, vénérez
Les Dieux et soyez complaisants, mais sans cette clarté
Qui vous sera reprochée au changement des temps.
La fontaine existait donc encore. Comme elle n’était pas
De marbre, on voyait la chair de ses briques et le crépi
Continuait de se découvrir comme la peau fatiguée
D’une comédienne qui a passé l’âge des leurres. Mais l’eau
Ne coulait pas. Le bassin était rempli de terre et de détritus.
Comment les choses creuses ne se rempliraient-elles pas
De terre et de détritus dans ce pays où l’abandon est un
Complément des ressources catholiques ? Le fer rouillait
Aussi et le bronze des robinets avait disparu. La plaque
Commémorative, avec son médaillon hermétique et sa source
De poésie locale, ne portait plus le nom du dictateur
Que la majorité ne portait pas non plus dans son cœur.
Les enfants portaient des habits et chaussaient des souliers.
Les vieux continuaient de toucher leur pension de retraite.
Ils ne se souvenaient que des saisons, celle des amandiers,
Dure sous le soleil, celle des oliviers, qui tuait quelquefois,
Et les routes de l’été, ces routes que le touriste défonçait
Avec joie. Des femmes aux mains en forme de battoir battaient
Le linge et leur dos en forme de moulin moulinaient sans joie.
Il n’y avait rien d’autre à dire et on ne disait que cela.
Les enfants portaient sur eux la propreté des temps
Modernes, maillots aux couleurs du football et chaussures
De sport. Les fenêtres sentaient le savon des douches. Les
Cuisines la saucisse allemande et les frites à la française.
Comme on ne buvait plus l’eau de la montagne, la fontaine
Passa rapidement de son rôle décoratif prévu par les promoteurs
À celui de ruine qu’on ne regarde plus sans en reprocher
L’inconvenance lors des campagnes électorales. Monsieur
De St-Pé, qui figurait parmi ces messieurs et ces dames
Du Conseil municipal, avait beaucoup parlé de la fontaine
Et beaucoup promis de la détruire pour en reconstruire
Une autre. Un artiste de Macael avait été sollicité pour en
Concevoir la modernité. Dans le secret de la chambre,
Les principaux élus — ne devrait-on pas plutôt les appeler
Les princes des élus ? — avaient choisi un modèle
À la hauteur de leur connaissance de l’art et de ses
Conséquences. Monsieur de St-Pé, en tant que promoteur
De l’idée originale, fut chargé solennellement de la
Maîtrise de l’ouvrage. Les enfants chantaient l’hymne
De l’opposition socialiste : Monsieur de St-Pé veut une fontaine !
Monsieur de St-Pé veut une fontaine ! Il l’aura si Dieu
S’en fout ! Il n’y eut jamais de quolibets à son passage
Dans cette rue qu’il habitait. On respectait Monsieur de St
Pé qu’on appelait Gerardo el francés pour lui faire plaisir.
Ce doux aristocrate du royaume voisin ne dédaignait pas
Ces occasions de jouir de sa réputation d’homme de cœur.
Il sermonnait les enfants quand la horde à la poursuite
D’Ochoa passa en soulevant la poussière et les questions.
Abandonnant les enfants qui soutenait la restauration
De la fontaine dans les termes du parti socialiste, monsieur
De St-Pé suivit la horde, la remonta et atteignit sa tête
Pensante couronnée comme de juste par don Felix.
— Nous tenons le coupable, dit celui-ci. — Le coupable
De quoi ? demanda Gerardo qui craignit le pire.
Son ignorance était feinte et ne trompait personne.
On le renseigna sur les faits et sur les conclusions.
Il ne commenta rien et suivit sans rien dire.
Cayetano figurait parmi les hommes de tête. Don Felix
Ne se passait jamais de ses services quand une tragédie
En annonçait une autre. Mais le couteau n’apparaissait
Pas. Pas encore, pensa Gerardo. La poussière était chaude
Et sentait l’herbe qui n’y poussait pourtant pas. Au printemps,
Des fleurs surgissaient comme par miracle, mais l’été
On en avait oublié la joyeuse tranquillité. On marchait
Sans se concerter, comme un vol d’oiseaux migrateurs.
Gerardo soulevait son chapeau de paille pour éponger
Son crâne chauve. Il ne portait pas d’armes, pas même
Celles, légitimes et véridiques, de la famille dont il portait
Le nom glorieux, dit-il en plaisantant, ce qui amusa
Cayetano, et seulement Cayetano. L’heure était grave.
L’honneur d’une jeune fille était en jeu. Gerardo sourit
À cette pensée. Sauver l’honneur d’une sale petite anarchiste
Constituait, pour ce gouvernement de droite qui conservait
L’essentiel de la théorie fasciste, un amusement démocratique.
Capturer le coupable, un peon que les Basques avaient
Baptisé « loup » pour se sauver de la passivité, devenait
Un divertissement capitaliste. Gerardo ne partagea pas
Ces pensées avec don Felix qui ne se retournait que pour
Voir les yeux de Cayetano qui souriait comme si le jeu
Ne consistait plus à tuer un homme mais à l’humilier.
Cette nouveauté fascina Gerardo. On le crut sensible
À la dureté du soleil et son chapeau fut critiqué en toute
Amitié. Il n’y a rien comme l’amitié pour souder les hommes
Dans l’action et rien comme les femmes pour servir
De prétexte. Elles suivaient elles aussi, suivant la Pilar
Qui brandissait son Christ, suivie de la Cecilia qui criait
Vengeance et tirait Raïssa par les cheveux, suivies de
Françoise Garnier qui pleurait, de Flores qui riait, de
Constance qui expliquait que ce n’était pas le même
Homme et de Gisèle de Vermort qui accusait les enfants.
L’Homme avait abandonné. Il était assis sur une pierre.
Nu, obscène de soleil, les pieds sanglants. Il montra ses
Mains, nues elles aussi. Sa queue parut plus petite, moins
Queue. On lui tordit les bras dans le dos, ce qui était
Parfaitement inutile selon Gerardo qu’on fit taire. Une
Corde lia la gueule ouverte au cou. Pas un gémissement.
Pas une parole. Il marchait sur les genoux, rejoignant
Les femmes qui l’appelaient par son nom : — Christ !
— Ochoa ! — Mescal ! — Toi ! Cayetano souriait sans
Participer à la curée. Raïssa soutenait ce regard. La haine
Contre le venin. — Frappe ! semblait-elle dire à ce serpent
Que l’humanité locale abritait dans son sein de putain
Repentie. Frappe le cœur et frappe le cerveau. Éclabousse
Nos murs, comme s’ils n’étaient pas victimes de l’ombre.
Coupe le nez à la mode arabe. Enfonce le couteau dans
Les entrailles pour trouer le foie de Dieu. La haine m’explique
Mais rien n’expliquera jamais aussi bien tes phobies
Que l’impuissance de ton système reproducteur, serpent !
Je ne suis donc pas morte et rien ne vit. Cette terre n’est pas
La terre et c’est toute notre tragédie de conquérant. L’or
Nous aveugle encore. Tuer n’est pas résoudre. Oublier
Ne s’oublie pas. Voici toute notre poésie dans ce seul
Mot : hostilité. Pas un homme digne de ce nom ne sera
Détruit. Rien ne survivra mais tout sera dit. Je ne suis pas
Cette honte ni la raison. Et ils battaient l’homme et l’homme
Était réduit à ce silence obstiné de langue coupée de la réalité.
Raïssa se jeta dans le canyon et traversa la broussaille, nue
Dans le vide qui s’accélérait, broyée enfin par le temps
De la roche, ce qui permit à l’homme de souffler un peu.
Un acte se terminait encore par la mort et ce n’était pas
La sienne.
*
* *
*
Gerardo prit très au sérieux sa mission
D’enquêteur du Roi. Honteux d’avoir participé à la curée,
Il rentra chez lui et se posta derrière l’immense baie vitrée
Qui crevait l’ancienne demeure des Gálvez dont il était le
Propriétaire. Il allongea une mesure d’eau-vive de dix
De la bonne eau d’une autre fontaine qui avait sa préférence
Pour son fer et ses traces d’or. Camelot repenti, il évitait
Les faits trop marquants de la vie quotidienne et préférait
La secrète nourriture des comportements. Les enfants étaient
Assis sur les marges de la fontaine tue, alignement blanc
De baskets agités. Une femme descendait la rue en trottinant,
Secouée de nouvelles fraîches. Les commerçants croisaient
Des bras de fer sur le seuil de leurs boutiques dont les vitrines
Rutilaient à cette heure. Le 4X4 de la Guardia Civil fit une entrée
Solennelle dans la première cour du Cuartel que des orangers
Agrémentaient de leur ombre cylindrique. La horde stationnait
À l’endroit même où Gerardo l’avait abandonnée à son sort.
La couronne d’épine du vaincu allait de main en main, sordide.
Dans le verre, les glaçons s’entrechoquaient sinistrement. Gerardo
Buvait à petites gorgées, agitant une langue pointue. Il est arrivé
Ce qui ne devait pas arriver, pensa-t-il. Nous sommes la fin et le
Commencement, c’est-à-dire déjà une histoire. Il eut une crispation
Douloureuse des mâchoires quand ils libérèrent Thomas Folle qui
S’attarda pour se renseigner. Il se mêla peut-être à la caravane
Dont la tête et la couronne avait rejoint la patrouille à l’intérieur
Du Cuartel. Cayetano prenait lui aussi son rôle très au sérieux.
Les mains sur les hanches, il donnait des conseils ou son opinion,
Qui sait ? Le couteau n’avait rien dit, la main l’avait étreint et
Celle de don Felix avait étreint cette main étreignant, petit combat
Des circonstances au moment même où la cruauté trouvait le la
De l’outrage. Les sept femmes formaient un groupe à part, belles
À cette distance, désirables aussi, Gerardo se serait contenté
De ce désir et de la petite satisfaction si sa réputation de galant
N’avait pas été mise en jeu par l’humour et les mauvaises intentions.
Croissez, Monsieur de St-Pé, dans votre propre circonstance,
Croissez au fil de la petite queue qui fait de vous un homme.
Monsieur de St-Pé veut une fontaine !
Monsieur de St-Pé veut une fontaine !
Il l’aura si Dieu s’en fout !
Thomas Folle filait plutôt. Il perdit son paquet de cigarettes et en
Acheta un autre sans se presser puis il se pressa de nouveau et n’
Expliqua rien aux questions. Il respirait mal cette après-midi,
Sans doute parce que le mal menaçait sa tranquillité. Il avait
Promis à don Felix de ne plus mettre le feu aux choses qui
Ne lui servaient plus. Don Guillén Mañas Exeberri enverrait
Quelqu’un pour rassembler tout ce qui n’avait plus d’utilité.
Remarquez bien que ce qui ne sert plus aux uns peut faire
Le bonheur des autres. C’était vrai et faux à la fois, mais Thomas
Folle avait hâte de rentrer chez lui, malgré l’odeur de la cendre
Et le souvenir encore vivace de la torche qui avait embrasé
Son ciel de nuit. Il rencontra Pierre qui battait les murs de
L’église avec sa canne de bambou. Il fallait s’expliquer.
La bouche de Pierre avait le goût du vin qui remonte
Des profondeurs. Ils s’écartèrent du chemin et s’installèrent
Sur le mur de l’aire de battage, à l’ombre des eucalyptus
Et les pieds dans les brisures de fèves. Rien à boire cependant.
Des papillons visitaient les corolles, musées de la conscience.
Pierre se frappait le visage à pleines mains en se reprochant
De n’avoir pas pu sauver son ami de la vindicte populaire.
— C’est votre ami ? demanda simplement Thomas Folle qui
N’avait pas d’amis, pas un seul, rien. Pierre ne répondait
Jamais aux questions, mais il aimait en dire plus et il le dit.
Il y eu un moment de tranquillité pendant qu’il parlait,
Peut-être les papillons, ou la géométrie du dallage aux fèves
Éclatées comme des grenades. — Peut-être, dit Pierre,
Peut-être, mais je ne souhaite la mort de personne. Thomas
Le suivit. Ils marchèrent longtemps sur la plage déserte
À cette heure de l’après-midi. Seul un chauffeur de camion
Avait dressé sa chemise sur deux piquets de roseau et dormait
Dans cette ombre pacifique. Ils ne le réveillèrent pas malgré
Le cours que leur conversation prenait maintenant que Pierre
Savait que Thomas en savait plus que lui au sujet de la confusion
Des personnages qui envenimait les esprits. Les enfants des camés
Jouaient silencieusement sur le sable devant la maison de Pierre
Qui allait dormir ou tenter de le faire. Thomas Folle était fou.
Il l’abandonna aux questions des camés et se coucha dans
Son lit qui sentait le vin et l’homme. Il sentait l’amitié et
La trahison. Les draps ne se changeaient pas aussitôt fait
Que dit, chez Pierre qui avait du mal à dormir debout et
Se couchait comme les autres pour ne rien faire qui eût
Donné à penser qu’il n’avait pas la chance ni le désir,
Mutilations des pauvres d’esprit. La fenêtre montrait le ciel
Blanc et l’horizontale bleue du sable. Des têtes apparaissaient
Le temps de la traverser parallèlement à cette horizontale
Tracée mentalement depuis des lunes. Pourquoi avoir bâti
Sa maison au bord du chemin du Travail aux Vacances ?
Une drôle d’idée, tout de même, monsieur Pierre qui
Ne dormez pas. Mais vous n’en avez jamais eu d’autres,
Avouez que vous n’avez jamais su conserver ce qui reste
De l’amitié et de l’amour quand il n’en est plus question.
Pierre! Pierre! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous!
— Je n’en vois pas non plus dans mon sommeil d’enfant.
Si vous passez du rêve à la réalité, ne me réveillez pas.
Je dors.
L’ami de l’amie Constance entra un doigt craintif dans la plaie.
Je ne souffre pas, dit-il. Mescal, sans doute. Comment en douter,
Maintenant que je suis la proie des hommes ? Les murs étouffent
Les conversations. Il entendait la balle dans l’écuelle à chien.
Don Alfonso l’avait extraite sans douleur. Une balle, c’est trop
Pour un seul homme. La chair ne semblait plus trouée, elle luttait
Pour se refermer sans traces de combat avec l’aide des sulfamides
Dont don Alfonso était un fin fan. Il se coucha sur le dos, voyant
Le plafond parfaitement blanchi et sa trace oblique de soleil.
Constance, mon amour ! Il ne voulait pas crier, il n’avait crié
Que pour protester. Jamais il ne crierait pour dire à quel point
Il l’aimait. Il est facile de dire aux autres : Je suis ce que vous
N’êtes pas ! Moins facile de reconnaître qu’on est d’abord
Ce qu’on est et que les autres n’y sont pour rien, pas même
Constance qui a mal vieilli à cause de cela. Je suis l’homme
De circonstance. Mais de quel homme s’agit-il si le narrateur
Et l’auteur ne s’entendent plus de la même voix au récit ?
Cayetano avait dit : Ce n’est pas lui et donc le couteau était
Rentré dans sa poche de couteau qui n’en sort que pour les grandes
Occasions. C’est lui ! avait hurlé doña Cecilia et la balle avait
Jailli de sa bouche. Doña Pilar jetait des pierres à Pierre qui
Arrivait à peine. Puis les coups, la douleur éteinte par la douleur,
La poussière mangée de force, les cailloux du chemin, la soif.
Jamais il n’avait éprouvé une pareille sensation de soif, jamais.
Ce désert de vin. Cette minutie du coup. La constance du regard
Qui en impose à la voix. Il n’avait jamais connu une pareille
Menace de destruction. Pierre dormait-il ? Ce cher Gérard
Devait se morfondre dans son verre coupé. Constance expliquait,
Il n’y avait pas de doute au sujet de Constance qui expliquait.
Il n’y eut jamais de Constance sans cette cohérence de l’ombre.
Quel récit n’a-t-elle pas influencé de correspondances exactes ?
L’homme revenait lentement à la souffrance, comme si le rêve
En était la promesse. La nuit, les lits sont éphémères comme
Les draps. Mais l’après-midi, sans draps et à peine avec un lit,
S’éternise comme si plus rien d’autre n’était possible que la vie.
Je vais vite, je vais bien, je vais mon petit bonhomme de chemin.
Je vais sans vous, devant vous, par désir,
Mais aussi par habitude car je ne suis pas chien —
Raïssa se coucha elle aussi, mais par terre, sans draps et sans habits,
Nue et dure comme le marbre, traversée d’angoisses filantes
Comme des étoiles. Il la voyait couchée et nue comme il aimait
Ses petits seins et son ventre. Elle parlait au soleil envahissant
Les rideaux, rouge lumière du vert. Un plateau de cuivre traçait
Une géométrie de voyage aux angles aigus, coups de burin
En fleurs. Elle saignait encore, comme le fruit inachevé d’un cri.
Que savait-elle du cri ? Et que penser à la place de ce fragment
De femme donné par les circonstances et aussi peut-être par les lieux ?
Ochoa, Ochoa ! me disais-tu,
Je ne suis pas faite pour toi,
Et tu t’en allais.
— Non, vraiment, c’est sérieux, cette mission aux ordres du Roi.
Je suis le colporteur de la rumeur à Madrid où le Roi est prince
Du monde. Personne n’est mort, mais cette jeune beauté féminine
A été violée par on ne sait qui, frappée par on sait trop laquelle
Et abandonnée à son triste sort de petite garce inutile au couteau.
Voyez comme l’aristocratie française peut se rendre utile
En cas de crise de l’aventure et de la narration. Oublions un
Instant la fontaine aux doux vers et méditons ensemble cette
Idée de culpabilité qu’un seul homme ne peut, ne pourra jamais
Assumer à lui seul. Seul, ai-je dit, mes amis. Seul parmi les
Autres et cependant multiple au point de créer la confusion.
Si vous m’écoutiez ne serait-ce qu’une seconde de ce temps
Qui vous travaille, mais don Alfonso sortait du Cuartel,
Porteur de nouvelles et de sang, ayant examiné de près
Les corps et même, dit-on, une balle. — Doña Pilar, SVP,
Expliquez-nous encore cette nuit inexplicable si l’on
Se place de votre point de vue. — Oh ! la virginité,
Dit don Alfonso qui sent la lavande de ses mains,
Ce n’est pas grand-chose la virginité. Alors la terre...
— Ne partez pas, don Alfonso ! Cette terre, justement,
Ne contient-elle pas ce qu’on y a caché en croyant
Ne pas être vu ? Les enfants sont encore à l’intérieur.
Vous êtes le premier à sortir si l’on excepte ce fou de
Folle qui a suivi ce lâche de Pierre on sait trop où.
Ils questionnent les enfants parce que les enfants savent.
Le rideau est tiré sur le visage blanc de leur mère qui
Accuse. Que savons-nous d’elle, de sa nuit, des enfants ?
Toi le ciel infiniment
Et moi les étoiles une à une
Moi relatif de l’attente
Il n’y a pas de chanson sans un refrain à la clé, pas
De musique sans fumée et pas de poussière sans ces
Yeux qu’on veut nous arracher à force de justice !
Don Alfonso monta dans sa petite voiture et répondit
À une dernière question sans toutefois trahir le secret
De l’instruction. — On instruit ? Un procès se prépare ?
Ils ont libéré Folle sans nous demander notre avis.
Nous serons là à l’heure des crucifixions, nous enfants
D’une idée circulaire de l’homme, enfants de Dieu le seul,
Dieu l’explication et le sens à prendre et à donner, Dieu
L’héritage d’une longue lignée de prometteurs doués
De la poésie sacrificielle des promesses et des sanctions.
Don Alfonso fit un signe à doña Pilar qui le lui rendit.
On dit qu’il se voient tous les soirs à la même heure.
Enquêtez, Monsieur Gérard de St-Pé, enquêtez pour le Roi
Et pour l’Espagne. Il y a de la vérité là-dedans, du vrai
Et du vraisemblable, du dicible et de l’inexprimable
Autrement que par l’innocence des enfants qu’on interroge
Pied à pied avec leur combat contre le père. Doña Pilar
Monta dans la petite auto de don Alfonso et ils partirent
Vers la mer que le savant voulait revoir avant de ne plus voir.
Les enfants de la fontaine piaillèrent sans jeter les cailloux.
Des femmes descendaient aux nouvelles, hardies et fraîches
Comme des serpillières. Les escaliers se peuplaient de vieux
À la recherche de ressemblances. On se souvenait plutôt.
Il est tellement plus facile de se souvenir de ce qu’on sait
Ensemble, c’est tellement plus favorable à la conversation
D’être d’accord sur l’essentiel et pointilleux question détails.
Doña Cecilia fut alors libérée. Absoute peut-être, elle traversa
La cour des orangers, belle comme ce qui l’a été. Plus d’armes
Dans sa rude main de femme qui connaît ses saints et les
Méprise. Ce fut Françoise Garnier qui l’accueillit, ouvrant
Ses frêles bras d’ancienne jouvencelle. Doña Cecilia jeta
La peineta aux hommes dont l’un se plia cérémonieusement
Pour la ramasser. On s’en doute, c’était Cayetano l’homme
Armé qu’on ne désarme pas, l’homme dont elle attendait
Le jugement mais qui ne se prononçait jamais sans son
Juge. Plus pâle encore, doña Flores priait en silence dans son
Mouchoir. Doña Flores ne connaissait-elle pas la chanson
Comme personne ? Les hommes s’approchèrent des femmes
Pour en écouter le murmure. Il n’y a pas comme un homme
Pour imaginer ce que la femme n’a pas encore dit à l’enfant
Qu’il devient dans la tragédie. Doña Flores laissa échapper
Un soupir qui en inspira plus d’un. Elle aimait la compagnie
Entre les actes et ne le souhaitait à personne, doña Flores.
Priez pour l’homme qui l’a détruite !
Priez pour les enfants qui ne sont pas nés de cette union !
Priez jusqu’à ce que les larmes vous sortent des yeux !
Ce n’était pas l’attente, non. Elle est trop merveilleuse, l’at
Tente, pour ces personnages de l’attente. On composait en
Attendant. C’est différent. Sinon l’attente les prenait à bras
Le corps et la tragédie devenait la poésie du temps passé
À être et à devenir. À l’heure qu’il était, les deux pigeons
(Doña Pilar et don Alfonso) devaient se balader avec les
Mouettes sur la plage, à deux doigts de la mer qui chatouille
Les pieds de la veuve en attendant que don Alfonso s’exprime.
Là-haut, dans sa tour de verre qui offense la lumière et les
Traditions de la façade, Monsieur de St-Pé parlait du Roi
À sa conscience de descendant de Cortina le comploteur.
On voyait son verre et ses petits glaçons métalliques.
Composer pour ne pas attendre, imaginer la suite pour ne pas
Durer, parler avec les autres des mêmes choses et recommencer
Chaque fois que l’occasion se présente à l’esprit ou aux mœurs,
Il n’y a rien de plus propice à la mélancolie et don Felix,
Qui les observait sans être vu à travers les orangers,
Se souvenait de sa mélancolie et de ses risques à prendre
Quand elle arrivait sans prévenir à l’heure de l’angoisse
Qui naissait de l’improbable. Ne pas expliquer l’enfant
Revenait à statuer sur la femme pour la désirer malgré
L’homme. La peau n’est pas arrachée, la langue sursoit,
Et pourtant ce n’est pas l’attente, c’est la composition.
L’ombre avec la lumière, la chose et son explication,
L’extérieur et le circulaire, le jardin et la saison, la douleur
Et l’extase, la vitesse et l’instant, le désir et les faits,
La joie et son bonheur, non, la peau n’est pas arrachée
À ce corps qui contient tout ce que je sais et peux savoir.
Jamais nous ne posséderons ni l’eau ni l’air
Des insinuations et des tiraillements, mais la terre
Et le feu nous contiendront pour ne rien expliquer.
Il n’y a pas de mort, rien n’existe que la disparition.
Pourquoi n’apparaîtrions-nous pas au lieu de naître ?
Ma mélancolie est comme une fleur qui refuse de faner,
Une fleur rebelle à la connaissance de l’intimité,
Fleur des malchanceux.
Vous en connaissez d’autres ? Et cette envie de le crier
Au lieu d’en chercher la raison chez l’autre qui ne dort
Pas du même sommeil. Cet appétit peut-être, jalousie
Pratiquée à fleur des peaux qu’on caresse par curiosité
Esthétique. Je ne suis pas l’homme de l’Homme !
Et cette machine qui frappe le texte de nos ennuis !
La machine frappait en effet, elle frappait durement
La feuille de son encre, frappant des mots recueillis
Sans en altérer les contenus dilatoires, et Ramirez
Était conscient de ces tentatives de retard sur l’heure
Qui viendrait à son heure. Il avait bien rangé sur la table
Les rapports d’audience : chanson des enfants qui s’entendaient,
Colère de doña Cecilia et son petit revolver américain,
L’odeur de Gisèle qui parfumait tout, l’obscurité
Que Fabrice opposait à la clarté hallucinée de doña Pilar,
Ce que savait monsieur Pierre, ce qu’ignorait la Folle,
Ce qu’on imaginait avec un peu d’impatience et beaucoup
De technique conversationnelle, ce qui était attendu
Et ce qui arrivait, avec la balle extraite et son revolver
D’opéra qui tuait quelquefois, qui tuait la parole en
Commençant par la voix. Il y avait une infinité
D’existences probables sur la table que Ramirez lustrait
De son coude et de sa salive. Il avait hâte de passer
À l’action que doña Cecilia avait entamée de sa meilleure
Part d’inconnu. La torture s’explique par la nécessité
D’aller plus vite que la pensée que les chemins déroutent.
L’Homme, quel qu’il fût et quelle que fût sa responsabilité,
Répondrait à la douleur et non pas à l’attente dont l’intérêt
Se perd en volubilité. Après la machine, qui a son intérêt,
L’instrument de la douleur et de la connaissance des faits !
Il faut dire que Ramirez,
Fils légitime et frère infidèle,
Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.
On peut en rire si le moment est bien choisi. Choisissez
Le moment. Ne laissez pas passer cette chance. Ramirez
Écrase les mouches entre ses mains, pas sur les murs.
Oui, oui, le Roi vous recevra dans son palais de L’Escorial
Près de Madrid où les forêts de pins sont hemingwayennes.
Pas d’aventure sans un sommet et pas de royaume sans a
Nimaux. Gerardo sortit par la petite porte de son jardin d’hi
Ver. Qui le vit trottiner dans la rue descendante vers la mer ?
Il n’aimait pas plaisanter aux fenêtres malgré la beauté
Des femmes. Il arriva sur la place en nage. Un moment
D’ombre le ravigota puis il continua ce qu’il convient
Maintenant d’appeler un chemin. Son esprit voyait clair
Dans cette complexité d’intentions et de coups fourrés.
La vie, c’est l’existence, et ce qu’on en sait, c’est de la
Poésie ou du Droit, on n’a guère le choix. Oui, oui, le Roi
Vous attend dans son palais aux cours peuplées d’histoires
Édifiantes. Un oranger vous est réservé. Vous aurez tout
Loisir de vous entretenir avec sa Majesté de cette affaire
Qui vous turlupine depuis des années. Vous vous déplacez
Dans un espace clos par des arbres que vous savez habités
Par les morts qui reviennent. Quel silence, cette mort qui
Revient comme si de rien n’était ! Les rues étaient fraîches
Comme des enfants et lentes comme des vieillards, mélange
De saveurs et de cris, passage de l’idée d’obstination
À celle de l’accompli qui détermine la position du coucheur.
Vous transportez votre lit dehors et il vous transporte dedans.
C’est bien pratique comme pratique ! Vous buvez trop ou
Pas assez. Coupez l’anis d’olive et remettez en jeu votre sens
De la redite. Une fois passées les rues, le quai grimace un peu
Sous la douleur des grues qui étreignent le blanc du gypse.
Un drapeau claque la Chine ou la Russie sous pavillon de com
Plaisance. Saluez le matelot jaune et gris qui vous regarde com
Me si vous n’existiez pas encore pour lui. C’est loin, le pays
D’où l’on vient si on tourne en rond pour gagner sa vie d’ex
Istence précaire et toujours printanière. Vous vous souvenez
Des voyages avec la femme de Morandelle qui était votre a
Mi d’enfance et que vous trahissiez par le sexe après l’avoir
Vaincu par le fric et l’emploi. Ces femmes d’ingénieurs
Qui savent bien que l’ingénierie n’est que de la main
À la pâte quand vous, Monsieur de St-Pé, vous héritez des
Siècles le privilège et la recommandation qui assoient votre
Réputation. Passons. Ici se traînaient les forçats que le Roi
Utilisait par pure charité chrétienne. Il vous en parlera, vous
Entendrez et vous verrez sa bouche qui a sauté sur les genoux
Du Caudillo, petite bouche qui aime l’anis et les olives, vous
Verrez et entendrez ce que l’oranger qui vous est destiné au
Ra décidé de vous dire à la place de ce personnage charismatique.
Voici, en attendant d’être reconnu, la plage interminable
Qu’empruntent les amants et les coureurs de fond. Un petit chien
Fait le chien avec un autre chien, ce qui vous amuse. Vous en
Parlerez au Roi si le sujet n’est pas tabou dans ce palais magique
Ment élevé dans son architecture géométrique. Un bonbon à
La menthe, vite ! Vous le sucez pour ne pas entreprendre une des
Cente par trop risquée dans les rochers de marbre que la mer
Flagelle comme si d’une femme il s’agissait. Un petit escalier
Conduit en descendant au sable des crabes et des coquillages.
La mer est un pont entre nos civilisations. Sans elle, il n’y
Aurait pas eu d’aventures. Le Roi comprendra. L’aventure
Est à l’ordre du jour, mais à part l’Emploi et le Commerce,
Que voulez-vous ? Vos premiers pas vous déroutent un
Peu. L’écume est rageuse, coupante, animée par la jalousie
Qui n’est pas la meilleure fenêtre sur le monde. Mais c’est
Une vie d’exister et mourir de n’être plus à la hauteur
De l’aventure et du hasard qui n’explique rien et surtout
Pas Dieu. Gardez-vous bien d’en parler au Roi. L’imprévu
Est prévu. On vous tapera sur les doigts et vous ne reviendrez
Plus, voilà. Un poisson mort cligne d’un œil. Des pas
Vont plus vite que prévu. On ne tue pas, Monsieur de St
Pé dit Pierrot au village, on ne tue plus par amour mais seul
Ement par intérêt. Vous avez un bon avocat, oui, le Roi
Appréciera les données de l’aventure au pays de l’irréversible.
Car, mon cher compatriote, qu’est-ce qui est plus irréversible
Que le temps ? L’acte, et non ce qu’on en dit. L’acte tout
Cru. Retour à l’enfance des insectes transpercés vivants
Mais sans parvenir à en distinguer toujours la grimace.
Donnez-moi une bête
Et je la fertiliserai de ma propre semence !
— Tu es fou, Ochoa ! Tu es fou !
Je le suis. Pourquoi le nier ? Je reconnais aussi le délire.
Il faudrait être fou pour penser le contraire. Ce mal qui
Ne me ronge pas, qui m’explique sans me ronger les os,
Ce mal est si nécessaire que je n’en connais pas l’origine.
— Parlez-en au Roi qui comprendra. Un oranger pour vous
Seul, oui. L’Escorial. Lui-même. Une seconde d’inattention
Et c’est l’aventure. Un facteur chance est à prendre en
Considération. Et ce mal qui vous transporte au seuil de
L’amour. Un instant à la place de l’éternité ! Vous plaisantez ?
— Je ne plaisante pas vraiment. Rien n’est moins mesuré que
L’instant. C’est presque de l’espace, cet instant qui ne se
Mesure pas avec les instruments de la conscience. Le Roi
Attend une explication, pas un traité d’alliance avec cela...
— Cela ? — Oui, cela. Cette aventure de l’instant qui ne doit rien
Au temps qui nous sépare d’une tête. Voici la pleine mer
Des noyades et des solstices. Je serais fou de ne pas y penser,
N’est-ce pas ? — Fou n’est peut-être pas le mot qui convient
À ces tiraillements qui démontrent l’existence d’un dedans
Et d’un dehors des choses. Qu’est-ce que cela ? Entre rien
Et tout, qu’est-ce que cela ? À part le désir et la peur, qu’est
Ce que je fais ici avec ça ? Fou n’est pas le mot, le Roi
Vous dira ce qu’il en pense le moment venu. Voici l’oranger
En attendant. Un oranger sur la plage à la place d’un palmier
Et la lave d’un volcan pour pallier l’océan qui manque
À votre histoire de peuplement. Vous les voyiez, lointains
Et proches. À cette distance, ils ne sont encore rien de vrai.
Votre cœur bat la chamade, mais qu’est-ce qu’une chamade,
Qu’est-ce qui se bat à ce point comme on compte les lurettes ?
À petit pas, vous avancez dans votre regard qui sait d’avance.
Don Alfonso soigne les varices de doña Pilar, rien de plus,
Dit le Roi. — Vous croyez ? Moi je crois, ou plutôt : je croyais
Que les varices n’y étaient pour rien. L’amour s’explique
Par la vie qu’on prend et qu’on donne. J’en ai parlé souvent
À cette femme que j’aime de cet amour-là. — Qui êtes-vous,
Ô étranger à toutes les terres qui ont le nom d’homme pour
Humanité ? — Je suis cet homme. Et je ne le suis pas.
Je viens de loin, toujours à pied,
Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,
Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.
Comme s’il était possible d’atteindre ce qui se promet comme
Horizon. Comme si ce n’était pas un recommencement mais
Le sentiment d’avoir vaincu l’instant. Un instant de cette
Victoire me rendrait le Pausilippe et la mer d’Italie. Ô Roi
D’Espagne, donne-moi plutôt cet oranger que tu promets
Depuis si longtemps que cette terre n’a plus d’existence
Nourricière. Je suivais le fil d’un raisonnement sur la vie,
Pas plus. Qui sommes-nous, nous qui ne sommes rien ?
Et qui êtes-vous, les chanceux ? Si je me noie aujourd’hui,
Sera-ce l’évènement du jour, ou bien s’acharneront-ils à
Détruire l’Homme que je ne suis pas ? Ma petite noyade
Attirera-t-elle du monde à l’inverse du poisson mort à l’œil ?
Putain ! Où es-tu ?
¡Madre ! Cette putain s’est envolée !
J’ai oublié de lui arracher les ailes !
Voilà comment un personnage devient fou avant de ressembler
À quelqu’un. C’est compliqué, la littérature, ou cela n’est pas
De la littérature, C’EST DE LA MERDE ! Mais pourquoi pas
La merde, au fond ? Au fond de quoi ? À la surface de quelle
Profondeur gagnée par hasard sur l’irréversibilité calculable
Du temps ? Alors, oui, je sais : l’homme se met à fuir, à fuir
À fuir et à parler
À parler et à tuer
Autant qu’il peut le temps qui lui reste à vivre
Ou à mourir d’ennui. Oui, l’homme fuyait, il fuyait le Roi,
Les amants, les tueurs, les personnes majeures et les vers
Mineurs. Il fuyait de côté, ne connaissant pas d’autres chemins
De traverse. Il ne se noyait pas, il fuyait. Ah ! le Roi peut
Attendre, l’oranger peut crever, le palais peut exister, l’Espagne
Peut encore survivre aux traités de l’Europe, tout peut arriver
Au fond, surtout l’homme qui se met à fuir pour ne pas être
Poursuivi et qu’on poursuit quelquefois pour des raisons qui
Ne s’expliquent pas et qu’on explique pour cette raison.
Alors, oui, l’homme se mettait à fuir et il devenait
Perspective. Il fuyait le jour et vivait la nuit, seul,
Se nourrissant d’insectes à sept pattes et de lait
De dragonne. Il connaissait le paroxysme en toute
Matière et pratiquait l’arrêt au bord des signes.
L’exercice de l’aube lui inspira le soir et inverse
Ment. Je ne suis pas cet homme ! criait-il mais il
L’était. Je suis un autre et il ne l’était pas. Et le temps
Se mit à devenir et l’espace à n’être que cela. I
Maginez ce crevage de nerf rien que pour vous en
Donner à moindre frais une idée approximative, mes
Amis. L’enfant était enfoui au cours d’une apnée
Et l’organe secrétait ces paroxysmes tenaces avec
Un son de cloche. Connaissez-vous l’homme s’il
Ne fuit pas ? Non, bien sûr, vous ne connaissez rien
Qui l’appelle par son nom au moins pour le dire.
Mais cet instant de lucidité vous rend malades
À crever et vous crevez pour ne pas crever ce qui
Est normal. Je ne fuyais pas pour fuir. Je ne fuyais
Pas pour échapper ni pour m’éloigner. Je fuyais pour
Étirer, pour éviter de rompre une seule de ces lignes
De fuite qui donnent un sens à ce que j’étais et à
Ce que vous demeurez. Pas de drogue, pas de rêve
Insensé, pas de caprices et plus de tentatives de cri.
J’ai cru à une tranquillité dans la vitesse d’exécution.
Trop vite j’allais et mieux je me portais. Puis l’accident,
Inévitable dites-vous, l’accident en ferraille, le tour
Joué au corps qui n’en peut plus de changements chi
Rurgicaux. En une fraction de seconde, moi Ochoa
La Montagne je suis devenu Mescal l’Immobile.
Maintenant que vous savez tout depuis longtemps,
Mes amis, maintenant que tout s’explique depuis
Toujours et même avant que je me mette à fuir
Dans les règles, voudriez-vous refermer la porte
Et oublier que pendant un instant je me suis arrêté
Au bord d’autre chose que le signe ? Moi l’Homme
Je demande qu’on me foute la paix ! L’immobilité
Ne fuit pas, elle, hélas. Quelle vitesse du choix !
Encore un peu et j’atteignais la pudeur des enfants.
Dans cette existence où je suis ce que j’étais, l’Homme
Se raréfie et c’est la Femme qui se multiplie jusqu’au
Nombre. Je voulais faire un enfant à la nuit et l’enfant
Était le silence. Quelle angoisse ! Quand je bouge
Un petit doigt je sais que c’est mon pied qui existe
Et quand je sens les zigzags de l’insecte je sais que
Ce n’est pas un insecte. Comment le sauriez-vous,
Buveurs d’instance ? Alors je fuyais par le haut
Comme la fumée et par le bas je revenais cendre.
Beaux voyages pour rien, belles cités pour pas grand
Chose et rencontres des circonstances au lieu de l’hu
Main. Quelle fragilité la pensée alors ! Quelle ténuité
De la forme ! Et ces instants de douleur inexplicables
Autrement que par la douleur que vous n’expliquez pas,
Cette attente conçue pour ne rien attendre et connaître
La proximité des choses placées pour servir. Je fuyais
À fleur de vos observations cliniques, n’est-ce pas
Françoise ô mon amour ? Et tu ne fuyais pas pour de
Meurer ce que tu as toujours voulu être. Je suis cette
Attente à l’infini finie un jour ou l’autre, comment ? tu le
Sais bien, comment ? Un drap noué autour de la nuit
Et je fuis. Le même drap déplié sous moi et je dors.
Sommeil cristallin, il n’y en a pas d’autres pour moi.
Moi ? Mais je ne suis pas moi ! Je suis ailleurs, en
Fuite, en avance, jamais à l’heure, toujours à midi
Et quelquefois à minuit, fuyant l’enfant des lignes
Et de ce point qui constitue le centre d’intérêt, là-bas,
Où je vais et quand je n’y arrive pas. Ou pas tout seul,
Avec toi ou malgré toi selon que tu patientes ou exiges.
Il manque une ligne à nos deux lignes de rencontre
Fortuite. Il manque le croisement triangulaire, la portée
De l’ombre qui explique l’endroit et la circonstance.
Rien ne manquerait si nous n’étions pas deux.
Je viens de loin, toujours à pied,
Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,
Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.
Alors, finalement (excusez ma perversité d’immobile
Et de passablement enfumé) finalement je me suis mis
À penser. On ne pense pas quand la pensée ne sert à rien.
On va, bien ou mal, en avance, à l’heure précise ou seule
Ment s’il n’est pas possible de faire autrement. Finalement,
J’ai projeté ma science dans la rue et j’ai marché. Oh ! pas
Avec vous, pas à vos côtés, jamais au pas et toujours à
L’heure. Broyez une famille avec passion et vous obtenez
L’être qui l’explique. Pas de psychologie, pas d’impressions
Suggestives, plus d’acrostiches ni d’épigrammes, rien que
L’être familial, broyé certes, et incapable d’exister pour en
Dire quelque chose, mais la famille, la famille et ses saints,
La famille qui sert et qu’on ressert. Finalement, j’ai broyé
L’Homme et la famille, broyé l’immobilité fonctionnelle
Et la pensée en fuite perspective. Que de temps passé !
Que de moments cliniques ! Et quels paroxysmes, voyez
Vous, à l’envers de l’endroit, au dedans du dehors, et dans
Le lit ! Je me sers d’un pilon comme tout le monde,
Mais au lieu de concasser des épices bonnes à modifier
Le goût de la viande, je pense et je fragmente, je fuis
Et j’écrase les perspectives, j’arrive avant ce qui arrive.
J’arrive avant Gerardo et les camés m’accueillent avec
Des enfants que je broie comme le noir de fumée, pilon
Obscène et croissant. Je suis le fournisseur de ces âmes
Perdues pour l’âme, pourquoi pas ? On gagne sa vie comme
On peut et non pas comme c’est possible. Pierre creuse
Sa tombe dans le jardin. Le rocher sera gravé au burin
Et au marteau, éclats de son qu’on trouve un peu dans
L’herbe rare du sable et de l’humus des agaves. Camés !
Vous n’aurez pas mon sommeil ni ma maison ! Quel fou !
Les touristes pensent que c’est une piscine, mais non,
C’est sa tombe. Il y pousse depuis longtemps les primevères
De la paralysie et le trèfle de l’angoisse. L’été calcine
Ces émergences. Bonjour Pierre. Vous avez vu don Alfonso ?
— Vous êtes malade, ô monsieur que je ne connais pas qui
Partagez l’herbe et l’hallucination avec cette racaille bleue ?
Vous n’aviez pas remarqué le bleu de leurs langues et le vert
De leurs enfants. On ne remarque rien quand j’en ai besoin !
Remarquez que je m’en passe, de vos observations cliniques.
Un peu de vin ? Vous accepterez le vin de Judas ? Il donne
Soif et ne nourrit pas. Mais c’est le vin de ma vigne, mon
Sieur qui arrivez comme un cheveu sur la soupe, comme
On dit ici-bas, ou comme ce qu’on n’attendait pas, dit-on
Si l’on est à l’heure, ce que vous êtes, monsieur ! Entrez
Dans la maison où les amis finissent mal à l’occasion.
Gerardo entra. Il redemanda si don Alfonso se promenait.
Pierre n’en savait rien. Il ne voyait pas don Alfonso s’il voyait
Doña Pilar. — Elle soigne ses varices dans la vaguelette, vous
Savez, monsieur qui ne sait pas ? C’est bon, la vaguelette,
Pour les varices et pour autre chose encore dont je ne me
Souviens pas car je suis malade d’oublier. Prenez place,
Monsieur qui ne tient pas en place et qui ne prenez pas
De place. Voici le vin dont je vous parlais il n’y a pas
Une seconde. Comme les secondes se ressemblent !
Ce qui explique mes petites confusions, monsieur qui
Vous asseyez pour boire ce que je ne bois plus qu’avec
Une parcimonie d’échaudé. Oui, le Roi reçoit ses amis
Le dimanche, dans sa maison de campagne à Donostia.
Vous devriez le savoir vous qui avez perdu des proches
À Guernica de Picasso ! Mais vous ne savez rien, monsieur
Qui prétend le contraire, quand il s’agit d’avoir de la
Conversation et non pas l’air d’y être pour la forme.
La jalousie est un poison du vin. Les vaguelettes n’y
Sont pour rien. Je connais la mer aussi bien que la mer !
J’y étais, monsieur qui n’êtes jamais nulle part et chez vous,
Comme on dit quand l’évènement est passé à l’Histoire,
Ce qui est le cas, monsieur le cas qui buvez mon vin
Sans lui accorder toute l’attention qu’il reflète pourtant.
L’homme dont vous parlez pour ne rien dire est passé
Ce matin mais vous n’en parlez plus. Vous en parleriez,
Monsieur qui parlez pour parler d’autre chose, si vous saviez
Que je suis celui qui l’a vendu pour rien, monsieur qui
Commercez avec les hypothèses, pour rien, pas un duro!
¡Nada ! Pas un fifrelin pour cet homme qui se vend cher
Quand il arrive aux hommes ce qui n’arrive pas aux femmes.
Monsieur qui monsieur le monsieur, je vous interdis d’en
Penser autre chose. Je suis votre homme si je suis perdu
Et votre femme si vous êtes un homme. Ne me dites pas
Qu’au lieu de fuir vous poursuivez ! On les voit souvent
Faire l’amour sous le vieux phare qui ne sert plus qu’aux
Oiseaux des phares. Voilà comment elle soigne ses varices !
Mescal gicle ! Les camés le voient gicler comme une seringue.
Le sable le suit à la trace. — J’avais pensé au phare, à l’amour
Et aux oiseaux conchiant les vitres, mais c’était pour fuir,
Pas pour oublier. — Ne partez pas ! crie Pierre sur le seuil
De sa maison et de sa tombe, ne partez pas sans achever
Votre verre. Cela porte malheur et avec la chance que j’ai,
Vous en aurez plus que moi ! Mais comment ne pas partir
Si le Roi vous attend ? Trouvez au moins une raison
De ne pas répondre intelligemment à cette question
De principe ? — Ils tueront l’Homme, dit Pierre aux camés.
Ils vivent leur vie quoi qu’il arrive et l’Homme meurt
Sur la croix. Sans ces femmes, on aurait compris que l’Homme
C’est l’homme et que la femme ce sont les femmes. Encore
Un refrain, ô camés de mon jardin et de mes attentes.
Mon vin n’arrive pas à la hauteur de vos mélanges, mais
C’est mon vin et je le dispute à l’Homme. Dans sa prison,
Il fuit les murs. Il ferait mieux d’attendre son heure
Car c’est tout ce qui arrivera si je ne suis pas fou.
*
* *
Cette après-midi, on tuait le taureau. Moment que don Felix
Gálvez Bonachera redoutait entre tous les temps morts de son
Existence de castrat. Le soleil empoisonnait l’air en compagnie
Des mouches. Il suivit les évolutions d’une libellule rouge
Qui se posa sur l’épaule de l’Homme. Quel privilège !
L’Homme laissa le bonheur perler sur ses lèvres. Taureau !
Ramirez rassemblait les témoignages dans le même dossier.
Presque un roman déjà, songea don Felix que la libellule
Harcelait du bout des ailes comme un défaut rétinien.
— Il vous est reproché 1) d’avoir montré votre sexe à des
Enfants (qui n’avaient rien demandé) 2) d’avoir abusé
D’une jeune fille qui a perdu sa virginité (ne précisons
Pas quand ni avec qui) 3) D’avoir volé du lait chez la Clara
Qui vous l’aurait donné (beau sein) 4) de ne rien posséder
Pour témoigner de votre sociabilité 5) de ressembler étrange
Ment à tous les hommes de ma connaissance (mettez cela
Entre parenthèses) 6) d’être une légende (celle du loup pro
Mise par les Hendayais) qui apporte de l’eau au moulin
Des fédéralistes sans parler des séparatistes 7) d’aimer
La seule femme qui le sait et pourquoi (Constance qui
Porte le nom de sa mère) 7 raisons de vous en vouloir
Et de commencer par vous le reprocher —
PRIÈRE DE DON FELIX
Ô Dieu
Qui aimez les hommes qui se reproduisent comme
Les animaux (car si les animaux sont mangés par
L’Homme, l’Homme ne mange pas de l’homme), Dieu
Qui sait tout de lui-même et n’en dit rien, Dieu du verbe
Donné à l’Homme pour qu’il y reconnaisse son maître,
Dieu des Rois promis aux nations ennemies que la terre
Nourrit malgré l’homme et contre l’idée de pensée, Dieu
Qui pousse le taureau et sauve l’Homme de la femme,
Dieu du cercle et du centre qui l’explique, Dieu donné
Par l’inexplicable et repris par le malheur, Dieu que j’aime
Comme si vous existiez de cette existence qui ne peut être
Que la nôtre mais que par un abus de langage nous étendons
À votre hypothèse, Dieu je t’adresse cette supplique : sauve
Cet Homme de l’homme et rend lui la parole au moins
Une seconde avant sa mort, afin que nous sachions qui
Nous avons tué.
— Il comprend, dit Ramirez, il comprend
Très bien ce qu’on lui dit et pourrait parler si on se servait
De sa langue. Il agita une électrode imaginaire et vit la
Libellule en même temps. Admiration. Enfant, il appelait
Les oiseaux qui ne venaient pas. Maintenant, il a un chien
Qui vient et un autre qui ne vient pas aussi facilement mais
Qui vient finalement. Un troisième chien n’a pas encore pris
La forme d’un chien mais aboie déjà. Riez, don Felix. Riez,
Car le moment est bien choisi pour s’abandonner aux petits
Plaisirs de l’existence, comme ces minimes satisfactions
Que la bêtise et la cruauté inspirent aux hommes qu’il vous
Arrive de juger ou d’absoudre. Ramirez frappa l’épaule
De l’Homme avec un journal et la libellule s’envola par mi
Racle. La voici sur le rideau, assez haut pour ne pas être atteinte
Par le journal mais pas à l’abri des insecticides que Ramirez
Nourrit dans son sein. L’Homme remplace le bonheur par la
Haine. Ramirez aime la victoire. Les gens sont liés, il le sait,
Jamais personne ne se libère assez pour gagner à tous les
Coups. Dans la rue, ici, ailleurs, les gens sont attachés à la
Vie et la vie les retient de... ! de... ! n’en parlons pas ! Ramirez
Attend toujours ce mot de trop, cette raison de s’en prendre
Une fois de plus à l’animal qui court dans l’homme quand
L’Homme est inspiré par sa nature de penseur libre et fou.
Ce n’est qu’une libellule. L’Homme ne mange pas de libelle
Lules. La libellule ne mange pas de l’homme. Au hasard
Des rencontres, elle se pose ou pas sur votre épaule et vous
Ressentez alors cette admiration ou la déception sournoise
De ne pas pouvoir admirer. L’écrasement, c’est autre chose.
Mais c’est encore la chance. Ramirez pose le dossier sur le
Bureau de don Felix qui regarde d’abord les photos qui ne
Prouvent rien, sauf que l’Homme a été un peu bousculé.
Qui me le reprochera ? À cinq heures et demie, le premier
Taureau meurt sans un cri. Encore cinq et c’en est fait
De cette mort qui ne dit rien de la vie et tout d’une existence
Supérieure. Il voit la photo de l’Homme dans la rue, avant
Que les femmes l’abandonnent. Laquelle croit encore en lui ?
Je crois que c’est complet, dit-il. Ramirez dit que c’est complet.
Qui ne le dira pas, à part l’avocat du diable, pour la forme ?
L’Homme ne sort pas sans jeter un œil sur la libellule
Qui descend. Il lui dit, en langage libellule : ne descend pas !
L’Homme t’écrasera. Il attend le moment. Il ne sortira
Pas d’ici avant de t’avoir écrasée. Et la libellule obéit.
Elle ne descend plus. Ramirez pousse l’homme qui sort.
Dans la cour, les hommes jacassent sous les orangers.
Ils ne savent rien de la libellule, mais s’en doutent un
Peu. L’expérience de l’homme au contact de l’Homme.
Il n’y a rien comme l’expérience. Puis le taureau entre.
FRAGMENT D‘UNE LITTÉRATURE JOURNALISTIQUE
Un taureau s’est échappé, franchissant la barrière d’un saut
Et écrasant plusieurs corps qu’on a transportés aussitôt dans
L’infirmerie où un picador soignait sa jambe percée au vin
Et à l’olive. Par la fenêtre, il reconnut le taureau et rappela
Philosophiquement que ce matin il avait prévenu El Cano
Que cet animal possédait la force que personne ne vainc
Avec une épée et un savoir de tueur. Il sourit malgré lui,
Malgré la compassion que lui inspirent les blessures des
Gens qui geignent en retenant le sang qui est toute la vie.
Retenez, retenez, il n’y a que le sang qui ressemble à la
Vie et il n’y a que la vie pour le reconnaître. Le taureau
Ne fuyait pas et l’Homme l’admira, reconnaissance que
Ramirez reconnut comme celle qui l’avait fait rougir à
Cause de la libellule sur l’épaule. Les choses se compliquent
Par l’élémentaire, ensuite on se met à penser et c’est
La vie qui devient invivable. Quelle confusion, ce taureau
Dans la rue et encore, nous parlons en tant que journaliste,
Parce que si les gens aimaient la poésie, ce serait presque
Beau ! Mais c’est tragique comme le quotidien un instant
Secoué par la beauté du geste. Le taureau transperce un ventre,
Brise une échine, crève une joue, sépare deux amants qui
Dormaient du même sommeil, et la rue se vide, prenant alors
Tout le sens qu’on lui souhaite quand le style devient triste
Ment évocateur des faits et des choses qui s’écartent pour
Laisser passer le taureau. Ramirez rassemble ses hommes,
Agitant son pistolet qui peut tuer le taureau s’il a de la chance
Mais le taureau entre et les hommes montent dans les orangers
Et les oranges amères tombent et se mettent à rouler. Nous
N’en savons pas plus pour l’instant. Nous attendons. Il se pas
Sera quelque chose si le taureau ne meurt pas avant. Signé :
Mon nom est mon nom et je suis ce que vous êtes, mortels !
L’Homme se retrouva face au taureau. Dans l’arbre, Ramirez
Pensa à la libellule et à l’épaule. Il fourguait son arme avec
Les manchettes de sa chemise. L’Homme voulait mourir
Maintenant. Lui qui n’avait tué personne ne tuerait plus.
Le taureau voyait le sang de sa propre gueule. Que voit
Le taureau dans le sang propre et rapide qui sort de lui
Même ? Il voit l’Homme et l’Homme le reconnaît. Don
Felix, à la fenêtre, ne dit rien non plus. Un seul homme
Demeure et il faut que ce soit celui-là ! Il continue sa
PRIÈRE
Dieu aime l’homme parce que c’est un animal
Amélioré. Ne cherchons-nous pas nous-mêmes à parfaire
L’homme ? Que fera l’Homme une fois que l’animal
Cessera d’exister en lui ? Notre combat est une croissance
De la connaissance, rien d’autre. Les Rois le savent, qui
Veulent savoir et interdire en même temps. Les Rois
Dont personne ne meurt et qui tuent l’homme dans l’Homme,
Les Rois ne sont pas taureaux. Ils sont libellules. Dieu
Qui donnez à l’homme l’occasion de s’émerveiller,
Comment expliquez-vous la peur autrement que par
L’animal ? Et comment la technologie autrement que par
L’Homme ? Je prierai jusqu’à ma dernière seconde qui
Sera la première.
Puis le taureau tue l’Homme. Cela
Ne dure pas une seconde. Il meurt en l’air, soulevé
Par la corne. Il meurt dans le silence même des hommes
Qui habitent les arbres pour l’instant (il n’y a pas d’autre
Solution). Le ciel est blanc comme un visage qui cesse
D’être celui d’un homme pour redevenir celui de la femme
Qui l’a conçue. Mais le cri, si c’est un cri cette libellule,
N’est pas le même cri, ce n’est pas un cri de guerre contre
Le père, le cri ne dit rien, ne rappelle rien, il est en avance.
*
* *
Le sang retombe sur la statue. L’Homme vole et se pose
Dans l’arbre. Beau visage de la tranquillité retrouvée.
De quoi suis-je rempli, moi paillasse d’apparences ?
De sang, d’organes, de sécrétions, de tentatives d’ex
Xistence moléculaire. Dans l’arbre, j’ai l’air d’un autre
Homme, et je le suis peut-être, peut-être cet homme moins
Discutable dans la conversation des femmes, un homme
Enfin réduit à sa parcelle d’acte perpétré sur terre.
Je n’agis plus, je sais. Je suis le critère d’extinction
Et le témoignage du retour à la réalité. Disloqué, mais
Intégralement rendu à la croissance de l’espèce d’homme
Que nous devenons homme après homme à la surface
De ce qui ne peut être qu’une profondeur inexplicable.
Moi mort, vous êtes vivants. Comme je vous ai aimé !
Alors l’Homme est dans l’arbre, projeté par le taureau
Et non pas motivé par la peur qu’il inspire. On sait
Tellement de choses sur les blessures et la souffrance !
L’Homme pend comme un fruit et commence la dé
Composition de sa géométrie. On s’attend à la graine,
Comme d’un pendu ou d’un fruit, une giclée à couper
Le souffle. Dans les arbres, on habite en spectateur.
Dans la rue, on n’habite plus mais on met un pied
Pour mesurer le risque. On claque la nuque des enfants.
On s’attend à un suicide ou à la pluie. Le soleil rend
Un son de branches frottées au vent. Plusieurs moteurs
Tournent au ralenti. Le taureau secoue ces parasites
D’une hallucination qui ne se laisse pas limiter par les
Murs. Plusieurs corps sont immobiles ou s’agitent comme
Des feuilles. Le taureau écrase encore, encorne, arrive,
Revient. Les rues sont barricadées. On a l’habitude, mais
Le taureau tue d’abord si on n’a pas de chance, il tue au
Hasard d’une poignée d’existences dont on ne sait pas plus.
Maintenant l’Homme est dans l’arbre, photographié au télé
Objectif, cadré, proie du grain qui élimine les détails épi
Dermiques. D’autres hommes proposent leurs masques
Pour ne pas être reconnus mais on reconnaît l’uniforme.
On en parlera à la Virgen del Pilar, entre la friture et la
Bière, une fois par an on parle de l’arbre et on explique
Mieux la présence de la garnison dans ces branches ensol
Eillées. En attendant, l’Homme continue d’être mort. Un
Jour, il sera le personnage de l’arbre et la chanson du
Taureau. Touillage des vérités. Il y a toujours un poète
Pour s’en charger. La statue est justement l’un d’eux, saignant
L’Homme aux entournures, plus vivante que jamais.
Hommes, s’il vous arrive ce qui ne m’arrive pas aujourd’hui,
Je veux parler de cette statue qui me ressemblera physique
Ment, laissez les oiseaux saigner et éjaculer, même conchier
Si c’est tout ce que j’inspire à vos constructions mentales.
Et si c’est une fontaine, que l’Homme y boive les noyades
De ma prose. Et si c’est une rue, que la femme l’arpente
Pour mesurer la distance qui me sépare d’elle. Quant à toi,
Taureau, que les oranges t’atteignent comme elles giclaient
Des arbres où j’étais mort, par rage et par impuissance.
Un coup de feu claqua. Le cuir tressaillit, pas plus. Puis
Une autre balle se logea dans l’œil étonné d’un enfant
Qui ne jouait plus. Deux autres balles n’expliqueront pas
La maladresse. La main qui tenait le révolver tremblait
Dans l’arbre au bout de Ramirez qui ne croyait pas à la
Réalité de l’enfant ni à celle du taureau qui piétinait
Cette carcasse inachevée d’homme qui ne tient pas ses
Promesses. On lui crie, à Ramirez, qu’il cesse de tirer,
Mais il tire encore et la balle traverse une femme qui
Tombe face contre terre et ne bouge plus. Le taureau
Secoue la femme au bout de sa corne, comme un foulard.
Une épée ! crie un vieux que la fenêtre arrête cependant,
Vitre d’extase. Des cris de haine n’étonnent personne, pas
Même l’Homme qui bouge un peu et ne se vide plus.
Si j’étais taureau au lieu d’être poète, dit la statue, JE
Briserais le silence. Mais la statue rend un son de cloche.
Le taureau s’en prend aux apparences. Il a perdu le sang
De l’Homme en même temps que l’homme. Ne tirez plus !
Hurle don Felix qui monte dans le rideau et rencontre la
Libellule bleue. Une balle perdue revient dans l’arbre
Qui frémit à cette idée de mort miroir. Cessez le feu !
Crie un sergent qui s’écroule et voit le taureau grandeur
Nature avant de ne plus le voir. Un pare-brise s’étoile.
Est-ce possible, mon Dieu ? demande une vieille femme.
Qui est mort ? Qui est blessé ? Je serai ce taureau qu’on en
Cercle. Un enfant mourra ma corne dans le cœur et quatre
Autres personnes seront blessées à la limite de la mort.
Qui tuera le taureau ? L’Homme glisse sur le sang, lent
Ement. Le taureau voit le mort qui descend de l’arbre.
Je ne connais pas grand-chose de l’existence, comme
Un enfant palestinien promis au sacrifice. Je ne connais
Que la terre et le soleil et j’ai vu beaucoup d’arbres.
J’ai vu des arbres avec des oiseaux et des hommes.
L’Homme atteint le pied de l’arbre et se rassemble comme
Un feu qui s’écroule. Le taureau envoie ce paquet de l’autre
Côté de la rue, dans les vitrines bleues que l’Homme croise
L’air de rien. Tirez ! Mais tirez donc ! L’Homme touche
Un trottoir sans pieds, sans attentes ni hâte. Tirez sur ce
Diable en personne ! Personne est un mot de trop, on le sent
Bien, on le sent mal. Le Diable n’est jamais apparu à l’homme
Dans la peau d’un taureau de combat. La personne non plus
Si l’on y réfléchit. Le taureau est taureau, sorte de Dieu
Qu’on vainc par l’épée ou qui détruit par le sang. Échappé,
Il n’a plus de sens, il ne tue plus pour donner un sens, on
Se sent victime des circonstances et non pas jouet du jeu
Dangereux. Il jette encore l’enfant en l’air et le troue, il
Troue quelqu’un qui n’est pas encore mort et qui ne veut
Pas mourir troué par un taureau qui n’agit plus en héros.
La libellule atteint le ciel. Ce qu’elle voit, c’est un Homme
Détruit et un taureau qui ne construit rien. Elle voit des morts
Et des blessés. Don Felix la voit un peu. Il devine une intention
Poétique. ¿Cómo no ? Une balle l’a effleuré et s’est logée
Dans le calendrier de la Virgen del Pilar, le 6. Comme le
Temps passe ! Les yeux deviennent sang et l’air conscience.
Comme il n’y a pas de faits divers sans raison, on cherche
Dans le ciel. On interroge des enfants. On leur impose le
Récit. On trouve un fusil à éléphant chez Hemingway,
À l’Hôtel, et quelqu’un accepte de s’en servir pour tuer
Le taureau. On monte un étage au-dessus des arbres
Tachés d’oranges qui agissent comme les éphélides
Sur le beau visage d’une adolescente élevée à la hauteur
Du mythe. Quatre taureaux attendent dans l’ombre.
Un homme a-t-il vécu pour en arriver là ? Suspendu
Aux étoiles, il rêve et sait qu’il rêve. Mais tenaillé par
Le soleil, plongé dans cette réalité tenace, il tue. Il ne
Joue plus. Il tue ce qui existe pour que ça n’existe plus.
L’enfant revient en morceaux. Plus de visage d’enfant,
Une main sur deux et l’épaule fracassée. Avec la statue,
Ça fait deux, dit obscurément un vieillard que la retraite
Atténue comme l’ombre s’en prend à la lumière et non pas
Le contraire. La poésie de l’enfant est difficile, convient
Don Felix qui se prend pour une libellule dans ses grands
Moments d’inspiration. Métaphore au sang constellé de
Nuits blanches. Parallèles des jours d’endormissement
Cutané. Il reconnaît que la ressemblance est frappante.
Comme on ne tire plus, le souffle du taureau prend de l’im
Portance. L’épée a traversé son cœur sans couper l’aorte.
Manque de chance du tricheur. Et l’air sent le sang.
On lève le nez comme des chiens. L’air sent le sang, la
Chaux, l’orange et la pierre frottée par la pierre. L’air
Est la saison de l’air. Pierre me disait un jour que le sang
De l’Homme est surtout une odeur. On se laisse facile
Ment traverser par le rouge des globules et souvent
On ne cherche pas pourquoi ce rouge n’est pas la couleur
De l’odeur du sang. Pierre pense au lapis-lazuli qu’il
Broie avec une ferveur de croyant. C’est fou de croire
Au bleu du sang. J’y pense. Je vois le taureau tuer
Ce qui existe et je pense à la couleur d’une odeur. Sang
Des trottoirs. L’Homme y pourrissait, marqué de mouches
À merde et à sang, coupé de reflets de vitrines et revisité
Par cette lumière jaune qui est bleue dans les yeux vides
Du mort. Deux, répète le vieux qu’on bouscule, sa cigarette
Tombe. Nous n’avons pas le choix : vivre encore ou crever
Maintenant. Le rideau a l’odeur des plafonds comme les tapis
Ont celle de nos rencontres. Le nez au fond de cette odeur,
Don Felix pleure de rage. Il ne se passe plus rien depuis
Une minute. Ramirez ne tire plus. On entend les barricades
Se rapprocher. On voit le reflet vert du fusil à la fenêtre.
Une photo me montre avec un poisson. Je suis heureux.
*
* *
Fabrice de Vermort était fier de son Mannlicher-Schönauer .256.
L’arme figurait aussi sur la photo, dans les mains de Madame
Qui souriait, petite culotte de serge rose et chemise de soie bleue,
Un corps agréable. On voyait la mer au-delà du malecón, autre
Bleu que les roses du ciel appelaient des oiseaux sans les nommer,
Une habitude du regard revenu sur les lieux pour juger de l’été.
Ne revenez pas, ma douce Gisèle qui ne connaissez pas l’amour
Véritable. L’été est le meilleur moyen d’en finir avec cette pseudo
Existence dont vous auriez été l’hommage si votre désir de l’Hom
Me l’avait emporté sur la croissance des enfants. On photographiait
Ces coulures de l’existence. Vous apparaissiez quelquefois plus
Heureuse que nécessaire et on vous prenait pour une femme sans
Véritable cervelle. Pas de vie, pas de cervelle, pas de désir vrai,
Rien que cette beauté qui n’en était pas une ou alors seulement
Pour le photographe qui aimait le nu des contre-jours. Soleil
Des crépuscules, presque horizontal et tenant à un fil, ce fil
Qui vous retient encore, chère Gisèle, et vous rend mélan
Colique comme une fleur en pot. Sur la peau, à peine cette
Chemise toujours entrouverte et cette culotte légère, pieds
Nus dans des sandales de corde. On vous voyait descendre
Dans votre petite voiture sportive et rouge comme le blanc
De vos yeux. Choisissez, Señora, choisissez les poissons
Et la chair des animaux que votre cuisine accommode à
L’idée que vous vous faites de notre ascendance verte.
Croisez dans nos filets la nécessité du travail et dans
Le regard de nos femmes, rencontrez le bleu du vert
Et du rouge qui composent nos crépuscules si voyants
Derrière les photos. Vous avez l’air fragile et vous êtes
Tenace comme un coquillage. Et comme le coquillage,
Vous êtes coquille, vous contenez l’essentiel, possible
Ment. Vous aimez ce qui apparaît à vos yeux comme
De riches occupations des heures. Vous appréciez ces dos
De ravaudeurs et savez nouer l’hameçon vous aussi.
Vous empruntez aux gestes pour être reconnue, c’est bien.
Je dirais même que cela flatte notre sens des responsabilités.
Nous vous aimons parce que vous êtes agréable et fière
De notre amitié. Voici nos conditions de l’amour, vous
Le savez depuis longtemps. Il ne s’en soucie pas. Vous
N’expliquez plus rien, vous n’attendez plus, rien n’arrive
Avec lui et presque tout sans lui. Une espèce de bonheur
Habite vos yeux en même temps que la tristesse et vous
Êtes belle, attachante, exotique aussi, leçon de légèreté
Tragique. Deux enfants vous vieillissent joyeusement.
Sans eux, vous êtes nue. Comment ne pas les anéantir ?
Vous passez comme une promesse et vous tenez à leur
Prophétie. Il y a ainsi des bonheurs qu’on n’habite pas.
On sent d’ailleurs à quel point ce lieu est précaire et
Peut-être faux. Pas une de nos femmes ne vous ressemble
De près ni de loin. Beaux corps quelquefois, sereins ou
Charpentés pour l’exécution amoureuse. Des corps utiles
À défaut d’être faciles. Elles ne vieillissent pas vraiment,
Elles changent. Et vous êtes transparente comme un musée,
Demeure des traces que rien n’altère, pas même la lumière
Des fenêtres encore acceptées à cette hauteur de la durée.
Si j’étais libre, je vous aimerais et j’irais même jusqu’à
Vous donner cette part de liberté qui n’appartient qu’à
L’Homme. Vous le savez un peu, peut-être même trop.
Mais je ne suis pas libre. Il y a trop de mort en moi
Et pas assez de femme. De plus, je hais les hommes
Qui vous aiment, ce qui me rend dangereux, coupable
De hasards dont les cristaux ne se laissent pas rayer
Par la surface du verre, et par conséquent anecdotique.
Une pareille aventure du temps détruirait le peu
Qui me reste à penser avant d’oublier vos tragédies
Et vos attentes. Non, je vous aime en chemise, nue
À l’intérieur des choses, captive de ces objets
Que je recrée au gré de l’inconstance des vagues.
Je ne cours pas dans cette eau, j’imite l’algue cou
Chée à la surface, je touche des fonds immobiles
Comme vos draps sens dessus dessous. Ne croyez pas
Que j’y prends plaisir. Je connais mille femmes et
Je les prends sans vous. Je paye et je travaille pour payer,
Belle dame venue de France où la langue est une langue
Arrachée à l’Histoire. Je connais mille pays et la mer
M’en promet mille autres. Que me promettent vos yeux ?
Mort, je suis taureau, et taureau, je suis la femme
Que l’Homme devient par miroitement des côtés.
Figure de l’achèvement, hypothèse du recommencement.
Où irais-je si je n’étais pas toi ? Si je ne vous aimais pas,
S’il était possible que vous fussiez mienne et tienne ?
D’autres voyages reviendront, à moins qu’un taureau
Échappé de l’asile où on le tue avec des rites d’hommes
Au spectacle de l’Homme, à moins que le taureau en
Finisse avec ce que je redoute de devenir sans vous.
On a dit que je me suis donné à lui. Rien n’est plus
Faux. Je ne me donnais pas. J’interrogeais son attente.
Quelle douceur cette pénétration de la corne dans les
Entrailles d’homme ! Puis le ciel tournoyant avec la mort
En oiseau circulaire. Je montais, chérie, je ne voyageais
Plus en terre étrangère. Le ciel est vert à cette altitude
Et dans ces conditions de tournoiement. Le corps giclait
Ses organes inutiles. Je n’étais plus à la surface, ni dedans,
Mais à distance, comme j’eusse aimé être loin de toi.
Un mort ne parle pas de la mort, je sais. Il meurt pen
Dant un jour sur la glace comme un poisson de poisson
Nier. Puis l’obscurité ferme ses yeux vides, il disparaît.
Nous sommes l’ordure de la mort. J’aurais voulu être
La mort d’une certaine beauté du geste. Avec toi, c’eût
Été facile. Sans toi. il me fallait un peu de cette poésie
Qui fait les statues à la place de l’homme. Mais je n’ai
Rien à ajouter, rien à redire. Le taureau m’emporta
Dans sa mort d’abattoir, mettant fin au rite de l’après
Midi et condamnant quatre autres taureaux à l’équarrissage,
Vu la tragédie. Un seul est mort dignement aujourd’hui,
Et ce n’est pas celui qui me donne la mort. Je choisis
Un moment sans connaissance de l’irréversible ni
Du sens donné à l’acte. Je ne choisis pas le lendemain
Ni le conte qui le commence : il était une fois.
Tu ne diras rien. Tu reviendras parmi les femmes.
On n’en parlera pas. Le Mannlicher sera devant.
Sur la photo, rien ne sera dit du poisson géant comme
Une donnée de l’imagination. Tu seras nue dans la couleur
Et belle en mon absence. Dans la rue, plus de sang,
Plus d’os, plus de pensées figurées par les morceaux,
Pas même une plaque commémorative. Un bouquet
De fleurs, le temps de concevoir d’autres voyages.
Je ne suis pas le poète d’une rue qui en a vu d’autres.
Alors le taureau s’immobilisa, traversé. Le cœur
Ne battait plus, mais le cerveau voyait encore la mort,
Clairement, comme si un homme pouvait imaginer
La mort sans le taureau, exactement comme si rien
D’autre n’arrivait et qu’on guettait ce moment promis
Par l’expérience des planches. Le Mannlicher broyait
L’air en le vrillant comme la vigne des toits. Éparpille
Ment des insectes. L’air se purifie des localisations son
Ores. Le taureau reçoit la mort comme une habitante
Qui revient d’un long voyage à peine perçu dans les blés
Voisinant l’herbe des prés. Quelle jeunesse, la mort !
Et quel temps passé à le savoir ! La femme était à la
Fenêtre. Le taureau la regardait. Comment ne pas en penser
Quelque chose ? Dans un moment pareil ! Ce regard qu’elle
Lui rend alors que l’Homme n’existe plus. Une corne
Vola en éclat. Quelle maladresse ! Avec un Mannlicher !
Et tranquillement posté à l’étage. Mais le taureau était
Immortel. Il traversa la place et creva la porte de l’hôtel.
Il montait ! On mit un pied dehors. Un bruit d’enfer
Secoua l’escalier. Il montait vers l’Homme, le taureau !
Et l’Homme attendait la fin de l’hallucination. Mescal
Abusait quelquefois. Gisèle sortit sur le balcon, déshabillée
Par le soleil. La maison appartenait à un taureau furieux
De combattre l’Homme et non pas la Mort des animaux.
Le couloir était étroit. La corne renversait les miroirs.
Puis le taureau mourut, au milieu du couloir, sans l’Homme
Qui attendait, prêt à tuer encore si c’était encore possible.
Il sortit sur le balcon et annonça la mort du taureau. En
Effet, on ne l’entendait plus. La femme prit une photo
De l’Homme et de la foule en contrebas. — Si c’est la fin,
Dit un homme de mon âge, qu’on m’explique pourquoi
Je veux compendre. Et il disparut comme il était venu,
Inopinément. On ne confie pas ses émotions à l’étranger,
Mais l’appareil photographique de Gisèle est un sein.
Homme ou femme, on aime bien les seins, en souvenir
Sans doute, et puis parce que c’est doux, surtout après
Une pareille histoire. — Ne bougez pas ! Ne bouge pas
Toi surtout. Et souris ! Tu ne seras jamais l’Homme
Et il sera toujours le loup. Le taureau, si tu veux, restons
Maintenant il faut que le soir arrive, même lumière.
Plus une trace de sang, Cayetano qui passe dans la rue,
Plus que l’agitation des rideaux que la brise aspire
Au dehors, Cayetano qui passe parce qu’il est poursuivi.
Cayetano ne va pas voir la femme du moment, la rue
Est propre dans la lumière du soir qui tremble comme celle
D’une flamme qu’on apporte. À l’abattoir, on a assommé
Les quatre taureaux qui attendaient dans l’ombre, quatre
Sur les six dont un seul est mort de sa belle mort de taureau,
Le deuxième n’est plus qu’un fait divers, mort de la mort
De l’Homme, dans le meurtre et le désordre. Les six
Ont été éviscérés et on leur a arraché le cuir à la machine
Et non pas au petit couteau, celui qui naguère, dans la main
De don Pedro Bonachera Hoffman, sciait la surface avant
L’écorchement. On a des machines maintenant qu’on est
Américain comme tout le monde, on ne passe plus le temps
À regarder les viscères couler dans la rigole, poussée par
Les balais des mozos au regard neutre comme midi au soleil.
Ces quartiers de viande de lidia, chair du combat, mais quel
Beau mot ce lidia pour montrer ce qui n’est pas un combat
Mais un rituel ! — ces quartiers de viande sont délicieux ac
Commodés en sauce ou grillés sur le feu. Il n’en reste plus rien
Sur les os qui attendent dans le frigo. Les têtes sont données
Au taxidermiste. Elles seront vendues à des touristes. Leurs
Yeux de verre ne contiennent pas le combat secret de l’Homme
Avec la nécessité d’interroger les dieux par le moyen du rite,
Sauf ceux que Cano a rencontrés dans le premier combat,
Mais ce n’était pas un bon taureau, tout le monde est d’accord
Sur ce manque de chance. Le deuxième a surpris par sa férocité.
Puis il s’est passé ce qui s’est passé et on cherche les raisons
De la mort : balle du garde civil ou corne du taureau, pas facile
Quand le corps de l’enfant contient la balle et saigne au trou
Pratiqué par la corne dans son petit corps qui n’en demandait
Pas tant à la victoire. Justice sera faite. Sans doute pas, mais
Personne n’est en colère. La Justice n’aime pas savoir, elle
Est la leçon des pratiques et il n’est pas facile d’être juste
Et humain, pas toujours, quelquefois jamais quand les gardiens
De l’ordre s’en mêlent et s’emmêlent. Quelle organisation !
Malgré la vétusté des moyens et la pauvreté des connaissances.
Il faut reconnaître que la tragédie, si le taureau en est le personnage
Principal, et c’est le cas aujourd’hui, n’inspire pas la colère.
On est rentré dans sa maison si on en a une ou chez les autres
Si on a faim et sommeil. On n’évoque pas les personnages morts.
On parle plus facilement de ceux que la chirurgie est en train
De ressouder. Parler n’est pas le bon mot. On attend de dire
Et la voix n’envenime rien. Il n’y a pas de poésie dans cette
Attente. Cayetano est seul dans la rue, ni rapide ni lent, et
Certainement pas oisif. Il marche vers une autre mort, fermé
Du côté des sens et parfaitement béant question conception.
Il marche sans couteau. L’enfant était le sien. Quel hasard
Frappe l’Homme ? Il n’y était pour rien, ni dans l’Histoire
Confuse de l’Homme, ni dans le choix des taureaux de lidia.
Il n’aime pas les ragots ni la fête. Il prend la femme où elle
Se trouve et donne l’enfant au monde si Dieu le veut, un
Point c’est tout. Seule colère dans ce concert de suppliques
Silencieuses, il marche sans couteau. Assez de sang ! Il va
À la Morgue pour voir l’enfant sur la glace. Balle ou taureau,
Ce n’est plus la question. Il ne saura jamais. Don Alfonso
Dit que c’est le taureau et n’explique pas la létalité des balles.
Ce n’est pas de la glace mais des tuyaux où coule le fréon
Des frigos. Il perçoit alors le ronronnement du compresseur,
Premier signe de sens. Éveil de la peur d’avoir à expliquer
La mort à Dieu lui-même. Pour les balles, non, don Alfonso
Ne peut pas les donner, comme ça, avant que la justice soit
Faite. L’enterrement dans un mois, peut-être plus. Les gens
Voudront savoir demain et la Justice ne le veut pas, qu’ils
Sachent ce qui s’est vraiment passé à la fin de cette histoire
De l’Homme. — Je suis venu sans couteau, dit bêtement le
Gitan. — Et qu’en aurais-tu fait, incrédule ! couine don Alfonso
En refermant le tiroir. Ils reviennent dans le petit bureau gris
Où croît la lumière d’une lampe posée sur la table. Le taureau
A tué, on ne peut pas le nier, dit le Gitan. Mais les balles,
Les balles des gardes et celle du tueur d’éléphants ? Peut-être
Aussi le couteau mais je n’y étais pas. — On vérifiera, dit
Don Alfonso. On vérifie tout. On saura ce qu’il faut dire.
Et Cayetano est de nouveau dans la rue, triste, sans colère,
Comme s’il n’était plus Cayetano, ou plus exactement comme
Si l’enfant n’avait jamais existé. Il va voir la femme de l’enfant.
Elle ne demande rien. Il dit que pour les balles, c’est impossible.
Pour les cojones non plus. On recherche celui ou celle qui les a
Substitués. Cette plaie offense l’Homme qui n’aime que le combat
Et non pas la mutilation des corps avant l’équarrissage. — Tu iras
À l’abattoir, dit la femme, et tu re renseigneras pour la tête.
— La tête ? Il n’y a plus de tête ! Le Mannlicher ! Le Français !
— Plus de tête, plus de balles, pas de couilles, la peau peut-être,
Dit la femme qui a perdu l’esprit pour retrouver sa folie d’avant
L’amour et ses conséquences économiques. Cayetano n’aime
Pas le chagrin. Il n’a jamais consolé personne, mais l’enfant
Devenait plus triste que lui en cas de désespoir, plus triste
Et plus dangereux. Couteau des signes ! Il scinda une orange
Et la pressa contre sa bouche. — Je ne suis pas cet Homme,
Moi ! J’ai vu l’enfant et les tiroirs, si c’est ce que tu veux
Savoir. J’ai vu la mort de près, comme si je la donnais.
Il quitte la femme sans l’embrasser. La rue est noire. Doña
Pilar le touche, amicale et sinistre. — Tuez-les tous ! dit
Elle. Pas un ne mérite de vivre. Tuez la graine en même
Temps. Tuez la graine de l’Homme avant que la femme
Ne devienne un enfant. Voici le couteau et la promesse.
Ne me décevez pas, Homme que je n’ai pas connu charnel
Lement. Cayetano recule. Ne jamais reculer dans la nuit.
Elle prend tout ce qui ne la voit pas, s’en sert pour cauche
Marder. Mais Cayetano recule dans cette nuit glissante
Comme l’herbe des prés. — Nous ne saurons jamais la
Vérité, Femme ! Et tu deviendras folle si je te crois.
— Croire ? Un homme qui croit ! Qui croit croire ! Qui
Ne sait pas, ne sait plus, en sait trop. Sans ma chair, qui
Es-tu ? Avec toi, qui suis-je ? Je cherche l’Homme, pas
L’enfant ! Retourne d’où tu viens, Égyptien ! Non-race !
Elle le suit, flot incessant de la parole qui contient tout
Ce que je suis et ce que je vais devenir sans elle. Nous
Sommes à la limite de la poésie. Un chant s’annonce
Toujours par des blessures ayant causé la mort sans ex
Pliquer la mort. — Tu m’aimeras à la lumière du soleil,
La nuit comme le jour, Homme dont je ne veux pas
Un enfant ! Il va vite, vite et mal, sortant de la nuit,
Y revenant parce qu’elle lui parle et qu’il ne peut
Pas ne pas l’entendre. — Si c’était ton enfant...
Mais à quoi bon ? Pourquoi l’enfant entre elle et lui ?
Pourquoi la chair d’une autre ? Elle connaît toutes
Les femmes. Depuis le temps qu’elle aime ce qu’elle sait
De l’Homme ! Et toute cette eau condamnée à la terre !
Tout ce temps passé avec les ombres de la croissance !
On ne vieillit pas. On se raisonne ou on devient fou.
Tel est le choix de l’enfant : devenir Homme ou Femme.
Et pas une Nation pour expliquer le combat autrement
Que par le désespoir des questions sans réponses. JE
T’AIME ! Qui ? Toi ou moi ? Et les autres ? Et les races ?
Et cette perspective d’infini dans la poussière ? Je ne crois
Plus à la tranquillité. Elle tue Cayetano et sait que personne
Ne pensera à elle mais aux autres, ces autres qui ont des enfants
Et cette autre dont l’enfant est mort sans perspective de vengeance.
Cayetano meurt à la place du garde civil ou du chasseur,
Il meurt avec le taureau, à dix heures du taureau en pleine nuit.
Ce n’était pas un couteau. C’était le poison et ses sinistres
Visions prémonitoires. Surdose ! Piqué au vif de l’Homme,
Il meurt dans la rue comme un vagabond. On n’a pas
Le temps de le ramener chez lui. Il meurt avant même
Qu’on ait le temps. Homme, je t’aurais aimé. Enfant,
Je te tue. Elle retourne chez elle et Françoise Garnier,
Qui papote avec Constance dans un patio, interroge la nuit
Sans espoir de réponse. — Pilar ! Bonne nouvelle !
L’homme fuit, fuit et parle, parle et tue ce qu’il peut
Au passage. — Il m’a téléphoné, dit Constance dont
La joie est un spectacle. — Qui tuer maintenant que
Vous le dites ? demande doña Pilar sans se montrer.
— Mais il n’est pas question de tuer ! Nous voulons aimer
Pour le plaisir ! Quelle vieille femme tu fais, Pilar !
Vieille ? Un peu. Pas d’amour, la vieillesse. Ou l’enfant,
Avec un peu de chance de toucher l’Homme à froid.
Je n’ai pas vécu pour tuer, mais je tue. Vous vivez pour
Forniquer, et vous n’aimez pas. Traçons ce graphe, mes
Amies. Amour, Vieillesse, Tuer ! Jouir ! C’est l’Enfant
Ou l’Homme, au choix de la Femme ! Sinon, le Neutre
Est-il vivable, ô Nuit vivace comme si j’y étais encore
Ce que le sommeil est au rêve ! Neutre et belle au fond
De cette nuit, entre la sérénade accomplie et l’aubade
Promise. Je ne suis pas seule. Je suis avec moi. Non pas
Double, mais coupé comme le jour. L’existence nous
Peuple et nous sommes la Nation, sans autre forme
De procès. J’ai aimé l’idée du Neutre avant qu’elle
Ne devienne une idée. Est-ce possible de croire à ce
Point qu’on n’aime plus que l’Idée ? Je veux y croire
Mais le corps, ah ! mes amies, le corps ! Le chiffre 3 !
L’existence vouée au fait que la somme des deux premiers
Chiffres est exactement le troisième. L’Homme m’avait
Promis de m’initier aux Nombres, mais ce salaud
N’est plus là pour tenir à ce que je continue d’être !
Pas une seule dualité à l’horizon de ma pensée si elle
Ne produit pas la troisième. Voilà où j’en suis maintenant
Que vous le savez. C’est un peu compliqué, non ? Demain,
Il fera jour. Couchez-vous, avec ou sans l’Homme. Qu’il
Existe encore malgré le fait divers ou qu’il coure les montagnes
Pour redescendre encore, venant de loin, toujours à pied.
Il est jeune et vieux à la fois, triste et heureux,
Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.
L’AUTEUR
Cézanne, la question est de savoir
Comment tu as voulu qu’on se souvienne
De toi — ces chemins aujourd’hui
Disparus n’ont pas perpétué la trace
De tes pas à l’aventure du paysage.
Des touristes à la peau fragile
Ont investi les lieux et l’État
A installé ses terminaux dans une autre
Perspective — la disparition des traces
De pas affecte les photographies
Comme l’absence de voix nous habitue
À une lecture passive des vieux testaments.
Cézanne c’est à Paris, au Café Guerbois,
Que tu croisas tes contemporains mineurs,
Le promeneur infatigable Paul Guigou
Et l’inventeur de la brosse à peindre
Ce que le soleil de Provence recrée
À la surface du sol, Adolphe Monticelli.
Peu de promeneurs ont accompagné
Ton déplacement commencé chez Pissarro.
Se souvenir de toi c’est apprécier
La documentation photographique
Et les témoignages retardataires.
On voudrait savoir comment Manet
Et Courbet ont été touchés par
Tes premières toiles, l’Assassinat
Par exemple, sans doute le meilleur
Et le plus beau à la fois, cette maîtrise
Qui n’inspira pas le besogneux Zola
Mais qui te classa parmi les peintres
Par la seule force de la toile peinte.
Il n’aura pas suffi d’un roman
Peut-être triste pour te réduire
Au personnage et à l’intrigue.
Nul texte n’approchera d’assez près
Le cercle infini de tes rectangles.
Peintre de la leçon donnée à la peinture
Plus qu’à des peintres qui n’ont pas
Ta photogénie, tu ne dispensas pas
L’enseignement ni la critique, seuls
Les nez en barreaux de chaise illustraient
Ta patience de bachelier. Comment un ami
Aussi proche que Zola n’a-t-il pas
Saisi au vol l’exigence de ta langue ?
Que se passe-t-il chaque fois qu’un enfant
Se livre à des démonstrations de différence ?
Pourquoi n’y a-t-il pas toujours un ami,
À défaut de père, pour faciliter les introductions
Dans ce monde si peu fait pour l’enfance
Et ce qu’elle invente au seuil de l’âge ?
Se souvenir de toi est un effort surnaturel.
Ton dos chargé du maigre fardeau, ton chevalet
De bambou (j’imagine), tes godasses qui sentent
Et ta chemise doublée d’aiguilles de pin,
L’arsenal complet du Provençal qui a vu
Paris et les environs de Paris, les villages
Porteurs de la lumière et les toits qui témoignent
De la vie, gris ou rouges, bleus quelquefois
Comme un étang, pans plans de l’oblique
Nécessaires à tout regard porté comme l’ombre
Sur le principe de l’intersection géométrique.
Toute la peinture occidentale gisait à tes pieds
D’enfant. Beau musée des gravures qu’on tourne
Comme des pages. Il t’arrivait peut-être
De les comparer avec ce que tout le monde
Pouvait voir en même temps que toi, depuis
Le même degré, les mollets glissant
Sur la contremarche servant d’appui
À ton équilibre précaire, et des oiseaux
Que tu ne peignis jamais malgré une existence
De peuplement têtu, gravissaient la pente
En même temps. Concordance des temps vécus
À proximité du génie, pourquoi ne savent-ils
Pas reconnaître ? Pourquoi leurs reconnaissances
Se limitent-elles à l’acquisition des valeurs
Sûres ? Mais que savais-tu toi-même
De ce qui restait à franchir pour devenir
Ce que tu étais en puissance ? Cette enfance
Confiée aux édiles, point commun des Français,
Est l’enfer dont il faut tirer le bonheur
Ou à défaut de bonheur la joie de l’instant
Et ta future peinture n’était que du temps
Mais pas celui qu’on passe ou qu’on retrouve
Après l’avoir cherché, — ce temps arrivait
Comme une bourrasque de juillet dans les pins,
Porteuse des agglomérats formés au sol
Par d’autres tournoiements dont il est
Raisonnable de penser que tu étais
L’origine et la conséquence. Se souvenir
De toi tel que tu aurais voulu te voir
Dans nos yeux éternels, c’est reconnaître
Le fil de ce temps qui ressemble de si près
Au paysage, à la nature morte et aux nus
Qui reconstruisent ta pensée à ta place
Maintenant que tu jouis d’une existence
De musée et de collections privées.
Au Grand Palais en 1978 j’ai pu comparer
Les versions de tes baigneuses et j’ai appris
Ce que c’était une version, promesse
De n’en plus confondre les enseignements
Avec ce que les variations camouflent
De prétentions à l’exactitude. Caressant
Tes rêves, nous étions libres de nous arrêter
Malgré l’affluence et des gens couraient
Entre les statues de Maillol pour venir
Te regarder tel que tu avais existé
Pour tes proches qui ne surent pas à temps
Devenir tes contemporains. Proximité
Des familles à l’heure de retourner
Aux travaux exemplaires qui consolident
Les liens. Mon père évoquait Xavier de Langlais
En effleurant tes toiles d’un regard
De connivence ou de circonstance, comment
Savoir ce qui se passe dans la tête
De ces admirateurs venus de loin
Pour se frotter à tes surfaces fatiguées ?
Pourtant ta pendule a conservé sa fraîcheur
Hollandaise et ton assassin est exemplaire,
De même que ta neige fondant à l’Estaque
Et tes personnages sans regard, tout en mains.
Nous nous fréquentions sans doute
Pour la première fois, empruntant les mêmes
Allées peuplées ou bornées par tes existences,
Forts de notre mémoire et capables
De reconnaître les détails révélés
Dans les musées de nos bibliothèques.
Ici un rehaut que la photocomposition
Signalait par un excès de clarté, là
L’existence d’ombres travaillées au cœur
De l’ombre elle-même. Quel savoir-faire !
Les thermomètres et les capteurs gracieux
De l’humidité ambiante composaient dans
La discrétion des objets rapportés
Pour la circonstance. Des regards
Nous suivaient avec cette autre discrétion
De rajout. La soif me torturait et le poids
Du catalogue cher payé m’imposait des haltes
Sommaires qui m’interdisaient de pénétrer
Au-delà de tes accidents polymères.
Tu ne ressemblais pas à tes musées
Mais personne ne songea à te le reprocher.
Ici, la déification est un principe
Physique d’importance. Mais tu appartenais
Aux Russes et aux Américains plus
Qu’à ta Provence conquise par la langue
Nationale. Aucune révolte sur ces visages.
Simplement le bonheur, la conscience claire
Du tourisme parisien. L’air entrait en nous
Comme dans les moulins de tes promenades.
Nous n’avions rien à dire et tout à donner
Maintenant que nous avions vu ce que personne
Ne pourrait jamais nous arracher. Je doute
Que Picasso ou Matisse n’atteignent jamais
Nos centres épileptiques avec cette précision
D’anode. Nous savons qui est qui. Dehors,
On revenait de l’expo avec des commentaires
D’enfant séduit par le sommeil réparateur
Des circonstances, à fleur des travaux
Des champs, exhibant des mains savantes
De voyeurs et des lèvres passées au fil
D’une histoire qui ne s’achève pas comme
Les régimes politiques ou les gloires
Cinématographiques. Des quais plantés
De réverbères s’allumèrent. Les péniches
De la Seine transportaient de l’uranium
Et au partage des eaux on finissait
De raconter ton histoire de dessin
Et de couleur appliquée à la surface
Dans la nette intention de changer
Le regard et les conditions de l’œil.
Je pouvais voir l’énergie nucléaire
De la lumière tournoyante des quais
Traversés de phares. Paris bourdonnait
Comme une ruche dont on cherche la Reine.
Les gens s’attardaient sur les ponts
Pour respirer encore l’air d’une autre
Époque. J’imaginais les contrôles précis
De l’humidité et de la température
Que nous venions de changer. Le temps
Du pont Mirabeau n’était déjà plus
Le tien quand Apollinaire y pensa
En passant. L’Algérie du pétrole
N’avait pas tenu ses promesses. Fos
Non plus. Par contre les touristes
Creusaient des fosses pour leurs caravanes.
Ils pratiquaient des terrasses et plantaient
La végétation espagnole de leurs rêves.
Ils buvaient l’eau rare de nos bêtes.
Les mondes ne se mélangent pas aussi
Facilement que les teintes démontrant
L’infini de tes possibilités artistiques.
Mais ce n’est pas la nostalgie qui t’emporta.
Le vent contient les germes de notre mort.
Il érode le minéral, couche les plantes,
Change l’eau en vagues et nous emporte
D’un lieu à l’autre comme s’il s’agissait
De temps. Nos regards ne changeront pas
Les familles impériales qui t’exhibent
Comme une relique de leur propre histoire.
Nos yeux ne trouvent que le temps de les fermer.
Des hirondelles prenaient ce vent de face
Pour recommencer avec lui les tourmentes
Annoncées par la fraîcheur. Je remontais
Les chemins jaunes d’une contrée aux roches
Cassées verticalement. La maison d’Ochoa
Donne dans le canyon, vertige d’une fenêtre
Où je couche quelquefois quand la nuit
Nous surprend au bord d’un verre de trop.
Nos liquides se confondent dans les récits
Que le personnage recrée au fil du temps.
OMERO
Nous voici à Polopos, sous une façade de marbre
Blanc qu’on n’exploite plus depuis longtemps.
Une coulée menace les toits adjacents,
Griffure d’un instant, goutte de sang.
J’ai pensé à toi, Cézanne, en observant
Les blancs scorpions des oliviers.
Le miroitement est obsédant, l’ombre peuplée
D’attente, de puits, de lenteurs assouvies.
Un fruit rend une saveur chaude et l’œil
Croise une infinité de possibilités graphiques.
Nous n’errons pas sur cette surface tangible
Comme un regard porté sur un bouquet de fleurs.
Nous avançons avec des précisions de langage
Que tu n’as pas connues. Le corps impose
D’autres contraintes. Sa beauté est en jeu.
Imagine notre existence depuis un siècle
Que tu n’es plus ce que tu deviendras.
Ces oliviers qui fréquentent des pins
Et des eucalyptus bornent encore nos rêves
D’hommes vécus avant de devenir les personnages
De nos romans de gare. Ce n’est plus
Une promenade d’un point à l’autre
De la connaissance des lieux. C’est
L’arrêt, le gisement, le creusement
Incessant, sur une échelle des points
De fuite que nous n’avons pas conçue
À cet effet. Résultat : nous visitons
Les lieux au lieu de les occuper mais
Comment occuper ne serait-ce qu’un instant
De ce qui appartient toujours à quelqu’un ?
En France les gendarmes posent des questions
Indiscrètes au dormeur des talus. Ici,
Pour l’instant, on peut encore s’endormir
Sans inquiéter les gardiens de notre sommeil
Civilisateur. Mais quelle est la limite
De cet infime pouvoir que nous possédons
Encore sur la fréquence du temps ?
Ils passent dans des 4X4 vert olive
L’œil rivé sur les pousses de camomille.
Le berger ne soigne plus ses maux d’estomac.
En allant chez Ochoa pour acheter mon vin,
Je rencontre les promeneurs d’enfants
Étourdis par le soleil. Les fontaines
Les éblouissent quand ils s’en approchent.
Des paysans silencieux surveillent le fil
D’eau claire qui entre dans les bouteilles
De plastique. Je n’avais jamais vu autant
D’oiseaux au-dessus de nos têtes. Le chemin
Redescend derrière le cimetière où j’ai
Mes entrées génétiques, clé des songes.
Je pensais à toi en constatant l’ascendance
Du pin sur l’olivier. Leur obliquité
Les rejoint quelque part dans la complexité
Du bleu. Après la construction du barrage,
Ils ont jeté un pont par-dessus la vieille
Route aujourd’hui envahie de fenouil
Et de blancs cailloux de la taille d’un œuf.
De l’autre côté, une hacienda s’entoure
De noirs palmiers immobiles et des murs roses
Renvoient leur ombre agitée d’animaux.
Le pont est inachevé, un pont en arc
Aux équerres touffues, et les traces
Des chevaux forment un 8 autour d’un pilier
Où les oiseaux se posent pour se chamailler.
Ayant trempé mes bras jusqu’à l’épaule
Dans l’eau d’une fontaine, je remonte
Et un instant m’égare au seuil de l’ombre
Que les adelphes illuminent de roses
Et de blanc. La pierre exhibe ses blessures
Nocturnes, crachat d’ocre et coulures
Du fer dans des vases de granit vert.
Glissement d’un être dans les roseaux,
Sa cassure aux angles, son cri retenu,
Sa discrétion de survivant, sa dimension.
Des enfants m’observaient en guetteurs
Fatigués des découvertes de l’enfance
Sur les traces de l’âge, regard d’un visage
Réduit à sa couleur. On entendait
Le commentaire fleuve des pilotes.
Quelle enfance voyage au bout de la vie,
O barcasse de papier ? Leurs petits chiens
Sentent le drap de lit et le parquet
Des bahuts. Un jour, un homme furieux
Balança son père hors de la maison.
Arrête ! cria le vieux. Arrête ! Moi
Je n’ai jamais balancé mon père plus loin que cet arbre !
Écrit Gertrude Stein pour commencer
D’écrire. Je n’ai jamais vu cet arbre
Mais nous n’avions pas de jardin, pas
De terre où hériter des arbres, rien
D’aussi précis que le décor romanesque
De cette anecdote. Ces enfants me regardaient
Avec des yeux d’habitants des seuils,
Ils vivaient avec des chats tranquilles
Et le chien menaçait de ne plus retrouver
Son chemin si on allait trop loin. Enfants
Sommaires du Code civil et des arrangements
Bibliques. Leurs gouaches ne valaient pas
Tripette mais ils avaient « compris » la leçon.
O maîtres de nos profondeurs psychologiques,
Que ne devons-nous à vos applications d’encre
Violette et à la bille fantasque de vos plumes !
Il fallait que vous leviez la tête au passage
Des arbres pour vérifier que nous n’y étions pas.
Nous étions plus haut, dans les niches des falaises,
Avec des traces préhistoriques sous la main
Et des histoires de marin dans l’imagination.
Vous n’avez rien deviné de cette attente.
Vous vous attendiez à changer le destin
Et vous auriez faibli s’il avait changé.
Nous avons guetté ces signes de faiblesse
Mais la vie n’a pas changé non plus
Et nous sommes de nouveau l’enfant
Que nous croisons dans un autre voyage,
Celui du recroquevillement poétique,
Le voyage de la surface aux profondeurs
Verbales, océan des mythes revisités
Et de la fable qui s’impose comme une passante
À l’attention de ceux qui se sont arrêtés
Pour attendre ce qui va se passer d’inattendu
Et d’arable. Poursuivant mon chemin,
Je rencontre de vieux monstres d’acier
Couchés ou encore dressés comme des vivants
Au travail de la terre blessée. Les poulies
Et les treuils, les engrenages, les paliers
Sont arrêtés aux angles morts des poutres
Composant les habitants du décor, carrière
D’argile aux fossiles brisés et des insectes
Tournoient dans cette rouille et ces éclats
De peinture. Plus haut la concasseuse
Impose une ombre blanche à la pente
Et la route s’achève en cassure d’os.
Un vieil Anglais remonte à grand-peine
Des ébauches de visages endormis
Comme des dieux fatigués d’avoir vécu
Aux limites de l’imagination des peuples.
Salut à l’Anglais aux mains calleuses
Et à son odeur de gin et de citron.
Demain ses statues recomposées
Se multiplieront dans les miroirs des murs.
Des chenilles surgies de la terre jaune abritent
Les petits animaux de l’attente. Un chapeau
De tôle jette de l’ombre sur des caisses vidées.
Cette accumulation De détails n’est pas la profondeur
Ni la surface. S’agit-il de l’attente ? Les museaux
Gris paraissent aux créneaux et s’agitent.
Une photographie trouverait les plans
Successifs et les retiendrait tous
Au lieu des deux ou trois qui fondent
La perspective des tableaux de peinture.
C’est l’attente tout simplement,
La vigilance croissante de l’homme moderne,
Sa circularité mentale, la vitesse acquise
À force de mouvement linéaire courbe.
L’acier ne contient pas le soleil
Et ses écailles de rouille et de peinture
Rejoignent la terre concassée sans histoire,
Sans cette infime parcelle de temps
Qui trompe l’attente pour donner l’écriture.
L’AUTEUR
Nous sommes à Polopos, à l’équerre
De la montagne Sainte-Geneviève
Et du chemin de bois du Château-Noir
(1895-1900). Ta lenteur légendaire
Trouve ici aussi sa justification.
Les mêmes touristes s’abandonnent ensemble
À l’inconsistance de la réalité comparée
À tes incursions. Des arrachements crispent
La roche descendant dans le lit déserté
De la rivière. On hésite entre la géologie
Du regard et les désirs de paysage.
La langue même s’en prend aux descriptions
À la fois de l’imprimerie où des protes
De la couleur et des rehauts agissent
En pédagogues de l’histoire et du destin,
Et des salles climatisées où tes pigments
Luttent contre la polymérisation interminable
Et les abus de matière volatile. Langue du feu
Appliquée à des existences si transparentes
Que le reflet est impensable. Langue
Des retrouvailles et non pas de la rencontre.
En 1978 tes aquarelles bornaient ta pensée
Heureusement. Ma propre pensée n’a plus à lutter
Avec les arrangements héliographiques.
Depuis, je sais où tu allais et comment
Cela t’est arrivé : entre le vernis
De ton gigot de 1865-67, cette présence
De l’Espagne de Goya et de la Hollande
De Rembrandt, et les aquarelles du début
Du XXe siècle : rien de mesurable, l’infini,
Son contraire et son point zéro sur la ligne.
Infini pur, celui du regard parce que la parole
Est silence et que la musique est une approche
Des circonstances exactes de ton rendez-vous
Avec l’enfant. Zola aima-t-il ta pendule
De copal ? Que reste-t-il de ce qui fut
Sans doute la pire des attentes comparée
À ce qui dut passer sans rien attendre
Que le désir, ce père d’à côté, cette présence
Qui rendait possible ou impossible
Mais qui n’empêcha pas, qui ne détruisit rien ?
Qui apprécia le fait que tu étais peintre
Et que tu étais destiné à le rester malgré
Les injures du temps ? Comment notre pensée
Est-elle à ce point capable de renoncer
Aux exigences du prote ? Pas tout le monde,
Certes, mais un nombre croissant de spectateurs
Arrêtés comme tu aurais détesté qu’on s’arrêtât
Derrière toi pour lire par-dessus ton épaule
L’ébauche infinie et la lenteur tachycardiaque
De ton corps en posture d’exigence absolue.
Pudeur, secret jalousement gardé ou simplement
Irritation causée par la présence d’un autre
Qui ne peut-être qu’un passant, une trace
D’escargot causant la désynchronisation
Durable de tes rythmes biologiques ?
Nous ne savons rien de tes oscillateurs.
Et pourtant nous recréons le personnage
Comme si nos connaissances de l’esprit
Relevaient d’une science de l’homme
Nettement distincte des croyances.
Que savais-tu toi-même de Dieu, donateur
Du fond de tes poches ? Quelle influence
Avait-il sur ton idée de la nature ?
Sur quel chemin rejoins-tu pourtant
Le marquis de Sade ? Ce n’est donc pas
Sur ce fond de pensée que croissent
Les nouvelles formes, les formes trouvées
Par l’exploration systématique des formes.
Face à l’œuvre en cours d’achèvement,
Il ne serait plus question de philosopher
Et donc d’apprendre à mourir ? Il s’agirait
D’exister comme nous n’avons jamais existé.
L’art est devenu alors si proche de la vie
Que la matière, écriture tangible jusqu’à
La souffrance, se propose à des exigences
De l’attente, l’attente que je cherchais
Sur ces visages rayonnants d’admiration
À Paris, un jour d’expo au Grand-Palais,
(1978) sous l’œil lointain et caressant
Des femmes rondes et lisses de Maillol.
Nous étions enclins à des injections
Dont nous ne connaissions pas toutes
Les hypothèses. Comment ne pas enfin
Absorber les cristaux liquides
De nos découvertes tangentes à l’art ?
Comment, disions-nous, et non pas pourquoi ?
Comment ne pas s’arrêter pour ne plus attendre
Ce qui n’arrive pas aussi facilement
Que la date prévue ? Aux terrasses des cafés,
J’observais ce bonheur, le discours
Au bonheur, le fil de la conversation
Dans la clarté sommaire des liquides
Et des coulées de sucre, les fragrances
Qui reviennent au temps comme le vent
Retourne aux sommets après avoir tourmenté
Les toitures tranquilles de nos vallées.
Un photographe pourchassait un animal
Inattendu dans cette intrication
D’arrêts. Un portraitiste commençait
Par l’œil puis trouvait le contour
D’un visage par noircissement appliqué
De la surface l’entourant théoriquement
Sur le papier tenu obliquement dans la lumière
Blanche. Comment ne pas penser alors
Que tout a commencé par cette lumière ?
Il y avait belle lurette que les musiciens
Savaient tout de la résonance naturelle.
Peintres, vous ne connaissiez que le théâtre
De votre art, de la perspective à l’effet
De trou. Rien sur la nature même de cet art
Si universel, si pratiqué, si partagé.
Il a fallu que le monde change pour que
L’expérience pousse les hommes à s’observer
De nuit comme de jour. La division
De la lumière était probable par affinité
Avec la résonance. L’alchimiste Chevreul
Donna une couleur à la lumière de la matière
Et par conséquent à l’ombre de vos visions.
Et voici la peinture en harmonie avec la musique,
Voilà ce qui a changé les temps modernes
Et non pas cette accumulation d’hypothèses
Qui toutes se rejoignent dans le rite
Et par conséquent dans l’imitation aveugle.
L’arbitraire est le propre des sentences.
Rien ici ne coupe à cette évidence
Et nos connaissances sont entachées
De valeurs morales qui favorisent
Le retour des religions sur la scène
Et nos actions périssent lamentablement
Dans des constructions esthétiques
Difficilement contestables sinon moralement.
Ton intuition et ta connaissance du dessin
Ont approché les mécanismes de la jouissance
Avec une précision qui vérifie le jeu
Des perceptions et des inhibitions.
Quel musicien, sinon par tempérament,
A exécuté ce saut périlleux dans l’air
Que nous respirons en même temps que la langue ?
Quel poète, dépourvu de théorie et surtout
D’instrument de mesure appliqué au désir,
A atteint ce pouvoir de description
Qui rend l’achèvement non pas impossible
Mais inutile même comme perspective.
Même le temps en prend pour son aile.
C’est l’attente, le nourrissement
Interminable, la posture définitive
De l’esprit bourgeoisement enclin
À des sorties parallèles et les chemins
Ressemblent aux chemins comme les mains
Ne se distinguent que par leurs actes.
Nous n’avons rien trouvé sur la langue.
Il n’y a peut-être rien sur la langue
Aux usages si divers et si dissemblables,
Jusqu’à l’étrangeté du propos des poètes,
En commençant par les intimes convictions
Et les usages indiscutables de nos protes.
Pas étonnant que la littérature t’atteigne
En plein cœur ! Mais de la part d’un ami,
Est-ce bien de la littérature, ce roman ?
Dire qu’il n’y a rien sur le génie de l’enfant !
Se souvenir de toi c’est te voir debout
Devant un chevalet dressé dans la nature.
Peinture d’homme à la surface de la femme.
Quelle femme eût pu aimer un homme
De ta vigueur ? Même ton fils dénaturé
Ne te ressemblait pas. Quel génie
Eût éclairé les petits chemins rapides
D’une enfance vouée à l’admiration
De ton propre père ? Je ne veux pas me mêler
De ce qui ne me regarde pas mais enfin,
Comme tu t’es accroché à cette ténuité !
Et me voici une fois de plus sous le soleil
De Polopos, montant pour aller chercher
Le vin de mon ennui, pensant à toi
Comme si je n’avais jamais réussi
À te faire exister en biographe zélé.
Les lauriers roses sont blancs comme
Les neiges du mont Mulhacén et des traces
De lièvres m’ont un peu égaré dans ce lit
De roches et de terre craquelée comme
La moindre de tes peintures. Des enfants
Buvaient comme des chevreaux ne voyant pas
Le crapaud discret des roseaux et le merle
Des branches calcinées. Comment voir
Ce qui n’existe qu’à la condition
De lui accorder toute l’importance
D’un personnage enclin à l’écriture ?
Que voyais-tu que Zola ne voyait pas ?
Des filles invitaient au repos
Comme sur ces berges déchirées
Par l’accroissement des orages après l’été.
Des filles qu’on habille pour les dénuder
Sans qu’il soit question d’amour
Mais de chair ou plus exactement de corps.
À moins d’en peindre les pures apparences,
D’en recueillir la géométrie sexuelle
Par soumission aux données du tableau.
Elle filait comme la seule existence,
En l’absence totale de lit à la place de l’herbe
Empruntée à la tradition de la pose.
Se souvenir d’Hortense en croisant les femmes
De ce pays qui ressemble à ta culture.
OMERO
Une hirondelle brise les lois chimiques
De l’air saturé de cris d’enfants et l’eau
Éclabousse le visage de la fille rieuse
Qui se mouille comme le ciel se grise
D’appartenances chaudes. Des petits cailloux
Ont perdu l’équilibre et les rejoignent
Au bord de la fontaine dont les briques
Absorbent tandis que l’émail autorise
Les coulures. La femme est penchée
Sur la chevelure qui s’amenuise
Et l’homme consent à rire au bord
Du même angle d’ocre calciné. Clinkers
Des yeux. Les oiseaux reculent encore
Et l’âne retourne dans l’aire de battage.
Je m’éloignais d’eux comme on s’active
Au contact de l’animal indésirable
En ce moment d’observation immobile
L’AUTEUR
Comme tes tableaux que je pensais,
En 1978, à Paris, oublier comme le pain
Des après-midi passées avec la femme.
Je n’expliquais pas mon retour aux visages
Autrement que par la nécessité de finir
L’infini des possibilités au lieu d’achever
L’œuvre ou ce qui est une approche des travaux
Que l’esprit s’est proposé de donner
En exemple d’exemple. Visages dialoguant
Au fil des terrasses sur le même plan
Que le fleuve qu’on vient de souhaiter
Aux noyés. Une péniche grouillait comme
Un chalutier à la levée. Ils aiment les lampions
Et les tournoiements que l’homme implique
À la femme comme s’il devait s’en différencier.
Je n’entendais pas l’orchestre ni la voix
Qui charmait en marge du rythme. L’eau
Décrivait le voyage entrepris à l’aube
Des temps modernes, revenant sous la robe
D’un pont où des barques noires dissimulaient
Les véritables intentions du citadin.
De quoi revient-on quand on revient inquiet ?
Monet trouvait des apparences d’infini
À l’endroit même où tu renouais avec
Le fonctionnement des mécanismes sensoriels.
Degrés des couleurs, limites des formes,
Succession des plans, tu facilitais
Le chemin qui encercle les voyages
De l’homme au bout du monde que l’homme
A déjà atteint sans explication convaincante
De la part des chercheurs du voyage.
Tu flattais la science des physiciens
Avec des appétits d’homme cultivé dans le Sud.
Pendant ce temps l’alchimiste Chevreul
Se donnait à Nadar et à l’éternité,
Mauvais visage de la vieillesse encline
À des postérités nationales. Que jamais
Nos protes ne songent à vous soumettre
À l’omniprésence de ce cœur fossile
Qui nous hante comme langue morte
Et terre de l’échec prosodique.
Rue Saint-Jacques je piaillais du Verlaine
Aux murs répercutant d’autres circulations,
Mais en vitesse parce que le temps me pressait
De me rendre à un sommeil bien mérité,
Le sommeil des visiteurs marqués à jamais
Par cette nécessité de se demander comment
Tu eus souhaité qu’on se souvienne de toi.
Était-ce seulement le temps comme il passe
Sous le pont Mirabeau ou dans les veines
Des personnages de Proust ? Temps bien fragile
En comparaison de ton immobilité de chose
Définitive. Avec le temps va tout s’en va
Chante Ferré à l’autre bout de la poésie
Nationale — comme si l’éternité pouvait
Affecter les monuments nationaux ou qu’elle fût
Presque dérangée par la netteté indiscutable
D’une pensée qui n’a rien donné aux simplifications
Et moins encore aux choses simples qu’on goûte
Quelquefois avec une hâte de passant
Qui n’a pas compris la leçon du promeneur.
Se souvenir du personnage qui n’a pas connu
La faim, qu’on n’a pas pourchassé ni
Enfermé le temps de s’imprégner d’autres
Cavales moins justifiées et l’esprit
Se retourne comme un corps à la recherche
De ce qu’il vient juste de quitter,
Cette fraîcheur de classique véritable
Que tu partages, en ce siècle des fées,
Avec le seul écrivain qui eût apprécié
Ta petite attente de fils à papa : Sade.
Te servis-tu un jour de tes poings
À l’occasion d’une rencontre fortuite ?
N’as-tu jamais corrigé l’enfant qui hantait
Ta ressemblance ? Hortense comprit-elle
Les données de sa présence parmi tes objets
Du regard ? Comment se souvenir de toi
Si tu cesses d’imposer ta minutie légendaire ?
Rue Soufflot je crachais dans la rigole
Avec l’accent rimbaldien de la décennie.
OMERO
D’un cri, me voici à Polopos avec des enfants
Que je n’ai pas donnés à cette terre ingrate.
Ils jouaient avec l’eau de nos bêtes, l’eau
Chère à nos attentes de gardiens de troupeaux.
Ma houlette accroche la lumière comme le strass.
Je suis ce personnage agile, sac à vin
Et masturbateur intranquille, Omero
L’innommable, l’homme inqualifiable,
Suppôt de l’attente et bertsulari vacant
Au pays des jarchas et du cante jondo.
Toutes les femmes ont assisté à mon érection
Et aucune n’a voulu de mon sommeil agité.
Les vignes d’Ochoa ont inspiré ma chanson
Comme le pain s’accroît de l’enfance.
Ici je me souviens que j’ai connu Cézanne
À une époque où Paris était à la portée
De ma voix. Plus pauvre et carrément seul,
Je suis revenu pour ne plus repartir
Et me voici à Polopos en plein soleil
Bleu des murs et ocre de la terre des jardins
Où l’homme partage son eau avec ses bêtes
Tandis que les familles amènent des enfants
Et les nourrissent de reliques si vieilles
Qu’elles n’ont plus de nom à donner à l’homme
Ou à la femme qui en hérita. Se souvenir de toi,
Avec ou sans l’aide de l’assonance,
Est un exercice de la voix en plein soleil,
Et mon vin donne à ma peau l’odeur de l’attente
Qui sent un peu l’ail comme la mort.
Me voici victime du premier ravissement
Que la vie accorde quelquefois au praticien.
Nous n’allons jamais bien loin quand
Nous n’allons nulle part et c’est ce qui m’arrive
Comme cela n’arrivera jamais à ces enfants
Que je reconnais comme si la femme avait été mienne
Avant de n’appartenir qu’à elle-même.
L’homme désigne ma gourde, proximité
Sommaire que je ne citerai pas en exemple
Si on me demande d’être moi-même une fois
De plus sur la scène des représentations
Territoriales. Gourde vide et phallus prospère,
Facilité aussi pour l’improvisation qui me vaut
La gratuité du vin et le bas prix de l’hygiène.
Les femmes reconnaissent facilement l’homme seul.
L’AUTEUR
Et sur la trace d’un lièvre plus rapide que moi,
Je retrouve les sensations de l’enfant
S’éloignant du château d’Abadie d’Arrast
À Hendaye (Eskual Herria). La mer ravageait
La roche jusqu’à ces effondrements de verre
Dont personne ne fut jamais le témoin
Pas même moi et pourtant j’ai attendu
Devant les signes annonciateurs, brèches
Revisitées en rappel, les pieds au mur
Et l’œil attentif aux différences
Toujours révélatrices d’un fossile.
Ces spirales nous fascinaient et l’éclat
Incontestable d’une pointe de flèche
Comparée au mirage bien compréhensible
Provoqué par les gisements en ruban
De la pyrite. Ascension et descente
Suggéraient une égale montée en puissance.
Voici les premiers murs de Polopos
La bien nommée. L’herbe signale l’asperge
Ou l’escargot endormi. Des scarabées
Surgissent du néant, déployant des signaux
De forge. Un oiseau se tait dans le bleu
Des murs et des poutres mesurent en paix
Le degré d’effondrement atteint
Par cette absence d’homme. Les enfants
Finissent de boire et je les vois monter
Vers les grenadiers dont Ochoa le mal nommé
N’est pas jaloux. Les voici au plaisir
De la chair végétale, la connaissant
Aujourd’hui pour l’oublier demain
Et l’œil de leurs pilotes scrute
Des ombres improbables. L’âne d’Ochoa
Porte des lunettes. Riez en le voyant
Vous voir. Riez comme les petits enfants
Que vous êtes encore avant de n’être
Plus en mesure de retrouver l’enfance
Par le simple jeu de la tache et des contours.
Omero le gardien de troupeau, agneau
Entre les agneaux, montait vers la maison
D’Ochoa pour y trouver le vin de son repos.
OMERO
Pas de repos sans vin et pas de vin
Sans une Ode au vin et mon Ode à Cézanne
N’intéresse personne quand j’ai soif.
Je trouvais les mots à fleur de la terre.
La palabra es sangre.
L’AUTEUR
En quelle année
Ai-je vu Caroline Carlson dans l’improvisation
De la femme aux prises avec la vie
Terrestre ? Ses pantalons décrivaient
Les graphes d’une attente cézannienne.
Belles mains dans les complexités
De l’espace chorégraphique. Nous buvions
Déjà. Nous retrouvions des rues si lentes
Que l’esprit y perdait ces chemins
De hallage. Lourds chevaux à l’aurore
D’une vie propice aux égarements
Sentimentaux. La Seine miroitait
Sous les ponts. Nous attendions peut-être.
Mais le temps n’était plus aux recherches
Facilement poétiques et psychologiques.
Nous avancions sans l’argent nécessaire
À la relative tranquillité de l’employé.
Le prix du papier avait doublé.
Nos efforts n’avaient plus de sens.
Je commençais l’Ode à Cézanne en ces temps
De ralentissement. Seule la dette
S’accroissait de l’attente. Es-tu
À ce point pauvre que personne ne te lit ?
Carlson creusait sa tombe et Michaux
Se promenait dans les fossés de Vincennes.
Comment finit-on mal ? Avec la mort
Qu’il est difficile d’imaginer en détail
Ou avec la vie qui annonce ses lendemains
Sous l’influence de la nuit ? La douleur
Est une habitude contractée dans la vitesse
D’exécution. Prévoyez la paralysie
Avant l’âge où les hommes ne seront plus
Des femmes et où les femmes n’enfanteront
Plus. Prévoyez une existence anthologique.
Vous aurez trop écrit ou vous n’aurez rien
Écrit du tout. Vous étiez ce personnage
Têtu ou cet autre qui s’abandonne au vin
Faute de femme pour accepter les raisons
D’une pareille situation littéraire.
Vous n’écrivez plus ? Vous écrivez toujours ?
OMERO
Je suis Omero et je bois le vin d’Ochoa
Le loup. Les femmes d’Ovidio connaissent
Ma chair comme si la chair de l’homme
Était à ce point facile à comprendre.
Je veux dire que jamais je ne parlerai
À la place des femmes pour me dire
Ce que je ne veux pas entendre,
L’AUTEUR
Omero
Dont la parole est le sang même
Qu’il retrouve en quittant Paris
Un été de la décennie 70. Polopos
Est un paysage, une possibilité
D’attente, une croissance apparente
De ma connaissance des lieux et des hommes.
Vin innombrable des points communs
Avec ces vacances interminables ! Omero
Gardait les troupeaux en attendant
L’inspiration devenue la seule responsable
OMERO
De ce désastre existentiel. Je vous parle
D’une terre que j’extrais directement
De moi-même, sans ces intermédiaires
Conjugaux qui faussent les perspectives
Jusqu’à la profondeur. Je reproche à la vie
Ces détails accrocheurs du meilleur
Éclairage et voilà que je parle comme
Un photographe ! Omero photographie
Ce qu’il est venu peindre à l’imitation
De Paul Cézanne comme Paul Cézanne
Imita Poussin en des temps plus favorables
À la création poétique. Et Omero écrit
L’Ode au vin comme s’il s’agissait
D’une véritable improvisation et non pas
D’un calcul inspiré par la nuit.
Il n’y aura jamais d’Ode à Cézanne
Dans ce cœur fatigué au niveau de l’aorte.
Mes tableaux, je les peins aussi la nuit,
Quand vous dormez et les bêtes dorment
Du même sommeil biologique. Omero écrit
Et peint la nuit quand le vin devient
Moins exigeant. Omero connaît ces moments
Précis de l’exécution de l’œuvre. Lantier
Fils de Gervaise, qui étais-tu exactement ?
Cézanne ou ce que Cézanne menaçait d’être
À force d’opiniâtreté ? La raison de Cézanne ?
On n’écrit pas impunément sur les autres.
On ne sort pas indemne de l’arbitraire
De la prose et moins encore des techniques
De narration. Si l’Ode au vin survit
À mon existence, je serais le vin des mots
Mais la palabra es sangre, sangre, sangre !
Je sais tout ce qu’il faut savoir avant
D’écrire. Je ne sais rien du vin,
L’AUTEUR
Omero
Ne sait rien de ce qu’il boit avant
De donner à l’improvisation ce qu’elle mérite
De négligences et d’approximations, Omero
N’a jamais rien écrit sans l’influence
Du sang et des voyages, Omero écrirait
Une Ode à Cézanne si la femme le désirait
Mais la femme retenait ses enfants
En attendant que les bêtes s’écartent
De son chemin. L’homme observait les chiens
Et paraissait apprécier leur science.
OMERO
Dans ces moments, je deviens obséquieux
Sans inspirer aucune docilité de circonstance.
Les femmes peuvent alors mesurer les rugosités
De mes surfaces. Je me donne à leur regard
Sans aucune altération de l’apparence.
Mes yeux noirs sont cernés de noirs
Et ma lèvre est surmontée du noir
De mes poils. Peau creusée de noirceurs
Qui se déploient en griffures précises
Sur les joues. Le front bas comme Gauguin,
Équerre des yeux qui s’embroussaillent
Et réclament le peu d’attention que la bouche
Voudrait exprimer plus simplement mais
La palabra es sangre. La palabra brota
Como el tiempo de los relojes. Viene
De lejos y no dice nada del futuro.
Palabra de sangre, palabra de mujer
Y ¡yo ! con mi vino y mis textos
Escondidos. La femme ne s’écartait pas
De mon chemin et l’homme semblait fuir
L’instant à venir comme s’il en connaissait
Les tenants et les aboutissants, homme
De paille comme les chevaux qu’on renvoyait
Au combat en des temps moins discutables.
La fillette atteignit la toison recherchée.
Le garçon surveillait le bouc, Torpedo
El Grande fils de Torpedo el Buscón.
La femme me remercia pour mes explications.
Sa main accompagnait les joues de la fillette
À proximité de la toison couleur de bois
Calciné d’un chevreau qui cherchait un sein.
GISÈLE
Ils n’ont pas l’habitude,
OMERO
dit la femme.
Moi non plus je n’ai pas l’habitude
Malgré des années de fréquentation
Des lieux privilégiés du tourisme.
Pas l’habitude qu’on se demande
Si je suis bien l’auteur de ces
Charmants paysages si pittoresques
Et si représentatifs de la tendance
Que nous avons nous gens de la terre
À proposer ce que nous possédons
Pour en être finalement dépossédés.
Nous ne vendons pas notre peau,
Elle ne nous est pas arrachée.
Nous n’en changeons même pas.
Nous assistons à la dépouille
En spectateurs tranquilles.
Il n’a jamais été question
De bonheur et de durée du bonheur.
La question n’était pas posée
En termes de possession, question
À ne pas poser aux plus anciens.
Oui, elle m’a vu sur le Paseo
Avec ma petite enfilade d’images
Peintes, sous les lampes au néon
Qui pose la question de l’éclairage.
Elle se souvient de l’explication,
De ma tendance à revenir sans cesse
À l’Histoire pour justifier un rehaut
Ou un cerne, éclairage et Histoire
Elle ne se souvient de rien d’autre,
De mon visage peut-être, que je porte
Comme un masque, comme une métaphore
De Vigny aux prises avec la modernité,
Comme une réponse à toutes les questions
Que nous n’avons pas pu poser aux vieux
Qui nous conseillaient de voyager un peu
Avant de décider ce qui était bon pour nous.
Visage aux angles viscéraux, mémoire
Des forceps et de la malnutrition, visage
Qui provoque encore des réminiscences
Quand je suis en conversation avec ceux
Qui ont un peu vite oublié d’où ils venaient.
L’homme se présente : Je suis Fabrice de Vermort
Et il révèle le nom de la femme : Gisèle
Sans les deux L si romantiques qui ont marqué
Sa rencontre avec l’Élégie. Néron porte
Le nom de son grand-père maternel, héros
De la Guerre. Aliz est coquette en prévision
D’une vie consacrée à son petit bonheur
De femme résolument conquise par le monde
Qu’elle ne laissera pas faire à sa guise
De monde trop méchamment masculin.
FABRICE
Vous
Êtes le peintre que nous rencontrons chaque soir
Au fil de notre promenade rafraîchissante.
Vous êtes aussi ce gardien de troupeau
Qu’on ne s’attendait pas à rencontrer.
Je veux dire que les gardiens de troupeaux
Sont rarement des peintres. Des musiciens
Peut-être, encore que le pipeau m’agace
Un peu.
OMERO
Et adepte prolixe du bertsu.
Je ne passe pas un été sans améliorer
Les angles encore trop austères de mon Ode
Au vin. Pourquoi écrire ce qu’il est plus facile
D’improviser ?
GISÈLE
Les enfants ne comprennent pas
Ces subtilités,
OMERO
dit la femme que le soleil
Me renvoie comme le plus intense des reflets
Que l’ombre porte en soi dès le berceau.
Je ne cherche pas à éviter ces rencontres
Avec l’inconnue qui garde son secret
Sans le protéger. Démesure des descriptions.
Elle scrutait mes noirceurs. Mes ongles blancs
Comme la neige éternelle de la Sierra, le blanc
De l’œil que je connais par ses figurations
Dans le miroir, mes dents héritées de la patience
Légendaire des femmes qui ont peuplé cette terre.
FABRICE
Vous parlez notre langue comme si elle vous
Appartenait,
OMERO
constate l’homme qui recherche
L’approbation de la femme et les enfants
Ne comprennent toujours pas ce qui est en jeu
Ici. Comment les enfants trouvent-ils leur place
Quand il ne leur vient même pas à l’idée
De poser la question du bonheur ? Comment
Cette question se pose-t-elle enfin un jour ?
Et quel jour plus atroce que le temps passé
À regarder les vieux mourir comme si la mort
Était la réponse à toutes nos questions ?
Il y avait des filles destinées à rester.
Tu sais parfaitement ce qu’elles sont devenues.
GISÈLE
Nous avons du sang espagnol,
OMERO
dit la femme.
Du sang ? Des mots qui coulent comme de source.
Le soleil l’embellissait tragiquement. Sangre
D’une seule parole prononcée pour l’émerveiller.
En comparaison, nos filles sont passagères.
Ensuite, si je me souviens bien, elle remonte
La pente au-dessus de la fontaine et rejoint
Néron qui a trouvé le moyen d’en finir
Avec la chair d’une grenade. —
FABRICE
Castelpu
Est aussi rempli de réminiscences,
OMERO
dit l’homme.
FABRICE
Nous y vivons quand nous ne voyageons plus.
OMERO
C’était du sang qui sortait de sa bouche.
Y a-t-il un seul instant de voyage dans la vie
Que je consacre à mon existence ? Du sang
Sortait de cette bouche encline à l’hypocrisie.
Moi j’avais le vertige des somnambules
Qui rencontrent des miroirs. Ma gourde
Était vide comme mon lit à l’heure
De m’y vautrer avec l’imagination.
Dans ces moments de remise en question
De ma présence parmi les autres, le vertige
Me traverse comme le fer, je me roule
Par terre et je mords la poussière.
Les animaux reviennent, le silence s’impose
Et je revis la lenteur du manque, son entropie.
Mais je n’ai pas le dos mouillé ! Je ne viens pas
De si loin ou de si différemment semblable
Que l’Afrique dont la complexité nous fonde.
Je viens de la mère enracinée et du père
Propulsé sur d’autres trajectoires. Ne pas
Poser de questions aux vieux qui savent
Parce que la mort est une question plus
Facile.
L’AUTEUR
« Vous chantez tous par ma propre bouche. »
Se souvenir de toi, Cézanne, dans le canyon
Du rio Jauto que des promeneurs infatigables
Parcourent comme un territoire romanesque
Et que le témoignage de mes interminables
Séjours réduit à l’Ode faute d’atteindre
Les degrés du Poème et cette femme m’inspire
L’Élégie ou peu s’en faut ! Se souvenir
Que tout homme n’a pas la chance de posséder
À la fois les moyens d’existence et le génie
Du travail à faire sous peine d’inexistence.
Se souvenir avec amertume que les gardiens
De troupeaux ont commencé par le voyage
Conseillé par les vieux et que je suis le seul
À être allé aussi loin que possible.
Vivre d’une tâche à accomplir chaque jour
Et ne pas revivre ce que le voyage
A enraciné dans la complexité géométrique
Du corps un instant promis à l’aventure
Et à des séjours moins pathétiques.
OMERO
Je me souvenais du moindre détail
Avec cette application qui fit de moi
Un enfant prometteur. Mais je n’avais rien dit.
Ils écoutaient leurs propres circonstances.
Vieillards conseillés par des vieilles.
L’arpenteur allemand ne désignait pas
Les émigrés sans rechercher leur avis.
Ils dirent : Non, lui, il ira à Paris.
L’arpenteur me toisa. J’avais l’œil
De l’oiseau parallèle. Il ratura mon nom.
Rien de moins que cette présence assise
Sous la vigne, un jour de juillet, l’autocar
Ronflait dans l’ombre, répandant sa fumée.
L’alignement des hommes jouxtait celui
Des femmes et des enfants. Des enfants ?
Demandai-je aux vieux. Ils se turent.
À Paris, les menaces de guerre atomique
Étaient réelles. Quel vertige ces souvenirs
En vrac ! Cette vie qui revient au point de départ
À un âge où on s’attend à transmettre
Le flambeau des exigences et de la minutie !
Maintenant les maisons sont ouvertes
Comme des fruits. Le feu a calciné les arbres.
La broussaille menace de flamber à tout instant.
L’aqueduc a cédé à des pressions d’équerre.
Seule la fontaine a conservé le charme
De nos anciennes pauvretés. Le champ
De patates d’Ochoa forme une langue verte
Entre les roseaux et le lit craquelé
Comme une poterie. On ne se couche plus
Sous les oliviers maintenant que le temps
Ne se mesure plus en conditions d’existence.
Vendez tout ce que vous possédez avant
D’en être le propriétaire ! Vendez votre âme
À des amateurs de traces laissées pour mortes
Par ceux qui n’ont pas franchi les limites
De la récence. Ils pratiquaient la mortification
Sur l’autel de notre chair d’enfant. Vendez
Les momifications inattendues de l’enfance
Prise en flagrant délit d’héritage culturel.
Rien ne vous sera arraché sans ce consentement
Du bout des lèvres, rien d’aussi important
Que les racines de votre explication, rien
Qui n’entre pas dans le cadre de ces recherches
D’objets à contempler comme si nous n’en
Connaissions pas les véritables tourments.
Mais ne vous en prenez pas à la femme
Qui vous inspire des passions lamartiniennes
Au bord des reflets que le bassin propage
Sur son visage enclin aux pires prétextes.
Elle mouillait les joues de l’enfant rieuse
Comme une mouette. Comme elle paraît flotter
Quand elle descend un escalier, écrit Eudora
Welty. Comme il est facile de s’interposer
Entre sa persistance de jaune et les bleus
De l’ombre qui limite nos approches de l’eau.
L’enfant minaudait sous les gouttes précises
Et couleur d’éphélides. J’avais fini de souffrir.
Maintenant les roses de l’air tournoient
Comme des insectes. L’eau est ralentie
Par l’attente. L’enfant s’immobilise
Et je la peins, comme Cézanne depuis le talus
Voyant passer des saltimbanques ou des hommes
À cheval, comme Welty et ses acrobates passants.
Je peins des rencontres fortuites et faciles
À mémoriser. Je ne vais pas plus loin
Que la surface mise en perspective bleue.
Les témoins de ma prescience me renvoient
Au travail de l’instant. Pendant ce temps,
Torpedo el Grande poursuit le comte de Vermort
Parmi les roseaux de la berge et nous rions
Pour mettre fin à notre entente visuelle.
Les cris du comte nous apprivoisaient.
Une tourterelle se détacha des cimes
Et se posa parmi les hirondelles des fils.
ALIZ
Sommes-nous à Polopos ou à Castelpu ?
GISÈLE
Le comte avait une fâcheuse habitude
De l’animal rencontré fortuitement
Au détour d’une clôture ou en plein
Chemin. Un comte facilement désarçonné
Par le débucher. Il s’était fêlé le crâne
Sur la pierre même des trois seigneurs
De la légende de Rabat. Les coups de fusil
Agitaient ses couilles comme des nymphes.
Il n’avait pas le sens de l’orientation
Et s’était perdu dans un palais cambodgien.
OMERO
En attendant les roseaux frémissaient
D’un autre combat que celui de la bête
Taraudée contre la bête postée. Rire
De l’autre quand il se montre à la hauteur
De sa véritable nature. Mais que savais-je
Moi-même de cet homme distant qui saluait
Avec le bord de son chapeau de paille
Qu’elle lui reprochait de porter la nuit
Quand ils se promenaient en famille
Sur le paseo ? Je riais pour l’accompagner.
J’accompagnais aussi l’enfant gracile
Qui se colorait comme un poisson.
Le petit-fils de Néron était juché
Sur les restes du vieux moulin à vent
Et se grattait les tempes des deux mains.
Le comte ne sortit pas vainqueur de la joute.
Torpedo el Grande l’avait vaincu
Grâce à sa connaissance profonde des lieux
Et particulièrement de cette géographie
Des berges où l’œil ne distingue pas
La profondeur de la distance. Le comte
Se calma en nous voyant euphoriques.
Un chien ramena l’irascible Torpedo.
Elle avait oublié de me dire que le comte
Poursuivait encore un amour de jeunesse
Et sa bouche se posa sur mon oreille
Comme la coquille vide sur le sable.
J’attendais sa langue, o impatience !
FABRICE
Vous a-t-elle dit que j’ai aimé
Un homme et que je n’en rougis pas ?
OMERO
Il toisait ma gourde et je la secouais.
Des hommes j’en ai aimé moi aussi
Comme on aime les femmes. Quelle différence
Entre cet homme que sa femme décrit
Sans que je ne lui aie rien demandé
Et cet homme que je ne suis plus maintenant
Que les baigneurs de Cézanne ont déserté
Les rives de cette rivière asséchée ?
Ochoa n’a jamais aimé les hommes croisés
Dans les cheminements revécus à la place
Des voyages promis. Ochoa le mal nommé,
Doux comme la caresse du vin sur la langue,
N’a aimé que les femmes tombées
Comme les quilles de notre enfance,
Femmes culbutées des rives tranquilles
Et de la plénitude de l’ombre. Pour que
De notre amour naisse la poésie. Rire
Avec toi est un parfait malentendu.
Et pourquoi rechercher si visiblement
Le témoignage de cette fillette rose
Comme le vent ? Nous étions assis
À l’ombre d’un olivier, sur la pierre
Qui évoquait pour elle Rabat et l’Arize
Traversée par un soleil d’hiver immobile
Comme un personnage de tableau. Le jour
Où l’homme enfantera de l’homme sera un jour
Plus déterminant que celui où viendront
La ribambelle de vos enfants saphiques.
Ma sœur, côte à côte nageant, nous fuirons
Sans repos ni trêve vers le paradis
De mes rêves ! Elle était si proche de moi
Que je pus lire dans les yeux de l’enfant
Ce qui m’attendait une fois achevées
Les présentations. L’homme exhiba
Sa blessure provoquée par la cassure
Des roseaux. Ces gouttes de sang versées
Sur la terre comme une offrande arrachée
À la femme capturée sans promesse de bonheur
Un jour d’averses successives à Vermort,
Château des comtes de Castelpu et d’Alamo.
Vous connaissez ? Ces parentés m’obsédaient.
Des Pyrénées à la Sierra Nevada, combien
De voyages avons-nous vécus sans rien changer
À nos habitudes ? Mais que savais-je moi
De la monotonie et des reproches ? Qui
Étais-je si je n’étais plus à mes yeux
Ce que j’avais implicitement promis
À mon ascendance ? Les yeux de l’enfant
Se remplissaient de mon vertige. Dit-elle.
Elle me regardait comme on s’approche
De l’instant. Vous ne comprenez pas
Ce que je veux dire de cet homme.
Mes dents sont l’héritage des femmes,
Je l’ai déjà dit. Le noir qui me cerne
A aussi une explication. Ma langue
Ne promets plus rien à qui veut l’entendre.
Voici mon Ode au vin et Cézanne n’est plus
Qu’un souvenir du Paris revisité
Avec les moyens de l’abandon à soi.
Et voici mes paysages, mes portraits
Et mes natures mortes et Cézanne n’est plus
Que la relique des promesses de l’enfant
Que j’ai été peut-être à votre place.
GISÈLE
Ne partez pas,
OMERO
dit-elle,
GISÈLE
je voulais
Vous demander notre chemin. Nous perdons
Tout ce que nous trouvons. Que pensez-vous
De cette inclination ? Nous envoyons
Des cartes postales comme s’il s’agissait
De témoignages mais nous savons bien
Au fond que nous venons alors de perdre
Ce qui constituait peut-être une trouvaille.
Ne parlez pas à ma place s’il vous plaît !
Et ne me décrivez pas votre vertige d’homme
Que les yeux de cette enfant racontent si bien.
Adressez-vous à des femmes appropriées.
OMERO
Vin du landier ! Ce n’est pas en volant
Que j’atteindrai les cimes de notre horizon !
Vin du retour à la pleine terre,
L’AUTEUR
Omero
N’a pas l’Ode comme Hugo, il n’a pas
Le Poème comme Vigny, ni l’Élégie
Qui jadis lui inspira quelque admiration
Pour le poète du drapeau national.
Omero ne possède que la Chanson
Et il veut écrire une Ode à Cézanne !
Mais quel sédentaire s’il n’est pas
Impotent trouve le La au fil des pages
Qui bornent sa vie de gardien de troupeau ?
OMERO
Quel homme seul et donc foutu d’avance
Revient au bercail dont le plancher
A pourri sous l’effet du manque
De lumière ? Ils visitaient les lieux
Comme si personne n’y avait jamais vécu
Et désignant les maisons vouées à l’immersion
Ils s’attardaient pour en admirer la vigne
Suspendue comme la meilleure des métaphores
Où l’insecte est roi de la statique
Et de la disparition. Ces hommes venus
D’ailleurs pour calculer les effets
Du barrage sur notre esprit mangeaient
Dans nos assiettes avec un plaisir
Qui flattait notre conscience du drame.
Descendez ou montez, mais ne restez pas là.
Et nous avions du mal à imaginer
Ce que pouvait être la vie après
Une telle somme de calculs prévisionnels.
Le río Chico ne mêlera plus ses eaux jaunes
Aux glissements bleus du río Grande.
Et le lac portera le nom du village.
Voilà comment nous changeons la géographie.
Nous changeons aussi la vie, Grands
Travaux, Pacification, Conquête, Intérêt
Supérieur, Europe, Progrès, et la vie
Devient ce petit jardin si précieux
Que la mort en héros ne concerne plus
Personne. Les vieux furent les premiers
À occuper les appartements coquets
Que l’État mettait à leur disposition.
Maintenant partagez le peuple en émigrés
Qui partent pour revenir un de ces jours
Et en condamnés à ne pas quitter cette terre
Ou plutôt à se situer en marge de la terre
Dont on n’a jamais possédé que l’aumône.
Et voici Omero qui revient dans une voiture
Et la route qui se dérobe puis s’achève
Avant même le seuil de sa maison.
Voici les traces sommaires de Quevedo
Et de Goya. Rien de vraiment profond,
Rien en comparaison des influences
Copiées avec application à l’école
Laïque. Rien de la copla ni du romance.
Rien de ces points précis de la conversation
Où la littérature rencontre ses données
Populaires. Rien de la moindre berceuse
Qu’une voix de femme donnait au soleil
Des après-midi torrides qui sentaient
L’olive et le calcaire de nos mines.
Vous avez de la chance, avait dit
L’ingénieur en vissant son œil
Dans le théodolite. La maison pouvait
Encore exister si quelqu’un y vivait,
Quelqu’un vivant avec une femme. Sans
Femme, pas de vie accrochée aux pentes
Que les amandiers éclaboussent
De petites ratures de noir et d’or.
Sans femme, pas de reconnaissance.
L’AUTEUR
À Paris, en 1978, je portais la barbe
Des Maures. Nous n’avons pas balayé
Notre seuil avec ces poils de conquérant
Mystique. Nous en avons aussi hérité.
La barbe sentait bon comme les épaules
Des femmes légèrement vêtues. Les tableaux
Marquaient des endroits précis du voyage
Mais rien sur le temps passé à parfaire
L’outil de travail, temps de l’adolescence
Si on en juge par les premières toiles
Si définitives. Qu’en est-il de l’enfant
Que je fus au regard de ces autres aujourd’hui
Disparus ? Que possédais-je d’aussi vivace
Qu’un souvenir de transes ? Quelle Ode
Coula de source ? Je pensais à l’enfant
Qui s’arrêtait inexplicablement pour attendre
Ce que personne ne voyait venir. L’enfant
Ne devient pas bachelier. L’enfant s’arrête
Quelquefois et ce sont les autres qui agissent
À sa place. Sommes-nous l’enfant que nous avons
Été ou bien ce que les autres ont fait de nous ?
Que signifie alors la femme promise et oubliée
Et toutes les autres femmes qui participent
À cet oubli majeur ? Nous ne retrouvons rien.
Nous jouons avec ce côté évocateur des mots
Comme si la langue, comme langage, avait accès
À ce qui faute d’être de la profondeur
N’est que la marge de l’existence. Omero
N’a pas échappé au destin des plus pauvres
En esprit et il n’a pas compensé ce destin
Par une situation dans le monde du travail.
Je ne suis pas un travailleur. Je travaille.
Je ne suis pas un rebelle. J’écris tous les jours.
Je ne suis pas un génie comme le Cézanne
Du Grand-Palais. Je suis un landier de l’instant
Propice à tous les vents de bout. Je ne suis
Pas ni l’oiseau des cimes ni la fourrure
Rapide des broussailles. La terre ne connaît
Pas mon glissement. Le soleil n’éclaire
Pas mes nuits de transit. Pas de situation
Sinon cette vocation à garder les troupeaux
D’une terre qui ne me laisse rien, ni Quevedo
L’incontrôlable ni la maison aux traces
Évidentes de savoir. Voici ce que nous sommes,
Cézanne, nous qui ne sommes ni prophètes
Ni employés, nous qui buvons en cachette
Ce que nos joues révèlent à tout le monde.
Nous allons à Paris et nous revenons toujours
À l’endroit même de notre dernière conversation
Sensée.
OMERO
Le porche existe encore, moins fleuri
Certes, mais il a conservé les rognures d’ongles
Et les peaux d’oignons. Aux fenêtres sans verre
S’agitent les petits rideaux de ma promiscuité.
Mes coussins contiennent le crin de nos chevaux.
Pas une femme ne dormira dedans si ce n’est celle
Qu’on me promit et qui a mystérieusement disparu.
Pas un homme ne partagera le vin de mon attente,
Pas même l’homme joueur de cartes ou de dominos
Qui me serait tellement utile. Mes bras comme
Mon esprit ont acquis une lenteur qui m’éloigne
De toute l’attente conquise sur le temps.
Vin du landier qui a voyagé jusqu’à Paris !
Vin de la rue qui sent la friture au vin
Qui a la saveur immobile de la pierre.
Nulle extase s’interpose. Je reconstruirais
Si je connaissais les principes. Je vivrais
Si je savais voir ce qui explique les apparences
Et non pas ce qu’elles dissimulent. Je mourrai
Comme un poisson, remontant doucement
Au fur et à mesure, comme un pendu !
Vous déportez et nous émigrons, ô Paradoxe !
Des villages entiers voués à la reconstruction
De l’Allemagne et à la mise à jour de la vie
Quotidienne des Français. Nous revenions
Avec le sentiment d’avoir déserté la terre
Qui nous donna le jour. Ma voiture, une Citroën,
Ne fit pas son effet. Ils étaient tous partis.
Seul Ochoa, qui était né avec une tête de loup,
Avait conservé la maison familiale
Que les eaux n’avaient jamais menacée
Comme elles avaient menacé les autres.
Et la vigne aussi fut conservée avec
La même obstination. Les hauteurs
De Polopos sont maintenant le haut lieu
De ma substance. Ochoa connaît le secret
Du vin et j’en chante les effets
Sur un esprit qui ne pouvait être
Que le mien. Qui d’autre au-dessus
De l’eau tranquille qui a tout effacé ?
Qui d’autre sinon cet autre moi-même ?
Ma gourde est vide, étrangère. Pas de souci
Pour l’homme qui t’accompagne. Il a soif
Et il boit l’eau de notre fontaine,
Pas le vin que je ne partage plus depuis
Longtemps. J’ai rendez-vous avec le diable
Chaque fois que j’en finis avec ce fini.
La fillette proposait ses joues aux embruns
Ou à la rosée, comment nommer ces gouttes
D’eau ? Maintenant courrez avec l’homme !
Tournoyez parmi les bêtes qui m’appartiennent.
Me voici seul avec la femme d’un instant
Passé à évoquer Paris et son Cézanne
Perpétuel. O mouvement ! Elle regardait
La ligne brisée de l’horizon en proie
Aux tourments de l’été et ses yeux
Ne retrouvaient pas le chemin emprunté
Il y avait une heure à peine. Sa langue
Gouttait les gouttes avec parcimonie.
Ses cheveux comme la toile d’araignée
Des matins d’hiver et ses bras comme
Ces personnages imaginés dans la paroi
Du calcaire de nos mines. Les mains
Décrivaient le voyage d’un point
À un autre du paysage. Elle se trompait
Sur les détails que l’attente me donne
Comme points de repère de mon périple.
Les mots naissaient des complexités
De la narration là où moi-même eusse
Accompli le rite de la chanson.
Bientôt elle n’aurait plus rien à dire.
Alors le silence s’accroît d’une autre
Femme et la boucle est bouclée, je le sais.
Il se passe que j’appartiens au paysage
Retrouvé. J’en extrais les scories bleues
De mon ciment verbal. Le vin coule
Entre la description et les passages flous.
Voici ma main, ma langue et l’extrémité
De mon corps. Ce qui arrive est un moment
De source que Cézanne a rencontrée enfant.
C’est l’enfant qui est le secret de tout.
À l’œil nu, elle perdait la perspective
Du chemin de l’aller et espérait naïvement
Que je lui montrerais les prémices du retour.
Vous qui connaissez le moindre détail
De ce décor. Mais je ne connais que l’attente
Et encore je n’en dis rien pour l’exorciser.
Nous passons notre temps à trouver le temps.
Nous ne trouvons pas les lieux ni les personnages.
Et que penser de cette logorrhée qui me prend
À proximité de la chair ?
GISÈLE
C’est la poésie
Des voyageurs immobiles,
OMERO
dit-elle comme
Si elle se souvenait d’en avoir rencontré
D’autres au long cours de son immobilité
Relative. Nostalgie d’un temps réduit
Au pire à des photographies et au mieux
À des lettres d’amour. Croiser la femme
Accrocheuse d’étoiles est une habitude
D’enfant. Elle s’arrête un instant
Pour évoquer les lieux du bonheur
Et des personnages apparaissent entre
Les lignes. Un accompagnement d’enfants
Et d’homme fragilisé par ses infidélités
Trouble l’eau de la conversation. Je sens
Le bouc et vous vous souvenez de l’instant
Passé à prévoir la sentence suivante.
J’adapte le berstu à ma condition
De gardien de troupeau étranger à toute
Nation et Ochoa m’en veut comme une femme
S’en prend aux miettes de pain sur la table,
Celles qu’on réduit au parterre d’une main
Habituée au harcèlement des insectes.
Nous nous quittons. Chacun son chemin,
Moi en rond pour revenir et vous en ligne
Droite qui se brise finalement avant
La fin des voyages d’agrément. Les enfants
Sont des petits chevreaux et l’enfant
Qui s’en distingue est une proie facile.
Mais il arrive qu’un troisième enfant
Ne tiennent pas ses promesses et Paris
Est un enfer comme les autres. Cézanne,
Je te salue sur la crête de coq de mon mirador.
D’ici, je prends la mer et la terre me ressemble
Comme tu aurais voulu qu’elle ressemblât
Au commun des mortels. Des oiseaux reviennent
De je ne sais quelle apparence dont tu es
Le responsable. Seul parmi les hauteurs
Dont j’hérite comme le pauvre trouve de quoi
Exister encore, je donne mes mains à la couleur
Et mes entrailles au silence. La rivière
Ne coule plus comme elle nous a nourris
D’instances plus probables que la poussière
Des chemins. Les arbres s’en vont aussi
À moins qu’on ne les dresse sur leurs pieds
D’argile. Murs blancs des résidences d’été.
Ma Citroën a l’air d’un personnage.
Voici le chien à l’ergot caractéristique.
Nous te saluons à la base des points de fuite.
Nous sommes seuls comme des étoiles.
Peu d’hommes ont survécu à l’enfant.
Ici les enfants sont des petits chevreaux.
L’AUTEUR
Il n’y a pas d’enfant qui s’en distingue nettement.
OMERO — berger et poète
OCHOA — idem
FABRICE DE VERMORT — touriste
GISÈLE DE VERMORT — son épouse, mariée depuis seize ans
ALIZ — leur fille, huit ans
NÉRON — leur fils, dix ans
LE CHEF — garde civil, sergent
RAMIREZ — idem, subalterne puis chef
PILAR — femme du village
ANGUSTIAS — idem
VIRGINIA, DOLORES, TROISIÈME JEUNE FILLE
L’ÉTRANGER, LA TOURISTE — promeneurs
LE JEUNE HOMME — comédien
GARDE CIVIL
LES ÉRINYES (trois)
L’AUTEUR
ACTE premier
Hier
Scène unique
Gisèle, Omero, l’Auteur, Fabrice, Ochoa, Néron, Aliz
Premier temps
(La terrasse de la maison d’Ochoa, sous la vigne. Des tables comme dans un café. Au fond, la roche et côté jardin, le paysage montagneux. Côté cour, la maison, la cuisine.)
GISÈLE — Vous autres ! Mais si j’en crois l’évolution des sciences, ce sera vous ou nous. Nous ne pouvons pas perdre tout ce temps passé à reproduire. Le spectacle de vos compensations ! Le plaisir vous agresse à notre place, moment favorable aux disparitions. Je ne veux plus souffrir. Pas même une pensée. Nous avons beau aimer avec sincérité, vous n’allez jamais au bout de cette voie tracée entre la chair et sa durée. Jamais plus loin qu’un cri. Entre nous, l’enfance pourrait devenir l’unité véritable mais la trilogie fatale vous sert de roman et nous nous retrouvons seules avec ce qui reste de l’enfant conçu avec vous. Nous sommes l’avenir des peuples primitifs ! À quel moment devient-il inévitable de nous séparer en laissant toute trace d’histoire en marge de la nécessité ?
OMERO —
Hay un camino,
sin piedras
para decir
a los pies :
Yo existo
Hay un camino,
el horizonte
no es el futuro
el polvo
no es el pasado
De presente
quizás una mujer
quizás nada
El camino
de la espera
L’AUTEUR —
L’été
à Polopos
les oiseaux
produisent des cigales
sur les troncs
des eucalyptus
et des oliviers
Je dors
à l’abri
de ton feu
universel
sous les pentes
des toitures
où vivent
des oiseaux
Le matin
à Polopos
les oiseaux
réveillent les cigales
et les troncs
des eucalyptus
deviennent rouges
comme les turgescences
du printemps
Les oiseaux
se réveillent
au-dessus de moi
dans les branches
qui touchent
le toit
de ma maison.
Il y a un chemin
et pas de pierres
pour dire
J’existe
Horizon
Poussière
et Femme
sont les maîtres mots
de cette existence.
La guitare
d’Omero
remplace le pipeau
des bergers
Et les chants d’oiseaux
mes rêves
les plus récents
ceux qui ont encore
des ressemblances
avec la réalité.
Puis les oiseaux
s’identifient
un à un
puis par couple
par volées
géométriques
et faciles
hirondelles des fils
tourterelles des cimes
des poteaux
moineaux des feuilles
d’ombre
la chouette demeure
invisible
et le merle
croise les geais
bavards
Puis les insectes
me visitent
tous plus ou moins
menaçants
L’air change
la terre se peuple
en surface
et en profondeur
la terre aimée
comme la vie
et le ciel
et toute la matière
qui fonde
les théories
de l’infini
et du néant.
Ayant perdu
la place
qui me revenait
parmi les penseurs
de ce monde à genou
je tisse des toiles
au lieu de les peindre
j’enfile des mots
et je ne les dis pas
au passant
à la passante
qui peut être
un enfant
Perdu
le fil
et invisible
l’autre côté des carreaux,
cet intérieur
de bois
et de terre
ne m’appartient plus
comme il a reproduit
toutes les existences
qui m’expliquent
Écrivant
au lever
de ce corps
maintenant
moitié vivant
moitié mort
avec la poésie
qui me mord les lèvres
et les anecdotes
et les pensées
qui reviennent
avec leur charge d’enfance
et d’adolescence
je croîs
dans les statues
et leur présence
projette des ombres
de personnages
OMERO —
Il y a un rythme
et ici
je différencie
la prose
du vers
la prose est féminine
et le vers est l’homme
en proie
au vertige
Je reconnais
la femme
comme si elle était mienne
et l’homme je le crée
comme la boue
existe déjà
Je les ai perdus de vue après que les enfants eurent jeté les coquilles de grenades. Je suis allé jusqu’au barrage mais cette fois je ne suis pas monté pour contempler l’eau. Trop miroir, l’eau et le ciel pas assez reflet et moi comme une existence générique. Les bêtes ne m’ont pas suivi. Pas assez d’herbe ou trop de cailloux et de terre craquelée. En revenant, j’ai sucé les sucs des berges et mâché le cœur des chardons. Je faisais le chien avec les oiseaux et l’oiseau avec l’ombre. De quoi avions-nous parlé ? Qu’avions-nous évoqué qui impliquât une suite ? D’habitude, les touristes passent et nous les réduisons facilement à cet éphémère. Comment expliquer qu’un homme tombe amoureux d’une femme s’il n’est pas dans le besoin ? Voici l’auteur qui cueille des trouvailles comme dans le lit du Lot. Nous montons pour notre vin. Il ne boit pas le vin. Il en fait ce qu’il veut. Rien n’est perdu qui a été payé. Rien à regretter en cas de commerce. Il marche comme un soldat. Il marche sur les fleurs et trouve des objets du regard à fleur de la terre. Il me donne à observer des pertinences compliquées de géologie et de croissances superficielles. Ses mains caressent tout ce qu’elles trouvent. Avec des mains pareilles, ma chanson s’éterniserait. On n’écrit pas quand on possède des mains capables d’une telle exigence rétinienne. Et c’est moi qui joue ! Sous la tonnelle d’Ochoa, bien à l’ombre mais pas à l’abri des insectes, ils parlaient d’eux :
Deuxième temps
GISÈLE — Quelque chose ! Dis-le ! Dis ce que je veux entendre maintenant que la vie est définitivement changée par la persistance de tes obsessions. Ce temps perdu à observer. Qu’est-ce que j’attendais de ce silence ? J’étais presque obstinée ! Et j’attendais que tu me parles, attendant que ton corps me le dise puisque tu te taisais.
FABRICE — Il n’y avait que le silence et ta paresse.
GISÈLE — Le lit et la fenêtre ! La lumière du matin est si différente de celle qui nous abandonne la veille ! Je n’avais pas dormi.
FABRICE — C’est ce que prétendent tous les paresseux.
GISÈLE — Je n’avais pas dormi ! Et le rêve dans les gouttes de ta sueur. Je haïssais cette caresse mais je te la donnais. Le temps arrive à s’apaiser comme la rivière de mon enfance après les bois de nos contes.
FABRICE — Les vieilles racontent n’importe quoi.
GISÈLE — Ta facilité à revenir des plus longs voyages. Je n’attendais plus. Mon corps devenait envahissant. Nous ne parlions jamais de tes découvertes. J’imaginais ta patience et les dédales d’une ville inconnue. Parfois la forêt s’interposait et ses animaux s’avançaient. L’hiver, nous fermions les volets et l’attente s’ajoutait à la croissance. Je te suppliais de ne plus t’en aller aussi loin.
FABRICE — Tu aurais dû épouser un employé de la préfecture.
GISÈLE — Mais ne m’a-t-on pas donnée plutôt ? J’avais ce désir intense de choisir. Leur influence s’annulait dans mon désir. Le matin devenait transparent comme le carreau des fenêtres. J’agitais les rideaux pour noyer mon regard. Tu passais sur le chemin. Tu me désirais. Et j’interrogeais mon corps au lieu de le soumettre à tes exigences. Ils m’ont trahie !
FABRICE — Nous trahissons avec une telle facilité à l’heure de remettre de l’ordre dans le monde qui nous appartient ! Je ne me souviens pas de ton visage derrière le rideau. Je te voyais plutôt juchée sur une échelle pour cueillir les cerises de ces beaux mois de juillet qui promettaient tous les recommencements. Tu n’étais pas à la vitrine de tes pensées ! Tu agissais comme toutes les filles en âge d’être dépossédées. Tu te donnais en spectacle sur les échelles !
GISÈLE — Ne parlons plus !
FABRICE — Ils ne comprennent pas.
GISÈLE — Il comprend, lui.
FABRICE (à Ochoa) — Vous comprenez, vous ?
GISÈLE — Tu deviens inconvenant. (à Ochoa) Excusez-le s’il vous a offensé.
FABRICE (à Ochoa) — Excusez-la si elle vous a promis de vous revoir.
GISÈLE — Il n’est question que de ton obscénité !
FABRICE — Appelle cela comme tu voudras. Je suis détruit. Je ne recommencerai que dans mes rêves.
GISÈLE — C’est bien ce qu’ils en pensent : pas de regret. Ils condamnent cette absence de repentir.
FABRICE — Tu en sais des choses sur ce sujet !
GISÈLE — Il y a longtemps que je me renseigne.
FABRICE — Il y a longtemps que je souffre. Je ne sais même pas ce que je cherche dans cette pratique douloureuse.
GISÈLE — Et tu te plains ! Quelle honte sur nous !
FABRICE — Passage de la confidence aux reproches. Elle arrivera au seuil du tribunal avec ce qu’il faut pour exagérer la portée de mon geste.
GISÈLE — Nous n’en sommes pas là.
FABRICE — Tu ne lui as encore rien demandé ? On dirait qu’il attend. (à Ochoa) Nous ne sommes pas venus pour notre vin. Je veux dire que ce n’est plus la raison. Nous venons de changer nos habitudes pour cet instant qui ne se reproduira plus dans la prison à quoi elle veut me condamner. Oublions plutôt.
GISÈLE — Ils ne regrettent jamais. Jamais un regard, ce regard qu’on s’attend à rencontrer finalement comme s’il était encore possible sinon d’oublier du moins de... raisonner.
FABRICE — Elle parle comme si je ne souffrais pas moi-même. Je me défendrais. J’irai au bout de ma confession.
OMERO (jeu) — Nous arrivions. Moi avec ma gourde gonflée d’air et l’auteur avec sa petite poterie de vermeil qui ressemble à un objet du culte. Je n’ai jamais rien pu savoir de ce culte. Il ne boit pas le vin. Ochoa alourdissait l’ombre de son immobilité patiente. L’homme était assis au fond de la terrasse, contre la roche. La femme côtoyait la petite Aliz qui me souriait comme si rien ne venait de se passer. Nous avions rencontré Néron dans le chemin où il chassait des insectes plus rapides que sa lenteur de petit paresseux. Un jour, nous haïrons les enfants que nous n’avons pas été, prédisait l’auteur. Il parlait de Jephté et de sa fille, de Vigny qu’il relisait. Il avait une idée pour expliquer aux autres ce que c’est la poésie et pas seulement en commençant par montrer ce qu’elle n’est pas. Je suivais le fil de sa conversation et il me sembla que Gisèle s’apprêtait à le rompre. Ochoa parut soulagé par notre arrivée inattendue. L’auteur comme moi-même, pour des prémisses différentes et peut-être contradictoires, avions prévu cette visite pour le lendemain. Ochoa imposa sa carrure blanche aux sourdines qui le dérangeait depuis au moins une heure.
OCHOA — J’ai un Gálvez-Cintas de quatre ans d’âge. Ce matin ils me l’ont livré. Je ne l’attendais plus.
L’AUTEUR — Pas bon le vin qu’on vient de transvaser.
OMERO — Pas bon en France. Bon ici !
L’AUTEUR —
Je lui dois une hostie
o ma fille
et c’est vous !
OMERO —
Qui
ne voyant arriver
l’ombre d’une promesse
se soucie
du temps qui passe ?
GISÈLE — Je voudrais téléphoner. C’est possible ?
OCHOA — Je vais vous composer le numéro. Le cadran est un peu encrassé.
GISÈLE — Vous parlerez aussi. Je ne sais pas cette langue.
FABRICE — Elle veut dire qu’elle l’a oubliée.
GISÈLE — Il faudra leur expliquer...
OCHOA — Leur expliquer quoi ?
GISÈLE — C’est si difficile ! Je ne sais plus !
FABRICE — Elle sait depuis le début.
OMERO — Nous, on est toujours dans l’embarras quand le temps nous mêle à ses circonstances. Nous préférons les marges de l’attente. Nous évitons les impératifs des voix qui n’appartiennent pas à notre patience. Fais ceci ! Fais cela ! Cela finit par ressembler à une conversation mais nous ne sommes jamais sûrs d’en être les dépositaires attendus. Laisser Ochoa chez lui ! Il cracherait demain dans notre vin !
L’AUTEUR —
Les choses
les pays
l’infini
ce qu’on en pense
comment on résout
la division par zéro
pourquoi on ne part pas
et le plaisir
qu’on trouve
au gré
du temps
seul chemin
reconnaissable
Je ne suis plus seul
quand je suis seul
je suis infini
quand vous cessez d’exister
Ce que nous ajoutons
peut durer
comme durent
les choses
les nations
et cette idée
que nous avons
de la création
quelle que soit cette idée
ce que nous ajoutons
par division
infinitésimale
ou nulle
si la mort
devient obsédante
comme le pain
quand on a faim
et que personne
n’a ce désir
de sauver le corps
de sa détresse
Ce que nous ajoutons
a quelque chance
d’exister
si la langue conserve
ses adjectifs.
Troisième temps
FABRICE — Faites ce qu’elle vous dit.
OCHOA — Bonjour Omero.
OMERO — (Ode au vin — épure)
Le vin
n’a pas raison
mais il n’a pas tort non plus
Pas de verre
pour le boire
juste le soleil
et l’attente
sous un chêne
où la pierre
est le seuil
de moi-même
Pierre creusée
par dix générations
de bergers
Leurs fesses
ont modelé l’idéal
de la position assise
face à la distance
qui nous sépare
de la civilisation
Le vin attend lui aussi
le moment vient toujours
la nuit encercle le jour
qui ne meurt pas
sinon il renaîtrait
et nous aurions le temps
de tout recommencer
au lieu de remplacer l’attente
par le jeu
Le vin a ses raisons
Il n’explique rien
Ne donne rien
Ne remplace pas
ce qui manque
ce qui finit
dans l’oubli
La terre du vin est un chef-d’œuvre
des lieux consacrés
à l’attente
La vigne se répand
sur les mottes dures
et nous traversons l’invisible
sans trouver les mots
pour le dire
La terre
en pentes
douces
les ravinements
des pluies
l’herbe folle
et les chemins
calculés
dans la trajectoire
des pierres
qui descendent
des parois
de marbre
et de calcaire
Le vin revenait
au premier jour
à la première fermentation
à l’alchimie
de l’instant
que personne
n’a encore exprimé
Le vin et la terre
se croisaient
comme des oiseaux
dans le ciel
et je cherchais le sommeil
comme s’il n’existait pas
comme si je devais
l’inventer
Nous écrivons
sur les arbres
à la pointe du couteau
comme le couteau témoigne
des moments de désespoir
dans la chair des femmes
ou de l’homme
qui n’a pas attendu son heure
Le vin des garrots
a donné sa place de vainqueur
au vin des perpétuités
relatives
Ce n’est pas plus mal
On se sent moins haï
On tue plus facilement
que la maladie
Vin des enfants
nés du plaisir
si ce n’est pas mentir
de le croire
Une femme s’interpose
belle comme l’avoine des talus
ou mauvaise comme l’eau des agaves
une femme arrive à point nommé
pour achever
l’œuvre du vin
lui donner un sens
une raison
de plus
Le vin n’a pas raison
à la place de la femme
que le hasard a mise sur votre route
mais si ce n’est pas le hasard
et que la femme s’en est allée
sans vous
parce que vous ne partiez pas
aussi facilement
alors l’attente
est pire
que la rotation infâme
de l’étau
pire qu’un lit
refait chaque jour
par habitude
de l’ordre
Le vin sortait de ma bouche
comme les mots
de tes mains
sur ma chair
endormie
créature de ma facilité
à recréer les circonstances
prévues
par la communauté
créature née du croisement
de la transparence
et de l’invisible
plan sécant
des cassures
peut-être plis
de mes draps
Le vin
et la terre
La terre
et nos errances
Nos errances
et l’attente
de ceux qui voyagent
au lieu de tenir leurs promesses
Nos fenêtres sans carreaux
Nos chambres sans fenêtres
Les dalles de nos toitures
Le rayon oblique du matin
que répercute un miroir
placé avec justesse
Viendra l’automne
et sa coulée de marbre blanc
qui fit couler l’encre
des journaux locaux
L’hiver à point nommé
cristallisera infiniment
les surfaces
Puis le printemps
et ses calculs
de rentabilité
Au vin
il ne reste guère
que l’été
et encore
à condition
de le boire
et d’en attendre
ce qui lui revient
de droit
d’aînesse :
le rêve
et ses petits animaux
de peinture
et de murs
langage du désert
et langue de l’appui
au sol
Voici le vin
chanté par l’homme
qui le connaît
Vin des matins et des soirs
Fil d’Ariane des récits
Mémoire de nos chemins
et des ruelles
aux seuils inspirés
par les caprices de la roche
Mémoire et oubli partiel
des meilleurs moments
de cette croissance de l’homme
à la fois en marge et au cœur
de la civilisation
Vin des rideaux tirés
et des chaises des seuils
Vin de la sagacité
et du désespoir
Vin de l’entente
et des voyages
Les chats traversent l’air
comme des chauves-souris
et le chien
s’endort
sur la murette
désertée
Plus d’hommes pour jacasser
plus de femmes pour occuper les fenêtres
plus d’enfants pour la rapidité des seuils
et plus de vieux pour la patience des murs
Voilà où nous en sommes
ce que nous quittons
ce que rien ne remplacera
Il n’y a pas de vin sans raison
mais le vin n’a pas raison
et pour ce que je viens d’évoquer
on ne peut pas dire non plus
qu’il a tort
D’ailleurs
est-ce bien un personnage
si nous en sommes les buveurs ?
La poésie aurait-elle un corps
si nous nous en nourrissions ?
Quatrième temps
FABRICE — Bravo !
GISÈLE – Il s’amuse !
OMERO — Ma gourde et un verre plein !
OCHOA (embêté) — Je ne sais pas trop, pour le téléphone... Vous devriez retourner à l’hôtel et en parler avec quelqu’un. C’est délicat.
GISÈLE — Vous ne me croyez pas ?
OCHOA — Si, je vous crois ! Je n’ai pas de raison de douter mais il me semble...
GISÈLE — ... que ce n’est pas votre affaire. Nous ne pouvons tout de même pas rentrer ensemble après ce qui s’est passé.
OCHOA — Il restera ici. Il a l’air... comment dire ?
GISÈLE — Ne dites rien si vous craignez de lui trouver des excuses.
OMERO — La gourde pas trop pleine à cause du bouchon qui ne visse plus à fond et le verre à ras bord pour je ne sais plus quelle raison. (à l’auteur) Allons nous asseoir à l’écart. Nous parlerons. Mes chiens savent attendre.
GISÈLE — Je vous laisse le garçon.
OCHOA — Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Il ne me connaît pas. Qui sait ce qui se passera si...
GISÈLE — Téléphonez, s’il vous plaît ! Vous leur expliquerez.
OCHOA — Ils ne comprendront peut-être pas aussi vite que vous croyez. Ce sont des hommes. Moi non plus je n’ai pas compris tout de suite. J’imaginais autre chose puis j’ai pensé...
GISÈLE — Je ne vous en veux pas. Téléphonez ou bien gardez le garçon, je vous en prie.
FABRICE — Tu devrais cesser d’ennuyer cet homme.
OCHOA — Je vais remplir la gourde et le verre servir.
OMERO —
Ce n’est pas que nous soyons discrets
ni indifférents
mais la femme
nous amène
l’orage
en pleine sécheresse
Nous préférons trouver de l’eau
plutôt que de la suivre
sur ces chemins
jamais empruntés
sauf pour retourner
chez soi
sous l’averse orange
qui nous a surpris
en plein sommeil
l’après-midi de son arrivée
parmi nous.
L’AUTEUR — De quoi parlez-vous ? Vous avez encore omis de me raconter le début.
OMERO —
Il n’y a pas
de commencement
à ce qui ne s’achève pas
La femme traverse
la vie
en ligne droite
La femme segmente
notre temps passé
à chercher le bonheur
Elle nous reproche
de perdre du temps
Qui la suivra demain
quand la nuit
nous aura inspiré
la chanson de la séparation ?
OCHOA (servant) — La gourde, pas trop pleine et le verre puisque monsieur ne boit pas. Quelque chose vous mangerez ?
L’AUTEUR (intervenant) — Je goûterai aux olives au fenouil.
FABRICE — Tu peux partir tranquille. Je ne m’enfuirai pas. D’ailleurs où irai-je ? Je ne veux pas renoncer avant d’être convaincu par leur jugement. Personne ne me convaincra avant que ce soit écrit. J’ai peur.
GISÈLE — Néron, mon amour, tu ne peux pas comprendre mais maman doit te laisser un moment ici. Tu comprends ?
NÉRON — Je peux jouer malgré ce qui s’est passé ? Aliz part avec toi ? Où l’emmènes-tu ?
GISÈLE — Ces hommes ne peuvent pas m’aider...
NÉRON — Ils me croiront. Je suis un homme.
FABRICE — Cesse, veux-tu, de harceler cet enfant !
NÉRON — Oui, c’est vrai : si je dois rester, donne-moi la raison.
GISÈLE (presque suppliante) — Je ne vous demande pas grand-chose. Vous parlerez à ma place sans donner tous les détails.
OCHOA — Mais je ne les connais pas, les détails, moi ! Dites-leur que c’est grave, que vous êtes menacée, qu’il est dangereux, que moi-même je ne peux rien tenter ! Ce n’est pas si difficile de téléphoner soi-même !
GISÈLE (à Aliz) — Tu comprends pourquoi tu ne peux pas rester ? Néron nous fera perdre du temps. C’est sa fragilité, là, quelque part je ne sais où dans sa poitrine, le cœur et autre chose.
ALIZ — Nous courrirons ?
NÉRON — Je ne parle jamais de vos fragilités devant les autres ! Au moins, quand je joue, les insectes me font oublier que j’ai toujours un peu mal et si je ne souffre pas plus, c’est grâce aux médicaments. Tu n’es pas obligée de comprendre, Aliz. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Maintenant elle veut mettre fin à tout ce que nous connaissons. Elle a décidé de tout casser avant que ça arrive encore. Elle savait peut-être que ça arriverait aujourd’hui, peut-être exactement comme c’est arrivé.
OCHOA (à l’auteur) — Elle ne semble pas affectée. Regardez son visage. Croyez-vous que la femme ment ?
OMERO — L’homme mentirait-il si elle mentait ?
L’AUTEUR — Téléphonez-leur. Qu’on en finisse !
FABRICE — J’ai peur. Peur de ne jamais rien regretter. Où trouverai-je un pareil moment de sincérité dans ce corps voué aux passions de l’instant ? Quelle peur pourra leur inspirer des circonstances atténuantes ? Je ne serai même pas jugé dans mon pays mais j’y purgerai ma peine. Ma peine ! Comme le mot est inexact ! Je voudrais du vin moi aussi !
OCHOA — Oui mais alors pas trop parce que je ne sais pas moi !
OMERO — Donne-lui tout le vin qu’il veut ! Ou bien téléphone et laisse cette femme écouter par-dessus ton épaule ! Le moment est venu de choisir. (à Gisèle) Voulez-vous que je téléphone ? Je promets de ne pas avoir l’impression de trahir un homme. Je serai votre interprète.
OCHOA — De ce qui ne te regarde pas tu te mêles !
FABRICE — Le vin, demi-verre et quelques olives comme monsieur.
GISÈLE (heureuse et désespérée) — C’est gentil à vous. Dites-leur que je n’en peux plus.
FABRICE (imitant Ochoa) — Peur elle n’a pas.
OCHOA — Le téléphone est dans la cuisine.
L’AUTEUR — Il faut bien faire quelque chose sans trop chercher à comprendre.
FABRICE — Mieux vaut téléphoner. Elle se perdrait en chemin, trouvant le temps d’injecter son venin dans le cerveau de cette enfant.
L’AUTEUR — Elle raconte des histoires ?
FABRICE — Non. J’ai caressé cette enfant. Ce n’est pas la première fois. Cette fois...
GISÈLE — Cesse, veux-tu ! Ce n’est pas le moment !
FABRICE — Maintenant ou dans les circonstances que tu suggères déjà ?
OMERO — Il y a la tonalité ! Qu’est-ce que je dois faire ?
OCHOA — Composer le numéro.
OMERO — Dire !
OCHOA — Ah ?
FABRICE — Dites-leur, pour commencer, que je suis tranquille comme si rien ne s’était passé. Quelquefois rien ne se passe et c’est la femme qui devient l’auteur des circonstances. Rappelez-lui que ce sont les faits qu’on juge et non pas l’homme. L’homme est déclaré responsable si les faits le démontrent ou innocent si sa responsabilité n’apparaît pas aussi clairement que la haine compréhensible des victimes collatérales. Demandez à Aliz ce qu’elle pense.
NÉRON — Nous ferions mieux d’aller jouer.
ALIZ — Plus loin ? On n’entendrait que nous...
GISÈLE — Aliz je vous interdis d’aller jouer maintenant !
OMERO — « Vous » ?
OCHOA — Oui, « vous ».
OMERO — Plus de tonalité.
OCHOA — Attendons.
OMERO (troubadour) —
Comme qui s’en irait
à la guerre
sur un palefroi
ou un roussin
OCHOA — Chut !
Cinquième temps
L’AUTEUR (Ode au bonheur — improvisation) —
Quel poète,
qui ne serait pas
le reflet exact
de son semblable,
est lu
ici-bas ?
Quel poète,
à défaut
de bonheur
proposant la langue,
est apprécié
ici-bas ?
Quel poète
ici-bas
trouve
le terrain
du partage
équitable
entre l’écriture
et la lecture ?
Quel poète
renonce
aux métiers
de l’Ananké ?
Et pourquoi
ne serais-je pas heureux
au contact de la nature
qui s’en va
aussi bien qu’à la surface
impénétrable
des zones industrielles ?
La question
douloureuse
de la littérature
à quoi on appartient
ou pas
selon la chance
ou le désir
se pose
en marge
des lieux
où le bonheur
est celui
du contact
du glissement
de la pénétration
du moi agissant
à la surface
du visible
de l’audible
du compréhensible
et de tout ce que l’errance
autour de soi
décrit
raconte
raisonne
Je serais simple
comme un bonjour
aux éléments
ou complexe
comme l’insomnie
Ai-je le choix ?
Entre la nuit
qui lutte
contre le sommeil
et le jour
qui se donne au soleil
est-ce le bonheur
ou la tentation de l’ivresse
ou pire de l’oubli
qui m’inspire
un instant
de lucidité
élémentaire ?
Simple ou complexe
tout ou rien
beaucoup ou pas assez
les choix sont comme la pluie
— nécessaires —
Nous qui avons le génie
des déséquilibres
et l’infinie patience
de la cohérence
sommes-nous à ce point
solitaires
que le bonheur
devienne une fin ?
Le bonheur
est une goutte
parmi les autres gouttes
de bonheur
occasion d’écrire
pour être lu
par n’importe qui
mais la langue n’est pas
aussi légère
reconnaissons-le !
La langue
façonne
elle n’explique pas —
Nous étions mille
un seul a survécu
à ce qui n’est
ni usure
ni complot
ni paresse
C’était quelque chose
de mesurable
mais nous avons pensé
à des institutions
à des idées appliquées
à la nécessité du repos
à l’angoisse
aux morts qui témoignent
sans arrêt
de la mort
Nous avons pensé
au lieu de pratiquer
ce qui donne une existence
commune
à la langue
Nous étions loin
de toute appréciation
tranquille
loin d’un simple bonjour
peut-être même
de l’autre côté
des lieux de réunion
J’achèterais une maison
si le temps m’était aussi précieux
que la langue
Les chemins reconnaîtraient mon pas
et les arbres ma présence immobile
La toiture métallique
des anciens ateliers de sculpture
me donnerait l’idée
d’un espace
à conquérir
Nous étions quelquefois
sur le point
de nous toucher
mais le vent ou l’averse
intervenait
et nous nous quittions sur un adieu
Nous n’étions pas
importants
à ce point
J’imagine qu’autrement
ni le vent
ni la pluie
n’eussent imposé
ces petites fuites parallèles
qui rejoignent les maisons
louées grâce à des revenus annexes
ou achetées avec une part d’héritage
Sinon nous n’avons pas vu
ceux qui dorment dehors
et tiennent l’éveil
à bout de bras
comme une lampe
au-dessus de l’écritoire
Qui sont-ils
ceux que nous ne voyons pas
mais qui résistent à nos effacements ?
Sixième temps
OMERO — Tonalité !
GISÈLE — J’arrive.
OMERO — Je compose [...] J’espère que vous avez de bonnes raisons [...] Oui ? [...] Omero [...] de Polopos [...] le berger oui [...] Je vous salue [...] Non, ce n’est pas pour vous saluer que je téléphone [...] Il semble que ce soit, disons, sérieux [...] sérieux, grave peut-être, vous en jugerez vous-même (à Gisèle, bouchant le combiné avec sa joue) Je ne suis pas en bons termes avec eux à cause des lièvres (la voix d’Ochoa : ce n’est pas le moment, les lièvres !) [...] Alors voilà [...] elle aurait [...] non, c’est moi qui dit elle aurait [...] je dis elle aurait parce que [...] elle dit qu’il l’a fait [...] Qu’est-ce que j’en sais, moi ! On vient crier au secours dans ma maison et [...] non, dans la maison d’Ochoa [...] Nous sommes chez Ochoa [...] le vin ? [...] nous sommes à peine entrés et [...] l’auteur [...] il ne boit pas, non [...] mais je n’ai pas bu moi non plus (à Gisèle) Je ne sais pas si j’ai bien fait, il y a tellement d’histoires entre eux et moi ! [...] une petite fille [...] il l’a [...] je n’y étais pas [...] des détails ? Elle vous parlera [...] Elle ne connaît pas notre langue [...] l’auteur traduira [...] par signes ! [...] quels signes ? (la voix d’Ochoa : au grain !) [...] Ochoa [...] Il disait au grain, nous y voilà [...] elle dit qu’il aurait [...] oui la fillette [...] parenté ? degré ? [...] elle le dit et moi je dis elle aurait, c’est cohérent non ? [...] Mais c’est vous qui manquez de jugeotte ! Je vous téléphone parce que (grognement d’Ochoa)
L’AUTEUR — Vous n’en finirez jamais !
GISÈLE — Dites que vous êtes témoin.
OMERO (qui a oublié de boucher le combiné) — Mais je n’ai rien vu ! [...] Si j’avais vu [...] on intervient, oui, même si on n’est qu’un berger crasseux [...] je n’ai pas dit que vous étiez [...] Je parlais de moi [...] Ne raccrochez pas !
GISÈLE — Mais que faites-vous donc !
OMERO — On parle de nouveau [...] oui, Omero [...] non, je ne suis pas aveugle [...] je n’ai rien vu, c’est elle qui [...] elle aurait [...] il aurait si vous préférez ! je ne suis pas responsable de [...] de rien, chef [...] il aurait, d’après elle, mais je n’étais pas là pour vous le confirmer maintenant [...] oui, c’est mieux (à Gisèle) Il vaut toujours mieux parler à un chef (la voix d’Ochoa : tu ne l’as pas fait exprès !) Je sais bien que c’est grave [...] Mais je n’accuse personne ! [...] Venez lui expliquer [...] Comment voulez-vous que j’explique à une femme que [...] Son état ? (à Gisèle) il me demande si vous vous sentez bien [...] Comment se sent à votre avis une mère qui surprend son homme en train de caresser leur fille ? [...] sa fille à elle en tout cas [...] Vous devinez [...] je ne vous donne pas d’ordre (la voix d’Ochoa : Il n’y a pas de chef au-dessus de celui-là) [...] elle joue [...] avec son frère [...] plus jeune, je crois [...] ils jouent sous les eucalyptus [...] oui, le cimetière [...] nous aimions nous poursuivre [...] je franchissais les murs [...] si j’étais resté, je serais devenu facteur [...] place promise, oui [...] si vous avez du temps [...] peut-être pas autant qu’elle voudrait [...] difficile ! difficile ! [...] Personne, nous vous attendons (à Gisèle) Ils arrivent.
OCHOA — Caltons !
OMERO — Pas question ! Il veut nous voir tous.
OCHOA — Tu es flic à présent ?
OMERO — À qui abandonnerais-tu ta maison ?
OCHOA — Tu as oublié de raccrocher.
OMERO — J’espère que je vous ai rendu service. (en aparté) J’ai presque envie de m’excuser auprès de cet homme. Comment peut-on souhaiter qu’elle mente ? (à Ochoa) Mieux vaut débarrasser les tables. Quelques gouttes de vin suffiront. Et les noyaux d’olives avant que le chat s’en accapare. Vraisemblable. (en aparté) Quelle angoisse, ces situations qu’on n’attendait pas et qui ne vous concernent que de loin !
FABRICE — Laissez mon verre. Ils ne verront pas d’inconvénient à ce que je boive un peu de vin après ce que j’ai fait.
GISÈLE — Combien de temps ?...
OMERO — S’ils ne s’arrêtent pas chez Ovidio pour jeter un œil par la fenêtre du salon, une heure.
FABRICE — Une heure à tuer le temps.
OMERO — Il n’a tué personne, juste caressée. Un instant qu’elle a trouvé long pour la première fois. Elle l’a dit. Ce n’était pas la première fois. Et là, aujourd’hui, avec cette chaleur et ce manque de conversation, elle atteint le point de non-retour. Je ne comprends pas.
L’AUTEUR — Vous étiez le personnage de la situation.
OCHOA — Vrai il dit.
OMERO — Qu’est-ce que tu sais, toi, des situations où la femme est maîtresse du jeu ? T’es-tu jamais marié avec l’une d’entre elles ?
OCHOA — Chez Ovidio, oui, une fois par semaine, l’argent que je me gagne en sept jours.
L’AUTEUR — Triste comptabilité !
OMERO (à Gisèle) — Nous verrons leur 4x4 quand ils atteindront l’Hermitage.
GISÈLE (aux enfants) — Ne jouez plus ! Ce n’est pas le moment. Néron ! Tu...
NÉRON — Je ?
OMERO — La dernière tempête a emporté nos offrandes. C’est ce jour-là que nous sommes tombés sur la dalle. Même le curé n’en connaissait pas l’existence. Nous nous sommes dit : reliques ou trésor. Et nous avons creusé.
L’AUTEUR — Je ne connaissais pas cette anecdote. Qu’avez-vous trouvé ?
OMERO — Une autre dalle, avec des inscriptions et sous cette autre dalle, encore une dalle !
L’AUTEUR — C’était un escalier !
OMERO — Personne n’est descendu. Après tout, l’Enfer n’est pas si loin. Nous avons les pieds sur une poudrière et nous appelons cela l’Enfer. La dernière dalle était...
OCHOA (en riant) — ... brûlante !
OMERO — ... la dernière. En tout cas, nous n’en avons pas trouvé d’autres. Le tas de terre...
L’AUTEUR — Je vois le tas de terre.
OMERO — Et l’état de nos mains pourtant habituées à creuser.
OCHOA — Qui t’accompagnait ?
L’AUTEUR — Vous n’y étiez pas ?
OCHOA — Je ne vais jamais à l’Hermitage depuis...
L’AUTEUR — Ne me dites rien si vous craigniez...
OCHOA — Je ne crains rien.
OMERO — Il n’est pas le bienvenu.
L’AUTEUR — Si ça ne me regarde pas...
OCHOA — Je n’ai pas dit ça !
OMERO — Les enfants ne jouent plus.
L’AUTEUR — Je ne les vois pas.
OMERO — Ils parlent et elle les écoute.
L’AUTEUR — Et lui, que fait-il ?
OMERO — Il se regarde dans le verre. Il aura un besoin intense de miroir maintenant.
OCHOA — Qu’est-ce que tu en sais ? Par-là tu es passé ?
OMERO — Au Diable si j’ai jamais !...
OCHOA — Non, autre chose... je ne sais pas... tu étais si loin, si indifférent. Tes lettres disaient que tu allais bien mais que tu manquais d’argent. Nous disions : Pourvu qu’il ne se mette pas à voler !
OMERO — Non. Le miroir...
L’AUTEUR — Chut ! C’est la voix d’Aliz qui...
OCHOA — Vous l’entendez ? Comment...
OMERO — Comme s’il savait ce qu’elle était en train de dire. Miroir.
OCHOA (en même temps que la sonnerie) — Téléphone !
OMERO (fasciné par l’immobilité d’Ochoa) — Peut-être rien à voir avec nous. Décroche !
OCHOA — [...] Oui ? [...] Je confirme [...] Qu’est-ce que je confirme ? [...] Et bien, c’est ce qu’elle dit [...] Il le dit aussi mais [...] Mais quoi ? [...] ce n’est pas la même chose [...] Et bien ce que peut en dire une femme blessée et ce qu’un homme confie à un autre homme [...] Trois hommes [...] pas de femme [...] je n’y avais pas pensé (à Omero) pourquoi je n’ai pas appelé moi-même ? [...] Omero a voulu aider cette femme [...] moi aussi mais [...] mais quoi ? [...] je ne suis pas qualifié [...] Omero non plus [...] personne ici n’est qualifié, c’est la raison pour laquelle [...] oui, c’est Ochoa [...] ma voix [...] quelles inversions ? [...] chez moi je suis ! Où voulez-vous ? [...] de quelques jours, pas plus.
GISÈLE (souffle) — Nous venons depuis dix ans. Elle n’était pas née quand...
OCHOA — La voix de la femme [...] Si vous faites votre métier comme elle parle notre langue, alors nous sommes jolis ! [...] Mais non je n’offense personne ! [...] On se fait bien assez d’offenses soi-même [...] pas vous ? [...] Il a raccroché, le chef.
GISÈLE — Une heure...
OMERO — Peut-être moins.
OCHOA — La maison d’Ovidio.
L’AUTEUR — Chut ! Les enfants...
Septième temps
NÉRON —
La grenouille connaissait
Un coin de terre et de gazon
Mais le soleil l’envahissait
Elle perdait la raison
L’AUTEUR — Ce n’est pas tout à fait ça.
OMERO — Chut ! Le refrain.
ALIZ —
Grenouille ! Grenouille !
Pourquoi deviens-tu folle ?
Les fous c’est la nuit
Pom pom
Qu’on les rencontre.
NÉRON —
La grenouille pataugeait
Dans un carré de verdure.
Le soleil n’écoutait mais
La grenouille à l’aventure
De l’ombre et de ses secrets.
Ne franchis pas la clôture !
Le soleil interdit les
Les visites importunes.
ALIZ —
Grenouille ! Grenouille !
Pourquoi n’écoutes-tu pas
Ce qu’on te dit,
Pom pom
Petite folle !
L’AUTEUR —
Le soleil a mis le feu
Au jardin, aux herbes folles.
Toutes les fleurs caracolent
(charme de la cheville dans la chanson)
Dans la cendre chaude.
La grenouille s’abandonne
Sans un cri, sans un reproche.
Le ciel devient couleur d’automne.
Il fait froid dans la chaleur.
C’est la mort
Qui s’approche
Pour annoncer l’hiver.
OCHOA — Pas mal !
OMERO —
Grenouille ! Grenouille !
Tu vas trop vite avec l’été.
Ne sais-tu pas
Que l’été appartient au soleil ?
Que l’automne n’est pas une saison
Et que l’hiver est la fin de tout ?
C’est le printemps qui te le dit
Et le printemps ne ment jamais
Aux grenouilles.
OCHOA —
Grenouille ! Grenouille !
N’oublie pas tes amants...
Huitième temps
GISÈLE — Ça suffit !
OMERO — Dommage.
OCHOA — Pom-pom-pom pom-pom-pom...
FABRICE — On ne joue pas avec les mots comme on s’inspire des petits corps qui s’accrochent à notre imagination comme les gouttes de pluie aux carreaux de nos fenêtres.
OMERO — Il travaille sa défense.
OCHOA — Indéfendable.
FABRICE —
On ne joue pas
avec les mots
comme on s’inspire
des petits corps
qui s’accrochent
à notre imagination
comme les gouttes
de pluie
aux carreaux
de nos fenêtres.
OMERO — Facile !
GISÈLE — Tu...
FABRICE — Continue, mon amour. Qui sont ces gens ? Je leur ressemble, d’après toi ? Je t’ai toujours trouvée un peu masculine. Dans l’acte d’amour et dans son expression verbale réduite à l’onomatopée et aux mots convenus d’avance par je ne sais quelle autorité.
GISÈLE — Promets-moi de ne pas te défendre, de demeurer...
FABRICE — Digne ?
GISÈLE — Tu n’as jamais eu...
FABRICE — De dignité ? N’as-tu pas manqué toi-même d’imagination ?
GISÈLE — La vie n’est pas...
FABRICE — ... ce que tu voudrais qu’elle soit...
GISÈLE — ... aussi...
FABRICE — ... simple...
GISÈLE — ... les enfants...
FABRICE — ... vivront avec cette mémoire : deux leçons si différentes qu’ils en perdront leur chemin. Nous aurions dû nous mettre d’accord avec la même fermeté que l’acte authentique qui nous unit. On ne fait pas des enfants...
GISÈLE — Vous ne faites pas les enfants !
FABRICE — Nous participons tout de même un peu !
OMERO — Vaste débat !
OCHOA — Chut !
FABRICE — Je regrette pour vous, messieurs, que nous ne sachions nous exprimer en vers. Nous ne savons pas non plus improviser. Nous répétons depuis quinze ans.
GISÈLE — Seize.
FABRICE — Le premier est mort-né.
GISÈLE — Que veux-tu que ça leur fasse ?
FABRICE — Il faut bien que j’explique les six années qui précèdent la naissance de Néron. Les attentes, les déceptions. On a l’impression de faire son jardin dans une mauvaise terre.
GISÈLE — Mauvaise graine !
FABRICE — La poésie naît plus facilement du vin, messieurs. Sur ce point, vous serez d’accord avec moi.
OMERO — Un vin à peine bu. Il faut préciser.
OCHOA — La chair chez Ovidio. Un peu aussi avec tous ces cuirs et ces miroirs qui donnent le tournis.
L’AUTEUR — Ne vous mêlez pas d’une conversation dont vous ne connaissez pas les hypothèses.
FABRICE — Nous parlons poésie !
NÉRON — N’oublie pas tes amants...
GISÈLE — Néron ! Je vous interdis...
OCHOA — « Vous » ?
OMERO — « Vous ». Dans ces familles... je voussoyais ma mère. Le père supportait le tutoiement. Comment expliquer ces petites différences qui finissent par vous obséder à un âge où on ferait mieux de penser à l’avenir ? Je franchissais les murs. Le chef s’en souvient comme si c’était hier. Ma facilité, due à un poids négligeable, à sauter les reliefs de notre architecture rurale. Se souvenir d’Omero en plein saut au-dessus de ce qui pouvait bien représenter la limite à ne pas dépasser sous peine de ne plus revenir. Il voulait le poste de facteur. Évidemment, comme tous ceux qui ne l’obtiennent pas, il est devenu gendarme. C’est une femme qui occupe le poste aujourd’hui, la fille de...
OCHOA — La fille de... le fils de... voilà à quoi nous en sommes réduits à notre âge. Quant à l’avenir qui ne te brûle pas les lèvres...
OMERO —
Le lendemain
est si proche
que j’ai l’impression
de toucher
son duvet
de petit oiseau
tombé du nid
— Demain
en commençant par le matin —
Le lendemain est si probable
que ma chair
le connaît
par surprise
Le lendemain est une mesure
de contenu
et de distance
cube et unité
Que me dirais-tu
si je risquais
une allégorie
qui donnerait la surface
à la nuit
qui nous sépare
du lendemain ?
Cherchons encore
oiseaux en moi
cherchons le mot
qui convient
à tant d’insomnie
et à si peu
de repos
Cherchons le moyen
de ne pas nécessiter
le repos exigé
par ce qui n’est plus
et qui deviendra
hier
Rideau
ACTE deuxième
Demain
Scène première
Ochoa
(La terrasse de la maison d’Ochoa)
OCHOA (au téléphone) — [...] Je comprends [...] hier en fin d’après-midi [...] un malheureux accident... du diable si je m’attendais [...] pauvre enfant [...] oui, oui, nous les plaignons tous [...] elle a passé la nuit ici [...] nous ne savions plus quoi dire [...] pas une larme mais pas cette dureté de la veuve qui attend ce moment depuis [...] comme ma mère, oui [...] [...] sauf que ce n’est pas une veuve [...] autre affaire [...] le bouchon ? dans... [...] nécessaire ? nous n’y avons pas pensé. Les femmes savent ce genre de choses [...] fermer les fenêtres [...] détails atroces [...] des chandelles ? Nous n’y avons pas pensé non plus [...] oui, oui, je comprends la raison [...] tout se nourrit de l’air que nous respirons [...] du diable si j’avais pensé que la journée [...] celle d’hier, oui [...] l’auteur, Omero, les enfants et elle, sans compter avec ce [...] comme vous dites [...] le bouchon... je voulais vous demander [...] du coton [...] celui qui me sert pour les oreilles [...] toutes les chandelles de la maison [...] une lampe-tempête [...] j’allumerai la cheminée [...] il faudra monter sur le toit pour remettre le bardeau en place [...] pas trop chaud jusqu’à midi [...] vous en aurez terminé avec cette tâche [...] nous descendrons [...] Omero conduira [...] pas de vin, promis [...] ce n’est pas l’envie qui [...] tous les orifices, j’ai compris [...] la putréfaction a commencé à quel moment ? [...] je ne me fais pas de souci [...] dommage pour cette vie [...] elle a dit : malade, et elle a posé le doigt sur le sein gauche [...] le cœur je suppose [...] l’enquête le dira [...] nous désirons tellement cette connaissance des faits [...] seul pour l’instant [...] je vais descendre jusqu’au cimetière et récupérer tous les cierges de la chapelle [...] je prierai, oui [...] les orifices et l’air environnant, j’ai compris [...] l’obscurité, la lumière des flammes, c’est autre chose [...] pourtant [...] ne vous inquiétez pas, j’ai compris [...] nous vous attendons avant midi [...] la brise jusqu’à midi, ensuite l’air s’arrête et on ne trouve plus le repos [...] Elle a raccroché.
(à voix basse, presque faux)
Grenouille ! Grenouille !
N’oublie pas tes amants,
Les beaux jours de l’enfance
Et le sourire des aïeux.
La mort est entrée par la bouche,
Par la peau ou pire encore,
Elle est entrée par effraction
Sans trace de clé,
Sans bonjour ni bonsoir,
Sans même le bruit des pas
Qui m’éloigne de la veillée.
Tes amants ne sont plus
Qu’un peu de cendre,
Un peu de vin
Répandu comme offrande
Avec les poignées de main
Et les jets de sel.
N’oublie pas qu’ils ont vécu
Un instant de toi-même
Surprise en flagrant délit
De bonheur et de richesse.
N’oublie pas, petite amoureuse,
Que les jardins appartiennent
Toujours à quelqu’un.
N’oublie pas de remettre
En place
Le fil de fer.
On ne quitte pas le jardin
Sans se souvenir
Que c’est ici,
Entre amandiers
Et asphodèles,
Que les amants obéissaient
À tes caprices.
Il n’y aura plus
De rendez-vous
Comme si le jardin
Avait existé
Pour que tu t’en souviennes
Et que je ne me lasse pas
De te le rappeler.
Scène II
Ochoa, Omero
OMERO (qui entre) — Tu chantes faux ! Je me réveille pour entendre ta voix de fausset... A-t-elle dormi ?
OCHOA — Comment veux-tu que je le sache ? L’œil j’ai fermé moi aussi. Les femmes seront là avant midi. D’ici là, il faut que tu me prêtes main-forte.
OMERO — Je suis ton homme ! Ordonne et je franchis tous les Enfers que la sagesse universelle a semés sous nos pieds.
OCHOA — Ne blasphème pas ! Il ne s’agit pas d’un travail d’homme. D’habitude, ce sont les femmes qui...
OMERO (s’assombrit) — Je vois. Mais je te préviens tout de suite que je n’y connais rien.
OCHOA — Je vais d’abord récupérer les cierges de la chapelle, une brassée de ces cierges qui me donnent le vertige rien que d’y penser.
OMERO — Des cierges ? Qu’avons-nous besoin de cierges en ces circonstances ?
OCHOA — Tu n’y connais rien. Tu trouveras le coton dans mon coffre, sous les mouchoirs. Pour les oreilles je m’en sers.
OMERO — Du diable si je comprends quelque chose !
OCHOA — Laisse le diable où il est et fais ce que je te dis !
OMERO — Tu ne te prives pas, toi, de l’invoquer quand les choses ne tournent pas comme le temps. Coton ! Cierges ! Et le vin ?
OCHOA — Pas de vin. Pas avant midi.
OMERO — Nous avons le temps d’avoir chaud. J’aurai plus vite fait de trouver le coton que toi de ramener les cierges. (Ochoa s’éloigne) Vas-tu t’expliquer enfin, fils de...
Scène III
Omero, l’Auteur
L’AUTEUR (qui entre) — Chut ! Elle dort.
OMERO — Voilà au moins une bonne nouvelle.
L’AUTEUR — La porte de sa chambre était entrouverte...
OMERO — Je l’ai fermée moi-même hier soir.
L’AUTEUR — Il fait si chaud !
OMERO — Il faut que je trouve du coton. Dans son coffre, a-t-il dit... pas de vin... on aura tout dit sur ce sujet !
L’AUTEUR — Oui, le coton, et les cierges qui brûlent. Les fenêtres qu’on ferme. Si la nature en avait décidé autrement, non... si la nature n’était pas ce qu’elle était, et que l’air fût nécessaire en abondance et que la chair, au lieu de...
OMERO — De quoi parle-t-il ?
L’AUTEUR — La lumière eût été le symbole de la mort et nous serions à la recherche de l’ombre pour nous reposer du malheur.
OMERO — Vous verrez à quelle heure on va commencer à la rechercher, l’ombre... et ce vin qui me turlupine !
L’AUTEUR — Les Turlupins...
OMERO — Silence ! Elle se réveille.
L’AUTEUR — Ouïe fine des existences solitaires. Je n’entends rien.
OMERO — Elle n’entre pas dans la chambre funèbre.
L’AUTEUR — Les cierges et le coton ! Nous avons perdu un temps précieux ! Dans le coffre, le coton ? (se hausse sur la pointe des pieds) D’ici, je le vois tourner la clé dans la grille du cimetière. Que de temps perdu ! Une nuit entière. Et la chair qui n’attend pas ! (il sort)
Scène IV
Omero
OMERO (seul) — Elle... pourvu qu’elle ait réellement dormi ! Moi je n’ai pas fermé l’œil comme j’ai dit à ce bourrin pour ne pas avoir à m’expliquer. (se hausse sur la pointe des pieds) En effet, il est entré dans la chapelle et il défonce un carton à coups de couteau. Quelle finesse ! Quelle brute ! Quelle éducation ! On se précipite quand le moment est venu de s’apaiser comme le métal qu’on vient de tremper. Mes pieds dans le sable ! J’ai besoin d’une goutte de vin et non pas d’une de ces gouttes de rosée qu’on recueille du bout du doigt sur les toiles d’araignée ! Ou sur les carreaux si le matin vient de surprendre notre attente.
Scène V
Omero, Gisèle
GISÈLE (qui entre) —
Gouttes de rosée
qu’on recueille
du bout du doigt
sur les toiles d’araignée
de nos murs
et de nos charpentes
ou pire sur les carreaux
de la fenêtre
où l’on attend
depuis si longtemps
que plus rien ne nous surprend
pas même le premier rayon
du soleil
qui revient
où nous en étions
avant d’avoir tenté
de n’être plus
au moins un instant
arraché à la nuit
comme un moment
de notre disparition
et de cette possibilité infime
de revoir le jour
sous un angle différent.
Vous souvenez-vous ?
OMERO (après un silence) — Vous ne le dites pas bien (il répète l’ode et aussitôt terminée :) Si nous n’avions pas ce goût pour le commerce, si nous étions plus proche du désir, si...
GISÈLE — Je ne veux plus rêver ! Vous m’avez fait rêver. Combien sont-elles, celles qui ont rêvé que c’était facile, qu’il suffisait de ne rien perdre, de recommencer jusqu’à ce que l’oubli devienne l’attente ?
OMERO — Ce n’est pas de moi, ça. Je me contente de rechanter les conversations et de repasser dans les lieux. Vous avez bien dormi ? J’ai tellement envie de vous poser cette question...
GISÈLE — Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas lutté non plus, si c’est ce que vous voulez savoir, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ce n’était pas vraiment de l’insomnie et si j’avais dormi, ce ne serait pas le sommeil.
OMERO — Voilà ce qui se passe quand le rêve prend le dessus. Comment ne pas rêver dans ces circonstances ?
GISÈLE — Appelez ça comme vous voulez. Je n’ai pas dormi, c’est tout.
OMERO — Je vais faire chauffer un peu de lait.
GISÈLE — À la manière d’Ochoa, s’il vous plaît. Cette pierre me fascine. Il l’a ramenée d’Iraty, je crois. Elle doit être sous la cendre. Plongez-la dans ce lait du matin, qu’il bouille !
OMERO (entrant dans la cuisine) — Du feu en plein été, il faut être fou ! Pas de vin !
GISÈLE — Je n’ai jamais vraiment souffert, pas vraiment perdu non plus. Je ne renais pas, je ne suis pas détruite, on dit que je suis mélancolique mais c’est pour flatter ma tendance aux confessions. Vous ne m’avez rien dit, vous.
OMERO — Je ne vous connais pas. Je ne suis jamais entré dans une femme.
GISÈLE — Je croyais.
OMERO — Pas comme vous croyez. (il sort de la cuisine) Enfin, je veux dire...
GISÈLE (amusée) — Les amants ont quinze ans eux aussi.
OMERO — Que voulez-vous dire ?
GISÈLE — Il y a bien un moment plus favorable que les autres, cet instant qui contraint toute la vie à la circularité. Je n’ai rien vécu de tel et quand je leur demande leur âge, ils ont quinze ans. Quel âge ont-elles ?
OMERO — Ce ne serait pas convenable. Les filles de quinze ans sont prometteuses, tout au plus.
GISÈLE — Et les femmes de quarante ans n’ont pas tenu leur promesse.
OMERO — Quelle promesse une femme peut-elle tenir ?
GISÈLE — Jamais malheureuse, un peu triste quelquefois, des larmes de crocodile et d’imperceptibles pincements au cœur. Je n’ai pas été sensible à tous les évènements de ma vie. Il m’a manqué la contradiction d’un bonheur prêt au partage.
OMERO — Nous vivons comme nous mourrons.
GISÈLE — Je ne suis pas seule, ni abandonnée.
OMERO — Pas de chance alors.
GISÈLE — Par quel hasard, en effet, devient-on ce qu’on peut être ?
OMERO — Voilà le lait qui bout ! Il monte !
GISÈLE — Quelle bonne odeur, le matin ! Dire que nous ne préparons rien parce que nous ne sommes pas des travailleurs mais des mondains.
OMERO — Je travaille, moi. Librement, mais je travaille. (apparaissant avec un bol fumant) Voici le lait.
GISÈLE — Vous êtes adorable.
OMERO — Maintenant, le pain.
GISÈLE (brusquement) — Les taluak de mon enfance !
OMERO (interloqué) — Vous avez...
GISÈLE — J’ai...
OMERO — Crié.
GISÈLE — Et cela ne se fait pas devant un bol de lait ?
OMERO (de plus en plus intrigué et prudent) — Vous êtes si...
GISÈLE — Compliquée ? Ou seulement difficile ? La douleur ne crèvera pas ma carapace, si c’est ce que vous craignez. Je ne me suis jamais donnée en spectacle. Pas même dans un lit avec...
OMERO — Les amants de quinze...
GISÈLE — Chut ! On entend des pas.
OMERO — L’auteur tourne en rond sur l’autre terrasse chaque fois que vous occupez le devant de la scène.
GISÈLE — Timidité ?
OMERO — Prudence. D’ailleurs moi-même...
GISÈLE — Ne vous éloignez pas trop !
OMERO — Ce qu’on entend, ce sont les recherches d’Ochoa. Si vous saviez...
GISÈLE — Je ne veux rien savoir ! Ochoa se dévoue avec une telle lenteur !
OMERO — Jamais aucune femme n’a songé à aller plus vite que lui. Elles le suivent ou le quittent.
GISÈLE (s’effondre) — Quel destin ! Et moi qui ai donné trois enfants, dont un mort-né et celui-là, mort... si absurdement... en un moment de conflit... nous atteignions la limite de notre patience... mort si inattendue... j’aurais tellement voulu qu’elle s’annonçât, même pour me punir...
OMERO — Moi avec ma lourdeur je ne sais jamais ce qu’il faut dire ! Buvez votre lait avant qu’il ne refroidisse. Je ne recommencerai pas...
GISÈLE — Je ne souffrirai pas, vous le savez. Vous le savez depuis le premier instant, quand ils ont ramené le corps et que nous ne pouvions pas le reconnaître à cause des algues et des coulures jaunes.
OMERO — Voici les taluak fourrés de confiture d’orange. Ochoa pense à tout quand les choses se compliquent. Il jette un regard distant sur les choses et il sait ce qu’il va faire le lendemain. Entendez-vous comme il s’acharne sur les cartons ? Tous ne contiennent pas des cierges.
GISÈLE — Si vous saviez à quoi servent les cierges en pareilles circonstances !
OMERO — Il donne des coups comme si la lutte était inégale. Nous finissons par perdre notre courage et nous nous jetons au taureau comme s’il n’était plus question de spectacle.
GISÈLE — Vous avez peut-être raison pour le spectacle, pour le courage aussi, pour le taureau, pour l’après-midi, pour...
OMERO — Il se bat comme l’hidalgo. (aparté) À quel moment reviendra-t-il pour me sauver de cette femme ?
GISÈLE — Vous avez fermé ma porte mais qui l’a ouverte ce matin ?
OMERO — Le vent. C’est la seule chambre avec porte. Les autres ont un rideau mangé par les mouches. Le vent ouvre cette porte chaque matin. Nous ignorons pourquoi. (elle rit)
GISÈLE — Quelle belle vie au fond que la vôtre ! Vous possédez un peu, donnez un peu moins et vendez avec parcimonie.
OMERO — Jamais on a fait entrer toute ma vie dans si peu de mots et autant de promesses ! J’y réfléchirai. Je crois même qu’il ne manque rien à la description, sinon les détails et particulièrement celui qui revient au refrain.
GISÈLE — Le vin ?
OMERO — Non. Le vin est un élément. D’ailleurs le mien est moins élémentaire depuis que j’en abuse. Pas le vin, non...
GISÈLE — La fille de quinze ans ?
OMERO — Ni elle ni ses compagnes ! Mais elles sont exemplaires, oui.
GISÈLE — Laissez-moi deviner ! Une vieille femme qui savait tout.
OMERO — Je confondais toutes les vieilles. Je les confondais aussi avec les vieux et j’avais tellement peur que les autres s’en prennent à mes petits écarts de conduite que je ne les approchais jamais.
GISÈLE — Personne ? Vraiment personne ?
OMERO — Personne.
GISÈLE — Maintenant c’est moi qui ne sais pas quoi dire. Personne, pas même un personnage ?
OMERO — J’exagère peut-être. Il faudrait donner une âme à ce qui n’en a pas.
GISÈLE — Ce fut à ce point difficile ?
OMERO — Je n’en sais plus rien à vrai dire. Je me raconte peut-être des histoires. Entre mon enfance et moi, il y a des voyages.
GISÈLE — Et vous n’en disiez rien ! Il manquait l’essentiel à ma description. Des voyages ! Ce que cela suppose de lieux et de personnages. Rien que les lieux et les personnages. Pas d’aventure sinon le temps limite...
OMERO — Limite quoi ?
GISÈLE — Ce qu’on possède d’impossible à donner en héritage : l’écriture, le bonheur, l’exactitude, la pertinence, le partage, aidez-moi !
OMERO — En tout cas me voilà de retour et je n’ai pas écrit un seul livre là-dessus. Je me demande...
GISÈLE — Demandez-le-moi !
OMERO — Ce qui vous arrivera maintenant.
GISÈLE — Vous ne pensez donc plus seulement à vous-même !
OMERO — Ah ! Mais va-t-il cesser de donner des coups sur ces maudits cartons ! Vous ne l’entendez pas ? Voilà ce qui revient au refrain : les bruits qu’ils font en existant ! Ce kaskarote !
GISÈLE (en même temps que la sonnerie) — Téléphone !
OMERO (surpris) — Qui ? À cette heure ?
GISÈLE — Décrochez !
OMERO (téléphone) — [...] Oui [...] Qui ? [...] Je vais me renseigner [...] Non, pas un hôtel. La maison d’Ochoa à P... (à Gisèle) Quelqu’un qui se renseigne...
GISÈLE — Mais qui ?
OMERO — Qui est à l’appareil ?
GISÈLE — Et sur quoi se renseigne-t-il ?
OMERO — ... beaucoup de questions [...] Il vous demande...
GISÈLE (agacée) — Vous pourriez... (téléphone) Oui ? [...] Ah ! C’est vous...
OMERO — Elle le connaît. Elle ne paraît pas tracassée d’avoir à lui parler. Qui est-ce ? Les nouvelles vont vite. Où en est Ochoa ? Parti il y a une heure ! J’exagère. (il monte sur la murette) Toujours à l’œuvre. Quelle lenteur ! Il en deviendrait précis. On ne peut pas être plus lent qu’une horloge. Ni plus rapide. On est à l’heure ou... ou quoi ? (il fait un signe en direction de l’horizon) Encore en conversation avec ses laminak ! (criant) Ce n’est pas le moment. Je jurerais qu’il est avec un de ces lutins androgynes qui ne tiennent pas leurs promesses. Pas de vin ! Il ne parlait pas pour lui.
GISÈLE — Chut ! [...] Non, c’est quelqu’un [...] quelqu’un qui habite ici [...] la nuit seulement [...] je veux dire que j’étais si fatiguée et puis ils se sont proposés si gentiment [...] le corps [...] je vous raconterai [...] oui, il le faudra bien [...] Qu’est-ce qu’il fait ? (Omero gesticule toujours à l’adresse d’Ochoa dont on entend l’irintzina) [...] ne venez pas, nous nous retrouverons à l’hôtel [...] (à Omero) Chut !
OMERO — Elle ne me dit pas qui est-ce ni n’a l’intention de me le dire. Elle paraît tellement étrangère à tout ce qui arrive. (à Ochoa qui ne peut pas entendre) Je m’occupe du coton !
GISÈLE — Chut ! Ils sont bruyants !
Scène VI
Omero, Gisèle, l’Auteur
L’AUTEUR (qui entre) — Je m’en suis occupé.
OMERO — Vous avez...
L’AUTEUR — Non, je n’ai pas... les femmes...
OMERO — Nous devons le faire. Avez-vous une idée de ce que...
L’AUTEUR — Nous dérangeons cette dame. Éloignons-nous. (ils sortent)
Scène VII
Gisèle
GISÈLE — Ils sont partis [...] oui, deux, trois avec celui qui [...] la gravité de mes [...] déclarations [...] je mesure, oui [...] en finir avec cette [...] je ne sais plus si vous ne m’aidez pas [...] non, je ne comprends pas ! [...] secondaire, oui [...] ce n’est plus la mort, c’est le [...] cadavre [...] pauvre enfant ! [...] et au moment où Fabrice et moi [...] ce soir, à l’hôtel, pas avant, il faut que je réfléchisse [...] Et bien ça ne lui fait pas de mal à lui ! (elle laisse tomber le combiné) La prison ! Est-ce que je sais ce qu’est une prison ni ce qu’on y endure ! (elle sort)
Scène VIII
L’Étranger
UN ÉTRANGER (qui entre) — Il y a des choses qui... personne ! Le téléphone est décroché. [...] Oui, quelqu’un ? [...] Personne non plus... (il raccroche et monte sur la murette) Ochoa n’est pas seul. Un lutin ! L’illusion comique. (il fait le lutin entre les tables) Ils sont fourbes et exigeants. Ne soyons pas leurs dupes. Ils ne peuvent se passer de nous, les lutins ! Je n’ai pas assez dormi. Cette paillasse m’a brisé les reins. L’homme en proie à l’alcool rencontre les bêtes qui témoignent de sa capacité à imaginer sans le recours aux autres. Celui qui n’a pas trouvé le sommeil comme on trouve son chemin ne rencontre que des panneaux indicateurs. Hier, à cette heure-ci, nous ne pensions guère à de pareilles circonstances. Lutin, ne me demande pas d’intercéder auprès du Roi de la Forêt. Je sais bien que tu sais où se trouve son château, ce qui est un secret bien gardé. Il a fallu lui raconter une histoire, puis une autre, et encore une autre. Je tombais de sommeil mais une fois dans ma paillasse, je n’ai rien trouvé ! Les lutins d’Ochoa tournoyaient encore. Et cette forêt infinie ! Avons-nous réussi à l’endormir ? (on entend un bruit de voiture) Je ferais mieux de m’occuper de ma santé. Chérie, tu es prête ? (apparaît une jolie touriste en pantalons et chemise)
Scène IX
L’Étranger, la Touriste
LA TOURISTE — Nous ne déjeunons pas ? Ces nuits me mettent en appétit.
L’ÉTRANGER — Partons. Je crois qu’on arrive. Ce ne sont pas nos affaires.
LA TOURISTE — Trop tard ! (entrent deux gardes civils)
Scène X
L’Étranger, la Touriste, le Chef, Ramírez
LE CHEF — Bonjour à vous !
L’ÉTRANGER et LA TOURISTE — Bonjour messieurs !
LE CHEF — Vous êtes matinaux comme les chouettes.
L’ÉTRANGER — Je ne comprends pas l’allusion...
LA TOURISTE (le pinçant) — Chut !
LE CHEF — On m’a dit que vous étiez ici hier au soir... quand c’est arrivé.
LA TOURISTE — Nous sommes au courant pour l’enfant qui s’est noyé mais nous ignorons ce qui s’est passé entre cet homme, que nous avons à peine vu, et cette femme qui paraissait désespérée.
L’ÉTRANGER — N’en rajoute pas !
LA TOURISTE — Nous montons au lac.
LE CHEF — Je vous y invite. Nous avons tous quelque chose à dire sur le lac. J’espère qu’Omero ne vous a pas trop ennuyés. (désignant la ceinture de l’étranger) Qu’est-ce que c’est ?
L’ÉTRANGER — Un podomètre.
LE CHEF — Pour mesurer l’altitude ?
L’ÉTRANGER — C’est aussi un altimètre. Ici, c’est tout simplement l’heure.
LE CHEF — Vous n’avez vu personne ?
LA TOURISTE — Nous avons entendu des voix...
L’ÉTRANGER — Ochoa est allé à la chapelle.
LE CHEF — Le bougre ! L’a-t-on jamais vu prier ? Je me demande à quelle heure viendront les femmes.
LA TOURISTE — Nous l’ignorons. Nous prenons du retard. Nous avions prévu...
LE CHEF — Nous nous reverrons ce soir. Vous avez passé une bonne nuit ?
L’ÉTRANGER — Excellente !
LA TOURISTE — Mais nous ne reviendrons pas ce soir... sauf si...
LE CHEF — Ramírez ! Prends leurs dépositions. (touchant le coude de la touriste) Ce sera un moment. (Ramírez les pousse dans l’escalier qui descend)
Scène XI
Le Chef
LE CHEF — Toujours pressés, ces touristes ! Je ne le suis pas, moi ! Depuis le temps que j’attends ! Je ne sais même plus ce que j’attendais ! Ne vous mariez pas, les bleus ! Tiens ? Qu’est-ce que c’est ? (il se baisse pour ramasser une feuille de papier) À quoi ils passent leur temps ! (marmonnant) la mort... mmmmmm... l’infi... mmmmmm... ni... paysage... visage... mmmmmm... pas très poétique... mmmmmm... on fait mieux dans les livres de classe... mmmmmm... je préfère les auteurs de chansons... une chanson, ça n’a pas vraiment d’auteur... mmmmmm... le dé... désespoir... et oui... qu’est-ce qu’on écrirait sans désespoir ?... mmmmmm (penché à la balustrade) Ramírez !
VOIX DE RAMIREZ — Ouais, Chef !
LE CHEF — Quand vous aurez fini, montez-moi mes lunettes.
Scène XII
Le Chef, Ramírez
RAMIREZ (apparaissant) — J’ai fini, Chef !
LE CHEF — Déjà !
RAMIREZ — Ils n’avaient pas grand-chose à dire.
LE CHEF — Serais-tu bête ?
RAMIREZ — Vos lunettes, Chef.
LE CHEF (Ode à l’enfant mort — improvisation) — Mmmmm....
A los niños no les gusta la muerte
Les enfants n’aiment pas la mort
Vieux
malgré le peu de temps
qui s’est écoulé
dans mes pauvres mains
faites pour boire
et pour aimer
(c’est de l’Omero, ça !)
malgré le temps
qui s’est écoulé
dans mes pauvres mains
faites pour boire
et pour aimer
je n’ai pas eu le temps
(lui non plus !)
de veiller l’enfant mort
dans mon enfance
d’enfant joueur
(ricanements de Ramirez)
dans mon enfance
d’enfant joueur
Il jouait lui aussi
quand la mort
est entrée
dans son petit cœur
à la place de la vie
attendue
Le petit cœur s’est arrêté
comme une horloge
qu’on a oublié
de remonter
la veille
Le petit cœur
n’était pas arraché
comme les fleurs
des talus
au passage
du bonheur
d’être libre
Le cœur
n’était pas offert
non plus
(vous ne riez plus, Ramirez !)
pas offert
non plus
Ce n’était pas
une cérémonie
pas un oubli
ni même une mauvaise rencontre
Mais le soir venu
je n’ai pas veillé
comme les autres
Je ne me suis pas souvenu
avec les autres
ou plus secrètement
sans les autres
Ma solitude
d’enfant fugueur
n’explique pas
mon infidélité
mais la mer aimait
mon corps
comme je jouissais
de ses vagues
et je n’ai pas souhaité
le confier
à l’ombre
et au silence
Les enfants n’aiment pas la mort
On s’habitue
à revenir
à recommencer
à retrouver
à rejouer
mais rien n’est plus facile
que de rompre
un instant
le fil
qui existait encore
une seconde avant
que la mort traverse
l’esprit
comme une invention
renouvelée
Mes pauvres mains
sont faites pour boire
à vos fontaines
et pour aimer
vos femmes
(ne riez pas Ramirez !)
et pour aimer
vos femmes
Mains joueuses
de l’instant
mains soumises
au hasard
Ce n’est pas la mort
d’un enfant
qui explique
ce qu’elles sont devenues
à force de boire
et d’aimer
mais cette mort
revient
chaque fois
que la vie quotidienne
exige de moi
les cérémonies
les évocations
les rencontres
qui construisent
patiemment
ce que je détruis
chaque jour
avec ou sans toi
mon amour
RAMIREZ (amer et railleur) — Mon amour !
LE CHEF — Serais-tu bête ? Et chaque fois je me promets de le faire moi-même, ce rapport !
RAMIREZ — Mais Chef...
LE CHEF — N’en parlons plus. Sommes-nous seuls maintenant que tu as laissé partir ces deux somnambules ?
Scène XIII
Le Chef, Ramírez, Ochoa, Aliz
OCHOA (qui entre avec Aliz) — Quand on parle du loup...
LE CHEF — Bien jolie petite fille ! Bonjour, Maître.
OCHOA — Ongi etorri.
LE CHEF — Tu es bien mignonne !
OCHOA — Maintenant, le lait ! Vous permettez, Chef ?
ALIZ (timide) — Avec les taluak à la confiture de pruneaux.
LE CHEF — Elle sait ce qu’elle veut.
OCHOA — Et vous, chef, qu’est-ce que vous voulez en un pareil moment ?
LE CHEF — Venu voir. On ne peut pas le laisser en prison sans au moins une raison valable.
OCHOA — Chut !
ALIZ — Je peux m’asseoir là ?
OCHOA — Prends place où tu veux. Ils n’ont pas emporté tous les taluak.
LE CHEF — Ces touristes sont envahissants.
OCHOA — Un verre, chef ?
RAMIREZ — En service, je ne sais pas...
LE CHEF — Serais-tu bête ? On ne te demande rien, à toi !
RAMIREZ — Alors un verre pour moi aussi.
OCHOA — Pas si bête !
LE CHEF (tendant la feuille de papier) — C’est à vous ?
OCHOA (parcourant) — Ils parlent trop d’eux.
LE CHEF — Toi tu parles trop de la maison de ton père.
OCHOA —
La maison de mon père
je la défendrai.
Contre les loups,
contre la sécheresse,
contre le lucre,
contre la justice,
je la défendrai,
la maison de mon père.
Je perdrai
mon bétail,
mes prairies,
mes pinèdes ;
je perdrai
mes intérêts,
les rentes,
les dividendes
mais je la défendrai la maison
de mon père.
On m’ôtera les armes
et je la défendrai avec mes mains
la maison de mon père.
On me coupera les mains
et je la défendrai avec mes bras
la maison de mon père.
On me laissera
sans bras,
sans poitrine
et je la défendrai avec mon âme
la maison de mon père.
Moi je mourrai,
mon âme se perdra,
ma famille se perdra,
mais la maison de mon père
demeurera debout.
LE CHEF — Gabriel Aresti.
OCHOA — Vous êtes cultivé, Chef.
LE CHEF — Entre une Ode au vin et cette déclaration de guerre, j’ai choisi.
OCHOA — On ne choisit pas. On se rencontre.
LE CHEF — C’est peut-être juste mais tout le monde n’a pas l’impression de faire des rencontres.
RAMIREZ — C’est une question de tranquillité. Pas d’habitude.
LE CHEF — Serais-tu... ? (à Ochoa) J’ai besoin de lui parler.
OCHOA — Elle dort.
ALIZ — Elle fait semblant pour que je dorme mais je ne dors pas moi non plus.
LE CHEF — Tu es bien mignonne !
RAMIREZ (riant, entre les dents) — ... mais on t’a pas sonnée !
OCHOA — Dure journée que nous n’avions pas prévue dans notre combat quotidien !
LE CHEF — Tu ne te battras pas longtemps.
OCHOA (servant le vin, à Ramirez) — Il y tient, le Chef, à sa petite victoire.
RAMIREZ — Si on vous avait rendu à moitié sourd !
ALIZ (au chef) — Tu es sourd d’oreille ?
RAMIREZ (singeant) — Une explosion comme un million de millions de pop-corn ! Tu t’imagines ?
LE CHEF — Est-il bête ? Avale ton vin, fils de Ramírez et de Rosetti l’Italienne de Provence.
OCHOA (riant) — Fils de sa mère ! J’ai connu le vieux Ramírez qui transportait les glands toute la journée. Il possédait un âne et trois murs derrière la maison des Gálvez. Le jardin ne lui appartenait pas.
RAMIREZ (amer) — Vous parlez trop des autres.
LE CHEF (heureux) — Bois ton vin et redemandes-en !
RAMIREZ (pas rancunier) — Oui, Chef !
OCHOA (servant Aliz) —
La maison de mon père
Arrue l’a peinte
un matin de printemps
et Jammes l’a chantée
un soir de veillée
à une époque
que je n’ai pas connue
mais que personne
ni rien
n’effacera
de ma mémoire
La maison de mon père
demeurera
un tableau de peinture
sur le mur de ta maison
éternellement
Et au piano
j’interpréterai
un peu de Ravel
La nostalgie
une petite douleur intime
sous la chemise
la perspective
la lumière
l’orientation
et toute mon enfance
revient
avec ce que je n’ai pas possédé
mais qui demeure mien
parce que mon père
dure plus que les rois
et que la destruction
que les royaumes imposent
à ceux
— peuples et libertins —
qui ne reconnaissent pas les rois
La maison est peinte
par Arrue
et chantée
par Jammes
et je joue
du Ravel
sans tristesse
une petite douleur
mais je n’ai rien perdu
et j’ai plus d’avenir
que les rois
— Voilà comment j’explique
mon bonheur
LE CHEF (irrité) — Et cette petite fille ? Qu’est-ce qu’elle dit ?
ALIZ (inquiète) — Je sais des poésies de Maurice Carême...
RAMIREZ (amer) — Tu ne sais rien. Mange tes tortas et va jouer avec...
LE CHEF — Serais-tu bête ? (à Aliz) Tu ne sais rien de Machado, le frère ?
OCHOA — Le frère, c’est plus simple.
LE CHEF — Je traduis...
Tant que le peuple ne les a pas chantées
Les chansons ne sont pas des chansons ;
Et quand enfin on les chante
Personne ne se souvient de leur auteur.
Telle est la gloire, Guillén,
De ceux qui écrivent des chansons :
Entendre dire finalement
Que personne ne les a écrites.
Débrouille-toi pour que tes chansons
Finissent dans la bouche des gens,
Même si elles cessent d’être les tiennes
Pour appartenir à tous les autres.
Ainsi, parce que le cœur des chansonniers
S’est fondu dans l’âme populaire,
Les noms se sont perdus
En échange de l’éternité.
ALIZ — Comprends pas.
RAMIREZ — C’est ça, mange !
LE CHEF — Il faudra bien qu’elle se réveille.
OCHOA — Vous êtes patient comme une araignée.
RAMIREZ — Les araignées tissent leurs toiles quand on a le dos tourné et quand on lève la tête, elles attendent. Je n’aime pas les araignées.
LE CHEF (rieur) — Ramirez préfère les mammifères, si possible avec de grosses mamelles !
ALIZ — Nous avons un chat, vingt-deux chiens et trente-trois chevaux. Il y a aussi les tourterelles des toits et les hiboux des greniers mais ce sont des oiseaux.
RAMIREZ — Mange tes tortas, tête de piaf !
LE CHEF — Un chat, ce n’est pas beaucoup.
ALIZ — Les autres chats ne nous appartiennent pas. Comme les insectes, les campagnols, les loirs et tout ce qui n’est pas à nous, comme l’herbe sous les arbres mais les arbres sont à nous et la terre...
RAMIREZ — ... jusqu’à une certaine profondeur.
LE CHEF (à Ochoa) — Il a étudié le droit. Il montera vite.
ALIZ — Les hommes n’appartiennent à personne mais une femme peut appartenir à un homme si c’est ce qu’elle veut.
LE CHEF — Et qu’est-ce que tu veux, toi ?
ALIZ — Continuer de voyager et d’apprendre toutes les langues.
RAMIREZ — Il lui a parlé de sa langue.
LE CHEF (désignant le carton) — Qu’est-ce que c’est ?
OCHOA — Les cierges. Je ne sais pas où en est Omero.
LE CHEF (à Ramírez) — Je savais bien que c’était d’Omero.
RAMIREZ — Je le pincerai un jour.
LE CHEF (à Ochoa) — À cause des truites. C’est moins grave que de s’attaquer aux biens publics mais c’est un délit.
OCHOA — Elles sont bien bonnes, les truites d’Omero ! Et ses lièvres !
RAMIREZ — Je n’ai pas oublié les lièvres. Et les femmes qui se plaignent de lui.
OCHOA (riant) — Il les aime !
LE CHEF (à Ramírez) — On ne peut pas tout réprimander. D’ailleurs monsieur le juge...
ALIZ — Papa est juge et partie.
OCHOA (au chef) — Il est maire de son village, là-bas, de l’autre côté des Pyrénées.
LE CHEF — Et tu l’aimes beaucoup, ton Papa ?
RAMIREZ — Serait-il... ?
ALIZ — Où est-il ? Où l’as-tu emmené ?
RAMIREZ — On se disperse.
OCHOA — Je vais voir où en est Omero avec le coton. Les femmes arrivent à midi pile. (il sort)
Scène XIV
Le Chef, Ramírez, Aliz
RAMIREZ — Il nous laisse seuls sans votre permission, Chef.
LE CHEF — Il est maître chez lui.
RAMIREZ — Cette petite morveuse en sait plus qu’elle ne dit.
LE CHEF — Vous n’aimez pas assez les filles, Ramírez.
RAMIREZ — Je ne les aime pas au berceau mais quand elles ont bien mûres, je me défends.
LE CHEF — Défendez-vous contre les hommes, Ramírez. (à Aliz) Tu as fini ton petit-déjeuner ? C’était bon ? Tu l’aimes bien, Ochoa ?
ALIZ — Je n’aime pas les imbéciles qui font des grimaces.
LE CHEF — C’est pour vous, Ramírez. Cessez de grimacer. Vous ne plaisez pas à cet enfant. Nous ne sommes pas mandatés pour nous faire des ennemis.
RAMIREZ — Ni pour plaire. Pas bête.
ALIZ — Les cierges, c’est pour l’air. J’ai compris. Vous avez un cerf-volant ?
RAMIREZ — J’ai un fusil à cerf-volant.
ALIZ — Aujourd’hui, le vent est idéal pour jouer avec un cerf-volant mais passé midi, la mer se réveille comme si elle n’avait pas dormi la nuit et les parasols s’envolent.
RAMIREZ — EH ?
LE CHEF — Si elle ne dort pas, tu pourrais aller lui dire qu’on aimerait bien lui parler.
ALIZ — Vous ne comprenez rien : croyez-vous qu’elle vous accordera une audience si vous n’en sollicitez pas le sujet ?
RAMIREZ — Petite... !
LE CHEF — Nous souhaitons parler avec elle de ton Papa.
ALIZ — C’est clair. Mais elle dort.
RAMIREZ — Tu disais le contraire tout à l’heure !
ALIZ — Si elle dit qu’elle dort, elle dort. Et si je ne dors pas, je ne dors pas.
RAMIREZ — Il l’a empoisonnée !
ALIZ (au chef émerveillé) — Si tu avais des enfants, tu saurais leur parler. C’est ce que dit Néron.
RAMIREZ — Que vient faire Néron dans cette... ?
LE CHEF — Néron, le frère... celui qui...
ALIZ — Il n’y a pas de secret. Tout le monde peut le savoir. Il est mort. Vous voulez savoir comment il a mouru ?
RAMIREZ — On le sait.
LE CHEF — Serais-tu bête ? Sait-on ce qu’on sait ou seulement ce que les autres savent ? Le Droit !
ALIZ — Moi, je ne voulais pas me baigner toute nue. Et encore moins mourir toute nue. Vous ne savez pas ce que c’est de mourir dans l’eau.
LE CHEF — Comment le sais-tu, toi ? Tu n’es pas morte. Tu ne t’es même pas baignée.
ALIZ — Néron n’écoute personne et maintenant qu’il est mort, il fera sans doute tout ce qu’il voudra. Vous ne savez pas ce que c’est d’être libéré de la chair.
LE CHEF — Certes. Je ne m’en suis jamais trop éloigné de peur qu’on me la vole. Je défends ma chair avec autant de courage qu’Ochoa défend la maison de son père.
ALIZ (riant) — Quelle idée !
RAMIREZ — Si tu n’avais pas mangé trop de tortas, je t’en donnerais.
LE CHEF — Serait-il bête ?
ALIZ — Confondre des taluak avec des tortas ! C’est comme prendre un Basque pour un Espagnol.
RAMIREZ (hors de lui) — Ça suffit, ¡coño !
LE CHEF — Il ne faut pas répéter tout ce que dit Ochoa. Tu peux écouter mais ne rien dire si on ne te le demande pas.
ALIZ — Vous croyez peut-être que j’attends la permission des gens de maison pour me mettre ce que je veux ?
RAMIREZ — On nous avait prévenus ! Elle est...
LE CHEF — Allez me chercher mes lunettes, Ramírez !
RAMIREZ — Vous les avez sur le nez.
ALIZ (amusée) — C’est pour ça que tu ne me vois pas bien ! Ce sont des lunettes de lecture ! Je ne suis pas un livre !
RAMIREZ — Elle me rend...
LE CHEF — Vous l’êtes déjà.
RAMIREZ — Quand je serai...
LE CHEF — Je sais, je sais. Vous vous vengerez. Mais d’après mes calculs, je serai à la retraite.
RAMIREZ — Vous calculez mal.
LE CHEF — Allez me chercher l’appareil photo !
RAMIREZ — J’y vais ! J’y vais ! (il sort)
Scène XV
Le Chef, Aliz
ALIZ (dure) — Bien fait. Moi, je l’aurais tué.
LE CHEF — Tu parles de la mort comme si tu savais tout d’elle.
ALIZ — On sait ce que sont les morts et les mortes. Pas plus.
LE CHEF — Ta mère parle dans son sommeil.
ALIZ — Je vous ai dit mille fois qu’elle ne dort pas !
LE CHEF — Alors dis-lui que je voudrais parler avec elle de...
ALIZ — On ne lui parle pas quand elle est en compagnie.
LE CHEF — Omero !
ALIZ — Bien visé.
LE CHEF — Où vas-tu ?
ALIZ — Regarder.
LE CHEF — Mais regarder quoi, au nom du ciel ?
ALIZ (sortant) — Tu n’es qu’un valet !
LE CHEF — Je vais finir par le croire.
Scène XVI
Le Chef, Ramírez
RAMIREZ (entrant) — Croire quoi, Chef ? On n’a plus que ça comme pellicule. 400 ASA. D’après ce que je sais...
LE CHEF — Quel est le problème ?
RAMIREZ — Trop de lumière, Chef, et trop de sensibilité. Ça ne va pas ensemble.
LE CHEF — Qu’est-ce que tu me racontes ! Allons-y !
RAMIREZ (suivant) — Où, Chef ? (ils sortent)
VOIX DU CHEF — C’est quoi ce bouton ?
VOIX DE RAMIREZ — Je n’en sais rien, Chef.
VOIX DU CHEF — Comment voulez-vous essayer si vous ne savez pas quel est le bon bouton ?
VOIX DE RAMIREZ — Mais il n’y a pas de bouton pour ça, Chef !
VOIX DU CHEF — Maudits Japonais !
Scène XVII
Pilar, Angustias
PILAR (entrant avec une bassine d’émail blanc sous le bras, essoufflée) — Toujours la première malgré l’âge et les infirmités !
ANGUSTIAS (entrant, idem) — Infirmités ? Ton pied bot et la bosse sous ton omoplate ? Rien à côté de ce que j’endure depuis le dernier.
PILAR (observant la pente) — Elles marchent tranquillement. Elles nous ont encore pigeonnées, les garces.
ANGUSTIAS (qui reprend son souffle sur une chaise) — Puisque ça les amuse, ces deux estropiées qui se frottent depuis l’enfance. Elles n’imaginent pas à quel point il n’y a plus d’enfance pour nous.
PILAR (riant) — Parle pour toi, vieille peau ! Je me souviens de tous mes petits amoureux.
ANGUSTIAS — Des amoureux, toi ? Avec ton pied et cette bosse ?
PILAR — Ils m’aimaient pour mes seins.
ANGUSTIAS — Si c’est ce que tu appelles l’enfance, moi je me souviens de la petite lueur qui s’allumait dans les yeux des vieux quand je passais avec mon eau sur la tête.
PILAR — Quelqu’un ?
ANGUSTIAS — Ne crie pas ! S’il n’y a personne que le mort et madame sa suivante (elle fait une révérence sans quitter la chaise)...
PILAR — Ochoa ne laisse pas sa maison ouverte à tous les vents. Faisons chauffer de l’eau.
ANGUSTIAS — Je suis trop fatiguée ! Attendons les jeunes. Elles sont trois, dont ma fille préférée et les filles de ma sœur.
PILAR — Des novices ! On verra ce que ça donnera. Elles montent comme si on était dupe de ce petit jeu qu’elles empruntent à la communauté sans se poser de questions.
ANGUSTIAS — Nous en sommes-nous posé, des questions, à leur âge, quand c’était le moment de mettre la main sur les moyens de vivre ? Tu as eu plus de chance que moi, malgré le pied et la bosse.
PILAR — Mes seins, je te dis.
ANGUSTIAS — Et ma fente qui est comme la porte d’un bordel dans un sens et celle de la vie dans l’autre ?
Huit fois j’ai enfanté.
Les portes sont fermées.
Je suis vieille et passée
Comme le riz de ma platée
Neuf fois j’ai connu la douleur
Et dix fois j’ai perdu la tête
Onze fois le plaisir
Douze fois l’amertume
Puis plus rien pour me plaire
Plus de lumière d’or
Dans les oliviers du matin
Plus de terre rose
Dans l’ombre des matins
De ces vendredis treize
Quand Pedro de la Once
Glisse le billet de loto
Entre mes seins faciles
Comme ceux d’une fille
Que le rêve ensommeille encore
Treize fois j’ai désiré
Et treize fois j’ai perdu
Il n’y a pas de chance
Pour celles qui ont égaré
Les clés de l’enfance
Mais l’enfance appartient
À celles qui promettent
Et je demandais trop
À l’homme qui passait
Et pas assez à celui
Qui s’arrêtait pour souffler
Voilà comment on se retrouve
Dans le lit des travailleurs
À treize je m’en vais
Ce n’est pas une promesse
C’est tout ce que j’attends
De la vie qui s’achève
Et du temps qui recommence
Sans rien changer au temps zéro
Parle-moi de la vie facile
Et des domestiques qu’on chasse
Comme les oiseaux des branches
D’un jet de pierre
Ou d’un cri d’enfant
Parle-moi de ce qui arrivera
Aux filles, à la chance et aux rimes
Que l’enfance attend
Pour que tout s’achève
En queue de poisson
À treize ans j’ai conçu
Sans la grâce de Dieu
Le premier de mes fils
Le deuxième à quatorze
Et à vingt j’ai vieilli
Voilà comme on devient
La grand-mère de ses enfants
PILAR — À trente, j’étais vierge.
ANGUSTIAS — Que tu dis !
PILAR — Sinon il ne m’aurait pas épousée.
ANGUSTIAS — Qu’est-ce qu’il connaissait et qu’est-ce qu’il a appris depuis ?
PILAR (riant) — Garce ! Avec toi, je n’ai jamais le dernier mot !
ANGUSTIAS — Je n’ai pas fini ma chanson.
PILAR — Plus tard ! Les voilà. Jeunes et jolies à défaut d’être belles. Dommage que les visages ne soient pas à la hauteur du reste !
ANGUSTIAS — Tu parles comme un homme !
PILAR —
Jeunes et jolies
À défaut d’être belles...
Scène XVIII
Pilar, Angustias, Dolores, Virginia, Troisième jeune fille
PILAR — Beau début ! (aux filles qui entrent) Ne vous pressez pas !
DOLORES — Virginia a laissé le savon en chemin.
VIRGINIA — On peut te confier un secret.
DOLORES — Oui, on peut, surtout que je te l’avais confié, le savon.
VIRGINIA — Le savon plus les cierges, je n’en pouvais plus.
ANGUSTIAS — Imagine comme ça va être facile de trouver du savon dans la maison d’un bon à rien !
PILAR — Il y a de la cendre dans la cuisinière.
ANGUSTIAS — Quelle chance il a, le mort, que Dolores soit paresseuse au point de confier à Virginia ce que Virginia est incapable de garder !
VIRGINIA — Elle ne garde pas les secrets, elle !
TROISIÈME JEUNE FILLE — Deux tigresses ! Elles n’ont pas arrêté depuis que vous nous avez quittées.
PILAR — Et qui nous a mis dans la tête de courir comme des folles ? Vous le connaissez bien ce jeu ! Pour qui jouiez-vous, petites garces ?
ANGUSTIAS — Nous nous disputerons plus tard. Faites chauffer de l’eau, les filles. Où en étais-je avec ma chanson ?
PILAR — Comment veux-tu que je me souvienne d’une pareille chanson ? Il n’y a pas de refrain.
ANGUSTIAS — Pilar et ses refrains !
Par ici les petits
J’ai de la soupe sur le feu
Par ici mes amants
Il fait nuit
PILAR (riant) — Garce !
ANGUSTIAS — Du bruit ! On vient.
Scène XIX
Les mêmes, Gisèle
PILAR (comme Gisèle entre, nue et désespérée) — Qui est cette femme ?
ANGUSTIAS (qui soutient Gisèle) — Peu importe qui elle est mais nous allons savoir ce qui lui est arrivé.
Rideau
ACTE Troisième
Plus tard, peut-être, jamais
Scène première
Le jeune homme, la jeune fille
(Le salon d’une suite à l’hôtel. Baie vitrée avec terrasse. Horizon de mer. La nuit tombe en même temps.)
VOIX DE JEUNE HOMME (rieuse) —
Petite fée de mes surfaces
Je voudrais avoir un enfant de toi
Mais s’il te plaît, o magicienne,
Ne lui donne pas le silence d’or
Qui tombe après les changements.
JEUNE FILLE (chemise entrouverte, entrant par la terrasse) — Tu n’es qu’un imitateur et tu sais que cela m’amuse...
JEUNE HOMME (débraillé) — ... à la folie. Si nous ne sommes pas fous tous les deux, alors le monde est une illusion. Encore un peu de tes fruits !
JEUNE FILLE (montrant un sein) — Choisis !
JEUNE HOMME (s’effondrant dans un fauteuil) — Dire que c’est l’instinct qui nous pousse à nous aimer ! Nous pourrions aimer n’importe qui. C’est l’instant qui impose ses lois.
JEUNE FILLE — Mon père écrit de pareilles sottises. Je ne lis jamais plus loin que la page onze.
JEUNE HOMME — Onze ? Pourquoi onze ? Demain, promets-moi de pousser jusqu’à la page treize.
JEUNE FILLE — Treize ? Pourquoi treize ?
JEUNE HOMME — Je suis terriblement superstitieux depuis que je fréquente des gens bien.
JEUNE FILLE — Mon Dieu ! Bien en quoi ?
JEUNE HOMME — Sais pas... corps soignés, conversations fluides, beaux objets, distance, cette distance que j’observe maintenant avec un regard de spécialiste, comme si je venais de traverser le miroir.
JEUNE FILLE — Il n’y a pas de miroir ici. Il n’y aura jamais plus de miroir.
JEUNE HOMME — Tiens ! Encore une suppression d’objet. Ta mère finira par prendre toute la place.
JEUNE FILLE (songeuse) — Mais mon père ne lutte pas. Il a cet art de glisser sur les choses et les moments au lieu de les traverser.
JEUNE HOMME — Je t’envie d’en savoir autant sur les gens qui t’accompagnent. T’es-tu déjà demandé ce qu’ils deviendront quand tu seras ma femme ?
JEUNE FILLE (riant) — Mais je ne serai jamais TA femme !
JEUNE HOMME (jouant) — Tu me l’as pourtant promis.
JEUNE FILLE (jeu) — Promesse d’enfant.
JEUNE HOMME — Changeons-nous à ce point ?
JEUNE FILLE — Oh ! Voilà qu’il recommence !
JEUNE HOMME — Tu ne peux pas comprendre ! J’ai cette angoisse, là ! Il n’y a guère que ta compagnie pour me tranquilliser un peu.
JEUNE FILLE — Un peu seulement ? Je croyais être capable de tenir mes promesses.
JEUNE HOMME — Promesse de femme. Si nous parlions d’autre chose. De ta peau, de ta voix, des petits défauts qui changent ma caresse au moment le plus inattendu...
JEUNE FILLE — Mais nous venons à peine de...
JEUNE HOMME (imitant) — Pas de conversation sérieuse après l’acte d’amour. Un petit verre, les étoiles, l’odeur des touristes qui monte comme l’encens de mes églises... N’as-tu jamais tenté de vivre sans ces lois qui te rendent...
JEUNE FILLE — ... laide. D’ailleurs, je suis laide quand je suis nue. (riant) Je suis laide, pas angoissée !
JEUNE HOMME — Non, non ! Belle, inassouvie, prometteuse ! Je te reconstruis jour après jour.
JEUNE FILLE — Jours d’été ! Vous abusez des mots.
JEUNE HOMME — Vous ? Les hommes ? Moi ?
JEUNE FILLE — Je n’ai pas encore réussi à t’imposer le silence. Je voudrais te voir nu, réduit, sur le point d’être détruit. Je ne te sauverais pas. Tu serais mon spectacle !
JEUNE HOMME — J’exige le retour des miroirs !
JEUNE FILLE (dure) — Si tu n’étais pas son petit amant de quinze ans...
JEUNE HOMME — Dix-sept... n’exagérons pas.
JEUNE FILLE — Si tu ne m’aimais pas...
JEUNE HOMME — Je te l’ai dit, pourquoi on s’aime. C’est l’instinct et nous ne savons rien de l’instinct.
JEUNE FILLE — Je ne t’aime pas, moi ! Je m’impose seulement. Nous avons tellement de souvenirs à partager !
JEUNE HOMME — Souvenirs d’été. Tu abuses de la mémoire.
JEUNE FILLE — Comme un livre !
JEUNE HOMME — Comme les onze premières pages d’un livre que je voudrais écrire mais qui demeure à distance. Cette fois, impossible d’avoir de la chance avec les...
JEUNE FILLE — ... femmes vieillies qui ne donnent pas encore une idée de ce qu’elles deviendront finalement.
JEUNE HOMME — Ce n’était pas l’instinct mais la chance.
JEUNE FILLE (rieuse) — J’avais tout prévu.
JEUNE HOMME — Ça ne m’amuse plus. Tu t’approches trop près, trop vite, trop...
JEUNE FILLE — ... trop réelle ! J’ai la réalité des inconnues et la possible inexistence des personnages de l’existence même.
JEUNE HOMME — Bah ! Trop intelligente pour moi ! Nous ne nous marierons pas. Je connais mon instinct.
JEUNE FILLE — Tu connais ta chance !
JEUNE HOMME — Si je n’avais pas cette angoisse, ce défaut d’explication au moment où une conversation me rendrait le peu de bonheur que l’enfance m’a donné quelquefois, mais quand ? à quel moment de cette enfance qui ne commence pas et qui s’achève sans prévenir ?
JEUNE FILLE — Queue-rouge !
JEUNE HOMME — Baladin ! Auguste ! Fagotin !
JEUNE FILLE — Gracieux ! Pasquin !
JEUNE HOMME — Que de synonymes pour ce que je ne suis peut-être pas malgré de bonnes intentions !
JEUNE FILLE — Ce soir tu as joué comme un pied. C’était faux, inaudible, infidèle et...
JEUNE HOMME — Le coup de grâce !
JEUNE FILLE (lançant le coussin) — ... posthume !
JEUNE HOMME (après un moment de réflexion amusée) — Je suis trop fatigué pour chercher à comprendre maintenant. Posthume comme « après » ?
JEUNE FILLE — Comment veux-tu ?
JEUNE HOMME — Après quoi ? Une fois que...
JEUNE FILLE (cruelle et amusée) — Non ! Après. Rien qu’après. Et puis plus rien. Nous avons applaudi par instinct.
JEUNE HOMME — Petite garce ! J’aurais pu choisir dans le bouquet et c’est toi que l’instinct m’a désignée encore.
JEUNE FILLE — Tu étais tout simplement obscène.
JEUNE HOMME — Visiblement ?
JEUNE FILLE — Outrancier !
JEUNE HOMME — Et toutes ces femmes qui ne disaient rien ! Et moi, innocemment épris de celle qui commença par envahir mon enfance ! Pas une seule pour m’arracher à cette loi ! Je jouais pour toi et je croyais m’adresser à l’univers.
JEUNE FILLE — Petit univers des patios d’hôtels, précisons.
JEUNE HOMME — Je ne recommencerais plus.
JEUNE FILLE — Je ne te nourrirais pas.
JEUNE HOMME — J’avais oublié ce détail.
JEUNE FILLE — Il n’y a pas de détails dans les miroirs. C’est pour ça que ma mère les supprime. (imitant) « Faites enlever les miroirs [...] Oui, comme l’année dernière (à Papa) Ils oublient avec une facilité ! » (ils rient en se déshabillant)
Scène II
Les mêmes, Fabrice
FABRICE (ouvrant la porte d’une chambre et entrant) — Mais qu’est-ce que c’est que ce chahut !
LE JEUNE HOMME (s’enfuyant par la terrasse et riant) — Adieu, belle famille, richesse, tombeau dans la grande allée !
Scène III
Fabrice, Aliz
ALIZ — Mon Félix ! Mais enfin, Papa, tu n’es pas drôle !
FABRICE — C’est le petit comédien de nos soirées ! Ce diable est leste comme un animal !
ALIZ (minaudant) — Ni diable, ni animal, pas même comédien, pas de talent, pas d’avenir, juste une petite frimousse qui sera du plus bel effet sur les photographies.
LA VOIX DE GISÈLE — Ne me dites pas que ce poussin est venu picorer ici !
FABRICE — Dors, mon amour. Il n’y a plus personne.
LA VOIX DE GISÈLE — Je dors ! J’ai cru entendre la voix de miston de cet affreux petit décrocheur d’étoiles.
ALIZ — Tu n’as rien entendu, Maman. Tu dors.
FABRICE (refermant la porte de la chambre) — Joli petit oiseau ! J’espère que tu ne lui as pas tout donné.
ALIZ — Je ne donne rien, tu le sais, il faut prendre si on veut de moi, tu le sais, tu le sais, tu le sais !
FABRICE — Regardons le ciel plutôt. Que d’étoiles et si peu d’explications convaincantes !
ALIZ — La mer est noire comme la nuit qui devrait l’être si tout était réel. Ce petit oiseau n’est pas tombé du nid.
FABRICE — Nous n’avons pas de chance l’été. Nous sommes mieux disposés l’hiver quand les arbres sont nus ou au printemps quand les agglomérats de neige martèlent obstinément les piliers du pont...
ALIZ — Comme c’est poétique ! (sur la terrasse) Reviens, petit oiseau ! (revenant à l’intérieur) Il était si petit que j’en ai eu pitié !
FABRICE — Ma petite Aliz perd tout son charme quand elle devient obscène.
ALIZ (dure) — La prochaine fois, continue de feindre le sommeil et écoute autant que c’est possible mais n’ouvre pas cette porte !
FABRICE — La prochaine fois, tu seras moins amusée par tes petits avantages sur le désir. Pauvre garçon ! La nuit commence mal pour lui. J’ai connu ça plus d’une fois. Je rentrais au château la tête basse et ma mère me chahutait pendant que j’étais au bord des larmes.
ALIZ — Mes yeux sont secs comme les fruits de toute la vie.
FABRICE — Referme ta chemise et parlons d’autre chose.
ALIZ (refermant la chemise) — Ne parlons pas comme deux êtres qui n’ont rien à se dire. Tu t’imagines ? N’avoir rien à se dire, même si on ne se connaît pas ce n’est pas une excuse. Ne pas pouvoir trouver une seule chose que l’autre, même inconnu, pourrait comprendre et recevoir comme ce qui lui est exactement et justement destiné. Nous sommes des toupies !
FABRICE (sombre) — Je ne suis pas dupe de ce garnement !
ALIZ — On n’en parlait plus !
FABRICE — Quinze ans et il me prend la fleur de mon âge !
ALIZ — Dix-sept, n’exagérons pas. (espiègle) Demande à Maman.
FABRICE (surpris et abattu) — J’ignorais.
ALIZ — Maintenant tu sais et ça ne change rien.
FABRICE — Je sais ce que tu me dis.
ALIZ — Moi je sais ce que je vois. Je suis une visuelle. J’aurais dû choisir les arts plastiques pour destin. Je ne suis qu’une petite secrétaire. J’épouserai un héritier connu de tous après avoir voyagé avec des petits oiseaux pas loin de votre chambre.
FABRICE — Je te paierai un voyage en Orient. J’y ai échappé dans ma jeunesse mais tu ne connais pas les mêmes circonstances. Et puis j’étais un mâle.
ALIZ — Il n’y a pas de géants dans ma vie mais la terre leur appartient. Qui me possèdera quand j’aurai tout possédé ?
FABRICE (amer) — Je n’ai jamais su prévoir, mesurer les possibilités, ni donner à penser autre chose que ce qui se voit sur ma figure. Je m’accrois du passé. Tu ne peux pas savoir à quel point c’est atroce, cette diminution du lendemain à une question tellement vaste que je ne trouve pas les mots pour la poser. Il faudrait déposer son angoisse sur le seuil de la maison qui nous a donné le jour.
ALIZ — L’angoisse en réponse. J’y songerais. Je peux tout ce que tu ne peux pas.
FABRICE — Tu n’es qu’un petit oiseau sur la branche familiale. Tu me voles mon nom. Peut-être un de tes fils s’en souviendra-t-il à temps.
ALIZ — J’ai le nez des Vermort. J’ai hérité aussi de cette petite tendance à l’incohérence qui est quelquefois le signe avant-coureur de la maladie mentale. Nous ne parlons jamais de la maladie mentale, de ses conséquences sur la fortune familiale et surtout sur l’avenir des filles qui finissent toutes par reproduire la même chair. On n’épouse pas sans ce risque les filles de Vermort.
FABRICE — Tu es la seule. Et plus de fils pour moi !
ALIZ —
Je me souviens de tout
comme si c’était hier,
la chaleur,
la lumière
si intense,
la surface de l’eau
avec ses insectes
qui formaient des ondes,
la nudité,
l’enfoncement du corps
dans cette couleur verte
qui est celle des algues
microscopiques,
l’attente,
tu ne peux pas savoir
comme j’ai attendu,
attendu,
attendu et le silence
ne m’a pas inspiré
une seconde
cette petite réflexion
qui l’aurait sauvé.
J’étais si seule
et persuadée
que plus personne
ne reviendrait
pour m’expliquer le silence,
l’attente,
l’infini commencement du lendemain.
FABRICE — Pauvre petit oiseau !
ALIZ — Non, te dis-je !
L’oiseau,
c’était ce petit oiseau
qui s’est envolé
sans achever
ce qu’il avait commencé.
Je suis
l’air
que tu respires,
l’eau
que tu bois,
la caresse
qu’on te donne,
le bruit
qui te réveille.
L’oiseau
revient chaque été
avec un plus d’espoir
et je ne lui dis pas
que je l’attends
pour lui donner
à mesurer
mes différences.
Tu imposes tes mots,
l’usure
de tes mots
condamnés
au texte,
tes mots
provoquent l’oiseau
et il s’envole
comme s’il n’avait jamais
existé.
Tu courbes
la vie
comme le fer,
à chaud.
Lui préfère
le hasard des caresses
jusqu’à la précision.
Je n’ai pas choisi
mais je sais
ce que je désire.
Je n’ai jamais été
au bout de la chair
mais je comprends.
Entre l’horizon
et mes mains,
il n’y a
que les oiseaux.
Entre toi
et moi,
il n’y a
que ta passion
et l’échec
de tes caresses.
Ainsi,
invitons-nous
au festin
du lendemain
mais ne nous croyons pas
capables
d’exprimer
ce que l’autre réserve
à son silence.
Côtoyons-nous
dans l’usage
familier
de la langue
et de ses racines
chronologiques.
Ne quittons pas
la branche
mais laissons les oiseaux
s’y poser
comme si l’air
n’existait pas.
Il n’y a rien
de plus atroce
que le pouvoir des mots
sur la caresse.
(elle sort)
Scène IV
Fabrice
FABRICE — Aliz ! (désespéré) Mon petit oiseau ! Les mots n’ont pas un tel pouvoir. Je mens comme je respire. Je ne suis qu’un Gascon. Les Vermort... (la paroi s’ouvre. Gisèle dans le lit, entourée de coussins. Odeurs d’excréments et de parfums.)
Scène V
Fabrice, Gisèle
GISÈLE — Des aveux au poussin quand il n’est plus là pour écouter.
FABRICE — Tu écoutes bien, toi !
GISÈLE — Mais ce n’était pas pour moi. Je n’écoute plus rien qui me soit destiné. Crois-tu que c’est d’elle ?
FABRICE — Ou de ces jongleurs qui s’installent sous ma fenêtre pour continuer la leçon entreprise il y a... dix ans ?
GISÈLE — Ce n’est pas son style.
FABRICE — Tu ne connais pas son style.
GISÈLE — Qui est le plus proche de ce qui demeure de notre...
FABRICE — Promiscuité.
GISÈLE — Le mot juste pour chacun des instants qui marquent le début de quelque chose. La vie ne se tisse pas. On tire les fils plutôt. (elle joue) Voici ma dépouille de fils ! Je n’en ai plus l’utilité. Que pensez-vous en faire ? Quelle question ! Rien, bien sûr. Mais je n’ai pas d’autres questions à vous poser avant de m’en aller définitivement.
FABRICE — Tu ne sais pas de quoi tu parles.
GISÈLE — Je sais de quoi il est question mais je ne sais plus l’exprimer avec la netteté de la jeune fille que j’ai été pendant si peu de temps.
FABRICE (regardant dans la rue) — La nuit commence. Ils reviennent.
GISÈLE — Quelle souffrance, cette attente !
FABRICE — Omero installe son chevalet et ses toiles. Yasmina monte sur un escabeau pour visser une ampoule. Des enfants regardent ses jambes. J’aimerais tellement regarder les jambes de Yasmina sans passer pour un obsédé. La lumière de la lampe tombe sur un grand paysage bleu et jaune. Il accroche la palette à un angle et le chiffon à l’autre.
GISÈLE — Nous n’aimons plus les mêmes choses. Nous les avons aimées si peu de temps avec la même intention de les comprendre et de les expliquer aux autres. Tu te souviens ? Comme le temps passe !
Il n’y a rien
de plus atroce
que le pouvoir des mots
sur la caresse.
Mais le corps n’a pas changé. Voici les mêmes exigences, une géographie de la satisfaction tellement précise que nous n’étions pas à l’heure. Maintenant, c’est l’heure même qui manque à nos raisonnements de créatures vieillissantes.
Ne quittons pas
la branche
mais laissons les oiseaux
s’y poser
comme si l’air
n’existait pas.
Quelle idée des oiseaux et de l’air ! Je préfère posséder. Ce qui m’appartient se précise. J’ai seulement l’impression de perdre haleine au moindre mouvement. Je ne suis pas si vieille ! J’ai tellement vécu... si peu de choses ! Je recommence avec une application de petite fille prisonnière de son cahier d’écolière.
Entre toi
et moi,
il n’y a
que ta passion
et l’échec
de tes caresses.
Quelle pertinence ! Ou quelle malice ! Je ne sais plus ce qu’il faut penser de ce qui demeure de notre... imminence. Cette douleur d’avoir perdu accidentellement l’objet d’un désir si clair encore. Et cette enfant qui perpétue le souvenir avec une adresse de jongleur.
FABRICE (abandonnant un instant son observation crispée de la rue) — Nous y voilà !
GISÈLE (doucement plaintive) — Mes jambes ! Mes pauvres jambes ! Cette vie bornée par les suppressions ! Il ne me restera plus rien au moment d’en finir avec cette attente !
FABRICE — Une jolie touriste se renseigne. Il est intarissable, ton Omero ! Elle l’écoute comme s’il la nourrissait déjà. Yasmina mesure encore ce qui les sépare malgré les arrangements notariaux.
GISÈLE — Pas de chance, Yasmina ! Dans toute la vie, il y a un homme et nous ne le rencontrons pas. Nous finissons dans la propriété ou la possession.
Je n’ai jamais été
au bout de la chair
mais je comprends.
C’est sincère. Tellement sincère que je suis toute prête à croire qu’elle en est l’auteur. Elle s’inspire peut-être mais elle ne vole pas.
FABRICE (exultant) — Elle lui achète la toile ! Veinard ! Il obtient ce qu’il veut. Yasmina paraît satisfaite.
GISÈLE — Je suis bien heureuse quand la critique te couronne !
FABRICE — Il lui explique comment on plante un clou dans le mur. Que lui a-t-il dit de la lumière nécessaire ?
GISÈLE — Il est tellement minutieux ! On a l’impression de recommencer avec le même plaisir. On se réveille épanouie comme la fleur qu’il a si longuement interprétée en vous. Cette seconde d’arrachement ! Je sentais la terre et la pluie.
FABRICE — Ses mains décrivent l’effort. Elles se croisent à la surface de la toile. Il n’en finira pas. Je l’aimerais si elle était impatiente mais il ne s’agit pas de patience. Elle n’attend rien. Elle a déjà tout reçu. Elle cherche le détail perfectible. C’est lui qui attend ce moment. Il se défendra avec les moyens du chevalier servant.
GISÈLE — Comme si nous n’existions pas réellement ! Mais nous sommes la racine tenace, il le sait par expérience. Toi, tu imagines le contexte. Ce sont des hommes qui te lisent. Tu ne seras rien de vraiment important tant que les femmes ne commenteront pas tes glissements.
FABRICE — D’autres femmes s’approchent. Yasmina règle la lampe. Elle est complice de l’infidélité, je le savais. Moi-même j’ai préparé le terrain de ton inconstance.
GISÈLE — Inconstance ! Constante, oui ! Et sans duplicité. Je ne dissimule rien. Je donne à voir et à penser.
FABRICE — Ces jambes ! Elles grouillent comme les vers sur une charogne. On se demande de quoi elles se nourrissent. Et Yasmina qui a l’air d’une domestique ! Yasmina aux seins pointus comme des fruits. J’aimerais même les femmes qu’il détruit si ma propre fille ne me condamnait pas à l’exil sexuel. J’aimerais jusqu’à ma femme cul-de-jatte.
GISÈLE (doucement) — Salaud !
FABRICE (exulte) — Il caresse ! Ce coquin est leste comme un animal !
GISÈLE (haut) — Cesse, veux-tu ?
FABRICE — Un cri ? (il revient dans la pièce) Il y a longtemps que je n’avais entendu ton cri. Ils achevaient l’œuvre de l’accident quand j’ai entendu ton cri pour la dernière fois. (touchant les moignons à travers le drap) Il m’accusait, ton cri, il me condamnait au remord. Puis ton cerveau s’est laissé pénétrer par les substances. (il s’assoit au bord du lit) Et j’ai vu passer la table roulante avec le drap propre et la petite tache de sang qui menaçait leur discrétion d’officiants. Depuis, pas un cri, quelquefois la plainte qu’on adresse à ses fantômes, le coup de rein dans le lit au moment de ces passages de la mémoire corporelle. Je me suis imaginé les états de ta conscience mais sans jamais en approfondir les hypothèses. La question de ma responsabilité ne se posait plus sans doute parce que la probabilité d’un cri venait d’être réduite à zéro par la réalité du retour.
GISÈLE (doucement) — Mon amour !
FABRICE (ironique) — Évoquer ton amour ! Même à la pointe de la langue ! Quel exercice de la description lente et du dialogue inachevable ! Quelquefois, oui, mais avec parcimonie, là, dans les marges du récit en cours, ces notes en pattes de mouches que ta fille s’acharne à déchiffrer. (il s’empare de son visage à deux mains) Non !
GISÈLE — Je ne t’ai rien demandé aujourd’hui. J’ai lu et j’ai pensé à autre chose. Mais un jour, pourtant...
FABRICE (revenant à la terrasse) — Non !
GISÈLE (triomphante) — Je ne veux pas mourir autrement. J’ai beaucoup lu sur le sujet. Une minute d’étouffement. Je ne te demande rien d’autre que cette résistance à mes dernières ressources.
FABRICE — Tu ne mourras pas facilement.
GISÈLE — Tu redoutes de lutter avec moi !
FABRICE — Je ne veux lutter avec personne et surtout pas avec un corps qui se défend contre la mort.
GISÈLE — Qui se défend parce qu’il est impossible de croire qu’il se laissera faire. Il y aura une dernière minute d’effort contre la méthode, rien de plus.
FABRICE (observant la rue) — Encore des femmes ! Elles entrent dans sa peinture comme il finit par sortir de leur vie de passante. Il écrit des quatrains sur leurs mouchoirs et elles doutent de sa sincérité sans lutter contre la griserie de l’instant. (fort, vers le lit) Son sexe rayonne selon un principe que je n’ai pas pu même imaginer !
GISÈLE — Il n’y a jamais eu d’odeur dans ce que tu écris aux autres, sauf pour se plaindre des mauvaises et dire des platitudes à propos de la peau des femmes. Il donne le voyage à dos de ses parfums.
FABRICE — Hum !
J’en connais de plus forts mais c’est avec un autre
Qui se nourrit de l’air comme l’oiseau suspend
La géométrie de mon lit solitaire.
Rivière de l’éveil de mes propres nuits,
Je caresse le temps et l’attente m’étire
Comme un premier rayon dans le dernier miroir
Que tu n’as pas brisé à l’angle du regard.
Il donne le voyage à dos de ses parfums
Et tu fermes la porte à mes yeux voyageurs
De l’instant immobile. Et plus rien ne m’arrive.
GISÈLE — Il manque des rimes à ton dizain.
FABRICE — Il s’y connaît en rimes, lui ! Elles devraient le trouver ridicule. Au contraire, elles ne vérifient pas, elles approuvent, elles se concertent pour apprécier. Il compose les bouquets de sa cueillette sexuelle. Quelle volupté ! Et quelle leçon à l’homme qui tergiverse encore à quarante ans au lieu de déposséder enfin ces corps de leur pouvoir sacramentel. (il s’assoit sur la balustrade)
GISÈLE — Quelle tautologie ! Il est inépuisable, le compagnon de ma lenteur. L’ami de mon ralentissement !
FABRICE — Nous parlions de son odeur.
GISÈLE — Je parlais de ma capacité à la respirer sans chercher à comprendre.
FABRICE — On ne comprend pas sans au moins une seconde de résistance.
GISÈLE — Je n’y pensais plus. Tu me donnas cette leçon à Venise ou à Florence.
FABRICE — À Nice. D’ailleurs, ce n’était pas une leçon. J’éprouvais ta beauté d’adolescente.
GISÈLE — Robe déchirée ! (jouant) Mon collier de perles rares !
FABRICE (riant) — Les soubrettes à quatre pattes sur la mollesse d’un tapis quatre étoiles !
GISÈLE (dure) — Ton petit frémissement circulatoire.
FABRICE (dur) — Nous ne nous aimions pas. Nous préférions les voyages. (professoral) Je l’ai dit à ta fille : les voyages, d’accord, mais nous devons en parler d’abord. Notre expérience...
GISÈLE — Nos futilités.
FABRICE — La complexité de notre richesse résiduelle. Je lui en ai donné une idée en trois mots.
GISÈLE — J’imagine les mots.
FABRICE — Je ne me souviens pas des mots...
GISÈLE — Trois...
FABRICE — Mais sa réduction au silence m’a...
GISÈLE — ... donné du plaisir.
FABRICE — Exactement. (la rue) Quelle animation ! Il en est le centre et la périphérie. Ombre et lumière, cet homme venu d’on ne sait où.
GISÈLE — C’est son père qui venait d’on ne savait où. Sa mère...
FABRICE — J’oubliais ces détails d’une vie qui sut être la tienne dans les meilleurs moments de sa croissance.
GISÈLE — (Ode aux autres)
L’odeur d’un homme
qui a l’air d’un arbre
au bord du chemin
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
L’herbe du talus
glisse sur moi
comme si je commençais
à ne plus exister
que pour devenir
l’explication la plus probable
de cet instant
de bonheur
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
avec les hommes
qui conquièrent
inutilement
la perspective
Après l’herbe la terre
que la pluie
vient de trouer
Les mottes
entre les pattes des insectes
Et la fleur des racines
couchée d’ombre
et de réminiscences
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
J’aimais ce sommeil
comme on préfère
mourir
sans le savoir
Les autres ne posaient pas de questions
pas le temps
pas le temps
ou bien ce n’est pas l’heure
c’est la distance
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
L’arbre est un cerisier
en fleur
ou un châtaignier
à l’automne
ou encore le frêne
aux suées rouges
Les autres ne se retournaient pas
Ils bavardaient entre eux
et leurs conversations
ne me concernaient plus
Dans les branches
des peuples me guettaient
et je m’endormais
pour ne pas avoir
à m’expliquer
On n’explique rien
à ces rencontres
parallèles
des lendemains de fête
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
et je ne dors pas
pour rien
Quand ils viendront me chercher
ils me croiront morte
comme meurent les fleurs
arrachées pour un bouquet
et oubliées pour d’autres raisons
que je n’ai plus le temps
de donner à mon bonheur
Ils m’ajouteront aux détails
de leur aventure quotidienne
sans un regard pour l’arbre
sans se douter qu’un arbre
peut m’éloigner d’eux
comme l’horizon
les disperse
ou les dilue
je ne sais pas
je n’ai pas bien vu
je dormais presque
Les autres m’accompagnent
ou je suis leur fardeau
ou simplement une de plus
à ajouter aux travers
de l’existence
J’épouserai le châtelain
ou le notaire
rien n’est encore décidé
Les radiographies sont pleines d’espoir
Je peux enfanter
Je peux donner
On pourra me prendre
et me multiplier
comme le pain
des bouches
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
La vie est une vitre
qu’on brise
pour les appeler
— et pour expliquer le bris de la vitre
il ne reste plus
qu’à donner
le spectacle de son angoisse
avec des mots choisis
à fleur de leur langue
vernaculaire
L’odeur d’un homme
que je n’avais pas vu
changeait mes chemins
(un éclair dans le ciel)
FABRICE — Un éclair de chaleur ! (il tombe. Entrent les Érinyes.)
Scène VI
Gisèle, les Érinyes
ÉRINYE I — Bienveillantes, c’est fait. (elle se penche. On entend le grondement) Il regarde le ciel d’un air étonné.
GISÈLE — De l’orage ! En août ? Que vois-tu exactement ?
ÉRINYE II — Nous pouvons nous en aller.
ÉRINYE III — Ne doit-elle pas mourir elle aussi ?
ÉRINYE I — Il prononce les dernières paroles, seul dans le gazon. La terre est molle à cet endroit, bien irriguée. Mais la colonne ne résiste pas à une pareille chute.
ÉRINYE III — Je t’ai demandé, Bienveillante...
ÉRINYE II — Laisse-la ! Elle mesure la croissance du désir chez l’homme en proie à la fragmentation de son intégrité, de ce qu’il croyait être son intégrité.
ÉRINYE I — Ils y croient toute la vie. (main en porte-voix, vers le bas) Il est long, ce dernier soupir !
ÉRINYE III — Que dit-il ?
ÉRINYE I — Il l’appelle. La voix est tellement faible qu’il a conscience qu’elle ne l’entendra pas.
ÉRINYE III — Pauvre homme ! Jouet du temps, rien de plus.
ÉRINYE I — Et du hasard.
ÉRINYE II — C’était prévu mais avec une certaine dose de hasard, reconnaissons-le.
ÉRINYE I — Nous n’avons plus de prises sur ce monde. Nous obéissons à d’autres lois dont la clarté n’éclaire pas encore les textes qu’on inspire.
ÉRINYE III — Qui sommes-nous si nous avons changé ?
ÉRINYE II — Question aux murs qui nous entourent. Ne posez pas vos questions aux miroirs. Cachez vos yeux dans les draps.
GISÈLE — Tu ne réponds plus ?
ÉRINYE I — Il est seulement blessé. Avec un peu de chance, il survivra. Les conséquences d’une fracture de la colonne vertébrale sont imprévisibles dans les cinq premières minutes.
ÉRINYE II — Je ne sens pas l’écoulement de la moelle.
GISÈLE — C’est mon Ode aux autres qui te donne à réfléchir ?
ÉRINYE I — Je n’ai jamais supporté les femmes qui se prélassent dans un lit. Ce n’est pas l’endroit de la paresse !
ÉRINYE II — Celle-ci n’a pas choisi.
ÉRINYE I — Qu’elle choisisse le fauteuil ! Qu’elle prenne l’air !
ÉRINYE III — Inspire-lui l’air, o Bienveillante.
GISÈLE — Je veux me lever [...] Fabrice ? [...] Tu n’es pas drôle [...] Ces terrasses qui communiquent ! [...] Je ne peux pas me lever toute seule. Tu me contrains à cet aveu une fois par jour. C’est fait. Maintenant, aide-moi [...] Fabrice ? Ce n’est pas le moment. Je te promets de ne pas regarder dans la rue [...] Fabrice ?
ÉRINYE I — Aidons-la ! (elles se transforment en femmes de chambre)
GISÈLE (sucrée) — Oh ! Vous êtes si gentilles ! Il est donc sorti ?
ÉRINYE II — Si on veut. Oh ! Le fauteuil est plié !
GISÈLE (amusée) — Écartez les accoudoirs, d’un coup.
ÉRINYE II — Facile à dire !
ÉRINYE I — La réalité te donne le vertige à ce point ?
ÉRINYE II — Nous n’en avons pas une habitude tellement profonde, de la réalité ! Elle a dit : écartez.
ÉRINYE III — Les accoudoirs. À deux, peut-être.
ÉRINYE II — Si nous n’agissons plus ensemble, nous n’agissons pas.
ÉRINYE III — À trois alors !
GISÈLE (amusée) — Quel étrange dialogue ! Vous êtes maladroites !
ÉRINYE I — Nous n’avons pas l’habitude de servir.
GISÈLE — Il faut avoir servi pour servir, en effet. Le sang est d’une importance capitale pour la domesticité. Mon père nous enseignait la vérification systématique des curriculum vitae.
ÉRINYE II — Elle parle latin maintenant.
ÉRINYE III — Une langue que nous ne maîtrisons pas aussi facilement que celles que nous imitons quand est venu notre tour d’agir.
ÉRINYE I — D’être là plutôt. Je crois que nous avons réussi.
ÉRINYE III — Cela ressemble-t-il à un fauteuil, Madame ?
GISÈLE (légèrement outrée) — On ne vous demande pas ce genre de chose ! Couvrez mes jambes, je vous prie.
ÉRINYE I — Faisons ce qu’elle dit.
ÉRINYE III (à Gisèle) — Il s’en sortira.
ÉRINYE II — Nous sommes venues avec de mauvais renseignements.
ÉRINYE I — La porte à côté, peut-être. Quel est le numéro de cette chambre ?
GISÈLE — Vous ne connaissez pas l’étage ?
ÉRINYE I (imitant) — Nous ne connaissons pas l’étage !
ÉRINYE II — Chut ! Tu es folle. On va finir par se faire remarquer.
GISÈLE — C’est lui qui vous envoie. Vous êtes bien jolies. Il choisit avec une élégance ! (elles tirent le drap) Je suis indécente !
ÉRINYE I — Mais vous n’avez pas froid.
ÉRINYE II — Nous ne savons que faire.
GISÈLE (amusée tout de même) — Vous êtes un peu impertinentes, mes filles. Fermez bien ma chemise et donnez-moi un livre.
ÉRINYE III — Quel livre ? Il y a quatre livres.
GISÈLE — Celui qui est marqué !
ÉRINYE I (rapide) — Par une feuille séchée de ce chêne que je vous ai montré dans le parc...
GISÈLE (étonnée) — Comment savez vous ?... Oui, confidences sur l’oreiller. Je ne m’étonne plus de rien.
ÉRINYE III (amusée) — Il vaut mieux !
ÉRINYE II — Le pot est vide.
GISÈLE — Je vous en prie : n’évoquez pas ces détails devant moi.
ÉRINYE I — C’est ça : vidons et n’évoquons pas.
ÉRINYE III — Il est déjà vide !
ÉRINYE II (hilare) — Alors n’évoquons pas !
ÉRINYE I — Bienveillantes, nous nous égarons.
GISÈLE (manipulée) — Oh ! Mes fesses ! Mes genoux ! La douleur s’installe dans les membres fantômes !
ÉRINYE III — Pauvre femme !
GISÈLE — Je ne vous ai pas demandé de me plaindre !
ÉRINYE III — Ce que j’en disais...
GISÈLE — Il le sait, que je déteste la compassion.
ÉRINYE II — Pas de pitié pour soi-même ! C’est la règle.
GISÈLE — Vous êtes idiotes !
ÉRINYE I — Aïe ! Une insulte.
ÉRINYE III (consultant sa montre) — Il a dû passer.
ÉRINYE I — Finissons-en avec cette éclopée !
GISÈLE — Éclopée !
ÉRINYE III (poussant le fauteuil) — Roulez jeunesse !
GISÈLE — Vous êtes folles !
ÉRINYE I (regardant en bas) — Il ne bouge plus. Sa chute est passée inaperçue. Attendons le premier témoin.
ÉRINYE II — S’il s’arrête.
GISÈLE — Sa chute ? Fabrice ?
ÉRINYE I — De qui s’agirait-il ? Qui tombe quand c’est le moment de tomber ?
ÉRINYE II — Fabrice de Vermort, comte de Castelpu.
GISÈLE (effrayée) — Que se passe-t-il ?
ÉRINYE I — Il ne se passe jamais rien. Il s’est passé quelque chose et on n’y peut plus rien. Quant à ce qui va se passer, il faut le savoir pour en dire quelque chose.
ÉRINYE II — Elle veut dire que nous le savons.
GISÈLE — Je vous reconnais ! Vous jouiez ce soir avec...
ÉRINYE I — Le petit amant de quinze ans. Il n’y a vu que du feu.
ÉRINYE II — Son expérience de la scène est si sommaire qu’il ne distingue pas les vraies des fausses.
GISÈLE — Les vraies des fausses ? Je vous prie de cesser ce petit jeu.
ÉRINYE I — Non ! Cette fois, le jeu en vaut la chandelle. Nous avons agi dans une parfaite unité toutes les trois.
ÉRINYE III — On peut le dire !
ÉRINYE II —
Ne cachons rien maintenant
mais ne soulevons pas le voile
à la place de ceux qui restent
Personne n’arrive, personne
ne sait ce qui est caché
Il n’est pas encore temps
d’en parler et de savoir
ce qui va arriver
à ceux qui restent
à ceux qui existeront demain
ÉRINYE I —
Tu déchireras le voile
à la seconde précise
du bonheur
et le temps annoncera
la pluie
plutôt que le lendemain
la venue
d’un cousin
plutôt que le nombre
d’enfants
à concevoir
ÉRINYE III —
L’air est si léger
quand le vent s’arrête
comme s’il avait commencé
et que la pluie
n’avait existé
que dans la tourmente
ÉRINYE I —
Nous ne cacherons rien
mais nous n’aurons pas la parole
Les petits morts
de la journée qui court
au rythme des horloges
bouchent les petits trous
de la leçon d’histoire
où les vierges sont reines
et les rois géographes
Nous ne cacherons rien
à l’oreille, aux deux yeux
Mais vous ne verrez pas
Mais vous n’entendrez pas
Vous aurez la peau dure
et le nez insensible
à l’odeur de vos morts
Il y aura la langue
Pas d’hommes sans la langue
et pas de langue sans la femme
Mais la langue est obscure
Les chansons trop légères
et les enfants pas assez verts
pour mûrir d’expérience
comme les fruits des bois
qui jalousent l’oiseau
la possibilité
le moment favorable
la machine parfaite
et le plan de voyage
ce tracé de l’aubaine
tous les coups de crayon
de la pratique et de l’attente
ÉRINYE III (regardant la rue) — Le témoin !
ÉRINYE I — Il était temps ! Voyons !
ÉRINYE II — C’est bien lui !
ÉRINYE III — Nous en avons fini, Alecta !
ÉRINYE I — Pas si vite, les filles !
GISÈLE — Jolies petites comédiennes, vous vous donnez beaucoup de mal. Le spectacle de vos frimousses ne trompe personne mais le temps prend un autre temps quand vous agissez ainsi sur l’espace. Laissez-moi maintenant. Je vous sonnerai si j’ai besoin de vous.
ÉRINYE III — Elle n’a rien compris, Alecta.
ÉRINYE II — Elle ne comprendra jamais. Esprit trop étroit, vicié depuis la première enfance, j’ai vérifié.
ÉRINYE I — Il monte ! Il a compris. Attendons.
ÉRINYE II et III — Nous voici de nouveau où nous devons demeurer. Nos yeux ne changent pas le temps mais la goutte de sang qui nous anime nous rapproche de l’homme et de sa femme. Attendons comme si rien ne se passait. (entre Omero)
Scène VII
Gisèle, les Érinyes, Omero
OMERO — Ma pauvre Gisèle !
GISÈLE — Pauvre ! (aux servantes) Laissez-nous, vous dis-je ! Je vous remercie.
OMERO — Je t’en prie, cesse de jouer avec ces transparences que personne ne trouve drôles ! Fabrice s’est cassé le cou.
GISÈLE — Pauvre ? Explique-toi ! (aux servantes) Sortez, vous dis-je ! (doucement) Mais vous écoutez !
OMERO — Gisèle ! Ce n’est vraiment pas le moment. Ils vont poser des questions. (à l’invisible) Sortez ! Qui que vous soyez.
GISÈLE — Tu me plains maintenant ? Nous avions convenu...
OMERO (rapide) — Le moment est mal choisi pour une mise au point. Fabrice est couché dans l’herbe, nuque brisée.
ÉRINYE III — La nuque, vous voyez, Alecta ! Il n’en a plus pour longtemps.
ÉRINYE I — Ce n’est plus notre affaire. Néron est vengé et la petite Aliz va se sentir beaucoup mieux à partir de demain.
ÉRINYE II — Sans Papa et sans Maman ?
OMERO — Tu as tellement l’air d’écouter ces personnages ! Mais je t’assure, mon amour, que ce n’est pas le moment. Ils voudront savoir ce qui s’est passé.
ÉRINYE I — Il est tombé.
GISÈLE — Il est tombé.
OMERO — Oui, mais dans quelles circonstances ? C’est ce qu’ils voudront savoir. Ils ne croiront pas facilement à un accident, encore moins à un suicide. Nous avons encore cinq minutes !
ÉRINYE I — Trois !
GISÈLE — Trois minutes. Pas plus. Je n’avais pas pensé à une chute. Je n’avais envisagé que la maladie. Tu imagines ?
OMERO — J’ai appelé une ambulance.
ÉRINYE II — Il se met à l’abri des foudres.
ÉRINYE I — Croit-il.
GISÈLE — Tu as d’abord pensé à toi, comme d’habitude. Que vais-je devenir ? Est-il mort ? Je ne suis pas morte, moi, dans l’accident qu’il a provoqué par orgueil.
ÉRINYE III (regardant dans la rue) — Elle a raison. Il n’est pas mort. Il parle à un garde civil. Je ne suis pas jalouse mais je voudrais bien savoir ce qu’il lui dit que l’autre écoute comme s’il n’y avait pas urgence. L’ambulance n’arrivera pas avant dix minutes.
GISÈLE — Dix minutes pour mourir. C’est ce que me donnait le pompier. Les étincelles envahissaient la nuit.
OMERO (impatient) — Que vas-tu leur dire ? Il est tombé ?
GISÈLE (aux Érinyes) — Il est tombé ?
LES ÉRINYES — Personne ne l’a poussé mais tout l’indique.
GISÈLE — Vous êtes de jolies petites tragédiennes maintenant. Mais je ne souffre plus. Qu’ils viennent ! Je les recevrais dans mon accoutrement de cul-de-jatte ! Admirez !
OMERO — Gisèle ! Vous ne voulez donc pas vous sauver ?
LES ÉRINYES — De quoi se sauve-t-il, lui ?
GISÈLE — Tu l’as poussé ? J’étais dans mon lit quand c’est arrivé. Elles en témoigneront.
OMERO — Elles ?
LES ÉRINYES (apparaissant à ses yeux) — Nous !
OMERO — Faiseuses de lits ! Je vous reconnais !
GISÈLE — Qui sont-elles si leur réalité ne te tourmente plus au point de ne pas les voir comme je les vois ?
OMERO — Qui croira des comédiennes en costume de servante ? Je t’assure que le moment est mal choisi pour la plaisanterie.
LES ÉRINYES — Plaisanterie ? La mort ? La vengeance ? La folie incurable ? Le point de non-retour ?
OMERO — Qui vous croira, petites folles ?
Scène VIII
Les mêmes, Ramírez
RAMIREZ (entrant) — Je les crois, moi, si elles le disent. (s’approchant d’Omero) Le garrot !
LES ÉRINYES — Il savait que ça arriverait un jour.
RAMIREZ (triomphant) — Je le savais. Encore que monsieur le Juge est souvent en désaccord avec mes thèses qu’il juge trop sommaires. Mais cette fois...
LES ÉRINYES — ... monsieur le Juge ne prendra pas le temps.
RAMIREZ (à Omero) — Expliquez-vous !
OMERO (insolent) — Honneur aux dames !
RAMIREZ — Vous ne sortirez pas d’ici avant de vous être expliqué.
OMERO — Vous êtes le seul à savoir ce qu’il vous a dit avant de mourir.
RAMIREZ — Il n’est pas mort. Il pourra répéter ce qu’il m’a dit croyant en effet qu’il n’en avait plus pour longtemps.
LES ÉRINYES — Il a dit (jouant) : O — ME — RO ! (elles rient)
Scène IX
Les mêmes, Aliz, le jeune homme
ALIZ (entrant avec le jeune homme) — Maman ! Je ne veux pas y croire ! Il est là, il ne bouge plus, il me regarde, il veut me dire quelque chose et...
LE JEUNE HOMME (affecté) — Elle n’a pas pu. Il n’exigeait rien d’elle.
RAMIREZ (à la terrasse) — Que personne ne l’approche ! Et deux hommes dans l’ambulance !
VOIX D’EN BAS (exaspérée) — Nous sommes deux, Chef !
RAMIREZ (très haut) — Faites ce que je vous dis, nom de Dieu !
LES ÉRINYES — Encore deux minutes. Peut-être plus si nous avons de la chance. Nous n’avons jamais eu de chance mais tout s’est toujours accompli.
GISÈLE (lasse) — Mes petites comédiennes, cessez de jouer. Viens, Aliz, sur mon cœur !
RAMIREZ (aux Érinyes) — Et donc, il l’a poussé ?
LES ÉRINYES (timides) — Oui, monsieur le Chef, poussé, comme ça...
OMERO — C’est une farce !
GISÈLE — Tu ne dormais pas quand c’est arrivé !
LE JEUNE HOMME (aux Érinyes) — Allez, les filles, on rentre.
RAMIREZ (péremptoire) — Le témoignage d’abord ! (à la terrasse) Montez-moi mon carnet !
VOIX D’EN BAS (même jeu) — Nous sommes deux, Chef !
RAMIREZ — Le carnet, nom de Dieu !
LE JEUNE HOMME (aux Érinyes) — Concertons-nous.
RAMIREZ — Pas question ! Sortez, jeune homme, mais pas plus loin que le couloir.
Scène X
Les mêmes, Garde civil
GARDE CIVIL (essoufflé) — On s’y presse, Chef ! Un monde fou !
RAMIREZ — On ne fait pas évacuer les témoins de notre probité. Avez-vous le carnet ?
GARDE CIVIL — Chef ! Nous sommes deux !
OMERO — Et puis vous serez seuls quand l’ambulance...
RAMIREZ (fort) — Chacun à sa place ! Vous, dans le couloir et ne fermez pas la porte entièrement ! Vous, préparez-vous à déposer et vous, à répondre à leur témoignage ! Madame voudra bien se retirer dans sa chambre ? Jeune homme ?
LE JEUNE HOMME (inquiet comme un étranger) — Oui, cheu... ché...
OMERO — Pas facile de jouer en présence du pivot de la réalité sociale !
RAMIREZ (au jeune homme) — Vous connaissez ces jeunes dames ?
LE JEUNE HOMME (se reprenant) — Je les emploie, monsieur.
OMERO (à la foule du couloir. On aperçoit Ochoa et l’Auteur) — Ne frémissez pas quand il fera son entrée ! (à Rámirez) Vous ne savez pas, Chef, comment on rate ses effets à cause d’un frémissement imprévu. (à tous) Il faudra bien qu’il arrive par le couloir ! Ils frémiront en se demandant ce qui va se passer et nous serons avertis trop tôt du coup de théâtre. Cette foule du couloir, Chef, va tout gâcher.
ALIZ (en larmes) — C’est trop horrible ! Ses derniers mots !
GISÈLE — Là, sur mon cœur, abandonne-toi.
LES ÉRINYES — Revenons à nos moutons !
RAMIREZ (commence à se perdre) — Moutons ?
OMERO — Rien à voir avec moi ! Il s’agit de monsieur le Comte.
RAMIREZ (à la terrasse) — Est-il mort ?
VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !
RAMIREZ (au garde civil) — Il n’a jamais vu un mort. Vous en avez vu, vous ?
GARDE CIVIL — Deux, Chef. Une grand-mère mangée par son chat et un cycliste aplati par un camion.
RAMIREZ (à la terrasse) — Vous voyez venir l’ambulance ?
VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !
OMERO — Voulez-vous que j’aille achever mon œuvre, Chef ?
RAMIREZ — C’est bien le moment de badiner ! (menaçant) Le garrot !
OMERO (grimace) — Vous êtes authentique, Chef, comme les plus grands.
RAMIREZ — Vous ne vous moquerez pas longtemps de moi, Pasteur !
GARDE CIVIL — Vous ne savez pas par quel bout commencer, Chef, comme d’habitude. Si nous étions plus nombreux...
RAMIREZ — Monsieur le Juge ne se dérangera pas si nous n’apportons pas un début de preuve.
GARDE CIVIL — Le témoignage de ces cocottes ne vaudra pas tripette à ses yeux, croyez-en mon expérience, Chef. Du temps de votre prédécesseur, on laissait le temps agir à la place de ces oiseaux de malheurs qui ont tout vu, tout entendu et même tout prévu.
RAMIREZ (à la terrasse) — Et l’ambulance ?
VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !
GARDE CIVIL — Même question, même réponse. Je l’aurais su, moi. Mais ils préfèrent toujours les études à l’expérience du terrain, en haut. Et nous revoilà dans une situation qu’on aurait mieux fait d’éviter. Les excuses ne manquent pas quand on sait ce qu’on veut.
LES ÉRINYES — Nous souhaitions une fin tragique ! On nous donne de la farce ! Qui s’est moqué de nous, en haut ?
(tout s’éteint)
GISÈLE crie dans le faisceau de lumière.
Rideau de fin
Marro est comme moi
Tous les sangs coulent dans ses veines phénicien grec berbère peut-être même arabe celte germain
Ce qui compte c'est son esthétique
Il est haut sur pattes comme un lévrier
Il a le museau court des canines apparentes qui l'abêtissent un peu il faut le dire
Les oreilles sont celles d'une bergère allemande qui a rôdé par ici il y a cinq ou six ans
Mais surtout Marro est silencieux
Et ce silence est une menace
Il n'aime pas les caresses comme si sa peau ne supportait aucun contact charnel
Il regarde toujours la main tendue et il fait un écart : d'où son nom
Le nom que je lui ai donné pour la traque
Il y a toujours une raison de sortir dans la nuit et de courir dans la montagne pour traquer des ombres de gibier
Là-haut sur la crête en forme de couronne on s'assoit sur notre cul nu tournant le dos à la Sierra Nevada et perdant nos regards sur la mer d'argent qui monte dans la nuit
Entre deux tours de guet carrées et immuables la mer n'arrête pas de monter dans le ciel noir et vers la lune négligeant les lampes à carbure qui la bordent et le phare qui la découpe en morceaux inutiles chaque fois qu'il vient y compléter sa géométrie circulaire
Le thym est moite à peine respirable
C'est plutôt l'odeur de la terre qu'on respire assis au milieu d'un cercle de silence souterrain de prudence relative qui accepte cette intranquillité nos culs nus de traqueurs posés comme des fruits au bord de la terre qui retient sa vie pour ne pas la perdre
Moi c'est les yeux et la surface de ma musculature sous la peau
Marro lui renifle et écoute nu et entier attentif à ce qui se passe dans notre dos les yeux pleins des reflets de la mer lunatique qui le chagrine un peu
Mais il n'émet aucun bruit
Il imite mon silence par obéissance sans doute peut-être pour une autre raison qui échappe à ma mentalité d'homme-femme de traqueur nu ou bien même de poète-chien qui est l'imitation de mon silence dénonçant ma fragilité mon instabilité de point tendu entre ce que je suis et ce que je ne serai jamais
Marro n'a pas cette élasticité de construction éphémère dans les sables mouvants de ce qui reste de l'Histoire
Marro est un mélange et sa nudité n'explique rien
Son esprit de chien est sans cesse tourné vers l'espace qui échappe à sa vue et que ses autres sens tentent de deviner de définir localisant les inquiétudes identifiant les anormalités simplifiant son rapport à l'espace en soumettant ses yeux au vide qu'il lui impose
Ce qu'il mélange c'est toujours de l'espace
Il est arrêté dans un présent qui est né avec lui et qui mourra avec lui
Il n'est qu'un segment de figure absurde à cause de son incapacité à évoquer le passé ou à trancher dans le futur les coupes sombres et amères de l'approche de la mort
Dans la même nudité de bête qui cherche à tuer l'autre je trace le cercle au-delà duquel je n'existe plus où ce n'est plus moi où l'autre commence et s'approche où finit la bête
Cette queue sexuelle qui est le centre où convergent toutes les données de notre géométrie dans notre main caressante ou entourée de vent et d'herbe c'est la même queue la même pensée attentive et inquiète la même histoire d'amour le même besoin de résister à ce qui s'oppose à la vie prenant violemment les devants sur les apparences de menaces avec ou sans loi mais dans la même foi qui n'explique rien présente négatrice du passé si la mémoire existe et porteuse d'un futur qui n'est pas le nôtre
Au bord de la terre à pic touchant presque le disque blanc de la mer qui mange son ciel le nez excité par les odeurs de l'herbe multiple croisant des bruits qui n'appartiennent plus au corps qui s'en détachent et renaissent de toucher le silence la surface musculaire en extase devant ce qui paraît beau maintenant
Je suis comme Marro : toutes les idées viennent buter sur ma présence momentanée peu fiable et fragile
Mais moi je suis capable d'en retenir une de l'associer à ma nudité de la faire entrer dans le plaisir qui ne peut pas en être la simple ponctuation
Et nous sommes seuls au présent dupes de la mémoire qui est collective et détestable et par dessus tout rêveurs impénitents du futur qui ne s'actualise pas malgré tous nos efforts
La queue insensible maintenant tandis que des fourmis se préoccupent d'en récolter la baveuse semence c'est au sommeil que je pense me poussant dans l'oubli de moi-même priant pour que le rêve ne me ramène pas à la vie
Je songe déjà au réveil
C'est le but de ma nuit
Un réveil de mon corps et la bouche tout entière de John autour de mon existence sexuelle chassant la moindre pensée qui recule devant l'amour pour lui laisser toute la place
Mais cette nuit-là je me suis réveillé à cause d'un mauvais rêve où c'est une femme qui fait de moi une femme et j'ai retenu le cri auquel mon esprit venait de penser comme à la meilleure manière d'oublier l'angoisse naissante
J'ai touché John du bout des doigts à l'épaule je crois ce qui l'a fait grogner
Il avait d'autres rêves sans doute et pas l'intention de s'en sortir
Plutôt s'y accrocher que de revenir d'un coup à la triste réalité que mes subtilités amoureuses ne suffisent pas à rendre moins triste
J'ai attendu un moment non pas pour oublier puisque ça n'avait plus d'importance mais pour ne pas entrer encore dans ce sommeil inutile
Mon corps s'est couvert de sueur mais je n'ai pas osé mettre en marche le ventilateur qui irrite tant l'écrivain américain
Allez donc savoir pourquoi c'est l'air en mouvement qui abuse de sa patience ! Alors je regarde par la fenêtre
Je peux voir le mur blanc éclairé par le reflet de la mer et le balcon où Pablo fumait le cigare en attendant de trouver le sommeil reluquant chaque fois de notre côté d'où je lui faisais parvenir mes petits cris de douleurs anodines
Le figuier est une ombre parfaitement noire mêlée au barreaudage du balcon qui tourne à angle droit et se fond dans un mélange de verre et de feuilles où arrive une lueur celle du salon toujours éclairé par en haut et dans un angle qui ne touche que sa proximité immédiate
De temps en temps c'est Marro qui traverse les géraniums cherchant je ne sais pas quoi et ne trouvant rien sans doute froissant le végétal comme un danseur isolé touche des tutus en passant
De la montagne je ne vois qu'un triangle noir transparent délimité par un angle de la fenêtre et par la pente qui découpe sa droite dans le ciel noir et lumineux
Je ne peux m'empêcher de chercher à deviner la présence du Français pour me l'approprier bien sûr
On l'a attendu tard dans la nuit
Sa femme dort peut-être maintenant
Elle se fiche sans doute de savoir ce que fabrique son mari que la nuit a mélangé à la montagne en peintre soucieux de bien faire
Même elle a haussé les épaules
La garce s'est enfermée dans sa chambre et n'a pas voulu m'ouvrir sa porte
J'ai essayé la treille de vigne la gouttière même la pierre nue mais je n'ai pas réussi à m'élever d'un mètre
Elle a ouvert la fenêtre et fermé les volets sur lesquels j'ai jeté des cailloux jusqu'à épuisement
Ne pouvant plus surprendre sa nudité de salope j'ai regardé la montagne j'ai sali mes yeux en pensant que je pourrais le retrouver
Avec l'aide de Marro bien sûr
Mais pour en faire quoi ? Aux yeux de la police ce n'est qu'un témoin encore qu'il ne sait rien du meurtre lui-même
Il sait pas mal de choses au sujet de sa femme et son témoignage peut entrer comme terme dans le calcul des circonstances
Qu'est-ce qu'il peut bien espérer de cette fugue d'oiseau pas trop loin de sa cage ? Un moment de solitude nécessaire pour dénouer les nerfs qui l'empêchent d'agir normalement
Il n'est pas assez fou pour chercher à se faire oublier
Que trouverait-il dans l'oubli ? Les odorantes traces de la mémoire tuée dans le dos ? En tout cas la cage est encore ouverte
Il peut rentrer quand il veut
Il ne doit d'explication à personne et surtout pas répondre aux fables que l'écrivain américain est en train de composer à partir de rien d'ailleurs
Il peut rentrer ouvrir la porte de sa chambre avec la clé qui ne l'a pas quitté la réveiller d'un coup et se mettre à lui parler de ce qu'il vient de bien réfléchir
Mais n'en rajoutons pas
Ce n'est pas moi qui écris
Enfin pas ce genre de choses
Je peux tout juste trouver la force de détailler ombre après ombre le triangle de montagne que la fenêtre décrit avec cette netteté qui est celle des œuvres accrochables
À quoi cela peut-il bien me servir de chercher à y deviner sa posture ou sa grimace ou son regard cassé par l'agrandissement de l'espace provoqué par la nuit
Le jour n'a pas cette infinité
Courant dans les épines en plein soleil il mesurait la portée de sa fuite
Maintenant il rejoint sa lâcheté il retrouve son exacte dimension dans un univers qui justement et parce qu'il faut bien expliquer celle-ci n'en a pas
Il s'accroupit il tente de rejoindre ses bouts d'homme fatigué de les mettre en communication d'énergie tandis qu'à l'intérieur une entropique démangeaison le fait crever doucement
Je peux me l'imaginer sans le voir comme si c'était moi-même mal à l'aise dans les claquettes humides et dans l'insuffisance de chemise genoux pliés avec la peau devenue noire méconnaissable douloureuse à peine à soi se mélangeant au vecteur infini de la nuit où rien ne bouge pourtant
Il voudrait entendre au moins un bruit
Venant de là d'où il vient il ne peut pas savoir que c'est impossible
Il fait partie du silence ou il lui appartient
Il n'y a que le vent pour ignorer la présence de l'homme dans la nature
Mais le vent n'est qu'un effet du souffle total il ne vit pas ce qu'il vit il peut approcher la mort soulever la puanteur ratiboiser les narines de celui qui ne la craint pas
Le Français ne sait rien de tout ça
Ce n'est pas un traqueur
C'est une proie
John a raison sur ce point-là
Le traqueur c'est ma nudité calculée
Je caresse ma queue en pensant cela
Je cherche le plaisir parce que je viens de deviner le désir exact
Ma queue d'homme au parfum de femme est le témoin de ma virilité crucifiée
Mes yeux s'exercent encore dans le triangle
J'ai envie
J'ai envie de traquer
J'ai envie de ma nudité pour couper la nuit en deux pour la partager avec le soleil futur
J'ai envie d'aller au bout d'une idée qui rassemble l'implexe dont je ne suis pas responsable après tout
Je me lève prudemment afin de ne pas réveiller l'écrivain américain qui ne comprendrait pas
Il comprend que je sois son mignon
Il comprend la démesure de mon sexe et s'en étonne toutefois
Mais il est loin d'écrire ce que j'écrirais si je savais ce que les mots veulent dire quand on les touche pour la première fois
Sa folie n'est qu'un calcul un aboutissement un point de convergence
Moi je suis fou par le silence que mon corps m'impose : cela ne se voit pas
J'ai trop de charme
Et je sais toujours ce que je veux : ma bite en est le témoin démesuré viril obsédant désirable et peut-être même inévitable
Je sors de la chambre sur la pointe des pieds un peu amusé par ma bite qui sort de moi comme un corps étranger et je traverse le corridor jusqu'à la petite cheminée d'angle au-dessus de laquelle est accroché le fusil de Pablo
Je regarde un moment le trait de lumière sur le canon je devine le velouté de la crosse l'éphémère froideur de la détente je pense à ce que je vais faire que j'ai peut-être déjà fait que je recommencerai avec le même oubli et la même envie de tout refaire depuis le début
Il est à peine froid dans mon dos
Le bois et l'acier n'ont pas la même température
La bandoulière a la température de mon corps
Je descends l'escalier et entre dans la lumière d'automne du salon de réception
Un moment d'arrêt devant le vitrail : les deux barlotières verticales rejoignent l'abstraction des reflets et des coupures de plomb noir
A cette distance un peu de côté par rapport à l'axe de symétrie l'enlevé qui rature le visage de la jeune bergère est la seule couleur visible
Le reste est noir désespérément noir plus rien n'existe ni du dieu nu ni de la commère qui épie la scène cachée derrière la margelle d'un puits ni le panier de fruits sur la margelle ni le chien qui est l'antithèse de Marro normalement blanc opaque avec un collier d'or par quoi son maître le dieu nu l'empêche d'attaquer la jeune bergère au regard terrifié
On ne voit pas non plus le barbouillage qui sert de ciel et de forêt avec un soleil rond et stupide et un nain triangulaire entre deux troncs d'arbre qu'il semble écarter l'un de l'autre pour regarder lui aussi
Nain-colosse arbres élastiques soleil de drapeau ciel de grisaille et d'ombre
Le sexe du dieu nu est caché par la tête penchée de la jeune bergère qui dans cette position dévoile un sein nettement insuffisant
Petit sein de fillette le mollet nu entrant dans l'herbe ou dans l'eau d'une mare impossible de le savoir même en pleine lumière bras qui descend selon la même oblique qui est le signe de la négation profil en forme de Z si l'on tient compte de la couche car la fille est assise sur un drap blanc comme neige devenu noir par la magie de la nuit
Je me suis toujours imaginé qu'elle était en train de préférer l'amour du dieu à la morsure du chien
M'imaginant encore que ce n'était pas la première fois
Que cette fois-ci elle avait amené un drap qui lui avait cruellement manqué la première fois
Et le dieu amenait toujours le chien de peur que la fille le voyant nu comme un homme ne se refuse à son seul désir de la posséder jusqu'à ce qu'elle soit trop vieille pour être possédée de cette façon
Le dieu n'était pas un dieu sûr de lui
Il avait besoin d'un chien pour exercer son pouvoir sur les filles des hommes
C'était un chien qu'un homme aurait pu posséder avec la même autorité sur les filles
Le chien était le véritable sujet de ce vitrail
Mais la fille était terriblement érotique et le dieu nu n'inspirait rien d'autre que cette possession et on n'arrivait pas à comprendre la scène dans sa totalité à cause de la commère du nain du soleil des arbres du puits du nombre de relations qu'on ne parvenait pas à chiffrer ni à retenir toutes ensemble
Alors on se laissait captiver par la fille on l'imaginait couchée nue et couverte par ce dieu déjà nu et toujours là à la même heure ponctuel identique inchangé plutôt
Mais la nuit on n'avait pas besoin de se faire du souci pour aller au fond du vitrail y chercher des significations inoubliables et bénéfiques
La nuit le vitrail était devenu complètement abstrait un peu géométrique à cause des barlotières inquiétant parce qu'il perçait un mur sans intérêt avec l'enlevé (ou la brisure) qui flottait en couleur dans un espace de plomb et de grisaille qui niait la couleur
Il fallait simplement s'arrêter regarder et passer son chemin en continuant de s'étonner de ce que peut devenir un vitrail quand c'est la nuit qui commande à l'esprit
Ou alors si on le connaissait très bien pour l'avoir souvent regardé sans tricherie et en parfait connaisseur sans chercher à en changer l'étonnante maturité on pouvait très bien en pleine nuit se remettre à penser au chien ou à la pornographie ou à tout autre thème qui paraissait réflexion faite être le véritable sujet de cet objet sans verbe
Le chien caricatural et complexe était entré en relation avec ma recherche
C'était un ex-voto accroché au mur de mon temple personnel et je regrettais de ne pas pouvoir le regarder à ce moment précis de mon existence
Je me suis arrêté devant ce maudit vitrail
Je ne pouvais pas ne pas en parler
Il fallait que je dise qu'à ce moment-là tandis que je descendais la pente nu et armé du fusil de Pablo j'avais trouvé le vitrail pour m'empêcher de penser à autre chose
Loin derrière moi à peine visible Marro suivait ma trace en attendant que je lui ordonne de se mettre sur celle du Français
Ou alors il rêvait de lièvre par habitude et j'allais le surprendre quelque peu
À cette heure de la nuit le temps est compté pour le chasseur
À la première lueur qui n'est plus celle de la lune toujours bénéfique à la suppression de la vie et ce n'est pas son moindre avantage il ne reste plus beaucoup de temps à soustraire à l'animal qui vit encore de cette vie forcément palpitante chaude dedans fraîche à la surface du muscle encore tiède aux pliures et sous le poil
Il faut donc mesurer la ballade avec le temps qui appartient à la nuit jusqu'à ce qu'il lui soit arraché marcher comme d'habitude exactement comme on l'a toujours fait levant la tête pour visiter l'ombre d'un œil expert ou bien c'est une trouée de lune dans une déchirure de roche et de terre en suspens dans ce pays où les arbres sont rares et où leur ombre même lunaire est incertaine
Tout cela était une question d'habitude et je ne m'en souciais pas j'avais parfaitement confiance dans ma connaissance de ce terrain de chasse où je m'étais élevé à la hauteur de la nature et de la chienne de vie qui n'en est que l'expression la plus proche
Je pouvais penser à mon sujet sans me soucier de ce qu'était devenue une partie de ma mémoire
Penser à ma proie non pas à ce qu'elle pouvait représenter une fois abattue mais plutôt aux conditions de sa mort à la perfection du jeu que je m'étais mis dans la tête de jouer tentant de me glisser dans la faille impeccable qu'aucune justice ne pourrait explorer après moi
Le problème n'était pas de tuer
Pour ça il suffisait de viser juste
Cacher toutes les traces de l'agonie ne posait pas non plus de problèmes
La seule question c'était le coup de feu
La condition impérative de ma réussite totale c'était que personne ne l'entende
Si personne n'entendait ce coup de feu alors personne ne pourrait s'exprimer efficacement sur la disparition du Français
Et je connaissais l'endroit exact où je devais le tirer l'endroit où je devais attirer le Français pour qu'il y meure en silence pour que personne ne l'entende mourir tout le monde connaissait cet endroit et personne n'y penserait parce que c'était impensable surtout de ma part
Il fallait donc que je trouve le Français que je l'entraîne là-bas et il ne me restait plus qu'à le faire mourir au beau milieu de la plus belle absence de mémoire qu'il me serait jamais donné de mettre en jeu contre un peu de cette sensation d'absolu à laquelle j'aspirais de toutes mes forces
Polopos ! Polopos ! Je ne suis qu'une graine plantée dans la terre inculte de ton passé et faute d'eau et de lumière je continue d'être une graine maintenant à ras de terre dans le sillon tracé par le doigt hésitant de l'écrivain américain qui est venu jusqu'ici pour me baiser et que je baiserai demain du même amour sec et brûlant dans les draps secoués par n'importe quelle servante qui n'a pas de nom qui s'avance simplement pour servir à l'heure convenue acceptant l'outrage et la métamorphose qu'il lui inspire
Polopos ! De ta pisse ancestrale et de ta terre toujours foutue la boue n'existe que pour les fleurs décoratrices de ton sommeil femmes patientes sans doute plus dures que la pierre si c'est nécessaire douces au moment d'accepter au moins le bonheur tandis que le malheur est d'être un homme pire qu'un homme : un corps d'homme de mémoire d'homme de connaissance d'homme d'excroissance d'homme de terminaison de chose rentrée objet cassé retourné à la matière qui est son premier sujet de l'écartement des cuisses revu et corrigé jusqu'à l'impatience d'y revenir dans un état physique lamentable
Boue de ma merde d'homme sur le visage de mes semblables boue des entrailles de mes semblables sur mon corps qui est l'expression d'un désir unanime, cherchant la femme dans l'homme pas la femme dans la femme pas l'enfant dans la femme perpétuant la magie de l'érogène rien de plus
Et dans cette nuit où j'ai décidé de tuer un homme que je ne tuerai pas dans cette nuit où j'ai voulu être une femme que je ne peux pas être parce que je suis la conséquence de l'amour et non pas son fruit légitime parce que je manque de consistance mentale parce que je n'ai pas la chance de connaître autre chose que ce simple dépassement érotique pour toutes ces raisons et à travers la nuit de chemins et de ponts que je connais bien je m'avance en connaissance de cause la pupille dilatée comme celle d'un chat imitant l'animal l'ayant parfaitement contenu quand je renifle la première odeur de merde
Marro et moi on s'est arrêté près d'une ruine à mi-pente et j'ai senti la merde avant lui peut-être parce que j'ai eu la faveur du vent
Mais il la touche avant moi il s'excite en même temps que moi il capte à coup sûr mon vertige il sent à quel point il est capable de me ressembler et il me regarde toucher la merde à mon tour respirant ce reste de cuisine avec stupeur
Il n'a pas pu s'empêcher de chier
Et il n'a pas chié comme une bête
Il l'a fait contre un mur entre deux cailloux et il a soigneusement posé un troisième caillou dessus un quatrième camouflant le mouchoir souillé
Il s'est torché le cul comme un homme proprement
Maintenant il n'y a plus qu'à lancer Marro sur sa trace
Il n'y a plus de souci à se faire
On le retrouvera avant le lever du soleil
Le temps n'est pas encore compté
S'il l'était il faudrait abandonner cette idée
Et revenir à la morosité par le plus court chemin dans l'attente d'une autre occasion
Pendant qu'on redescend la pente Marro en tête ma queue se gonfle d'une érection presque douloureuse et j'ai le souffle coupé avant d'arriver en bas
Marro disparaît dans l'ombre mais je ne l'appelle pas
Il sera toujours temps de l'appeler
Ou c'est lui qui m'appellera
Et je saurai alors que l'essentiel aura été fait
Je suis le mignon de l'écrivain américain John Vicarenix
On est arrivé tous les deux sur cette partie de la pente où les oliviers ne sont plus calcinés
Leur ombre est presque fraîche et l'écrivain américain s'est assoupi les mains sur son ventre et le menton sur la poitrine
Il dort comme un enfant maintenant et sa chemise est moins humide
Sa pipe finit de s'éteindre sur la racine dont la courbe noueuse lui sert d'oreiller
Voilà ce qu'il est cet écrivain américain
En bas il faisait frais et malgré l'absence de vagues l'air était encore humide
Il a fallu monter cette maudite pente et pendant qu'il dort en pensant à je ne sais qui je fais signe à Pablo de ne pas faire de bruit en arrivant sous les oliviers
Pablo a un sourire parfaitement satisfait sur les lèvres et il s'approche sans faire le bruit que je me suis mis à redouter
Au bout de son roseau fendu il y a la figue de barbarie qu'il compte manger avec moi peut-être
Il s'assoit sur la terre brûlante soulève un peu de poussière et il se met à peler prudemment la figue
Il la fend et elle se fend comme une femme rouge et juteuse à l'intérieur et il la mord avec appétit Pablo
Il sourit toujours et ses yeux se plissent chaque fois qu'il regarde l'écrivain américain
Pablo ressemble à un amandier calciné
Il mange la figue rouge sur sa figure noire elle jute sur sa poitrine noire et il continue de regarder l’Américain avec ses yeux noirs que les femmes ne regardent pas sans émotion
Pablo est un homme à femmes moi je suis une espèce de femme longue et douce et fibreuse aussi car aucune étreinte ne m'épuise
Pablo est le fils dont le père rêvait
Il est fort il plaît à toutes les femmes même à sa mère qui rêve de lui toutes les nuits et qui le jour se demande comment ça va se terminer
Ca ne se terminera pas dit souvent Pablo qui ne sait rien des femmes du moins pas autant que moi
Tout ce qu'il sait faire maintenant à part manger comme un malpropre cette figue dont les pépins font des éclats de lumière sur son menton tout ce qu'il sait faire c'est sourire un peu en regardant l’Américain qui est un géant à la peau jaune et piquante
Chacune de ses mains a l'air d'une feuille de figuier de barbarie
On voit à peine les doigts qu'il ne sépare jamais
Elles sont jaunes un peu vertes épaisses et il les tient ouvertes paumes tournées vers le ciel de chaque côté de ses cuisses
Pablo rira tant que ça durera
Il ne souffre pas de la chaleur parce qu'il a descendu la pente jusqu'aux oliviers où l'ombre achève à peine de le mettre à l'aise
Il a juste fini de manger sa figue et il boit une giclée de vin à sa gourde
Je ne bois pas de vin
Je ne supporte pas l'alcool
Je bois de l'eau toute l'année
Je n'ai jamais fait de mal à personne
J'ai simplement rencontré l'écrivain américain dans un bar du village où il s'enfilait une bière et du jambon
Je l'ai servi sous la bâche et dans l'ombre éclairée par le mur blanc
J'ai continué de le servir et il m'a demandé de l'accompagner dans ses promenades
On se balade du matin au soir
Il m'embrasse dans le cou et me montre sa queue quand il bande
Je frissonne comme une jeune fille chaque fois que ça arrive
Et du soir au matin on couche dans le même lit et on écoute la mère de Pablo qui rêve de Pablo
John Vicarenix prétend rêver de sa propre mère avec autant de bruit que la mère de Pablo qui peuple nos nuits d'onomatopées sans équivoque
C'est parce que ce n'est pas équivoque qu'il peut en parler avec autant de détachement
Mais la nuit je n'entends pas les onomatopées de John Vicarenix
Je dors quand ça lui arrive et je m'éveille chaque fois que la mère de Pablo s'excite sur le corps transparent de son fils unique
Cela fait combien de temps que l’Américain et moi on ne se quitte plus ? Le matin on monte dans son extraordinaire voiture et on parcourt des kilomètres et des kilomètres sans s'éloigner toutefois du village
A quoi cela servirait-il si on s'en éloignait plus que de raison
De chaque pente où on s'arrête on peut le voir blanc troué de noirs et de verts qui dessinent la topographie
Mais après le déjeuner l’Américain s'endort sous un olivier ou un eucalyptus
Je ne sais pas s'il dort vraiment ou s'il a simplement fermé les yeux pour s'isoler
Ayant ainsi repoussé le paysage et ma présence sexuelle au-delà des frontières de lui-même il doit penser à sa littérature ou à quelque chose comme ça
Il peut bien penser ce qu'il veut
Je n'ai pas l'avantage de comprendre tout ce qu'il me dit de sa pensée
C'est sur moi qu'il l'exerce
À la fin de l'été il me laissera seul avec mon chagrin et il s'envolera par-dessus l'Atlantique pour aller écrire dans son pays natal tout ce que l'été lui aura inspiré
Je ne serai peut-être pas étranger à son inspiration
Il parlera peut-être d'amour et alors il parlera de moi et de son envie de faire l'amour avec la mère de Pablo
Il faut que ça arrive
Pablo a l'air si stupide avec ses pépins de figues tout autour de la bouche
Il ne sait rien des femmes et surtout rien de sa mère qui a toujours eu la réputation d'être portée sur le sexe
Les femmes se l'arracheraient s'il était capable de les satisfaire toutes dans une seule nuit
L'écrivain américain se contenterait de sa mère et de la chaleur incroyable qui gicle de l'intérieur de ses cuisses
L'été terminé il s'en ira avec la promesse de revenir sitôt son livre écrit et bien sûr il ne reviendra pas
Je n'ai jamais connu d'autres écrivains mais je sais que c'est comme ça que ça se passe toujours
Que je ne sois pas une femme n'y change rien
Il ne reviendra pas pour que ça recommence
De quoi rêve-t-il en ce moment ? Il souffre un peu de la chaleur
Il y a des points de sueur entre ses cheveux
Nul insecte ne l'agace
Pablo le regarde en souriant sans doute ne pensant à rien
Il me demande à voix basse si tout se passe bien
Je lui réponds que oui et j'ai envie de lui demander combien de jours ont passé depuis que l’Américain est tombé amoureux de moi
Je ne lui demande rien par crainte de le surprendre auquel cas il ne manquerait pas d'éclater de rire
Pablo a un rire de fillette qui contraste avec son aspect de bouc
D'ordinaire il se contente de sourire affûtant son œil noir sur les bords de ses paupières qui ont des éclats de pierre précieuse à chaque extrémité comme deux minuscules larmes à chaque extrémité de ses paupières taillées comme des diamants et les femmes aiment ça et il n'y en a pas une qui dirait non
Moi j'ai la peau plus douce que la plus douce d'entre elles et les hommes me regardent d'un air qui ne cache rien de leur désir
Il n'y a pas un homme qui ne me désire pas il n'y en a pas un qui donnerait toute sa fortune pour que mon sexe s'inverse à l'intérieur de mon ventre
Mais ce n'est pas moi qui repeuplerai cette terre calcinée qui semble ne pas se renouveler et que chaque été immole un peu plus
L'hiver n'est jamais assez doux pour que ça recommence vraiment
Et ça ne recommence pas
Quelque chose est en train de s'épuiser sous le soleil non pas la vie que le besoin d'amour éternise mais c'est la terre elle-même qui fout le camp malgré les poèmes et même malgré le vin qu'on ne manquera pas de fêter encore cette année
John Vicarenix partira peu après
Il aura beaucoup bu et il aura peut-être fait l'amour avec la mère de Pablo
Il ne saura plus combien de fois on l'aura fait ensemble
Ce qui importera pour lui ce sera toujours la femme qui lui inspirera le mythe porteur d'éternité
Il n'y aura peut-être qu'une femme dans son été dangereux
Ce sera la mère de Pablo qui n'attend plus d'enfant depuis que la fièvre sexuelle s'est emparée de sa raison
Je ne dors pas quand elle s'excite dans son lit
Je dors quand elle dort et je m'éveille chaque fois qu'il s'éveille pour l'écouter délirer et il voudrait alors que je le satisfasse à la place de cette femme qui est moins femme que moi
Ma peau est plus douce que la sienne mes seins beaucoup plus beaux que sa poitrine déjà mère j'ai de longues cuisses entre lesquelles mon cul peut jouer tous les rôles
Je suis la meilleure des femmes si c'est ce qu'on veut
Il n'y en a pas qu'un que ça excite
Je connais des femmes jalouses de mes fesses jalouses de mes mains qui sont l'approche de mon sexe elles sont jalouses de mes petits pieds blancs et noirs du bout desquels je chatouille ses chevilles sous le pantalon
C'est sous la table que je le fais il se fiche pas mal qu'on sache tout de sa vie sexuelle il aime bien que les femmes s'y intéressent il est même capable de leur en parler avec cette assurance et ce détachement qu'il affiche toujours lorsque les mots parviennent à exprimer sa pensée
Il est alors reposé comme après une jouissance excessive et les femmes peuvent tout lire dans son regard jaune qui de ce point de vue là ne vaut pas celui de Pablo
Pour les yeux de Pablo par exemple j'en connais une qui soulève sa robe jusqu'à sa culotte et qui esquisse un pas de danse dont l'étrange provocation me fait bander
C'est pour Pablo qu'elle le fait et il rit de tout son cœur soulevant la gourde et rafraîchissant sa gorge sèche dans la giclée de vin qui lui monte à la tête
Pour moi elle ne ferait rien de pareil
Elle s'étonne de me voir nu dans le jardin et elle contemple un long moment ma queue levée pour elle
Elle pense toujours à moi comme à une femme et ce sexe d'homme l'étonne un peu
Elle fait retomber le rideau avant la giclée de sperme que je lui destine
L'écrivain américain n'aime pas ça il n'aime pas que je m'exhibe il ne veut pas qu'une femme soit le témoin de ma virilité
Ce n'est pas comme ça que je le sers
Personne n'a besoin de savoir que ce que je fais en matière d'amour je le fais comme un homme
Voilà ce qui l'agace un peu plus voilà ce qui l'empêche de penser à la femme qui l'obsède jusqu'au délire voilà ce qui le pousse à boire plus que de raison
Maintenant il boit avec une sauvagerie qui me fait peur
Il mange sans se soucier de l'effet qu'il produit sur les autres usagers de l'hôtel où je ne suis qu'un serviteur stylé
La mère de Pablo qui couche dans l'hôtel parce qu'elle en est la propriétaire la mère de Pablo n'en sait rien
Elle ne sait pas que j'ai du style
Elle pense à moi en termes hôteliers
Je n'ai aucune importance sexuelle
Je pourrais être son confident si je n'étais pas si jeune
J'ai le même âge que son fils
Mais lui et moi on est comme le jour et la nuit
La servante au grand cœur qui danse pour lui n'a pas fini de s'étonner de mon corps de jeune fille étrangement sexué
Mais qu'est-ce que je viens faire dans sa vie ? Pablo est parti quand l'écrivain américain se réveille
Je ne sais toujours pas s'il se réveille ou s'il a fini de réfléchir
Il bande un peu et il écarte les cuisses
Il a soif
Il presse un citron entrouvert dans sa bouche frissonne et secoue la tête comme un cheval
Il ne boit jamais sous le soleil et les jus de citron lui donnent les dents blanches comme le papier sur lequel il écrit le soir avant de se coucher
Je ne peux pas lire ce qu'il écrit
D'abord il s'est assuré que je ne savais rien de l'anglais et puis il ne m'a pas interdit de jeter un coup d'œil sur son écriture
C'est une écriture à l'encre noire un peu penchée avec des désordres soudains qui sont la marque d'une tranquillité qui se surveille
Faut-il lire ce qu'il écrit ? Faut-il en comprendre ce que ça dit ? Pas la peine d'en parler
Il secoue la tête en riant et il me déshabille
Il me couvre de baisers qui sont en fait la tentative de s'approprier de ma chair
Il peut oublier jusqu'à mon nom et après il boit du vin jusqu'à ce que le sommeil lui arrive
J'ai sacrément envie de l'enculer
Je ne le lui demande pas
Mais ce n'est pas l'envie qui me manque et je me mets à rêver que je suis un homme
Jusqu'à ce que la mère de Pablo se mette à délirer
Elle parle de son fils en termes sexuels
Pas exactement de son corps ni de ce qu'il lui inspire
C'est l'idée de l'union qui la fait délirer
Elle parle de nous deux avec une voix sexuelle
Elle est peut-être debout à la fenêtre jetant ses cris de folle dans la nuit qu'elle va finir par troubler si elle continue
Et elle ne s'arrête pas et John Vicarenix frotte sa queue entre mes fesses et je me mets à rêver de Pablo
En fait Pablo et moi c'était encore possible il y a peu de temps
Il est plus jeune que moi au fond et je lui ai souvent dit ce qu'il fallait faire
Avec la servante au grand cœur il n'a jamais su ce qu'il fallait faire
Elle ressemble trop à sa mère qui a été soupçonnée à la mort de son père de n'être qu'une sale empoisonneuse
Tout le monde a oublié ce mauvais souvenir qui revient encore de temps en temps troubler la paix du village
Particulièrement quand la police fait savoir à la mère de Pablo que sa servante est en prison encore pour quelques jours pour cause d'outrage à la pudeur
Le policier ne sait jamais exactement de quoi il retourne
C'est le juge qui donne des ordres
La servante a été rencontrée nue avec un mouchoir de soie dans l'anus et un vibromasseur entre les cuisses dans une rue du village déserte à cette heure de la nuit
On croit rêver
Je me promène nu dans la même rue tous les soirs avant de me coucher et je ne l'ai jamais rencontrée
Je la rencontrerai peut-être un jour
John rit en entendant cela
Il étend ses lourdes jambes et il faut que je m'assoie entre ses cuisses le dos contre sa poitrine de géant qui suffoque sous la chaleur
Le soleil en effet traverse l'ombre
Pas d'air qui bouge ni l'espoir d'une goutte échappée au clapotis d'une fontaine
Sa bouche au goût de citron se referme sur moi
Je sens bien qu'il parlera de moi dans le bouquin qu'il écrira loin de moi cet hiver
Mais est-ce que c'est important si ça n'arrive pas ? Sa sueur me traverse maintenant
On dirait qu'il est en train d'aimer une femme
Il caresse mes seins sous la chemise
Je ne suis qu'une servante quand il parle d'amour
En haut de la pente Pablo est debout sur un rocher en plein soleil
La chair d'une figue dégouline sur sa poitrine
Je ne sais pas s'il rit ou s'il n'en croit pas ses yeux
Il en parlera à sa mère qui me fichera dehors et qui s'en prendra à l’Américain dans l'irrespect total des règles professionnelles
Je me fiche de ce que pense Pablo
Je me fiche de ce qu'il dira
Qu'il le dise à sa mère si ça lui chante ! Mais il ne dira rien
Il me regardera avec ce regard noir et or qui fait vibrer toutes les femmes
Il me regardera comme il regarde toutes les femmes
On dirait qu'il les veut toutes sans se soucier de se faire aimer
Justement avec lui il n'y a pas de danger de se faire aimer
On n'a pas besoin de l'aimer non plus
Pablo n'a pas droit à l'amour
L'amour c'est autre chose
Il faudrait que mon Américain se rende fou de moi
Il m'emporterait avec lui dans son Amérique natale
Je le suivrai partout où il ira
J'apprendrai à parler cette langue qui pour l'instant m'interdit la lecture de ce qu'il écrit
C'est toujours après qu'il a beaucoup écrit qu'il m'aime comme on aime une femme
Ou après avoir longuement pensé en faisant croire que c'est le sommeil qui l'occupait tout entier allongé sous l'olivier la tête sur une racine émergeant de la terre brisée par le soleil
Et Pablo essaie de deviner si cette chose qui entre dans la bouche de l’Américain c'est mon sexe ou quoi ? Le soir l’Américain mange seul à une table un peu à l'écart au bord de la terrasse
Il ne s'intéresse pas aux autres touristes
Il ne leur a jamais adressé la parole
Ce sont des Allemands ou des Français et ils ne lisent pas de la littérature
Ils ne le connaissent donc pas
Sinon ils l'auraient invité à leurs tables
Je le sers avec gourmandise
Mes bras nus frôlent ses tempes et il frémit à chaque fois
Il mange presque goulûment
Il mange tout
Il boit beaucoup
Sa peau d'ordinaire jaune est écarlate à l'endroit des deux joues
Il a de belles dents dont le citron améliore la blancheur chaque après-midi
Maintenant il boit du vin il en boit tellement que ça se voit et il va devoir attendre un bon moment avant de pouvoir se lever pour regagner sa chambre
Après le service après la dernière extinction de la dernière ampoule je traverserai le couloir nu dans une chemise légère qui étourdira encore la servante au grand cœur
La pauvre elle est désespérée entre mon sexe qui a l'air d'un brin d'herbe et les velours noirs qui passent dans les yeux de Pablo
La pauvre je l'aime et je la servirai si c'est ce qui doit arriver
Je servirai Pablo qui donne des signes d'intérêt et qui s'approche toujours de moi quand il me parle et il a l'air d'aimer beaucoup mon odeur de fillette
Mais je servirai aussi sa mère si c'est ce qu'elle veut
Elle je la servirai en homme fort je la servirai avec cette brutalité contenue qui plaît tant aux femmes
Mais Pablo je le servirai comme une femme à peine femme si c'est un homme qui s'entend à la posséder tout entière
C'est le ventre plein du sexe de John que je dis tout ça
Son sexe me remplit toujours plus
C'est la même heure donc c'est le moment
Je n'arrive pas à me souvenir combien de jours ont passé depuis que je l'ai servi une première fois me faisant aimer comme il a voulu
Par contre chaque jour depuis a été le même et la nuit n'a jamais manqué de ressembler aux autres nuits
L'emploi du temps de John Vicarenix c'est la répétition de la même journée avec les mêmes changements qui ne le surprennent jamais
Ce sera comme ça jusqu'à la fin de l'été
Après on verra dit-il
On verra quoi ? On verra l'immense voiture descendre la route vers la mer soulevant la poussière et mon pauvre corps rouler comme une pierre dans la pente pour le rejoindre ou pour le quitter à jamais
John Vicarenix passe son énorme main qui a toujours l'air gantée sur son visage couvert de sueur
Il n'ose pas me regarder et moi je suis dans son épaule reposant la même question à laquelle il prétend répondre par une question dont il est l'unique sujet
Et moi ? Moi et mon corps de femme mon sexe d'homme et moi
Ici l'univers est petit
Ici le sexe n'est pas une question d'univers
On prend plaisir tant que c'est possible et on se reproduit si ce n'est pas interdit
Un jour le policier m'arrêtera à mon tour
Il me surprendra nu dans la rue où il attendra la servante au grand cœur pour cent fois la baiser et une fois la livrer à la justice qui fait mine de ne pas s'étonner de tant de régularité
Je descendrai la rue m'écorchant le dos et les fesses dans les murs et il m'attendra dans l'ombre et il ne s'étonnera pas de la métamorphose
Il me dira qu'il le savait qu'il ne doutait plus que ça arrive un jour ; il savait que je deviendrais un homme et il se mettra à lécher ma longue bite avec une gourmandise que personne ne lui connaît
Cette fois c'est dans son lit que je purgerai ma peine
La justice n'en saura rien
Elle demandera si je suis toujours de ce monde
On lui répondra que ça ne la regarde pas
Voilà ce qui arrivera si l'écrivain américain ne pense plus à moi au moment de quitter ce désert coupé de maisons blanches et de patios humides jusqu'à l'ombre
Mais ce ne sont que des arguments
J'ai beau parler il ne m'écoute pas
J'ai beau pleurer il ne pense déjà plus à l'amour que je donne
Il a tout pris dans ma chair il a épuisé mon pauvre esprit qui ne se doute pas de sa fragilité
Il ferme les yeux exactement comme il l'a fait sous l'olivier cet après-midi et il veut me faire croire que c'est le sommeil qui s'occupe de lui maintenant
Je ne sais pas si c'est le soleil ou autre chose
Peu importe que ça soit sa pensée si je dois être seul et en mourir
Tout ce que je peux faire maintenant c'est attendre que la vieille se réveille et se mette à délirer à propos de sa sexualité
Tu me demandes ce que je vais écrire tout au long du prochain hiver pense John Vicarenix dans l'attente de ce moment
Il n'y a pas d'autre écriture sans doute
Je ne vois rien à l'horizon de l'écriture
Rien qui force le sens à donner à la vie
Toi ta vie est mesurée par les amours qui la ponctuent
La mienne pourrait l'être par les œuvres qui la jalonnent avec plus ou moins de bonheur
Toi tu pleures tu ris tu fais l'amour ou tu ne le fais pas
Chaque moment de ta vie a le nom d'un homme ou peut-être même d'une femme
Je n'ai pas cette chance
Mes livres conservent bien la trace ici ou là de ce que l'amour a bien voulu
Il a voulu ce qu'il a voulu
Un point c'est tout
Mais il n'est pas question de le suivre sur le chemin de la littérature où je ne le rencontre jamais
Toi tu as de la chance
Si tu souffres c'est l'amour
Si tu aimes c'est l'amour
On peut te suivre jusqu'à la mort de cette manière
Tu mourras de chagrin ou suite à un excès de plaisir
Qu'en sais-tu ? Tu ne sais rien
Tandis que moi je peux savoir
Si je me retourne pour jeter un coup d'œil sur la seule écriture possible tout m'apparaît avec la plus grande netteté et chaque fois je suis seul
Seul d'abord à me battre avec la seule écriture possible lui substituant je ne sais quelle poésie amère qui ne l'a jamais égalée y revenant mais sans aller au bout des choses y trempant un peu les doigts comme dans une encre mais pour ne rien écrire à peine quelques taches sur n'importe quel papier finalement jeté au feu
La seule écriture possible c'était ma vie et elle n'a pas voulu ni de la poésie ni des morceaux choisis que j'opposais à ma honte de n'être qu'elle-même
Puis est venu le temps des personnages des allégories des histoires qui imitaient la seule écriture il n'y en avait pas d'autre et ce n'était pas facile d'en imiter la profondeur
Et ni les romans ni les personnages ni les lieux évoqués n'ont pu en empêcher l'insoutenable réminiscence
À la fin j'ai réinventé la farce pour balayer la littérature
Parce que tout ce que je venais de tenter pour imiter l'écriture autobiographique n'était au fond que la seule farce que la vie opposait à mon impuissance à être moi-même
Voilà comment se sont passés les premiers moments de ma vie littéraire
Poésie roman farce et quoique je fisse à cette époque-là je prenais toujours le même chemin poésie — roman — farce et je ne me serais jamais sorti de cet enfer si la farce n'avait pas fini par l'amputer mettant fin à toute tentative d'imiter la seule écriture possible qui ne pouvait consister que dans une approche claire de mon autobiographie
Mais je n'ai pas su écrire de cette manière et j'ai tout envoyé en l'air avec ma première interprétation : celle d'un bouffon
Voilà ce que j'aurais dû devenir : un bouffon
Et puis le temps a passé la vie a continué comme elle continue pour tous
Il y avait un problème dans ma vie
Un problème qui se voyait sur mon visage et on ne pouvait pas manquer de le rencontrer dans mon regard
C'était le cœur de mon écriture
Je suis retourné à un autre style de bouffonnerie
Je secouais mes clochettes pour m'en assurer
Mais ce n'était pas un jeu
En tout cas je ne pouvais pas jouer
La seule écriture poussait sur moi comme un bouton qui finissait toujours par s'ouvrir et il fallait que je crie pour exprimer ma douleur
Je devenais fou
Cela se voyait
La bouffonnerie qui me guérissait d'ordinaire ne pouvait plus rien tant ma douleur était profonde et cette profondeur me renvoyait les pires hallucinations
C'était la drogue l'alcool une infirmité mentale peut-être comme une cicatrice dans la matière de mon intelligence
Peu importe ce que c'était
Je n'étais plus simple
Et je ne me comprenais plus
Tout m'indiquait le lieu de ma souffrance
Je n'aimais pas les femmes normalement
Certaines me faisaient délirer
Je voulais boire leur lait
J'étais fou de le vouloir et de la bouffonnerie que j'ai d'abord jouée parce que ça avait toujours marché de cette manière c'est de cette bouffonnerie que la pire des angoisses s'est nourrie et je n'ai rien vu rien ne transpirait d'elle dans mon écriture
Je faisais le clown et je m'en portais bien
Je voulais boire leur lait et il ne m'arrivait rien
Jusqu'à ce que ça arrive
Mon écriture celle que j'avais adoptée en remplacement de la seule possible mon écriture s'est mise à suer et les pires hallucinations ont remplacé les bouffonneries ordinaires
Du bouffon lointain que j'avais su être je ne connaissais que la surface et dessous ma seule écriture bouillonnait toujours
Maintenant elle déchirait cette surface et je croyais devenir fou
L'hallucination n'était qu'un moyen de remplacer la bouffonnerie pour ne rien écrire de cette vie qui respirait encore et qui me soufflait son haleine brûlante au visage
Telle est ma deuxième expérience littéraire
Un voyage au bout de l'enfer
Je rentrais du théâtre où je m'étais amusé à amuser les autres et j'ai rencontré la bête immonde qui de longues années durant allait constituer ma principale occupation littéraire
Et puis le calme est revenu
J'ai relu les bouffonneries j'ai relu la poésie et les romans qu'elle voulait ridiculiser j'ai relu les hallucinations j'ai changé de femme j'en ai oublié certaines j'ai rejoué les bouffonneries et même les hallucinations
Je maîtrisais parfaitement mon sujet
Je pouvais inventer un autre délire
J'ai mis au point celui-ci
J'ai construit l'arbre généalogique qui ne peut pas mentir à ma propre existence
Je contrôle le délire
Je rencontre quelquefois ma seule écriture
Je la salue au passage
Qu'est-ce que je peux faire d'autre pour qu'elle continue d'exister ? Je peux écrire encore et encore
Et chaque année revenir à Polopos ou ailleurs et vivre du même amour qui me rencontre sans que j'y mette vraiment du mien
C'est toi
Aucun autre
Le soleil me remet les idées en place
Je souffre avec les oliviers
C'est une douleur de bonne nature
Ma seule écriture remonte à la surface
Il n'y a plus de décor de remplacement plus de techniques compliquées pour résumer les choses à l'intelligence qui s'ouvre toujours plus de personnages dont le mensonge est d'abord d'exister plus que leur modèle plus de cette écriture alambiquée…
… enfin je continue de rêver
Pour l'instant l'essentiel c'est d'être près de toi
J'écrirai cet hiver en pensant à toi
Je n'écrirai peut-être rien sur toi
Peut-être ne comprendras-tu rien
Ni de la farce que j'ai voulu jouer à la littérature pour ne pas m'avouer vaincu
Ni de l'hallucination où j'ai bien failli m'abîmer une bonne fois pour toutes toujours à cause de l'aveu que je voulais masquer
Ni de cet arbre dont j'explore les branches pour mieux installer ma propre histoire ou plus exactement ma seule écriture
Toi tu ne sais rien de l'écriture
Tu ne sais pas où elle peut conduire
Tu ne sais rien de ce qu'il faut payer pour savoir extraire les mots sans se tromper enfin pas trop souvent
Est-ce à toi que je vais adresser ma prochaine écriture ? Sentiras-tu à quel point elle est proche de la seule possible ? Est-ce à travers cette envie d'amour que je vais te convaincre de me lire
Ton corps nu maintenant que la fraîcheur veut bien rassembler toute la nuit dans nos têtes pensantes
Ton corps à peine battu par ma soif de douleur
Ton corps qui s'écoule comme de l'eau entre moi-même et ce que je vais écrire cet hiver ayant sans doute projeté un autre Polopos un Polopos avec un autre qui te ressemble
Il me faudra sans doute beaucoup errer dans ces montagnes et le soleil me rendra fou
Je boirai toutes les bières dans tous les bars où j'aurai quelque chance de rencontrer ce qui ne peut pas cesser de te ressembler
Tes bras sur ma nuque tes deux bras en travers de mon cou et l'ombre d'une terrasse pleine de soleil sur une autre terrasse absorbée par l'ombre qu'elle ne retient pas et tes bras de fausse femme tes bras d'imitation parfaite de la femme coupant ma peau sur mon dos parallèle ou se croisant à Polopos où je suis venu pour aimer comme un homme
Ou bien ce sera encore toi
Auquel cas je saurai tout l'hiver ce que je sais de Polopos et tu ne m'en voudras pas de m'être éloigné de toi pour écrire ce qui me rapproche de moi-même et qui par conséquent m'éloigne des autres et de toi en particulier
Peut-être que l'année prochaine je n'aurai pas à te chercher
Ce sera autant de temps de gagné
Tu ne peux pas savoir ce que je perds comme temps à te chercher et comme il reste peu de temps pour t'aimer
Tu ne parles pas beaucoup
Tu chantes plus souvent
Tu as une belle voix de femme
Tu chantes des chansons de femme
La servante est jalouse de toi
À cause de tes cuisses qui sont plus belles que les siennes
C'est une sacrée montreuse de cuisses
Qui peut lui résister ? Pablo que tu aimes plus que moi ? Ce serait de la folie si je te laissais faire
Je reviendrai à Polopos
Cet hiver je serai tout près de ma seule écriture aussi près que je n'ai jamais été et chaque hiver je m'en rapprocherai un peu plus et les yeux de Pablo n'auront plus le même attrait pour toi
J'écrirai tout l'hiver et au printemps je me donnerai à lire et l'été je reviendrai pour que tu couches dans mon lit
Entre nous il n'est pas question de faire un enfant
Il n'est question que de ce plaisir qui nous éloigne des autres
Il n'est question que de se mettre d'accord sur la fréquence de nos jouissances
Tu veux toujours plus que moi
Dans ce domaine tu peux plus que moi
Tu pourras toujours plus
Rien ne changera ce déséquilibre qui est la parole de notre plaisir
Rien ne changera la supériorité de ta beauté sur tous les autres y compris la mienne
Et je serai jaloux autant que la vie sera dans ton cœur
Si je reviens à Polopos
Et si c'est pour t'aimer
Tout dépendra de ce que j'aurai écrit
Tout dépendra de la proximité acquise par rapport à ma seule écriture
Sinon je t'en voudrai
Je ne me souviendrai plus de toi
Je te remplacerai
Je trouverai la terrasse et l'ombre de la terrasse
Je m'y installerai et je recommencerai autant de fois que ce sera nécessaire
Je te trouverai
À Polopos ou ailleurs en tout cas dans ces montagnes où mes ancêtres n'ont jamais pensé à moi où ils n'ont rien perçu de ma présence future
Aucune autre écriture n'est possible
Il n'y a pas d'autre écriture
Après l'interprétation du bouffon et celle de l'halluciné c'est dans la peau de l'écrivain que je rentre l'écrivain à l'héritage compliqué l'écrivain sous l'arbre des voyageurs de son espace littéraire
Pas d'un coup secouant toutes les branches mais avec la sève remontant de la terre vers le ciel que les feuilles ont déjà peuplé à la manière d'un livre
C'est ma langue qui se change ma langue contre celle des autres qui n'entendent que la leur si rien ne change
Je rentre dans ma confession solitaire avec des mots qui n'appartiennent déjà plus à tout le monde
Il y a une seule explication valable
Je suis capable de la donner
La voici
Il n'y a pas d'autre écriture si je suis un écrivain et pas simplement un amuseur public
D'ailleurs je n'amuse personne
Pas même toi
Je t'amuserais si tu comprenais au moins où je veux en venir
L'écriture n'est que le moyen de ne pas se cacher la vérité
Les bouffonneries c'est pour les autres c'est pour tromper leur vigilance et en extraire le pain quotidien
L'hallucination c'est trop
C'est s'enlever le pain de la bouche
C'est crever avant d'avoir vécu toutes les raisons de crever
Maintenant je construis ce qui aurait pu être définitivement détruit par manque de mémoire
Si j'écris à ce niveau de mon écriture cette mémoire ce sera vraiment autre chose que de la mémoire
Ce sera lisible et ça fera chier tout le monde et tout le monde sera d'accord pour dire que j'ai atteint mon écriture et personne ne saura rien du plaisir que j'en aurai tiré et il faudra que je me rapproche encore de mon écriture miroitante pour en percevoir de nouveaux reflets qui seront le monde de demain
Il n'y a rien là-dedans que tu puisses comprendre
Tu as fermé les yeux et je fais semblant de dormir
Cet après-midi sous les oliviers je n'ai pas dormi non plus
J'ai pensé à ce que j'allais écrire pour être plus parfaitement moi
Je sais que je dois écrire beaucoup mais c'est surtout pour devoir beaucoup aux mots qui sont la source de l'amour que je peux donner que je peux te donner si c'est toi dans mon interprétation de l'écrivain qui trouve sans vraiment chercher
Ce n'est qu'un mot emprunté à la peinture
J'en emprunte d'autres à la musique et même à la littérature
Je suis capable d'être le parfait miroir de mon héritage
Je peux tout rendre à la lumière
Et sans citer personne
Pas même toi
Je peux me passer de parler de toi
Je peux ne pas revenir à Polopos dans cet hôtel pourri où les cucarachas font plus de bruit que la friture dans les poêles
J'ai pensé à tout cela sous les oliviers où j'ai fait semblant de dormir pour que tu ne m'empêches pas de penser
Le sexe m'empêche de penser
Il faut que cela m'arrive uniquement lorsque j'ai cessé de penser à mon écriture
Mais chaque fois que mon écriture est l'objet de ma pensée alors je ferme les yeux et tu restes seul avec ton sexe et je peux même cesser de penser à toi
Il me semble que tu as fermé les yeux
Je pourrais te le demander
Tu reviendrais dans le champ de ma pensée et peut-être même que tu l'occuperais tout entière pour que je jouisse dans tes entrailles
C'est peut-être ce que tu voudrais pense l'écrivain américain John Vicarenix et moi je ne pense à rien
Je ne peux pas penser à autre chose qu'à ce qui va m'arriver
Si je pouvais penser à autre chose mais ce n'est pas le cas
Je pense à la fin de l'été
Il faudra que je redescende chez moi au bord de la mer
Je redeviendrai peintre et maçon et plombier et jardinier et chauffeur et qu'est-ce que je sais moi encore ! Je redeviendrai tout ce qu'on voudra que je devienne
Je cesserai de maquiller la bordure de mes yeux et je porterai des vêtements moins souples
S'il venait à me rencontrer dans le courant de l'hiver il ne me reconnaîtrait même pas
Il ne verrait même pas que je continuerais d'exister avec le même amour en croix sur mon cœur et il me croiserait avec cette belle indifférence qu'il sait si bien jouer quand il fait semblant de s'intéresser aux femmes
Il s'intéressera à la servante au grand cœur qui s'occupe des fleurs dans mon quartier l'hiver
Il la reluquera comme on fait avec une jument et elle cherchera à se donner à lui avec cette sauvagerie qui aurait dû être la mienne
Mais il ne vient pas par ici l'hiver
L'hiver il écrit
Il écrit des livres proches de lui-même
Il s'en est tellement éloigné pendant l'été
Alors Pablo revient sous les oliviers et il salue l'écrivain américain d'un coup de menton et John Vicarenix lui répond par une parole qu'il aurait pu adresser à n'importe qui en une autre occasion
Pablo se tient debout devant moi et je sens qu'il va me parler tournant le dos à l’Américain qui fait semblant de ne pas s'intéresser à notre petit jeu
Pablo mâchouille un reste de figue qui lui colle aux dents et dont quelques pépins éclatent dans sa bouche avec un petit bruit d'insecte écrasé
Je lui demande ce qu'il veut parce que c'est le fils de la patronne et que je me méfie de sa jalousie
Il n'aime pas l’Américain parce que c'est un Américain et parce que c'est un écrivain et surtout parce que c'est un pédé
Une fois l’Américain lui a fait un compliment à propos de ses yeux et il a eu la sensation soudaine de n'être qu'une femme à la portée d'un homme qui tendait la main pour la cueillir
Il n'a pas aimé cette sensation
C'est pourtant la sensation que j'ai quand il s'approche de moi comme ça avec l'air de vouloir me demander quelque chose
Mais il ne demande rien
Il dit quelque chose sans importance et l’Américain hausse les épaules
Je ris un peu bêtement
Pablo rit aussi
Il n'avait pas besoin de parler
Il a envie de se faire aimer
Il est comme tout le monde
Au lieu de le demander simplement non il tourne il vire il fait l'oiseau au dessus des oliviers il regarde en coin l’Américain qui fait celui qu'un sanglier a effrayé au détour d'un chemin et maintenant le voilà demandant à être aimé et assurant qu'il est capable d'aimer et que même ça lui est arrivé plusieurs fois
L’Américain émet un petit sifflement à ce plusieurs fois
Pablo rougit
Il va se fâcher
Mais je sais ce qu'il faut faire dans ces cas-là
Et il a laissé mes deux bras se lover autour de son cou
Il ferme les yeux et il dit qu'il s'est peut-être trompé
Peut-être
Tout le monde se trompe
Même l’Américain John Vicarenix qui ne reviendra pas l'été prochain si le bouquin auquel il pense maintenant ne vaut pas un clou
Voilà ce qui arrivera
Voilà ce qui est déjà peut-être arrivé
C'est toute l'écriture possible
Il n'y en a pas d'autres
Holá ! Lorenzo, bonne chasse ? — J'étais assis sur cette roche bleue et verte à l'angle du chemin qui mène au Cortijo de los Alacranes dans cet angle toujours ombragé où poussent des asphodèles presque chaque été l'angle où on se met à pisser sans même y penser tourné contre la roche les yeux regardant une touffe d'herbe ou le dos luisant d'un insecte
Et pour les autres c'était là que le père de Don Arturo avait été traversé de balles tellement grosses que la tête lui avait été presque entièrement arrachée et on pouvait montrer du doigt la pierre plate où cette tête avait fini de saigner la pierre où des enfants se dressaient sur la pointe des pieds pour apercevoir la vallée qui n'était autre qu'une immense blessure de terre et de feu que la mer visitait à l'embouchure du río parfois avec violence et même mort d'homme
Dans le mur de roche par contre on ne pouvait plus distinguer l'impact des balles
La roche s'était effritée ou l'herbe avait brisé la pierre ou bien le soleil avait creusé des fentes qui effaçaient tout de l'histoire des hommes s'il y en avait une bien sûr à retenir
En tout cas c'était là que le père de Don Arturo était mort et son fils avait creusé lui-même une grotte minuscule où un enfant aurait pu entrer s'il n'en avait été heureusement empêché par une grille de fer forgé qui luttait depuis des années contre la rouille et les tentatives d'effraction
Derrière ce barreaudage repeint minutieusement une fois par an avant le printemps on voyait une lampe à huile avec une ampoule électrique à la place de la mèche et une vierge douloureuse les bras en croix sur sa poitrine fleurie de roses les pieds foulant quelque chose d'indéfinissable au premier coup d'œil
Mais en s'approchant contre la grille qui sentait la terre et avec l'aide de la lumière électrique de la lampe à huile on pouvait voir que la vierge marchait sur des mains toutes dressées vers elle sous ses jupes dont un pan coulait vers un panier rempli de fleurs des champs
Don Arturo était venu changer la batterie qui alimentait la lampe à huile
Le chemin monte un peu avant d'arriver au rocher et Don Arturo était essoufflé la batterie entre ses mains tout contre son gros ventre qui faisait une bosse par-dessus les électrodes
Sa figure était rouge et il souriait
Bonne chasse ? — J'exhibai le lièvre l'élevant par une patte
Don Arturo s'arrêta au pied du rocher et pendant qu'il posait la batterie sur la pierre plate son chapeau tomba dans l'herbe et je vis la photo au fond un peu froissée les angles coupés en arc de cercle et malgré le surplomb et l'ombre je croisai le regard fabuleux de doña Brigida qui avait été il y avait longtemps la femme de Don Arturo
Mais je n'avais pas vécu ce temps-là et je ne pouvais rien en dire
De doña Brigida on ne pouvait connaître que la photo dans le chapeau de don Arturo et l'immense portrait à la peinture à l'huile prestigieux et médiocre qui noircissait lentement au-dessus de la cheminée dans la salle à manger où don Arturo vous recevait toujours avec peu de mots et beaucoup d'attention
Tu vas le manger seul ? — Je n'avais pas l'intention de le manger
Marro l'aurait mangé
Maintenant il ne mangerait plus que les os puisque don Arturo avait décidé de le manger avec moi
C'est le Mannlicher de Pablo je le reconnais — dit-il en connectant les fils sur la batterie
C'était un Winchester mais don Arturo aimait bien mentir au sujet des armes qu'il détestait à cause de la guerre qui avait tué son père (il ne parlait jamais des hommes qui l'avaient d'abord mis en joue)
Solange va le préparer comme tu l'aimes hein ? — Il tourna la clé dans le cadenas en éprouva la fermeture en tirant dessus et puis il prit mon fusil et le posa comme une planche sur son épaule
Ensuite il entortilla une patte du lièvre dans son ceinturon et il tira dessus comme il avait fait pour le cadenas
Je soulevai la batterie déchargée à la hauteur de mon ventre et nous nous mîmes en marche vers le Cortijo de los Alacranes qui était la propriété de don Arturo et de sa fille Solange héritière de la défunte et regrettée doña Brigida
Don Arturo n'avait pas connu sa propre mère et il disait en plaisantant qu'il s'en réjouissait au fond parce que Dieu se serait arrangé pour la faire souffrir devant ses propres yeux et qu'aujourd'hui il devrait l'ajouter au nombre de ses plaies avec son père cruellement éparpillé dans un rocher de malheur sa femme morte empoisonnée par une hostie ce qui le rendait furieux chaque fois qu'il y pensait et sa fille la pauvre Solange dont le nom n'avait plus rien de français que l'écriture et le souvenir de la femme qui le lui donna avec tant d'insistance que don Arturo avait cédé pleurant de désespoir sur le guichet de la mairie y répandant toute son amertume et son angoisse tandis que le maire écrivait un autre nom sur le registre conformément à la loi
La loi est une pute disait le maire en trempant la plume dans l'encrier et les hommes qui la servent y compris les rois rendent service au diable mais qu'est-ce qu'on peut faire don Arturo ? Solan-ieu ne sera même pas écrit sur sa tombe
Don Arturo pleurait de rage maintenant et descendant les escaliers poussiéreux de la mairie il eut une pensée de tendresse pour la mère de Solange qui n'était pas doña Brigida et dont personne ne savait rien sinon qu'il l'avait aimée au-delà du raisonnable et qu'elle lui avait donné cet enfant que doña Brigida détruite à jamais en tant que femme avait accepté d'élever si c'était ce que Dieu voulait qu'elle fît pour lui être agréable
Maintenant don Arturo donnait le lièvre à Solange qui s'éloigna dans la cour le tenant par les oreilles s'éloignant sans rien dire pendant que je posais la batterie sur un établi écoutant don Arturo me raconter les dernières anecdotes qui avaient retenu son attention de chroniqueur
Il fallait que je dise ce que j'en pensais mon opinion il l'avait en haute estime il savait qu'il pouvait compter sur moi pour élever le niveau de ces simples histoires qui n'avaient que le charme de l'anecdote mais qui pouvaient au fond renouveler la mentalité paralytique des hommes et des femmes qui couvaient ensemble le mystère de leur existence
Solange revint avec le lièvre parfaitement vidé et dépiauté et j'étais heureux de n'avoir pas assisté à cette triste torture
J'entendis le couperet le bruit des morceaux jetés dans la marmite les coups de cuillère le fond de la marmite heurter la grille du réchaud Solange qui sifflait comme un homme riant faiblement quand son père accompagnait son discours du même rire court et lointain et je regardais Marro qui attendait sur le seuil de la porte les oreilles dressées craintif et absorbé indépendant soumis
Doña Brigida avait presque deux mètres de haut et elle était encadrée d'une large moulure noire et or où apparaissaient à intervalles réguliers un couple de têtes d'anges soufflant dans la même trompette entourés de myrtes et de motifs géométriques qui formaient la bordure intérieure
À chaque angle Solange renouvelait deux fois par semaine quatre bouquets de fleurs trois aux couleurs primaires et un blanc douloureusement barré par un crêpe noir et brillant aux franges d'or et de sang
Sur la moulure inférieure à l'initiale de la symétrie d'anges et de géométrie don Arturo avait gravé lui-même un poème dans une plaque de cuivre rouge bordée d'un pointillé sinueux de verroterie imitant la pierre précieuse
C'était quelques vers d'un poème de Pessoa au sujet des lettres d'amour et don Arturo avait gravé en lettres plus voyantes les mots : esdrújulas et ridículas pour bien montrer où était l'intérêt prosodique de l'œuvre et l'importance qu'elle prenait par rapport à sa souffrance d'homme amoureux
J'écoutais les froissements de la robe de Solange entre la table et le fourneau me glissant en esprit entre les mots de don Arturo qui curait ses ongles sur une dent malade y passant une langue attentive chaque fois que sa conversation se mettait au repos dans l'attente d'un autre thème qui nourrirait son enthousiasme de fossoyeur
Le mausolée du père le chapeau le portrait à l'huile rance et la présence de Solange
C'était tout ce que je savais de don Arturo et je n'étais même pas capable de prononcer correctement le nom de sa fille ! Si je raconte tout ça ce n'est pas simplement pour interrompre le récit en cours pour des raisons philosophiques et changer la direction narrative à cause de préoccupations littéraires inévitables
Non
Au moment de revivre tout l'amour que je pouvais donner à l'écrivain américain et de voir Pablo s'y impliquer avec autant de raisons étrangères à l'amour et réussir à capter ce que le cœur de John était capable de rendre au centuple j'ai ressenti le besoin de faire le portrait de Pablo afin que tout soit dit de ce qu'on a pu gagner les uns et les autres à le voir étendu mort et traversé d'une balle par une belle nuit chaude et capricieuse de ce dernier été de liberté et de conversation
Je pourrais faire la liste complète des gens à qui la vie de Pablo pénétrant la leur à la suite du viol qui était sa seule exigence a coûté jusqu'à la mort ou en tout cas jusqu'à perdre le goût de vivre
Mais j'ai l'honneur de supposer qu'un roman peut se passer de ce genre de compte rendu qui n'intéresse que les érudits à travers des lois que je ne connais pas mais dont je sais parfaitement l'inutilité et la vanité en tant qu'instrument de mesure
Moi j'écris un roman pour gagner de l'argent alors je ne dis pas tout je choisis l'essentiel le significatif j'allais dire l'allégorique pour ceux qui n'ont pas vécu ces évènements et qui sont d'accord pour tenter d'en pénétrer l'hallucinante saveur
Pose ta langue sur ce poison de page et entre aussitôt dans l'enfer des hommes qui peuvent toujours te ressembler
Alors je crois que don Arturo est un bon exemple de ce que la cruauté de Pablo peut recréer à partir de ce qui existe déjà de malheur et de condamné à une existence d'infirme
Solange n'était pas une belle femme elle n'avait même pas été une belle enfant et si elle avait vécu elle serait devenue une vieille insignifiante et une morte purement anecdotique encore que sa mort n'eût rien enseigné à personne
Je détestais son corps son visage même ses yeux et elle avait des mains faites pour l'utilité pour les jours ordinaires pour elle-même au moment d'être seule et de craindre de le demeurer toute la vie
Mais sa nudité était un secret que personne à part Pablo n'avait violé
Il l'avait violée plusieurs fois d'abord en voyeur du temps de l'enfance puis en tant que sadique
Mais nous parlerons de tout ça plus loin avec ordre avec cette tranquillité qui n'a rien à voir avec la sérénité des juges une tranquillité d'écrivain puisque c'est ça que je suis devenu à la fin
Maintenant c'est la fin tous ceux qui m'entourent sont venus assister à ma fin d'homme ils m'arracheraient presque le micro des mains mais seulement parce qu'ils veulent que je dure le plus longtemps possible
Moi je parle dans cette machine qui chuinte discrètement ma voix me paraît si lointaine
J'écris en parlant exactement ce que j'ai toujours voulu faire du temps où j'étais poète et exhibitionniste professionnel
Ils écouteront l'enregistrement et une jolie secrétaire aux cuisses chaudes tapotera tout ça dans une autre machine et je ne gagnerai pas l'argent que je voulais gagner avant de mourir
Je n'ai même pas été riche
Mon esprit s'est donné tout entier à la haine d'un homme et c'est sûr que je ne parlerai pas aujourd'hui ni de don Arturo ni de Solange que j'ai choisis pour l'exemple pour faire de la bonne littérature si cet homme n'avait pas exercé sa cruauté sur moi-même et sur l'amour le seul que je voulais épuiser dans l'âme d'un homme rencontré ce qui me changeait à ma grande joie de la tradition et de l'attente égalisatrice des niveaux de perception de l'autre
Don Arturo et Solange ne doivent leur existence littéraire encore une fois ils ne la doivent qu'à la cruauté de Pablo mon ami de toujours et seulement parce qu'elle s'est tournée contre moi
Dans le cas contraire don Arturo et Solange n'existeraient plus ou plus exactement : ils auraient cessé d'exister dans un ailleurs sans littérature et par conséquent sans intérêt
Voilà ce que je devais dire avant de continuer à installer le décor pour un portrait de Pablo un portrait vengeur limité à un seul décor certes mais total par la puissance de la parole
A moins que l'idée même de Dieu ne soit au-dessus de mes forces ce qui causerait un grave préjudice à la valeur morale de cette histoire
Qu'est-ce qu'on peut savoir de ce que je pense de Dieu quand on ne m'a écouté que cinq minutes et qu'on veut se faire à tout prix une idée de ce qui me passe par la tête à ce sujet ?
Lorenzo ! Ne pense plus à Solan-ieu
Lorenzo ! — Mais ce n'est pas Solange qui occupe ma tête de mort prochaine
C'est New York ! New York ! Qu'est-ce qu'ils vont penser de moi si je meurs en criant : New York ! Ce sera une bonne anecdote dans le style de celle que don Arturo collectionnait pour la mémoire locale et pour sa postérité
Lorenzo le pauvre Lorenzo est mort en criant : New York ! et personne n'aura une pensée pour John Vicarenix mort il y a tant d'années en pleine gloire lentement détruit par la maladie qui a mis le temps qui lui a bien fait sentir ce que le temps pouvait devenir quand il est compté jour après jour avec la même mesure qui impose sa loi unitaire indivisible égale à zéro
S'ils s'en vont maintenant je me remets à parler dans le micro
Ma mémoire ne peut pas avoir oublié ne serait-ce qu'une seconde du temps qui n'est plus
Elle ne peut pas avoir déjà choisi à ma place quand je l'ai soumise à l'oubli durant les longues années qui m'ont amené tout entier au seuil de la mort usé jusqu'à la corde certes mais entier
C'est moi qui dois choisir
Je choisis don Arturo
Mémoire fais revivre don Arturo qui est mort de la pire des morts
Dis-moi ce qu'il est devenu avant que ses mains tremblantes refusent obstinément de desserrer le nœud qui l'a étouffé au bout de deux minutes d'incroyable douleur
Solange jetait de l'ail sur le lièvre tenant dans l'autre main le verre de vin qui est comme un glacis sur les empâtements de la chair grillée à point et parfumée de la bonne herbe l'herbe exacte qui ne trompe personne
Le vin grésilla et les vapeurs d'alcool nous enivrèrent un peu ce qui inspira don Arturo et il se pencha en craquant dans un buffet à l'intérieur noir et froid où il fit tinter des flacons
Après une minute d'hésitation il exhaussa l'alcool purificateur transparence sans défaut surmontée d'une légère écume qui pouvait être la bave de Solange puisque c'était la seule femme du cortijo
Solange abandonna le fourneau pour apporter des verres que son père avait ramenés de France après la guerre après la guerre des Français pas celle qui avait tué le grand-père de Solange
Il y avait trois verres sur la table parce que Solange était alcoolique et qu'elle ne ratait jamais une occasion de le faire savoir
Comme sa mère — disait don Arturo en guise d'explication définitive
Solange avait un sourire qui n'était ni celui de don Arturo ni bien sûr celui de doña Brigida
C'était un sourire pointu qui rendait sa bouche obscène fronçait les parois de son nez d'une manière tout à fait détestable et même ridicule et ses sourcils inégaux se soulevaient pour montrer l'importance du regard dans le silence de cette fille de rien
C'était aussi tout ce qu'on pouvait savoir de sa nudité
Le reste il fallait le deviner et don Arturo rétorquait aux esprits railleurs que sa fille avait hérité du corps de sa mère qui était un corps merveilleux un corps toujours tendu qu'il suffisait de caresser pour qu'il devienne tendre comme un morceau de guimauve et aux esprits caustiques qui ricanaient en parlant des tentatives de viols dont Solange se plaignait parfois en public le dos au comptoir de faïence et le verre entre les cuisses parlant avec les mains et grimaçant comme une enfant gâtée don Arturo répondait qu'il ne parlait jamais du malheur des autres et qu'on ferait bien de s'en tenir à cette sainte réserve si on ne voulait pas risquer de crever comme un chien
En secret toutefois don Arturo souhaitait que Solange meure le plus vite possible sans souffrance et sans faire plus de bruit qu'un insecte dur et inaccessible
Il n'y avait pas de portrait dans la salle à manger pour perpétuer son souvenir
Seule la présence érotique et fanée de doña Brigida était tolérable
Il la mettrait peut-être en morceaux dans une urne de bronze où il tremperait sa main de temps en temps comme dans une eau clapotante contre la coque de la barque qui dérive sans jamais toucher le rivage
Il ferait exactement ce qu'elle voudrait d'ailleurs et elle avait accepté cette idée de mourir avant son vieux père ayant renoncé à l'amour une bonne fois pour toutes
Pas d'homme pas de Dieu presque plus de père rien — murmurait don Arturo en vidant son verre cubique d'un coup
Solange était devenue toute rouge de confusion
Je cherchais sa beauté car elle en avait une
C'était peut-être ses seins ou la douceur rare de son sexe ou la chaleur de son ventre
Ou bien il fallait la chercher dans son âme et c'était un autre refus moins rieur agacé jusqu'à l'impatience si le temps était au gris elle qui n'aimait que le soleil
Elle retourna au fourneau et secoua la marmite bien à plat sur la grille
Le fumet m'étourdit et je pouvais voir à quel point don Arturo s'en délectait d'avance se gratouillant la pomme d'Adam sous un repli de peau poilue et verdâtre qui commençait à s'ulcérer
Marro gémissait doucement et Solange le taquinait de sa voix rocailleuse qui sentait l'écume des vagues et la poignée de coquillages
Marro aimait Solange et elle le faisait toujours bander et il cherchait à la baiser entre les mollets qu'elle gardait serrés l'un contre l'autre tenant la tête du chien entre ses mains le regardant dans les yeux en lui parlant d'elle comme si c'était un homme
Il fallait simplement tourner le dos se pencher sur son morceau de pain dans l'assiette et renifler l'odeur de la bite du chien qui coulissait entre les mollets imaginer de cette manière toute la chair sexuelle de Solange qui s'amusait avec la nature pour embêter le monde
Don Arturo avait le nez presque à toucher l'assiette et il mangeait avec les doigts les trempant de temps en temps dans un bol rempli d'eau où les taches d'huile scintillaient comme des étoiles
Viens manger non ? — Il l'avait servie dans l'assiette qui fumait en face de lui de l'autre côté de la table à ma droite et il répéta sa question d'une voix plus lointaine à peine attentive à ce qu'elle exprimait de douleur et de renonciation puis il releva la tête parce que le chien avait grogné comme un homme mais c'était Pablo qui entrait sans frapper et qui se dressait dans la lumière triangulaire rouspétant après le chien qui reniflait ses sandales sans cesser de grogner prêt à le mordre si nécessaire
Maintenant il riait en caressant le menton de Solange assise à table devant son assiette à laquelle elle n'avait pas touché
Don Arturo comptait les plombs sur le bord de son assiette et parlait de la Kabbale en hochant la tête mâchouillant un morceau de pain qui apparaissait tout blanc entre ses lèvres
En face de moi l'écrivain américain un peu éberlué par cet intérieur d'une autre époque contemplait la peinture dans le portrait de doña Brigida et il demandait tout haut si Manuel Angel Pozo de las Rosas était une gloire locale ou s'il fallait accepter l'idée d'une importance presque nationale
Don Arturo cita le chiffre et le commenta mais l’Américain parlait d'autre chose et il tendit le cou pour essayer de comprendre où cet étranger voulait en venir en se moquant de celui qui avait découvert le corps de doña Brigida après lui don Arturo
Est-ce qu'il allait raconter comment doña Brigida soucieuse de vérité et pleine de respect pour le futur de son apparence picturale avait changé de costume devant le peintre pris de vertige qui s'était mis à délirer au sujet de l'amour soudain qui venait de lui crever le cœur ? Est-ce qu'il allait raconter ce que tout le monde raconte au sujet de la prétendue fidélité de doña Brigida qui après tout avait droit à une revanche après l'infidélité qu'il lui avait fait avec Solange la mère de Solange ? Mais l’Américain ne songeait qu'à railler les défauts d'une peinture dont il ne percevait que la surface n'étant pas au courant de l'histoire du tableau lui-même
Il avait regardé Solange comme on regarde une curiosité d'un autre temps
Il l'avait observée longuement des pieds à la tête cherchant la femme dans cette présence névrotique puis il avait renoncé à lui parler alors que mille questions lui brûlaient les lèvres
Et puis il y avait Pablo qui agaçait le menton de Solange et Solange qui était dure et froide comme une statue et qui ne disait rien pour se défendre contre ce qui ne pouvait pas être une taquinerie pas de la part de Pablo non pas de la part de cet homme sans éducation fils de pute et riche de surcroît cet homme qui insultait les hommes quand ceux-ci ne pouvaient lui opposer que leur misère et la douloureuse façade de leur existence et que dire des femmes selon l'opinion de don Arturo qui n'était pas la mienne des femmes qu'il blessait pour leur enlever leur féminité et se la fourrer dans le cul avec d'autres hommes qu'il appelait des garçons qui ne valaient pas plus cher que lui aux yeux de la femme dont Solange était disait don Arturo en pleurant le prototype définitif d'une époque passée en force de chose jugée
Don Arturo possédait un Heckler 9mm flambant neuf qui n'avait servi que deux ou trois fois à crever des bouteilles sur le rebord de la fenêtre un jour de grande colère qu'avait choisi Dieu pour donner la mort à un ami de toujours (est-ce bien Dieu qui donne la mort ? réfléchissait don Arturo en le racontant soucieux de probité à l'égard de la pensée)
Il se leva tranquillement de table et il avait l'air inspiré par de fantasques trouvailles issues du nombre de plombs collés sur le bord de son assiette bien léchée
Il ouvrit le tiroir d'une vieille commode en forme de temple païen avec des colonnes tortillées et des animaux féroces dans les angles
Le Heckler parut tout brillant dans sa main tremblante et il en pointa le canon sur la nuque de Pablo en murmurant quelque chose de terrible et de définitif
Mais il en fallait plus pour impressionner Pablo et le canon de l'arme se retrouva sur sa gorge parce qu'il avait tourné sa tête pour regarder don Arturo et répondre de vive voix à ses menaces de mort et de malédiction
Don Arturo cessa de trembler il devint dangereux d'un coup et Pablo ravala sa salive avec un bruit épouvantablement comique qui fit sourire don Arturo lequel se sentait serein à cause de cette salive qui devait être salée ou acide ou terriblement amère peut-être brûlante ou glacée comme les doigts d'un mort
Pablo cessa de parler
Le Heckler péta d'un coup et la balle s'écrasa dans le mortier où elle ne laissa qu'un trou parfaitement rond et limité à son diamètre
Solange éclata de rire
John tenait le revolver comme un ice-cream
Et Pablo s'enfuit en criant comme une fille
La balle avait brisé sa boucle d'oreille en mille morceaux
Tu l'aimes ? — fit Cecilia qui ne voulait pas le croire
Dans la région on pouvait savoir deux choses importantes de Cecilia : elle avait fait six ans de prison pour détournement de mineur et elle possédait la plus belle propriété de la région
Moi j'en connaissais une troisième : elle était amoureuse de John
Mais John était déjà amoureux de Pablo
Il fallait que je lui dise où j'en étais
Et elle avait du mal à me croire
En fait elle ne voulait pas me croire
L'été Cecilia vit toute nue sur son voilier qui est amarré dans le port de M*
Elle vit seule un peu à l'écart des autres bateaux au bout d'un quai rouge et vert qu'elle appelle sa ruelle
Il n'y a que le facteur qui lui rende visite mais à la sauvette parce qu'il en a peur comme tout le monde et il est gravement inquiet quand il amène un recommandé
Elle a mis une chaîne aux maillons chromés en travers du quai et il faut lever la jambe pour passer de l'autre côté un bout de quai bien propre et bien ordonné excepté son fauteuil de rotin et les livres qui jonchent le sol vert autour de lui
En principe c'est sur ce fauteuil qu'on la trouve qu'on soit facteur ou autre chose
C'est une véritable aubaine de la trouver dans son fauteuil
Si on est facteur elle a eu le temps de vous voir arriver marchant lentement d'un pas court et un peu oblique et elle a posé sa serviette sur son ventre
On n'a pas besoin de parler
Elle dit : — Jette ! — en montrant le sol rouge près de la chaîne qui rutile
Et il jette le courrier il fait demi-tour en répétant — buenos días — et il recommence à marcher de la même manière avec le souvenir un peu tremblant des petits seins pointus de Cecilia à qui on ne connaît aucune fréquentation amoureuse
Depuis qu'elle est revenue de prison pas un homme n'a pu lui parler plus d'une minute ou seulement le temps nécessaire à une négociation purement professionnelle et jamais sur le quai et encore moins sur le pont du voilier toujours dans son bureau austère et mal rangé où elle vous fait asseoir sur un tabouret là-haut à la Esperanza la propriété qui fait d'elle la femme la mieux dotée du pays
C'est l'été et elle est encore toute nue dans son vieux fauteuil de rotin qu'on l'a vue un jour traîner sur le quai pour finalement l'installer près du voilier au pied de la passerelle
Elle est petite presque noire les yeux bridés comme ceux des Chinois un peu maigrichonne et elle ne sourit jamais au visiteur qui est toujours et dans tous les cas un importun
Sauf si c'est John
Impossible de savoir comment ils se sont connus où quand pourquoi ? Tout ce que je sais c'est que John est le bienvenu sur le voilier
Elle va à sa rencontre sur le quai s'aventurant entre les autres voiliers d'où on la regarde en souriant et elle se dresse toute nue pour lui baiser le menton et il lui caresse les épaules en lui disant quelque chose qui la fait rire
Et puis il la suit lui tapotant les fesses et elle continue de rire elle ne ressemble plus à l'image qu'on a d'elle quand on est du pays
Les propriétaires des autres bateaux ne sont pas du pays d'où le manque d'étonnement de leur part
Au lieu de s'étonner et de jaser ils saluent John qui les dépasse tous d'une tête et ils échangent une ou deux plaisanteries qui font rire les femmes aux éclats
Les gens du pays ils sont chez Camilla les genoux sous le comptoir ou affalés dans une chaise en train de siroter une bière les doigts huileux à cause des olives et l'œil un peu larmoyant à cause des réverbérations sur le plan d'eau et sur les coques
On en trouve aussi juste à côté chez la sœur de Camilla qui vend des bibelots sans valeur en guise de souvenirs
De quoi peut-on se souvenir en regardant ces bibelots sur sa table de chevet ou sur le bahut de la salle à manger ? D'avoir fait trempette dans une mer toujours un peu décevante à cause du vent qui la fraise du matin au soir comme un morceau de pâte à pain ? D'avoir aimé au moins le temps d'une soirée une ou deux traditions que seul l'art populaire a conservées intactes ? On regarde l’Américain qui a l'air sympathique et on se demande ce que Cecilia va lui donner de sa fortune
Elle n'a pas d'héritiers
Des cousins oui
Et on parle on parle de Cecilia et de l'amour on se demande si c'est possible on espère que ça ne va pas durer
Elle s'envoie en l'air ! — dit soudain un gros bonhomme qui est assis derrière un pichet de bière ayant posé sur la table bien en vue son téléphone portatif qui grésille comme une sardine dans une poêle à frire
Il dit ça parce que les deux mâts du voilier de Cecilia sont animés d'un mouvement dont la cadence est régulière c'est la fréquence de l'amour sa modulation incontrôlable sa longueur d'onde reconnaissable entre toutes dit un autre type qui se croit plus malin que les autres à cause des connaissances qu'il a acquises à propos de la propagation des ondes
Je suis assis en plein soleil torse nu et sans rien sur la tête que mes cheveux presque blancs qui me donnent un air de malade ou de convalescent
Camilla a pitié de moi
Elle enrichit ma boisson d'une rondelle de citron
Elle ne le fait pas à tout le monde
Après si je veux elle aimerait bien que je lui fasse l'amour
Cette fois elle m'offrira une bicyclette un de ces engins tout-terrain qui ont l'air d'armes de guerre pour vaincre la nature
C'est bien payé
Elle me lèche le nez
Il faut que je lui dise qu'elle m'excite sinon elle va rester là toute la matinée à tourner autour de moi en me montrant ses vastes tétons et les genoux qu'elle trouve beaux même si ce n'est pas normal de se trouver soi-même quelque chose de beau
Du coup elle volette doucement dans l'ombre du bar où elle se met à engueuler sa fille qui est une gourde sans nom en matière de commerce et un parasite pour le reste des choses
Elle l'engueule à cause de la jalousie que la fille lui retourne comme compliment d'avoir été capable de donner le jour à autant de malformations et si peu d'attraits
Elle la frappe même
Elle est tellement excitée et sa fille tellement inutile sauf peut-être que sa jalousie est un bon moyen de lui faire prendre conscience de l'importance de son état d'excitation par rapport au reste du monde
Cecilia vient d'apparaître sur le quai vêtue d'une ample robe blanche et coiffée d'un foulard dans lequel elle a enfoui toute sa chevelure
Dans une main elle tient la sacoche de cuir et dans l'autre elle secoue les clés de sa voiture
Elle l'a foutue à l'eau ! — dit quelqu'un en s'esclaffant
Vingt ans de prison ! — dit un autre qui fait rire tout le monde même moi
La fille de Camilla rit aussi en me tuant du regard
Ce qu'elle peut me détester cette gosse ! Cecilia passe devant nous sans nous regarder et elle répond à peine à un petit homme rabougri qui l'a saluée d'une voix de souris qui se prend le museau dans une porte
On ne salue pas doña Cecilia
On la respecte mais on ne la salue pas
C'est que le petit homme a quelque chose à lui demander
Il crève de faim avec sa femme et ses enfants pas à cause de doña Cecilia mais à cause de ses bêtes qui lui mangent le peu de terre que son père pauvre bougre lui a légué avec ses dettes toutes d'honneur
Dans ce cas on comprend
Il a le droit de ruser
On lui souhaite bonne chance
Dieu a ses raisons
Comme le cœur
Cecilia monte dans sa voiture une petite voiture blanche indigne de sa richesse mais elle n'en a pas d'autres
Elle préfère les chevaux
Comme on la comprend ! Elle repasse devant nous mais un reflet nous empêche de la voir
Et le temps passe
On discute un peu de l'argent qu'on n'a pas pu gagner à cause du manque de chance
On se souvient de celui qu'on a gagné et dépensé sans compter
Camilla parle de sa richesse passée
Voilà tout ce qui lui reste dit-elle en montrant la terrasse pivotant sur la pointe des pieds comme une danseuse avec cette grâce qui est celle de son cul c'est tout
Elle n'a jamais été riche
C'est une avare
Elle ne croit pas à l'utilité de la vie
Elle n'imagine pas qu'une vie puisse servir une autre
Elle elle fait des soustractions
Cette vie numéro un moins cette vie numéro deux égale un peu plus de richesse pour moi et elle additionne ces richesses qui sont égales à sa propre vie
C'est ce qu'elle appelle la multiplication des pains
Ce qui est le meilleur moyen de diviser les hommes
Elle rit éventant sauvagement sa poitrine avec une revue féminine qu'elle n'a pas eu encore le temps de lire
Il y a un article sur le bonheur
Il y a toujours un article sur le bonheur
C'est jamais le même affirme-t-elle en secouant sa robe qui est un four pour son cul
Soudain elle s'arrête de parler
On comprend qu'il faut regarder dans la direction du voilier de Cecilia
L’Américain marche d'un pas nonchalant sur le quai saluant au passage en montrant ses belles dents toutes blanches
Je me lève
Camilla me dit d'attendre un peu elle veut voir ce que va faire l’Américain
Elle ne veut pas rater ça
John vient vers moi et me demande de le suivre
Camilla me lâche un regard désespéré
Je suis l'esclave de l’Américain ou quoi ? Je baise sa bouche épaisse et prends à pleine main son panier de plaisir
Elle fait la jument se met à sentir mauvais dit qu'elle peut attendre si j'ai du travail mais pas trop longtemps sinon elle se met à crever devant tout le monde pour qu'on mesure le pouvoir que j'exerce sur elle
Sa fille me tire la langue
Elle hésite entre la méchanceté et la connerie
La jalousie n'a pas d'autres moyens
(Mais il ne faut pas que je m'égare en racontant cette histoire
Je suis en train d'essayer de parler de la haine
Je suis en train de justifier la mort de Pablo
En train d'expliquer cette mort
De faire de la haine un droit précis
Régulier )
Tout en marchant John me prend par l'épaule et me parle contre la joue
Il vient de se séparer de cette fille
Elle ne lui en veut pas
Elle dit qu'elle peut oublier n'importe quel homme qui a eu de l'importance pour elle
Elle n'a pas pleuré
J'aime Pablo — continue John sans s'arrêter de parler d'elle
Il m'aime comme un frère
Il fait la différence entre l'amitié et l'amour
Pas moi
C'était au début de l'été
Je ne connaissais pas Cecilia
Pas plus que n'importe qui
Elle était amoureuse de John
Je le savais
Tout le monde pouvait le savoir
Et elle est devenue taciturne
On ne l'a plus revue sur le quai ni même sur le pont du voilier
Elle n'y était plus
Une jeune fille moins solitaire avait pris sa place
Une fille assez ordinaire avec un joli sourire de garce
Andres ! viens voir ce qu'il veut celui-là ! — Elle s'est baissée pour parler dans une écoutille cul musclé mains puissantes
Une tête barbue est sortie de la surface du pont me demandant d'une voix mal assurée ce que je voulais
Je veux voir Cecilia
Elle n'est pas là
Elle est où ? La fille hausse les épaules et pince les lèvres
Elle pose un pied monstrueux sur le bastingage
Cecilia fait ce qu'elle veut non ? C'est la patronne
J'ai affaire à deux imbéciles qui tremblent dans leurs culottes en se demandant qui je suis
L'après-midi sous un chêne dont le liège est envahi de fourmis c'était ce que je racontais à Cecilia pour expliquer le scandale que j'avais fait à l'entrée de la propriété tuant presque un gardien qui voulait m'empêcher de rencontrer doña Cecilia
Maintenant elle secouait la glace dans mon verre en répétant sa question : — Tu l'aimes ? — Si je n'avais pas été un ami de John elle m'aurait fait bastonner et jeter dans le fossé jusqu'à ce que la police vienne me chercher pour m'apprendre à vivre malgré la différence de fortune
J'ai crié : je suis un ami de John et elle a fait le signe convenu qui paralyse ses sbires
John ? — avait-elle demandé en s'approchant de moi tandis qu'un type gigantesque me tenait en respect au bout de son regard d'acier
John c'était le mot magique pour avoir le droit de s'asseoir avec elle à l'ombre d'un chêne en sirotant un citron pressé dans de la glace pilée
Je le savais sinon me serais-je risqué dans les parages ? — Et John ? — dit-elle en arrachant des petits bouts de liège au grand affolement des fourmis
John est mon ami
C'est ce qu'il dit
Mais il aime Pablo
Elle se penche sur ses genoux et y écrase une fourmi imprudente
Qui est Pablo ? — Je ne sais pas si je lui ai dit tout ce que je pensais de Pablo
J'ai quitté la Esperanza sur le coup de huit heures du soir
Il faisait encore très chaud et j'avais un bout de chemin à parcourir avant d'arriver à l'hôtel
Elle ne m'avait pas tendu la main pour me saluer mais elle m'avait dit qu'elle souhaitait me revoir à cause de ce qu'on pouvait partager
Après tout dit-elle en riant c'est peut-être toi que j'aime ! — Je m'éloignai en riant moi aussi et quand je me retournai pour la saluer avant de disparaître de sa vue dans le chemin qui descendait d'un coup entre les rochers elle n'était plus appuyée nonchalamment contre la haute grille de fer forgé l'épaule nue dans une rosace de fer et de rouille bras croisés sur sa poitrine qui avait l'air dure et froide se moquant un peu de mon agilité qui laissait désirer selon elle tant j'avais l'air gauche et désirable sur les cailloux qui brûlaient mes pieds nus
J'avais laissé mes espadrilles un peu plus bas avec ma chemise roulée sous une pierre ayant à ce moment l'intention d'entrer par effraction et me sentant plus à l'aise pieds nus et sans chemise pour franchir la grille prétentieuse où commençait la vie triomphale de Cecilia
Si je parle maintenant de Cecilia ce n'est pas pour continuer le portrait de Pablo et tenter de définir le genre de haine qu'il a pu inspirer à plus de cent personnes sur cette terre
Cecilia n'a jamais rencontré Pablo et elle en a toujours ignoré l'existence
De Pablo elle ne savait que ce que je croyais pouvoir offrir à son amour détruit
Non Cecilia n'a pas tué Pablo
Elle est morte dans la même nuit et de la même mort traversée par une balle de revolver qui lui a arraché la moitié du cœur
Cette nuit-là ils sont morts tous les deux de la même façon elle dans la magnifique chambre de bois et de cuir où elle se lamentait de ne pas être aimée et lui dans le salon de réception de l'hôtel tous les deux étendus face contre terre la bouche affreusement ouverte et les yeux écarquillés
Voilà pourquoi je parle de Cecilia
Et aussi parce que j'aurais pu croire que John l'avait tuée pour se débarrasser de sa colère de femme trompée non pas par l'homme mais par l'amour qui lui avait déjà joué un mauvais tour
Tout le monde sait cela
Pourquoi ne pas prendre plaisir à le raconter ? Ce n'était plus une jeune fille au sens de la loi
Elle était amoureuse d'un bel adolescent avec qui elle couchait toutes les nuits en secret dans une petite maison bâtie sur les rochers au bord de la mer
C'est là qu'elle se rendait tous les après-midi sur le coup de cinq heures à pied ayant laissé sa voiture sur le port
Elle parcourait à pied les deux kilomètres qui séparaient le port de la maison d'abord sur la plage pendant un kilomètre et demi une plage dure de galets et de roches peu fréquentée et toujours encombrée de détritus entre lesquels elle cherchait le sable ou le galet propre et lisse et ensuite elle escaladait une roche noire et grise et continuait de marcher en équilibre sur l'épine dorsale de la roche qui formait un surplomb dangereux au-dessus des vagues qui avaient toujours l'air furieux martelant la roche immense et triste une puissance qui glaçait le cœur de Cecilia chaque fois qu'elle regardait en bas prise de vertige et heureuse d'être là plutôt qu'ailleurs où on ne l'aimait pas
Puis il lui fallait enjamber une fente de plus d'un mètre de large dans laquelle les vagues pénétraient avec un bruit de cataclysme et elle hésitait quelquefois longtemps avant de sauter par dessus ce bouillonnement d'écume dont les tourbillons semblaient vouloir l'attendre
Elle fermait toujours les yeux pour sauter et une fois de l'autre côté de la crevasse elle n'y pensait plus elle regardait la maison dont la façade était fendue de haut en bas avec le toit de roseaux et de terre qui ne se rejoignait plus au faîtage et la porte unique ouverture qui battait sauvagement dans l'embrasure
Le crépi se détachait tous les jours un peu plus et ainsi la maison avait l'air triste et abandonnée on aurait dit qu'elle ne devait son salut qu'à la chance qui avait empêché les vagues de monter jusqu'à elle pour lui arracher le peu de ressemblance qu'elle avait avec une maison ordinaire
Elle n'avait sans doute jamais été belle ni propre et elle n'avait jamais abrité des gens heureux de vivre sous son toit cela se voyait me disait Cecilia en me parlant de cette période heureuse de sa vie où le malheur des autres lui paraissait d'une probabilité si infime qu'elle n'y pensait même pas tout entière se donnant à ce qu'elle croyait être le meilleur moyen de vivre sa vie et non pas celle qu'on voulait lui imposer
C'était triste et candide comme toutes les aventures vécues pour échapper au contraire de l'aventure et Cecilia en parlait encore avec la même raison d'y croire plus qu'à toute autre chose qui est la négation de la foi en la légalité de son propre univers intérieur
Maintenant elle avait pitié de la folle qu'elle avait été folle de croire qu'exister pour soi-même est possible quand c'est l'amour qui se charge de délimiter la part de chacun dans le territoire de la liberté totale
Elle ne pleurait plus depuis le premier jour et elle n'avait pas le sentiment d'avoir payé ce qu'elle devait à la société qui l'avait condamnée durement pour avoir été le temps d'un amour une pécheresse sans regret
Elle n'avait rien donné en échange d'une condamnation qui était un châtiment infligé à la pureté pas même sa liberté qu'elle avait plusieurs fois opposée aux pressions carcérales ce qui lui avait coûté d'accomplir sa peine d'un bout à l'autre sans remise ni même d'un jour qu'elle n'aurait pas acceptée d'une autorité à son avis sans fondement
Tel était le lieu de sa faute une maison ébranlée par l'insuffisance de construction et par l'abandon qu'elle inspirait au regard même nostalgique
L'homme était jeune beau presque intelligent assez bavard malgré le peu de choses qu'il savait de la vie en général et des femmes en particulier
Elle l'aimait simplement parce qu'elle l'avait rencontré disait-elle
Un autre aurait fait l'affaire de sa révolte de jeune femme pourvu qu'il sût la rencontrer
L'important n'était pas ni son corps et encore moins son âme de pêcheur ou de vendangeur
Il suffisait qu'il sache exister au moment de la rencontrer au point exact où elle commençait de désirer l'existence de l'homme en elle-même
Est-ce que je pouvais comprendre cette sensation de bonheur qui n'a rien à voir avec la satisfaction d'avoir obtenu ce qu'on désire le plus au monde ? À quoi pensais-je d'abord quand je me mettais à rêver de John ? me demandait-elle toute proche pour que personne n'entende ce qu'elle voulait me dire
Il fallait que je m'applique à cette surveillance continue de mon être si je voulais être le véritable promoteur de l'amour
Est-ce que je pouvais me passer de l'amour ? Est-ce que j'étais capable d'une seule certitude à propos de l'avenir avec John ? Elle parlait de plus en plus bas et jetait des regards inquiets sur les badauds qui nous croisaient d'un œil perplexe
C'était la première fois qu'elle s'asseyait pour prendre un verre chez Camilla
Elle ne fréquentait pas ce genre d'établissement
Le peuple l'agaçait à cause de sa curiosité à l'égard de sa richesse mais elle pouvait prendre un verre sans que cela lui coûtât le moindre effort d'adaptation
Elle était assise juste au bord du fauteuil de rotin qui basculait un peu les jambes jointes et les mains triturant les cuisses sans arrêt comme si les mots ne parvenaient pas à occuper toute son attention me regardant bien en face de ses yeux bridés dont je ne distinguais pas la pupille
Camilla avait posé son corps fatigué dans une jardinière sans fleurs un torchon dans une main et dans l'autre une longue cigarette qui fumait abondamment étirant de longues volutes épaisses et bleues qu'elle jouait à détruire en soufflant dessus
À qui pouvait-elle bien penser ? Était-elle simplement satisfaite d'avoir obtenu le mieux dont elle pouvait rêver compte tenu de sa beauté particulière et de sa fortune relative ? Quel goût a-t-elle quand tu fais l'amour avec elle ? demande Cecilia qui insiste pour que je lui réponde
Je ne sais pas
Je veux connaître la suite de son histoire
Je suis le premier à qui elle la raconte
Quel rapport cela a-t-il avec John ? Elle continue : — Je ne me rappelle même plus le plaisir
Ce qui reste c'est la révolte
Je l'ai vécue d'un bout à l'autre sans que personne ne puisse m'en empêcher
C'était une révolte claire et violente et je ne pouvais pas la confondre avec le plaisir
Pourtant quelle abondance de plaisir quelle noyade parfaite dans cet oubli de passage ! Toutes les nuits l'un dans l'autre cherchant sur tout le corps ce qui pouvait augmenter son excitation cherchant avec la minutie d'un poète caresse sur caresse recommençant revenant détaillant chaque parcelle de peau donnant toute la peau qui n'est que la surface de nos limites la blessant peut-être par trop de folie à la fin ne sachant plus aimer et mordre crier pleurer demander pardon s'offrir sans espérer autre chose que la paix
Puis le silence la peau humide qui frémit encore sous les caresses et les vagues qui répètent sans arrêt la même sonorité le même rythme la même intention de déchirer de retenir de calmer
Enfin le son de sa voix non pas ce qu'il dit mais ce qu'il tente d'installer dans le peu de silence que la mer semble lui accorder pour qu'il se mette à exister lui aussi
Mon poème était un poème d'amour
Il n'avait pas besoin de mots pour exister
Il suffisait de le jouer avec la même perfection au cœur de chaque nuit
J'ai senti que je devenais folle
Je l'ai deviné à son regard
Il ne me posait pas de questions
Il se contentait d'être nu comme je voulais qu'il existe pour moi seule et il se rendait compte que je ne raisonnais plus que j'étais sur le point de l'aimer
S'en est-il venté sur le port ou dans les vignes ? Il était là dans la cour de la ferme quand on est venu me chercher pour me présenter à la justice
Un policier lui a demandé s'il était sûr de ne pas se tromper il le lui a demandé devant moi et sa trahison s'est transformée en lâcheté en ma présence traître devenu lâche par le jeu d'une simple question qui m'atteignait en plein cœur
Le soir même de mon arrestation il est mort poignardé dans le dos par un voyou qui lui reprochait de ne pas avoir payé une dette d'honneur il est mort sans un cri s'effondrant sur la table qui a basculé et qui l'a entraîné avec elle dans le caniveau où son sang a fini de couler
Mais j'avais fini de pleurer une bonne fois pour toutes — Maintenant nous étions dans le patio secret sur lequel s'ouvre sa chambre qui n'a pas de fenêtre sur l'extérieur
La nuit allait tomber et elle avait allumé une ampoule qui éclairait le cœur d'un jet d'eau au milieu d'un bassin circulaire
Les murs du patio hauts et noirs étaient percés d'alcôves plongées dans l'ombre
Elles étaient seulement habitées par des chats tristes et puants
On les entendait miauler de temps en temps et en réponse elle disait de celui qui lui semblait avoir miaulé et il se taisait aussitôt
Ils étaient peut-être attachés comme des chiens de garde ou enfermés dans des cages comme des oiseaux
Je ne les vis pas de la soirée
Cecilia était assise sur un morceau de marbre qui semblait être tout ce qui restait d'un autel ou d'une colonne
Elle parlait encore mais sans me regarder ne s'adressant peut-être plus à moi parlant pour elle-même pour parfaire sa sensation d'exister aussi à travers les mots puisque c'était tout ce qui restait de son passé à part les coupures de journaux qu'elle n'avait pas lus contrairement aux conseils de son avocat
Avec la nuit la chaleur devint plus lourde plus stagnante moins facile à oublier dans un verre ou dans un courant d'air
L'obscurité nous accablait
J'étais assis dans un vaste fauteuil qui avait dû être un trône dans un autre temps
La mollesse de ses coussins m'inspirait une douce somnolence qui me séparait à peine de la réalité
Qu'était-elle cette réalité ? Elle devait être tout entière contenue dans le corps de Cecilia que je n'écoutais pas à cause de la lassitude qui m'envahissait peu à peu m'éloignant de ses préoccupations de bonheur ou de joie ne comprenant pas que c'était à moi que ça arrivait et qu'elle se contentait de m'en parler pour me prévenir des dangers que je courais
Ne pouvais-je pas me mettre d'accord avec elle et en finir une bonne fois pour toutes avec cette quête d'un absolu qui n'est qu'une idée et qui n'a que la valeur d'une idée ? Le ciel devint livide à peine transparent crevé d'étoiles annonciatrices de l'impossible signe définitif auquel il faut trouver un charme si on ne veut pas devenir fou
J'y pensais en laissant l'angoisse m'engloutir peu à peu quand elle a voulu parler de John et de l'amour qu'elle ne pouvait pas à cause de son égoïsme fondamental partager avec moi
Voulais-je connaître les raisons qui avaient poussé John à se séparer d'elle ? Est-ce que je croyais que c'étaient de bonnes raisons ? Une aubaine pour moi
Il ne me restait plus qu'à me débarrasser de cet encombrant…
comment l'avais-je appelé ? — Pablo ? Pauvre Pablo ! Je communique déjà avec lui
Elle était en train de le dire quand un Chinois qui semblait sortir des murs est apparu entre elle et moi
Elle le reçut avec un beau sourire qu'il lui rendit en ricanant et il se tourna vers moi pour me tendre la main
Il avait une poigne de fer
J'eus du mal à sourire
Il secouait ma pauvre main de haut en bas tandis que Cecilia s'efforçait de me présenter son meilleur côté la face cachée de sa jovialité secrète
Il n'y avait vraiment pas de quoi avoir peur mais ce Chinois sorti de l'ombre comme dans un théâtre ça m'avait enlevé les mots de la bouche pour lui dire combien j'étais heureux de faire sa connaissance
Cecilia s'amusait de mon trouble et continuait de me débiter les qualités de l'intrus qui en rougissait sans cesser de m'écraser la main
À la fin parce qu'il fallait bien que la scène eût une fin il me demanda clairement si j'étais fier de recevoir l'amitié d'une femme aussi charmante et tellement extraordinaire
J'aurais répondu par l'affirmative s’il avait consenti à cesser de me pincer mais l'étau de sa main était plus fort que son besoin d'entendre la clarté de ma réponse
Je suis un ami de doña Cecilia dit-il d'un ton presque sévère
Il faut mériter l'amitié de cette femme admirable
Il me demandait si je la méritais si je pensais sincèrement mériter une telle qualité d'amitié ou si j'étais tout simplement en train de me foutre de la gueule du monde
Cecilia eut l'idée de le siffler et il abandonna ma proximité pour se coucher à ses pieds
La brute m'avait rompu quelque chose au niveau du poignet
Il parlait dans l'oreille de Cecilia si bien que je ne pouvais entendre ce qu'il lui disait
Elle se mordait les lèvres comme dans l'attente d'un plaisir ou au moins d'une émotion
Elle lui tendit son propre verre et il se mit à en boire le contenu en la remerciant ! Elle se leva s'approcha du bassin posa un pied sur la margelle pour refaire le nœud de sa sandale
Elle me sourit : — Belle soirée hein ? — S'il y avait quelque chose à comprendre j'en étais loin
Elle noua le nœud de l'autre sandale de la même manière puis s'assit sur la margelle trempant ses doigts dans l'eau
Le clapotis emplit le silence pendant un bon moment
Le Chinois avait l'air d'une statue
Je demandai à tout hasard si je gênais
Va voir les chevaux ! — proposa Cecilia tout excitée d'avoir trouver le moyen de se débarrasser de ma présence importune sans me donner aucun ordre ni prétexter une soudaine lassitude qui n'expliquerait pas de toute façon l'irruption de ce Chinois impeccable dans notre relation naissante
Tu aimes les chevaux ? — me demandait-elle encore en m'aidant à traverser sa vaste chambre dans le sens de la sortie
Je n'aimais pas les chevaux
Je les trouvais lourds et butés
Je détestais leur façon de me regarder
Je n'avais que du mépris pour leur cri ridicule qui est une offense à la beauté de leurs yeux
Mais je ne résistai pas aux bras de Cecilia
Elle voulait être le moteur de ma fuite
Mais qu'est-ce que je fuyais ? Une farce avec un Chinois tragique dans le rôle du guignol ? Les mots retombaient un à un du piédestal où Cecilia les avait installés le temps d'une conversation
Le Chinois buvait dans son verre
C'était absurde
Montrez-lui les chevaux ! — dit-elle en entrant dans le salon
Il y avait là trois types assis en rond sur des poufs et qui ne se parlaient même pas ! J'eus tout de suite à les voir l'impression qu'ils appartenaient à un même ensemble composé de trois corps humains de trois poufs et d'un cercle parfait dont ils étaient en train de mesurer l'équilatéralité
Il veut voir les chevaux — leur expliqua Cecilia en détruisant le cercle ce qui provoqua un rictus collectif qui donna tellement d'importance aux dents que oubliant un peu l'impression que m'avait faite le Chinois à cause de sa désinvolture et surtout à cause de sa paralysie mentale je me mis à tenter de comprendre ce qui pouvait bien fonder l'unité de ce trio bavard et circulaire
Je regardai leurs dents aux limites du triangle mais ce n'était pas le point commun qui les rassemblait en un même corps
Ni les yeux globuleux qui avaient l'air de sortir de la tête pour visiter les poches secrètes de votre intimité
En fait ces types étaient atrocement maigres ils étaient une symétrie d'articulations exagérées reliées entre elles par des membres presque sans muscles
J'en éprouvais une vague répulsion mais l'un d'eux s'était levé à la demande de Cecilia qui lui recommandait de ne pas inquiéter les chevaux avec une lampe
Il y avait assez de lumière pour se rendre compte de leur beauté majestueuse condition première de leur liberté relative dans un enclos qui sentait l'herbe et le crottin un îlot de verdure entièrement irrigué qui devait lui coûter une fortune
Les deux autres types se désintéressèrent du sort de leur comparse circulaire et se remirent à parler comme deux miroirs qui se renvoient leur néant réciproque fini contenant l'infini
Le type qui me servait de chaperon se mit à rouspéter en prétextant qu'il avait autre chose à faire que d'aller voir des chevaux pour lesquels il n'éprouvait aucun sentiment
Tout ce qui lui restait de sentiment il voulait le réserver à la race humaine
Elle lui demandait de perdre son temps ce qui n'était vraiment pas gentil de sa part
Elle devint tendre et lui pelota doucement l'articulation du coude qui formait une bosse affreuse sous la chemise
Il s'adoucit lentement et elle lui prodigua une caresse sur le cou et dans la nuque
Il se rendait à sa raison
Il ne voulait pas dire ce qu'il avait dit des chevaux et il était beaucoup moins sincère envers les êtres humains que pouvait donner à penser ce qu'il disait à propos de sentiment et peut-être même d'amour
Elle comprenait
Elle adorait comprendre
C'est pour ça qu'il l'aimait
Il était presque heureux de mourir à cause d'elle dit-il en lui touchant l'épaule du bout des doigts
Elle soupira sans violence comme pour lui demander de ne plus rien dire à ce sujet et moi j'étais en train de me creuser les méninges pour essayer de deviner l'existence d'une relation entre la maigreur du bonhomme et la faute de Cecilia qui réclamait le silence
À coup sûr elle l'avait rendu malade
Elle était un des agents souterrains de la prolifération des maladies infectieuses sur la terre des hommes
Je pensais que c'était une raison valable de la laisser tomber comme John avait décidé de le faire sans lui demander son avis
Elle était la source d'une maladie qui vous faisait délirer avec les autres types de votre espèce et il valait mieux la plaquer plutôt que d'en crever lamentablement
Amène-le voir les chevaux s'il te plaît
Elle était devenue douce comme une éponge et le type sanglotait en regardant ses terribles mains qui ne ressemblaient plus en rien à celles qu'il s'était toujours connues
Il pleurait comme un enfant et elle lui demandait de m'accompagner à l'enclos où les chevaux nous regardaient avec cet air stupide et malheureux qui les fait ressembler à des hommes si l'on n'y prend garde
Ils s'avanceraient vers la clôture blanche renâclant un peu et il faudrait peut-être s'extasier en constatant que leur beauté est une réalité capable de parler à l'imagination
Cecilia croyait que les choses se passaient toujours de cette manière : vous vous arrêtiez devant un quelconque type de beauté indiscutable et vous laissiez agir son pouvoir magique sur votre imagination qui vous révélait alors la véritable nature de votre personnalité
C'est ce qui se passait avec les chevaux
Elle entrait en communication avec leur dimension spirituelle qui à l'en croire dépassait tout ce qu'on peut imaginer du mental animal et petit à petit son être se dénudait devant elle devant ses yeux étonnés de femme savante et il lui montrait à quel point elle manquait d'humanité quand elle se mettait dans la tête de consacrer une partie de son temps à l'amour
Qu'est-ce qui était compté dans ce temps ? se demandait le type en mesurant ses poignets
Il ne me parlait pas
Il soliloquait
Je n'avais pas droit au sens de sa conversation
Seulement aux mots à ce que j'en savais et à leur sonorité qui détruisait le silence qui m'est naturel quand je ne sais pas à qui j'ai affaire
Il grimpa péniblement sur la clôture et s'installa dessus oscillant entre l'intérieur et l'extérieur de l'enclos avec une insouciance qui me désappointa
Il siffla
Je perçus alors nettement le silence que les chevaux s'imposaient dans l'ombre un court moment suspendus à leur terreur de primitifs puis il y eut le choc des sabots dans la terre meuble et humide et nous les vîmes galoper dans notre direction secouant la tête semblant s'extraire sans fin de l'ombre qui les coupait en deux lointains et inaccessibles
Ils s'arrêtèrent à une bonne vingtaine de mètres
Le type qui était peut-être creux peut-être réduit à l'enveloppe humaine résonna comme un tambour
Il parlait
Je tendis l'oreille
Il parlait des chevaux mêlant à notre langue des mots qui ne pouvaient pas lui appartenir non pas un autre vocabulaire mais d'autres sonorités qui devaient être celles qui sortent d'un être privé de ses organes aussi vide qu'on peut l'être quand on est encore vivant pas tout à fait mais à la limite de ne plus savoir ce qu'on est en train de dire
Il pleurait encore
Les chevaux refusaient de s'approcher plus près malgré sa science du sifflet et de l'appel amical
Il me regarda avec un air malheureux
Il était désolé de ne pas pouvoir plus pour moi
Il ne pouvait jamais beaucoup pour personne
Il ne fallait pas lui en vouloir
Il allait mourir bientôt et je crus le réconforter en lui disant le contraire non pas par esprit de contradiction mais pour éviter de le suivre sur le chemin qui était le sien et non le mien
Les chevaux maintenant après un éclat de beauté qui m'avait presque ému étaient absurdes inutiles peut-être laids tous nous regardant en renâclant donnant des coups de sabot dans la terre qui volait en mottes noires dans l'ombre qui l'absorbait
On pouvait s'en aller dis-je
Pas question ! — me rétorque le type qui luttait contre le déséquilibre
Cecilia avait autre chose à faire
Elle avait raison de se faire obéir de cette terrible manière
Elle avait eu l'idée des chevaux bien sûr me dit le type qui penchait dangereusement en arrière
C'est son idée hein ? — Il avait envie de rire mais quelque chose l'en empêchait et il se mit à tousser ce qui effraya définitivement les chevaux
Ils retournèrent dans l'ombre et à en juger par le bruit qu'ils faisaient ils ne devaient plus s'inquiéter de notre présence
Notre hostilité ne les concernait pas
Le type s'évertua pendant cinq bonnes minutes à siffler et à faire claquer la langue dans sa bouche mais il n'y avait rien à faire les chevaux étaient décidés à nous ignorer et à moins de les rejoindre dans l'ombre ce qui était une idée effroyable il n'y aurait plus moyen de les voir
Leur bruit de bouches et de sabots était devenu indécent à force de mépris
Le type voulait descendre
Évidemment qu'il ne pouvait pas le faire tout seul ! Est-ce que je ne me rendais pas compte de son état ? Est-ce que j'avais assez d'humanité dans le cœur pour me poser les bonnes questions ? C'était le genre de bonhomme qui exige qu'on se pose des questions à son sujet
Sinon il refuse de vous communiquer l'impression que vous lui faites ce qui peut bien entendu vous être parfaitement égal
Est-ce qu'il voulait vraiment descendre de la clôture ? Qu'en penserait Cecilia si elle le surprenait dans ce moment de désobéissance ? Mais il n'avait pas désobéi
Il m'avait montré les chevaux aussi bien qu'il avait pu
Il n'avait rien négligé pour que je pusse les voir le mieux possible
N'avait-il pas sifflé contre le vent ? Est-ce que j'avais remarqué à quel point il savait s'y prendre avec les chevaux ? Il suffisait que Cecilia le demandât
Il était son esclave
Il mesurait ce que cela impliquait de manquement à l'orgueil naturel de l'homme
Il avait été très orgueilleux autrefois mais il avait toujours fermé son caquet en présence de Cecilia dès le premier jour où elle daigna lui ouvrir les portes de son cœur qui est une chair intense et froide ! fit-il tandis qu'il descendait le long de mon corps comme si j'avais été le tronc d'un arbre à qui il parlait de sa vie courte et malheureuse qui n'était rien d'autre au fond qu'une lamentable destruction
Il n'était même pas capable de m'aimer même si je lui demandais à genoux il ne céderait pas à cause de sa bouillie interne de la soupe immangeable dans laquelle baignaient ses organes et ses glandes
D'ailleurs il était presque aveugle et il ne voyait même pas le beau corps de femme que son propre corps avait reconnu en descendant
Il n'y avait plus rien qui excitât ses instincts au point de se jeter dans les bras qu'autrefois il n'aurait pas dédaignés
Non il n'était vraiment pas orgueilleux
Il était simplement désespéré de ne pouvoir rien faire contre l'écroulement de son être mangé de l'intérieur par une maladie qui n'avait même pas un nom de maladie
Et il était malade à cause de Cecilia
Elle était la mère de la maladie
Elle voulait se faire pardonner cette instrumentation macabre qui était sans relation avec sa capacité d'amour et de communication
La prison me dit le type en commençant à marcher vers la lumière de la terrasse la prison vous laisse toutes sortes de souvenirs et d'amertumes
Il faut en passer par là
Il n'avait jamais été en prison et il lui était difficile de parler de quelque chose qu'il n'avait pas vécu il est toujours vain de commenter les traces désespérantes que la vie a creusé dans la peau d'une femme qui est si différente de vous de nous tous différente et inabordable à cause de cet orgueil que vous ne pouvez plus comprendre parce que vous êtes dénué de futur
Est-ce que je pouvais comprendre ça ? Non bien sûr je devais être moi-même très orgueilleux et peu enclin à la compassion
Est-ce que j'étais comme ça ? me demandait le type et je ne m'étais même pas retourné pour regarder l'ombre où les chevaux n'avaient plus peur de nous une bonne fois pour toutes
La terrasse était déserte
À travers la croisée de la baie vitrée entre les meneaux blancs qui étaient une figuration du cimetière abstrait que me décrivait ce pauvre type je pouvais voir ses deux compagnons qui jouaient aux cartes ayant installé un pouf entre eux et y abattant les cartes avec entrain
Ils ne savent pas qu'ils vont mourir — me dit le type sans me regarder la tête penchée sur sa poitrine les épaules affreusement soulevées à cause de l'appui de ses coudes et les mains se tortillant l'une dans l'autre m'expliquant que tout le monde ne peut pas savoir la vérité — ils croient que c'est une maladie de l'estomac —
C'était deux vendangeurs en âge de se faire aimer sans que ça concerne la justice me précisa-t-il en ricanant
Et il me jeta un regard terriblement oblique comme s'il cherchait à savoir si j'avais tout compris et si ça ne m'inspirait pas une fuite salutaire
Vous avez couché avec elle ? — me demanda-t-il soudain
Je ne répondis pas
En tout cas vous avez pris vos précautions enfin j'espère — On les prenait bien avec John pourquoi pas avec elle
C'était quoi sa maladie ? Il me donna le nom et m'expliqua d'un trait que ce n'était qu'un sigle comme pour un produit de supermarché
J'avais compris : Saïda et je me rappelais une femme de ce nom et j'avais du mal à me l'imaginer éparpillée en petits morceaux invisibles dans le sang des hommes malades à cause d'elle
C'était une simple association d'idées dans mon cerveau qui réclamait un peu de sommeil
Je bâillais
Le type se pencha encore, me présentant le haut de son crâne où il n'y avait rien de particulier à commenter
Il ne parlait plus
Il ne pensait qu'à son immobilité
Il n'avait plus tout à fait l'air d'un homme
Il ne bougea même pas quand nous parvint le premier gémissement de Cecilia
C'était une expiration longue et douloureuse mais elle s'éteignit lentement me plongeant dans une attente dont je ne voulais pas mais qui me força à demeurer immobile et silencieux
Le type n'avait même pas levé la tête
Il ne frémit pas au claquement sec qui me fit sursauter
Il fut suivi d'un petit cri et le silence s'installa de nouveau
Dans le salon les deux joueurs ne parlaient plus
Ils avaient cette même immobilité de l'animal qui reconstruit la réalité aux seuls sens qu'elle consent à lui donner en signe d'avertissement
J'entendis encore deux ou trois miaulements vite réprimés par la voix brève et dure du Chinois dont je pouvais me demander quel rôle il prétendait jouer auprès de Cecilia
Puis les mêmes coups revinrent progressivement occuper le silence se succédant sur le même rythme de miaulements et de voix rauque et Cecilia se mit à se plaindre prononçant des mots que je ne comprenais pas à cause du râle qui les entrecoupait
Le type me regarda enfin
C'est absurde dit-il d'une voix blême
Ça ne marchera pas
Ce genre de truc ne marche jamais
Je me levai
À quoi ça sert de croire à des trucs pareils ? — dit encore le type comme s'il s'attendait à ce que je donne une réponse à cette question qui posait le problème à l'envers
Fallait-il intervenir ? Faire quelque chose pour elle ? Est-ce qu'il était en train de la tuer ? Ça ne me regardait pas bien sûr je ne voulais pas me mêler de l'intimité de Cecilia qui faisait ce qu'elle voulait de son corps et de sa fortune
Mais est-ce qu'on pouvait rester comme ça assis devant un verre vide à l'écouter gémir en concert avec des chats ? Je pouvais m'en aller dit le type ou remplir les verres
Je pouvais faire exactement ce que je voulais mais je n'avais pas le droit de ne pas chercher à comprendre
Et qu'est-ce que je devais comprendre ? Mauvaise question dit le type
Parce qu'il y avait des bonnes et des mauvaises questions ! Et il y avait de bons poseurs de questions et d'autres qui ne valaient pas la peine qu'on se fatigue à les écouter
C'était plus fort que moi
Il fallait que je me rende compte
Je traversai le salon sous le regard éberlué des deux joueurs de cartes et ouvrit la porte de la chambre de Cecilia
Elle était plongée dans l'obscurité et dans le patio il y avait une bougie allumée qui dispensait une lumière tremblante dans l'ombre envahissante
Je ne voyais ni Cecilia ni le Chinois
Je bousculai une chaise me heurtai à une colonne du lit qui se mit à vibrer
Un vague souffle d'air alimentait le mouvement incertain des rideaux
Un chat se plaignait à peine et c'était peut-être lui l'origine de ce grattement qui augmentait au fur et à mesure que mes yeux gagnaient dans l'ombre
Je commençais à voir le dos rond du Chinois qui était penché sur l'autel plus ou moins historique auquel je n'avais tout à l'heure accordé qu'une importance relative aux jambes de Cecilia qui était assise dessus
Maintenant elle y était couchée la tête pendante dans le vide sur le bord du tabernacle et les cuisses écartées dans la position de la femme qui enfante et le Chinois était penché dans cette ombre et récitait ce que je reconnus tout de suite comme étant les prières d'un rituel auquel on ne m'avait pas invité à participer
Puis il se recula leva le bras au-dessus de sa tête et l'abaissa d'un coup provoquant ce claquement qui était celui de sa main sur la chair de Cecilia
Les chats frémissaient dans l'ombre
Ils commencèrent à miauler tous ensemble quand Cecilia se mit à râler d'une voix grave et presque masculine
Le type apparut dans mon dos
Il posa une main osseuse sur mon épaule presque nue qui frissonnait et me parla doucement dans l'oreille : — Elle le paye cher très cher mais ça ne suffira pas
La maladie se fiche pas mal de la magie
Elle se fiche de la science
Elle se fiche de tout ce qu'on peut inventer pour la détruire
Il avait sans doute raison
Les chats aussi avaient raison
Et le Chinois était un charlatan de la pire espèce
Mais elle y croyait et le payait cher très cher
Forcément quand on peut se payer n'importe quoi
On pouvait s'en aller la conscience tranquille à défaut de l'amour qu'on attendait d'elle
Est-ce qu'il fallait entendre encore ? Le type en avait marre d'exposer son corps famélique pour me distraire
Est-ce que je n'avais pas envie de revoir les chevaux ? Il réussirait peut-être à amadouer une femelle peut-être même un poulain
Il avait reçu un coup de sabot sur la tête il y avait des années de cela
Il était robuste et sain à cette époque-là
Cecilia l'avait épousé en secret et ils avaient attrapé cette sacrée maladie lui à New York elle dans sa prison et ils avaient fait l'amour sans se douter que ça n'avait plus d'importance ni pour l'un ni pour l'autre
Est-ce qu'il pouvait me parler de tout ça sans se mettre à m'en vouloir de m'en tirer à peu de frais ? — Cecilia est ma femme nom de Dieu ! — gémit-il en fermant les yeux
On était revenu près de l'enclos et cette fois les chevaux s'amenèrent sans faire de bruit l'un après l'autre en file indienne et ils se groupèrent autour d'un poulain qui couinait comme un jouet
Mais le type était loin de tout ça
Il n'avait même pas sifflé ni imité le cri du cheval dont il avait oublié le nom : Relincho ? Ça faisait plus sérieux que Whinny non ? Est-ce que j'étais de son avis ? Il n'aimait pas les mots à cause de ces différences de sonorités
S'il connaissait John ? Sûr qu'il le connaissait
Ils avaient des amis communs ici et à New York il connaissait pas mal de monde qui connaissait John qui connaissait pratiquement tous ceux qui le connaissaient à lui
Et puis Cecilia en était folle amoureuse
Est-ce que ce n'est pas tragique de voir sa propre femme tomber amoureuse d'un type de votre propre race mi-indien mi-nègre peut-être un peu blanc si on considère toute son ascendance un type dont vous savez tout mais uniquement par ouï-dire parce que vous avez des amis communs qui vous aiment et souhaitent que vous vous aimiez comme des frères ? Il eut envie de me serrer la main
Malcolm voilà comment ils m'appellent quand ils pensent à moi en tant qu'être encore de ce monde
Vous savez comment ils m'appelleront quand je les aurai quittés pour toujours ? Moi non plus
Si jamais ils vous en touchent un mot soyez assez gentil pour me le rapporter
J'offre une bonne récompense
Il avait envie d'être odieux mais n'y parvenait pas
C'est comme ça chaque fois que vous faites la connaissance d'un Américain
Il s'élargit s'allonge devient une surface se plie se transforme en volume et vous vous êtes là à vous demander ce que la vie vous réserve d'aussi tragique et inattendu
J'peux plus conduire — dit Malcolm en regardant la voiture garée dans une allée
Il finit par me serrer la main
Est-ce que j'ai peur de sa main ? Elle est crispante c'est tout
Ce n'est plus une main d'homme dit-il
Le mieux c'est de ne pas revenir O.K. ?
La voiture quelqu'un viendra la chercher demain ou un autre jour
Je n'ai qu'à laisser les clés de contact au tableau de bord
Comme ça il n'y aura pas de questions à poser : — Pouvez-vous me donner les clés ? Qui je suis ? Dois-je répondre à cette question ? Doña Cecilia m'a-t-elle donné la permission de décliner mon identité ? Qui êtes-vous vous même ? — Le type se mit à rire
Sa pomme d'Adam était monstrueuse
Il l'avait là en travers de la gorge et ça avait l'air de l'embarrasser
La première fois que je vis Aurelia elle était assise nue et immobile entre les cuisses d'un athlète qui lui baisait la nuque lui aussi nu et immobile les deux étrangement blancs presque sans ombre lisses et mélangés
Ils étaient installés sur des tréteaux sommaires au milieu d'une vaste couverture à carreaux noirs et blancs
Ils regardaient en l'air leurs visages noyés dans cette lumière blafarde qui venait d'une grande verrière carrée et opaque
Leurs chevelures recevaient une autre lumière peut-être bleutée venant d'une porte ouverte sur le jardin porte qui avait l'air d'un tableau posé contre le mur où étaient rangés des outils dont le métal avait été soigneusement astiqué
Mateo était assis dans l'ombre d'une statue qui le regardait
Par terre entre ses jambes il aquarellait sur une feuille où rien n'apparaissait que des formes à peine détachées du blanc du papier
Il était penché entre ses jambes une main activant le pinceau l'autre lui grattant le nez
En face le couple blanc aux ombres claires continuait de regarder le plafond de l'atelier
Elle pouvait être belle mais je n'arrivais pas à la distinguer complètement de la masse musculaire de son compagnon de pose
Elle avait les cuisses légèrement écartées mais une de ses mains était posée sur son sexe et ses tibias étaient croisés selon la même rupture de lignes si bien que les bras avaient presque complètement disparu dans la masse de blanc et de gris qu'elle formait avec l'athlète dont on ne voyait pas le visage entier
Don Zacarías avait à peine ouvert la porte et nous n'étions pas entrés dans l'atelier
Il l'avait ouverte sans faire de bruit
Mateo ne s'était pas retourné
Il était presque de profil aquarellant lentement relevant la tête en continuant de se gratter le nez le pinceau toujours posé sur la feuille
De temps en temps la main quittait le nez et apparaissait alors la petite éponge entre le pouce et l'index et il la trempait dans un bocal de verre où stagnait une eau grise et lumineuse
Ensuite il prenait savamment l'éponge les gouttes de gris et lumière tombaient sur la feuille et le pinceau les travaillait répandant sa clarté gorgée d'eau
J'étais fasciné par le corps de la femme et j'essayais de le retrouver sur la feuille de papier mais tout cela se passait trop loin et je ne pus établir le rapport de forces lumineuses qui existait entre le couple et le dessin d'autant que don Zacarías me tapotait la nuque pour me dire qu'on ferait mieux de les laisser tranquilles puisque c'était exactement ce qu'ils voulaient
Ils ne posent jamais plus d'une demi-heure dit-il en refermant la porte
Ensuite ils boivent du thé
Mateo se met à chanter et alors je sais que je peux apporter le thé
En principe je m'éclipse
Le colosse veut toujours faire l'amour à Aurelia
Elle se laisse faire quelquefois
C'est un jeu
Il faut toujours que je m'éclipse
C'est un autre monde
Nous traversâmes le jardin un peu pressés par la nécessité du silence et au fur et à mesure qu'on s'éloignait de l'atelier la voix de don Zacarías s'élevait jusqu'à ce qu'elle trouvât la bonne hauteur
Il avait une voix un peu trop haute pour un homme mais c'est comme ça qu'elle lui plaisait
Il aimait sa voix et ses mains
Il montrait toujours ses mains
Ils les posaient sur les épaules croisant ou pas les bras ou bien il les joignait en prière et il jouait avec ses bagues bleues
Nous entrâmes dans la maison qui sentait la cire et le ciment
Le sol était mouillé à peine rincé et il faisait frais
Le salon était plongé dans une obscurité bienveillante
Une vague odeur de vin planait entre les fauteuils où nous prîmes place
Don Zacarías s'enfonça un peu au fond du fauteuil et étendit ses jambes sur un pouf de cuir qui s'écrasa mollement
Il avait des jambes maigres et tendues au niveau des genoux et des chevilles
Ses cuisses étaient courtes cylindriques et les tibias semblaient plantés comme des pilons de bois dans les genoux qui formaient deux bosses assez rondes et en tout cas monstrueuses
Il avait un ventre petit et rond comme un ventre de femme un ventre haut sur quoi sa poitrine reposait secouée par une respiration toujours irrégulière mais profonde lente et sonore
Il avait fermé les yeux sans doute se remémorant la scène dans l'atelier
Il est beau n'est-ce pas ? — murmura-t-il en posant ses mains sur ses joues devenues toutes rouges
Il parlait de Mateo bien sûr
Mateo était beau et c'était un artiste
Pendant que don Zacarías me faisait l'éloge de l'artiste je pensais à la femme dont j'ignorais le nom
En fait je pensais à la forme qu'elle m'avait imposée
Je pensais à cette ombre de lumière qu'elle formait au-delà de son corps de femme
Sans doute elle n'y était pour rien
Je devais cette vision au savoir de l'artiste mais il me plut sur le coup de penser à elle comme la seule et véritable créatrice de cette beauté
Bien sûr toi tu es amoureux d'Aurelia ! — dit don Zacarías en souriant
J'étais heureux qu'elle portât un nom aussi prestigieux
Non il n'était pas prestigieux : il avait un sens et je savais lequel
Elle est un peu décevante dit don Zacarías
À cause de sa féminité bien sûr
J'ai toujours trouvé absurde la féminité des femmes
C'est une féminité de formes pures
Mateo a raison de s'en inspirer pour son art
C'est tout ce que cela lui inspire d'ailleurs
Donne-moi de tes nouvelles Lorenzo ! — Je lui parlai un peu vite de l'hôtel de l'écrivain américain dont j'étais amoureux (il soupira un peu au bord d'une larme) et de cette femme sculpturale dont je venais d'apprendre qu'elle s'appelait Aurelia et qu'à défaut de l'aimer tout entière pour elle-même j'aimais déjà son nom et sa lumière
Don Zacarías pouffa en se tenant le nez avec l'index
L'améthyste caressait sa joue
Mon pauvre fils ! dit-il
Tu mélanges tout à dessein
Elle est décevante je te le dis
Je t'en préviens
Dois-je ajouter que c'est la sœur de Mateo
Note bien que ce n'est pas lui qui l'a amenée
Elle est venue sans nous demander notre avis
Il y avait cette espèce de colosse avec elle enfin derrière elle
Il est toujours derrière elle
Il n'est rien pour elle et bien sûr elle est tout pour lui
Il dort seul le pauvre
Moi je dors avec Mateo et elle elle dort avec un petit chat qui fait pipi dans ses draps
As-tu vu le petit chat ? Il est noir et blanc et assez sauvage
Il miaule uniquement pour rouspéter
C'est un rebelle
Mais elle a aussi des qualités
Pas du tout celle que tu crois
Son nom ! Sa lumière ! Foutaise que tout cela ! C'est Mateo qui fait exister sa beauté
Une fois descendue de son piédestal c'est une femme comme les autres
Tu aimes les femmes ? — Un chant s'éleva doucement au-delà du salon
Mateo s'était assis sur un reste de statue antique et il chantait en attendant qu'on lui servît le thé
Aurelia et l'athlète arrivaient dans le jardin
Elle portait une vague robe blanche qui flottait comme un drap et elle marchait en se dandinant un peu comme une fillette qui rentre de l'école
L'athlète s'était contenté d'entrer dans un pantalon qu'il avait retroussé jusque sous les genoux
Un nouvel ami ? — dit-elle en me tendant la main
Je la touchai à peine
Don Zacarías avait tort
Elle était encore plus belle dans cette ombre de vigne et de roseaux
Je ne répondis pas à sa question à cause de ce que je voulais lui dire mais de toute façon je ne trouvai pas les mots et j'émis une pâle sonorité qui ne voulait rien dire
Elle entrouvrit la bouche élargit son sourire et retira la main que j'étais en train de triturer comme un jouet de toujours
L'heure du thé ! — lança don Zacarías en virevoltant entre les fauteuils
Il baisa le front de Mateo qui continuait de chanter
Je vous présente Lorenzo mon fils bien-aimé
Ne lui faites pas de mal
Je connais vos exigences
C'est un très bon poète quand il veut
Mateo me toucha la main tout en chantant et il me flatta l'épaule amicalement
Le colosse gargouilla en se bougeant vers moi comme s'il était rempli d'un liquide dans lequel flottait son intelligence éparpillée en autant de fragments que de muscles
Il m'écrasa la main mais je ne le regardai pas
Il s'appelait Horacio et il pesait cent vingt kilos
Il se trouvait beau et je croyais que c'était un monstre
Il parlait peu et toujours pour ne rien dire
Il aimait tout le monde
Il n'avait aucune raison d'en vouloir à qui que ce soit
Il était un peu dégoûté par ce que faisaient ensemble don Zacarías et Mateo mais il pensait aussi que ça ne le regardait pas
Il ne savait pas du tout pourquoi il était attiré par la douce présence d'Aurelia
Est-ce que j'aimais une femme moi-même ? Il avait fini de parler
Je ne sais pas pourquoi mais j'eus besoin qu'Aurelia m'entende dire à cet athlète que j'étais bel et bien amoureux d'un homme qui me paraissait être le plus beau
En tout cas je savais exactement pourquoi je l'aimais
Si j'avais été amoureux d'Aurelia lui dis-je en le poussant du coude je serais parfaitement capable d'en expliquer les raisons à n'importe qui et en échange de n'importe quoi
Il gargouilla
Aurelia était tombée de fatigue dit-elle sur un vaste pouf qui l'absorba tout entière
Elle avait des crampes aux jambes et elle nous montra ses jambes
Elle en avait aussi aux bras et elle agita ses bras
Je regardai aussi son ventre puisqu'elle le demandait et je vis presque la douleur lancinante qui labourait ses cotes sous les seins
Le colosse avait rougi et il se tordait les doigts dans la terre d'une potiche où un géranium penchait des têtes affolées
Mateo cessa enfin de chanter sur un point d'orgue annonciateur d'un retour au silence ou au pire à la conversation
Aurelia cessa d'exhiber sa connaissance de la douleur et le colosse qui n'en voulait à personne n'interrogea plus les liquides parcellaires de son intelligence
Il y eut un long moment de silence ou pour être plus précis et moins littéraire de vide parfait
Je regardais la bague que don Zacarías m'avait offerte toute à l'heure
Il n'aimait pas le rouge
Est-ce que j'aimerais recevoir en cadeau le rouge qui lui déplaisait tant ? C'était peut-être un vulgaire morceau de verre
Je la serrais dans la paume de ma main et puis j'ouvrais ma main lentement et je regardais cette tache de rouge qui s'intensifiait au fur et à mesure que mes yeux la pénétraient
Maintenant Aurelia était penchée sur ma main et elle me parlait
De la bague ? Cela avait l'air d'un rubis mais ce n'en était peut-être pas un
Don Zacarías avait été très riche
Oh pas de l'argent qu'il avait gagné en tuant des taureaux de combat dans l'arène
C'était tous des moruchos
Laids et méchants comme la teigne
Non don Zacarías était riche parce que c'était comme ça et pas autrement dit Aurelia qui parlait de mon père sans le savoir
Il arriva à ce moment-là portant un plateau de cuivre où fumait une théière de melchior travaillée au ciseau et incrustée d'émaux
Il avait disposé les verres d'or en rond autour de la théière au bord du plateau
Est-ce que tu as bien travaillé mon chéri ? — dit-il doucement à Mateo
On sentait bien qu'il aurait voulu être seul avec lui et Mateo ne répondit pas
Mateo projette une exposition de ses aquarelles préparatoires expliqua don Zacarías en faisant couler le thé dans les verres
Plus tard il montrera les sculptures
J'ai déjà acheté le marbre
Mateo l'a choisi dans la carrière même
Il s'est engueulé avec un ouvrier qui voulait lui refiler un bloc fendu de tous côtés
Mateo lui a dit qu'il taillerait bien son portrait dans ce marbre fêlé
C'était tout ce qu'il pouvait faire pour lui mais certainement pas lui payer une pareille cochonnerie
Un portrait dans un marbre fêlé ! — Don Zacarías riait et Mateo pensait à autre chose
Il avait été lointain pendant qu'il aquarellait ensuite agréable quand il s'était mis à chanter puis ennuyeux à cause de la monotonie répétitive de son chant et maintenant il était tout simplement étranger à tout ce qui se passait et à tout ce qu'on pouvait dire notamment à son sujet
C'était un ingrat mais il était aimé par don Zacarías qui avait aimé plus d'hommes qu'il n'avait tué de taureaux
Est-ce qu'on pouvait lui en vouloir ? — La journée est-elle donc finie ? — demanda don Zacarías les yeux fermés sirotant bruyamment le thé au bord du verre brûlant
Il parlait à la fois du soleil et de Mateo
Personne ne dit rien à la suite de cette question où il semblait bien que don Zacarías était à la recherche d'un soulagement à sa douleur
En tout cas le ciel était devenu rouge et la nuit allait prendre le temps comme une femme
C'était un peu tard pour boire du thé mais telle était la volonté de Mateo qui connaissait bien les limites de son pouvoir
Un peu plus tard il se mit à parler du blanc non pas de la couleur mais du blanc qui peut exister à la surface de n'importe quel objet pourvu qu'on trouve les moyens de le faire exister
Il y avait sans doute peu de choses à comprendre dans ce qu'il disait
Rien peut-être à mettre en relation avec le résultat qu'il espérait
Il comptait sur le corps d'Aurelia qui était le corps de leur mère
Le colosse frissonna à cette remarque et il donna encore la preuve de son éclatement mental en parlant de sa musculature
Mateo le regardait d'un air étrange
Cette montagne de muscles était un fond pas plus
Le corps d'Aurelia y prenait racine il n'y avait pas autre chose à en dire
Et puis il y avait son dos en pleine lumière mais c'était une façade de marbre brut où les rayures de la barre à mine opposaient leur verticalité à ce qui avait été vu parfaitement horizontal sur les trois autres côtés
C'était un fond
Il n'avait ni dos ni profil
Il n'existait que de face
C'est comme ça que Mateo voulait le faire exister
Seule comptait l'utile présence d'Aurelia
Il était sorti du ventre d'Aurelia il était né entre ses cuisses
Il y retournait de manière symbolique en le reproduisant méticuleusement
Il ne pensait pas ni à son visage ni à ses seins ni même à son sexe
Je vois des jambes et des bras et un fond musculaire qui est peut-être l'homme que je suis chaque fois que je cesse d'exister pour les autres
Le temps qu'on perd à exister pour les autres et à donner pour qu'ils se mettent à exister en retour ! — déplora-t-il d'un coup
Il se tut
Don Zacarías souffrait
Le thé avait vite refroidi
Il n'avait pas fini son verre et il le reposa au bord du plateau
La théière ne fumait plus
J'achèterai tout le marbre qu'il te faudra dit-il en baisant la main de Mateo
Le problème c'est cette blancheur
On le prend pour un fou
Le marbre ici c'est pour la cuisine pour l'escalier pour la façade
Blancheur ? s'écrient-ils en regardant Mateo avec des yeux ronds
Ça veut dire quoi blancheur ? Si ça veut dire marbre blanc en voilà plus qu'il n'en faut
Pas du tout répond Mateo
Vous n'avez rien compris
Vous n'êtes que des marchands
Et il leur parle du Christ
Hein ? Mateo que tu leur parles du Christ et que ça leur en bouche un coin ? C'est tellement facile de se moquer des autres ! J'essaye chaque fois que je vois un imbécile par nature se moquer d'un homme de vocation certaine
Il souffre quand même
En les quittant ce soir-là j'ai eu un pincement au cœur à cause de ça
J'en ai parlé vaguement à John
Il tuait des fleurs dans un parterre derrière l'hôtel
Pourquoi t'appelle-t-il son fils ? — Parce que je suis son fils
Je suis le fils de don Zacarías
C'est vrai et c'est faux
C'est possible en tout cas
J'aime cette possibilité et elle ravit don Zacarías chaque fois qu'il imagine les gens en train d'en parler
Lui au moins ne ment pas au sujet de ma mère
Il l'a aimée une nuit ou deux peut-être trois du temps où il était encore capable d'aimer les femmes
Il en parle toujours avec tendresse
C'est peut-être la seule femme dont il parle avec tendresse
Une manière amoureuse d'augmenter la possibilité que je sois aussi son fils
Mais il n'y a rien de sûr
C'est une idée à lui
Je l'appelle don Zacarías
Comme tout le monde
Mais moi je l'aime
C'est la différence
Les gens ont-ils une raison de le détester ? Il a lamentablement échoué dans sa carrière de torero
Qu'est-ce qu'il avait besoin de tuer des taureaux ? demandaient les gens aux autres gens qui connaissaient la réponse à cette question
Comme s'il n'était pas assez riche ! Et quand un cul-terreux à l'air rusé lui posait la question : Pourquoi avez-vous désiré devenir plus malin que les autres c'était un ivrogne qui se croyait plus malin que les autres et qui savait ne rien risquer ni de sa peau ni de son argent
Il n'y avait pas de réponse à cette question
Le pêcheur est devenu pêcheur pour gagner sa croûte de la manière la plus à la portée de sa main de pauvre
L'artiste devient artiste parce que c'est plus fort que lui
C'est quelque chose qui le détruirait s'il renonçait à le devenir
Il ne s'agit pas de vivre plus longtemps que les autres ou de servir sa patrie ou d'obéir aux commandements divins
C'est plus fort que ça
C'est au dessus de la force d'un homme
Et il n'y a pas un seul dieu comme produit de remplacement
Et je ne parle pas de l'influence des femmes et vice versa
Alors une fois engagé dans ce processus qui est peut-être agréable au début à cause de la satisfaction que procure la sensation de différence il faut se sortir de toutes les situations la tête haute pour bien montrer que le monde n'est qu'une trouvaille et l'être humain un accident
C'est ça qu'il faut démontrer et le taureau a beau vous défoncer le ventre avec sa corne bien réelle vous soulevant à la hauteur des rires et de l'horreur il ne réussit jamais à être autre chose qu'une trouvaille
Il n'a pas son mot à dire
Il est le lit du monde
Et les spectateurs sont là par accident
Je parlai à John de la blancheur qui semblait obséder Mateo
Il dit qu'il comprenait mieux la blancheur que les taureaux
Il ne pouvait pas penser aux taureaux sans révolte
La blancheur lui inspirait ce minimum vital
C'était une totalité malgré la vérité scientifique et bien que le noir soit le représentant éclairé de l'absence de toute couleur
Le lecteur aussi est un accident
Il n'arrive que parce qu'on est sur la même route
On ne peut vraiment pas faire autrement que de vivre ensemble
D'où la légalité de la justice
Paralysée entre le mépris et la nécessité
Entre un sentiment et un concept
Absurde ? dit John qui avait oublié que je pouvais lui parler de mon père si la vérité était encore possible
Il oublia d'un coup don Zacarías Mateo Aurelia et Horacio
Il pensait à Pablo
Pourquoi t'en prendre à ces fleurs ? — dis-je
Il rit
Il y avait peu de lumière dans l'allée et les fleurs paraissaient tristes et inutiles dans la terre au pied du mur
Le mieux était encore de boire quelque chose de nouveau
La nouveauté est nécessaire chaque fois que tout s'est lamentablement usé dans le laminoir
Ce qui est arrivé hier ne doit pas arriver aujourd'hui — dit John
Il était un peu saoul et enclin à débiter des banalités
Il aimait la banalité pourvu qu'elle ne trouvât pas d'expression
Mais si elle rencontrait les mots qui convenaient à son exacte expression alors il fallait s'attendre à devoir baisser les yeux devant tant d'autorité
Il n'y a aucun moyen de révolte contre la banalité
On est sans arme et sans réplique devant sa toute puissance faite langage une bonne fois pour toutes
Il ne faut pas se laisser prendre dans cet engrenage
Changer une heure chaque jour c'est encore une banalité
Oh et puis merde ! C'est encore une manière d'expliquer la violence
Je me sens violent et sexuel
Comment te sens-tu toi ? — Pablo arrivait beau et chaleureux
Il avait tué un lapin qui lui avait donné du fil à retordre
Il l'avait poursuivi comme s'il s'était agi d'un lion
Il aurait voulu que ce fût un lion mais ce n'était qu'un lapin
On ne fait pas tant d'histoire pour un lapin reconnut-il en s'asseyant
Mais je l'avais dans la peau ! — Nous buvons du vin ce soir
C'est un alcool simple et sans histoire
C'est peut-être un aliment
Pablo a ouvert les meilleures bouteilles
Il faut fêter dignement la dernière soirée de John parmi nous
On espère le revoir l'été prochain
On s'écrira tout l'hiver
Il y a tellement de choses qui peuvent s'écrire encore ! Le vin est tiède ce qui est presque une qualité au point où nous en sommes
John devient triste Pablo bavard moi un peu absent malgré les questions qu'on me pose
John écoute les réponses en clignant les yeux
Il ne répond pas si je pose moi-même une question
Je ne sais pas faire la fille comme don Zacarías
Je ne sais pas avoir une larme au coin de l'œil pour parler d'amour et d'eau fraîche
Je ne séduis pas
Je réponds aux questions de Pablo qui se moque de moi
Il craint ma force Pablo
Mais mon silence ne lui fait pas peur
Il sait le troubler comme il faut pour que je m'y perde
Un jour je t'amènerai à New York — dit John en regardant le disque du vin au fond de son verre
De qui parle-t-il ? De moi ou de Pablo ? Des deux c'est peu probable
Il ne choisit pas
Il se laisse tenter
Le vin est plus sucré maintenant
Une femme s'approche et veut le goûter
Il est trois heures du matin fait Pablo pour expliquer son refus de la servir
Elle insiste
Elle n'arrive pas à dormir
La femme par qui le malheur arrive
Elle est française
Belle autant qu'une femme peut l'être si j'ai bu un coup de trop
Elle ne peut pas dormir est-ce qu'on veut bien comprendre son problème ? Pablo remplit un verre à ras bord et le lui donne
Elle le vide d'un trait
Elle est déjà saoule
Elle n'a plus de pudeur
Elle devient bavarde
Elle prend la place qu'on avait laissée vacante
New York ! s'écrie-t-elle d'une voix de crécelle
J'y ai un ami c'est vrai ! Mais pourquoi donc est-il mon ami ? — Elle grimace en se tenant le nez
Elle réfléchit
Cette question l'a fait basculer dans un monde qui n'est pas le nôtre
C'est peut-être le même que celui de John
Un monde d'images et de sons où l'amitié ne s'explique pas
Nous en Espagne nous savons toujours exactement pourquoi nous sommes amis et nous aimons nous rappeler ces raisons autant de temps que dure l'amitié
Je le dis à Pablo
Il secoue la tête pour dire oui
Il est toujours là mais ne peut plus parler
Il va partir lui aussi
Je vais me retrouver seul
Je me lève et je traverse la terrasse en titubant
Je descends l'escalier qui a pourtant l'air horizontal puis je m'accroche à une allée verticale bordée d'arbres sombres
Je monte jusqu'à une petite lueur qui clignote par terre entre les fleurs
C'est la servante qui essaie de mettre le feu à une lettre froissée
Elle n'a aucune difficulté à se tenir parfaitement perpendiculaire à l'allée
Elle se baisse même sans avoir besoin de s'agripper comme je le fais
Elle me voit arriver et se prépare à fuir
La lettre brûle encore
Pourquoi brûle-t-elle une lettre à cette heure de la nuit ? Elle a l'air d'une géante
Je vois ses pieds ses mollets et le bas de sa robe
La lettre brûle
Pourquoi brûle-t-on les lettres d'amour tôt ou tard ? Je me mets à pleurer
Elle descend
Je vois ses genoux j'aperçois l'ombre des cuisses
Elle touche mon œil et je m'agace
Pourquoi ne glisse-t-elle pas vers le fond de l'allée ? Il n'y a donc aucune force pour la contraindre à être comme tout le monde ? Tout le monde est complètement ivre cette nuit
Pourquoi pas elle ? Elle me parle
Elle avance son visage d'ombre et me parle
Je ne veux pas écouter ce qu'elle dit
Elle ne sait pas aller au bout de la conversation
Elle est comme les autres
Approximative
J'ai besoin de précision
L'amour est nécessairement précis
Quanto sei carino ! — Un an plus tard à la même époque le même été calcinant blanc et noir
Le bonheur c'est que John soit revenu
La voix c'est celle d'Adriana l'Italienne aux seins de jeune garçon mon double au revers de la médaille sexuelle dont je suis l'endroit
C'est la phrase préférée d'Adriana
Elle la répète chaque fois que la conversation revient au silence au moment où je commence à penser à la fin du bonheur moment atroce dont Adriana est l'antipoison Adriana aux lèvres si sensibles si proches de sa défaite de femme-garçon
Faut-il se rappeler le bonheur ? — John ! dis-moi que tu es revenu pour moi seul…
Il ne répondait pas et je me mettais à rêver de New York où mon âme de poète se créait un tombeau magnifique
La jalousie était entrée en moi ou bien elle était sortie de moi et elle me montrait son inutile convulsion de garce attrapée par la queue
Pablo se taisait
Il était beau silencieux et sa beauté et son silence plaisaient à John
Moi je suis bavard et original
John n'était pas revenu pour moi seul
Un hiver à New York l'avait renseigné sur mon importance comparée à la nécessité d'aimer le velouté et l'inattendu sur la peau de Pablo
Quand j'ai vu la Buick rouge et bleue dans le parking de l'hôtel mon cœur est devenu douloureux et j'ai eu un vertige
Mais Pablo était déjà dans la chambre quand je suis arrivé
Ils s'embrassaient déjà
John m'a baisé les lèvres et j'ai cru que c'était de l'amour
Il souriait en parlant de l'hiver puis du printemps et du fiasco de son dernier bouquin qui n'avait amusé personne pas même les femmes
Il manquait d'argent il fallait qu'il écrive un autre livre pour effacer cet échec il n'avait aucune idée de ce qu'il allait écrire pour se renflouer est-ce qu'on pouvait comprendre ? Pablo et moi étions assis au pied du lit à peu près dans la même attitude et nous le regardions gesticuler dans des explications qui ne nous concernaient pas
Mais Pablo était plus proche plus vaincu plus soumis au tragique de cette défaite et les yeux de John se donnaient déjà à cet abandon qui est un des charmes naturels de Pablo malgré sa virilité sauvage héritée de la guerre et de la tradition
Je niais l'évidence cependant et je bandais
Le désir m'aveuglait encore un désir aussi proche de mon délire que je pouvais le souhaiter
Délire c'est-à-dire destruction de l'édifice mental au profit du plaisir
Ma queue entrait doucement dans la jouissance entre ma cuisse et le pantalon qui la caressait
Je cherchais à en finir le plus vite possible pour pouvoir fermer les yeux et somnoler là dans le lit déjà humide de ma chaleur le long de son corps qui me ramenait des odeurs de New York des caprices textuels des voix contrapuntiques dont l'une était celle d'une femme que je pouvais être à la fin du voyage au moment de cristalliser
Mais j'oubliais Pablo j'oubliais ce que les yeux de John lui accordaient j'oubliais que je n'étais pas seul sur sa route que je n'étais pas tout à fait une femme et qu'il n'était plus un homme et la queue de Pablo bandait dans ses lèvres et il la baisait avec cette tendresse que je pouvais oublier et Pablo s'abandonnait à cette lenteur à cet éloignement qui les accompagnait au bord de l'amour et jaloux comme un tigre je voulus l'enculer et il dut sentir le feu de ma bite qui était un morceau d'acier trempé dans le destin qui n'était déjà plus le mien
Mais le cul de John n'aimait pas ce genre de manifestation
Il pivota lentement ma bite laissant sa trace d'escargot sur la fesse sur le haut de la cuisse dans l'aine poilue et la main de John nous caressa l'un contre l'autre
Je sentais sa molle érection battre désespérément
Ma queue devait lui paraître aussi dure que l'acier que je lui destinais et je déchargeai dans ses poils longuement par flots irrésistibles souffle coupé sentant une immense chaleur entre nous mes lèvres suçant sa clavicule mes mains sur sa nuque raide et chaude et il écoutait ma plainte en murmurant tandis que mon corps s'effondrait de l'autre côté de la vie dans un torrent d'extase
Je coulai sur Pablo qui me baisa la bouche et le drap glissa sous moi un corps frais entrait entre mes cuisses ses cuisses écartant mes cuisses une bouche me suçait et cherchait à entrer en moi j'étais comme de l'eau et je ne reconnaissais plus les corps ils étaient en moi et j'étais en eux
Pablo dégoulinait de plaisir quand la servante ouvrit la porte
Elle le surprit à genoux derrière mon cul qui dominait l'angle de mes jambes écartées et de ma colonne qui descendait dans les draps où ma tête vaseuse et enfouie gémissait avec moi
Pablo jura
La servante entra comme si nous n'existions pas et déposa dans le frigo les boissons qu'elle offrait à John en signe de bienvenue
John était nu devant elle la queue débandée rouge et vibrante et il s'étonnait de la voir si près de lui lui expliquant les raisons de son cadeau
J'avais disparu sous le drap hilare et terrible
La queue de Pablo m'avait quitté d'un coup et maintenant il luttait contre son érection insoumise qui l'empêchait de raisonner
Il n'arrivait pas à parler
Il tournait le dos à la servante et se rhabillait
John toujours nu face à la servante émerveillée balbutiait des remerciements exagérés fixant quelque chose sur le mur derrière la servante et bougeant ses mains qui venaient de temps en temps claquer contre ses cuisses à chaque claquement le corps de Pablo se raidissait et je pouvais voir sa queue dure et rouge dans sa main et le ventre qui se penchait dessus dans l'ombre verte d'une fenêtre ou d'un miroir je ne sais plus
Le frigo était ouvert et sa lumière traversait le lit
Les mollets de la servante frémissaient
Elle remuait un peu les pieds dans ses espadrilles et ses mains revenaient sans cesse au même pli de la robe pour le casser et le recasser encore et il tombait toujours le long de sa cuisse un peu oblique
Enfin Pablo réussit à articuler un son qui fit tourner la tête de la servante dans sa direction
Il lui montrait un dos voûté et dégoulinant de sueur
Elle voyait le haut des fesses bordé par le drap fumant
Elle attendait un ordre
Mais il ne venait pas
Pablo s'était de nouveau étranglé
Qu'attendait-elle entre trois hommes nus et excités qui ne la désiraient pas ? Rien elle n'attendait rien dit-elle
Elle était juste un peu étonnée de voir don Pablo dans cette situation qui la dépassait mais elle ne cherchait pas à comprendre elle se taisait
Ce n'était pas la question réussit à dire Pablo dont la virilité se dressait dans le ciel de lit où devait se trouver la décharge soudaine du plaisir
Il cracha un peu quand le sperme gicla le bout de la langue en pointe sur la lèvre supérieure il s'éloigna un court instant dans le labyrinthe de sa musculature
La servante vit les épaules se recroqueviller et la taille se rétrécir presque avec violence par saccades qui secouaient les fesses
La nuque de Pablo avait disparue entre les épaules puis il redressa la tête se lécha les lèvres et se mit à respirer sous la contrainte du dédale des nerfs qui rejoignaient ses connexions
Il voulait qu'elle sorte qu'elle aille se faire pendre ailleurs
Elle se cabra et sa poitrine était tout le défi qu'elle jetait en réponse à la violence de Pablo
John se grattait paisiblement les couilles en souriant et il lui parla poliment
Elle sortit non sans avoir fait voler le bas de sa jupe qui frissonna autour de ses mollets
Pablo se détendit d'un coup
Il insultait la servante en se tordant le cou vers la porte rageur et dépité
Moment de bonheur à peine troublé par l'apparition d'une femme qui n'avait même pas notre estime
Le lendemain en arrivant sur la plage nous fûmes déçus en constatant qu'elle était déjà occupée par deux filles nues qui se donnaient au soleil parce que c'était dans leur nature
Pablo grimpa sur son rocher préféré et se plongea dans la contemplation de l'horizon et des vagues
John s'acharna à planter le piquet du parasol dans les galets qu'il trouvait plus frais que le sable et je dus l'aider à creuser un trou qu'il fallut ensuite soigneusement refermer autour du piquet
Le parasol une fois ouvert tandis que John tentait d'entrer dans un livre qui semblait l'agacer j'allai m'asseoir dans les vagues au bord de l'eau
Il y avait un peu de sable à cet endroit et je m'amusais avec les reflets de coquillages dans les poils de mon sexe
L'eau paraissait fraîche à cause de l'air qui était déjà brûlant à cette heure matinale de la journée
Je me laissai caresser par l'eau et sans doute fermai-je les yeux
La rougeur de mes paupières me força à penser
Le bonheur n'avait pas duré mais j'en avais connu la violente douceur et John en était la source vivifiante et pure
Je me souviendrai toujours de ce moment de vertige entre l'apparition de la Buick monumentale et l'ouverture de la porte cœur battant la chamade queue affolée cerveau sans ordre
Combien de temps cela avait-il duré ? Une minute deux peut-être
Mais c'était deux minutes de bonheur je ne devais pas l'oublier
Je les devrai toujours à John
Comment le lui dire ? Un poème suffirait-il à exprimer toute ma reconnaissance ? Sans doute pas
Il fallait marquer ce moment de bonheur (cet espace de bonheur ?) d'une pierre blanche comme on dit afin d'en éterniser les infinies tendresses et les offrir toutes nues à leur destinataire
Je me promis un long poème un poème de chair et d'extase un poème avec un début et une fin un poème comme je ne savais pas les écrire mais j'apprendrais à accepter la nécessité de si peu de temps pour éterniser l'amour qui peut toujours ensuite tourner le dos à tant de tendresse et même en oublier la saveur d'étoile filante
Le soleil me brûlait et en me tournant un peu sur mes coudes je jetai un coup d'œil sur les filles nues qui s'étaient assises l'une en face de l'autre et papotaient à peine excitées par le contenu improbable de leur conversation
Elles étaient tellement différentes l'une de l'autre que cette différence me rapprocha d'elles
L'une était une grande fille aux seins énormes dont les bouts se dressaient en l'air longs et durs et son ventre magnifique était une succession de bourrelets de graisse qui s'aplatissaient entre ses cuisses
Elle avait des bras lisses et épais et une abondante chevelure qui descendait dans son dos
Son cul devait être fantastique et ses jambes des pitons forcenés
J'aimais cette beauté de masse
Elle me sourit
En plus elle avait l'air gentil heureux simple
C'était la beauté d'une fille de terre et d'eau une fille de boue salée et de pain chaud une fille aux pieds solides au plaisir franc une belle femme avec laquelle l'amour dure l'éternité
Maintenant elle expliquait quelque chose de très compliqué à l'autre fille qui avait l'air c'est l'impression qu'elle me fit d'abord de n'appartenir à aucun sexe
C'était peut-être à cause de l'absence de seins des cuisses trop fines du visage plat et compliqué par des rougeurs de rouquine des boucles de cheveux rouges et noires du ventre creux où les poils montaient en rectangle long et étroit de l'entre-jambes qui paraissait étroit sec angle aigu d'une paire de jambes qui la gênaient et qu'elle écartait sans plaisir fouillant le sable de ses deux mains entre ses genoux
Je cherchai le feu de cette fille et ne le trouvai pas
Son regard il fallut que je sois tout près d'elle pour en saisir l'intranquillité
Elle me faisait peur
Plus tard quand je trouvai une fille à peu près semblable dans le lit de John où il tentait de s'éterniser avec elle sous l'empire de la drogue j'ai pensé à Adriana
Mais la fille qui préparait la seringue de John sera sale et puante et sa maigreur rencontrera le feu
Adriana lutte contre le soleil qui fait éclater les tâches surtout sur sa poitrine de garçon dont les tétons se dressent encore plus longs et plus durs que ceux de la grosse Giovanna
Je me suis approché chaud et nu et elles ont cessé de parler pour me regarder
Giovanna a l'air d'une paysanne aussi à l'aise dans sa nudité éternelle que dans un bleu de travail souillé de crottes de bique
Elle ne peut s'empêcher de soulever un de ses montagneux sourcils de soie et de tordre ses lèvres entre ses dents pointues
Mon sexe est rempli de sa beauté confortable et elle pousse un petit soupir d'admiration une lamentation qui semble épuiser le souffle lamentable qui court derrière ses seins de nourrice
Adriana a détourné la tête et rejoint ses jambes sous son petit derrière de chevrette qui s'inquiète
Je cherche sa beauté parce qu'Adriana est belle j'en suis sûr et je voudrais me remplir aussi de sa beauté
Sa joue est irisée par le soleil qui la frappe durement extrayant la tache brune blanchissant le poil qui descend de la tempe vers l'angle de la mâchoire
La pointe de ses seins a disparu dans ses bras et ses mains derrière les cuisses
Giovanna touche le bout de ma queue et se recule d'un coup en poussant un cri comme si elle s'était brûlée
Elle rit ne cache pas son admiration et la commente dans un espagnol mêlé d'italien qui me parvient comme une oraison à la recherche du rythme de son étonnement et de sa gourmandise
Je l'aime
Mais je veux aimer Adriana et je n'y arrive pas
Elle est trop géométrique trop imparfaite il lui manque ce goût de sexe qui est un avertissement des puissances célestes je la trouve impossible à aimer je veux m'approcher de son cul pour m'assurer de son existence sexuelle
Elle secoue la tête pour dire non mais Giovanna brandit ma queue avec ferveur dans sa main de pouponne qui connaît son affaire et je tombe à genoux et ma tête touche l'épaule d'Adriana qui tente de me repousser
Donne-moi ton cul Adriana juste ton cul étroit et impossible et Giovanna l'encourage maintenant en italien — Puisque c'est ce qu'il veut un engin pareil ! — et elle me regarde avec des yeux pleins de regret et d'amertume poussant Adriana dans le sable et la soulevant par les hanches pour me donner le petit cul transi qui ne veut pas s'ouvrir qui gonfle ses petits muscles sans force de chaque côté de la fente et j'approche ma queue de cette fente la touche la frotte avec ferveur puis avec tout l'abandon que mon âme de pédé peut donner à une femme les grosses mains de Giovanna occupées à écarter les genoux qui s'enfoncent dans le sable au fur et à mesure de leur lente et irrémédiable séparation
Giovanna pose enfin sa grosse bouche dans la fente qui s'entrouvre et sa salive se met à couler en abondance Adriana chuintant comme un morceau de papier la bouche dans le sable salivant aussi me donnant son regard clair qui accepte le plaisir
Son cul s'ouvre enfin géant l'odeur de sa merde me donne le vertige et c'est encore la bouche de Giovanna qui avale ma queue sirupeuse goulue douce comme un sexe et puis sa main qui me montre le chemin tandis que je ferme les yeux la tête plongée dans le soleil qui brûle ma pensée à la limite de la mort et je m'enfonce dans le cul gigantesque d'Adriana les mains crispées sur ses hanches qui ont maintenant toute l'ampleur désirée tout le charme retrouvé le temps de s'épuiser de se vider de ne plus exister et de revenir à la vie avec satisfaction sentant le corps d'Adriana se refermer comme un coquillage et disparaître dans le sable brûlant qu'elle mord de toutes ses dents comme la peau de l'amour fait chair encore un peu
Je reste prostré à genoux le cul d'Adriana s'éloigne se couche la lumière l'absorbe
Giovanna continue de me lécher la queue avide de merde et de tranquillité
Je me penche pour embrasser son sein volumineux où ma sueur se répand d'un coup
Le soir comme je le lui avais promis je revis Giovanna sur la terrasse de la maison qu'elle occupait pour l'été avec quelques-uns de ses amis dont Adriana
Nous nous installâmes dans un hamac qui sentait le moisi un verre à la main sirotant en attendant que le soleil se couche et nous mélange à son ombre
Elle était nue et molle un peu humide et odorante me demandant pourquoi je ne me déshabillais pas si j'avais l'intention de tenir ma promesse
Elle toucha mon sexe à travers le pantalon
C'est tout ce qu'elle m'inspirait maintenant
Elle voulait me détruire à cause de ce sentiment qui m'avait envahi d'un coup quand John m'avait giflé sous le parasol tenant le livre d'une main et de l'autre m'assénant une gifle qui m'arracha un cri de douleur cri aussitôt retenu à cause de Pablo qui cherchait du haut de son rocher à nous deviner sous le parasol
Je me mis à pleurer et il me frappa moins durement sur l'oreille puis encore une fois sur la joue exprimant sa jalousie sans rien en dire cherchant de moins en moins ma douleur satisfait de mes pleurs peut-être
Je pleurais doucement dans son épaule et il me griffa longuement le bras en silence et je pouvais voir l'ombre de Pablo sur le rocher oblique et frémissante et mon cœur connut un second moment de bonheur intense comme le premier mais conquérant cette fois ne doutant pas qu'à cause de cette joie que je mêlais au bonheur je précipitais sa fin
Trente secondes peut-être une minute une minute de bonheur qu'il fallut accepter d'abandonner à l'éternité une fois encore retrouvée sur le chemin de l'amour mais ricanant cette fois de la présence de Pablo qui prétendait admirer notre étreinte d'animaux paresseux et vains dit-il
Il retourna sur son rocher
Je m'apprêtais à entrer de nouveau dans le bonheur quand John me bouscula presque pour le rejoindre
Je demeurai dans l'ombre bleue du parasol
Il y eut une courte altercation entre les deux amants qui voulaient se détester à cause de moi
De loin Giovanna observait la scène assise mollement jambes sur le côté et la main en visière au-dessus de ses yeux
Adriana était couchée sur le ventre presque dans l'ombre de Giovanna et je trépignais d'impatience certain d'avoir vaincu le démon ou d'avoir allumé un autre feu dans le cœur de John
De retour à l'hôtel John s'était enfermé dans sa chambre et Pablo s'était mis à se disputer avec sa mère dans la cuisine
Je demandai à la servante ce que lui inspirait de beau si c'était possible l'amour entre les hommes
Elle ne savait pas que ça existait enfin pas physiquement me dit-elle
Pablo m'avait baisé comme une femme c'était tout ce qui la désappointait
Ensuite j'ai sauté sur ma bicyclette comme un petit fou et j'ai dévalé la pente voyant la mer se rapprocher monstrueuse et unique
Et puis j'ai ralenti mon allure et j'ai fini par m'engager dans un chemin de terre qui descendait en se tortillant jusqu'à une ancienne tour de guet arabe
J'ai laissé tomber ma bicyclette dans les cailloux dans une touffe d'asphodèles ou de romarin et je me suis assis sur une murette dans l'ombre de la tour face à la mer qui traduisait en lumière et en eau mon incapacité à trouver de l'amour dans le cœur d'un homme
Giovanna dit que c'était peut-être parce que je n'étais pas fait pour ce genre d'amour
Est-ce que je ne m'étais pas bien amusé avec Adriana ? Est-ce que je n'allais pas m'envoyer en l'air avec elle sitôt que la nuit me porterait conseil si elle suivait bien ce que je voulais dire ? Mon sexe était mort
Elle le trouva flasque et tiède seulement de pisse
Ça la dégoûtait un peu mais elle voulait bien essayer de me chier dessus si ça pouvait redonner vie à ma formidable queue de titan
J'aime ton corps de femme dit-elle
Tu ressembles un peu à Adriana
Pour la première fois de ma vie je vais baiser avec une femme mais ensuite ajouta-t-elle en s'esclaffant tu me foutras ton barreau d'chaise dans l'fourneau que tout redevienne réel et surtout comme avant ! — Elle rit de son bon rire de paysanne arrachant presque mes vêtements dans le hamac dangereux qui grince et se balance
Sa bouche chaude lape mon sexe qui la remplit peu à peu
Elle se recule pour observer cette timide érection fait la moue revient sucer pomper mordiller racler obtient un résultat qui sans la satisfaire lui paraît convenir et elle se met à cheval sur mes cuisses se rapproche lourdement de mon ventre je peux voir ses seins se balancer au rythme qu'elle impose au hamac donnant des coups de reins de chaque côté et puis ses pieds touchent le sol arrêtent le balancement qui me fait tourner la tête elle s'approche encore et elle essaie de faire entrer ma bite dans son sexe que j'imagine énorme cavité poisseuse et sonore qui m'épouvante dans la nuit de mes yeux fermés mais ma bite est devenue un morceau de caoutchouc qui se tord qui se plie qui se recourbe et qui n'entre pas qui ne glisse pas qui s'accroche dans les poils
Elle souffle elle est désespérée elle le dit et son poids devient intolérable sa douceur se noie dans la sensation d'écrasement elle pleure me quitte s'effondre quelque part dans l'ombre de la terrasse nue et détruite
Je m'en vais sans la revoir sans même la deviner enfilant nerveusement mes vêtements dans l'allée au bout de laquelle ma bicyclette brille aux dernières lueurs comme un bijou de mauvais goût
Il faut que je trouve le bonheur
J'ai besoin de ces éclairs d'éternité
Je sais qu'il n'y a que John qui puisse les susciter
Je ne veux plus toucher à aucune femme même par désespoir
Je veux oublier Adriana je ne donnerai pas à Giovanna ce qu'elle attend de moi
Pablo recevra toute ma haine s'il le faut et je me montrerai cruel avec la servante si cela doit me faire du bien
Mais comment retrouver cette extase cette demi-minute d'inexistence cet oubli de tout ce qui gâche la vie ? Les mots ne suffiront pas
Mais l'expression de la plus belle des tendresses il faut que j'ai peur de cette certitude
Je me couche seul ce soir loin du monde et dans une ombre totale
Les heures passent sans que mes yeux n'y découvrent la moindre lueur
Mais je ne peux pas dormir
Demain j'aurai ma tête des mauvais jours je me montrerai cruel envers ceux qui commettront l'erreur de ne pas croire à mon malheur
C'est le bonheur qui me manquera le plus et je ne chercherai pas à le remplacer par le plaisir
Il faut que j'en parle avec John
Il faut que Pablo en souffre
Il faut que je me rappelle si Adriana a éprouvé du plaisir avec moi
Il faut que je m'excuse auprès de Giovanna qui m'offrira en réponse son rire sincère de femme éprouvée par la terre
Femme au fond de quelque chose qui n'est pas mon désespoir et qui m'attire comme le sucre attire une abeille sur la nappe par fidélité à la nature
Voir Pablo nu et l'écrivain américain rêveur du paysage qui est un trou percé dans l'ombre de la chambre quand la chaleur touche les murs et s'y arrête donnant de l'importance au silence qui cette fois est propice au repos
Le voir nu avec les mots que l'écrivain américain retrouve dans sa mémoire amoureuse de la moindre poésie pourvu qu'elle musicalise la sensation même superflue et qu'elle revienne au présent au bon moment au moment où il est prêt à recevoir ses gouttes de rosée et ses larmes de vin
Il faut se taire et le voir nu beau et noir dans le drap blanc qu'il a jeté sur un fauteuil qui craque pudique malgré la queue dressée cachant ses pieds sous le tapis et laissant ses mains à la recherche du vide
Se taire en pensant que tout ceci n'est qu'un rêve comme le trou dans la chair de l'été que la fenêtre imite et que l'écrivain américain approche doucement pour y chercher les mots qui lui manquent
Avoir une raison de se taire pour ne pas tuer le silence pour ne pas blesser la chair au repos ne rien déchirer à la surface du bonheur
Se rappeler qu'on a déjà vécu cela même l'hiver dans ce pays où l'été ne meurt pas ne se retrouve pas ne se reconstruit pas immobilité nécessaire à la lente désertification où l'eau n'est plus rien pour le cœur
Continuer de vivre doucement calciné entendre l'effritement inévitable ne pas regarder plus loin que soi de peur d'assister à la mort de quelqu'un de n'importe qui même de l'inconnu de passage ce que l'hôtel rend possible parce que c'est un hôtel et que c'est dans la nature d'un hôtel d'ouvrir les portes à la mort au hasard
Pablo nu offrant un pied exactement comme une femme offre le sien caressant un Américain forcément bourré d'alcool et de bonnes intentions un Américain long et jaune qui décompose une fois de plus ce que la vie reconstruit chaque fois sur les ruines de sa santé
Et fermer les yeux pour ne pas entrer dans cette chambre où l'énergie s'inverse dangereuse et pathétique fermer les yeux pour n'être qu'avec soi trouble moite un peu usé incapable de s'aboucher à la pensée à n'importe quelle pensée au moins un peu systématique réconfortante de la même manière qu'un verre d'eau fraîche au bon moment ni trop tôt ni trop tard calcul savant sans doute impossible donc à cause d'une connaissance des choses et des êtres qui fout le camp en direction de la banalité et du déjà vu
Ne plus être dans cette chambre ne plus être avec le corps nu de Pablo qui se donne à chaque fois qu'on le lui demande ne plus être le corps de femme d'un écrivain qui ne trompe personne de cette manière
Mais ne pas être ailleurs ne pas accepter la nécessité du voyage simplement parce qu'on a fermé les yeux le cul encore moite et la bite palpitante revivant l'impossible jamais atteint en revivant l'échec de l'amour en matière de volonté de vivre l'amour-verre d'eau fraîche au bon moment bouche d'ombre
John cherche une femme et il touche à des hommes
Pablo voudrait être une femme quand ça l'arrange
Et je ne suis la femme de personne à force d'être l'homme de tout le monde
Pablo sourit amèrement quand je dis cela
L’Américain hausse les épaules et ne croit pas un mot de ce que le soleil et l'air ont rendu possible
Il ne croit rien dit-il de ce qui n'est pas à portée de sa main
Sinon il n'agit qu'en simple spectateur sans penser forcément à tout parce que ce n'est pas nécessaire de tout comprendre quand on n'est que le spectateur des autres
Pablo dit qu'il ne comprend pas et l’Américain lui répond que ça n'a pas d'importance ce qui vexe Pablo mais il n'y a pas de quoi être vexé parce qu'on ne comprend pas ce qui n'est pas à soi
L'important c'est de comprendre ce qui nous arrive et cette fois Pablo passe de la vexation au désespoir disant qu'il ne sait pas justement ce qui lui arrive
L’Américain a envie de rire sans doute parce que j'ai accaparé la conversation comme à mon habitude
Il rit de bon cœur et me demande encore si je suis toujours d'accord pour les photos
Il est fasciné par ma bite incroyablement virile et par le contraste tristement féminin que lui oppose désespérément mon corps
C'est la photo qu'il veut composer c'est dans ce sens qu'il veut la composer et je ne suis pas sûr de m'y retrouver
Mais ce qu'il importe de retrouver ce n'est pas moi
Ce n'est pas mon souvenir non plus
C'est simplement une bonne idée qui a l'air de vouloir coïncider avec une réalité dont je ne suis que l'apparence ou le moment crucial
On fera la photo
On en fera d'autres moins profondes pour l'usage de Pablo qui prétend aimer les femmes plus que les hommes
Est-ce qu'on le lui reproche ? On dirait qu'il fait sa toilette une toilette d'oiseau dans un ridicule et larmoyant bassin d'albâtre petit oiseau démesurément présent dans sa tête bassin d'eau claire qui lave bien au bout d'une de ces allées où la frivolité est une fête pour l'esprit
Est-ce qu'on lui reproche d'être un homme ? Est-ce que je suis la seule femme quand je bande ? Oiseau en matière de cervelle ils sont loin ces pays où le corps se rafraîchit simplement en entrant dans une forêt
Ici tout brûle du même feu
Le même feu existe pour tout le monde à ras de terre où l'ombre est une illusion d'optique
Ras de terre en mottes dures ras de terre crevassé au passage de l'eau qui ne s'arrête pas ras de terre incompréhensible sans chemins sans repères feu immobile où la pierre est le seul aliment possible
Sous les oliviers ou dans la chambre de marbre et de chaux je t'aime et ça me suffit
Parce que cette terre est un chant qui couvre le son de ta voix dans une langue qui n'est pas la tienne une langue simplement pour comprendre et non pas pour imiter le modèle classique non pas pour rejoindre l'imposture du droit et de la politique ni pour se remarier avec ce qu'on a quitté il faut continuer de l'espérer une bonne fois pour toutes
Pablo tu es la nudité d'un homme que rien ne change malgré ma nudité de fausse femme et malgré tout l'amour qui est en train de naître dans le cœur de l'écrivain américain à mon détriment au détriment de ma douceur imitatrice des charmes de la femme pour peu qu'on ne sache rien d'elle et je t'envoie les couteaux de ma jalousie en pleine poitrine je te regarde comme on regarde l'objet qu'on va faire disparaître du monde je t'éparpille dans mon angoisse de femme trompée
Et de te voir nu beau et noir comme je l'ai dit de te voir plus homme que l'homme qui est en train de commencer à t'aimer de te voir prendre la place qui était celle d'une femme dont j'étais la parfaite imitation Pablo cela m'arrache au sentiment que j'ai de la terre respect et crainte à la fois
Je veux te voir crever dans les pluies de fer de la jalousie qui m'annonce
Je ne suis qu'un personnage Pablo mais ni le tien ni le sien ni celui de personne
Je vis ma densité à travers l'écriture jalouse de mon corps (une perfection) à la recherche du peu d'amour qu'on peut attendre des autres
Il fallait que tu fasses l'oiseau qui veut picorer aussi
Il fallait que tu sois cet oiseau
Et tu te poses sur mon peu d'amour
Tu te couches dans le nid de mon peu de confort
Tu arrives et tu soignes ton apparence pour me faire tomber dans le miroir liquide de la solitude où je dois me reconnaître malgré le besoin d'amour qui me fait vivre malgré tout ce que je suis capable de donner de féminité et de virilité à la fois corps long et doux de la femme que je suis sexe arraché à l'idée de sexe pour être l'homme que l'on veut que je sois aussi dans ce même temps qui l'attire et l'angoisse
Toi tu es nu par définition clair comme l'eau qui coule dans tes veines d'homme éternel et noir comme l'ombre que tu portes sur les déserts qu'on ne veut pas voir parce qu'ils sont la négation de l'amour
Tu es nu avec la netteté qui convient à la clarté je suis le théâtre d'un déguisement qui n'a pas de correspondance dans ce monde en trompe-l'œil
Tu es la fresque brillante comme un ongle je suis un dessin dans le sable une griffure dans l'écorce une surface éphémère jamais recommencée un moment de distraction ou d'absence
J'ai le charme d'une curiosité esthétique tu complètes l'amour avec brio
Mais on ne va pas en rester là
On ne va pas se regarder en chien de faïence ni à cause de l'ombre ni à cause du silence
On ne peut pas continuer d'être ce qui nous sépare
Qu'est-ce que tu peux opposer à ma jalousie ? Qu'elle est la conséquence de la blessure que je t'inflige ? Si encore tu m'aimais
Si tu n'étais pas ailleurs quand je te parle d'amour et d'eau fraîche
Si tu savais au moins mériter la tendresse qui soulagerait ma pensée
Mais non tu aimes trop l'amour qu'il te donne
Tu es trop seul pour le boire
Il n'y a plus personne pour t'empêcher de le boire
Pas même une femme
Enfin je crois
Tu voyages déjà
Tu es à New York ou tu regardes un des Grands Lacs en pensant à l'Espagne torride tu penses à un chant triste et éternel en te retournant au passage d'un nègre atteint par le sida tu traverses des places où l'on s'excuse de t'avoir bousculé tu manges et tu bois comme tu l'as toujours fait mangeant et buvant sans cesser de regarder les autres les pénétrant de ton incroyable sens de la conservation hérité des pratiques sexuelles qui ont sauvé un peu le monde calciné d'où tu sors nu et avide de l'ombre
Je ne peux pas accepter cette nudité
Je ne peux pas me contenter de l'ombre qui te donne sommeil
Je ne veux pas fermer les yeux en pensant à autre chose
Tu m'as arraché ce voyage en Amérique
Tu m'as enchaîné aux murs de l'hôtel accroché dans la pente
Tu m'as volé ce peu d'amour qui m'était nécessaire qui pouvait me suffire qui serait revenu un peu comme reviennent les oiseaux malgré l'absence de saisons du moins sur cette terre
Mais je n'ai sans doute pas la force de te détruire pour t'empêcher de consommer ce que tu m'as volé
Ou alors je me dis que ça ne changerait rien pour moi de toute façon et je rejoins la chaleur sur la terrasse la chaleur amortie heureusement sous la treille et les roseaux regardant une femme non pour me satisfaire de sa présence ni de ses formes ni de son sourire ni de son goût étrange pour les cartes postales et le vin de Málaga mais dans l'attente de ses désirs qui sont des ordres puisqu'au fond je ne suis qu'un garçon de courses
Elle sirote son vin du bout des lèvres arrachant des noyaux aux olives entre le pouce et l'index où le noyau se retrouve nu et sans saveur
Elle est belle comme peut l'être une femme mais elle a des transparences trompeuses des mèches qu'on ne voit pas des reflets qui se soustraient à la vigilance de l'ombre
Elle cache son jeu je le vois bien
Je ne sais rien de ce jeu et je ne tiens pas à le savoir
Je ne fais aucun effort pour me l'imaginer
J'ai regardé ses jambes simplement pour en deviner l'écartement
Je me suis amusé dans ses cheveux remplissant le verre qu'elle me tendait me faisant signe de lui laisser la carafe et de lui apporter d'autres olives
Pablo cette femme t'a parlé et tu lui as souri
Chaque année elle te parle et tu lui souris
Tu lui donnes peut-être ce qu'elle veut ça n'a pas l'importance d'une trahison
C'est un jeu de l'été
C'est elle qui joue
Elle a le droit de jouer avec le corps qui la fait rêver
Elle a un corps fait pour jouer ce jeu
Je vais chercher d'autres olives dans la cuisine et cette fois je vois bien l'écartement la féminité totale corps entier avant et après à côté de ce qui reste de ce qui est le résultat de la différence rien de plus
Un coup d'œil vers la fenêtre rectangle noir dans le mur blanc sur fond de ciel à peine moins blanc
Je sais que tu dors ou que tu imites le sommeil qu'il a demandé la dernière gorgée d'alcool en suspension dans son corps et son corps suspendu à la menace de la maladie
Il ne t'a pas parlé de sa maladie
Il est trop honnête pour ne pas le faire
Il parle toujours de sa maladie qui doit l'emporter avant la fin de l'année ou l'année prochaine peut-être plus tard ou jamais
Ce n'est pas une maladie
C'est une question qu'il se pose à propos de la maladie
Mais c'est un ami de qualité
Il en parle
Il se la fait pardonner
Elle est dangereuse mais il ne l'oublie pas
Il la surveille nuit et jour
Par quoi se manifeste-t-elle ? Je ne sais pas
Peut-être le blanc cassé de sa peau l'œil trop petit pour correspondre à son véritable regard ses dents qu'il entretient avec un soin jaloux le tremblement de ses mains quand il les éloigne trop de son cœur sa difficulté à se lever quand il est assis depuis trop longtemps
Elle est présente à tous les moments un peu extérieure comme une goutte qui perle dans la blessure pas tout à fait refermée ou comme un livre qu'on a oublié sur le rebord de la fenêtre et qui vous coûte un sacré essoufflement remontant l'escalier à grandes enjambées après qu'il vous a soudainement manqué tandis que vous le descendiez
Le livre est une meilleure image que la goutte de sang qui finit toujours par tomber laissant une trace verticale qui est le chemin de la suivante autant que de la précédente
Le livre est-ce qu'on finit par l'oublier ou pire est-ce que quelqu'un se met à le lire à votre place le transportant le lisant l'ouvrant le refermant l'oubliant est-ce que c'est une meilleure image de la maladie devenue irréversible la maladie qui t'empêche de regarder derrière toi parce qu’elle est devenue la seule pensée la mémoire n'ayant plus qu'un goût de nostalgie c'est-à-dire le goût de l'inutilité d'avoir vécu si peu de temps ? Il parlera avant de te toucher avant que ta bouche entre dans la sienne avant d'être mangé tu entendras la maladie organiser ses mots autour de la peur de mourir
C'est quoi la peur de mourir dans la tête d'un écrivain américain ou dans la tête des lointains montagnards que nous sommes ? Tout le monde a peur de mourir
Il faut être vieux pour accepter la mort ou avoir vécu d'un coup ce qui arrive à quelques-uns
Mais la maladie est le meilleur moyen de créer la pire des peurs jusqu'à ce qu'on en soit l'otage et alors il n'y a plus rien à craindre sinon la bêtise des hommes si l'on n'a pas de chance
Où en est-il dans le temps qui lui reste à vivre ? Pas encore l'otage dont il mesure l'absurdité et c'est sans doute cette capacité à se projeter dans ce sinistre rôle qui l'y empêche d'entrer avec soulagement et cette espèce de sérénité qui est celle de l'homme réduit aux dimensions de l'homme écrasé d'univers
Il en est au moment de la plus grande douleur il se mesure encore avec ce qui l'écrase sans illusion sur la suite mais incapable d'admettre ce qui occupe maintenant toute la réalité
Je vois la femme aux cuisses écartées fruit de mon imagination conséquence de ma raison et j'essaie de croire à cette douleur d'homme touché par la mort
Elle est en quête d'un peu d'aventure pas trop d'aventure juste ce qu'il faut pour entrer un peu dans l'ivresse qui est permise à tout le monde un peu fuyante en avant parce qu'elle ne soutient pas la comparaison avec les mots juste avant de me croire poète
J'écris des quatrains sur les serviettes en papier que les touristes emportent dans leurs bagages
Elle en a toute une collection
D'où me vient cette facilité ? Je ne réponds jamais à cette question de peur de débucher le diable qui est en moi antithèse du dieu dont je n'ai pas voulu lorsque j'ai commencé à avoir peur de la vie et que j'ai compris que je ne pourrais pas compter sur mes semblables pour me consoler
Elle rit
Elle a de belles dents dans une belle bouche et elle parle cet espagnol qui est propre aux Français comme si le Français s'efforçait de parler un espagnol qui ressemble d'abord à sa langue et qui ensuite doit être compris par les Espagnols
Dans cet ordre
Elle ne me regarde pas comme une femme regarde un homme
Mes poèmes dégringolent de mon front et je lui plais comme ça
Elle s'attarde à peine à regarder mes bras de jeune fille et la rougeur discrète de mon nez ne voit pas ou semble ne pas voir à quel point mes épaules sont porteuses d'éternité porteuses de la même fécondité qui est la meilleure attente devant l'infini
J'ai beau lui montrer l'éternité de mon sexe le dépassement intolérable qu'il représente pour la normalité elle sourit en secouant la tête prononçant le nom de l'ennemi : Pablo
J'ai envie de la violer pour éviter de la battre
Mais je souris moi aussi moi dont toute la gloire contient dans une serviette en papier couverte de quatrains qu'on vient chercher de loin avec l'espoir de pouvoir jeter au moins un coup d'œil sur mon phallus de théâtre
Moi le poète priapique condamné à servir plus riche que moi simplement heureux de posséder une langue de style et une queue de rêve un peu troublé de me réduire aux dimensions d'un spectacle rentable à peine désolé de n'opposer qu'une transparence de femme à l'eau de l'amour qui n'est pas pour moi
Mais je joue avec mon sexe comme je joue avec les mots
Ça n'a pas vraiment d'importance
C'est une manière de passer le temps
Je vieillirai sur ce chemin virtuose et prolifique n'ayant touché à la vie que du bout des doigts et l'ayant laissée s'enfuir finalement au moment où tout ceci commençait à ressembler à un rêve
Veut-elle un quatrain pour fêter ses yeux ? À les voir si beaux et si profonds (deux qualités indispensables au regard sinon plus rien n'existe) je comprends qu'elle tienne tant à les associer à ceux de Pablo qui est un champion du regard
Elle préférera toujours un champion du regard qui semble avoir quelque mérite de l'être à un phénomène de l'apparence sexuelle qui n'est qu'un dépassement de l'imagination utile à ses heures mais en cas de crise nerveuse seulement
C'est à peu près le sens du quatrain que je lui remets
Elle rit jolie et facile pourtant me baise un doigt pour remercier et enfouit la serviette quelque part dans le peu de vêtements qu'elle oppose avec humour à mes tentatives de toucher sa peau récalcitrante
Encore une qui me fuit encore une qui m'aime en passant une de plus charmée et charmante inoubliable sans doute dans le rôle de la passante
Il faut que je me taise alors rejoignant la murette à la limite de la terrasse ce qui libère une chaise
J'ai le privilège de pouvoir m'asseoir à la table des clients comme une putain qui fait son travail et rien de plus
La terrasse de l'hôtel fraîche et ombragée comme un jardin anglais c'est le trottoir de mes talents
Je m'y exerce dans l'attente d'un voyage
Je peaufine mon sujet en amusant la galerie
J'avais raison de m'appliquer
J'ai toujours eu raison de rechercher la forme non pas parfaite mais propre à me rendre le service que j'attends de moi
Et John était venu cueillir la fleur que je jouais pour lui
Enfin il pouvait la cueillir pour l'offrir à New York ou à la poésie américaine ou à n'importe quel ami en souvenir d'une époque passée qui n'était pas la mienne
John charmé par une première épigramme cherchant à traduire la pointe n'y parvenant pas et riant de son impuissance à faire de moi un Américain comme les autres
John pensif se croyant seul les yeux perdus dans un lointain simulé par la peau de ses mains la mâchoire crispée comme s'il voulait y retenir les mots pour les donner tels quels quand ce serait le moment
Est-ce que Pablo sait cela ? Est-ce que son cerveau de relique d'une civilisation perdue est capable de comprendre que le chemin de la mort n'est pas n'importe quel chemin que New York n'est qu'une chance parmi d'autres et que le peu d'amour l'amour à peine osé à peine entrevu offert goutte à goutte est la meilleure de ces chances et que c'est par là qu'il faut commencer ? John ne sent-il pas à quel point je suis proche de cette perfection ? Voir Pablo nu couché comme une femme croyant que c'est en imitant la femme qu'il va arriver à convaincre John qu'il est celle qu'il lui faut Pablo nu comme un enfant le détestable enfant qui veut voir New York parce que je l'ai fait rêver de New York en lui expliquant la signification de mes propres rêves Pablo nu comme l'homme qu'il cherche à devenir percé d'un secret et capable de l'écraser de silence et de pierres homme vaincu pour l'instant pénétré par l'absence d'homme jouant le jeu de la femme visitant son propre cul pour ne rien oublier de son humiliation nécessaire
La jalousie est en train de détruire mon cœur
Je n'essaie plus de comprendre ce qui arrive
Je n'en parle même pas avec ce détachement vocal qui est la nécessité première du chant
Je m'en prends à la femme pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la réalité
Elle ne cherche que mon spectacle
Elle le connaît et elle l'apprécie
Qu'est-ce que je veux de plus ? La posséder ? Posséder cette chair qui n'est pas la mienne ? Rejoindre des préoccupations qui tourmenteraient le fragile équilibre de ma raison ? Toucher la caresse pour y trouver quoi ? Elle est faite pour le regard autant que moi
Elle est le spectacle symétrique
Elle règne par absence de reflet
C'est moi à l'envers c'est-à-dire illisible incompréhensible pure forme que je n'atteins pas
Je veux simplement la voir nue la mesurer avec la dimension de Pablo m'offrir à cet écartement à ce remplissage à cette caresse de trou à cet abandon de regard
La voir nue non pas au bord de la piscine où elle est une femme comme les autres mais recevant Pablo acceptant la nudité de Pablo se remplissant le sexe du sexe de Pablo nue ouverte trompeuse craintive au bord de l'ivresse sans jamais la trouver connaissant tout de l'ivresse pour n'en avoir jamais brisé le reflet d'eau
Pablo prends cette femme
Son voyage est conforme à l'idée que tu as des choses et des êtres
C'est Paris au lieu de New York
Laisse-moi New York
Ne m'emprisonne pas dans la jalousie qui n'est pas digne de moi la jalousie qui m'enfonce la tête dans la boue de mes entrailles d'homme
Elle t'offre Paris
Le Paris des petits bourgeois et des grands sentiments
Laisse-moi la poésie à New York laisse-moi lécher les bottes des artistes véritables
John ! John ! Qui s'occupera de ta mort ? Voilà ce que je suis en train de penser quand s'amène le mari de la Française nu jusqu'à la ceinture de son bermuda jaune et noir parlant de chasse ou de pêche de tennis ou de golf
Il me salue à peine trop heureux de soustraire sa femme à ce qu'il pense être mon ambition de loustic et il prend la place que j'occupais en face d'elle levant le bras pour que je satisfasse illico à son désir de bière et de tapas
Je tire une serviette trempe un cure-dent dans le verre que la femme me tend en riant et m'apprête avec cette plume à décocher les flèches de mon arc poétique
Mais l'homme secoue la tête en riant lui aussi et il me chasse comme un domestique
Je froisse le papier brise le cure-dent lape un peu le vin que la femme m'offre pour continuer d'offenser l'homme et l'homme me tapote le dos en répétant sa commande toujours riant de n'amuser que sa femme de l'amuser dangereusement au bord de la haine qui prend corps
Il y a de la haine dans les yeux de la femme
C'est sa réponse à la jalousie de l'homme qui veut encore la posséder mais elle est contraire à l'équilibre comme le vent trompeur qui change de sens et renverse le rapport de force
Elle ne plie pas elle ne pliera jamais elle est incapable de souplesse par manque d'amour
Elle n'est pas aimée et elle n'aime pas
Elle cherche l'amour avec les moyens du plaisir
Elle connaît mieux le plaisir
Elle l'attrape quelquefois
Alors elle en fait ce qu'elle veut le temps que ça dure le temps que ça passe et que ça se reforme presque par instinct en tout cas sans qu'elle y puisse rien changer
C'est la femme qu'il a épousée et il s'en veut de l'avoir laissé occuper tout le champ dès le début offensante et ingrate belle et désirante beau sexe en forme de femme flatteur compte tenu du regard des autres mais impossible à maîtriser dans le sens de la parfaite possession de son âme de garce
Son corps est la meilleure image de ce qu'il pense du sexe maintenant ou de ce qu'il croit penser de ce qu'il faut croire sous peine de désespoir total et définitif l'image de la perfection posée à plat sur la table de dissection merveilleuse et dégoûtante adorable et blessante mortelle si on oublie de compter le temps ce qui arrive toujours ce qui est en train d'arriver tandis que sa main descend sur mes fesses caressante maintenant cherchant le sens de l'offense à lui retourner ce qui la fait rire aux éclats
Elle vide un autre verre qui l'empourpre d'un coup et elle tourne la tête vers les montagnes ayant oublié ce qu'elle vient de paraître pensant à autre chose laissant la main de l'homme sans signification sans réponse si c'était une question sans réplique s'il avait voulu l'offenser à son tour
Il se recroqueville sur sa chaise tête baissée sur le quatrain que j'ai posé sur le bord de la table n'ayant pas perdu mon temps
Il sourit un peu et répète sa commande d'une voix monotone la ponctuant d'un remerciement qui me chasse mollement
Dans la cuisine je m'amuse à penser que nous sommes au moins deux à souhaiter la mort de Pablo avec la différence toutefois de l'amour
Elle n'aime pas Pablo elle le veut pour jouer
John aime Pablo il n'y peut rien
C'est une sacrée différence
En tuant Pablo je tue l'amour de John je blesse à mort toutes ses raisons d'aimer
Si l'homme tue Pablo elle le remplace et il ne gagne rien sur la vie sinon le pouvoir de tuer encore avec la même facilité
Mais tuer Pablo ce n'est pas simplement tuer John ou renouveler la femme qui n'a besoin de personne pour exister
Qui sait que Pablo est véritablement amoureux et qu'il est aimé comme peu d'hommes le sont ? Moi je sais
Je suis le témoin gourmand de cet amour réciproque
Voir plus loin
Pour l'instant qu'il me suffise de dire que c'est la troisième raison de croire en la mort prochaine de Pablo crucifié seul sur le bord d'une route qui n'était pas la sienne et qu'il a emprunté à cause d'un manque d'amitié
Mais l'amour et l'amitié ne font pas bon ménage ça tout le monde le sait
C'est toujours l'amour qui trahit l'amitié
L'amour d'une femme l'amour de l'argent ou de la gloire ou de n'importe quelle raison de vivre ou de se croire capable de vivre le plus longtemps possible
La liste n'est pas longue et elle est connue de tous
On ne trahit pas l'amour qui est toujours sujet
On lui ment on l'oublie on s'y perd on n'y croit plus on l'examine avec trop de recul mais il n'est jamais que le sujet et le verbe il contient tout de ce que ce genre de mot est sensé traverser de son éternité (autre sujet-verbe) : destin origine nature ; à quoi il est possible de répondre par d'autres mots qui requestionnent et ainsi de suite descendant la pente de la signification vers l'expression infantile ou sénile qui borne la vie avec une simplicité de stèle
Si jamais on a été capable de s'élever aussi haut que l'on dit
Et l'on dit toujours plus que ce qu'on a réellement fait et toujours moins que ce qu'on a effectivement rêvé
Le problème c'est ce bornage que l'on quitte d'un côté par le pouvoir d'une éducation qui se donne comme seule culture et que l'on rejoint pour le dépasser à l'autre bout d'une vie où la jouissance la contestation et l'intranquillité ont damé le pion à leurs contraires et approchants
Et que tout ceci soit conditionné par l'existence d'une femme est une idée parfaitement insupportable
D'où le peu d'égard où on me trouve pour le sentiment de la trahison en matière d'amour
Si j'ai une raison de tuer Pablo c'est parce qu'il a trahi notre amitié
Le Français ne peut pas en dire autant
Il s'en prend à l'amour avec les moyens de la dignité
Quant au troisième suspect je n'en dis rien pour le moment
D'autant que Pablo n'est pas encore mort
Il est loin d'être mort
Il ne dort même pas
Il sourit vaguement quand j'entre dans la chambre
Est-ce par pudeur qu'il a revêtu un slip ? Il est en train de s'interroger sur la signification des mots dans un livre qui n'est pas écrit dans notre langue et que John traîne toujours avec lui le posant sur chaque table où il s'est assis pour boire un verre ou reposer son dos fatigué
Il l'ouvre rarement si j'en juge par ce que je sais
C'est l'accompagnateur des quelques pas qui le désoccupent dans l'hôtel ou plus loin sous les oliviers dont l'ombre n'est qu'une espèce de lumière atténuée
Pablo feuillette sans comprendre regarde peut-être des images ou mesure l'importance des titres
Il est absorbé dans son ignorance ne cherche rien de précis ni même une conclusion provisoire ne s'attache pas à reconnaître la distance qui le sépare de la moindre connaissance
Comment John peut-il l'aimer ? Je ne demande pas pourquoi parce que cela saute aux yeux
Mais comment ? Comment aimer cette image cette simple reproduction d'un certain sens de l'histoire ? Comment accepter à la fois l'apparence et la certitude de s'être trompé ? Il n'est pas question du seul plaisir
Le désir est ailleurs indéchiffrable venu de loin transporté avec la peur de le perdre en cours de route
Comment se réfère-t-on à un reflet d'ombre ? Qu'est-ce que l'amour y trouve transparence ajoutée à la transparence trouée d'ombre dont la moindre est inexplicable jet de lumière et d'eau impromptu musical pour peupler le silence d'autres ombres qui annoncent la nuit totale jusqu'à ce que ça arrive John la dernière nuit il en faut une ? Je pose des questions
Je ne réponds pas
Je suis dans l'attente
C'est ma manière de chercher à comprendre
Parce qu'il faut que je comprenne
La jalousie n'est qu'une épreuve
Elle a son histoire et elle n'explique rien
C'est une action sur la réalité inattendue
Un signe d'espoir
Et Pablo en petite tenue qui fait craquer les pages épaisses de ce livre vidé de sa signification par le seul silence de John qui repense sa mémoire ne fouillant rien ne classant pas n'enfilant pas les perles les unes après les autres plongeant sa main dans ce collier répandu et bourrant ses poches de mourant avec une impatience qui ralentit la vie jusqu'à la presque immobilité jusqu'à l'hystérie qui est la seule conclusion possible
John qui ne me regarde plus avec les yeux de l'amour John qui trompe sa conscience d'être doué de la parole si c'est à cette existence linéaire que se résume l'essentiel et si c'est de cette manière que le silence impose ses lois
Je sais qu'il n'est plus question de sexe je sais qu'il ne sera plus jamais question de traverser le plaisir verticalement jusqu'au fond de ce qu'on peut supposer être l'âme
Le désir s'est rapetissé il s'est limité pour toucher à peine les bords du mot qui le donne à la parole focalisant une image du bonheur rendu intranquille par l'approche de la mort dans les limites de laquelle le noir et beau Pablo peut contenir tout entier docile et insuffisant mais attentif capable de mesure supportant l'immobilité avec ce courage qui est toujours la force des belles images de l'homme dans l'histoire de l'homme
Accrochable
Pablo est accrochable
Je ne le suis pas
C'est ce qui explique le choix de John
Et mon amour ne supporte pas cette idée cette concurrence qui le diminue cette obéissance à la mort qui triomphe
Pablo ne pense qu'à la mort
John ne lui en a pas encore parlé
Il sait trop ce que Pablo en pensera
Il aura vite fait de choisir entre la peur de la maladie et le rêve de New York
Il ne pourra pas lui communiquer sa joie sans mensonge
C'est ce qui le rend morose
Mais il ne me regarde pas
Il ne recherche pas ma complicité
Il veut oublier toutes les références à notre amitié
Il se tait et ce silence m'écrase jusqu'à la douleur une douleur d'écorché vif une souffrance qui ne peut pas faire autrement que de laisser entrer le cul dans son regard un cri atroce qui est la seule manière de dire non à la mort qui n'est pas encore la mienne mais que j'aurais comprise accompagnée et peut-être même rejointe avec la même force
Parler à Pablo est en ce moment la chose la plus difficile du monde
L'oiseau sauvage ne s'entretient qu'à distance
Il n'est complice qu'en fonction du respect de cette distance sinon il s'envole et il augmente la distance à tel point qu'il n'y a plus de communication possible
Il a refermé la porte de la cage avant de mettre en évidence son sens de la liberté
Mais on voit très bien à travers les barreaux n'est-ce pas John ? On voit tout ce qui se passe
L'oiseau qui fait l'oiseau bonheur inaccessible à peine esquissé mais délicieux et tranquille ; et l'insecte dont l'apparence n'est après tout qu'un squelette extérieur beau et inutile figé et intranquille
L'insecte est une négligence mais comment ne le négligerais-tu pas ? Tu ne me reviendras plus
C'est la seule certitude
On ne revient jamais vers l'ancien oiseau qui s'est métamorphosé en insecte
Jamais on ne retourne d'où il vient
Sauf pour se soigner de l'insupportable nostalgie qui est la nourriture des imbéciles
Même dans ce cas je voudrais de toi
Mais que peux-tu comprendre de cette attente quand la douleur t'arrache une grimace épouvantable ? — Qu'est-ce qu'il a ? — demande Pablo
Il n'a pas besoin de le savoir ce que tu as
Laisse-moi au moins un secret à partager avec ton silence de bête blessée
Qu'est-ce qu'il a ? — répète Pablo et j'ai envie de lui dire que ça ne le regarde pas qu'il est en train de piétiner mes fleurs que je suis capable du pire à cause de ça
Je ne pense même plus à ta douleur de malade à son atrocité
Je laisse ma jalousie parler à ma place et je dis à Pablo que je ne sais pas
Il veut savoir lui
On dirait quelqu'un qui va se mettre à pleurer — dit-il avec cette pertinence qui est un trait de plus de son intelligence cachée
Rien ne le fait pleurer dis-je
Et je le pense
La douleur est un coup de poing sur le mal qui saigne d'un coup et ça se voit
On a dû lui expliquer le déroulement précis de la maladie dans son Amérique et il sait exactement où il en est
Telle douleur à tel endroit et avec telle intensité à mettre en équivalence avec le temps qui reste à vivre
Les Américains aiment bien savoir ce genre de choses
Il faut dire que leur dieu n'est pas une fatalité
Contre la mort je préférerais opposer des remèdes même sorciers pourquoi pas ? Pablo ferait la même chose que moi
C'est le même sang qui coule dans nos veines
On a simplifié tellement de choses dans l'existence quotidienne tellement assuré la simplicité de l'histoire que tout le monde connaît de la même façon
S'il savait Pablo proposerait des remèdes et il irait les chercher dans les pires chaudrons il les ramènerait de la crasse qui est la même depuis longtemps et il n'expliquerait rien ne cherchant pas à convaincre étant convaincu lui-même
Il ferait l'oiseau pour s'enfuir et il aurait assez bon cœur pour proposer les services ridicules de la médecine qui a sa préférence
Voilà ce qui finirait de détruire le cœur de John
Voilà ce qui ferait de lui le quatrième suspect à coup sûr
Mais ai-je parlé à Pablo ? L'ai-je transformé moi-même en victime de mort violente ? Peu importe ce que j'ai dit ou ce que je n'ai pas dit
A ce niveau du récit ce qui compte c'est la probabilité non pas sa mesure qui n'est pas l'affaire de la littérature mais sa présence certaine son omniprésence en quoi elle affecte une totalité qui rend possible le meurtre désignant la victime avec certitude et acceptant le doute clair et vivace quant à l'identité de son assassin
Évidemment on ne sait pas tout
On sait que Pablo va mourir
On ne sait pas pourquoi on connaît un certain nombre de raisons on va en découvrir d'autres on n'a pas encore les moyens de juger ne pouvant tracer le trait séparateur qui distingue nettement l'accompli de l'inaccompli
Quel dommage que notre langue ne sache pas suffire à l'exprimer par la seule force de ses aspects ! Mais puisque tout récit raconté à la première personne est forcément la confession qui justifie le mal continuons d'avouer sans vergogne
Pauvre Pablo encore nu où est la solution à ton problème de mort prochaine ? Car il faut que tu meures d'un coup il faut que ta mort soit la description du texte la morale l'exige
Je suis en train de m'amuser à cause de la facilité avec laquelle je décide de mettre à mort l'ami de toute une vie quand John revient dans la chambre avec le même air triste et douloureux
Il ne sait pas ce qui lui a pris
Bien sûr
Personne ne peut le savoir en dehors de nous deux
Enfin lui sait mieux que moi dans la mesure où il est capable de savoir exactement où il en est
De mon côté je sais et je n'attends rien
Peut-être parce que je n'y crois pas tout à fait
Il me regarde comme si j'avais dit quelque chose puis se ravise en constatant son erreur
Non je n'ai rien dit
J'ai souhaité la paix pour tout le monde
J'ai souhaité une paix inquiète parce que je n'en imagine pas d'autres
Pablo rit en secouant la tête
Il ne me trouve pas à la hauteur des poèmes qui me rendent si sociable
Est-ce que je dois me vexer ? Non dit John Pablo a voulu dire autre chose
N'est-ce pas Pablo ? Autre chose oui
Une espèce de vibration qui l'a touché
Il connaît mes sentiments
Il ne sait rien de ma rage
Il ne soupçonne pas ma volonté
Il sent que je suis devenu son ennemi
Il en souffre mais c'est la nostalgie qui l'inspire
Il souffre parce qu'il est nostalgique
Et non pas inquiet
Son inquiétude serait encore un signe d'amitié
Et je serais capable de m'accrocher à ce reste tremblant
Il n'en sait rien
Que peut-il savoir de ce qui n'habite pas le territoire étroit de sa volonté de vivre ? Je ne le tuerai sans doute pas
Je n'aurai pas cette force divine pas à cause des conséquences qu'on classera dans l'ordre social et mental sans me demander mon avis ce qui est une preuve de plus que l'unité de mesure n'est pas l'individu mais son semblable
C'est sans doute que je n'ai aucun goût pour les solutions définitives qu'il me paraît atroce de ne pas pouvoir au moins corriger le sens d'une exécution et cette fois pas à cause des hommes mais parce que c'est comme ça
Sinon j'aurais tué et ressuscité la plupart des gens que j'ai rencontrés
Mais qui est la mort si elle n'existe pas ? Non je ne tuerai pas Pablo et il est probable que John non plus ne le tuera pas même si je le laisse dans cette direction
Reste la Française et celle dont je n'ai pas encore parlé mais patience
Ce texte est une vengeance
Je veux d'abord brouiller les pistes
Rendre impossible chaque début de vérité
Mentir
Voir Pablo nu comme il arrive à l'être voir sa copie conforme se former dans le cerveau finissant de l'écrivain américain voler cette image le temps d'en comprendre toute la portée et avec elle dans la tête descendre l'escalier et rencontrer la Française qui monte presque nue provocante chercheuse de conflit avec ce sourire de mort prochaine sur sa bouche de rêve et dans ses yeux de cauchemar
On se croise et elle pince le nez pour accentuer la sympathie de sa bouche et ses yeux s'en trouvent plus beaux
Je me mets à aimer son aspect de pute brouillonne de salope qui mélange tout de garce qui met le nez dehors pour renifler l'odeur de ses audaces
Je fais bouger à mon tour la bouclette qui me sert de mèche et elle s'arrête pour s'en étonner s'approchant pour regarder ma tempe et souffler dessus doucement
Vin de Málaga au goût de raisin et d'alcool
Odeur des dents comme le goût d'à peine un peu de sang
Sa joue est brûlante
Elle s'éloigne de nouveau s'arrête encore et me parle en français puis en rit dit qu'elle ne sait plus ce qu'elle dit qu'elle est bourrée et que son mari est en train de se bourrer et que ce soir ils seront tous les deux bourrés et qu'ils vont faire un sacré bruit avant de pouvoir faire l'amour comme il faut
Elle me montre son sein soulevant la chemise d'une main tremblante
Beau sein sans doute le plus beau inimitable encore
Je le dis
Elle répond qu'elle sait
Elle ne sait pas grand-chose de la vie mais elle est parfaitement consciente de sa beauté et cette connaissance ne lui est d'aucune utilité
Elle est tombée dans tous les pièges
Un jour elle ne le supportera pas et elle se jettera par une fenêtre
Mais pas ce soir
Ou alors il faudra attendre de ne plus être belle
Est-ce qu'on enlaidit en vieillissant ? Je n'en sais rien
Ici toutes les vieilles sont laides et les jeunes sont jeunes
On peut tout désirer en matière de beauté
D'ailleurs elle me trouve franchement moche
Je m'en étonne
J'ai l'air d'une fille et en plus j'ai l'air de me moquer de tout le monde
Elle n'est pas du tout excitée par les dimensions de mon sexe
Elle ne croit pas à ce genre de beauté
Elle parle d'expérience
Sinon elle ne parlerait pas
Au moins je suis poète
Pas un grand mais poète tout de même
Ça n'est pas donné à tout le monde
Et c'est très beau ce que j'écris
Flatterie mise à part
Je remercie la dame et propose de l'accompagner à sa chambre
Elle veut bien si je ne l'oblige pas à me regarder
Pendue à mon bras trébuchante et malade elle a l'air d'une femme comme les autres
À la porte de sa chambre elle s'amuse à souffler dans ses cheveux ce qui la fait rire aux éclats
On entend des protestations
Elle continue de souffler étouffant son rire dans les mêmes cheveux
Si j'entrais ? Elle pourrait au moins m'ajouter à son expérience
Vite fait bien fait
Elle rit sa chemise s'ouvre
Mais bien sûr on a tout l'été devant nous
On fera l'amour quand elle sera à jeun
Elle a trop peur de tout oublier
Elle rit encore je fais tomber la chemise
Et puis elle a trop peur que son mari arrive au bon moment
Est-ce qu'il faut dire : le mauvais moment ? Il faut que je réponde à cette question que je l'empêche de rire comme une folle
Elle est nue maintenant nue et stupide
Quelqu'un pourrait arriver à ce moment-là
Mieux vaudrait que ce soit son mari
Il n'y aurait pas de scandale
Je la pousse contre une console vois son cul étrangement rouge dans le miroir et je la soulève pour l'asseoir
Elle n'imaginait pas que je pusse la soulever avec autant de facilité
Je la pose j'entre entre ses cuisses je touche le sexe ouvert elle grimace
Elle avait dit à jeun
Quand elle est ivre elle ne sent rien
C'est juste bon pour son imbécile de mari
Est-ce que je peux faire ça tout seul ? Je jouis d'un coup vite au fond de son sexe mou et tendre
Elle s'endort sur mon épaule
Je l'ai presque violée
Allons donc ! Je l'ai violée
Dans la chambre je la jette presque sur le lit
Elle touche son sexe puis regarde sa main
Si je l'ai fait ? Devine
Que je le dise de façon plus claire ? Qu'est-ce qui est clair ? Qu'est-ce qui ne l'est pas ? Je souhaite simplement lui avoir fait un enfant ou lui avoir donné au moins un peu de la maladie de John
Qu'est-ce qu'elle sait de la maladie de John ? Je m'assoies sur le lit et je caresse son ventre
Je lui parle de la maladie de John
Une terrible maladie dont on sait tout sauf la soigner
Est-ce que je l'ai ? Non
Personne ne l'a ici sauf John
Il va mourir cet hiver
Il parle de l'été prochain comme s'il allait lui arriver
Mais il ne parle pas du printemps
John ne veut pas être triste
Oui c'est un écrivain
Je n'ai rien lu de ce qu'il écrit
Je le lirai plus tard quand il sera mort
Non pas par nostalgie
Il faut que je reparle de la nostalgie
Je parle tout le temps de nostalgie
J'accroche des nostalgies à tous les pans de mon histoire
Ça doit vouloir dire quelque chose de précis dont le sens m'échappe pour le moment
Oui il y a un temps pour chaque chose qui doit arriver de toute façon
Si ça n'arrive pas c'est que ça n'a pas compté
Est-ce que je peux lui refaire l'amour ? Elle plaisante
L'année dernière je l'ai fait six fois de suite à une touriste allemande qui avait le plus gros derrière que j'ai jamais vu
Elle écarte les cuisses essaie de lever les jambes mais elle n'en a pas la force
Je plie ses jambes doucement je pousse les genoux ce qui soulève le cul et je m'enfonce une fois encore dans son corps de rêve
Je ne rencontre aucune tension elle ne m'offre que la même mollesse la même lenteur où je m'écœure encore une fois vite et elle s'endort de la même manière cette fois la tête renversée la bouche grande ouverte les yeux ouverts mais éteints
Je l'abandonne
Nue et désertique
Molle comme une flaque
Épaisse maintenant
Juteuse encore
Ses jambes pendent au bord du lit à peine écartées les pieds ne touchent pas le sol
Je ferme les volets sans bruit
Une voix chuchote en bas
C'est la servante qui a le temps de me dire : — Le Marocain vient d'arriver
On a besoin de toi
Le Marocain
Le Marocain et sa femme
La plus belle femme du monde
La seule femme
Ils arrivent de Cordoue sans doute
Ils arrivent toujours de Cordoue et ensuite ils vont dans le sud de la France
Que viennent-ils chercher dans ces montagnes ? Je n'en sais rien
Ils arrivent dans leur voiture dorée la servante les installe dans le salon où ils se mettent à siroter un jus de fruits glacé trempant leurs doigts dans des sucreries et regardant toujours en arrière comme pour s'assurer que tout va bien
C'est un homme gros et gras presque noir avec des lunettes rondes et un regard hérité de son ascendance juive
Il sourit presque toujours ou alors il a l'air sévère de quelqu'un qui se pique à propos d'une chose intolérable
Il tapote sans arrêt les mains croisées de sa femme croisées sur les genoux ou sur la poitrine ou sur une hanche
Il lui parle toujours à l'oreille et elle sourit en l'écoutant
De quoi sourit-elle ? De ce qu'il lui dit ? De la manière dont il le lui dit ? Ses pieds sont si petits
Tu es un garçon ou une fille toi ? — Un garçon
Tu es un garçon ? Hé bé ! — Premier dialogue avec Saïda
C'était il y a deux trois ans
Le même soleil en tout cas
À la même époque
L'hôtel se peuplait de retrouvailles à peine étonnées
Ou alors on faisait connaissance avec prudence un peu guindé pour marquer la différence préparant doucement la mémoire au changement peut-être accepté ou même recherché puisque c'est un hôtel qu'on avait choisi pour se reposer pour se recomposer une figure digne de la géométrie sociale
Ceux qui se connaissaient déjà étaient entrés dans la conversation bruyante qui les amalgamait lentement les autres faisaient des observations discrètes à leur conjoint le sourire immobile l'œil traqué cherchant l'approbation non pas de ce qu'ils venaient de conclure un peu vite par rapport à leur connaissance imparfaite des lieux mais de leur sens de la distance respectée avec application en conformité avec ce qu'on attend de l'individu mal éclairé par sa propre lanterne et soucieux de l'éclairage social toujours dans l'optique d'un renouveau qui n'est en fait qu'une amélioration sensible
Je venais de surprendre Saïda nue sur le seuil de la porte de sa chambre
J'avais une valise sous chaque bras la clé entre les dents et deux énormes poufs sortaient de mes mains comme des excroissances de ma surprise et de mon adhésion totale à une beauté étrangement ronde lisse égale de petite taille bien éclairée sans ombres disgracieuses sans ces éclats de lumière qui gâchent le corps de la femme le sexe centralisateur mais avec discrétion à peine triangle plutôt nuage de poils et de sueur discrète où se joignaient les fortes cuisses le ventre comme un disque qu'elle étreignait pour retenir son cri
Elle ne cria pas cependant à mon grand soulagement
Je craignais d'être écrasé comme un moucheron par son lion de mari qui à coup sûr ne confirmerait pas la fable
Si elle criait ce n'est pas dans une sympathique toile d'araignée que je finirais mes jours
J'étais croqué d'avance
Or elle ne ferma pas la porte
Elle arracha un peu son habit à une chaise et il tomba sur elle avec exactitude
Elle sourit s'entourant dans une ceinture de mousseline et de perles et je me rappelai soudain notre conversation étroite dans l'escalier que je montais devant elle naturellement
Tu es un garçon ou une fille toi ? — Un garçon
(cela dit presque sans hésitation comme si je m'attendais à ce qu'on exprime ses doutes ou le simple étonnement causé par la féminité qui ne s'accorde pas avec la voix) — Tu es un garçon ? Hé bé ! — Esprit moqueur par nature encline à chatouiller agréablement les défauts que la même nature a composé exprès pour vous
Mais la netteté de ma réponse atténuait beaucoup la moquerie qu'elle m'avait destinée par pure sympathie
C'est en fille qu'elle avait accepté de me voir n'entrant dans un habit que par principe que relativement à son mari et à ce qu'il drainait au niveau de sa sociabilité craintive
Je n'avais pas eu le temps d'observer ce gros homme dans le salon de l'hôtel où il s'était enfilé deux jus d'orange mêlés de glace et de fruits confits
Il y avait des graines de pin autour de sa bouche et un filet de sucre sur le menton
Le col de sa chemise était trempé de sueur
Il mâchait en silence n'ouvrant la bouche que pour boire aussi silencieusement ou pour y fourrer un de ces biscuits secs que je ne voyais pas dans sa main qui ne m'apparaissait qu'au moment d'atteindre la bouche
Je n'ai regardé que la tête de profil et par-derrière
Je n'ai pas pris le temps de faire la connaissance de son corps
C'est que Saïda offrait ses pieds et ses mains et que son visage nu me fuyait
Il est resté dans le salon coincé dans un rotin silencieux et j'ai précédé Saïda dans l'escalier
Dans le couloir par contre après m'avoir interrogé sur la nature de mon sexe ce qui était peut-être pour elle une manière de se renseigner sur ma vie sexuelle elle s'est amusée à deviner la porte de sa chambre
Elle ne l'a pas trouvée
Elle ne pouvait pas trouver la porte cachée qui était devenue la sienne
Je lui ai montré cette petite curiosité architecturale et elle a écarquillé des yeux noirs pour exprimer son enchantement
Maintenant elle remonte le même escalier badine encore un peu avec moi à propos de rien parce que le temps a changé notre amitié et elle ouvre la porte cachée me chassant gentiment aussitôt que j'ai posé les valises sur le lit
Je redescends dans le salon pour revoir l'envers du Marocain dont on devine à voir le mouvement régulier de son cuir chevelu qui semble vouloir se rejoindre sur le haut du crâne qu'il est encore en train de manger et de boire regardant fixement devant lui le groupe de ceux qui se connaissaient déjà et qui l'ont exclu pour des raisons purement raciales de leur communauté impitoyable
Il a beau être le seul honnête homme de cette troupe qui ne représente rien sinon sa propre existence piètre théâtre toujours recommencé il n'a même pas eu droit à un peu de respect ne serait-ce qu'un salut du bout de la main discret et sans conséquence sur la pensée
Il est resté seul à marcher et à boire penché sur ses cuisses les coudes sur les genoux une main tenant l'autre genou et l'autre chargée d'alimenter son gros corps d'étranger en vadrouille
Je le connais mieux maintenant
Depuis le temps j'ai fait mieux que de regarder son profil de masse d'armes et sa nuque de fenêtre fermée
C'était le soir même de leur première arrivée
Je les avais installés elle et lui au beau milieu de la terrasse entourés des ennemis de leurs corps et ils ne semblaient pas mal à l'aise tant elle était enjouée ne prenant personne à témoin mais plus adroitement jouant le rôle parfait de la femme d'un homme
J'étais le producteur involontaire d'un spectacle aux sources des malheurs de l'Europe et elle avait parfaitement compris que c'est à elle qu'incombait la responsabilité de tirer l'épingle du jeu non pas pour montrer à que point elle était adroite en matière de comportement social mais plutôt pour s'amuser d'une blessure qui n'était ni la sienne ni celle de son peuple
Son mari la regardait en souriant immobile indestructible lourd cependant et mal à l'aise dans cette étroitesse de sens
Je m'approchai alors comme il est de coutume que je m'approche des nouveaux venus sexe dressé hors de mon pantalon le bassin en avant pour en accroître l'érection creusant le silence d'un coup ramenant à mon cirque toute l'attention éparpillée jusque-là malgré la sensation commune causée par la présence des deux Arabes
Maintenant ma queue phénoménale était à portée de leurs mains
On avait déjà vu des femmes au bout du rouleau se mettre à la lécher comme un bonbon
Saïda n'osa pas y toucher
Elle regarda à peine puis baissa les yeux sur ses mains remuant des bijoux dans son assiette
Son mari était rouge de rire contenu
Elle voyait bien qu'il était en train de rire
Elle avait peut-être envie de rire elle-même
Il explosa d'un coup se dressant sur son énorme tronc d'organes et de graisse où l'os s'articulait faiblement
Il se mit à rire à la cantonade et vérifia d'un coup d'œil expert que tout le monde riait avec lui
Elle est bien plus grosse que la mienne s'égosilla-t-il mais je n'en suis pas jaloux ! — Et en haut de son rire épouvantable il cria : — C'est une difformité ! — Saïda revint à elle d'un coup : — Garçon-garçon ! — dit-elle en me regardant à peine
Maintenant le poème ! — dit son mari
Le poème et qu'on en finisse avec ça ! — Il s'était approché de la table autant qu'il pût et franchissant son gros ventre il sortit une serviette du distributeur et me la tendit
Essaie d'être bon ! — dit-il
Pourquoi me parlait-il de cette manière ? Il prenait tout le monde à témoin et il me conseillait d'être un bon poète
J'écrivis d'un coup le quatrain que j'avais préparé pour eux ne prenant pas le temps de laisser sa place habituelle à l'inspiration qui était ma meilleure complice compagne inséparable que je frustrai à cause de mon impatience et qui me pinça le cœur pour me le reprocher
Le Marocain m'arracha la serviette des mains et dérogeant encore une fois au rituel c'est lui qui lut le quatrain s'étant levé infâme et volumineux tenant la chaise d'une main presque à toucher le sol et de l'autre élevant la serviette où sa voix magnifique s'accordait à la mienne
Il imposa le silence
Il entra avec moi dans toutes les têtes
Il ébranla la raison comme je l'avais voulu
Sa lecture s'étira d'un bout à l'autre du temps
Je ne sais plus ce que disait le poème
Il était simplement sonore
C'était une trouvaille de bruit
Et il était capable d'en faire son théâtre au détriment du silence
Je l'admirai
J'oubliai la femme pertinente qui était la sienne
J'oubliai l'arrogance de ma constitution physique
Je revenais aux sources
La lecture terminée qui dura sans doute beaucoup moins longtemps que ce que lui accorde ma mémoire il regarda chaque visage un à un la bouche en cul de poule et le cou vacillant imposant l'approbation entière qui était la sienne et recevant du même coup l'hommage qui m'était destiné certes mais dont il était le promoteur reconnaissable et immense
Ce soir-là je n'eus pas droit à la caresse maladroite d'une femme ravie et étonnée ni aux cris accompagnateurs de ses hésitations et de son émoi profond
Je cachai mon sexe d'un coup
Je ne regardai même pas Saïda dont le rire s'il existait ne me parvenait pas encore
Le Marocain montrait mon écriture à une Anglaise guindée qui l'observait à travers des lunettes
Il touchait ses cheveux de son épaule et il regardait le dessus de sa tête elle toujours penchée sur la serviette un peu froissée qui approchait les regards
Il se mit à parler technique cherchant l'auditoire
La tête blonde et mal peignée de l'Anglaise frôla encore son épaule puis se releva et elle resta là bouche ouverte à le regarder sous le menton qu'elle semblait admirer
Admirable menton en effet tremblant de savoir et de patience humide et mal rasé menton sévère de croyant et d'homme avisé
L'anglais à côté d'elle lui demandait sans doute pourquoi elle prenait cette attitude ridicule pour regarder ce respectable menton
Elle ferma la bouche croisa ses jambes aux grands pieds et maintenant c'était ses yeux qui revenaient sur le même chemin
Belle et intangible elle tentait de saccager quelque chose
Je m'étais assis à la place du Marocain faisant craquer les reflets de mon pantalon de cuir et de clous
Il avait quelque peu éloigné sa chaise de la table tant et si bien que je me trouvais à une distance respectable de Saïda
Je pouvais voir ses pieds sous la table nus et potelés simplement posés à plat entre les sandales dénouées l'amorce du mollet
Sa robe d'ombre faisait un pli qui entrait entre ses genoux et qui se mêlait aux plis de la nappe blanche et rouge dont l'échiquier s'arrêtait en ombre bleue contre sa poitrine
Je pouvais voir encore ses mains à peine rouges l'une contre l'autre traversant l'horizontal de la bouche et coupant son regard deux territoires à peine vus
Comme elle ne me regardait pas j'avais tout le loisir de détailler le profil de ses yeux risquant de me faire surprendre à entrer en elle de cette façon désinvolte qui ne pouvait que lui déplaire
Si j'insistais pourtant c'est que j'attendais ses reproches avec délice
J'attendais son silence moqueur soucieux de lui plaire simplement pour obtenir la permission de toucher sa peau au moins une fois
Son mari qui venait à peine de fatiguer son auditoire impromptu revint vers nous
Je fis mine de me lever pour lui céder la place qui était la mienne parce qu'elle n'avait rien fait pour m'en chasser
Il n'eut que le temps de débarrasser une autre chaise d'un chapeau qu'il fit virevolter sur la table voisine facile et désinvolte au gré d'une vague excuse ou d'un remerciement imparable
Je ne vis pas la figure du propriétaire du chapeau qui ne se manifesta pas
Mon respectable récitant se posa lourdement sur la chaise
C'est un bon poème ! — dit-il en secouant la serviette
J'aime votre facilité la leçon que vous donnez aux mots de tout le monde
Vous nettoyez si bien les mots que tout le monde salit tous les jours que Dieu fait ! J'envie votre tranquillité
Plus tard Saïda m'avoua qu'il était lui-même le plus grand poète de l'Afrique et que je devais par conséquent le croire sur parole quand il parlait de ma tranquillité
Je l'ai revue nue une fois encore mais après l'avoir déshabillée comme elle voulait que je la déshabille lentement des pieds à la tête remontant jusqu'à ses lèvres puis un temps infini entre ses yeux et ses cheveux
Je l'ai fait par respect pour la poésie pour la tranquillité que je portais en moi comme un fardeau accumulant les quatrains et leur séjour est un moment de gloire qui revient chaque année et qui me remplit de joie
Ce sont des amis fidèles des amis un peu moqueurs qui arrondissent les angles de ma tranquillité outragée et puis je n'ai touché à la femme que du bout des doigts tremblant et éternel parce qu'elle me le demandait parce qu'elle croyait à mes promesses
Je ne sais pas si l'homme sait ce qu'elle m'a donné
Nous n'en avons jamais parlé elle et moi
Nous n'avons jamais parlé de l'homme
Je ne l'ai plus revue que strictement vêtue silencieuse oiseau moqueur pour briser le silence de verre de notre apparence indifférente au soleil et aux mots parlant à peine des autres par bribes destructrices et inaudibles quand ils la jetaient d'un coup dans les orties de la solitude
À ce moment il devenait loquace savait tout ne se connaissait pas de concurrence et ne posait aucune question
Il venait de la déchirer comme un bout de papier ou une lettre de trop
Il voulait savoir criait-il dans un coussin
Mais que voulait-il savoir ? Un soir je m'avisai de poser la question dans un quatrain qui lui était destiné
Il répondit avec un certain sens du spectacle qu'il était comme tout le monde
Ce qui le différenciait cependant c'était la nature de ses réponses et quand il n'y avait pas de réponse alors il se mettait à ressembler à tout le monde ce qu'on ne pouvait tout de même pas lui reprocher
Il jugea mon quatrain assez bon pour servir d'exergue à un de ses litaniques chants qui était toujours la répétition du précédent puisqu'il avait trouvé sa voie très tôt du temps de son pucelage ce qui remontait à loin
Il fit rougir Saïda et s'en étonna
Elle savait ce que tout le monde pouvait savoir et c'était une idée insupportable de se dire qu'il serait peut-être le dernier à être mis au courant
Il comptait sur ma complicité moi qui l'avais vue nue mais seulement par hasard ce qui est toujours un compliment dit-il
Surprendre la nudité d'une femme par un heureux hasard c'est voir la femme au moins une fois dans sa vie ce qui n'est donné qu'à très peu d'hommes
Forcer la nudité c'est voler Dieu qui n'a pas d'autre propriété
Il ne disait pas ce qu'il fallait penser de la même nudité recherchée cette fois avec angoisse et rencontrée dans la paralysie
Peut-être se moquerait-il de moi
Il se moquait souvent des gens
Il les atteignait dans leurs principes
Il les faisait vaciller sur leur socle biologique
Alors il redoutait d'être le dernier à être mis au courant de la vie sexuelle parallèle de sa femme
Elle avait cette seconde vie
Il ne la trouvait pas
C'était son principe fondateur
Un jour quelqu'un y toucherait et il s'écroulerait avec fracas au milieu de leur indifférence calculée
Il pouvait bien les assaisonner ; un jour ils ne penseront même pas à lui rendre la monnaie de sa pièce : ils passeraient leur chemin
Il rechercha mon appui et le trouva
Il m'ouvrit son cœur parla du mien comme il le voyait me demanda mon opinion au sujet de sa femme de quelques autres
Il était ravi de parler à quelqu'un qui avait vu sa femme nue par inadvertance
Il ne doutait pas que je fusse le seul dans ce cas
Lui-même s'était traîné à genoux pour obtenir un premier baiser qu'elle ne lui rendit que plus tard après qu'il eut vaguement touché à son sexe
D'ailleurs il n'y touchait jamais que vaguement
Elle ne s'amusait pas avec lui
Elle ne le respectait même pas
Elle s'entendait à entretenir leur image de couple sinon parfait du moins agréable et savant
Elle n'aimait pas la poésie la jugeait inutile et elle pensait que les poètes sont des perdeurs de temps rien de moins
Des perdeurs de temps répétait-il en secouant la tête
Moi qui rajeunis chaque jour qui passe
N'est-ce pas que le temps n'est plus le même après moi ? — Je parle d'un ami d'un ami sincère et pathétique un ami qui remonte ou descend le temps quand il veut où il veut et que ça plaise ou non
Il n'a jamais tué de femmes pour mieux les aimer
C'est peut-être ce qu'on devrait faire : les tuer avant qu'elles ne reprennent leur vol
Ce sont des oiseaux de passage
On ne les tient pas en cage
Il faut garder la porte ouverte
Un jour elles sont agacées et elles vont et viennent entre la cage et Dieu sait où
À quel moment faut-il fermer la porte ? — Que me demandait-il ? Que je lui donne une clé dont la nature était pour moi une énigme au-dessus de mes forces ? Si je pouvais voir Saïda nue et surprise d'être vue seulement par hasard
Mais c'est une chose qui ne se reproduira pas
Et je ne peux même pas lui demander de tricher avec moi
J'ai cultivé cette pensée tout l'hiver surtout après avoir reçu par la poste la plaquette de vers que mon ami avait fait imprimer à mon intention
C'était la réunion de ce qu'il avait souhaité être les meilleurs de mes quatrains
Un choix amical et juste
Et les quatrains se serraient les uns contre les autres sur les pages par mesure d'économie sans doute colonnes sans péristyle dont j'imaginais mal les visiteurs
Il avait ajouté une postface en manière de portrait où j'apparaissais comme le doux esclave d'un hôtel écrasé de soleil au service d'une imbécillité stable et muette comme la terre qui m'a donné le jour
Je chantais par bribes gracieuses j'allais plus vite comète sexuelle que le poème dont je recomposais le tranquille agencement
Je raturais l'inutile montrais peu de respect pour l'ordinaire ne touchant au sublime que dans ces moments de rêve
Je n'avais qu'un défaut : mon inculture
Mais c'était là disait-il quelque chose qui pouvait s'arranger
Il fallait en tout cas en accepter la proximité étourdissante
Il ne parlait pas de mes pantalons de cuir de ma chemise de flanelle des clous de mes pieds humides des boucles noires qui ornent mon front ni surtout de ma soif de bonheur
Il apprendrait à me connaître ou bien il en resterait là
Aussi quand la servante au grand cœur (mon seul véritable amour) m'a annoncé leur arrivée j'ai pensé à Saïda (ma seule véritable femme) et pas un seul instant aux remerciements que je devais à mon mentor en poésie
De voir ses pieds immensément petits éclairer ma lanterne sexuelle avec autant de sagacité ça m'a remonté le moral qu'une sale petite Française de rêve avait piétiné dans les parterres de sa folie conjugale
Elle m'a chassé avec tendresse sur le seuil de sa porte la porte cachée si chère à ses retours attendus
En bas j'ai remercié mon ami il m'a parlé comme un père parle à son fils m'a promis des nouvelles de ma gloire future il s'est léché les doigts en me disant tout cela et il était rieur se demandant s'il aurait la force de terminer le chant qu'il avait entrepris sans trop penser à l'ambition qu'il était en train de lui faire payer
Mais il pensait que tout se passerait bien s'il continuait d'avoir confiance dans la langue s'il continuait de l'aimer plus que tout plus que lui-même si c'était nécessaire s'il fallait en arriver à s'oublier pour créer une œuvre de qualité
Moi je n'avais aucune idée de ce qu'il fallait faire pour qu'un poème soit un bon poème et pas seulement une obligation de se taire tant qu'il existe jusqu'au jour où il cesse d'exister ce qui peut arriver avant même de l'écrire
Je ne serai jamais le plus grand poète de l'Europe ni même du sud de l'Europe ou simplement de cette partie du Sud entre la mer sagace et les montagnes mères entre l'eau et le désert pour tout dire
Ce que je refais sans cesse et sans me fatiguer de le refaire car moi aussi j'ai découvert très tôt de quoi j'étais capable ce n'est pas un chant que je retourne aux hommes comme le miroir renvoie des reflets ; c'est une cueillette comme au temps de la chasse et des combats amoureux
Une cueillette de sentiments où l'idée n'est que l'idée d'une idée et l'amour un moyen de se passer de la pensée qui l'explique de bout en bout
J'ai adressé cette longue tirade à mon ami marocain tandis qu'il sirotait le jus d'orange en silence se composant une bouche en cul de poule pour arrêter les morceaux de fruits confits et les glaçons
Il n'a pas vu Pablo s'engager dans l'escalier comme un fantôme de ce qu'il est d'habitude
Pablo qui n'a vu la femme nue que parce qu'elle se donnait à lui avec amour et fidélité
Pablo fidèle et amoureux qui entre dans son lit parce qu'elle le lui demande devant Dieu
Pablo qui mesure le plaisir avec elle
Qui ne le prend qu'à travers elle
Pablo qui sait qu'un jour cet amour prendra fin avec sa propre mort étendu sur le sol comme un christ dérisoire méprisable voué à l'oubli et à l'ordure
Un jour le désespoir de mon ami lui crèvera le cœur
Le jour où mon ami saura ce qui se passe dans le cœur de sa femme
Ce qui s'y passe il en connaît la nature et il n'est pas encore jaloux
Il ne tient pas en joue l'objet de son désespoir
Et rien ne désigne Pablo
Rien ne peut aider à deviner qu'il partage l'amour de cette femme qui est mon amour théorique
Moi je l'aime d'exister
Elle est la théorie de mon existence
Pablo peut bien en faire ce que l'amour lui inspire
Elle continue d'être mon seul objet
Rien ne l'enlèvera à mon inspiration
Mais ce n'est pas le cas de mon ami
Il sait qu'il a tout perdu
Il ne sait pas pourquoi et il ne veut pas le savoir
Il a peur de se poser la question et d'être forcé d'y répondre par le seul effet de son immense solitude
Pablo ! Pablo ! Il ne fallait pas toucher à cette femme
C'est la femme d'un homme
Qu'elle soit la femme de mon idée de la femme tu le sais et tu peux t'en moquer avec elle
Mais l'homme qui était en elle avant toi ce n'est pas seulement un poète
C'est un tueur
Il tuera ce qui l'épouvante
Il tuera d'un coup
Sans calcul
Il ne saura pas ce qu'il a tué
Il saura simplement qu'il l'aura perdue pour toujours
À cause de ta mort Pablo ! À cause de la mort qu'il te donnera si je te montre du doigt
Il me croira sur parole
Cette année-là Aurelia n'était accompagnée d'aucun colosse et Mateo la fit poser seule sans autre ornement que les ombres de son corps et la lumière chaude de la verrière dont un carreau manquait pour éclairer son seul visage
Les coups de burin résonnaient jusque dans le jardin
Mateo avait renoncé à l'aquarelle
Il manœuvrait directement dans le blanc à peine veiné de bleu qu'il avait choisi toujours avec la même impatience qui irritait les hommes de la carrière
Aurelia posait le matin et le reste de la journée elle lisait parlait avec don Zacarías qui parlait de Mateo et elle ne fut pas surprise de ma visite par une après-midi étouffante que je voulais mettre à profit pour encercler une bonne fois pour toutes son étrange beauté de femme
Je regrette ta fidélité d'enfant dit don Zacarías en versant du vin dans mon verre
Quand tu étais enfant tu étais certes beaucoup plus triste mais tu étais fidèle
Je m'excusai vaguement de ne pas pouvoir lui rendre visite plus souvent mais mon travail occupait beaucoup de mon temps je devais travailler pour devenir moins triste et je regrettais que cela eût une influence malheureuse sur mon devoir de fidélité
C'est beaucoup parler pour ne rien dire ! — fit observer Aurelia
Je lui en voulus un peu de se moquer de moi et je la regardai boire son vin du bout des lèvres me souriant pour augmenter les effets de sa moquerie
Don Zacarías avait laissé passer une bonne minute avant d'ajouter : — Lorenzo parle beaucoup mais certainement pas pour ne rien dire ma chère Aurelia
Il dit ce qu'il ne dit pas
C'est labyrinthique et ça me désole
Un homme devrait toujours s'expliquer clairement
Il chercha un moment l'approbation puis ne rencontrant pas le regard d'Aurelia qui s'appliquait à redessiner les plis de sa robe il dit : — Un homme a toujours tort de vouloir ressembler à une femme
Il se tut
Un peu de vin ruisselait dans son cou
Il appuya sa tête sur le dossier du fauteuil et ferma les yeux
Ce n'est pas lui que j'étais venu voir
Il venait de s'en rendre compte
Comment allez-vous don Zacarías ? — demandai-je enfin
Il rouvrit les yeux et dit sans tourner la tête vers moi : — Toujours amoureux Lorenzo
Je suis toujours amoureux
J'ai toujours été amoureux
Je m'en sortirai toujours grâce à cette propension
As-tu vu les dernières œuvres de Mateo ? — Cette fois il me regarda
Ses yeux étaient remplis de cette douleur particulière aux hommes qui n'ont pas atteint leur but mais il souriait en tordant un peu sa lèvre inférieure au coin d'une dent
Je n'avais rien vu du nouveau travail de Mateo et Aurelia s'empressa de me raconter comment Mateo avait jeté dehors le colosse Horacio qui avait voulu jouer au maître de maison à cause du pouvoir qu'il croyait exercer sur elle
Sa masse musculaire s'était effondrée sous les reproches et il avait pleuré comme un enfant expliquant un tas de choses pas très claires sur cette enfance dont la douleur le tenaillait encore
De rage Mateo avait brisé à coups de marteau furieux les formes qu'il lui avait données par amour pour l'art
Et la forme d'Aurelia s'était mise à ressembler à la forme d'Aurelia et il l'avait fichue dehors elle aussi mais quelques jours plus tard et elle n'avait plus jamais revu le colosse qui s'était sans doute perdu en chemin dans un gymnase ou dans un harem
Elle avait passé l'hiver à Paris puis dans le sud de la France chez des amis pleurant du matin au soir supportant l'insomnie du soir au matin enfin c'est comme ça qu'elle expliquait le changement de couleur de ses yeux qui étaient passés du vert au gris puis du gris à presque noir et qui maintenant se cernaient se creusaient s'arrondissaient de la manière la plus affreuse qui fût
Est-ce que j'avais remarqué à quel point elle avait enlaidi ? Du point de vue du regard mais pas seulement
Ses seins étaient tombés sur un ventre qui lui faisait honte
Voulais-je le voir me rendre compte de son désarroi ? — Mateo me tourne dans la lumière comme une potiche m'enguirlande sans arrêt à cause d'un bourrelet ou d'une trace de cellulite
Comme il me fait asseoir sur les fesses il n'a pas à s'en plaindre
Que pense-t-il de mes jambes ? J'ai pris des cuisses ça je ne peux pas le nier
Mes mollets ont maigri
Merde je suis affreuse ! — Elle était partie pour quelque chose de plus durable qu'un sanglot
Les larmes coulaient sur ses tempes se mêlant aux mèches bouclées contournant les oreilles sur les lobes cramoisis
La tête ainsi penchée sur le dossier du fauteuil les cheveux défaits et embroussaillés pendaient dans l'ombre sans reflet pour les égayer
Elle avait la bouche ouverte cou tendu entre le menton et la poitrine et une pliure atroce traversait ce cou depuis l'oreille jusqu'à la base de la clavicule
Le sein qui apparaissait sous la chemise était simplement beau et le téton oblique tendait à se verticaliser sous l'effet de la respiration
Don Zacarías pointa son index sur sa tempe et ferma les yeux suçant une améthyste qui tintait entre ses dents
Va voir Mateo Lorenzo et dis-lui que je l'aime
Aurelia me rejoignit à la porte de l'atelier que j'hésitais encore à ouvrir de peur de déranger quelque chose que je ne pouvais pas comprendre
C'est elle qui ouvrit la porte et elle entra la première
Il flottait dans l'air une poussière blanche et lumineuse et je fermai la bouche instinctivement
Mateo ponçait une jambe d'Aurelia à laquelle il manquait le pied
Il sourit en nous voyant arriver
Il n'avait rien d'important à faire et peut-être besoin de parler pour se détendre
Il poussa l'interrupteur du compresseur qui s'éteignit lentement puis purgea le réservoir la poussière évacuant d'un coup en tourbillons les environs de la machine apaisée
Il épousseta vaguement ses mains en les frappant l'une contre l'autre et il me serra la main
Il était chaleureux ce matin
Il pinça le bras d'Aurelia qui ne réagit pas occupée à reprendre le cours de sa respiration que le nuage de poussière l'avait contrainte à suspendre
Elle se réfugia dans la densité lumineuse de la verrière qui formait un écran où les barlotières n'étaient plus visibles
Aurelia elle-même s'estompait
Elle redevenait elle-même superposition de toutes les lumières possibles
L'autre jambe pliée mollet contre cuisse était achevée à ce qu'il semblait et Mateo l'avait vaguement jointée au tronc sans tête ni bras qui offrait ses seins à une autre lumière qui venait du plafond
Je levai la tête pour regarder cette ouverture un peu aveuglé à cause du vertige
C'est une nouvelle lumière dit Mateo en levant la tête lui aussi
Je suis en train de découvrir peu à peu toutes les lumières possibles de cet endroit de rêve
N'est-ce pas que c'est un endroit de rêve ?
Don Zacarías t'aime beaucoup — dis-je d'une voix monotone
Mateo me flatte la nuque secouant mes boucles noires de gitan
Et la tête ? — demandai-je mollement
Elle était couchée sur le côté un peu plus loin près de la porte qui donnait sur le jardinet qui quelquefois participait à l'éclairage
Le visage était tourné vers le mur bordé d'outils reluisants
Elle reposait sur une palette de bois
Je reconnus les mèches d'Aurelia leurs circonvolutions qui rendaient incompréhensible la coiffure de beaux cheveux coupés nets au niveau de la nuque le reste continuant de descendre dans le dos que j'eus envie de voir
C'est presque classique — dit Mateo qui avait l'air de le regretter
Il devait toute sa formation de sculpteur à son goût presque irréfléchi pour l'abstraction et il considérait cette dernière œuvre non pas comme une approche de l'art à qui il disait ne rien devoir sinon l'envie de vivre le plus longtemps possible mais plutôt comme un moment de repos le regard tourné vers la terre des hommes dit-il — où habite la femme non ? — finit-il par dire
Aurelia avait disparu dans la lumière et je le lui fis remarquer
C'est sa manie son jeu préféré sa manière de me condamner au silence
Je ne reviendrai plus à l'expression du blanc
C'était un passage une migration vers autre chose je ne sais rien de cette autre chose peut-être encore une matière et je me trompe sans doute quand je crois deviner une forme
Il n'y a pas de forme possible pour l'art
Les formes n'appartiennent pas au domaine de l'art
L'art est construit de matière et d'idée
Mais je crois encore à la forme
Je la féminise pour contredire ma propre chair
Il y a trop de chair entre l'art et moi
Je t'ennuie ? — Mateo était un homme sincère et il n'avait qu'un sujet de conversation et des milliers de sujets de controverses qui alimentaient sa colère d'homme protectrice de son autre moitié
Je pouvais le croire sur parole quand il disait des banalités à propos de l'amour
Il n'avait rien trouvé d'autre à en dire
C'était regrettable de la part d'un artiste de cette qualité mais il n'y pouvait rien changer
L'amour était construit sur des banalités c'était son sentiment
Il ne parla même pas de don Zacarías ni d'Aurelia qui n'était pas sans influence sur sa pensée
Je dois sculpter le corps après on verra — dit-il en riant
Aurelia s'était transformée en lumière
Il l'appela
Elle ne répondit pas et ne sortit de la lumière qu'au bout d'un long moment qui me parut une éternité
Elle venait encore de nous déconnecter du temps et de notre propre histoire
Sa robe était transparente
Ses cheveux étaient devenus noirs
La lumière la traversait
Qu'est-ce que tu vas me demander cette fois ? — dit-elle lentement sur un ton monocorde ponctuant à peine sa question
Elle me regarda
Elle avait l'air angoissée
Elle était prisonnière d'un secret qui ne pouvait être aussi le mien
Je devinais ou j'étais dans l'erreur
Je lui souris un peu las d'avoir à le faire pour lui être agréable
Montre-lui le portrait — dit Mateo en ouvrant la porte du jardin
La lumière bleue se répandit au ras du sol
Je vais me reposer dit Mateo
Bon dieu ce que je suis fatigué
C'est que je n'ai plus les pieds sur terre dit-il en secouant ses bras comme les ailes d'un oiseau
Quelqu'un peut-il me dire quel est le pays que nous survolons en ce moment ? — Aurelia éclata de rire et cacha ses yeux derrière ses mains se dressant sur la pointe des pieds
Les manches de sa chemise tombaient mollement sur ses épaules
Sa bouche riait et ses dents me parurent blanches
Alors ? — dit Mateo en singeant l'oiseau qui glisse sur une aile et retrouve son équilibre dans les branches d'un arbre
Je ne vois rien ! s'écria Aurelia en trépignant
Je t'assure que je ne vois rien
Ça ne marche plus ! Plus rien ne marche ! — Mateo s'éclipsa d'un coup d'aile
La porte se referma lentement mais un rai de lumière verticale se figea à sa place dur et coupant et j'essayais de ne pas écouter les récriminations d'Aurelia qui se plaignait de n'avoir pas eu d'enfance à cause de Mateo
Est-ce que c'est un jeu d'enfant ? — me demanda-t-elle à propos de son corps tendu sur la pointe des pieds et des paumes qui bouchaient son regard
Je n'osais pas lui demander de cesser ce jeu stupide
Je pouvais la forcer
Je compris d'un coup qu'Aurelia était une femme qu'on force pour rendre la vie possible avec elle malgré elle
Je ne pensai pas un instant à sa folie circulaire et réductrice de la tranquillité
Je pensais à la manière de la forcer à rester tranquille
Il n'y avait rien à lui demander
Lui parler c'était contourner son intranquillité rien d'autre
C'était superflu
C'était nécessaire pour tromper sa vigilance l'acuité de son intelligence réductrice du sens
Je saisis un de ses poignets et l'obligeai à me regarder
Son œil était fermé
J'abaissai presque violemment l'autre poignet
Cet œil-là me regardait
Il me regardait déjà entre deux doigts
Il ne m'avait pas quitté
Elle me surveillait
Elle redescendit lentement sur ses talons et se mit à pleurer
Je l'aidai à s'asseoir sur un tabouret sur lequel elle se mit à pivoter les mains entre les cuisses me regardant fixement
Qu'est-ce que je pouvais faire pour elle ? — Casser la statue dit-elle surtout la tête
As-tu vu la tête ? — Je n'en avais vu que les cheveux
Elle me prit par la main et se glissa entre le mur bousculant les outils et la tête couchée qu'elle fit basculer en la poussant du pied
La tête se mit à regarder le plafond
Elle avait la bouche ouverte une bouche inachevée pleine de poussière et de copeaux et le nez était surmonté d'un éclat de marbre qui trahissait l'impuissance de l'artiste à en restituer l'importance relativement aux autres composants du visage
C'était une tête affreuse qui ressemblait parfaitement à Aurelia
Aucune forme ne pouvait atteindre cette ressemblance
Mateo avait compris l'absence de relation entre le regard et la bouche entre le nez et le reste entre le front et les yeux
Il avait compris la laideur d'Aurelia
Une femme avait-il dit un jour est divisible ou n'est pas
Il se trompait un peu
La divisibilité de la femme n'était que la condition de sa beauté
Indivisible elle devenait simplement laide ou pour reprendre son vocabulaire contraire à l'existence possible de l'art non pas le rendant impossible mais en dénaturant le désir d'existence
Aurelia elle était plus prosaïquement insatisfaite
Sa folie était une folie de surface
Son fonctionnement interne n'était pas mis en cause par cette agitation superficielle
Elle restait créatrice de sa beauté et ne supportait pas qu'on en devine les profondeurs
Elle jouait à faire l'enfant parce que l'enfance n'avait aucune importance relativement au futur qu'elle se préparait traversant la création de Mateo pour la faire saigner
Mais Mateo avait d'autres pouvoirs notamment celui de la détruire à petit feu en mettant en évidence sa fatalité de femme impossible à couper en morceaux
Il en restituait la dégoûtante intégralité et elle était prise dans ce vertige qu'une simulation même adroite ne pouvait arrêter
Mateo lui avait tourné le dos en oiseau de passage et elle était clouée au sol comme un arbre
Voilà ce qui se passait rien d'autre
Maintenant nous descendions un chemin aux coudes humides et frais où poussaient de hautes marguerites mais la poussière se soulevait sur nos pas entre les pierres et les touffes de thym
Dans le talus la terre était ravinée par les dernières pluies du printemps des pluies rageuses et superficielles qui ne nourrissaient pas la terre qui la creusaient en rigoles profondes en déchirures amères et qui disparaissaient sous les roches pour ne plus reparaître
Des abeilles butinaient à peine
Nous vîmes le rocher un peu au-dessus du chemin
Aurelia marchait devant moi peut-être heureuse dans l'idée de ce qu'on allait faire ensemble heureuse et surtout tranquillisée parce que ça arrivait comme elle l'avait prévu ça arrivait parce qu'elle était revenue moins belle peut-être mais elle était à ma portée je n'avais plus qu'à en pétrir la présence pour la reformer à mon goût mon goût ou ma préférence pour l'argile des mots auxquels je pouvais la réduire si c'était ce que je voulais vraiment
Elle jeta la robe dans les branches d'un figuier et monta toute nue sur une hauteur de schiste noir qui étincelait au soleil
Je m'assis dans l'ombre du figuier triste et déconcerté
La nuit tombait
Je jouais avec un scarabée un peu vert qui s'obstinait à franchir toujours la même racine entre les herbes rares
La robe d'Aurelia faisait une ombre presque carrée sur le sol
Un vent léger se leva venant des montagnes et j'entendis les eucalyptus un peu plus bas dans la pente
Ils bruissaient comme d'énormes insectes qu'ils étaient peut-être
Je ne les voyais pas
Pour cela il eût fallu que je traverse le chemin et que je me penche un peu au-dessus de la pente qui était presque un ravin peuplée de romarin et d'asphodèles de secrètes vipères y dormaient sous les pierres
Le ciel devint rouge et cette couleur se répandit lentement pour disparaître aussitôt remplacée par la couleur de l'ombre aplats de gris mouvementés rayures sans profondeur dans ce qu'on croit discerner les différences marquées par l'inutile splendeur de l'immobile et du silence
Une heure passa et je ne revis pas Aurelia
Elle s'était enfuie nue et délirante laissant sa robe pour preuve de son passage
Des lucioles s'y installèrent un oiseau retardataire la visita en piaillant le vent en gonflait la voile inutile
Je me levai jetai un coup d'œil sur le promontoire de schiste monolithe inquiétant à cause de sa transparence de silences à peine bruités et de mouvements calculés
Nulle apparition d'Aurelia
Je pouvais avoir rêvé d'elle
Je redescendis un bout de chemin puis remontai la pente vers la route
Une auto arrivait pleins phares rapide et bruyante
Son pare-brise étincelait
Elle passa dans un nuage de poussière
Je reconnus la voiture de doña Cecilia ombre blanche portée sur l'écran de la nuit
Elle s'éloigna
Aurelia parût à ce moment-là comme si la voiture l'avait déposée sur le talus mais je ne l'avais pas vu s'arrêter c'était improbable
Elle attendit que j'arrive à sa hauteur pour me parler à voix presque basse
Elle était vêtue de la même robe
Je m'étonnai le lui dis et elle me répondit que je n'avais rien compris et qu'elle m'en voulait de montrer aussi peu d'amour pour ce qu'elle m'offrait de beau et d'inévitable
Plus bas l'autre robe faisait une tache blanche dans l'ombre du figuier
Ne te moque pas de moi — dis-je en me mettant à marcher
Elle me suivit
Je ne me moque pas de toi murmurait-elle dans mon dos
Ne sais-tu pas que les fous sont incapables d'aimer ? — Elle reconnaissait sa maladie mentale avec un peu trop de tranquillité pour que je ne m'en méfie pas
Qu'allait-elle chercher à me vendre si son amour n'était qu'un piège mortel ? — Ne marche pas si vite Lorenzo ! Je n'ai pas tes jambes ! Sais-tu que je suis fascinée par ton corps
Mateo dit que tu es l'homme-femme et Zacarías dit qu'il sait pourquoi ? — La route descendait à pic maintenant
Je suais
Elle marchait toujours derrière moi bavarde incohérente capable de soumettre mon attention à ses caprices circulaires
Veux-tu que je change encore de robe ? On adore ça en principe
Tout le monde se régale
C'est une petite folie sans importance dit-on
Nous arrivâmes côte à côte sur la grand-route et je me dirigeai à grands pas vers la ville dont on pouvait apercevoir les premiers réverbères à cinq cents mètres à peine
Nous marchions dans la rue principale d'une urbanisation inachevée apparemment inhabitée sordides trottoirs réverbères clignotants des portails arrachés à leurs gonds des clôtures abattues des pans de mur déchirés fenêtres ouvertes sur le néant tas d'ordures des planches dressées sur des monticules de gravats l'ombre d'un chien ou l'apparence d'un homme courbé
Elle ne parlait plus maintenant
Elle me tenait la main me communiquait la moiteur de sa peau nous nous enfoncions dans un dédale de rues bordées de fondations de piquets de clôtures de grillages lancinants
Des structures de béton s'enchevêtraient autour de nous noires et tremblantes
Au bout d'une rue une lueur nous inquiéta
C'était des gosses qui s'amusaient à brûler le cadavre d'un chien ou d'un chat
L'odeur ne nous parvenait pas
Le vent la poussait dans d'autres rues où l'on se bouchait le nez en riant
Les gosses sifflèrent à notre passage et l'un d'eux dit une grossièreté à l'adresse d'Aurelia qui eut peur de lui
Il fit un rond avec l'index et le pouce de sa main droite et y fourra sa langue électrique en chuintant comme un lavabo
Les autres gosses étaient tordus de rire
Il nous suivit et toucha la robe d'Aurelia
Le gosse fit signe à ses compagnons de le suivre
Il n'y avait rien à craindre
C'était une fille sans force et l'homme qui l'accompagnait avait l'air d'une parfaite coccinelle
¿Qué tal ? demandait le gosse en essayant de prendre la main d'Aurelia qui se levait d'un coup et retombait aussitôt contre sa cuisse frémissante
Nous débouchâmes sur une place peuplée de bars à peine éclairés aux terrasses bondées
Les gosses n'osèrent pas traverser la frontière de leur territoire et ils montrèrent leur cul tous ensemble
Des gens sur les terrasses se levèrent en faisant mine de vouloir les poursuivre pour les corriger mais ils se rassirent aussitôt en riant les gosses ayant détalé comme des chats dans le labyrinthe de leur nuit
Nous traversâmes la place à peine regardés puis un jardin où je m'arrêtai pour m'asseoir sur un banc
Aurelia restait debout
Elle souffla et passa la main sur son front puis elle arrangea vaguement ses cheveux en les secouant sur son dos et sur ses épaules
Derrière le banc l'ombre était totale
J'y bousculai Aurelia qui commença à crier mais je l'assommai d'un coup de poing sur la tempe
Elle devint flasque et lourde et je déchirai sa robe
Je ne l'ai pas violée
J'ai compris que je ne pourrais pas le faire en touchant son corps devenu froid et terrible
Je l'ai abandonnée dans cette ombre et j'ai sauté par-dessus la murette
J'étais tranquille
Elle n'avait rien à me reprocher
Je n'avais pas fait ce qu'elle avait voulu
Je l'avais simplement écartée de mon chemin où je comptais bien ne plus la retrouver
Les femmes me font cet effet
Je les aime pour ce qu'elles sont
Et puis je les abandonne à leur fatalité de beauté éphémère
Je ne vais pas plus loin que ça
Je comprenais Mateo
Je comprenais sa cruauté envers Aurelia
Je comprenais la transformation de la forme en matière
Je comprenais aussi son ingratitude envers don Zacarías qui s'efforçait de ne pas le gêner et qui passait son temps soit à l'encourager soit à lui faciliter sa démarche ce qu'il appelait de l'amour quoi ! C'était le genre de choses que je pouvais comprendre
Il n'était pas question d'aimer la femme ou l'homme ou les deux à la fois
Il n'était question que d'amour et j'avais mon idée là-dessus
La folie d'Aurelia me répugnait
Je pouvais la trahir comme je voulais
Voilà ce que je pensais en marchant sur ce trottoir éclairé par les vitrines
Je croisais des êtres qui n'avaient aucune chance d'exister dans mon cœur
Mon encerclement ne pouvait pas les dénombrer
Ils cessaient d'exister à cause de ça
Il y en avait trop ou pas assez
Les différences ni les ressemblances ne les rapprochaient de moi
Je me réduisais à autre chose peut-être à cette errance limitée rayonnant peu autour de moi superposant le peu d'existences qui atteignaient mon regard
Aurelia était trop loin au-delà de la circonférence à un endroit où je craignais de ne plus exister que pour elle
C'était une statue
Je rentrai à l'hôtel avec ce désespoir
Quelques clients buvaient nonchalamment sur la terrasse chassant les moustiques avec un journal plié ou une carte postale
Je les saluai au passage et ils émirent un bourdonnement qui retomba aussitôt
Dans le salon John me parla à peine
Il avait de la fièvre à cause du mal qui le rongeait
Il ne voulait pas boire
Je lui dis que j'avais été sur le point de violer une femme
Il me regarda d'un air étrange
Le viol ça existe donc ? — fit-il négligemment en prenant la cigarette que je lui offrais
Il demeura pensif et je le quittai
En haut au bout du couloir je me plongeai dans la contemplation des armes qui rutilaient derrière la vitrine inviolable
Je me mis à imaginer des gâchettes des culasses des pontets des chambres de combustion
Je reconstruisis le métal atome après atome
Il prit forme dans un reflet discret de porte entrouverte et d'attente tremblante
Je me retournai
Le Français referma doucement la porte et la lumière s'éteignit
C'est toujours agréable à cette époque de l'année de descendre avec des amis vers la mer et d'y choisir une crique à l'ombre verticale des eucalyptus pour immobiliser un moment et tranquilliser si c'est encore possible les forces tournoyantes et labyrinthiques des sentiments plus ou moins partagés
Choisir la nudité et l'approche de l'eau ne rien interposer entre le soleil et ce qui nous sépare de lui excepté l'ombre du myrte qui est un chant d'amour ou la vague clarté d'une roche qui a l'air d'un miroir
Chant et miroir de l'été
Il suffit d'y conduire un ami et de le briser agréablement comme reflet de soi-même
Au fond à peu de distance de la surface qui se tranquillise les coquillages n'ont pas de nom
Tranquille ignorance qui annonce le plaisir
Je crois que j'ai toujours su faire la différence entre les deux questions qu'on peut se poser ensemble : — Qu'est-ce qu'on pourrait construire ? et — Qu'est-ce qui nous ferait plaisir ? délimitant le territoire de chaque question uniquement par fidélité
Construire et jouir
Jamais l'un sans l'autre mais l'un excluant l'autre au moment de le conjuguer au présent
Pour ce qui est de la mémoire à confondre avec le passé si on veut chacun a la sienne et y cultive les sentiments de son cru
Si ce présent existe comme il est question de le faire exister (construire ? jouir ?) c'est que le futur par contre n'a plus aucune espèce d'importance
Où que je sois c'est la nature qui fournit les objets et c'est moi qui impose leur présence textuelle
Algue coquillage rocher sable mouette crabe entouré de mes amis je retrouve ces mots qui ont intrigué ma solitude au soir de mon enfance mots d'objets nus sans valeur scientifique ni morale mots parfaitement capables d'isoler leur objet qui a pris une place exacte non pas dans la mémoire de ce qui n'a duré que pour finir d'exister mais dans le présent recommencé avec la même idée du temps
Entouré de ces amis de sexe et de littérature loin de toute autre préoccupation jouant les personnages de notre propre artisanat et n'échangeant pas autre chose que la manière de le jouer
Faire l'acteur sur la plage en plein soleil du midi exact et vertical tandis que l'ami vous regarde plonger l'impeccable nudité et le silence érotique d'un autre plongeon destiné à lui plaire une bonne fois pour toutes après être descendu de la montagne calcinée où l'hôtel blanc et rouge s'est arrêté de vivre en attendant supportant le poids du soleil et du désert qui est le sien
Sous le parasol blanc planté tout droit dans le sable près d'un trou d'eau Saïda n'avait rien perdu de sa beauté
Je pouvais voir son dos et ses cuisses nues de chaque côté et la chevelure noir et or descendre sur l'épaule et jusque dans l'ombre moite du parasol
Elle lisait entre ses jambes bras terminant le triangle que son corps opposait à la terre
Plus loin le Français nu se laissait caresser par sa femme dont les pieds sortis de l'ombre d'un semblable parasol s'employaient à construire un petit monticule de sable qui s'écroulait sans cesse sec et irritant
La servante de mon cœur est adossée à la roue d'un des véhicules
Elle avait conservé tous ses habits et avec le même sable liquide et chaud elle jouait à changer les couleurs de son blue-jean
Encore plus loin de l'autre côté de la crique assis en tailleur sur un promontoire de roches et d'algues d'où venait toute la sonorité de la scène l'écrivain américain jaune et long parlait avec mon ami le Marocain noir et lourd qui l'entretenait avec la même patience
L'un expliquait sans doute tout ce que ses romans devaient à la théorie des graphes dont l'autre ne comprenait pas les théorèmes retournant pour toute réponse son amour de la qasida et sa fidélité à la musique notamment celle de la femme corps et âme qui représentait tout ce qu'il savait de l'éternité
Ces discussions ennuyaient Pablo passablement installé sur le rocher voisin épilant sa serviette d'une main et de l'autre son mollet tremblant
De là il avait bien piqué deux ou trois têtes et ses cheveux étaient raides et noirs et il se passait la langue sur les lèvres chaque fois qu'il regardait en bas où avait lieu la conversation à laquelle à ma grande déception je n'avais pas été invité
J'étais couché en plein soleil non loin de la servante qui bandait observant des morceaux de coquillages inutiles dans les plis de son blue-jean et les chassant d'une pichenette qui ne la calmait pas
Pablo venait de la surprendre en flagrant délit de tristesse et il l'avait menacée de la chasser si elle continuait de faire la triste et l'obstinée
Naguère elle avait montré si peu de talent à s'effeuiller devant les touristes que depuis elle n'arrivait pas à se débarrasser du ridicule qui l'avait fait pleurer plusieurs jours
J'avais assisté à cet effeuillage absurde dont le ballet avait été réglé par Pablo lui-même du temps où il croyait entretenir une relation favorable avec l'art du spectacle
Il avait mis en scène la nudité d'une servante qui ne savait rien de son anatomie
Il avait mesuré des gestes sans rapport avec la discrétion enfantine de son élève et comme elle n'avait pas d'oreille ni même le sens de l'harmonie elle s'était montrée bête et ridicule elle avait provoqué des rires gênés ce qui est bien pire que le rire franc d'un gaillard qui s'exprime librement et elle en avait pleuré pendant des jours et des jours rageuse et désespérée jusqu'à ce que ça lui passe d'un coup à la fin d'une nuit dont il faut bien parler si on veut dire toute la vérité ! À moins qu'il soit plus important de parler de mon indifférence à l'égard de l'instabilité qu'elle se charge toujours d'installer pour faire craindre son autorité flagrante sur le sexe depuis
Je me crispe un peu dans le sable en y pensant je chasse les pensées qui s'annoncent comme des orages par des lueurs
Il faut que je concentre mon attention sur le vaste dos de Saïda dont la nudité est approximative à cause de l'immobilité qu'elle impose au regard et par le biais de l'ombre qu'elle fréquente sans nous
Nous avons l'air de pions sur un échiquier entre la mer et le soleil remuant le sable qui pour une fois se passera de symboliser le temps qui n'est plus à la mode
Ce qui importe c'est cet espace qui transfigure le réel où les raisons de tuer Pablo ne sont pas de bonnes raisons ni en ce qui me concerne de bonnes raisons de provoquer la raison
Je sais ce qui m'angoisse dans cet espace où je voudrais contenir l'explosion de mes sentiments les uns dans les autres ; il n'est pas concentrique tout y est parallèle mer ciel sable falaise front d'eucalyptus corps debout ou couchés et tout s'y rencontre pour nier l'impossible
Je m'avance nu dans la mer je montre mon dos à Saïda je ne me retourne pas pour la regarder je devine le livre entre ses jambes sa main qui tourne les pages dans l'autre sens bien sûr
Ce qu'elle lit n'a pas d'importance
Elle est seule comme elle le veut
Elle fiche la paix à tout le monde
Elle est capable de s'intéresser à tout mais pour le moment elle a besoin de cette immobilité de cette demi-nudité qui lui va bien tranquille et sobre
L'autre femme se moque de la femme qu'elle n'est plus et elle entre un peu dans l'eau avec moi mouillant le bas de son blue-jean
Elle me touche un peu du bout des doigts ne trouvant pas son équilibre sur les galets qui bougent lisses et imprévisibles
Elle rit en me griffant doucement et je lui répète que John n'amènera pas Pablo à New York
Elle est heureuse
Elle cherche ma complicité
Il ne m'emmènera pas non plus
D'ailleurs il n'ira peut-être pas à New York cet hiver
Ni au printemps
Il parle de l'Afrique comme s'il y était
Pourtant mon ami marocain en a fait un tableau irréprochablement triste et négatif
C'est cette tristesse et ce monde à l'envers qui donnent des idées à l'écrivain américain dont j'ai été si longtemps le mignon
Elle rit en entendant ce mot
Tout le monde me trouve mignon
Comment je peux accepter l'idée de ne pas être le mignon de tout le monde ? Je le serai sans doute et même plus que ça si tout le monde se met à lire mes poèmes
Je n'ai aucun mal à lui enlever sa chemise
Elle ne se révolte pas
J'ai simplement envie de la déshabiller
Je n'ai pas besoin de sa nudité
Je veux lui prendre son ombre
C'est ce que je prendrais à Saïda si j'avais l'audace qu'elle me reproche
Ce n'est pas de l'audace que de chercher à la surprendre
C'est un reste d'amour
Il reste toujours quelque chose de l'amour
Saïda c'est exactement ce qui me reste
Je continue de déshabiller la servante dans l'eau dans vingt centimètres d'eau où elle se couche avec moi secouant l'eau pour en exagérer la croissance
Sur son rocher Pablo est en train de faire le commentaire de notre mélange qui est en fait tout ce qu'il peut dire de sa déception
Il n'ira pas à New York cet hiver ni l'été prochain ni jamais
L'idée de New York lui est devenue insupportable
New York n'est qu'un mot auquel il n'accorde plus aucune espèce d'importance
John s'est détaché de lui il ne tient plus à lui il est revenu dans son jardin de textes et il a envie d'en parler d'en refaire le tour avec quelqu'un capable de comprendre ce que lui a compris au seuil de la mort au seuil de rien puisque à partir de là plus rien ne commence
Tout est derrière lui et il n'a pas de temps à perdre pas le temps de penser à la mort prochaine de Pablo dont nous avons parlé longuement pesant chaque mot estimant la portée exacte de chaque idée prêts à tout recommencer en cas d'imperfection et tout était parfait il y avait un ordre et nous avions raison de le préférer au contrepoint désagréable du rêve
Mais la maladie est une existence qui pense
Et il a fallu renoncer à New York où il ne veut plus mourir il a fallu se remettre en mémoire tout ce qu'on savait de l'Afrique et à partir de là rechercher le même ordre et tout reconstruire jusqu'à ce que le mot Mort se mette réellement à exister
Et ce qui se passe en ce moment sur la plage alambiquée où il m'est agréable de caresser une femme dont l'amour ne m'est pas destiné : la mort s'est mise à exister et mon ami marocain dont la sensibilité est au dessus de toute épreuve la regarde sortir de la bouche de son interlocuteur ; elle est médiévale elle a un goût de vieux château elle sent le sentier qui monte dans les genêts jusqu'au perchoir de pierre elle touche les deux bouts de la vie qui s'étonne encore de vibrer au chant d'un homme doué pour le chant
Dans la qasida où il coupe une forêt en deux il voit la mort pour la première fois sans combat et il tourne le dos au protecteur ébahi qui en témoignera toujours
Parce que mon ami marocain ne parle plus maintenant
Il offre son silence et l'écrivain américain se met à l'explorer à l'éprouver même et il s'y trouve à son aise il entre encore se dépêche un peu n'ose pas s'arrêter pour réfléchir encore veut entrer tout entier déposer sa mort et l'accepter
Que peut comprendre Pablo ? Que John n'a plus aucune raison de le tuer que ce n'est pas lui qui le tuera quoi que je fasse ? Mais Pablo ne sait rien de sa propre mort
Il ne l'imagine même pas
Sa proximité ne peut même pas lui faire mal
Il n'est que désespéré et il a envie de se battre
Que pense-t-il de cette fille qui se donne à moi s'il ne sait rien de ce qu'elle pense de lui ? Maintenant les Français sont en train de faire l'amour madame à genoux et monsieur derrière comme une bête exposant son visage douloureux au soleil qui le torture encore un peu plus
Cela dure peu de temps et monsieur se couche sur le dos madame sur le côté ils retournent à leur silence ayant à peine interrompu la croissance de Pablo qui m'en veut qui voudrait croiser mon regard mais qui ne rencontre que nos corps merveilleux plongés dans l'eau insuffisante qui se trouble et il regarde encore une fois le corps penché de l'écrivain américain se demandant ce qui motive le silence de mon ami marocain et pourquoi je ne fais rien pour casser cet équilibre naturel
Touchant un corps simplement doux il faut que je me remémore la nuit dont je parlais tout à l'heure la nuit qui accuse la servante la nuit qui la sépare du monde à tout jamais
Notez bien qu'à mes yeux elle restera toujours innocente
Mais où en serai-je moi-même quand tout l'accablera y compris ses aveux ? Non ce que je sais n'est pas une accusation
Pablo n'est pas encore mort et je calcule même contre son corps mouillé qui ne me désire pas je lis dans un avenir qui m'épouvante quelque peu j'entre dans ma peau future mais je ne devine rien je m'accroche encore à des ombres tournant le dos à la lumière que j'agite pourtant
Il faudra que j'en parle avais-je avoué à l'écrivain américain éberlué qui ne voulait pas en croire un mot
Je ne sais pas si la chose est présente dans sa conversation
Il peut ne pas en parler mon ami marocain est libre de le croire ou pas avec ou sans cette donnée qui vient de moi extraite avec mes mots avec ma propre sensation de l'évènement
Je touche ses seins sans l'émouvoir et je pense à cette nuit la bouche dans l'eau goûtant la mer écœurante sentant comme elle glisse sur moi charnelle et distante jambes molles au gré du peu de profondeur qui nous porte
Saïda a changé de position
Elle ne lit plus
Elle regarde le ciel ou elle a les yeux fermés
Le livre est feuilleté par le vent qui se lève le vent d'après-midi rapide et froid court à ras de terre dérangeant à peine mais suffisamment pour qu'on se sente importuné
Saïda bouge un peu tourne le dos au vent posant une main sur une fesse l'autre touchant le sable du bout du bras qui supporte la tête cuisses superposées magnifiques géantes
Sa chevelure fait un nœud étrange dans le sable immobilité d'oiseau pris au piège noir et immuable et le vent continue de l'agacer
Elle caresse sa fesse en descendant touche l'autre fesse puis le sable et revient dans la position initiale
Elle retourne ainsi à l'immobilité tandis que la servante me quitte sa chemise trempée dans une main le blue-jean dégoulinant dans l'autre remuant l'eau sans y penser ne songeant qu'au sable chaud où bientôt elle se couche pour se faire oublier
Je l'oublie
Je ne fais aucun effort
C'est Pablo qui occupe maintenant toute mon attention
Pourtant le Français est en train de me parler à genoux dans l'eau dont il s'asperge la poitrine presque grelottant
Je le regarde à peine lui souris peut-être allongé sur le dos contre les galets huileux touchant peut-être une algue sentant bien la limite que m'impose la surface de l'eau d'un bout à l'autre de mon corps nu et fin de ce côté inondé de soleil en proie à un autre frisson descriptif celui-là
Puis c'est la Française qui s'assoit dans l'eau impudique comme à son habitude voulant à tout prix que l'intérieur de son sexe soit l'unique objet de notre attention l'ouvrant et le fermant au gré des cuisses qui poussent la vague jusqu'à moi ce qui la fait rire aux éclats
Mais elle ne dérange rien sinon le silence où la parole de John s'est éteinte doucement doucement relayée par celle de mon ami marocain qui tout en parlant regarde un peu sa femme immobile et géante
Enfin c'est moi qui parle de son immobilité de sa taille de sa distance supportant l'écume que la Française me destine parce qu'elle trouve cela amusant agitant la pointe de ses doigts à la surface de l'eau belle et accroupie comme je sais l'aimer toujours au bord du chagrin qui la transporte comme un suc
Si j'étais à la place de mon ami marocain (mais insistons sur le fait que ce n'est pas le cas) je soutiendrais à bout de bras au moins une femme pour lui faire regretter sa désinvolture son peu d'égard pour mon goût des voyages sa cruauté d'agonisant
Mais le Marocain ne parle pas des femmes il se souvient de la Femme il croit que c'est la sienne il n'en est plus très sûr il s'embrouille au niveau nasib il n'est pas assez convaincant il le sent et il se répète exactement de la même manière ce qui divertit l'écrivain américain habitué à plus de rigueur surtout à plus de réalité au fond à plus de calcul
Mais je ne suis que la proximité immédiate d'une Française sans pudeur qui fait la nique à son angoisse spectatrice muette de mes contrastes
Elle comprend je le sais
Elle comprend tout
Elle sait où j'en suis
Elle ne saurait pas le dire sans doute
Elle est la plus proche des femmes que je connais
Mais elle montrera tôt ou tard le caractère éphémère de ses travaux d'approche
C'est l'été qui l'inspire
En dehors de cette orgie de soleil elle ne vaut plus rien
Elle essaie des galets sirupeux qu'elle dépose ensuite sur mon ventre par ordre de préférence elle s'amuse à oublier la sensation y revient change d'avis change l'ordre ne s'y retrouve plus et d'un coup me retourne face contre mer me tenant aux épaules faible légère même presque inexistante
Mon regard est tourné vers l'horizon noirs récifs mouettes rares et silencieuses sillages devinés mes oreilles au ras du clapotis qui m'isole percevant à peine le rire de la femme qui rejoue avec les mêmes galets avec au niveau de mes poumons cette angoisse qui ne me quitte plus depuis des années angoisse à peine vue mais menaçante proche de l'étouffement de manière cyclique sans que je puisse rien tenter contre ses jeux de chat et de souris le corps maintenant soumis à la poussée de l'eau un peu plus loin dans la mer m'éloignant à la nage du rivage blanc et carré sans me retourner
Je rejoins le premier récif touche des coquillages moelleux m'amuse de son cercle végétal qui empêche mes mains de l'agripper et je renonce à l'escalade faisant le poisson un peu plus loin tête renversée yeux au ras de l'eau piquants et troublés jusqu'à l'aveuglement qui achève une inversion à peine ébauchée où je ne voyais plus les différences de corps
La femme riait encore et cherchait à me rejoindre mais elle était à genoux sur les galets dans vingt centimètres d'eau où l'homme extatique et penché suivait la courbe compliquée de ce corps de femme si proche et tellement impossible
Je le voyais pivoter sur son bassin chercher les limites exactes de l'angle qui lui donnait la femme mains à plat dans le clapotis et parlant de quelque chose qui ne parvenait pas à l'atteindre
Maintenant elle avait envie de jouer de nager jusqu'au poisson impeccable que je jouais pour elle lotus improbable au fil de l'eau qui pouvait être une rivière si ce n'était le sol révélateur d'une autre immensité où je perdais l'équilibre
La peur de la noyade a toujours fini par me faire délirer malgré la perfection de la posture qui me plaçait au ras de l'eau inaccessible tant que l'arc de mon dos s'opposerait au poids de mon corps fleur et poisson à la fois soutenant le vertige de la cécité brûlante qui se jouait de ma terreur de simple marionnette de mon extase imparfaite et peut-être inutile
Enfin elle me toucha s'étonnant de ma contorsion et de l'appui de l'eau sur le nœud vivant que je lui opposais n'osant aller plus loin à l'approche du déséquilibre qu'elle redoutait elle aussi comme la pire des morts
On avait cette peur en commun on savait tout l'un de l'autre à ce sujet
Nous en avions parlé longuement sur la plage assis l'un près de l'autre face à la mer qui nous terrorisait soudain et depuis elle comprenait mieux cette posture compliquée qui était ma seule réponse à l'angoisse mon unique certitude physique face à l'abstraction déroutante de l'eau et de sa profondeur et de son poids surtout l'imaginant irrésistible et lent mais plus efficace que la pourriture
Peur du lieu peur de son absence aussi peur de n'être rien au moment de l'existence peur du cri silencieux ou inaudible incapable d'atteindre les autres à ce moment précis où ils deviennent indispensables non pas à cause de la distance qui est négligeable mais à cause de ce silence approché de ce resserrement inévitable de cette pesée locale et totale à la fois perdant tout ne laissant rien ni même le cri esthétique
Elle n'ose pas me toucher tandis que je flotte peur de déranger l'équation qui n'est au fond de ma part qu'une fanfaronnade extraite de son contexte d'eau et de vent
Elle parle pourtant me dérange me montre sa réalité bouge dans l'eau remue des galets du bout des pieds et je m'allonge doucement dans l'eau retenant ma respiration les yeux exagérément ouverts pour assister à mon retour à la normale
Elle continue de parler devient bavarde abstraite et je m'ennuie soudain
Elle est devenue idée isolée sans lien ni avec l'eau physique ni avec la peur qu'elle m'inspire ni femme ni compagne agitée d'énergies abstraites qui ne rencontrent rien au niveau de mon désordre monumental et je tente de nager vers le rivage qui est devenu noir
Saïda est debout les pieds à peine dans l'eau ronde et potelée dans une serviette aux couleurs criardes et elle secoue la main sans rien dire de la différence de température qui l'empêche de nous rejoindre
J'abandonne la Française au bord du rocher où elle s'installe finalement silencieuse et paralysée écoutant le clapotis sec et inquiet qui visite les anfractuosités
Saïda tente d'entrer dans l'eau mouillant ses cuisses tendues jusqu'à la serviette et elle dit qu'elle n'y arrivera pas qu'à cette heure de la journée elle n'arrive jamais à entrer dans l'eau du moins pas entièrement
Elle a envie de nager jusqu'au rocher mais rien à faire elle retourne sur le sable ajustant la serviette à sa taille et elle entre dans l'ombre du parasol où elle s'assoit chassant un insecte noir du bout du pied
Est-ce que je peux l'approcher ? Elle pose le livre ouvert sur ses jambes croisées regarde la femme sur la roche me disant quelque chose à propos d'elle et de cette femme mais je suis occupé à m'installer dans l'ombre vaguement circulaire à la recherche d'une odeur ou d'un contact sans importance de sa peau qui n'a pas toute l'importance qui n'est plus un enjeu qui n'est plus à gagner sur le néant qui est simplement en contact avec la mienne au niveau d'un bras ou d'une cuisse ce qui ne signifie rien ce qui n'a pas le sens que les mains peuvent donner à la même approche dans d'autres conditions de soleil et de proximité ailleurs peut-être ou en rêve
Nos mains sont soigneusement occupées elle à tourner les pages et à tenir le livre oblique et éclairé moi pour jouer avec le même insecte qui s'obstine faisant la preuve d'un inquiétant sens de l'orientation
M'observant du coin de l'œil elle finit par me demander si je vais me montrer aussi cruel qu'un enfant
Je me moque d'abord de son agacement puis son vertige d'enfant me revient j'essaie de capter son regard pour qu'elle m'explique cette cruauté mais elle est revenue à sa lecture sans donner une seule explication à son étrange remarque sur une enfance qui n'est pas la sienne
Puis l'insecte devient inutile
J'enfonce ma main dans le sable où il cherche encore la même direction et je ne me sens ni cruel ni enfantin quand je l'écrase doucement
Je ne sais pas si Saïda m'a observé
Probablement
Mais elle ne dit rien de nouveau à propos de la cruauté des enfants ni de la mienne qui y ressemble et je flatte sa cuisse immobile en disant adieu à l'insecte mourant qui agite ses pattes sans désespoir
Quoi ! un homme nu dans l'ombre de ma femme ! — Saïda a frémi en regardant le corps incontrôlable de son mari qui s'enfonce dans le sable en plein soleil à la limite de l'ombre ce qui lui permet de caresser le pied de sa femme mais j'ai continué de toucher Saïda à l'épaule je crois et elle n'avait plus l'air agacé ou bien elle se montrait patiente avec moi avec l'opinion qu'elle avait de ma proximité
Mon ami marocain continuait tout seul la conversation à laquelle l'écrivain américain venait de mettre fin à cause d'une soudaine lassitude qui avait étonné son interlocuteur
Avait-on remarqué la maigreur de ses bras ? demandait le Marocain
Cet homme est une brute physiquement je veux dire ou il a un corps d'athlète si on préfère
Et ses bras semblent ne pas lui appartenir
Ce sont des greffons je crois
Cette maigreur me dégoûte un peu pas toi ? — Saïda n'avait pas envie de parler des bras de l'écrivain américain
C'est ce qu'elle dit
Il pouvait parler d'autre chose et même changer de conversation puisqu'il était avec elle
Pourquoi fallait-il toujours qu'il continue avec elle les conversations qu'il avait commencées avec d'autres ? Question à laquelle avoua-t-il il ne savait quoi répondre
Il se demandait même si elle exprimait la vérité de leur rapport en la posant comme ça sur une plage devant un témoin nu qui la désirait peut-être
J'eus un frisson qui me sépara de Saïda de sa peau veux-je dire
Mon ami riait
Il ne prenait pas ma nudité au sérieux
Elle était disait-il trop exagérée
On n'y comprenait plus rien au bout d'un moment
Il ne fallait pas la prendre au sérieux
C'était dommage pour moi pour mon bien-être pour l'idée surtout que je pouvais avoir de moi mais tant pis dit-il il faut en prendre son parti
J'étais un artiste de cirque voilà tout
Idée claire non pas comme un mensonge mais plutôt comme l'erreur qui me donnait le pouvoir sur les mots
Parce que c'était par erreur qu'on applaudissait ce que j'avais écrit par erreur
Tout était une question d'erreur c'était le sujet de ma raison de troubler le silence et même le repos
Ce n'était pas une plaisanterie
Il savait ce qu'il disait et continuerait de ne pas hésiter à promouvoir ma poésie qu'il trouvait supérieure à la sienne
J'étais l'enfant d'un certain nombre d'erreurs qui avaient sur ma poésie le pouvoir récalcitrant des commandements de Dieu
Le parallèle était inévitable à cause de ma désobéissance
Mais je n'avais rien de diabolique
J'étais simplement un homme cruel
Saïda me regarda en souriant et je pensai à l'insecte
Je repensai en vitesse à un tas de choses qui étaient les insectes de mon existence
Préfères-tu que je parle de toi ? — demanda mon ami à sa femme de nouveau immobile
Savait-il parler d'autre chose ? Elle ne s'en était pas aperçue
Qu'il parlât donc ! Je les quittai pour aller m'asseoir en tailleur au bord de l'eau à quelque distance de son clapotis de sable et de coquillages
C'était agréable tout ce soleil et toute cette terre de sable et de mer et cette vague d'amitié qui déferlait sur mon effondrement mental
Je ne me sentais pas seul
Il importait peu que je sois compris
Tout ce qu'il fallait faire c'était ne pas cesser de mesurer la distance qui me séparait de moi la mesurer et la mesurer encore ne pas s'approcher mais surtout ne pas s'éloigner rester là à attendre comprenant ou pas silencieux ou bavard peu importait que vous fussiez à ma portée je savais simplement que j'avais besoin de vous et pas seulement de votre présence j'avais besoin de votre différence elle était l'élément valable de ma démesure le point de repère de mon étonnement la place spéciale que vous occupiez pour assister un jour à mon écroulement mes amis
Je commençais à pleurer un peu quand le Français est arrivé dans l'eau rampant sur le ventre comme l'animal indéfini qu'il voulait imiter
Il riait en montrant du menton sa femme seule et blanche sur le rocher qui avait l'air d'une ombre
Il se demandait ce que diable elle pouvait fabriquer à faire la sirène sur un sale rocher où poussaient des algues dégoûtantes et des coquillages agressifs
Elle avait l'air de s'ennuyer non ? Il fallait toujours qu'elle fasse la gueule à un moment où à un autre
Est-ce qu'il n'était pas libéral avec elle-même très large d'esprit compte tenu des maladies et de la malchance ? Mais il était dévoré par le besoin inexplicable de la posséder
Il pouvait l'aimer de toutes ses forces et lui en donner les preuves indubitables mais il n'y avait rien à faire pour empêcher ce besoin de possession de foutre en l'air les fondements mêmes de la vie
Ils n'étaient même pas foutus de faire un enfant et ils n'en parlaient jamais
Peut-être en voulait-elle un ? Un enfant qui le déposséderait et qu'il remercierait toute la vie pour ce simple service d'homme à homme parce que ce ne pouvait être qu'un homme il n'envisageait pas l'idée atroce de se mettre à vouloir posséder deux femmes
Quel enfer ! Il faudrait en parler au retour des vacances
L'eugénisme a fait de tels progrès
Il frémissait
Il aurait tellement voulu que je le comprenne
Le soleil le rendait bavard
Est-ce que je n'avais pas moi aussi le besoin de posséder ? Posséder c'est à la fin ne posséder que l'enfer
Est-ce qu'il pouvait la rendre responsable de sa propre fatalité ? Bien sûr qu'elle n'y était pour rien
Elle était interchangeable avec n'importe quelle autre femme
Seulement c'était celle-là qu'il avait choisie allez donc savoir pourquoi ? Confidences d'été au hasard de la mer
Elle était en train de se noyer dans la boue
Elle n'avait jamais pensé à la boue
Il fallait que je lui en parle
Elle n'aimerait pas cette idée
J'exercerai ma cruauté pour mieux servir Saïda
Je nourrirai ma cruauté dans la même peur et je tromperai une femme estimable sur le sens de mon enfance ou de ce qu'il en reste épaves
Hein ? dit le Français cherchant l'approbation pourtant toute trouvée
La sonorité de sa question m'étonne un moment
Le son IN m'est tellement étranger
Je n'arriverais pas à le prononcer si on me le demandait
Je le répète entre deux pensées fugitives sans rapport avec la plage où je me raisonne
Puis je glisse encore dans le décor laissant le Français sur son cul et tourné vers l'objet qui n'en est pas un malgré ce qu'il veut pour lui
John n'a pas quitté le promontoire presque humide où il s'est allongé nonchalamment appuyé sur un coude regardant la même Française mais sans y penser simplement parce que c'est un corps de femme nue sur un rocher où elle ne surprend personne meuble non pas indispensable mais utile à croire qu'elle le fait exprès
Est-ce qu'elle le faisait exprès ? Qu'est-ce que je croyais à ce sujet ? Il m'avait vu l'observer et c'est justement ce qui lui avait signalé sa présence sur le rocher
Il ne l'avait pas reconnue tout de suite
D'abord il l'avait trouvée quelconque seulement nue puis le rocher lui avait donné toute l'importance et puis il avait deviné mon regard et l'idée de suivre le fil de ma pensée lui avait plu
Ce n'était pas une question de plaisir
Est-ce qu'on avait encore échangé de sales impressions au sujet de la noyade ? N'y avait-il pas autre chose pour élever le niveau de notre conversation homme-femme ? Avions-nous parlé du Français qui était assis dans l'eau ne pensant qu'à nous regarder ne perdant pas une miette du spectacle que je donnais avec elle
Elle est montée sur le rocher comme une sauterelle sur un brin d'herbe pas plus difficile pour elle que de poser sa jambe sur une table étonnée qui pouvait en admirer la musculature soignée
Il l'avait vu faire ce genre de chose un soir à l'hôtel
La pauvre servante était encore nue après un effeuillage qui n'avait convaincu personne et Pablo furieux avait fait éteindre les projecteurs et un touriste avait allumé son briquet juste à ce moment-là et tout le monde avait ri oubliant la servante nue qui ne pouvait pas se rhabiller et qui restait là désespérée et indécise cherchant du regard le peu d'habits qu'elle avait jetés en l'air comme des balles exactement comme Pablo lui avait dit de le faire
Ce n'était pas difficile il suffisait de vouloir être nue accepter l'idée d'être regardée lui avait dit Pablo comme si elle était caressée ce qui pouvait passer pour une certaine forme d'amour
Elle avait bien compris cela l'amour la nudité et la façon de mettre en relation l'amour et la nudité et d'être payée pour cela
Mais maintenant elle était nue dans l'ombre et l'amie française était en train de se dévouer pour détourner l'attention de sa nudité désastreuse et du manque d'amour dont elle avait fait la preuve
Comme Pablo n'arrivait plus à rallumer les projecteurs tous ceux qui avaient un briquet l'avaient allumé pour amuser l'amusante simulation de la Française qui se jouait de l'amour et de la nudité comme une femme d'expérience peut le faire
Elle avait posé sa jambe nue sur la table voisine de celle de l'écrivain américain entre deux vieillards qui se tenaient le ventre en riant et le vieillard avait voulu embrasser la jambe et comme il se baissait avançant une bouche retrouvée pour la circonstance la vieille lui avait donné une tape sonore sur la nuque et avait dit quelque chose d'amusant dans une langue ou dans une autre
John lui avait souri et elle lui avait rendu son sourire et elle était retournée à sa table avec la même facilité qu'elle avait escaladé le rocher tout à l'heure tandis que je la quittai pour rejoindre Saïda image du suicide tranquille selon lui
C'était réconfortant cette idée de suicide dans la monumentale Saïda
C'était exigeant aussi
Cela changeait la nature des mots
Envisagée sous l'angle du suicide la conversation prenait une autre tournure elle avait un autre sens elle ne laissait pas la même trace
Je promis d'y penser
J'aurais tout le temps d'y penser pendant qu'il toucherait le cœur de l'Afrique si elle avait un cœur cette Afrique qui changeait tout qui prenait la place de tout
Cela me remet en mémoire une histoire que me racontait ma mère pendant un autre voyage il y a longtemps j'en parlerai plus tard
Je n'ai aucun souvenir de cette aventure dont je suis pourtant le héros
C'est peut-être un mensonge
Vérité ou mensonge c'est une réalité qui au moment où ma mère me l'a raconté a traversé mon cerveau d'enfant pour me faire rêver
Ma mère et moi me racontait-elle (mais je ne me souviens plus ni de ses mots ni du jeu qu'elle jouait pour me le raconter) nous étions en Afrique elle pour ses affaires moi parce que j'étais son fils
C'était un terrible pays peuplé de gens mal intentionnés qui n'hésitaient pas à tuer les gens d'un avis contraire au leur
En conséquence il convenait de se tenir tranquille de ne pas bouger de la maison en son absence de ne jamais mettre le nez dehors pour voir ce qui s'y passait ce qui était une saine curiosité elle le comprenait très bien mais pouvait devenir terriblement dangereux pour moi à cause de la mort pour elle à cause de la solitude qui est encore bien plus terrible
J'en tremblais d'avance parce que je me sentais pervers et je savais que malgré mes prières toutes sincères cela arriverait un jour et je n'aurais pas à en souffrir la laissant seule et douloureuse dans une solitude à côté de quoi la mort est une douceur
Je tremblais savamment
Et pourtant rien ne m'autorisait à me venger d'elle
Bien sûr je n'avais pas de père et elle était obligée d'exercer un métier qui plus tard me ferait honte
J'étais un pauvre enfant savant mais pauvre
Condamné à la honte ou à la mort
Avais-je le choix ? Je sentais bien que la mort continuait malgré la peur qu'elle m'inspirait à être préférable à la honte un sentiment dont je ne savais rien si ce n'est qu'on en souffre et que la mort justement nous en libère
Je choisis de mourir
Il n'y avait pas à balancer entre sa future souffrance qu'elle appelait solitude et la mienne dont je ne voulais pas et qui s'appellerait la honte
En son absence je me jetai dans la rue en pleine nuit en plein désert ayant accepté la nécessité de ma mort
Mais la rue était déserte comme je l'ai dit et la nuit profonde à peine éclairée par des réverbères qui me rappelaient la solitude maintenant inévitable de ma pauvre mère
Je ne me suicidais pas par goût
Si j'avais eu une autre solution à proposer à mon angoisse je n'aurais pas hésité longtemps
Je marchais lentement péniblement longeant des rues au hasard de l'inspiration qui ne me guidait pas
Elle allait de toute façon mourir avec moi et ça n'avait plus d'importance
D'ailleurs j'emportais tout dans la mort
Tout ce que je laissais c'est la solitude de ma mère qui comparée à la honte d'être son fils n'était plus rien qui compte
Donc je ne laissais rien je commençais à le comprendre quand le hasard a mis sur mon chemin la bonne qui faisait le ménage et la cuisine chez nous une vieille mauresque laide et rabougrie qui me pinçait les oreilles par amour
Quel étonnement de me trouver là à cette heure de la nuit et de mettre fin à mon savant calcul de me ramener au logis maternel de me condamner à la honte qui devenait ainsi encore plus terrible puisque j'avais fui devant elle ce qui ne manquerait pas de la rendre encore plus impitoyable le moment venu ! Et si je n'avais pas rencontré la bonne ? Si j'étais tombé sur un coupeur de gorge un donneur de mort qui ne demande rien en retour sinon de la chair fraîche et à l'occasion quelques bijoux ? Et bien je serais bel et bien mort et je ne pleurerais pas
Telle fut ma réponse
Plus tard je me suis demandé ce qui serait advenu de moi si j'étais tombé sur quelque voleur d'enfants qui m'aurait vendu à une famille où j'aurais cultivé le bonheur d'être africain
Je serais devenu africain
Je parlerais africain
Je me comporterais comme un africain arabe ou noir que sais-je ? Nous sommes assis en rond autour du panier de victuailles que le vieux Tonio qu'on appelle Bocanada par dérision à cause de son mutisme et de son goût des voyages qui lui a fait faire quatre fois le tour du monde
Un sacré voyageur Bocanada ! Il rit avec les autres en entendant ma petite histoire et tout le monde se met à parler légèrement de l'Afrique
Un peu trop légèrement
Même John en a parlé légèrement et il rit comme une dinde des plaisanteries légères de mon ami marocain qui se venge
Avec le vin le jambon les saucisses Bocanada a amené des fruits des pastèques de la limonade et des amandes pour la faim
Cela nous rend peu à peu inconsistants futiles légers comme le sens de notre conversation on ne croit plus à la complexité des choses et des êtres on recherche la sieste la tête légère l'esprit au bord de l'oisiveté mais pas tout à fait il reste encore des choses à expliquer des comportements à justifier on ne se débarrassera pas de notre poids terrestre pas simplement en buvant du vin
Les femmes sont devenues rieuses par conformité avec l'image qui les rendait agréable aux yeux des hommes tandis que l'homme s'empêtre dans le son de sa voix ne la reconnaît plus se demande ce qu'il dit n'arrive pas à donner à la femme ce qui n'est plus qu'un bruissement d'ailes un ralentissement irrésistible ne trouvant pas la force ni l'intelligence du lieu
Moi comme les autres
Puisque je parle d'un souvenir et non pas de la réalité je peux me permettre d'oublier des mots sans risquer de changer le sens que l'écriture m'impose
Je revois sans difficulté les plongées intermittentes de la tristesse au fond du visage de l'un ou de l'autre qui s'épatait un moment d'avoir un visage à offrir aux autres comme ça en pleine conversation avec eux sur des sujets tellement futiles et avec un manque de profondeur tel que le cœur qui continue d'exister ne pouvait pas ne pas baver de dégoût sur tant de raisons de sortir de l'existence sans consentement
La tristesse marquait surtout le regard un court moment juste avant de lever le coude ou d'enfourner quelque chose de violemment écœurant non pas chassant ainsi la tristesse indésirable mais ayant attendu qu'elle cesse d'exister au moins de cette manière
C'était toujours les yeux qui la vomissaient d'un coup et il n'y avait plus de sentiment possible à l'égard de personne ni même une pensée contraire les yeux d'un coup traversés par l'inutilité du bavardage même comme approche sommaire de la tranquillité
Pablo fut le premier à se détacher du groupe
Il bâilla tout en s'étirant et tâta d'un doigt expert le vinyle d'un siège qui avait bien mérité de l'ombre
Il s'y installa bruyamment prenant le temps de trouver la place convenant à chacun de ses membres puis il renversa la tête sur sa nuque ouvrit encore la bouche pour bailler et à partir de ce moment il donna l'impression de dormir bel et bien
C'était sa manière à lui de chasser les nuages
Il n'avait jamais agi autrement
En tout cas il se révoltait bien contre le temps qui passe et son idée qu'il n'avait partagée avec personne ni exprimée à aucun prix fut jugée assez sage pour que chacun se mit en quête d'un coin pour dormir
Par un mauvais calcul nous avions ce matin sous-estimé la quantité d'ombre nécessaire à chacun pour satisfaire à la sieste
Pablo monopolisait à lui seul un parasol tout entier et personne n'osa lui demander de se pousser un peu pour faire de la place
Saïda et mon ami marocain s'étaient enfermés dans le leur l'ayant entouré de serviettes mais ils y étaient déjà quand John et moi avions fait l'opération de calculer l'ombre totale
Il offrit ses deux mains aux deux femmes et s'en alla se coucher avec elles sous le dernier parasol qu'ils allèrent planter en riant tout près de l'eau
Le Français ricana un peu en me considérant d'un œil goguenard de la tête aux pieds puis renonça à partager une ombre avec moi
Je me retrouvais seul au milieu des restes du repas tandis que Bocanada assis en tailleur entre deux roseaux sur lesquels il avait tendu sa veste contemplait d'un regard équivoque ma nudité de chat blessé à mort
Je montai aussitôt vers les eucalyptus où l'ombre ne manquait pas traînant derrière moi le matelas gonflable sur lequel je comptais m'endormir comme les autres
Le vin commençait à me monter à la tête et quand j'arrivai en haut de la falaise je bandais comme un dieu misérable et fatigué
Ici commence le premier ralentissement de cette histoire à ne pas confondre avec un vertige ou une nausée dont le passage est purement intérieur sans relation avec cet extérieur qui d'un coup s'est ralenti sans que j'y puisse rien je ne sais même pas si j'ai voulu quelque chose
J'ai mis des heures pour pivoter sur mes pieds dans le sable brûlant et pendant des heures et des heures j'ai regardé la crique la plage et la mer peut-être le ciel et le soleil voyant les disques blancs des parasols un deux trois pendant des heures encore attendant qu'il se passe quelque chose ne comprenant pas qu'il ne se passe rien ni même au niveau de l'ombre n'ayant pas encore compris que j'étais l'épicentre d'un ralentissement involontaire animé par une énergie d'horloge que par contre je comprenais à cause de la régularité qu'elle me donnait comme repère de ma propre situation spatiale
Des heures ont passé et c'est quand j'ai commencé à m'habituer à cette situation toute nouvelle pour moi que heures après heures j'ai vu Pablo sortir de l'ombre lourd à cause du ralentissement que je lui inspirais et je comprenais mieux la nécessité d'un ralentissement dans une pareille situation
Il est enfin sorti complètement de l'ombre et je montrai des signes d'impatience
Il lui a fallu des heures pour se tourner vers les falaises car il s'était réveillé face à la mer croyant sans doute m'y trouver nu et à mon aise
Il a donc pris le temps de regarder la mer pour constater que je ne m'y baignais pas et c'est autant de temps qu'il a fallu ajouter à mon impatience de statue presque immobile
Il a regardé longuement la tache lumineuse dans l'ombre des eucalyptus et à lui aussi le temps a dû sembler long et inutile se demandant si j'étais cet éclat de lumière ou s'il ferait mieux de chercher ailleurs sur les rochers ou même sous les deux autres parasols
Pour qu'il n'y ait pas de tromperie de ma part ou intention dilatoire j'ai levé mon bras pour faire signe et il s'est mis en route vers les falaises luttant contre la lenteur qui n'était pas la sienne les heures s'ajoutant aux heures et rien ne bougeant que ce que je pensais avoir mis en mouvement
J'ai reculé dans l'ombre des eucalyptus et j'ai essayé de calculer le temps qu'il lui faudrait pour m'atteindre et me dire ce qu'il avait à me dire
Parce que c'était ça que j'étais en train de ralentir ce qu'il avait à me dire
Je voulais l'entendre et il n'y avait rien au monde que je voulusse entendre d'un bout à l'autre
Mais ce n'était pas de ma part une manière de me mentir à moi-même
Les choses n'étaient pas changées par le ralentissement que je leur imposais
Je n'avais même pas l'intention de les changer
Je n'avais peut-être aucune excuse pour expliquer ma décision de ralentir ce qui se jetait sur moi de déchirant et de définitif
Chaque mot m'atteignit en plein cœur et j'augmentai le ralentissement j'allai au bout de moi-même et je trouvai la force de m'accepter dans ce rôle peu favorable il est vrai à l'expression de ma grandeur d'âme
Mais cette grandeur n'avait rien à faire dans notre conversation
Pablo s'interrompit après la première phrase et je dus supporter malgré moi les heures de silence et de sourire dont il me fit souffrir profitant de mon ralentissement m'en retournant les effets en se moquant de ma soi-disant supériorité ! Et il ne voulait pas enchaîner les phrases
Les silences avaient beaucoup plus de poids que les mots et cela rendait ma situation intenable
Il était devenu haïssable je pouvais me permettre de le penser même si je n'adhérais pas encore à ce mot comme un insecte effroyable à la veine qui le nourrit
Mais pour le moment je ne me nourrissais d'aucun sentiment
Je perdais le contrôle du ralentissement le premier que je manœuvrais et je me promettais peut-être de ne plus recommencer ce qui n'était pas tout à fait regretter d'avoir entrepris cette folie
C'était une folie et j'en pâtissais d'horreur et de stupéfaction
Nous avions tellement ri de l'Afrique
Nous l'avions tellement allégée
Elle était devenue tellement creuse même dans la bouche des spécialistes
Et puis le sommeil nous était arrivé et Pablo s'était montré extrêmement ombrageux
Je le croyais triste à cause de John qui avait l'intention de finir sa vie en Afrique et qui ne voulait pas l'emmener
C'était deux bonnes raisons d'être triste et ombrageux
J'aurais donné un coup de pied au temps pour que ce soit les bonnes raisons
Mais John parlait beaucoup et donnait peu
L'Afrique l'avait fait rêver le temps de faire de jolies phrases de blesser quelques cœurs et de revenir à de meilleurs sentiments
Il retournait donc à New York et il emmenait Pablo
Il n'y avait pas de place pour moi dans ses bagages
Fin du ralentissement
Maintenant je pouvais le haïr
Et je ne m'en privai pas
Je le lui dis
Pouvait-il faire autrement que de hausser les épaules ? Me dire que je faisais preuve de jalousie ce qui n'était pas dans mon style ? Qu'ai-je à faire du style ? Y a-t-il une meilleure manière d'emprisonner l'esprit ? La jalousie mon style ! Non ce n'était pas la jalousie ou alors la jalousie n'était qu'un mobile ce qui n'a rien à voir avec la question du style
Je me taisais
Je ne pouvais plus rien ralentir d'ailleurs il n'y avait plus rien à ralentir
J'étais taxé de jalousie là où je n'avais fait preuve que de déception
Pouvait-il comprendre ma déception ? Non il ne pouvait pas croire que je fusse seulement déçu
Il regrettait d'avoir détruit mon nid d'amour et il me souhaitait bonne chance avec la servante
C'était une manière ironique de me dire que j'étais mauvais joueur
Mais à quel jeu a-t-on joué ? Je n'aurais jamais accepté de jouer avec les sentiments
Ça aussi ce n'était pas dans mon style
Je me mis à pleurer
New York ! New York ! New York et moi ! Moi et la vie ! Et il me jette comme un cloporte indécent dans le panier (excusez le mot) de cette cochonne de servante qui ne veut pas accepter qu'elle a plus de corps que d'esprit
Mais je ne me laisserai pas jeter
Prête-moi ton maillot
Je m'en vais seul
Je ne peux tout de même pas me promener tout nu
Je trouverai une voiture
Je rentrerai demain ou jamais
Le mieux est que je ne rentre jamais
Fais envoyer mes affaires chez Marco
Oui Marco c'est un ancien petit ami d'amour et il se fiche pas mal de ce qui m'arrive parce qu'il est encore sous le coup de l'émotion
Je m'abandonnai dans un bouge de la rue des Tristes
Il y a une rue des Tristes ou un passage des Tristes dans toutes les villes de la côte une rue qui mène au port et qui s'arrête sur un quai ou un paseo
Pour celui qui se demande qui sont ces Tristes auxquels la communauté fait l'honneur d'une rue qu'il me suffise de dire qu'on appelait ainsi les bagnards qu'on amenait enchaînés les uns aux autres sur le port où on les destinait à la marchandise
Assis à la terrasse d'un des bougnats qui proposaient leurs putes et leurs drogues au passant toujours quelque peu altéré je n'attendais rien je buvais de la bière et je ne parlais à personne ni même à ceux qui me posaient des questions dans l'espoir de me ramener au monde des vivants
J'étais triste et mort triste comme un bagnard et mort comme un poisson
Il fallait bien que je m'enfonce sans courir après les filles toutefois ni tenter les garçons qui m'avaient déjà jugé
J'étais maître de mon silence n'espérant qu'un piètre isolement à défaut de la solitude que je ne pouvais pas espérer dans ces lieux
Ça sentait la sardine grillée et la pisse d'ivrogne et je pensais à eux comme à des bêtes sous surveillance
Ils avaient travaillé toute la sainte journée exactement comme des bêtes ponctuelles et intransigeantes et maintenant ils se vidaient et ils se remplissaient jouant le jeu infâme et dégradant de la digestion sans rien oublier toutefois de leur propension à être des artistes malgré tout chantant juste ou accompagnant à la perfection
Seules les femmes dansaient mal
C'était toutes des femmes d'un certain âge et leur cambrure était une parodie les cuisses dégoûtaient j'avais l'impression que je ne pouvais pas supporter l'odeur de leurs seins
Les jeunes s'il y en avait quelques-uns deux ou trois pas plus étaient des hommes plus proches de l'enfance qui leur tournait le dos que de ce que la vie se chargeait de leur administrer
Ils se tenaient debout contre un mur manipulant des cigarettes ou un couteau dont la lame ne menaçait personne en particulier
Ils n'étaient que de simples observateurs en apprentissage
Ils pouvaient seulement se demander pourquoi je m'isolais de cette façon et pour éviter que la fin de la nuit ne sombre dans la tragédie je leur ai fait signe de venir partager avec moi la bouteille de bière qui était le seul moyen de pactiser avec eux
Ils déposèrent toutes leurs richesses sur la table paquets de cigarettes un briquet à mèche un jeu de cartes et un morceau de cordage dur et sec qui pouvait être une matraque
On a échangé nos noms nos villages nos travaux nos connaissances communes de lointaines parentés et puis je les ai fait boire jusqu'à ce que l'un d'eux se mette à parler de son pucelage ce qui a fait crever de rire notre voisin de table un petit homme rabougri qui sentait les pieds et qui ne buvait que du vin accompagné de pois chiches grillés
Le puceau était en train de s'énerver et il parlait des femmes en termes grossiers et avec une arrogance qui le désappointait un peu chaque fois qu'un éclair de lucidité lui traversait l'esprit
Le petit homme approcha sa chaise et la posa juste derrière la chaise d'un des jeunes
Il s'assit tranquillement le verre dans une main et des pois chiches dans l'autre
Tout en buvant et mâchant il nous raconta que de toute sa vie il n'avait jamais baisé qu'une femme et que ça l'avait tellement dégoûté que du coup il s'était intéressé aux petites filles
Il en avait baisé trois et tout ce qu'il avait gagné ç'avait été huit ans de prison et une fracture de la colonne vertébrale le jour où il avait tenté de s'évader
C'est en prison qu'il était devenu maricón
Il prononçait ce mot avec une délectation tranquille nous regardant rire un peu de son apparence qui ne pouvait pas être le lieu de l'amour
Est-ce qu'on voulait voir sa bite ? Il la montrait pour deux cents pesetas et personne ne regrettait jamais la dépense affirma-t-il en approchant encore la chaise
Les jeunes n'avaient pas un sou sur eux et comme ils se trémoussaient comme des filles se donnant des coups de coude que je pris pour une approbation unanime je posais deux pièces de cent pesetas sur la table ce qui augmenta le fou rire des puceaux
Le vieux se pencha alors sur son ventre écarta les jambes pour libérer la braguette et il en sortit une longue tige de chair rouge et noire dont la démesure nous empêcha de respirer l'odeur sans doute infernale
La bite s'allongea encore et le vieux s'appliqua par une pression à la base de l'engin à nous montrer la santé de ses veines dont il disait que ce ne serait pas elles qui le tueraient
Il expliqua alors qu'il éprouvait un intense plaisir à montrer cette rare beauté qui avait été aussi celle de son grand-père maternel lequel était mort assassiné à cause d'elle d'ailleurs
Il l'avait lui-même offert à une seule femme et elle avait eu si peur qu'elle s'était enfuie toute nue dans la nuit pour retourner chez sa mère
Malheureusement en cours de route elle avait rencontré des bons à rien qui l'avaient rendue folle et on avait été obligé de l'enfermer dans un asile qui ne recevait que des femmes et des vieillards
Mais le plus grave n'était pas qu'elle eut à terminer ses jours dans un pareil endroit qui est une offense à la dignité humaine
Elle ne se souvenait plus des bons à rien qui lui avaient fait son affaire et allait même jusqu'à dire qu'ils n'avaient jamais existé que dans l'esprit des gens mal intentionnés qui lui voulaient du mal
La véritable raison de sa folie c'était cette bite sans rapport avec l'amour cette bite qu'il voulait lui fourrer avec son prétendu amour et au tribunal où ses parents avaient sans doute déposé tous leurs bijoux et d'autres garanties qui vous rapprochent de la justice il n'avait été question que de ça et tout le monde s'attendait à ce que le juge lui ordonne de la montrer et qu'on en fasse même un moulage pour l'édification des jeunes filles
Quelle honte ç'avait été ! Et depuis il n'avait plus touché de femmes
Il y avait eu bien sûr les trois fillettes un moment d'inconscience et de malheur
À la première il avait demandé une caresse et comme il s'y attendait elle se montra étonnée mais satisfaite d'avoir enfin vu et touché ce qui paraissait être la préoccupation principale des femmes
Elle caressa sans conviction et il s'énerva
C'est elle qui le dénonça ou sa mère après qu'il eut demandé à une deuxième fillette de la mettre dans sa bouche et de la caresser de cette manière
Elle ne parvint qu'à l'exciter un peu plus et il la gifla durement
Enfin une troisième accepta d'ouvrir ses cuisses et il la blessa paraît-il
En tout cas ça lui avait coûté huit ans de liberté et il n'était pas prêt de recommencer d'autant que là-bas entre quatre murs il avait appris à aimer les hommes et il avait fini par se vendre très cher sur la place
Si l'un d'entre nous voulait être baisé par lui c'était cinq cents pesetas de plus
Il faisait ça très bien
On n’était jamais déçu
Mais bien sûr il comprenait très bien qu'on préférât les femmes et dans ce cas il était fier d'avoir montré sa différence à des hommes qui étaient plus faits pour l'amour des femmes
Tant mieux pour nous si c'était ce qu'on avait dans la tête dit-il et il me demanda si je regrettais les deux cents pesetas moi qui ne disait rien et qui paraissait en savoir plus que les autres
Qu'est-ce que je pouvais espérer d'un pareil endroit ? Des personnages à la hauteur de mon imagination ? Des histoires microcosmiques pour mes vieux jours ? Des aventures pour dimensionner l'humanité dans sa fable éternelle ? Je ne répondis pas au vieux et il empocha les deux cents pesetas en se levant
Il quitta la terrasse en boitant et il s'enfonça dans la nuit triste et pensif
Son verre inachevé était resté sur la table et il nous inspira le dégoût
Je pensais me souvenir de l'odeur du vieux et pouvoir en parler mais je ne me rappelais rien à son sujet et je n'osais pas toucher le verre qui portait la trace de ses doigts
Le puceau s'était un peu calmé abasourdi par ce qu'il venait de voir et qu'il n'oublierait jamais
Il se sentait au fond peut-être un peu infirme
Il jouait du bout du doigt avec le canif noir qui tournait sur la table et je pensais soudain au revolver que j'avais dans la poche
Quelle idée stupide de se promener avec une arme dans un endroit pareil où l'on a plus de chance qu'ailleurs d'être questionné sur la présence interdite
Qu'est-ce qui m'avait pris de me croire autorisé de le subtiliser à la panoplie de Pablo qui faisait l'admiration des amateurs du genre ? Je lui souriais déjà avec cet air équivoque qui n'est que l'alternative du désespoir
J'ai enfoncé le plat métal dans mon pantalon à peine frémissant et je n'ai donné aucune explication à ma soudaine sortie
C'était il y deux ou trois heures à l'hôtel empruntant sans permission l'énorme Buick de John qui était trop ivre pour m'en empêcher me parlant de la boîte à vitesses et de la direction s'empêtrant dans des recommandations techniques auxquelles je ne compris pas un traître mot
Je descendis toute la pente en roue libre et eut un mal fou à arrêter ce tas de ferraille au croisement avec la nationale
J'ai bien cru que j'allais me tuer
Que penserait-on alors du revolver trouvé dans mon slip ? Des choses improbables et de toute façon sans importance
Ma mémoire n'est pas faite pour durer
C'est avec ce sentiment à la fois tendre et aigu que j'ai garé la voiture dans la rue des Tristes faisant chanter les pneus contre le trottoir juste en face de la terrasse où je comptais m'abandonner
Qu'est-ce que j'allais gagner sur la vie en agissant de cette manière ? Un peu de temps un peu de l'inutilité du temps auquel me faisait penser sans arrêt la présence toujours froide du revolver
Et maintenant j'étais assis avec trois puceaux qui se désespéraient en se demandant ce qui allait leur arriver de bon et d'inoubliable cette nuit
Qu'est-ce qui pouvait leur arriver sinon l'attente et la bestialité ? Moi j'avais fini d'attendre ce qui me différenciait
Et je n'étais plus une bête ce qui m'éloignait d'eux
J'étais un homme-femme triste et étranger au remue-ménage quotidien que personne n'avait réussi à m'imposer comme ligne de conduite
Je ne redoutais donc pas ma tristesse
Elle me portait sûrement vers la fin de mon voyage
Il n'y avait aucune hésitation de ma part je me souviens de cette assurance qui était la mienne au moment de composer avec le crime
Je me trompe un peu
Crime est une notion morale
Meurtre c'est événementiel et par conséquent sans intérêt
Assassinat c'est devenu tellement littéraire il y a belle lurette d'ailleurs
Je ne trouvais même pas le mot exact pour exprimer le sens de ce que j'allais à la fois commettre ce qui est immoral perpétrer ce qui est un fait et signer de ma main ou quelque chose d'approchant
Il n'y avait peut-être pas de mot pour m'imbriquer tout entier dans le vocabulaire
Ou il n'y en avait plus à force de justice d'histoire et de littérature
Et qu'est-ce que j'étais donc moi ce corps perclus d'existence et de langage critique et soumis cependant sur le point de tuer l'amitié et ce qu'elle avait brisé à tout jamais pour que je cesse d'exister il n'y avait pas d'autre mot
Pablo m'avait tué
Je lui devais une réponse
Indéfendable
Inexprimable
Est-ce que j'étais certain de vouloir ce que je voulais ? Je l'ai déjà dit je volais comme un oiseau je n'avais aucune raison de ne pas croire à mes raisons
Seule la difficulté d'expression me tenaillait
Mais qu'est-ce que je dirais à des juges et aux curieux et aux amateurs de belles lettres qui ont aussi le droit à l'existence ? Si au moins il y avait une femme pour m'expliquer ce que je suis en train de faire ? Mais laquelle supporterait sans broncher ma terrible question qui n'a rien à voir ni avec l'honneur ni avec la psychologie ? Saïda était un corps la servante un sexe et je ne me connaissais pas d'autres maîtresses
J'étais seul avec le néant ce qui n'arrive en principe qu'une fois dans la vie
Et je n'avais pas le temps de penser seulement au néant qui est la pire des abstractions qui n'a pas la saveur éternelle de l'infini qui n'est au fond que le meilleur moyen de se rendre triste et indélicat à l'égard de ceux qui vous aiment sans raison précise
J'acceptais de sortir de l'humanité les pieds devant et sans concert mais il n'était pas question pour moi de gâcher bêtement ce que j'y avais cultivé pour mon bien
Je pourrai toujours cracher à la figure d'un juge tourner le dos aux racontars et même casser la gueule au critique incompréhensif mais tout le reste devait demeurer intact même après ma mort y compris mon amitié inaltérable pour Pablo
Voilà ce que j'étais en train de penser quand la fanfare est arrivée pour nous jouer l'hymne national ou quelque chose qui y ressemblait parce que personne n'a salué même du bout des doigts
Et puis le tambour s'est mis à creuser le bruit trouvant la cadence qui mettait tout le monde d'accord et au bout de quelques minutes il a pris la place des cerveaux dont les corps fatigués s'assemblaient en tapant des pieds et des mains cherchant l'évidence des signaux érotiques que la nuit tempérait
Chaque coup porté sur le tambour nous faisait pénétrer un peu plus dans la lumière artificielle joignant les mains au moment du vertige central touchant l'autre qui avait l'air parfaitement semblable mais ne rencontrant pas de regards rétiniens sentant à quel point l'artifice est le meilleur moyen d'exister pour les autres regards géométriques dans l'espace qui se limitait à peu de choses terrasses encore humides caniveaux jonchés de papiers divers murs noirs où apparaissaient des corps rieurs et penchés ciel éclairé par l'électricité multicolore jambes luisantes pas toujours belles de noirs habits crevés de chair à fleur de peau des bouches des bouches sombres qui pouvaient être ouvertes et ces yeux sans histoires qui étaient le seul moyen de repérage espace bien carré dans le cercle du bruit et de la fureur maligne qui n'était autre que l'espèce de paralysie contre quoi il fallait lutter avec l'aide du tambour
Les plus expérimentés étaient déjà réduits à l'état de loque et la musique sombrait dans l'élasticité de leurs mouvements le tambour fragmentant cette élasticité de rêveur peau devenue charnelle du rire qui était l'exaltation du moi jusqu'au cri qui finissait toujours par figer le tournoiement centripète de la pensée maintenant absorbé par la foule
Dans ce labyrinthe de corps j'ai rencontré un moment Ernesto qui avait été danseur nu dans une revue à la manque qui avait parcouru l'Amérique latine pendant plus de vingt ans
Maintenant il était déguisé en vieille femme barbue et chimérique et il offrait à la foule excitée ses deux énormes seins de guimauve dont les tétons avaient déjà été mangés
Son compagnon qui avait l'air d'une femme et qui en était peut-être une agitait une peau pleine de vin dont les tétons dressés dégoulinaient sur des visages sombres qui devaient être sans doute la seule question à poser à Dieu
Ernesto me fit signe qu'il en avait marre et je compris qu'il était en train de gagner sa vie
Comme il la gagnait mal ce qui lui était arrivé toute la vie il y avait des chances pour que la mort l'emporte un jour dans un de ces déguisements qui étaient une blessure infligée à son âme de tendre poète
C'était tout ce qu'il redoutait maintenant ça et la faim et ce qu'elle suppose de crasse et de solitude
Ses seins étaient déchiquetés par la foule qui s'en prenait aussi à ses fesses mais c'était bel et bien les fesses d'Ernesto douces et rebondies et douloureuses à force de claques et de pincements
Il poussait des petits cris chaque fois que ça lui arrivait mais il ne se retournait pas il gonflait la poitrine et la guimauve était livrée à la populace excitée et rieuse qui y plantait des doigts gourmands jouant le jeu facile qui lui était proposé et soucieuse de ne pas l'oublier
Puis Ernesto m'a embrassé sur la bouche ce qui a provoqué un frémissement incontrôlable autour de nos corps et comme la foule en demandait encore il m'a enfoncé la tête dans la guimauve qui avait un goût de moisi et qui m'a suffoqué pendant un moment
Sentant sa main puissante sur ma nuque secouant la tête pour échapper à son étreinte de pieuvre sucrée qui sentait la sueur et le vin
Son ventre artificiel m'oppressait ses cuisses m'enfermaient dans leur gouffre et je m'appuyais de toutes mes forces sur ses hanches mêlant mes mains à sa chair de danseur qui frémissait encore
Et puis j'ai montré mon visage hilare et maculé à la foule qui faisait mine de le lécher de loin tirant des langues blanches ou noires langues malades artificielles incomplètes léchant l'apparence trompeuse de ma photographie m'approchant toujours mais approximatives
Le compagnon d'Ernesto fit jaillir le vin des tétons dressés comme des bites sur la peau tendue qui gargouillait comme un mort
Les bouches lécheuses s'approchèrent encore putrides infâmes gazouillant sans pudeur et Ernesto s'arrachait des morceaux de seins qu'il leur fourrait dans la bouche et le vin giclait dessus barbouillant les visages crasseux jusqu'aux yeux les bouches se tordant dans une douleur comique qui était le début de la force de la digestion et certains montraient leur cul noir et nu pour aller jusqu'au bout de la farce ou bien s'agissait-il de la prendre à contre-pied par dérision et surtout pour exprimer la cruauté inspirée par l'humanité magique qui recommence ses fêtes sans jamais en épuiser le fond
Je riais comme les autres sale humide et bruyant
J'avais besoin de leur ressembler et je ne pouvais me satisfaire d'une imitation qui ne serait que la parodie de leur crasse mentale
J'avais les mêmes racines et il me suffisait de crever l'outre de la mémoire à coups de couteau comme ça c'est toujours fait chaque fois qu'un homme s'est senti éloigné des siens non pas rejeté par eux mais extrait de leur amalgame incompréhensible et douloureux et livré comme un animal à l'abondance d'autres terres où il crève de n'être pas chez lui
Il suffisait de prononcer les noms ceux des personnes et des lieux sans oublier le nom des évènements marquants de l'histoire partagée dont chaque morceau même isolé pour faire ripaille avait un nom pour interdire l'oubli et faire figure de prière confraternelle
Mon ami marocain surgi de l'amalgame comme un phlegmon étonné avait à comprendre les mêmes choses mais dans le sens religieux qui était celui qu'il voulait donner à toute chose condamnée à l'existence vivante morte ou minérale
Il s'amena sur moi d'un coup gras et purulent pour coller sa bouche à mon oreille
Je compris qu'il avait quelque chose d'urgent à me dire
Sa main se colla sur mon ventre puis elle se mit à bouger dans tous les sens comme si elle cherchait quelque chose
Elle toucha enfin le revolver
Bon dieu ! dit-il
Cachez-le mieux que ça ! — Ma chemise s'était ouverte et en effet le revolver montrait sa douce crosse de nacre dont la blancheur avait dû attirer plus d'un regard
Il m'aida à enfoncer la chemise dans le pantalon et je quittai Ernesto qui haussa les épaules en me jetant un regard de dépit
Mon ami marocain m'entraînait hors de la foule
Nous atteignîmes une ombre discrète
Donnez-le-moi ! — dit-il
Je ne sais pas pourquoi je lui ai donné le revolver sans discuter
Peut-être parce que je me sentais démasqué
Je n'ai même pas hésité et il l'a enfoncé dans sa chemise souriant en remontant le bord du pantalon
Il ne me demanda pas ce que je comptais en faire et il ne me vint pas à l'esprit de devancer cette question qui paraissait inévitable
Nous revînmes près du cercle tremblant de la foule et contournant le délire spectaculaire qu'elle nous proposait nous prîmes place sur une terrasse à une table où s'amoncelaient dans le désordre les verres les cure-dents les serviettes souillées les mégots et les noyaux d'olives
Mon ami fit une grimace dégoûtée
Il ne supportait pas la saleté humaine cet abandon tragique de l'existence sur une table prise au hasard cette nausée étalée à la vue de tout le monde et une femme puante crut mettre fin à cet exposé en poussant avec une éponge épouvantable cette crasse qui se répandit sans bruit à nos pieds
Comme elle nous demandait ce qu'on voulait s'jeter mon ami commanda de la bière et elle se mit aussitôt à nous débiter la liste des tapas qui devaient mettre fin à notre écœurement mais par récurrence
Elle finit par poser sur la table deux verres moussus qui se répandaient sans vergogne et une assiette mal léchée où pataugeait un poulpe d'une noirceur redoutable
Il était piqué de deux cure-dents et ainsi il avait l'air d'un simulacre de taureau de combat
Elle ne nous quitta pas sans préciser en nous le montrant de sa vieille main agitée de spasmes qu'elle connaissait deux filles douces comme des oiseaux et mordantes comme des chiennes qui s'ennuyaient comme des poissons dans un bocal
Mon ami marocain éclata de rire et il la chassa
Plus loin les filles nous souriaient toutes dents dehors spectaculaires par leur côté éphémère et dérisoire à cause de leur beauté outragée qui était aussi une marque de mépris et de condescendance
Mais nous plongeâmes le nez dans nos verres débordants hésitant toutefois à se taper le poulpe calciné qui sentait à peine l'ail et la ciboulette
Je m'étonnai d'un coup de l'absence de Saïda et mon ami m'expliqua qu'il l'avait vexée à cause d'une broutille à laquelle elle s'était mise soudain à accorder une importance sans rapport avec les faits
Est-ce que je regrettais son absence ? Non c'était agréable de s'attabler avec un ami un frère de plume
La fête l'agaçait un peu à cause de l'exagération
Il voulait dire qu'on pouvait se divertir sans se livrer à cette irritante exagération de nos penchants
On peut danser sans lever la jambe trop haut
Lever la jambe est une invite grossière
Il préférait le compliqué de l'entrechat et du pas de deux ou tout se passe au niveau des pieds et de la géométrie sans défaut dont ils marquent le sol à jamais
Je n'osais pas lui parler d'autre chose parce que je respectais la religiosité délicate qu'il insinuait dans mes pores et je me mis à décrire dans le détail le seul ballet que j'avais vu de ma vie ballet dont il me rappela un peu énervé et le nom et l'auteur
J'en étais à l'acte deux quand son visage fut soudain l'objet d'une paralysie qui le rendit moite et blanc comme la mort
Je me retournai pour voir moi aussi l'objet de son étonnement dangereux et ne fus pas le moins du monde surpris de rencontrer la plantureuse Saïda assise sur un bidon crasseux et faisant la causette à la servante au grand cœur qui pour la circonstance s'était presque déshabillée
Je regardai à nouveau mon ami qui était passé dans mon dos de la stupéfaction à la colère
Il marmonnait d'inévitables reproches se mordait les lèvres pour empêcher les mots de les atteindre et évitait de me regarder au cas où je chercherais à me renseigner sur l'impromptu
Je revis encore Saïda qui s'esclaffait belle et monstrueuse sur le bidon montrant la cuisse au passant exactement comme une pute tandis que la servante ébauchait des danses ou des rites locaux
Je ne pus empêcher mon ami de se lever avec fracas renversant nos deux bières sur le poulpe immangeable
Les deux putes s'interrogeaient en silence fumant des cigarettes à la menthe qui m'attirèrent comme un papillon
Je vis encore Saïda répondre vertement à son époux frissonnant et puis ils nous laissèrent là abrutis et rêveurs longeant le trottoir jusqu'au dernier réverbère qui éclaire leur secret
L'Occident est son dernier refuge — m'avait confié mon ami quelques minutes plus tôt
Le chemin du sida était le suivant : Saïda son mari Cecilia John
Mais je ne pouvais pas le savoir
Plus tard en parfait dilettante et soucieux de donner à mon récit un maximum de réalité j'entreprendrai de mettre à jour le premiers pas de Saïda sur ce chemin fatal et j'irai fouiller comme une taupe dans son passé de femme adultère
Mais ce n'est pas encore le moment de se livrer à cette mascarade de sentiments qui détruisent le peu d'amour dont ma propre vie ne voulait peut-être pas pour des raisons inavouables
Il faudra pourtant les écrire en forme d'aveu
J'en crèverai de honte de rage de jalousie d'impuissance à redire les choses chaque fois de la même manière parce que quelque chose se sera brisé au fond de moi et que je ne pourrai plus dire la vérité sans en souffrir comme un malade véritable
Mais pour l'instant j'ai encore la force de respecter pour être compris la chronologie impeccable des faits
Reprenons où j'en étais Passage des Tristes
Mon ami marocain vient de me quitter
Il m'a subtilisé le revolver avec lequel je comptais tuer Pablo
Je suis assis à la terrasse d'un café
Un peu plus loin on s'amuse on chante on tape sur des tambours on mouline le présent avec un peu d'argent à dépenser et rien à dire sur aucun sujet un peu élévateur de l'esprit on crie pour être regardé on montre les signaux de sa sexualité on s'offre à l'égoïsme qu'on peut partager pour être entier le lendemain n'a plus l'importance qu'il avait avant que ça commence
Comment pourrais-je dominer l'écœurement que m'inspire cette populace de misérables et de planqués qui se côtoient encore parce qu'ils font partie de la même production sociale ? Comment pourrais-je deviner un autre milieu que celui d'où je viens amer mélange qui m'empoisonne lentement mangeant le pêcheur le ramasseur de tomates l'électricien l'employé de banque le flic hébété le touriste étranger le clochard et ses cloches le clerc de notaire le bon à rien l'homme à tout faire la femme sans joie le gosse qui lève le nez en l'air le miasme des gorges la puanteur des entrejambes les lois les votes les routes qui mènent à la capitale les fêtes nationales les religieuses les païennes les familiales les plages les capotes dans le sable les traces du gibier humain l'écume qui les efface le crabe qui marche dedans la mouette qui cherche sa compagnie l'odeur de la sardine le papier journal du poissonnier les riches qui passent les anciens et les nouveaux les habitués et ceux qui ne savent encore rien de la loi qui frappe les riches pour donner aux pauvres qui savent peu de choses de ce que la loi leur enlève pour que le riche s'enrichisse sur son dos les jugements de la justice les jugements populaires les jugements du père ceux de la compagne qui en a marre de ne pas devenir…
Misère plus grande encore si l'on considère qu'au fond personne n'en profite tout le monde se fait des illusions et tout se vend à bas prix pour que l'illusion soit entière et bien sûr elle ne l'est pas l'imposture est peut-être totale…
non on ne peut jamais croire à son efficacité dans le sens de la plus parfaite entropie…
mais comment peut-on croire que l'humanité est sur le chemin de l'amélioration de sa condition même au prix de disparitions et de métamorphoses qui changent le reste du monde où plus rien n'est aussi naturel que le regard amoureux de votre propre chien ? — Ça alors ! — fait la plus jolie des deux putes une petite brune aux cheveux courts qui se ronge les ongles d'une main et ne touche pas à ceux de l'autre main qui est celle dont elle fait un usage professionnel de l'accompagnement typique de sa conversation jusqu'à la caresse sexuelle en passant par le geste de défense qui est un avertissement
La vieille qui est la patronne du bas si j'en juge par le regard qu'elle jette sans arrêt sur les meubles et dans les miroirs me tend un vieux chapeau de cuir crasseux et me montre l'intérieur d'un doigt presque autoritaire
Combien tu mets ? — Qu'est-ce que je peux mettre pour m'envoyer en l'air avec ses deux filles au moins toute la nuit ? — Tu veux les deux ? — Elle ne veut pas me décourager mais ensemble elles ne valent rien elles se jalousent elles s'imaginent que c'est ça l'amour alors il faut que je comprenne qu'elle n'est pas d'accord
La petite brune a l'air de me plaire
Elle s'appelle Lidia
C'est une bonne fille qu'on peut enculer si on en a envie pour le même prix
Est-ce que je veux me la sauter avec sa permission de mère et de bonne patronne ? J'insiste : je les veux toutes les deux
J'aime bien aussi l'autre fille
Elle a l'air intelligent
La vieille éclate de rire d'un coup montrant ses dents gâtées et l'avachissement incontrôlable de sa gorge
Tu ne connais pas les femmes ! — Elle s'appelle Elisa et ne connaît pas trop le métier
Faut pas trop lui demander
Elle en veut à tout le monde
Elle dit que ça ne durera pas que c'est comme une espèce de purgatoire mais qu'elle n'ira pas en enfer parce qu'elle ne fait rien pour y aller ce qui n'est pas le cas de sa sœur Lidia qui est une véritable pute technicienne dans l'âme et avare par méthode
Alors dit la vieille laquelle tu choisis ? — Je les veux toutes les deux dis-je et la vieille se frappe les cuisses en poussant un hurlement qui fait sourire les filles
J'aime bien être jalouse dit Lidia surtout d'Elisa
Ça l'excite ! — Elisa lui donne un coup de coude en riant et elle ouvre sa bouche pour dire une grossièreté
Mets-en encore dit la vieille en secouant le chapeau
Il en manque
J'en mets
Je mets ce qu'il faut
Je n'ai pas l'intention de me faire avoir
Ça va dit la vieille
C'est beaucoup reconnaît-elle
Levez vot'cul vous autres ! — Les deux filles se plantent devant moi en riant une à droite une à gauche
Lidia appuie ses genoux contre ma cuisse
Elisa pose une main sur mon épaule
T'es pas malade au moins ? — fait la vieille en poussant devant elle un type long et courbe qui traîne la savate en reboutonnant sa chemise humide et parfumée
Il me regarde de son air triste et répugnant : — Il a l'air d'une fille — dit-il à la vieille
¡Qué va ! Fille toi-même ! Veille surtout à ce qu'il cause aucun chagrin à tes sœurs ! — Pour ce qui est de veiller le type paraît avoir l'intention de le faire avec sérieux : il me montre son couteau qu'il a planté dans son pantalon sous la chemise
C'est Celesto dit la vieille
Il vous encombrera pas
Celesto donne un petit coup de menton vers la Buick
Pas possible qu'elle soit à toi — dit-il
Qu'est-ce que vous voulez répondre à ce genre de type qui aurait pu être flic s'il n'avait pas commis l'imprudence de montrer la petite lueur d'intelligence qui éclaire son regard quand quelque chose lui paraît désirable ? La société est pleine de ce genre de parasites prêts à tout pour tout essayer au moins une fois dans la vie histoire d'en savoir plus que les autres sur tous les sujets sensibles en matière de plaisir et de réussite
Il avait de l'idée Celesto
L'état n'en avait pas voulu comme flic à cause de cette idée qui est une manière de désobéir avant même que l'ordre n'émane de l'autorité qui a aussi son idée sur les questions d'ordre public
Celesto est un voyou à peu près sans morale et le reste de sa philosophie est tout entier contenu dans l'action où la notion de liberté est toujours provisoire compte tenu de l'opinion jamais aboutie qu'il a des uns et des autres
Toute la nuit ! — s'exclame-t-il en regardant d'un air cloche la vieille qui est peut-être sa mère ou sa maîtresse ou tout simplement sa patronne d'un jour
C'est ça dit la vieille
T'excite pas trop bonhomme ! — Il ne l'a pas entendue
Il est déjà au volant de la Buick
La vieille s'esclaffe
Il fait chauffeur aussi
Pour le même prix ! ¡Qué bobo ! — Enfin puisqu'elle lui fait confiance plus qu'à moi
Elisa et Lidia ont ouvert les portières arrière de la voiture chacune d'un côté commençant l'interminable conversation dans laquelle il va falloir que je me glisse pour me donner du plaisir
De quoi peuvent-elles parler à cette heure de la nuit ? Celesto demande la clé de contact
Va te faire foutre espèce de chauffeur à la noix
Toi derrière et elles devant
Moi au volant
J'aime pas les riches — dit-il en s'installant sur la vaste banquette arrière
Elisa a voulu s'asseoir près de la vitre — au cas que j'vomisse — prévient-elle
Lidia me regarde de ses yeux experts qui me déconstruisent avec patience et minutie
Y a la radio ! — De la radio il ne reste que la façade chromée pleine de boutons rouges et d'aiguilles jaunes
Merde et tant pis — fait Celesto
On ne lui a pas demandé son avis mais il trouve absurde de la laisser en panne
À quoi ça sert les apparences ? dit-il en allumant sa pipe qui se met à pétiller comme un feu de bois
Il s'en étonne et souffle dessus
Qu'est-ce que je pense de sa chemise ? Elle est chouette
Je ne l'ai pas regardée mais je suis sûr qu'elle est chouette dis-je en manœuvrant la Buick entre les touristes tous vêtus de blanc et coiffés de casquettes de base-ball
T'as l'air d'une fille dit Celesto en m'envoyant une bouffée de sa fumée viciée par l'air de ses poumons — Et toi t'as l'air d'un con ! — fait Lidia qui le regarde de son air grave et supérieur dans le rétroviseur
J'aurai l'air moins con s'il te cherche des histoires — susurre Celesto qui souffle dans la pipe
Son visage s'éclaire de rouge à la lueur du brasier de sa pipe
Lidia hausse les épaules
Lidia et moi on se connaît depuis longtemps
Je ne lui ai jamais cherché des histoires
Et je ne lui ai jamais rien demandé non plus pas même de faire la fête comme ce soir
Elle est un peu surprise que je me mette tout d'un coup à penser à elle et désolée d'avoir à me le faire payer
Mais enfin on va s'amuser
On va tâcher de ne pas oublier ce que la vie a de bon quand on y met du sien
J'ai décidé d'être superficiel
D'ailleurs quelle profondeur est à la mesure de mon besoin de profondeur ? On roule
La Buick fait un bruit de camion
Dommage pour la radio ! — se plaint Celesto qui a ouvert un livre et allumé la veilleuse
C'est de la poésie
Bonne s'il est capable d'en juger dit-il en ricanant
Est-ce que c'est vraiment ton frère ? — demandai-je à Lidia
Elle hausse les épaules
Qu'est-ce qu'on peut savoir les uns des autres ? Pas même ça
Il y a L'État civil et ce qu'on raconte
Et dans ce qu'on raconte il y a la vérité et puis ce que la jalousie ou l'avarice peuvent inspirer à la rumeur publique qui n'est jamais un tout mais toujours l'opinion de quelqu'un en particulier le plus fort si c'est encore la loi
Qu'est-ce que je crois moi ? demande-t-elle en réponse à ma stupide question
Je crois que tu es une pute une sacrée pute qui n'en veut qu'à mon argent à tout l'argent qu'il est possible d'avoir et au plaisir qu'on peut se payer au lieu de le calculer parce qu'on est pauvre
Je ne lui dis pas cela
Je lui dis que je pourrais croire n'importe quoi pourvu que ça ait l'air vrai
C'que tu peux être triste ! — dit-elle agacée par le bruit des pages qui tournent derrière nous sur les genoux de Celesto qui sirote le goudron de sa pipe par petites lampées de coups de langue et de fond de gorge
Ça a l'air intéressant sa poésie — dit Lidia en donnant un coup de coude dans le sein d'Elisa qui grimace que oui
À quoi pense-t-elle Elisa dont le beau prénom me ramène à la réalité de tous les jours que Lidia s'entend bien à éluder pour gagner son argent ? Elle n'a pas envie de dépenser dit-elle
Je chantonnais dans ma tête — dit-elle encore en riant un peu surprise de l'avouer de révéler comme ça d'un coup le vide qui lui donne le vertige
Elle ouvre la vitre en parlant de la possibilité et elle s'en excuse encore de vomissement et de crise de nerfs
On aurait mieux fait de pas l'amener grince Lidia en se repomponnant le nez et les yeux dans le rétroviseur
On fait ce que dit le monsieur — claironne Celesto
Tu parles d'un monsieur — Et on roule cherchant le lieu de l'ivresse nécessaire à l'expansion du plaisir un lieu plein de bruits et de fureurs électriques avec une certaine quantité de corps humains se délayant sur le même rythme devinant l'obsession la touchant presque mais reculant toujours le moment d'y prendre plaisir avec plus de force et de durée que n'importe qui d'autre
Les néons et les lasers nous invitent à l'éclairage sous des palmiers ou des toits de cannes qui sirotent
Faudrait peut-être s'arrêter non ? — dit Lidia pour exprimer son impatience
Elle a envie de jouer
De rencontrer
De critiquer
De prendre
De rêver
C'est une salope — dit Celesto en refermant le livre qui tombe sur le plancher
Il met le pied dessus
C'est bien Lorenzo c'est bien bien bien ce que tu écris pour gagner ta vie
Mais ça ne te donne pas le droit de te croire supérieur aux autres
L'ai-je jamais pensé ? Et puis qu'en ferais-je de cette supériorité qui est peut-être la mienne ? Comment a-t-il trouvé ce livre ? Il ne l'a pas acheté
Il n'achète jamais rien
Il faut tout lui donner
Même les chemises
On a un ami commun
Celui dont la femme me paralyse au point qu'on peut se demander si je suis un homme ou un animal
Est-ce que les femmes ont ce pouvoir de paralyser les animaux de passage ? — Pas toutes ! — s'exclame Elisa en rougissant
C'est toujours merveilleux de voir une pute rougir
Mais ce n'est peut-être pas une pute
Elle fait ce qu'on lui dit
Est-ce qu'elle a les moyens de faire autrement ? — Oh ! ferme ça ! — dit Lidia en martyrisant encore le sein d'Elisa qui n'ose pas crier et qui serre les dents ce qui lui donne l'air de vouloir se venger
Il a publié dans un livre les cochonneries que Lorenzo raconte aux touristes dans son hôtel minable — explique Celesto en se croisant les jambes comme un ministre qui craint le pire
J'y ai mis toute mon âme — dis-je en essayant de plaisanter
C'est pas grand-chose mais ce n'est pas ce qui compte dit Celesto qui rallume sa pipe
C'est bien
Bien bien bien — Il s'y connaît le Celesto en matière de poésie
Il a passé deux ans à traîner sa savate à Madrid où on lui a dit qu'il savait comme personne faire le commentaire de ce que les autres écrivent
Il s'est fait des ennemis
On le prend pour un con
Mais qu'est-ce qu'il fout donc dans cette sacrée famille dont le père se retourne dans sa tombe toutes les nuits que Dieu fait à cause de ces deux putes qui ne gagnent même pas d'argent mais ce qui s'appelle gagner de l'argent pas traîner son cul pour avoir de quoi vivre comme n'importe qui
On peut toujours espérer — dit Lidia qui fait toujours l'amour avec une petite croix au bout d'une chaîne qui ne gêne personne — même que ça en inspire quelques-uns — Je roule vite maintenant et le visage d'Elisa est devenu tout blanc
Il va me faire dégueuler ce con ! — glougloute-t-elle en penchant sa tête dans l'air frais qui ne la ravive pas
Il va nous tuer oui ! — dit Celesto
Mourir de ça ou d'autre chose
De quoi tu voudrais mourir toi Lorenzo ? — demande Lidia
Elle extrait ma bite d'une main experte
On va se casser la gueule ! — dit Celesto
On pourrait s'arrêter, non ? suggère Elisa en jetant un coup d'œil sur ma queue que rien n'éclaire sauf le regard amusé de Lidia qui me demande à qui je dois cet héritage à mon père ou à ma mère ? Je lui parle du vieux qui m'avait fait payer deux cent pesetas la vision d'une queue encore plus impressionnante
C'est Ascencio ! — dit Elisa en déglutissant
Elle connaît Ascencio qui ne connaît pas Ascencio ? — Et qui ne connaît pas Lorenzo ? lance Celesto fier de sa trouvaille
On devrait les mettre à baiser ensemble dans un corral
Ça attirerait du monde
Je vais en parler à la vieille
Faudrait que je sois d'accord — On te demande pas ton avis — et il éclate de rire en me tapotant le crâne avec le plat du livre
Les filles rient aussi
Elles aiment bien Celesto
Il a été à Madrid
Il lit et il écrit
Seulement il ne sait pas compter
Il dépense sans compter
Alors il faut tout compter à sa place
Et il se fait prêter des choses quand il ne se les fait pas donner
Il vole rarement
Il n'aime pas voler
Voler n'est pas gagner
Il préfère escroquer mais il escroque mal
Pour escroquer il faut savoir compter
Avec lui on tourne toujours en rond et puis on ne sait plus ce qu'il faut faire pour qu'il cesse d'être inutile
Mais Lidia aime bien parler de lui
Elle ne veut pas savoir s'il est son frère ou n'importe quel cagneux gagné aux courses
S'il dit que j'ai écrit des conneries c'est que c'est vrai
Et s'il dit que c'est bien on ne peut pas dire le contraire et je devrais lui sourire un peu pour lui montrer que sa critique me rend heureux
Je lui souris
Mal à cause de la bite que Lidia caresse doucement me demandant de ralentir parce qu'elle s'est déjà cassé la gueule de cette manière
Tiens regarde mes dents ! — dit-elle en me les montrant
Les deux incisives supérieures sont cassées net à la base
On voit encore un peu d'ivoire
Elle ne peut plus sourire sinon elle a l'air d'avoir perdu ses dents de lait et on se fout de son manque de chance
Elisa a le hoquet — signe que ça ne va pas tarder — prévient-elle et je lève le pied la Buick entre dans l'ombre de la roche qui surplombe la route et s'arrête dans un bruit de ressac
Déjà ! — fait Lidia
Presque
Qu'est-ce que je fais avec ces deux putes et ce critique à la noix ? Rien
Je ne fais rien
Je traîne
Je m'utilise pour rien
Je participe à l'inutile qui est la loi
J'ai payé
J'ai donné tout ce que j'avais
Même le revolver qui devait tuer Pablo
J'ai même donné la mort de Pablo à un mari jaloux qui va peut-être s'en servir si c'est son idée
Quel mal fera-t-il à sa femme ? Il n'y pensera même pas
Il tuera d'abord
Ensuite il cherchera à se faire pardonner
Il a tellement besoin de sa caresse de sa complicité
Aimer une femme à ce point ! J'arrête la main de Lidia
Celesto s'est caché dans l'ombre
Elisa s'éclaircit la gorge avec toute la discrétion possible
On respecte mon plaisir
C'est Lidia qui le donne
Comme d'habitude
Mais je ne peux pas m'empêcher de penser à Saïda
J'ai l'art de tout mélanger pour ne plus rien comprendre
Je mélange Lidia sa bouche ses cuisses qu'elle me montre et qu'elle veut que je touche
Ma main les parcourt les trouve chaudes touche Elisa qui se crispe mais qui remonte la robe elle-même et qui l'enlève ses seins pointus se balancent entre ses mains ma main les visite remonte jusqu'au visage caresse l'épaule revient à Lidia qui frémit cherchant à se déshabiller mais mon autre main retient sa robe la déchire un peu la portière s'ouvre derrière Celesto entre dans l'ombre il est mangé par le rocher je sais qu'il ne veut rien savoir de ce qui m'arrive ce n'est pas son affaire
Ensuite Lidia recrache dans son mouchoir ce qu'elle ne peut pas avaler — j'ai jamais pu — et elle s'en veut de ne pas me contenter autant que j'aurais voulu et je lui dis que je ne lui en veux pas mais c'est faux je la méprise
Celesto ! — murmure Elisa en se rhabillant
Celesto revient
On ne voit pas son visage
Il souffre
Il monte s'assoit ne dit rien ouvre le livre et allume la veilleuse
Maintenant on pourrait s'amuser — propose Lidia en se mouillant les lèvres d'une langue tremblante
Maintenant quoi ? — dit Elisa qui est heureuse de l'effet que ses seins ont produit sur mon imagination
Je lui en ai dit quelques mots
Elle aime les mots
Elle aime les seins aussi
Elle a toujours aimé les seins ceux des autres filles et elle aime bien savoir ce que je pense des siens elle s'en souviendra chaque fois qu'elle aura le cafard
Petite pute lisse et dure aux seins pointus et au ventre glacé voilà ce qu'elle est
Lidia est brûlante
Elle est allée trop vite
Maintenant elle ne va plus savoir ce qu'elle fait elle ne saura plus danser ni se rappeler que cette nuit elle appartient à un seul homme
Tu m'y feras penser toi Elisa ? dit-elle en bousculant un sein qu'Elisa soulage dans sa main
On va d'abord boire quelque chose chez Camilla dis-je
Oh ! non ! pas Camilla merde ! — s'écrie Celesto
Pourquoi ? On descend sur le port
La Buick attire les regards
Elle envenime le désir
Elle détruit l'espérance
Elle a des reflets qui n'ont rien à voir avec les reflets du miroir qui est un objet populaire
Mais les riches la regardent d'un œil connaisseur
Ils sont en train de boire frais et sec sur le pont de leurs voiliers à une distance respectable de toute lumière jetée sur leur sort mais loin aussi du bruit des conversations qui ne les concernent pas loin des gosses qui se chamaillent des femmes qui s'égosillent comme des oies et de ces pauvres types qui se saoulent en calculant le prix d'une imitation d'une approximation d'un semblant d'une apparence de richesse
J'ai décapoté la grosse Buick et les filles font des sourires à tout le monde aux riches comme aux pauvres et Celesto salue en secouant le livre comme évêque et sa bible
Je suis pour un instant le chauffeur de leur luxe
Camilla explose de joie quand elle me voit
Quelle est la salope qui t'a payé ce bahut ? dit-elle en me mordant les oreilles
Dis-moi son nom que je lui arrache les yeux ! — Elle nous installe au bord de la terrasse au-dessus de l'eau stagnante aux beaux reflets d'huile et de poissons
C'est pas Celesto celui-là ? — fait-elle en le bousculant sur sa chaise comme elle ferait d'un caniche
Celesto bâille en la regardant
Tu me fatigues — dit-il tranquillement
Elle se calme
Ils ont un secret à partager
Celesto a l'air d'un dur
Il n'est mou qu'à l'intérieur
Sinon il est dur comme l'acier en surface et brillant avec un peu de recul
Camilla rit chaque fois que je prononce le mot — dur — et elle s'en va chercher les verres balançant son gros derrière et ses épaules disant qu'elle ne sait rien de la dureté qu'il n'y a rien de dur à sa connaissance que tout est mou comme les tripes de Celesto
Lidia s'ébroue
Elle est quoi c'te bonne femme ? — demande-t-elle à Celesto
Qui peut le savoir ? On est ici du côté des pauvres qui ont de quoi vivre
On n'est pauvre que par comparaison
On ne peut pas s'imaginer le montant de la différence ni la difficulté pour en réunir les fonds
On compte sur la chance sur un bon mariage sur un héritage un coup immobilier un tremblement de terre n'importe quoi peut arriver et faire de vous l'homme ou la femme le plus riche de la région
Au bout du quai juste en face de nous au bout de l'allée de poupes illuminées et de cordages qui zèbrent le ciel noir on aperçoit à peine le flanc du voilier de doña Cecilia
On a éteint les réverbères du bout du quai et le bateau n'est pas éclairé par ses propres lumières
Elle ne vient plus depuis longtemps explique Camilla
Elle ne vient plus depuis que cet Américain ne vient plus lui non plus
Ils doivent aller ailleurs pour faire ça
Est-ce que je ne suis pas au courant moi ? demande Camilla
C'était ton patron non ? Il te demandait quoi comme travail ? En tout cas tu lui obéissais au doigt et à l'œil
Et elle exhausse son index en face de son œil droit
Au doigt et à l'œil le Lorenzo ! — Et elle rit toute seule
Pas vrai Celesto le dur jamais fatigué de ne pas se dégonfler ! — Celesto rougit
Lidia l'interroge du regard
Elisa pouffe comme une jeune fille
Camilla passe une main tendre et chaude dans les cheveux de Celesto qui se laisse faire
Il est pas si mou que ça va le Celesto dit-elle
Il est comme les oursins ! — s'écrie Elisa qui vient de trouver cette idée
Les oursins ça écœure Lidia qui est écœurée par tout ce qui vient de la mer
La mer c'est une grande putréfiée un gigantesque cadavre couché sur la terre
Elle ne voudrait pas mourir dedans
Elle ne se baigne jamais
Elle va sur la plage si on le lui demande
Elle peut faire n'importe quoi pour de l'argent
Mais pas entrer dans l'eau
C'est un cadavre
Quelle idée d'avoir envie de flotter dessus ! dit-elle avec un haut-le-cœur
Ça nous ramène à Cecilia qui ne vient plus
Le voilier ne pourrira pas
Il y a toujours quelqu'un pour s'en occuper des jeunes peu loquaces et même un peu hautains qui fument de la merde et se bronzent la bite et le cul en attendant que le temps leur soit favorable
Ils ont l'air d'attendre que tout aille bien pour eux
On voit qu'ils ont de l'espoir dit Camilla
Ils reviennent toujours et ils montrent leurs bites et leurs culs sans vouloir les montrer
Ils ont besoin de soleil et de liberté
Ça doit leur faire quelque chose d'être obligés de rester à quai non ? demande Camilla
Qu'est-ce que tu montres toi Celesto ? Qu'est-ce que tu as à offrir aux riches qui aiment le corps des pauvres ? — Elisa rit comme une folle qui cherche la crise et Lidia lui pince les poignets pour qu'elle se taise
Elle a l'air vulgaire si vulgaire ! fait-elle et Camilla regarde Elisa et Celesto se penche sur la mousse de sa bière qu'il aspire bruyamment
Je ne suis pas vulgaire ! — dit soudain Elisa qui se rappelle le sens de ce mot le sens qu'il peut prendre quand il lui est destiné
Elle en parle par expérience
Et ça la révolte chaque fois que ça arrive
Pas vulgaire ? dit Lidia
Quoi alors ? — Un peu simple non ? — propose Camilla
Elle ne parle pas de la simplicité qui est le début de la complexité
Elle parle du contraire de la complexité quelque chose de réduit au minimum verbal quelque chose qu'on n'a même plus besoin de nommer
Ça veut dire quoi simple ? — commence Celesto qui a son idée sur le sujet
Ce qui est simple dit Camilla c'est ce que tu ne peux pas comprendre parce que personne n'arrive à te l'expliquer et si jamais quelqu'un prétend y arriver c'est tellement compliqué que ça n'en vaut plus la peine
La petite Elisa elle est simple comme une petite pierre
On ne sait pas de quoi elle est faite et si on nous le disait on serait sacrément étonné vu le peu de connaissance qu'on a de la nature mais ce qui est sûr c'est que c'est une petite pierre
J'ai un bon petit cœur ! — fait Elisa qui n'a rien compris et qui comme chaque fois qu'elle n'a rien compris cambre les reins et pointe sa poitrine d'enfer sur quelque passant qui se demande si c'est pour lui
Elle est bien plus belle que Lidia seulement voilà elle ne sait pas y faire et elle ne saura jamais
Elle n'a pas encore trouvé sa place dans ce monde
Camilla a trouvé la sienne et elle en respire toutes les saveurs avec un certain goût de la luxure qui ne fait pas varier d'un pouce son avarice
Lidia a peut-être trouvé la sienne aussi après tout elle a la tête sur les épaules elle sait ce qu'il faut faire elle a des défauts mais elle sait se les faire pardonner avec elle on oublie ce que le monde demande à la femme pour en épuiser la fatalité
Celesto n'a pas sa place mais il la trouvera quand il saura prendre celle de quelqu'un n'importe qui un quelconque individu laissant sa place vacante au moment même où Celesto songe à se caser
Ce sera un bateau le bar de Camilla ou le cœur d'une femme
Il y a fort à parier que ce ne sera pas un taureau
Celesto n'aime pas les taureaux
Au lieu de les tuer dit-il on ferait mieux de ne pas les élever
Voilà Celesto
Il trouve que tout est compliqué par le goût de la violence qui est un succédané du sexe
Lui ne songe ni à la violence ni au sexe
Il ne rêve que de paresse
Il ne pense pas à son poste de télévision en d'autres termes
D'ailleurs quand il y a une scène de violence ou de cul dit-il il ferme le son et il ne regarde pas non plus la violence ni le sexe mais la mort et l'amour dans un silence qui lui file la pétoche sur le coup
Ensuite il sait bien comment retrouver la tranquillité
Et si quelqu'un fait du mal à ta petite sœur ? — demande Camilla
Celesto passe un doigt explicatif sur sa gorge et tâte le manche du couteau à travers la chemise
Et si c'est à moi qu'on veut faire du mal ? — dit Camilla en lui mordant doucement le lobe de l'oreille
Il sourit
Les filles le regardent en attendant sa réponse
Qu'est-ce qu'il fera si quelqu'un veut voler Camilla ? C'est ce qu'elle veut dire
Elle ne pense pas à autre chose
À quoi pourrait penser Camilla quand elle est si proche de gagner ce qu'elle a toujours rêvé de gagner ? — Regarde-les moi donc fait-elle tous ces foutus riches qui ne sont même pas riches
Bon dieu ! Qu'on nous fasse venir des vrais riches ! Des riches qui dépensent leur argent ! Pas des riches qui entretiennent leurs bateaux avec un plumeau et une brosse et qui sont tout ravis de voir que ça brille quand on frotte
Les vrais riches ont foutu le camp
Comme doña Cecilia ! On ne voit plus son argent depuis qu'elle ne se montre plus
On va devenir très pauvres si ça continue
On ne peut pas continuer comme ça à se taper dans l'œil les uns les autres
Lidia s'est rapprochée de moi faisant glisser sa chaise contre la mienne
Elle a envie de s'amuser
Ce n'est pas parce qu'elle est payée qu'elle n'a pas le droit de s'amuser
On peut laisser tomber Elisa
C'est une bonne à rien
Celesto ira coucher dans le lit de Camilla
Il a l'habitude
On fera des folies toi et moi — On peut bien aller où elle veut comme elle veut
Quelle importance si je ne peux rien changer ou faire exactement le contraire si l'envie me prend de me faire obéir
On pourra même se piquer un peu sur la plage
Ni vu ni connu
Elle aime ça
En fait elle n'aime que ça
Juste de temps en temps quand l'argent des autres lui donne des malaises
Toi et moi ? — Je n'en sais rien
Je regarde Elisa qui repense à ses seins
Pourquoi ses seins ? Elle n'en sait rien
Elle sait ce que je veux cette nuit
Ses seins
Elle a gagné
Elle a vaincu Lidia
Elle m'a eu
Et elle le sait
Lidia se décourage elle est moins proche elle demande une autre bière une grande et elle veut manger sinon elle va être malade
Quelque chose la rend malade ce soir
Elle s'en veut
Bois pas trop — dit Celesto qui bourre sa pipe avec son petit doigt
Je peux manger non ? dit-elle presque avec violence
Je suis pas sûre de tout réussir ce soir
Celesto lui lance un regard de reproche pas méchant simplement réprobateur parce qu'ils sont en train de gagner leur vie et qu'elle va tout foutre en l'air à cause de sa stupide jalousie
Il n'y a pas de risque
Je les aime toutes les deux
Je les veux ensemble
L'une n'a pas de signification sans l'autre
Même Celesto est à sa place
Et Camilla est la bienvenue
Paraît qu'on met tes poèmes dans des livres ? — dit-elle en s'asseyant
Celesto sourit et tapote le livre que lui a donné mon ami marocain
Au fait pourquoi lui a-t-il donné ce livre celui-là et pas un autre ? Non ce n'est la question que je veux lui poser
Je veux savoir quelle relation il entretient avec mon ami marocain qui est le mari de la femme que j'aime le plus au monde
Je les amène quelquefois en voiture chez doña Cecilia dit Celesto
Pas à la ferme
Dans cette énorme maison au bord de la mer où elle fait la fête avec les gens de son espèce
Celesto possède une magnifique calèche qu'il appelle une voiture
Comme à Marrakech dit-il
Ça doit leur rappeler Marrakech quoique je ne me souvienne pas de les avoir jamais entendu parler de Marrakech
Ils se disputent
Mais va savoir ce qu'ils se reprochent
Une maîtresse ? Un amant ? Une mauvaise affaire ? Un désaccord sur un achat communautaire ? Je ne parle pas l'arabe
conclut-il en suçant le bord de son verre où l'écume finit de se réduire
Il ne sait rien de plus
Il ne m'apprend rien que je ne sache déjà
Il est redevenu inutile
Oh ! s'écrie Camilla en voyant ce que fait la main de Lidia
Pas de ça ici ! — Ils sont assis à la terrasse de chez Camilla le nez dans leur verre ou plongés dans une méditation secrète qui les isole du monde
Sans doute voient-ils le corps nu de Lidia qui se trémousse dans la Buick traversée d'ombres de mâts et de réverbères éteints une tache à peine lumineuse peau de Lidia qui fait son travail qui accepte mes caprices sans discuter joli cul bien rond et bien lisse qu'on voit apparaître comme un astre dans le ciel noir de la Buick sous la capote inondée de lumière et coupée d'ombres les ombres des mâts et des réverbères et la lumière presque éteinte qui ne détaille pas le corps extatique de Lidia obéissante et silencieuse attentive calculatrice par expérience déboulant dans mon plaisir une fois encore avec la même patience
Elle veut se rhabiller
Je l'en empêche
Il m'a manqué les seins d'Elisa
Je n'ai pas aimé ceux de Lidia
Je les ai trouvés durs petits
Je n'ai pas aimé leur caresse sur mon visage
Ils m'ont désespéré
Mais je me tais
Elle a un peu sommeil dit-elle
On pourrait aller sur la plage tous les deux
On peut y aller nus sans choquer personne
Il suffit d'ouvrir la portière de la Buick de descendre dans l'ombre du quai de suivre un chemin de ciment gluant d'algues et hérissé de coquillages se tenant la main et retenant le rire qu'elle se force à entretenir sur ses lèvres pour m'être agréable
En fait elle a peur peur de la nuit peur de la proximité de l'eau peur de Celesto qui peut toujours jeter un œil dans la Buick elle a peur de moi aussi de ce que j'attends d'elle mais elle sait tenant la main que je lui donne dans mes reins avec son sac à main dans l'autre main et les outils du voyage du choc mental de la description impensable
On atteint la plage au bout du quai un peu vaseuse à cet endroit
Des barques crevées gisent sur le côté à sec réduites à l'ombre qui les détruit entre le sable gros et perfide qui absorbe leur matière lentement putrescible cadavres d'hommes sans travail mémoire restreinte de la mémoire collective
Angoisse
Puis la vase se détache de nos pieds dans le sable plus fin où pourrissent des roseaux et des feuillages arrachés à la terre qui ne peut rien contre la mer immense et lourde qui creuse son ventre de mère des hommes lourd ressac flux puissant ravageur peu à peu détruisant la terre la réduisant sans cesse à cette bordure qui s'effrite sous nos pieds
Elle a peur
La lumière n'est plus qu'une transparence où elle s'attend à rencontrer ma véritable nature
Je ne lui en veux pas
Elle tremble le sac à main sur sa poitrine marchant à petits pas presque sur la pointe des pieds à un mètre devant moi et je me délecte de sa nudité je lui dis d'avance et la lumière devient de plus en plus transparente il n'y a plus rien entre le ciel et la terre sinon nos nudités notre rien qui ne pèse rien dans cette balance provisoire
Elle s'arrête et se retourne
On se pique ? — Après on marchera non pas le long du rivage mais vers la terre ferme jusqu'à rencontrer un peu de lumière pour nous aveugler
Qu'en pense-t-elle ? Que je suis un peu fou
Il faudra que je lui donne quelque chose pour la came
Elle dit le prix
Je ne vois pas son visage
Je ne veux pas toucher ses seins
Je m'assois
Le sable est presque froid
Elle reste debout et je regarde ses jambes
Les jambes d'un être humain qui crève de peur dans une nuit qui lui veut du mal des jambes sans beauté elles sont utiles on peut les écarter entrer jusqu'à la femme poser sa bouche sur la sienne pour qu'elle se taise
On viendrait si elle criait
Nous ne sommes pas si éloignés du port
On peut voir les lampes sur les ponts et la guirlande rouge et verte de chez Camilla
Pourquoi crier ? Elle rit
Elle ne sait pas elle a envie de crier
Tout le monde crie quand il est excité pourquoi pas elle ? Je l'embrasse
On se couche
Elle me parle doucement dans l'oreille
J'aime sa voix
Je caresse son dos je le mélange un peu au sable qu'elle dérange avec ses jambes qui s'ouvrent
Puis je redeviens soudain la bête que je n'ai pas cessé d'être
Je l'oblige à se taire à ne pas bouger à ne faire aucun bruit
Quelqu'un approche
Je ne le vois pas
J'entends ses pieds traîner dans le sable
Un murmure à peine audible
L'ombre est si épaisse
Nous sommes dans un mur
Plus rien n'existe que l'invisible
Elle passe à un mètre de nous sans nous voir et elle entre de nouveau dans l'ombre où elle disparaît
On ne l'entend plus
Le cœur de Lidia bat la chamade
Elle a envie de rire
Son corps est devenu brûlant
Elle veut parler
Tais-toi ! — J'ai reconnu cette femme
Je ne pouvais pas ne pas la reconnaître
C'est Cecilia
Et je sais où elle va
Mais je ne peux pas bouger
Une atroce paralysie me retient entre les jambes de Lidia qui veut rire
Cecilia
Un maillon de la chaîne
Rien d'autre qu'un moment du sida
Mais ce n'est pas ce qui m'attire vers elle
J'ai déjà fui sa maison
J'ai assisté à sa douleur sans la comprendre
J'ai supporté les sarcasmes de Malcolm et l'amertume de John qui ne prononce plus son nom
Lidia me retient
Elle s'accroche à moi pour m'empêcher de suivre le fantôme
Je revois Gu le sorcier chinois qui fait des merveilles aux dires de tout le monde
Mais peut-on croire ce que les gens racontent à propos de Cecilia ? Peut-on croire l'infinité des témoignages qui l'ont vu renaître dans les mains magiques du sorcier ? — Viens Lorenzo ! — Il faut que je lui parle
C'est doña Cecilia…
On s'en fiche ! Viens
Lidia est devenue froide le sable est froid l'ombre la nuit derrière l'ombre et le morceau de lune qui n'éclaire rien
Tu as entendu ce qu'elle disait ? — Je regarde dans la direction où Cecilia a disparu
Elle va vers le rocher seule et parlant à elle-même comme une hystérique qui fuit la solitude que le destin lui impose pour qu'elle en crève
Cecilia est en train de mourir
C'est la certitude qui s'insinue en moi avec Lidia qui joue le rôle de la femme et la nuit celui du silence
Je me détache de la femme je romps un peu le silence dans le sable noir
Lorenzo ! ne me laisse pas seule ! J'ai peur ! — Moi aussi j'ai peur
Peur d'avoir rencontré Cecilia et d'avoir envie de la chercher dans la nuit simplement pour qu'elle me parle d'elle et de sa maladie puisque je sais tout de sa richesse
Je ne vois plus Lidia
Elle a disparu dans l'ombre
La nudité augmente sa peur
Elle entend le clapotis des vagues sans les voir
Je la devine à genoux dans le sable se mordant les lèvres pour ne pas pleurer
Mais je ne peux plus rien pour elle
Je suis à la recherche de Cecilia
Je m'avance dans cette ombre où je m'attends à la croiser à tout moment
Elle parlait quand elle est passée près de nous
Elle était seule
Maintenant elle approche de cette roche longue et noire au bout de laquelle il y a la maison qu'elle veut voir
Pourquoi cette nuit ? J'avance lentement suivant l'écume qui pétille dans le sable
Je souffre de l'absence de traces mais je sais qu'elle marche vers la maison
Nos traces sont parallèles
Je regarde du côté de la terre je fouille cette ombre du regard pour tenter d'apercevoir son ombre ou le reflet d'un bijou qui trahirait son ombre
Le sable devient froid les galets me blessent les pieds je touche des mollesses qui m'écœurent des aspérités qui me crispent et j'écoute essayant de me souvenir de son murmure et de ses pas dans le sable
La voix de Lidia s'est éteinte
Peut-être me suit-elle ? Où aurait-elle trouvé le courage de s'enfoncer toute nue dans la nuit pour me suivre et me faire confiance ? Je me retourne pour calculer sa présence sur le vague écran du port à peine éclairé et dans la flaque de lumière qui s'étend un peu au-delà du port
Est-ce que la lune va se lever ? Quelle heure est-il ? Lidia a complètement disparu dans son isolement de cris retenus
La roche verticale surgit d'un coup devant moi
Elle paraît lisse elle est noire je ne vois pas le chemin de trous et d'appuis l'ombre nue de Cecilia est encore invisible puis elle gémit s'immobilise et je la vois redescendre lentement le long de ce mur d'ombre qu'elle n'a pas pu franchir
Elle touche le sable se retourne et maintenant elle vient vers moi noire et mouvante
Cecilia ! — Elle s'arrête
J'entends sa robe
Son ombre s'est arrêtée à peine éclairée du côté de la mer
Je m'approche
Le bijou fait un reflet au cœur de l'ombre un reflet immobile et presque blanc puis je reconnais le claquement sec de la culasse
C'est Lorenzo j'étais sur la plage quand vous êtes passée sans nous voir
Je vous ai reconnue tout de suite
Je me lance dans une explication qui fait disparaître le reflet et l'ombre de Cecilia s'éclaire un peu quand elle se tourne du côté de la mer
Avec qui es-tu ? — demande-t-elle d'une voix qui trahit son émotion
Son visage est peut-être à peine visible à ce moment-là
Avec une amie
Je l'ai laissée toute nue sur la plage
Elle doit crever de peur
Elle marche un peu vers la mer et s'arrête au bord de l'eau
Je vais bien dit-elle
Toi aussi tu vas bien non ? Va la rejoindre
Tu dois lui manquer
Je veux voir son visage
Il faut qu'elle le découvre dans l'ombre qu'elle se donne un peu de lumière
Vous voulez voir la maison ? — dis-je
Elle revient vers le rocher et semble le regarder en levant la tête
La maison ? Il y a longtemps qu'elle est détruite
Tu n'as pas oublié la maison toi non plus ? — Qu'est-ce que je pourrais oublier si Cecilia occupe au moins un point de ma mémoire autour duquel gravite l'ensemble de mes souvenirs ? — Je regrette pour la maison
Il n'y a rien à regretter dit Cecilia avec un léger crescendo dans la voix
J'aurais pu te tuer
Tu n'es pas prudent
Tu manques toujours de prudence avec les femmes
Je pourrais te voir nu s'il y avait assez de lumière
Je suis heureuse de te revoir
Ne me regarde pas
Sa voix est devenue tellement aiguë qu'elle est retournée au silence et à l'ombre
La surface de la mer est légèrement argentée et je peux voir la silhouette de Cecilia qui revient les pieds dans l'eau sa robe flottant une main se balance et l'autre tient le foulard sur le visage
Je vois parfaitement les doigts dans le foulard et le revolver dans la main qui se balance son reflet inchangé coupé par les doigts de Cecilia que je veux approcher
Elle s'arrête regarde dans ma direction en disant quelque chose que je ne comprends pas puis elle retourne au pied du rocher
Je la suis
Elle ne dit rien pour m'en empêcher
Elle pose une main sur ma poitrine pour m'arrêter
L'autre main tient le foulard sur son visage ne laissant apparaître que les yeux et le front humide sur lequel les boucles des cheveux sont collées et figées
Le revolver vient de tomber dans le sable
J'ai entendu le choc de l'acier sur un galet qui a produit une courte étincelle
Ne me regarde pas — dit Cecilia et je baisse la tête pour embrasser son bras qu'elle retire aussitôt
Et ne m'embrasse pas
Aucune chaleur ne me vient d'elle
Elle ne me touche plus
J'ai essayé de monter dit-elle
Mais ce n'est pas facile dans le noir
Naguère je serais grimpée là-haut les yeux fermés
Je connaissais tous les appuis
Mais je les ai oubliés
Pourquoi les ai-je oubliés ? Parce que mon cerveau est en train de se détruire lentement
Tu sais pourquoi il se détruit ? Je ne parle pas de la lenteur qui est une calamité
Je veux dire pourquoi il cesse d'être un cerveau pour devenir une lente destruction de ma mémoire ? Je ne peux plus penser à rien ni rien désirer ni répondre à aucune question
Bientôt je ne saurai même plus me poser des questions
Ma mémoire fout le camp
J'ai oublié son visage
J'oublierai son nom
Je ne pourrai même plus penser à ce que j'ai payé pour cette heure triomphale
Est-ce que j'en mourrai ? Il paraît que oui
Je l'espère
Même mon peu de beauté est emporté dans cet écroulement de ma personnalité
Je suis sans défense
Cette vérité me laisse le vertige et me supprime le néant
Je ne suis plus sûre de rien
C'est la vingt-deuxième fois que j'essaie de me faire sauter la cervelle
Je n'y arrive pas
Il faut que j'assiste à ma destruction jusqu'au bout
Voilà à quoi je suis condamnée
À quoi es-tu condamné toi ? Je n'ose même pas toucher ton corps
Ne sens-tu pas le froid que je dispense autour de moi ? Non ce n'est pas vrai
Ce n'est pas encore vrai
J'ai besoin d'être aimée avant que ce soit vrai
Tu veux m'aimer toi ? Mais je ne t'aime pas
Comment va John ? Il est revenu n'est-ce pas ? Il ne pense plus à moi bien sûr
Crois-tu qu'il pense à moi ? Il m'en veut
Il a cette raison de m'en vouloir
Cela me rend presque heureuse vois-tu ? Si ce pouvait être vrai
Non ce serait une espèce de vengeance
C'est indigne du peu de moi qui reste à vivre
À cause de cette mémoire qui fout le camp et qui ennuie tout le monde
Laisse-moi parler
Je ne suis plus une femme mais je suis encore un être humain
Est-ce qu'on peut aimer un être humain qui n'est plus ni homme ni femme ? Non n'est-ce pas ? Ça dépasse l'imagination
Il n'y a que deux façons d'aimer : avec le sexe ou avec la foi
Il n'y en a pas de troisième
Je le saurais
Je divague à cause du peu de consistance
J'ai tellement besoin de cette chair et tellement besoin de croire que tout existe pour la même raison d'exister
Veux-tu ramasser le revolver ? Je peux en avoir besoin un jour
Tout dépend du degré de solitude
Il doit y avoir un degré de solitude au-delà duquel c'est possible
Ce n'est qu'une possibilité mais elle existe
Faut-il patienter encore un peu pour trouver cette force ? Donne-moi le revolver
Il est froid
Et sans doute inutilisable à cause du sable
Je voulais te toucher et je t'ai arrêté
Mais que ferais-tu de mon corps ? Te souviens-tu de mes petits seins ? Moi je me souviens que tu les aimais bien
Tu les regardais en observateur pas en voyeur
J'étais flattée
Aujourd'hui ce sont deux glandes plates et flasques un peu douloureuses je ne sais pourquoi pour être présentes peut-être pour continuer de me reprocher la disparition de mes seins
Que penses-tu de mes yeux ? Ils sont intacts
Étonnant que rien ne les ai encore détruits
J'ai encore quelque chose à charmer
On me laisse des yeux pour cet usage et je m'en sers pour pleurer
C'est moi qui vais les détruire
Il faut bien que je détruise quelque chose
Qu'est-ce que tu détruis toi ? Une petite femme toute nue dans le sable et perdue entre l'ombre et le rivage ? Elle t'appelle n'entends-tu pas ? — La lune s'est levée ou un nuage s'est crevé et elle peut éclairer la nudité tremblante de Lidia qui est tombée à genoux serrant son sac à main sur son ventre
Lorenzo ! — Elle ne peut rien dire d'autre
La lune éclaire mieux encore son beau visage qui paraît plus jeune et plus proche de la peur
On voit ses genoux dans le sable ronds et lumineux on devine ses épaules sa bouche est restée ouverte dans l'attente de ma voix au moins ma voix pour venir jusqu'à elle et la rassurer et redonner un sens à sa nudité de poisson ou de coquillage
Cecilia a pointé le revolver dans sa direction
Je n'ai rien fait pour l'en empêcher
J'étais fasciné par sa main dans le métal lumineux
Je voyais le léger tremblement du canon à cause du reflet impeccable et des inscriptions dans le métal une vis une rayure oblique une tache mate et foncée au-dessus du pouce
J'ai tourné la tête vers Lidia au moment où son corps a été jeté en arrière le sac s'envolant dans l'ombre et décrivant la même courbe dans un rayon plus large et plus lent le corps de Lidia un peu soulevé sur ses jambes repliées retombant en dérangeant un peu les ombres dans le sable
Sa tête a disparu derrière la poitrine les bras sont étendus de chaque côté agités de frissons qui m'obsèdent ses cuisses se sont à peine ouvertes genoux immobiles et gras pliure de la jambe Lidia est cassée comme une poupée au milieu des jouets le sable la lune l'ombre les feux dans le port à peine distincts et l'arme qui claque encore soulevant une gerbe de sable entre les jambes de Lidia
Cecilia a l'air calme
Elle ne me regarde pas
Elle a l'air fasciné par le corps de Lidia et elle s'en approche tirant encore jusqu'à ce que la culasse se bloque
Alors elle se tourne vers moi et me regarde
Elle pleure
Pourquoi a-t-elle tué Lidia ? Elle n'en sait rien
Il faut cacher le corps
Elle sait où
Je dois l'aider
Je pense à Celesto et à Elisa
Je pense à la Buick aux coups de feu à ma nudité inexplicable
Elle tire le corps par les pieds
Il saigne affreusement
La tête est détruite
Il y a un trou dans une cuisse
Le sable paraît noir
Et elle emporte le corps avec elle le traîne vers le rocher laissant sa trace immonde dans le sable
Lorenzo aide-moi ! Mais je ne peux pas
Je me suis déjà mis à courir vers le port pour ameuter la populace
Il faut que tout le monde le sache
Derrière moi la culasse résonne dans l'ombre plusieurs fois
Quand j'arrive sur le port il est désert et presque toutes les lumières sont éteintes
Il n'y a plus personne chez Camilla la terrasse est plongée dans l'ombre
Un peu plus loin la Buick rutile sous le réverbère
Personne à qui parler
Je me demande où sont passés Celesto et Elisa
La fenêtre de Camilla est éclairée
On l'entend gémir
Elle fait l'amour
Avec Celesto ? Avec Elisa ? Les deux peut-être
Et la mort de Lidia m'apparaît soudain comme une absurdité
Je ne peux pas y croire
Je n'ai rien vécu de sa fureur
Cecilia n'a jamais existé
Mon esprit vient de basculer de l'autre côté
J'allume le moteur
Il part sans rechigner comme s'il était déjà chaud
C'est un indice
Mais je ne le sais pas
Je n'ai même pas pensé qu'il pouvait être chaud
J'étais simplement ravi que les huit cylindres aient répondu ensemble à l'appel de la clé
Je crus reconnaître les cuisses de Saïda
Elles étaient blanches à cause de la lumière de la lune et ouvertes en offrande à un sale type qui se baissait le pantalon en ânonnant
Elle était couchée sur une barque renversée la jupe relevée au-dessus des seins dont je distinguais à cette distance les pointes tendues dont l'une se découpait nettement sur le ciel visqueux
Elle tenait son bras derrière la tête un peu agitée attendant qu'il la prenne ici même sur la plage près du port presque sous le nez des passants qui déambulaient sous les réverbères du paseo
Le type se frotta le visage avant d'entrer en elle comme pour se réveiller de la torpeur où elle le jetait grimaçante et le pressant de s'activer
Sa chevelure étincelait parfois
Il entra entre ses cuisses en boitillant le pantalon à ses pieds ridicule la queue tendue dans une main qui chercha un moment l'orifice tandis qu'elle gémissait levant les bras en croix au-dessus d'elle
Je ne regardai plus
Je ne pouvais pas croire qu'il s'agissait de Saïda mais j'avais reconnu ses jambes de statue ses cheveux et ses mains croisées dans le ciel vague
La rage me remplit d'un coup
Il m'était difficile même de l'imaginer se donnant à un type sans importance elle qui ne rêvait que de l'importance de l'homme à aimer
Le type beugla rapidement et elle accompagna ce beuglement d'un soupir qui me dérouta
Si j'avais eu le revolver sur moi à ce moment-là je crois que je les aurais tués tous les deux
Puis le silence
Quand je regardai de nouveau le type s'éloignait en se remontant les pantalons
Elle plus agitée que jamais se coiffait avec les doigts presque indolemment à en juger par son cou tendu mais c'était bien une agitation incontrôlable qui guidait ses jambes sur le sable entre les barques où je l'attendais
Ce n'était pas Saïda
Elle ne ressemblait même plus à Saïda
Je m'en voulais de l'avoir cru et d'avoir souffert inutilement
Je la suivais jusqu'au parapet qu'elle enjamba avec une agilité surprenante pour une femme de ce gabarit
Elle s'assit sur le parapet remit ses chaussures et de nouveau debout elle scruta la langue noire et impénétrable de plage qui s'étendait jusqu'aux baraques foraines où des lampions se balançaient au bout des piques
Je reconnus Giovanna belle et monstrueuse la chemise encore ouverte sur sa poitrine dont les seins étaient parcourus par les lueurs de la fête
Dans l'ombre je l'appelai
Elle dut reconnaître le son de ma voix car elle m'appela — Carino ! — et je vis sa bouche former le sourire de femme heureuse qu'elle savait jouer à merveille
Je sortis de l'ombre en me dandinant
Elle laissa éclater sa joie et mon visage presque honteux rencontra la moiteur de ses seins
Je me laissai aller à l'aimer encore un peu
Elle ne m'en voulait pas
Elle pensait toujours à moi et ne regardait plus les bites des autres pour ne pas risquer de les faire tomber par comparaison
Elle ne pouvait être cruelle qu'avec moi parce que moi disait-elle elle m'aimait pour de bon mais juste à cause de la manière que j'avais d'enculer Adriana
Elle était grossière Giovanna et se plaisait à rendre les mots à l'acte d'amour exactement comme ils étaient venus
Elle ferma la chemise et ajusta la ceinture
Est-ce que je venais pour la baiser ou est-ce que c'était un hasard si on se rencontrait après qu'elle ait elle-même baisé sur une barque qui lui avait fait mal au dos ? Nous marchâmes sans nous toucher vers la fête foraine dont le bruit ne nous parvenait pas encore
Adriana ? Elle se faisait baiser par une espèce de Chinetoque qui avait une bite en zigzag
C'est tout ce qu'elle savait
Elle me plaisait hein ? La petite Adriana avec ses airs de peluche à qui y manque un œil ? C'est un Chinetoque qui la baisait et violent avec ça avec toujours quelque chose dans les mains pour la frapper ça la dégoûtait
Moi au moins je l'avais enculée comme il faut et ça lui avait arraché un cri de plaisir
Maintenant elle crie de douleur et elle dit que c'est pareil nom de Dieu ! — Elle m'avait oublié c'était l'explication
Elle avait oublié l’Américain aussi celui qui faisait des photos et qui prétendait être un écrivain pour faire rêver les petites filles asexuées comme Adriana
Je me souvenais en effet de l'intérêt inexplicable de John pour cette fille qui ne le regardait même pas
C'était à cause de son nom
Il disait qu'il évoquait Venise et la mort
Adriana riait en se moquant de lui à propos de Venise et surtout de la mort qui était une sale idée pour une fille de son âge
Elle était une fille du Sud ne connaissait que la terre brûlante et l'air en feu et les vertus antalgiques de l'eau à l'intérieur et à l'extérieur du corps
John avait touché sa rousseur du bout des doigts et l'avait trouvée rugueuse et indélicate
Elle s'en fichait
Elle était un peu anorexique et ne songeait jamais aux défauts qui n'insultaient son propre corps que dans la tête des obsédés sexuels
John riait moins quand elle se mettait à parler de son corps
Elle se promenait torse nu sans attirer le moindre regard
À la terrasse d'un café où elle était assise vêtue seulement d'un slip le garçon lui avait appris que le port de la chemise était obligatoire dans l'établissement qu'il avait l'honneur de servir et il lui apporta un T-shirt publicitaire qu'elle enfila en pleurant
Le garçon recula jusqu'à la table voisine où l'on s'interrogeait aussi sur le caprice soudain de ce jeune morveux qui pleurait à cause d'un T-shirt épouvantablement publicitaire
Il s'excusa mais dit qu'il ne pouvait en être autrement
John qui était assis en face d'Adriana la regarda pleurer tout le temps qu'ils demeurèrent sur la terrasse de ce café
Puis il salua le garçon interloqué qui secoua son plateau et il retourna sur la plage avec Adriana qui une fois nue se mit à souffrir de la géométrie agaçante de ses poils entre ses jambes
John suggéra de les raser une bonne fois et on n'en parlerait plus
Ce qu'il fit sur la plage même sous le parasol secouant une bombe de crème à raser entre ses cuisses et rasant jusqu'au cul dont elle écartait les fesses avec un air si sérieux qu'il ne put s'empêcher de la taquiner
Elle passa le reste de la journée à exposer sa fente rose qui dut passer aux yeux de beaucoup pour une curiosité entre les jambes de ce garçon manqué
Je me souviens de ses postures obscènes dans la nef de la mosquée d'Abd Al Rahman à Cordoue
Les poils avaient repoussé dans la même géométrie rouge et anguleuse
Je voyais sa silhouette contre le vitrail au fond de la nef
Elle paraissait nue
Sa robe était devenue transparente
Elle était penchée au-dessus du bassin de pierre et je devinais la fente de son cul
John faisait des photos en cachette et elle écartait les cuisses juste avant le déclenchement de l'obturateur
C'était un flot de lumière étourdissant qui jaillissait du vitrail sur son corps presque squelettique où la photo avait peut-être retenu le rectangle incompréhensible qui enfonçait sa pointe entre ses jambes quand elle tenait ses cuisses serrées l'une contre l'autre dans cette attitude verticale et hystérique qui lui arrachait un sourire provocateur
Je la détestais ainsi insolente jusqu'à l'obscénité crevant la lumière sacrée de son ombre maudite qui se coltinait avec la mort au nez plat
John la photographia encore au pied de la Chaire de l'Évangile du Christ où un taureau blanc agonisant essaie de gicler hors du marbre qui le retient ; un éclair de flash la surprit pendant qu'elle posait son cul sur le museau de l'animal
Ces profanations m'écœuraient
Je sortis dans le patio des Orangers pour me mêler à une conversation avec quelques clients de l'hôtel qui attendaient un regroupement pour visiter le minaret
Au bout de dix minutes à peine Adriana apparut entre les orangers tenant en bandoulière l'appareil photo de John
Elle regardait en l'air dans les branchages où étaient encore suspendues quelques oranges pourries
Sa robe n'avait plus rien d'obscène
Elle nous vit assemblés en rond sur le pavé et nous fit signe en levant la main
Je m'aperçus avec horreur que son sourire était figé sur ses lèvres
Ses dents resplendissaient dans l'ombre
Je quittai le groupe qui s'ébranla en piaillant vers le minaret sans que personne ne le remarque tant on était attentif à passer la porte Sainte Catherine dans un ordre impeccable
L'ombre sur le visage d'Adriana m'épouvanta
Elle ne voulait pas parler et mes questions restèrent sans réponse
Je marchais derrière elle
Elle balançait les bras comme une enfant et murmurait des insanités à propos de la religion comme si cet acte pouvait lui attirer les foudres du ciel
La mosquée de Cordoue a la dimension d'un supermarché mais c'est sans doute le plus beau témoignage de l'histoire le plus direct le moins sali le plus respectable qui soit
Adriana avait tort de se rebeller comme une gamine qu'elle n'était plus
Elle ne s'amusait pas
Il n'y avait pas plus sérieuse qu'elle en ce moment
John faisait le mort à l'entrée de Mihrab et elle n'en avait rien à foutre
J'entrais comme un fou dans la mosquée pris au vertige des colonnades cherchant le corps de John dans l'ombre bleue qui descend de la coupole
John était appuyé contre une colonne luisante qui lui renvoyait les mêmes reflets bleus
Je m'approchai doucement
Il me regardait en ricanant
Que lui arrivait-il ? Rien dit-il il ne lui arrivait rien pas même avec cette garce qui lui rappelait un nègre qui avait fini sur la chaise électrique
Cette garce a les mêmes yeux que lui — dit-il
Et il cria son nom de toutes ses forces avant que j'ai eu le temps de l'en empêcher
Il était le plus malheureux de tous les hommes et voulait redevenir pédé me confia-t-il dans la galerie du patio
Un peu plus loin sous les orangers Adriana tirait le portrait à un couple de touristes hébétés
Elle vint vers nous en souriant
Je garde les photos — dit-elle
John eut un geste de dépit
Nous ne la revîmes plus après qu'elle eut repoussé la porte du Pardon
Je racontais tout cela à Giovanna sur le chemin de la fête foraine
Elle m'avait écouté en silence me tenant la main sur sa hanche puissante
Adriana n'a jamais eu de chance finit-elle par dire à l'entrée de la fête
Sauf avec toi
Elle me regarde de son air bonasse : — Et encore une seule fois — ajouta-t-elle avant de se jeter sur une barbe à papa
Il valait mieux oublier Adriana dit-elle
Adriana c'était une poisse
Et depuis qu'elle souffrait avec son Chinois grimaçant elle semblait avoir redoublé d'ardeur pour précipiter sa chute dans l'enfer qui n'existe que pour les femmes
Foutu Chinois ! Il avait des mains si petites qu'on se demandait toujours ce que diable il pouvait en faire et un air si méchant qu'on était toujours surpris de le voir en compagnie d'une femme plus grande que lui
Mais il ne lui demandait pas de faire la pute pour lui
Il ne le demandait à aucune femme
Il n'aimait pas les putes
Et il était fou d'Adriana et cette sotte garce le lui rendait bien saignant du cul autant de fois que ça le rendait fou jusqu'à tomber par terre de plaisir
Mieux valait oublier Adriana qui m'avait rendu fou à moi aussi cela se voyait à mon regard quand on me parlait d'elle et dans ce même regard on pouvait toujours deviner que j'étais en train de penser à elle
Tu as l'air d'une femme jalouse ! — dit-elle en me tapotant la joue avec la main sucrée qui déchirait la barbe à papa
Elle ne savait pas que Pablo allait mourir ni pourquoi
Moi je savais
Et je savais peut-être qui allait le tuer
Bah ! dit Giovanna ton ami Pablo est un jean-foutre
Oublie-le ! — Est-ce que je devais aussi oublier John le seul être avec qui le bonheur était possible ? Je ne lui posai pas la question
Elle suça longuement le bâtonnet encore enduit de sucre et puis elle eut envie d'une pomme d'amour
Je me nourris de sucre
Je vais me transformer en sucette
Ses dents blanches et pointues mordaient la pomme avec cette gourmandise qui ne quitte jamais Giovanna
Sa rondeur de femme parfaite elle la devait à sa gourmandise
Mais derrière son gros sein sirupeux et tendre son cœur avait des palpitations inquiétantes
Elle se méfiait même de l'amour
Elle se faisait sauter tous les soirs par des inconnus qui n'avaient d'ailleurs pas l'air de vouloir se faire connaître
C'était des ombres qui bandaient et ils avaient l'avantage de ne pas s'occuper d'autre chose
Ça lui posait des problèmes d'hygiène mais elle ne craignait rien de ce côté-là
En tout cas c'était à peine dix minutes par jour plus l'attente et le retour aux pénates une heure à tout casser de prise sur sa laborieuse journée de femme cachée
Le reste était consacré à la vie de tous les jours simple et dynamique où son esprit vagabondait avec ordre et discipline comme elle voulait
Elle ne deviendrait jamais laide
En tout cas si elle arrivait jusque-là Adriana serait une femme laide
Sa beauté de squelette était aussi éphémère que sa santé
Tandis qu'elle Giovanna serait belle et désirable à soixante comme à quatre-vingts ans affirmait-elle en s'enfilant une orchata qui dégoulinait sur ses doigts boudinés
Je ne laisserai peut-être pas un souvenir aussi impérissable que celui d'Adriana femme-squelette mais au moins j'aurai vécu ma vie jusqu'au bout
Jusqu'à crever ! — Maintenant il fallait qu'on fasse l'amour tous les deux
Elle avait mangé assez de sucreries dégoûtantes
Elle avait envie d'être nue avec moi et de faire l'amour le mieux possible
On pouvait faire ça sur la plage mais c'était dégueulasse à cette heure dit-elle en m'indiquant d'un coup de menton la plage noire qui s'étendait entre la ligne sinueuse et pointillée des réverbères et la flaque miroitante de la mer dont le ressac était à peine audible même maintenant que la fête était finie
Elle salua au passage des forains hilares qui lui faisaient des compliments à peine voilés
Elle leur répondit en italien et ils rirent de plus belle
Nous sortions de l'enclos qui pouvait être un terrain vague
Il ne restait plus d'allumées que quelques ampoules d'usage et le vent secouait les guirlandes éteintes
Sur la promenade il n'y avait plus que quelques rares passants
Si on se payait l'hôtel ? — proposa Circé en chaloupant sur le parapet
Elle jeta son dévolu sur le Mansor qui avait belle allure avec sa cascade lumineuse et ses colonnades à l'antique
La chambre donnait sur une petite terrasse dont l'exiguïté en d'autres circonstances m'aurait fait hurler de terreur
Giovanna s'y trouva nue extatique frileuse à cause d'un vent de mer et nous fîmes l'amour à même le sol sans nous soucier de son étrange tiédeur qui dut nous communiquer toute la tranquillité qu'on avait toute la nuit pour partager
Puis le corps immense de Giovanna se dressa dans le ciel livide
Je pouvais voir son profil presque enfantin le nez camus le front bombé et court surmonté de boucles et la chevelure abondante qui paraissait noire maintenant à peine relevée de reflets de lune
Le menton était posé sur les genoux ses jambes descendaient sur le rebord de ciment où elle était assise le dos formant une courbe géante
Je voyais l'ombre de ses mains qui accompagnaient sa voix qui s'élevaient en même temps qu'elle ou pianotaient sur la descente du tibia jusqu'aux pieds qu'elle caressait avec un spasme de soulagement
Elle parlait sans me voir sans chercher mon regard consentant sans revenir à ma présence
Je fis un mouvement pour m'approcher d'elle mais elle me repoussa presque avec violence et je retournai m'asseoir dans l'ombre le dos contre un volet qui trahissait mon impatience
En bas vingt mètres au-dessous de la terrasse où nous étions séparés par sa voix les lumières se firent de plus en plus rares et au bout de quelques heures sans doute il ne resta plus d'allumée qu'une ligne de réverbères qui éclairaient des voitures chaudes et luisantes qui paraissaient toutes bleues
Une vague fraîcheur insistait à nous pénétrer et j'entendais les mains de Giovanna sur sa peau que je devinais frissonnante et fatiguée
Elle revint enfin dans la chambre sans interrompre son discours et alluma une timide lampe de chevet qui se mit à grésiller
Elle la secoua plusieurs fois sans résultat et renonça à supprimer ce grésillement qui à cause de notre silence et de notre immobilité à cause de notre distance aussi et peut-être surtout se mit à prendre la place peu à peu que la voix de Giovanna avait laissée vacante
Si tu partais ? — fit-elle d'un coup
La laisser seule ne me gênait pas le moins du monde
Me retrouver seul était une autre histoire
Je coucherai sur la plage au risque de me faire faire un enfant ? Elle rit doucement et abandonnant la terrasse devenue claire et froide elle se glissa lourdement dans le lit
Je n'avais pas le choix
Sa solitude était une nécessité
Son esprit était ailleurs
Je déposai un chaud baiser sur son cul et je quittai l'hôtel sans y laisser de trace excepté dans le grand corps de Giovanna qui voulait rêver seule de l'enfant qui pouvait toujours lui arriver si Dieu le voulait
Le gardien de nuit me salua d'un grognement à la sortie du parking et je revins vers la plage tout rempli de Giovanna dont le cœur usé battait encore dans ma propre poitrine
Je ne rencontrai personne sur la promenade
J'étais heureux d'avoir vécu quelques heures en marge de l'histoire que je suis en train de raconter
Bien sûr il y avait Adriana et le pouvoir sorcier qu'elle exerçait sur moi
Je voulais la revoir entrer encore dans son cul étrangement élastique et m'emparer goulûment de ses seins réduits à deux tétons pointus qui s'enfonçaient dans sa poitrine comme des chancres
Elle aussi était en marge de cette histoire malgré la fascination que John éprouvait pour elle
Mais c'était dans les marges de cette histoire que je renouvelais mon énergie créatrice et je ne regrettais pas ma nuit passée avec le corps grandiose de Giovanna qui n'avait pas réussi malgré toute sa bonne volonté à me donner un peu de son esprit
Dans les rues désertées que j'avais l'air de connaître je rêvais du nègre à qui Adriana ressemblait si John n'avait pas menti sur ce sujet ni sur la chaise électrique
Ça aussi c'était dans les marges de mon histoire mais je savais que ces marges finiraient un jour par faire partie de l'histoire et même par l'expliquer si on voulait me faire la faveur de me lire jusqu'au bout
Qu'est-ce que ma mémoire retiendrait au bout du compte ? Est-ce que je deviendrai fou pour avoir cherché la vérité dans les marges dans le cerveau calciné du nègre à New York ou entre les cuisses faméliques d'Adriana ? Qu'est-ce que j'allais chercher dans la compagnie sacrée et incomplète de Giovanna ? Si je devais devenir fou ce ne serait pas d'avoir raconté cette histoire d'un bout à l'autre mais de l'avoir vécue sans en reconnaître les marges au moment de vivre chaque épisode ? À l'angle du Passage des Tristes qui s'appellerait peut-être un jour Passage Lorenzo une dernière pute jouait sa dernière carte vaguement camée et insensible à la tristesse de la fin de la nuit
Je ne pus m'empêcher de lui souhaiter bonne chance et je l'entendis grommeler derrière moi tandis que je sautais une murette pour passer à travers champ de l'autre côté de la ville
La grosse Buick était toujours garée le long du trottoir et une autre pute était assise sur une aile jambes croisées nerveuse comme un insecte et figée comme lui fumant une cigarette qui éclairait son visage à chaque bouffée
Je m'enfonçais dans la nuit jusqu'au chemin de terre qui formait une horizontale blanche à la base de l'ombre qui était peut-être celle des montagnes
En tout cas le ciel avait disparu et j'arrivai sur le chemin en trébuchant sur l'herbe séche qui s'agitait
Maintenant je marchais en regardant le bout du chemin qui s'effilochait dans la nuit clair dans la lumière de la lune
Giovanna revivait en moi chaque fois que je pensais au revolver que mon ami marocain m'avait arraché des mains sans donner d'explication valable sur son geste
Giovanna revenait à la limite du revolver qui faisait chaque fois un trou dans le crâne de Pablo qui tombait comme un arbre
Giovanna me caressait le ventre de sa joue délicate et Pablo griffait le mur contre lequel il était en train de mourir la bouche cassée par une balle qui brisait sa nuque
Et je ne pouvais penser autrement jusqu'à ce que Pablo habite le corps de Giovanna et que je me mette à faire l'amour avec lui à travers le corps de Giovanna dont l'esprit était arraché sans pitié par une lune devenue écarlate
Je m'endormais tout en marchant sentant à peine le choc des cailloux dans mes pieds
J'avais voulu tuer Pablo
Et ce n'est pas moi qui le ferais
Il mourrait pour une raison étrangère à ma raison
Giovanna se glissait entre nous et me léchait le ventre
Il me semblait avoir marché pendant des heures
Il semblait aussi que le jour se levait
Je crus apercevoir un rayon de soleil à l'angle d'un mur de la villa
Le portail était ouvert
Une ampoule gigotait au bout d'un fil sous la véranda où des chaises étaient éparpillées
Les verres sales et les mégots exhalaient une odeur de pourriture une odeur humaine
Un des battants de la baie vitrée était resté ouvert et je pus entrer
Mes yeux habitués à l'obscurité me montrèrent l'escalier blanc qui montait tout droit à la mezzanine
Je m'y engageai sans trop de bruit et arrivé en haut je vis la lumière de la lampe de poche retournée contre un livre sur la table de chevet
Le Chinois ricanait dans son sommeil
Adriana dormait nue allongée sur le ventre la tête sur ses bras croisés
Ses longues jambes disparaissaient sous les draps et j'entendis les moustiques qui visitaient ses cuisses
Je ne sais pas à l'heure où je raconte cette histoire au moment où je suis dans la marge de cette histoire je ne sais pas si j'étais venu dans l'intention de tuer le Chinois ou bien si c'est son ricanement qui m'a inspiré le besoin de le tuer sans faire plus d'histoire à la vie
Et c'est par hasard que j'ai vu l'attirail dans lequel il prenait plaisir à la faire souffrir avec ce consentement qui ne pouvait pas ne pas lui être arraché en même temps que son cœur de femme perdue pour la vie
Il y avait une espèce de tige métallique semblable à un tison et je sentis le feu de ma rage envahir la surface de ma peau sur mon visage où ma bouche grimaçait pour retenir mon cri
J'ai frappé de haut en bas sur le crâne et il s'est brisé d'un coup
Le Chinois a eu un spasme il s'est immobilisé et le sang s'est mis à couler de son nez
Il coulait aussi peut-être de ses oreilles
Il avait ouvert la bouche au moment du spasme et elle était restée ouverte si bien que ne le sachant pas mort je craignis qu'il ne se mette à hurler
Je frappai de nouveau
Le crâne se brisa encore craquement sinistre mais cette fois le corps n'eut pas cette contraction qui m'avait fait reculer déjà
Ce bruit réveilla Adriana qui se retourna
Allongée sur le dos elle me regardait sans bouger puis sa main s'empara de la lampe de poche et elle braqua la lumière sur mon visage
Je ne la voyais plus mais je savais qu'elle se levait qu'elle passait derrière moi en disant quelque chose qu'elle descendait l'escalier fermait une porte sans doute le battant de la baie vitrée puis qu'elle remontait l'escalier se posait près de moi chaude et douce contre moi la lampe torche éclairant le visage stupide du Chinois qui avait ricané avant de mourir puis qui avait ouvert la bouche bien inutilement
Je tournai la tête pour voir Adriana l'ensorceleuse
Elle avait l'air fasciné par cette mort inattendue
J'ai eu peur de sa détresse
J'ai supposé la nécessité de la tuer elle aussi mais son regard était tranquille
Je pouvais m'en aller rassuré
Je baisai sa bouche en la quittant et elle me rendit un baiser presque chaleureux
Elle attendit que je sois sur le chemin pour crier
Son cri emplit toute la nuit
Le chemin était bordé d'odeurs qui me donnèrent la nausée
Je vomis dans l'obscurité à peine secoué par les spasmes où je sentais la proximité d'une détente
J'avais dérangé le silence et il pesa plus lourd sur l'ombre
Penché sur quelque chose d'invisible et d'immobile seulement par une provisoire paralysie je perçus la présence du tison dans ma main droite qui ne l'avait pas lâché depuis que je m'en étais abominablement servi
J'avais pourtant le souvenir de l'avoir oublié entre les jambes frémissantes du Chinois et je me pris à remercier le ciel d'avoir pensé à mes empreintes à ma place
Je ne pouvais pas le jeter
Il était toujours reconnaissable
Il y avait un détail qui le différenciait des autres tisons tous achetés au même marchand de quincaillerie le samedi matin sur la place du marché et quelqu'un connaissait ce détail ou bien ayant effacé les empreintes révélatrices de mon acte j'allais oublier la plus propice à me trahir
Je serrais ce morceau de fer comme le cordage qui flotte autour de la bouée
Je me devinais pâle et sinistre mais les vomissements avaient tranquillisé ma musculature et je me sentais indemne comme sauvé de quelque chose de terrible qui avait failli me coûter l'existence et la paix future
Il fallait que je pense au corps insatisfait de Giovanna fallait que je pense à la satisfaire un de ces jours
Je bandais
Ma queue voulait encore sortir de moi
Je songeais à des putes à celle qui était assise sur l'aile de la Buick qui avait de jolis yeux et des bleus sur les épaules
Sa jambe était magnifique sur le parechoc chromé qui la reflétait
Je pouvais penser à elle et me vider la prostate en attendant le jour
J'attendrais le jour avant d'enterrer le tison qui mettrait des siècles peut-être à se dissoudre ou alors il serait calcifié…
est-ce que c'était possible la calcification d'un morceau de fer rouillé ? Mais je continuais de marcher me frappant le mollet à chaque pas avec le tison
Je m'imposais un rythme sur le chemin étrangement lumineux
Au loin le Passage des Tristes était à peine éclairé et je pouvais voir les reflets de lumière jaune sur la Buick dans ses courbes métalliques il y avait encore les reflets de la rue à demi éteinte et les putes avaient disparu
Je m'approchai de la Buick à cause d'une ombre qui gémissait contre une roue une ombre de chair nue qui se regardait le ventre en pleurant doucement du fond de la gorge comme un crissement de galet qui venait blesser ma perception dérangée par la mort et je regardais ce paquet d'ombre qui pouvait ressembler à un poulpe à l'agonie ou à l'intérieur d'un coquillage qui s'ouvre pour mourir
J'eus la tentation de l'écarter du bout du pied de me montrer plus ferme en cas de résistance d'atteindre le cou avec l'autre pied et le briser juste ce qu'il faut pour qu'elle s'étouffe et me fiche la paix
Mais j'avais épuisé ma capacité à donner la mort et je me contentais de lui parler pour lui dire n'importe quoi qui la force à quitter les lieux en vitesse et à disparaître de ma vie
Je ne pouvais plus tuer
Quelque chose en moi avait disparu laissant un trou qui était la porte du néant et je me contemplais en forme de cible avec mon trou et mes rayures circulaires et la douleur d'avoir perdu quelque chose qui devait être essentiel et dont je redoutais que ce ne fut tout simplement le respect que l'homme doit à l'homme
Je badinais et la cruauté me renvoyait des reflets exacts
J'étais impatient de me retrouver dans mon lit et de dormir pour tenter d'oublier au moins la vague de sentiments qui déferlait sur moi
Par terre la forme s'allongea et je vis ses jambes
Il semblait qu'elle parlât plus distinctement maintenant et je tendis l'oreille par souci de comprendre ce qu'elle voulait ce qui m'aurait motivé pour la relever sans ménagement et pour la jeter sur le trottoir entre les tables et les chaises
Je fus surpris de constater qu'elle prononçait mon nom et beaucoup moins de reconnaître sa voix qui m'agaça au plus haut point
C'était Solange ivre morte laide et presque pouilleuse vêtue des restes d'une robe qui pendaient comme des guirlandes
Elle tenait à peine debout et me remerciait en me tapotant l'épaule marmonnant ses remerciements avec cette voix que je détestais
Elle s'appuya sur l'aile de la Buick les mains dans le dos qui se creusa d'une étonnante cambrure et elle déclara qu'elle n'arrivait pas à vomir à cause de son trop grand amour de l'alcool
Mon corps veut tout garder
Il ne veut pas se vider
Il ne se videra jamais ! — Je l'écoutais à peine
Elle avait un beau cul symétrique et lisse et les jambes un peu écartées s'y rejoignaient avec grâce un peu courtes au niveau des mollets peut-être mais avec des cuisses qui paraissaient fermes et douces
Elle se mit à parler de la nuit qui lui avait encore coûté un morceau peut-être le dernier de sa virginité
Solange s'imaginait ce genre de choses avec une candeur qui était la première marque de sa folie particulière
Est-ce que je la pensais encore un peu vierge ? Elle qui n'avait jamais vu que la bite rabougrie d'un vieillard qui gueulait en pissant contre un arbre
Elle se retourna et je vis ses seins longs et pointus et le ventre petit et rond et j'eus soudain envie de faire comme les autres la violer sans la regarder dans les yeux ni toucher à sa bouche bavarde et dégoûtante
Elle avait besoin d'un café dit-elle
Et puis de s'habiller un peu
Ces salauds lui avaient fait mal et en plus lui avaient piqué tout son pognon
Regarde — et elle me montra le fond de son sac à main vide
Sur le côté il y avait une poche et je reconnus l'élégant Heckler 9mm avec lequel don Arturo avait fait voler en éclats la boucle d'oreille de Pablo un an avant
J'ai reconnu la voiture de ton ami préféré dit-elle en recommençant à pleurnicher
Je savais bien que je ne pouvais compter que sur toi
Sur moi elle pouvait compter et aussi sur la chance qu'elle avait d'être encore de ce monde
Il fallait qu'elle se dépêche de vieillir afin d'anéantir le contraste de chair qui la rendait si excitante si désirable
Elle ne devait provoquer que la fureur des hommes
Personne n'avait jamais songé à l'épouser et jamais personne ne s'aviserait de demander sa main à don Arturo qui de toute façon n'accorderait aucun crédit à une telle déclaration motivée par la seule ambition de mettre la main sur Los Alacranes qui était la plus belle ferme de la région à mi-chemin entre la mer et la haute montagne au beau milieu d'un plateau planté d'oliviers et de vignes avec une route qui serpentait entre les murs des terrassements et les bouquets d'eucalyptus dans l'ombre desquels à quatre heures de l'après-midi on rencontrait toujours un dormeur ou une dormeuse ou les deux si c'était l'printemps
Fallait s'mettre ça dans la tête merde si on voulait comprendre un peu le pauvre esprit de Solange qui n'avait jamais blessé personne ni eu l'intention de le faire mais maintenant tandis que je conduisais la Buick vers Los Alacranes je songeais au Heckler qui est une arme belle et terrible pas du tout le genre d'arme qu'on s'attend à trouver dans le sac à main d'une jeune fille même laide et bandante comme l'est Solange
Manifestement personne n'avait fouillé dans son sac à main qui pesait au moins le poids du revolver n'est-ce pas ? c'est à dire assez lourd pour qu'on se pose des questions
Et n'importe quel voyou fils de pêcheur ou de gitan n'importe quel fils de pute n'aurait pas hésité à s'emparer d'une pareille arme rare et puissante qui devait valoir son pesant d'or sur le marché
Mais j'avais du mal à imaginer la pauvre Solange défendre le peu qu'elle avait conservé de sa virginité autant dire rien en menaçant le bide tremblant d'un sale type qui avait avant tout envie de vivre quoiqu'il en coûte aux autres
Dans la voiture elle parlait un peu par bribes se rappelant ce que l'enfance avait souillé sans lui demander son avis et comment elle était devenue peut-être folle si c'était ça le mot qui convenait à son comportement alcool sexe et d'autres choses encore qui n'avaient pas de nom mais qu'elle avait le pouvoir de rassembler en elle
Sa tête était un nid de guêpes elle le savait
Elle avait envie de faire du mal à tout le monde même à moi dit-elle en me caressant le bras
Je frémis en songeant au Heckler
Solange était en train de changer ou alors sa véritable personnalité longtemps enfouie sous une couche de crasse mentale était en train de prendre la place de l'apparence trompeuse donc mélange d'écœurements et de grâce qui était le sentiment qu'elle inspirait à tout le monde
Personne n'avait pitié d'elle puisqu'elle ne souffrait pas
Elle ne savait pas comment elle était
En tout cas elle savait fort bien se servir du Heckler je m'en souvenais en négociant lourdement les virages
Bon dieu c'était il y avait quelques mois à peine combien ? deux trois ? quatre à tout casser ? Il faut que je me rappelle exactement ce qui s'est passé ce jour-là pensai-je en câlinant la boîte automatique qui donnait des signes d'égarement : oui c'était à la fin de l'hiver maintenant je m'en souvenais parfaitement à cause du souvenir de la montagne couverte d'un vert tendre où les troncs noirs des amandiers ressemblaient à des taches envoyées du bout du pinceau
A ce moment-là j'avais peut-être oublié John en tout cas je ne comptais pas le revoir et je m'étais éloigné de Pablo à cause de ce qu'il exigeait de moi au niveau des pratiques sexuelles
J'étais seul travaillant trois jours par semaine à réparer des trous dans le mur ou à participer à un échafaudage destiné à reconstruire l'intemporel d'un mur ancestral ou que sais-je encore ? rencontrant de temps en temps la servante qui faisait semblant de ne pas me reconnaître occupée à gratter la terre entre les fleurs naissantes du jardin public ou buvant du vin à la terrasse du Papa Gayo un sale bougnat en forme de croissant où pourrissaient les dernières âmes encore à la portée du destin
Il n'en restait pas beaucoup de celles-là gémissantes d'ennui à travers des corps constellés de blessures et d'infirmités ne songeant même plus à faire fortune ni même à gagner de quoi vivre honnêtement avec une femme peut-être un peu mégère et deux ou trois mômes sans avenir professionnel
Ces âmes avaient connu les plus belles putes du monde et serré la main des plus grands assassins de tous les temps
C'était tout ce qui leur restait à dire mais ça avait un goût d'aventure qui vous enlevait d'un coup pour vous déposer nu et tremblant en plein milieu d'un quartier mal famé de Shangaï où on vous posait des questions difficiles à coups de couteau dans le bide ou bien c'est l'Afrique qui vous faisait crever de peur là le menton sur le comptoir dégueulasse entre les cure-dents tachés de sang et les serviettes encore baveuses les mains frissonnantes d'avoir à toucher la peau d'un lion fraîchement abattu d'un coup de lance entre les deux yeux
Au Papa Gayo il y en avait cinq ou six de ce genre des types pas dangereux pédés et drogués par habitude sans même pouvoir se rappeler quand ça leur était arrivé pour la première fois à Singapour ou à Nantucket non c'était à cause d'un cul d'un basque qui ne voulait se donner à personne et qui avait tout donné à une baleine non mais parlez-moi d'une baleine c'te femme ! Il l'avait tuée à coups de marteau lui Pepe Ruiz Aguilar et personne n'avait songé à lui en vouloir pas même le basque qui avouait sans vergogne se sentir mieux maintenant qu'il ne l'avait plus sur le dos à lui taper sur le crâne avec sa grosse main pour lui réclamer de l'argent de l'argent ¡pasta ! ¡pasta ! Il y avait une pute jeune et jolie qui se reposait entre deux coups tirés dans une chambre de l'hôtel voisin le Flamingo un hôtel avec dix chambres et un W.C. et une douche dans les W.C.
qui servait aussi de remise pour un aspirateur détraqué et une poubelle hors d'usage où pourrissaient des détritus inavouables
C'est ce qu'elle disait trempant un doigt dans son café au lait et le suçant comme ça devant tout le monde en souriant comme si elle faisait de la publicité pour son machin et pour son truc
C'était le début de la nuit ou pas loin et je m'attendais à supporter d'autres morosités pour remplacer la solitude et le peu d'envie de vivre
Les vétérans formaient un groupe homogène de chaque côté du comptoir appuyés sur leurs coudes et le regard quelque peu vaseux qui leur donnait l'air de penser alors que ce n'était plus le cas depuis que l'alcool avalé patiemment depuis au moins trois heures commençait à les déconnecter de l'appareil social dans lequel ils rataient une fois de plus une entrée qu'ils auraient voulu magistrale
La pute leva vaguement les yeux quand don Arturo étonnamment frais et dispos pour l'heure s'arrêta dans le rideau qu'il écartait de chaque côté de son regard circulaire
La pute lui sourit puis elle se pencha pour mettre la langue dans le fond de sa tasse les yeux mi-clos et émettant des petits cris de satisfaction qui attirèrent l'attention de tout le monde y compris de don Arturo qui était venu pour se payer une pute car disait-il j'en suis encore là à mon âge à me retourner dans mon lit sans pouvoir dormir à cause de l'envie que j'ai de faire ça avec une femme
Il avait honte et c'était rare d'entendre don Arturo parler de ces choses d'une manière aussi peu discrète non pas familière mais carrément grossière
Il demeura dans le rideau à regarder la fille qui se mit à hocher la tête en marmonnant que c'était seulement pour le fric sinon elle serait en train de se taper la cloche avec un mignon dans mon genre dans un petit patelin de sa connaissance près de la mer mais une mer de rochers et de vagues comme on n'en avait jamais vue
Don Arturo qui ne buvait de l'alcool que dans sa propre maison commanda un Tigre qu'il prépara lui-même entre la tasse de café de la pute qui souriait en regardant les bulles monter dans le verre et mon propre verre qui devait contenir toute l'amertume de la nuit avec ou sans bulles
Il s'excusa auprès de la pute pour s'être montré inconvenant
Il n'avait pas l'intention d'insulter la femme qui était en elle
Elle haussa les épaules
Mais il y avait une pute et il n'avait soudain songé qu'à satisfaire son besoin d'orgasme
Cela lui arrivait quelquefois de perdre la tête à propos de sexe et de ne plus savoir parler aux femmes même aux putes qui ont un cœur comme tout le monde et un porte-monnaies pour en mesurer les impatiences inévitables à l'âge où être une pute c'est encore être une femme
Il avait connu de vieilles putes qui n'étaient plus des femmes
Avec elles c'était plus facile non pas à cause de leur expérience (il rota) mais parce qu'elles avaient un corps et un comportement qui n'étaient plus celui d'une femme sans être non plus celui d'un homme et elles étaient loin de s'en retourner à l'enfance
C'était des putes quoi ! Est-ce qu'elles avaient l'air d'être des putes ? demandait-il à personne en particulier fronçant les sourcils dans l'attente d'une réponse qui pouvait craindre de ne pas être en conformité avec ce qu'il avait l'intention d'en dire tout haut et sans fausse pudeur à l'égard de son sexe qui n'avait jamais connu la joie qui est un état au-dessus du plaisir peu accessible au commun des mortels tant l'amour est une chose dont on n'a pas idée
La fille donna son avis et comme elle parlait d'elle don Arturo n'osa pas la contredire mais à voir son visage désolé et pétri d'autres certitudes qui étaient un hommage rendu à la jeunesse il était évident qu'il ne pouvait être d'accord avec ce qu'elle disait ce qu'elle appelait son existence de misère à la con qu'elle avait héritée sans pouvoir dire non à la succession d'une mère qui était à peine plus jolie qu'elle
Elle était sur le point de pleurer et don Arturo lui demanda si elle savait monter à bicyclette
Elle le regarda bouche ouverte un peu étourdie par la question
C'était quoi la bicyclette elle ne se rappelait plus ce truc chinois ou indien c'était quoi déjà ? Don Arturo frappa du pied sous la table désolé encore une fois d'avoir à supporter les effets d'un écart de langage
Sa bicyclette à lui expliqua-t-il doucement c'était la bicyclette de tout le monde et il en faisait le même usage
Il y avait deux bicyclettes sur la terrasse du café et p't-être qu'ils pourraient les chevaucher jusqu'aux Alacranes et là en bons aristocrates soucieux de perfection et de morale ils s'enverraient en l'air tous les deux dans le lit de doña Brigida
La fille dit qu'elle savait monter à bicyclette mais qu'elle ne pourrait plus faire l'amour si elle était épuisée par la montée vertigineuse qu'il faut arracher à ses jambes si on veut arriver aux Alacranes
Non merci
On faisait ça au Flamingo où elle avait ses aises à la rigueur elle pouvait lui consentir quelque chose sous la table avec les mains ou la bouche mais se crever la poitrine dans la montagne et sur une bicyclette par-dessus le marché alors ça non ! — C'est dommage dit don Arturo qui commençait à ne plus penser au sexe
Je suis venu à pied
On prendra un taxi
Elle était d'accord pour le taxi mais il faudrait qu'il songe à la ramener sur terre où elle avait l'intention de se taper un bon roupillon avant d'aller bronzer sur la plage avec les gens
Elle reprendrait un taxi
Ça lui ferait cher
Il avait les moyens
N'était-il pas don Arturo dont le père lâchement assassiné par des cochons avait vendu ses titres nobiliaires à un bourgeois de Madrid ? Il la trouvait belle elle était vraiment très chouette avec sa mèche de cheveux en forme de faucille qui tombait sur sa joue et sa manière de porter la chemise entrouverte et aussi de croiser les jambes avec un petit murmure de cuisses qui en disait long sur sa fente de femme qui devait être la pire de toute du point de vue de la perte de conscience dont un homme peut être frappé quand ça lui arrive sans crier gare comme cette nuit se réveillant d'un coup les pieds chatouillés par le fantôme de doña Brigida qui réclamait des sous des sous la garce voulait des sous pour payer le paradis et le bon Dieu était d'accord pour encaisser
Il était en sueur tout nu dans son lit entouré de draps tortillés et blafards qui lui faisaient peur et respirant à peine à cause de sa gorge que quelque chose était en train d'étrangler
C'étaient ses propres mains il s'empêchait de crier et il était sur le point de s'étouffer
Sa nudité le choqua
Il s'était endormi dans son pyjama de flanelle veste et pantalon et voilà qu'il s'était foutu à poil pour entrer dans son rêve et en plus il bandait comme un jeune sa bite toute droite entre ses cuisses avec cette titillation dans le ventre et cette sensation de chaleur qui pouvait être celle de l'enfer de l'enfer qu'il venait de visiter et qui l'avait rempli de ses miasmes et de son hystérie
Il regarda autour de lui la chambre sa fenêtre pâle à cause de la lune la chaise qui avait l'air d'un chien immobile et fidèle la commode aux poignées rutilantes qui brillaient la malle où la veste du pyjama était tombée la poignée de la porte où le pantalon était accroché le petit tableau un peu de travers entre la porte et l'armoire le silence presque impeccable à part le bruit régulier de sa respiration et le froissement de l'air au dehors l'air qui se tordait les mains au-dessus de la maison l'air qui avait ses propres mains et qui les tordait sur le toit qui avait connu toutes les guerres toutes les misères d'une vie qui est au fond la même pour tout le monde et il se mit à penser à Solange la mère de Solange et à Solange la fille de Solange et sa jeunesse continuait de lui gonfler le sexe et il eut la tentation de se masturber
Mais c'était trop facile c'était une manière de se cacher aux yeux du monde une manière qui ne convenait pas à son souci de vérité en toutes choses
Il se leva s'habilla en vitesse laissant le pénis sortir de la braguette et il descendit dans la cuisine pour y prendre son chapeau
Il le mit rapidement sur sa tête pour éviter de croiser le regard de doña Brigida et il sortit dans la nuit sentant son sexe comme une chaude excroissance de sa biologie mentale ce qui était rassurant au fond relativement à son besoin de ressembler le mieux possible au portrait type de l'être humain au mieux de sa forme dans une société qui n'était qu'un moyen d'existence pas plus mauvais qu'un autre
En descendant vers la mer sur la route caillouteuse assez fier de son érection et des pensées qui lui venaient au sujet des hommes et de la société pensées dont le désordre tranquille le ravissait don Arturo se mit à penser à la femme en général à la femme faite pour l'homme comme l'homme est fait pour la femme si on a le goût de ce genre d'égalité textuelle
Penser à Solange la mère de Solange ou à doña Brigida c'était se remémorer toute une série de malheurs qui n'avaient aucun rapport avec la femme conceptuelle entière et séparée de son carcan historique et social c'était penser non pas à l'idée de femme car chacun peut avoir son idée sur ce sujet et ce n'est pas cela qui le conceptualise mais à la femme en tant qu'objet non non non pas complémentaire (don Arturo cherchait les mots et la pute s'amusait de ses hésitations) il voulait dire qu'au fond la femme est un but il l'avait entendu dire de la bouche d'un poète français et ça avait réveillé en lui une montagne de rêves épiques et marchant sur la route qui sentait le thym il entra dans la qasida de son bonheur futur
Maintenant il racontait tout ça à une pute qui n'y comprenait rien et qui se demandait ce qu'il attendait d'elle
Est-ce que tu bandes encore ? — Il était désolé mais ce truc formidable s'était volatilisé en arrivant dans les faubourgs et il avait su à ce moment-là qu'il n'avait fait que rêver et tout ce qui restait de cette érection c'était un goût qui devait être le goût de sa peau de femme jeune et jolie
Elle ne vendait pas sa peau
Elle faisait un tas de trucs salés mais pas de cochonneries avec la peau
Don Arturo rougit comme s'il se rendait compte qu'il sortait d'un moment de crise qui n'avait été que cruellement passager sortant d'un mauvais rêve où la femme en particulier tentait de lui inspirer la terreur d'être un homme seul pour entrer dans une espèce de tranquille délire où la femme en général se mettait à ressembler à une pute sans qu'il puisse l'en empêcher
Il lui avait fait perdre du temps et il était vraiment désolé d'avoir raconté des salades sur la vie et sur le reste
Il posa bien à plat un billet sur la table et elle l'empocha en souriant
C'était pas la peine ! — Si c'était la peine
Enfin elle le valait
Il avait passé un sacré bon moment depuis son réveil et maintenant il allait appeler un taxi et retourner chez lui où il avait laissé sa pauvre fille seule et sans défense tout ça à cause d'un retour extraordinaire de la jeunesse qui lui avait valu quelques pensées de qualité sur lesquelles il comptait bien méditer seul si c'était possible ou en compagnie s'il se mettait à boire un coup de trop
Il parla encore dix bonnes minutes avant que le taxi arrive devant la terrasse
La pute était encore avec nous écoutant en mâchant des bonbons à la menthe les jambes croisées dans un rayon de lumière où elle s'observait tout entière
Le chauffeur ouvrit la vitre et demanda ce qu'elle attendait de lui
Don Arturo se leva et il le reconnut alors il sortit de la voiture et aida le vieillard à s'asseoir
Monte toi aussi dit don Arturo j'ai à te parler
Je pris place près de lui derrière le chauffeur qui se mit à parler de football tandis que la pute un peu dégingandée arpentait le Passage des Tristes dans la direction opposée au port
Nous la dépassâmes elle regardait par terre tout en marchant et bientôt nous arrivâmes dans la cour des Alacranes
Il faisait encore nuit
Don Arturo alluma une faible ampoule qui clignotait versant une jaune lumière dans le patio où nous nous installâmes assis sur des chaises bleues un verre à la main don Arturo cherchant mon regard avec l'intention d'y pénétrer tout entier pour occuper mon esprit
Il allait me poser une question définitive mais sur quel thème ? La solitude de Solange ? Sa haine pour Pablo ? Son obsession de la femme ? Il avala goulûment le contenu de son verre
Il commença
Bien sûr il n'était pas fier de ce qu'il venait de faire et surtout d'en avoir parlé avec ce détachement dont il avait été le premier étonné
S'il avait évité d'en parler au moins je n'en saurais rien
La pute elle oublierait parce que les putes sont oublieuses elles ne collectionnent pas les malheurs des autres
Mais moi j'avais été le témoin de sa folie à cause de ce stupide bavardage qui en était la pitoyable continuation
Et v'là que ça continuait encore parce qu'il me faisait des reproches que je ne méritais pas même si j'avais une mémoire redoutable et il craignait le pire à cause de cette mémoire où il n'occupait plus désormais la même place à cause de son bavardage de cet absurde besoin de tout raconter qui avait succédé à la chaleur vibrante d'une érection pleine de jeunesse et d'avenir
Mais cette érection n'avait-elle pas déjà succédé à un mauvais sommeil ? Et qu'est-ce qu'il pouvait faire maintenant pour s'empêcher de subir ce qui allait être la suite de ses confidences ? Sommeil-nudité érection-jeunesse bavardage-témoin
C'était comme ça qu'on pouvait résumer avec des mots ce qui venait de lui arriver croisant mon chemin de vie dans un bien mauvais moment
Je songeais d'un coup à ma mort-oubli
Solange apparut pâle et ébouriffée engoncée dans un vieux manteau de toile
Elle nous reprocha vaguement de l'avoir réveillée alors qu'elle était en train de rêver d'amour et maintenant à cause de notre manque de savoir-vivre elle avait envie de boire ce sacré truc qui la faisait dormir de moins en moins
Elle s'approcha reposant la même question laide et dégoûtante comme elle seule sait l'être si on ne prend pas la précaution d'éviter son regard qui est le début du néant et je m'accrochais désespérément à ce qui me restait de conscience pour ne pas y mettre mes pieds de malchanceux
Elle se servit un verre et l'avala d'un coup
De pâle qu'elle était elle devint rouge et elle se mit à sourire parce que la sensation de bonheur rentrait au bercail exactement comme elle voulait son cœur étant ouvert à tous les vents comme une maison abandonnée ajouta-t-elle
Mais don Arturo ne lui prit pas la main pour la tapoter comme il faisait chaque fois qu'elle parlait de son cœur
Il était paralysé sur la chaise bleue le visage dans l'ombre d'un pot de géraniums et les mains sur les cuisses à plat comme s'il attendait qu'elle en finît avec ce qu'elle avait à dire de trop
Solange se servit un autre verre et déclara après l'avoir vidé qu'elle retournait se coucher
Avant dit don Arturo dont le visage était complètement anéanti par l'ombre va me chercher le Heckler dans la salle à manger
Il faut que je tue ce jeune homme ! — Le lendemain une ambulance vint le chercher pour l'emmener à l'hôpital où il avait accepté de faire examiner le fonctionnement anarchique de son esprit
C'est ce jour-là que je pus constater à quel point Solange savait se servir d'une arme à feu
L'ambulance avait disparu dans un nuage de poussière
Solange avait un visage d'une étonnante dureté et je redoutais d'avoir un jour à y buriner quelque chose de compatible avec notre amitié
Elle regarda l'ambulance s'éloigner et puis elle se retourna vers moi en ricanant
Elle avait l'air d'une folle
Il ne lui manquait plus qu'à se dépoitrailler et à montrer une cuisse mouillée pour ressembler à ce que je savais de la folie des femmes
Un jour on l'enfermerait dans ce genre d'établissements où les hommes tordus d'idées enchevêtrées avec l'impossibilité de les faire exister vous demandent de leur faire des piqûres dans la tête et les femmes conscientes du peu d'éternité qui les fonde à se croire belles et désirables se couchent toutes nues en travers de votre chemin pour vous empêcher de penser à autre chose qu'à elles
Ils venaient d'emmener don Arturo qui avait l'espoir de revenir en parfaite santé pour reprendre le cours de la vie de toute façon dans le même lit de terre ingrate et de feuillages calcinés dans lequel il continuerait de se tortiller comme un ver égaré à la surface d'un cadavre
Don Arturo connaissait bien l'odeur de cette vie et il avait l'intention d'y replonger ses narines ancestrales pour tenter de comprendre ce qui pouvait l'exhaler avec si peu de pitié pour les fragilités de la raison
C'était une odeur disait-il en caressant la crosse animale du Heckler une odeur et rien qu'une odeur
Il n'y avait rien d'autre que cette odeur
Tout le reste n'était qu'une illusion illusion d'optique sensation trompeuse au niveau de la peau bruit qui pouvait être le même pour des choses très différentes et sans rapport entre elles
Même la langue ne pouvait rien reconnaître dans ce qu'il appelait des écarts de langage
Odeur
Il la définirait un jour
Ail
Thym
Pierre
Terre creusée
Pluie de printemps
Il expliquait tout ça à l'ambulancier qui le ficelait sur le brancard en demandant pardon à Dieu de se montrer aussi cruel envers un homme qui avait l'air bon et qui était simplement un peu fou à cause d'un dérèglement de ses sens ce qui arrive de toute façon un jour ou l'autre
Don Arturo m'avait salué avant d'être enfourné comme un pain dans le corps de l'insecte qui allait le digérer un certain temps avant de décider de son sort c'est-à-dire de sa liberté de mouvement
Il regrettait d'avoir songé à me tuer
Il ne discutait pas la nécessité de ma mort
Elle était évidente
Mais il lui était très pénible d'être la source d'une telle pensée qui le rendait indigne d'être un homme
Solange devait penser à cette indignité en regardant l'ambulance disparaître dans la vallée
Et elle ricanait en me regardant
Un froid intense m'a envahi des pieds à la tête quand elle a sorti le Heckler du manteau dans lequel elle était entrée laide et toute nue
Regarde ! — dit-elle
Elle pointa l'arme en direction d'une fenêtre qui était restée ouverte
Elle tira
La détonation me paralysa et déjà elle entrait dans la maison me faisant signe de la suivre en secouant le revolver
J'attendis un moment
J'avais besoin de certitude
J'entrai derrière elle
Nous étions dans la salle à manger
Elle se dirigea tout de suite vers le portrait géant de doña Brigida et me montra l'impact de la balle juste entre les deux yeux
Elle fit claquer sa langue dans sa bouche en signe de fin de la mise au point qui avait commencé avec l'exhibition du revolver dans sa main
Elle venait de tuer doña Brigida
Elle avait sans doute des raisons de le faire
Elle rangea le revolver dans la commode
En refermant doucement le tiroir elle eut l'air songeur et demeura penchée dans cette immobilité où elle était en train de vivre ou de revivre une foule de raisons valables de faire ce qu'elle pouvait faire avec tant de facilité
Voilà ce que je me remémorais en reconduisant Solange aux Alacranes à bord de la Buick qui chavirait notre cœur dans chaque virage
Solange pouvait tuer n'importe qui à cinquante pas d'une balle entre les deux yeux ou en plein cœur exactement comme elle voulait ou dans le bide si elle avait l'intention de vous envoyer la mort lente
Solange était d'une précision redoutable
Elle n'aurait pas besoin de tirer une deuxième balle pour assurer le coup comme moi-même avais brisé le crâne du Chinois une seconde fois faisant preuve d'une approximation regrettable en pareille circonstance
Pablo était avec eux dit-elle soudain
Ce salaud n'a pas été l'dernier
Je frémis
Solange manipulait son sac à main
Sa bouche se tordait comme si elle brisait ainsi les mots qui n'arrivaient pas à sortir du fond de ses poumons
J'ai pas envie de retourner tout de suite à la maison dit-elle en serrant les dents
Amène-moi à l'hôtel
Je paierai ma chambre si tu ne veux pas coucher avec moi
J'ai vraiment pas envie de revoir ce foutu Eugenio qui me rend folle de rage chaque fois qu'il pose les yeux sur moi
Il est arrivé une semaine après le départ de papa oui pas plus d'une semaine avec un baluchon sur l'épaule et des souliers sales mais sales et pas rasé de trois jours des lunettes de soleil dans les cheveux et quelque chose dans la bouche sa langue peut-être qu'il n'arrête pas de mâcher de mâcher en me regardant sans rien dire tout juste me demandant de me pousser un peu si je gêne ou bien où se trouve ce qu'il est en train de chercher et dont il a besoin pour faire quelque chose à quoi je ne m'intéresse pas
La veille on m'avait permis de voir papa et une belle infirmière toute souriante m'avait conduite jusqu'à lui
Il était assis sur un banc de roseau et il parlait plutôt fort à trois ou quatre bonshommes qui n'étaient pas d'accord avec lui
Papa a toujours été fort dans ce genre de conversation je veux dire que personne n'est capable de lui clouer le bec
Tout ce qu'on peut faire s’est gueuler plus fort que lui et c'est justement comme ça qu'un type surmonté d'une tête minuscule tentait d'imposer sa façon de voir
L'infirmière les a tous chassés comme des mouches et papa lui a dit — merci ma sœur — et c'est comme ça que j'ai compris que cette belle femme était une fille du bon Dieu
Elle lui recommanda d'une jolie voix qui était une caresse de ne pas s'énerver de cette manière qui lui faisait beaucoup de mal tellement de mal que s'il continuait il finirait ses jours en cette compagnie qui lui ressemblait si peu cependant
Il était désolé de s'être encore laissé emporter par l'obstination de celui qui avait une tête réduite à cause du rétrécissement incurable de sa cervelle
L'infirmière fit — tsss… tsss… — du bout de la bouche et elle dit qu'il ne fallait pas raconter de méchancetés que c'était écrit dans la Bible et que même si on croyait pas en Dieu ce qui était le cas de papa il fallait craindre les paroles qu'il avait mises dans ce livre terrible
Papa rétorqua qu'en écrivant ce gros volume d'insultes Dieu avait tourné le dos à sa probité de créateur et que par conséquent nous les humains tout ce qu'on pouvait tourner c'était la page
Bien sûr il dépassait les limites et il s'en rendait compte
Il voulait dire un peu et ne pouvait pas s'empêcher de dire beaucoup
L'infirmière lui tapota la joue un peu sèchement je trouve et elle lui dit que de toute façon il ne disait jamais tout
Papa en resta bouche bée mais comme il voulait avoir le dernier mot il dit que c'est peut-être pour ça que l'amour existe
Il voulait parler de l'amour de l'homme pour la femme et vice et versa… mais il ne pouvait pas le faire devant une fille de Dieu qui était un beau morceau de femme mais seulement un morceau et ça ne suffisait pas pour excuser le désir qu'elle lui inspirait
Elle le gifla une bonne fois pour toutes et m'emmena par la main à l'entrée de l'hôpital où elle me demanda poliment de revenir un autre jour
Le lendemain ce cochon d'Eugenio est arrivé
Il avait l'allure d'un vagabond mais je l'ai reconnu tout de suite tu parles
Quand j'étais pas plus grande que ça c'est lui qui me tenait pendant que Pablo me faisait mal avec son machin de diable
Il comptait peut-être en faire autant maintenant que j'avais grandi et qu'il pouvait avoir une queue au moins aussi grande que celle de Pablo
Parce que quand on était gosse il en avait une si petite qu'il en était désespéré et ne voulait jamais me faire ce que Pablo me faisait
Il ne me l'a jamais fait
Ni avant ni maintenant
Il doit toujours souffrir de ce même désespoir malgré les poils sur ses joues et ses muscles qui font peur à les voir se bander comme des machines quand il s'énerve sur quelque chose qui ne veut pas céder
Il dit que papa est enfermé pour toujours
Il veut partager l'héritage
Il est venu pour ça et il est allé voir Pablo qui lui a donné des conseils pour gagner un procès si jamais je m'avisais de lui en faire un
Il dort tout nu dans la salle à manger sur une couverture à même le sol et il boit du vin jusqu'à s'endormir
Ensuite je me couche sur lui et je finis la bouteille
Le matin quand il me voit comme ça toute nue à côté de lui toute chose et câline et prête à lui faire lever son asticot il est tellement en colère qu'il n'arrive pas à me frapper et il va pleurer dans l'atelier et je lui demande s'il ne va pas finir lui aussi par être enfermé pour toujours
Qu'il aille au diable avec sa petite queue de rien du tout ! Ce sera toujours moins grave que ce qui arrive à papa
Mon Dieu ! Comment je vais sortir de là quand ils seront tous morts ? — J'eus un irrésistible haut-le-corps qui me fit faire un dangereux écart sur la route
Visiblement et sans prendre les précautions d'usage elle m'incluait dans le cataclysme qui devait mettre fin à sa vie de femme fatale et inaugurer si c'était encore possible compte tenu de l'immense solitude qui serait alors la sienne une vie moins propice à l'ennui et peut-être même à la misère qui est la seule chose contre laquelle aucun Droit quel qu'il soit d'ordre public ou privé n'a jamais pris de mesures au moins aussi efficaces que peut être la peine capitale quand il s'agit de mettre un terme à une vie de débauche et de crime
J'en étais demeuré sans respiration et quand enfin elle se plongea dans un silence qui me parût définitif je recommençais à me servir de mes poumons ayant ralenti l'allure de la voiture qui me semblait à chaque virage se jeter dans un gouffre mortel
Je ne fis rien qui suscitât de sa part une conversation qui ne pouvait être que la continuation de la précédente
Elle triturait toujours son lourd sac à main tâtant le froid métal à travers la peau de vinyle
Je redoutais une détonation impromptue attentif au sens du canon qui c'était rassurant restait toujours pointé en direction de la portière
Nous arrivâmes enfin à la hauteur du chemin de terre qui monte aux Alacranes
J'arrêtai la voiture un peu braquée plein phare dans le chemin qui tournait à angle droit au niveau du mausolée
La lampe à huile papillotait doucement dans la nuit et le rocher avait toujours l'air sinistre et froid noir monolithe dressé dans le ciel vitreux comme un couteau dans le ventre d'un ennemi
Non ! s'écria-t-elle en secouant son sac à main qui heurta le tableau de bord
Je veux aller à l'hôtel
Je ne t'oblige pas à coucher avec moi ! — Je n'avais aucune raison de coucher avec elle ni surtout de l'amener à l'hôtel où elle ne manquerait pas de faire scandale
Il est trop tard dis-je
Madame Cayetano serait furieuse si elle savait… — Si elle savait quoi ? — Elle me regardait avec ce regard qui est toujours le sien quand elle a l'intention d'avoir raison coûte que coûte
Ce n'est pas raisonnable — balbutiai-je
Elle en convenait ce qui était un progrès notable sur la minute précédente mais elle n'avait aucune envie de revoir ce stupide et famélique Eugenio qui ne l'avait pas encore violée mais dont elle était sûre qu'il savait s'y prendre aussi bien que les autres
Moi évidemment avec ma réputation de femme galante qu'est-ce que je pouvais attendre d'elle ? Elle coucherait dehors au pied du mausolée mais elle ne retournerait pas cette nuit aux Alacranes
Elle descend de la voiture oubliant le sac à main sur le plancher et rajustant ses restes de vêtements la voilà qui s'élance vers le mausolée tout auréolée de la lumière crue des phares de la Buick
Solange ne fais pas l'imbécile ! — C'est justement ce que je ne fais pas ! — Que m'importait après tout qu'elle dormît à la belle étoile ou sur le ventre d'Eugenio
Je reculai la voiture pour la mettre dans le sens de l'hôtel et j'aperçus le sac à main
J'eus d'abord la tentation de l'emporter avec moi
N'avais-je pas résolu de tuer Pablo ? Puis je me ravisai
Je descendis de la voiture avec le sac à main comme un crucifix entre les mains m'avançant sur le chemin à la limite de l'ombre qui me parut impénétrable
Solange avait disparu
Je clignais des yeux pour tenter d'apercevoir son ombre près du mausolée mais elle devait s'être couchée ou bien il n'y avait pas assez de lumière pour la rendre visible
Je ne l'appelai même pas
Je pris de l'élan et avec un cri de rage qui me parut électrique je lançai le sac à main avec son contenu le plus loin possible sur le chemin
Il retomba avec un bruit sourd
Je le cherchai des yeux mais ne le trouvai pas
Je l'avais lancé loin ou bien il était parti se perdre dans le ravin ou de l'autre côté dans le fossé qui n'était autre qu'un gouffre d'ombres et de bruits inquiétants
Je haussai les épaules ne pouvant juger ni de ma force ni de mon adresse et m'ayant raclé la gorge je criai presque : — J'ai lancé ton sac en l'air ! — ce qui à mes yeux expliquait tout
Je retournai à la voiture et remis le moteur en route
Malgré le bruit du moteur mon cerveau enregistra les pas qui redescendaient sur le chemin
Je m'attendais à la voir apparaître piteuse et consentante avec son minable sac à main sous le bras
Mais ce n'était pas elle
C'était Eugenio qui s'était juste un peu avancé dans la lumière pour que je puisse le voir
Il secoua le sac pour me signifier qu'il l'avait trouvé
Merci monsieur ! — dit-il enfin
Il pivota et de nouveau l'ombre s'abattit sur lui
J'attendis un moment dans l'espoir d'apercevoir au moins leurs silhouettes à un certain angle du chemin où le ciel pouvait servir d'écran
Ils y parurent en effet au bout de quelques minutes marchant lentement l'un derrière l'autre Solange devant comme une somnambule traînant les pieds et Eugenio juste derrière elle vif sur ses longues jambes qui coupaient le peu de lumière
Puis ils disparurent
Je demeurais un long moment les mains sur le volant à écouter le ronronnement du moteur
J'avais presque oublié que j'étais un assassin
Je descendis encore de la voiture et ouvris le coffre à l'arrière
Le tison s'était réfugié sous la moquette
J'avisai le talus une fente dans le schiste dur et j'y glissai le tison qui me sembla couler le long d'une pente et finalement heurter une surface presque métallique qui lui rendit son écho de ferraille
Mon cœur battait la chamade
Je me remis au volant et un quart d'heure plus tard j'entrai dans le salon de réception de l'hôtel où Pablo était en train de téléphoner à voix basse
Il avait entortillé un mouchoir autour de sa main droite qui semblait saigner
En me voyant il pressa le combiné du téléphone contre son ventre et m'expliqua ou me chuchota en guise d'explication : — Je m'suis bagarré avec Eugenio ! Je l'ai là au bout du fil
On continue de s'expliquer quoi ! — Il se remit à parler dans le téléphone
C'était en effet beaucoup moins dangereux
La nuit finissait
Je ne sais pas si c'est à ce moment que j'ai commencé à deviner le jour
Il est fort probable que non car ma mémoire persiste à se souvenir de la nuit pour situer ce qui suit
Plus loin je relaterai aussi précisément que possible la minute qui entoure la mort de Pablo et ma mémoire y trouvera la nuit comme décor propice à sa victoire sur l'oubli
J'ai tenté de décrire toute cette nuit qui si je me souviens bien fut celle du 17 au 18 août 199
depuis mon abandon sinistre aux yeux de la populace un peu vermine quand il s'agit de s'amuser jusqu'à ce moment où je me retrouve dans le dos de l'homme que je veux tuer pour l'enlever physiquement à l'amour aveugle de l'homme que j'aime
Mais je suis sans arme
J'ai eu entre les mains pour l'avoir volé le très beau Luger de Pablo mais il était maintenant entre les mains de mon ami marocain qui avait autant de raisons que moi de s'en servir contre Pablo
Et puis j'avais à peine touché le magnifique Heckler qu'Eugenio caressait peut-être en ce moment parlant au téléphone avec Pablo et songeant à le tuer d'une balle dans le dos
Pablo va mourir dans une heure
La balle va traverser son dos entre deux côtes à peine effleurées puis briser en morceaux l'aorte déchirer un peu le poumon ricocher sur une côte et la trajectoire ainsi modifiée emporter avec elle le sternum et l'éparpiller dans l'air qu'elle traverse avec un bruit de ferraille qui ne trace plus qui voltige tournoyante jusque dans la boiserie d'où une main l'extraira sans difficulté pour la soumettre à des analyses savantes qui raconteront l'histoire précise de cette balle
Sera-ce une balle du Luger ou du Heckler ? Une autre balle ? En tout cas c'est comme ça que Pablo va mourir dans une heure et il est là sur le comptoir de la réception chuchotant ses raisons à celui qui est peut-être son assassin
Et moi qu'est-ce que je fais pendant ce temps ? Je regarde dans la nuit pour y trouver des raisons de regarder à travers la croisée où se reflète la présence de Pablo qui semble touché par quelque chose qui m'échappe
Si je pouvais savoir exactement ce qui motiverait mon ami marocain pour anéantir la vie de l'amant de sa femme il est vrai que je ne sais rien de ce qui pourrait inspirer la même mort au triste Eugenio
Pendant une heure je ne vais pas cesser de penser à Eugenio et à Solange je vais chercher on le verra plus loin des raisons valables de tuer Pablo dans le peu de choses que je sais à leur sujet
Songeons au Chinois qu'on examine sans doute en ce moment
Qui avait assez de raisons pour désirer sa mort ? Moi bien sûr mais encore faut-il les trouver ces raisons et les associer à la mort du Chinois pour que tout s'explique
Au lieu de ça on trouve un cadavre de Chinois avec le crâne fracassé par les coups d'une arme qui a disparu que l'assassin a emporté avec lui qu'on retrouvera peut-être à la faveur d'un hasard dont on mesure la mince probabilité
Mais sait-on jamais ? On interroge Adriana elle répond par des hurlements on se pose des questions au sujet des chaînes des fouets des étaux etc.
elle dit que ça ne regarde personne que c'est sa vie privée etc.
on la soupçonne mais sans acharnement imaginant mal où elle aurait pu trouver assez de force pour briser un crâne avec autant de facilité
Elle doit bien savoir quelque chose
Pourquoi toujours songer au règlement de compte quand un voyou est liquidé comme une mauvaise affaire ? Avait-elle un autre amant un type jaloux qui a perdu la tête en voyant cet attirail de bourreau et se l'imaginant l'espace de quelques secondes hurlant de douleur dans cette mécanique de cuir et d'acier qu'elle ne méritait pas
Est-ce que son anorexie explique au moins une partie du problème posé à la justice par cette mort d'homme ? Elle a si peu le goût de vivre
J'ai du mal à me la rappeler
Mes yeux essaient de former son image sur la vitre à peine transparente qui reste noire
J'ai peut-être vu un reflet rouge de ses cheveux
Pourquoi ai-je tué ce foutu Chinois ? Qu'est-ce qui s'est passé dans mon cerveau ? Je ne suis pas malade
De quoi puis-je me souvenir ? Son corps maigre et long étroit et nu froid tellement froid et cet être qui aime sa douleur qui ricane dans un rêve où elle est en train de lui parler de la douleur qu'il calcule pour elle
Est-ce que j'ai voulu mettre fin à cette torture ? Pour quelles raisons ? Pourquoi a-t-elle fait preuve de sang-froid au lieu de crier de terreur dans la nuit qu'elle avait réveillée pour que je m'y noie océan de vérités judiciaires pour pétrir de l'homme avec de l'homme devenu le pain de l'homme en toute justice ? Mais n'avait-elle pas crié ? Non elle avait attendu que je me fusse éloigné des lieux du crime de la natte posée par terre qui sentait les pieds du Chinois de la mezzanine éclairée par la lueur tremblante d'une lampe de poche le long salon qui tournait de chaque côté de l'escalier en courbes symétriques qui se rejoignaient peut-être derrière la maison
Qui avait-elle réveillé ? Giovanna ne pouvait pas la consoler
Qui la préviendrait dans l'hôtel de luxe où elle s'ennuyait d'être la femme de tout le monde ? Penser à Giovanna penser au peu d'amour que son cœur doit à l'homme sa dette n'est pas si grande qu'elle le dit
Pourquoi cherche-t-elle à se noyer au niveau du divertissement ? Que se passe-t-il dans la tête d'un être humain qui commence à songer avec méthode et même avec précision à la fin de son existence qui ne donne pas de sens à la vie ? Une biologie exécrable est à découvrir derrière les connexions et les gènes
Un laboratoire de l'horreur est à créer pour se coltiner avec l'idée de Dieu sans préjuger de sa voix
Ce sont des tumeurs microscopiques
Nous n'avons plus la bonne vibration à notre disposition
C'est une longueur impossible à chiffrer
L'homme est en train de disparaître dans l'homme
Et il ne reste plus rien de la femme
La nuit est devenue ma seconde existence
Je ne me double pas d'un être nocturne
La nuit je change je deviens donc obscur pour le jour et le contraire n'est pas vérifiable
Je tremble un peu
Pablo s'énerve dans le téléphone
Il colle sa bouche dans le micro
Il ne veut réveiller personne
Mais il dira ce qu'il a à dire
C'est si peu dangereux
À moins que l'assassin ait déjà décidé de le tuer
Il l'écoute patiemment il supporte ses insultes il fait face à l'injustice de ses jugements et il caresse la crosse du Luger ou du Heckler il songe à son imprudence il sait que toute sa vie future va entrer d'un coup dans le présent en même temps que la mort va éterniser ce fils de pute ce fils de rebelle ce fils de pierre qu'aucune insulte n'atteint au cœur cette moitié d'homme qui tourne le dos sans vergogne à sa moitié de dieu qu'il ne respecte plus depuis que sa volonté de puissance a mis en jeu le dernier rêve d'amour
L'humanité est une ignominie
Avant que Pablo ne meure et pour être complet et véridique il faut que je mentionne le dernier des faits qui me paraît important pour éclairer ce qu'on appellera plus tard le double meurtre de Polopos et qui restera dans la chronique locale la plus importante affaire criminelle après bien sûr l'assassinat du comte d'Orgaz mais ceci est une autre histoire
Pour en revenir à Polopos je dois rapporter mot pour mot le témoignage de Celesto
On s'étonnera de le voir paraître à ce moment du récit mais avec ce genre de personnages il faut s'attendre à tout au pire bien sûr puisqu'il est inclus dans la définition de son être mais aussi avouons-le sans grimace au meilleur
Après avoir laissé Eugenio et Solange dans l'ombre de leur chemin (le témoignage de Celesto est en fait inclus dans le mien mais je jure de n'en point modifier aucune virgule) mon attention a été attirée par une lueur qui ne quittait pas le rétroviseur
Au début il m'était difficile de me rendre compte que cette lueur se rapprochait de moi car elle demeurait toujours de la même dimension circulaire mais sans la netteté d'un disque une sorte de tache au fond de l'œil et je ne lui ai accordé que de vagues clins d'œil où l'indiscrétion ni l'attention n'étaient engagées
Je l'avais donc oubliée depuis un bon moment et j'étais plongé dans de vagues réflexions qui me ramenaient toujours au même point : la mort de Pablo quand je perçus enfin le bourdonnement essoufflé de la moto de Celesto
La vitesse de la Buick étant à peine inférieure à celle de la moto il allait mettre des heures avant de me dépasser si telle était son intention
Le temps d'un éclair le corps nu de Lidia m'apparut et je le chassai de ma pensée en m'occupant à ralentir le véhicule sans gêner dangereusement le motard
Il commença à me dépasser faisant ronfler son moteur à la limite de la rupture et comme je ralentissais encore il se mit à rouler de front si bien que je pus observer son visage et entendre ce qu'il me disait : — Arrête donc ce char au nom du ciel ! Il faut que je te parle ! — Il n'y avait aucune inquiétude sur son visage aucune rage aucun désespoir
Il avait l'air simplement découragé et content qu'il le fût j'arrêtai la Buick au milieu de la chaussée
Il me dépassa d'un coup et stoppa sa moto dans les phares de la Buick
Il avait cet air de lassitude de quelqu'un qui cherchait une solution à un problème dont il espérait encore qu'il n'en fût pas un
Je ne sortis pas de la voiture
Je posai mon avant-bras sur la portière et me mis à tripoter le rétroviseur
Il approcha sans rien dire puis se planta un peu gauche à un mètre devant la Buick
Où est donc Lidia ? — dit-il en clignant des yeux
Ne reste donc pas dans la lumière ! — En disant cela je venais d'éviter de répondre à une question pour laquelle je n'avais pas préparer de réponse
Qu'as-tu donc fait d'Elisa ? — dis-je aussitôt pour l'embarrasser à mon tour
Il secoua la tête en émettant un soupir qui en disait long sur son découragement et il s'approcha jusqu'à la portière où je passai la tête pour lui donner à voir mon propre visage qui respirait une étrange mais sûre santé
J'croyais qu'ils t'avaient piqué la Buick et le type m'a dit en me tapant dessus qu'elle était à lui et doña Cecilia est arrivée pour me traiter de cul terreux
Vous n'étiez plus dans la Buick ni toi ni Lidia
Elisa était morte de rire et Camilla se tapait sur les cuisses en faisant craquer son nez
Qu'est-ce que je pouvais répondre à doña Cecilia hein ? J'savais bien que la voiture n'était pas à toi ! Et sur le coup j'ai cru que tu l'avais volée et j'avais vraiment pas envie que ce type me pose la question tu sais laquelle ? Je me mordais les doigts d'avoir cherché à défendre ton bien
Mais enfin heureusement vous aviez pris la poudre d'escampette
Le type ouvre la portière il se met à fouiller sur un siège et il montre à Cecilia ton pantalon et il dit : — Lorenzo mon ami Lorenzo ! — Je suis soulagé d'un coup
Tu es son ami
Il est l'ami de doña Cecilia
Donc doña Cecilia est un peu ton amie et comme je ne te dois rien et que c'est réciproque je me dis que l'orage est passé
Doña Cecilia rit de bon cœur et elle montre la robe de Lidia et le type fait une grimace pour dire qu'il ne sait pas à qui elle est
Je ne peux pas le dire non plus et j'imagine que vous avez sauté à poil dans l'eau et je regarde sur la grève des fois que vous seriez en train de vous éclipser derrière une épave ou un rocher
En tout cas vous êtes tout nus dans la nature et le type fait un paquet avec vos vêtements et il me demande s'il peut me les confier
Elisa arrive à ce moment et elle dit qu'elle va s'en occuper que c'est un malentendu et que s'il faut faire des excuses et bien elle les a faites à la place de Lorenzo et de Lidia
Doña Cecilia on dirait qu'elle ne veut pas qu'on voie son visage qu'elle cache dans un foulard mais c'était bien doña Cecilia j'en suis sûr parce que quand Elisa lui a fait — je m'excuse doña Cecilia — doña Cecilia a secoué sa main comme si elle était agacée qu'on s'excuse pour pas grand-chose d'autant que sa pudeur n'avait pas été outragée
Le type me dit — Lorenzo vous a chargé de surveiller la voiture — et je lui réponds — en quelque sorte oui — et le type dit qu'avec toi il ne faut jamais chercher à comprendre
Doña Cecilia a l'air de bonne humeur
Si elle ne se cachait pas dans le foulard on verrait à quel point elle est heureuse d'être avec ce type qui est ton ami
Et puis voilà que s'amène Pablo dans sa camionnette qui fait un bruit d'enfer
Il amène avec lui une femme qui n'arrête pas de pleurer
C'est une belle Orientale et son visage est tout barbouillé de maquillage qui se mélange à ses larmes
Histoire de riches mon vieux que je me dis
Gare ton cul sinon c'est toi qui va te faire lonlaire
Ce salaud ce salaud — n'arrête pas de répéter Pablo en amenant la femme qui pleure
Et qui je vois dans la camionnette ? Le joli petit minois d'Anita qui pointe son museau de chatte dans un brin de lumière qui ne fait pas que l'avantager mon vieux ! Elle me détruit chaque fois que je la regarde
Je l'aime bien cette gosse moi
Pablo laisse la femme pleurer comme ça en plein milieu et il va vers le type qui fait un pas et se penche pour écouter ce que Pablo lui dit sans que j'entende rien
Mon vieux le type se redresse d'un coup et se met à marcher vers la camionnette en gueulant dans sa langue maternelle il ouvre la portière et il sort la pauvre petite Anita sans la ménager et elle se casse la gueule à ses pieds
Bien sûr elle l'insulte
Je vois le moment où il va lui foutre un coup de pied dans la gueule et je mets la main sur mon couteau
Mais Pablo revient vers la camionnette relève Anita qui se réfugie derrière lui pendant que le type l'engueule comme si elle lui avait tué sa mère
Doña Cecilia ne dit rien mais on voit bien qu'elle n'a plus cet air heureux qu'elle avait tout à l'heure en parlant gentiment comme ça avec le type qui ne lui voulait que du bien
La femme qui pleure se met à parler en pleurant
Le type s'approche d'elle et se met à la câliner
Tu me croiras si tu veux mais elle saigne de la bouche
Moi je me dis qu'elle s'est battue avec Anita qui a tort de s'amuser avec les riches un jour ils lui feront payer ses insolences et elle ira se faire soigner chez les fous
Mais ça ne doit pas être ça non plus parce que la femme qui pleure s'en prend maintenant à doña Cecilia qui ne bronche pas qui encaisse un discours qui ne doit pas laisser passer grand-chose de ce que l'orientale veut lui dire pour lui apprendre à vivre
Le type l'a laissée tomber
Il s'est reculé et maintenant il est à égale distance de l'Orientale et de doña Cecilia qui se cache toujours dans son foulard
Pablo est un peu à l'écart de ce triangle où je sens qu'il va se passer quelque chose d'important pour eux tous
Dans le dos de Pablo Anita est en train d'arranger ses cheveux
Elle ne les regarde pas
Mais j'ai envie de m'approcher pour entendre tout ce qu'ils disent mais Elisa me demande où vous avez bien pu passer tous les deux toi et Lidia
Ils sont à poil quelque part par là — et je lui montre la grève et la plage de galets derrière et les vaguelettes qui font des lisières sur le rivage
Elle cligne des yeux pour essayer de vous apercevoir dans l'ombre mais il n'y a rien à faire
Et puis c'est ici qu'il se passe des choses importantes
L'Orientale a fini de parler
Doña Cecilia n'a rien dit
Le type non plus
Pablo s'approche d'eux
Anita se retrouve toute seule et un rayon de lumière éclaire ses beaux cheveux
Que dit Pablo à doña Cecilia ? Je n'en sais rien
Je ne sais pas lire sur les lèvres
Alors une autre voiture s'amène
Elle s'arrête fait des appels de phares qui projettent par intermittence leurs ombres gigantesques sur les parois
Puis un type en sort les mains dans les poches
Il est maigre les yeux caves et il n'arrête pas de remuer les doigts au bout de ses bras ballants
Doña Cecilia lui dit quelque chose et il se met à sautiller sur ses pieds comme s'il voulait montrer son impatience
Il a l'air d'un fou
Pablo lui fait signe de s'en aller
J'entends : — On n'a pas besoin de toi ici ! — et le type maigre et fou lui répond que tout le monde a besoin de tout le monde autrement la terre ne serait pas si ronde ou quelque chose comme ça qui a l'air d'une complainte de gosse tu vois
Je te dis qu'il est fou
Et je n'ai pas fini de le dire que deux autres types aussi maigres que lui sortent de la voiture pour arranger les choses ou voir comment le temps va se gâter
Alors le premier type celui qui était heureux avec doña Cecilia met en route le moteur de la Buick qui a du mal à démarrer à cause de l'humidité
Il fait presque froid à cause de cette humidité
Il fait signe à doña Cecilia de monter avec lui et il dit quelque chose à Pablo et Pablo monte dans sa camionnette avec Anita et on entend le bruit des portières les moteurs ronflent et les voilà tous partis
C'est comme ça que ça s'est passé
On se retrouvait sans voiture et toi et Lidia vous vous baladiez à poil quelque part dans l'ombre en attendant que ça passe
C'était passé et Elisa s'est approchée du quai à l'endroit où était garée la Buick et elle s'est penchée en vous appelant mais rien
Vous étiez en train de vous donner du bon temps sans vous faire du mouron ni pour les vêtements ni pour la voiture
Il n'y avait plus qu'à vous attendre
Vous appelleriez et Elisa se ramènerait avec les vêtements
À cette heure-ci on était bon pour rentrer à pied ou coucher sur la plage
On est là chez Camilla à boire un peu plus que de raison et à crédit parce que Elisa n'ose pas fouiller dans ta chemise quand la Buick se ramène avec les deux amoureux à son bord
Elle s'arrête exactement à la même place mais dans l'autre sens
As-tu remarqué qu'elle était dans l'autre sens ? Je parierais que tu n'y as vu que du feu
Tu ne m'as pas dit où tu as largué Lidia
Je ne sais même pas où est Elisa
Je suis dans la merde tiens
C'est à cause de Camilla cette névrosée
Elle a voulu à tout prix coucher avec moi
Qu'elle se démerde ! — disait-elle en parlant d'Elisa qui est restée sur la terrasse du Café dans le noir parce que Camilla ne voulait pas laisser une lumière
Tu sais à quel point elle est avare
Et Elisa est restée sur la terrasse à vous attendre
Doña Cecilia et le type étaient assis dans la Buick et ils regardaient les bateaux dans le port sans se parler
On est resté un moment à les observer de la fenêtre de la chambre de Camilla jusqu'à ce que doña Cecilia sorte de la voiture
Elle est sortie de la voiture sans rien dire et elle est allée au bout du quai
Elle a descendu l'escalier elle a disparu pendant un moment et puis on l'a vue sur la grève titubant dans la vase entre les épaves et ensuite sur les galets et puis l'ombre est devenue tellement épaisse qu'on n'a pas bien vu où elle allait si elle continuait son chemin sur le rivage vers le bout de la plage ou si elle avait contourné les épaves pour aller à la pointe de la rade
Camilla était tout excitée
Ça la rendait folle ces histoires qu'on ne peut pas comprendre et qui pourtant ont un sens puisqu'on les a vécues
Elle a éteint la lumière et elle est devenue folle comme ça lui arrive chaque fois qu'elle a passé une longue journée
Un peu plus tard je suis descendu pour voir Elisa et lui ouvrir la porte sans demander l'avis de Camilla qui de toute façon dormait comme une souche
Elisa n'était plus là
Les vêtements non plus
Je suis allé jeter un coup d'œil dans la Buick où il n'y avait personne non plus
Le type avait sans doute suivi doña Cecilia
Et Elisa ? Je n'en sais foutre rien
Je l'ai appelée sur le port sur la plage dans les rues derrière chez Camilla sans autre résultat que de faire rougir un mange-saucisses qui voulait me casser le crâne parce que j'étais le plus dégoûtant ivrogne qu'il avait jamais vu
Etc.
On trouverait le corps de Lidia le lendemain matin
Il serait soigneusement enfoui dans une fente de la roche tassé au fond de cette fente et recouvert de galets et de sable qui feraient office de bouchon
Mais ces galets et ce sable un promeneur attentif les verrait transportés poussés dans la pente par des crabes méticuleux et acharnés une quantité impressionnante de crabes de différentes espèces auxquels s'ajouterait le vol de reconnaissance de milliers de mouches
Des mouettes se montreraient plus distantes moins affirmatives
Le promeneur les effraierait à peine en s'approchant du rocher
Il secouerait sa main pour chasser les mouches il toucherait le dos des crabes qui ne s'inquiéteraient pas de sa présence occupés à déménager un maximum de galets à creuser le sable sous les galets qui rouleraient en bas de la pente
Le promeneur enfoncerait son bâton de promeneur dans les galets
Le bâton s'enfoncerait sans résistance et puis il s'arrêterait sur quelque chose de mou et le promeneur se demanderait sans y croire s'il ne serait pas en train de mettre à jour une horrible histoire dont la victime serait là presque sous ses yeux enfoncée dans la pierre comme un chiffon indésirable la bouche pleine de sable et de galets et le corps déjà ouvert par des milliers de pinces excitées
Il ne pousserait pas plus loin ses investigations et il en parlerait à la police qui le croirait parce qu'il aurait une bonne tête de type honnête qui ne veut pas se tromper ni surtout tromper les autres et encore moins les autorités
Il faudrait dix jours à ces autorités pour faire le lien entre ce cadavre qu'on sortirait par morceaux écœurants de la fente puante où les crabes continueraient de le harceler et de pénétrer dans ses chairs visqueuses et la disparition de Lidia signalée par sa mère trois jours après que doña Cecilia l'ait assassinée sans raison apparente et en ma présence avant d'être elle-même lâchement abattue dans la chambre qu'elle occupait depuis son enfance
L'instruction judiciaire révélera un peu tard que c'est la même arme qui tuera Pablo dans le salon de l'hôtel
Il n'y avait qu'un seul et même assassin
Il était l'unique relation que l'on pouvait mettre à jour entre Pablo et doña Cecilia
Quant aux meurtres qui passèrent pour barbares et terrifiants de Gu le sorcier (doute) et de Lidia la prostituée (certitude) ils attirèrent moins l'attention supposition faite que leurs meurtriers ne devaient pas avoir une personnalité hors du commun ce qui était forcément le cas de l'assassin de Pablo et de doña Cecilia
La vérité judiciaire mit du temps à se former et elle ne recouvra jamais la réalité des faits ceux-ci ne s'expliquant pas entre eux comme c'est toujours le cas quand la réalité est saisie tout entière
Il fallut se contenter de ce que les juges avaient un peu romancé à leur manière
Le prévenu était-il coupable ? Peut-être dit la réalité
Non dit la justice
Et on retourne chercher un autre équilibre des forces dans cette entropie en phase finale
En fait le prévenu était bien l'assassin mais cela j'étais seul à pouvoir le prouver
Mais j'étais entré dans la souffrance comme on va pouvoir le constater dans les pages qui suivent et qui n'expliquent rien d'autre que cette souffrance
C'est que je ne voulais pas perdre le peu d'amour
Il y avait si peu d'amour dans ma vie et rien dans mon imagination pour en inventer de plus purs
Et puis je n'étais rien pour le monde pas même utile au moins un jour par an peut-être serviteur mais pas plus que beaucoup d'autres
Le lecteur veut connaître la solution de l'énigme ? Qui est l'assassin ? C'est tout ce que lui a inspiré la lecture de ce livre ? Alors je n'ai pas atteint mon but qui n'est pas la vérité vous l'avez deviné
Que m'importe de connaître l'identité de l'assassin ! Cette identité est la solution d'une énigme judiciaire et c'est vrai que j'ai donné tous les éléments nécessaires à sa découverte
C'est déjà bien
On raisonnera ensemble plus loin et on tombera d'accord sur le nom qui brûle les lèvres en ce moment même sans qu'on soit bien sûr d'avoir raison
Manquerait-il quelque chose d'essentiel du point de vue judiciaire veux-je dire ? Non
Tout est là
Il suffit de réfléchir
C'est tout ce qu'il suffit de faire maintenant
S'arrêter de lire et réfléchir
Relire peut-être si l'on ne craint pas de perdre patience
Sauter des pages jusqu'à la dernière où le nom de l'assassin est écrit en grosses lettres fluorescentes
On peut faire ce qu'on veut si on n'a pas compris l'importance que je voudrais donner à ma terreur d'homme vaincu par l'étonnante probabilité qu'il y ait un assassin parmi nous et que ce soit justement celui de Pablo et de doña Cecilia bien des années après ce terrible forfait qui nous laissa dans l'angoisse et la misère de nos raisonnements bien inutiles bavardages probables entre quatre murs le nez à la fenêtre de temps en temps
Est-ce que tu es en train de lire ce livre ? Tu es le seul pour l'instant à comprendre vraiment
Où cours-tu ? De quel côté du monde as-tu caché la honte de n'être plus un homme comme les autres ? Ne me dis pas que tu n'as pas honte ! Non tel que je te connais ça fait longtemps que tu crèves de honte
C'est là ton seul désespoir
À cause de l'orgueil
De trop d'orgueil
Moins d'orgueil aurait éteint le feu qui couvait
Mais j'ai interrompu le récit de Celesto bien inutilement (pardon) : — C'est alors que j'ai eu l'idée de chouraver cette moto
Elle était toute chaude appuyée contre un mur et je l'ai poussée jusqu'au bas de la rue moteur éteint et je suis arrivé au port sur son dos
J'ai attendu d'être sur la plage pour la mettre en route et j'ai fini par allumer le phare
Je suis arrivé jusqu'à cette roche qui sert de plongeoir quand on n'a pas peur de risquer de se fendre le crâne après les vagues
Rien
Et c'est au retour que je l'ai vu briller dans le sable
D'abord j'ai cru que c'était une bouteille
Je voulais simplement l'éviter mais en approchant j'ai compris ce que c'était
Un magnifique Browning noir et argent une perle rare
Bon dieu j'ai valsé avec la bécane et je me suis retrouvé le nez par-terre à fureter dans le sable pour mettre la main dessus
J'en bavais et je me suis mis à rire et enfin j'ai touché sa crosse et ni une ni deux je me suis retrouvé sur la moto mais coupant à travers champ et j'ai roulé un bon moment avant de m'arrêter pour la regarder
Bon c'est pas important pour ce qui est d'Elisa et de Lidia
Elles rentreront bien se faire lessiver par la vieille parce que je vais lui expliquer moi à la vieille comment elles m'ont joué un sale tour à se cacher l'une derrière l'autre jusqu'à ce que je ne voie plus ni l'une ni l'autre
Elle saura bien me comprendre et leur piquer tout leur pognon pour leur apprendre à vivre
C'est comme ça qu'elle fait la vieille pour régler ses comptes
Elle pique le pognon et elle te laisse tout nu pour que tout le monde te voie et voie bien qu'elle est plus forte que toi ce qui explique tout qu'elle soit pleine aux as et que toi t'aies besoin d'elle pour bouffer et te nipper un peu
Dis Lorenzo comment ça se fait que t'es pas à poil ? Ya un truc que j'comprends pas
Tu les as trouvées où tes fripes ? C'est Elisa qui te les a données
Tu l'as vue alors quand tu es revenu ? Ou c'est elle qui vous a trouvés ? Où vous a-t-elle trouvés ? Et pourquoi tu les as laissées tomber ? Vous vous êtes bien foutus de ma gueule tous les trois
Tiens regarde ! — Il me montra alors l'objet de son délire car le pauvre n'en croyait pas ses yeux
Il avait entre les mains un beau spécimen de la collection Browning
Je ne bronchai pas
C'était l'arme qui avait emporté la tête de Lidia et Celesto la tenait dans ses mains comme un gosse qui jouerait avec un poussin ou une souris blanche
Le problème c'est qu'il est vide dit Celesto
Ne crois pas que je compte m'en servir ni même le montrer
Avec tous les jaloux qui pourraient jaser
Non j'aimerais simplement l'avoir avec moi comme ça pour l'avoir
Mais qu'est-ce que ça te donne comme sensation un feu sans flamme hein ? T'as l'impression de posséder une belle chose
Ce serait comme la photo d'une femme quoi
Tu vois bien à quoi elle ressemble mais tu peux pas te faire une idée de sa façon d'aimer le faire avec toi si tu vois ce que je veux dire
Il voulait des flammes
J'en avais
Enfin je pouvais en avoir
Moi aussi je volais de temps en temps
Pour rien ? Certes non
Pas pour rien
Pour quelque chose
Faudra que je m'arrange avec Lidia hein ? — Non
Pas de sexe
Pas de drogue
Je veux un échange clair
Mon silence et mes flammes contre un petit service
Ton silence ? — fit Celesto qui ne comprenait pas
Bien oui mon silence
Il comprend enfin
Il est soulagé
— Garde-le bien au chaud chez toi dans un endroit secret hein Celesto ? Je te trouverai des munitions
— Promis
On se serre la main
Il remonte sur sa moto et s'éloigne en secouant la main
Je secoue la mienne
En regardant Pablo au téléphone et sans songer une seconde à son interlocuteur je revois cette misérable main secouée avec l'impression d'avoir fait une bonne action
Quelle absurdité de tenter de donner un autre sens à la mort de Lidia ! Quelque ragot plus crédible
On verrait mieux Celesto dans le rôle de son assassin
Le Browning ? Comment se trouve-t-il dans ses mains ? Il y a un registre quelque part sur lequel le nom de Cecilia figure en face de l'immatriculation de l'arme
Ne jamais tuer avec un revolver
C'est le principe de base
Ne jamais rien calculer en fonction d'un revolver
C'est si pratique pourtant
Si facile de viser
J'aurais pu demander à Celesto de me confier le sien
Non
Ne pas tuer Pablo
Ne pas le tuer avec le revolver de Cecilia
Comment le tuer ? Je veux le tuer
Il a fichu ma vie en l'air
Je peux perdre la tête à tout moment
Ai-je tué le Chinois ? Je ne crois pas
Je l'ai simplement un peu amoché
Il s'en tirera
Il questionnera Adriana
Il la torturera et elle aimera cette torture
Pourquoi aime-t-on être torturé ? Une approche de la mort ? Je ne pense pas
C'est pour faire peur à l'autre
Elle veut tout savoir de la peur du Chinois
Mais dans quel but ? Quel plaisir trouve-t-on à toucher du doigt ce qui est douloureux dans le cœur des autres ? Et pourtant on le fait
Maniaco-dépressif
Qu'est-ce qui ferait mal très mal dans le cœur de Pablo ? Je ne suis même pas capable de le dire
J'ai tourné en rond et je ne sais même pas qu'il va mourir dans dix minutes
Le cœur va saigner sans rien révéler de sa douleur
Il ne va pas souffrir
Il va simplement mourir en se demandant à peine ce qui lui arrive
Ce n'est pas le cas de Cecilia
Quelqu'un sait exactement comment la faire souffrir
Maniaco-dépressif
Cet inconnu sait tout de la douleur de Cecilia et rien de celle de Pablo
Et il les a tués tous les deux
Pablo est en train de téléphoner et Cecilia est déjà morte
Elle a souffert avant de mourir
Maintenant l'assassin a dans l'idée de tuer Pablo
Il se fiche complètement de la souffrance de Pablo
Ce qu'il veut c'est le tuer
Un point c'est tout
Mais pourquoi s'est-il acharné sur la douleur de Cecilia ? Méritait-elle la douleur avant de mourir selon l'opinion de l'assassin ? Il ne s'expliquera jamais sur ce point
On ne lui posera même pas la question
La justice n'est pas entre de bonnes mains
Voir Pablo mort étendu à plat ventre sur le pavé froid de l'hôtel la bouche saignante l'œil (un seul) regardant la flaque à peine sonore maintenant qu'il a vraiment cessé de vivre
Il a ses deux bras enfouis tout entiers sous son corps dont le poids semble avoir augmenté
Il prend la sauterelle ou quoi !
Ses jambes noires et trapues elles vont s'élever au-dessus des dalles froides et veinées de la chaleur qui s'éteint doucement
Maintenant que son cœur ne bat plus dans la poitrine noire qu'il a donnée à la balle qui l'a traversée et qui s'est perdue dans le cuir d'une chaise ou dans la boiserie à odeur d'abeille et de femme dont le mur renvoie les reliefs comme un miroir exact de ce qui vient de se passer
J'ai froid
Je ne tremble pas
C'est ma peau qui se tend sur ma chair paralysée
Et je continue de voir Pablo mort nu traversé d'une balle dont l'acier scintille peut-être dans les bas-reliefs que des mains ont patinés à ma place
Je ne peux pas regarder la saynète dans le bois sculpté mais je la vois au fond de mon regard ouvert comme la porte de ma conscience sur le jardin mort nu percé d'acier de Pablo qui est entré dans la mort à plat ventre bouche giclante de sang et le lapant par crispation inévitable — un seul œil tourné vers le spectacle de lui-même donnant sa mort pour exemple de sa non-existence
Voir Pablo immobile comme un galet dans l'eau qui court
Le voir une dernière fois ne plus bouger et donner signe d'inexistence
Et avoir froid
Ne pas oser crier parce que le cri est celui de la femme qui dort s'accroche au rêve et ne veut pas se réveiller
Le coup de feu a quel âge maintenant ? Je suis incapable de le situer dans le passé immobile qui l'a arraché à la mémoire
C'était il y a peu de temps ou bien il n'y a plus de temps quand ça arrive la bite dans la gueule veloutée au charme de forêt de la servante au grand cœur qui mesure avec la langue avec les dents se souvenant de ce qui ne s'est pas passé recommençant depuis le début de la courbe léchant le long de la veine qui bat yeux fermés pour mieux voir doigts parcourant toutes les formes qui lui rappellent sa nature de femme
On s'est croisé pour la nième fois dans le couloir où s'approche la fraîcheur de la nuit
J'ai avancé sur la longueur de trois arcades
Il y en a sept
Et je me suis arrêté en lui demandant de me donner son amour comme on donne un coup de couteau
Elle a ri en pensant que je souhaitais la vérité
Ri pensant que je ne savais pas mentir
Extirpant le couteau de sa langue de vipère née pour tromper les sens
Elle est venue à ma rencontre parcourant la différence d'arcades où la fraîcheur de la nuit qui commence installe ses cris d'oiseaux et ses ruptures d'insectes
Et je prends les bras la joue les jambes je soulève les jambes caresse le genou cherche les ouvertures force la courbure exagérée de son ventre me retient à ses épaules
Et elle prend mon sexe elle touche un mot qui était chargé de tout le sens qu'elle donnait à l'arrachement du plaisir elle veut faire mal pour s'offrir cette déchirure qui m'écarte entre mon corps de femme et sa présence rituelle
Dans le patio mêlé d'ombres et d'animaux je vois le peu de lumière qu'on est en train de jeter sur la mort
John nous regarde
Je ne vois rien de son expression
Il a les mains dans les poches et il semble prêt à donner un coup de pied aux fleurs
Ma bite est la proie d'une autre folie
Je suis sur un autre chemin
Deux mains me redessinent contre la colonne immobile écartent mes pôles et découvrent la rêverie qui me recrée
Et John se met à penser à un tas de choses qui mettent en relation le spectacle que nous donnons la servante et moi et l'innombrable page d'écriture qui s'étire toute blanche vers la fin de sa vie d'écrivain et peut-être même de penseur
L'ombre monte comme une vague et je ne vois plus rien du sable qui l'entoure
La servante murmure les mots que le désir lui invente pour qu'elle puisse parler au plaisir de femme à éternité ou quelque chose comme ça
Et je prolonge chaque mot m'accroche aux briques qui émergent du plâtre mon dos épousant des reliefs que le temps empoussière et je n'entends pas John qui remonte du patio par l'escalier de marbre blanc et bleu qui arrive sur nous comme un vertige que toute la science de notre amour ne pourra nous éviter
Je ne vois pas John secouant le chapeau de toile blanche pour donner de l'air frais à son visage qui ne me dirait rien de toute façon parce que je ne peux pas ouvrir les yeux
Le plaisir n'était pas au bout de cette bouche torturante
Elle me quitte en montrant ses belles dents que les lèvres caressent de mots encore désireux de tout dire
Elle est à genoux et sa bouche s'ouvre encore lorsque John lui renverse la tête en arrière tordant la chevelure de nuit défaite sur les épaules et dans le dos qui ne résiste pas à la torsion et l'autre main se pose d'abord doucement sur ma gorge et puis me force contre la colonne et je sens le visage grimaçant de la servante entre mes cuisses et son cri qu'elle retient parce qu'elle a honte
Et sa tête est appliquée contre mon ventre contrainte à l'immobilité seulement troublée par sa respiration par l'angoisse de la respiration qu'il faut calculer maintenant les lèvres faisant joint contre ma peau
La grimace est atroce dans cette recherche de vie qui suffoque et dans laquelle son corps s'est immolé pour laisser la place toute la place au dernier souffle
Mais John ne lâche pas son emprise il la soulève par les cheveux la tient toute droite comme une marionnette dont il examine les fils ni homme ni femme ni vie ni mort quelqu'un qui se met à pleurer doucement pour qu'on ne l'entende pas
Parce qu'elle a honte et je ne pourrais rien dire de ce qu'elle a vécu quand ce sera le moment de voir nos témoignages consignés dans les registres de la justice
Mais pour le moment tout ce qu'on sait de l'avenir contient dans l'espace que nos corps délimitent avec cette justesse qui est toute la mesure de l'angoisse
Il joue au marionnettiste avec une femme qui voudrait pleurer mais qui se mure dans son silence de femme qui a honte
Moi je suis le décor de papier et de terre contre quoi le spectacle est une ombre et rien de plus
Puis il lui dit quelque chose et elle secoue la tête en essayant de fermer la bouche écarquillant ses yeux de fontaine bleue qui pisse le sang de la honte ses seins magnifiques en écho et la pulpe de son sexe dégoulinant le long de ses jambes
Je peux le dire tout de suite
Ce n'est pas elle qui a tué Pablo
Mais à ce stade de nos évènements qui ponctuent notre histoire qui peut dire si ce n'est pas John ? John qui tue la femme dans l'enfant qui s'éveille au plaisir la secouant comme une marionnette dont les fils sont la toile d'araignée d'un esprit qui compose des romans pour se donner une raison d'être et peut-être même pour gratter du sens à leur immanquable signification
Qui sait si ce n'est pas John qui cinq minutes plus tard a tiré dans la chair de Pablo ces quelques grammes d'acier qui font le poids quand il s'agit de détruire la vie ou ce qui en reste si on a passé l'âge du plaisir ? Qui sait ce qui s’est passé pendant ces cinq minutes (s'il s'agit bien de cinq minutes : qui peut dire combien de temps il a fallu pour que ça arrive à partir du moment où il nous a laissés seuls elle et moi ? La jetant contre moi d'un air de dire : fais-en ce que tu voudras ! Le disant peut-être et s'en allant d'un pas pressé vers l'autre bout de la terrasse nous laissant elle et moi au bord de l'escalier vertigineux dont le blanc et le bleu couraient dans l'ombre montante comme une eau
Elle s'est laissée aller à pleurer doucement à genoux contre mes jambes mêlant mon ventre à ses cheveux John s'éloignant coupant l'ombre des colonnes traversant la pâle lumière des arcades comme un insecte à la recherche d'une lumière plus intense et plus propre à éclairer sa soif ou sa faim
Alors comme ça elle était devenue une marionnette à cause du charme que John avait exercé sur elle — et moi j'étais le décor de leurs amours passagères au fil du spectacle dont elle ne voulait pas parce que la honte était sur elle
Moi je n'étais que la femme qui regarde de l'autre côté de la scène m'offrant le spectacle et le public dont elle redoutait l'incroyable jugement
Ça me plaisait bien sur le coup cette idée d'un théâtre où je n'avais aucun rôle à jouer me contentant de la couleur de mes portiques de l'arc lumineux de mes passerelles au-dessus de lacs immobiles où l'amour se joue des barques faisant la balançoire côté jardin ou l'enseigne lumineuse côté cour poussant devant moi le jeton sonore d'une folie qui ne pouvait pas n'être que passagère
Si je me mettais à en chercher les racines plongeant mes doigts discrets dans la chair flasque de la mémoire y découvrant des sexes insoupçonnés et des fautes impardonnables ! Alors quoi ! L'échiquier la table le tapis la selle sous les fesses la semelle d'une bottine bandée comme une bite un pli de robe la ride naissante au coin d'une lèvre aimée la faute d'orthographe inattendue — des mots pour le dire un passé pour le prendre comme on prend une femme — mais je ne me mets à rien
Je n'ai pas cette éducation de sinistre reluqueur
Chaque fois que je regarde ses épaules bleues là pendant qu'elle est triste à genoux le long de mes jambes qui appartiennent depuis le début à la colonne contre laquelle je suis en train de chercher le deuxième souffle je ne vois rien que son nom je me rappelle son innocence je sais ce qu'elle veut jouer et je l'aime d'être un peu moi-même chaque fois qu'un insecte visite ses cheveux n'y trouvant rien que son reflet ou plutôt l'inexactitude de ce qu'il voudrait être
Bourdonne encore un instant froisse des ailes dans cet air qui tremble patte accrocheuse d'écume au rêve qui noie la vague dans sa mer d'équivoques sensations le vide contre le creux le plein contre la masse le sonore contre ce qui n'est pas encore dit…
chaque fois essayant de me rappeler ce que vient d'achever un murmure de pleurs sa bouche suspendue dans l'attente de ce qui succède à ce qui n'est pas arrivé
Et chaque fois je tente de prendre son menton pour relever sa tête et prendre son regard mais son cou se gonfle elle résiste elle dit qu'elle a honte pas à cause de moi ni à cause de l’Américain qui n'est rien dans son cœur ni à cause de Pablo qui va mourir sans qu'on en ait la moindre idée parce que je peux dire qu'elle n'a pas tué Pablo et moi encore moins et qu'à ce moment-là je cherchais seulement à mesurer la honte qu'elle avait dans le cœur comme un poignard qu'elle me demandait d'enfoncer un peu plus
Elle serait morte maintenant bon d'accord vous seriez en droit de me suspecter de l'avoir tuée et je serais là en train de m'expliquer sur les raisons de mon geste justifiant la nécessité de l'euthanasie en matière d'amour
Mais elle est bien vivante maintenant dans la chambre blanche et noire où elle continue de pleurer parce qu'elle a peur à ce moment-là toute nue et froide et dure le long de mes jambes qui appartiennent à la colonne qui s'enfonce dans les bleus et les blancs d'un escalier qui devient noir toujours plus noir chaque fois que j'y noie mon regard
Elle ne veut pas que je la regarde elle ne veut rien me demander elle veut que je ferme les yeux et comme ça elle partira et elle disparaîtra dans l'ombre et une fois dans l'ombre elle fera ce qu'elle voudra — je pourrai faire ce que je veux
Je ferme les yeux elle me demande si je les ai bien fermés je réponds que oui je la sens bouger ses cheveux tomber autour d'elle sa tête se relever ses mains s'appuyer sur mes cuisses un peu de sa chaleur me toucher ses mains cette fois approchent ma bouche de ses lèvres elle se sépare de moi le froid s'installe
Et je ne peux pas m'empêcher d'ouvrir les yeux pour la voir nue s'éloignant ses jambes se croisant dans un jeu de lumière et d'ombre que je renonce à décrire parce que ce n'est plus l'important voyant son cul magnifique et immense augmenter sa présence sexuelle qui s'éloigne épaules étirant le dos nue et mouvante vers la porte entrouverte
Je sens qu'elle va se tourner vers moi avant de pousser la porte à l'intérieur du silence et peut-être de l'oubli
Alors je referme les yeux et j'attends et je l'imagine souriant peut-être en constatant mon aveugle fidélité à ses principes et quand je rouvre les yeux elle a disparu sa nudité n'est plus qu'un souvenir la porte refermée blanche maintenant que la lune se lève inaugurant la nuit
Je m'approche de la porte et je la regarde comme si j'essayais de voir à travers
Je l'effleure du bout des doigts plusieurs fois et enfin je quitte la terrasse aux arcades rouges et blanches glissant le long de l'escalier bleu et blanc visitant un instant une allée de silence et d'ombre à demi couchée sur sa lumière de lune
Dehors il fait froid
Je me suis rhabillé en vitesse en descendant l'escalier
Je vais jusqu'au champ le plus proche et je me couche dans une ornière où ce qui vit se plonge dans une attente silencieuse et sans couleur
Je tourne la tête je vois la terre les découpages de la terre en mottes dans l'ombre que la lune veut bien me restituer pour faire la différence avec sa lumière qui n'éclaire rien
Je ne sais rien de la mort de Pablo
Que pouvais-je en deviner ? M'imaginer sa mort sur les dalles froides et mornes de l'hôtel où il a vu le jour
Si je peux me permettre de penser maintenant ce que j'aurais pu deviner si j'avais été plus clairvoyant je dirais que j'aurais été obligé de croire à l'innocence de John
Je veux dire : relativement à la mort de Pablo
Mais qu'est-ce que je pouvais savoir de sa mort ? John s'était mis à l'adorer comme on adore un dieu avec cette coupable dévotion qui vous fait arracher des fruits aux arbres interdits vous savez ? Et ça d'un coup l'espace d'un jour d'une première caresse enfonçant la bite dans le cul une première fois et se régalant de ses premiers cris
Non mais ni un jour ni une heure ni une seconde
Il a suffit que Pablo dise : je t'aime et voilà cet Américain qui le sodomise en pensant à son prochain livre
Qu'il soit avec Pablo en ce moment (c'est ce que je pensais) voilà qui ne fait pas de doute ! Que Pablo m'ait volé ce cœur comme il m'a toujours tout volé (jusqu'à ma mère) bien sûr que c'est vrai ! Je peux témoigner d'un tas de choses à ce sujet
Il arrive toujours en oiseau je l'ai déjà dit
Il se pose il picore il goûte l'eau de la fontaine trempe ses ailes et je perds ce que j'avais arraché au hasard de la vie lui cédant au moins la meilleure part aussi quand John a voulu mettre sa langue dans ma bouche l'air de dire que c'était une façon de se faire pardonner sa cruauté je me suis mis à courir dans ce même champ mais c'était sous le soleil de midi et il n'y avait presque plus d'ombre et les mains de John glissaient sur ma peau dégoulinante en essayant de m'arrêter
Mais je n'avais pas l'intention de m'arrêter je voulais courir jusqu'au moulin de l'autre côté où poussaient trois eucalyptus en forme de femmes qui jacassent à propos de rien
C'est l'impression qu'ils me font ces trois eucalyptus et je me force à y penser en me réfugiant dans leur ombre trompeuse le soleil s'y taillant une aussi bonne part que dans la terre nue et John enfin me retient et m'immobilise contre le tronc peuplé qui s'agite
D'abord il rit
C'est toujours comme ça que ça commence
On rit pour donner l'impression qu'on exagère la faute
Et comme ce serait une grave erreur d'exagérer la faute il faut rire pour montrer ce qu'on en pense
Mais je peste et je crache
Je griffe et je frappe
Je refuse de croire à la facilité
Je ne peux pas aimer ce qui est facile
Ce manque de tout cette facilité
Il faut que ce soit difficile obscur lointain — inaccrochable — pour que j'aie envie de me mettre à aimer
Au lieu de ça il joue la facilité l'acte qui ne se répète pas la fugue impromptue qui vous casse les oreilles au lieu de tempérer l'instrument du plaisir à quoi toute cette histoire se rapporte finalement
Bon
Maintenant il ne rit plus
Il efface lentement un sourire entrouvre la bouche comme pour dire quelque chose qu'en effet il ne dit pas il règle sa respiration sur la mienne exhalant la même chose et il se met encore dans la tête de m'embrasser
Mais je ne suis plus la femme qu'il veut que je sois
Je ne sais pas si Pablo est la femme parfaite dans cet ordre d'idée moi en tout cas je refuse de me substituer à son horreur du vide
Je mordille ses lèvres en signe de menace
Il lèche mes dents en signe d'apaisement
On s'enroule comme deux vipères autour du tronc brûlant
Maintenant je vois les trois eucalyptus se découper dans l'opacité du ciel de lune
Je me souviens et je ne dis rien de plus
Qu'il soit avec Pablo ne fait pas de doute
Il m'a reproché la femme et il l'a fait souffrir
Il a deviné tout de suite la honte qui était sa seule faiblesse
C'est John : il repère il mesure et il prend
Elle lui a cédé comme tout le monde cède quand il force le destin vers le bas
J'ai cédé
Pablo est en train de céder offrant son corps noir et argent le tortillant dans l'espace que l’Américain lui destine
Il ne se rend pas compte du peu d'espace
Moi je l'ai tout de suite senti
J'ai eu peur tout de suite
Pablo n'est pas capable de sentir ces sortes de choses
Il est trop tête en l'air
Et puis il ne peut faire qu'une chose à la fois
Il écarte les cuisses remonte les fesses s'ouvre comme une femme en riant parce qu'il ne comprend pas tout regardant sa bite ce ventre qui n'est pas le sien ces épaules qui s'approchent et ses propres mains qui se posent comme des oiseaux à peine frémissantes les entrailles à peine troublées par cette présence incontrôlable
Mais la pensée de Pablo ne peut pas aller plus loin que l'attente
Et il attend
Qu'est-ce qu'il pourrait faire sinon attendre ? Est-ce que la servante au grand cœur n'attend pas elle aussi ? Est-ce que je n'attends pas moi-même couché dans l'ornière qui hésite à se repeupler ? Mais moi j'attends parce que c'est le moment d'attendre
Je n'attends pas parce que je ne sais rien faire d'autre
S'il ne s'agissait pas d'attendre je sais bien ce que je ferais
Mais il faut que j'attende il faut que j'accepte ce rapetissement au fond d'une ornière qui me communique l'or de sa matière
Je suis presque mort j'ai le goût de la terre dans la bouche je triture la terre dans mes doigts qui ne peuvent rien faire d'autre tandis que mon cœur se déchaîne et que ma tête veut tuer tuer tuer tuer tout ce qui n'existe pas tuer ce qui n'existe que dans ma tête tuer le mensonge et la vérité d'un même coup ainsi créer le vide par quoi je me renouvelle mais non…
il faut que je reste là à moitié nu à moitié vivant presque mort et presque inutile pensant que je ne suis qu'un amant et qu'à ce titre l'amour ne coïncide pas avec mon ombre
Il faut que je pense à la servante dont j'ai oublié le nom penser à sa nudité mensongère et à la vérité de son silence
Si je pense à mon silence derrière la porte je remonte doucement l'escalier bleu et blanc je coupe la colonne rouge et blanche je me couche sur la porte noir et argent et j'attends le silence et je sais que tout est vrai ? Cinq minutes
S'agissait-il de cinq minutes ou d'une heure ou de la nuit d'un bout à l'autre
En tout cas Pablo est mort tué d'une balle qui lui a traversé le corps de part en part
Il gît sur le ventre anonyme maintenant
Et en plus il n'est pas un mort ordinaire
C'est un assassiné
Dire qu'il y a un assassin et ne pas dire qui c'est
C'est John qui dit cela en arrivant lui aussi sur les lieux du crime et de la mort évidente
Il dit encore : voilà exactement ce qu'on ne peut pas dire
Pour le commun des mortels c'est l'accouplement de deux propositions contradictoires
Une intelligence plus adaptée aux conditions de la vie qui sont insoutenables n'y verrait même pas une relation d'équivalence
Il s'agirait plutôt de se déterminer par rapport à l'évènement
De définir l'acte que l'évènement implique
D'agir en ne disant pas ce que l'évènement suppose
De tout faire pour que l'assassin ne soit pas puni
C'est exactement ce que j'ai l'intention de faire
Compte tenu de ce que je sais c'est-à-dire que je ne suis pas l'assassin
Et je n'agis pas seulement par amour ! Voilà ce que murmure John en arrivant s'immobilisant près de moi dans la même et inévitable direction celle que nous impose le cadavre de Pablo qui est mort parce que quelqu'un l'a tué
Et il importe sans doute de savoir qui c'est ! Je veux savoir qui est l'assassin de Pablo
Ce ne sont pas de belles phrases d'écrivain qui vont m'empêcher de rechercher cette vérité que seul le dégoût m'inspire
Dégoût du cadavre qui est hideux il faut le dire avec son œil immobile qui semble flotter dans la flaque et son cul blanc et noir que les mains entortillées sous le ventre (pourquoi ?) soulèvent dans la lumière blafarde d'un plafonnier ancestral
Sous l'omoplate gauche il y a un minuscule trou à peine noir et qui se referme
Pablo est une flaque blanche mêlée de noir avec une excroissance de rouge qui ne s'épanche plus
Personne n'a assisté à cet épanchement tandis que Pablo agonisait
Tout ce que nous voyons de Pablo c'est cette rature de trois couleurs contradictoires qui s'arrêtent sur le sol
Le revolver est noir
Ni froid ni dur
Simplement couché sur le sol indicatif présent
C'est le revolver de quelqu'un qui l'a abandonné sans raison
Un morceau d'acier finement ciselé qui n'est pas une signature
C'est un oubli
Ou la marque d'une inconscience qui va coûter cher
C'est John Vicarenix l'homme que j'aime qui dit cela alors que personne ne l'écoute
Le cadavre de Pablo ne l'intéresse pas
Il est fasciné par le revolver
Par l'instrument
La cible est superflue
Ce sentiment me réconforte
Je suis capable d'aimer un assassin
Et faire tout ce qu'il dit
Je peux coïncider avec son mensonge naissant
Je peux même inventer
Verser de l'eau au moulin de l'injustice
Pourquoi pas ? Je pense à ça et John regarde le revolver comme quelqu'un qui ne l'a jamais vu
Il est entré dans l'appareil des apparences
Il met en marche la machine à reflets
Tout le monde va se tromper
Ou alors finir par se fatiguer parce qu'il n'y a pas de solution au problème posé par la mort violente de Pablo
L'escalier de l'hôtel se peuple de présences interloquées
On se tient la bouche on détourne le regard on s'esquive dans l'ombre on a le regard fixe et on n'y peut rien
L'atmosphère est feutrée les pieds effleurent le sol les bouches chuchotent les mains imitent des oiseaux lointains qui ne se rencontrent pas croisant les vols géométriques sur le même plan loin de tout
Comme John s'apprête à s'emparer du mythique revolver un touriste français qui s'est jeté pieds joints dans un bermuda jaune et noir l'interpelle : n'y touchez pas malheureux ! Et John sursaute à l'écoute de ce mot
Jusque-là il n'avait pas pensé au malheur
L'idée l'a atteint comme un coup de poing
Il regarde le Français qui s'ajuste encore entre les pétales jaunes et le fond noir qui se rencontrent comme des étrangers en pays inconnu
¡No tocar ! fait le Français montrant par un soulèvement des sourcils très typiques ce que cela implique de toucher à l'arme du crime
Mais John n'y est plus
Il pense au malheur
Au malheur qui arrive
Pas à celui qui existe déjà
Le revolver est au bout du malheur qui le préoccupe
Ce n'est pas le passé qu'il est en train de sonder
C'est sa mémoire
La mémoire d'un premier revolver
Ce devait être le tout premier
À peine mémorisé
L'acier menaçant dans la main droite de son père qui venait pour détruire autre chose que la véritable raison de son épouvante et du cri qu'il n'avait pas su retenir
Il avait eu peur du monstre imaginaire créé dans la nuit par le foyer rouge et noir d'un poêle sonore que le vent attisait
C'était un monstre enfantin et le foyer rouge et noir s'était transformé sans qu'il n'y pût rien en une bouche monstrueuse de dents et de feux
Il ne pouvait vraiment rien contre cette vision qui avait toute la réalité de son côté pour la rendre aussi vraie que le poêle était vrai
Il avait cherché les yeux de la bête tandis que le cri était en formation quelque part dans sa tête
Il ne savait pas ce qu'il allait crier
Le problème n'était pas de savoir s'il allait crier
Tous les enfants crient quand ils ont peur et il pensait pouvoir échapper à cette règle
Si la règle était qu'il criât il crierait de toutes ses forces non pas pour effrayer le monstre et lui inspirer une fuite salutaire mais plutôt pour faire venir son chevalier de père qui se chargeait toujours en principe de ce genre de besogne
Est-ce que la bête avait des yeux ? Est-ce qu'elle pouvait le voir assis sur son petit derrière merdeux une main accrochée à un barreau l'autre triturant le drap mouillé ? Et si elle le voyait avait-elle l'intention d'aller plus loin qu'une simple apparition ? Les apparitions étaient effrayantes mais elles n'étaient pas dangereuses
Elles n'avaient aucun goût et il ouvrit la bouche pour s'assurer que celle-ci n'en avait aucun
Mais au lieu de tirer la langue et de lécher droit devant lui il laissa sortir le cri un cri extraordinaire qui était un cri de guerre et il ferma les yeux uniquement parce qu'il ne voulait plus rien savoir de ce qui lui arrivait
Le noir profond qu'il voyait au fond de ses paupières fermées se transforma soudain en rouge et il sut que son père était là
Il ouvrit les yeux encore tout suffoqué par le vide qu'il avait créé à l'intérieur de lui-même
Son père était là revolver au poing le doigt sur la détente et il alla vérifier la fermeture des volets puis donna un coup de pied dans l'armoire qui avait émis un petit bruit suspect
Puis il regarda le poêle qui ronflait dangereusement il ouvrit la portière secoua le feu ferma tira sur une chaîne
Et le feu se calma
Il éteignit et regarda le poêle d'un air étrange
Puis il dit quelque chose à sa mère qui l'approuva
Alors il fit sauter le chargeur dans sa main jeta un œil expert dans la chambre de combustion manipula la sécurité et dit quelque chose à propos de la guerre
Puis il souleva son fils et l'emporta dans sa chambre ayant posé le revolver sur la table de chevet et le chargeur noir et or juste à côté
Ce n'était pas un souvenir d'Amérique
Ce ne pouvait être qu'un souvenir d'Afrique où il était né
En tout cas c'était un souvenir de guerre et John me l'avait raconté avec les mêmes mots que tous les souvenirs de guerre que je connaissais pour les avoir écoutés avec cette lassitude qui est la seule inertie que je peux opposer à cette mémoire déconnectée du passé
Non pas infidèle car elle se souvient toujours exactement du moindre fait
Non pas simple réminiscence : elle ne crée aucun futur localisable dès maintenant au moment d'une lecture ou d'une autre
Tout ce qu'il pouvait faire tout ce qu'il pouvait restituer c'était la simple combinaison d'un revolver et d'une vision enfantine
C'était plus important que de tenir compte du temps de guerre ou de la détermination (sans doute politique) de son père
Le revolver s'était ajouté à la vision
C'était comme un tableau composé d'un dessin d'enfant à plat sur une table quelconque exposée dans une installation sur lequel serait posé presque avec négligence le même revolver couché sur le côté dur et silencieux
La syntaxe ainsi créée suffirait à en extraire le sens
Il serait inutile d'en dire plus de faire des phrases à propos de son père ou de la politique coloniale de la France ou de la mentalité enfantine en temps de guerre
Le revolver serait la meilleure interruption possible coupant net le dessin de l'enfant exactement comme une sonnerie interrompt l'acte en cours laissant supposer une conversation téléphonique traversée de silences obscurs pour celui qui est à l'autre bout du fil
L'écrivain américain John Vicarenix m'avait expliqué tout ça et j'étais capable d'en parler à mon tour
Mais ce n'était pas le moment bien sûr
Simplement je savais ce qui se passait
Je comprenais le regard désabusé que John destinait au petit touriste français qui en savait long sur les armes du crime et ne manquait sans doute jamais de le faire savoir
John recule me rejoint finalement et le petit touriste français ayant jeté un regard circulaire pour redire toute sa science de l'arme du crime et s'assurer que personne n'y trouverait à redire regagna sa place sur la quatrième marche de l'escalier où sa femme meurtrière possible demeurait blanche et immobile comme l'image que lui renvoyaient toujours les miroirs de chaque côté du couloir de sa vie
Je dis : meurtrière possible parce qu'elle couchait avec Pablo
Ce n'est pas une raison suffisante
Elle ne suffira jamais
Et elle a cet air dur et blanc qui est tout ce qu'elle peut opposer à son horreur
Elle ne couchera plus avec Pablo ni demain ni l'été prochain
J'essaie de capter son regard parce qu'elle sait que je sais forcément j'ai souvent tenu la chandelle détournant le mari sur le chemin du retour pour une raison ou pour une autre lui évitant la triste réalité de sa vie sexuelle tandis que sa femme cherchait le plaisir où peut-être il ne se trouvait pas
Je dis ça mais je n'en sais rien
C'est ça que je pense à l'impuissance de Pablo à satisfaire cette folle virginale la regardant qui tente de s'absenter tandis que son scientifique de mari la retient abrutissant à force de savoir écœurant à cause de la précision de ses descriptions
Elle est droite cuisses jointes genoux se touchant chevilles contre chevilles perpendiculaire et symétrique exacte d'un côté comme de l'autre imperceptible changement qui m'arrive pourtant dans toute la nudité de son étroite pensée
Si c'est elle la meurtrière et non John comme je le pense alors l'affaire est d'une simplicité déconcertante
John s'en tire à peu de frais
Et le scientifique peut bien aller se rhabiller lui et sa science de ce qui n'existe plus
Il parle toujours elle ne l'écoute plus elle l'écouterait qu'elle ne comprendrait pas elle souffre d'un mal qui n'est qu'à son début
J'ai envie de lui parler de lui dire que je me tairai si on m'interroge mais elle ne veut pas croiser mon regard elle est muette pour toujours
J'ai envie de la créer
De l'inventer
De donner un nom à sa présence
Et de chercher à deviner son impatience
Alors je traverse le hall dans la lumière vacillante que se renvoient le plafonnier et une lampe d'un autre temps
Je m'approche du cadavre insensiblement ce qui fait frémir chaque membre de la morne présence qui s'est assemblée pour assister à l'immobilité définitive de Pablo ayant raté la mort de peu le regrettant peut-être mais dans l'attente de ce que peut de ce que doit susciter une pareille éternité de fait
J'ai toute la lenteur d'une araignée sur le fil du cadavre dont la toile nous rejoint
Je traverse le revolver qui continue de faire rêver John et de provoquer les commentaires du scientifique
Je le traverse sans m'arrêter négligeant son acier n'accordant aucune espèce d'importance à son récent passé ou à peine cherchant à deviner la main qui en a déclenché le mécanisme définitif de la détente à la mort arrachant d'un coup tout Pablo à la vie
Elle frissonne en me voyant
Chacun me voit avancer dans ce désordre de fils
Elle plus que les autres
Je m'approche toujours elle n'y peut rien
Son corps partagé n'a plus la ressource de la fuite ou du recommencement ; il est accroché à ce qui l'entraîne verticalement
Je la touche au moment où les regards se détournent de moi
C'est la mère de Pablo qui vient de faire son entrée précédée d'un grand cri et de ses prolongements de cheveux et de larmes
Ses genoux cognent ensemble la dalle humide sa croupe s'ouvre comme si elle allait enfanter et on voit ses deux mains mêlées de bagues et de pierres s'immobiliser au-dessus du corps sans vie du fils qu'elle commence à peine à pleurer
Dans son ombre tragique est apparue la servante au grand cœur menottes aux poignets l'air dur la bouche entrouverte prête à dire ce qu'elle veut dire tandis que le policier la tient par une épaule un peu perdu le policier dans ce concert de pleurs et de douleur
Il ne me reste plus tout compte fait qu'à décrire la chaise au fond de cuir dont je parlais tout à l'heure ou bien la saynète dans la boiserie où j'ai cru apercevoir la balle meurtrière
C'est-à-dire que j'avais cru qu'elle s'était logée dans le cuir de la chaise après avoir traversé Pablo
C'est une chaise austère dont la description ne peut pas être facile
L'armature est d'un bois dont la dureté se devine sous la patine sauf peut-être au bout des pattes où elle s'attendrit dans une pourriture qui ne remet pas en cause sa stabilité
Chaque barreau est lisse et sans arrêt pour l'arrondir ou le faire tourner
Ce bois noir et brillant est une simple utilité
Ce sont les quatre pattes de l'homme assis et un dossier pour imiter son immobilité
C'est dans le cuir que tout se passe
Le siège est presque illisible sauf sur les bords où l'on devine les arabesques repoussées en feuilles et en étoiles mais il ne reste rien du motif central pas même une ligne de fuite rien que le cuir éclairci et lisse un peu craquelé et taché de ces taches brunes qui sont tout ce qui reste des gouttelettes qu'on a laissé tomber
La même usure marque les deux montants autour desquels s'enroule et s'arrête la deuxième pièce de cuir qui sert de dossier
Assez étrangement le motif central et donc principal est demeuré presque intact
On n'y devine aucune usure et pourtant aucune trace de restauration ne se laisse capturer
Simplement le motif s'estompe sur les bords vers les deux montants faisant presque totalement disparaître un personnage nu sur le côté gauche et un chien debout sur ses pattes de derrière du côté opposé
Ces deux personnages dont l'un déclame et l'autre est certainement en train d'aboyer encadrant un couple des plus étrange formé d'une femme nue dont la chevelure cache les avantages sexuels et d'une autre femme vêtue richement qui d'un doigt levé montre le ciel et de l'autre la terre
Entre les deux femmes et par terre se dresse une stèle sur laquelle est ouvert un livre où l'on ne lit rien même en observant de très près
J'ai souvent passé le chiffon sur ce cuir délicieux rêvant être une servante ou réclamant le fouet au romancier de passage
Des rayures pratiquées dans le cuir empêchent l'œil de se laisser tromper par la perspective
C'est dommage
En tout cas ce n'est pas dans cet objet que la balle est allée se loger
C'est le premier objet que j'ai regardé après avoir vu le cadavre de Pablo cherchant la balle pour deviner autre chose qu'un vulgaire assassinat
Et puis mon regard s'est arrêté dans la boiserie qui coupe de bas en haut le mur de cuir
C'est le même bois mais moins marqué par la patine moins vieux peut-être en tout cas moins proche
Même absence de poussière là où le ciseau a donné un sens à la métamorphose
Il s'agit en fait d'un faux pilier qui s'élève du plancher jusqu'au plafond où la lumière de ce côté n'arrive pas
Le haut de la boiserie qui est une succession de roues dentées avec un axe en forme de cœur se perd dans cette ombre et il est très difficile de bien voir le petit personnage grimaçant qui la termine nu et accroupi sur la dernière roue feignant de soutenir le lourd plafond
La même succession de roues commence le motif
Puis vient le ou plutôt les motifs principaux car cette boiserie s'inspire toujours d'une succession du même motif à peine changé
De la même façon que la roue suivante a une dent de plus que la précédente le motif change simplement par l'addition d'un personnage dont la caractéristique évidente est qu'il est le plus vieux
Partant ainsi de deux personnages d'apparence juvénile on obtient dans le dernier motif une succession de onze personnages dont le plus vieux ressemble atrocement à un squelette
La balle qui a tué Pablo s'est logée dans la tête de celui qu'on pourrait appeler le huitième personnage
Il n'y a là aucun mystère d'autant que c'est plutôt à une discussion balistique que vont se livrer les experts
Et la vieille qui n'arrête pas de brailler ! La vieille qui me casse les oreilles ! Et qu'est-ce qu'on peut faire pour elle sinon écouter sa plainte douloureuse dans un silence qui est religieux par essence ? Qu'est-ce qu'on peut faire de mieux que de souhaiter qu'un pareil malheur ne nous arrive pas ? On est tous là la main sur la rambarde de l'escalier ou les deux mains étreignant leur moiteur réciproque ou vaguement appuyé contre le vitrail éteint à cette heure de la nuit comme cette femme que je n'ai jamais vue qui porte pour tout vêtement un slip insignifiant et une vague chemise pieds nus sur le marbre noir et blanc de l'hôtel
Elle interroge la scène elle s'adresse à chaque personnage elle tente de deviner la relation essentielle celle qui se tend entre le cadavre et l'assassin
C'est une femme que je n'ai jamais vue
Elle me regarde à plusieurs reprises enfin : elle me regarde à mon tour parce qu'elle scrute chaque posture chaque changement de pied elle surveille les mains les mains qui trahissent et le vitrail est cruellement noir derrière elle chemise entrouverte bras croisés sur la poitrine une jambe fait des cercles du bout du pied et elle revient me regarder elle me regarde plus longuement cette fois comme si elle voulait me parler certaine que j'ai quelque chose à lui dire et que ça intéresse sa pensée du moment
C'est qu'il faudra que quelqu'un m'entende
Vérité ou mensonge peu m'importe
Moi le mignon de l'écrivain américain John Vicarenix
Moi le chevalier servant de la servante au grand cœur
Moi le frère de Pablo mort ou vivant
Moi le terrible scrutateur des vies parallèles d'une petite touriste française qui se morfond dans l'escalier de l'hôtel dans l'attente d'évènements plus terribles encore
Et voilà que je rencontre la sœur dont j'ai toujours rêvé
Même pensée
Même action sur les êtres et les choses
Même bonheur
Elle joue du bout des doigts avec le col de sa chemise en mordillant l'angle déjà humide n'ayant rien laissé paraître de son émotion devant le spectacle de la mort ayant deviné que ce qui est en train de se passer n'a rien à voir avec la réalité
La mère de Pablo qui m'a toujours détesté bave sa douleur et sa haine parle de son amour et de l'injustice en veut à Dieu et insulte le Diable et la servante que j'aime ne bouge pas ne pleure pas ne tente même pas de se justifier ne me regarde pas pour chercher la preuve que je peux lui donner de l'amour que j'ai pour elle et de la haine que je peux destiner à ceux qui l'accusent
Elle ne fait rien pour se sauver elle attend la suite du rituel le moment où la mère blessée à mort va lui cracher au visage en la traitant de tous les noms elle attend cette humiliation inévitable sans laquelle la douleur d'une mère n'est qu'à moitié convaincante
Chacun attend ce moment avec la même impatience même John qui regarde de près sans le toucher le revolver qu'un policier tient avec des pincettes
Je ne l'ai pas encore dit mais je le crierai le moment venu : ce n'est pas la servante qui a tué Pablo
Je n'arrive même plus à soupçonner John à cause de la fascination qu'il éprouve pour le revolver pensant que celui de son père n'avait jamais tué personne pas même un monstre inventé par la peur d'un cerveau enfant troublé par la guerre
Il se donne en spectacle maintenant posant des questions stupides au policier qui grimace en essayant d'abstraire le fort accent américain qui l'empêche de comprendre les motivations de l'écrivain
Il a l'air d'un papillon sur une fleur dont le calice est inaccessible et il avance un doigt interrogateur vers une partie du revolver que le policier soustrait doucement mais sûrement à sa curiosité excessive
C'est un homme patient ou alors il se demande ce qu'il doit faire de ce revolver le garder en l'air comme ça au bout de ses pincettes ou le confier à plus connaisseur que lui s'en débarrasser et chercher à se poser d'autres questions
Mais l’Américain l'empêche de penser il le presse de questions qui sont autant de fautes de conjugaisons et qui de ce fait n'appellent que la critique au lieu que l’Américain brûle de s'exprimer sur le sujet une fois acquis tous les éléments de la bouche d'un policier qui a l'air de lui vouloir du bien
Entraînant avec moi la petite Française qui se met à chuchoter de vains reproches je rejoins la sœur que je me suis découverte pour la circonstance
Elle a l'air heureux de me voir de plus près
Je jette un coup d'œil discret sur la servante au grand cœur un regard moins patient en direction de John qui ne comprend pas l'agacement soudain du policier et je reviens à ses yeux scrutateurs des mêmes ressources
Elle sourit à la Française qui fait un signe d'apaisement à son mari toujours debout dans l'escalier inutile et bavard et en effet on ne lit aucune inquiétude sur son visage
Il parle en connaisseur montre les choses de loin ponctue les acquiescements qu'on lui renvoie avec une patiente et décisive amabilité
Sa petite femme a l'air rassuré
Du moins sur une partie de la question que je pose
Pour le reste elle me demande avec un sourire amer ce que je veux si je ne suis pas un peu toqué et puis qui est cette femme ? J'ai envie de la battre pour lui apprendre à vivre
Elle n'a aucun sens des convenances
Cette femme est la sœur que je cherche depuis la nuit des temps
Mais je ne le dis pas
Je ne suis pas fou
Je n'ai aucune envie de la voir s'envoler vers l'horizon du même coup d'aile que celui qui l'a amenée ici avec la même célérité la même froideur la même certitude
Et puis elle me reproche soudain de ne pas faire les présentations
Elle ne sait donc rien de ce que je sais
Elle ne voit pas que je lui amène la meurtrière de Pablo
Et que ça ne lui coûte rien
Pas même l'effort de comprendre
Je me suis trompé en accusant John à demi-mot il est vrai mais je l'ai bel et bien accusé me trompant de sujet mais c'était dans le silence de ma pensée et je n'ai blessé personne surtout pas John qui ne l'aurait pas supporté qui m'aurait battu comme on bat un faux frère avec une férocité de bête sauvage et qui m'aurait abandonné dans ces montagnes de feu et de sang froissant le papier de mes poèmes renversant les piliers de mon installation dans ce monde de folie et de mort — mais je me suis trompé et je l'ai reconnu
Pourquoi ne reconnaissent-ils pas leur erreur à leur tour ? Ils se moqueront d'eux-mêmes quand ils se rendront compte que la servante n'a pas tué Pablo
Elle aurait voulu le tuer qu'elle n'aurait pas pu le faire — tout s'opposait à cet assassinat
Je le sais et je ne crains rien pour elle
Je parlerai le moment venu
Je l'innocenterai pour la sauver et pour les stigmatiser
Et je leur livrerai la véritable coupable
Ils en feront ce qu'ils voudront
Peu m'importe sa douleur
Je me fiche de sa mort
Je ne sauverai que ce que j'aime
John
La servante
Et ma sœur
Je suis la maîtresse de Pablo — dit-elle en nous tendant la main
Elle secoue la tête et ajoute : — Ça va bien finir par se savoir
La petite Française paraît soulagée par cette déclaration
Elle a moins peur maintenant
Cela se lit dans son regard
Elle caresse la main dans sa main comme on fait quand on remercie
Ah ! elle peut bien lui dire merci
Je sais ce que je sais
Et il faudra bien que ça se sache non ?
La police a ouvert toutes les portes et elle a interrogé chaque occupant interloqué
Elle a posé beaucoup de questions et obtenu un tissu de réponses où s'ébauche déjà le linceul du coupable lâchement étranglé malgré ses protestations d'innocence ou malgré sa révolte d'être tué par des semblables qui ne lui ressemblent plus
Je ne veux pas imaginer ma servante dans la peau de la femme qui meurt de cette manière mais je ne peux pas montrer la porte cachée qui ne s'est ouverte à aucun moment et derrière laquelle s'est installé le silence bavard qui m'arrive comme la dernière raillerie
Je ne fais pas de choix
Je consomme l'attente
Je ne sais pas ce qui va arriver
Je n'espère rien
Il peut arriver n'importe quoi le silence est le même
Ce n'est pas moi qui le crée ni Saïda ni la servante qui m'a aimé
Une étrange brume amère et froide est montée de la mer s'étirant entre deux montagnes encore brûlantes qui reculent
Elle est entrée dans le salon touchant à peine la peau ne provoquant que de vagues commentaires un frissonnement tout au plus dans les pattes d'un mot le mot animal qui se réveille qui ne se donne pas à la nuit inattendue musculaire et fatal
La maîtresse de Pablo (celle qui dit cela par pure provocation à cause de la mort qui la choque et de l'agencement qui la contourne juste et raisonnable) frotte doucement ses avant-bras où la chair frissonne doucement relevant la manche d'une main inattentive qui néglige la pose
Pénélope
C'est le nom ridicule qu'elle porte et peut-être effectivement le sien
Ce n'était pas son nom quand elle a commencé à envahir les veines malades d'amour de Pablo
J'aurais pu finir par l'oublier
Je l'aurais oubliée si elle n'était pas là pour redonner ce coup d'épaule qui commence son rire
Je peux me souvenir de sa croissance jusqu'au moment où j'ai décidé de l'oublier
J'ai mesuré ses seins au fil des jours
Au début elle n'en avait pas elle pouvait se promener nue sans que ça choque personne on ne voyait même pas son sexe entre ses jambes potelées
Pablo aussi était nu avec de la crasse jusqu'aux genoux et son sexe était une babiole sans importance
C'était des gosses de riches
Moi je n'étais qu'un fils de pute à proprement parler
Je soignais les chiens et les chiens m'aimaient
Ma mère soignait les hommes et les hommes ne l'aimaient pas
J'aimais Pablo comme on aime un frère
Après tout c'était les chiens de sa mère un peu les siens donc
Pénélope ne s'appelait pas Pénélope
Elle changeait sans cesse de nom de la simple syllabe diminutive qui sonne comme un ordre au texte impossible à apprendre par cœur qui faisait le tour de ses secrets et qui en disait long sur sa manière de les trahir
Elle était l'inventrice totale de ses multiples personnalités chacune attachée à un nom qui la déterminait aussi bien qu'un article du nettement défini à l'infiniment indéfini
Par exemple elle sautait le ruisseau que Pablo explorait entre ses jambes noires
Elle était ma mère et sur son petit corps nu et innocent elle faisait mine de remonter le bas d'une robe imaginaire et véridique
Ou bien elle courait après Pablo pour lui embrasser le cul d'une bouche gourmande qui riait et disait des injures improbables
Elle était comme mon chien
Ou bien elle jouait le rôle de sa propre mère une grande dame qui avait le principe et qui avait tué un homme d'un coup de couteau dans la gorge ce qui lui avait valu l'admiration de tout le monde qui se sentait honoré par cette justice plus juste que la vraie qui leur avait paru soudain si bête et si impropre
Pénélope brandissait son doigt dressé le montrait au soleil qui semblait ne pas en vouloir et avec un cri déroutant pour cet âge elle l'enfonçait méchamment dans le cou de Pablo qui s'arrêtait de respirer qui ne disait rien qui faisait mal le mort qui était un fort mauvais compagnon de jeu
Alors il était torturé sans merci
Elle ne le trouvait pas assez mort et elle accumulait des assassinats sur le corps asexué de Pablo qui m'appelait à la rescousse
Je m'approchais toujours avec une lenteur de pauvre jamais nu souvent peu vêtu mais cachant l'essentiel pudique par principe par rage aussi hors jeu
À ce moment-là Pénélope avait honte d'être ma mère et elle redevenait une petite fille sans existence certaine
Elle s'excusait presque d'avoir tué Pablo qui était plus petit qu'elle et dont elle savait qu'il était un garçon
Qu'est-ce que je devais faire ? La ceinturer par derrière l'empêcher de se servir de ses bras et de ses jambes qui étaient de terribles adversaires et attendre que Pablo ait fini de lui lécher la figure tandis qu'elle secouait la tête en l'injuriant activant les parfums indéfinissables de sa chevelure où ma bouche se taisait molle et inquiète
Elle était chaude un peu humide et je contemplais l'intérieur de son corps
Et puis Pablo s'enfuyait d'un coup en riant il s'arrêtait plus loin pour imiter un pet ou il se mettait à pisser le plus loin possible nous atteignant quelquefois et elle m'échappait furieuse et vibrante
Qu'est-ce que je devais faire ? L'empêcher de pisser à son tour sur Pablo roulé dans la poussière comme une figue juteuse
Regarder le jeu essayer de comprendre ce que le temps me proposait pour fixer ma pensée
Ecouter Pablo commencer à pleurer certain d'avoir encore perdu et entrant maintenant dans le désespoir qui n'a pas cessé de l'habiter depuis
Il y avait si peu de sexe entre ses jambes mais la pisse était déjà une douleur étrange et inexplicable
Elle l'abandonnait seul et éperdu dans la poussière brûlante et elle allait jouer plus loin ne s'occupant plus de nous à genoux près d'un animal flatté et reposant ou accroupie près d'un trou habité par des insectes obstinément joueurs ou assise et cherchant à jouer avec ce qui se passait derrière ses yeux fermés
Il suffisait d'attendre et tout arrivait exactement comme on voulait
C'était son jeu préféré un jeu dangereux qui donnait le vertige et elle se rappelait que je l'avais serrée dans mes bras et que ma bouche avait sucé le suc de ses cheveux
Mais la mémoire a mis de l'ordre dans ce qui n'est plus qu'une spirale ce qui l'éloigne du labyrinthe exact où mon âme d'enfant s'est perdue pour toujours n'ayant pas trouvé l'issue de ce qui m'était proposé comme une épreuve rituelle
Elle a toujours été la maîtresse de Pablo
Elle a toujours été folle et désinvolte
Elle a toujours manqué de mesure et elle a eu toutes les maladies
De son âme d'enfant il n'est resté plus rien mais non pas par égarement comme ce fut mon cas : elle s'est réduite rapetissée rabougrie
Pour moi l'enfant improbable qu'elle avait été s'était transformée d'un coup en une adolescente provocante et futile à cause du voyage que ma mère avait entrepris avec moi autour du monde et qui a duré toutes ces longues années qui ont suffi à modeler muscle après muscle mon déguisement de femme possible
Je suis revenu sans ma mère par miracle
Nous n'avions pas été loin elle et moi
Peut-être jusqu'au bouge de Marseille qui est mon meilleur souvenir
Mais je me souviendrais de Rome si j'avais vu Rome
Je saurais ce que c'est un Chinois si j'en avais fréquenté
Je n'ai aucun souvenir des routes ; peut-être un peu des chambres des visages d'hommes rieurs et sympathiques quelques fenêtres composées comme des bouquets une ou deux portes qui se ferment le cri de douleur de ma mère qui interrompt un autre cri des lumières qui s'éteignent d'autres qui renaissent des caresses d'hommes sur ma peau douloureuse des caresses de femmes des exhibitions des rideaux qui tombent
chaque mot porteur d'une histoire qui n'explique rien mais qu'on a vécu toujours dans le même sens ce qui explique tout
Ma mère était clouée dans un lit quand je l'ai quittée
J'ai imaginé les pires maladies sur le chemin du retour
Parce que je retournais d'où je venais
On m'y attendait
On me donnait même une sœur une sœur de mon âge presque aussi belle que moi du point de vue de la féminité mais un peu demeurée parlant toujours des mêmes choses et sans arrêt impénitente
Je ne l'ai pas reconnue tout de suite
J'ai reconnu Pablo qui était presque un homme chevelu et rieur ayant déjà touché aux femmes et à l'alcool avec bonheur disait-il
Il acceptait d'être le frère qu'il n'avait d'ailleurs jamais cessé d'être
Il ne se souvenait pas très bien de notre enfance mais peu importait si je l'avais vaincu à cette époque
Aujourd'hui j'avais plutôt l'air d'une fille que d'un garçon et jamais personne ne pourrait me supposer un passé de vainqueur
Si sa déroute avait été celle qu'on disait face à mon impérieuse existence de môme c'était un passé sans histoire et il convenait de ne pas l'évoquer
Il était inévitable comme une cible mais je l'aimais à cause de sa franchise
Il n'existait que pour lui-même je ne pouvais pas le rater un jour ou l'autre
Pénélope elle avait bien l'air d'une folle belle et béate
Elle était heureuse de se souvenir de tout
Elle avait envie d'en parler et elle le ferait avec moi si ce n'était pas trop me demander
Elle se donnait à moi sans autre condition
Sa mère la chassa comme une mouche et m'expliqua ce qu'on attendait de moi ce qu'on avait fait pour moi ce qu'on ferait encore et ce que je devais rendre dans l'ordre de grandeur jusqu'à l'immensité qui donne l'idée de Dieu et ôte l'envie de s'y frotter autrement qu'en fidèle patient
J'eus donc un métier et c'est la mère de Pablo qui me l'enseigna
Elle s'était déjà chargée de la formation de ma mère
Elle était donc compétente et il fallait l'écouter mieux que ma mère dont on disait maintenant qu'elle était peut-être morte et si c'était le cas se décomposant lentement derrière un mur à pisse
Elle alla chercher un double décimètre d'écolier et comme elle s'y attendait parce qu'on l'avait prévenue il ne suffit pas à mesurer l'intégrité de mon sexe naissant
Elle l'avait caressé de toutes ses forces de vieille femme savante et s'était étonnée en jurant des proportions qu'il avait prises
J'étais assis sur la table le pantalon sur les chevilles un peu ivre je dois le dire incapable en tout cas de former une pensée à propos de la leçon d'anatomie qu'elle était en train de donner à sa conscience professionnelle
Elle s'enquit d'un mètre de couturière et haletant comme le chercheur d'or aveuglé par sa découverte subite elle tendit le ruban pressant une extrémité contre le pubis et délimitant avec l'ongle du pouce la trace exacte de la mesure recherchée
À treize ans j'étais un monstre de la nudité
Elle découvrit le gland qui gonfla encore et s'extasia devant cette longueur de peau tendue qui la faisait chavirer
Elle n'y toucha pas comme je le souhaitais
Elle était vieille mais j'aurais fermé les yeux pour imaginer les nudités des femmes qui devaient représenter à mes yeux émerveillés la normalité en matière de sexe
Je ne me posais même pas la question de savoir si je trouverais une femme capable de me recevoir sans douleur
Je n'avais vu aucun sexe de femme et ne savait absolument pas ce qu'une femme en attendait
Des sexes d'hommes que j'avais vus certains m'avaient paru petits en effet ou je les avais trouvés tordus ou noirs ou sans expression mais c'étaient des raretés qui n'influaient pas sur mon opinion
J'avais vu des femmes baisées et heureuses de l'être et cette image était la seule que je voulais conserver dans ma mémoire en vue de mon initiation future
La vieille m'expliqua que j'étais un type extraordinaire et que si je faisais tout ce qu'elle me demandait de faire sans m'y obliger alors j'aurais toutes les filles que je voudrais et ça me ferait sacrément plaisir et je ferais bien de ne plus penser qu'à ça parce que c'est la seule chose qui fasse vraiment plaisir à un homme
Je n'étais pas tout à fait un homme mais j'allais le devenir très vite
Et il n'y aurait pas que les femmes pour m'aimer
Les hommes voudraient me toucher me posséder et ce serait exactement le même plaisir parce qu'en la matière les hommes et les femmes c'est pareil
Je me souvenais en effet que les femmes disaient à peu près la même chose que les hommes à un détail près cependant : elles parlaient toujours d'amour ce qui était peut-être une tromperie de leur part mais enfin elles en parlaient et ça les rendait différentes désirables ressemblantes
C'est que j'étais aussi une femme
Il fallait que j'en sois une pour parler avec autant de vérité d'un sexe qui n'était pas le mien me disait la vielle haletante et prolixe
Il fallait que j'apprenne à baiser
Elle allait se charger de cette affaire
Je pouvais lui faire confiance
Tant qu'à baiser proprement je me demandais si Pénélope n'était pas la meilleure solution
Bah ! dit la vieille
¡Qué va ! c'est une folle et elle est trop jeune
Moi je suis trop vieille et je pourrais te dégoûter ce qui te ferait un grand mal un mal qui te ferait mal toute ta vie peut-être
Ce qu'il te faut c'est une cliente
Elle paiera ce qui n'est pas négligeable
Moi je t'explique
Elle s'assoit sur la chaise relève sa robe fait glisser l'énorme culotte sur ses jambes serrées l'une contre l'autre écartant à peine les genoux au passage de la culotte puis les pieds qu'elle soulève l'un après l'autre
Elle plie la culotte et la pose par terre à portée de la main
Maintenant regarde
Ne t'approche pas
À cette distance j'ai encore l'air d'une jeune fille
Heureusement cette cuisine est sombre comme une grange
Elle écarte les cuisses et me demande de regarder l'ombre qu'elles font sur son ventre
Je dois baiser l'ombre
Je dois fermer les yeux et laisser la femme se la mettre dans le ventre
Et ensuite faire tout ce qu'elle veut
Le problème c'est toi
Elle elle peut piailler toute la nuit
Si tu la fais gueuler pendant dix heures elle reviendra tous les jours crois-moi et tu finiras par devenir le plus riche des hommes et le plus courtisé comme un roi
Mais il faut la faire gueuler tu comprends
Si c'est toi qui gueules elle comprendra pas elle aura peut-être peur et elle se demandera quelle idée lui a pris de dépenser son argent de cette sinistre manière
Elle te trouvera inutile et indiscret et elle te le fera sentir
Je reçus donc ma première femme comme une énigme presque résolue
Il ne lui restait plus beaucoup de mystère à proposer aux hommes pour les convaincre d'être les instruments de son plaisir
J'étais nu et bandant dans le lit le drap sur moi formant une bosse amusante qui lui coupa le souffle pourtant
Elle était entrée nue en pleine lumière forme parfaite appuyée sur l'ombre et elle longea cette ombre jusqu'à la fenêtre où elle se donna encore de profil
Elle se mit à parler dans une langue que je ne comprenais pas ponctuant son étrange monologue d'un sexo qui me disait toute son invention
Pourquoi n'entrait-elle pas dans le lit ? Elle voulait parler d'abord
C'est du Shakespeare ou du Dante peut-être du Corneille
À la place des virgules elle disait sexo ce qui prenait le temps d'une virgule et je rêvais que j'étais en train de rêver prenant soin toutefois de ne pas me découvrir comme me l'avait conseillé la mère de Pablo qui savait exactement ce qu'il fallait faire pour que la femme celle-là ou une autre soit pleinement satisfaite de faire ce qu'elle fait
De temps en temps elle faisait un peigne de ses doigts dressés et se le passait lentement dans les cheveux
Elle parlait à la fenêtre
Puis elle m'a regardé
Elle s'est mise à me reprocher un tas de choses dont la nature m'échappait et je ne trouvais rien pour protester
J'étais pétrifié
Elle me faisait face les jambes écartées et les seins se balançant comme des cloches les mains sur les hanches elle jouait je ne sais quelle colère que le vent venait de lui inspirer à travers la fenêtre
Et puis elle s'est enfoncée dans l'ombre d'un coup me tournant le dos traversant la lumière fesses vibrantes fermes agrandies intolérables
Elle a disparu et je n'entendais que sa voix triste et grave et les sexo qui en interrompaient sans doute la triste harmonie
Je devais attendre
Je devais avoir plus de patience qu'elle
Il me fallait vaincre son impatience avec les moyens du sexe
M'imaginant que je devais lui donner la réplique je me mis à gongoriser et elle se mit à rire invisible dans l'ombre à cause de trop de lumière
Et puis elle a répété plusieurs fois le même mot le répétant parce que je ne le comprenais pas
Elle paraissait impatiente d'un coup
Son visage apparut dans la lumière
Elle était calme en apparence nulle trace sur son visage de l'impatience qui marquait sa voix
Montre disait-elle
Elle venait provoquer le plaisir dans ma chair
Sa voix et son visage m'approchaient du désir
Je fis glisser le drap sur le côté et il tomba sur le sol avec un chuintement délicat qui me fit tourner un peu la tête
Le visage se retira dans l'ombre
La voix s'arrêta
Mon sexe était agité
Il fallait qu'elle vienne maintenant
Mais elle ne bougeait pas demeurait cachée et silencieuse et je perdis patience
Ma main se chargea de la caresse
D'abord elle ne dit rien
Je revoyais son profil puis ses fesses s'enfonçant dans l'ombre ses seins se balançant
Elle revint dans la lumière
Je m'arrêtai laissai tomber la main contre la cuisse un peu haletant tandis qu'elle s'approchait nue et entière
Je vis son sexe s'ouvrir je souffris de l'écartement de ses cuisses de chaque côté de ma queue dressée ses genoux m'apparaissaient énormes inutiles fantastiques
Son ventre m'oppressait
J'y percevais les battements de son sang et sur cet écran noir et crispé mon sexe découpa sa monstruosité ombre géante de ma présence sexuelle ses mains descendant pour en toucher la base pour en contourner l'étrange dureté pour me faire pénétrer dans son trou vertigineux qui me sembla infini qui me réduisit aux dimensions de mon plaisir et de mon infortune
Je me souviens comme elle parla de moi avec la vieille comme elle avait été chaleureuse et vivace comme elle avait dit qu'elle était terriblement amoureuse de moi et je l'ai revue pendant des années toujours à la même époque entre le printemps et l'été arrivant seule à bord d'une voiture qui paraissait être son seul bien matériel puis riant dès la première conversation avec la vieille qui lui touchait amicalement les coudes et plus tard m'invitant à boire avec elle sur la terrasse ombragée de l'hôtel
Elle buvait avec des hésitations qui me faisaient trembler elle marchait de la même manière et elle n'a jamais voulu faire l'amour qu'assise sur moi affreusement écartée devenue soudain volumineuse douloureuse presque absente à l'approche du plaisir précipitant le mien avec amertume
Elle s'est tuée sur la route de l'hôtel sans donner d'explication jetant sa voiture dans la pente où elle s'est broyée avec elle
Cette année-là elle n'avait pas voulu faire l'amour
Elle se fichait éperdument de l'amour
Elle était venue simplement pour se donner la mort et elle y pensait tout le temps et elle n'avait pas voulu en parler avec moi
Elle en avait parlé avec Pénélope pourtant et longuement et ma sœur folle et leste ne s'était pas imaginé alors qu'on pouvait se tuer avec autant de facilité
Elle avait été voir la voiture dont la carcasse informe est restée plusieurs jours dans la pente accrochant le soleil avec insolence instrument détruit devenu inutile tristement passager
Cette vision lui avait donné des cauchemars et elle parlait sans arrêt de sa culpabilité
Personne ne l'écoutait
Ou bien tout le monde se contentait de l'écouter sans donner de réponses
Elle n'eut pas droit au commentaire qu'elle attendait pour se remettre à vivre comme avant
Je l'ai vue triste à ce moment-là
De cette tristesse qui est un défi qui ne cherche pas les mots pour s'exprimer et s'annuler dans cette expression exutoire une tristesse de vagabond qui ne regarde plus le ciel à cause de la terre où il couche plus longtemps que dure la nuit
Pénélope un jour est partie et personne ne l'a regrettée sauf Pablo qui l'aimait en secret et que personne ne parvint à consoler
Il buvait trop il répandait sa semence en solitaire il injuriait les gens se battait quelquefois en perdant bien sûr et il a fini de grandir avec ce chagrin dans le cœur
Maintenant je regarde Pénélope presque nue contre le vitrail
Elle a ce regard transparent qui suppose le pire
Elle voudrait souffrir cela se voit et elle cherche les instruments de son supplice autour du cadavre de Pablo
Elle sait tout ce que je ne sais pas tout ce qui est important
Elle regarde la servante enchaînée avec un mépris qui n'est que l'effet de sa détestable transparence
Elle s'ajoute à ce récit exactement comme un papillon de nuit qui entre sans savoir qu'il est entré et qui se pose en attendant peut-être un autre jour qui ne lui sera pas favorable de toute façon
Elle s'ajoute sans intention de déséquilibre
Elle est simplement là vacante disponible vide provocant de cheminée creux porté dans la terre par le corps qui tombe brèche dans le mur inachevé
Elle impose la mémoire sarcastique et au bord du délire
Il faut se laisser aller au vertige qu'elle provoque lui demander à genoux de ne pas aller au bout du voyage ou d'y aller seule sans rien détruire sans rien révéler de ce qui doit être caché parce que la vérité n'est rien à côté de la mort ni mensonge déguisé ni absence de remords
Il faut la prier de s'exiler toute seule de revenir sur ses pas mais elle est comme le papillon de nuit vertige de strass et poudre aux yeux trompeuse nudité qui n'est pas celle de la femme ni même celle d'un rêve inaccessible pute vierge qui peut faire basculer le monde dans son horreur de l'amour
Elle regarde la porte cachée que personne n'a ouverte les uns parce qu'ils n'y ont pas songé ou parce qu'ils ne savaient pas les autres plus soumis aux évènements simplement parce qu'ils ne l'ont pas voulu
Elle fait chut du bout des lèvres y pose son doigt pour singer le silence qu'elle partage avec moi
Elle ne sait pas ce qu'elle provoque
Elle veut toujours le provoquer avec moi
Le Français m'exaspère
Tout à l'heure il se mesurait avec un aloès
De la terrasse un policier lui a fait signe de remonter
Le Français l'a insulté en souriant et il est remonté avec une épine entre les doigts
À l'entrée du salon il a fait mine de piquer les fesses blanches d'une statue d'albâtre qui se chausse mollement assise sur ce qui reste d'une colonne antique
Seul John a ri
Maintenant le Français examine les boiseries s'installe sur les chaises tapote les tables du bout des doigts sourit bêtement au flic qui est chargé de nous surveiller et qui s'éponge le front de temps en temps avec une manche de sa chemise levant le bras et le posant sur son front en soupirant disant que c'est une putain de chaleur et une sale journée dont même le dernier des hommes ne voudrait pas comme jour de naissance
John rit à ce propos du même rire qu'il a destiné aux plaisanteries du Français
Il est assis dans un fauteuil de toile qui sent le vin et l'huile d'olive et il fume un gros cigare qu'il lèche du bout de la langue et qu'il fait craquer entre ses doigts
Il rit et il pense
Il regarde toujours le Français avec un air amusé et le Français fait le pitre singeant la posture d'une statue ou d'un personnage dans les boiseries et même se moquant de la manche humide du policier qui ne remarque rien de ces simagrées
John secoue la tête semblant approuver l'attente où nous crevons de chaud : lui le Français moi le policier et enfin la Française qui s'est réfugiée au bord de la terrasse assise jambes croisées sur la pierre qui se réchauffe excitant des insectes qui pointent leurs antennes
Elle ne veut pas parler suçant le bout de ses doigts secouant un pied puis le calant derrière le mollet qui se gonfle
Elle ne rit même pas quand son mari lui adresse les mêmes plaisanteries qui font rire John
Elle regarde les montagnes jaunes et vertes et le ciel blanc qui tombe dessus avec son soleil sans forme ajustant les lunettes du bout des doigts la sueur perlant à peine sur son front
Sa bouche reste entrouverte et on voit la langue qui s'agite pour humecter les lèvres
Qui a dormi cette nuit ? Personne
Ils ont embarqué le corps de Pablo au lever du soleil
Il a laissé une odeur ou une saveur je ne sais pas
En tout cas la flaque de sang est intacte balisée comme il faut et il est interdit d'y toucher
John dans son fauteuil lui tourne le dos et son regard voyage entre la Française à l'angle de la terrasse et l'arcade droit devant lui blanche et torride
Le policier qui est un subalterne est exactement perpendiculaire à l'ombre théorique d'un personnage de bois et de peinture qui porte des fleurs et un peu de lumière quand c'est le moment
Moi je fais le cercle dans cet espace géométrique sur la tangente de John coupant l'arc du policier lançant mes rayons comme des flèches sur la Française qui est ma seule victime parce que je me suis mis dans la tête qu'elle est la meurtrière de Pablo : je fais le cercle pour l'empêcher d'être autre chose que ce que je veux qu'elle soit
Quand ils ont amené la servante menottes aux poignets et mains solides à ses épaules tout le monde a compris que c'était la fin de l'histoire
Après cette arrestation en règle il n'y avait plus d'histoire possible
Il ne restait plus qu'à attendre que la mère de Pablo s'en prenne à elle dans les limites du possible toutefois donnant le spectacle jamais renouvelé d'un mélodrame qui se conclut comme il faut
Il fallait bien s'attendre à la voir se lever d'un coup ayant pris appui sur le cadavre mou de son fils et se tourner vers la meurtrière muette qui n'avait plus qu'à supporter un long monologue où elle alternait les insultes les prières les menaces les désespoirs et par-dessus tout l'expression sans défaut d'une douleur dont le canon est connu de tous propre à ramener l'évènement dans les limites du supportable
La servante était là toute droite et ferme les bras descendant pour se rejoindre au niveau de son sexe attendant ce que nous attendions tous et le policier montrait des signes d'impatience
Alors la vieille s'est relevée comme un oiseau virevoltant autour de son centre de gravité les bras comme des ailes décrivant mieux le mouvement que les pieds qui ne peuvent pas quitter le sol
La servante est devenue blanche et froide son immobilité vacillant sa dureté touchant les limites de la paralysie
Le policier ne put s'empêcher de fermer les yeux
Il étreignit l'épaule statufiée de la servante qui n'était qu'au début de sa descente aux enfers
Mais la vieille ne la regarda même pas
Elle se dressa comme une bête blessée à mort qui peut encore tuer pour s'accrocher à ce qui lui reste de vie et à ce moment-là tout le monde reconnut qu'elle était seule juge dans les limites du possible bien sûr
Son corps immense de mère douloureuse s'approcha d'un coup de la maîtresse de Pablo ma sœur d'un soir toujours debout dans l'écran du vitrail éteint la chemise entrouverte sur un corps sans doute nu ou à peine vêtu qu'en tout cas personne ne pouvait deviner à cause de l'ombre du faux jour qui naissait
La servante avait fermé les yeux et maintenant elle baissait la tête pour pleurer
Le policier en se retournant avait ôté la main de son épaule pour frotter son autre main qui suintait des moiteurs étonnées
Et la vieille émit le premier son très haut sur la portée pour commencer l'insulte et la malédiction crachant sa salive sur le visage de porcelaine de ma sœur qui pour s'opposer à cet écrasement qui était une accusation définitive toucha la vieille du bout des doigts au niveau de la poitrine
La vieille se déchaîna
Son bras vola comme une épée accrocha la chemise qui se répandit comme de l'eau aux pieds de la sœur soudain étourdie qui ne peut reculer dans le vitrail (dont la scène me revient en mémoire)
Et v'là la vieille qui s'accroche à son slip tirant dessus pour le lui arracher tandis que les hanches de ma seule sœur s'y opposent son corps s'arc-boutant prenant appui sur le vitrail tirant sur la tignasse épouvantable de la vieille qui grogne comme une bête et crache tout ce qu'elle peut saliver
Et puis ma sœur tombe à genoux son dos ne résiste pas à l'arc que la vieille lui impose sa tête vient heurter le pavé dur et noir et se dresse magnifique et tourmenté le cul que la vieille veut montrer à tout le monde y plongeant une main comme instrument de torture
Ma sœur cette fois ne peut s'empêcher de crier
La folie est entrée dans sa tête
Elle crie la douleur ou la terreur je ne sais pas et personne ne bouge pour interdire le viol pas même le policier qui partage avec nous la fascination exercée par ce cul immense qui se met à vivre pour le regard s'abouchant à la réalité qui nous obsède
La servante elle aussi est entrée dans le jeu mais elle lève les mains jointes par les poignets et elle dit quelque chose que personne n'entend
Puis la haine s'apaise d'un coup la vieille n'insulte plus ses paroles reviennent à son fils et elle se remet à pleurer assise près du cul qui s'est immobilisé puis qui se penche lentement pour toucher le pavé
Ma sœur est recroquevillée couchée nue sur le côté enfouie dans ses cuisses et dans ses bras cul horizontal moins beau presque informe de retour à l'intimité qui détruit ce qu'une verticalité avait imposé à l'esprit
Personne n'a bougé
Personne n'a songé à le faire
Il faut que les choses se succèdent et personne ne peut nier la nécessité de cette succession qui courbe la réalité jusqu'à la rupture
La vieille est assise sur son cul se frappant les tempes de ses poings fermés sa robe relevée montre ses gros genoux aux crevasses cruelles
La servante est revenue dans sa posture de statue
Son cou fait un arc court et dur partageant la chevelure de chaque côté
Les menottes clignotent à ses poignets éclats de lumière jaune qui sent la cire ponctuant les pleurs au goût de moisissure indéfinissable
L'autre policier s'amène au moment où son collègue s'efforce de relever le paquet de douleur qui s'est mis à exister au ras du sol
Il voit le cul horizontal et ne peut pas comprendre ce que sa verticalité a inspiré à nos esprits délétères
Il a l'air scandalisé
Il s'approche de la chemise blanche qui paraît jaune trempe ses doigts de chien de chasse dans cette eau dormante et la jette avec une grimace d'écœurement sur la pliure d'ombre qui semble pleurer encore mais qui ne bouge pas s'étant annulée dans les plis d'une autre robe qui n'est pas la sienne
Il fait claquer ses doigts grimace les mots qui sont l'expression de sa pensée immédiate et les trois femmes protagonistes du triangle qui l'interroge sont amenées dans la pièce voisine dont la porte se referme pour nous laisser seuls : John le Français la Française et moi sous la surveillance du policier subalterne qui s'immobilise sur la terrasse pour ne pas rater le lever du jour
Le cul vertical s'est incrusté à jamais dans nos mémoires
Je dis à John que c'est le cul de ma sœur et il me regarde d'un air étonné comme s'il n'acceptait pas que je tente de me mêler à sa vision comme si je pouvais tout ignorer de ce qu'elle mélange de désirs et de choix au niveau d'une hallucination qui est définitive
John voudrait peut-être que je ne parle pas à son imagination que je cesse d'y raturer l'improbable et de pousser à la roue quand il s'agit de mettre à jour ce qui existe avec toute la réalité possible
Mais cette verticalité n'est pas une hallucination
Je me tue à le lui expliquer
Il secoue la tête et ne dit rien pour argumenter son refus d'accepter la réalité telle qu'elle est
Il faut que je le ramène au ras du sol aux mollets-socles aux cuisses-piliers il faut que je lui donne de quoi mesurer la stature à partir du sol qui ne bouge pas qui ne provoque rien qui n'existe que par nécessité géométrique
Et il voit le vecteur de sa masse traverser la terre et pour lui tout n'est qu'une question d'immobilité après que les choses se soient mélangées sans apparence d'ordre ni de méthode
John ! John ! Je ne te parle pas de décrire ce qui vient de se passer ni de le raconter pour que ce soit excitant
Dire que c'était le moment extrême d'une géométrie en mouvement
Le cul inattendu qui a remplacé l'attente
Le cul flagrant mis en apposition où la phase commence par les mains menottées de la servante et où je ponctue par mon accusation définitive : la Française est la seule coupable
Elle qui n'offre rien au niveau de la phrase sinon cette vague peur d'être démasquée qui ne suffit pas à construire le sens à donner à son existence romanesque
John ! John ! Le triangle que cette espèce de flic a emporté dans sa poche n'est pas la solution du problème
Ces trois côtés tracés autour du cadavre de Pablo : la servante arrêtée la mère douloureuse le cul de ma sœur ne font pas partie du roman que je suis en train d'écrire pour toi
Ce que j'écris c'est le cercle autour de la femme qui a tué un des objets de nos amours viriles
Le triangle n'y est pas inclus
Ce sont les trois faces d'un miroir à côté du roman et chaque fois le roman y est le reflet de notre seule écriture possible
Que vaut le cercle dans l'ombre inquiétante de la servante immobile et dure qui s'accuse sans qu'on lui demande rien ? Que devient-il quand la voûte douloureuse de la mère y impose son architecture vieillotte de points d'appuis et d'arc-boutant ? Que reste-t-il au moment où le cul se conceptualise jusqu'à l'humour inévitable ? John ! John ! John ! Tu ne veux rien comprendre parce que tu n'as pas le sens de la justice
Regarde le vitrail que le cul a supprimé de notre champ d'investigation
Cent fois j'ai impliqué la nuit ou le peu de lumière dans cette absence de signification
Mais maintenant que ce sacré soleil le remplit de lumière maintenant que c'est presque l'heure de le regarder totalement imagine le changement la lente destruction du vide jusqu'à l'insaisissable apparition de ce qu'il représente vraiment au fond du même vide mais à l'intérieur de nous-mêmes
Je ne te demande pas de supporter l'écoute de sa description si tu ne veux pas le regarder
Saute des pages
N'entre pas dans ce cul
Ne t'excite même pas à l'idée du plaisir
Abandonne si tu veux
Jusqu'à ce que le cadavre de Pablo n'existe plus jusqu'à ce qu'il regagne les mots qui l'ont créé chacun à leur place dans l'ordre qui les a suggérés
Et sans refaire le chemin de Pablo à ce cul qui n'est qu'une tache de lumière au bon endroit du texte
Sans reculer jusqu'à la porte en se disant que cette fois on ne l'ouvrira pas
Simplement me quitter donner un signe de tendresse parce qu'elle alimente de moins en moins une mémoire contrainte au raccourci à la fausse perspective ou aux faits exagérés mais parfaitement concevables
Maintenant le triangle n'est plus dans mon texte
Maintenant je commence à tracer le cercle de cette femme qui est mon ennemie
Maintenant je me mets à l'existence de sa disparition
Je plonge ma langue dans le réalisme le plus cru
La realidad tiene que ser la única presa del hombre
Et c'est dans la femme-réalité que j'approche le cœur encore chaud de Pablo
Je la touche elle devient dure elle est la pierre à l'angle de ma colère
Elle me regarde enfin parce que je suis le témoin parce qu'elle croit pouvoir acheter mon silence parce qu'elle s'imagine que j'ai un prix ! Je la touche et sa colonne se tend sa poitrine pivote elle décroise les jambes et je la touche encore descend le long du bras touche ses doigts vibreurs pince sa cuisse au passage y creuse un vague sillon et demande le cul avec les mots les plus simples et l'intonation la plus pure je lui demande son cul et elle jette un regard terrorisé vers son mari qui s'est arrêté dans son vol d'oiseau jacasse parce que le mot n'était pas attendu parce qu'il l'a néanmoins entendu et qu'il est en train de peser les conséquences de son arrêt dans l'air bavard et inutile
L'ombre qui se réchauffe lui enlève tout relief
Il se demande si j'ai bien parlé du cul de sa femme et le cul de ma sœur revient à sa mémoire qu'il coupe
Il cherche la lumière rencontre les yeux jaunes de l’Américain qui ne veut pas jouer à l'oiseau qui a parfaitement compris ce que j'ai demandé à cette femme : montre-nous ton cul et elle n'ose pas y mettre sa condition qui est la fin de sa tranquillité en même temps que le début d'une autre vie dont elle ne veut pas
Elle me supplie bien sûr
Le mari sort de l'ombre repoussant sur l'oreille la mèche rebelle qui lui donne un air juvénile
Il parle pose et repose la même question à savoir s'il a bien entendu ou si c'est un effet du vent ou du soleil ou de la pierre qui craque encore au pied de l'ombre
Il n'a rien dit dit-elle
Elle sourit belle et aventureuse cette fois
Il ne la reconnaît pas
Il s'excuserait s'il la reconnaissait
Mais ce n'est plus elle
Ça l'interroge cette fuite soudaine et elle recroise les jambes sur ma main rougissant de nouveau et se mordant un peu la lèvre
Le mari n'en revient pas
Il dit plusieurs fois son nom ne veut pas croire ce qu'il voit et que je répète en le regardant droit dans les yeux
Il soutient parfaitement mon regard parce qu'il est prêt à lutter avec moi avec ce que je change avec ce qui le quitte
Sur la terrasse où il s'avance la chaleur l'étreint et l'arrête
Il veut que j'enlève la main qu'elle fasse quelque chose il cherche le témoignage de John et craint celui du policier subalterne qui ricane comme un oiseau de malheur
Pourquoi ne fait-elle rien ? Que craint-elle de ma part ? Il n'ose pas s'approcher
Il parle par segments insiste sur le verbe évite les adjectifs
Elle ne le regarde pas se mord les lèvres sort sa langue pour les mouiller tient mon poignet dans sa main qui ne fait aucun effort qui est posée qui demande
Son cul c'est moi qui le demande
L'autre n'était qu'une doublure la répétition avantageuse de l'acte véritable qui inaugure notre petit théâtre de l'esprit
Qu'elle le montre qu'elle le fonde avec le paysage et le soleil que sa verticalité nous remplace corps et âme sur cette terre ! Elle a toutes les raisons de vouloir tuer Pablo
D'ailleurs ne l'a-t-elle pas déjà fait ? Ai-je entendu le coup de feu au bon moment tandis que la porte de la servante venait de se fermer sur son possible sommeil ? Un coup de feu bref et clair dans la nuit qui casse le soleil
Je me mets à marcher lentement sous les arcades croise l'escalier bleu et blanc qui s'obscurcit et rejoint l'autre escalier qui coupe l'escalier principal
Je descends jusqu'au palier intermédiaire j'ai un moment d'attente que je n'arrive pas à remplir
L'ombre bouge
Je m'approche du vide dont j'ai peur
Je me penche pour être le témoin
Je vois Pablo mort la flaque de sang qui s'élargit jusqu'aux limites du mauvais rêve que je suis en train de vivre malgré moi
Un glissement d'ombre remonte l'escalier souple et rapide en silence dont je suis la moindre partie et j'avance à sa rencontre mu par la curiosité inconsciente par le courage qui m'utilise par le goût d'être la proie qui voit l'oiseau devine sa cruauté n'imagine pas que ce soit possible
On s'arrête l'un contre l'autre
Je saisis le poignet pour l'empêcher de m'éviter glisser avec l'ombre soustraire son visage à ma vigilance
Alors elle me regarde bien en face elle n'y peut rien elle a l'air de n'accorder aucune importance à mon témoignage ou elle ne me croit pas capable d'en accepter toutes les conséquences ou bien elle a l'espoir d'acheter ce qui me reste de silence
Et on se quitte comme on s'est rencontré furtivement elle d'un coup rejoignant la porte de sa chambre moi lentement mesurant le déséquilibre entre la descente de l'escalier oblique incertaine et le plan fracassé où Pablo achève de vivre par secousses
Ce que je veux dire c'est que rien n'a changé
Je sais tout depuis le début
Et vous ne réussirez pas à donner un prix à ce témoignage
J'ai parlé vite sans ponctuation et le mari m'a regardé comme on regarde un fou avec cet étonnement mêlé de terreur et d'angoisse qui est le seul moyen de défense
Je désigne le cul
Elle me laisse le toucher et il ne peut rien dire
L'absence de révolte le cloue dans sa nouvelle certitude
Il ne trouve pas la colère
Il n'arrive pas à la créer non plus
Il est en équilibre entre la stratégie et le laisser-aller
Et elle dit oui à tout ce que je demande
John a l'air pétrifié
En homme simple ou simplement largué dans le mélange inconsistant des choses de la vie il attendait une vérité policière taillée dans la masse vectorielle d'une géométrie psychologique pesant les arguments pour faire tomber la balance du côté de la servante qui a son estime ou du côté de la maîtresse de Pablo dont j'ai prétendu un peu vite qu'elle était ma sœur
Au lieu de ça il reçoit mon témoignage comme on reçoit une lettre d'explication
Il ne s'en étonne pas
Il a envie d'en savoir plus sur cette femme que j'accuse et qui ne dit rien pour se défendre
Mais que pourrait-elle dire pour opposer au moins la même force retrouver l'équilibre par quoi elle trompe son mari ? Tout ce qu'elle peut dire c'est noir ou blanc c'est oui ou non et ça ne change rien à mon témoignage qui a le charme d'un nouvel éclairage qui donne un sens à sa vie qui fait le partage entre l'ombre et la lumière dans le sens de la réalité la mieux restituée
Alors elle se tait supporte la cruauté mise en valeur une bonne fois pour toutes parce qu'elle ne pourra plus mentir à moins de changer de vie mais ce n'est pas ce qui se passera elle ne changera rien elle vivra avec cette mémoire le passé y effritant sa matière sensible jusqu'à disparition pure et simple à l'endroit où la mémoire est un mensonge sans nom
Je voudrais voir le mari me sauter dessus faire l'animal blessé qui se venge qui ne veut pas partir tout seul qui veut laisser un souvenir — mais il est blanc paralysé couvert d'une sueur qui dégouline jusqu'à la ceinture de son bermuda ridicule
Il est horrifié par la mouvante immobilité de sa femme veut la sauver si c'est encore possible imagine la pureté de son sentiment la noblesse de sa déclaration d'amour la suite à donner dans un autre pays qui est le sien
Tandis que John entraîne le policier subalterne dans une ombre propice à la soif nous laissant seuls les trois avec notre destinée qui installe les derniers pions je renouvelle ma demande calme et solitaire d'une voix que je couvre de poésie de la poésie du soleil qui est mon frère d'armes dans la guerre que je livre à l'ombre de la poésie de l'ombre qui est mon ennemie mais que j'habite en squatter poésie de la terre qui se casse de l'herbe qui recommence du chemin qui s'éternise unanimiste et réconciliant
Le mari se met à pleurer
Il ne me battra pas
Ce n'est pas qu'il me devine plus fort que lui sur le terrain de ces oppositions musculaires
Il ne trouva pas la raison qui anime la rage de vaincre au moins sur ce terrain
Il voit sa femme se déculotter et élever son cul à la bonne hauteur
Voit le jet d'huile vert et or qui tombe en silence et touche la chair qui frissonne
Descendre avec lui en pensée dans la fente se mêler à la sueur toucher l'anus où mon doigt l'arrête et l'utilise
À peine ma bite dressée les coups de reins de la pénétration les mains de la femme qui retient ses bruits qui accepte sans plaisir aveuglée par le soleil blanc qui s'approche avec ses odeurs de pierres et d'oliviers ses odeurs de chemins visités par le vent inutile qui s'arrête à la croisée
Elle ouvre les yeux ne voit que la pente qui descend le pied du mur dont elle est l'angle droit ne pense à rien s'occupe à deviner l'heure prochaine les silences les paroles inutiles les solitudes soudaines
Je mélange mes mains à son intense chevelure touche ses oreilles pour imiter le bruit puis les épaules dont j'écarte la chemise épaules rondes et fermes dorées par le soleil douces par la caresse
Pas un regard pour le mari qui peut bien me planter un couteau dans le dos
À ce moment de mon existence je me fiche de ce qu'il pense ou de ce que les circonstances lui inspirent
La chair est devenue molle le dos souple la tête retombe malgré mes mains dans les cheveux et dans le même temps je suis devenu dur et accessible au bord de ce plaisir que je réserve à ma pensée comme un bain que je lui donne pour qu'elle continue d'exister avec la même acuité
Je m'approche de ce vide parfait quand deux coups de feu tirés très vite nous ramènent à la réalité qui a continué d'exister sans nous
Elle se tend d'un coup relevant la tête et les épaules cherchant un appui pour ses mains
Son cul se durcit cherche à m'évacuer et je m'accroche à ses hanches dures
Dans la pente où elle s'absentait pour refuser de mesurer toute la dimension que je donnais à son abandon c'est la mari qui court bras en l'air les jambes comme des ciseaux animant les jaunes et les noirs du bermuda qui ne le quitte pas
En haut de la pente on peut voir John qui secoue ses mains tandis que le policier subalterne tire un troisième coup de feu en l'air ce qui n'arrête pas le mari trompé
Il continue de descendre comme une pierre certain de ce qu'il fait et disparaît soudain dans le lit d'une rivière qui n'existe plus depuis longtemps
John a fait mine de descendre la pente engageant la poursuite mais les pétards l'ont arrêté et il fait le guignol devant le flic qui a sorti un grand mouchoir blanc pour s'éponger le front
C'est lui qui revient le premier sur la terrasse où son chef est en train de lui demander s'il a perdu la tête
L'autre ne répond pas fourrant le long mouchoir dans sa poche et rajustant le revolver sur lequel John a jeté un regard intéressé
La Française n'a pas perdu le nord
Elle a rajusté ce qui lui reste de vêtements et s'est assise sur la murette tournant le dos à la pente et pivotant pour regarder en bas
C'est votre mari — lui dit John et je ris un peu
Le pauvre fou a pris la poudre d'escampette et ce cinglé de flic s'est cru permis de lui tirer dessus
Il se fait drôlement enguirlander par son chef
Le subalterne hausse les épaules et se met à son tour à engueuler son chef qui ne sait plus quoi dire et qui pivotant sur ses talons comme un soldat vexé rejoint le salon où il s'est enfermé avec les trois femmes clés de cette histoire
John arrive en riant nous offrant au passage une imitation du mari descendant la pente
La femme ne bouge pas
Elle est devenue dure
Cela se lit dans son regard que je croise et que je ne soutiens pas
C'est une femme seule maintenant
C'est une femme qui va se défendre
John est de nouveau dans son fauteuil et il rallume le cigare regardant la femme du coin de l'œil
Il a l'air inquiet et me fait signe de le rejoindre
Je m'assois sur l'accoudoir
Regarde-la dit-il
Non ne la regarde pas à travers le prisme déformant du désir
Regarde-la de loin à cette distance exacte qui nous sépare regarde dans la mire qui est le point de départ de l'histoire
Hier encore je l'avais à peine remarquée
À peine vue plutôt entre tes cambrures furtives et les coups de cœur de Pablo c'est à peine si j'ai vu qu'elle allait vivre et recommencer ce que son homme lui avait enlevé ce qu'il emporte avec lui dans sa fugue soudaine
Il n'ira pas loin sans doute
Il remontera pour oublier
De quoi peut-il avoir peur ? De la justice ? Elle ne le concerne pas
Ce qu'on dira de lui ne sera qu'une vérité judiciaire c'est-à-dire rien qui compte tout juste une vexation à digérer le plus vite possible
Et elle sera emportée loin de lui et il acceptera il finira par accepter son erreur de jugement dans la perspective d'un renouveau où il rejoindra ce qu'il n'a pas cessé d'être malgré elle malgré son interruption
Elle n'aura été qu'un aller-retour
Il ne recommencera rien
Il reviendra au point de départ
Et personne peut empêcher ça
A moins de la tuer comme on tue une bête
Elle s'est trompée de cible
Elle n'a pas pu aller au bout du voyage à la fin de la nuit qu'elle entretient encore puisque personne ne sait rien enfin personne de définitif
Nous ne sommes qu'un passage un cul-de-sac étroit qu'elle n'emprunte pas
Elle est faite pour les grandes avenues pendant que son petit mari trébuche sur les pentes d'une montagne-désert qui le recrachera tôt ou tard comme on crache un pépin
Il n'est que le fruit de notre imagination lui qui n'en a pas et qui court qui dégringole qui monte et qui descend qui ne s'arrête que pour reprendre son souffle ignorant la pierre et le soleil l'arbre rare qui cherche la terre l'herbe qui la lui dispute avec véhémence
Il n'y a pas de vie sans au moins une crise décisive
Il avait glissé jusque-là avec la sensation d'avoir échappé au pire et puis il avait oublié le pire et il avait connu la routine il y avait trempé le corps de sa femme un peu de son âme aussi qu'il ne connaissait qu'imparfaitement mais pour laquelle il n'éprouvait aucune inquiétude ou alors une inquiétude mesurable qui n'exigeait pas de lui qu'il en relève le morose défi
Jeune diplômé professionnalisé civilisé socialisé épousé source de quelques contrats en bonne et dûe forme comme autant de bouées lancées à bon escient dans une mer de plaisirs à court terme et d'illusions facilement jouables marchandables échangées quelquefois interrompues et remplacées aussitôt ou abandonnées à meilleur que soi ne reconnaissant ni le meilleur ni le pire
Et la femme de moins en moins femme la femme qu'il habille comme elle veut et comme il aime la femme qui fait ce qu'elle veut au moment où il veut la femme présentable charmante habile utile prometteuse peut-être intelligente mais d'une intelligence mesurée schématique à peine déconstruite sur les bords de son existence
La femme dans la maison la femme à côté d'une profession qui se donne des allures de métier femme-enfant femme-objet femme-mère femme qui refait ce que refont toujours les femmes qui ne cesse pas d'être ce que la femme a toujours été
Et voilà les vacances les vacances avec la femme les vacances loin des amis et de la famille
Voilà le soleil d'une Andalousie qui ne ment pas qui ne ment jamais qui peuple son désert qui refonde sa gloire recoupe ses cultures mêlant le soleil à la parole le blanc au jaune qui s'efface peu à peu avec ses peintures de bleu et de rouge ses chaises comme des lampions tombés par terre encore brûlant des feux de la fête l'Arabie ayant absorbé le passé qui la fonde sur cette même terre l'ayant traduit dans sa langue réduit à ses mots transformé dans sa syntaxe construite pour le lyrisme le plus pur
Rêve d'un changement calculé pour ne rien changer simplement pour être le changement c'est à dire en passant comme Ingres créait le regard comme Racine cassait le caractère comme Warhol néglige une partie du sujet qui expose son inutile et navrante totalité
La vie n'avait été qu'un calcul inspiré par le manque d'audace elle est devenue un bavardage où le cliché est la règle fondatrice de toute l'expression qui arrive à se faire une place
Retrouvant toujours le second souffle dans les cactus et les figuiers où la femme se ballade beauté approximative approche du bonheur occasion de se taire pour laisser parler l'évidence distance prise à contre-courant quand l'idée force le passage déchire entre les jambes rejoint le naturel et balance le tout dans une angoisse exagérée qui n'est que la dernière pitrerie
Maintenant il s'approche des ruines où ont vécu ses ancêtres il touche du doigt le bleu et la rouille des anciennes cuisines et des salons traverse le patio envahi de fenouil et de romarin il revoit ce qu'il n'a jamais vu ce qu'il voulait deviner il mesure la place qu'il a fini par céder à l'invention facile au poème qui cherche la conclusion dès le premier vers à la loge où sa femme est une moitié de femme qui applaudit sa nudité ayant été perdue au cours du voyage à un moment dont l'existence n'est que probable multipliant ses présences par autant d'inconnues
Il est assis sur la margelle d'un ancien puits dont le fond est aussi sec que sa volonté de continuer de changer ce qu'il n'a justement pas commencé à changer
Qu'elle ait pris l'initiative de cette interruption vivifiante c'est le nœud du problème
Il veut mourir à cause de ça
Il n'a pas le courage de mourir
La tromperie est supportable le défi lancé à la justice des hommes est parfaitement supportable mais la mort lui échappe à cause de ce premier pas qui n'est pas le sien qui n'est pas celui d'un étranger qu'il pourrait mépriser sans s'occuper de son nom à cause de ce commencement qui n'a pas de racine qui n'a pas ses racines dans les siennes comme des radicelles concevables et acceptables expliquant tout et acceptées des radicelles nourries de sa propre sève par une approximation redoutable lui demandant de renoncer à l'existence pour cesser d'être un bavardage à propos de rien
Mais il n'a pas la force d'accrocher la corde d'alfa à la poutre qui lui a paru solide
Il a installé un vieux tonneau qui a tenu le coup quand il a grimpé dessus
La poussière est tombée dans ses yeux et il en a profité pour pleurer debout sur le dérisoire tonneau manipulant le nœud impossible écoutant les piaillements affolés d'un oiseau rare bavard inutile hésitant n'écoutant que son chant et celui de l'oiseau l'un et l'autre se tenant à distance et la corde va rester là accrochée à la poutre avec son nœud bien travaillé et le tonneau juste dessous ce qui ne manquera pas de poser des questions au chasseur ou au visiteur du détour qui vaut la peine
Il ne remontera pas la pente pas tout de suite
Il ne se donnera pas la mort il l'attendra
Il cherche à rejoindre son espace vital
Il ne veut pas la croiser de nouveau sur son chemin
Elle lui fait peur maintenant
Elle a tué un homme pour le réduire au silence
Il a peur de ce silence qui n'est plus la mort simple et reconnaissable
Il écoute le silence et il oublie le soleil
Il ne pense plus qu'à ce qu'il est venu chercher sur cette terre d'ombre calcinée
Le silence est entré dans sa tête
Il s'éloigne de la mort
Il rejoint son rêve d'apaisement quotidien
Le soleil mord dans ses épaules
Il se laisse dévorer par cette brûlure
Il veut se punir
Approcher la douleur qui répare
La douleur incolore qui laisse sa trace chaque fois qu'elle vient le visiter
Morsure après morsure réduisant l'erreur d'avoir choisi ce qui se termine aujourd'hui ne pensant pas à demain en tout cas pas en terme de destin
Il n'y a pas de conclusion à ces années de vie commune
Elle crée l'interruption et ne s'intéresse plus à la suite
Elle s'en va et il revient sur ses pas
Il n'abandonne rien derrière lui
Rien ne se fige
Il peut encore retoucher le spectacle de lui-même
Penser à une autre femme
Se donner la définition de sa future présence en dimensionner l'apparence et la portée structurer ses prolongements interpréter ses élégances ses désirs ses arrêts sur la pointe du plaisir partagé accumuler le bien qu'elle lui fait pierre après pierre reconstruire l'édifice de la vie tranquille la vie de tout le monde sans interruption chercheuse de sens avec une fin qui implique un commencement et une histoire pour en pardonner la triste utilité
Une autre femme est sur le bout de sa langue
Il pourrait presque dire son nom
Il l'a vue sans doute
Il l'a croisée et ne lui a donné qu'une importance relative à la place déjà occupée dans son cœur
Il a oublié de l'arrêter en chemin simplement pour la localiser pour qu'elle devienne la référence obligatoire de ses futurs malheurs
Quelle erreur d'avoir été seul avec une seule femme ! Il se met à rêver au nombre de femmes qu'il pourra entretenir bientôt dans la mesure de ses moyens bien sûr
Deux il le faut
Sinon plus rien n'a le sens que je cherche
Trois peut-être
Une à chaque pôle du monde connu
Une à chaque fenêtre de l'anonymat inévitable
Une deux trois femmes pour ne pas retomber dans l'erreur
Cette fois le soleil est insupportable
Il relève la tête et cherche un coin d'ombre
Il s'approche du mur repère un courant d'air en pointillé y élève sa tête qu'il veut rafraîchir s'asseyant sur un évier poussiéreux
Les fourmis s'arrêtent
Le cafard observe
L'oiseau a le regard oblique
Est-ce qu'il y a une fleur à mes pieds ou dans le mur à portée de ma main ? Il se calme
Il sent venir le moment d'une grande tranquillité qu'il faudra mesurer pour ne pas en gâcher les effets
Faut-il refermer les yeux sur cette pensée ? Rechercher la femme est le plus urgent
C'est elle qui manque au temps qui passe
Mais j'ai de quoi m'occuper l'esprit
J'ai cru devenir fou tout à l'heure et j'ai eu tellement peur quand le flic m'a tiré dessus
Je n'ai pas entendu les balles dans l'air ni leurs impacts dans la terre
Et ce stupide Américain qui s'est mis dans la tête de m'arrêter je l'ai bien eu
Son œil doit lui cuire maintenant
J'ai visé juste comme il faut
Et puis ce vertige en descendant
Cherchant mon corps et la blessure possible la blessure indolore et définitive
Mourir sur cette terre qui n'est rien d'autre qu'une poêle à frire
Et pourrir d'un coup sans doute par mesure d'économie
Je me mets à rire maintenant
C'est nerveux
Ça ne durera pas
Je m'éveille
Je crois tout ce que j'ai vu entendu respiré
Je la revois sur la murette donnant son cul immonde à cette tantouse avec la complicité du soleil qui m'arrache la peau simplement parce que j'ai besoin qu'on me torture pour dire la vérité
J'ai tellement besoin de vérité
Il faut qu'elle sorte de ma propre bouche
On réclamera mon témoignage
On y attachera sans doute beaucoup d'importance
Il faudra que j'explique tout
Il ne faudra retenir que mon explication totale
C'est ce que je demanderai
Ils n'oseront pas me démentir
Ou alors ils me détruiront moi aussi
Ils chercheront ma part de responsabilité et ils ne trouveront rien à mettre sous la dent des textes qui commandent à leurs cervelles d'oiseaux de malheur
Ils pourront toujours courir ce ne sera pas derrière moi
Ils poursuivront toujours les mêmes chimères d'ordre total
Ce sont des fous au service de la folie collective
Autre manière de servir le crime
Moi je serai revenu dans le droit chemin n'ayant rien à me reprocher que l'erreur qui me possédera toujours
Il faudra que je veille à ne pas la laisser sortir de sa cage dorée
Surveiller la femme
La donner au bon moment
Ne pas attendre par pure paresse intellectuelle
Ne pas la laisser se fondre dans le paysage choisi pour d'autres raisons
Il y a de cela au moins deux étés peut-être trois quand elle s'est penchée pour la première fois par-dessus la murette pour appeler le garçon et que j'ai hésité en voyant son cul presque nu à la donner au premier venu pour qu'elle disparaisse de ma vie et qu'on n'en parle plus
J'ai revu son cul le lendemain au coin de l'escalier montant cul nu cette fois malgré la serviette et le sourire de Pablo m'était destiné et j'ai avalé ce vin de sucre et d'herbe dans l'espoir de ne plus avoir à y penser
Et j'y ai pensé de nouveau quand elle est sortie sur la terrasse presque nue riant de mes protestations et de mon peu de cas pour sa beauté éphémère
Pablo l'a prise dans le jardin cette nuit-là
J'ai entendu leur murmure évocateur
Elle est revenue dans le lit comme revient un oiseau soucieuse de beauté rien de plus
Et ainsi jour après jour manquant de pudeur au bon moment absente sans le vouloir revenue sans le paraître dormant sans agitation réveillée par le jour et à l'aise dans le soleil
J'ai bu l'été
J'ai mangé mon corps
J'ai rêvé de ce côté de la montagne posant et chiant sur les pierres comme un animal je suis devenu l'animal que je suis
J'ai gueulé aussi fort que j'ai pu pour rejoindre l'écho mais personne n'a répondu à ces cris sans surface de cri ces cris d'exercice répété chaque jour pour former la patience et retrouver au moins le doute par quoi on crève plus lentement
Et puis elle s'est mise à parler sérieusement du caractère éphémère de sa beauté
Elle prétendait commencer sa beauté à dix-sept ans pas avant et je m'étonnais qu'une femme aussi belle eût pu être autre chose que belle avant d'atteindre cet âge
Riant de mon étonnement qui n'était qu'une réplique de plus elle se mit à mesurer ces dix ans de beauté dont quatre à mon service selon ce qu'elle disait et six dont je ne pouvais approcher la saveur à laquelle selon ce qu'elle redisait personne n'avait goûtée comme j'y goûte comme je pourrais y goûter si j'y pensais quelquefois si je me souciais un peu plus de l'avenir là où commence la fin du signal érotique pour ébaucher ou pas toute l'intimité recherchée par la première promesse
S'exhibant nue entre moi et les autres voulant me faire croire que les autres n'étaient que le décor de son stratagème et que j'étais le seul véritable spectateur de sa chute lente dans le réceptacle du seul amour qu'elle désirait depuis le début
Nue sur la scène de mes apparences nue sur ma projection calculée nue et descendante et le criant à tue-tête pour que je sois seul à comprendre son vertige
Et que pouvais-je lui interdire à ce niveau de son théâtre interne ? Que pouvais-je briser pour que le délire me revienne ? Quel diable tenter dans l'optique du silence ? Comment s'arrête l'exhibition du non-sens qu'elle me jetait à la figure sachant très bien que je n'avais pas les moyens de jouer ce jeu séparateur que mon sexe n'était pas destiné à cet usage peut-être magique et que par conséquent je ne trouvais pas les mots pour lui dire d'arrêter de me faire souffrir ? Et puis elle a jeté le voile sur ce paysan qui ne se lave pas tous les jours
Elle lui a volé son odeur pour peupler les rêves d'un premier hiver loin de sa présence animale
J'ai respiré cet air avec elle jusqu'à ce qu'elle le retrouve l'été suivant et puis l'autre encore un autre que sais-je ? Peut-être celui-ci lui ayant promis de le mettre dans sa valise de l'entretenir comme il faut costumes savon cirage restaurants cigarettes alcool des femmes peut-être des femmes différentes toutes les différences de femmes dans l'indifférence qu'elle peut jouer aux limites de la jalousie et il a aimé ce projet insensé il a accepté l'idée de quitter sa montagne ancestrale de donner un coup de peigne à son manque de culture de passer au crible les défauts de son imagination peuplée de légendes et de croyances il a accepté de l'accompagner jusqu'à la fin de sa beauté ne mesurant ni le temps ni les circonstances n'ayant aucun souci à se faire au niveau de l'existence et rien à donner en échange de tant de promesses et d'avantages sinon satisfaire à l'appel du désir traversant sa beauté autant de fois que nécessaire la partageant la recomposant la séparant la comparant
n'ayant rien d'autre à faire que cela rien d'autre à penser en dehors de cela rien à espérer excepté cela
L'idée lui a plu il s'est préparé au voyage il a attendu le départ et naturellement elle est partie sans lui
Elle avait renoncé à entretenir sa beauté de cette manière
Elle se connaissait d'autres existences
Ce qui explique tout
Surtout son refus de revenir ici sa colère au moment du départ son angoisse à l'arrivée et les malaises qu'il a fallu supporter les premiers jours de l'été
Il avait l'air furieux mais il l'évitait et elle s'est nourrie lentement de cette fureur de ce sens de l'outrage de ces passages géométriques dans l'espace de l'hôtel l'un vers l'autre l'un à l'autre l'un contre l'autre l'un après l'autre jusqu'à ce que son sens de la beauté l'emporte sur cette comédie de l'inévitable
Elle a essayé son rire sur la terrasse au moment des repas puis l'effet de ses reflets de peau à la tombée de la nuit et satisfaite d'être tout pour le regard et rien pour la pensée elle a retrouvé sa nudité son coup de brosse les entrelacs les chatoiements les courbures les clignements
Elle a réinstallé son corps malgré lui
Elle a éteint le feu qu'il voulait allumer
Il s'est mis à exprimer le désespoir
D'abord par le silence moite de son passage puis par ses arrêts insensés au bord de l'escalier ou près d'une table y appuyant un doigt mordillant les lèvres reniflant bruyamment sans retenue manquant totalement de discrétion dans ces moments d'absence se donnant en spectacle sans le vouloir puis se voyant retrouvant des repères il s'est mis à parler sans phrases juste avec des mots avec des sens attribués par erreur aux mots qui font la différence
Elle a ri ou elle l'a ignoré
Elle l'a regardé ou elle lui a tourné le dos
Elle lui a de nouveau fait des promesses ou elle l'a menacé
Je ne sais pas ce qui s'est passé
Je ne veux même pas le savoir — enfin c'est ce qu'on dit quand on veut tout savoir sachant le bien qu'on peut tirer d'une parfaite connaissance des évènements de la meilleure documentation possible du reflet exact de l'évènement soudain dramatisé par le dépassement de l'interdit
Dans la ruine où il soliloque sans espoir de réplique le soleil n'est plus qu'un souvenir de chaud et froid
Il décide soudain de revenir à l'hôtel
La nuit est éclairée par une lune démesurée rouge et noire à l'horizon des montagnes éteintes
Il avance en trébuchant sur les cailloux
Il est le seul à faire du bruit au milieu de la nuit
Le seul à parler encore cherchant les arguments de sa défaite
Dès qu'il sera arrivé sur cette crête droite et noire il verra les lumières de l'hôtel et il s'arrêtera pour réfléchir encore
Les choses ont forcément changé depuis son départ
La police a pris des décisions avant de se coucher
Il y a eu des arrestations pour tempérer l'attente
Ils savent peut-être tout
Ou ils ne savent rien
Ou encore ils se trompent
Il réfléchira longuement sur la crête
Il regardera les lumières de l'hôtel repérera la terrasse où toutes les lignes se rejoignent reconnaîtra les ombres et estimera ce qui les sépare pour se donner une idée de l'effet produit par son arrivée
Comme si de rien n'était
Comme s'il n'avait pas fui
Il avait besoin de réfléchir
C'est fait
Il a bien réfléchi
Il accélère le pas sans se rendre compte qu'il est observé
Quand il arrive sur la crête il n'éprouve plus le besoin de s'arrêter
Il a acquis des certitudes
Il ne veut pas revenir dessus
Il jette un regard machinal vers l'hôtel et ne le voit pas
Il n'est plus éclairé
En regardant mieux il voit la faible lueur du hall d'entrée reconnaît la luminosité du vitrail se frotte les yeux et s'amuse à se ressouvenir de la scène qu'il représente
Il rit doucement en secouant les épaules ce qui étonne passablement son poursuiveur qui posté à cette distance ne peut pas donner une raison satisfaisante pour expliquer la gaucherie de sa proie avançant sur les cailloux en direction de l'hôtel
Le Français était parti depuis deux heures au moins quand Pénélope nous rejoignit sur la terrasse
La police n'avait plus besoin d'elle
Elle avait besoin de tout le monde sauf d'elle dit-elle en faisant voler ses jupes avant de s'asseoir toute seule à une table près de la murette
Elle était passée par sa chambre aussitôt qu'il lui avait gentiment demandé de foutre le camp et elle était entrée dans cette robe aux bleus profonds ou lumineux qui était une provocation et elle avait coiffé ses cheveux en prenant le soin de les répartir également sur chaque épaule nue ce qui rendait sa poitrine presque vertigineuse
Elle riait encore d'avoir raillé le flic qui avait accepté ses moqueries simplement parce qu'il savait qu'elle était malheureuse et sur le point de faire une bêtise
Il avait été gentil avec elle très
Il lui avait posé peu de questions et elle avait répondu d'une voix qui trahissait sa déception sa douleur peut-être
Il lui avait demandé de se tenir tranquille aussi parce qu'il connaissait sa réputation de bagarreuse et il n'avait pas envie de lui faire du mal
En bas tout le monde l'avait vue partir sur le dos de la vieille jument
Qu'est-ce qu'il lui prenait de se faire prêter une jument aussi vieille et aussi grise et de se promener dessus presque nue ? C'était la question que s'étaient posée les gens
La jument la nudité ! Pénélope parlait sans s'arrêter
C'est vrai qu'elle paraissait déçue plus que malheureuse c'est vrai qu'on sentait bien qu'elle avait envie de faire un malheur
La jument était morte d'un coup en cours de route
Elle avait plié les jambes avait poussé un cri qui ressemblait à un ricanement comme si elle était en train de faire une farce à sa passagère étonnée qui avait eu tout juste le temps de sauter sur le côté et la jument s'était couchée de l'autre côté et puis ses pattes ont continué le mouvement en un demi-cercle parfait jusqu'à toucher bruyamment le goudron et la terre à la limite de la pente
Pénélope qui avait la tête sur les épaules ne s'était pas fait prier pour détacher la valise rouge et or qui était un peu coincée sous la jument
Elle avait tiré de toutes ses forces et s'était froissé un muscle quelque part dans la cuisse
Elle montra la cuisse en question ce qui était redoutable compte tenu de sa blancheur et des innombrables bleus de la robe qui se mélangeaient aux fleurs et aux liserés
Que s'était-il passé alors ? Si je voulais dire par là que quelqu'un en voiture ou à cheval avait fini par passer sur la route et l'avait prise à son bord ou en croupe pour l'amener à l'hôtel qui était le bout de son voyage mon cul ! Personne n'est passé ni voiture ni cheval et il a fallu qu'elle marche pendant cinq kilomètres dans cette maudite pente de goudron et de terre dont elle a encore le goût dans la bouche chaque fois qu'elle y pense
La jument la nudité c'était le spectacle qu'elle comptait donner à l'hôtel ébahi qui applaudirait sans doute à tant d'histoires et de beauté
Elle avait bien compté sur le regard réprobateur de Pablo et quand elle arriva au terme de son voyage Pablo était bien perché sur une échelle comme elle l'avait prévu repeignant mollement les lettres de l'hôtel entre les courbes des néons mais au lieu du regard réprobateur il lui destina un regard étonné dont il ne mesurait pas l'écrasement de là haut secouant son pinceau rouge et vert parlant de la valise écorchée et de sa manière assez comique de boiter comme une vieille exactement comme une vieille
En l'insultant de cette manière il ne comptait pas la faire fuir de honte et de dépit
Il la connaissait trop pour espérer une pareille suite à sa mésaventure
Il ne savait rien de la jument trouvait la femme un peu nue mais il avait l'habitude de cette approche absurde de la nudité qui quelquefois le rendait morose
Elle se planta toute droite au bas de l'échelle posant un pied sur le premier barreau ce qui rendit sa cuisse prometteuse et il se mit à lui parler de sexe alors qu'elle était venue lui parler mariage
Mais Pablo continuait de s'esclaffer accumulant les allusions obscènes et toujours attentif à son corps prometteur qui semblait vouloir sortir du peu d'habit qui le couvrait se frayant des passages tressautant à l'ouverture soudaine qui le laissait pantois s'arrêtant tout juste au moment de franchir la chemise qu'elle refermait en rouspétant à cause de l'absence de boutons qui rendait les hommes tellement stupides qu'elle était toujours sur le point de laisser tomber les grandioses idées de mariage qui étaient les piliers de sa pensée sexuelle
Qu'il ne descendît pas de l'échelle n'était pas un problème
Elle pouvait toujours s'en charger et le disant elle secoua l'échelle dangereusement et Pablo poussa un cri de fillette et laissa tomber le pot de peinture qui éclaboussa les jambes de la fiancée désespérée qui se mit soudain à regretter de ne pas avoir été écrasée sous la jument ou enlevée par un automobiliste indélicat ou simplement morte d'épuisement dans le fossé plein d'ordures qui était l'image de la vie qu'elle pouvait espérer à l'âge qui n'était plus le sien
Pablo se planta le pinceau dans la bouche et descendit jusqu'à elle
Près d'elle il la trouva absurde et surtout fatale
C'était le sentiment qu'il avait toujours éprouvé pour elle et il se disait que ça n'avait rien à voir avec l'amour
Il savait bien qui il aimait tiens ! La trouver absurde elle se fichait pas mal qu'il puisse penser ce genre de chose à son sujet parce que l'absurdité d'une femme c'est peut-être là la nécessité de mettre fin à la solitude qui n'est pas faite pour l'homme
Et vice et versa
Elle n'était pas choquée par ce sentiment qui ne rendait pas Pablo différent des autres hommes ni même des femmes
Ce qui était insupportable c'était cette fatalité dont il voulait à tout prix qu'elle soit la provocante source de malheurs et d'ambiguïtés qui rendaient la vie impossible laissant toute la place à une mort qui venait trop tôt
Me parler comme ça ! — Lui faire savoir qu'il n'avait aucune envie de mourir dans ses bras même sans souffrir même sans s'apercevoir qu'il allait mourir quand bien même c'était la seule façon de mériter l'éternité
Il blasphémait pour se donner du courage comme on fait toujours
Et il n'osait pas la toucher
Elle criait que la peinture était en train de lui bouffer les jambes ses jambes qu'il adorait pour lesquelles il se serait damné s'il n'avait pas aussi peur de l'enfer
Il les frotta un peu avec un chiffon sale mais elle ne le laissa pas faire
Elle reprit sa valise et s'engagea comme une folle dans l'escalier descendant dont la courbe s'achève par un mur qui chaque fois qu'elle le rencontre la met dans une de ces rages que rien ni même la meilleure preuve d'affection ne peut calmer
C'est un escalier stupide qui continue d'exister malgré l'absurdité de son existence
C'est un projet avorté un bel escalier de ciment et de marbre qui descend le long de l'hôtel dans un angle agréable tournant avec grâce au bon moment et s'arrêtant de la manière la plus absurde qui soit juste contre un projet de porte qui est encore un mur
Cet escalier existe depuis des années
Il est régulièrement balayé lavé frotté savonné rincé rien ne manque à sa perpétuité inutile sinon une bonne explication au sujet du linteau de ferraille qui se désagrège doucement contre le mur oblique et hermétique et son mutisme intolérable n'est jamais contourné
Quelle fatalité que ce soit justement toujours lui que Pénélope choisisse d'emprunter quand la colère seule lui montre le chemin de la réussite ! Pablo ricane en la suivant
En bas il fait presque humide et l'odeur pénétrante du vieux linteau de fer rouillé vous empêche de vous rendre compte de la situation dans laquelle vous êtes vous reprochant une porte qui aurait eu tout à gagner à exister une fois pour toutes
Pénélope… Pénélope…
C'est tout ce qu'il peut dire et il ne dira rien d'autre tant que sa bite ne lui inspirera que des cochonneries
Qu'est-ce qu'elle peut lui inspirer d'autre hein ? Un peu d'amour n'a jamais fait de mal à personne
Pourquoi est-ce qu'on ne s'aime pas un peu ? Juste ce qu'il faut pour pouvoir en dire plus trouver les mots qui disent autre chose que ce qu'on a envie de dire des mots autoritaires et doux comme du miel des mots qui forcent le sens ordinaire de la vie qu'on est capable de se donner ensemble
C'est ça qu'elle pensait pendant qu'il la troussait comme une femme de chambre et la peinture sur ses jambes avait commencé à sécher
Ils remontèrent l'escalier absurde où les ballons d'enfants allaient toujours se réfugier
Si un ballon disparaissait à moins d'un arrêt inopiné dans les branches d'un eucalyptus c'était dans l'escalier qu'il fallait aller le chercher le descendre quatre à quatre et en bas avoir soudain envie de la nudité et se mettre à la chercher en transpirant
Mais ça c'était le passé
À l'époque Pablo était doux comme un agneau
Sa petite bite toute chaude était une offrande et il ne savait pas très bien ce qui lui arrivait
Elle avait toujours envie de l'aimer à cause de cette humilité jusqu'au jour où l'humilité qui est un sentiment et un état proche de la divinité s'est transformée allez donc savoir pourquoi en humiliation pure et simple et à partir de ce moment-là il n'a plus pensé qu'à la déposséder de ce qu'elle lui avait volé parce qu'elle en savait plus que lui
Elle s'était montrée savante quand il ne savait rien
Maintenant qu'il savait il croyait la posséder et il ne l'aimait plus comme il l'avait aimée
L'important était qu'elle ne change pas les formes de son corps qui avaient été celles de son éducation sentimentale
Pablo de cette manière était perdu pour l'amour
Il ne pouvait aimer qu'elle et il la violait avec son consentement chaque fois que les circonstances étaient favorables
Ensuite ils sont allés dans la cuisine pour qu'elle se lave les jambes qui sont devenues toutes rouges à cause de l'essence de térébenthine et il est allé chercher un onguent qui sentait le beurre de cochon et la farine et elle s'est sentie mieux un peu lasse les jambes lourdes et le sperme de Pablo continuait de lui rappeler sa présence ce qui la dégoûtait un peu mais elle avait de merveilleux souvenirs qui revenaient doucement lui parler de plaisir simple et de bonheur total et elle allait s'enfoncer dans un rêve où ses cuisses avaient de l'importance quand la mère de Pablo fit irruption pour leur reprocher les mêmes choses
On s'est disputé comme des chiennes en chaleur ! — me dit Pénélope en se massant les mollets à pleines mains le menton sur les genoux
Mais maintenant continua-t-elle Pablo était mort et tout ça n'avait plus d'importance
Il y aurait un procès long et coûteux et on aurait bien le temps d'en parler
On parlerait de sexe d'amour d'orgueil de jalousie de fatalité un peu aussi
Elle y apparaîtrait comme un des personnages et personne n'ignorerait rien de ses calamités et de ses charmes
Tout dépendait du juge bien sûr
Il y en avait qui étaient d'infâmes procéduriers qui jouaient la pureté de leur âme dans le déroulement parfait de la procédure soucieux de cohérence se fichant pas mal de la vérité ce qui pouvait les faire passer pour des moralisateurs
Elle ne souhaitait pas un pareil juge mais c'est ce qui arrive toujours il faut en passer par là et accepter cette cohérence mensongère qui est tout ce qu'un juge incompétent est capable de retourner à la société qui s'est trompée à son sujet
Bien sûr on pouvait aussi tomber sur un de ces littérateurs qui s'intéressent plus à la psychologie humaine et à la destinée qu'aux lois qui ne sont qu'un moyen de déconstruire l'accumulation toujours complexe et révoltante des faits que les personnages structurent et dimensionnent la plupart du temps à peu de frais
Il n'y a jamais d'amertume chez ce genre de juges
Ce sont des ratés pour ce qui est de leurs prétentions littéraires et philosophiques mais avec eux les procès durent plus longtemps et on s'y perd moins on sympathise et on complète son ignorance ou son savoir selon le degré de bonne foi qu'on met à accepter de ne pas le mépriser
Elle était intelligente et prospère ma sœur Pénélope mais Pablo n'aurait rien gagné à l'épouser et elle y aurait sans doute perdu sa patience
Enfin le flic avait été gentil comme un petit garçon tranquillisé par sa petite bite qui se dégonfle doucement dans sa main
Il l'avait raccompagnée jusqu'à la porte en lui recommandant le calme et la discrétion et comme Pénélope doutait que la vieille pouvait l'aider dans ce sens il la rassura en jetant un regard compliqué à la mère de Pablo qui se renfrogna
Il lui avait touché les fesses avant de fermer la porte ce qui l'avait un peu déçue mais connaissant les hommes comme elle les connaissait elle ne lui reprocha pas cette offense câline et sans malice tandis qu'elle montait l'escalier pour regagner sa chambre où elle avait l'intention de se faire belle et si possible provocante jusqu'à l'obscénité
C'était toute la réponse qu'elle pouvait retourner à la mort à celle de Pablo en particulier et à celle de tout le monde si c'était possible
Elle se fit couler un bain d'enfer qui la ravigota tout entière pensant à peine à la pauvre petite servante qui s'accusait sans convaincre personne tant son emploi du temps paraissait improbable
Elle ne savait même pas avec quelle arme elle avait tué Pablo
Au début encore fière de son crime impensable elle avait répondu
Avec ça ! — montrant ses mains soudain crochues et menaçantes et le flic lui avait demandé si elle voulait dire qu'elle avait tué Pablo avec ses seules mains sans rien dedans et elle avait senti le piège rétorquant qu'elle n'avait rien à lui apprendre pour ce qui était de l'arme du crime
Et puis elle avait faibli avait de nouveau reparlé de ses mains puis d'un couteau idée qui semblait convenir à sa rage et elle se mit à le décrire parlant de l'acier avec une science qu'on ne pouvait pas lui soupçonner comme si quelqu'un d'autre le véritable assassin parlait dans sa propre bouche ivre de vérité et d'orgueil
Mais rien ne concordait et le flic secouait la tête en lui disant qu'elle mentait pour protéger quelqu'un qu'elle aimait beaucoup quelqu'un qui était toute sa vie et qu'elle ne voulait pas perdre
Elle était assez bonne pour préférer se perdre à sa place et payer ce qui se paye toujours très cher : un lâche assassinat que rien n'excuse
Est-ce qu'elle avait quelque honneur à défendre ? Est-ce qu'elle était encore vierge ? La mère de Pablo le confirma
Vierge comme le printemps orgueilleuse comme l'été triste comme l'automne et amoureuse comme l'hiver
Mais de qui ? Le flic dit qu'il était en train de perdre son temps parce qu'il n'avait pas l'honneur de parler au véritable assassin de Pablo et la servante se mit à pleurer
Elle pleurait encore quand je suis sortie un peu outragée par la main du flic mais tranquillisée à cause de la douceur de ses yeux
Redis-moi cela encore une fois ma Pénélope
Elle est tranquillement vautrée sur une chaise le coude sur la table jambes croisées dans les plis de la robe qui me chagrine
Elle me parle en riant de temps en temps ou alors quelque chose s'arrête dans son regard de femme incomprise et je n'ai pas le temps de le définir ou même d'en extraire la saveur qui doit être amère ou acide jusqu'à la nausée je le redoute
Elle fait la fleur comme les femmes se plaisent à l'être quelquefois réellement se jouant du vent qui n'est qu'une des apparences de l'intolérable chaleur qui est en train de s'installer à l'approche du midi
La sueur dégouline discrètement sur ses bras sur sa poitrine sur ses joues mêmes et le long de son cou d'oiseau migrateur
Elle est parfumée de citron et de quoi encore quelque chose de plus sucré de plus lointain et de plus intime menthe secrète peut-être ? Elle continue de parler prenant le soin de ne plus rien dire simplement pour exister par rapport à moi qui joue le rôle du représentant de l'humanité
Elle ne veut plus faire mal ni même prendre le plaisir par surprise elle se continue dans l'absence habitant le silence ou la chaleur qui sont des calamités naturelles auxquelles la vie nous a habitués depuis si longtemps
Ce que c'est que d'être belle ! Elle en paraît incroyable
Elle détournerait presque l'attention
À côté d'elle à côté d'elle par le jeu de la perspective ou à cause de sa robe bleue la Française a l'air d'un sexe criard qui affiche le déjà vu avec impatience et de moins en moins d'efficacité
Comme elle sanglote doucement solitaire et humiliée je ne peux m'empêcher de la détruire encore et je lui demande d'une voix claire et précise où diable a bien pu passer son homme de mari
Elle bouge une épaule se mord un doigt puis tapote frénétiquement sa cuisse
Elle ne sait pas
Je suis un con
Un lâche sans doute
John sursaute dans son fauteuil bruyant et il rallume ce qui reste de son cigare et au lieu de fermer sa grande gueule d'enfant de putain il demande d'une voix fluette comme celle d'une fille qui cherche à se faire pardonner l'enfant de trop qui lui assure pourtant le confort et la moralité : — Je n'ai pas vu Saïda
Où sont les Arabes ? — Et moi croyant annuler sa curiosité dérangeante : — Où a-t-il donc bien pu aller ? — demandai-je à la Française les yeux dans les yeux cherchant à la confondre
Où sont les Arabes ? — répète John en se levant
Son fauteuil fait un bruit épouvantable
Il étire sa longue carcasse jaune d'insecte qui découvre la vie sous un autre jour et il me regarde sans reposer la question mais attendant la réponse à laquelle il n'accordera qu'un intérêt de principe ou alors il a envie d'un brin de causette avec son équivalent africain qui lui remonte toujours le moral
De l'autre côté de la terrasse Pénélope est pétrifiée blanche et raide dans l'encombrement bleu que composent les plis de sa robe où ses jambes se sont un peu écartées l'une de l'autre comme si elle allait se lever pour m'empêcher de répondre ou même mieux plonger sa main experte dans le cerveau dégoûtant de la Française qui selon notre opinion n'avait pas le droit d'entendre la question ni surtout de reconnaître la seule réponse
On avait un secret à partager
Elle pouvait bien faire ça pour moi
Mais elle ne se leva pas
C'était inutile
John s'était approché d'elle et il vantait sa toilette en termes sans équivoque
Quant à la Française elle se met soudain à me raconter que ce n'était pas la première fois qu'il la laissait tomber quand tout allait mal mais qu'il était toujours revenu en lui demandant d'abord de tout oublier
C'était sa manière de mettre fin à l'humiliation
Il disait stop et on passait à autre chose
Enfin on recommençait
Il devait être en train de courir dans les pentes pleurant comme le gosse qu'il n'avait jamais cessé d'être du moins à ce niveau de son existence
C'est cela qu'il était avec les femmes : un sale petit gosse nerveux et violent qui se faisait des idées à propos des femmes et qui ne touchait en fait qu'à ses idées les caressant exactement comme si c'étaient des femmes et en tirant un plaisir qui n'était pas un plaisir d'homme pas ce plaisir court et violent qui paralyse l'homme dans sa conclusion érotique
Non elle pouvait le dire sans crainte de se tromper c'était un gosse un sale gosse qui n'était pas le sien et elle ne se sentait pas obligée de l'aimer
Il pouvait bien aller au diable si c'était possible encore à notre époque
Il rentrerait avant la nuit penaud et virulent et il la violerait pour qu'elle se taise et elle ne chercherait pas à lui faire mal comme elle sentait que c'était possible si elle avait eu une pierre à la place du cœur
Est-ce que je pouvais comprendre ce qui avait vraiment de l'importance ? Certaines femmes arrivent à mettre un tel ordre dans leur tête qu'il est impossible d'y entrer
Ce sont les femmes secrètes dont rêvent tous les hommes
Il n'y a rien à dire contre elles et ils s'en gardent bien
Quand l'un d'eux s'aperçoit soudain que la femme qui couche dans son lit est une de celles-là alors il se tait n'en parle à personne et il se met à l'aimer avec toute la discrétion requise en pareille circonstance
Moi j'ai une tête de poufiasse
Ma cervelle est en morceaux
Je n'en connais pas l'autre
Je ne reconnais même pas ce que j'ai perdu en route
Un jour je continuerai de vivre sans m'en rendre compte
Comment se faire aimer dans ces conditions ? — Elle disait cela en revenant à elle en arrangeant un peu le costume d'été qui lui allait si bien et que j'avais touché avec de l'huile d'olive
Elle secouait le pan de robe où la tache continuait de s'épancher comme un mauvais rêve
Ça ou autre chose… — dit-elle souriant maintenant que je ne répondais plus à ses réponses de femme détruite
Elle souleva plusieurs fois ses épaules mettant en évidence les clavicules impeccables pour donner lieu à ces inspirations féminines qui vues de l'extérieur semblent totales et qui pourtant ne leur apportent qu'un souffle humiliant de l'air qu'elles font mine de déranger
Maintenant elle allait jouer la femme qui n'attend plus qui fait autre chose qui se délasse avec le temps qui passe et sur lequel elle ne tente rien de définitif
La police allait sans doute l'interroger sur l'attitude de son mari
Elle dirait qu'il réagissait toujours de cette manière chaque fois qu'elle le disputait sur un sujet ou sur un autre qui n'avait pas d'importance réelle mais dont elle arrangeait elle-même les faux semblants
Le flic ne manquerait pas de rire à ces propos de vacancière qui n'a rien à voir avec ce qui ne la regarde pas
Il n'attendrait même pas le retour du mari pour s'en aller avec la jeune servante menottés tous les deux dans les mêmes entraves et elle pourrait bien rire de constater que les choses se passent toujours de la même façon que l'explication est au fond toujours la même à l'avantage de la mort qui s'accumule sans rien révéler ni de sa dimension ni de sa structure
Ensuite elle se laisserait conduire par la main souveraine de son mari
Elle voltigerait un peu dans l'escalier comme un papillon au bout d'un fil mais elle supporterait cette cruauté
Ensuite il la bousculerait dans le couloir entre les chambres lui faisant très mal dans le dos et sur les côtes comme il faisait toujours et elle avancerait à petits pas comme si elle marchait sur des tessons de bouteilles et de temps en temps elle suffoquerait un peu sous l'impact d'un coup de poing en plein dans la colonne vertébrale
Elle sourirait affreusement prête à s'expliquer d'un bout à l'autre si elle rencontrait un regard interrogateur au passage d'une porte
Lui ne verrait pas à quel point son sourire serait atroce
Il ne songerait qu'à la battre avec cette retenue qui était une partie seulement de l'explication cherchant l'os qui agirait comme une enclume et devinant la chair écrasée et le cri retenu de toutes ses forces
Au passage elle ne pourrait s'empêcher de regarder la colonne de roses et de corps nus qui était tout ce qu'on pouvait voir de la chambre cachée si on ignorait que c'en était la porte merveilleuse
C'était la chambre la plus chère de l'hôtel et elle était toujours occupée à chaque séjour qu'elle faisait avec son mari dans cet endroit de rêve par un couple d'Arabes qu'on voyait peu et qu'on ne tenait pas à voir plus
Elle était une belle femme plantureuse et énigmatique
Elle imposait la beauté comme d'autres exposent le charme
Lui par contre était un peu répugnant à cause de ce corps pesant qui lui donnait de terribles sueurs mais elle lui avait parlé une fois sur la plage et il lui avait répondu avec une douceur qu'elle n'attendait plus de la part d'un homme depuis longtemps
Ernesto est arrivé sur le coup de deux heures tenant d'une main un sac de plastique qui contenait l'érotisme flasque de ses seins de guimauve et de l'autre dans un carton d'emballage son costume et sa barbe
Son petit ami femme le suivait les mains vides mais portant sur le dos un sac de cuir noir et usé d'où sortait le bouchon de corne de la peau de bique qui exhalait une sale odeur de pinard et de rance
Trois musiciens les accompagnaient un tambour une trompette et un guitariste qui se grattait les mollets sur le manche de sa guitare
Un peu plus tard je me suis rendu compte de la présence d'une adolescente maigre et écartelée qui prenait l'air dans un vieux costume d'aristocrate
Elle souriait d'un air gâté tirant sur les pointes du boléro le sombrero un peu sur l'œil et le cul de travers tentant d'accentuer encore l'oblique de ses hanches par l'avancement d'un genou qu'on devinait cagneux et pointu
Ses cheveux paraissaient propres une mèche récalcitrante était tombée sur l'oreille souple et légère avec un reflet d'huile ou de salive
Elle avait sans doute de beaux seins dont les flancs bougeaient doucement dans le jabot ouvert
Ernesto était catastrophé dressé sur ses pattes de poule pondeuse s'adressant à la Vierge et aux Saints qu'il prenait à témoins afin que son désespoir d'ami et de voisin soit écrit en toutes lettres sur le fronton de la tombe future
L'adolescente jouait avec les cuisses factices comme avec de grosses castagnettes ponctuant le discours inaugural d'Ernesto de claquements qui finirent par en être le rythme incantatoire
Puis Ernesto s'approcha de nous larmoyant et désolé nous tapotant les mains avec ferveur parlant de Dieu et de la Justice comme il est de coutume en pareille occasion
Bien sûr il n'était pas question qu'il se produisît cet après-midi là
Il avait été payé d'avance ce qui avait facilité bien des choses et se demandait s'il pourrait un jour s'acquitter de sa dette avec ses pauvres moyens d'artiste sur le déclin
Il nous présenta son ami-femme qui était un peu édenté et paraissait avoir honte de sa condition sociale puis l'adolescente qui était la fille d'une amie morte il y avait peu d'un cancer du pied qui s'inclinèrent chacun leur tour à l'annonce de leurs noms et qualités
Puis Ernesto les renvoya à la cuisine ne conservant près de lui que son ami-femme et l'adolescente filocharde qui posa les cuisses de caoutchouc sur une chaise où de castagnettes qu'elles venaient de paraître elles se mirent à ressembler à un morceau de femme dont le reste du corps faisait partie de la chaise
L'ami-femme intercala sa cornemuse entre les deux cuisses et la femme cachée disparut au profit de la vague imitation d'une brique sans tête les quatre pattes en l'air s'extrayant sur le dos d'un couloir magique encadré de deux portes qui n'était en fait que l'entrée secrète d'un dossier de chaise
Ce qui fit beaucoup rire Ernesto
Le pauvre en avait besoin
La mort était une épouvantable mégère
Il fallait la détester de toutes ses forces et ne pas oublier chemin faisant d'aimer la vie à bras ouverts
L'adolescente eut soudain la nausée et un sein apparut dans le jabot crasseux
Elle demeura penchée se pinçant le nez tandis qu'Ernesto lui pelotait un bras de l'épaule au coude caressant un os tremblant la fille écœurée glougloutant un murmure de mots que personne ne comprit et Ernesto lui demanda si elle avait envie de pisser
L'ami-femme haussa les épaules et se gratta nerveusement les couilles
Elle n'avait pas envie de pisser
Elle faisait la garce pour avoir du vin
Tout ce qu'elle voulait s'était s'envoyer en l'air de cette façon pas d'une autre
Elle avait de la merde entre les cuisses elle était épouvantable chaque fois qu'elle allait chier elle pouvait dégoûter même le dernier des crasseux elle n'était elle-même que de la crasse de la crasse en forme de femme si on n'avait pas idée de ce qu'est une femme
La gosse se mit à pleurer et Ernesto ouvrit le jabot pour lui donner de l'air
L'ami-femme continuait de parler des femmes qu'il connaissait bien pour en avoir baisé une quantité phénoménale et surtout pour avoir participé à la création de deux d'entre elles qui seraient nonnes à l'heure actuelle si le bon dieu l'avait voulu s'il avait voulu qu'elles grandissent autre part que dans la merde dans un véritable foyer d'amour et de bon sens mais sans doute elles ne méritaient pas un tel traitement de faveur et lui n'arrêtait pas de se tracasser les méninges à se demander pourquoi elles étaient devenues aussi sales et aussi putes
Comme l'adolescente murmurait cette fois distinctement : — Ferme ta gueule papa ! — nous nous sentîmes dans l'obligation de respecter l'autorité paternelle qui venait de s'exprimer dans les limites de son droit et de sa douleur
La gosse finit par vomir entre ses jambes et tandis que notre gorge luttait contre une odeur qui était plus proche de la décomposition que de la digestion le père empoigna la fille par les cheveux serrant dans sa main puissante à la fois le chapeau et une touffe de cheveux la fille l'insultant sans retenue et lui l'entraînant au bout de la terrasse en l'appelant ma fille et maudissant le dieu des hommes qui était aussi le dieu des putains idée qui le rendait fou de rage violent envers son prochain et incestueux jusqu'au bout des ongles
Ils disparurent dans l'escalier puis leur bruit s'estompa et nous contemplâmes en silence la flaque rouge et jaune qui pétillait à nos pieds puante et vicieuse et dont les bords étaient constitués d'une succession de crêtes noires qui ne rappelaient rien et qui soulevèrent notre dégoût jusqu'à la hauteur de nos bouches silencieuses
Bocanada s'amena avec la serpillière et dans un râle qui nous fit pitié il rassembla l'infection qui nous épouvantait et la jeta dans un seau dont la destinée nous importait aussi peu que celle du reste de l'humanité
Ernesto était triste triste
Il marmonnait en se tapotant le front avec un poing à peine serré
Il ne comprenait pas que de pareilles choses puissent arriver mais elles arrivaient sans doute pour enseigner la pitié aux cœurs les plus endurcis et il fallait accepter le malheur d'être un homme plutôt qu'un cheval
D'ailleurs peut-être que les chevaux finissaient aussi par être malheureux à la fin d'une vie d'amour et de liberté et qu'ils se mettaient alors à maudire les responsables de tant d'inutilité
Et maintenant c'était Pablo qui nous quittait lâchement assassiné dans le dos un crime de femme c'était sûr d'ailleurs Pablo n'avait pas d'autres ennemis sur cette maudite terre qui est celle des morts
Dieu créateur de la mort dit Ernesto en se tordant les mains pardonne-moi de te haïr un instant : c'est ta juste récompense
Plus tard je t'aimerai mais seulement quand j'aurai tellement peur que je ne serai plus moi-même
Il voulait voir la mère de Pablo pour lui présenter sa douleur et goûter à la sienne avec autant de facilité mais c'était impossible vu qu'on l'avait embarquée y avait pas plus de deux heures dans une ambulance blanche et verte qui avait fait un boucan de tous les diables en descendant vers la mer sur la route sinueuse et pentue
Quoique ce boucan d'explosion et de sirène sans compter celui des pneus et du reste de la mécanique couvrit le vacarme hystérique que la vieille entretenait à l'intérieur
Elle s'était trouvée mal sur sa chaise en face du flic éberlué qui l'écoutait péter longuement la tête penchée sur une épaule la bouche grande ouverte d'où s'échappait un râle tout ce qu'il y a de tristounet bras ballants de chaque côté tandis que le pet infini continuait de lui ouvrir les cuisses genoux s'écartant lentement l'un de l'autre sentant la chair se séparer et libérer l'odeur de la merde qui ne faisait que s'annoncer
Elle commença à s'incliner
Il se leva d'un bond ayant saisi le sens de l'évènement et la rattrapa juste à temps luttant contre son corps grossier qui manquait de repères mais qu'il parvint tout de même à redresser un tant soit peu
La servante menottée aux barreaux de la chaise ne bougea pas
Elle tourna à peine la tête pour se rendre compte puis sombra de nouveau dans son rêve de meurtre
Le flic vit le moment où les forces allaient lui manquer pour retenir cette masse de chair qui par définition devait finir par vaincre la sienne propre et il s'arc-bouta de toute son intelligence pour participer à la lente inclinaison du corps qui malheureusement pour la netteté de son esprit de calcul quitta brusquement la chaise et s'écrasa sur ses genoux qui devinrent d'un coup flasques et douloureux
L'autre flic apparut à ce moment-là crut à une bagarre dont l'issue lui paraissait évidente vu la masse critique qui était en jeu et il se précipita revolver au poing sur la tête de la vieille qu'il assaisonna de belle manière
Son chef hurla de dépit mais il crut que c'était de douleur son chef lui égratigna le coude d'une main secourable mais il s'entêta à la croire désespérée à cause d'un surcroît de douleur et patapan il détruit le crâne de la vieille d'un coup de son sabot qui lui échappe des mains heurte le sol carrelé avec un bruit de poupée qui se démembre et s'en va heurter le pied d'une commode dont l'ébranlement fut le signal qui nous alarma
On l'arrêta le bougre avant qu'il ne la tue proprement non mais simplement : oui
Il était désolé abattu même par la désolation qui était la sienne et dont personne ne voulait certes puisqu'il s'était montré inconséquent et sauvage rare et cruel stupide et animal et j'en passe
Son chef boîta carrément vers le revolver et l'empocha d'un air de si-t-en-veux-tu-l'auras-mais-pas-sans-le-payer
La vieille avait fini de péter
Elle vivait encore monumentalement couchée sur le côté les yeux fermés et la parole rare
Puis il fallut la loger dans la civière que des brancardiers rapides comme l'éclair et faisandés jusqu'à l'os glissèrent savamment entre les pieds d'autres brancardiers qui se pétèrent les reins malgré leur enthousiasme
La vieille fut traitée de cachalot de barrique de camion-citerne de paquebot de char d'assaut de building et j'en passe
Elle était trop inconsciente pour prêter attention aux palabres qui insultaient sa masse volumétrique
Elle râlait en bavant ce qui était jouasse il faut le dire mais même dans l'escalier elle ne broncha pas et continua tranquillement de baver tandis que la cervelle commençait à lui sortir entre les cheveux
Dans l'escalier tout se passa bien sauf qu'elle était oblique qu'il fut impossible malgré des efforts à la limite de la pétarade de la transporter sur un plan horizontal
Il fallait se contenter de faire comme on pouvait ce qui n'était déjà pas si mal
Tout se passa bien disons-le dans l'escalier mais arrivés dans ce sinistre équipage qui souffrait le martyre au bas de l'escalier quelques mètres plus bas alors le niveau des difficultés révéla toute l'ampleur de la tâche
Elle serait revenue à elle en haut de l'escalier ma foi on te l'aurait maîtrisée et ficelée comme il faut et on ne serait pas là où on en était maintenant au bas de l'escalier fourbus et découragés ne brancardant plus rien la civière de travers et le col arraché que la vieille brandissait avec comme un cri de victoire qui sortait de sa gorge jusqu'aux embarrures
Les brancardiers épouvantés prirent la fuite l'un d'eux moins que les autres tant que la vieille le retint dans son giron pour le tabasser
Il pleura comme une gamine qu'on frappe sans raison lui étant venu parbleu pour prêter main-forte et non pour se faire quasiment assassiner
Sur le point de mourir de cette manière il se rua enfin à travers les portes échappant aux conséquences d'une crise d'hystérie dont il fallut contempler le lent déclin de derrière les vitres et les barreaux
La vieille retomba comme un sac et s'immobilisa
On put enfin l'enfourner comme un pain dans l'ambulance dont les portières claquèrent les unes après les autres et qui démarra sans tambour ni trompette
Nous étions vidés de nos forces tellement que nous vîmes à peine les portières arrières de l'ambulance s'ouvrir et se refermer le temps de montrer la tête ensanglantée de la vieille qui tentait d'étrangler ses médecins
En haut de l'escalier le flic regardait les deux revolvers qu'il tenait dans chacune de ses mains et il ne se souvenait plus lequel était l'arme du crime
En tout cas s'il lui serait facile de le vérifier c'est par une erreur bien regrettable dans l'esprit de justice qu'il venait de mélanger ses empreintes digitales à celles de l'assassin
Il faisait son travail d'une façon peu banale et il s'en apercevait tristement
Il rejoignit la prétendue coupable dans le salon où elle attendait un jugement définitif
Elle était un peu pressée la garce
Et lui avait déjà un tas d'emmerdements à mélanger à une vérité qu'elle ne l'aidait pas à mettre au jour
Ayant fermé la porte il la gifla sans méthode et la fit saigner au coin de l'œil
Il ne put s'empêcher de se mordre la langue
L'autre flic redevenu lui-même sifflotait parmi nous sur la terrasse où la chaleur devenait infernale
Ernesto s'épongeait le front avec conviction
Il regrettait sincèrement ce qui était arrivé à la mère de Pablo
Ce flic avait vraiment l'air d'un empoté mais le moment était mal choisi pour lui donner une leçon
Une leçon qui de toute façon ne servirait à rien
Et cette pauvre fille qui persistait à s'accuser d'un crime qu'elle n'avait sans doute pas commis
Il y avait là de quoi perdre la tête pour toujours
Combien de temps ils conserveraient le cadavre peu à peu dépiauté avant qu'on puisse lui donner sa demeure éternelle ? Un cadavre avec un petit trou pas plus grand que ça (il montrait son ongle) à ce qu'on disait
Pauvre Pablo il n'avait pas dû mourir d'un coup il avait fallu du temps à la mort pour entrer dans un trou aussi petit et une fois là-dedans elle s'était mise à détruire lentement l'essentiel quoi ! Et tout le reste pouvait tenir encore debout ou servir à quelque chose quoi ! — Et dans le dos avec ça ! Comme font toujours les femmes elles ne savent pas tuer autrement
Et quand elles ne tuent pas elles trompent ce qui est la pire des morts lentes au moins aussi terrible que celle qui a tué Pablo ce pauvre type qui était bien beau et qui n'avait jamais fait de mal à personne
Maintenant il faisait beaucoup de mal à sa mère et à ses amis et on ne pouvait même pas en vouloir à la putain de femme qui l'avait saigné comme un porc
Et cette pauvre fille qui veut jouer les martyrs non mais Dieu avait-il perdu la tête ! Monde de malheurs et de morts voilà tout ce qu'il est capable de nous donner en échange de l'amour qu'on ne se refuse pas à sacrifier pour lui ! Le monde est un tas de merde disait Ernesto en mâchouillant des bouts de sein et cette merde elle sort de notre cul parce que Dieu l'a voulu
Quelque chose m'échappe là-dedans une idée dont j'ai pas idée un truc gros comme une maison que je suis pas foutu de voir malgré que j'ai la vue bonne et perçante comme celle d'un chat ou d'un aigle
Mais qu'est-ce que ça peut être c'te bon dieu d'idée ! Un truc qu'a rien à voir ni avec l'infini ni avec l'idée qu'on peut s'en faire pour s'en aller tranquille le jour du jugement dernier
Un truc de merde qui nous sort par la bouche et on n'arrive pas à trouver le mot qui dit ce que ça peut être et quelle importance ça prend si on le répète cent fois par jour avec de la bonne salive de pauvre ou de riche ou de con ou de salaud
Ce truc de merde me rend fou
C'est l'œuvre du Dieu qui me tourmente et j'en ai marre de me rendre fou de cette manière
J'ferais mieux de demander à une femme de se charger de me rendre fou
Avec elle au moins je saurais que c'est à cause du sexe et de l'envie incontrôlable que j'ai de me le taper jusqu'à tomber à la renverse sur des piles de jambes et de bras qui s'ouvriraient pour que je puisse faire dodo et continuer de m'en foutre
Mais j'peux rien contre la profondeur de mon âme
La crasse humaine ne fait rien que d'me dégoûter c'est un peu la mienne enfin je veux dire que je la partage en toute bonne foi
Mais cette crasse qui vient d'en haut j'peux pas l'accepter comme ça sans rien dire
Y en a qui disent des prières ou qui font du yoga
Y en a qui boivent un bon coup et qui oublient
Et les autres s'enculent les uns les autres faisant le cercle qui fonde je sais pas quoi moi ! les nations les sociétés les bataillons les guignols quoi ! qui prennent plaisir à se donner du pouvoir et à faire semblant de se le partager en trois parts à peu près égales qu'il faut se foutre au cul chaque fois que l'envie vous prend d'aller brouter ailleurs
J'ai jamais fréquenté ni les députés ni les fonctionnaires ni les juges
Cette racaille n'est rien à côté de ceux qu'elle sert avec dialectique et procédure
Mais où est la religion dans tout ça ? Il est où ce Dieu qui n'explique rien et qui comprend tout ? Moi je ne comprends rien à cette putain de mort qui frappe toujours exactement là où ça fait le plus mal et mes explications sont celles d'un cul terreux qui n'a pas le droit à la parole par mesure de principe sauf dans les carnavals où je suis le bienvenu parce qu'on me trouve plein de bon sens et marrant comme pas un
Ce vin n'est pas le mien mais je le bois avec l'espoir de tout oublier
Et qu'est-ce qu'il en pensait l’Américain de tout ce malheur qui frappe encore des gens sans importance ? Est-ce que le dieu des Américains était aussi riche qu'on dit ? Pourquoi est-ce que tout le monde n'est pas Américain dans ce cas ? Le dieu des Américains n'a pas assez de pognon pour tout le monde ? Merde alors ! Il y a les Américains et les autres ? Le pauvre Ernesto y perdait son latin de messe lequel était provisoire comme le respect et volubile comme l'amour
C'était une provocation d'ivrogne et l'écrivain américain ne souriait même pas pour en amortir la sainte violence
Il ne regardait pas l'ivrogne semblait même l'ignorer ou ne rien comprendre de ce qu'il lui disait
Ernesto qui avait été novillero avant d'être danseur insista encore tentant de plonger son poison européen dans le cœur de l’Américain mais il n'y avait rien à faire dit-il ce cochon est bien trop fier de sa couenne pour comprendre ma morosité d'homme trahi par le sort et j'suis pas sûr de lui faire du bien en lui disant les quatre vérités qui sont les piliers de mon monde à moi
Ernesto ne pouvait pas être sûr d'une chose pareille
Je ne l'avais jamais vu faire du mal à quelqu'un surtout à propos de la mort et du malheur qui arrivent justement quand on en parle
Il se pencha sur la table pour remplir sa main crochue de pois chiches et de pistaches
Je vis son front moite et colossal
Je me rappelais qu'Ernesto m'avait appris à rimer il y a longtemps après que je lui ai demandé ce que diable je pourrais faire de toute la poésie que j'avais dans le ventre
La poésie s’est comme un cheval m'avait-il dit pour être simple et à la portée de mon âme d'enfant
Aime-la d'abord de tout ton corps mais dans le seul but de la posséder pour lui monter dessus et la baiser comme une femme
Mais avait-il ajouté sur un ton lugubre qui me fit froid dans le dos fais gaffe que ce soit pas une femme ce cheval-là parce qu'alors là mon colon ! t'as pas fini d'galoper après des chimères
Et il m'expliqua longuement ce qu'avaient été les chimères le rôle qu'elles avaient joué dans la mythologie de nos ancêtres et la part de vérité qu'on était bien obligé d'accorder à ces foutaises faute de science et de savoir-faire
La science disait-il c'est des chiffres
La poésie c'est des mots
Avec les chiffres on mesure tout et on ne se trompe jamais de proie
Avec les mots on s'emporte on se laisse guider par des sentiments que la femme s'entend à te faire rentrer dans le cœur par le trou du cul s'il le faut et au bout du compte on s'aperçoit quelquefois qu'on a visé au-dessus de ses moyens qu'on peut pas aimer comme c'est nécessaire pour que ça dure et on se retrouve le cul par terre et les couilles brisées
La femme est l'ennemie du poète
Son ami c'est le cheval un cheval mortel comme l'homme digne et beau comme peut l'être un homme à cheval sus au taureau qui est une espèce de femme
Et il m'avait appris à rimer avec de moins en moins de rimes ce qui me décevait un peu mais bientôt j'ai compris que ce qu'il était en train de m'enseigner ce n'était pas sa poésie c'était la mienne qu'il avait trouvée avant moi ce qui était étourdissant et me remplit de bonheur
Et maintenant Ernesto était là en train de chahuter bêtement un Américain qui était sur le point de mourir et qui ne pensait déjà plus au reste de l'humanité
L'humanité était entrée dans son âme de pionnier et il allait mourir avec elle
Pour rien
À cause d'une maladie qui était une calamité commerciale un hasard de plus en plus probable mais toujours entier une chose qui détruisait atrocement la dernière image de soi sur l'écran de l'humanité
Les muscles de ses bras longs et jaunes frémissaient à peine et on voyait l'os à quoi la maladie voulait le réduire pour que l'homme meure pitoyablement dans sa laideur
C'était la laideur de tous les hommes mais elle n'arrivait qu'à ceux que la maladie choisissait et l'écrivain américain se mit à regretter de ne rien pouvoir tenter pour accueillir la mort avec ce qu'il s'imaginait être de la dignité
Cette idée le dévorait de l'intérieur tandis que la maladie le réduisait de l'extérieur et dans la marge étroite qui était toute son existence il voulait être encore de la pensée et il sentait qu'il n'était rien qu'une substance en voie de disparition
Lui aussi m'avait enseigné la poésie mais ce n'était ni la sienne ni la mienne
Il m'avait parlé de la poésie de la maladie et il ignorait tout de sa prosodie il ne savait rien de son apparence rétinienne ni de ses manifestations vocales
C'était une poésie purement conceptuelle et elle laissait un goût de torchon sale dans la bouche exactement comme si elle voulait vous étouffer avec le frottant contre vos dents douloureuses et sur la langue sale et gonflée qui plonge dans la gorge avec toute cette merde
Mais Ernesto était tenace et il voulait au moins réveiller l’Américain de sa torpeur et il posa un sein sur la table où flasque et visqueux il commença de le déchiqueter invitant l’Américain à en faire autant disant qu'on ne peut jamais manger une femme tout entière qu'il faut toujours se contenter d'un de ses morceaux et que le mieux dans ce cas c'est de le partager avec un ami
Mange un morceau du morceau de ma femme ami américain ! Je t'en voudrai pas si tu en manges plus que moi
Si c'est ce qui doit m'arriver et bien tant pis pour moi que ça m'arrive et qu'on en parle plus
Mais pour l'amour de Dieu américain ouvre ta bouche et fais-en quelque chose
Je débouchai une des tétines de l'autre et fis gicler une rasade au fond de ma gorge ce qui m'occupa un moment pendant lequel l’Américain s'enfonçait dans sa rêverie sinistre agacé sans doute par le danseur opiniâtre qui continuait de chercher les raisons de son silence et qui ne manquait pas de s'expliquer longuement là-dessus
Des couples sinistres arrivaient du salon de l'hôtel et s'asseyaient en silence aux tables sans couverts attendant le repas auquel ils semblaient ne pas oser prétendre de peur de déranger le deuil qui était une bonne raison de s'en aller pour ne plus revenir
Sur les tables à part le cendrier et le distributeur de serviettes il n'y avait que des casquettes et des lunettes et des mains roses et veinées qui bougeaient à peine
Personne n'avait osé s'asseoir à la table de Pénélope dont la splendeur inquiétait et la Française resta seule les coudes sur les genoux et le menton sur ses poings regardant la montagne où son mari épuisait sa colère et son désarroi
Elle attendait d'être interrogée elle attendait que je la trahisse à mon tour puisqu'elle m'avait trahi quand je n'attendais d'elle que sa soumission à ma barbarie calculée
Mais elle n'avait pas l'air inquiet de la femme qui achève sa vie de femme pour commencer celle de prisonnière
Peut-être parce qu'elle ne comprenait pas cette projection d'elle-même
C'était toujours elle-même qu'elle voyait mais comme elle n'avait jamais été
Elle avait tué un homme non pas pour se venger ce qui aurait été une consolation pour le reste des femmes mais uniquement par crainte de perdre ce qu'elle avait acquis dans le monde des femmes
L'argument valait la peine d'être approfondi
En effet la servante n'arriverait pas à convaincre la justice de sa culpabilité qui n'était que le résultat possible d'un déséquilibre mental qui sautait aux yeux de quiconque s'entretenait avec elle plus de cinq minutes
Or le flic la tarabustait depuis ce matin non pas parce qu'il espérait en tirer quelque chose mais plutôt parce qu'il luttait contre l'ennui que cette enquête lui inspirait
Tout à l'heure il secouerait l'index dans ma direction et j'entrerai avec lui dans ce salon où il essaie de reconstruire le crime
Je lui parlerai alors de ma théorie et ce sera le moment de sauver mon ami marocain que tout accable du revolver qu'il m'a subtilisé jusqu'à son attente que j'imagine pleine de cauchemars dans cette chambre dont personne ne peut deviner l'entrée à cause d'une particularité architecturale qui n'est même pas de mon invention
S'il est accablé par son crime et par le triste sort qu'il redoute que dire alors et que penser de Saïda qui est la cause de son malheur ? De quoi lui parle-t-il en ce moment ? Et que répond-elle à ses reproches ? Quelles amertumes échangent leurs langues blessées par l'amour et l'amour de l'amour ? Il faut que le flic finisse par s'énerver à cause de la folie évidente de la servante dont il ne peut rien attendre de concret et de positif pour la suite de son enquête
Il faut qu'il écoute le détail qui accuse mon ennemie
Il faut qu'il se trompe avec elle
Il faut que je sois assez malin pour provoquer ce nouveau labyrinthe et ensuite Pénélope m'aidera à sauver mon ami marocain dont l'infortune me blesse le cœur
De ce cœur blessé comme il faut que jaillisse le sang de ma haine pour cette femme qui considère le costume de garçon serveur de Bocanada avec un air de se moquer de lui dans pas longtemps
Qu'est-ce qui lui prend de vouloir se mettre à rire ? Elle ne sent même pas que le moment est redoutable
Elle montre un bouton doré sur la poitrine de Bocanada qui a envie de cracher dessus pour le faire briller mais on lui a bien dit : — Boca ne crache pas ne renifle pas ne jure pas et ne laisse pas ton ventre gargouiller comme un égout — alors il se contente de le lustrer un peu avec la manche et il demande son avis à la Française qui ricane parce qu'elle a envie de se moquer de quelqu'un
Bocanada écrit la commande sur un petit carnet dont il tourne la page avant de s'approcher de la table voisine où l'on commente plus gentiment sa manière de porter l'uniforme
Tout ce que j'ai à faire c'est la torturer encore un peu lui faire sentir ma morgue de témoin l'obliger à me lécher les bottes dans l'espoir que je ne parlerai pas
Mais ce sera peine perdue
La terrasse est maintenant entièrement occupée par les touristes blancs et bleus qui plaisantent Bocanada sans mauvaises intentions
Ça les amuse de se moquer d'un pauvre d'esprit qu'ils imaginent être pauvre tout court
Il arrive presque en courant avec des plats qui sentent la mayonnaise et le piment et on l'applaudit discrètement à cause du deuil pour lequel il faut quand même manifester une apparence de respect
Mais l'odeur du mort qui était âcre et froide a été remplacée par l'ail et le cumin et les olives crachotent leur suc amer dans les bouches qui se régalent de lui résister et d'en reprendre encore poivre et fenouil jusqu'à ce que la saveur vous sorte par le nez coupée par le vin et les coups de chaleur
Bocanada a taché son beau costume et une vieille Anglaise se demande sans rien dire à personne si sa salive pourrait lui être utile en frottant bien entre le bout du doigt et une serviette pliée huit fois
Elle a envie de parler mais elle ne se sent pas à la hauteur de son rêve
Son compagnon récure avec l'ongle les fils dorés du blason de sa casquette qui est un nom de bateau imaginaire mais porteur d'histoire et peut-être même d'avenir
Bocanada fait tomber des olives et ne les ramasse pas comme on le lui a recommandé
La chat grassouillet et sans queue renifle les olives et les pousse avec le bout du museau
On rit à cause du chat
On rit à cause des espadrilles de Bocanada qui a accepté de porter le costume mais pas de changer les espadrilles
On rit à cause du vin qui fait immanquablement penser au soleil qui est là tout près tout nu dans son baquet de terre et de cailloux
Et puis on s'émerveille de voir Pénélope si belle si proche si sexuelle
Même les femmes s'émerveillent à cause de Pénélope qui est capable de vous faire oublier le temps qui passe
Sa chair est une offense à la chair elle doit avoir un esprit insultant pour l'esprit et un petit minou exactement proportionné à l'attention de ceux qui rêvent encore d'amour malgré les claquages fréquents
Elle a eu droit à tous les regards et elle les a tous acceptés avec un sourire qui en dit long sur ses mœurs sexuelles
Bon dieu il y a là un petit vieux blanc et rose qui se gratouille le zizi en regardant les jambes qu'il trouve belles pures qu'est-ce qu'il pourrait dire encore de ses jambes ? Ce sont presque les siennes il est prêt à crever de plaisir et en même temps il boit et il mange des cochonneries qui lui ruinent la santé
Il n'y peut rien il n'a jamais rien pu contre ce remplacement et madame est en train de penser à autre chose parce qu'en matière d'amour elle lui a tout donné d'un coup en un seul jour il y a bien longtemps avant la guerre
Et cette femelle qui a dû être belle presque nue dans sa robe blanche qu'elle a savamment nouée avec un ruban bleu et noir ? Belle femelle qui sait tout du sexe et qui veut savoir encore
Elle regarde Pénélope comme on regarde une statue la détaillant sans préjuger par dessus les lunettes de soleil qui obscurcissent son assiette de tomates et de crevettes mortes
Belle femelle qui se fripe comme une photo qu'on a envie d'oublier comme une fleur qu'on ne veut plus offrir comme une robe qu'on ne peut plus se mettre sans risquer le ridicule de l'âge et du sexe qui n'a plus de sens
Maintenant il faut rêver que la vie a bien été la vie
On ne peut plus se tromper
On se barbouille la langue on ne sait plus manger
On parle de s'aimer on s'accompagne plutôt
On a de la patience pour deux mais pas pour un
Le temps est une belle horloge sadat ou sadati une belle horloge et on n'a plus le temps
Soyons tristes comme des seigneurs pâles comme des enfants
Nous n'avons plus le temps de faire des projets
Nous sommes devenus des imbéciles un peu plus tard que les autres
Nous n'avons pas eu la chance d'échapper au spectacle de notre imbécillité
Mais il n'y aura pas de fête aujourd'hui pour égayer cette tristesse
Pour la fête on attendra demain
Demain le mort sera enterré ou même mieux oublié dans un cageot à la morgue
Demain on va se frotter le sexe avec de la chair fraîche
Triste fin de l'humanité qui prend ses aises au moment de la vieillesse
Le cul de Pénélope n'aura servi à rien
Ni le voyage de Bocanada autour de la terre
Ni les ombres nues d'Ernesto sur des rideaux à Rio ou à Caracas
Destruction
Destruction des jambes de Pénélope après un long et terrible vieillissement
Ernesto tombe foudroyé par un arrêt cardiaque
Il n'a pas le temps de se débarrasser de son déguisement de femme à barbe
Bocanada se noie dans un verre et vomit tout ce qu'il a ingurgité avant de mourir
Destruction du livre écrit pour conserver la mémoire de leurs actes
John n'a pas faim
Il touche à peine au contenu vert et rose de son assiette
Ernesto picore dedans sans permission regardant l’Américain d'un air qui mérite des claques
Mais John est ailleurs il souffre
Il ne s'intéresse pas à ce qui se passe pour nous il a oublié Pablo et le rêve de New York il m'a oublié peut-être
Peut-il m'avoir oublié parce que la maladie a progressé d'un terrible cran depuis hier ? Quel rapport la maladie entretient-elle avec la mémoire ? Je regarde son visage mal rasé et je pense à la chance que j'ai eue de le rencontrer
Est-ce que j'aurai autant de chance la prochaine fois ? Quelle chance me laisse sa mort ? Il faut manger
Ernesto boit
C'est son vin
Il a détruit un sein et il a mal aux dents
De quoi se plaint-il ? Il l'a dévoré pour intimider l’Américain mais celui-ci n'a pas bronché il n'a pas plaidé sa cause pour avoir un morceau de sein qui lui était présenté comme une chose à partager entre amis
Il s'imagine peut-être qu'Ernesto est un fou inefficace et absurde
Ernesto s'énerve parle de la nudité qui a été la sienne du temps où il pouvait se permettre cette folie la vieillesse est une maladie du corps affirme-t-il
Le vin gicle entre ses dents il a les lèvres gonflées et les narines épatées
Son œil est mouillé de larmes d'ivrogne il lutte contre la cécité de l'alcool et les phrases s'ajustent les unes aux autres pour décrire son écœurement profond
Il ne sait plus s'il faut s'en prendre à l'humanité ou à ce qui l'éternise de cette sale manière
Il n'a jamais vu personne mourir avec soulagement ou alors ce qui était mis dans la balance de l'autre côté de la mort c'était pire que la mort
On ne peut pas juger un homme qui meurt de cette manière
Il meurt parce qu'il meurt et il n'explique rien
La mort de Pablo explique une femme elle n'indique pas la femme elle l'explique
Est-ce que l’Américain voulait qu'Ernesto lui explique cette femme ? Cette fois l’Américain soupira exaspéré
Son menton se rapprocha de sa poitrine et il dit quelque chose en anglais quelque chose de monotone et de guttural sans point ni virgule quelque chose qui s'arrête dans l'attente de la suite et il se rend compte qu'on ne peut pas le comprendre et il renonce à ce qui était peut-être une réponse à la question d'Ernesto
Il touche le cigare éteint dans le cendrier puis l'envoie voltiger en l'air d'une pichenette qui le fait rire
Ernesto rit aussi attentif à la moindre manifestation de l’Américain
Il le regarde bouche ouverte mâchonnant de la guimauve et il hoche la tête en riant dans le silence que l’Américain semble destiner justement à son rire
Ils ne se parlent pas
Ils rient ensemble et on ne peut pas savoir si Ernesto est satisfait de cette correspondance parce qu'il est tout occupé à bien remplir son espace de rire qui est comme une réponse aux questions-rires de l’Américain
De loin Pénélope s'amuse de cette curieuse conversation
Elle me demande avec l'index pointé sur sa tempe s'ils sont devenus fous ? Je hausse les épaules et lui montre la paume de mes mains qu'elle regarde d'un air étonné
Est-ce que je vais rester avec ces deux fous la laissant seule avec ses côtelettes et son Málaga ? Je prends ma chaise avec moi et je la rejoins sous le regard incrédule de l'hôtellerie tout entière
Je souris à tout le monde baise les cheveux de celle qui sera (pourquoi ne pas le dire maintenant ?) ma tendre épouse et je m'assois ayant calé ma chaise contre sa cuisse nue que je caresse avec délice
Elle est inquiète dit-elle et je m'étonne qu'elle le soit puis l'image de mon ami marocain pleurant assis sur le bord de son lit me traverse l'esprit et je lui demande ce qu'elle pense de Saïda qui a pris sa place dans le cœur de Pablo
Elle ne peut pas dire de mal d'une amoureuse
Elle aime les amoureuses
Si elle était amoureuse elle-même elle souhaiterait qu'on l'aime à cause de cela et de rien d'autre
Mais elle a des doutes sur sa capacité à partager l'amour
Elle ne voit pas comment ça se partage
Mais elle sait que c'est possible et cette idée la rend patiente
Tant pis pour Pablo victime d'un mari jaloux
Et tant mieux pour la servante qui peut se servir de l'amour comme elle sait s'en servir seule et désespérée
Mais Pénélope n'a pas de chagrin
Elle ne redoute que la douleur
Le reste est sans importance
Est-ce qu'on pense à l'histoire de sa vie au moment de mourir ? Non on pense à ne pas mourir si c'est encore possible
On peut penser si on ne souffre pas
Et puis tout s'arrête
Rien ne recommence
Tout est à refaire
Elle rit en disant cela
Elle a trop peur de ne pas être à la hauteur de sa mort
Ma mort
Ma vie
Mon amour
Mon argent
Mon savoir
Ça fait beaucoup de choses à emporter avec soi c'est-à-dire qu'elles disparaissent d'un coup à part une paire de chaussures une vieille robe et quelques bibelots autrement dit rien de personnel rien qu'une intrigue contre l'oubli
Pénélope est-ce qu'on va parler de ces choses tristes uniquement parce que Pablo vient de mourir ou n'y a-t-il pas de fin à cette conversation ? Sein qui rend fou de joie
Cuisse dure qui ne se détend pas
Elle a un spasme au niveau du ventre un reste d'angoisse une agitation passagère de séductrice qui retrouve son souffle et qui appuie son épaule carrée sur celle d'un ami de toujours
J'aime cette femme sans cervelle qui est belle par le plus pur des hasards
On est en train de blaguer avec le temps tranquillement assis l'un près de l'autre tandis que Bocanada amène des desserts moelleux aux parfums de miel et de menthe faisant couler le vin fruité dans les verres qu'on lui tend
Je m'aperçois qu'Ernesto a cessé de parler
Il tire la langue dans un verre qui tremble le regard fixe et secouant une jambe sur l'autre qui tressaute
Il semble se parler à lui-même ou se faire des reproches à propos de son peu de capacité à émouvoir l’Américain par le contenu de sa conversation qu'il sait bavarde et peu encline à susciter des questions
C'est un sacré défaut dont il n'a jamais réussi à se débarrasser
Il est en train d'y penser un peu hystérique et au bord des larmes quand l'adolescente crasseuse s'amène dans son costard du dimanche qu'elle a outrageusement souillé dans quelque flaque
Elle se penche sur Ernesto lui dit quelque chose à l'oreille et Ernesto jette un coup d'œil vers l'escalier du bout de la terrasse
Au ras du sol immobiles et souriantes les trois têtes alignées des musiciens qui semblent avoir été coupées pour l'occasion
Ernesto se tourne alors vers l'hôtellerie et demande si quelqu'un s'oppose à ce qu'on écoute de la bonne musique populaire et amusante
Personne ne répond
Les bouches sont ouvertes dans un sourire qui s'amuse déjà et la dégoûtante adolescente disparaît dans le giron d'Ernesto qui lui tord une oreille
Elle crie juste au moment où la musique éclate en une cacophonie déconcertante qui n'est en fait qu'une mise au point
On se regarde on se fait rire on tord la bouche pour montrer son impatience et le tambour s'avance dans une marche militaire qui en réveille plus d'un
La trompette larmoie un peu au début puis la mélodie répétitive s'ajuste à la cadence et c'est parti pour la guitare qui joue dans les touches appliquant les accords avec une précision d'horloge
On est prêt à taper des mains mais on n'ose pas
Ernesto fait le gugusse secouant le chapeau de la fille qui est tombée à genoux et qui joue avec ses seins d'enfant
À ce moment moment où le trio arrive au centre géométrique de la terrasse voilà-t-y pas que l’Américain se dresse sur ses longues jambes et se servant de ses mains comme porte-voix il pousse un cri qui a l'air d'un mot un seul mot qu'il répète plusieurs fois bousculant la cadence pétrifiant l'harmonie et réduisant l'accompagnement à un balbutiement qui fait pitié à entendre
Ernesto qui a l'air furieux s'est dressé à son tour sur ses jambes de coq de combat et il se met à crier dans le cri de l’Américain comme s'il voulait l'annuler par la différence de sa force vocale
On croit à un rite
On s'essuie le front on serre les dents en regardant le voisin qui cligne des yeux on regarde le verre tremblant dans la main de sa compagne qui a vieilli d'un coup de plusieurs années et on se demande si tout ça n'est pas un peu trop populaire
Et puis Ernesto cesse de crier d'un coup
L’Américain vient de lui asséner un formidable coup de poing en plein dans les dents qui ont craqué
Son corps est resté vertical seule la tête s'est penchée d'un coup en arrière et il est resté là à moitié mort comme s'il avait le cou brisé et surtout plus envie de rire du tout et l’Américain lui a planté son cigare dégoulinant dans une bouche qu'il a eu le tort de garder ouverte
On a ri
Le truc c'était l'immobilité la verticalité cassée au bout presque en angle droit
On s'attendait à ce qu'il tombe qu'il se plie et se rejoigne par terre comme un pantin mais non il restait là immobile et vertical la tête en angle et quelque chose gargouillait dans sa bouche le cri qu'il n'avait pas la force de pousser et qui se frayait un passage dans la salive entre les débris de dents et de guimauve
Puis l’Américain a dit quelque chose que même les Anglais n'ont pas compris
Ils s'excusaient auprès des autres nationalités qui attendaient des traductions ou au moins des adaptations substantielles mais il fallait se rendre à l'évidence les Anglais n'avaient pas compris ce qu'avait dit l’Américain
Ils s'excusaient mais c'était désolant
Puis l’Américain a soulevé presque violemment l'adolescente poussiéreuse qui était accroupie à côté de la table la tête levée pour regarder ce qui arrivait d'étrange et de déconcertant à son oncle Ernesto
Il l'a bousculée un peu fort pour qu'elle se tienne debout et les Anglais affirmèrent que l’Américain s'était mis dans la tête de laver cette fille dégueulasse qui était disait-il une honte pour l'honneur de la femme
Sous le regard incrédule de toute l'hôtellerie il l'emmena de force avec lui et on entendit les cris pitoyables de la fille dans l'escalier qu'elle devait heurter de la tête
Puis Ernesto s'est effondré d'un coup presque sans faire de bruit et les musiciens l'ont emporté dans l'escalier de la terrasse où de nouveau le vieil artiste s'est mis à blasphémer ce qui a beaucoup choqué
On a vu son ami-femme traverser comme un somnambule la terrasse encombrée de touristes interloqués et s'engager dans le même escalier où sa chute ne lui a arraché aucun cri
Enfin les portières de la camionnette d'Ernesto ont claqué plusieurs fois le klaxon s'est coincé un court moment puis a laissé le moteur faire plus de bruit que lui des parterres ont crié sous les pneus et la camionnette s'est lancée à toute allure dans la pente sous le regard étonné des couples qui se demandaient si le spectacle était gratuit
Bocanada ponctuel comme un joueur de cartes annonça le café et les discrétions et tout le monde revint en cancanant à la table qui était le lieu de tous les plaisirs permis à cet âge
Les bouches étaient toutes pleines de polvorones quand le flic m'indiqua la direction de son bureau provisoire
Le moment était venu de mettre fin à toutes ces salades qui me rendaient fou de désespoir
Il était moelleux ce flic avec des petites mains grises qui sortaient de ses bras et des jambes courtes au niveau des cuisses ce qui fait que sa jambe se pliait là où on ne s'y attendait pas et ça lui donnait cette allure molle et un peu inquiétante qui rendait sympathiques les hésitations de son sourire
Il n'avait presque pas de pieds il était pointu et marchait sans faire de bruit
Sa tête était un peu aplatie sur le haut du crâne et il avait le nez camus le menton un peu à gauche au ras de la bouche
J'étais assis sur la chaise toute chaude que venait de quitter la servante les genoux bien serrés l'un contre l'autre et les mains posées dessus dans une parfaite symétrie
Je cherchais son regard pour le juger mais il gardait les yeux sur son brouillon s'occupait de ses mains qui raturaient nerveusement ou qui se mettaient d'un coup à tracer un trait horizontal qui se terminait sur la table
Comme il ne parlait pas je décidai de respecter son silence
Nous étions dans ce salon que personne ne fréquente à cause des livres et du silence qu'il faut y entretenir
Il avait pris place derrière la table qui servait d'écritoire à ceux que le plaisir d'écrire poursuivait jusqu'ici
C'était en fait un vieil établi de menuisier retapé et vernis en vert ce qui plaisait beaucoup aux Anglais et le flic tapotait de temps en temps sur sa droite le valet qui avait été cloué pour ne pas tenter le collectionneur
Visiblement il se demandait ce que ça pouvait être et à quoi pouvait servir cette pièce sans utilité apparente et surtout dépourvue de nom
Il introduisit son crayon sous le té suivant la courbe en écoutant le raclement tâtant le trou ou mesurant la distance qui séparait le pied de la pointe
J'osais à peine respirer pour ne pas troubler sa pensée partagée à mon avis entre le valet énigmatique et l'incohérence du brouillon qu'il tentait de mettre au clair
Je ne me raclai même pas la gorge
Au bout de quelques minutes il leva enfin la tête me regarda un peu au-dessus des yeux et à droite et me sourit de la manière la plus sympathique qui soit
Je cherche un assassin — dit-il
J'aurais pu à ce moment lui répondre que je pouvais le lui livrer sans marchandage ni perversité d'aucune sorte
Mais il m'interrompit : — Madame de Vermort prétend vous avoir vu dans le salon près du cadavre
donc après l'assassinat
cela va de soi
Une goutte de sueur parcourut l'arête de mon nez
À cela poursuivit mon interlocuteur vous répondrez et je ne vous en voudrai pas que c'est vous qui l'avez vue près du cadavre
donc après le coup de feu
Maintenant son regard effleurait mes sourcils : — Parlez-moi de ce coup de feu de ce que vous faisiez quand le coup de feu vous a surpris
Je n'avais pas le temps de réfléchir
Rien ne se passait comme je l'avais prévu
Saïda était couchée sur le lit pleurant la fin de son amour et mon ami marocain ne trouvait pas les mots pour se faire aimer d'elle
Et moi j'étais là penaud et indécis attendant que le regard du flic descende au niveau du mien pour y trouver la clarté qui manquait à son récit
Quel coup de feu ? — dis-je soudain et aussitôt je me mordis un doigt : — Quelle question stupide n'est-ce pas ? — J'attendais une réponse et baissai un peu la tête dans l'espoir de reculer la minute fatale pendant laquelle j'aurais à supporter la pénétration intransigeante de son regard dans le mien
Mais il se taisait il attendait la suite de ma déclaration
Qu'avais-je dit jusqu'à présent ? Avais-je bien précisé que je n'avais pas entendu de coup de feu ? Quelle était la portée de cette affirmation ? Et si j'affirmais le contraire que se passerait-il ? Je fis durer le silence en me questionnant
Ma pensée je le constatais avec épouvante était déconnectée de la substance qui l'avait alimentée jusque-là
Que se passait-il au niveau de mon corps ? En quoi consistait le changement qui s'opérait en moi ? Je ne devais pas lui offrir en pâture un regard de détresse qui aurait trahi la nature de mon entêtement
Il céda le premier : — Avez-vous entendu un coup de feu cette nuit ? — Je ne savais pas
Pourquoi étais-je si troublé ? Je n'étais pas troublé
Enfin oui j'étais troublé à cause de la mort de mon ami
C'était la seule raison de mon trouble
Il n'y en avait pas d'autres
S'il y en avait une autre il fallait que j'en parle
Il amusait ses doigts gris dans la courbe du volet
Reprenons
Que faisais-je dans l'escalier à cette heure de la nuit ? Est-ce que cette question est plus appropriée à mon trouble ? Je n'ai pas dit que je me trouvais dans le salon
Madame de Vermort une menteuse ? Quel intérêt aurait-elle à mentir ? Le même que j'aurais à faire exactement la même chose
Il allait la chercher
On s'expliquerait tous les trois
C'était la meilleure manière de dégager au moins une vérité dans cette affaire qui commence par être un tissu de mensonges disait-il en sortant
La porte se referma doucement
J'étais seul un peu mort à en juger par l'état de mon esprit qui refusait l'évidence de son échec
Le témoignage de madame de Vermort n'était que le reflet de mon propre mensonge
J'essayais en vain de me rappeler tous mes gestes de cette nuit-là : la servante John la chambre de la servante le coup de feu madame de Vermort le cadavre de Pablo le revolver qui accusait mon ami marocain
Mon amour pour Saïda
Mon amour pour Pénélope
Ma passion pour Anita : la servante s'appelait Anita j'étais sur le point de l'oublier
Je prononçais doucement son nom
Madame de Vermort entra à ce moment :
Lorenzo ! Lorenzo ! Lorenzo ! Ce n'est pas elle non plus la coupable
C'était qui alors ?
Le flic m'avait sidéré
J'avais répondu à certaines de ses questions et traversant lentement le salon plongé dans une demi-obscurité à cause des volets que Bocanada venait d'entrecroiser j'essayai de me rappeler mes réponses et surtout d'établir les vecteurs qui les composaient en une structure qui était loin de constituer la vérité mais qui était ce que j'avais voulu graver dans l'esprit de justice que le flic magnanime avait la prétention de me communiquer
Je tremblais à l'idée d'avoir pu laisser échapper un fait castrateur mais j'avais la certitude de n'avoir rien montré de mon désarroi devant la difficulté d'être à la fois cohérent et sympathique
Pour ce qui était de la cohérence tout était clair : madame de Vermort se trompait et du coup les accusations dont je comptais l'accabler fondaient comme neige au soleil
Je n'avais plus de coupable à interposer entre la justice et le malheur de mon ami marocain
J'avais tenu le coup malgré la ténacité de la Française qui avait été sur le point de convaincre le flic
J'avais connu l'épouvantable impression de claustrophobie qu'elle injectait patiemment dans mes fibres mais cela n'avait duré qu'un court instant juste le temps de redevenir sympathique un peu ennuyé de voir une femme de si bonne compagnie se méprendre sur la réelle signification de ce qu'elle avait vu
Cependant elle opposait sa fermeté avec assez de cruauté pour être crédible surtout aux yeux d'un flic soucieux de cohérence et de tranquillité
En refusant de m'impliquer dans le témoignage de madame de Vermort j'élevais le mensonge à la hauteur d'un défi et il fallait que je m'attende à rencontrer de terribles obstacles
Elle était persuasive avec douceur compréhensive d'autant qu'elle ne m'accusait pas et intriguée par mon entêtement ridicule
Elle m'avait vu descendre l'escalier en direction du cadavre et elle remontait le même escalier dans la direction opposée
Pourquoi me refusais-je à en porter témoignage ? Est-ce que je craignais qu'on s'en prenne à son intelligibilité ? D'ailleurs si le coupable était l'un de nous deux l'attention devait d'abord se porter sur celui qui s'éloignait du cadavre c'est à dire elle-même et non pas sur celui qui s'en approchait dans une intention qui restait cependant à déterminer
Madame de Vermort s'accusait gentiment pour m'accabler sa candeur n'était que le masque trompeur d'une cruauté que je n'arrivais pas à mettre en évidence
Nous luttâmes ainsi pendant plus d'une heure devant le flic qui se contentait de demander des précisions sur des détails dont l'importance paraissait secondaire et qui devait l'être sans doute n'étant pour lui qu'un moyen d'intervention destiné à inverser des processus conversationnels dont nous n'avions elle et moi aucune idée claire
Nous restâmes sur nos positions et le flic ne trouva pas le moyen de déterminer un choix qui l'aurait d'ailleurs conduit sur une fausse piste puisque ni elle ni moi n'étions l'assassin de Pablo
Il devait peut-être s'en rendre compte soupçonner un drame parallèle ou peut-être même étranger à la mort de Pablo
Il avait pris peu de notes tapotait le valet avec toujours autant de nervosité il avait souri tout le temps que durèrent nos échanges de contradictions sauf en répétant monotone et précis les mots que j'avais utilisés pour affirmer n'avoir pas entendu le coup de feu
Madame de Vermort avais-je dit avec fermeté veut m'impliquer dans un témoignage qui n'est pas le mien pour une raison qui est la sienne
Il y avait disais-je de fortes chances pour que cette raison n'ait rien à voir avec la mort de Pablo
Le clin d'œil du flic me rasséréna
Il me chassa le premier me conduisant par le coude à la porte qu'il ouvrit lui-même
J'étais très aimable et j'avais selon lui raison de ne pas chercher à mentir
Cette femme le passionnait me confia-t-il sur le pas de la porte
Il avait envie de l'assaisonner
Elle n'avait sans doute rien à voir avec le crime mais il avait du temps à perdre
Pourquoi pas avec elle ? Rejoignant l'escalier pour descendre au salon je me maudissais d'avoir obtenu le résultat exactement inverse de ce que j'avais espéré
Mais je m'en étais tiré sans une tache qui m'accusât de je ne sais quoi
J'avais comme la certitude qu'elle ne parlerait pas des Arabes ni de la porte cachée qu'elle connaissait en tant que rêve n'attachant aucune importance à la relation que ce rêve pouvait avoir avec la réalité
Mes amis étaient en sécurité tant que mon esprit continuait d'explorer cette clarté
Je redoutais la nuit mais elle n'était que la frontière de la vérité que je voulais répandre et je n'étais pas obligé de passer de l'autre côté pour me défaire du mensonge
Quand j'arrivais sur la terrasse elle était plongée comme le salon dans le demi-jour des canisses qu'un vent léger agitait avec une régularité d'horloge
Seule occupante de ce demi-sommeil d'ombre transparente et de tiède clarté Pénélope lisait un livre qu'elle tenait comme un missel tout près de ses yeux et de sa bouche
Mon esprit s'évanouissait
Je redevenais charnel
Elle me sourit mais je ne m'approchai pas d'elle
Je lui montrai par un signe entendu que j'étais tout à fait tranquille
Elle n'insista pas et se replongea dans sa lecture le livre cette fois sur une cuisse et une main contre la joue
Le bleu de sa robe me donnait le vertige
J'en conçus de l'amertume
Mon esprit luttait contre les idées étrangères à son fonctionnement
Je reculai dans le salon
Une touriste échevelée descendait à pas de loup mesurant chaque pas dans l'escalier noir
Je rencontrai un moment sa pâle figure qui me sourit
Elle parvint au bas de l'escalier non sans difficulté puis elle s'avança vers moi pour me confier qu'elle était presque aveugle et qu'elle ne pouvait rien faire autrement qu'avec lenteur et maladresse
Qu'est-ce qu'on pouvait y changer ? Est-ce qu'il y avait quelqu'un sur la terrasse ? Il y avait la belle dame en bleu qui avait les cheveux si noirs
Est-ce qu'on peut parler avec elle ? Elle lit
Elle était curieuse de savoir ce qu'une femme aussi belle pouvait bien lire à cette heure de la journée où tout le monde faisait la sieste
Est-ce que je savais ce qu'elle lisait ? La Bible ou autre chose répondis-je un peu agacé
Moi aussi j'étais bien beau
Un peu fille oh ça oui ! Mais alors quel machin ! Elle avait le goût de la gaudriole
Sa presque cécité la rendait avide de beauté
Elle n'aimait pas les sensations fortes qui passionnent tant la jeunesse d'aujourd'hui
Seule la beauté éphémère par définition pouvait encore l'atteindre au fond de l'ombre qu'elle visitait fatalement
Elle avait oublié de se peigner
Cette négligence lui allait bien
Elle me tapota gentiment la hanche et se dirigea vers ce qui devait être pour elle un rayon de lumière vertical dans lequel elle entrerait pour se retrouver sur la terrasse en compagnie de cette femme exceptionnelle
Est-ce que je ne la trouvais pas exceptionnelle moi ? Je ne répondis pas
Elle émit un petit rire cruel et poussa les volets en silence
Pénélope leva à peine la tête
Je montai
Dans le couloir je ne pus m'empêcher de m'arrêter devant la porte cachée contre laquelle j'allai jusqu'à coller mon oreille
Je percevais des bruits sans signification des tintements réguliers qui ne correspondaient à aucun objet précis sinon au bruit que peut faire un mobile ou une marionnette pendue au plafond
Aucune voix aucun murmure pas un souffle qui m'indiquât le sens de cette planque
J'eus la tentation de demander à entrer et je ne fis qu'augmenter mon désespoir en retenant ma voix dans mon corps hystérique
Madame de Vermort était derrière moi
J'avais deviné ses pas sur les tapis entrecroisés du corridor où un souffle d'air se partageait la tranquillité avec l'ombre tenace et claire
Je n'avais pas tremblé
J'avais accepté sa présence comme une nécessité
Je ne me retournai même pas
Elle se cala dans mon dos et je sentis ses mains sur mon ventre
Sa respiration troubla le silence
Vous êtes fou — me dit-elle doucement
Je bousculai un peu une potiche qui grinça sur son piédestal
Ne restons pas ici — dit-elle encore et elle m'entraîna dans le couloir
Nous n'avons plus rien à nous dire bien sûr… n'allez pas croire… — continua-t-elle
Nous nous approchâmes de la fenêtre au bout du couloir et elle s'assit sur le rebord se tenant à la grille d'une main et de l'autre me tirant par la chemise
Elle cherchait à me vaincre
Elle agitait en vain la muleta de ses sentiments
La garce se taisait et j'avais envie d'abîmer son visage de princesse outragée par mon manque d'attention
Et le flic ? Qu'avait-elle raconté au flic après mon départ ? Rien d'autre que ce qu'elle avait déjà dit en ma présence ? Il fallait que j'accepte son témoignage sans chercher à comprendre
Et puis de toute façon c'était la vérité
Elle ne m'accusait pas
Elle avait d'autres plans
Ça ne me regardait pas encore
Ça me regarderait quand ? Peut-être jamais répondit-elle en approchant sa bouche de ma poitrine
Est-ce qu'elle trahirait mes amis marocains ? Pas tout de suite dit-elle provocante sans raison apparente entièrement cachée par l'ombre que ses calculs portaient sur mon esprit
Elle les trahirait donc
D'ailleurs il s'est peut-être pendu à un lustre et elle est entortillée dans les draps à cause du poison qu'en savons-nous ? — Cette idée me tortura exactement comme elle voulait que je fusse torturé
Je frappai durement un sein de mon poing fermé
Elle eut un hoquet et bascula contre la grille bouche ouverte mais sans crier
Je frappai encore sur l'autre sein
Elle laissa échapper un gargouillement sinistre et son corps se recroquevilla
Elle pleurait doucement mais la douleur ne lui arracha pas un seul cri
Elle dit quelque chose que je ne compris pas et je la laissai ainsi douloureuse et paralysée dans la fenêtre où elle avait l'air de dormir d'un sommeil majestueux de souffrance et d'humanité
Je longeai le couloir jusqu'à la chambre de John
Je pénétrai dans l'atmosphère confinée que John entretenait comme à délices
L'odeur de merde et de pisse de l'adolescente avait balayé les autres odeurs qui sans doute ne valaient pas mieux
Elle était assise en tailleur au pied du lit sale et nue le dos voûté et sa maigreur paraissait un défi
Elle regardait fixement le fond d'un verre qu'elle tenait à la main à peine posé sur une cuisse
Elle parlait toute seule
John dormait sur le dos les bras le long du corps et la tête renversée dans un coussin crasseux respirant avec bruit de manière irrégulière semblant chercher à échapper à un rêve où il jouait le mauvais rôle
Sa maigreur commençante était une évidence
Ce corps long et jaune qui avait dû être musculeux paraissait maintenant cassé à l'endroit des articulations
De sa main libre la fille jouait avec le pénis tout en parlant de manière inaudible d'un sujet qui avait l'air d'être la répétition d'une image ou d'un désir peut-être une idée simple et évidente qu'elle avait à cœur d'exprimer
Elle ne s'aperçut pas de ma présence
La fenêtre était fermée ainsi que la porte vitrée du cabinet de toilette
Je regardai un moment le dos de la fille et m'imaginai sans trop de difficulté ce qu'il avait dû supporter de malheur et de contradictions
Sa chevelure maintenant tombait sur ses épaules et je ne voyais pas son visage si bien que je m'approchai pour soulever une mèche
Elle souriait
La seringue était simplement plantée dans le drap entre ses cuisses et il y avait une tache de sang un peu plus loin
Elle hocha la tête et cessa de parler
Le verre lui échappa des mains et le fond de vinasse dégoulina sur sa cuisse triste et sirupeux
Elle puait atrocement et je ne pus m'empêcher de grimacer mon écœurement
Elle me regarda comme si elle allait me parler bougeant la mâchoire dans un mouvement impuissant ses yeux avaient l'air terriblement grand triste mauvais
Un râle sortit de sa bouche une syllabe peut-être la première du mot qui commençait sa phrase mais elle renonça à s'extraire de sa paralysie et elle retrouva sa position initiale tête penchée dans l'odeur épouvantable de son sexe
John s'agitait doucement
Il n'ouvrit pas les yeux et dit : — Ça va le flic ? — Je ne répondis pas
L'adolescente était en train de manipuler la seringue
Je sortis
Au bout du couloir madame de Vermort était assise sur une chaise le dos à la fenêtre
Elle me regarda m'éloigner puis disparaître lentement dans la descente de l'escalier
C'est du moins ce que je pouvais m'imaginer
Je n'avais pas croisé son regard triste ni eu à deviner sa déception
Je la voulais immobile et muette et sans rapport avec la réalité qui se dénouait malgré moi
Dans le salon deux touristes bavardaient autour d'un samovar qu'ils avaient l'air d'admirer ensemble
Ils me saluèrent gentiment sans interrompre leur gestuelle répétitive qui devait être l'expression corporelle de la même idée débattue selon le même angle revu et chaque fois corrigé
C'était des hommes à la fin de leur vie et je m'attristai de la condition qu'ils entretenaient pour continuer de vivre malgré l'inévitable fin de cette vie sans signification : il fallait être un élément de la conversation à n'importe quel prix même au prix du bavardage qui est pourtant le pire à payer au silence ; entre les romans inoubliables et les potins inexacts il y avait de la place chacun la trouvant sans difficulté et se contentant de ce qu'elle procurait de plaisirs et de positions quitte à touiller les mêmes mots dans le chaudron falsificateur d'un triste samovar en panne dans un coin du salon
Bocanada avait ouvert les volets et relevé les canisses de la terrasse
Quelques autres touristes demandaient du café au lait attablés dans un angle lumineux où il n'était pas possible de détailler leurs visages tant le contre-jour était violent
Pénélope discutait avec eux de loin assise dans l'angle suivant en pleine lumière qui exagérait le bleu de sa robe
Je vis aussi la servante que personne ne regardait sans doute par discrétion car tous ces gens avaient acquis cette éducation du silence pour des raisons qui n'avaient sans doute rien à voir avec la morale mais ce n'était pas à moi de les juger d'autant qu'Anita n'avait peut-être aucun désir d'être regardée redoutant l'observation qui l'aurait mise mal à l'aise
Elle se tenait debout près de la murette entre Pénélope et le groupe de touristes dans une robe verte et jaune dans les plis de laquelle elle plongeait ses mains
Elle ne s'intéressait pas à la conversation
Le contre-jour m'empêchait de voir ses yeux mais je crois qu'elle me regardait tandis que j'avançais lentement vers elle
Elle finit par se retourner et bras croisés elle s'abandonna au paysage
Elle ne m'écouterait pas
Il était inutile que je commence une conversation qui n'avait aucune chance d'exister
Je la touchais presque quand je me suis tourné vers Pénélope
Elle me regarda avec des yeux qui trahissaient son embarras
Elle avait quelque chose à me dire mais une vieille femme blafarde en costume de tenniswoman s'était lancée dans la description d'une façade qui avait frappé son esprit à Séville ou à Cordoue je ne sais pas
Pénélope semblait connaître cette façade mémorable et elle approuvait les considérations de la vieille femme qui en réponse à tant de sollicitude rajoutait d'autres remarques qui semblaient exciter la soumission de Pénélope et on en aurait jamais fini si je ne m'étais interposé dans le flot de la conversation provoquant l'arrêt de la parole au moins dans un sens
Quelque chose qui va te faire un choc oui ! — dit Pénélope en se levant
Je la conduisis par le bras dans la direction qu'elle venait de choisir tandis qu'elle promettait son retour à la vieille femme désorientée qui ne comptait pas sur l'approbation de ses compagnes dont je m'aperçus rapidement qu'elles étaient aussi vêtues en tenniswomen
Pénélope pressa le pas et me mena au bout des arcades à l'endroit où la terrasse s'arrête sur une haute balustrade de fer et bois envahie de bougainvilliers dont la cascade écarlate retombe sur une courbe de l'allée principale
Là était garée le long d'un mince trottoir de pierre la décapotable de mes amis marocains malle arrière ouverte
Bocanada était en train d'y ranger des valises et en me tournant sur la droite je vis que la servante était en train de le regarder au bord de la terrasse où le soleil s'écrasait doucement
Puis je vis le policier pointu sur ses jambes et habile à s'en servir apportant deux valises à Bocanada qui se grattait la tête en les regardant arriver
Le flic les posa contre la roue sans se préoccuper de l'inquiétude du muet qui tentait de siffler pour exprimer son désaccord
Le flic disparut de nouveau sous la treille de vigne qui l'avait vomi
Il reparut avec Saïda lui tenant le coude et ils s'arrêtèrent près de la portière gauche que le flic avait ouverte
Saïda parlait
Le flic l'écoutait en silence
Puis la voix de mon ami marocain est sortie de la treille de vigne et Saïda s'est retournée pour répondre quelque chose comme : — Je ne sais pas mon chéri
Le flic haussait les épaules pour dire la même chose
Mon ami marocain jura et il sembla qu'il entrait à nouveau dans l'hôtel
Le flic avait les bras croisés maintenant et il fumait ce qui semblait déranger Saïda qui s'était reculée jusqu'au niveau de la roue arrière parlant toujours de quelque chose que je ne pouvais pas entendre
Son visage s'est soudain éclairé quand mon ami marocain lourd et massif est arrivé d'un coup sur le flic tendant un éclat de lumière que je ne pus identifier
Le flic examina cette lumière sans y toucher et mon ami marocain la retournait dans tous les sens
Saïda avait l'air heureux
Elle souriait en regardant le front buté du flic qui éloignait ses mains de l'objet lumineux
Mon ami marocain semblait le lui donner mais il secouait la tête pour le refuser et de nouveau il croisa ses bras
Sa cigarette fumait devant son regard
Il était pensif maintenant et avec une main il se tâtait le menton entrouvrant la bouche et révélant les dents de la mâchoire inférieure
Mon ami marocain s'arrêta de parler et Saïda parut tout de suite moins heureuse
Elle avait même l'air inquiet
Mon ami fit le tour de la voiture par derrière tapa sur l'épaule de Bocanada qui lui montrait d'un air satisfait le rangement des valises ferma la portière du coffre et continua de tourner autour de la voiture jusqu'à atteindre la portière droite qu'il ouvrit sans s'asseoir toutefois
Il posa une main sur le haut du pare-brise et l'autre sur l'appui-tête du siège du chauffeur
Je m'aperçus d'un coup que l'objet lumineux n'était plus dans ses mains
Il l'avait sans doute jeté dans le coffre sans que je m'en aperçoive
À moins que je ne l'aie pas vu le mettre dans la main du flic que Saïda était en train de secouer en signe d'adieu
Elle prit place et le flic ferma délicatement la portière continuant de bavarder avec mon ami marocain qui opinait nonchalamment à je ne sais quelle proposition du flic qui riait à peine en deux paroles
Saïda rejeta la tête en arrière pour rire à son tour et en profiter pour arranger les mèches de sa chevelure dans laquelle l'appui-tête avait mis un certain désordre
Le flic se recula d'un pas le moteur démarra
Mon ami marocain portait maintenant des lunettes de soleil
Sa tête paraissait énorme et je pouvais croire à cause de ces sacrées lunettes qu'il était en train de me regarder
Je secouai la main sans rien dire me contentant de retenir mes larmes
Il ne répondit pas ou bien ce n'est pas moi qu'il regardait et le flic a encore reculé d'un pas et la voiture a disparu d'un coup dans la courbe qui est coupée verticalement par l'arête du mur de la terrasse
J'ai à peine pu voir la chevelure de Saïda se soulever et ses mains s'y mélanger
Le flic est resté seul tourné du côté où la voiture continuait d'avancer sans doute lentement à cause de la promenade des touristes qui s'étaient égayés après la sieste
J'étais pétrifié
Pénélope pleurait doucement
Nous étions vaincus
Était-ce tout ce qu'elle avait voulu me montrer ? Pas du tout
Ce n'était pas ce qu'elle voulait me montrer
Elle était aussi surprise et déconcertée que moi
Le hasard venait de se montrer cruel
Mais dit-elle en pleurant nous n'étions pas les seuls observateurs de cet injuste départ sans adieu
Bien sûr il y avait la servante mais avait-elle regardé cette scène qui ne pouvait rien signifier pour elle
Ce qu'elle regardait ce qu'elle n'avait pas cessé de regarder depuis qu'elle était arrivée sur la terrasse c'était cet éclat de lumière qui interférait avec l'ombre d'un homme accroupi quelque part sur la pente en face de l'hôtel
Je voyais distinctement les jumelles et la silhouette immobile et me tournant vers la servante je constatai qu'en effet elle regardait dans la direction de notre observateur
Mais les jumelles scrutaient autre chose que son beau visage de vierge douloureuse
Elles étaient braquées un peu sur notre gauche c'est-à-dire sur la fenêtre grillagée où j'avais abandonné madame de Vermort
Je vérifiai plusieurs fois mon impression et parvins chaque fois à la même conclusion : monsieur de Vermort observait sa femme
Je me penchai un peu sur la balustrade qui grinça et la masse odorante des bougainvilliers se mit en mouvement comme si je venais de déranger son sommeil et qu'elle cherchait une meilleure position pour le retrouver
À travers la grille nue et rouillée de la fenêtre madame de Vermort promenait ses regards dans les pentes caillouteuses qui s'étendaient devant elle
Elle ne semblait pas avoir vu son mari
Je m'imaginai soudain qu'il la tenait en joue
J'attendais le coup de feu réparateur
Elle avait le profil tragique des héroïnes raciniennes qui savent tout de leur destinée
Est-ce qu'elle pouvait savoir que son mari cherchait à la tuer ? Mais mon imagination allait trop vite
Le visage se retira dans l'ombre
J'attendis pour le revoir mais en vain
Pénélope me parlait
Elle continua de me parler tandis que nous revenions jouer notre rôle d'animateurs sur la terrasse où les tenniswomen nous accueillirent joyeusement
L'une d'elles me rappela à mon devoir de bonheur et me fit asseoir parmi elles
Elles sentaient bon
Elles ne sentaient pas la chair ni les sécrétions glandulaires
Elles avaient l'odeur des fruits et des fleurs qui s'était substituée à celle de la jeunesse
Je regardais leurs cous ridés la peau molle et rouge sur les clavicules le sillon des poitrines et les mains qui s'y posaient les ongles peinturlurés bien coupés les bagues trop voyantes et ce sourire de dents postiches qui était qui ne pouvait être qu'un sourire de vieillard dont je m'imaginais l'haleine tiède et puante
Le corps de Pénélope me sembla soudain lointain
Je pensais à Saïda
Je revoyais le profil de tragédienne de madame de Vermort
Il fallait que je me souvienne de l'adolescente prostrée entre les jambes de l'écrivain américain qui allait mourir d'autre chose que de vieillesse
Mais les vieilles riaient et elles étaient attendrissantes dans leurs costumes de sportives qui offraient la nudité des jambes et des bras
Quelle jeunesse pouvais-je y deviner si j'avais encore le goût de la vie ? Quelle vie pouvions-nous partager à part le cirque aux prouesses mensongères et la gaudriole aux nudités pailletées ? Bocanada regardait tristement le café fumer dans les tasses
Il avait l'air triste simplement parce qu'il pensait à autre chose qu'à la fumée du café
À quelle contorsion ramenait-il son esprit voyageur ? Une vieille aux lèvres bleues le secouait par la manche et il lui montrait sa langue blessée
Elle ne comprenait pas qu'il était muet et que c'était une explication
Elle continuait de le secouer par la manche en riant croyant que c'était le moyen de lui faire tirer la langue
Alors elles se mirent toutes à se tirer par la manche langues dehors blanches et affreuses me regardant avec envie avec cette terrible envie qu'on n'arrive pas à expliquer et qui nous accroche à la vie comme un parasite sur le dos d'un requin
Quel con ! — dit madame de Vermort qui regardait à travers des jumelles de théâtre
John ricanait en mâchant le bout de son cigare
Une étrange fièvre me parcourait
Le Français était revenu à la même place et il s'était accroupi pour nous observer à travers ses jumelles
Il ne bougeait pas
Il parle tout seul dit madame de Vermort sans quitter ses jumelles
Il voit bien que je le regarde non ? — John soupira en lâchant un nuage de fumée qui stagna sur la table entre les verres
Madame de Vermort était passablement éméchée
Elle avait bu la bouteille de vin que John avait débouchée à sa demande et elle était allée chercher dans sa chambre ses jumelles de théâtre qui lui servaient pour les courses de taureaux
Elle avait commencé à raconter sa vie à la suite d'une question presque insignifiante de John qui fumait depuis le début de la matinée les yeux gonflés et les lèvres ridées
Et puis elle s'était arrêtée de parler juste au moment où ça devenait intéressant à cause du commencement de sa vie sexuelle qui paraissait interrompre son enfance pour la détruire
Elle allait devenir une femme malheureuse et peut-être fatale quand Vermort est apparu sur la colline juste en face de nous
Il était midi
Pablo était mort depuis plus d'un jour
Nous ne ressentions rien de douloureux
Il était presque comique maintenant qu'il était mort
Son côté tragique s'était éclipsé dans les coulisses de la vie ordinaire
Même John ne pleurait pas
Il rêvassait ou bien il s'ennuyait
Je n'osais pas lui demander où il en était
Il n'était nulle part
Rien ne s'était effondré pour lui
Simplement quelque chose avait disparu de sa surface un objet qui devait éclairer quelque chose sinon il ne l'aurait pas fait exister un Pablo noir et un peu puant avait pris la place de Pablo peut-être dans son cœur mais à coup sûr dans son cerveau qui était affecté par cette mort par le côté interrupteur de cette mort qui ressemblait à toutes les morts
Elle était le portrait craché de la mort tel qu'il se l'imaginait une mort à laquelle il fallait s'attendre et qui arrive par surprise pour décontenancer le cerveau habitué à de plus lents calculs
Non il n'avait pas l'air de pleurer la mort de son ami peut-être parce qu'il était certain de sa mort qu'il n'y avait aucun doute là-dessus
Maintenant il courtisait madame de Vermort en lui débouchant ses bouteilles de vin
Il ne buvait pas
Elle l'avait traité de cruel quand il avait refusé le fond d'un verre où le vin paraissait noir et sirupeux
Elle avait plongé son nez dans le verre pour s'imaginer la vigne sous le soleil dit-elle
Elle aimait le travail des champs
En France elle avait des arbres fruitiers énormément et des pacages bordés de bois de châtaigniers et de hêtres
Elle aimait beaucoup la hêtraie qui bordait le parc de sa maison
Les gens du pays parlaient de château mais ce n'était évidemment pas un château
Les gens se font une idée de votre fortune et ils vous font habiter un château qui est celui de leur rêve
Tant il est vrai dit madame de Vermort que leurs chaumières ne sont pas des chaumières
Mais ils le croient
Ils peuvent rêver de château dans ces conditions
Ce rêve est permis par la loi monsieur comme en Amérique
Mais ce n'est qu'un rêve monsieur
En Amérique on rêve la réalité le plus souvent
En France monsieur on ne rêve que le rêve sinon il faut voler son jeu à la réalité au risque de se retrouver en prison ou de se faire couper la tête
Elle riait
Le vin la chagrinait toujours
Pourquoi est-ce que je bois autant ? — demandait-elle en reniflant la bordure du verre
Elle était tout le temps chagrinée mais elle aimait la vie qui avait bien voulu lui donner des chances supplémentaires
Elle en profiterait un jour
Quel con ! — redit-elle en repliant les jumelles qui avaient maintenant l'air d'un poudrier ou d'un étui à cigarettes
Ne trouvez-vous pas qu'il est complètement con d'agir comme ça ? — John haussa les épaules en signe d'impuissance
Non mais qu'est-ce que ça veut dire ? — Elle ne regardait plus dans la direction de la colline où le Français n'avait pas bougé crevant sous le soleil les mains crispées sur les jumelles sentant la sueur dégouliner sur ses jambes la bouche sèche et l'esprit aussi clair que de l'eau
Clot ! dit soudain John
Clot on the brain ! — et il éclata de rire en pinçant le genou de madame de Vermort qui grimaça pour le lui reprocher
Il était midi et il n'y avait plus rien à attendre ni du soleil ni de la terre qui pouvait intriguer le cerveau du Français s'il se mettait à penser au goût qu'il avait dans la bouche
Je pouvais interpréter son personnage avec un sens aigu de la précision dramatique
Je demandais à madame de Vermort de me permettre de reluquer son personnage complémentaire si elle voulait bien me faire la faveur de me prêter ses lentilles
Elle pouffa en crachotant un peu de vin sur son délicat corsage
Elle répandit du bout des doigts les gouttelettes roses sur la peau de ses seins tachant un peu la bordure du corsage qui devint grise
Elle me tendit les jumelles qui s'ouvrirent comme une huître dans sa main tremblante
Que verrez-vous de plus que moi ? — dit-elle en ramenant sa main entre ses cuisses
Le Français était tout près maintenant comme à trente mètres environ et je n'aurais aucun mal à le descendre à cette distance
Il trembla juste au moment où je faisais la mise au point à l'aide de la molette qui était humide de la sueur de madame de Vermort
Elle parlait mais je ne l'écoutais pas
Le Français passa son autre main sur le front puis il la reposa sur son genou et il retrouva son immobilité
Il se sentait inaccessible
Il ne tremblait plus
Sa peau était rouge
Ses cheveux collés sur le crâne
J'aurais voulu voir ses yeux
Il me voyait mieux que je ne le voyais moi-même
J'étais plus proche de lui que lui de moi
Cette différence m'exaspéra
Je n'éprouvais aucun sentiment à son égard pas même cette envie de gagner que pouvait m'inspirer le vol d'un oiseau ou la course d'un lièvre
On ne tire pas sur une bête qui ne vous a pas vu
Son immobilité la fait appartenir à la nature
Elle est intouchable
Il faut que l'oiseau s'envole il faut que son adresse soit en jeu et votre précision le meilleur moyen d'en déjouer l'énergie
Ces pensées me venaient clairement et il n'y avait aucun sentiment pour les mettre dans l'ordre correspondant à sa nature
La haine parallélise les pensées l'amour les spiralise l'indifférence les aligne à la queue leu leu
La haine inspire le calcul l'amour la jouissance l'indifférence classifie et remet à plus tard
J'étais immobile
Rien ne venait du fond de mon être
Une surface était clairement reproduite
Objet clair photographique reconstruit plusieurs fois incompréhensible mais assimilable
Lorenzo ! Quelqu'un veut te voir ! Oh ! Lorenzo ! — Me pêcher dans l'eau de ma pensée voilà ce que faisait John en me secouant le bras
L'image trembla l'horizon vacilla puis je vis d'un coup l'immensité de la colline et la blancheur nette de ses pierres
Un aloès se dressait vert et fleuri au bord du ravin
Je tournai la tête un peu étourdi m'arrachant au vertige d'une pensée qui ne me donnait pas son nom
Au bord de la terrasse parfaitement dans l'ombre don Zacarías était debout appuyé sur sa canne de roseau le chapeau à la main le visage grave et tourmenté
Il avait quelque chose à me dire quelque chose de terrible et de vertigineux il avait du mal à y croire lui-même
Il parla sans prendre le temps de s'assurer de mon attention sans me regarder manipulant le chapeau de paille
Je regardai son front
J'étais horrifié
Sa voix continua de pénétrer l'horreur de la même manière sans inflexion pour ponctuer l'explication lente et précise sans concession pour ma propre souffrance ne troublant rien par souci de vérité je ne devais pas échapper à cette vérité qui était aussi la mienne
Il venait de me parler d'Aurelia
Il leva enfin la tête et plongea ses yeux dans les miens
Je pleurais de rage
Il m'étreignit l'épaule et baissa de nouveau la tête
Je voulais qu'il me regarde
Une partie de la vérité était dans mon regard désespéré il fallait qu'il plonge ses yeux de tueur il fallait qu'il y exerce sa précision d'homme armé d'homme habitué à sectionner le fil de la vie avec les dents
Il avait parlé longuement
Mateo était devenu fou
Il avait parlé de me tuer et puis soudain il s'était rendu compte qu'il ne pourrait jamais tuer personne et ça l'avait désespéré au point de se mettre à parler de sa propre mort
Mon amour de Mateo gémit don Zacarías
Je ne veux pas qu'il lui arrive malheur
Je ne veux pas qu'on fasse du mal à Aurelia
Lorenzo ! Empêche-les de briser le miroir de mon rêve
Fait ce qu'il faut pour que rien ne m'arrive
Le malheur ne doit pas frapper à ma porte
Dis ce qu'il faut dire pour que ce cauchemar s'arrête aussitôt
C'est aussi la vérité
C'est peut-être la seule
À midi et demi nous étions dans l'atelier blanc de Mateo
Cette blancheur excita mon penchant pour le désespoir
Bloc de marbre blanc où la blancheur était assez complète pour effacer les rayures cylindriques de la barre à mine
Le Colt était posé sur ces rayures froid et immense
Mateo pleurait assis par terre contre le mur la tête entre les genoux
Je vis les jambes agitées d'Aurelia seulement ses jambes attachées aux montants du baldaquin agitées de spasmes douloureux sales et blanches par endroits de la poussière de marbre
Une statuette m'aveugla
Don Zacarías posa sa main dessus
Elle paraissait noire
C'était l'ombre de sa main
Je plongeai mon regard dans l'entrejambe minuscule de la silhouette
Triangle à peine vu de gris et de moiré
Don Zacarías parlait
Il avait retrouvé le même ton qui me détruisait lentement
Il voyait les effets de sa voix ébranlant les bases de mon édifice mental
Il assistait sans rien changer à l'ordonnance circulaire du sens qui m'ensorcelait lentement à l'impeccable destruction de mon corps
Son corps était une ombre
J'eus soudain une violente nausée
Je faillis pleurer de douleur cette fois
La rage était vaincue
Je ne pouvais plus compter sur cette fureur
J'étais détruit
Ombre après ombre don Zacarías installa le malheur tel qu'il était arrivé
Mateo avait cessé de pleurer
Maintenant il écoutait
Il finit par lever la tête mais ses yeux étaient baissés regardant entre les statues dont la blancheur luttait avec l'ombre en ma faveur statues complices de mon énergie de ce qui me restait à opposer à la réalité pour continuer de mentir à la face du monde
Les jambes d'Aurelia belles et nues dans l'éclairage d'une fenêtre haute dans le mur quelqu'un les recouvrit d'un drap blanc qui était en fait le bas de sa robe
Je vis la silhouette dégingandée de don Zacarías qui lui parlait avec la douceur retrouvée à cause de son visage peut-être tranquillisé que je ne voyais pas
Le reste de son corps était caché par un bloc de marbre percé de trous et fendu horizontalement
J'étais peut-être la cause de sa tranquillité
Elle attendait ma présence certaine
Elle avait quelque chose à me dire
Don Zacarías me fit signe de m'approcher d'elle
Elle s'assit
Le haut de sa robe était déchiré montrant le ventre et les seins et ses cheveux pendaient en longues mèches grasses et épaisses
Ses mains reposaient sur ses cuisses
Elle essayait de sourire mais en même temps elle pleurait
Elle voyait bien que je ne songeais qu'à la protéger
C'est elle que je voulais protéger
Don Zacarías le savait il savait que je pouvais me désintéresser de son sort à lui et de celui de Mateo qui recommençait à sangloter
Il savait aussi ce qu'Aurelia représentait pour moi
Il avait deviné ce que j'étais capable de construire pour elle
Il m'avait demandé de mentir pour la sauver
Elle lui avait tout dit du mal que je lui avais fait
Il pouvait se servir de cette confidence sans demander son avis à Aurelia
Lorenzo ! Ne paye pas pour moi
Ne fais pas ce qu'ils te demandent
Ils vont me garder ici comme dans une prison
Je suis leur secret et ils te demandent de payer à ma place
Ils m'en ont parlé Lorenzo
Mateo m'a durement frappée pour que je me taise
Il me frappera encore
Tout ce qu'ils veulent c'est qu'on ne touche pas à leur tranquillité
Pour ça il faut que tu payes à ma place
C'est facile
Un aveu rend toujours la justice plus facile
Et personne ne songera à me demander mon avis
Je ne veux pas te rendre malheureux
La canne de don Zacarías siffla dans l'air
Aurelia se tendit sous le coup qui s'abattit sur son dos et don Zacarías l'obligea à se coucher
Elle tendit ses poignets pour montrer qu'elle était soumise
Elle avait voulu me parler comme son cœur l'exigeait mais maintenant disait-elle à don Zacarías qui attachait ses poignets aux montants du lit maintenant qu'elle m'avait dit tout ce qu'elle pouvait me dire elle pouvait se soumettre à lui et faire exactement ce qu'il lui demandait
Le visage de don Zacarías était devenu triste et douloureux
Il dit : — Je sais — et il s'appuya de nouveau sur sa canne jaune et noire qui se plia un peu
Tais-toi Mateo tais-toi ! Tu vas me rendre fou ! — Il sourit
Tu parleras à la police Lorenzo
Je vais te dire ce que tu devras lui avouer
Tu ne diras rien d'autre — Il s'assit sur un bloc de marbre la canne entre les jambes — Je ne dis pas que c'est entièrement de ta faute dit-il sans me regarder
C'est arrivé comme ça parce qu'elle l'a voulu
Elle aurait pu changer ta vie de toutes les manières possibles mais c'est celle-là qu'elle a choisie
Elle a tiré au hasard
Il faisait nuit
Elle a simplement suivi ses victimes
Elle les a abattues sans même penser à la mort
Elle aurait pu tuer un chien
Elle aurait pu se déchirer le cœur en pensant à toi
Elle a pris le revolver et elle l'a regardé en pensant à toi
Elle voulait te tuer et se tuer après
C'était sa première idée
Elle t'a suivi elle t'a perdu elle t'a retrouvé elle a tenté d'appuyer sur la détente en visant ton corps mais rien à faire
C'était impossible
Et pourtant il le fallait
Alors elle a pensé qu'au fond il n'était pas nécessaire que tu meures avec elle
Tu comprends ? Ce n'était pas elle qui mourrait avec toi
Elle a songé à se tuer toute seule et elle a encore essayé d'appuyer sur la détente en vain
Elle n'est pas folle
Elle a simplement envie de mourir
Peu importe comment cela s'est passé
Elle a suivi doña Cecilia jusque dans sa chambre
Doña Cecilia était nue avec un homme qui était déjà dans la chambre quand elle est entrée
Ils n'ont pas eu le temps de parler
Le feu a giclé dans sa main c'était une perfection ce feu
Et il a tué doña Cecilia
Oh ! pas d'un coup
Elle a souffert avant de mourir
Elle a pleuré
L'homme avait levé les bras en l'air
Il tremblait
Il essayait de parler mais n'y arrivait naturellement pas
Aurelia a vu qu'il pissait
Il ne pouvait pas s'empêcher de pisser
Il n'aurait pas pissé s'il n'y avait pas eu la mort de doña Cecilia
Doña Cecilia vivante il n'aurait pas cru à la mort
Mais maintenant il y croyait
Et il pissait sur ses pieds et Aurelia était en train de trouver la force de presser la détente
Il a profité de ce silence
Un homme qui va mourir de cette manière est capable de sentir les choses comme un chien
Il n'avait pas d'autre issue que le patio
Par chance il n'y avait aucune lumière dans le patio
Mais il le connaissait
Il est entré dans l'ombre d'une des alcôves
Les chats se sont mis à miauler
Il a crié lui-même mais sa voix s'est éteinte dans une espèce de bouillonnement
Il se noyait dans sa propre salive
La mort salivait en lui
Mais il connaissait parfaitement les lieux
Il a ouvert une porte au fond de l'alcôve et il s'est mis à courir dans la nuit
Il n'a même pas songé à prévenir les autres habitants de la maison
Il s'est enfoncé dans la nuit nu et haletant certain d'avoir échappé à la mort
Il se fichait pas mal du reste
Il aurait toujours le temps de s'expliquer
Aurelia était dans le patio
Un jet d'eau chuintait dans un bassin
Les miaulements l'irritèrent
Elle eut envie de faire feu dans l'ombre des alcôves
Mais à quoi bon ? Elle entra dans une alcôve
Elle sentit l'odeur de l'ammoniaque
L'ombre était vertigineuse
Elle s'imagina que l'homme était là tout proche et elle tendit l'oreille pour percevoir sa respiration le bruit de sa peau contre le mur quelque chose lui appartenant qu'elle pourrait détruire par le feu
Le Colt était long et léger avec son silencieux
C'est une arme de brute
Mais elle dit qu'il était léger
Elle n'a jamais senti autre chose que sa légèreté
Elle a tiré dans l'ombre
Il n'y a pas eu d'impact
Ses yeux commençaient à s'habituer à l'obscurité
L'ouverture de la porte se découpait maintenant dans l'ombre
Elle voyait le ciel
Et elle entendit l'homme dans la pente elle entendit les pierres le froissement de l'air sa respiration heurtée
Elle se mit à courir
Il apparut un peu plus bas au détour du chemin
Elle tira
La balle claqua contre une pierre et il y eut une étincelle
L'homme était paralysé à un mètre de l'endroit où s'était produite l'étincelle
Il recommença à avoir peur
Elle l'avait bien visé
Elle savait tirer
Il ne pouvait plus courir
Il marcha d'un pas lourd et traînant
Aurelia descendit jusqu'à l'endroit où elle avait bien failli l'avoir
Elle ignorait tout de cet homme
Elle ne lui en voulait pas
Elle n'avait aucune raison de le tuer mais aucun moyen d'acheter son silence
C'était la raison une raison technique froide facile à mettre en jeu mais il fallait que l'homme commît une faute une faute irréversible et il aurait beau se pisser dessus il n'en mourrait pas moins
La lune éclairait à peine
Le sol était brillant mais peu lumineux
Elle ne perdit pas l'homme de vue
Pas un seul moment il a disparu de son champ de vision
Elle se sentait belle maintenant
Son corps ne faisait aucun effort pour vaincre l'obscurité qu'elle traversait sans se tromper
Elle se rapprochait de l'homme
Il s'écroula au niveau d'une plate-forme et se cacha derrière la murette
Il y avait des fléaux sur la murette et encore un peu de grain au milieu de la plate-forme
Elle avança
Il la voyait
Il avait trouvé ce truc pour la perdre
Elle ne le voyait plus
Elle savait où il se trouvait mais elle ne le voyait plus
Il avait repris l'avantage
Sauf le Colt et son maudit silencieux
Il fit du bruit en s'emparant d'un fléau
Elle s'arrêta et fixa l'ombre de la murette
Elle voyait le manche du fléau
La lune faisait un mince reflet sur le manche poli par des mains
Le reflet était oblique
Elle savait où était l'homme
C'était facile
Et lui croyait avoir encore l'avantage
Il était perdu
Un chien surgit à ce moment
L'homme se redressa blanc et armé de son fléau
Le chien ne s'approchait pas de lui et il aboyait rageusement
C'était un chien puissant et l'homme lui parla d'une voix douce et amicale
Il avait de l'espoir
Quelqu'un viendrait
Le chien se tut
La douceur de l'homme était une raison de se taire
Il s'assit sur son derrière de chien et se contenta de grogner toutes dents dehors babines retroussées
L'homme eut peur de nouveau
Il eut le sentiment d'être finalement devenu la cible malgré tous les efforts et les coups de chance dont il n'avait pas su profiter
C'était peut-être toujours ce qui lui arrivait
Il avait de la chance et sa nature d'homme passait à côté
Cela valait la mort maintenant
Il se prépara à mourir
Sa chair était tristement tendue
Il ne savait pas à quel endroit précis de son corps il devait s'attendre à ressentir la violente et irrésistible pénétration du métal
Il râla
Il ne pouvait pas crier
Ni pleurer
C'était un râle qui sortait de sa bouche qu'il ne pouvait pas fermer
Il entendit la femme sur le chemin
Le chien dressa les oreilles et cessa de grogner
Une balle lui traversa le crâne et il s'écroula sans un gémissement
L'homme tomba à genoux
Il sentit le vent contre ses fesses
Ses testicules bougeaient sans arrêt et il se remit à pisser
Aurelia entendit le ruissellement le tintement des gouttes sur le pavé de la plate-forme
Elle arriva par derrière là où la murette est ouverte pour laisser passer les mulets
Elle vit le tas de fèves au milieu noir et pointu les fléaux sur la murette et le dos large et frissonnant de l'homme
Elle eut envie de lui dire qu'elle s'excusait de le tuer mais que c'était nécessaire il devait le comprendre
Il se retourna d'un coup
Il bandait
Son râle s'amplifia
Elle ferma les yeux et tira
Elle ne perçut le bruit d'aucun impact
Quand elle ouvrit les yeux l'homme avait disparu
Elle courut au bord de la plate-forme traversant le tas de fèves qui craqua sous ses pieds
L'homme redescendait la pente
Elle l'ajusta et tira
Elle entendit l'impact vit l'étincelle l'homme courait toujours
Elle s'élança à sa poursuite haletante furieuse claire et maintenant précise et dangereuse
L'homme courait moins vite qu'elle
Elle était sûre de le rattraper sans difficulté mais la possibilité de le manquer à cause de sa stupide sensibilité la rendait rageuse
Maintenant c'était cette rage qui pouvait faire échec à sa précision
Elle ralentit sa course
L'homme s'éloigna un peu
Elle ne le perdit pas de vue
Elle avait besoin d'être furieuse mais pas de cette manière insensée
Elle retrouvait son calme
Au bout du chemin il y avait un hôtel et la terrasse était encore éclairée par quelques lampions mais personne n'y dansait on n'y tenait aucune conversation les lumières avaient été oubliées par un employé peu consciencieux
L'homme arpenta la montée de façon mécanique
Il n'en pouvait plus
Il se sentait tiré d'affaire
Il marchait moins vite et le sentiment de sa nudité changea avec celui de la certitude de vivre
La mort s'éloignait
Il se retourna
La femme avait disparu
Elle n'avait pas osé monter jusque-là
Il se rasséréna franchit la grille de l'hôtel et se dirigea vers la terrasse
Au passage il éteignit les lampions
Il n'y avait plus qu'une ampoule pour éclairer les tables luisantes et un peu en désordre
Il souffla
Il était sauvé
Il n'entendit pas le silencieux tomber sur le ciment en bas près de l'entrée de l'hôtel
Il entra lentement
Il se fichait pas mal qu'on le vit ainsi nu et haletant encore couvert de sueur et de poussière les pieds meurtris
Il ne devait aucune explication
Il se mettrait en colère si quelqu'un s'avisait de l'interroger
Personne n'avait besoin de savoir
Il mourait de soif
C'était agréable de mourir de cette façon
Il eut envie de rire et il songea à l'affolement de ses testicules
Il les palpa
Ils étaient presque douloureux
Sa queue était devenue molle et douce
Il s'étira levant les bras pour libérer la peur qui s'était entortillée autour de sa colonne vertébrale puis les bras retombèrent lentement et les mains touchèrent les cuisses
Bon… — pensa-t-il
Et il mourut
Le Colt avait fait un bruit d'enfer
Sa flamme avait éclairé le salon en même temps que le corps tombait face contre terre
Aurelia était sur la terrasse
Elle s'assit le Colt posé sur une cuisse tout chaud dans sa main
Une jolie femme traversa le salon et poussa un petit cri mais elle retint le cri qui suivait en posant sa main blanche sur sa bouche encore ouverte
Elle te vit descendre l'escalier
Puis elle vit tout le monde
Elle attendit qu'on lui demande ce qui l'avait poussée à tuer cet homme
Elle avait une explication toute prête
Une explication technique
Il n'y avait pas de sentiment pour expliquer la mort de cet homme
Elle ne savait rien de lui
Il couchait avec doña Cecilia
Qui ne couchait pas avec doña Cecilia ? Est-ce qu'elle ne couchait pas elle aussi avec doña Cecilia ? Doña Cecilia qui interrogeait le diable toutes les nuits
Elle pensait au diable en regardant les gens s'assembler autour du cadavre
C'était improbable
Elle avait agi avec méthode
Dieu n'y était pour rien
Elle eut envie de parler de son destin
Elle faillit rejoindre la foule dans le salon mais elle se ravisa
Elle n'avait pas fini de calculer
Elle se rendait compte que ce n'était pas fini
Ça ne pouvait pas finir de cette manière
Personne ne fit attention à elle quand elle se mit à chercher le silencieux près de la grille
Elle ne se souvenait pas de l'avoir jeté
Il était tombé de ses mains après qu'elle l'eut dévissé
Il ne devait pas être loin
Elle chercha dans l'ombre ne rencontrant que des ombres de feuilles ou des bouts de bois
Des phares éclairaient la route en montant
Tant pis pour le silencieux
Elle prit la poudre d'escampette
Elle serait tranquille tant que personne ne saurait
Elle le savait
Bien des années après je revins à Polopos pour faire mes adieux à don Zacarías et aussi pour expliquer ma conduite à Pénélope qui m'avait écrit plus de mille lettres auxquelles je n'avais pas pu répondre à cause de ce qu'elle appelait une passion et je ne pouvais pas me faire à l'idée que c'était moi qui lui imposais cette passion
Je marchais à pied sous le soleil et la route était noire et brûlante et elle sentait le goudron la terre et l'écurie
La prison avait fait de moi un homme dur un peu voûté à la peau noire et détruite par le soleil et les travaux forcés
Elle avait aussi détruit ma mémoire et je n'avais pas retenu grand-chose de ce que j'y avais vécu
C'était simplement le sentiment d'avoir attendu longtemps et d'être maintenant rongé jusqu'à la folie par une impatience qui se lisait sur mon visage
Je faisais peur à cause de mon regard et des questions que je posais
J'en posais peu mais elles étaient toutes au cœur de l'injustice qui avait sauté aux yeux de tout le monde quand on m'avait enfermé la première fois dans ce sinistre hôpital
Mais personne n'avait rien dit
Il fallait que quelqu'un payât
Que ce fût moi ou un autre ne résolvait pas le problème mais de cette manière on pouvait mettre fin au massacre
Et puis quelqu'un avait démontré qu'il était nécessaire que je ne fusse pas fou et on m'a sorti de l'hôpital sans ménagement et je me suis retrouvé dans cette prison qui sentait le pain et la viennoiserie à cause de l'usine juste à côté
Je suis devenu boulanger
Voilà ce qui m'arrive et je n'ai rien écrit depuis toutes ces années et je ne sais pas si je pourrais jamais rien écrire compte tenu du peu d'amour dont je me sens capable
Ce qu'il en restait j'y pensais en marchant sur la route sans ombre et je sentais bien que c'était à peine suffisant pour les adieux que je devais à don Zacarías et les explications que Pénélope n'exigeait pas de moi
À côté des mille lettres de Pénélope il y avait les deux mille que John m'avait écrites de New York de Paris de Tanger et de quelque part dans le sud de l'Amérique mettons Valdavia
Deux mille lettres d'amour qui valaient bien la passion de Pénélope
Je devais le retrouver à M* mais pas avant de dire adieu à don Zacarías et de m'être expliqué avec Pénélope qui avait droit à ces explications
J'arrivai chez don Zacarías en pleine après-midi sous un soleil de feu un soleil à rendre fou et fou lui-même
Je le vis assis dans un fauteuil roulant sous le porche presque au frais dans l'ombre du porche dont le carrelage noir et blanc avait été arrosé
Il fumait cette espèce de pipe dans laquelle il plante une cigarette qui se consume verticalement conservant toute la cendre jusqu'à ce que le tremblement de ses mains ou de sa mâchoire ne la fasse tomber sur ses cuisses qu'il époussette d'un geste agacé
Il m'a vu arriver
Il m'a vu de très loin
Il m'attendait
Mon coup de téléphone l'avait rempli de bonheur et il avait repoussé d'un jour le jour de sa mort pour me voir et m'étreindre et me dire tout ce qui lui restait à me dire et qu'il n'avait pas pu m'écrire à cause des mots
C'est à cause des mots Lorenzo
Je ne sais plus ce qu'ils veulent dire
Je parle ça oui et je me surveille
Mais je ne peux plus écrire
Je crois que c'est trop tard
On n'écrit plus à mon âge
Don Zacarías avait écrit le plus beau poème qu’on n’eût jamais écrit sur cette terre de feu et de sang et il en avait conscience et il aimait que les gens ne sachent plus très bien qui l'avait écrit et il écoutait leur musique
Ils l'avaient composé pour qu'elle soit la musique de ce poème-là et pas d'un autre et ils n'avaient pas songé ni une seconde à don Zacarías qui tapait dans ses mains pour montrer qu'au fond il était bien comme tout le monde
Dieu fait ce qu'il veut
Il est la seule mémoire
Il n'y en a pas d'autres
Maintenant il était immobile dans son maudit fauteuil roulant et il frissonnait un peu en me regardant sans cligner des yeux
J'avais changé
J'avais peut-être gagné beaucoup à devenir presque laid à force de noirceur et de cicatrices
Qu'était-il donc arrivé à mon oreille droite ? Pourquoi ne disais-je rien ? Était-ce à lui de parler de moi ? Il voulait tout savoir puis il se ravisa et il me parla de sa mort
J'avais décidé de mourir aujourd'hui
J'ai décidé ça il y deux jours
J'ai passé la journée d'hier à mettre de l'ordre dans mes papiers
Aurelia m'a bien aidé
Elle comprend tout
Elle pleure beaucoup mais je ne la laisse pas sans rien
Je la laisse seule c'est tout
Tu la verras tout à l'heure
Elle a changé elle aussi
Elle a perdu sa beauté
Tu te rappelles comme elle était belle ? C'était bien la plus belle et ça lui a servi à rien
Elle a eu tort de croire à sa beauté
Il ne faut jamais croire à ce qui n'a aucune chance de durer
Qu'est-ce que tu en penses ? Enfin j'ai reçu ton coup de téléphone
J'étais fou de joie
Mon amour de fils me revient ! Il a tenu le coup
Il leur a montré qu'il pouvait être plus fort que leur orgueil de bâtards
Ce sont tous des bâtards Lorenzo
Ils n'ont ni pères ni mères en tout cas pas de façon certaine
Ce sont des animaux
Les êtres humains Lorenzo on pourrait les compter sur les doigts de la main
Tu regardes El Maestro ? — J'avais à peine jeté un coup d'œil sur la tête d'El Maestro
Il émanait d'elle une odeur discrète de pourriture et de vague achèvement
Je ne la regarde plus dit don Zacarías avec une amertume mal contenue
¡Dios ! Il y a longtemps que je les ai digérés
Je n'y pense même plus
Tôt ou tard un homme devient un passant devant la nécessité de la femme
Il n'y a rien à changer à cela
L'homme devient impuissant
Les yeux d'El Maestro disparaissaient sous la poussière et le mufle avait perdu de son ironie
Seules les cornes continuaient de défier le temps
C'est celle-là qui m'est rentrée dedans — dit don Zacarías
Celle-là ou l'autre
En fait il ne se rappelle plus très bien
Il me tend la bota qui est accrochée par sa lanière à un montant du fauteuil
Un souvenir
Maintenant elle dénature le vin
Ici ils boivent du vin à la bouteille
Mauvaise habitude
Avec le vin il ne faut pas boire
Il faut se rincer la gorge bien au fond
Comme ça la langue n'a droit qu'aux vapeurs
On peut fermer la bouche en se rappelant un tas de choses qui ont été les bonnes choses de la vie
Toi claro dit don Zacarías si tu penses à quelque chose ce n'est pas forcément une bonne chose
Tu n'as pas assez de recul
Tout est mauvais à cette distance
Il faut attendre encore et alors si tu sais boire le vin tout deviendra comme il est possible que ça a été pendant un court moment du passé
Mais je me souviens bien maintenant
Ce sont quelques minutes qui ont fini à force d'y penser par prendre toute l'importance
Il n'y a jamais de femme là-dedans
Ce soir il irait se recueillir sur la tombe de Mateo et demain il irait voir sa propre tombe qui était un caveau avec un toit de tuiles et une porte de fer et de cuivre
Et demain après-midi à cinq heures il appellerait la mort et elle viendrait sans discuter
Des discussions il en avait déjà eu avec elle et il n'y avait plus nécessité d'éclairer les derniers moments de sa vie
Ce qui en demeurait dans l'ombre y resterait à tout jamais
Qu'est-ce qu'il pouvait y faire ? Rien de plus que n'importe quel homme encore qu'il ne sût rien des femmes
Ils appellent ça la thanatomanie dit don Zacarías en s'envoyant une giclée de vin dans la bouche avec une précision qui le rend heureux et il sourit en me tendant la bota
Je te laisse un tas de choses dit-il encore
Aurelia est d'accord avec moi sur ce que je dois te laisser
Mais peut-être n'en voudras-tu pas ? Ne dis rien avant d'avoir vu
Il parlait d'Aurelia comme de sa propre femme et en constatant l'incrédulité qui devait couler comme des larmes du fond de mes yeux il s'est cru obligé de se lancer dans des explications qui n'éclairaient rien d'autre que son embarras
J'ai fini par l'épouser dit-il
La loi n'interdit pas le mariage aux eunuques
Elle est restée ici après la mort de Mateo
Et elle n'arrêtait pas de rester
Elle ne voulait plus s'en aller
Elle faisait la bonne la fermière la secrétaire la gardienne l'infirmière la compagne
Elle n'avait aucune chance de me plaire et moi de mon côté il n'y avait aucune chance pour que je lui donne ce qu'un homme doit donner à une femme
Je n'ai jamais cru en la femme
Je ne comprends pas sa nécessité biologie mise à part
Mais elle était là et les gens jasaient et comme le temps passait plus pour elle que pour moi un jour je lui ai demandé si on ne ferait pas mieux de s'épouser une bonne fois pour toutes
Elle a ri
C'était la première fois qu'elle riait depuis la mort tragique de Mateo
J'ai pensé qu'elle se moquait de moi et j'ai eu soudain envie de disparaître au moins de sa vue qui me détaillait dans tous les sens avec ses yeux qui n'appartiennent qu'à elle et que personne ne trouve beaux
Elle a dit oui
Comme ça comme si elle y pensait depuis longtemps et que tout était prêt dans sa tête pour le jour qui arrivait enfin où je me déciderais à être l'homme de sa vie en remplacement de celui qui avait été pour elle plus qu'un homme et sans doute plus que la vie elle-même
C'était un arrangement une façon de continuer et je n'ai pas voulu te l'écrire parce que ça ne changeait rien et qu'à coup sûr tu en aurais souffert jusqu'à te rendre malade tel que je te connais
C'est une bonne épouse
Il fallait que j'épouse une femme comme elle
Un type comme moi ne pouvait pas finir d'une autre manière
Mais ça ne change rien entre toi et moi Lorenzo
Tu es toujours mon fils préféré
Il pouvait bien mourir à l'heure qu'il avait choisie por la tarde comme les taureaux dont il n'avait réussi qu'à être le serviteur El Lacayo
Ce surnom était encore inscrit en lettres d'or sur la base de marbre d'une statuette aux formes abstraites qui était selon l'artiste qui l'avait créée la pré-figuration de l'état de taureau et de torero en mélange de terre et de soleil et selon don Zacarías l'image de sa propre mort qui n'avait jamais eu lieu de cette manière
Je suis entré dans l'arène avec des couilles et j'en suis sorti en me demandant ce que diable il leur était arrivé de tragique et de définitif
Il y avait une réponse à ma question et elle était d'un comique outrageant
Je n'ai jamais réussi ma métamorphose
Il ne me reste que deux minutes de bonheur qui sont peut-être trois et peut-être plus si je suis capable d'aller plus loin que la mort
Je poussai le fauteuil qui s'ébranla doucement sur les cailloux et don Zacarías était maintenant plongé dans un profond silence
Je fis le tour de la maison entrant dans l'ombre de la parra et il me fit signe d'arrêter pour regarder le paysage
De ce côté-là de la maison j'ai l'impression d'être capable de faire preuve d'une longue patience à cause des villages blancs accrochés dans la montagne où mon sang de poète court dans toutes les veines
Je me dis qu'il y a quelque chose à comprendre mais que c'est trop fort pour moi
Je n'aime pas m'asseoir sous cette treille même si son ombre est la plus agréable qui soit
Je n'y trouve jamais le sommeil
Je n'ai pas envie de boire ni de penser à toutes les choses qui pourraient m'aider à tenir le coup encore un peu
Avance va ! — Arrivés à l'angle de la maison il me fit constater l'insupportable intensité de la lumière
Il manque quelque chose dans ce ciel éternel comme un filtre pour adoucir cette vision
Maintenant le soleil l'obligeait à remettre son chapeau sur la tête et je ne pouvais pas m'empêcher de penser au chapeau de don Arturo qui avait fini dans la rigole
Qu'est-ce qui ne finissait pas dans cet endroit désastreux qui est la fin de tout
Don Arturo buvant l'eau infecte de la rigole et se noyant en suivant
Sa tête fait pitié ! — avait dit une femme en pleurant et l'eau pourrie continuait de couler sans que personne ne songe à le sortir de là
J'y pensais en regardant le chapeau de don Zacarías
Je pensais aux formes de la mort et je me disais que c'était la seule manière de la décrire qu'il n'y en avait pas d'autre qu'il n'y avait aucun moyen d'en découvrir l'abstraction
Regarde-la si elle est belle ! — s'écria don Zacarías
Je pouvais voir la Buick
Elle était d'un bleu pâle et métallisé maintenant
Elle avait les mêmes pneus blancs et noirs
Je ne m'étonnais même pas de la trouver là
Je l'ai achetée à ton ami
Il va mourir à ce qu'on dit
Mais lui n'a pas envie de mourir
Il veut vivre et il ne sait même pas pourquoi
J'ai discuté avec lui tu sais ? Il a failli mourir plusieurs fois
Il ne sait pas ce qui lui arrive
Il a très peur
Tu sais pourquoi ? Il dit qu'il aurait moins peur s'il savait exactement ce qui l'attendait
Il ne supporte pas ce manque de savoir
Il devient superficiel
À côté de la Buick dans sa belle robe blanche et jaune Aurelia me regardait en pleurant doucement
Qu'est-ce que tu vas penser de moi ? — disait-elle en m'embrassant
Rien
Je ne pensais rien
J'étais content de la voir
Pour moi elle n'avait pas changé
Enfin sa beauté n'avait pas changé
¿Qué hay ? dit-elle doucement — Bien y ¿tù ? — Regular
C'était tout ce qu'on trouvait à se dire
On n'avait jamais trouvé rien d'autre
Avec Aurelia la seule femme qui aurait pu me faire aimer une vie d'homme je n'ai jamais eu que ce genre de conversation et ça continuait encore aujourd'hui mais ça n'avait plus d'importance puisqu'elle avait changé d'avis à mon sujet
C'était d'ailleurs le seul changement que je pouvais constater en la regardant
C'est vrai que ses yeux étaient à elle à personne d'autre
Ses yeux ne rappelaient qu'elle si on s'en souvenait au fond d'une cage en forme de cellule où la vie devenait acide comme le vin
J'avais bu beaucoup de vin en prison à cause de ces yeux
Ma chair était remplie de vin
J'avais du vin dans le cerveau dans le cœur mes mains étaient pleines de vin et je ne pouvais pas penser à quoi que ce soit sans me mettre à boire plus que de raison
C'était un vin mauvais comme l'acier trop trempé un vin cassant comme un ressort un vin d'horloge un vin mesuré goutte après goutte précis et intolérable
Les yeux d'Aurelia m'avaient rendu fou de jalousie mais je n'avais trompé personne pas même moi
J'avais aimé la prison à cause de ça
Je l'avais aimée jusqu'à l'avant-dernier jour et puis le dernier elle m'était devenue indifférente et j'ai compris que je pourrais l'oublier
Aurelia était devenue une petite femme toute proche de la vieillesse elle était en plein dans sa beauté
J'en eus un vertige cruel
Je pleurai
¡Qué va ! cria don Zacarías dans son fauteuil tu ne vas pas te mettre à pleurer non ? Aurelia ! Ne le fais pas pleurer
C'est le dernier jour de ma vie n'en profite pas pour me tromper encore une fois ! — Je sentis le cœur d'Aurelia se mettre à battre très fort
Personne ne dit la vérité Lorenzo dit-elle en me baisant le cou
Nous sommes tous des menteurs
Nous avons trop menti
Tout est devenu incohérent
Il faut disparaître maintenant
Toi aussi tu dois disparaître Lorenzo toi aussi ! — Ensuite nous installâmes don Zacarías sur le siège arrière
Il parlait sans arrêt comme s'il voulait ne laisser aucune chance à Aurelia qui se taisait assise au volant et conduisant l'énorme Buick vers le cimetière
Elle regardait droit devant elle au bout de la route et je voyais à quel point sa haine n'avait pas changé
Elle pouvait toujours donner un coup de volant et précipiter la voiture dans le ravin
Nos vies étaient entre ses mains et je me réjouissais qu'il en fût ainsi
Nous arrivâmes enfin au cimetière et elle gara la Buick sous les eucalyptus dans une ombre douteuse imparfaite où la chaleur est angoissante parce qu'elle est la même qu'en pleine lumière
Je dépliai le fauteuil et elle aida don Zacarías à s'y asseoir
Il alluma sa pipe
La cigarette grésillait
Elle était trop sèche
Il grimaça et la changea
Aurelia partit chercher la clé de la grande grille un peu rongée par la rouille
Elle partit la chercher sous le linteau de la chapelle où brûlaient des dizaines de cierges qui étaient en fait des ampoules électriques
Je vis à peine la vierge blanche
Mateo l'avait voulue toute blanche et il avait expliqué pourquoi au curé et le curé l'avait installée au beau milieu de la chapelle en disant aux quelques paroissiens qui le regardaient faire que c'était de bonnes explications et qu'elles avaient suffi à le motiver pour installer cette vierge dans la chapelle
L'ancienne avait été volée voilà plus de vingt ans et personne ne l'avait remplacée
À l'endroit où elle s'était toujours tenue debout en vous regardant d'un regard plein de larmes atroces (tout le monde s'en souvenait) il y avait toujours des bouquets de fleurs entassés les uns sur les autres sans souci d'arrangement
Maintenant Mateo avait pensé à tout le monde et il leur offrait cette vierge blanche dont chacun regardait le visage avec déception à cause du sourire énigmatique qu'elle avait sur les lèvres et le regard oblique qui ne vous regardait pas
Mais personne n'avait osé discuter avec le curé qui était un mystique que tout le monde respectait
On regrettait les larmes de l'ancienne vierge et son regard qui vous pénétrait pour vous donner froid dans le dos
Cette vierge-là tout le monde l'appelait la vierge blanche et plus personne ne pensait à Mateo
Elle souriait et elle regardait quelque chose par terre sur sa droite
À cet endroit-là on faisait très attention de ne rien poser surtout pas une croix
Même un bouquet aurait pu paraître augmenter l'équivoque
Il n'y avait ni croix ni bouquet à l'endroit de la chapelle que la vierge blanche regardait en souriant
C'était la seule chose importante en attendant que quelqu'un ait l'idée de la voler ce qui ne changerait peut-être rien mais au moins cette fois on n'hésiterait pas à la remplacer par une vierge conforme douloureuse et franche sans attendre qu'un curé en peu là s'entiche de l'art peut-être iconoclaste d'un artiste qui n'était autre que le poupon de don Zacarías la personne la plus détestable de la région
Tout va bien disait don Zacarías en tenant son chapeau car le vent s'était levé
Tout va bien Lorenzo ? — Il nous montra le tombeau de Pablo qu'un artisan plus imbécile que les autres qui étaient tous des farceurs avait sculpté dans un bloc de marbre sans énergie noir et bouché comme un ciel d'hiver — sans âme dit don Zacarías mais Pablo n'en avait pas
Il nous montra aussi la chapelle où reposait doña Cecilia enfin un morceau de doña Cecilia réduite en cendres car le reste de ses cendres avait été répandu dans le vent au-dessus de sa maison éparpillé par le vent dans les montagnes qu'elle avait toujours aimées
Je l'aimais bien moi doña Cecilia disait don Zacarías elle avait un caractère de cochon mais c'était une bonne femme
Enfin nous nous arrêtâmes devant la tombe de Mateo une simple pierre posée par terre sans croix et une inscription nom prénom date de naissance date de la mort rien de plus que cela et don Zacarías enleva son chapeau et se mit à prier longuement
Aurelia s'était éloignée
Je la rejoignis dans l'ombre du mur d'enceinte
Il y a des escargots dit-elle tu vois ? — Elle me montra les escargots immobiles dans la pierre
Elle évitait de regarder dans la direction de don Zacarías
Elle vit que je l'observais ou plus exactement que je la guettais
Tu m'en veux ? Bien sûr
C'est normal
Je t'ai toujours trompé
À cause de moi tu as fait n'importe quoi
Il aurait mieux valu que je n'existe pas pour toi
Mais que me serait-il arrivé si je m'étais mise à exister pour toi ? Te suivre dans ce délire de plaisirs ? Je ne suis pas faite pour le plaisir
Pas celui-là en tout cas
Cesse de me regarder veux-tu ? Je te rendrai ce que tu as payé pour moi
Zacarías m'y a déjà aidé
Il te laisse beaucoup de choses tu sais
C'est pour moi qu'il le fait
Il sait tout
Il n'y a que le mot qui le déroute et il le répète en me regardant avec cet air qui est toute ma punition : amok ! amok ! amok ! Je ne suis pas morte voilà tout ! — Je regardai mes pieds
Ils étaient encore chaussés des sandales de cuir qu'on m'avait données à la prison
Je creusai un sillon dans la terre sèche et friable
Il y avait des fourmis et je continuai de creuser avec le talon
Des centaines de fourmis sortirent de la terre courant dans tous les sens et je sentis leurs piqûres sur mes pieds et sur mes chevilles
Nous ne partions plus
Il y avait tant de choses à dire
J'ai expliqué en détail toute ma folie
Je n'ai rien tenté pour éclairer la folie d'Aurelia
Qu'aurais-je pu écrire à ce sujet ? Il valait mieux que je me taise chaque fois que le nom d'Aurelia se glissait sous ma plume
Je pouvais écrire un tas de choses sur un tas de gens
Les choses auraient pu se passer comme je les ai décrites
J'étais au cœur de l'entropie
Le récit a tenu le coup non ? Tout s'est passé conformément aux règles de la chronologie et de la crédibilité des sentiments
Il n'y a pas eu de personnages accessoires
Tous ont joué leur rôle avec la précision que je leur ai trouvée après coup bien sûr
J'ai écrit ce livre à New York
Je l'ai écrit dans cet appartement curieusement obscur et chaud où il fallait que je cesse d'être le mignon de l'écrivain américain John Vicarenix
Je n'avais pas encore vu New York comme il fallait que je le voie
On avait traversé la ville dans tous les sens à pied ou en taxi et j'avais serré la main de Robert Rauschenberg en l'appelant Bob et il s'était approché de moi pour me dire : — Non pour les amis c'est : Rauschenberg
Bob c'est pour la galerie — et ça avait fait rire aux éclats une petite bourgeoise qui s'attendait à être violée mais l'art ne voulait pas d'elle et elle posait nue pour des prunes
Et John n'arrêtait pas d'être malade
Et il parlait de tout le monde de Pablo qui le faisait encore pleurer de Saïda qui était la seule énigme de sa vie de Cecilia qu'il n'arrivait pas à tuer malgré toute la patience qu'il mettait dans l'attente de le faire
Il y avait plus de trente personnages pour alimenter notre conversation et il était heureux que mon innocence ait été enfin reconnue
Ç'avait été un massacre et il n'y avait aucune explication pour le justifier
Je ne lui ai jamais raconté la fin de cette histoire dans le cimetière de Polopos où j'étais avec don Zacarías et Aurelia
Pour lui et c'était le cas de tout le monde ni don Zacarías ni Aurelia ne faisaient partie de cette histoire
Il n'en était même pas question
Ils n'étaient pas des personnages
Ils pouvaient exister mais en dehors des limites de l'histoire dont lui John Vicarenix avait été un des personnages peut-être même un des principaux
C'était le jour même où je l'ai retrouvé sur le port de M* chez Camilla qui était émue jusqu'aux larmes et avant cela j'étais dans le cimetière avec Aurelia qui me demandait de disparaître de sa vie et don Zacarías qui priait les yeux fermés assis dans le fauteuil roulant qui ne faisait pas partie de cette histoire pleurant un mort qui avait à peine existé de son vivant dans cette même histoire à laquelle j'essayais de donner un sens
Aurelia me regardait écraser les fourmis
Je sentais qu'elle avait envie de parler
Quelque chose se finissait et elle avait besoin de savoir comment
Mais on était en train de ne pas se parler dans un cimetière où on n'avait personne à pleurer et l'air chaud nous emprisonnait dans sa carapace d'insecte lente et désirable et il n'y avait aucun mot pour ne rien dire d'autre que cette attente face à face le désir de disparaître à tout jamais pour ne plus en parler parce que ce n'était plus le moment de partager un secret même pour l'édulcorer si on était encore capable de mentir mais à propos de quoi exactement ? Don Zacarías avait l'air d'être mort sur son fauteuil dont les roues étincelaient dans l'ombre d'un bouquet de trois eucalyptus qui me rappelaient quelque chose sans que je pusse donner un nom à cette chose qui voulait devenir obsédante
Aurelia n'existait plus et il était peut-être mort comme ça en priant sur la tombe de son amour s'étant trompé d'un jour sur la date de sa mort ou alors il n'avait pas trouvé la force de vivre un jour de plus uniquement pour recevoir mes adieux ou bien il avait estimé qu'on n'avait plus rien à se dire puisque j'étais en train de tout dire à Aurelia
Il dormait
Aurelia manœuvra le fauteuil avec douceur
Nous sortîmes du cimetière en silence et elle referma la grille et elle alla cacher la clé sous le linteau de la chapelle à la vierge blanche
Et pas un regard pour la vierge blanche
Rien pour forcer son regard de femme oblique
Rien que son silence
Il ne me restait plus qu'à me jeter à genoux aux pieds de Pénélope
Je lui expliquerais tout
Elle comprendrait
Ensuite j'irais à New York pour aider John à mourir dignement
Il avait découvert ce besoin de dignité en regardant une image pieuse
Pénélope attendrait
Et j'aurais toujours raison de la faire attendre